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PENSER ET «PANSER» LES PLAIES DU CANADA : LE MOMENT LAURENDEAU-DUNTON, 1963-1971

Thèse

Valérie Lapointe-Gagnon

Doctorat en histoire Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada © Lapointe-Gagnon, Valérie, 2013

RÉSUMÉ

Cette thèse sřattache à un moment particulier dans lřhistoire canadienne et québécoise, le moment Laurendeau-Dunton. Apparue dans un contexte particulier au début années 1960, la Commission Laurendeau-Dunton a mis en scène des intellectuels engagés pour penser et panser les plaies du pays. Dans ce Canada des années 1960 en quête identitaire, confronté à un Québec où se consolident les assises souverainistes, dix commissaires vont tenter dřendiguer lřimpasse canado-québécoise. Cette vaste enquête amena les commissaires à sillonner le pays, en multipliant les rencontres avec les responsables politiques, différentes associations et avec les citoyens canadiens. Elle va mettre des mots sur lřinfériorité économique et culturelle des Canadiens français, mais elle va également mettre le doigt sur le nœud des tensions qui caractérisent le parcours canadien : le triomphe du préjugé sur la connaissance les uns des autres. Ce sont ces constats, combinés à la situation de plus en plus explosive au Québec, qui mènent les commissaires à souligner, dans le Rapport préliminaire, que le Canada traverse la « crise majeure de son histoire ». Comment gérer cette crise ? Quel remède prescrire et à quel moment lřappliquer ? La Commission constitue un milieu riche pour lřétude des remèdes proposés par des intellectuels engagés afin de guérir le mal canadien.

Dans un premier temps, le contexte dřémergence de la Commission est étudié. La notion grecque de kairos, qui signifie le moment opportun, est ici employée afin de comprendre le terreau propice qui se dessine dans les années 1960 pour accueillir une enquête désireuse de régler les tensions entre le Québec et le reste du Canada. Par la suite, nous nous attachons à la Commission en elle-même, en mettant en lumière son fonctionnement, le travail de terrain des commissaires et leurs stratégies pour sensibiliser les citoyens canadiens à leur mandat. Puis, nous nous intéressons aux idées des commissaires concernant le remède canadien. Enfin, nous traçons les contours du moment Laurendeau- Dunton, un moment où, à force de multiplier les rencontres, les conférences, les séminaires et les activités académiques, les portes se sont ouvertes pour entreprendre un dialogue fructueux entre les différents éléments composant le Canada.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ...... III Table des matières ...... V Liste des tableaux et des figures ...... IX Avant-propos ...... XI Introduction ...... 1 PREMIER CHAPITRE ...... 41 II. DES ORIGINES DES TENSIONS À LA PRISE DE CONSCIENCE DES INTELLECTUELS DE LřIMPORTANCE DřÉTUDIER LA DUALITÉ CANADIENNE À LřAUBE DU PREMIER CENTENAIRE DU PAYS ...... 52 2.1 Les origines dřune cohabitation houleuse : de la difficulté de composer avec la dualité culturelle ...... 53 2.2 Transfert de repères identitaires et volonté de trouver une voix spécifiquement canadienne ...... 56 2.3 Apparition de la dualité canadienne comme objet dřétude dans les années de lřaprès-Deuxième Guerre mondiale ...... 63 III. DES INTELLECTUELS POUR PANSER ET PENSER LES PLAIES DU CANADA ...... 79 3.1 La rencontre de dix commissaires devenus messagers de la complexité canadienne ...... 81 3.1.1 Inscription académique des commissaires et sphères dřinfluence ...... 82 3.1.1.1 Influence de la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval ...... 86 3.1.1.2 Inscription des commissaires dans des réseaux académiques canadiens internationaux ...... 91 3.1.1.3 Abaissement des frontières entre anglophones et francophones ...... 94 3.2 Lřengagement comme nécessité : la plume comme arme de contestation .... 100 3.2.1 Lřhumanisme dřAndré Laurendeau et son ascendant sur ses pairs et sur la Commission ...... 101 3.2.2 Frank Scott ou la plume avide de justice sociale ...... 108 3.2.3 Jean-Louis Gagnon, le journaliste libéral ...... 116 3.3 De la plume à lřaction ...... 120 3.4 La sensibilité des commissaires à lřAutre ...... 125 CHAPITRE DEUX ...... 131 I. LE RÔLE DES COMMISSIONS DřENQUÊTE AU CANADA ...... 133 II. LE PREMIER CONTACT DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON AVEC LE PUBLIC ...... 139 III. UN ARBRE AUX RAMIFICATIONS MULTIPLES ...... 146 3.1. Règles de procédure et premier tour dřhorizon du fonctionnement de la Commission ...... 146 3.2. Personnel administratif ...... 150 3.3. Premier coup de sonde ...... 153

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3.4. Lřimportance de lřimage de la Commission : mise en place dřun programme de relations publiques ...... 157 3.5. Les mémoires et les audiences publiques ...... 160 IV. « TÂTER LE POULS DE LA CONFÉDÉRATION » : LES COMMISSAIRES AU CŒUR DE LA CRISE CANADIENNE ...... 161 4. 1. Interpréter et donner vie au mandat ...... 164 4.2 Enquête sur le terrain ...... 170 4.2.1. Rencontre avec les premiers ministres des provinces ...... 171 4.2.2. Rencontres régionales ...... 176 4.2.3. Rendez-vous manqué avec les Premières nations ...... 189 V. DOCUMENTER LES INTUITIONS : LA RECHERCHE OU LřEXPERTISE COMME PANACÉE AU MAL CANADIEN ...... 193 5.1 Première consultation des experts : en route vers un programme ambitieux 195 5.2 Le choix du directeur de la recherche et la constitution du Bureau de la recherche ...... 201 5.3. Rattraper un siècle de retard : les obstacles rencontrés par le Bureau de la recherche ...... 207 5.4 La recherche comme aide au diagnostic et partie du remède ...... 210 VI. LES RELATIONS DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON AVEC LES AUTORITÉS FÉDÉRALES ...... 212 CHAPITRE TROIS ...... 225 I. LES DEVOIRS DřÉTÉ DES COMMISSAIRES : LřIMAGE DU CANADA .... 229 1.1. Créer un Canada canadien : les devoirs dřété de Paul Wyczynski et de Gertrude Laing ...... 231 1.2. La sensibilité des commissaires Clément Cormier et Jaroslav Rudnyckyj aux minorités ...... 234 1.3. Lřentrée de la Commission sur le terrain politique : divergence entre la conception dřAndré Laurendeau et celles de Frank Scott et de Jean-Louis Gagnon ...... 237 1.3.1. André Laurendeau et le « principe de majorité généreuse » : du devoir dřété de 1965 à la rédaction des pages bleues ...... 239 1.3.2. La conception de Frank Scott : il ne faut pas toucher à la Constitution 243 1.3.3. Deux optiques : regard de Léon Dion sur le choc des conceptions dřAndré Laurendeau et de Frank Scott ...... 246 1.3.4. Jean-Louis Gagnon, un allié pour Scott ...... 249 II. LřABANDON DU DERNIER LIVRE SUR LES QUESTIONS POLITIQUES ET CONSTITUTIONNELLES ...... 253 2.1. Les interventions de Paul Lacoste en faveur du statut distinct pour le Québec ...... 258 2.2. Le projet de livre sur la dimension politique ...... 264 2.3. Les dernières rencontres ...... 267 2.4. La conclusion inachevée ...... 268 III. DU BICULTURALISME AU MULTICULTURALISME ...... 274 3.1. Lřactivisme des Ukrainiens pour défendre le multiculturalisme ...... 276 3.2. La réappropriation du Livre IV par Trudeau ou lřart de sacrifier le biculturalisme ...... 283 CHAPITRE QUATRE ...... 289 vi

I. ÉLARGIR LřESPACE RÉFLEXIF DANS LA CITÉ ...... 292 1.1. Volonté des commissaires dřéveiller le public ...... 293 1.2 Initiatives citoyennes pour poursuivre la réflexion entamée à la Commission ...... 295 1.3. Insertion du Canada dans une communauté de chercheurs internationaux à travers les travaux de la Commission ...... 302 II. UNE FENÊTRE OUVERTE POUR UN COMPROMIS CONSTITUTIONNEL ...... 310 2.1. Les années 1960, théâtre dřun brassage dřidées sur la scène constitutionnelle ...... 311 2.2. Le statut distinct dans les discours politiques ...... 318 2.3. Le statut distinct pensé par des experts de la Commission Laurendeau- Dunton : établir un cadre juridique pour penser la survie du Canada français .... 322 2.4. La notion de statut distinct : espoir, mort, et persistance ...... 327 CONCLUSION ...... 335 BIBLIOGRAPHIE ...... 344 ANNEXES ...... 368

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LISTE DES TABLEAUX ET DES FIGURES

TABLEAU 1 : Année de naissance et titre officiel des commissaires selon les documents de la Commission ...... 84 TABLEAU 2 : Parcours académique des commissaires ...... 90 TABLEAU 3 : Nombre dřarticles et dřéditoriaux parus dans les premiers temps de la commission sur tous les dossiers sauf la Commission en elle-même, mi-juillet au 7 novembre 1963 ...... 154 TABLEAU 4 : Articles parus à propos de la Commission elle-même, mi-juillet au 7 novembre 1963 ...... 155 TABLEAU 5 : Rencontres régionales ...... 179 FIGURE 1 : Pression exercée par le premier ministre Lester B. Pearson ...... 216 FIGURE 2 : Page couverture du Fourth Annual Winter Institute, 14-16 février, ...... 296 FIGURE 3 : Programme du colloque Canadian Unity : Conformity and Diversity, 1964.. 304

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AVANT-PROPOS

Cinq années de doctorat prennent fin et viennent clore un chapitre important de mon parcours académique. Cinq années remplies de rencontres formidables, de découvertes exaltantes et dřexpériences formatrices. Cinq années ponctuées aussi de moments de doute, dřimpatience et de frustration. Au final, les moments heureux furent beaucoup plus nombreux que les moins bons moments, et cela je le dois grandement à mon entourage. Le parcours du doctorant est souvent solitaire, mais jřai eu la chance de bénéficier dřun réseau solide, qui mřa soutenue depuis le début.

Mes premiers remerciements vont à mon directeur de thèse, Martin Pâquet. Son enthousiasme, sa générosité, sa culture infinie font de lui un directeur remarquable et un grand motivateur. Il a toujours les mots justes pour relancer les idées qui stagnent et sa passion ne peut quřêtre contagieuse. Depuis sept ans, il suit mon parcours, dřabord à la maîtrise, puis au doctorat. Au cours de ces années, il a su me guider ; il mřa également donné des opportunités de travail enrichissantes qui font de moi une meilleure historienne.

Je voudrais également remercier le Département des sciences historiques de lřUniversité Laval et de nombreux professeurs inspirants rencontrés au cours de mes études, notamment Michel De Waele, Johanne Daigle, Bogumil Koss et Donald Fyson. Je remercie chaleureusement les membres de mon jury composé de Marie-Andrée Beaudet, Guy Laforest et Marcel Martel pour leur générosité incroyable et leurs conseils judicieux.

Jřexprime ma profonde gratitude à mes parents, Sergine et Bertrand, et à mon frère, François, qui ont toujours encouragé mes choix académiques. Cřest tellement plus facile dřavancer quand on se sait soutenu par une famille aussi merveilleuse. Papa, maman, je vous remercie particulièrement dřavoir lu et corrigé ma thèse.

Au cours des dernières années, jřai eu la chance de côtoyer des collègues et des amis formidables, avec qui jřai eu des conversations enrichissantes et qui ont été généreux en

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mots dřencouragements. Catherine Arsenault, Jérôme Boivin, Jade Cabana, Émilie Guilbeault-Cayer, Étienne Faugier, Anne-Sophie Fournier-Plamondon, Simon Jolivet, Mélissa Morin, Marcela Neagu, Patrick Noël, Marie- Ève Ouellet, Jules Racine-Saint- Jacques, Stéphane Savard, Van Troi Tran, Marie-Andrée Gauthier, Judith Boucher, Chantal Nadeau, Frédérique Bradet, Gabrielle Plamondon et Véronique Denis, je vous remercie sincèrement.

Guillaume, depuis trop longtemps nous sommes trois à habiter notre appartement. Toi, ma thèse et moi. Tu as su te montrer dřune patience exemplaire envers ce colocataire imprévu et envahissant, qui a progressivement laissé des traces dans toutes les pièces de notre demeure. Pour ta patience, mais aussi pour ton enthousiasme envers mon travail et tes encouragements incessants, tu as ma reconnaissance éternelle. Tu es un amoureux formidable ! Merci dřavoir lu et relu ma thèse. Merci de mřavoir rassurée. Merci dřavoir été présent.

Enfin, je remercie le Conseil de recherche en sciences humaines pour son soutien financier.

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INTRODUCTION

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Cřest au cours des discussions entourant la rédaction, en 1965, des fameuses pages bleues attribuées à André Laurendeau et constituant le préambule du premier volume du Rapport de la Commission dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme que sřopéra chez moi la conversion qui devait influencer par la suite toute ma vie professionnelle : au lieu de considérer le Québec dans un contexte canadien comme je le faisais jusque- là, je me mis à aborder le Canada dans une optique québécoise1. Léon Dion

Conseiller spécial à la recherche à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le politologue de lřUniversité Laval Léon Dion évoque ici comment cette Commission lřa incité à changer passablement sa perception du pays, révélant ainsi lřinfluence de cette entreprise ambitieuse, née de la plume dřAndré Laurendeau dans un éditorial du Devoir de janvier 1962. Non seulement la Commission a pu contribuer à modifier la conception que ses protagonistes entretenaient du Canada et de la place du Québec au sein du pays, non seulement elle a pu sonner des cloches chez certains en nommant lřintensité de lřimpasse canado-québécoise, mais les intellectuels qui y ont participé ont également laissé leur trace sur le paysage politique canadien. Elle a marqué lřimaginaire de ceux qui y ont participé qui, eux, ont laissé leur empreinte à travers elle ou à la suite de ses travaux.

Initiée en 1963 sous le mandat du premier ministre canadien Lester B. Pearson, la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme Ŕ également connue sous le nom de Commission Laurendeau-Dunton, en raison du patronyme de ses codirecteurs André Laurendeau et Arnold Davidson Dunton Ŕ déchaîna les passions des journalistes, des responsables politiques et des citoyens canadiens. Elle fut au cœur de la

1 Léon Dion, Québec 1945-2000, Tome I : À la recherche du Québec, Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 1987, p. 11.

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vie politique canadienne pendant près de huit années, soit de juillet 1963 au 31 mars 1971. Elle qui se voyait investie de la mission dřétudier les relations entre « les deux peuples fondateurs » a plongé les commissaires dans une aventure éreintante : ils ont parcouru le Canada à maintes reprises, rencontrant les premiers ministres de toutes les provinces et tenant vingt-trois rencontres régionales dřun océan à lřautre afin de sonder les citoyens canadiens sur leur vouloir-vivre ensemble2. En 1965, au moment de la parution du Rapport préliminaire de la Commission, le constat des commissaires tombe, telle une bombe : le Canada traverse une des pires crises de son histoire, une histoire pourtant ponctuée de tensions vives3. Par la suite, en décembre 1967, le premier livre dřune série de six du rapport officiel fait les manchettes. Graham Fraser, journaliste et commissaire aux langues officielles, met en lumière le rayonnement non négligeable de ce document : « Encore de nos jours, en raison des contributions des personnes extraordinaires qui y ont participé, on ressent toujours lřimpact de ce rapport dans les politiques linguistiques fédérales, les sciences sociales et même dans les débats sur les droits de la personne4. » Malgré la constance du mal canadien depuis la concrétisation du projet des Pères fondateurs, il a fallu, comme le rappelle Neil Morrison, « plus de 200 ans avant que le gouvernement fédéral entreprenne la première étude globale et approfondie des caractéristiques fondamentales de notre société et des institutions qui en sont à la fois la matrice et le miroir5. » Les hommes et les femmes qui ont participé à cette étude, ces « personnes extraordinaires », appartiennent pour la plupart au milieu universitaire et sont des spécialistes en sciences

2 Les questions posées lors des séances tenues par les commissaires sont les suivantes : « Ces deux peuples, lřanglophone et le francophone, peuvent-ils et veulent-ils vivre ensemble ? À quelles conditions nouvelles ? Et ces conditions sont-ils prêts à les accepter ? » Canada, Commission Royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Rapport préliminaire de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1965, p. 148. 3 Dès le préambule du Rapport préliminaire, lřacuité de la crise est mise en lumière : « Cette expérience, on peut la résumer ainsi : les commissaires, comme tous les Canadiens qui lisent les journaux, sřattendaient bien à se trouver en présence de tensions et de conflits, ils savaient que ces difficultés furent monnaie courante durant toute lřhistoire de la Confédération […]. Mais ce quřils ont peu à peu décelé est différent. Ils ont été contraints de conclure que le Canada traverse actuellement, sans toujours en être conscient, la crise majeure de son histoire. Cette crise a sa source dans le Québec : il nřest pas nécessaire de mener une enquête approfondie pour le savoir. » Ibid., p. 5. 4 Graham Fraser, « Laurendeau-Dunton, quarante ans plus tard », dans Marcel Martel et Martin Pâquet, dir., Légiférer en matière linguistique, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2008, p. 21. 5 Neil Morrison, « Bilinguisme et biculturalisme », dans Robert Comeau et Lucille Beaudry dir., André Laurendeau. Un intellectuel d’ici, Québec, Presses de lřUniversité du Québec, 1990, p. 215. Coll. « Leaders politiques du Québec contemporain ».

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sociales, ce qui constitue en soi une première6. À titre évocateur, Jean-Louis Gagnon, qui devint codirecteur de la Commission à la suite de la mort dřAndré Laurendeau en 1968, la surnomma « la super université du Canada7 ». Mettant des mots sur lřintensité de la crise canadienne et rassemblant en son sein une pluralité dřintellectuels sřétant attachés à panser et à penser ce mal, la Commission Laurendeau-Dunton, mais surtout les êtres qui ont gravité autour, constitue un objet dřétude pertinent pour éclairer lřimpasse canado- québécoise et entrer dans la vie intellectuelle et politique du Canada des années 1960. Dřautant plus que certaines zones dřombre demeurent autour de cette grande commission dřenquête, comme en témoignent les appels de Guy Laforest8 et de Donald J. Horton9 qui soulignent le manque dřétudes en profondeur à son sujet.

LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON COMME ÉVÉNEMENT QUI FRAPPE LE CŒUR DE LA CITÉ

Pour notre part, nous aspirons à faire une histoire intellectuelle de la Commission Laurendeau-Dunton, elle qui se voit souvent abordée sans la contextualisation et lřétude du contexte dřénonciation quřimpose le traitement historique dřévénements. Longtemps méprisée par certains historiens ou tendances historiographiques10 parce que jugée trop superficielle ou à « faible signifiance11 », lřétude de lřévénement tend à faire un retour dans la discipline historique depuis quelques années à travers notamment les travaux de François Dosse et de François Hartog en France, et les travaux de Martin Pâquet, Érick Duchesne,

6 Stephen Brooks et Alain G. Gagnon, Les spécialistes des sciences sociales et de la politique. Entre l’ordre des clercs et l’avant-garde, Montréal, Boréal, 1992, p. 67. 7 Donald J. Horton, André Laurendeau : la vie d’un nationaliste, 1912-1968, Montréal, Bellarmin, 1995, p. 345. 8 Guy Laforest, Trudeau et la fin d’un rêve canadien, Québec, Septentrion, 1992, p. 130. 9 Donald J. Horton, op. cit., p. 336. 10 LřÉcole des Annales, qui a dominé lřhistoriographie pendant les années 1950 et 1970, privilégiait la longue durée braudélienne et lřétude de structures, ce qui a notamment contribué à ternir le lustre de lřévénement jugé insignifiant. Lřévénement constituait alors une unité de base superficielle. Voir François Dosse, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 5. Coll. « Nœud gordien ». Voir aussi Érick Duchesne et Martin Pâquet, « De la complexité de lřévénement en histoire. Note de recherche », Histoire sociale/Social History, Vol. 34, no. 67, Mai/May 2001, p. 190. 11 François Dosse, op. cit., p. 4.

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Gérard Bouchard et Claire Dolan au Québec12. Tantôt imprévisible, tantôt perturbateur, lřévénement, bref ou long, peut frapper au cœur de la Cité et changer le cours des choses. Lřévénement qui fait un retour dans les travaux historiques récents dépasse la banalité du simple fait ; il est scientifiquement scruté, remis dans son contexte et sřélargit sur une possibilité infinie dřhorizons de par lřétude de ses traces multiples. Il constitue en soi un objet, car cřest une unité de signification13. Lřhistorien gagne toutefois à aller chercher ce qui se passe en amont et en aval de celui-ci. Comme le souligne François Dosse : « lřévénement qui fait « retour » est scruté avec un regard tout aussi scientifique, mais qui lui attribue toute son efficience. Devenu indice ou trace signifiante, lřévénement est saisi doublement, comme y invite son étymologie, comme résultat et comme commencement, comme dénouement et comme ouverture des possibles14. » Il est étroitement rattaché à la temporalité, puisquřil peut être à lřorigine dřune accélération de changements. Dans lřétude de lřétymologie du mot événement, Dosse trace un parallèle avec la notion grecque de kairos qui évoque le bon moment, le « moment opportun » pour effectuer une action et quřelle soit signifiante. La notion grecque de kairos, sur laquelle nous reviendrons dans le premier chapitre, se veut en fait un « antécédent de lřidée dřévénement »15. Rattaché au kairos, lřévénement implique lřirruption du nouveau, il peut transformer la société et déboucher sur des possibles jusque-là inenvisageables. La Commission Laurendeau- Dunton, qui se veut lřobjet principal de cette thèse, sera donc étudiée sans négliger ses antécédents, soit le contexte dans lequel elle a pris forme, et aussi comme « trace signifiante ». Inscrite dans la vie intellectuelle des années 1960, elle a contribué à la

12 Comme le soulignent toutefois Érick Duchesne et Martin Pâquet, « Malgré les tentatives récentes dřen tirer tout le suc, lřévénement reste souvent relégué aux marges de lřhistoire dite scientifique, où les chroniqueurs en font leur pain et beurre. » Voir Érick Duchesne et Martin Pâquet, loc. cit., p. 191. Des efforts importants ont toutefois été consentis au Québec, surtout au cours des dernières décennies, afin de redorer le blason de lřévénement. Voir : Claire Dolan, dir., Événement, identité et histoire, Québec, Septentrion, 1991 ; Gérard Bouchard, « Lřévénement, lřindividu, le récit : une nouvelle frontière pour lřhistoire sociale ? », dans Simon Langlois et Yves Martin, dir., L’horizon de la culture, hommage. Hommage à Fernand Dumont, Québec, Presses de lřUniversité Laval/Institut québécois de recherche sur la culture, 1995, p. 299-319. 13 Martin Pâquet et Érick Duchesne rappellent par ailleurs que lřévénement, « en mobilisant des acteurs socio- historiques autour dřune référence temporelle » peut constituer le ciment qui « soude les générations ». Érick Duchesne et Martin Pâquet, loc. cit., p. 191-192. Cřest le cas de la Commission Laurendeau-Dunton, qui rassemble des acteurs socio-historiques issus de différents cercles de sociabilité et les unit afin de participer à un processus de nation-building. 14 François Dosse, op. cit., p. 6. 15 Ibid., p. 2.

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multiplication des débats dans lřespace public sur les sujets relatifs à son mandat, soit le bilinguisme et le biculturalisme. Ces débats ont eu des échos dans le public, mais aussi chez les responsables politiques et les traces quřelle va laisser sur le paysage intellectuel et politique seront indélébiles. En plongeant au cœur de cet événement, cřest toutes les subtilités des débats intellectuels de lřépoque sur lřavenir du Canada qui ressortent et qui permettent de mieux comprendre la naissance du Canada moderne, qui sřappuie notamment sur un bilinguisme officiel et la notion de multiculturalisme. Dans Régimes d’historicités, François Hartog rappelait lřimportance de sřattacher aux moments de crise afin de mieux comprendre le rapport au temps des sociétés16. Lřétude de la Commission Laurendeau- Dunton, qui prend forme à un moment de crise en raison de lřimpasse qui caractérise les relations canado-québécoises et la définition identitaire du Canada anglophone, permet non seulement de mieux comprendre le rapport au temps, un temps qui invite à la recherche dřune solution pour endiguer lřimpasse, mais elle permet aussi de réfléchir à la distinction entre le temps politique et le temps à lřextérieur du politique. Rythmé par les calendriers électoraux et des mandats brefs, le temps politique sřoccupe plus souvent de trouver des solutions séduisantes pour lřélectorat plutôt que des solutions durables. Dispositif vaste et complexe, la Commission Laurendeau-Dunton a voulu élargir le temps politique et penser longuement une solution aux maux canadiens. Elle est entrée au cœur de la Cité dans les années 1960 et son empreinte se fait encore sentir aujourdřhui dans les débats linguistiques et aussi dans les débats entourant la reconnaissance du statut distinct pour le Québec.

OBJECTIF DE LA THÈSE

Lřobjectif que nous poursuivons se veut multiple et il contribuera sans doute à jeter la lumière sur certains pans de la Commission Laurendeau-Dunton demeurés dans lřobscurité. Dřune part, il consiste à sřattacher aux intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton, à leur trajectoire ainsi quřà leurs idées concernant le Canada et les manières de le sortir de lřimpasse Ŕ cřest-à-dire dřapaiser le conflit de basse intensité17 qui oppose la province

16 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2012 (2003), p. 38. Coll. « La librairie du XXIe siècle ». 17 Par lřexpression « conflit de basse intensité », nous entendons un conflit dénué dřaffrontements physiques sans toutefois être déchargé de violence symbolique ou psychologique. Voir Martin Pâquet et Nathalie Tousignant, « Kulturkampf et usages publics du temps dans les conflits politiques de basse intensité. Les cas de la Belgique, du Canada et du Québec, fin du XXe siècle début du XXIe siècle », dans Isidore Ndaywel È

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francophone au reste du pays depuis la Confédération et plus particulièrement, depuis les années 1960. Les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton incarnent les acteurs principaux de cet événement clé de lřhistoire intellectuelle du pays, dřoù lřimportance de sřy consacrer, dřautant plus que leur parcours se veut particulièrement significatif de la prééminence des sciences sociales qui vivent un âge dřor pendant les années de la Commission. Dřautre part, notre objectif est dřinscrire la Commission Laurendeau-Dunton dans son contexte historique et de mieux comprendre ce qui sřest passé entre les murs de cette vaste entreprise de réconciliation nationale, qui a mobilisé des ressources intellectuelles et financières significatives.

Lřamour ne sřest jamais véritablement creusé un nid dans les relations entre le Canada et la province québécoise. Une myriade de métaphores fort évocatrices à ce sujet habitent la littérature : Frank R. Scott parle du « fruit dřun mariage arrangé par les parents entre deux époux 18 », Léon Dion évoque le « duel constitutionnel 19 », André Burelle mentionne le « mal canadien20 ». Mariage arrangé, lutte, maladie, les auteurs mettent en scène des images puissantes lorsque vient le temps de parler des relations discordantes entre le Canada et le Québec. La littérature qui aborde lřimpasse canadienne, ses sources et son évolution, est extrêmement riche, mais quřen est-il de la littérature traitant de la réconciliation ? Chacun à leur manière, les intellectuels de la Commission Laurendeau- Dunton ont tenté dřesquisser des pistes de solution pour que sřatténue le conflit Canada- Québec. Étudier lřimpasse canado-québécoise, cřest aussi étudier les moyens de la dénouer, car il existe en sol canadien une production scientifique extrêmement riche abordant les moyens dřapaiser les tensions entre la province francophone et le reste du pays. Au Canada, les débats sur lřavenir du Québec et lřunité fragile entre le Canada anglophone et le Québec francophone génèrent une angoisse palpable et monopolisent souvent lřespace médiatique. Il apparaît donc naturel que les intellectuels anglo-canadiens et québécois sřy soient

Nziem et Élisabeth Mudimbé-Boyi, dir., Images, mémoires et savoirs. Une histoire en partage avec Bogumil Koss Jewsiewicki, Paris, Karthala, 2009, p. 47-72. 18 Frank R. Scott, « Canada et Canada français », Esprit, septembre 1952, p. 178. 19 Léon Dion, Le duel constitutionnel Canada-Québec, Montréal, Boréal, 1995, 378 p. 20 André Burelle, Le mal canadien : essai de diagnostic et esquisse d’une thérapie, Saint-Laurent, Fides, 1995, 239 p.

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intéressés et aient tenté dřapporter leur pierre à lřédifice de la résolution du conflit de basse intensité Canada/Québec. En étudiant la Commission Laurendeau-Dunton et ses intellectuels, notre thèse tente de dessiner les contours dřun moment phare dans lřhistoire dřune nation, celui où des ponts se créent entre les responsables politiques, les intellectuels et les citoyens pour penser les moyens de se projeter dans un avenir plus serein. Bref, il y avait la maladie qui prenait la forme dřune crise dřune intensité rare selon certains observateurs et il y a eu des remèdes proposés dans les années 1960 pour guérir ce mal latent. La nature du remède autant que les idées de ses administrateurs sont ici étudiées.

QUELQUES ÉLÉMENTS DE DÉFINITION DE LřINTELLECTUEL

Le concept dřintellectuel, concept vaste et éclaté, apparaît en France au moment de lřaffaire Dreyfus. Nombreuses sont les pistes explorées sur sa nature et sa fonction. Aux yeux de Jean-Paul Sartre, lřintellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Pour Pascal Ory, il est un « homme du culturel mis en situation dřhomme du politique21. » Pour Gisèle Sapiro, il incarne un prophète du monde moderne22. Le terme « intellectuel » est sans contredit historiquement et politiquement connoté de la référence française23.

Au Québec, la fonction intellectuelle voit le jour, aux dires dřAndrée Fortin, avec la modernité. Selon la sociologue, « lřintellectuel est un « définiteur » de situation, il lřanalyse de manière critique pour ensuite formuler des solutions, des propositions dřaction24. » Yvan Lamonde considère, quant à lui, quřil nřy a pas dřintellectuels au Québec au XIXe siècle et que le substantif « intellectuel » est apparu pour la première fois chez Léon Gérin en 1901

21 Pascal Ory, « Quřest-ce quřun intellectuel ? », dans Pascal Ory dir., Dernières questions aux intellectuels, Paris, Olivier Orban, 1990, p. 24. 22 Gisèle Sapiro, « Introduction », dans Gisèle Sapiro, dir., L’espace intellectuel en Europe. De la formation des États-Nations à la mondialisation, Paris, La Découverte, 2009, p. 6. Le collectif dirigé par G. Sapiro est particulièrement intéressant puisquřil met en lumière comment les intellectuels en sont venus à former une communauté internationale à la suite de la Première Guerre mondiale en raison de la multiplication de leurs échanges sur la scène internationale. À travers les échanges universitaires, la mise en commun de savoirs, la création de centres de recherche internationaux, les intellectuels en sont venus à jouer un rôle dans les relations internationales. 23 Catherine Pomeyrols, « Comment fait-on lřhistoire des intellectuels au Québec ? », dans Michel Lemayrie et Jean-François Sirinelli dir., L’histoire des intellectuels aujourd’hui, Paris, PUF, 2003, p. 107. 24 Andrée Fortin, Passage de la modernité : les intellectuels québécois et leurs revues, Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 1993, p. 4.

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dans Notre mouvement intellectuel25. Toutefois, cette thèse alimenta de nombreux débats et fut contestée notamment par lřhistorienne Fernande Roy26. Lřapport dřYvan Lamonde est toutefois important puisquřil dégage les principaux cercles de sociabilités des intellectuels du début du XXe siècle : les cercles littéraires, les librairies, les congrès et la fondation de revues et de journaux27. Ce faisant, il rappelle la pertinence de sřattacher aux liens qui unissent les intellectuels et à leur inscription sociale afin de comprendre leurs idées et leurs actions. Chez Fernande Roy, lřintellectuel est étroitement lié à la notion phare dřengagement. Cřest pourquoi la thèse défendue par Yvan Lamonde soulignant lřabsence dřintellectuels avant le XXe siècle ne tient pas la route selon son analyse. En effet, au XIXe siècle, les journalistes incarnent des intellectuels en raison de leur engagement dans la Cité. Par la publication de journaux, ils ont voulu élargir le débat public, contribuer à la circulation des idées et promouvoir leur ligne de pensée 28 . Par la suite, la figure de lřintellectuel sřélargit emprunte divers visages ; de journalistes à des hommes occupant des professions libérales et publiant dans leurs temps libres, elle sřétend à toute un sphère de profils et sřarticule autour de la notion dřengagement.

Apparus quelque part au XIXe siècle, figures actives de lřédification dřun « Québec nouveau » dans les années 1950 et au tournant des années 1960, les intellectuels sont également les penseurs de la nation. En effet, au Québec, un sujet semble avoir monopolisé lřintérêt des intellectuels, soit la définition de la nation québécoise, un ensemble singulier

25 Yvan Lamonde, « Les "intellectuels" francophones au Québec au XIXe siècle : questions préalables », Revue d histoire de l mérique fran aise, vol. 48, n° 2, 1994, p. 154. Selon lřanalyse dřYvan Lamonde, lřintellectuel nřexistait pas avant le XXe siècle, car les conditions de développement social et culturel nřétaient pas réunies. Lřemploi fait par Léon Gérin du vocable intellectuel le rattache davantage à son côté péjoratif qui souligne le « côté dilettante ou bel esprit. » Charle-Philippe Courtois, Trois mouvements intellectuels québécois et leurs relations françaises : L’ ction fran aise, « La Relève » et « La Nation » (1917-1939), Thèse de doctorat déposée à lřUQÀM et lřInstitut politique de Paris, 2008, p. 71. 26 Fernande Roy sřoppose à la thèse dřYvan Lamonde selon laquelle il nřy aurait pas dřintellectuels au XIXe siècle. À ses yeux, depuis la fin du XVIIIe siècle, les journalistes, de par leur engagement dans la Cité, incarnent des intellectuels avant le verbe. Pour une analyse détaillée des éléments qui séparent les définitions de lřintellectuel de Lamonde et de Roy, voir la thèse de doctorat de Charles-Philippe Courtois, p. 68-77. 27 Ibid., p. 74. 28 Fernance Roy souligne dřailleurs que « peu importe comment on les appelait au XIXe siècle, sřil y avait alors des hommes du culturel mis en situation dřhommes du politique, pour reprendre lřexpression de Pascal Ory, cřest bien chez les journalistes quřon les retrouvait. » Voir « Les intellectuels canadiens du siècle dernier : les journalistes », dans Manon Brunet et Pierre Lanthier, dir., L’inscription sociale de l’intellectuel, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, LřHarmattan, 2000, p. 341.

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au sein dřune mer dřanglophones. Le lien entre les intellectuels et lřunivers politique sřavère donc extrêmement prégnant ; un fait particulier du Québec est justement que ses intellectuels sont souvent sortis de leur tour dřivoire pour plonger en politique, entrant ainsi en contradiction avec leur fonction. Lřintellectuel québécois constitue donc un homme Ŕ ou une femme Ŕ engagé aspirant à trouver des panacées pour construire une société meilleure. Il a dřailleurs lui-même amplement réfléchi à son rôle. Léon Dion souligne dans sa réflexion sur lřintellectuel québécois les embûches se dressant sur la voie de lřengagement. À ses yeux, il sřavère ardu, voire impossible, de trouver un juste milieu entre la pensée et lřaction : « Les relations entre les intellectuels et le politique ne peuvent être quřambivalentes et ambiguës. La question de savoir quand, comment, jusquřà quel point les intellectuels peuvent et doivent sřengager dans le politique restera toujours insoluble29. » Lui-même a éprouvé des difficultés patentes à flirter avec la politique30.

Si la question nationale a inspiré la plume des intellectuels québécois, il en est de même pour les intellectuels anglo-canadiens qui ont tâché de tracer les contours de la nation canadienne, une nation qui cherche à trouver ses couleurs spécifiques en regard du géant états-unien. Si les définitions de lřintellectuel québécois et les réflexions quřil a produites sur son rôle et son engagement dans la cité sont riches, lřintellectuel anglo-canadien sřest fait plus discret que son homologue québécois dans lřespace public. « Bien que le Canada anglais nřait pas manqué de grands penseurs dont lřœuvre a laissé des empreintes très nettes sur le pays, la tradition de lřintellectuel public semble avoir des racines moins profondes quřau Québec31. », affirment James P. Bickerton, Stephen Brooks et Alain G. Gagnon. En conséquence, les intellectuels canadiens-anglophones sont également moins volubiles que leurs homologues québécois quant aux réflexions sur leur pratique. Des pistes de définition sont toutefois présentes dans la production scientifique écrite à leur sujet. Dans son ouvrage consacré aux intellectuels canadiens de la première moitié du XXe siècle, Doug Owram définit la communauté intellectuelle comme active dans la redéfinition de

29 Léon Dion, Québec : 1945-2000. Tome II : Les intellectuels et le temps de Duplessis, Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 1993, p. 155. 30 Voir Léon Dion, Québec : 1945-2000. Tome I…, p. 11. 31 James P. Bickerton et al., Six penseurs en quête de liberté, d’égalité et de communauté : Grant, Innis, Laurendeau, Rioux, Taylor et Trudeau, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, 2003, p. 160.

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lřÉtat canadien32. À lřinstar du Québec, lřintellectuel est représenté comme le penseur de la nation33, celui qui engage des débats sur le rôle de lřÉtat et qui aspire à trouver des solutions.

À la lecture de ces pistes de définition, il appert que la plupart des collaborateurs aux travaux de la Commission Laurendeau-Dunton, instaurée dans une période trouble où les contours des nations québécoise et canadienne avaient plus que jamais besoin de définitions, appartiennent à la catégorie dřintellectuels. Ils errent quelque part entre la figure de lřintellectuel public décrite avec nostalgie par Russel Jacoby et celle de lřuniversitaire comme intellectuel spécifique définie par Michel Foucault. Ils sont en quelque sorte des hybrides. Autant ils peuvent sřapparenter aux journalistes engagés décrits par Fernande Roy, autant ils offrent un nouveau modèle dřengagement, où lřuniversité joue un rôle essentiel et où lřexpertise développée dans les domaines des sciences sociales devient un élément clé du remède au mal canadien.

Aux yeux de Russell Jacoby, les professeurs dřuniversité nřentrent pas dans la catégorie dřintellectuels. Selon son analyse, la désertion des centres urbains par les intellectuels qui sont allés se réfugier dans les tours dřivoire universitaires a signé la mort de lřintellectuel34. Les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton nřétaient pas que des universitaires. Certes, plusieurs dřentre eux ont étudié à lřuniversité et y ont fait carrière par la suite. Toutefois, leur engagement débordait largement les frontières de la recherche et de lřuniversité : ils ont fondé des journaux, des revues et des partis politiques. Ils

32 Doug Owram, The Government Generation : Canadian Intellectuals and the State, 1900-1945, Toronto, University of Toronto Press, 1986, p. xi. 33 Raymond Aron rappelle que les intellectuels vivent avec acuité et sensibilité le destin de leur nation. Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1986 (1955), p. 240. 34 Voir Russell Jacoby, The Last Intellectuals : American Culture in the Age of Academy, Basic Books, 2000 (1987), 289 p. La conception de lřintellectuel de Russell Jacoby est intéressante en ce sens quřelle fait voir comment les universités peuvent devenir des lieux très restrictifs qui, par la spécialisation et le devoir de publication quřelles encouragent, viennent limiter les interventions publiques des intellectuels et en faire des être retirés de la société. Pour Jacoby, lřintellectuel doit évoluer dans la société quřil critique. Les intellectuels de Laurendeau-Dunton ont certainement été influencés par leur appartenance universitaire. Autant les méthodes développées dans les universités les ont inspirés, autant le rôle de professeur de certains a pu nuire à leur engagement. Cřest notamment le cas de Léon Dion, qui refuse le rôle de directeur de la recherche parce quřil ne veut pas entraver sa carrière dřuniversitaire.

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aspiraient à sřengager afin que les tensions marquant les relations entre « les deux peuples fondateurs » se résorbent. La définition de lřintellectuel retenue est donc aussi en partie imprégnée de la conception foucaldienne. En fait, la notion dřintellectuel épouse, aux yeux de Michel Foucault, et ce, surtout à la fin de sa vie35, les contours du profil du chercheur en sciences humaines. Elle était représentée par le « chercheur engagé » membre de la cité savante 36 qui aspirait à aider et à faire progresser la société. Selon le philosophe, lřintellectuel ne peut « se situer « en dehors » ou « au-dessus » des institutions ou des relations de pouvoir qui gouvernent son temps et son milieu. Il doit déployer sa pensée critique en acceptant son lieu dřinscription 37 ». Les itinéraires des intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton débordent toutefois du cadre définitionnel de lřintellectuel spécifique. Les membres de la Commission interviennent certes dans leur champ de compétences, comme le fait lřintellectuel spécifique, mais ils ne se confinent pas quřà ce rôle ; ils sortent des frontières prescrites par la figure de lřintellectuel spécifique, car ils sont trop animés par leur désir de participer activement à la construction de lřavenir de leur pays. Cřest à ce moment quřils sřengagent pour des causes ou des partis. Comme le rappelle Alain Lacombe, « lřintellectuel est essentiellement un homme du culturel. Mais il pourra lui arriver, à un moment ou à un autre de sa vie, de sřengager dans les débats qui secouent la Cité. Il se voit alors en situation dřhomme politique38. » Chez les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton, lřengagement est polymorphe ; il se traduit tantôt à travers la plume, tantôt dans lřaction politique, tantôt dans lřactivité artistique. En revêtant tour à tour les chapeaux de spécialistes en sciences humaines, dřhommes politiques, dřartistes, de poètes, de voyageurs, de militants, les commissaires de la Commission Laurendeau-Dunton constituent, pour certains, des modèles dřengagement39.

35 La définition du rôle de lřintellectuel a constamment évolué dans la pensée de Michel Foucault. Pour mieux comprendre les différentes étapes de ces transformations, voir le chapitre consacré à Foucault par Gérard Noiriel dans Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003, p. 229-248. 36 Ibid., p. 240. 37 Ibid., p. 239. 38 Alain Lacombe, « Les intellectuels québécois dans leur mémoire au XXe siècle, de Lionel Groulx à Gérard Pelletier », dans Manon Brunet et Pierre Lanthier, op. cit., p. 280. 39 André Laurendeau est fréquemment cité comme modèle dřengagement intellectuel par ses pairs et aussi par les générations qui lřont suivi. Voir le collectif dirigé par Nadine Pirotte, Penser l’éducation. Nouveaux dialogues avec André Laurendeau, Montréal, Boréal, 1989, 233 p.

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Nous lřavons déjà souligné, les liens entre les intellectuels et la politique sont manifestes. Comme le souligne René Rémond, lřentrée même du terme dans le vocabulaire au moment de lřaffaire Dreyfus « avec une intention polémique et une acception légèrement péjorative […] atteste lřancienneté des liens entre la politique et les intellectuels 40. » Le sociologue Robert J. Brym a notamment écrit un essai important montrant la relation entre le milieu social dřorigine et lřorientation politique des intellectuels. À ses yeux, les intellectuels sont loin de représenter des êtres déracinés et sans appartenance ; ils sont sujets à des processus complexes dřaffiliation et de désaffiliation, processus qui jouent un rôle considérable dans la nature de leur engagement et dans lřefficience de leurs interventions politiques41. Dřoù lřimportance dřétudier non seulement leurs idées, mais également leur milieu dřappartenance, leurs relations et les réflexions quřils ont produites sur leur rôle.

BILAN HISTORIOGRAPHIQUE Histoire intellectuelle et des groupes d’intellectuels

Lřintellectuel est souvent perçu comme lřhomme engagé, « lřhomme révolté » de la cité.42 Pierre Hébert et Marie-Pierre Luneau

Depuis les dernières années, lřhistoire intellectuelle, qui était tombée en désuétude avec lřintérêt suscité par lřhistoire sociale de lřÉcole des Annales, occupe une place grandissante chez les historiens québécois et canadiens43. Au Québec notamment, pensons à la création de la revue MENS en 2000 et aux récentes thèses qui ont été déposées par les historiens Charles-Philippe Courtois et Dominique Foisy-Geoffroy en 2008 pour attester de

40 René Rémond, « Les Intellectuels et la Politique », Revue française de science politique, vol. 9, no. 4, 1959, p. 867. 41 Robert J. Brym, Intellectuals and Politics, London, Boston, G. Allen & Unwin, 1980, p. 60. 42 Pierre Hébert et Marie-Pierre Luneau, « Lřécrivain conscrit : la Seconde Guerre mondiale, la censure et les positions de trois écrivains québécois », dans Manon Brunet et Pierre Lanthier dir., L’inscription sociale de l’intellectuel, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, LřHarmattan, 2000, p. 233. 43 Ramsay Cook, « Canadian Intellectual History : What has been done ? », dans Damien-Claude Bélanger, Sophie Coupal et Michel Ducharme dir., Les idées en mouvement : perspectives en histoire intellectuelle et culturelle au Canada, Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 2004, p. 15.

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cet intérêt, manifeste notamment chez la relève historienne. La première thèse sřintéresse aux mouvements intellectuels comme nouvelle pratique des intellectuels du XXe siècle. L’ ction française de Montréal, la Relève et la Nation ainsi que les intellectuels qui gravitent autour sont étudiés en mettant en lumière leurs relations avec les intellectuels français. À travers cette thèse, qui dresse un bilan historiographique exhaustif de lřhistoire des intellectuels au Québec, se dégage la multiplicité des visages de lřengagement des intellectuels québécois dans la première moitié du XXe siècle, qui ont prôné lřaction collective et qui ont initié des réseaux intellectuels pour faciliter la circulation de leurs idées. Ces intellectuels décrits par Charles-Philippe Courtois constituent certes des hommes dřaction, mais ils incarnent beaucoup des hommes de plume, qui ont voulu changer les choses par la force de leurs écrits.

La thèse de Dominique Foisy-Geffroy s'intéresse aussi à la pensée traditionaliste - ou conservatrice - d'intellectuels canadiens-français. Ce courant propre à la première moitié du XXe siècle combine les héritages de l'ultramontanisme du siècle précédent et les nouvelles propositions philosophiques de leur siècle 44 . La pensée politique des intellectuels canadiens-français, bien qu'éparse, reposait en effet sur la tradition philosophique des docteurs de l'Église. Or, ces intellectuels ont su s'adapter aux conditions sociopolitiques du Canada français et ainsi faire un usage collectif de leurs réflexions. Ainsi, qu'il s'agisse d'Henri Bourassa, de Lionel Groulx, d'André Laurendeau pour ne nommer que ceux-là, et des quotidiens et des revues comme Le Devoir, L'Action française et bien d'autres, la pensée traditionaliste évoque un courant politique et philosophique bien réel. En reprenant à leur compte l'héritage de l'Europe et ses perspectives possibles pour lřavenir, les traditionalistes ont offert une synthèse intellectuelle inédite qui répondait aux finalités de leur société et dont le Rapport Tremblay incarne une sorte dřaboutissement moral. Dominique Foisy-Geffroy note « l'idée que le Rapport Tremblay constitue la véritable somme théorique et pratique du nationalisme traditionaliste canadien-français s'est rapidement imposée45 ». De ce point de vue, lřintimité entre le politique et lřengagement

44 Dominique Foisy-Geoffroy, Les idées politiques des intellectuels traditionnalistes canadiens-français, 1940-1960, Thèse de doctorat, Université Laval, 2008, p. 107. 45 Ibid., p. 310.

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intellectuel nřest plus à contester. Malgré les contradictions internes de cette pensée qui sřétend sur plusieurs décennies, ces intellectuels ont su réfléchir sur les rapports entre nation et État, sur la place du politique, de la liberté et de la religion.

Les lettres de noblesse nouvellement regagnées par lřhistoire intellectuelle le sont surtout en raison de la contribution significative de lřhistoriographie française ; elle revient au-devant de la scène en même temps que la nouvelle histoire politique, qui puise aux sources de lřhistoire culturelle. Les travaux de François Dosse, de Pascal Ory, de René Rémond et de Jean-François Sirinelli ont joué un rôle essentiel de défrichement et ouvert la voie à plusieurs chercheurs. Comme le souligne Catherine Pomeyrols, « des outils mis au point pour lřanalyse des intellectuels français et européens peuvent être à bon escient utilisés au Québec, afin dřy analyser les élites intellectuelles en tant quřobjet dřétude comme un autre 46 ». Ces outils sont représentés par les notions de « génération », de « structures de sociabilité », de « réseaux » et « dřitinéraires », notions sur lesquelles nous reviendrons dans la description de la méthodologie. La marche des idées de François Dosse, en faisant un bilan exhaustif de ce qui a été fait dans le domaine de lřhistoire des intellectuels et de lřhistoire intellectuelle en France surtout, mais aussi ailleurs, met en lumière la pertinence du champ quřest lřhistoire intellectuelle pour comprendre le développement des idées et leur circulation.

Au Québec, lřhistorien Yvan Lamonde a contribué de manière significative à la progression et au rayonnement de lřhistoire intellectuelle. Son article sur les intellectuels francophones au XIXe siècle est venu ajouter une pierre à lřédifice de la définition de lřintellectuel québécois, en suscitant un vaste débat47. Il met en lumière lřimportance de la compréhension dřun contexte socioculturel particulier permettant lřavènement de lřintellectuel ; lřétude des intellectuels est donc étroitement liée à leur contexte dřapparition, aux éléments qui font en sorte que de telles figures puissent émerger. Yvan Lamonde est également à lřorigine dřun des ouvrages marquants en histoire intellectuelle :

46 Catherine Pomeyrols, Les intellectuels québécois : formation et engagements, 1919-1939, Paris, LřHarmattan, 1996, p. 448. 47 Un collectif est dřailleurs issu de ce débat, collectif riche en réflexions sur le rôle et la définition de lřintellectuel au Québec. Voir Manon Brunet et Pierre Lanthier, dir., op. cit.

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L’Histoire sociale des idées au Québec48. Il représente la première synthèse dřhistoire intellectuelle au Québec en abordant les différents courants idéologiques qui ont parcouru la province depuis la Conquête, leur diffusion et leur influence. Ouvrage colossal tant par la période temporelle couverte Ŕ de 1760 jusquřà 1929 Ŕ que par la densité des informations contenues Ŕ qui illustrent le cycle des idées de leur naissance à leur diffusion Ŕ, lřinitiative dřYvan Lamonde nřa pas son pendant au Canada anglophone. Plus récemment, lřhistorien a contribué à une meilleure compréhension de lřavènement de la modernité au Québec en sřattachant aux luttes de figures de proue de la vie intellectuelle du Québec des années 1930 pour faire entrer la modernité au Québec. La modernité au Québec, La Crise de l’homme et de l’esprit illustre comment les intellectuels sont des acteurs de changements sociaux et que leurs outils sont multiples : revues, peintures et travail collectif49.

En ce qui a trait au Québec contemporain plus spécifiquement, le Bulletin d’histoire politique a consacré un numéro aux actes dřun colloque portant sur les intellectuels et la politique qui sřest tenu au printemps 199450. Réunissant plusieurs universitaires ayant réfléchi à lřengagement des intellectuels québécois et à leur fonction et étant eux-mêmes des intellectuels engagés - Michael Olivier, Andrée Fortin, Alain G. Gagnon, Daniel Latouche et Robert Comeau pour nřen citer que quelques-uns parmi eux -, ce numéro sřavère des plus pertinents puisquřil donne une voix aux intellectuels parmi lesquels se trouvent des membres de la Commission Laurendeau-Dunton, leur permettant dřexprimer leur conception de leur fonction et de leur engagement.

Les sociologues québécois ont également contribué de manière significative à lřapport des connaissances scientifiques sur lřhistoire intellectuelle. Certains dřentre eux se démarquent, notamment Marcel Fournier, Léon Dion, Andrée Fortin et Jean-Philippe Warren. Dans L’entrée dans la modernité. Science, culture et société au Québec, Marcel Fournier rattache des figures phares de la vie intellectuelle québécoise de la première

48 Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec, Saint-Laurent, Les Éditions Fides, 2000. 49 Yvan Lamonde, La modernité au Québec, La Crise de l’homme et de l’esprit, 1929-1939, Montréal, Éditions Fides, 2011, 323 p. 50 Robert Comeau et Michel Sarra-Bournet, « Les intellectuels et la politique dans le Québec contemporain, Actes du colloque du 20 mai 1994 », BHP, vol. 3, no. 1, Automne 1994. 170 p.

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moitié du XXe siècle à la notion de progrès, montrant comment les intellectuels peuvent laisser leur empreinte sur la société dans laquelle ils sřinscrivent. Sa démarche se veut inspirante à plusieurs égards, notamment de par lřemploi du concept dř « effet de génération. » Pour Marcel Fournier, les intellectuels « participent de la culture de leur époque 51 » : ils ont souvent fréquenté les mêmes institutions académiques, les mêmes auteurs, ce qui fait quřils partagent des habiletés intellectuelles similaires et quřils ont une parenté dřesprit. Ainsi regroupés en « générations », il sřavère plus aisé de comprendre la force de leur action et de brosser les contours de leur héritage dans la construction du Québec moderne. Léon Dion se consacre, dans Les intellectuels au temps de Duplessis, à la génération dřintellectuels qui a contesté le gouvernement de Maurice Duplessis. À lřinstar de Marcel Fournier, il sřintéresse au parcours académique de ces intellectuels, à leurs stratégies dřaction déployées à travers des institutions telles que la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval et la revue Cité Libre52. Abordée comme un pilier de la modernité au Québec par Marcel Fournier et Léon Dion, lřÉcole des sciences sociales du père dominicain Georges-Henri Lévesque constitue un pilier de la vie intellectuelle du Québec du XXe siècle.

Elle occupe également une place significative dans lřouvrage de Jean-Philippe Warren, L’engagement sociologique, qui retrace les grands pans de lřévolution de la sociologie au Québec. Comme le souligne Warren, « lřévolution historique de la sociologie québécoise ne peut se lire que comme une longue courbe ascendante vers la scientificité et la positivité […]53. » Ce phénomène est intéressant puisquřil offre une clé pour comprendre lřobjet principal de notre thèse, la Commission Laurendeau-Dunton. Érigée à un moment où la discipline sociologique est institutionnalisée et en pleine ascension, les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton fondent beaucoup dřespoir sur les nouvelles techniques mises au point par cette discipline, notamment les sondages, pour résoudre lřimpasse canado-québécoise. Pour eux, cřest un moyen dřatteindre la vérité sur la crise qui ébranle le

51 Marcel Fournier, L’entrée dans la modernité. Science, culture et société au Québec, Montréal, Les Éditions Saint-Martin, 1986, p. 15. 52 Léon Dion, 1945-2000. Tome II : Les intellectuels et le temps de Duplessis, 452 p. 53 Jean-Philippe Warren, L’engagement sociologique. La tradition sociologique du Québec francophone (1886-1955), Montréal, Boréal, 2003, p. 115.

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pays et dřen comprendre son essence. La sociologue Andrée Fortin a rédigé, quant à elle, un ouvrage marquant en histoire intellectuelle québécoise, ouvrage abordant des revues qui constituent un moyen privilégié dřexpression des intellectuels54. À travers cette étude qui explore les éditoriaux de plus de 500 périodiques, se dégagent la trame de lřengagement politique des intellectuels, leur place au sein de la société québécoise et leurs revendications. En fait, Andrée Fortin montre la prise de parole des intellectuels québécois et ses mutations au fil des années.

Comme en témoignent les travaux dřYvan Lamonde, de Léon Dion et de Marcel Fournier, sřintéresser à lřhistoire intellectuelle, cřest souvent sřintéresser à lřhistoire dřun groupe dřintellectuels. Plusieurs ouvrages se sont consacrés à lřétude des groupes dřintellectuels. Parmi ceux-ci, se trouve notamment le travail controversé de lřhistorienne française Catherine Pomeyrols55. Les intellectuels québécois : formation et engagements sřattache à un petit groupe constitué de 23 intellectuels québécois ayant été formés dans lřentre-deux-guerres afin de rendre « une étude intensive plutôt quřextensive56 ». Fondée sur un dépouillement de sources riches, généralement méconnues et variées, lřétude de Catherine Pomeyrols brosse un portrait détaillé, mais imparfait, de lřhistoire des idées au Québec pour la période de lřentre-deux-guerres. Elle met en lumière non seulement la genèse des idées - souvent inspirées de la France et plus globalement des grands courants de pensée européens - à travers lřétude de la formation scolaire et idéologique des intellectuels du corpus, mais également leur influence dans la construction dřun État renouvelé. Témoignant du développement des idées au Québec dans lřentre-deux-guerres, lřouvrage de Catherine Pomeyrols montre toute la pertinence que peut avoir lřétude de petits groupes dřintellectuels. Toutefois, elle met également en lumière les écueils qui se trouvent sur le chemin de lřhistorien sřattachant à des groupes dřintellectuels. Ce type dřétude exige des nuances afin dřéviter de rattacher les idées présentées par un intellectuel à

54 Andrée Fortin, op. cit., 406 p. 55 Dans un compte rendu de lřouvrage, Pierre Trépanier souligne que lřauteure échoue par son manque dřérudition et de méthodologie. Pierre Trépanier, Recension du livre de Catherine Pomeyrols, Les Intellectuels québécois: formation et engagements, 1919-1939, Paris et Montréal, L'Harmattan, 1996, 537 p, dans lřEncyclopédie de lřAgora. 56 Catherine Pomeyrols, op. cit., p. 54.

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lřensemble du groupe. Lřouvrage de Pomeyrols nřatteint malheureusement pas ce degré de nuance. Elle omet des éléments de contextualisation essentiels permettant de dégager la spécificité de chacun des intellectuels étudiés57.

Sřattachant à la période de lřavant-Révolution tranquille, lřhistorienne Pascale Ryan a publié un ouvrage sur les quelque trois cents intellectuels rattachés à la Ligue dřaction nationale - 1917-1960 -, illustrant les stratégies mises en place par ces hommes, ces penseurs actifs avides de participer pleinement à la définition de la nation canadienne- française, afin que leurs idées puissent descendre du ciel platonicien et sřanimer dans la Cité. Elle sřintéresse principalement aux stratégies déployées par ces intellectuels pour rendre leurs idées effectives et dégage ainsi un nouveau modèle dřengagement intellectuel. Elle montre dřailleurs le rôle des événements historiques dans la prise de conscience des intellectuels ; ils sont des catalyseurs de leur désir dřagir sur le devenir de la Cité. La pendaison de Louis Riel en 1885 et les remous qui sřensuivirent, les droits constitutionnels retirés aux catholiques du Manitoba au début du XXe siècle et le règlement XVII de 1913 en Ontario ont tous joué un rôle dans lřengagement de ces intellectuels qui ont aspiré à réveiller le Canada français afin quřil réclame ses droits58. Employant la méthode de la biographie collective et mettant en scène André Laurendeau, qui se joint au rang de la ligue en 1935 - suivant ainsi les traces de son père59 - et prend la direction de sa revue, l’ ction nationale, en 1937, lřouvrage de Pascale Ryan met en lumière les influences de celui qui devint codirecteur de la Commission Laurendeau-Dunton, notamment le rôle joué par Lionel Groulx dans le développement de sa pensée. Il met également en lumière son engagement politique et ses réseaux. Le modèle dřengagement décrit par Pascale Ryan rappelle aussi le rôle joué par les crises dans le réveil des intellectuels.

57 Charles-Philippe Courtois formule dřailleurs une critique fouillée de lřouvrage de Pomeyrols dans sa thèse. Voir Charles-Philippe Courtois, op. cit., p. 92-99. 58 Pascale Ryan, Penser la nation : La Ligue d’action nationale, 1917-1960, Montréal, Leméac, 2006, p. 20. 59 Comme le souligne Pascale Ryan, lřadhésion dřAndré Laurendeau à la ligue était presque écrite dans le ciel : « Son adhésion apparaît au départ comme le prolongement naturel de lřéducation nationaliste reçue dans son milieu familial et chez les jésuites du Collège Sainte-Marie. Élevé dans le milieu de la Ligue dřaction française, proche de Groulx Ŕ qui a été son professeur à lřUniversité de Montréal et qui célébrera son mariage avec Ghislaine Perrault -, il est à lřorigine du mouvement des Jeune-Canada, dont il a été un des principaux leaders. » Ibid., p. 131.

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Dans Prelude to ’s Quiet Revolution, lřhistorien anglo-canadien Michael Behiels sřattache, à lřinstar de Pascale Ryan, à la période précédant la Révolution tranquille au Québec. Il pose quant à lui son regard sur deux groupes dřintellectuels, les néo- nationalistes, dont les leaders sont notamment André Laurendeau, Gérard Filion et Jean- Marc Léger, et le citélibristes, dont les figures de proue sont incarnées par Pierre-Elliott Trudeau et Gérard Pelletier, et, plus spécifiquement, sur la quête de ces deux groupes dřun véhicule politique approprié « to implement their respective societal models »60. Lřétude de Behiels sřavère pertinente puisquřelle retrace non seulement les réseaux de Pierre Trudeau et dřAndré Laurendeau, personnalités se trouvant au cœur de notre projet de thèse, mais quřelle explore, comme celle de Pascale Ryan, lřunivers de lřengagement des intellectuels dans la Cité et les mécanismes faisant en sorte que les idées sřancrent dans le champ des possibles et deviennent un enjeu politique.

La thèse rédigée par lřhistorienne Molly Ungar 61 sřattache également à un microcosme dřintellectuels. Relatant les activités du petit cercle dřamis et de connaissances se réunissant ponctuellement chez lřartiste John Lyman dans le Montréal des années 1930, Molly Ungar montre comment ce groupe hétéroclite composé dřartistes, dřuniversitaires, dřécrivains et de philanthropes se pose en porte-étendard dřidées nouvelles, rejetant lřordre établi représenté par « lřunivers de la génération de leurs parents, un univers baigné de romantisme, empreint du sceau de la religion et des valeurs capitalistes et bourgeoises62. » À travers le portrait de ces précurseurs se dégage la force de leurs idées qui marqueront les générations futures.

Une étude ressort particulièrement du lot en traitant de lřinfluence des idées des intellectuels anglo-canadiens sur la définition des contours de lřÉtat canadien, devenu plus interventionniste sous leur impulsion : The Government Generation : Canadian

60 Michael Behiels, Prelude to Quebec’s Quiet Revolution, Liberalism versus Neo-nationalism, 1945-1960, Montréal, McGill-Queenřs University Press, 1985, p. 7. 61 Molly Ungar, The last Ulysseans: Culture and modernism in Montreal, 1930—1939, Thèse de doctorat, York University, 2003, 307 p. 62 Valérie Lapointe Gagnon, « Jeter un pont entre les deux solitudes : le rôle de Frank R. Scott dans lřélaboration des politiques linguistiques au Canada, 1960-1984 », dans Marcel Martel et Martin Pâquet, dir., Légiférer en matière linguistique, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2008, p. 33.

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Intellectuals and the State, 1900-194563. Elle est intéressante non seulement parce quřelle se penche sur une génération montante dřintellectuels anglophones qui, dans la première moitié du XXe siècle, ont œuvré à la définition des contours nébuleux de la nation canadienne, mais aussi, et surtout parce quřelle place lřintellectuel anglo-québécois Frank Scott, présent au sein de notre corpus, comme figure de proue de cette génération et quřelle illustre le rôle fondamental joué par les intellectuels sur la scène politique.

Ce qui se dégage principalement lorsque lřon pose son regard sur lřhistoire intellectuelle canadienne et québécoise, cřest le fait que, si la première partie du XXe siècle fut abordée amplement, la seconde nřa pas suscité autant dřintérêt. Quelques sujets dominent lřhistoriographie, notamment les liens qui se tissent entre lřaction des intellectuels et la naissance du Québec moderne et les liens qui unissent les intellectuels français et leurs homologues québécois. Les courants dřidéologies plus conservateurs ont également été bien étudiés. Au Canada anglophone, les ouvrages se consacrent notamment au lien entre les intellectuels et la construction de lřÉtat canadien. Toutefois, les deux historiographies semblent évoluer en vases clos et les intellectuels québécois sont abordés dans lřhistoriographie québécoise dřun côté, et les intellectuels canadiens dans lřhistoriographie canadienne. Peu de travaux scientifiques se sont attachés à tisser des liens entre ces deux mondes, qui pourtant nřévoluaient pas complètement indépendamment lřun de lřautre. Les spécialistes des sciences sociales et la politique au Canada64, de Stephen Brooks et Alain-G. Gagnon, constitue sans doute lřun des seuls ouvrages qui amorce un rendez-vous entre les deux groupes culturels principaux du Canada, mais encore là, le rendez-vous se veut quelque peu manqué puisque le Québec se voit confiné à la première partie du livre et le Canada anglais à la deuxième partie du livre. Encore une fois, une barrière sřérige entre les deux communautés culturelles principales du Canada. Lřétude de la Commission Laurendeau-Dunton vient répondre à ce vide historiographique puisquřautant des intellectuels francophones quřanglophones y ont contribué.

63 Doug Owram, op. cit., 482 p. 64 Stephen Brooks et Alain G. Gagnon, Les spécialistes des sciences sociales et de la politique. Entre l’ordre des clercs et l’avant-garde, Montréal, Boréal, 1992, 226 p. A. G. Gagnon a également dirigé un collectif pertinent explorant les rapports des intellectuels à la politique dans plusieurs espaces géographiques : Alain G. Gagnon, dir., Intellectuals in Liberal Democracies, New York, Praeger, 1987, 242 p.

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La Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, ses commissaires et intervenants et leur influence

En ce qui a trait plus spécifiquement à la Commission Laurendeau-Dunton, plusieurs aspects sont demeurés occultés. En fait, une lecture spécifique de la Commission semble dominer lřhistoriographie, lecture manichéenne qui oppose dřun côté la conception de Frank Scott et de lřautre la conception dřAndré Laurendeau. Lřarrivée au pouvoir de Pierre-Elliott Trudeau en 1968 aurait nui à faire passer la conception du Canada bilingue et biculturel dřAndré Laurendeau et avalisé la conception de Frank Scott65. Sřil y a une part de vérité dans cette lecture, elle demeure toutefois un peu simpliste et ne permet aucunement dřapprécier la complexité de cette commission dřenquête, qui représentait beaucoup plus que lřaffrontement entre deux hommes. La Commission Laurendeau-Dunton sřinscrit au cœur de la vie intellectuelle du Canada des années 1960 ; elle met en scène plusieurs conceptions du Canada et de son avenir et participe activement au développement des sciences sociales. Soulignons toutefois que lřhéritage linguistique de la Commission fut lřobjet de travaux académiques pertinents, permettant dřavoir une conception plus nuancée de son apport et de son héritage. Parmi ces travaux, se trouve notamment Bilingual Today, United Tomorrow de lřhistorien Matthew Hayday. Si la Commission Laurendeau-Dunton ne constitue pas la pierre angulaire de cette étude, Hayday consacre toutefois un chapitre détaillé qui retrace le passage des recommandations des commissaires en matière linguistique à leur entrée dans les politiques publiques du gouvernement libéral de Trudeau 66 . Lřhéritage linguistique de la Commission est également abordé par Daniel Bourgeois qui se consacre à la genèse des « districts bilingues », qui faisaient partie des recommandations des commissaires en matière linguistique67. Cette partie de la stratégie

65 Cette vision est présentée dans les ouvrages de Denis Monière et de Donald J. Horton portant sur André Laurendeau. 66 Matthey Hayday, Bilingual Today, United Tomorrow : Official Languages in Education and Canadian Federalism, Montréal, McGill-Queenřs University Press, 2005, p. 35-62. 67 Les districts bilingues prévoyaient la mise en place « de zones spéciales à lřintérieur desquelles les compétences fédérale, provinciale et locales défini[raient] et établir[aient] un régime linguistique approprié. » Dans les zones géographiques où la minorité officielle constituerait 10 % de la population, des services pourraient être mis en place dans sa langue. La politique des districts bilingues est expliquée dans le premier volume du rapport final de la page 109 à 126. Pour une critique de lřabandon de cette recommandation, voir Daniel Bourgeois, The Canadian Bilingual Districts : From Cornerstone to Tombstone, Montréal, McGill- Queenřs University Press, 2006, 326 p.

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linguistique des commissaires, inspirée de lřapproche territoriale finlandaise, fut sabordée par les fonctionnaires fédéraux. Lřaffirmation du multiculturalisme pendant les années des travaux de la Commission retient également lřattention de certains auteurs. Le politologue Hugh Donald Forbes consacre un article au passage du bilinguisme au multiculturalisme dans lřhistoire politique canadienne et aborde brièvement le moment où Trudeau, faute de compromis entre les commissaires concernant lřavenir du biculturalisme, retient le livre IV du rapport final qui se consacre aux autres groupes ethniques et construit à partir de celui-ci sa politique de multiculturalisme. Le multiculturalisme vient ici combler le vide laissé par lřabsence de consensus parmi les commissaires quant au biculturalisme, absence de consensus qui témoigne également de divisions présentes dans la société canadienne, les anglophones étant peu adeptes du biculturalisme68. La lecture de Hugh Donald Forbes est particulièrement intéressante, mais comme son article est plutôt bref, lřespace quřil consacre à la Commission demeure restreint. Il montre davantage comment le multiculturalisme a mené à une redéfinition du nation-building canadien.

Récemment, la linguiste Eve Haque sřest intéressée aux racines du multiculturalisme dans son ouvrage Multiculturalism Within a Bilingual Framework. La Commission Laurendeau-Dunton se trouve au cœur de son travail qui se fonde sur lřanalyse des audiences publiques et de trois volumes du rapport final : le Rapport préliminaire, le Livre I qui porte sur la question de la langue, et le Livre IV qui se consacre à lřapport des autres groupes ethniques. Si la lecture que fait Eve Haque est intéressante à plusieurs égards, notamment en montrant comment les revendications des Amérindiens ont été écartées des recommandations finales et en faisant une analyse détaillée des audiences publiques, il reste quřelle souffre de quelques lacunes, notamment dřune lecture historienne du problème. La linguiste mentionne comment les commissaires ont écarté les recommandations des autres groupes ethniques afin de maintenir un « white-settler hegemony ». Or, cette conception de la Commission se veut quelque peu réductrice, car elle ne tient pas compte de la réalité de la Commission, qui évolue dans le Canada des années 1960, un Canada en transition qui nřétait pas empreint de la même ouverture que le Canada

68 Hugh Donald Forbes, « Canada : From Bilingualism to Multiculturalism », dans Larry Diamond and Marc F. Plattner, dir., Nationalism, Ethnic Conflict, and Democracy, Baltimore, John Hopkins University Press, 1994, p. 86-101.

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dřaujourdřhui envers les autres groupes ethniques. À vrai dire, la Commission a en partie servi à les découvrir. Les commissaires étaient des hommes de leur temps, temps où nul ne voyait vraiment comment intégrer ces éléments de la société que représentaient les Amérindiens et les autres groupes ethniques. Les commissaires voulaient comprendre le Canada et lřamender. Leurs termes de référence étaient propres à la société de lřépoque, soit la biculturalité et le bilinguisme. Haque fait une lecture radicale, qui sřinscrit dans une tendance postcoloniale, du travail des commissaires, voyant leur œuvre comme une volonté dřasseoir le nation-building canadien sur lřhégémonie des colonisateurs blancs 69 . Au passage, elle néglige le fait que la Commission est plus quřun lieu de différenciation ; cřest un lieu de production de savoir.

Mettant en parallèle les contrastes des conceptions de Frank Scott et dřAndré Laurendeau sur la place du Québec au sein du Canada et les moyens dřamender les relations canado-québécoises, le politologue Guy Laforest offre une contribution originale et pertinente en rappelant la contemporanéité des pensées de ces deux intellectuels, qui restent « tous deux remarquablement présents70 ». Il sřattache à leurs idées afin de mieux comprendre la crise entourant lřAccord du lac Meech, qui secoue la scène politique au moment de lřécriture de Trudeau et la fin d’un rêve canadien. Soulignant que lřhistoire des idées politiques reste négligée et plus précisément lřhistoire intellectuelle comparée, Guy Laforest tente dřapporter une pierre à un édifice encore à lřétat dřéchafaudage, dřoù lřintérêt de notre sujet. Bien quřil ait contribué à la Commission en tant que chercheur au début de sa carrière, le politologue Kenneth McRoberts offre, avec un Pays à refaire, une étude qui, bien quřelle ne place pas la Commission Laurendeau-Dunton à lřavant-plan, brosse un portrait détaillé du contexte de sa naissance, met en lumière son importance et rappelle surtout comment le gouvernement de Pierre-Elliott Trudeau a contourné plusieurs des recommandations de ses rapports, préférant les laisser dormir sur les tablettes des bibliothèques. Dans un article de lřouvrage collectif Légiférer en matière linguistique, Graham Fraser relate non seulement les relations parfois houleuses entre les commissaires,

69 Eve Haque, Multiculturalism Within a Bilingual Framework. Language, Race and Belonging in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 79, 147. 70 Guy Laforest, op. cit., p. 83.

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mais également ce qui est ressorti de leurs discussions, de leur travail qui, bien que certains pans aient été négligés ou mis de côté, a laissé une trace indélébile en matière de politique linguistique71.

Tandis que certains membres de la Commission ont été le sujet de maints ouvrages, dřautres sont demeurés dans lřombre. Sur les travaux de la Commission, qui constituent le point de départ de la recherche, les ouvrages produits sont souvent le fruit de ceux qui y ont collaboré72. Bien que ces contributions soient pertinentes, elles laissent souvent place aux émotions et à lřinterprétation de leurs auteurs, qui y ont été intimement liés. Pour ce qui est de lřœuvre des commissaires et des autres participants, outre les travaux produits sur des groupes dřintellectuels qui les mettent en scène, il faut se tourner presque exclusivement vers les biographies historiques. À ce sujet, les parcours dřAndré Laurendeau73, de Frank Scott74, du père Clément Cormier75 et de Léon Dion76, demeurent les mieux documentés.

71 Graham Fraser, op. cit. 72 Voir notamment Kenneth McRoberts, Un pays à refaire : l’échec des politiques constitutionnelles canadiennes, et Michael Oliver, Réflexion sur la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. 73 Sur la formation de la pensée dřAndré Laurendeau, plus particulièrement sur sa conception du nationalisme, voir Yvan Lamonde, « André Laurendeau en Europe, 1935-1937 : la recherche dřun nouvel ordre », Cahiers de Dix, no 61, 2007, p. 215-251. Sur sa participation à la Commission Laurendeau-Dunton, voir Richard Arès, « André Laurendeau et la Commission B.B. », Relations, no 329, juillet-août, p. 210-212. Ce qui ressort des ouvrages et articles écrits sur le parcours dřAndré Laurendeau, cřest que les premières années de son engagement politique sont beaucoup mieux documentées que les dernières années de sa vie et sa contribution à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. La thèse de Charles-Philippe Courtois, lřouvrage de Catherine Pomeyrols et celui de Pascale Ryan sřintéressent tous au Laurendeau dřavant les années 1960. 74 Sur Frank Scott, voir Sandra Djwa, « ŘNothing by Halvesř : F.R. Scott », Journal of Canadien Studies, 34, 4, 2000 p. 52-69 ; Sandra Djwa, F.R. Scott. Une vie, Montréal, Boréal, 2001 (1987), 686 p.; Allen Mills, « Of Charters and Justice: The Social Thought of F.R. Scott», Journal of Canadien Studies, 32, 1, 1997, p. 44-62. Susan Margaret Murphy brosse un portrait original de Frank Scott à travers le regard de Jacques Ferron, qui lui a consacré des personnages phares de son oeuvre littéraire. Elle présente par ailleurs les deux hommes comme des frères ennemis. Susan Margaret Murphy, Le Canada anglais de Jacques Ferron (1960-1970). Formes, fonctions et représentations, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2011, p. 435. 75 La trajectoire du Père Clément Cormier est relativement bien documentée, surtout par des historiens qui ont mis en lumière son parcours intellectuel, son rôle dans la Révolution tranquille acadienne et son œuvre de pionnier en Acadie, où il a fondé lřUniversité de Moncton. À ce sujet, voir Julien Massicotte, « Portrait dřun « fondateur dans lřâme » : Clément Cormier, pionnier des sciences sociales en Acadie du Nouveau- Brunswick », Acadiensis, XXXVIII, no. 1 (hiver/printemps 2009), p. 3-32 ; Joel Belliveau, « Le Père Clément Cormier et lřâge dřor du paradoxal « nationalisme libéral » en Acadie du Nouveau-Brunswick, 1945-1967 », dans Frédéric Boily et Donald Ipperciel, dir., D’une nation à l’autre : discours nationaux au Canada, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2011, p. 209-230 ; Frédérique Fournier, Les conceptions de l’aménagement linguistique et politique dans une société fragmentée, celle du Nouveau-Brunswick. Le rôle du

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Les parcours de Davidson Dunton, de Paul Wyczynski, de Jaroslav Rudnyckyj, de Gertrude Laing, de Paul Lacoste et de Jean-Louis Gagnon nřont pas fait lřobjet dřétudes fouillées77.

En ce qui concerne André Laurendeau, sa biographie par Denis Monière permet certes dřavoir une vue dřensemble, mais la partie sur le passage de lřintellectuel québécois à la tête de la Commission qui portait son nom manque de substance78. Sur lřhéritage intellectuel dřAndré Laurendeau, les Actes du 3e colloque annuel sur les leaders politiques du Québec contemporain, parus en 1990, constituent une ressource intéressante puisquřils contiennent des articles touchant à la pluralité des engagements de cette personnalité complexe qui a brillé dans le monde artistique, journalistique et politique79. Ils contiennent également des témoignages de ses contemporains, notamment dřautres membres de la Commission Laurendeau-Dunton, parmi lesquels se trouvent Paul Lacoste, Neil Morisson et Léon Dion. Lřensemble de ces articles fait ressortir la richesse de la pensée dřAndré Laurendeau en explorant, dřune part, sa conception du Canada et des relations Canada/Québec, et, dřautre part, la marque impérissable quřil a laissée sur le paysage politique contemporain. Pour ce qui est de la contribution historiographique autour dřAndré Laurendeau à la Commission, lřintroduction de Paul Lacoste au Journal tenu par lřintellectuel au moment des travaux de la Commission, nous permet dřentrer dans lřunivers des commissaires et laisse entrevoir le rôle prééminent quřa joué Laurendeau. Sa volonté ferme dřélargir le mandat de la Commission lřa entrainé sur le terrain miné de la politique et des débats constitutionnels afin de discuter du statut du Québec et des problèmes que pose le fédéralisme centralisateur à son plein épanouissement80. En ce qui a trait à la pensée

père Clément Cormier au sein de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme de 1963 à 1971, mémoire de maîtrise, Université de Poitiers, juin 2000, 85 p.

76 Voir notamment « Les discours à la nation de J.G. Fichte et de Léon Dion », dans Guy Laforest, op. cit., p. 121-147. Voir également Raymond Hudon et Réjean Pelletier, L’engagement intellectuel. Mélanges en l’honneur de Léon Dion, Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 1991, 593 p. 77 Cřest principalement grâce aux documents dřarchives quřil est possible de retracer leur trajectoire. 78 Denis Monière, ndré Laurendeau et le destin d’un peuple, Montréal, Québec/Amérique, 1993, 347 p. 79 Robert Comeau dir., ndré Laurendeau. Un intellectuel d’ici, Montréal, Presses de lřUniversité du Québec, 1990. 80 Paul Lacoste, « André Laurendeau et la Commission Laurendeau-Dunton », dans Journal d’ ndré Laurendeau, VLB Éditeur, 1990, p. 29.

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et à lřhéritage de Frank R. Scott, une autre « tête forte » de la Commission, sa biographie par Sandra Djwa permet de saisir toute la portée de lřinfluence de cet homme au parcours trop souvent négligé81. Basée sur des entrevues avec Scott lui-même et sur une pléthore de sources, Sandra Djwa fait ressortir lřascendance intellectuelle exercée par le poète-juriste anglo-québécois sur Pierre-Elliott Trudeau, permettant ainsi à la pensée de Scott de briller et dřinfluer la politique canadienne.

Nous concluons ce bilan historiographique avec une contribution qui ouvre des horizons pertinents sur lřétude des commissions dřenquête. Il sřagit de lřouvrage Ruling by Schooling Quebec : Conquest to Liberal Governmentality du sociologue Bruce Curtis, qui évoque la signification politique et scientifique des deux premières commissions royales au Canada, la Commission Gosford de 1835-36 ainsi que la Commission Durham en 1838-39 mises sur pied pour comprendre et améliorer la situation des institutions et de lřéducation coloniale. Ces commissions ont représenté les enquêtes sociales les plus ambitieuses de lřhistoire coloniale parce quřelles ont développé de nouveaux outils de recherche et dřanalyse, avec lesquels les autorités sont parvenues à réfléchir sur les problèmes du politique82. Cette deuxième commission plus que toute autre a davantage été celle dřune « ambition scientifique de tout connaître ce qui était possible dřêtre connu sur lřéducation coloniale selon des termes statistiques tout en inventant des techniques dřenquêtes ». Cette forme coloniale de science sociale, dont la notion était de plus en plus connue dans le monde anglo-saxon rappelle Bruce Curtis, « points to an early move towards government by expertise83 ». Lřanalyse de Curtis souligne le rôle des commissions dřenquête dans la formation du savoir scientifique. Il nous incite à considérer la pertinence de penser la Commission Laurendeau-Dunton comme moment producteur de savoir, comme dispositif qui sřinscrit au cœur de la vie intellectuelle et politique du Canada des années 196084.

81 Sandra Djwa, F.R. Scott. Une vie, 686 p. 82 Bruce Curtis, Ruling by Schooling Quebec. Conquest to Liberal Governmentality. A Historical Sociology, University of Toronto Press, 2012, p. 23 83 Ibid., p. 437. 84 Sur le rôle des commissions dřenquête dans le développement de la pensée scientifique, voir aussi Martin Pâquet, « Pensée scientifique et prise de décision politique au Canada et au Québec ». Bulletin d’histoire politique. Vol. 17 no 1 (automne 2008), pp. 175-192.

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LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON COMME DISPOSITIF

Pour comprendre la portée de la Commission dans lřespace politique canadien et la replacer dans son contexte historique, il semble pertinent de lřaborder comme un « dispositif » au sens où lřentend Michel Foucault, cřest-à-dire comme un ensemble hétérogène de discours, dřinstitutions, dřénoncés scientifiques « une sorte ŕdisonsŕ de formation qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante 85». Érigée dans les années 1960, à un moment où une crise se faisait sentir, crise prenant sa source dans lřaffirmation dřun nouveau nationalisme plus revendicateur au Québec et dans le désir de construction nationale du Canada nouvellement indépendant, la Commission venait répondre à une urgence, une urgence de fixer des balises pour mieux se comprendre à la suite de près dřun centenaire dřexistence, une urgence de se trouver des repères dans un contexte de changements, car les repères identitaires naguère significatifs, comme lřEmpire, perdaient en charge symbolique.

Si Michel Foucault perçoit aussi ces ensembles hétérogènes quřincarnent les dispositifs comme la capacité de déploiement de certaines formes de pouvoir, le dispositif reste avant tout un lieu de savoir qui interroge le réel. Cřest donc cette dimension de la positivité et de la scientificité ŕ plus que celle du pouvoirŕ que Foucault nomme épistémè qui nous importe le plus86. Aux dires du philosophe, le dispositif dépend ainsi dřun ensemble de savoirs qui président à son propre fonctionnement. Comme le rappelle Gilles Deleuze, « le savoir est un agencement pratique, un « dispositif » dřénoncés et de visibilités 87 ». Lorsquřil sřagit notamment de se pencher sur lřhistoire, cřest cette « détermination des visibles et des énonçables » qui à chaque époque structurent et déterminent la pensée à une période donnée88. Par exemple, on retrouvera dans les travaux qui émanent de la Commission, des thèmes majeurs comme la « majorité généreuse », le

85 Michel Foucault, Dits et écrits. t. ii, Paris, Quarto Gallimard, p. 299. 86 Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 2004, [1969], p. 356 sq ; Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif, Paris, Rivage poche/Petite bibliothèque, 2007, 64p. 87 Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Édition Minuit, 1986, p. 58 88 Ibid., p. 56.

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biculturalisme, et le statut distinct, qui vont sřimposer dans le langage intellectuel et politique de lřépoque et qui, pour certains, vont laisser une empreinte sur lřespace politique. Bref, au cœur des dispositifs se logent des notions fortes qui organisent dřune certaine manière les savoirs de lřépoque.

La Commission se voit ainsi comme un lieu unique de production du savoir dřune part, parce quřelle est branchée sur la recherche universitaire et la participation citoyenne et, dřautre part, parce quřelle opère une réflexion en son sein de manière à énoncer des idées pour aider à la cohésion du pays. Le savoir, une notion chère à Michel Foucault, peut se décliner en trois grandes idées fondamentales dont il est important de souligner ici la pertinence. Le savoir est à la fois une pratique discursive, un espace puis un champ de coordination89. En effet, cřest grâce à ce savoir sur la réalité canadienne quřest rendu possible tout un dispositif pour penser et panser le Canada.

Pour quřil soit opérant, le dispositif suppose une réflexivité, cřest-à-dire une capacité dřautocritique et de regard à rebours. En effet, la Commission, qui sřentoure des meilleurs chercheurs de son époque, est en mesure de remettre en question à la fois lřidentité canadienne passée et future et de sřajuster aux variations de toute nature. Le dispositif se développe donc à travers un espace réflexif à lřintérieur duquel son savoir est constamment remis en cause, étudié, critiqué et amélioré pour ensuite être mis en œuvre dans la société. Certains y voient là la formalisation du pouvoir qui vise à contraindre90, nous y relevons davantage un espace réflexif de productions intellectuelles et scientifiques riches.

89 Selon Michel Foucault « Un savoir, cřest ce dont on peut parler dans une pratique discursive qui se trouve par là spécifiée : le domaine constitué par les différents objets qui acquerront ou non une statut scientifique […] Un savoir, cřest aussi lřespace dans lequel le sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours […] Un savoir, cřest aussi le champs de coordination et de subordination des énoncés où des concepts apparaissent, se définissent, sřappliquent et se transforment. » Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2008 (1969), p. 246-247 90 Eve Haque, op.cit.

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PROBLÉMATIQUE Au regard de la production scientifique produite sur le sujet de lřhistoire intellectuelle et des intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton, plusieurs constats sřimposent. Dřabord, un travail considérable reste à accomplir en histoire intellectuelle au Québec et au Canada, surtout depuis les années 1960, les années précédentes ayant été lřobjet dřétudes fouillées. Yvan Lamonde, Andrée Fortin, Pascale Ryan, Michael Behiels et Molly Ungar Ŕ pour ne nommer que ceux-là Ŕ ont déjà relevé des défis remarquables, mais plusieurs pistes méritent encore dřêtre creusées. Jusquřà maintenant, bien que certaines études aient révélé la pertinence de sřattacher à des microcosmes dřintellectuels, aucune étude ne sřest encore consacrée aux intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton, qui permet de réunir deux groupes ayant évolué en vases clos dans lřhistoriographie, les intellectuels québécois et les intellectuels canadiens91. Les liens qui se sont tissés entre ceux qui ont participé à la Commission sont puissants et les empreintes quřils ont laissées sur le paysage politique canadien et québécois sont profondes. Dřoù lřintérêt de les considérer en tant que groupe, bien que ce groupe soit loin de partager une pensée univoque, et de sřattacher à leurs relations, à leurs idées Ŕ plus particulièrement celles concernant les façons dřendiguer les tensions entre la province francophone et le reste du pays Ŕ et à lřimpact de leurs idées sur la scène politique. Un autre constat sřimpose : il nřexiste pas de travail fouillé sur la Commission Laurendeau-Dunton et sur son inscription dans lřhistoire intellectuelle du Québec et du Canada des années 1960. Les balises temporelles de la thèse sont essentiellement celles de la Commission Laurendeau-Dunton, soit de 1963 à 1971. Lřétude de la Commission permet de traverser lřhistoire politique et intellectuelle dřune décennie phare dans lřhistoire du pays, les années 1960, et de mieux comprendre lřimpact et lřinscription historique de ce dispositif qui a sensibilisé sur son passage les citoyens canadiens à la crise quřils traversaient et aux moyens de la résorber.

En plus de sřattacher à un groupe dřintellectuels rarement étudié et à une Commission somme toute négligée par lřhistoriographie, notre thèse comprend un autre aspect original en ce quřelle sřintéresse à la nature des stratégies et des solutions élaborées

91 Doug Owram, op. cit., p. 146.

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par les intellectuels pour guérir le mal canadien 92 . Cette production mérite quřon sřy consacre puisquřelle révèle quřau-delà du conflit maintes fois analysé, se trouvent des pistes de solutions intéressantes. La Commission Laurendeau-Dunton constitue un objet dřanalyse pertinent puisquřelle peut être considérée elle-même comme une tentative de trouver les voies de la guérison du mal canadien et cřest autour de cet objectif que les commissaires se rejoignaient, bien quřils ne sřentendaient guère sur les moyens de lřatteindre. Parmi les commissaires et les chercheurs ayant participé à cet intense foyer de réflexion, se trouvent certains des plus grands penseurs de la réconciliation canadienne, dřoù lřintérêt de sřattacher à leur itinéraire, à leur participation à la Commission Laurendeau-Dunton ainsi quřà la nature et au cheminement de leurs idées. Quelle fut la perception des commissaires de la crise canadienne dénoncée dans le rapport préliminaire ? Quels remèdes envisagèrent-ils pour la guérir ? Comment entrevoyaient-ils le Canada idéal ? Quels furent les points de tension entre les divers remèdes prescrits ? Voilà des questionnements qui nous intéressent, dřautant plus que le groupe dřintellectuels choisi se veut en quelque sorte un miroir de la société canadienne et de ses tensions. Lřétude de leur conception du remède à apporter au mal canadien permet de constater les points de frictions qui déchirent le Canada des années 1960, territoire de vastes possibles sur la scène politique, où les partisans de la biculturalité rencontrent les partisans du multiculturalisme ; où les partisans dřun remède politique choc rencontrent les partisans de remèdes plus doux, ne touchant pas aux fondements politiques du pays.

Il est également pertinent de sřattacher à lřhistoire de la Commission Laurendeau- Dunton parce quřelle constitue un exemple dřexercice démocratique et de participation citoyenne. Par plusieurs stratégies, les commissaires ont tenté dřimpliquer les citoyens canadiens dans la réflexion entreprise sur les moyens dřendiguer les tensions séculaires à lřaube dřun nouveau millénaire de cohabitation. Ce vaste dispositif quřincarne la

92 Lřexpression « mal canadien », définie par André Burelle, a été retenue parce quřelle est représentative du Canada des années 1960. Les commissaires de Laurendeau-Dunton vont tenter de nommer et de cerner ce mal dont souffre le pays depuis des décennies. Ce mal paraît toutefois bien difficile à définir et surtout à reconnaître de par son caractère sournois, lui qui change constamment devant la vitesse dřévolution démographique, culturelle, économique et politique du pays. Voir Jean-Pierre Wallot, « Présentation », dans Jean-Pierre Wallot, dir., Le débat qui n’a pas eu lieu : la Commission Pepin-Robarts quelque 20 ans après, Ottawa, Presses de lřUniversité dřOttawa, 2002, p. 7.

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Commission, créé pour produire un savoir nouveau sur les sources de tensions au pays et les solutions pour lřavenir, suscite également une réflexion sur la temporalité des commissions dřenquête et sur leurs difficultés dřintégration dans un temps politique qui exige des résultats. Les commissions dřenquête constituent des temps dřarrêt, des pauses pour réfléchir en profondeur à des enjeux. Or, plusieurs obstacles viennent se poser sur le chemin de la réussite de ces dispositifs ; parmi ceux-ci, le temps qui file constitue un écueil non négligeable. Comment le rapport au temps va-t-il sřeffectuer au sein de la Commission Laurendeau-Dunton ? Comment les commissaires vont-ils gérer les pressions externes provenant des autorités fédérales qui veulent des résultats ? Voici des questions qui nous intéressent et qui viennent approfondir la réflexion sur le rôle des commissions dřenquête dans lřhistoire canadienne.

Étudier les interactions dřun groupe dřintellectuels rassemblé par un événement phare de la politique canadienne et québécoise, la nature et le rayonnement de ses idées sur les relations canado-québécoises, voilà lřessence même de notre thèse. À travers cette étude, plusieurs zones dřombre sřéclaircissent, notamment le passage du biculturalisme au multiculturalisme, les tensions vives entre les intellectuels sur la façon de penser lřavenir du Canada dans un espace de possibles multiples, et lřampleur des travaux de recherches de la Commission qui a fait du Canada une référence en matière de biculturalisme et de bilinguisme sur la scène internationale.

HYPOTHÈSE Par la présence dřun kairos particulier, la présence dřintellectuels sensibles aux questions du bilinguisme, du biculturalisme et du multiculturalisme, la Commission Laurendeau-Dunton va mettre en place un dispositif complexe désireux de sonder le cœur des Canadiens, de tâter le pouls de la fédération pour penser des solutions en vue de panser les plaies du Canada. Va ainsi se construire, autour de ce travail de communication constant entre les commissaires, les élites, et le public un moment Laurendeau-Dunton, un moment où le temps se suspend, où sřouvre une fenêtre dřopportunité93 pour penser autrement les

93 Dřaprès le concept de « policy window » de John W. Kingdon. Selon ce dernier, la « policy window » constitue une opportunité « for advocates of proposals to push their pet solutions, or to push attention to their special problems. » Il sřagit dřun moment où sřouvre une opportunité pour que les idées fassent leur entrée

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relations canado-québécoises, un moment où sřélargit lřespace réflexif dans la Cité et où la biculturalité passe de symbole à option politique valable. Avec la Commission Laurendeau- Dunton, la question de lřégalité entre les deux peuples fondateurs prend une nouvelle dimension et veut véritablement sřinscrire dans lřespace politique et le code constitutionnel du pays. Comme le souligne le politologue Hugh Donald Forbes, le mandat de la Commission, qui mettait à lřavant-plan un concept vieux de près de quelques décennies dřégalité entre les deux peuples fondateurs, amenait par contre une dimension nouvelle : « The language was archaic, but the basic idea was new : equality of English and French to be symbolized by the equal status of the English and French languages in federal government institutions, as well as by equal cultural activities of English and French Canada94. » Pour rééquilibrer lřéquité culturelle, des commissaires vont militer et conduire la Commission sur un terrain miné, celui du politique et du constitutionnel.

MÉTHODOLOGIE ET SOURCES Pour reprendre le propos de Jacques Julliard, « les idées ne se promènent pas toutes nues dans la rue95 ». Ce nřest pas un hasard si elles apparaissent à un moment plutôt quřà un autre. Il sřavère donc primordial de les ancrer dans leur « terreau sociétal », comme le souligne François Dosse96. Notre approche méthodologique sřappuie donc sur une analyse de contenu des sources, mais également sur une volonté de retracer le terreau idéel des membres de la Commission Laurendeau-Dunton, autrement dit du climat intellectuel dans lequel ils ont été formés et dans lequel ils ont ancré leur action. Nous aspirons également à nous intéresser aux acteurs en tant que tels, à leurs idées. Ainsi, nous empruntons la voie tracée par les études phares en histoire intellectuelle québécoise et canadienne, telles que celles de Marcel Fournier, de Doug Owram, de Léon Dion et dřYvan Lamonde, qui

dans le domaine des politiques publiques. Kingdon attire particulièrement lřattention sur le caractère évanescent de ces fenêtres dřopportunité : « Policy windows open infrequently, and do not stay open long. » Voir John W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, New York, Harper Collins College Publishers, 1995 (1984), p. 165-166. 94 Hugh Donald Forbes, « Canada : from bilingualism to multiculturalism », dans Larry Diamond and Marc E. Fisher, dir., Nationalism, Ethnic Conflict, and Democracy, Baltimore, The John Hopkins Press, 1994, p. 90. 95 Jacques Julliard, « Le fascisme en France », A.E.S.C., no. 4, juillet-août 1984, p. 855. 96 François Dosse, La marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle, Paris, Éditions La Découverte, 2003 p. 46.

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sřintéressent aux idées de leur naissance à leur diffusion, en replaçant leurs auteurs dans leur contexte historique.

Lřapproche envisagée est donc en partie extensive, puisquřelle englobe ce que Jean- François Sirinelli qualifie « des trois cercles concentriques de la production, de la diffusion et de la réception de la culture97 ». Toutefois, en nous inspirant des outils développés par Jean-François Sirinelli, nous nous servirons également des notions dř« itinéraires » et de « structures de sociabilité98 » afin dřétayer notre démarche. En effet, ces notions, maintes fois reprises dans les travaux dřhistoire intellectuelle, visent à retracer le parcours des intellectuels étudiés et à comprendre dans quels réseaux ils sřinscrivent afin dřétablir comment leurs idées ont pris forme et le chemin quřelles ont emprunté pour se répandre. Elles rappellent lřimportance de réinsérer les idées dans leur contexte social et historique. Comme le souligne François Dosse, lř« étude des modes dřengagement et des discours tenus par les intellectuels nécessite de la part de lřhistorien une attention vigilante au contexte, aux positions discursives, aux fluctuations sémantiques, ainsi quřà la prise en considération de ce en quoi le présent de lřétude est coupé du passé, des discontinuités qui ne permettent pas la transposition mécanique des connaissances du présent sur le terrain du passé99 ». Pour ce qui est de la notion de « sociabilité » plus particulièrement, elle a été développée et explorée par une poignée dřhistoriens, notamment par Maurice Agulhon, sřintéressant à lřhistoire des idées et à lřhistoire intellectuelle et apparaît comme éclairante dans notre démarche. Un numéro du cahier de lřInstitut dřhistoire du présent lui a dřailleurs été consacré, illustrant comment cette notion permet dřappréhender différents aspects de lřhistoire intellectuelle ; elle joue notamment un rôle prépondérant dans lřexplication de la conduite politique des intellectuels 100 . Apparentée à la notion de « structures de

97 Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle : Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Presses Universitaires de France, p. 9. 98 Sirinelli définit les structures de sociabilité comme « un groupement permanent ou temporaire, quel que soit son degré dřinstitutionnalisation, auquel on choisit de participer. » La rédaction dřune revue en constitue un exemple. Pour notre part, la structure de sociabilité principale des intellectuels étudiés est représentée par la Commission Laurendeau-Dunton. Toutefois, les autres structures de sociabilité dans lesquelles sřest inscrit le groupe dřintellectuels étudié seront prises en compte. Ibid., p. 12. 99 François Dosse, op. cit., p. 81. 100 Philippe Bradfer, dans Nicole Racine et Michel Trebtisch, dir. Sociabilités intellectuelles : lieux, milieux, réseaux, Cahiers de lřInstitut dřhistoire du temps présent, n° 20, mars 1992, p. 51.

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sociabilité », la notion de « réseau » se trouve également au cœur notre démarche. Certes, les intellectuels que nous étudions sřinscrivent dans des structures de sociabilité, mais ils peuvent également être considérés comme faisant partie dřun réseau dřacteurs sociaux unis par des liens de différente intensité101. Définis par Vincent Lemieux comme « des systèmes dřacteurs sociaux qui, pour des fins de mise en commun de la variété dans lřenvironnement interne, propagent la transmission des ressources en des structures fortement connexes102 », les réseaux permettent notamment de mieux comprendre les liens qui unissent les intellectuels et la transmission de leurs idées. La notion de « réseau » permet de mieux comprendre le milieu dans lequel ils sřinscrivent et les enjeux auxquels ils réagissent. Comme le rappellent Gérard Fabre et Stéphanie Angers, « la notion de réseau intellectuel permet dřarticuler savoirs et pratiques, ces deux registres étant forcément imbriqués : les intellectuels ne vivent pas dans des monades, ils doivent faire face à des enjeux collectifs à partir desquels ils se définissent et produisent des connaissances103. » Les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton ont réagi à certains enjeux, ont eu des maîtres à penser, des relations dřamitié, qui ont influencé leur conception du Canada idéal et des moyens de résorber la crise. En tissant la toile fine de leurs relations et de leurs influences intellectuelles, il sřavère plus aisé de mettre en lumière la profondeur de leurs échanges et les points de friction et dřadhésion entre leurs conceptions du Canada.

Lřapproche envisagée contient également un aspect biographique, que lřon retrouve dans plusieurs ouvrages portant sur les groupes dřintellectuels Ŕ Pascale Ryan, Marcel Fournier, Doug Owram Ŕ et dont la pertinence a notamment été mise en lumière par Yvan Lamonde, qui a contribué à définir les contours et à redorer le blason de la biographie en histoire104. Les idées ne sont pas désincarnées et, pour les comprendre dans toute leur

101 Vincent Lemieux, Les réseaux d’acteurs sociaux, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 33. Coll. « Sociologies ». 102 Ibid., p. 11. Voir aussi Vincent Lemieux, À quoi servent les réseaux sociaux ?, Québec, Presses de lřUniversité Laval, Les Éditions de lřIQRC, 2000, 109 p. Coll. « Diagnostic ». 103 Stéphanie Angers et Gérard Fabre, Échanges intellectuels entre la France et le Québec (1930-2000). Les réseaux de la revue Esprit avec La Relève, Cité Libre, Parti pris et Possibles, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, 2004, p. 3. 104 Si nous nřaspirons pas à nous plonger complètement dans la biographie historique puisque nous nous attachons aux destins de plusieurs intellectuels, certaines notions de cette approche doivent toutefois être prises en compte puisque nous désirons explorer le parcours des intellectuels du corpus. À ce sujet, voir Yvan

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complexité, il faut dřabord sřattacher à celui ou à celle qui les a élaborées. En somme, il sřagira pour nous de regarder les itinéraires du corpus dřintellectuels retenu, de voir où ils se croisent et dřexplorer les structures de sociabilité dans lesquelles ils sřinscrivent.

Notre thèse sřappuie sur une pluralité de sources qui, mises ensemble, visent à retracer les contours de ce moment complexe et porteur dans lřhistoire du pays que constitue la Commission Laurendeau-Dunton. Les études sur la Commission ont souvent fait des rapports finaux leur source principale, voire leur unique source. Or, pour plonger au cœur de cette entreprise, il sřavère essentiel dřétudier ce qui sřest fait en amont de ces rapports finaux, de se consacrer aux discussions et aux débats intellectuels qui ont mené à ces volumes, car ces derniers ne sont pas représentatifs de toutes les nuances de la conception du Canada des commissaires. Pour ce faire, une recherche exhaustive dans les fonds dřarchives sřest avérée essentielle. Les fonds qui ont été dépouillés pour cette thèse sont les suivants : le Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, à Bibliothèque et Archives Canada à Ottawa, le Fonds Francis-Reginald- Scott, à Bibliothèque et Archives Canada à Ottawa, le Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, à Bibliothèque et Archives Canada à Ottawa, le Fonds Paul-Wyczynski, au Centre de recherche en civilisation canadienne-française à Ottawa, le Fonds de Familles Laurendeau- et-Perreault, à Bibliothèque et Archives nationales de Québec à Montréal, le Fonds Michael-Kelway-Oliver, au centre dřarchives de lřUniversité McGill, le Fonds Léon-Dion et le Fonds Jean-Louis-Gagnon, au centre dřarchives de lřUniversité Laval.

Certes, nous nřavons pas dépouillé les fonds dřarchives de tous les commissaires, mais nous estimons que les fonds sélectionnés offrent lřéventail de sources nécessaires pour comprendre le fonctionnement de la Commission, les interactions entre les commissaires, leur conception de la crise et des moyens de lřamender Ŕ la grille dřanalyse du contenu des

Lamonde, « Problèmes et plaisirs de la biographie », Revue d’histoire de l’ mérique fran aise, vol. 54, no. 1, 2000, p. 89-94. Aussi, dans ce même numéro spécial de la RHAF paru à lřété 2000, se trouve un article de Claire Dolan qui souligne quřen plus dřêtre un genre littéraire, la biographie peut être un choix méthodologique Ŕ comme cřest le cas pour notre thèse -, particulièrement pertinent pour le genre dřanalyse qui nous intéresse puisque lřétude « des réseaux sociaux et de leur modification nřest pas pensable en dehors de la reconstitution […] de la vie des protagonistes. » Claire Dolan, « Défense de la biographie, défense de lřhistoire », RHAF, p. 111-112.

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documents dřarchives se trouve à lřannexe 1. Dans ces fonds, autant les documents privés que publics ont été étudiés. Du côté des documents publics, nous avons fait lřanalyse des 83 comptes rendus des rencontres des commissaires qui se sont déroulées entre septembre 1963 et mars 1971. Ces comptes rendus, qui se trouvent dans le Fonds Léon-Dion, se veulent une transcription détaillée des échanges des commissaires, des activités auxquelles ils ont participé et de leurs discussions entourant la production des rapports finaux. À travers cette étude, se dégage non seulement la perception des commissaires de lřobjet de leur enquête, mais également lřampleur de la tâche quřils ont accomplie, eux qui ont participé à de multiples activités intellectuelles pour sensibiliser les citoyens au mandat de la Commission. Il est également possible dřy constater les points de frictions entre les différents commissaires ; certaines discussions, notamment celles concernant lřentrée de la Commission sur le terrain politique, étant particulièrement corsées. Le Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme rassemble, quant à lui, tous les documents distribués aux commissaires pendant la Commission. Il est possible dřy constater le fonctionnement de ce dispositif. Nous avons également cherché à rassembler le plus dřinformations possible sur les activités intellectuelles auxquelles ont participé les commissaires : conférences, colloques, échanges universitaires. Les programmes de colloques et de conférences permettent de retracer lřapport de la Commission à la vie intellectuelle des années 1960.

Pour ce qui est des documents privés105, la correspondance, que lřon retrouve dans tous les fonds dřarchives, est particulièrement pertinente pour retracer lřinscription de la Commission dans la vie intellectuelle des années 1960. Le Fonds Michael-Kelway-Oliver est à ce titre riche en informations. Directeur de la recherche, Michael Oliver était en contact avec une myriade de chercheurs qui ont contribué à étayer le vaste programme de recherche de la Commission. Nous avons également étudié les devoirs dřété des commissaires qui, à lřété 1965 et 1966, ont été invités à coucher sur papier leur conception du Canada idéal. Ces devoirs dřété se trouvent dans le Fonds de la Commission, mais aussi

105 Dans un article, Michel Trebitsch rappelait lřimportance de sřattacher aux documents de nature privée, tels que des extraits de journaux intimes ou des correspondances, qui sont dřune grande pertinence et qui demeurent pourtant largement inexploités. Michel Trebitsch, « Avant-propos : la chapelle, le clan et le microcosme », dans Nicole Racine et Michel Trebitsch dir., op. cit., p. 11.

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dans les fonds personnels des commissaires. Ils sont pertinents puisquřils permettent dřappréhender les remèdes prescrits par chacun des commissaires pour guérir le mal canadien. Deux journaux intimes sřintègrent également au corpus. Il sřagit du journal dřAndré Laurendeau, qui a fait lřobjet dřune publication chez VLB, et du journal de Frank Scott, qui se trouve dans le fonds dřarchives de lřintellectuel anglo-québécois. Les deux hommes ont tenu, pendant la durée de la Commission, un journal faisant état de leur réflexion, de leur conception du Québec dans le Canada, du déroulement des audiences publiques et de leurs relations avec les autres commissaires. Ces incursions dans leur vie privée, si elles ne sont pas exemptes de certains biais tant la subjectivité est forte dans ces sources intimes, sont toutefois non négligeables, car elles permettent de saisir, mieux que dřautres sources au vocabulaire plus froid et plus officiel, comment les acteurs de la Commission ont ressenti cette crise et comment ils ont vécu lřurgence dřagir pour résorber les tensions. Le fait dřavoir dépouillé deux journaux personnels permet dřailleurs de croiser ces sources et donc de comparer les conceptions des deux hommes, distinctes à certains égards. À ces journaux sřajoute la contribution du commissaire Jean-Louis Gagnon qui consacre le troisième volume de ses mémoires aux travaux de la Commission106. Toutes ces sources permettent de suivre les commissaires à la fois idéologiquement et physiquement à travers leurs pérégrinations canadiennes. Elles ont été étudiées dans le but de reconstituer les débats intellectuels qui ont eu lieu entre les commissaires, de comprendre le dispositif que représente la Commission, et de la replacer dans son contexte historique.

PLAN DE LA THÈSE La présente thèse se divise en quatre chapitres, qui suivent une logique plus thématique que chronologique. Le premier chapitre débute avec une analyse conceptuelle sur la lecture du temps de la Commission Laurendeau-Dunton en proposant de rythmer la présente thèse non pas tant par le chronos, mais par le kairos, qui se veut la saisie du moment opportun, qui emprunte deux voies dans le présent récit : moment opportun pour mettre sur pied un dispositif comme la Commission Laurendeau-Dunton et moment opportun pour donner un nouvel élan à la biculturalité et la voir inscrite officiellement au cœur du fédéralisme canadien. Quřest-ce que la Commission Laurendeau-Dunton sinon

106 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies, Tome III. Les palais de glace, Éditions la Presse, 1990.

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quřun vaste projet réflexif qui permet, un bref instant, de croire que des solutions durables sont possibles pour guérir le Canada de ses maux séculaires ? Ce chapitre sřintéresse également au terreau idéel dans lequel prend place la Commission Laurendeau-Dunton, en sřattachant au climat intellectuel qui précède la mise sur pied de la Commission par Pearson et aux itinéraires des intellectuels qui y jouent un rôle prépondérant, soit les dix commissaires.

Le deuxième chapitre sřattache à la Commission en elle-même. Il propose un plongeon à lřintérieur dřune des plus vastes entreprises du genre au Canada. Il met en lumière le fonctionnement de la Commission, ses différentes ramifications, les stratégies déployées par les commissaires pour intéresser les citoyens à leur mandat et les relations de la Commission avec les autorités fédérales. À travers ce portrait détaillé de la Commission se dégage le rôle essentiel joué par les sciences humaines dans la façon dřaborder la crise et dřentrevoir le remède ; se dégage la complexité du mal canadien ; se dégagent également les premières tensions entre les commissaires au sujet des termes opératoires du mandat et se dégagent les pressions externes qui viennent miner le rythme des travaux de la Commission.

Le troisième chapitre se veut une étude exhaustive des remèdes proposés par les commissaires pour guérir le mal canadien. Les documents personnels quřils ont écrits pendant les années de la Commission pour penser le rapport final témoignent de la richesse de leur conception du Canada, mais également des points de friction entre certains commissaires. Ils permettent dřassister à la naissance de certaines conceptions phares pour penser la politique canadienne, qui ont encore de lřacuité aujourdřhui. Il nřy a quřà penser à la notion de société distincte, au multiculturalisme, et à la question de lřintégration des minorités linguistiques.

Le quatrième chapitre sřintéresse à un moment clé dans lřhistoire canadienne et québécoise, le moment Laurendeau-Dunton. Un moment où, dans un contexte historique propice, sřancre le travail des commissaires qui parviennent, au fil du temps et des rencontres sur le terrain, à intéresser davantage de Canadiens anglophones au Québec et

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vice-versa. Ce faisant, une porte sřouvre, plus grande que jamais, pour quřun remède vienne panser les plaies du Canada. Ce remède, cřest la biculturalité, lřinscription dans le code constitutionnel du pays de la dualité.

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PREMIER CHAPITRE

PENSER LE TEMPS DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON, LE KAIROS COMME « MOMENT OPPORTUN »

« Fendant lřair dans une course ailée, une mèche de cheveux retombant sur le front, mais lřarrière de la tête complètement chauve, Kairos nřoffre de prise quřà lřinstant même où il se présente. Ensuite il est trop tard. Aucun moyen de le retenir, pas même un cheveu. Malheur à celui qui lřa ignoré, a hésité ou a tardé…107»

Sur un ton prophétique, cette citation de lřantiquiste Monique Trédé, témoigne du caractère fugitif du kairos, instant clé à saisir avant quřil ne soit trop tard et que les éléments essentiels à la réussite dřune action ne soient plus réunis. « Aucun moyen de le retenir », le kairos doit être appréhendé au moment précis où il passe. La notion grecque de kairos, ancêtre étymologique de lřévénement, sřavère dřun intérêt considérable pour lřhistorien, dont lřoutil de travail principal est le temps. Habitué de jongler avec les chronologies et les dates, habile à plonger son regard dans un passé proche ou lointain afin de lřéclairer, lřhistorien entretient une relation constante avec la dimension temporelle des évènements. Le kairos permet de saisir toutes les nuances qui échappent au chronos - le temps purement chronologique - en sřattachant à la dimension qualitative plutôt que quantitative du temps, dimension qui peut être résumée par lřexpression « moment opportun », mais sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Il y a certes des milliers dřannées à franchir entre lřémergence de la notion de kairos, possiblement dans les travaux dřHomère, et la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme qui voit le jour dans le Canada des années 1960. Le rapprochement entre cette notion grecque et un événement de lřhistoire canadienne peut sembler suspect au premier abord. Le but principal recherché dans cette section du premier chapitre est de témoigner de la pertinence du kairos pour mieux définir les contours dřun événement phare et méconnu de lřhistoire

107 Monique Trédé, Kairos, L’à-propos et l’occasion : Le mot et la notion d’Homère, à la fin du IVe siècle avant J.-C., Paris, Éditions Klincksieck, 1992, p. 19. Coll. « Études et Commentaires ».

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québécoise et canadienne contemporaine, la Commission Laurendeau-Dunton. Au-delà de la pertinence dřune lecture chronologique dřun événement, il y a son inscription dans un contexte dřénonciation et un contexte intellectuel non négligeable pour en saisir lřimportance.

Avec ses 80 mois dřexistence, la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, qui sřinscrit dans la décennie riche et marquante des années 1960108, constitue non seulement lřune des plus longues entreprises de ce genre sřétant déroulée dans lřespace canadien, mais aussi lřune des plus dispendieuses, avec son coût de 40 millions de dollars109. Le récit chronologique des années dřexistence de cette commission souvent qualifiée de gouffre financier par certains observateurs110 pourrait en soi occuper lřentièreté dřun récit, tant les informations pullulent sur le sujet, des informations qui dorment sur les tablettes empoussiérées des fonds dřarchives, preuve quřelles nřont pas été mises en valeur par les historiens. Toutefois, là ne réside pas notre objectif principal. Sans nécessairement négliger complètement le chronos du projet, nous nous attacherons aux éléments qui en font un événement singulier dans lřhistoire canadienne, un moment fondamental où le temps se suspend, rythmé tantôt doucement, tantôt prestement par lřampleur et la profondeur de lřenquête, et où une fenêtre dřopportunité tend à sřouvrir pour démystifier la complexité de ce que les commissaires vont qualifier dans le rapport préliminaire de 1965 de « crise majeure de lřhistoire canadienne 111 » et proposer des solutions pour lřendiguer. Le concept abordé ici de fenêtre dřopportunité découle des travaux de John C. Kingdon qui a travaillé à définir la « policy window », cřest-à-dire un espace dans lequel le changement devient possible et où les idées peuvent sřinscrire dans

108 Dans son ouvrage Canada’s 1960s : The Ironies of Identity in a Rebellious Era, lřhistorien Bryan Palmer brosse avec rigueur un portrait de la complexité de cette décennie, qui se veut phare dans lřélaboration dřun nouveau nationalisme canadien. Il souligne le caractère particulier de cette décennie, coincée entre les anciens repères et ce monde de possibles, de nouveaux repères à bâtir : « This relationship of the old and the new, and the ways they could emerge out of crucible of difference that was the 1960s, signals something of the irony of Canadian identity in this decade of movement and change. » Bryan Palmer, Canada’s 1960s : The Ironies of Identity in a Rebellious Era, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 13. 109 James Iain Gow, « Le rôle des commissions dřenquête dans le système parlementaire », BHP, vol. 16, no. 1, automne 2007, p. 95. 110 Notamment les membres de lřopposition de John Diefenbaker. 111 Rapport préliminaire du la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, p. 129.

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lřagenda des responsables politiques112. Ce concept se veut particulière éloquent lorsquřil est question de kairos puisquřil capture un moment où une idée devient ou peut devenir une politique publique. Dans le cas de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le changement possible est surtout représenté par un nouvel aménagement linguistique, mais aussi par la mise en place dřun nouveau compromis constitutionnel. La fenêtre dřopportunité de ce dernier élément se referma toutefois brusquement lors de lřentrée en scène de Pierre-Elliott Trudeau.

Dès la première rencontre des commissaires le 4 septembre 1963, une course effrénée avec et contre le temps va se disputer. Omniprésent, le temps joue en faveur des travaux : le contexte universitaire assistait à un foisonnement certain Ŕ mais aussi limité Ŕ de spécialistes liés au domaine des sciences humaines. Ce foisonnement contribuait notamment à créer un climat intellectuel propice à lřexamen de lřétat des relations entre le Canada et le Québec après presque un centenaire dřexistence de la Confédération canadienne. De plus, il y avait une volonté partagée par les intellectuels de comprendre leur pays dans toute sa multiplicité et de voir émerger un dialogue fructueux entre le Canada et le Québec. Bref, plusieurs indices témoignent de la présence dřun moment opportun pour assister à lřémergence dřun dispositif réflexif comme la Commission Laurendeau-Dunton en ce début des années 1960 au Canada.

Si le contexte temporel peut sembler favorable au travail des commissaires, le temps va néanmoins jouer contre leurs aspirations ambitieuses de poser un baume sur la « crise canadienne » : lentement, cřest un dispositif lourd et complexe qui se met en branle et il peut difficilement répondre aux impératifs de performance et de résultats quřexige le temps politique des démocraties représentatives, un temps qui, comme le rappelle François Hartog dans Régimes d’historicité, peine à sřaccorder avec le rythme effréné de la « tyrannie de lřinstant » qui régit la prise de décisions113. Ce chapitre sera dřabord consacré à la notion grecque de kairos qui nous permet de lire la Commission Laurendeau-Dunton dans toutes ses nuances et nous permettra de retracer le contexte dřémergence de cette grande

112 John W. Kingdon, Agendas, Alternative, and Public Policies, p. 165-166. 113 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, p. 13.

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investigation qui veut plonger dans les méandres des trajectoires canadienne et québécoise, où une cacophonie de voix aspirera à faire émerger sa voie dans lřespace public. Cette thèse en étant une dřhistoire intellectuelle, ce chapitre sřattachera également aux acteurs de cette histoire, les commissaires, en retraçant leurs réseaux, leur milieu et leur contexte dřénonciation.

I. LE KAIROS OU UNE LECTURE « QUALITATIVE » DU TEMPS DE LA COMMISSION ROYALE DřENQUÊTE SUR LE BILINGUISME ET LE BICULTURALISME

Sřattacher au kairos nřest ni chose facile ni chose évidente tant ses dimensions semblent multiples 114 et, à première vue, éloignées de la réalité de lřétude de problématiques contemporaines. Toutefois, le potentiel heuristique de ce concept dominant en Grèce antique115 pour lire le temps sřavère intéressant.

Cřest L’Iliade dřHomère qui témoignerait des premières manifestations non pas du kairos en tant que tel, mais dřun adjectif qui en est dérivé. Ces premières réminiscences du kairos dans lřœuvre homérique nřimpliquent pas encore une dimension temporelle, mais elles indiquent déjà une des spécificités de cette notion qui présuppose un « point névralgique », un « endroit particulier ». Lřidiosyncrasie définit le kairos ; dans les travaux homériques, il représente essentiellement un endroit vulnérable, une partie vitale du corps qui, si elle sřavère touchée par lřennemi, a de fortes chances de mener la victime au trépas116. Progressivement, la notion de kairos va se transformer et passer « du sens local de

114 Dans un collectif consacré au kairos, Phillip Sipiora rappelle la pluralité des sens donnés à cette notion antique : « Kairos is typically thought of as ‘timing’, or the ‘right time’, although its use went far beyond temporal reference, […]. A fundamental notion in ancient Greece, kairos carried a number of meanings in classical rhetorical theory and history, including ‘symmetry’, ‘propriety’, ‘occasion’, ‘due measure’, ‘fitness’, ‘tact’, ‘decorum’, ‘convenience’, ‘proportion’, ‘fruit’, ‘profit’, and ‘wise moderation’114. » Pour le cas qui nous intéresse, même si la notion de kairos déborde largement les frontières temporelles, nous allons nous en ternir principalement à la lecture du temps quřelle permet, un temps qualitatif, plutôt que quantitatif, un temps qui se cristallise dans le bon moment. Phillip Sipiora, « The Ancient Concept of Kairos », dans Phillip Sipiora et James S. Baumlin, dir., Rhetoric and Kairos : Essays in History, Theory, and Praxis, Albany, State of University of New York Press, 2002, p. 1. 115 Le kairos est présent en poésie, notamment chez Hésiode où il signifie « lřà propos » ; il est présent dans lřart de la rhétorique, où il peut insinuer le moment idéal pour placer lřargument qui convainc afin de séduire son auditoire ; il est présent dans lřart de la guerre, pour souligner le bon moment pour attaquer lřennemi. 116 Monique Trédé, op. cit., p. 30.

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« lieu critique » […] au sens temporel de « moment critique », qui triomphe au IVe siècle117 », comme le précise Monique Trédé. Lřapparition de la dimension temporelle de la notion converge avec le moment où les dieux perdent en importance et où lřhomme constate quřil nřest pas impuissant face au courroux divin. Lřêtre humain sent que rien nřest joué dřavance et quřil a une prise sur la gestion des événements et des crises.

Lřart médical qui se peaufine et se précise au cours de lřAntiquité avec un désir dřexactitude de plus en plus grand en matière de diagnostic, de pronostic et de thérapeutique, contribue grandement à étayer la définition de la notion de kairos, qui gagne ici toute sa dimension temporelle. La Collection hippocratique, qui contient une myriade de traités de médecine de lřAntiquité, recèle plusieurs occurrences du kairos. Une citation tirée du premier Précepte sřavère particulièrement intéressante pour comprendre lřusage de la notion dans lřart médical de lřAntiquité grecque : « Dans le temps est lřoccasion et dans lřoccasion un temps bref. La guérison se fait avec le temps, parfois aussi avec lřoccasion118. » Pour que la guérison advienne, il faut du temps certes, mais aussi une connaissance approfondie de la symptomatologie du patient afin que le thérapeute avisé puisse savoir à quel moment administrer le remède pour que la guérison sřensuive. Le kairos constitue cet instant clé où, si la panacée est donnée, le rétablissement du malade a les meilleures chances de sřeffectuer. Il constitue ce « temps bref » de lřoccasion où le règlement de la crise du corps devient possible. Il concerne non seulement la thérapeutique, mais aussi le pronostic ; comme le rappelle Monique Trédé, « il doit être défini en rapport avec le type de maladie, lřexamen de la constitution du malade, et de ses habitudes119. » La dimension temporelle est extrêmement puissante dans le kairos, qui suppose le temps idéal pour agir. Afin de (re)connaître cet espace temporel limité où le traitement a toutes les chances dřêtre efficient, il faut sans contredit un maître de lřart médical. Comme lřexplique Monique Trédé : « Quřils soient empruntés aux traités déontologiques ou aux grands traités médicaux, généralement rattachés à lřécole de Cos, tous ces textes confirment que la saisie du kairos, condition nécessaire à lřacte thérapeutique efficace, caractérise le praticien

117 Ibid., p. 83. 118 Trad. Littré modifiée, L. IX, p. 250 dans Ibid., p. 156. 119 Ibid., p. 185.

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expérimenté, le médecin maître de sa technè […] 120. » Il faut également saisir la fugacité du kairos ; agir trop tôt ou trop tard pourrait causer des dommages non négligeables et empêcher la guérison, comme le révèle cet extrait du Traité des Affections : « Chez les malades, quand vous donnez ce que vous donnez conformément à la maladie et à la complexion, le corps consomme le tout et nřéprouve ni manque ni plénitude. Si vous manquez la juste mesure soit dans un sens soit dans un autre, il y a dommage des deux côtés121. »

Lřétude de la notion de kairos dans lřart médical grec permet de mieux comprendre les variables qui conditionnent le moment opportun : une connaissance approfondie du terrain afin dřêtre à même de poser le bon pronostic, la présence dřun maître de sa discipline, dřun expert, afin de bien comprendre les nuances dudit terrain et un sens poussé de lřinstinct pour envisager le moment névralgique où il faut administrer le remède. Saisir le kairos, cřest amorcer la gestion efficace dřune crise. Dřoù lřintérêt de rattacher cette notion à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Quřest-ce que la Commission Laurendeau-Dunton sinon une enquête poussée du terrain des relations canado-québécoises par des maîtres de leur technè - les commissaires et aussi les experts de la recherche- afin dřendiguer la « crise canadienne » décrite dans le Rapport préliminaire paru en 1965 ? Il faut retenir que ce travail profond dřenquête et dřinvestigation en est un toujours à recommencer : « De même quřil nřest pas de « dose » universellement efficace pour lřadministration du remède, il nřest pas « dřopportunité » pour la prescription ; il nřy a pas de remède absolu122. » Cřest peut-être là une faille importante qui fait de la gestion de crise, comme de la guérison dřun malade, une entreprise aussi complexe que hasardeuse puisque de nouvelles données sřajoutent constamment et un terrain que lřon croyait bien connaître peut, en cours dřétude, apparaître sous un jour nouveau. Cřest exactement le cas du Canada des années 1960, qui est passé à la loupe par les commissaires et lřéquipe du Bureau de la recherche. Au départ, les données sur de multiples sujets relevant de lřhistoire, de la sociologie, de la démographie du Canada et du Québec sřavèrent bancales. Les

120 Ibid., p. 156. 121 Traité des Affections, dans Ibid., p. 169. 122 Ibid., p. 187.

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commissaires arrivent aux premières rencontres avec leur bagage, leur savoir, et leur représentation quřils se font du Canada, leur pays natal ou dřadoption. Toutefois, au fil des contacts avec les experts de la recherche, avec les citoyens lors des rencontres régionales, avec les 400 mémoires déposés, leur conception va sřenrichir et sřappuyer sur des données empiriques de plus en plus solides. Ce faisant, le terrain quřils croyaient connaître va se révéler à eux dřune autre manière. Ce fut pour eux tout un apprentissage.

Le kairos, cřest aussi une façon de comprendre le temps dřune autre manière que linéaire. À ce titre, les divinités grecques témoignent de cette différence : Kairos, dieu du moment opportun, se démarque du Chronos, dieu du temps. En fait, la divinité Kairos était incarnée par un éphèbe à la touffe de cheveux luxuriante et il fallait impérativement profiter de son passage furtif pour le saisir par la crinière. Comme le rappelle François Dosse : « La réussite dřune telle opération permettait dřagir efficacement, de maîtriser la situation en la prenant à pleines mains en son nœud, permettant un changement radical123. »

Les exemples mentionnés ci-dessus montrent comment la notion de kairos est présente dans lřAntiquité grecque ; en plus dřêtre incarnée par une divinité, elle devient paradoxalement encore plus essentielle au moment où lřhomme comprend quřil a une prise sur le cours des événements. Dřabord présente en médecine Ŕ qui a joué un rôle phare dans sa théorisation -, la notion de kairos sřétend tranquillement à dřautres champs 124 , notamment à lřhistoire et à la rhétorique. Hérodote, considéré comme lřun des pères de lřhistoire, ne laisse aucune place au kairos dans son œuvre. Le premier maître de cette discipline consacrée au temps racontait lřhistoire comme une épopée et les hommes qui figuraient dans son récit nřavaient que peu dřautonomie ; leur action était dictée par les oracles, par les divinités, bref, par des sources extérieures à la volonté humaine. Dřoù lřabsence de kairos. Chez Thucydide, cřest tout le contraire, comme le relate Monique Trédé : « les dieux sont les grands absents de lřhistoire de Thucydide où lřhomme est le principal moteur de lřaction, quřil sřagisse de chefs responsables ou de groupes humains Ŕ

123 François Dosse, Renaissance de l’événement, p. 2. 124 Afin de montrer à quel point la notion gagne du terrain, surtout à partir de la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C., Monique Trédé cite ce passage de Philoctète : « Le kairos qui décide de tout donne sur le champ pleine victoire. » Monique Trédé, op. cit., p. 191.

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armées, cités, peuples… 125 - Dans lřœuvre de Thucydide, ce qui détermine une action humaine efficace relève indéniablement du kairos126. Le concept de kairos est étroitement rattaché au temps de guerre et aux décisions prises dans de tels contextes de crise par les hommes dřaction Ŕ cřest-à-dire les chefs militaires qui sont aussi fréquemment des chefs politiques Ŕ qui, dans ces moments pénibles où le hasard est sans contredit au rendez-vous, doivent faire preuve de qualités intellectuelles indéniables, dřune connaissance aiguë du terrain, dřune compréhension raisonnée, ainsi que dřun calcul savant « des vraisemblances » pour déjouer les hasards et appliquer les bonnes mesures au bon moment pour assurer la victoire127. Pour acquérir ce savoir poussé, cette lecture éclairée du terrain, il faut un stratège qui soit maître de son art, « maître de sa technè 128». En effet, les récits de victoire de Thucydide mettent en scène des chefs qui sont capables de comprendre toutes les dimensions à même dřassurer la victoire à leurs troupes, soit une connaissance des conditions climatiques et de comment elles peuvent influer sur le rendement des troupes, une connaissance de la force de lřennemi, mais aussi de ses faiblesses, et une connaissance de ses propres effectifs129. Chez Pindare, lřapparition de la divinité kairos se fait dřailleurs toujours avec une percée lumineuse après le temps maussade, faisant du kairos cette seconde dřéternité où tout devient possible130.

Les exemples tirés de la collection hippocratique ou des œuvres de Thucydide sont certes lointains, mais ils révèlent des éléments essentiels à la compréhension de la notion de kairos, soit la dimension qualitative du temps qui devient, avec le kairos, le temps opportun, mais aussi la nécessité de la présence de stratèges dřune haute intelligence qui maîtrisent leur art pour bien saisir ce moment opportun. Dans la Commission Laurendeau- Dunton, les stratèges sont incarnés par les commissaires et il sřavère essentiel de comprendre leur bagage et leur carnet de route pour mieux saisir le sens de leur action pour gérer cette crise canadienne qui traverse les années 1960.

125 Ibid., p. 205. 126 Ibid., p. 206. 127 Ibid., p. 207. 128 Ibid., p. 209. 129 Ibid., p. 208. 130 Voir Gilbert Romeyer Dherbey, La parole archaïque, PUF, Paris 1999, p. 11-12.

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Présente en Grèce antique dans divers domaines, allant de la rhétorique131 à lřart de la guerre, la notion de kairos demeure relativement étrangère aux sciences humaines et peu exploitée en histoire. On la retrouve toutefois chez Bourdieu, notamment dans son Esquisse d’une théorie de la pratique, où il renvoie au kairos des sophistes Ŕ moment opportun pour servir lřargument qui convainc la foule Ŕ pour souligner lřimportance de la connaissance du moment opportun dřappliquer les règles, « de mettre en pratique un répertoire de recettes ou de techniques, bref de lřart de lřexécution par où se réintroduit inévitablement lřhabitus 132 », afin de fonder une pratique peu importe le domaine. Encore une fois, lřappropriation du kairos apparaît comme un art, quřil faut maîtriser afin dřagir au bon moment pour que lřaction soit efficiente.

En 1969, le philosophe américain John E. Smith publie un premier essai au sujet des différents aspects du temps entre kairos et chronos133. En 1986, il récidive avec « Time and Qualitative Time », afin de jeter un nouvel éclairage sur ces notions demeurées obscures depuis la Grèce antique et de réhabiliter lřusage du kairos, qui permet dřavoir une lecture plus riche et plus subtile du temps. John E. Smith souligne au passage le fait non négligeable de lřabsence du terme dans le Dictionnary of the History Ideas de Philip Weiner, et dans The Great Ideas : A Syntopicon, de Mortimer Adler134. La notion de chronos, somme toute linéaire et assez limitée, permet de répondre aux questions suivantes : depuis combien de temps ? Combien de fois ? Quel âge ? Or, dès que lřon sort de ces sentiers de la durée, de la quantité, le kairos apparaît pertinent pour répondre aux problématiques temporelles que lřon ne peut quantifier et qui demandent une lecture plus

131 Comme le souligne Sipiora, « Kairos was the cornerstone of rhetoric in the Golden Age of Greece. » Phillip Sipiora, loc. cit., p. 3. 132 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Éditions du Seuil, 2000 (1972), p. 301. Coll. « Points ». 133 Dans cet article de 1969, Smith souligne la sensibilité exemplaire des Grecs qui avaient le sens du mot juste pour décrire lřéventail riche du quotidien. Deux mots pouvaient qualifiaient le temps : chronos et kairos. Le kairos est le temps de lřopportunité, de lřoccasion, qui arrive et qui repart, « which marks the significant moments of historical action. » Voir John E. Smith, « Time, Times, and the « Right Time » ; Chronos and Kairos », The Monist, Vol. 53, no. 1, 1969, p. 1. 134 John E. Smith, « Time and Qualitative Time », The Review of Metaphysics, Vol. 40, No. 1 (Sep. 1986), p. 3.

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complexe des variables du temps. À quel moment agir ? Comment se traduit le moment opportun ? Voilà le type de questionnement auquel permet de répondre le kairos : « the term kairos points to a qualitative character of time, to the special position an event or action occupies in a series, to a season when something appropriately happens that cannot happen just at « any time », but only at that time, to a time that mark an opportunity which may not recur135. » Lřanalyse de Smith est intéressante à plus dřun titre parce quřelle milite pour une lecture qualitative du temps, mais également parce quřelle met en lumière tout le potentiel du kairos pour interpréter les événements historiques. En effet, lřhistoire ne sřarrête jamais à une conception linéaire du temps, il faut aller au-delà et se demander pourquoi cette séquence dřévénements est apparue à un moment plutôt quřà un autre. Il faut analyser les circonstances de telles actions, et saisir tout le croisement des possibilités qui ont permis le succès ou qui peuvent justifier lřéchec de certaines mesures. Ces moments où le temps semble sřaccélérer, où les actions sřenchaînent et les changements profonds adviennent, doivent attirer lřattention de lřhistorien et le kairos constitue un bon moyen de le sensibiliser à ces portes qui sřouvrent et se referment.

Sřattacher au kairos, cřest se demander comment certains événements sont arrivés, cřest sřinterroger sur le contexte qui en a rendu possible lřapparition, et cřest se questionner sur les différentes fenêtres dřopportunité qui se sont ouvertes à certains moments de lřhistoire. Cřest dépasser la chronologie pour voir si certains événements se sont déroulés hors du temps linéaire pour atteindre un moment qui a sa propre dimension temporelle, son « own temporal frame », pour reprendre les termes de Smith136 ou encore un transfert de la quantité à la qualité, pour reprendre un phénomène décrit par Hegel137. Pour illustrer ce phénomène, Smith fait une métaphore avec le vin qui, si on veut quřil atteigne la perfection en goût, doit être vieilli à point. Avant, cřest trop tôt. Après, trop tard138. Il y a donc cette dimension qualitative du temps qui signifie le bon moment, cette transition où les chiffres ne sont plus dřun intérêt particulier et où le temps ne se quantifie plus. Si Smith rappelle

135 Ibid., p. 4. 136 Ibid., p. 5. 137 G. W. F. Hegel, Bernard Bourgeois, L'Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Paris, Vrin, 2012. 138 John E. Smith, loc. cit., p. 9-10.

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dans son analyse lřimportance du chronos en histoire, où les balises temporelles demeurent un fondement essentiel pour aller plus loin, il souligne toutefois que le kairos permet cette analyse qui entre dans la dimension des opportunités : The important point is that the determination of that significance will involve recourse to all the kairoi or turning points in the historical order, the opportunities presented, the opportunities seized upon and the opportunities missed, the qualitative changes and transitions in lives of individuals and nations and those constellations of events which made possible some outcome that could not have happened at any other time139.

Cette analyse rencontre ici notre hypothèse qui lit la Commission Laurendeau- Dunton comme une pause réflexive, qui veut sřétablir en dehors des volontés de rendements effrénés exigées par le temps politique auquel fait référence Hartog. Cette pause réflexive a permis dřouvrir une fenêtre dřopportunité pour établir des ponts entre les différents groupes culturels du pays. Or, cette opportunité sřest évanouie, pour des raisons que nous analyserons ultérieurement. Le kairos appelle également à une lecture poussée du contexte dřapparition dřun évènement, qui consiste à dessiner les contours de ce « moment opportun » ; cřest ce que nous ferons dans la seconde partie de ce chapitre. Le kairos permet de dépasser la conception linéaire du temps pour aller étudier un terrain, ici une commission et pour étudier ses technè, ici la manière dřagir des dix commissaires. Il devient alors plus aisé de comprendre comment ces experts ont lu le terrain pour essayer de proposer des solutions visant lřamélioration des relations canado-québécoises. Malgré la fugacité de la notion de kairos, un lien indéniable se dessine entre elle et le souci de lřefficience de lřaction humaine140 : entrer dans le kairos, cřest tenter, pour lřêtre humain, de dominer le réel, dřavoir une prise sur le temps.

139 Ibid., p. 10. 140 Monique Trédé, op.cit., p. 20.

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II. DES ORIGINES DES TENSIONS À LA PRISE DE CONSCIENCE DES INTELLECTUELS DE LřIMPORTANCE DřÉTUDIER LA DUALITÉ CANADIENNE À LřAUBE DU PREMIER CENTENAIRE DU PAYS

Lřétude du kairos implique une connaissance approfondie du terrain et la reconstitution dřun univers de significations : cřest le cas dans lřart de la guerre, afin de savoir quand attaquer lřennemi afin dřéviter la défaite, cřest le cas également dans lřart médical, afin de choisir le moment idéal où le remède doit être administré au patient. Lřétude du kairos implique alors lřétablissement préalable du chronos, soit celui de lřémergence et du déploiement des tensions liées à la dualité canadienne.

Pour reprendre une métaphore omniprésente dans la littérature abordant le Canada, ici, le malade, cřest le pays. Un pays encore jeune au moment où éclot la Commission Laurendeau-Dunton ; un pays dřimmigration ; un pays où la dualité entre lřélément francophone et anglophone sřexprime parfois virulemment ; un pays traversé depuis sa naissance par des tensions vives et un vague à lřâme identitaire certain. Dans un article intitulé « Le Québec et la Confédération, jadis et maintenant », Ramsay Cook reprend une citation de Jean-Charles Bonenfant fort évocatrice du parcours canadien : « La plupart des nations ont été formées non pas par des gens qui désiraient intensément vivre ensemble, mais plutôt par des gens qui ne pouvaient vivre séparément 141 . » Il rappelle ici cette métaphore où le Canada et le Québec prennent le visage dřun couple uni par la raison et non par une volonté viscérale de vivre ensemble, union qui ne peut être dénuée de tensions comme en témoigne lřhistoire. Cette section du premier chapitre sřattache non seulement à retracer lřorigine du mal canadien, mais elle veut également explorer le contexte dřémergence de la Commission Laurendeau-Dunton, un contexte qui témoigne dřune curiosité universitaire accrue envers les tensions qui divisent les « deux peuples fondateurs ». Les années 1960, qui prennent place dans un contexte de quête identitaire face à lřeffacement dřanciens repères rattachés à lřimpérialisme, se veulent un temps dřarrêt pour penser le mal canadien et lřexaminer en profondeur.

141 Jean Charles Bonenfant, « LřEsprit de 1867 », dans la Revue d’histoire de l’ mérique fran aise, tome XVII, no. 1, juin 1963, cité par Ramsay Cook, Le sphinx parle français : un Canadien anglais s’interroge sur le problème québécois, Montréal, Éditions HMH, 1966, p. 59.

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2.1 Les origines dřune cohabitation houleuse : de la difficulté de composer avec la dualité culturelle

La ratification du Traité de Paris en 1763, soit deux siècles avant la mise sur pied de la Commission Laurendeau-Dunton, annonçait le début dřune cohabitation parfois houleuse entre francophones et anglophones dans les colonies britanniques dřAmérique du Nord. Les conflits furent légion, les tensions vives et les tentatives dřassimilation afin de mettre un terme à la dualité nřatteignirent pas leur but. La réconciliation, à laquelle peu dřhistoriens se sont intéressés, sřest difficilement taillé une place dans lřhistoire canadienne. Pourtant, elle fut bien présente, prenant souvent davantage la forme de discours sur la réconciliation que dřactions politiques réelles en faveur de la réconciliation. Lřhistoire du pays semble rythmée par une alternance entre entreprises de réconciliation entre les deux communautés culturelles principales et volontés de pacification, représentées surtout par un désir de certaines élites de mater la différence. Lřessayiste John Saul affirme quř « un observateur objectif peut reconnaître les origines de la réconciliation au Canada dans lřActe de Québec de 1774142. » Toutefois, même si les sujets dřorigine française jouissent dřune liberté religieuse accrue avec la promulgation de lřActe de Québec, la juriste Eugénie Brouillet rappelle que « lřensemble des mesures adoptées entre la Conquête et […] 1774 avait pour objectif leur assimilation lente et douce, mais bien calculée143. »

La donne nřest toutefois plus la même en 1791, où lřinstauration de lřActe constitutionnel assure aux sujets dřorigine française la reconnaissance juridique de leur souveraineté collective. Cet Acte se veut un pas consenti en direction de la réconciliation en reconnaissant la dualité canadienne à travers la création de deux assemblées législatives électives, une au Bas-Canada et lřautre au Haut-Canada. Les francophones, majoritaires au Bas-Canada, peuvent ainsi bénéficier dřun certain pouvoir politique. À la suite de lřépisode révolutionnaire de 1837-1838, la situation change et le désir dřassimilation afin de mettre un terme au problème de la dualité culturelle, source de tensions inépuisable, ressurgit,

142 John Saul, Réflexions d’un frère siamois : le Canada à la fin du XXe siècle, Montréal, Boréal, 1998, p. 281. 143 Eugénie Brouillet, La négation de la nation. L’identité culturelle québécoise et le fédéralisme canadien, Québec, Septentrion, 2005, p. 109. Coll. « Cahiers des Amériques ».

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appuyé par le rapport de Lord Durham qui recommande lřunion des deux Canadas afin de mettre un terme aux remous dans la colonie.

Lřexpression de la diversité culturelle sřavère toujours une problématique complexe dans les systèmes politiques et le Canada dut très tôt composer avec la présence dřune communauté francophone unie, désireuse dřêtre représentée dans lřespace public. Comme le souligne Ramsay Cook : « Since there was not one nation but two, the result was federalism144. » En effet, le choix de la fédération, système cherchant comme le rappelle François Rocher, « à concilier lřunité et la diversité au sein dřun espace politique ou dřune société donnés145 », sřimposait étant donné les différences marquées, notamment en ce qui a trait à la culture, à la langue et à la religion, entre les colonies désirant sřunir. Ainsi naquit le Canada, dřun compromis entre le besoin dřunité, afin de se tenir notamment face à la menace de lřannexion aux États-Unis, et le besoin de diversité, commandé surtout par la présence du Canada francophone, qui aspirait à lřépanouissement de son identité culturelle particulière.

La fondation du pays elle-même se fit dans un contexte de crise et dřabsence de convergence entre les conceptions de deux des Pères de la Confédération, John Alexander Macdonald, conservateur qui devint chef de la section haut-canadienne du gouvernement en 1856146, et Georges-Étienne Cartier, chef du Parti conservateur du Canada-Est. Tandis que Cartier articulait une conception « véritablement fédéraliste 147 » du régime politique canadien, cřest-à-dire une conception décentralisée permettant aux identités culturelles particulières de jouir de lřautonomie dont elles avaient besoin pour mûrir et se perpétuer, Macdonald projetait une conception différente du pays à bâtir, nettement plus

144 Ramsay Cook, Canada and the French-Canadian Question, Toronto, Macmillan of Canada, 1966, p. 175, cité par Eugénie Brouillet, op. cit., p. 142. 145 François Rocher, « La dynamique Québec-Canada et le refus de lřidéal fédéral », dans Alain G. Gagnon, dir., Le fédéralisme canadien contemporain : fondements, traditions, institutions, Montréal, Les Presses de lřUniversité de Montréal, 2006, p. 97. 146 Dictionnaire biographique Canada, « Macdonald, sir John Alexander », http://www.biographi.ca/fr/bio/macdonald_john_alexander_12F.html, consulté en juin 2013. 147 Eugénie Brouillet, op. cit., p. 128.

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centralisatrice, « voire unitariste148 ». La conception de Cartier était motivée par le désir de trouver un système permettant au Canada Est francophone de conserver sa couleur particulière, afin que celle-ci ne puisse se diluer dans le nouveau pays. Macdonald était guidé, quant à lui, par la volonté de donner au pays à naître un régime permettant « une identification toujours plus forte à une nation canadienne globale149. » Il était donc en faveur dřune forme de fédéralisme très centralisé. Déjà, à lřorigine de la Confédération, cohabitaient deux conceptions du fédéralisme véhiculées par des figures de proue du Canada Ouest et du Canada Est, une plus décentralisée et lřautre mettant de lřavant un gouvernement central fort. La conception de Cartier rallia le Canada francophone, désireux de voir sřépanouir sa culture particulière à lřintérieur de lřespace canadien, tandis que celle de Macdonald fut davantage prisée au Canada anglophone.

À partir du moment de sa fondation, le Canada sřest engagé sur la voie de la centralisation, voie qui sřaffirma avec la grande dépression des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale, où lřÉtat en vint à jouer un rôle de plus en plus décisif dans les domaines réservés aux provinces afin de protéger les déshérités. Cette affirmation de lřÉtat est par ailleurs fortement encouragée par le commissaire de Laurendeau-Dunton, Frank Scott, un des fondateurs de la Cooperative Commonwealth Federation (CCF) et un fervent militant pour la centralisation du fédéralisme, seule voie viable pour endiguer les affres de la crise150. Toutefois, la centralisation ne fit pas lřunanimité chez tous les groupes culturels du pays et les francophones du Québec se montrèrent plus critiques envers elle151. Ces derniers voulurent rapatrier des compétences leur permettant dřexprimer leur spécificité.

148 Ibid., p. 127. 149 Ibid., p. 125. 150 Voir Sandra Djwa, F.R. Scott. Une vie et Valérie Lapointe-Gagnon, « Jeter un pont entre les deux solitudes : le rôle de Frank R. Scott dans lřélaboration des politiques linguistiques au Canada, 1960-1984 », dans Marcel Martel et Martin Pâquet, dir., Légiférer en matière linguistique, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2008, p. 29-57. 151 La Commission Tremblay ou Commission royale dřenquête sur les problèmes constitutionnels du pays fut dřailleurs mise sur pied en 1953 par le gouvernement Duplessis pour répondre aux politiques centralisatrices de lřÉtat fédéral depuis les années de lřaprès-guerre.

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Tout cela témoigne de la profondeur des racines du mal canadien. Lřexpression de la dualité culturelle, revendiquée par les francophones et rabrouée par certains anglophones, mena à des affrontements qui constituent un des symptômes principaux de ce mal. Un autre symptôme du mal canadien réside dans la difficulté à définir les contours de la nation canadienne. Dès sa naissance, le pays fut aux prises avec une quête identitaire qui lřincita dřabord à vouloir se démarquer de son voisin, les États-Unis. Cřest un enjeu constant dans lřhistoire du Canada, de vouloir se forger une personnalité qui lui est propre.

2.2 Transfert de repères identitaires et volonté de trouver une voix spécifiquement canadienne

Dans les premiers temps suivant la Confédération, le référent identitaire par excellence était le rattachement à lřEmpire. Les institutions de lřEmpire constituaient une source de fierté nationale. Cet attachement permettait de se distinguer du voisin états-unien. Comme le souligne le sociologue Raymond Breton, ce nřest pas le fruit du hasard si la constitution du pays a été baptisée le « British North America Act »152. Cette nation en construction dans le Nouveau Monde, loin dřêtre en quête dřune identité nouvelle, nřincarnait quřun prolongement, une ramification des îles britanniques. Cette conception de la nation relève surtout du courant conservateur, alors influent au Canada. Comme lřexplique José Igartua : « the Conservatives and the government benches considered Canada a British country 153 » et les Canadiens comme des sujets de la couronne britannique. Lřidée de la nation véhiculée est donc principalement ethnique et basée sur une volonté de reproduire les institutions et le modèle anglais, représentés comme supérieurs. Comme le mentionne Igartua : « British and were of the same breed; the ethnic définition of national identity could not be clearer154. » Lřattachement à lřEmpire et à ses symboles sřavère puissant. Bien que le pays soit nord-américain dans sa géographie et son climat, il est définitivement britannique dans sa culture et ses traditions politiques : en témoigne notamment la fierté rattachée au parlementarisme, en témoignent également

152 Raymond Breton, « From Ethnic to Civic Nationalism : English Canada and Quebec », Ethnic and Racial Studies, Vol. 11, No. 1, Janvier 1988, p. 88. 153 José E. Igartua, The Other Quiet Revolution. National Identities in English Canada, 1945-1971, Vancouver, UBC Press, 2006, p. 21. 154 Ibid.

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lřattachement au personnage du gouverneur général et lřenthousiasme collectif à sřimpliquer dans les conflits impliquant la métropole sur le Vieux Continent. Il faut bien sûr nuancer cet enthousiasme qui nřest pas partagé par les francophones - ni par tous les anglophones -, qui furent réticents à sřengager dans la Guerre des Boers de 1889-1902155 ou encore dans les deux guerres mondiales. Tout ce qui implique un rapprochement trop grand avec les États-Unis, comme la volonté dřintroduire des ententes de libre-échange au début de XXe siècle exprimée par les libéraux, est considéré, par certains, notamment par les conservateurs, comme une ouverture à lřannexion. La peur de lřannexion, de se faire avaler par les États-Unis est présente chez certains responsables politiques du pays156. Le désir dřémancipation de la métropole britannique, qui sřest manifesté de manière éclatante aux États-Unis avec la Révolution américaine, est quasiment absent du côté du Canada anglophone. En fait, une bonne partie des Canadiens anglophones sont fiers de leur loyauté à la couronne qui permet de les distinguer de leur voisin. Là où prime la doctrine « life, liberty, and the pursuit of hapiness » chez les voisins du Sud, la doctrine « peace, order and good government » sřimpose au Canada où, mis à part les débordements de 1837-1838, il nřy a guère de culture révolutionnaire 157 . Le désir de se démarquer des États-Unis apparaît tôt dans lřhistoire du pays et les moyens pour y arriver sont notamment de conserver une parcelle dřEurope, plus particulièrement de la Grande-Bretagne, sur le Nouveau Continent.

Le contexte dřémergence de la Commission Laurendeau-Dunton est essentiel, puisque cette enquête sřinscrit dans une volonté du Canada de se nommer lui-même pour trouver sa place dans le concert des nations. Les années 1960 sont des années dřémancipation du Dominion, de perte dřanciens référents et de désir dřen trouver de

155 Le premier ministre Wilfrid Laurier se montra réticent à sřengager outre-mer : « The prime minister dit not believe that a young country should get into the military business, with its huge expenditure, and he dit not see why Canada should involve itself in the secondary wars in which England is always engaged. He also knew something of the opposition in French and even in English Canada, and hoped that it would be possible to stand aloof […] ». Voir Norman Hillmer and J.L. Granatstein, Empire to Umpire : Canada and the World to the 1990s, Mississauga, Coop Clark Longman, 1994, p. 19. 156 Il faut nuancer et souligner que la peur de lřannexion, bien quřelle soit un sujet constant dans lřhistoire du pays, nřest pas un sentiment partagé de tous. Certains rouges du Bas-Canada ont notamment flirté, à la suite de lřéchec des révoltes de 1838, avec lřidée dřune annexion avec les États-Unis. Voir Louis-Antoine Dessaules, Six lectures de l’annexion aux États-Unis, Gendron, Montréal, 1851. 157 Philip Resnick, Thinking English Canada, Don Mills, Stoddart, 1994, p. 29.

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nouveaux. Or, il peut sřavérer pénible de trouver des référents rassembleurs quand certains groupes culturels du pays sřéloignent les uns des autres.

À partir de 1867, le Canada restait un Dominion de lřEmpire britannique et nřavait, à ce titre, quřune mince marge de manœuvre dans certains domaines, notamment en matière de relations internationales. La Loi constitutionnelle de 1867 ne fait aucunement mention de la façon de gérer les relations internationales du Canada, puisque le Canada ne représentait pas une nation à part entière et que cette compétence spécifique relevait de lřEmpire. Le Canada sřexprimait donc sur la scène internationale à travers la voix de lřEmpire. Le Statut de Westminster de 1931, qui signe lřindépendance du pays, ne vint pas perturber complètement lřattachement au Royaume-Uni. La coupure politique est certes consumée en partie, mais la coupure émotive et symbolique nřest pas achevée. Dans les années qui suivent, mais surtout à la suite de la Deuxième Guerre mondiale 158 , deux tendances vont sřaffronter dans lřespace politique canadien : une en faveur du maintien des repères symboliques britanniques et une autre privilégiant un Canada nouveau, plus indépendant, mieux à même de refléter la diversité du pays159. Cette bataille identitaire va se cristalliser dans les années 1950 et 1960 au moment de trouver un drapeau et un hymne spécifiquement canadiens.

Dans les années 1950, le drapeau favori des Canadiens, comme en témoignent les résultats dřun sondage, demeure lřUnion Jack britannique160. Lřidée de créer un nouveau drapeau ne rallie que très peu de Canadiens161. En 1964, lřaffaire du drapeau monopolise les débats au Parlement pendant près de six mois. Comme le constate un observateur du temps : « It was […] one of the most controversial, heated, and emotion packed issues of

158 La Deuxième Guerre mondiale constitue un moment particulier dans lřaffirmation identitaire du Canada sur la scène internationale. Lui qui était habitué de suivre les commandements britanniques exige de jouer un rôle décisionnel accru. Voir Normann Hillmer et J.L. Granatstein, op. cit., 1994, p. 153-238. 159 Eva Mackey, The House of Difference : Cultural Politics and National Identity in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1999, p. 55. 160 Depuis la Confédération canadienne, le drapeau officiel du pays était le calque de celui de sa mère patrie, lřUnion Jack. Il y avait également un drapeau non officiel, le Red Ensign, mais celui-ci était autant lié à la Grande-Bretagne puisquřil correspondait au drapeau de la marine marchande britannique agrémenté du blason canadien dans un coin. Eva Mackay, op. cit., p. 55. 161 José E. Igartua, op. cit., p. 93-94.

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our time162. » Ces débats controversés révèlent la présence dřun antagonisme au Canada entre dřanciennes conceptions enracinées dans lřimpérialisme britannique et la présence dřune conception plus nouvelle, désireuse de projeter un Canada émancipé de ses anciens repères et en pleine capacité de se créer lui-même de nouveaux repères significatifs163.

LřUnifolié nřest introduit quřen 1965. Lřattachement à lřEmpire demeure et se ressent également lors dřun moment dřaffirmation du Canada sur la scène internationale en 1956 avec la crise du canal de Suez. À la dernière semaine du mois dřoctobre 1956, alors que tous les yeux du monde étaient rivés sur la révolution hongroise ou sur lřélection américaine opposant Eisenhower et Stevenson, Israël attaqua lřÉgypte avec un ultimatum lancé par lřAngleterre et la France pour la fin de lřoccupation du canal de Suez. Le 1er novembre, dans une session dřurgence, lřAssemblée générale des Nations Unies condamna les trois agresseurs. LřAssemblée choisit son camp lorsque les États-Unis réclamèrent le retrait immédiat des envahisseurs. La France et la Grande-Bretagne usèrent de leur veto pour invalider la demande des États-Unis. En somme, les envahisseurs récoltèrent peu de support : seules lřAustralie et la Nouvelle-Zélande ont appuyé la Grande-Bretagne. Pour sa part, Lester B. Pearson, alors ministre aux Affaires extérieures, savait que lřappui à la demande des États-Unis indisposerait lřAngleterre et la France. De plus, un cessez-le-feu serait inefficace sans dispositif permettant de le surveiller et de lřappliquer. Il sřabstint donc de voter, une tactique pour se donner du temps en vue de parachever son plan. Le message lancé à lřépoque par le premier ministre Louis Saint-Laurent en fut un dřindépendance. Il nřappuya pas la France et la Grande-Bretagne. Lester B. Pearson proposa de mettre en place un dispositif permanent de maintien de la paix.

Il est intéressant de noter que le rôle joué par le Canada dans le règlement de la Crise du canal de Suez fut davantage admiré par la communauté internationale quřà lřintérieur du pays. En effet, plusieurs Canadiens anglophones furent offusqués du fait que des leaders se soient opposés à soutenir la Grande-Bretagne. Et, lorsque vint le temps dřélire un nouveau Premier ministre canadien en juin 1957, cřest le Conservateur John D.

162 Eva MacKay, op. cit., p. 55. 163 Ibid.

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Diefenbaker qui fut élu plutôt que le libéral Louis Saint-Laurent, mettant ainsi fin à 22 années du mandat libéral.

Dans sa politique intérieure aussi bien que dans sa politique étrangère, le travail de redéfinition symbolique canadienne en est un relativement périlleux. Au fur et à mesure que le détachement avec lřEmpire se produisit, lřattraction des États-Unis se fit de plus en plus forte. Dans les années 1960, rien nřest réglé, bien au contraire. Un essai phare est publié en 1965 par le philosophe et historien George Grant, intitulé Lament for a Nation. Écrit sous le coup de la colère, comme lřavoua Grant quelques années plus tard, cet essai annonce la fin du nationalisme canadien. Selon Grant, le passage des libéraux au pouvoir depuis 1935 à Ottawa, avec leur volonté de se détacher des symboles de lřEmpire et leur politique anti- impérialiste, a anéanti les chances pour le Canada de se forger une personnalité propre et forte comme cřétait le cas autrefois. À ses yeux, le Canada est alors en voie de devenir un satellite des États-Unis. Le point de départ de lřessai est lřélection de 1963. Au cours de cette élection sřaffrontent deux politiciens aux conceptions diamétralement opposées.

Dřun côté, il y a le conservateur John Diefenbaker, au pouvoir depuis 1957. Cřest un fier conservateur, il est fidèle aux valeurs tories ; il est pro-Britanniques, fervent admirateur et partisan de lřEmpire et défenseur du Commonwealth. De lřautre côté, se trouve Lester B. Pearson, qui est loin dřêtre un novice en politique, ayant mené une carrière de diplomate au ministère des Affaires extérieures et siégé comme ministre des Affaires extérieures. Lester B. Pearson jouit dřune bonne réputation notamment en raison du prix Nobel de la paix qui lui a été décerné en 1957, à la suite de son travail lors du règlement de la Crise du canal de Suez. Un des grands enjeux qui marque cette élection, qui se fait avec la crise des missiles cubains comme toile de fond, constitue lřéquipement du Canada en nucléaire. Au départ, autant les libéraux que les conservateurs étaient contre lřarrivée du nucléaire au Canada. Toutefois, devant les pressions des États-Unis, le libéral Pearson finit pas céder sur la question de lřarmement nucléaire et remporta les élections164. Cřest le fait dřavoir plié lřéchine devant les États-Unis qui font dire à Grant que le Canada ne pourra pas longtemps survivre en adoptant cette attitude et quřil finira par perdre sa spécificité et par

164 Norman Hillmer et J.L. Granatstein, op. cit., p. 256-264.

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sřaméricaniser. André Laurendeau, codirecteur de la Commission, va plaider dans un éditorial pour que le Canada évite de se salir les mains et demeure là où il appartient, dans le camp prestigieux des neutres. Son éditorial, paru au moment de la campagne électorale opposant Diefenbaker et Pearson en avril 1962, traduit le climat dřinquiétude de lřépoque où le Canada anglophone se sent de plus en plus impuissant devant ce qui apparaît comme une inévitable intégration économique avec les États-Unis :

Que peut le Canada contre la course aux armements nucléaires ? Dřabord et surtout les refuser chez lui. Refuser dřentrer, même indirectement, et à la façon dřun satellite dans le club atomique. Garder son prestige auprès des neutres. […] Quant au second problème, on dirait quřil consterne le Canada anglais, au point de le réduire à lřinaction. Sommes- nous condamnés à la dépendance économique ? Avons-nous définitivement perdu les leviers de commande (ce « nous » est de politesse, je songe à ceux qui dominaient hier, dont le Canada français nřétait pas) ? 165

Lřenjeu de lřaméricanisation du Canada sřinscrit dans lřair du temps, surtout avec lřapparition sur lřéchiquier économique dřun Marché commun européen auquel la Grande- Bretagne est tentée dřadhérer. Ce marché met en péril les collaborations économiques entre le Canada et son ancienne patrie et forcerait un rapprochement encore plus marqué avec le voisin du Sud. Lřannexion constitue donc, dans les années 1960, une réalité qui paraît inévitable aux yeux de certains observateurs et qui est même souhaitée par de nombreux Canadiens qui peinent à se remettre du « débat hémorragique sur le drapeau » et des éternelles querelles parlementaires166. Le Canadien maintenant anglophone est plus que jamais, à lřépoque, dépeint comme un adolescent en crise, qui se cherche et peine à trouver ses repères. Dans The Vertical Mosaic, John Porter soutient que le Canada de lřépoque vit deux réalités, dřun côté il y a les « Français » qui luttent pour préserver leur identité, et de lřautre, les non-Français qui la cherchent167. Dans Mon pays, le Québec ou le Canada, Solange Chaput-Rolland se représente lřanglophone comme impuissant devant le travail

165 André Laurendeau, « Aux prochaines élections, le Canada va jouer sa peau », dans Ces choses qui nous arrivent : chronique des années 1961-1966, Montréal, Éditions HMH, 1970, p. 65. 166 Comme le souligne Gérard Bergeron, une enquête du MacLean’s Magazine menée en 1964 révèle des résultats « effarants : 29 % des Canadiens (dont, de façon inattendue, 33 % de Québécois, et, de façon prévisible, 39 % de Maritimers habitant les provinces de lřAtlantique économiquement défavorisées) désireraient passer sous la houlette de lřoncle Sam ! » Gérard Bergeron, Le Canada français après deux siècles de patience, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 48. Coll. « LřHistoire immédiate ». 167 Solange Chaput-Rolland, Mon pays, Québec ou le Canada, Montréal, Cercle du livre de France, 1966, p. 82.

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identitaire quřil doit entreprendre : « Lřanglophone, cřest également un individu solidement assis dans un présent qui lui échappe. Cřest un homme, ayant férocement peur de lřindépendance, qui dřinstinct se tourne vers une autre puissance dès quřil sent sa sécurité menacée168. » Comment trouver une couleur particulière à lřidentité nationale canadienne, comment lui tracer son propre chemin, sans que celui-ci ne se superpose à ceux, déjà bien connus, de lřEmpire et des États-Unis ? Comment assurer la pérennité du Canada ? Les années 1960 furent fertiles en questionnements et en pistes de réponse. La Commission Laurendeau-Dunton naît de ce désir de définir les contours de cette identité canadienne, mais elle participe également à trouver des pistes de réponses, qui se veulent des remèdes au mal canadien.

Le climat des années 1960 en était un particulier. Deux vents contraires semblaient souffler ; il y avait à lřépoque autant une vague dřangoisse quant aux possibilités dřavenir du pays quřun sentiment positif que les choses pouvaient changer si des responsables politiques décidaient de faire du sort du Canada leur cheval de bataille 169 . Loin des multiples barrières politiques, administratives ou économiques érigées aujourdřhui sur le chemin des mandarins qui aspireraient à donner une autre teinte au paysage politique, il y avait un sentiment que les transformations de lřÉtat encore jeune étaient possibles et quřelles nřexigeaient quřun groupe restreint de conseillers inspirés170. Lřinquiétude était présente, mais elle était contrebalancée par une certitude, partagée par certains, que lřordre des choses nřétait pas figé. Cette inquiétude était alimentée certes par les errances identitaires du Canada anglophone, mais également par une prise de conscience progressive quřil se dessinait au Canada une crise intérieure, cette crise étant en partie nourrie par le mur toujours plus haut qui se dressait entre le Canada anglophone et francophone. Avec

168 Ibid. 169 Cette représentation du Canada des années 1960 comme un espace où les changements politiques sont possibles est présente notamment chez lřhistorien Bryan Palmer, dans Canada’s 1960s, chez lřhistorien J.L. Granatstein, dans The Ottawa Men, et chez le politologue Kenneth McRoberts dans Un pays à refaire. 170 J. L. Granatstein relate avec nostalgie lřesprit différent qui régnait à lřaube des années 1960 : « The Ottawa Men, therefore, tells the story of a very different time than today’s. It was a period of growth and optimism, a time of expanding horizons and near-religious fervour to improve the lot of ordinary Canadians and establish Canada’s place in the world. It was a period when a small country could be dramatically changed by the efforts of a few public servants working hand in hand with their political masters. It was a better time. » J.L. Granatstein, The Ottawa Men. The Civil Service Mandarins, 1935-1957, Toronto, University of Toronto Press, 1998 (1982), p. xiii.

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lřarrivée du souverainisme et dřun Québec plus confiant et revendicateur dans les années 1960171, les parois devenaient de plus en plus infranchissables. Le Québec était assoiffé de reconnaissance ; une reconnaissance sur la scène politique fédérale, où peu de premiers ministres avaient nommé de francophones à la tête de ministères de prestige, une reconnaissance auprès de lřélément anglophone où même les journaux anglais du Québec ne faisaient que peu de cas de la réalité francophone de leur province au début des années 1960172.

2.3 Apparition de la dualité canadienne comme objet dřétude dans les années de lřaprès- Deuxième Guerre mondiale

Des intellectuels voulurent attirer lřattention sur ce problème, qui faisait en sorte que « deux solitudes » sřétaient lentement enracinées en sol canadien. Ils militaient pour que les canaux de communication entre ces « deux solitudes » soient rétablis pour endiguer dřéventuelles tensions. Si la prise de conscience de cette crise intérieure se concrétisa dans les années 1960, elle point bien avant et sřexprime en littérature notamment avec la publication du roman emblématique de Hugh MacLennan, Two Solitudes, en 1945. Elle sřexprime également à travers une volonté universitaire de sortir de lřombre certains sujets demeurés occultés par la recherche, qui avait contourné la question : « Quřest-ce que le Canada ? et Comment se traduisent les échanges entre anglophones et francophones pour bâtir un pays commun ? »173. Un examen de conscience fertile devient alors une nécessité. Ainsi, dans la période de lřaprès-Deuxième Guerre mondiale, émerge la volonté, dans quelques cercles universitaires canadiens, dřétudier de manière objective les relations entre les anglophones et les francophones du Canada. Apparaît également la nécessité de

171 Progressivement, les Québécois se regardent avec de plus en plus de fierté. Comme le souligne Solange Chaput-Rolland : « nous ne sommes plus les clients pauvres de la Confédération, les citoyens démunis à tolérer, mais une force avec laquelle il est désormais bon de compter. » Solange Chaput-Rolland et Gwethalyn Graham, Chers ennemis, Montréal, Éditions du Jour, 1963, p. 17. 172 Ibid. 173 Lřouvrage collectif La dualité canadienne souligne ce phénomène qui fait en sorte quřun examen de conscience profond reste à faire au mi-parcours du XXe siècle : « Dans le passé, tant les Canadiens français que les Canadiens anglais se sont étrangement abstenus dřobserver de près la nature des rapports qui les unissent dans une symbiose nationale. » Mason Wade et al., La dualité canadienne. Essais sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais / Canadian Dualism. Studies of French-English Relations, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, University of Toronto Press, 1960, p. xxiii.

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repenser ces relations entre les deux communautés culturelles principales afin que la dualité, thématique récurrente à lřaube de la mise sur pied de la Commission Laurendeau- Dunton dans la littérature, soit mieux respectée.

En 1945, le Conseil de Recherche en Sciences Sociales du Canada demanda à un comité dřexperts de définir si une telle étude sur lřétat des relations canado-québécoises pouvait être envisageable. La réponse affirmative donna naissance à un comité formé de trois professeurs chargés dřélaborer un projet précis dřenquête: Jean-Charles Falardeau, Arthur Lower et B.S. Keirstead. Lřexpérience, qui devait mener à une étude exhaustive de « lřhistoire récente du « mariage de raison » canadien ; [des] conditionnements écologiques et démographiques des relations sociales ; [des] institutions et [des] partis politiques en tant que cadres dřaffrontement, de discussion et de compromis ; [des] processus de la vie économique ; [des] échanges socio-culturels et [des] conséquences psychologiques résultant de la distance sociale, des contacts et des tentatives de communication174. », fut parsemée dřembûches. Comme en témoigne Jean-Charles Falardeau, lřélan dřexaltation joyeuse des débuts sřévanouit devant la dure réalité de lřampleur de la tâche : « ce qui se passa durant les mois, durant les années qui suivirent, ressembla davantage à une comédie italienne quřà une symphonie minutieusement prévue 175. » Ce projet dřétude des deux cultures, nommé Comité pour lřétude des deux cultures ou « Committee for Biculturalism » dans la langue Shakespeare, qui était né dans les années dřaprès-guerre, dut en cours de route réviser ses objectifs et se résoudre à un projet plus modeste.

La raison de cette révision à la baisse des ambitions initiales repose en partie sur lřétat relativement pitoyable de la recherche sur le sujet. Cet état était tel que la multiplication de collaborateurs de haut calibre, parmi lesquels se trouvaient Harold Innis, mentor du projet, John-E. Robbins, « le discret magicien du Conseil de Recherches en Sciences humaines », et M. K. Kaye Lamb, le directeur des Archives nationales, ne suffit pas à sortir ce projet de sa léthargie. Falardeau explique les hauts, mais surtout les bas de ce projet prometteur : « Six années sřécoulèrent ainsi, ponctuées dřarrivées et de départs, de

174 Ibid., p. vi. 175 Ibid.

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démarrages et de retraites. À lřhiver 1954, nous dûmes reconnaître que notre plan original était téméraire dans lřétat actuel de la vie académique canadienne. Il fallait renoncer à notre vaste plan dřenquête et restreindre notre effort à une tentative plus modeste et plus immédiatement réalisable176. » Lřétude en profondeur fut donc abandonnée au profit dřune étude plus impressionniste, basée sur lřétat des recherches du moment et les avancées personnelles de chacun des collaborateurs en ce qui a trait aux relations entre Canadiens anglophones et francophones selon leur champ de compétences. « Dira-t-on que la montagne a enfanté dřune souris ? », sřinterroge Jean-Charles Falardeau 177 . De brèves synthèses furent commandées aux auteurs et cřest le professeur américain Mason Wade qui dirigea le collectif. Lřouvrage parut finalement en 1960 réunissant 20 contributeurs, parmi lesquels se trouve notamment Frank Scott.

Rédigé en français et en anglais, selon la langue maternelle de ses contributeurs, La dualité canadienne/Canadian Dualism constitue sans doute lřun des premiers reflets tangibles de lřimportance nouvellement accordée à la dualité et aux études en matière de bilinguisme et de biculturalisme. Si les contributeurs ont éprouvé des difficultés insurmontables à concrétiser leurs ambitions initiales, il nřen reste pas moins que des germes furent semés et que, sous lřimpulsion de ce comité de recherche, lřétude des relations entre les deux communautés culturelles principales du Canada devint, au début des années 1960, un sujet dřintérêt dans plusieurs universités et centres de recherche. Jean- Charles Falardeau souligne, dans la Préface de La dualité canadienne/Canadian Dualism, les plus importants projets se rattachant au champ des relations canado-québécoises parmi lesquels se trouvent : les recherches sur les composantes psycho-sociales des relations inter-ethniques poursuivies sous la direction du P. Noël Mailloux o.p. par lřInstitut de Recherches en Relations humaines de Montréal ; lřenquête sur les perspectives culturelles de lřenseignement élémentaire canadien-français entreprise, depuis quelques années, par lřÉcole de Pédagogie de lřUniversité Laval. À ces travaux de longue haleine il faut ajouter de nombreuses études subventionnées par le Comité psychologique et sociologique de Recherche pour la Défense, en particulier celles des professeurs J. M. Blackburn et Andrew Kapos de lřUniversité Queenřs, et les travaux exécutés

176 Ibid. 177 Ibid., p. vii.

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pour le compte des Laboratoires médicaux du Conseil de Recherche pour la Défense par les professeurs David N. Solomon et Jacques Brazeau178. »

Autant dans lřinquiétude qui imprègne lřair de temps que dans lřébullition intellectuelle suscitée par le sujet des relations canado-québécoises, se traduisent des indices de la présence dřun kairos dans les années 1960 pour donner naissance à une vaste enquête comme la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Le projet du Comité sur lřétude des deux cultures ne fut pas une tentative unique de compréhension de lřétat des relations entre les « deux grands partenaires 179 » du Canada. Dřautres initiatives du genre prirent forme à partir des années 1940 pour culminer à un paroxysme dans les années 1960, où la volonté de rapprocher les « deux solitudes », à travers lřétude universitaire des relations entre les deux groupes, sřaffirmait de manière de plus en plus marquée.

Un autre ouvrage, quelque peu différent et aux intentions sans doute plus modestes que La dualité canadienne, parut lřannée suivante, unissant lui aussi des voix anglophones et francophones pour discuter de lřavenir du Canada, mais dans une perspective plus sociale. Il sřagit du collectif Social Purpose for Canada180, qui réunissait plusieurs acteurs de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, notamment le directeur à la recherche de la Commission, Michael Oliver, le commissaire Frank Scott et le chercheur Kenneth McNaught. Ce collectif est particulièrement rattaché aux intellectuels gravitant autour de la Cooperative Commonwealth Federation, dont certaines figures de proue cherchaient, dans les années 1960, des façons de trouver une voie commune pour les Canadiens anglophones et francophones qui semblaient plus que jamais emprunter des chemins contraires. Parmi les membres du CCF, Frank Underhill sřinquiétait du fait que les Canadiens fassent leur entrée dans un siècle nouveau sans être confiants à propos de la nature de leur identité181. Il pensait quřune solution à explorer consistait à redonner vie à une conception idéalisée du Canada, vu comme le fruit dřune collaboration équilibrée entre

178 Ibid., p. vii-viii. 179 Ibid., p. v. 180 Voir Michael Oliver, dir. Social Purpose for Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1961, 472 p. 181 Frank Underhill, cité par Bryan Palmer, op. cit., p. 13.

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anglophones et francophones182. La dualité était non seulement pensée, elle était envisagée comme remède efficient au mal canadien et ce, non seulement par les francophones qui avaient contribué à porter cette conception, mais également par les anglophones qui y voyaient un moyen dřentrer sereinement le deuxième siècle de lřexistence du pays. Pour Frank Underhill, les élans revendicateurs des nationalistes québécois nřétaient pas infondés ; il fallait composer avec cette nouvelle donne, comme le relate Bryan Palmer qui sřappuie sur les Massey Lectures prononcées par lřintellectuel en 1963 : « Underhill’s 1963 Massey Lectures pleaded that they be posed in a moderate language of reciprocity and mutuality, accenting what had been and what could be accomplished in the togetherness of the two linguistic groups183. »

Le Congrès des Affaires canadiennes reprit des questionnements similaires à George Grant et sřintéressa à la question de la survie du Canada dans le contexte de la montée en puissance des États-Unis en suscitant des études sur cette problématique qui prenait place dans un espace canadien divisé. Ces études, qui témoignent dřune inquiétude quant à lřavenir du pays, furent publiées dans la collection « Congrès des Affaires canadiennes » aux Presses de lřUniversité Laval à partir de 1961. Cette collection, issue de congrès tenus dans le milieu universitaire et réunissant elle aussi autant des voix anglophones que francophones telles que celles de Jean Marchand, de John Holmes, dřEric Kierans, de Gérard Bergeron et de Paul Gérin-Lajoie, produisit plusieurs ouvrages au début des années 1960. Elle regroupe notamment les titres suivants : Le Canada, expérience ratée…ou réussie ?, 1961, L’économie canadienne : où allons-nous ?, 1962, Les nouveaux Québécois, 1963, et La dualité canadienne à l’heure des États-Unis, 1965. Dans lřavant- propos de ce dernier ouvrage, Raymond Morel, le président du IVe Congrès des Affaires canadiennes, rappelle le rôle du congrès et sa volonté de documenter les problèmes que traverse le pays. Dans cette allocution, la notion de dialogue entre les deux nations est perçue comme un palliatif aux maux canadiens : Depuis sa création, le Congrès des Affaires canadiennes a voulu favoriser le dialogue des deux nations canadiennes sur un plan dřégalité rigoureuse. Cřest ce qui a encore été tenté au cours de ce quatrième congrès.

182 Ibid., p. 13. 183 Ibid., p. 13.

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Le problème fondamental pour tout pays réside dans son existence même comme collectivité poursuivant des intérêts propres, vivant dřune économie et dřune culture quřil a faites siennes par des efforts soutenus. De ce point de vue, le Canada nřa dřexistence que dans lřesprit des géographes. Rien, jusquřici, nřa pu faire que les Canadiens se rejoignent dans des convictions communes, que des liens indéfectibles les unissent, bref, quřils aient claire conscience de leur raison dřêtre.

Car enfin, pourquoi être Canadiens quand tout en nous et autour de nous parle américain ? Notre politique étrangère, notre économie, nos syndicats, nos modes de vie reflètent lřomniprésence américaine chez nous comme nulle part ailleurs.

Cřest en somme, notre question : à quand le Canada aux Canadiens ?184

Cet avant-propos se veut particulièrement éloquent quant au contexte dans lequel prend forme la Commission Laurendeau-Dunton, un moment où les élites intellectuelles, les universitaires plus particulièrement, mais aussi des responsables politiques, prennent conscience du problème canadien ; un moment où ils aspirent à redonner le Canada aux Canadiens, à trouver des référents communs forts pour éviter que le pays nřéclate et ne se dissolve dans la somme américaine. « Le Canada nřa dřexistence que dans lřesprit des géographes », voilà une phrase-choc qui résume en un trait de lumière le climat dřincertitude des années 1960. Ce climat est nourri par le besoin des intellectuels et des responsables politiques de réaffirmer le nationalisme canadien pour consolider lřexpérience canadienne à lřaube de son premier centenaire. Devant le nouveau rôle quřoccupe le Canada sur la scène internationale et devant les préoccupations nouvelles quant au transfert de pôles dřinfluences qui passent progressivement de lřEurope aux États- Unis, les élites canadiennes sentent un besoin de sřinterroger sur le passé et le présent du pays pour construire un avenir meilleur. Certes, lřavant-propos dont il est question ici est publié une fois la Commission Laurendeau-Dunton mise en branle, mais il témoigne des doutes que soulève la possible pérennité de lřexpérience canadienne et du besoin dřagir avant quřil ne soit trop tard. Le ton de lřouvrage se fait souvent pessimiste et le spectre de lřannexion est brandi par plusieurs experts. André Patry se questionne notamment sur la volonté des Canadiens de conserver lřindépendance de leur patrie et souligne le comportement paradoxal des responsables politiques et des élites financières qui signalent les dangers de lřannexion, mais nřagissent pas en conséquence :

184 Raymond Morel, « Avant-propos », dans La dualité canadienne à l’heure des États-Unis, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, 1965, p. 5. Coll. « Congrès des Affaires canadiennes ».

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Je me demande combien de Canadiens tiennent vraiment à lřindépendance du Canada, voire à son existence. Le gouvernement et le monde des affaires attirent régulièrement lřattention du public sur les dangers que comporte notre énorme dépendance vis-à-vis la République américaine. Mais ce sont ces mêmes milieux qui font appel à New York ou à Washington dès que lřéconomie canadienne a besoin dřun stimulant […]185.

Jean-Charles Bonenfant y va lui aussi dřune prédiction relativement sombre quant à lřavenir de lřindépendance du pays : Aussi, complétant par une prospective le tableau historique quřon mřavait demandé de tracer, je me demande si le dernier chapitre de notre histoire canadienne ne sera pas lřannexion, une annexion qui est dřailleurs commencée en une foule de domaines et dont la phase politique ne serait pas aussi tragique quřon le croit à une époque où bientôt, je lřespère, vont sřeffacer lentement tous les fétiches qui nous passionnent et nous divisent : les souverainetés, la Couronne, le drapeau, la nation, et même la patrie, la patrie artificielle, pour ne laisser survivre que des hommes appliquant à leur vie en commun des normes raisonnables quřils utilisent ailleurs et recouvrant à des institutions inédites et souples qui conviendraient aux besoins de notre époque186.

La question de la biculturalité canadienne est également abordée dans ce collectif et mentionnée notamment par le politologue et diplomate John Holmes, qui, dans son intervention, prône une plus grande indépendance du Canada par rapport aux États-Unis, et amorce sa présentation avec une nuance relevant la pluralité des visages du Canada anglophone. Il se défend, en tant quřanglophone, de prôner lřuniculturalisme ou le multiculturalisme : I was asked to express my own views and the view of English Canada. You will have my own, but I do not pretend to be speaking for English Canada because, happily for the health of this country, there is no monolithic corpus called English Canada and views on this subject cut accross ethnic divisions. (In case you think that is intended as a plea for a unicultural or a multicultural Canada, I assure you at this early stage that I believe – and always have believed- in the bicultural and, if you like, bi-national basis of the Canadian polity187.

Le collectif se conclut par la présentation de Paul Gérin-Lajoie qui souligne que lřavenir du pays passe par lřexpression de sa dualité : « Dans mon esprit, le Canada à lřheure des États- Unis doit donc avant tout, comme vous avez eu raison de le signaler par la thèse de votre congrès, se concevoir comme « dualité canadienne ». « Le Canada à lřheure des États-

185 André Patry, « La dualité canadienne et les relations canado-américaines », dans Ibid., p. 22. 186 Ibid., p. 29. 187 John Holmes, « Alliance and Independance », dans Ibid., p. 53.

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Unis » doit être, de toute évidence, est, dans le sens que je viens de le décrire, un Canada à lřheure du Québec188. »

La dualité comme panacée devient une thématique récurrente ; elle est également présentée, quelques années plus tôt, dans un ouvrage de lřéditeur Albert Lévesque189, La dualité culturelle au Canada. Hier, aujourd’hui et demain, qui fait un récit de la trame historique de cette dualité pour en venir à la conclusion quřelle nřexiste pas dans le Canada de la fin des années 1950 et quřelle devrait être rétablie pour assurer la survie du pays :

La solution que je propose, cřest celle dřun Canada bi-culturel, cřest-à-dire celle dřun Canada où la culture française et la culture anglaise posséderont les mêmes moyens de se développer parallèlement sur tout le territoire canadien par- dessus les frontières provinciales, cřest-à-dire la PARITÉ dans la DUALITÉ CULTURELLE. Actuellement, cela nřexiste pas au Canada190.

Lévesque prétend que la solution quřil propose nřest pas le fruit dřune interprétation teintée de pessimisme ou dřoptimisme. Elle sřappuie plutôt sur une interprétation objective reposant non pas sur lřétude du passé tumultueux des relations canado-québécoises, mais plutôt sur des données froides, cřest-à-dire des statistiques cueillies dans le recensement de 1951, qui témoignent de la nette prééminence de lřanglais et du français comme langues maternelles des Canadiens191. Devant de tels chiffres, nul ne peut nier, selon Lévesque, lřimportance du français et de lřanglais et « il nřy a pas dřhésitation possible : deux langues sřimposent pour lřhominisation des esprits que la fécondité des familles fera surgir en sol canadien : la langue anglaise et la langue française, langues prépondérantes et qui, au surplus, se trouvent être celles des deux groupes pionniers dans lřhumanisation du pays entier 192 . » Lévesque souligne au passage lřétat actuel des choses déséquilibré au

188 Paul-Gérin Lajoie, « La dualité canadienne à lřheure du Québec », dans Ibid., p. 132. 189 Albert Lévesque est le premier éditeur professionnel au Québec et il va, à travers ses presses, donner une voix à la relève et aussi à des personnalités bien établies telles quel Lionel Groulx et Jean Bruchési. Voir Jacques Michon, L’Édition littéraire en quête d’autonomie : Albert Lévesque et son temps, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 1994. 190 Albert Lévesque, La dualité culturelle au Canada. Hier, aujourd’hui, demain, Montréal, Les Éditions Albert Lévesque, 1959, p. 207. 191 En effet, « sur 14 millions dřhabitants canadiens, 8 millions déclarent la langue anglaise comme leur langue maternelle ; 4 millions la langue française ; et 2 millions déclarent se partager entre 30 langues maternelles différentes. Ibid., p. 207. 192 Ibid., p. 208.

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désavantage des Canadiens français en raison de la « révolution centralisatrice » que poursuit le Canada anglophone depuis les vingt dernières années193. Le remède prescrit passe par lřenseignement, un enseignement soustrait de lřÉtat et de lřÉglise, qui serait remis entre les mains des familles, seules gardiennes de la langue maternelle. En outre, il suggère une refonte de lřarticle 93 de la Constitution :

« pour réhabiliter la Famille-École dans sa mission propre, cřest donc lřarticle 93 de lřActe de 1867 quřil importe dřabroger entièrement, pour le remplacer par un nouvel article 93 destiné à créer une troisième puissance juridique, non pas politique celle-là […], mais douée du pouvoir exclusif de réglementer et de régir lřenseignement, au Canada, sur tout le territoire canadien, par-dessus les divisions provinciales194. »

Il conclut en soulignant lřimportance pour le Canada de se soumettre à un examen de conscience, lui qui prône sur la scène internationale la paix mondiale, et qui paradoxalement vit à lřintérieur de ses frontières une « guerre de nerfs aussi prolongée »195. Le discours de Lévesque, très critique envers le Canada anglophone, est intéressant dans la mesure où il se veut un autre exemple de la nécessité de repenser les relations entre anglophones et francophones.

Le désir de rétablir des ponts trop longtemps levés entre les communautés anglophones et francophones se cristallisa aussi dans des discours plus personnels, avec lřémergence dřouvrages de dialogues mettant en scène des anglophones et des francophones. Cřest ainsi que paraît en 1963 Chers ennemis : une Canadienne anglaise et une Canadienne française se disent leurs quatre vérités, un dialogue entre Solange Chaput- Rolland et Gwethalyn Graham. Les deux femmes sont présentées sur le quatrième de couverture avec leur photo respective, séparées par une ligne pointillée qui marque cette frontière susceptible dřêtre franchie entre la « Canadienne anglaise » et la « Canadienne française » (voir annexe 2). Lřimportance du dialogue entre anglophones et francophones est mise en lumière dès la préface. Les auteures y voient même un exercice salvateur et porteur dřespoir pour un avenir sous le signe de la réconciliation entre les deux partenaires : Le dialogue est une des préoccupations les plus grandes des sociétés démocratiques et nous semblait quřil pourrait émerger quelque chose de valable de nos

193 Ibid., p. 226. 194 Ibid., p. 221. 195 Ibid., p. 227.

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conversations. Ces lettres, écrites à Saint-Jérôme, à Montréal et à Paris, nous ont permis de comprendre la portée de cette pensée de Jean Le Moyne : « Mon héritage français, je veux le conserver, mais je veux tout autant garder mon bien anglais et aller au bout de mon invention américaine. Il me faut tout ça pour faire lřhomme total. » Si un jour les Canadiens anglais et les Canadiens français récoltent les richesses incommensurables que leur offre une culture située au carrefour de Molière, de Shakespeare et de Melville, ils réaliseront leur plénitude dřêtre. Ce livre désire simplement aider à supprimer le rideau de préjugés qui en ce moment divise les Canadiens entre eux, entrainant ainsi un risque de suicide national.

Les deux femmes se sont rencontrées lors dřune action commune menée de front par des francophones et des anglophones en décembre 1962 alors quřune escouade de « Canadiens de tous les milieux, représentant officiellement les deux groupes ethniques du Canada196 » sřétaient réunis au Parlement pour remettre un mémoire à Howard Green et convaincre les ministres de ne pas sřengager dans le nucléaire. Cřest donc le fruit de cette amitié récente entre deux femmes qui donna lieu à la publication de ce dialogue que représente Chers ennemis, ouvrage à la fois publié en anglais, chez MacMilan Company of Canada Limited et en français, aux éditions du Jour. Dès les premières pages du dialogue, Gwethalyn Graham souligne à quel point les rencontres entre les deux communautés culturelles principales se font rares et débordent quasiment du cadre de la bienséance : Je ne peux mřexpliquer mieux quřen disant que vous êtes la première Canadienne française qui mřait invitée chez elle depuis vingt ans. Oh ! Je rencontre des Canadiens français de temps en temps, bien entendu, généralement dans des organisations anonymes ou chez des Européens récemment arrivés qui nřont pas encore compris les règles qui gouvernent la vie sociale au Québec, fondées sur lřopposition de types humains abstraits. De toute évidence, on nřinvite pas à dîner des abstractions …197.

Ces rapprochements, ces tentatives dřune compréhension approfondie et savante des relations canado-québécoises, sont nés dřune prise de conscience de lřétat stagnant des rapports entre anglophones et francophones à la veille des célébrations entourant le premier centenaire de la Confédération. Les deux voisins cohabitaient depuis près dřun siècle et ne collaboraient pas autant quřils auraient pu le faire dans les milieux intellectuels, politiques198, économiques199 ou culturels. Si lřaventure canadienne devait se poursuivre

196 Solange Chaput-Rolland et Gwethalyn Graham, op. cit., p. 16. 197 Ibid., 24. 198 Sur la scène fédérale, les ministères de prestige, les postes de hauts conseillers demeuraient, sauf quelques exceptions, lřapanage des anglophones. 199 La sous-représentation économique des francophones dans les hautes sphères de décision dans les milieux économiques étaient une intuition quřavaient plusieurs au début des années 1960, intuition qui deviendra une

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pour les siècles à venir, plusieurs voix sřélevaient pour insuffler un peu dřamour dans ce que beaucoup sřentendaient pour qualifier de mariage de raison. Il fallait insuffler de lřamour certes, mais aussi répondre à des questions fondamentales qui se posaient avec davantage dřacuité, notamment sur la nature de la nation canadienne et ses possibilités de pérennité dans un contexte de brassage identitaire.

La curiosité des ces intellectuels sensibles au terrain dans lequel ils évoluent, qui prend la forme dřun Canada mûr pour un changement, nřest pas étrangère à lřouverture des responsables politiques dans les années 1960 pour lřavènement dřune vaste enquête destinée à sonder le cœur des Canadiens sur leur désir de vivre ensemble comme le voulait la Commission Laurendeau-Dunton. Un des intellectuels qui va alerter les responsables politiques de lřépoque et demander une telle enquête est André Laurendeau, qui a lřintuition, comme plusieurs de ses collègues maîtres de leur technè, quřun moment opportun est arrivé. En mars 1962, Laurendeau écrit : « Les événements vont vite, et le Canada devient de plus en plus fragile200. » À travers les articles publiés par le journaliste québécois dans les premiers moments de la décennie 1960, on sent la précipitation, la vitesse à laquelle les événements qui naguère suivaient leur cours, aujourdřhui déboulent. Cette vitesse commande une action plus ambitieuse que les initiatives amorcées jusquřà présent. En janvier 1962, André Laurendeau publia lřéditorial considéré comme le déclencheur de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Il exige la mise sur pied dřune enquête afin dřétudier lřétat du bilinguisme au pays. Son article se conclut par la phrase suivante : « Si Paris valait bien une messe, le Canada vaut bien une enquête201. » Cet éditorial eut un retentissement sur la scène politique ; Lester B. Pearson, alors chef de lřopposition, intégra le projet dřenquête demandé par lřéditorialiste du Devoir dans son programme électoral pour lřélection de juillet 1963202. Il eut également une résonance dans le milieu intellectuel, déjà alerté par le sérieux des enjeux soulevés par lřintellectuel québécois. Une lettre retrouvée dans le Fonds Famille-Laurendeau-et-Perrault

réalité effarante pour certains lorsque les études de la Commission Laurendeau-Dunton publieront des chiffres. 200 André Laurendeau, op. cit., p. 62. 201 Ibid. 202 Ramsay Cook, « Le Canada vaut une enquête », International Journal, vol. 23, no. 2, Sping 1968, p. 291.

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se veut révélatrice du poids qui semble peser sur lřavenir du pays au début des années 1960 en matière de rapports entre anglophones et francophones et du réveil du milieu universitaire quant à ces questions. Cette lettre datée du 15 février 1962 fait suite à lřéditorial dřAndré Laurendeau et se veut une invitation lancée à des intellectuels par le professeur H.D. Woods, directeur du Social Studies Group de lřUniversité McGill. La volonté de H.D. Woods, qui dépasse les intérêts partisans comme il le souligne lui-même, réside encore une fois dans lřouverture dřun dialogue enfin fructueux dans ces années de remise en question :

I am taking the liberty of inviting you to attend a dinner meeting next Wednesday at 6.30 p.m. in the McGill Faculty Club. The immediate purpose of this meeting is to discuss the problems of French-English relations in Canada at the present time. The longer run concern is whether it is advisable to attempt to encourage objective study of the problem under the auspices of an organization or a group of persons representing both major ethnic groups in the country. I have taken the liberty to call this first meeting myself, without any ulterior motive. I represent no political party or organized interest.

The individuals invited have been chosen in consultation with one or two French and English persons who have agreed that this meeting should take place. The names on the list include only individuals who are believed to be concerned or anxious about the present state of ethnic relations, who have a sympathetic appreciation of the positions of both French and English Canada, and who will therefore have some constructive ideas to contribute. The invitation is purely personal, and acceptance will in no way be taken as a commitment other than to come to dinner and discuss the problem and consider whether there should not be any follow-up203.

La liste des invités204 est particulièrement éloquente puisquřelle réunit plusieurs intellectuels qui vont par la suite collaborer à la Commission Laurendeau-Dunton,

203 Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Fonds Familles-Laurendeau-et-Perreault, P2\A, 68, Boîte 9, « Lettre de H.D. Wood, Chairman of the Social Studies Group, McGill University », à André Laurendeau, 15 février 1962. 204 Mr. Murray Ballantyne Mr. Claude P. Beaubien Professor M. Cohen Mr. Marcel Faribault Mr. G.V. Ferguson Mr. R.M. Fowler Mr. A. Forget, Q.C. Mr. J.L. Gagnon Mr. E.W. Kierans Mr. Andre Laurendeau

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notamment André Laurendeau, Michael Oliver, Jean-Louis Gagnon, Jean Marchand et Pierre Trudeau. Elle permet également de constater que les mêmes noms reviennent fréquemment lorsquřil est question dřentamer un dialogue concernant lřavenir du Canada. Les intellectuels des années 1960 semblent donc sřinscrire dans une structure de sociabilité qui les pousse à se rencontrer autour des thématiques que sont lřunité canadienne, la survie du Canada et la dualité. Leur engagement et leurs activités traduisent une sensibilité exacerbée pour ces questions. La lettre ne resta pas sans suite. Elle mena à une rencontre privée à lřUniversité McGill qui ne fut pas sans importance comme le relate lřhistorien J.L. Granatstein : « Given the people present at that meeting and the fact that one became a Cabinet member and then prime minister and that two were later royal commissioners, there was a certain importance to those few hours spent laying out the problems205. » Cette assemblée dřintellectuels discuta du sérieux de la situation, surtout avec la montée du « séparatisme » au Québec. Ils abordèrent la question du nationalisme, soulignant que les Québécois avaient un sentiment puissant de constituer une nation, tandis que les Canadians anglais avaient de la difficulté à se positionner devant lřeffacement des repères traditionnels britanniques. Enfin, ils soulignèrent lřimportance de conscientiser le reste du Canada aux problèmes du Québec avant que le pays ne parte à la dérive206. Ils voulaient agir, créer des ponts durables entre les deux cultures principales du Canada afin que le pays survive. Le terrain semblait presque mûr pour accueillir la Commission, surtout que le projet se précisait chaque mois davantage dans lřesprit dřAndré Laurendeau.

Professor J.R. Mallory Mr. J. Marchand Professor Hugh MacLennan Professor M. Oliver Mr. Gerard Pelletier Mr. Claude Ryan Dean F.R. Scott Mr. Pierre E. Trudeau Professor H.D. Woods 205 J.L. Granatstein, Canada 1957-1967, The Years of Uncertainty and Innovation, Toronto, McClelland and Stewart, 1986, p. 247. Coll. « The Canadian Centery Series, vol. 19 ». 206 Ibid., p. 247.

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Si au départ, lřenquête envisagée par lřéditorialiste du Devoir ne couvrait que la question du bilinguisme, le projet gagna en ambition avec le temps. Dans un article paru en mars 1962 dans le Devoir, lřéditorialiste québécois récidive et brosse avec davantage de précision les contours de lřétude du Canada désirée, une étude unissant anglophones et francophones pour tracer les voies dřun avenir commun207. Ce projet, dont les contours ne sont encore définis que par la plume dřun intellectuel visionnaire, constitue une prémonition de la Commission à venir : Je ne demande quřune étude honnête de la question Ŕ et notamment une enquête systématique sur la façon dont les États où le problème se pose lřont résolu (par exemple, la Suisse et la Belgique) ; une autre enquête, aussi poussée que possible, sur les motifs qui empêchent à lřheure actuelle les Canadiens français de participer autant quřils le devraient et le pourraient à lřadministration de leur pays.

On me fera remarquer que ces suggestions ne tiennent aucun compte des frontières constitutionnelles : cřest exact. Jřexamine en ce moment ce que devrait être un État bilingue : or, dans une Confédération, ses pouvoirs sont morcelés. Il faudrait donc que les réformes proposées reçoivent lřadhésion de onze gouvernements. Nřest-ce pas signaler au départ quřelles sont parfaitement irréalisables ?

À lřheure actuelle, en tout cas, je ne sache pas que lřÉtat centre ou quřun seul des États provinciaux soit prêt à en accepter lřidée. Lřexpérience pourrait être tentée dřune autre manière.

Existe-t-il au Canada anglais, des individus assez nombreux et assez éclairés pour accepter dřexaminer cette « utopie » ? Jřimagine quřils se réunissent, quřils forment, avec des Canadiens français, une sorte de constituante officieuse, quřenfin ils arrivent à se mettre dřaccord sur un programme commun. Autour du programme ainsi dégagé, une campagne dřopinion est amorcée dans toutes les parties du Canada.

A-t-elle des chances de succès ? Il y a quelques années, je nřaurais même pas osé poser la question. Mais deux faits, il me semble, rendent cette expérience imaginable : dřune part, la réaction dřun certain nombre dřAnglo-Canadiens devant lřaméricanisation de notre pays : dřautre part, le séparatisme québécois. Ces deux facteurs nouveaux ont assurément modifié les vues de plusieurs Anglo-Canadiens. Il sřagirait de voir jusquřoù208. »

À travers lřextrait de lřarticle dřAndré Laurendeau, il est possible de voir se dessiner ce moment opportun à la création dřun dispositif réflexif comme la Commission Laurendeau-Dunton. Selon lřanalyse de Laurendeau, le Canada est plus prêt que jamais à accueillir une enquête plongeant dans les méandres de la dualité et tentant de répondre aux

207 Il est possible de penser quřAndré Laurendeau fut inspiré par la rencontre de McGill pour poursuivre sa réflexion sur le meilleur moyen dřamender le Québec et le Canada, surtout quřil fait ressortir des éléments discutés lors de cette rencontre, notamment le climat dřébullition créé par la montée du séparatisme. 208 André Laurendeau, op. cit., p. 62-63.

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questions qui se posent avec acuité dans le contexte des années 1960 : Quřest-ce que le Canada ? Quelle est la place des éléments francophones et anglophones dans le Canada ? Comment créer un contexte propice à la pérennité de lřexpérience canadienne devant la montée en puissance des États-Unis et la disparition progressive des anciens repères impérialistes ? Pour André Laurendeau, deux facteurs font en sorte que lřespérance dřune enquête fructueuse est permise : la peur de lřannexion aux États-Unis de certains anglophones et le « séparatisme » québécois. Ce dernier facteur fait en sorte que la quête dřun équilibre entre les deux peuples fondateurs sans que lřun des deux partenaires cherche à fuir est poursuivie par plusieurs intellectuels canadiens et québécois. Le kairos est présent non seulement pour établir les cadres dřune future enquête et la mettre sur pied ; il est également présent pour quřune solution soit trouvée. La curiosité intellectuelle des universitaires de lřépoque pour lřétude objective des relations canado-québécoises, les demandes réitérées pour un dialogue, la multiplication dřétudes miroirs de la biculturalité et du bilinguisme, constituent tous des indices de ce kairos que ressentent les intellectuels. Le terrain nřétait plus celui des années 1940, quand Jean-Charles Falardeau avait tenté lřexpérience avec la constitution du Comité sur les deux groupes culturels. Les ressources intellectuelles étaient plus nombreuses. Il semble également que la curiosité intellectuelle avait créé une émulation dans lřespace politique, transmettant au passage ce désir de compréhension soutenue et dřenquête véritable aux responsables politiques. Lester B. Pearson fit dřailleurs un discours à la Chambre des Communes en décembre 1962 afin de solliciter lřappui des députés et du premier ministre Diefenbaker dans la mise sur pied dřune enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Sa requête étant demeurée lettre morte, il écrivit une lettre à Diefenbaker en mai 1962 pour lui rappeler la nécessité dřune telle enquête : I suggested that a broad and comprehensive inquiry should be conducted, in consultation with the provinces, on bilingualism and biculturalism. That proposal received widespread support in Parliament, I believe, in the country. I am now writing to ask whether your government would favour such an inquiry by a Royal Commission […]209.

Diefenbaker était complètement fermé à lřidée dřune telle enquête. Selon lřhistorien J.L. Granatstein, son gouvernement ne parvenait pas à comprendre ce qui se passait au Québec.

209 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, volume 5, Lettre de Lester B. Pearson au Premier ministre Diefenbaker, mai 1962.

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Plutôt que dřapaiser le climat, son attitude ne contribuait quřà la dégradation des rapports canado-québécois : « The battle between French and English Canada was heating up, made fiercer by the Diefenbaker government’s total inability to comprehend what was taking place in Québec210. » Le premier ministre conservateur défendait la conception « Un Canada, une nation ». Il apparaissait donc improbable que ce « défenseur de lřidéal dřune nationalité canadienne sans trait dřunion211 » donne vie à lřébauche dřenquête pensée par André Laurendeau, Lester B. Pearson et par les autres intellectuels qui avaient voulu étudier en profondeur les relations canado-québécoises. Au moment où Diefenbaker perd au profit de Lester B. Pearson, qui prend la tête dřun gouvernement libéral minoritaire le 8 avril 1963212, le terrain apparaît plus propice que jamais à la concrétisation du souhait dřAndré Laurendeau. Le diplomate de carrière croyait en la possibilité dřenrichir le dialogue et aux vertus dřune enquête. Cřest ainsi que la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme fut créée en juillet 1963. Le mandat confié à la Commission est le suivant : « Faire enquête et rapport sur lřétat présent du bilinguisme et du biculturalisme au Canada et recommander les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe dřaprès le principe de lřégalité entre les deux peuples qui lřont fondée, compte tenu de lřapport des autres groupes ethniques à lřenrichissement culturel du Canada, ainsi que des mesures à prendre pour sauvegarder cet apport213. » Il a la particularité de couvrir large et surtout dřofficialiser la théorie des deux peuples fondateurs pensée par Henri Bourassa au début du XXe siècle. Cřest la première fois que cette notion est mise de lřavant de la sorte dans un document officiel depuis la

210 J. L. Granatstein, op. cit., p. 247-248. Lřincompréhension patente du Québec de John Diefenbaker est dřailleurs soulignée à quelques endroits dans la littérature scientifique. Voir Peter Regenstreif, The Diefenbaker Interlude : Parties and Voting in Canada : An Interpretation, Toronto, Longmans Canada, 1965, p. 109-132. Voir également Kenneth McRoberts, op. cit. 211 Kenneth McRoberts, op. cit., p. 75. 212 Les libéraux se retrouvent alors avec 129 sièges, les progressistes conservateurs avec 95 et les créditistes avec 20 sièges. Cřest au Québec que lřélection sřest jouée. Après avoir perdu plusieurs sièges aux dernières élections de 1962, les libéraux retrouvent les 46% de voix quřils avaient déjà eus au temps de Louis Saint- Laurent. Ce résultat fut sans doute causé en partie par le manque de sensibilité de John Diefenbaker envers les enjeux québécois. André Bernard, « Vingt ans de pouvoir libéral à Ottawa : la conjoncture politique », dans Yves Bélanger, dir., L’ère des libéraux, le pouvoir fédéral de 1963 à 1984, Québec, Presses de lřUniversité du Québec, 1988, p. 16-17. 213Voir Canada, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Rapport préliminaire de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1965, p. 143.

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création du pays. La composition même de la Commission rappelle les principes qui ont guidé lřécriture du mandat, comme le mentionne le commissaire Jean-Louis Gagnon : « Si on a voulu que le nombre des membres de langue française soit égal à celui des membres de langue anglaise, cřest que lřobjet même de la Commission est de donner aux descendants des deux peuples fondateurs « un statut dřégalité »214. » Comme le rappelle Kenneth McRoberts, le choix du terme biculturalisme nřest pas fortuit, de même que la continuité de lřhéritage de Henri Bourassa, père spirituel dřAndré Laurendeau, exprimée par le mandat. La question de lřétude des autres groupes ethniques venait compléter ce mandat qui pouvait ne pas récolter lřadhésion des anglophones : Consciente du fait que certains Canadiens pouvaient sřestimer exclus par ce mandat, la Commission se proposait également de « prendre en compte lřapport des autres groupes ethniques […]. Mais la notion de dualisme culturel nřest demeurait pas moins au centre des préoccupations. Présentée en référence aux « deux peuples fondateurs », elle sřinscrivait nettement dans la vision du Canada quřHenri Bourassa avait formulée au début du siècle et qui, pour une bonne partie des milieux intellectuels et politiques du Québec français, demeurait le fondement de leur conception du Canada215.

Ce phénomène particulier révèle la sensibilité des responsables politiques de lřépoque aux problèmes vécus par les Canadiens français puisque la théorie du pacte récolte davantage dřappui chez les francophones que chez les anglophones.

III. DES INTELLECTUELS POUR PANSER ET PENSER LES PLAIES DU CANADA

Un vent dřinquiétude soufflait à lřaube du premier centenaire du Canada quant à lřavenir du pays et il fallait trouver une solution pour contenir la montée dřun vertige collectif. Il fallait surtout trouver les hommes et les femmes à même de mener lřenquête commandée par Lester B. Pearson ; ceux qui gagneraient la confiance des citoyens pour que les résultats de lřinvestigation soient probants et un reflet juste de la situation du bilinguisme et du biculturalisme. Il fallait trouver ces individus avec une technè, à lřesprit vif et aiguisé, ayant une compréhension fine du terrain canadien et un bagage professionnel riche, qui seraient à même de saisir le kairos pour savoir quel remède administrer au mal canadien et à quel moment précisément lřadministrer. Quel est le visage de ces individus

214 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, Volume 115, Jean-Louis Gagnon, document 13 F, 12 septembre 1963. 215 Kenneth McRoberts, op. cit., p. 166.

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avec cette technè, de ces intellectuels appelés à la barre de la Commission Laurendeau- Dunton ? Ce sont principalement des universitaires masculins nés au cours des deux premières décennies du XXe siècle et issus de milieux cultivés et aisés. Lřobjectif poursuivi par Lester B. Pearson était de constituer une équipe éclairée reflétant la mosaïque canadienne avec des anglophones, des francophones et des représentants des autres communautés culturelles. Lřétude des intellectuels qui gravitent autour de la Commission Laurendeau-Dunton permet de cerner un rapprochement entre les intellectuels anglophones, francophones et allophones, rapprochement qui fut parfois fécond, mais souvent pénible en raison du choc des conceptions.

Les études sur les intellectuels et la vie intellectuelle au Canada et au Québec ont produit des informations pertinentes et indispensables à la compréhension du développement du Québec et du Canada. Elles ont mis notamment en lumière lřimportance de lř « effet de génération216 » pour comprendre comment un groupe dřintellectuels ayant suivi un parcours commun peut se rejoindre pour participer à des changements sociaux profonds 217 . Toutefois, ces études ont rarement fait le pont entre les intellectuels anglophones et francophones. Cette lacune est dřailleurs soulignée par Marcel Fournier lorsquřil mentionne quřà côté de la montée de la spécialisation dans les sphères intellectuelles arrive un autre phénomène, « tout aussi important, quřil faudrait étudier de manière plus approfondie. Il sřagit de la modification de la relation que les intellectuels anglophones et francophones entretiennent avec la culture, les intellectuels et les institutions anglo-saxonnes 218 . » La Commission Laurendeau-Dunton sřavère un bon laboratoire pour étudier cette rencontre, elle qui réunit pendant près dřune décennie des intellectuels dřhorizons divers pour penser et panser les relations canado-québécoises. Certes, il y avait eu auparavant des tentatives de rapprochements comme en témoignent les efforts présentés précédemment pour mieux comprendre le Canada et les rapports entre les deux peuples fondateurs. Or, avec la Commission Laurendeau-Dunton, ces tentatives prennent une nouvelle dimension plus imposante.

216 Marcel Fournier, op. cit., p. 15. 217 Doug Owram, op. cit., p. xi. 218 Marcel Fournier, op. cit., p. 28.

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3.1 La rencontre de dix commissaires devenus messagers de la complexité canadienne

Dans ses mémoires, Lester B. Pearson met en lumière la difficulté de constituer lřéquipe de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme :

« It was a difficult Royal Commission to organize. The problems were analogous to those of selecting a Canadian Cabinet. As with a jigsaw puzzle, it was imperative to put the right people at the right place. I thought that we had picked an admirable commission and I believe that the results of their work have amply demonstrated this. We had two very good chairmen, André Laurendeau and Davidson Dunton219. »

Afin dřappuyer les coprésidents et de compléter le casse-tête de la Commission Laurendeau-Dunton, furent conviés le père Clément Cormier, Royce Frith, Jean-Louis Gagnon, Gertrude Laing, Jean Marchand, Jaroslav Rudnyckyj, Francis Reginald Scott, et Paul Wyczynski (voir annexe 3). Aux commissaires vont venir sřajouter deux autres figures incontournables de la Commission, le directeur de la recherche, Michael Oliver et le conseiller spécial à la recherche, Léon Dion. Pourquoi les avoir nommés ? Pourquoi incarnaient-ils ces bonnes personnes présentes au bon moment ? Ils personnifient avec force leur époque ; ils voguent entre le profil scientifique des amateurs et des pionniers et celui de lřacadémique décrit par Marcel Fournier (Voir annexe 4)220. Ils ont les atouts des amateurs, qui étaient capables dřœuvrer sur plusieurs fronts, avec leur culture générale

219 John A. Munro and Alex I. Inglis, ed., Mike : The Memoirs of The Right Honourable Lester B. Pearson, Volume 3 1957-1968, Toronto, University of Toronto Press, 1975, p. 241. 220 Les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton sřinscrivent dans un univers académique en mutation, qui fait de plus en plus de place à la spécialisation et surtout, à la recherche systématique à caractère empirique. Dans son ouvrage consacré à lřentrée du Québec dans la modernité, Marcel Fournier illustre à lřaide dřun tableau les différences qui séparent la science des amateurs et la science académique. Les amateurs ont, de leur côté, reçu des formations générales et vogué vers le Vieux Continent pour élargir leurs horizons académiques ; les académiques ont reçu, quant à eux, une formation en sciences sociales et ont fait, pour la plupart, des séjours dřétudes aux États-Unis. Les premiers ont fait leurs armes dans les journaux, les seconds dans les départements des universités en pleine ascension dans les années 1940. Les pratiques intellectuelles des deux profils divergent également ; alors que les amateurs ont une culture lettrée vaste et peuvent se prononcer sur divers domaines, les académiques penchent vers le professionnalisme et, de par le déploiement de divers nouvelles techniques, telles que les sondages, les enquêtes, ils cherchent à rationaliser un monde que les premiers tentent davantage dřenrichir par leurs manifestations culturelles, littéraires et politiques. Certes, il sřavère dangereux de dresser une ligne entre les deux profils puisquřil est certainement possible pour des individus de posséder des attributs relatifs à ces deux carcans. La Commission met en scène plusieurs intellectuels hybrides dont le parcours rassemble des éléments rattachés aux deux profils scientifiques. Frank Scott en constitue un exemple. Il est à la fois universitaire, professeur dřuniversité ; il a publié autant de œuvres littéraires que des articles scientifiques. Les parcours dřAndré Laurendeau et de Léon Dion, réunis par leur engagement et leur amitié, témoignent quant à eux dřune belle complémentarité. André Laurendeau refléte davantage le profil amateur et Léon Dion le profil académique. Voir Marcel Fournier, op. cit., p. 21-22.

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étendue, leur curiosité vive, leur participation active à des journaux et leur amour des lettres et du Vieux Continent. Mais ils sont aussi, pour certains, des produits des facultés des sciences sociales en pleine expansion, des universitaires érudits qui ont participé à des revues scientifiques, à des colloques, qui sont inscrits dans des réseaux internationaux de chercheurs et qui ont une rigueur dans la méthode de leur recherche et lřapproche des problèmes. Ils possèdent à la fois la crédibilité des universitaires et lřempathie sociale des humanistes. Il importe de sřattacher à leur parcours afin de mieux comprendre leur apport à la Commission, et comment ces individus, qui arrivent chacun avec leur bagage académique et leur lot dřexpériences, vont avoir du mal à former une conception cohérente du Canada.

3.1.1 Inscription académique des commissaires et sphères dřinfluence Comme le souligne un article du Ottawa Citizen du 5 septembre 1963, soit la journée qui suit la première rencontre des commissaires à Montréal, « Most members of the Royal Commission on BetB were strangers to each other when they held their first meeting Wednesday221. » Le terme étranger retenu ici apparaît sans doute un peu fort, mais il traduit un phénomène intéressant, soit celui des ponts invisibles qui se sont construits entre les intellectuels anglophones et francophones dans le Canada des années 1950 et 1960. Les ponts invisibles sont ceux qui existent dans les faits, mais qui ne sont que peu abordés dans la littérature. Les commissaires de la Commission Laurendeau-Dunton sont à la fois des anglophones et des francophones, ils proviennent de milieux familiaux similaires222, et ils sřinscrivent dans les mêmes réseaux qui gravitent autour de Radio-Canada223, autour de

221 The Ottawa Citizen, September 5th, 1963, p. 11. 222 Arnold Davidson Dunton est fils de lřavocat Robert Dunton ; Francis Reginald Scott est fils du révérend anglican Fred Scott ; Michael Oliver est également fils dřun révérend anglican, Gilbert Oliver ; André Laurendeau est fils du musicien et musicographe Arthur Laurendeau, qui meurt la même année que débute la Commission Laurendeau-Dunton, 1963. 223 Davidson Dunton a été nommé président du Bureau des gouverneurs de la Société Radio-Canada en 1945, alors quřil est âgé de 33 ans. Il occupa cette fonction jusquřen 1958. Alors quřil sent son poste menacé avec lřarrivée de Diefenbaker au pouvoir, il accepte la présidence de lřUniversité Carleton. Voir Rick Helmes- Hayes, Measuring the Mosaic. An Intellectuel Biography of John Porter, Toronto, University of Toronto Press, 2010, p. 108-109. Royce Frith oeuvra également à la société Radio-Canada, en faisant notamment figure dřexpert au programme télévisé « Live a Borrowed Life ». André Laurendeau va, quant à lui, animer sur les ondes du réseau français de Radio-Canada le programme de télévision « Pays et Merveilles », de 1953 à 1961.

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lřÉcole des Sciences sociales de lřUniversité Laval, autour de lřUniversité McGill, de lřUniversité Carleton, bref, du réseau universitaire du Canada qui, à lřépoque, est encore somme toute modeste. Sřil sřavère erroné dřaffirmer que les dix commissaires se connaissaient déjà tous, il y avait toutefois déjà des liens tissés entre certains membres du groupe qui avaient fréquenté dans quelques cas les mêmes institutions scolaires, qui avaient été inspirés par les mêmes maîtres, ou qui avaient œuvré pour certains dans les mêmes journaux ou les mêmes institutions. Ces hommes et cette femme étaient inscrits dans des réseaux, encore jeunes au Canada, dřuniversitaires sans nécessairement cadrer dans le profil académique type, puisque certains ont étudié en dilettante, tels que Davidson Dunton ou Jean-Louis Gagnon, qui nřont jamais été diplômés bien quřils aient fréquenté le milieu universitaire. Ils constituaient en quelque sorte ces derniers intellectuels, auxquels Russel Jacoby fait référence dans son essai The Last Intellectuals, ces figures respectées qui possèdent une vaste culture, des champs dřintérêt étendus, des horizons intellectuels non contraints par les ornières posées par la surspécialisation qui va lentement prendre dřassaut les départements universitaires et exiger des intellectuels quřils entrent dans un champ et parfois sřy enferment.

Nés pour la plupart au cours de la seconde décennie du XXe siècle (voir tableau 1), ils avaient connu la Grande Dépression, mais aussi les suites de la Seconde Guerre mondiale accompagnées de la reconnaissance du Canada sur la scène internationale, de la montée de sa prospérité économique, et de sa volonté dřaffirmation sur la scène nationale. Six dřentre eux étaient nés au Québec. En fait, mis à part le Père Clément Cormier, tous les commissaires nés au Canada avaient vu le jour en sol québécois. Cette donnée témoigne de la difficulté évidente à trouver dans le Canada anglophone des années 1960 des commissaires bilingues et sensibles aux questions abordées dans le mandat de la Commission. Montréal, où cohabitent anglophones et francophones, semblait la seule ville à même de fournir à la Commission des commissaires à la fois éclairés et bilingues. Le journal tenu par Frank Scott pendant les travaux de la Commission met dřailleurs en lumière cet obstacle à trouver des figures dřanglophones représentatives de la multiplicité du Canada rencontré par Lester B. Pearson au moment de la nomination des commissaires. Scott relate une discussion quřil a eue avec le premier ministre au sujet de la nomination de

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Royce Frith, avocat à Toronto. Pearson lui aurait dit : « trying to find a member of the family compact in Toronto who would speak French is utterly impossible224. » Ne trouvant aucun représentant de la voix de cette élite conservatrice, le premier ministre nomma Royce Frith. Scott relate aussi les pressions faites sur la Commission dans les premiers temps pour trouver dřautres représentants de lřOuest, notamment un homme dřaffaires de la Colombie- Britannique, car il est vrai que le profil des commissaires était, sans être univoque, relativement similaire. Mis à part Jean Marchand et Royce Frith, ils étaient tous journalistes ou professeurs dřuniversité (voir tableau 1). TABLEAU 1 : Année de naissance et titre officiel des commissaires selon les documents de la Commission225

Nom, prénom Année de Lieu de naissance Titre officiel naissance Davidson Dunton, 1912 Montréal, Québec Président de l'Université Carleton Arnold Laurendeau, André 1912 Montréal, Québec Rédacteur en chef du Devoir Cormier, Clément 1910 Moncton, Nouveau- Recteur de l'Université Saint-Joseph Brunswick Frith, Royce 1923 Montréal, Québec Avocat Gagnon, Jean-Louis 1913 Québec, Québec Journaliste et homme bien connu de la radiodiffusion Laing, Gertrude 1905 Tunbridge Wells, Ménagère Angleterre Marchand, Jean 1918 Champlain, Québec Chef ouvrier Rudnyckyj, Jaroslav B 1910 Ukraine Professeur universitaire, Winnipeg Scott, Frank R. 1899 Québec, Québec Professeur universitaire Wyckynski, Paul 1921 Pologne Professeur universitaire, U. d'Ottawa

Certes, Gertrude Laing est présentée officiellement dans les documents de la Commission comme une « ménagère », mais ce titre ne traduit en rien la réalité de son parcours. Née au Royaume-Uni, arrivée en bas âge au Canada, la seule commissaire femme est diplômée de lřuniversité du Manitoba226. Elle a reçu une bourse du gouvernement français pour poursuivre ses études postuniversitaires à la Sorbonne à Paris. Par la suite,

224 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30, D211, « Royal Commission on Bilinguism and Biculturalism », 109, 1, Diary, p. 1. 225 Ces données ont été colligées à partir des informations fournies dans les documents officiels de la Commission. Centre dřarchives du CRCCF, Fonds-Paul-Wyczynski, P19, B.B., 4, « Communiqué de presse du cabinet du Premier ministre Lester B. Pearson, 22 juillet 1963 ». Le communiqué de presse contient les notices biographiques des présidents conjoints et des huit commissaires. 226 Ibid.

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elle est revenue au Canada pour enseigner le français, notamment à lřuniversité du Manitoba pendant quatre années. Dans le communiqué de presse présentant brièvement la notice biographique des commissaires, aucune mention nřest faite à propos des épouses des commissaires ou de leur progéniture. Pour ce qui est de Gertrude Laing, il est mentionné quřelle « a deux fils Ŕ lřun est ingénieur, lřautre musicien Ŕ et quatre petits-enfants. Son mari, M. Stanley B. Laing, est un dirigeant dřentreprise227. » Le parcours même de la commissaire ne semble pas suffire ; il faut le rattacher à celui des hommes qui lřentourent pour rehausser sa valeur. Cette anecdote témoigne de lřambiguïté du Canada des années 1960 où lřintégration des femmes apparaît comme étant essentielle, mais où leur arrivée dans les sphères typiquement masculines traduit un malaise évident.

Dans son autobiographie, Jean-Louis Gagnon revient sur les critères à respecter dans la nomination des futurs commissaires : « La Commission devait être à lřimage des deux communautés linguistiques et représentatives des régions. Mais il fallait aussi quřelle reflétât la diversité culturelle du Canada et que les femmes y fussent représentées228. » Les femmes représentaient un appendice nécessaire au bien paraître de la Commission. Cřest sans doute de cette manière que Gertrude Laing se sentait comme elle le confia à Frank Scott : « Walking back from Parliament Buildings she said to me that she was not a feminist but she still found it very strange that just because she was a woman she has to be treated as some kind of unusual appendage to our group229. » Présentée différemment des autres commissaires dans les documents officiels, Gertrude Laing avait toutefois un parcours similaire à ses homologues masculins. Leur parcours respectif témoigne de la montée de lřébullition universitaire qui marque la première moitié du XXe siècle au Canada pour sřaffirmer davantage dans les années 1960.

Le fait quřils soient choisis témoigne aussi de la crédibilité des hommes et des femmes ayant fréquenté et parfois laissé leur empreinte dans les facultés de droit, les

227 Ibid. 228 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies, Tome III, p. 29. 229 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginal-Scott, MG30, D211, « Royal Commission on Bilinguism and Biculturalism », 109, 1, Diary, p. 5.

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départements de sciences sociales des milieux universitaires et dans les hautes sphères du pouvoir canadien. Lester B. Pearson était lui-même un produit des sciences sociales, lui qui avait obtenu un baccalauréat ès arts en 1919 à lřUniversité de Toronto et qui avait par la suite enseigné lřhistoire au sein de son alma mater, avant dřintégrer le milieu politique230. Un des proches conseillers de Lester B. Pearson, surtout en matière de fédéralisme était, tel que le qualifia avec une pointe dřadmiration Léon Dion, « le plus prometteur des nouveaux intellectuels231 » de sa génération, Maurice Lamontagne. Cřest dřailleurs ce dernier qui va rédiger le mandat de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Comme le rappelle Léon Dion, cřest lui qui « convainc le premier ministre Pearson de créer la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, rédige lřessentiel de son mandat et persuade André Laurendeau dřen accepter la coprésidence avec Davidson Dunton232. »

3.1.1.1 Influence de la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval Avant de se lancer dans la politique active à la fin des années 1950, Maurice Lamontagne a enseigné à lřÉcole des sciences sociales de lřUniversité Laval233, devenue Faculté en 1943 sous la gouverne du sociologue dominicain Georges-Henri Lévesque. Son enseignement a sans doute pu avoir une influence sur la conception des relations canado- québécoises de certains commissaires, qui ont fréquenté la Faculté. En plus de Maurice Lamontagne, une autre figure de proue de lřétude objective et scientifique de lřétat des relations entre les deux communautés culturelles principales du Canada a occupé un poste clé dřenseignement à la Faculté des sciences sociales ; il sřagit de Jean-Charles Falardeau, membre fondateur du Comité sur les deux cultures.

230 Voir Robert Bothwell, Pearson : His Life and Work, Toronto, Montréal, McGraw-Hill Ryerson, 1978. 231 Léon Dion, Québec 1945-2000. Tome II : les intellectuels et le temps de Duplessis, p. 179. 232 Ibid., p. 182. 233 À partir de 1943, la Faculté est divisée en quatre départements : sociologie, économique, service social et relations industrielles. Maurice Lamontagne dirige le département dřéconomie. Jean-Philippe Warren, L’engagement sociologique. La tradition sociologique du Québec francophone (1886-1955), Montréal, Boréal, 2003, p. 91.

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Phare des sciences sociales au Québec, plate-forme de brassage dřidées nouvelles, lieu dřaccueil de professeurs et dřétudiants étrangers, la Faculté constituait une des bêtes noires du premier ministre québécois Maurice Duplessis, qui rêvait, en lui coupant ses subventions, de la voir fermer ses portes. Le sociologue Marcel Fournier capte, à travers le témoignage de Léon Dion, lřesprit qui régnait à la Faculté dans ses premiers temps plutôt laborieux, elle qui faisait figure de porte-flambeau de la modernité : « Ceux qui ont vécu les difficiles premières années de la Faculté ne recherchaient pas, remarque Léon Dion, le prestige ou les certitudes dřune profession bien établie, mais les promesses en même temps que les aléas dřun domaine rempli dřembûches234. » Les visées de Lévesque et de la Faculté étaient de former une élite cultivée, mais également dřintégrer à la culture générale quřil voulait inculquer aux étudiants les nouvelles méthodologies relatives aux sciences sociales, notamment lřenseignement de méthodes dřenquêtes positives 235 . La spécialisation, soutenue par la division des matières au sein des départements, devenait de plus en plus érigée au rang de vertu 236 . Dans ce contexte, lřétude objective des relations canado- québécoises se développa.

Maurice Lamontagne portait en quelque sorte la conception partagée par les ténors de la Faculté en matière de fédéralisme nouveau, une conception ainsi résumée par Léon Dion : « Autant de décentralisation que possible, mais autant de centralisation que nécessaire 237 . » Centralisateur modéré, partisan dřun fédéralisme de coopération, il se faisait le fervent défenseur dřun dialogue sain pour résoudre les maux canadiens, comme il le souligne dans lřavant-propos de son ouvrage intitulé Le fédéralisme canadien : « La diversité dřopinions est inévitable quand il sřagit de problèmes humains aussi enchevêtrés que ceux dont nous traitons. Justement pour cette raison, les solutions à ces problèmes présupposent quřun dialogue authentique se soit engagé entre ceux qui cherchent et désirent véritablement la lumière238. »

234 Marcel Fournier, op. cit., p. 122. 235 Jean-Philippe Warren, op. cit., p. 93. 236 Ibid., p. 91. 237 Maurice Lamontagne, Le fédéralisme canadien : évolution et problèmes, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, 1954, cité par Léon Dion, op. cit., p. 180. 238 Ibid., p. x.

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Publié en 1954, à peu près au même moment où les chercheurs rassemblés autour du projet de Comité pour les deux cultures aspiraient à étudier de manière scientifique la dualité, lřouvrage de Lamontagne témoigne de cette fenêtre ouverte dans les années 1950 dans le milieu des chercheurs pour lřémergence dřun dialogue fructueux, structuré par une pensée universitaire. La Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval constitua un pilier de la recherche de ce dialogue. Parmi les commissaires de Laurendeau-Dunton, le père Clément Cormier et Jean Marchand ont tous deux étudié à la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval. La Faculté va notamment avoir une influence considérable sur le cheminement du Père Clément Cormier qui tissa des liens étroits avec Georges-Henri Lévesque. Lřintellectuel acadien tenta de reproduire dans son Acadie natale ce que Lévesque a fait à lřUniversité Laval. Il y fonda une École de sciences sociales imprégnée des préceptes de Lévesque qui voulait que les disciplines des sciences sociales atteignent le rang des autres sciences en leur inculquant une méthodologie rigoureuse basée sur la recherche empirique. Comme le rappelle Julien Massicotte, lřinfluence du Père Lévesque sur le Père Cormier est non négligeable :

Malgré lřascendant manifeste de plusieurs professeurs, la figure dominante et lřinfluence déterminante pour Cormier furent certainement celles du père Georges-Henri Lévesque, directeur de lřÉcole de sciences sociales à lřépoque. Non seulement il tira de ce mentor les bases qui lui serviraient pour la mise en chantier des fondements de sa propre école de sciences sociales, de son propre enseignement, de sa propre volonté de transformer le réel par la connaissance de la société, mais également les valeurs qui alimenteraient constamment cette volonté de changement social et de connaissance du réel239.

Le directeur de la recherche de la Commission, Michael Oliver, qui était lřun des instigateurs de lřouvrage collectif Social Purpose for Canada et un membre du CCF qui croyait en lřexpression de la dualité240, enseigna également brièvement en 1958 à lřÉcole des sciences sociales de lřUniversité Laval avant dřaller rejoindre les rangs des professeurs de son alma mater, McGill241. Bien que Jean Marchand aurait stipulé nřavoir « rien appris »

239 Julien Massicotte, op. cit., p. 14. 240 Voir Comité pour une politique fonctionnelle, « Bizarre Algèbre ! », Cité Libre, no. XX, 82, décembre 1965, p. 13-20. Les auteurs mentionnent le rôle joué par Michael Oliver dans lřintégration du biculturalisme dans le projet dřenquête pensé par André Laurendeau dans les pages du Devoir. 241 Rick Helmes-Hayes, op. cit., p. 279.

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au sein des murs de la Faculté des sciences sociales242, il reste que lřinfluence de Lévesque, de Lamontagne, de Falardeau, et plus globalement, de la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval, est palpable dans le Québec et le Canada des années 1960. La lecture du fédéralisme qui y est présentée, à travers lřenseignement de Maurice Lamontagne, se démarque résolument des idées reçues et a pu avoir une influence sur un homme comme Clément Cormier, qui était un défenseur du bonententisme243. Après la publication de son livre sur le fédéralisme canadien en 1954, Maurice Lamontagne se résout à quitter son poste de professeur à la Faculté en raison du caractère subversif de ses écrits qui prônent un fédéralisme beaucoup plus centralisateur que ne le préconisait Maurice Duplessis. Lřair à la Faculté était devenu étouffant pour lui, Duplessis ayant commandé son renvoi au recteur Maurice Vandry. Comme lřexplique Léon Dion : « Il estime que la persécution à laquelle la faculté est soumise lřempêchera de continuer à remplir son rôle dřanalyste et de critique de la société et il en conclut quřil nřa dřautre choix que de trouver refuge à lřUniversité dřOttawa244. »

242 Léon Dion, op. cit, p. 184. 243 Frédérique Fournier, op. cit., p. 48-49. 244 Léon Dion, op. cit,, p. 181.

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TABLEAU 2 : Parcours académique des commissaires

Nom, prénom Collège Université Années Grade Matière Codirecteurs Davidson Dunton, Lower Canada U. de Grenoble, 1928 Littérature Arnold College France française, histoire U. McGill 1930-1931 Économie, histoire U. de Cambridge, 1931 Économie Angleterre U. de Munich, 1932-1933 Économie et Allemagne allemand Laurendeau, Sainte-Marie U. de Montréal André Institut catholique, 1935 Philosophie, Paris morale et sciences sociales (auditeur libre) Sorbonne, Paris 1935 Philosophie, morale et sciences sociales (auditeur libre) U. McGill Commissaires Cormier, Clément U. Saint-Joseph U. de Montréal Faculté des Sciences 1938-1939 Sociales de l'U. Laval Frith, Royce U. de Toronto Droit École de droit Droit Osgoode Hall Gagnon, Jean- Sainte-Marie U. d'Ottawa 1933-1935 Philosophie Louis Brébeuf Laing, Gertrude U. du Manitoba 1926 Sorbonne Marchand, Jean Académie Faculté des sciences 1942 Relations commerciale de sociales, Université industrielles Québec Laval Rudnyckyj, U. Lvov 1929-1937 2 Langue slave et Jaroslav B maîtris littérature, es et philologie PHD polonaise Scott, Frank R. Bishopřs U. McGill 1920 Droit College Madgalen Oxford (boursier Droit College Rhodes) Wyczynski, Paul U. de Salzbourg Baccala ès arts uréat

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U. de Lille M.A. Littérature U. d'Ottawa PHD Littérature canadienne- française

3.1.1.2 Inscription des commissaires dans des réseaux académiques canadiens internationaux

Malgré la présence dřinstitutions modernes en sol québécois telles que la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval et celle de lřUniversité de Montréal, où André Laurendeau et le père Clément Cormier ont étudié notamment, le climat intellectuel pouvait devenir étouffant au Québec et nuire à la liberté de pensée des intellectuels. Le dédain proféré envers certains intellectuels par Duplessis nřaidait en rien à leur épanouissement. À cela sřajoutait un désir partagé par des universitaires québécois dřaller approfondir leurs connaissances sur dřautres territoires où les institutions académiques étaient riches dřhistoire. Ce désir était dřailleurs soutenu financièrement par le programme de « bourses dřEurope » qui devint pendant la Deuxième Guerre mondiale, les « bourses dřAmérique »245. Comme le soulignent Robert Gagnon et Denis Goulet dans leur article consacré aux « boursiers dřEurope », la recherche en est encore à ses balbutiements concernant les impacts de ces programmes ayant permis à de jeunes diplômés dřaller chercher des outils intellectuels à lřinternational. Toutefois, les premiers résultats montrent que ces départs à lřétranger ont eu des répercussions dans lřhistoire du Québec et du Canada. Le développement et le rayonnement de plusieurs départements de sciences humaines sont en grande partie redevables à ces programmes de bourses qui ont permis, comme le relatent Robert Gagnon et Denis Goulet, « aux universités de recruter un premier

245 Dans leur article sur les « bousiers dřEurope », Robert Gagnon et Denis Goulet soulignent quřavec la Deuxième Guerre mondiale, qui empêche les boursiers de se rendre en Europe, il convient plutôt de parler de « bourses dřAmérique » à partir des années 1940. Né des relations nouvelles entre le Canada et la France au début du XXe siècle, ce programme de bourses permit à de nombreux intellectuels dřaller parfaire leurs connaissances sur le Vieux Continent puis, dans les institutions Américaines par la suite. Parmi les programmes de bourses offerts au Canada, cřest le gouvernement québécois qui met en place le programme le plus ambitieux. Au total, le gouvernement québécois a octroyé 666 bourses de 1920 à 1959. Voir Robert Gagnon et Denis Goulet, « Les « boursiers dřEurope », 1920-1959. La formation dřune élite scientifique au Québec », BHP, vol. 20, no. 1, p. 60-71.

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noyau de chercheurs246. » Le parcours des commissaires et des membres de la Commission est à ce titre éclairant, puisque plusieurs dřentre eux ont étudié à lřextérieur des frontières québécoises et canadiennes.

André Laurendeau, comme plusieurs intellectuels de sa génération, se sentait parfois étouffé quelque peu par la rigidité de sa terre natale et souffrait dřêtre pris dans le carcan conventionnel de la société québécoise religieuse des années 1930 et 1940. Il était allé, comme plusieurs de ses congénères, se remplir les poumons et lřesprit de lřair plus libre de Paris. Influencé par les intellectuels français catholiques de gauche oeuvrant autour de la revue Esprit, il se distancia des nationalismes de droite247. Inspiré par son périple et par des rencontres formatrices avec Jacques Maritain, Emmanuel Mounier et André Siegfried248, Laurendeau développe sa conception dřun nationalisme moderne. Denis Monière résume lřessence de ce nationalisme en le disant « libéré des dogmes, attentif aux faits, un nationalisme positif, constructif, qui ait prise sur les réalités du monde moderne. Il [Laurendeau] refuse de sřenfermer dans un carcan doctrinal et aspire à juger les situations pour elles-mêmes sur la base des faits, des données de lřexpérience249. » Ces rencontres semèrent le doute chez le jeune intellectuel. Comme le rappelle Yvan Lamonde : « Cřest le choc pour le jeune nationaliste ET pour le jeune catholique250. » Cřest là, au contact du personnalisme de Maritain, que débute sans doute la réflexion profonde que Laurendeau va mener sur les manières de conjuguer personne et communauté, une réflexion quřil va peaufiner au cours de sa vie et dont il va laisser comme héritage ultime les pages bleues du rapport de la Commission Laurendeau-Dunton, qui tentent de créer un pont entre la collectivité québécoise et le reste du Canada, de trouver un juste milieu entre les droits individuels et les droits collectifs. Cette conception qui se peaufine avec le recul que permet

246 Ibid., p. 64. La Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval sřest développée à travers de tels échanges : Maurice Lamontagne a fait un séjour à Harvard avant de revenir à lřUniversité Laval, tandis que Jean-Charles Falardeau a étudié à Chicago. Voir Ibid., p. 61. 247 Denis Monière, « André Laurendeau et la vision québécoise du Canada », dans Robert Comeau et Lucille Beaudry, dir., op. cit., p. 193. 248 Sur le parcours dřAndré Laurendeau en Europe, qui se déroule de septembre 1935 à septembre 1937, voir Yvan Lamonde, La modernité au Québec : la Crise de l’homme et de l’esprit, 1929-1939, Montréal, FIDES, 2011, p. 74-77. 249 Denis Monière, loc. cit., p. 193. 250 Yvan Lamonde, op. cit., p. 81.

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lřexpatriation transitoire se veut fondatrice à dřautres égards. En plus de laisser une trace sur les pages bleues, elle se fait présente à lřintérieur de la Commission Laurendeau- Dunton où André Laurendeau refusa les préjugés et encouragea les membres de la Commission à se livrer à une analyse poussée du terrain pour prescrire le remède le plus adapté au mal canadien. Lřétude du cas de Laurendeau témoigne de lřétincelle intellectuelle que peuvent déclencher les voyages dřétudes à lřétranger. Parmi les commissaires, ils sont plusieurs à avoir expérimenté de telles pérégrinations. Frank Scott fut boursier Rhodes et partit étudier à Oxford. Davidson Dunton eut un parcours académique international riche ; il fréquenta des institutions française, anglaise et allemande (Voir tableau 2). Gertrude Laing étudia à Paris à la Sorbonne.

Parmi les commissaires francophones, certains nřeurent pas le privilège dřaller à lřinternational, mais ils étudièrent à lřextérieur de leur province dřorigine. Cřest le cas de Jean-Louis Gagnon qui a fait ses études à lřUniversité dřOttawa251. Le père Cormier, quant à lui, a commencé ses études à lřUniversité Saint-Joseph au Nouveau-Brunswick pour parfaire par la suite sa formation à lřUniversité de Montréal et à la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval. Outre lřinscription des commissaires dans des réseaux académiques internationaux, eux qui ont tous, à lřexception de Jean Marchand, fréquenté des universités européennes ou américaines, ce que leur parcours révèle, cřest un timide quoique présent abaissement des frontières entre les milieux universitaires anglo-canadiens et franco-québécois.

251 Il faut toutefois souligner que Jean-Louis Gagnon sřest fait renvoyer de lřUniversité dřOttawa après avoir publié un article où il critiquait la piètre qualité du français dřun de ses professeurs. Cet article sřinscrit dans une série initiée par Olivar Asselin, journaliste admiré par Jean-Louis Gagnon, qui critiquait dans L’Ordre les épreuves de français pour obtenir le B.A. et soulignait lřétat médiocre du français des jésuites. Dans cette série, L’Ordre acceptait de prendre les confidences des élèves. Cřest à cet appel que répondit Jean-Louis Gagnon, comme il le relate dans le premier volume des apostasies : « Jřai fait la somme de lřenseignement dispensé en philo II. Parmi les exemples de mauvaise pédagogie et dřincompétence, je citais lřétonnante réponse du professeur de français auquel jřavais demandé dřinscrire la grande Colette au programme dřétudes : « Vous croyez ? Jřai lu une fois ou deux ses articles dans La Presse, mais je dois dire que ça ne convient pas pour des finissants. » Ravi de mon témoignage, Asselin fit aussitôt porter la lettre à lřatelier et, moins dřune semaine plus tard, jřétais convoqué chez le recteur de lřUniversité. Et ouvrant la porte, je vis L’Ordre sur sa table. » Jean-Louis Gagnon, Les apostasies. Tome I : Les Coqs de village, Ottawa, Les Éditions la Presse, 1985, p. 54.

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3.1.1.3 Abaissement des frontières entre anglophones et francophones André Laurendeau avait déjà tenté un rapprochement à lřautomne 1938 avec un cercle de McGill autour duquel gravitaient notamment Frank R. Scott, Neil Morrison252 et Georges Laxton. Le but poursuivi par André Laurendeau, alors que les tensions montaient à lřaube de lřéclatement de la Seconde Guerre mondiale, était de tisser des liens avec les anglophones afin que les francophones ne se retrouvent pas autant isolés que lors de la crise de la Conscription de 1917253. Il se dirigea donc vers des connaissances anglophones de la gauche, avec lesquelles il se sentait sans doute une parenté dřesprit et desquelles il espérait une certaine réceptivité. Il voulait trouver une position commune entre Canadiens anglophones et Québécois francophones quant à lřattitude que devait prôner le Canada en temps de guerre, surtout que le pays, nouvellement défait de ses attaches officielles au Royaume-Uni, avait une marge de manœuvre légèrement plus grande dans ses décisions sur la scène internationale. Le projet de définir une position commune plaisant à tous fut entamé, des discussions ont été tenues, mais lorsque la guerre éclata en septembre 1939, André Laurendeau essaya de prendre contact avec ses contacts anglophones du groupe de McGill, mais les ponts étaient rompus. Sa déception et son amertume furent vives relativement à cette défection : « Jřai éprouvé ce jour-là une indignation et une amertume difficiles à surmonter : malgré de longs efforts, les ponts que nous avions voulu jeter dřune nation à lřautre étaient emportés, comme des fétus.254 » La deuxième conscription nřaida en rien à renforcer des ponts déjà instables entre les milieux anglophones et francophones. Encore une fois, certains Québécois francophones se sentirent trahis par le gouvernement King qui les contraignit à sřengager dans un conflit auquel ils ne se sentaient nullement rattachés.

Dans les années 1950, le climat intellectuel semble légèrement plus propice à lřétablissement de liens entre les milieux intellectuels anglophones et francophones. Certes, si lřon se réfère au tableau des lieux de formation académique des commissaires (Tableau 2), force est de constater que les commissaires anglophones nřont pas fréquenté les

252 Neil Morrison occupa le siège de secrétaire à la Commission Laurendeau-Dunton. 253 Pascale Ryan, op. cit., p. 181. 254 André Laurendeau, La crise de la conscription 1942, Montréal, Éditions du Jour, 1962, p. 27.

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institutions académiques francophones, alors que lřinverse nřest pas complètement vrai : Jean-Louis Gagnon a fait ses études dans une institution bilingue, lřUniversité dřOttawa. Sans être visible au sein du tableau, la mobilité académique entre les Canada anglophone et francophone devient de plus en plus encouragée au cours des années 1950 et des années 1960. Ce changement est par ailleurs soulevé par le sociologue Marcel Fournier, qui explique que le mode dřactivité intellectuelle se transforme au cours de ces décennies pour devenir plus empirique : « À ce changement dans le mode dřexercice de lřactivité intellectuelle, lřon peut ajouter un autre, tout aussi important, quřil faudrait étudier de manière plus approfondie. Il sřagit de la modification de la relation que les intellectuels francophones entretiennent avec la culture, les intellectuels et les institutions anglo- saxonnes, quřelles soient anglo-canadiennes ou américaines255. »

Le Père Georges-Henri Lévesque convie notamment ses étudiants à poursuivre des études dans les universités anglophones. Il est dřailleurs lui-même actif au sein de la Canadian Political Association, institution quřil a présidée. Maurice Lamontagne aussi sřinspire à lřépoque des institutions anglo-canadiennes et en importe un modèle au Québec en fondant lřInstitut canadien des affaires publiques, qui sřinscrit dans la lignée du Canadian Institute of Public Affairs 256 . Les intellectuels de Laurendeau-Dunton ont fréquenté ce type de société où lřouverture à lřautre et les projets communs se multiplient. La Commission Laurendeau-Dunton constitua elle-même lřaboutissement le plus complet de cette collaboration nouvelle amorcée avec plus de vigueur et de conviction que jamais auparavant en mettant sur pied un dispositif de recherche et de réflexion qui sřinscrit à la fois dans les réseaux anglo-canadiens, franco-canadiens, franco-québécois, et internationaux. À lřaube des années 1960, le terreau semblait plus que jamais fertile à une collaboration fructueuse, loin de la tentative avortée menée par André Laurendeau en 1938.

Formés dans les meilleures institutions universitaires de leur époque, ayant le plus souvent fréquenté plus dřune université, ouverts sur le monde, les commissaires ne

255 Marcel Fournier, op. cit., p. 28-29. 256 Léon Dion, op. cit., p. 179.

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représentent en rien le profil moyen des citoyens de lřépoque. Comme le rappelle Léon Dion : En 1950, seulement 3% de la population canadienne-française fréquente les collèges classiques et 1%, les universités. Les 4000 ou 5000 étudiants universitaires sont dřorigines sociales très différentes. Ils sont fils dřouvriers, de cultivateurs, de gens dřaffaires ou de professionnels. La majorité, les plus connus à lřépoque peut- être, est issue de classes moyennes traditionnelles (médecins, avocats, notaires, fonctionnaires) dont, en majorité, ils ont assimilé la culture à défaut dřautres influences257.

Les commissaires francophones sřinscrivent dans cette classe privilégiée, qui a bénéficié du développement du système dřéducation et de lřébullition intellectuelle de lřépoque pour parfaire leur formation au sein des enclaves universitaires. Les commissaires anglophones également sřinscrivent dans ce groupe de privilégiés qui incarne lřélite éduquée. En effet, jusquřen 1961, seulement la moitié des Canadiens anglophones terminaient le « high school », et 10 pour cent dřentre eux se rendaient à lřuniversité. Les inscriptions à lřuniversité à temps plein totalisaient moins de 80 000 inscriptions dans lřensemble du pays258.

Réservée à une minorité, la plus souvent issue de classes relativement aisées, lřuniversité occupait pourtant de plus en plus dřespace dans la société canadienne, et les intellectuels qui en sortaient apparaissaient comme des conseillers éclairés auprès des responsables politiques. Ce phénomène est dřailleurs bien documenté par Doug Owram, qui sřintéresse à ces intellectuels qui ont conseillé le gouvernement dans la première partie du XXe siècle, intellectuels hautement respectés qui furent conviés à repenser la société canadienne sur un fond de crise économique259. Dřailleurs, la relation entre les intellectuels et les crises semble naturelle ; il suffit quřune crise éclate pour que les intellectuels sortent et se prononcent. Il suffit que les choses tournent moins rond pour quřils prennent leur plume et le dénoncent, comme lřa fait André Laurendeau à de multiples reprises, et notamment, dans le cas qui nous intéresse, en janvier 1962. Pour reprendre les termes de Raymond Aron, « les intellectuels sont liés à la communauté nationale : ils vivent avec une

257 Ibid., p. 169. 258 Rick Helmes-Hayes, op. cit., p. 109. 259 Doug Owram, op. cit.

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particulière acuité le destin de leur patrie260. » Ils possèdent les lanternes pour sentir le pouls de leur nation et conseiller les responsables politiques lorsque son rythme sřemballe ou se dérègle. Les responsables politiques peuvent par la suite écouter ou faire la sourde oreille, mais reste quřen temps de tensions, les plumes des intellectuels sřaiguisent, leurs critiques fusent et le contexte devient propice à la résolution des conflits.

Dans le Canada des années 1960, la figure de ces intellectuels respectés devient, plus que jamais, une figure dřuniversitaires engagés261. Les commissaires correspondent à ce profil dřuniversitaire hautement respecté de cette époque marquée par le développement du système universitaire canadien, mais aussi par la reconnaissance des disciplines rattachées aux sciences sociales. Les commissaires ne sont pas des administrateurs ; ils ont étudié les lettres, lřhistoire, lřéconomie, le droit, la linguistique, les relations industrielles, la littérature et la philosophie. Certains, tels que Paul Wyckynski et Jaroslav Rudnyckyj détiennent un doctorat. Dřautres, tels quřArnold Davidson Dunton, ont fréquenté plusieurs universités sans toutefois nřavoir jamais reçu de diplôme. En effet, quand Dunton arrive à la présidence du Carleton College, il nřa aucun diplôme universitaire. « Such were the possibilities for an intelligent, well-connected man with experience in the 1950s. », rappelle Rick Helmes-Hayes262. Ce qui ne lřempêche pas dřavoir « a keen sense of the role of the university in the modern world ». Il serait réducteur de résumer le parcours des commissaires à leur fonction seule dřuniversitaires. Certes, ils constituent en quelque sorte lřélite académique du Canada des années 1960, avec leur parcours marqué par la visite dřinstitutions non seulement canadiennes et québécoises, mais aussi étrangères aussi prestigieuses quřOxford pour Frank Scott ou la Sorbonne pour André Laurendeau et Gertrude Laing. Ce parcours estudiantin dans les universités, qui sřest poursuivi par la suite pour la majorité des commissaires Ŕ Paul Wyckynski, Jaroslav Rudnyckyj, Frank Scott, le père Clément Cormier, Gertrude Laing, Arnold Davidson Dunton Ŕ et sřest transformé en

260 Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1986 (1955), p. 240. 261 Ce phénomène est par ailleurs exprimé par Rick Hemes-Hayes dans sa biographie intellectuelle de John Porter, qui relate lřimportance de ces cohortes qui sortent des bancs des universités dans la construction nationale : « Beginning in the late 1950s, and especially through the 1960s, Canada’s university system assumed a much more prominent profile in the nation’s institutional fabric than it had ever enjoyed. » Rick Helmes-Hayes, op. cit., p. 109. 262 Ibid., p. 108.

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carrière, ne peut quřavoir influencé leur conception du monde et du conflit canado- québécois. Les structures de sociabilité dans lesquelles sřinscrivent les commissaires sont étroitement liées aux milieux universitaires et aux groupes intellectuels qui gravitent autour de ces milieux. Un témoignage de Gérard Pelletier vient dřailleurs confirmer cette conception du milieu académique comme liant social des intellectuels voués au bien commun : « Le collège ni lřuniversité nřétaient plus des lieux de rencontre, mais des sociétés dřétudiants et de professeurs engagés dans la poursuite dřun bien commun. Ce nouvel éclairage projeté sur nos vies devait marquer pour toujours notre façon de penser263. » Lřétude des itinéraires académiques des commissaires permet de mieux saisir leur engagement et leur parcours au sein de la Commission Laurendeau-Dunton.

Pour la plupart dřentre eux et malgré la tentation puissante de teinter leurs recommandations de leurs impressions personnelles, ils ont voulu étudier le problème canadien dans ses moindres ramifications. Ils ont prôné lřemploi de toutes les ressources intellectuelles à leur disposition pour que leurs recommandations éventuelles ne soient pas le fruit dřintuitions personnelles, mais bien le résultat dřétudes de terrain sérieuses, de consultations rigoureuses non seulement avec des citoyens, mais aussi avec une myriade dřexperts. Ils ont désiré user de méthodologies éprouvées. Ils ont souhaité ouvrir, eux qui avaient déjà voyagé, leurs horizons sur lřextérieur pour voir ce qui se faisait en Belgique, en Suisse, ou en Afrique du Sud en matière de bilinguisme et de biculturalisme, et dřintégration des minorités. Ils ont également œuvré dès le départ à une définition claire des concepts avec lesquels ils doivent travailler pendant les années à venir, soit le bilinguisme, la culture et le biculturalisme, ce dernier mot étant un néologisme sřattirant les foudres de plusieurs critiques. Ces termes, les commissaires ont dû les faire connaître à la population afin quřelle se sente interpellée par le mandat, ce qui constituait une tâche essentielle, mais ô combien éprouvante. Comme le souligne Frank Scott dans son journal « a grass root contact was needed » pour sensibiliser une population étalée sur un territoire si grand quřelle ne connaît que peu le lot de ses congénères vivant à lřautre extrémité du pays. Une anecdote relatée par Scott vient illustrer toute la nécessité dřinvestir le terrain, de créer des

263 Gérard Pelletier, « Les élites quřon bâtit », Le Devoir, 17 avril 1948, cité par Jean-Philippe Warren, « Gérard Pelletier et la fondation de Cité libre : la mystique personnaliste de la Révolution tranquille », Société, no. 20-21, été 1999, p. 327.

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liens avec les citoyens pour les renseigner. Il raconte dans son journal les pérégrinations dřun reporter du Times qui se rend en Alberta pour sřenquérir de lřétat du bilinguisme dans les Prairies et il demande à un fermier : « What do you think about bilingualism ? » Et la réponse, telle une évidence, fut : « I’ll tell you what I think about bilingualism. If the English language was good enough for Jesus Christ it is good enough for me264. »

Les commissaires se constituent alors comme des passeurs et des messagers. Leur parcours universitaire les aide à trouver les méthodes dřétude leur permettant dřavoir une conception à la fois plus globale et plus approfondie de la problématique quřils ont le mandat dřétudier. Il leur confère une connaissance générale riche et une compréhension poussée du terrain dans lequel ils évoluent. Toutefois, résumer leur itinéraire à leur inscription académique serait réducteur ; ils ont revêtu plusieurs chapeaux dans leur carrière déjà riche au moment où débute la Commission. Leurs itinéraires, sřils sřéloignent à certains égards, sont marqués par le sceau de lřengagement. Les commissaires ont œuvré sur plusieurs fronts : ils sont des bâtisseurs de ponts entre les communautés, des fondateurs de revues et de journaux, des êtres à lřempathie sociale développée désireux de trouver des solutions viables pour lřavenir de leur pays. Lřengagement pour la plupart dřentre eux nřest pas une possibilité, cřest une nécessité. Ils incarnent des hommes et une femme engagés, qui se sont posés en spectateurs du Canada des années 1960 : un Canada où la dualité exprimée dans le mandat de la Commission est contestée par des groupes de pression puissants bien établis dans les réseaux politiques ; un Canada où lřintégration des minorités devient un enjeu de taille, mais où certaines minorités, telles que les Amérindiens, sont encore relativement ignorées ; un Canada plus riche que jamais en ressources intellectuelles, qui croit en ses possibilités de changer pour se démarquer de son voisin états-unien et se tailler une place dans le concert des nations sur la scène internationale.

264 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30, D211, « Royal Commission on Bilinguism and Biculturalism », 109, 1, Diary, p. 53.

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3.2 Lřengagement comme nécessité : la plume comme arme de contestation

« La parole est une forme de vie et, par ce biais magnifique, un mode dřaction. Chose certaine, il nřy a pas plus de vanité à écrire quřà agir, dřautant que ce qui relève de lřaction émane dřun ordre créé par la pensée. » Hubert Aquin, « Comprendre dangereusement », Liberté265.

Pour la majorité des membres appelés à donner vie au mandat de la Commission Laurendeau-Dunton, lřengagement sřest manifesté à travers la plume. Une plume dénonciatrice comme celle dřAndré Laurendeau dans le Devoir, qui déclenchait les foudres de Duplessis, ou comme celle de Jean-Louis Gagnon dans Vivre ou le Nouveau journal. Une plume poétique et avide de justice sociale comme celle de Frank Scott, dont les vers ont dénoncé avec sensibilité les affres de la crise économique des années 1930, moment phare de son engagement en politique et de sa lutte en faveur dřune centralisation de lřÉtat fédéral, seule capable de protéger les plus déshérités de la société en créant un filet de sécurité efficient. Une plume littéraire aussi pour André Laurendeau qui aurait tant aimé être reconnu pour ses romans. Une plume universitaire et biographique pour Paul Wyczynski, qui sřest attelé à un monument de la poésie québécoise, Émile Nelligan, en lui consacrant sa thèse de doctorat dans les années 1960, retraçant dřun même souffle la vie littéraire montréalaise du tournant du XXe siècle. Une plume réconciliatrice pour Gertrude Laing qui a publié un dialogue avec Solange Chaput-Rolland sur leur conception du Canada et les manières de rapprocher ses deux communautés culturelles principales. Sans porter de jugement de valeur sur la contribution littéraire de chacun des commissaires, il faut souligner que trois plumes se détachent du lot, de par la consistance du corpus auxquelles elles ont donné vie et les vives ripostes des élites quřelles ont causées, soit celles dřAndré Laurendeau, de Frank Scott et de Jean-Louis Gagnon. Nous allons donc nous attacher aux itinéraires de ces trois têtes fortes de la Commission Laurendeau-Dunton ; lřétude de leurs écrits devient ici un prétexte pour dégager des éléments de leur personnalité qui en ont fait des figures dřintellectuels reconnues à même dřinfluencer leurs pairs et la société.

265 Voir Olivier Keimeid, Pierre Lefebvre et Robert Richard, dir., Anthologie Liberté, 1959-2009. L’écrivain dans la Cité : 50 ans d’essais, Montréal, Le Quartanier Éditeur, 2011, p. 33.

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3.2.1 Lřhumanisme dřAndré Laurendeau et son ascendant sur ses pairs et sur la Commission266 Frêle de corps et fort dřesprit 267 , André Laurendeau était un de ces hommes inspirants qui réveillaient les consciences et permettaient aux autres dřy voir plus clair dans une société québécoise jugée comme étouffante par certaines personnalités désireuses de penser en dehors du cadre. Il témoignait dřune sensibilité exacerbée pour les gens et les maux de la société. Son sens de lřécoute était reconnu et il permettait aux autres de mieux se comprendre. Ce trait de personnalité est dřailleurs relevé par Gérard Pelletier dans ses mémoires : « Ma consultation auprès dřAndré Laurendeau fut toute différente. Attentif, sensible, André ne bousculait jamais son interlocuteur. Il écoutait. Il souriait ou fronçait le sourcil selon que lřexposé lui paraissait clair ou obscur. Il posait des questions, avec lřair de ne pas y toucher comme au hasard. Et très souvent, il vous révélait des espoirs ou des craintes que vous nřaviez pas vous-mêmes débusqués de votre propre inconscient268. » Sa sensibilité a également été soulignée par Fernand Dumont, qui lui rend un vibrant hommage dans lřintroduction du recueil dřarticles de Laurendeau Ces choses qui nous arrivent : Il transmuait sans cesse lřhistoire, même en son cours le plus banal, en un drame : pour en faire voir les enjeux et suggérer des engagements. Il éprouvait lřhistoire sur lui-même Ŕ comme on dit des scientifiques quřils éprouvent parfois leurs remèdes sur leur propre organisme. Cela supposait, chez lui, une sinuosité du sentiment que nřont pas les prophètes. Chez ceux-ci, on ne démêle pas toujours les théories, parfois tyranniques, et les plus obscures passions. Laurendeau était trop sensible pour être un prophète. Trop sensible pour empêcher lřanalyse. Cřest un

266 Dans cette section, nous avons choisi de nřévoquer quřen surface les jeunes années dřAndré Laurendeau et son passage notamment à l’ ction nationale. Deux raisons motivent ce choix : dřabord, elles ne sont pas nécessairement pertinentes à notre propos qui veut montrer en quoi Laurendeau était « lřhomme de la situation », avec la maîtrise des « technè » idéale pour diriger la Commission Laurendeau-Dunton. Ensuite, ces années ont été davantage évoquées dans la littérature à travers notamment lřouvrage de Pascale Ryan, Penser la nation, celui dřYvan Lamonde, La modernité au Québec, et les thèses de Charles-Philippe Courtois et de Dominique Foisy-Geoffroy. 267 La fragilité physique dřAndré Laurendeau nřappartient guère au mythe ; lui-même en était conscient comme le révèle cette anecdote relatée dans lřintroduction du journal de Saint-Denys-Garneau. Wilfrid Lemoine y mentionne un entretien au cours duquel Laurendeau lui avait fait cette confidence « quřil allait parfois avec lui (Saint-Denys-Garneau) dans la propriété familiale de Sainte-Catherine et quřil était toujours étonné par la vitalité physique de son compagnon qui, bien que de santé plutôt fragile, aimait courir dans les bois, torse nu, se balancer aux branches des arbres, mettant lřautre au défi dřen faire autant. « Il croquait à belles dents dans les nourritures terrestres, et sřil y avait alors quelquřun de frêle, cřétait bien moi », me dit Laurendeau avec son sourire mince. » Hector de Saint-Denys-Garneau, Journal, texte conforme à lřédition établie par Giselle Huot, Montréal, Bibliothèque Québécoise, 1996, p. 9. 268 Gérard Pelletier, Souvenirs. Le temps des choix, 1960-1968, Montréal, Stanké, p. 132.

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grand malheur que cette chaleureuse lucidité ne soit plus mêlée à nos débats et à nos espoirs269. »

Cette sensibilité, cette profondeur dřanalyse reposant sur une réflexion poussée, une réflexion éprouvée sur sa propre existence, laissa une empreinte sur le monde intellectuel qui lřentourait et firent de Laurendeau non seulement une figure dřintellectuel qui se détachait du lot, mais un modèle pour ses pairs. Comme le dit Dumont, « Laurendeau aura été pour moi une figure exemplaire de lřintellectuel. » Les actes du colloque organisé par Nadine Pirotte sur André Laurendeau rappellent également comment cet homme fut un phare dans la nuit pour les jeunes intellectuels qui pouvaient sřinspirer de ses textes et de son action : « Maître à penser de son époque, André Laurendeau constituait un point de repère pour toute une génération dřintellectuels humanistes270. »

Cet amoureux de la musique, qui vouait notamment une affection particulière à lřœuvre de Debussy et à son opéra Pélléas et Mélisande, avait en haute estime la littérature et la musique et une modestie particulière en regard des activités qui lřoccupaient plus particulièrement, soit le journalisme et lřaction politique. Il en fait notamment mention dans les Écrits du Canada français : « Et cřest ainsi que, embrassant ma propre existence, je puis aujourdřhui conclure que jřai déchu, dřabord de la musique à la littérature, puis de la littérature à lřaction et au journalisme, sans vraiment savoir pourquoi. Et cependant, dans les régions obscures de soi où sřélaborent les vraies hiérarchies de valeurs, le premier mot qui surgit est musique, le premier nom Debussy271. » Épris dřopéra, de vers, tourné vers la réflexion et lřintrospection, André Laurendeau a pourtant consacré chaque parcelle de sa vie à aiguiser son sens du devoir, et à se livrer pour ce faire, à une activité intense, une activité dřécriture certes, mais une écriture tournée vers lřaction. Malgré toute cette activité, il prenait le temps dřaller chercher en lui-même et de nourrir sa vie intérieure, comme il le mentionne dans une lettre à son fils Jean datée de 1964 : « On vit sur plusieurs paliers. 1942, 1943, 45 me rappellent des souvenirs politiques : jřétais livré à lřaction. Comment à

269 Fernand Dumont, « Préface », dans André Laurendeau, Ces choses qui nous arrivent, p. xxi. 270 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435/B4, 390, « Correspondance avec André Laurendeau », Correspondance autour du colloque organisé par Nadine Pirotte. 271 Ibid., Réponse de M. André Laurendeau de la Société Royale du Canada, Écrits du Canada franaçais, numéro 35.

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travers ces assemblées, ces caucus, ces causeries à la radio, ai-je eu le temps dřavoir une vie intérieure ?272 » Cette vie intérieure quřil chérissait lui permit sans doute de nourrir cette humanité tant de fois soulignée par ses pairs et ses admirateurs. André Laurendeau ne posait pas un regard détaché sur le Québec et sa société ; il posait un regard humaniste et réfléchi. Cette connexion particulière avec son affect contribuait également sans doute à la complexité de sa nature, lui qui avait parfois du mal à se prononcer clairement sur une question tant il était bousculé par tous ses angles dřanalyse. Le manichéisme nřavait que peu dřemprise sur sa conception du monde. Comme le rappelle Léon Dion : « Chez lui, le froid et le chaud […] se confondaient parfois. Le cœur et la raison ne jouaient pas toujours sur le même clavier. Aussi, sur nombre de questions, parvenait-il difficilement à trancher dans un sens ou dans lřautre, tant il était partagé par deux sentiments contraires273. » Cette incapacité à choisir son camp sans ambages, cette propension à rester en suspension entre deux positions lui attira des amateurs, mais aussi des détracteurs.

Après son séjour inspirant en Europe, André Laurendeau revint au Québec en 1937 avec une pointe dřamertume et de déception devant le duplessisme qui commençait : « Quand je pars en 1935, la province est pleine de mouvement et dřespoir. En 1937, je la retrouverai amère, déçue, sans élan274. » Cřest là quřil prit la barre de l’ ction nationale. Même si lřattrait et la fascination quřexerce lřEurope sur lřimaginaire de Laurendeau sont évidents, cřest pour le Canada quřil va sřinvestir. Autour de lui, lřintellectuel suscita des vocations. Cřest lui qui a fait de Jean-Paul Desbiens le Frère Untel275, ce personnage qui va décrier les errements de la langue québécoise. Comme le souligne Jean-Paul Desbiens au moment de la mort de Laurendeau : « Nous le perdons au moment où nous avons tant

272 Ibid., Lettre dřAndré Laurendeau à son fils Jean, St-Gabriel de Brandon, 1964. 273 Léon Dion, « Bribes de souvenirs dřAndré Laurendeau », dans Nadire Pirotte, dir., Penser l’éducation : Nouveaux dialogues avec André Laurendeau, Montréal, Boréal, p. 38. 274 André Laurendeau, « Avant le congrès, visitons le musée de lřUnion nationale », 1961, dans Ces choses qui nous arrivent, p. 38. 275 André Laurendeau, « Préface », Les insolences du frère Untel, Montréal, Éditions de lřhomme, 1960, p. 15-16.

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besoin de références ; où sa voix égale et sûre nous aurait aidés à garder le ton. Je mesure à quel point il mřa aidé à me définir276. »

Cřest également Laurendeau qui a aidé Léon Dion à sřancrer dans le Québec et le Canada, alors que son désir dřaller sřinstaller dans une terre dřexil moins contraignante était vif. Lřamitié entre André Laurendeau et Léon Dion débute dans les années 1950 et va traverser les hauts et les bas de la Commission, où Dion incarna souvent le repère tranquille de Laurendeau face aux attaques de Scott ou de Jean-Louis Gagnon. Dans son ouvrage sur les intellectuels au temps de Duplessis, Dion rend un hommage vibrant et nuancé à Laurendeau, cet homme qui, à ses dires, est « celui que jřai le plus estimé de ma vie277. » Comme Laurendeau près de vingt années avant lui, Léon Dion était parti en Europe. À son retour en 1952, il souligne que le Québec lui parut « fade et ennuyeux » et la tentation de repartir forte. Contrairement aux intellectuels des générations précédentes, les premiers contacts intellectuels de Léon Dion, sřétaient faits avec le milieu anglophone américain et canadien : « Karl Deustch et Louis Hartz à Harvard où [il passa] tous [ses] mois dřété de 1954 à 1961, David Easton à Chicago, C. B. Macpherson à Toronto, John Meisel à Queenřs, Jean Laponce à lřUniversité British Columbia278. » Léon Dion sřinscrivait dans la deuxième génération des boursiers dřEurope, qui après la Seconde Guerre mondiale, sřétaient tournés vers lřAmérique pour élargir leurs horizons académiques279. Il était de la nouvelle génération dřuniversitaires qui manquaient de repères significatifs au Québec, surtout pour les intellectuels désireux de sřaventurer sur les terrains de nouvelles disciplines telles que la sociologie. Comme il le souligne : « Dans le Québec dřalors, la seule personne dřici qui fût en mesure dřaider ceux qui étaient désireux de faire leurs premiers pas dans le vaste domaine de la sociologie était Jean-Charles Falardeau et il le fit avec un dévouement dont nous lui sommes reconnaissants280. » Léon Dion se sentait peu entouré et sřennuyait

276 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435/B4, 390, « Correspondance avec André Laurendeau », Texte de Jean-Paul Desbiens, « Grâce à André Laurendeau, je suis devenu le Frère Untel », p. 17. 277 Léon Dion, « Bribes de souvenirs dřAndré Laurendeau », dans Nadine Pirotte, dir., op. cit., p. 37. 278 Léon Dion, Québec, 1945-2000, À la recherche du Québec, Tome I, p. 9. 279 Robert Gagnon et Denis Goulet, loc. cit. p. 61. 280 Léon Dion, op. cit., p. 10.

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au Québec, alors quřil sentait les perspectives fleurissantes en dřautres horizons. Cřest alors de ce sentiment dřétouffement et dřennui que naquit sa relation avec Laurendeau, dont il relate les débuts dans À la recherche du Québec :

Dans mon désarroi, nřen pouvant plus dřennui et dřaigreur, jřécrivis à André Laurendeau que je ne connaissais que par ses écrits et lui exposai ma situation. Cřétait en 1955. Laurendeau me répondit aussitôt de sa fine écriture. Il commença par me dire : « Cet homme [Duplessis] nřest pas immortel. » Puis il enchaîna : « Sřintéresser au Québec, cřest apprendre à lřaimer […] Et cela vous viendra naturellement au fur et à mesure que vous apprendrez à considérer les êtres et les choses autour de vous281.

Cet extrait témoigne encore de la commisération profonde dřAndré Laurendeau et de son attachement à sa terre natale et aux êtres qui lřentourent. Grâce au conseil de Laurendeau, Léon Dion put sřimprégner du Québec, laisser de côté son image négative et sřy ancrer pour lřaider par la suite à trouver des remèdes à ses maux, plus spécifiquement une panacée aux tensions entre le Canada et le Québec. Comme il le souligne : « À mesure que je regardais le Québec, jřapprenais à lřaimer toujours davantage, avec ses atouts et ses failles282. » Ainsi, lřamour du Québec unissait André Laurendeau et Léon Dion dans une amitié intellectuelle qui les amena à collaborer au sein de la Commission Laurendeau- Dunton, où les deux mirent de lřavant une conception québécoise de leur nationalisme canadien. Ce qui unit également les deux hommes cřest le doute qui les habitait ; tous deux avaient douté du Québec, ils avaient senti à un moment distinct le besoin de partir, mais leur ancrage était trop solide pour quřils aillent sřinstaller ailleurs. Et leur désir dřengagement trop fort. Si Laurendeau avait pu aider Jean-Paul Desbiens à se définir, sřil avait pu aider Léon Dion à approfondir son attachement envers sa terre natale, qui mieux que lui, pouvait aider le Canada, à travers la Commission qui fut initiée en 1963, à se révéler à lui-même. Cřest sans doute en raison de sa faculté à sonder les problèmes avec acuité, à considérer avec sensibilité « les choses autour de lui », à privilégier la réflexion sensible à lřaction impulsive, quřil devint une figure dominante de la Commission Laurendeau-Dunton et quřil eut un ascendant si fort sur les travaux jusquřà sa mort. Le travail quřil avait à accomplir en 1963 avec ses neuf collègues commissaires et toute lřéquipe de chercheurs en était un monumental, mais Laurendeau était un habitué des tâches peu ordinaires et sa plume en avait souvent été une de combat, même si son écriture

281 Ibid. 282 Ibid.

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raffinée en faisait souvent plus un écrivain quřun journaliste283. La plume de Laurendeau avait tendance à sřaventurer dans des « zones inconnues » afin de révéler une réalité connue de tous sous un nouveau jour ou de conscientiser ses lecteurs à des éléments éloignés des débats dřactualité284.

Déjà, avec ses collègues du Devoir, quotidien qualifié de « bourreau du journalisme canadien285 », il sřétait attaqué avec virulence aux politiques de Maurice Duplessis. À la suite de la découverte par Gérard Filion du scandale du gaz naturel en 1956, Laurendeau se lança dans une dénonciation fielleuse des abus de pouvoir de Duplessis. Léon Dion rappelle que Laurendeau a sans doute adressé à Duplessis, dans son éditorial du 4 juillet 1958 intitulé « La théorie du roi nègre », la critique la plus acerbe quřil nřait jamais reçue286.

Sa plume était non seulement capable de dénoncer, elle était aussi agile à décrire le malaise. Cřest ainsi quřil va jouer un rôle majeur dans la réflexion vaste que constitue la Commission Laurendeau-Dunton en nommant, dans ses éditoriaux et ses chroniques, le malaise de la sous-représentation des francophones à Ottawa. Il souhaite que le Québec sorte de sa torpeur et construise des élites fortes « sans lesquelles aucune politique nřest possible287 ». Il sřintéressa également aux défaillances de lřenseignement, qui nřaident en rien à la formation dř« admirables francophones » : Cřest ainsi quřà lřécole primaire le français parlé est en régression constante : croit-on que des professeurs à qui la langue ne dit rien, qui lřécrivent médiocrement et la parlent encore plus mal vont former dřadmirables francophones ? Quelques individus manifestent du zèle et de la compétence ; trop

283 Nadine Pirotte, « Présentation », dans Nadine Pirotte, dir., op. cit., p. 15. 284 Ibid., p. 12. 285 Michel Lévesque, À la hache et au scalpel : 70 éditoriaux pour comprendre Le Devoir sous Gérard Filion, 1947-1963, Québec, Septentrion, 2010, p. 57. 286 Comme le rappelle Léon Dion : « Lui [Maurice Duplessis] qui tenait par-dessus tout à être considéré comme vaquant jour et nuit aux intérêts des Canadiens français, voici quřil se voit traité de valet des intérêts britanniques. Notant le silence du Star et de la Gazette sur lřexpulsion de Guy Lamarche, Laurendeau, pour expliquer cette attitude, conclut : « Il faut obtenir du roi nègre quřil collabore et protège les intérêts des Britanniques. Cette collaboration assurée, le reste importe moins, Le roitelet viole les règles de la démocratie ? On ne saurait attendre mieux dřun primitif ! » Léon Dion, Québec, 1945-2000, À la recherche du Québec, Tome 2, p. 189. 287 André Laurendeau, « La province manque dřhommes compétents et les réformes attendent », dans Ces choses qui nous arrivent, p. 49.

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souvent le régime les ligote ou les endort, et la langue va comme elle peut, avec toutes les conséquences intellectuelles et psychologiques de cette déperdition288.

Sans une langue vivante, enseignée avec passion et parlée avec aisance, point dřavenir radieux pour le Québec aux yeux de Laurendeau. Sa plume se veut le prolongement de ce à quoi il aspire pour les générations à venir : une capacité à sřexprimer, à mettre des mots sur les malaises pour les décrier et faire en sorte de renverser lřétat des choses. Une élite bien formée constitue une élite capable dřagir.

Les articles de lřéditorialiste datant du début des années 1960, qui menèrent à la création de la Commission dont il fut appelé à être le codirecteur, attirèrent lřattention sur le peu dřimportance accordée par Ottawa aux francophones. Dans un article de janvier 1962, il écrit : À lřété 1932, sous le régime conservateur de R.B. Bennett, se réunit à Ottawa une conférence impériale (réunion importante à lřépoque). Le gouvernement central y utilise une soixantaine de spécialistes : parmi eux, pas un seul Canadien français. En dernière heure, pour sauver le principe, le gouvernement nomme un fonctionnaire de langue française. Ainsi pouvons-nous mesurer notre importance à Ottawa289.

Déjà, il se questionne sur les moyens de guérir lřinfériorité économique et politique des Canadiens français : « Quelle sera la prochaine démarche ? La perception de lřinfériorité économique des Canadiens français, et lřadmission que cette dépendance est une maladie grave. Comment la guérir ?290 » Beaucoup de ponts restent à bâtir pour que les rapports entre les anglophones et les francophones empruntent la voie dřune véritable collaboration dřégal à égal. La Commission voulut aider à rétablir ces ponts, et André Laurendeau y apporta son expérience et ses réflexions pour panser les plaies du pays. Sřil ne se percevait pas comme un intellectuel 291 , ce que la majorité des témoignages à son égard

288 Ibid., p. 47. 289 André Laurendeau, « Le nationalisme sřenracinera-t-il mieux quřen 1936 ? », dans Ibid., p. 51. 290 Ibid., p. 52. 291 Il se percevait davantage comme un journaliste et un homme dřaction. Dřailleurs, à ses yeux, lřaction nřétait pas conciliable avec sa définition de lřintellectuel : « Par discipline dřesprit, lřintellectuel voit plus loin, il approfondit, il examine sans cesse, à partir dřune expérience qui nřest pas à la portée de tous, avec une ampleur de vision à laquelle lřhomme dřaction atteint rarement. » André Laurendeau, « Le Canada français se brouille avec ses élites. Connaît-on leur rôle ? », dans Ces choses qui nous arrivent, p. 124. Chez lui pourtant action et profondeur de vision semblent ce concilier pour former une figure dřintellectuel exemplaire. Nadine Pirotte, loc. cit., p. 15.

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contredisent292, il croyait fermement en la possibilité quřune élite éclairée puisse amender le sort de sa nation. Pour lui, les intellectuels avaient beaucoup à apporter aux sociétés : « Les sociétés ont besoin dřintellectuels. Quand un divorce sřétablit entre les deux, cřest une tragédie293. »

3.2.2 Frank Scott ou la plume avide de justice sociale Sur leur perception des relations canado-québécoises, peu de choses semblent unir Frank Scott et André Laurendeau. Ils ont pourtant des parcours similaires, marqués par un engagement se manifestant sur tous les fronts : la plume, le politique, la quête dřune justice sociale et du bien commun, et la volonté de plonger dans la mêlée afin de bâtir un pays meilleur. Les deux hommes ont pourfendu le même ennemi, Maurice Duplessis. André Laurendeau avec ses articles du Devoir, Frank Scott avec un travail de juriste acharné, qui lřopposa au premier ministre du Québec à la Cour suprême dans lřaffaire Roncarelli, cause remportée par lřintellectuel anglo-québécois qui lui valut ces bons mots dans le McGill Daily : « Comme le chevalier dřun autre âge, il est vraiment sans peur et sans reproche. Il illustre ce quřil y a de mieux sur le plan professionnel : cet humaniste érudit est aussi un homme dřaction294. »

Cet homme dépeint comme un homme dřaction et un humaniste érudit savait également manier les vers. Il fut fortement ébranlé par la crise des années 1930 qui conféra un sens plus profond à sa quête de justice sociale et lui inspira des poèmes mettant en lumière les aspects pervers du capitalisme, comme en témoigne lřironie du poème Efficiency :

292 Gérard Filion va jusquřà souligner quřAndré Laurendeau avait tout du physique de lřintellectuel : « front dégagé prolongé par un nez fin et légèrement arqué, se faufilant entre deux yeux étrangement doux ; des lèvres minces légèrement dédaigneuses, ornées dřune moustache de dandy ; une peau hâlée et sans rides ; une légère ressemblance avec Rudolf Valentino. Tout chez lui est délicat, les mains, les jambes, le torse. Il marche dřun pied léger, comme sřil touchait à peine le sol. » Gérard Filion, « Trente-cinq ans dřamitié », dans Nadine Pirotte, op. cit., p. 29-30. Si les pas de Laurendeau ne semblent quřeffleurer le sol, il nřen reste pas moins que cřétait un homme profondément ancré à sa terre natale, pour laquelle il avait de grandes ambitions dřémancipation. 293 André Larendeau, loc. cit., p. 123. 294 Cette citation provient dřun article du McGill Daily paru le 28 janvier 1956 à la suite de victoire de Scott dans lřAffaire Roncarelli. Voir Sandra Djwa, F.R. Scott, une vie, 2001, p. 438.

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The efficiency of capitalism Is rightly admired by important people Our huge steel mills Operating at 25 percent of capacity Are the last word in organization The new grain elevators Stored with superfluous wheat Can unload a grain-boat in two hours. Marvellous card-storing machines Make it easy to keep track or unemployed There isn’t one unnessary employee In these textile plants That requires 75 per cent tariff protection And when our closed shoe factories re-open They will produce more footwear that we cas possibly buy. So don’t let’s start experimenting with socialism Which everyone knows means inefficiency and waste295

À lřinstar de Laurendeau, Scott a négligé, selon ses propres dires, le littéraire en lui au profit dřautres activités plus tournées vers lřaction. Mais lřimpulsion poétique reste forte et essentielle chez lui comme il lřexplique lors de la Rencontre des poètes en 1958. Elle lui permet de canaliser son trop-plein dřénergie et dřatteindre la vérité :

Pourquoi écrire de la poésie ? Parce que quelque chose au fond de moi me pousse à écrire. Une voix qui nřarrête pas de dire « tu dois écrire, tu dois écrire ». Je nřai pas beaucoup écouté cette voix ; en fait, jřai passé plus de temps dans ma vie à jouer du piano quřà écrire des poèmes. La nécessité de gagner ma vie et lřintérêt que je porte à dřautres choses mřont éloigné de la poésie. Pourtant, la petite voix est toujours là… Grâce à cette petite voix intérieure, la poésie a toujours été une sorte dřexutoire pour toute lřénergie que jřaccumulais. […] En écrivant, cette chose nouvelle et curieuse grandit sous mes yeux, prend forme et caractère, évacue les flots de lřimagination, apporte calme et apaisement. Plus encore, elle ouvre dřautres horizons vers la vérité, offre un nouvel éclairage et une compréhension approfondie de lřhomme, de la société et des dieux. Parfois, elle apporte lřextase […]296

Cette année-là, Scott était accompagné de quelques anglophones à la Rencontre des poètes, soit Doug Jones, Jay Macpherson et Thomas Scott Symons297. Lřannée précédente, lors de la première rencontre du genre, Scott était le seul anglophone parmi les Gaston Miron, Gilles Vigneault, Gilles Hénault et Roland Giguère. Sandra Djwa relate alors une anecdote intéressante au sujet de ce rassemblement : « Scott, qui traduit la poésie québécoise depuis le début des années 1950, est le seul anglophone présent. Ce qui incite

295 Frank Scott, cité par Sandra Djwa, op. cit., p. 188. 296 Ibid., p. 516. 297 Ibid., p. 515.

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Jean Bruchési, alors sous-secrétaire dřÉtat et dont le ministère a financé en partie la conférence, à accueillir Scott « par la chaleureuse Ŕ et quelque peu révélatrice Ŕ salutation « Quoi, vous êtes le seul païen ici ?298 »

Scott fut souvent le seul anglophone à participer aux mondanités francophones. Cřest notamment le cas dans le cercle plus politique de Gérard Pelletier, où il fréquente André Laurendeau, René Lévesque et Pierre-Elliott Trudeau. Cřest également le cas dans le cercle des poètes francophones, où il tente de créer des liens entre les deux milieux anglophone et francophone afin de faire découvrir la poésie québécoise à ses homologues. Il connaît bien les peurs éprouvées par les francophones par rapport aux anglophones. Anne Hébert lui a déjà raconté, comme le relate Sandra Djwa, que « parfois, lorsquřelle traversait un certain pont [dans sa jeunesse], les religieuses la mettaient en garde en lui disant : « Regarde, cřest la route qui mène à Ottawa. » Cřétait une image sombre et menaçante. Cette anecdote frappe Scott à tel point quřil la consigne immédiatement et étiquette le dossier « Régime de la peur »299. » Frank Scott parvint à sřintégrer à lřunivers francophone mieux que plusieurs anglophones, ce qui lui permit sans doute dřaccroître sa sensibilité à lřéloignement entre les deux communautés culturelles principales du Canada. Il a éprouvé les difficultés de communication quřoccasionnent le manque de maîtrise de lřautre langue, la fermeture à lřAutre, les peurs des francophones à lřégard des anglophones, ce qui en fait un homme particulièrement au fait des préoccupations qui ont engendré la Commission Laurendeau-Dunton. Il tenta, à travers la poésie, de créer un rapprochement entre les imaginaires francophones et anglophones et entre les cercles de poètes anglophones et francophones 300 . Le rapprochement de Scott avec les poètes

298 Ibid. 299 Ibid., p. 514. 300 Patricia Godbout résume la perception quřavait Frank Scott et dřautres anglophones de la traduction. Pour eux, cřétait une manière de percer un imaginaire québécois qui demeurait nimbé de mystère et de le faire découvrir à leurs pairs. Cette volonté de faire découvrir lřAutre participait à une « mission politique » de construire un Canada dans lequel les deux cultures se respectent davantage parce quřelles se connaissent : « La traduction était perçue par Scott comme une manière de jeter un pont entre les cultures. Comme l'explique Kathy Mezei : Depuis les années cinquante [...] les traducteurs canadiens-anglais se sont chargés de la mission politique de jeter un pont entre les deux solitudes. Les traducteurs et poètes F.R. Scott, John Glassco, A.J.M. Smith et G.V. Downes étaient poussés à traduire les poètes québécois (Gaston Miron, Roland Giguère, Anne Hébert, Paul Chamberland) en partie parce qu'ils étaient attirés par leur (ré)invention poétique novatrice du pays incertain du Québec, mais aussi parce qu'ils croyaient qu'en lisant ces poèmes, les Canadiens anglais commenceraient à comprendre « l'autre » (1994 : 88-89)5. » Patricia Godbout, « Des livres

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québécois se fit surtout dans les années 1950, où malgré quelques percées pour connaître lřAutre, beaucoup de travail restait à faire. Patricia Gobdout témoigne du climat qui régnait à Montréal à cette époque en littérature : « Au cours des années 1950, nous pouvons assurément affirmer que certains écrivains anglophones et francophones vivant à Montréal entretenaient, sur le plan personnel, des relations avec « lřautre groupe ». Mais il reste que ces activités se déroulaient, pour lřessentiel, comme si lřautre nřexistait pas301. » Frank Scott voulut rendre cet Autre moins invisible aux yeux de ses pairs.

Il sřintéressa à lřœuvre de Saint-Denys Garneau et à celle dřAnne Hébert302, dont la traduction du Tombeau des rois donna lieu à une correspondance entre les deux poètes303. Marié avec la peintre Marian Dale, il organisait avec son épouse des soirées où les vers se déclamaient dans les deux langues dans leur demeure de la rue Clarke. À ces soirées, tenues dans les années 1950, étaient conviés Gaston Miron, Jean-Guy Pilon et Jacques Ferron304. Aux dires de Micheline Sainte-Marie, « Frank Scott se voyait beaucoup comme découvreur et pionnier du Canada français. Il voulait refléter cette facette-là305. » Or, le succès de ces soirées bilingues qui se voulaient créatrices de rapprochements entre les « deux solitudes » est mitigé aux dires de certains de ses participants. En fait, les difficultés de chacun avec la langue de lřautre communauté culturelle rendaient la compréhension bien difficile entre

à la fois si proches et si lointains » : les échanges littéraires à Montréal durant les années 1950 », dans Marie- André Beaudet, dir., Échanges culturels entre les deux solitudes, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 1999 p. 85. Coll. « Culture française dřAmérique ». Sur la mission politique de la traduction chez Scott, voir aussi Susan Margaret Murphy, Le Canada anglais de Jacques Ferron. Formes, fonctions et représentations, 1960- 1970, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2011, p. 149. 301 Patricia Godbout, loc. cit., p. 81. 302 Il publia en 1962 une traduction des œuvres de ces deux poètes intitulée St-Denys Garneau et Anne Hébert : Translations/Traductions. Ce recueil de poésie qui regroupe les pièces préférées de Scott est bilingue et intègre une préface en français de Gilles Marcotte. Dans la note du traducteur, Scott formule son souhait, soit que cette traduction pousse ceux qui la lisent à se tourner vers les textes originaux. Il se voit comme un passeur, comme un intermédiaire, désireux de rétablir des ponts entre les deux communautés culturelles principales du Canada. Susan Margaret Murphy voit son rôle de traducteur comme « lřéquivalent littéraire du rôle de metteur en scène quřil jouait en invitant chez lui les poètes des deux groupes linguistiques. » Voir Susan Margaret Murphy, op. cit., p. 150. 303 Voir Anne Hébert et Frank Scott, Dialogue à propos de la traduction du « Tombeau des rois », Saint- Laurent, Bibliothèque québécoise, 2000 (1970), 107 p. 304 Susan Margaret Murphy, op. cit., p. 153. 305 Micheline Sainte-Marie, citée par Ibid., p. 153.

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francophones et anglophones 306 . Micheline Sainte-Marie ne fait pas dans la tendresse lorsquřelle décrit lřattitude de Frank Scott au cours de ces soirées : « Lřattitude paternaliste et condescendante de Scott nřétait pas non plus propice aux rapprochements […]307 ». Il faut nuancer en ajoutant que Frank Scott, comme plusieurs anglophones, était loin de plaire à tous les francophones, surtout ceux qui avaient comme projet de faire du Québec un pays. Jacques Ferron lui a dřailleurs consacré deux personnages dans son œuvre fictive : Frank Archibald Campbell et Frank-Anarchasis Scott, personnages à lřégard desquels il fut parfois impitoyable. Ainsi, il confia : Alors jřai regretté que « la Nuit » soit une fiction. Elle le restera, mais jřen change le titre pour insister sur le poison. Frank Archibald Campbell dont jřai beaucoup écrit, mais toujours avec révérence et une sorte dřamitié, non seulement dans « La Nuit » mais aussi dans « La Charrette » et « Le Ciel de Québec », nřest plus pour moi quřun ridicule épouvantail à corneilles, une manière dřimbécile presque aussi méprisable que ce Hugh MacLennan308.

Cette citation illustre à quel point les anglophones qui sřintéressent aux francophones peuvent sembler suspects, voire « ridicules », aux yeux de certains francophones.

La littéraire Susan Margaret Murphy se consacre à cette fascination quřexerça Scott sur lřimaginaire ferronien dans son livre Le Canada anglais de Jacques Ferron. Sřinspirant dřune notion développée par Raymond Aron dans Paix et guerre entre les nations, elle présente les deux hommes comme des « frères ennemis », partageant les mêmes intérêts pour le droit, la politique et la littérature. Nés tous deux de familles bourgeoises et désireux de redonner aux plus déshérités Ŕ de là, leur attachement au socialisme Ŕ, ils avaient tout pour représenter le miroir lřun de lřautre, mais le fait quřils soient issus de deux cultures différentes installa une dynamique de combat entre eux. Comme le souligne Susan Margaret Murphy : « La métaphore du combat entre deux grands capte non seulement lřesprit des rapports au niveau individuel entre Ferron et Frank Scott, du moins quřil a été

306 Les poètes francophones étaient, à lřépoque (presque) tous unilingues. Scott parlait quant à lui le français, mais un français, comme le souligne Susan Margaret Murphy, comme dans les livres, avec un accent très prononcé. Malgré tout, comme le rappelle Sandra Djwa, des échanges dynamiques naquirent de la rencontre de Scott avec les poètes francophones. Voir Djwa, op. cit., p. 514. 307 Micheline Sainte-Marie, citée par Patricia Godbout, Traduction littéraire et sociabilité interculturelle au Canada, Ottawa, Presses de lřUniversité dřOttawa, 2004, p. 108-109. 308 Lř« Appendice aux Confitures de coings ou Le congédiement de Frank Archibald Campbell », Les confitures de coings et autres textes, Montréal, Parti Pris, 1977 (1972), coll. « Projections libérantes », p. 105, cité par Susan Margaret Murphy, op. cit., p. 130.

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vécu par Ferron, mais aussi la vision qui émerge des écrits ferroniens des rapports entre les sociétés canadienne-française et canadienne-anglaise 309 . » Personnalité flamboyante, fréquentant autant les cercles dřartistes que les milieux politiques et universitaires, Frank Scott ne faisait pas lřunanimité parmi les francophones et pouvait déranger : était-ce parce quřil était si rare quřun anglophone sřintéresse au travail des francophones que cela pouvait sembler suspect ? Était-ce parce ce que ses intentions nřétaient pas toujours bien comprises par les francophones en raison de la barrière linguistique ? Était-ce parce que son attitude était parfois condescendante ? Difficile de trancher. Toutefois, il faut souligner son désir sincère de créer, par la poésie, des liens plus soutenus entre les deux groupes linguistiques principaux du Canada à une époque où ces liens étaient ténus et où lřincompréhension de lřAutre dominait.

La plume de Scott nřétait pas quřune plume de poète et de traducteur. Comme plusieurs intellectuels de sa génération, il se servit des revues pour présenter ses idées et publia notamment dans Esprit, dans Cité Libre, dans le Queen’s Quarterly et dans le Canadian Forum. Là aussi, il désira expliquer le Québec francophone à ses pairs, comme il le fait dans un article de 1952 intitulé Canada et Canada français :

Le Québec voit ces questions dřun autre œil. Il croit quřun pays bi- culturel doit être partout bi-culturel. Il se sent lésé dans ses droits quand il les voit limités par des barrières provinciales. Pour lui, la Confédération nřest pas une simple redistribution de pouvoirs entre gouvernements, mais une sorte de traité entre deux races, dont le premier but était dřaccorder plus de liberté au Québec, et donc de sauvegarder, voir dřaugmenter lřautonomie provinciale. Il craint les tendances centralisatrices si évidentes dans lřÉtat industriel moderne310.

Si Frank Scott était conscient de la crainte exprimée par une majorité de Québécois francophones envers une centralisation trop forte, il se fit toutefois un fervent défenseur du centralisme. Il nřadhéra aucunement à la théorie du pacte entre deux peuples fondateurs. Son passage dans les rangs socialistes, le fait quřil appartienne lui-même à une minorité, et sa connaissance des abus dans le domaine des droits civils, tout cela contribua à forger sa pensée et à voir dans un État fédéral fort, la seule voie viable pour garantir le droit des

309 Ibid., p. 136. 310 Frank R. Scott, « Canada et Canada français », Esprit, 1962, p. 186-187.

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minorités et des plus faibles311. En 1943, en pleine guerre mondiale, Scott fit un discours devant le Jeune Barreau du Québec qui louangeait les vertus de la centralisation : « Pourtant, malgré lřaccroissement des pouvoirs du gouvernement fédéral depuis le début de la guerre, nous voyons les provinces survivre et même très bien sřen porter312. »

Cřest à ce moment aussi que les chemins de Frank Scott et de Pierre-Elliott Trudeau se croisent pour la première fois, ce qui mènera plus tard Trudeau à dire que tout ce quřil savait, cřétait Scott qui lui avait appris313. À la fin des années 1950, à la suite de ses deux victoires retentissantes en Cour contre le gouvernement Duplessis dans lřaffaire Roncarelli314 et lřaffaire de la Loi du Cadenas, Frank Scott, alors même quřil se voyait de plus en plus reconnu en tant que poète, fut sacré champion des droits civils dans plusieurs journaux du pays315. Son implication dans ces deux causes largement médiatisées lřamena à penser quřil y avait un vide important au Canada en matière de protection des libertés civiles. Ce vide, seule une Constitution rapatriée et augmentée dřune Charte des droits et libertés pouvait le combler. En 1959, Scott publie Civil Liberties and Canadian Federalism, qui recèle un plaidoyer nationaliste en faveur du rapatriement de la Constitution, afin que le Canada sřémancipe enfin complètement du joug de lřimpérialisme et que la relation entre la Grande-Bretagne et le Canada en soit une entre deux partenaires égaux316 :

We like to think that our nationhood is complete, but from the point of view of constitutional law it is not complete. We are still in a partly colonial relationship to Britain, for we still have to return to the British source of our constitution for its major

311 Sandra Djwa, op. cit., p. 324. 312 Frank Scott, Essays on the Constitution, Toronto, University of Toronto Press, 1977, p. 133. 313 Ramsay Cook reprend cette affirmation de Trudeau dans un portrait quřil brosse de Scott : « En cela, il était très proche de son ami et partenaire de canot (ils avaient fait ensemble un grand voyage sur la Rivière Mackenzie), Pierre-Elliott Trudeau. Trudeau nřa-t-il par déjà déclaré : « Tout ce que je sais, cřest Frank qui me lřa appris » ? » Ramsay Cook, « Lřutopie à lřépreuve de lřhistoire : le Canada de F.R. Scott (1899-1985), dans Jean-Philippe Warren, Mémoires d’un avenir : 10 utopies qui ont forgé le Québec, Québec, Éditions Nota Bene, 2006, p. 109. Afin de comprendre les parentés intellectuelles entre Scott et Trudeau en ce qui concerne les droits linguistiques, voir Valérie Lapointe Gagnon, loc. cit. 314 Sur lřaffaire Roncarelli, voir Michel Sarra-Bournet, L’affaire Roncarelli : Duplessis contre les Témoins de Jéhovah, Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1986, 196 p. 315 Sandra Djwa, op. cit., p. 422. 316 Valérie Lapointe Gagnon, op. cit., p. 44.

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amendments. […] We must eventually nationalize the constitution, as we have nationalized the Crown. […] When we have reached this final point of maturity, when at least we shall take our fate in our hands, […] then at least we shall be a truly independent people, dual in culture but single in democratic statehood. That will be the proper time at which to entrench in the constitution those further fundamental freedoms and human rights which are inadequately protected by purely Canadian declarations317.

À travers une charte canadienne des droits et libertés, Scott ne voulait pas simplement protéger les minorités ; son dessein était plus ambitieux. Il aspirait à doter le Canada dřun puissant instrument qui unirait les Canadiens autour dřune référence identitaire transcendant les divisions provinciales. En plaçant lřensemble des citoyens canadiens sur un pied dřégalité Ŕ chacun bénéficiant des mêmes droits et libertés Ŕ, la charte devenait la pierre angulaire de son œuvre, incarnée par la construction dřun pays où régneraient justice et unité.

En 1960, le premier ministre canadien John Diefenbaker présenta une déclaration des droits et libertés qui fut toutefois loin de combler les attentes de Scott. En effet, le juriste, qui croyait ardemment en la force créatrice du droit, était insatisfait de ce texte qui ne représentait quřune banale déclaration de principes 318 . Ne recelant aucune valeur contraignante sur le corpus juridique, la déclaration des droits et libertés ne constituait, aux yeux de Scott, quřune belle théorie se révélant impuissante une fois transposée dans la réalité. « Freedom can exist only in an organized society, and law is the social engineering which designs that society »319 , tel était le principe qui nourrissait la pensée de Scott. À ses yeux, le droit constituait le moteur de changements capable de redessiner les contours dřune société canadienne où les libertés civiles seraient bien établies et parfaitement respectées. Lřinsertion dřune charte des droits et libertés dans la Constitution nřétait pas quřune protection pour les libertés civiles, elle représentait également un atout incontestable pour les tribunaux qui se voyaient investis de la délicate mission de définir la nature même de ces droits et libertés320. Convaincu de la primauté du droit en démocratie, Scott aspirait donc à donner une arme redoutable aux tribunaux afin que toute la force créatrice du droit puisse sřexprimer. Si lřÉtat canadien ne pouvait garantir adéquatement les droits et libertés

317 Frank Scott, Civil Liberties and Canadian Federalism, Toronto, University of Toronto Press, 1959, p. 57. 318 Sandra Djwa, op. cit., p. 593. 319 Frank Scott, cité par Allen Mills, loc. cit., p. 54. 320 Michel Sarra-Bournet, op. cit., p. 87.

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de chacun des citoyens, les cours de justice, en raison notamment de lřimpartialité qui y fait loi, étaient, selon Scott, bien placées pour contrer les abus empêchant lřépanouissement des libertés civiles. Le juriste aspirait donc à élever les juges au rang de « gardiens de la liberté321 ».

3.2.3 Jean-Louis Gagnon, le journaliste libéral Congédié de lřUniversité dřOttawa en raison dřun article soulignant la médiocrité de lřenseignement du français qui y était dispensé, Jean-Louis Gagnon a abandonné, au cours des années 1930, lřidée de devenir avocat pour embrasser le journalisme322 ; il a fait ses armes dans le monde des revues littéraires. Il fut directeur de Vivre, revue engagée de Québec fondée en 1934 « sur le coin dřune table dans une taverne de la rue Saint-Jean323 », à une époque relativement effervescente en ce qui concerne la création de nouveaux organes de presse324. Comme le rappelle Jean-Louis Gagnon, « la parution de Vivre nřétait ni un acte gratuit, ni un fait isolé. Autour de nous, tout bougeait. À Montréal surtout, où beaucoup criaient leur impatience […]325 ». Pour reprendre les termes de Charles-Philippe Courtois, Vivre se voulait à la recherche « dřune révolution violente éclectique326 ». Rêve bref dřune révolution sřil en fut puisque la revue ne survit quřune année, ce qui était dřordinaire réservé à la plupart dřentre elles compte tenu de la marginalité du milieu. Sřéloignant des poncifs habituels dřautres intellectuels de la même époque, notamment de Maritain qui proposait le leitmotiv suivant « Commencez par exister. Il faut être dřabord », Vivre se voulait davantage dans lřaction et le politique. Elle suggère plutôt : « Nous devons vivre Ŕ exister est un état de fossile 327 . » Les sources dřinspiration de Vivre sont

321 Allen Mills, loc. cit., p. 53. 322 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies. Tome I, p. 54-55. 323 Ibid., p. 66. 324 Comme le mentionne Charles-Philippe Courtois dans sa thèse de doctorat : Les revues intellectuelles se succèdent régulièrement après les premières des années 1910-1920, par exemple: La Relève (1934), Vivre (1934), Clarté (1935), Les Idées (1935), Cité libre (1950), Tradition el Progrès (1957), Parti pris (1963). Charles-Philippe Courtois, op. cit., p. 55. 325 Jean-Louis Gagnon, op. cit., p. 67. 326 Ibid., p. 78. 327 Jean-Charles Harvey, Jeunesse, Québec, Éditions de Vivre, 1935, p. 8, cité par Yvan Lamonde, op. cit., p. 98.

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nombreuses et ne masquent pas lřadmiration pour certains intellectuels canadiens-français de lřépoque envers des dirigeants dřoutre-mer tels que Mussolini ou Hitler avant que les dérives nationalistes de ces deux hommes ne surviennent328. Comme le souligne Yvan Lamonde, « leurs maîtres étrangers sont Mauras, Lyautay qui donne un empire à la France de Maurras, leur « cher Péguy », Mussolini, Lénine, Hitler, Mustapha Kémal en Turquie329. » Plus près dřeux, cřest Olivar Asselin qui inspire les instigateurs de Vivre, mais comme le rappelle Jean-Louis Gagnon « nous nřavions ni sa retenue ni sa rigueur330. » Vivre veut rassembler les indépendantistes radicaux qui flirtent avec lřidée de séparation et qui sont tentés par les idées fascistes331. Jean-Louis Gagnon sřinscrit alors à lřépoque, selon Yvan Lamonde et Pascale Ryan, dans les Jeunesses patriotes avec Jean-Paul Robillard, Michel Chartrand, Jean Séguin, et François Hertel332. Toutefois, Jean-Louis Gagnon lui- même se distancie de cette allégeance dans ses mémoires : « À Montréal, surtout, où beaucoup criaient leur impatience : en premier lieu, le mouvement Jeune-Canada, dřun nationalisme pur et dur, quřAndré Laurendeau avait marqué à jamais de son empreinte, mais aussi celui des Jeunesses patriotes où les frères OřLeary militaient pour que le centenaire de 1837 devienne lřan I dřune République laurentienne interdite au communisme international et aux trusts américains ! Mais ces groupements dřactivistes étaient moins près de nos préoccupations du moment333. »

Au moment de lřéclatement de la guerre dřEspagne en 1936, les idéaux de jeunesse de Jean-Louis Gagnon furent ébranlés et lřaura de certains de ses modèles, terni ; il en

328 À cette époque, Gagnon critique fortement des mouvements tels que les Jeunes Canada ou la revue La Relève, dont « la crise métaphysique » lřénerve. Il prône une action plus concrète passant par le politique dřabord. Comme le rappelle Lamonde, « Admirateur de Louis-Ferdinand Céline, Gagnon lřest aussi de Mussolini dont le fascisme « met quelque chose dřhumain dans les concepts des penseurs nordiques ». Selon lui, « il faut que nous rejetions le Passé qui pèse sur nous comme un remords et qui nous tient comme un sale créancier » ; alors « lřhomme nouveau » viendra. » Jean-Louis Gagnon, « Lettre à Charbonneau », Les Idées, III, 1936, p. 43-54 ; « Deuxième lettre à Charbonneau », ibidem, IV, 1936, p. 159-174., dans Yvan Lamonde, « La Relève (1934-1939) : Maritain et la crise spirituelle des années 1930 », Le Cahier des dix, no. 62, 2008, p. 188-189. 329 Yvan Lamonde, La modernité au Québec, p. 99. 330 Jean-Louis Gagnon, op. cit., p. 67. 331 Pascale Ryan, op. cit., p. 138. 332 Ibid., p. 138. 333 Jean-Louis Gagnon, op. cit., p. 67.

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résulta un changement de cap politique qui se traduisit par lřabandon du séparatisme. Il poursuivit toutefois sa carrière dans le monde du journalisme et gagna sa vie de sa plume. En 1940, il devint rédacteur en chef du quotidien de Québec l’Événement journal. Par la suite, il quitta Québec et devint directeur de lřunité de radiodiffusion de lřAfrique occidentale en 1941. La Deuxième Guerre mondiale va changer sa vie et élargir ses horizons, puisquřil agira à titre de correspondant étranger. Il confie, sřéloignant clairement du nationalisme : « La deuxième grande guerre […] a tout bouleversé. Elle a changé les hommes, les femmes, les mentalités, la famille, le monde du travail, la société. Seuls les isolationnistes et les nationalistes québécois nřont pas vu les énormes bouleversements334. » Alors quřAndré Laurendeau est engagé dans une lutte contre la Conscription, Jean-Louis Gagnon, lui, est en faveur de lřenrôlement obligatoire pour les Canadiens335. De 1943 à 1945, il travailla pour lřagence internationale de nouvelles France-Presse comme chef de bureau à Montréal et à Washington. En 1946, il devint directeur de la Brazilian Traction Light and Power Company Ltd, à Rio de Janeiro.

À son retour au Canada, il revint à la presse écrite en travaillant comme rédacteur en chef des quotidiens Le Canada et La Presse, deux organes rattachés au Parti libéral. Il milite, à lřinstar de Scott et de Laurendeau, contre Duplessis. Dans les années 1950, il fait partie des fondateurs des Écrits du Canada français et de la Réforme. Fondés en 1954 par « un groupe dřécrivains qui nřont dřautre objet que de servir la littérature française en Amérique336 », les Écrits du Canada français ont constitué une tribune pour plusieurs intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton. Deux mots se dégagent particulièrement de la présentation de la revue, deux mots qui décrivent bien les itinéraires des commissaires : engagement et humanisme. Les animateurs de la revue sřengagent à faire connaître les formes les plus actuelles de la production littéraire du Canada français. De plus, « en abordant lřétude de grands courants de pensée actuels, peu importe leur

334 Jean-Louis Gagnon, cité par Louis-Guy Lemieux, Le roman du Soleil : un journal dans son siècle, Québec, Septentrion, 1997, p. 176. 335 Michael Behiels, « Jean-Louis Gagnon », L’encyclopédie canadienne, http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/jeanlouis-gagnon, consulté en décembre 2012. 336 « Présentation », Les Écrits du Canada français, I, 1954. Parmi les signataires de cette présentation, se retrouvent Jean-Louis Gagnon, André Laurendeau et Pierre Elliott Trudeau. Jean-Louis Gagnon et Pierre Elliott Trudeau siégèrent sur le comité de rédaction de la revue.

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nature, les ÉCRITS entendent contribuer à lřexamen des questions disputées qui sont la nourriture de tout humanisme337. » Au fil des années, Jean-Louis Gagnon, Frank Scott338, Léon Dion et André Laurendeau publièrent dans les Écrits du Canada français, tantôt des essais, tantôt des nouvelles, tantôt des pièces de théâtre. Si lřengagement littéraire de Jean- Louis Gagnon est mis en lumière par sa contribution aux Écrits du Canada français, son engagement politique et sa conception des relations canado-québécoises sont présents dans la Réforme.

Hebdomadaire rattaché au Parti libéral, la Réforme naît le 30 mars 1955 et se veut un hybride entre lřorgane politique et le magazine culturel. Ses journalistes ne se privent pas dřattaquer les politiques de Maurice Duplessis afin de mettre en lumière les bons coups du Parti libéral. Jean-Louis Gagnon y publie autant des articles décrivant les hauts faits de grands hommes qui ont marqué lřhistoire que des articles politiques. À travers ses articles consacrés à la politique, se dégage notamment son admiration pour la conception des relations canado-québécoises de Maurice Lamontagne, surtout en matière dřunification du fédéralisme339. Les affinités intellectuelles entre les deux hommes ne sont peut-être pas étrangères à la nomination de Jean-Louis Gagnon comme commissaire. À plusieurs égards, la conception des relations canado-québécoises du journaliste de la Réforme se rapproche de celle de Frank Scott. À ses yeux, la centralisation porte des vertus salvatrices. Les provinces sont trop interdépendantes et fragiles économiquement pour pouvoir bénéficier dřune décentralisation. Devant un climat économique instable, seul lřÉtat central est à même dřassurer la sécurité économique du Canada. Pour Jean-Louis Gagnon, lřautonomie provinciale ne résiste pas à lřanalyse des faits : Malheureusement, depuis que le débat est engagé entre les partisans dřune intégration lucide au fédéralisme canadien (lřexpression est de Maurice Lamontagne) et de ceux dřune autonomie provinciale dépassée par les faits, on se conduit comme si on voulait garder en marche le train de notre avancement économique tout en remplaçant la locomotive du convoi par un attelage de percherons.

337 Ibid. 338 Cřest dans les Écrits du Canada français que Frank Scott et Anne Hébert publient une première version de leur dialogue sur la traduction. Anne Hébert et Frank Scott, « La Traduction : dialogue entre lřauteur et le traducteur », Les Écrits du Canada français, VII, p. 193-236. 339 Jean-Louis Gagnon, « La première étape dřun New Deal. Lřenquête économique annoncée par Ottawa : les nouvelles fonctions de Maurice Lamontagne », La Réforme, 6 juillet 1955, p. 4.

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La crise économique a démontré que notre économie fiscale nřavait pas suffisamment évolué pour quřon puisse au besoin enrayer le chômage et fournir aux contribuables sans emploi le moyen dřéchapper à leur misère. On se rendit compte que lřéconomie nationale ne pouvait plus être compartimentée, que les provinces étaient devenues interdépendantes et quřil importait, si lřon voulait relancer leur prospérité commune, de procéder rapidement à lřintégration de lřéconomie canadienne340.

À tous ceux qui prônent un retour à lřesprit des Pères de la Confédération, le journaliste répond que la situation du pays nřest plus la même, et que ces hommes réagiraient sans doute différemment sřils devaient se pencher sur le sort du pays dans les années 1950. Jean-Louis Gagnon poursuivit sa défense du fédéralisme unifié ne laissant aucune place à un Québec distinct au sein de la Commission. Frank Scott et lui sřopposèrent souvent aux remèdes proposés par les autres commissaires qui suggèrent une décentralisation trop forte.

3.3 De la plume à lřaction Lřengagement des commissaires avant quřils ne soient appelés à siéger à la Commission sřest manifesté, pour plusieurs dřentre eux, par la plume, en menant des combats par les mots. Toutefois, les mots venaient parfois à manquer et le désir dřengagement a emprunté, pour certains, une voie différente, plus concrète : celui du terrain brut, de lřaction politique, de lřaction militante ou encore de lřaction de bâtisseurs. Lřécriture nřétait pas lřapanage de tous. Jean Marchand représente sans doute le commissaire qui sřest le moins illustré par ses écrits, car il « déteste écrire341 ». Pour reprendre les termes de Léon Dion, Marchand incarne « le plus intuitif, le plus explosif, le plus entier des nouveaux intellectuels. […] Il est le type idéal de lřintellectuel converti en homme dřaction342. » Tribun redoutable, homme engagé dans le syndicalisme où il a brillé notamment à lřoccasion de la grève de lřamiante en 1949, il défendit les travailleurs et causa des tourments à Maurice Duplessis, à lřinstar dřAndré Laurendeau, de Jean-Louis Gagnon et de Frank Scott. Au début des années soixante, après 15 années de luttes

340 Jean-Louis Gagnon, « Québec est-elle une province « comme les autres » ? », La Réforme, 27 avril 1955, p. 3. 341 Comme le rappelle Léon Dion, Jean Marchand fait bande à part dans le milieu intellectuel, puisquřil est « lřun des rares intellectuels qui, à lřépoque, nřa rien publié dans Cité Libre ou Le Devoir. » Léon Dion, Québec, 1945-2000, Tome II : Les intellectuels et le temps de Duplessis, p. 184. 342 Ibid., p. 183.

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syndicales, Marchand se sentit prêt pour une carrière politique. Or, il nřa pas répondu à lřinvitation de Jean Lesage lorsque celui-ci lřappelle à intégrer son équipe en 1960. En 1962, alors que le syndicaliste veut faire le saut auprès du Parti libéral provincial, des proches de Lesage avisent le premier ministre des dangers dřune telle candidature 343 . Marchand demeura alors à la tête de la CSN qui, à lřépoque, entretient une relation privilégiée avec le PLQ. En 1963, Marchand accepte de devenir commissaire à la Commission Laurendeau-Dunton, mais ce rôle ne semble pas taillé sur mesure pour lui. Les débats infinis, la lenteur des procédures, le choc des caractères entre les commissaires ne répondent pas à ses ambitions plus tournées vers lřaction344. Il va alors céder son siège en 1965 pour tenter sa chance sur la scène politique fédérale, alors quřil incarne lřune des « trois colombes », avec ses amis Pierre-Elliott Trudeau et Gérard Pelletier. Jean Marchand nřétait à lřaise ni avec la langue, ni avec les mentalités anglophones, ce qui explique sans doute quřil ne sřest senti ni à sa place à la Commission, ni en politique fédérale. Il avait la verve nécessaire pour tenir le rôle de commissaire, il connaissait bien le terrain québécois, mais sa connaissance imparfaite du terrain canadien et sa passion pour des rôles dřaction lřont éloigné de cette voie. Comme le relate Léon Dion : « empêché de donner libre cours à son impétuosité naturelle, cette expérience [en tant que commissaire] lui est pénible, les interminables discussions qui sřy déroulent lřhorripilent et sa contribution se résume à tirer sans cesse de sa poche le billet dřavion qui le ramènera à Montréal dans ses bureaux de la CSN […]345 ».

Plusieurs intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton sřengagèrent sur plusieurs fronts. Lorsquřaucun véhicule ne parvenait à répondre à leurs ambitions, à leur soif de rétablir le « bien commun », le chemin de la politique était parfois emprunté, surtout au sein de partis politiques plus en marge. Cřest notamment les cas dřAndré Laurendeau et de Frank Scott, qui, tous deux, militèrent pour des partis politiques distincts, le premier sur la scène provinciale avec le Bloc populaire Ŕ parti bicéphale faisant la promotion de lřautonomie du Québec ayant investi autant la scène fédérale que provinciale dans le sillage

343 Ibid., p. 184. 344 Ibid., p. 185. 345 Ibid., p. 185.

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du mouvement anticonscriptionniste 346 Ŕ, le second, sur la scène fédérale avec la Cooperative Commonwealth Federation, afin de promouvoir lřimportance dřun filet social.

André Laurendeau siégea à lřAssemblée nationale de 1944 à 1948. Son approche de la politique fut teintée dřhumanisme ; il privilégiait un discours soutenu et riche à lřattaque sournoise de ses adversaires, comme le rappelle Denis Monière :

Laurendeau détonnait dans le milieu parlementaire. Il sřexprimait avec élégance et un style soigné et clair qui cherchait à atteindre lřesprit. Il nřattaquait pas ses adversaires sur le plan personnel, même sřil était souvent victime des sarcasmes de lřUnion nationale, sarcasmes quřil encaissait en silence. Même sřil souffrait de ces attaques, il ne ripostait pas, car il aurait été forcé alors de se mettre au même niveau que ses adversaires. Son tempérament, ses convictions morales et politiques lřempêchaient de pratiquer lřart de la mesquinerie. Il préférait miser sur lřintelligence de ses interlocuteurs et faire confiance aux arguments rationnels347.

Lřengagement politique de Laurendeau va notamment se traduire par une défense constante des droits de la province de Québec. Le nationalisme proposé par lřintellectuel québécois sřoppose à celui de Duplessis quřil juge trop conservateur. Certes, lřautonomisme de Duplessis est de bon aloi aux yeux de Laurendeau, mais à quoi bon réclamer des compétences à Ottawa sřil nřy a pas au final une conception cohérente, empreinte de réformisme social, qui coordonne ce que lřon veut en faire. Laurendeau jugeait lřautonomisme de Duplessis comme un autonomisme négatif : « Sans doute sa résistance a connu de belles heures Ŕ Jřai applaudi à celles dřavril 1946 à Ottawa. Mais il sřest contenté dřune défensive purement négative. Il a redit non, sans expliquer en détail ce quřil voulait. Il a répété sa doctrine autonomiste… jamais il nřa formulé de politiques autonomistes 348 . » Les questions des relations fédérales/provinciales vont intéresser Laurendeau lors de son passage en Chambre et marquer plusieurs de ses interventions. Face à la Commission Rowell-Sirois, dont les conclusions engagent le Canada dans une centralisation encore plus forte en voulant rapatrier certaines compétences provinciales au fédéral notamment en matière dřéducation, il va défendre en Chambre lřidée de mettre sur pied une commission dřenquête provinciale qui convierait les meilleures ressources

346 Voir Paul-André Comeau, Le Bloc Populaire, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1982. 347 Denis Monière, op. cit., p. 186. 348 Collection A. Laurendeau, Causerie radiophonique à CKAC, 6 avril 1947, P2A475, cité dans Ibid., p. 188.

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intellectuelles du Québec349. Cette intervention témoigne du potentiel de changement des commissions dřenquête pour André Laurendeau.

Alors quřAndré Laurendeau sřétait investi en politique pour défendre lřautonomie provinciale dans un contexte précis où elle était menacée par la Conscription, Frank Scott va envisager la politique comme moyen de promouvoir un programme social plus égalitaire au Canada. Les deux hommes sont des réformistes sociaux qui aspirent à transmuer la volonté dřatteindre le bien commun dans le cadre plus pratique de la politique. Tandis que Laurendeau milite sur la scène politique québécoise pour la création de logements sociaux, Scott lui, est lřun des fondateurs de la CCF, parti politique fondé au lendemain de la crise des années 1930 pour soulager la misère des plus déshérités de la société canadienne.

Choquée par les politiques conservatrices du gouvernement de Robert Bennett qui prend le pouvoir en 1930, la CCF propose la création de mesures progressistes telles que lřassurance-chômage, la création de logements sociaux, lřassurance-maladie, bref, des mesures pour sortir le Canada de la dépression économique et poser un baume sur le sort des plus miséreux. La concrétisation de ces mesures exige que lřÉtat fédéral sřapproprie les compétences nécessaires afin dřavoir les mains libres pour les réaliser sans ambages. Fils dřun homme dřéglise, sensible au sort des plus démunis, Frank Scott milita pour un centralisme plus fort de lřÉtat fédéral toute sa vie, puisque seul lřengagement dans la voie de la centralisation pouvait défendre les négligés de la société, les minorités sans voix350. Cette quête va imprégner son engagement politique ; elle va aussi se traduire par la volonté dřinstaurer une Charte des droits et libertés afin que les droits des minorités soient respectés. Cřest dans lřouvrage Social Planning for Canada, publié en 1935 par la LSR,

349 Ibid., p. 187. 350 En 1934, il soumet avec la League for Social Reconstruction un mémoire à la Commission Rowell-Sirois intitulé Canada – One or Nine ? The Purpose of Confederation. Rédigé en grande partie par Framk Scott, le mémoire rappelle que la sécurité sociale et le sort des plus déshérités constituent des préoccupations nationales et, en ce sens lřÉtat fédéral, qui seul possède les ressources financières nécessaires, devrait les prendre en charge. Il recommande un amendement de lřActe de lřAmérique du Nord Britannique afin dřoctroyer au fédéral les pouvoirs nécessaires pour intervenir en matière de lois sociales. Il souligne également la pertinence de créer un Ministère du Bien-Être social. Voir Djwa, op. cit., p. 215. Voir également Valérie Lapointe Gagnon, loc. cit., p. 45.

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que Scott formule pour la première fois lřidée de lřinsertion dřune Charte des droits dans la Constitution. Dans le chapitre intitulé « Parliament and Constitution », Scott et ses collègues de la LSR écrivent : « An entrenched Bill of Rights clause in the B.N.A. Act would do much to check the present drive against civil liberties351. » Il va sans dire que lřaction politique de Scott et son engagement dans la LSR et la CCF vont influencer sa conception du Canada et sa volonté de voir les compétences centralisées pour atteindre une meilleure répartition des richesses et le respect plus grand des libertés individuelles, bafouées dans le Canada des années 1930.

Tandis que certains commissaires sřengagent plus directement en politique en fondant des partis, dřautres vont avoir une action moins directe, tels que Jean-Louis Gagnon qui va œuvrer dans des journaux rattachés au Parti libéral ou encore Jaroslav Rudnyckyj qui fit partie de groupes de pression ukrainiens canadiens désireux dřinfluencer le pouvoir afin de donner à leur communauté culturelle une plus grande reconnaissance de leur langue notamment dans les institutions scolaires352.

Dans un autre registre dřengagement, il faut souligner lřinscription du Père Clément Cormier en Acadie353. Fort de son passage à lřÉcole des Sciences sociales du Père Georges- Henri Lévesque, le père Cormier voulut partager avec les Acadiens son expérience et leur donner des outils scientifiques pour comprendre leur société en fondant, entre autres, à lřUniversité Saint-Joseph de Memramcook une École des Sciences sociales, basée sur le modèle de celle mise sur pied à Québec par le père Lévesque354. La relation qui sřétablit entre les deux hommes dřÉglise, qui partageaient une conception moderne du christianisme

351 League for Social Reconstruction Research Committee, Social Planning for Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1975 (1935), p. 508. 352 Valérie Lapointe Gagnon, « Une commission aux voix discordantes : la Commission royale dřenquête Laurendeau-Dunton et lřexercice de pression des Ukrainiens et des « séparatistes » québécois, 1963-1971 », dans Jérôme Boivin et Stéphane Savard, dir., Les groupes de pression au Québec, Québec, Septentrion, à paraître au printemps 2014. 353 La thèse de Joel Belliveau renseigne notamment sur le rôle joué par Clément Cormier, ce père de la « révolution tranquille » acadienne, dans la naissance dřune Acadie moderne. Voir Joel Belliveau, Tradition, libéralisme et communautarisme durant les « Trente glorieuses » : les étudiants de Moncton et l’entrée dans la modernité avancée des francophones du Nouveau-Brunswick », 1957-1969, Université de Montréal, 2008, p. 77-84. 354 Julien Massicotte, loc. cit., p. 13.

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délestée de cette diabolisation de la science et imprégnée du personnalisme de Maritain, en était une dřadmiration entre deux bâtisseurs. Dans son autobiographie, Georges-Henri Lévesque ne tarit pas dřéloges à lřégard de son élève. Le portrait quřil en brosse renseigne sur lřhumanisme de Cormier et son esprit de fondateur :

Clément Cormier, cřest dřabord un homme profondément social. Doué de toutes les qualités requises pour vivre en harmonie avec les autres et créer des liens tout aussi profonds que fructueux, il appartient de toutes ses fibres à son milieu et lui est dévoué entièrement. Son milieu de prédilection, cřest sa chère Acadie à laquelle il a consacré toutes ses énergies. Aussi y est-il devenu une sorte de symbole national. Clément Cormier, cřest un fondateur dans lřâme. Il dotera lřAcadie dřune université, dont il sera longtemps recteur ; il lui offrira une société historique, pensée, organisée et dirigée par lui ; enfin, il donnera un essor considérable au Centre dřétudes acadiennes qui possède maintenant la plus importante collection au monde de documents sur lřAcadie et les Acadiens355.

Lřengagement de certains commissaires traduit non seulement leur connaissance des rouages politiques, que certains comme Jean Marchand ou André Laurendeau ont appris directement sur le terrain, mais également un besoin de traduire leurs idées dans le concret, de donner vie à leurs ambitions sociales en en faisant bénéficier lřensemble de la population. Cela témoigne de leur sensibilité à lřAutre. Si un élément pouvait caractériser lřensemble des commissaires, cřest bien celui-ci : leur intérêt de comprendre cet Autre parfois lointain, parfois proche avec lequel ils cohabitent. Leur compréhension du Canada et des moyens de lřamender repose énormément sur la dualité, mis à part pour Jaroslav Rudnyckyj qui va revendiquer un visage plus multiculturel au pays, mais nous y reviendrons ultérieurement. Certains dřentre eux auraient pu quitter définitivement leur pays, mais ils ont préféré rester ou revenir afin de sřinvestir dans la recherche de solutions. À travers lřétude du parcours des commissaires, lřintellectuel canadien semble guider sa plume et son action par sa sensibilité à lřAutre.

3.4 La sensibilité des commissaires à lřAutre Pour certains, la sensibilité à lřAutre est venue dřun élément déclencheur précis. Cřest le cas de Frank Scott. Lorsque des émeutes éclatent au printemps 1918 dans les rues de Québec, le jeune homme note dans son journal : « Ces Canadiens français ne sont pas britanniques ». Il constate alors la fragilité des relations entre les anglophones et les

355 Georges-Henri Lévesque, Souvenances, Tome I, cité par Julien Massicotte, loc. cit., p. 13.

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francophones au Québec 356 . Son désir de faire connaître lřAutre aux Canadiens anglophones se manifesta à travers la traduction des poètes québécois afin de rendre leur univers accessible aux Canadiens qui ne pouvaient lire dans la langue de Molière. Son intérêt par rapport à lřAutre va également se manifester par son désir de sřexprimer la dualité canadienne. Comme il le rappelait dans « Canada et Canada français » : « […] sur un grand nombre de questions, il nřy a pas au Canada un seul point de vue, mais bien deux attitudes générales dont lřune prévaut dans le Canada français et lřautre dans le Canada anglais. Dřune façon ou dřune autre, la politique canadienne doit toujours chercher un équilibre ou un compromis entre ces deux pôles357. » Toutefois, la volonté de comprendre lřautre de Scott ne fut pas sans soulever des critiques chez les francophones et, comme le rappelle Djwa : « Mais malgré cette curiosité et cette bonne volonté que beaucoup lui reconnaissaient, Scott était, pour des raisons « congénitales », selon Jean-Charles Falardeau, incapable de dépasser un certain stade dans sa compréhension de la mentalité de ses compatriotes canadiens-français358. »

La sensibilité à lřAutre est également présente chez André Laurendeau qui eut une révélation une fois parti du Canada au milieu des années 1930, en suivant en France le cours dřAndré Siegfried sur le Canada anglophone. Lřenseignement du maître français lui révéla lřampleur de son ignorance sur le sujet. À partir de ce moment, il entreprit dřélargir ses horizons et à sřinscrivit à des cours dřhistoire et de sociologie à lřuniversité McGill à son retour au Québec pour découvrir cet Autre quřil ne connaissait quřà travers des lieux communs et des préjugés. Il a fallu quřil sřéloigne de sa patrie pour que le dialogue avec lřAutre devienne une urgence et une nécessité. Il se remémore dřailleurs lřhumiliation quřil avait ressentie lorsquřil sřétait fait questionner sur le Canada anglais par des Français et que ses seules réponses lui venaient non pas de son expérience et de ses propres relations avec des anglophones, mais dřun professeur français :

Je mřétais senti humilié en France, lorsquřon mřinterrogeait sur le Canada anglais, de mon ignorance à peu près complète sur le sujet. Le plus clair de mes maigres connaissances, je lřavais acquis au Collège de France, dans un cours dřAndré Siegfried.

356 Sandra Djwa, op. cit., 1987, p. 39. 357 Frank Scott, « Canada et Canada français », p. 185. 358 Sandra Djwa, op. cit., 1987, p. 329.

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Ainsi, un jeune Canadien français servait-il à ses interlocuteurs français des réponses que venait de lui souffler un intellectuel français, alors quřil sřagissait de son propre pays : cřétait pitoyable. Je résolus dřentrer, dès le retour, en dialogue avec le Canada anglais. Une fois revenu à Montréal, je constatai que dans ma propre ville, où les Anglo-Canadiens étaient pourtant plusieurs centaines de milliers, cřétait difficile tant les deux groupes vivaient à lřécart lřun de lřautre : je résolus le problème en mřinscrivant en sociologie à McGill. Je pus ainsi établir des contacts avec plusieurs étudiants et quelques professeurs359.

Comme le rappelle Fernand Dumont, cette volonté de créer un dialogue présente chez Laurendeau qui lřappliqua lui-même dans ses relations avec les autres en sortant de son cercle francophone et en tissant des liens avec des anglophones, est dřune force puissante et constituait même son « ambition ultime ». Il souhaitait plus que tout lřémergence dřun dialogue définitif entre anglophones et francophones : « Cřest quřau-delà de toutes les formules politiques, Laurendeau aura souhaité avant tout un affrontement et un dialogue enfin décisifs entre Canadiens français et Canadiens anglais. « On peut imaginer que, pour se défendre contre le remous québécois, le Canada anglais parvienne à former une nouvelle unité et réapprenne à se définir. Alors, nous trouverions à qui parler, dans les deux sens, et le conflit serait rude. Cela vaudrait mieux, il me semble, que le marécage dans lequel nous pataugeons tous ». Cřétait là, il me semble, son ambition ultime360. » Sans doute pensait-il que son engagement dans la Commission Laurendeau- Dunton allait lui permettre de donner vie à cette ambition. Aux dires de Jean-Louis Gagnon, le passage de Laurendeau à McGill nřest pas étranger à son acceptation du siège de coprésident de la Commission : « Mais dans une certaine mesure, lřexpérience de McGill lřincitera, en 1963, à donner son accord à Maurice Lamontagne, le secrétaire dřÉtat, qui lui propose de présider avec Davidson Dunton, le président de lřUniversité Carleton, la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme361. » Laurendeau avait sans doute amorcé un dialogue dans les années 1930 quřil voulait terminer dans les années 1960, alors que les astres étaient mieux alignés pour quřun tel dialogue soit fructueux, avec une création de ponts de plus en plus nombreux entre les « deux solitudes ».

La nécessité du dialogue fut également un élément présent dans le discours et les

359 André Laurendeau, La crise de la conscription, p. 22. 360 Fernand Dumont, Ces choses qui nous arrivent, p. xix. 361 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies, Tome II, p. 68.

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actions du Père Clément Cormier, qui est décrit dans un article de l’Évangéline de 1963 comme « lřhomme à promouvoir le dialogue362 ». Loin de privilégier lřaffrontement avec lřAutre anglophone, omniprésent en Acadie du Nouveau-Brunswick, Cormier va privilégier la mise sur pied dřaccommodements permettant le mieux vivre ensemble. Le dialogue est également cher à Gertrude Laing qui va vouloir poursuivre lřaventure de la Commission Laurendeau-Dunton avec lřouvrage Face to Face paru en 1972, qui constitue une conversation entre elle et Solange Chaput-Rolland sur les façons de dynamiser les relations entre anglophones et francophones au Canada. Paul Wyczynski, quant à lui, va tenter de mieux comprendre sa terre dřaccueil en poursuivant son travail sur le poète Émile Nelligan et lřhistoire de la littérature québécoise. Davidson Dunton, reconnu pour ses contacts nombreux dans tous les milieux et pour son talent de diplomate363, va contribuer à faire de lřUniversité Carleton, un des berceaux des Canadian Studies, une université reconnue. Jean-Louis Gagnon, par curiosité, va décider dřétudier non pas au Québec, mais à Ottawa.

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Les commissaires de la Commission Laurendeau-Dunton ont grandi dans une société canadienne où les milieux anglophones et francophones évoluaient en grande partie en vases clos. Leurs horizons intellectuels se sont élargis au contact de maîtres comme Jacques Maritain, André Siegfried, J. S. Woodsworh et Georges-Henri Lévesque qui, pour plusieurs, ont semé chez eux lřétincelle du désir dřengagement, un engagement polymorphe qui se traduisit par la fondation de revues ; par la fondation de partis politiques quand les mots ne suffisaient plus et que lřaction politique devenait nécessaire ; par le rayonnement dřidées nouvelles au sein de départements et de facultés universitaires ; par la création de ponts dans un Canada pensé comme un pays construit autour dřune dualité mal exprimée qui nécessiterait de nouveaux canaux dřexpression. Avec la création de la Commission Laurendeau-Dunton, leur engagement va prendre une nouvelle dimension et sřexprimer à travers un dispositif avec lequel peu sont familiers, celui dřune commission royale dřenquête. Certes, le Canada a souventefois eut recours à la création de commissions

362 L’Évangéline, le 25 juillet 1963, p. 2, cité par Frédérique Fournier, op. cit., p. 49. 363 J.L. Granatstein, Canada 1957-1967, The Years of Uncertainty and Innovation, Toronto, McClelland and Stewart, 1986, p. 250. Coll. « The Canadian Centery Series, vol. 19 ».

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dřenquête au moment de crises afin dřesquiver ou dřaffronter un problème. Toutefois, chacune dřentre elles a une histoire particulière et il nřexiste pas de manuel de la parfaite marche à suivre pour faire fonctionner une commission dřenquête. Ce qui représente un défi de taille, dřautant plus que le mandat exigé était vaste : faire enquête sur un siècle de cohabitation fragile entre les anglophones et les francophones, en tenant compte de lřétat du bilinguisme, du biculturalisme et de lřapport des autres groupes ethniques (voir annexe 5).

Comme le montre ce chapitre, plusieurs indices témoignent que le Canada est prêt dans les années 1960 à assister à la création dřune telle enquête et quřelle soit fructueuse. Il y a une volonté politique de se pencher sur la question des relations entre francophones et anglophones. Il y a aussi une inquiétude palpable dans lřair quant à la possible pérennité du pays qui pourrait, si les bons gestes ne sont pas effectués à temps, éclater ou se dissoudre dans la marée américaine. Le kairos qui sřouvre pour trouver un remède efficient au mal canadien se situe dans le dialogue ou plutôt la multiplication de dialogues sur différentes tribunes, soit dans les revues, dans les ouvrages scientifiques et dans le milieu politique. Plus que jamais, des voix sřélèvent pour réconcilier le Canada et le Québec afin dřaffronter le nouveau millénaire qui sřouvre. La Commission contribua à ce dialogue, elle qui mit en scène dix commissaires, maîtres de leur technè, pour aller à la recherche du Canada et questionner les Canadiens sur leur vouloir-vivre ensemble.

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CHAPITRE DEUX

LA CONSTRUCTION DřUN DISPOSITIF RÉFLEXIF IMPOSANT : PLONGEON À LřINTÉRIEUR DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON

« Tu es mon amour dans l'empan de ma vie ces temps nôtres sont durs parmi les nôtres je tiens bon le temps je tiens bon l'espérance et dans cet espace qui nous désassemble je brillerai plus noir que ta nuit noire » Gaston Miron

« Ô douleur, ô douleur, le temps ronge la vie » Charles Baudelaire

Si le propos de ces deux extraits de poèmes se veut pessimiste quant à lřimage quřils présentent du temps, deux conceptions sřexpriment toutefois : une portée par lřespérance où lřon défie le temps et tente de le dompter, une autre où le temps est érigé au rang de nuisance. Temps ravageur, temps prometteur de lendemains plus heureux, ces deux expressions du temps furent vécues au sein de la Commission Laurendeau-Dunton. Cette dernière entretint un rapport trouble avec le temps, ce temps qui passe trop vite, ce temps impératif qui joue contre la lourdeur du dispositif complexe qui se met tranquillement en place afin de saisir adéquatement le kairos et proposer un remède efficient au mal canadien. Le premier chapitre en témoigne, la saisie du moment opportun est un art qui exige la maîtrise dřun ensemble de données et une connaissance du terrain hors pair. Le kairos se définit non pas à travers un temps chronologique, mais à travers un temps qualitatif. Certes, la Commission se déroule à lřintérieur dřun cadre chronologique précis. Toutefois, à lřintérieur de la Commission, le temps devient élastique et il est souvent vécu non pas comme une suite dřévénements, mais comme un élément à dompter afin de trouver le bon moment pour agir. Il y avait dřabord ce climat propice à la naissance dřune Commission comme Laurendeau-Dunton dans les années 1960 ; les commissaires choisis devaient

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maintenant définir le type de prophylaxie à privilégier et anticiper le moment opportun pour lřadministrer. Cette quête du remède idéal fut complexe. Certes, les commissaires avaient déjà tous une connaissance riche du territoire à lřétude. Or, ils devaient mettre à jour ces connaissances pour mûrir leur conception du Canada idéal et tenter de coucher ce Canada sur papier à travers des recommandations. Plusieurs éléments vont rendre le rapport au temps difficile : les discordes idéelles entre les commissaires qui ralentissent les travaux, les relations avec les responsables politiques tantôt douces, tantôt amères, les critiques acerbes de la Commission dans les quotidiens du pays et le manque de recherches sur le sujet des relations canado-québécoises.

Après sřêtre attaché au moment dřémergence de la Commission, le deuxième chapitre se veut un plongeon à lřintérieur de la Commission, qui devient au fil du temps un dispositif réflexif complexe. Ce chapitre aspire à plonger là où le temps se ralentit, où lřenthousiasme des débuts fait place à lřangoisse ; à lřangoisse des manques de la recherche qui ne parvient pas à combler les attentes élevées ; à lřangoisse de la performance, qui devient de plus en plus évidente à la suite de la publication du rapport préliminaire vertement critiqué ; à lřangoisse de faire œuvre utile et à lřangoisse de trouver une voix commune face à cette cacophonie des voix qui tentent de sřexprimer.

Le chapitre aborde divers aspects de la Commission Laurendeau-Dunton, afin de mieux comprendre cette organisation pensée pour rejoindre les Canadiens et les impliquer dans un processus de construction nationale. Le but était de créer un liant entre les éléments disparates du Canada et de stimuler une conscience collective. Or, plusieurs écueils vont se poser sur la route des commissaires et un de ces écueils fut le temps qui passe trop vite et qui mène progressivement vers une fuite du kairos. Les remèdes sont élaborés, mais le temps file si vite que le moment opportun pour les appliquer semble se défiler. Avant dřaborder les diverses ramifications de la Commission, le rôle des commissaires, et les relations entre la Commission et le pouvoir politique, il sřavère dřabord essentiel de clarifier certains éléments des commissions dřenquête, fréquemment mises sur pied en sol canadien, mais somme toute mal connues, en abordant le vaste éventail de possibilités que permet ce genre dřenquête et leurs limites.

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I. LE RÔLE DES COMMISSIONS DřENQUÊTE AU CANADA Le dispositif avec lequel les intellectuels nouvellement promus commissaires doivent poursuivre leur réflexion sur la complexité canadienne est une commission royale dřenquête, institution qui constitue un héritage du système parlementaire britannique, système qui a profondément influencé le système politique canadien. À cette époque où le spectre de lřannexion avec les États-Unis hante les esprits et où la volonté émerge de définir une nation spécifiquement canadienne, cřest à une bouée de sauvetage dřorigine britannique que les responsables politiques sřaccrochent pour panser les plaies du Canada. Dérivant de la Loi sur les enquêtes364, les commissions dřenquête ne possèdent aucune autorité coercitive sur les élus afin quřils respectent les recommandations formulées. Formées dřun nombre indéterminé de commissaires Ŕ la décision du nombre de commissaires est laissée entre les mains de lřexécutif, dont le premier ministre, de même que la formulation du mandat de la commission Ŕ, les commissions dřenquête constituent des organismes temporaires indépendants qui ont pour mandat dřélucider les questions fixées par le gouvernement qui les a commandées365.

Bien que John C. Courtney place la naissance des commissions dřenquête au Canada avant lřActe dřUnion, la première loi qui encadre ce type dřenquête est promulguée en 1846 au Canada Uni366. Au moment de la naissance de la Confédération canadienne, des lois similaires sur les enquêtes publiques sont adoptées en 1868 au Canada et en 1869 au Québec. Elles font partie des premières législations encadrant la société civile du pays naissant, ce qui illustre lřimportance de cette institution née plusieurs siècles auparavant en Angleterre367. Les commissions dřenquête constituent un mécanisme de contrôle dans le système parlementaire. Elles permettent aux élus de refroidir certains sujets chauds en

364 « Loi sur les enquêtes », http://lois-laws.justice.gc.ca/fra/lois/I-11/page-1.html#h-1, consultée le 5 mars 2013 365 James Iain Gow, « Le rôle des commissions dřenquête dans le système parlementaire », BHP, Vol. 16., No. 1, automne 2007, p. 88. 366 Il est même possible de retracer des commissions royales dřenquête avant lřActe dřUnion de 1840. John C. Courtney, « In Defence of Royal Commission », Administration publique du Canada, vol. 12, no 2, 1969, p. 198 ; James Iain Gow, loc. cit., p. 88. 367 James Iain Gow replace la naissance des commissions dřenquête au XIe siècle en Angleterre, sous la monarchie normande. Ibid., p. 87.

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nommant des experts qui se veulent objectifs, pour réfléchir et proposer des recommandations aux responsables politiques placés devant une situation corsée. Lřétiquette « royale », pour reprendre lřexpression de James Iain Gow, qui distingue certaines de ces commissions, dont la Commission Laurendeau-Dunton, nřa dřeffet que lřaspect dramatique et important de cette épithète. Elle ne confère aucune compétence ou autorité supplémentaire à ce type précis de commission. En effet, le but poursuivi par les commissions royales dřenquête est dřattirer lřattention du public sur une question de grand intérêt368.

Le recours aux commissions royales dřenquête dans lřhistoire du Canada fut assez fréquent dès les premières décennies suivant la Confédération, puisque les pressions politiques, sociales et économiques de lřépoque exigeaient la mise sur pied de ce type dřenquêtes pour calmer la grogne publique, apaiser les partis de lřopposition, ou clarifier certains enjeux afin dřassurer la cohésion du jeune pays. Si lřintérêt principal de la commission royale dřenquête est dřattirer lřattention du public sur une question clé, il faut souligner que dans les premiers temps de la Confédération, ce sont plus des problèmes relativement étroits et régionaux qui sont soumis à la loupe experte des commissaires tels que lřeffondrement dřun pont, la construction de routes ou de canaux, la corruption des élites ou les problèmes liés à lřexploitation des ressources naturelles dans le cadre du développement de lřOuest 369 . La question de lřintégration de lřAutre est également présente, avec la levée de cinq commissions royales dans la première décennie du XXe siècle sur les nouvelles situations problématiques liées à lřarrivée dřimmigrants de lřEurope370.

À partir des années 1930, mais surtout dans la période de lřaprès Deuxième Guerre mondiale, les enjeux couverts vont avoir une portée de plus en plus globale et toucher lřensemble du pays. Comme le souligne John C. Courtney : « The modern royal commission has become, in effect, a vehicule by which individuals, groups, and

368 Ibid., p. 88. 369 John C. Courtney, loc. cit., p. 199. 370 Ibid., p. 199.

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governements are permitted to state their views on matters of concern the nation as a whole371. » La Commission Laurendeau-Dunton, qui aborde les questions du bilinguisme et du biculturalisme, ainsi que leur développement en respectant les autres groupes ethniques, sřinscrit entièrement dans ce type de commission moderne qui concerne lřensemble du pays. Certes, au départ, le mandat intéresse davantage le Québec. En effet, la notion de biculturalisme implique un partenariat juste et équitable entre les deux peuples fondateurs au sein de la Confédération372. Cřest une question sensible surtout au Québec où dans les années 1960 le sentiment dřinjustice devant la Confédération canadienne se répand. Cřest le travail des commissaires dřimpliquer le Canada anglophone dans cette démarche réflexive, tâche ardue puisque lřintérêt pour les questions de bilinguisme et de biculturalisme est loin dřêtre répandu. Ce nřest pas sans raison que dix commissaires furent appelés à la barre de la commission ; il fallait constituer un ensemble cohérent auquel les Canadiens de divers horizons et de diverses origines pouvaient sřidentifier. Sřil nřy a pas de nombre précis quant aux commissaires qui doivent chapeauter une commission royale dřenquête, il reste que le nombre dix apparaît davantage comme lřexception que comme la norme à lřépoque. En effet, la majorité des commissions qui ont été établies de la fin des années 1940 aux années 1960 au Canada rassemblaient en moyenne trois commissaires (voir annexe 6).

Ce qui ressort de lřétude des commissions dřenquête au Canada, cřest quřil nřy a que peu de balises pour encadrer de telles enquêtes. Il nřy a pas de guide sur lřart de rédiger un mandat, sur le nombre idéal de commissaires et encore moins de guide de la parfaite structure dřune telle enquête. Certes, lřobjectif poursuivi est de créer un dispositif réflexif et critique autonome, qui serait le moins possible entravé dans ses démarches par les aspirations des autorités ou des logiques marchandes influençant les recommandations finales. Or, le fait que le premier ministre lui-même soit détenteur du pouvoir de nommer les commissaires nřest pas sans entraîner un problème originel dřautonomie, puisque des amis du parti peuvent se retrouver à diriger une commission, ce qui nřest pas sans soulever des problèmes de crédibilité. Dans un article consacré aux commissions royales dřenquête, John C. Courtney brosse un portrait des critiques inhérentes à la mise sur pied de ce type

371 Ibid., p. 200. 372 Kenneth McRoberts, op. cit., p. 166.

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dřenquêtes. Bien quřelles participent à lřexercice démocratique, les commissions dřenquête ne sont pas sans soulever certains questionnements sur leur efficience, sur la volonté réelle des responsables politiques dřintégrer dřéventuelles recommandations à leur programme politique373, ou lřautonomie souhaitée et souhaitable à laquelle les commissaires doivent aspirer : The criticisms tend to take a standard form. It is claimed that royal commissions of inquiry are frequently appointed to relieve the government of pressure during a current controversy; that the government does not seriously intend to implement the commissioners’ recommendations; that the people appointed to act as commissioners are, with few exceptions, not detached from and unsympathetic towards the political party forming the government of the day; and that those commissioners who begin their work as impartial outsiders (judges, for example), soon lose their neutrality by virtue of the controversial subject-matter assigned to them374.

À cet éventail de critiques, il faut ajouter le flou dans lequel nagent les commissaires concernant la nature de leur travail. Le fait de diriger une commission royale dřenquête a lřavantage de laisser une marge de manœuvre quant à lřorganisation interne de la commission. Il permet aussi dřavoir accès à des ressources financières importantes pour résoudre les questions à lřétude. En effet, le budget consacré aux dépenses dřune commission dřenquête, sřil doit être approuvé par le premier ministre, peut sřavérer assez imposant, « car le prix à payer devant lřopinion publique pour un refus serait trop élevé », rappelle James Iain Gow375. Le budget est important certes, mais les responsabilités sont élevées et peu de balises sont fixées pour limiter le cadre dřaction. En effet, les commissaires sont libres de remanier le mandat ou de lřinterpréter comme ils lřentendent. Devant la disponibilité des ressources financières mises à leur disposition, ils se retrouvent aussi à la barre dřun vaisseau qui peut rapidement prendre les allures dřun Béhémoth quasi incontrôlable.

373 Les commissions dřenquête sont souvent présentées dans la littérature comme des mascarades, de vastes et coûteuses mises en scène qui ne servent quřà légitimer les politiques du gouvernement au pouvoir. Le fait que le gouvernement nřait pas à suivre les recommandations formulées contribue grandement aux critiques récoltées par ces enquêtes. Voir J.E. Hodgetts, « Should Canada be De-Commissioned ? », Queens’ Quarterly, vol. LXX, no. 4, hiver 1964, p. 475-490. Sur le site de lřEncyclopédie canadienne, Paul Fox débute sa rubrique sur les commissions royales dřenquête en rappelant quřelles ont : « déjà [été] qualifiées de coûteux spectacle de troubadours itinérants par un député fédéral […] ». Voir Paul Fox, « Les commissions royales dřenquête », http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/commissions-royales-denquete, consulté en mai 2013. 374 John C. Courtney, op. cit., p. 201. 375 DřOmbrain, cité par James Iain Gow, op. cit., p. 88.

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Avec la montée du rôle des sciences humaines dans les années 1950 et leur affirmation dans les années 1960, les commissions aspirent à faire ressortir le sérieux et le côté scientifique de leur démarche. En faisant appel à une myriade dřexperts, elles deviennent des organisations tentaculaires où se côtoient divers départements Ŕ recherche, administration, relations avec les médias Ŕ et où les communications sont parfois rompues entre les diverses parties de lřensemble. Dans un article où il témoigne de son expérience au sein de la Commission Macdonald 376 , Richard Simeon rend bien cet aspect des commissions dřenquête, où il devient difficile, même pour les commissaires, dřavoir une conception dřensemble en raison de la division du travail, les commissaires ne pouvant être partout à la fois et sřoccuper de la recherche et du travail de terrain :

As in all complex organizations, there was a sharp division of labour within the Commission. Most staff members observed only those Commissioners' deliberations with which they were directly concerned. This specialization was reason- ably relaxed in the early stages; it became tyrannical in the final stages, as small "chapter teams" fought the clock and their fatigue to get their particular jobs done. Only a tiny coterie of senior commission officials coordinating the entire process, and some of the Commissioners themselves, had a a grasp of the whole377.

Il souligne également le manque de règles claires pour encadrer le travail des commissaires : « Staffers complained not that the directions had been predetermined and choices made in advance, but that there seemed to be no direction or guidance from Commissioners about what their fundamental objectives, goals and premises were, or what, out of their boundaryless mandate, they wanted to focus their attention on 378 . » Ce témoignage révèle le type dřécueils qui se trouvent sur le chemin des commissaires dans la réalisation du mandat fixé.

Malgré cela, les commissions dřenquête permettent une liberté dřaction et de pensée accrue. A contrario des comités parlementaires, elles donnent la possibilité à ceux qui y travaillent, qui ne sont pas muselés par la ligne de parti, de parcourir le pays dřun océan à lřautre, de sonder les citoyens, et de penser, dans certaines limites, à lřextérieur de la

376 La Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada instituée en 1982. 377 Richard Simeon, « Inside the MacDonald Commission », Studies in Political Economy, vol. 22, 1987, p. 168. 378 Ibid., p. 169.

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frénésie du temps politique qui exige des résultats rapides. Elles offrent la possibilité dřappuyer les intuitions initiales sur des programmes de recherche solides et de réfléchir à des problématiques au-delà du calendrier électoral, puisque les travaux des commissions ne cessent pas avec lřajournement ou la dissolution du Parlement379. En dépit de lřautonomie partielle des commissions dřenquête, elles possèdent aussi une indépendance certaine, en détenant le pouvoir de nommer une équipe de recherche, dřinterpréter le mandat, et de mettre en place leurs propres règles de fonctionnement. Elles possèdent des outils pertinents pour lřexercice démocratique 380 . En effet, elles mettent en scène des commissaires à lřécoute des besoins des citoyens. Souvent, la participation citoyenne se place au cœur de la démarche des commissaires. Cřest notamment le cas dans la Commission Laurendeau-Dunton. Ainsi, en faisant le pont entre les revendications citoyennes et les responsables politiques, en déployant des ressources intellectuelles nombreuses pour éclairer des enjeux, elles constituent un pilier de lřexercice démocratique. Aussi, comme le soulignent Pierre Bergeron et Vincent Lemieux, elles contribuent à lřélaboration de politiques publiques381. Dans leur définition des commissions dřenquête, Lemieux et Bergeron les qualifient dřépisodes circonscrits dans le temps :

Les commissions dřenquête sont des épisodes, car elles désignent des pratiques clairement délimitées dans lřespace et dans le temps. Ces épisodes sont particuliers parce quřils renvoient à la loi québécoise sur les commissions dřenquête ainsi quřà lřarrêté en conseil établissant un mandat, une composition, un échéancier et un budget. De même, ces épisodes sont distincts dřépisodes subséquents ou concurrents portant sur lřadoption ou la mise en œuvre de politiques publiques. Enfin, les commissions dřenquête désignent des pratiques distinctes des autres interventions publiques qui se poursuivent parallèlement à leurs travaux382.

Le fait de résumer une commission dřenquête à un épisode est sans doute trop réducteur, surtout pour les commissions dřenquête dřenvergure de la trempe de la Commission Laurendeau-Dunton, qui ont impliqué une équipe administrative et de recherche imposante. Penser la commission dřenquête comme un épisode, cřest sřinscrire dans la dimension quantitative du temps, en pensant la commission comme une organisation qui a un début,

379 John C. Courtney, op. cit., p. 209. 380 James Iain Gow, op. cit., p. 100. 381 Pierre Bergeron et Vincent Lemieux, « Les récents recours à des commissions dřenquête dans les secteurs de la santé et des services sociaux au Québec », Service social, Vol. 41, no. 2, p. 9. 382 Ibid., p. 9.

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une fin, un échéancier, un budget, et qui doit atteindre des objectifs fixés. Si les commissions dřenquête sřinscrivent dans leur temps, elles tentent toutefois de sřy détacher et de le ralentir pour réfléchir à des problématiques complexes, prendre le temps de refroidir des sujets chauds, de confronter les différentes idées, de sonder le cœur de la société civile pour résoudre des problématiques qui la touchent. La Commission Laurendeau-Dunton participe au Canada des années 1960 et tente dřapporter des pistes de solutions dans cette période dřerrance identitaire. Loin de constituer un événement circonscrit dans le temps, elle naquit dřun contexte particulier, prêt à lřaccueillir, et laissa une empreinte qui dépasse la borne chronologique de 1971, date de sa fin. Au sein de la Commission Laurendeau-Dunton, lřexpérience du temps se fit parfois de manière douloureuse, car les ambitions fixées au départ et inspirées par un mandat qui voulait jeter un regard pénétrant sur le Canada près dřun siècle après sa fondation étaient titanesques. Malgré les possibilités financières et dřautonomie intéressantes offertes par la formule des commissions dřenquête, reste que des résultats doivent en découler. Progressivement, le temps qui semblait au départ jouer en faveur des commissaires se retourne lentement contre eux, notamment en raison de lřampleur de la machine quřils mettent en place. Les dix intellectuels réunis pour diriger la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme mirent à profit leur parcours académique en sciences humaines, leur sensibilité à la cause des deux cultures principales du Canada, leur désir de contribuer au bien commun pour diriger cette vaste enquête et faire en sorte quřelle touche les Canadiennes et les Canadiens.

II. LE PREMIER CONTACT DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON AVEC LE PUBLIC Créée par un arrêt ministériel du 19 juillet 1963, la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme ne tient sa première rencontre que le 4 septembre, alors que les commissaires sont de retour de vacances. La première manifestation publique de la Commission se déroule à Ottawa lors dřune audience préliminaire tenue en novembre 1963, où est mise en lumière lřimportance du travail de terrain que doit entreprendre la Commission. Dans ses mémoires, Jean-Louis Gagnon évoque cette allocution qui se veut en quelque sorte le point de départ des travaux de la Commission : « Avant dřenvisager quelque solution que ce fut à la crise canadienne, la Commission se devait de prendre le

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pouls de la fédération. Pour ce faire, il lui fallait rencontrer, sur leur terrain, les associations représentatives ou non, de même que les particuliers désireux dřintervenir dans le débat. Mais nous jugions approprié de tenir une audience préliminaire dans la capitale fédérale avant de nous mettre en route 383 . » Lřétude de la déclaration inaugurale dřAndré Laurendeau faite au public le 7 novembre 1963 est particulièrement intéressante puisquřelle laisse entrevoir les rapports au temps des commissaires, qui veulent « faire vrai et profond », le tout dans un laps de temps relativement court. Elle permet également de dégager les grands défis posés par un mandat aussi vaste, qui commande non seulement un travail de terrain pour susciter un dialogue pancanadien allant au-delà du simple dialogue entre une poignée de membres de lřélite, mais également un programme de recherche élaboré. Cřest ce qui incite André Laurendeau à distinguer, dès le départ, la commission des autres entreprises du genre, en mettant en lumière lřampleur du mandat qui lui est confié et en montrant déjà les couleurs que les commissaires ont voulu donner à ce mandat :

À bien des égards, la Commission ressemble à toutes les commissions royales dřenquête : elle a les mêmes pouvoirs et remplit le même genre de fonctions. Cřest ainsi quřelle doit susciter des travaux de recherche, tenir des séances publiques et finalement rédiger un rapport.

Mais à dřautres égards, cette Commission nřest « pas comme les autres » : un éditorialiste de Continuous Learning, la revue de The Canadian Association for Adult Education vient de le souligner avec force. Cela tient à la nature même de son mandat, et cřest pourquoi il nous est permis de le souligner.

Mon collègue Davidson Dunton vous dira tantôt quřà notre avis lřidée centrale de ce mandat, cřest celle de lřequal partnership between the two founding races, formule presque intraduisible en français et quřon a rendue par « le principe dřégalité entre les deux peuples », qui ont fondé la Confédération canadienne. Le caractère général et même assez vague de lřobjectif ainsi proposé va entraîner deux conséquences particulières384.

André Laurendeau enchaîne en soulignant ces deux particularités. Dřabord, il y a la somme de documentation immense à collecter. Certes, le problème des relations entre les deux peuples fondateurs nřest pas récent, bien au contraire, mais rien nřa été fait jusquřà présent pour rassembler toute la documentation produite et lřinterpréter à la lumière du mandat de la Commission. Ce qui constitue en soi une tâche colossale :

383 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies : Tome III, p. 39. 384 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, Communiqué, « Déclaration inaugurale de M. André Laurendeau, Président conjoint sur le bilinguisme et biculturalisme », document 55 F, 7 novembre 1963, p. 1- 2.

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Il faudra donc réunir une masse énorme de faits, qui appartiennent à la vie économique et sociale aussi bien quřà la vie politique et culturelle, les examiner à la lumière dřun principe particulier, nřen négliger aucun aspect important et ne pas sřy perdre, les interpréter et en tirer des conclusions pratiques. Lřeffort intellectuel exigé de tous les spécialistes qui vont collaborer à lřenquête portera donc sur un terrain immense et varié presquřà lřinfini385.

Ainsi, se profile déjà lřimposant programme de recherche qui soutient la démarche des commissaires. Se profilent aussi déjà les écueils auxquels vont faire face les commissaires, qui se lancent sur un terrain trop vaste pour le temps dont ils disposent. La déclaration inaugurale témoigne dřailleurs dřune compréhension et dřune modestie face aux défis qui sřen viennent : « Nous savons bien quřon ne saurait rêver de réaliser, en un temps relativement bref, une besogne aussi écrasante ; mais nous tenterons de ne rien oublier ou négliger dřessentiel386. » Certes, les débuts sont marqués par lřespoir et lřenthousiasme de faire œuvre utile et de plonger dans des débats séculaires afin dřassurer un avenir meilleur au pays, mais cřest conscients de lřampleur de la tâche qui leur incombe que les commissaires se lancent dans lřaventure. Le temps qui semble être leur allié en terme de kairos marqué par une volonté certaine de rapprochements longtemps ignorée, peut rapidement devenir leur ennemi : « Cřest pourquoi nous savons quřil faut faire vite, mais quřen même temps il faut tenter de faire vrai et profond387 ». Ces deux extrêmes de vitesse dans lřaction et de profondeur dans la tâche peuvent-ils cohabiter ? Cřest là un défi immense qui se pose devant la Commission.

La deuxième particularité, qui vient après la nécessité dřune recherche approfondie, est celle dřaller toucher le cœur des Canadiens. Il faut dire que ce nřest pas tâche facile dřintéresser les citoyens canadiens au mandat de la Commission, surtout devant les préjugés et la méconnaissance du sort de lřAutre qui se manifestent dans toutes les parties du Canada et dans toutes les communautés culturelles, qui sont souvent plus collées sur leurs propres préoccupations que sur la réalité des autres. Comme le mentionne André Laurendeau, la participation des citoyens est indispensable pour que lřégalité culturelle puisse se faire, et surtout des jeunes citoyens qui construiront le Canada de lřavenir :

385 Ibid., p. 2. 386 Ibid., p. 2. 387 Ibid., p. 5.

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Lřequal partnership, lřégalité culturelle : ce nřest pas une notion qui sřimposera dřelle-même, serait-ce à la suite des études les plus approfondies. Pour rayonner, il lui faut lřadhésion libre dřun peuple libre. Cřest pourquoi les échanges entre la Commission et le public devront être particulièrement suivis, intimes et francs. Et comme cřest lřavenir qui est en jeu, la participation des jeunes au débat devient capitale : nous les entendrons avec un surcroît dřattention et dřintérêt388.

Le discours de Laurendeau témoigne dřun humanisme assumé et dřune confiance forte en la nature humaine et ses capacités de réformation ; les thématiques de lřamitié, de la fraternité, du dialogue sont présentes tout au long de lřallocution mettant en lumière lřimportance jouée par le public afin de faire œuvre utile. La communication avec les citoyens est une des pierres angulaires de la réussite de la Commission, dřoù lřimportance de miser sur un vocabulaire qui en appelle au cœur des gens, et à leur capacité dřaider. Les maîtres du passé sont conviés par André Laurendeau pour rappeler les valeurs essentielles à la cohésion sociale : « Selon le vieil Aristote, cřest lřamitié qui est lřâme de la cité. Aujourdřhui, les sciences de lřhomme affirment que la nation existe dans la mesure où lřon trouve parmi ses membres un vouloir-vivre collectif 389 . » Sans vous, Canadiens, nulle possibilité de salut pour le pays, lance Laurendeau : « Dix hommes de bonne volonté, assistés des collaborateurs les plus efficaces ne sauraient parvenir à des conclusions utiles sans un contact permanent et direct avec une opinion publique informée et vivante390. » À travers cette allocution, se dessine la structure de la Commission, où les commissaires représentent le noyau dur, autour duquel viennent se greffer les chercheurs, mais aussi les citoyens canadiens pour, dans un effort concerté, penser à des solutions afin de contribuer au meilleur épanouissement des deux peuples fondateurs, tout en tenant compte des autres groupes ethniques. Les individus, les institutions et les chercheurs sont appelés à embarquer dans le train, à saisir le kairos le plus rapidement possible pour que sřenclenche un dialogue fructueux :

Une commission royale dřenquête correspond rarement à un effort patiemment concerté : soudain, elle sřébranle, et il faut tout de suite grimper dans le convoi, ou bien le manquer. Le dialogue et la recherche seront utiles sřils commencent sur-le-champ. Nous demandons aux individus et aux institutions une collaboration fraternelle : sans interlocuteur, comment dialoguer ? sans

388 Ibid., p. 3. 389 Ibid. 390 Ibid.

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chercheurs, comment conduire des recherches sérieuses ?391

La quête de solutions efficaces et durables au mal canadien passe nécessairement par une sensibilisation du public à ce mal dont souffre leur pays afin quřil puisse participer activement à la préparation du remède.

Ici, les commissaires entrent dans une volonté de réconciliation nationale, et ils savent que cette réconciliation ne peut se faire sans la population392. Jean-Louis Gagnon le rappelle dans un document de septembre 1963 :

Lřenquête serait un jeu aussi coûteux quřinutile si, de part et dřautre, on nřavait la volonté et le courage dřaller jusquřau bout de lřexamen de conscience ; mais elle serait sans but, sans objet réel, si les uns et les autres devaient oublier que les solutions recherchées, nécessairement fondées sur la justice, doivent aussi obéir aux lois de la raison. Chacun doit se rendre compte que cette enquête, quelles que soient ses conclusions, aura une immense répercussion sur notre avenir commun. Car il sřagit dřune entreprise historique qui met en cause le bien du peuple393.

Cřest donc dans lřespoir que la Commission Laurendeau-Dunton est lancée, espoir de transformer le pays, espoir dřexalter le vouloir-vivre collectif, espoir de diriger une « entreprise historique » et espoir de participer au bien commun.

Il faut aussi souligner que la Commission Laurendeau-Dunton constitue un produit

391 Ibid., p. 4. 392 La notion de réconciliation nationale en sol canadien passe par lřharmonisation des rapports canado- québécois. Cette réconciliation doit être une œuvre collective ; elle ne peut se faire sans les citoyens et sans un acte de gouvernance des responsables politiques. Les auteurs de lřouvrage L’idée de la réconciliation dans les sociétés multiculturelles du Commonwealth soutiennent que « réconcilier, cřest fédérer les différences créées […], pour tenter dřexprimer une diversité citoyenne porteuse de renouveau. » Réconcilier, cřest donc faire en sorte quřune diversité originellement porteuse de conflits se métamorphose en diversité créatrice. Les auteurs du même ouvrage mettent de lřavant la dimension collective du processus de réconciliation ; la consultation constitue le fondement dřune entreprise de réconciliation réussie. Voir Martine Piquet, Jean-Claude Redonnet, Francine Tolron, L’idée de réconciliation dans les sociétés multiculturelles du Commonwealth. L’exemple de l’ frique du Sud, de l’ ustralie, du Canada et de la Nouvelle-Zélande dans les années 1990, Paris, Armand Colin, 2002, p. 1. Voir également Valérie Lapointe Gagnon, « Voyage dans les eaux troubles du compromis : la dynamique de la réconciliation dans les relations canado-québécoises, 1963-1999 », dans Stephen Martens et Michel De Waele, dir., Vivre ensemble, vivre avec les autres. Conflits et résolution de conflits à travers les âges, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2012, p. 160-163. La politologue Sandrine Lefranc, qui sřest intéressée à la réconciliation dans espaces géographiques où des conflits violents se sont déroulés, met également en lumière la dimension collective du processus, qui ne peut se faire sans les citoyens. Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, 363 p. Coll. « Fondements de la politiques ». 393 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, « Jean-Louis Gagnon, le 12 septembre 1963 », document 13 F, p. 3.

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de son époque, un témoignage puissant et évocateur du Canada des années 1960, un Canada qui se cherche une identité cohérente sur la scène nationale, mais aussi sur la scène internationale. Avec son rôle plus engagé dans la Deuxième Guerre mondiale, où il a pu, grâce à sa nouvelle indépendance, affirmer sa propre voix dans le concert des nations, le Canada a commencé à vouloir projeter une image nationale qui lui appartienne sur la scène internationale. Cette voix se traduit surtout par le concept de « puissance moyenne » qui émerge quelque part entre Vimy, en 1917, et Dieppe, en 1942 ; entre ces deux moments de cohésion forte pour les troupes canadiennes qui ont eu un écho dans la représentation que se faisait le pays du rôle quřil pouvait jouer sur la scène internationale394. Or, quřest quřune puissance moyenne a de particulier quřune grande puissance nřa pas ? Lřessence de cette particularité, qui reste difficile à cerner, va surtout se cristalliser dans le style de politique étrangère que pratique le Canada, soit un rôle de médiation et de gestion des conflits internationaux. Ce style prévaut avec la présence au ministère des Affaires extérieures de diplomates comme Lester B. Pearson, ou encore Escott Reid, qui défendent une position beaucoup plus active du Canada sur la scène internationale395. Les auteurs de lřouvrage Politique internationale et défense au Canada et au Québec décrivent en quoi se résume ce rôle :

Concrètement, cette politique se traduit par une diplomatie très active, lřadoption du rôle de médiateur et de conciliateur, et une participation presque systématique aux opérations multilatérales destinées à assurer la paix. Bien entendu, les puissances moyennes ne sont pas les seules à adopter de tels comportements. Mais elles tendent à le faire de façon plus systématique que les

394 Voir Kim Richard Nossal, Stéphane Roussel et Stéphane Paquin, Politique internationale et défense au Canada et au Québec, Montréal, Les Presses de lřUniversité de Montréal, p. 109. Comme le soulignent les auteurs, le Canada va être traité comme État souverain lors de la Deuxième Guerre mondiale, ce qui va donner à ses responsables politiques le souffle nécessaire pour que lřeffort de guerre fourni par les Canadiennes et les Canadiens soit reconnu. La contribution des Canadiens à la guerre va également changer les représentations des Canadiens de la place occupée par leur pays sur la scène internationale : « Ainsi, en 1944, Lionel Gerber écrivait : La guerre a eu pour effet de sortir le Canada de son ancien statut pour lui donner une nouvelle envergure. Moins peuplé, et ne possédant pas de colonies, le Canada nřest pas une puissance majeure ou mondiale, comme la Grande-Bretagne, les États-Unis ou la Russie. Mais il nřen demeure pas moins quřavec ses richesses naturelles et son potentiel humain, on ne peut le considérer comme une petite puissance […] Le Canada se situe entre les deux, en tant que puissance britannique dřun rang moyen. Par conséquent, sur le plan international, le Canada doit figurer comme une puissance moyenne. » Lionel Grieber, « A Greater Canada Among the Nations », Behind the Headlines (1944), cité par Kim Richard Nossal et al., op. cit., p. 110-111. 395 Ibid., p. 115.

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autres catégories dřÉtats396.

La participation du Canada au règlement de la crise de canal de Suez et le rôle joué par Lester B. Pearson dans ce conflit ne firent que renforcer cette position adoptée à lřinternational. Une fois premier ministre du Canada, Pearson continua dans cette lignée dřaffirmation du Canada comme gardien de la paix et sřinvestit dans les Nations Unies et les opérations multilatérales397. Ce rôle qui se veut des plus nobles et auquel adhère la majorité des Canadiens, même les francophones, sřavère essentiel au processus de renforcement de la cohésion nationale. Entre lřimage internationale du Canada et la Commission Laurendeau-Dunton, qui veut endiguer des problèmes internes, un monde de différences semble se présenter. Cette différence sřefface toutefois complètement dans le discours que Davidson Dunton prononce lors de lřallocution inaugurale, un discours qui témoigne de cette volonté de renforcer le rôle du Canada comme gardien de la paix à lřéchelle internationale. Si le Canada parvient à métamorphoser en diversité créatrice sa diversité originellement porteuse de conflits, il aura alors le potentiel de servir dřexemple à lřinternational :

La crise canadienne nřest pas unique, elle est universelle. Très peu dřÉtats sont parfaitement homogènes : en Asie, en Afrique, en Amérique et même en Europe, les relations entre des groupes de culture et de langue différentes donnent lieu à de profondes inquiétudes et font surgir des problèmes constitutionnels. Si nous parvenons à résoudre nos difficultés, nous contribuerons à la paix dans le monde.

Nous espérons fermement que toutes les personnes et toutes les associations qui ont à cœur lřavenir de notre pays se présenteront devant nous pour nous faire part de leurs vues et de leurs suggestions. Ce nřest que si lřon répond à cet appel que nous pourrons sortir de cette période de transition, avec une meilleure compréhension du fédéralisme canadien et une foi plus profonde dans lřavenir du Canada398.

Les commissaires déploient toute une grammaire pour sřadresser aux citoyens canadiens : la grammaire du cœur et de la réconciliation nationale, pour susciter un dialogue fructueux afin que tous puissent contribuer au bien commun et construire un Canada auquel chacun

396 Ibid., p. 116. 397 Voir Michael K. Carroll, Pearson’s Peacekeepers, Canada and the United Nations Emergency Force, 1957-1967, Vancouver, UBC Press, 2009, 229 p. 398 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, Communiqué, « Déclaration de la Commission faite par M. Davidson Dunton, président conjoint », document 56 F, 7 novembre 1963, Ottawa.

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pourra sřidentifier ; la grammaire de la construction nationale, pour que le projet ait un sens profond auquel les citoyens vont adhérer de même que les responsables politiques ; la grammaire de la crise, une crise sur laquelle nous aurons lřoccasion de revenir, mais qui déjà se dessine dans lřallocution inaugurale.

III. UN ARBRE AUX RAMIFICATIONS MULTIPLES Un des espaces clés de la Commission est représenté par les réunions des commissaires. Cřest un lieu de débats essentiel, où sont discutés les enjeux qui touchent la Commission, les critiques adressées à la Commission par la chambre des communes ou dans les médias. Cřest également un espace où les commissaires font le bilan des activités auxquelles ils ont participé et où les travaux de recherche sont critiqués, de même que les divers schémas et les multiples versions du rapport final. En tout, cřest 83 rencontres auxquelles les commissaires vont participer, qui sřéchelonnent du 4 septembre 1963 au mois de mars 1971. Ces rencontres qui débutent vers 10 h se déroulent sur quelques jours, le plus souvent deux ou trois jours, et se tiennent surtout à Ottawa, mais aussi à Montréal, à Québec, à Toronto, à Winnipeg et à Sainte-Marguerite. Lors de ces rencontres, les discussions sont tenues autant en anglais quřen français. Bref, chacun des commissaires sřexprime dans sa langue maternelle le plus souvent. Dès la troisième réunion de la commission, qui se tient du 3 au 5 octobre 1963, il est décidé que des sténographes fassent la transcription intégrale des discussions qui se tiennent lors des rencontres 399 . Ces transcriptions sont essentielles puisquřelles permettent aux commissaires de suivre le fil des débats, de revenir sur leurs discordes, de voir à propos de quels sujets ils se sont prononcés et de quelle manière.

3.1. Règles de procédure et premier tour dřhorizon du fonctionnement de la Commission Des règles de procédure sont établies dès le départ, mais ces règles demeurent tout de même souples. Les commissaires, qui sont encore dans le flou quant à lřaventure qui les

399 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Procès-verbal de la 3e réunion, 3 au 5 octobre 1963, p. 1.

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attend, préfèrent laisser une certaine ouverture à lřadaptation et à lřimprovisation. Les règles stipulent que le quorum est de sept membres et que la règle générale qui gouverne lřadoption de décisions est la majorité simple. Les présidents conjoints ont le droit de vote sur chacune des propositions formulées et celui qui est choisi pour présider lřassemblée nřa pas de vote prépondérant. Le document relatant les règles de procédures stipule que :

les questions de procédure aux réunions de la Commission sont réglées conjointement par les deux présidents, tout membre ayant le droit dřen appeler à lřassemblée. Si les deux présidents ne sont pas dřaccord, lřassemblée décide. […] Pour les autres questions, sřil se constitue une minorité dans laquelle se trouvent tous les membres présents, ou tous les membres présents moins un, dont les noms suivent : les commissaires Dunton, Frith, Laing, Rudnyckyj et Scott, ou encore tous les membres présents ou tous les membres présents moins un, dont les noms suivent : les commissaires Laurendeau, Gagnon, Marchand, et Wyckynski, la décision est ajournée. Dans ce cas, il appartient aux présidents de décider conjointement si la question doit être remise à lřétude au cours de la même réunion, ou à une réunion spéciale, ou, au plus tard, à la réunion régulière suivante. Sřils choisissent la réunion régulière suivante, et que la date de celle-ci nřest pas déjà fixée, ils doivent tenir la réunion dans un délai de 30 jours. Toute décision conjointe des présidents prise en vertu du présent article est finale400.

Ces règles établissent clairement un principe dřégalité et instaurent, à lřintérieur même de la Commission, des principes suivant le biculturalisme. Dřun côté, il y a le groupe des anglophones, de lřautre, celui des francophones, et aucune décision ne peut être prise sans quřun groupe soit en désaccord avec ladite décision. Le principe dřépanouissement de lřégalité entre les deux peuples fondateurs, où les autres groupes ethniques se fondent dans lřun des deux peuples fondateurs Ŕ Rudnyckyj avec le groupe culturel anglophone et Wyczynski, avec le groupe culturel francophone Ŕ, est expérimenté et nřest pas sans ralentir le rythme des discussions. Déjà, Rudnyckyj sřoppose à cette manière de procéder en soulignant quřil ne se sent ni anglophone, ni francophone, mais simplement Canadien. Frank Scott résume avec une pointe dřironie la situation dans son journal : « This meant that there would be 5 French speaking, 4 English speaking, plus one Canadian, thus destroying the whole symmetry of the Commission. Faced with the emergence of something we hardly ever spoke about, namely a Canadian citizen, we baffled as to how to work voting procedures that still pay attention to the existence of the two main groups401. » Le

400 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, « Règles de procédures », document 43 F, octobre 1963. 401 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 22.

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fait que la voix des autres groupes ethniques soit intégrée dans lřune ou lřautre des deux communautés culturelles principales nřest pas sans trahir le fait quřau début de la commission, la dimension du multiculturalisme est encore somme toute peu intégrée, elle qui en vint à représenter un enjeu sensible et incontournable. Le commissaire Rudnyckyj, lui-même membre dřassociations ukrainiennes défendant une place plus grande pour cette communauté culturelle, incarne une résistance forte au principe de biculturalisme402.

À ces rencontres encadrées par des règles de procédure, sřajoute la tenue dřaudiences publiques comme dans la majorité des commissions dřenquête. Or, dès le début de la Commission, lřagenda bien rempli des commissaires, déjà très actifs dans la vie publique, fait en sorte que lřhoraire trop chargé de chacun empêche, dans les premiers temps, la tenue dřaudiences. Les commissaires privilégient alors des rencontres régionales, plus informelles et prévues pour discuter des termes du mandat. Ces rencontres, qui se tiennent au cours de lřannée 1964, mènent à la publication du Rapport préliminaire en 1965 qui se veut un premier cri dřalarme au sujet de la crise canadienne et de sa nature.

À la suite de ces rencontres régionales, les audiences publiques se déroulent au cours de lřannée 1965. Comme le mentionne le premier volume du rapport final, « elles permirent la présentation et la discussion des mémoires rédigés soit par des particuliers ou des équipes, soit par des corps constitués403. » La rencontre des commissaires avec le

402 La nomination de J.B. Rudnyckyj comme commissaire nřest peut-être pas étrangère à sa participation à des groupes de pression ukrainiens, lui qui est très impliqué pour une reconnaissance officielle des slaves à travers les politiques publiques. Avant même que la Commission ne soit mise sur pied, le défenseur des droits des slaves communique avec le premier ministre Pearson afin de sřassurer que sa communauté soit bien représentée dans le cadre de cet exercice démocratique. Le 29 avril 1969, J. B. Rudnyckyj envoie une lettre au bureau du premier ministre où il se fait le porte-parole de lřUkrainian Free Academy of Sciences. Dans cette lettre, il souligne son intérêt pour la Commission et mentionne que les francophones, les anglophones et les Ukrainiens devraient en être le noyau dur : « Members of the Ukrainian Free cademy of Sciences […] are very pleased to hear about your idea of establishing the Royal Commission on Biculturalism and Bilinguism in Canada – problem which have been discussed several times at the sessions of UVAN in Canada. We feel that is such a important matter all ethnic groups and in particular the representatives of the competent people from British, French and Slavic (Ukrainian), should constitute the nucleus of the Royal Commission on this special problem. » Si J. B. Rudnyckyj recommande la nomination de Paul Yuzyk, il est fort probable que ce dernier ait décliné et que Pearson se soit tourné vers un de ses collègues quřil connaissait afin dřassumer ce rôle. Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, volume 5, Lettre de J.B. Rudnyckyj à lřHonorable Lester B. Pearson, 29 avril 1963. 403 Canada, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1967, p. 181.

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public ne se limite pas aux cadres des séances régionales et des audiences publiques ; la pléiade dřintellectuels tient également des rencontres privées avec les premiers ministres des provinces, avec différentes associations, avec des groupes ethniques, bref, avec tous ceux qui demandent à avoir une voix dans cette entreprise démocratique. Ils participent également activement à une myriade dřactivités académiques, trimballant leurs valises de colloques en conférences abordant les sujets rattachés au mandat. Ils font également des apparitions dans les médias. À cela sřajoute une vie sociale remplie de mondanités, où les commissaires rencontrent les élites dans un contexte informel. La vie mondaine de la Commission est particulièrement bien rendue dans le journal de Frank Scott, qui relate des dîners au Rideau Club404, des soirées au Château Frontenac ou chez les commissaires où ils rencontrent des universitaires, des représentants de la presse, des hauts fonctionnaires ou des députés405.

Parallèlement à toutes ces activités ayant pour objectif de mettre la Commission à lřavant-scène de la vie publique canadienne, des travaux de recherches imposants se mettent en branle et alimentent la Commission afin dřappuyer la rédaction des rapports sur des données scientifiques. Le travail de la Commission consiste également à publier les travaux de recherche afin de les faire connaître au public. La rédaction des cinq volumes Ŕ incluant six livres - du rapport final occupe également les commissaires, puisque plusieurs versions sont préparées406. La question de lřécriture en est une importante puisque tous les

404 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 27. Frank Scott y relate notamment un dîner avec le haut-fonctionnaire Mike Pitfield qui lui apprend que la Commission est plus ou moins bien vue dans certains cercles au Parlement car elle est « too filled with professors. » 405 Frank Scott évoque une réception chez « Davie Dunton » où commissaires et membres du gouvernement se côtoient. Ibid., p. 29. Il relate également une réception au Château Frontenac avec les représentants de la presse en juin 1964. Ibid., p. 124-125. 406 Voici la liste complète des volumes de la Commission : « Le volume 1, daté du 8 octobre 1967, a été déposé à la Chambre des communes le 5 décembre 1967 comme document parlementaire no 254, 1967-1968. Il est intitulé Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Introduction générale. Livre 1 : Langues officielles, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1967, xliii, 229 p. Le volume 2, daté du 23 mai 1968, a été déposé à la Chambre des communes le 9 décembre 1968 comme document parlementaire no 257, 1968-1969. Il est intitulé Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Livre 2 : Éducation, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1968, 379 p. Les volumes 3A et 3B, datés du 19 décembre 1969, ont été déposés à la Chambre des communes le 17 décembre 1969 comme document parlementaire no 282-1/102, 1969-1970. Il est intitulé Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Livre 3 : Le monde du travail, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1969, p. 1-492 et p. 493-646. Le volume 4, daté du 23 octobre 1969, a été déposé à la Chambre des communes le 15 avril 1970 comme document parlementaire no 282-4/102A, 1969-1970. Il est intitulé Rapport de la Commission royale d'enquête

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commissaires mettent la main à la pâte de manière plus ou moins égale. Certaines parties semblent rédigées par les secrétaires, dřautres par les directeurs de la recherche, et dřautres par certains commissaires. À un certain moment en 1966, Gilles Lalande, dřabord membre du personnel administratif, puis commissaire, demande à ses collègues dřêtre plus proactifs dans le travail de rédaction407. Frank Scott évoque également dans son journal la dimension laborieuse du travail de rédaction, notamment au moment de lřédition des textes finaux : « Ten authors edited go slowly and frequently changes are made that do not improve of clarify408. »

3.2. Personnel administratif Afin dřaccomplir toutes ces tâches, lřéquipe qui gravite autour des commissaires, somme toute modeste au départ, ne cesse de croître au cours des années. Certes, il y a les chercheurs, mais il y a aussi tout un personnel administratif qui se constitue pour seconder les commissaires dans leur effort de colliger et dřinterpréter toutes les informations récoltées et dřorchestrer les différents départements de la Commission. Ce personnel administratif réunit dřabord des secrétaires : Neil Morrison, Paul Lacoste et J.E. Côté. À lřimage du choix des commissaires qui se veulent représentatifs du bilinguisme et du biculturalisme, chaque poste est assuré par un nombre plus ou moins égal de francophones et dřanglophones. Ces secrétaires jouent un rôle central au sein de lřorganisation de la commission puisquřils participent aux rencontres de la Commission, quřils amassent de la documentation pour les commissaires et quřils se chargent de la correspondance avec les organisations, les médias et les différents intervenants.

sur le bilinguisme et le biculturalisme. Livre 4 : Apport culturel des autres groupes ethniques, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1970, vi, 390 p. Le volume 5, daté du 14 février 1970, a été déposé à la Chambre des communes le 25 juin 1970. Document parlementaire no 282-4/1 01 B, 1969-1970. Intitulé Rapport de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme. Livre 5: La capitale fédérale; Livre 6 : Les associations volontaires, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1970, 243 p. » Voir, Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, http://www.collectionscanada.gc.ca/pam_archives/public_mikan/index.php?fuseaction=genitem.displayItem &lang=fre&rec_nbr=667, consulté en mars 2013. 407 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 48e réunion de la Commission, 18, 19 et 20 novembre 1966, p. 48-50.

408 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 2, Diary, p. 166.

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Intégré aux réseaux de lřUniversité McGill et de Radio-Canada, au sein desquels gravitent les commissaires Frank Scott, Royce Frith et Arnold Davidson Dunton, Neil Morrison appartient à la même génération que les commissaires, puisquřil est né en 1914 en Saskatchewan. Au moment de sa nomination au poste de secrétaire, sa feuille de route est déjà bien remplie : après des études en sciences économiques et politiques à McGill, il a occupé un poste à Radio-Canada, où il se consacra dřabord à lřéducation populaire, puis à lřorganisation des équipes dřécoute collective, pour enfin occuper la direction des recherches au sein de la société dřÉtat. Globe-trotter aguerri, à lřimage des autres figures de proue de la Commission, il a été nommé en 1959 par le gouvernement canadien auprès de la Fédération des Antilles britanniques. Juste avant les premières rencontres de la Commission, Neil Morrison a entrepris un séjour au Pakistan où il a participé, avec 45 étudiants et professeurs francophones et anglophones, au World University Service International Student Seminar, dont il était le codirecteur 409 . La trajectoire de Neil Morrison sřinscrit dans la même lignée que celles des commissaires, qui ont participé à des groupes biculturels, qui ont contribué au rayonnement de leur savoir sur la scène internationale, dans un Canada qui aspire à se trouver une voix sur la scène internationale, voix qui se traduit par lřaffirmation et la qualité de ses experts en journalisme comme Jean- Louis Gagnon ou en sciences sociales, comme Neil Morrison.

Un peu plus jeune que son collègue anglophone, Paul Lacoste est né à Montréal en 1923 et a fait des études en philosophie et en droit à lřUniversité de Montréal. Son parcours académique et professionnel lřa amené autant sur le Vieux Continent que chez lřOncle Sam. Dřabord, grâce à une bourse du Gouvernement français et de lřACFAS, il fait un doctorat en lettres à lřUniversité de Paris. Ensuite, il poursuit ses pérégrinations aux États- Unis où il obtient un fellowship de lřUniversité de Chicago et où il enseigne la littérature française au Collègue St-Michael, de Burlington et la philosophie, à lřUniversité Loyola de Chicago, au Collège Marianapolis et au Séminaire de Philosophie 410 . À lřinstar de Morrison, Paul Lacoste a intégré la Société Radio-Canada en 1956 où il a été animateur et commentateur à la section des Affaires publiques. Il a contribué aux émissions Les idées en

409 Centre dřarchives du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B./4, « Communiqué sur la nomination des deux secrétaires », document 8F, le 20 août 1963. 410 Ibid.

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marche et Tribune libre. Au moment où le commissaire Jean Marchand est appelé à quitter la Commission pour entrer dans le milieu politique fédéral au sein du Parti libéral, Paul Lacoste le remplace et devient commissaire.

Ces deux secrétaires, auxquels vient apporter son secours le secrétaire conjoint J.E. Côté, ont également leur personnel de secrétariat respectif, une secrétaire anglophone pour Neil Morrison et une francophone pour Paul Lacoste. Lřarbre administratif de la Commission, à la cime duquel trônent les commissaires et les secrétaires conjoints, en est un à plusieurs ramifications. À ce groupe viennent sřajouter aussi des agents de recherche, une bibliothécaire, un agent de liaison et de préparation matérielle des audiences, un adjoint à la rédaction, un adjoint à lřinformation et à la rédaction, du personnel de bureau, un service de contrôle des mémoires, un service dřarchives, et des sténos et dactylos (pour un organigramme complet, voir annexe 7).

Le rôle du personnel administratif est essentiel au bon fonctionnement de la Commission ; cřest lui qui informe les commissaires de ce qui se passe sur le terrain avant quřils arrivent dans une région pour aller à la rencontre des citoyens et des associations désireux de se prononcer. Cet aspect est clairement illustré par les documents que prépare Harlan Brown, agent de recherche, pour les différentes rencontres régionales. À titre dřexemple, le document préparé pour la rencontre régionale de Vancouver fait 16 pages et est divisé en huit sections : General background information, An overview of press coverage, Articles appearing in the press, Mass media, The University of British Columbia, Regional Population Figures, Intended Briefs form area, Regional Political Affiliation411. Dans ce type de document distribué aux commissaires, il est fait mention dřinformations générales sur la région, sur sa population, sur lřhistoire de son système dřéducation, sur lřétat de la question religieuse et sur la présence des autres groupes ethniques. On retrouve également des extraits de journaux qui témoignent du regard que posent différents producteurs dřopinion sur la Commission. Les commissaires peuvent donc avoir un aperçu de ce qui a été dit au sujet de leur entreprise au moment où ils débarquent du train ou de lřavion pour aller à la rencontre des citoyens. Loin dřévoluer dans une bulle de verre, ils

411 Centre dřarchives du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B./5, « Backgroud Information for the Vancouver Regional Meeting », prepared by Harlan Brown, April 3, 1964.

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tentent de saisir, dans la mesure du possible, lřatmosphère qui règne dans les diverses parties du Canada. Pour ce faire, il y a les documents préparés par les agents de recherche, documents qui sont alimentés notamment par le service Press Clipping, qui suit tout ce qui se publie à propos de la commission et analyse la réception du mandat et, plus globalement, des travaux de la commission.

3.3. Premier coup de sonde Des coups de sonde sont donc lancés sporadiquement et des rapports produits et transmis aux commissaires sur la représentation de la Commission à travers les journaux dřun océan à lřautre. La Commission se montre particulièrement sensible à ce qui se dit à son sujet sur le terrain. Dans une ère où la communication prime, où les journaux et la télévision jouent un rôle central dans lřéducation citoyenne, la Commission met en place des antennes à même de lřalimenter. Cette stratégie veut lui permettre de mieux sřadapter aux besoins du terrain, comme en témoignent les ajustements mis en place à la suite du premier coup de sonde.

Les membres du service de revue de presse se voient rapidement submergés par un flot intense dřinformations comme ils le mentionnent dans le premier rapport quřils publient sur lřétude de la représentation de la Commission dans la presse. La Commission fait couler bien de lřencre. Sřattachant aux balbutiements de la Commission, cette étude, qui analyse des articles parus entre la mi-juillet 1963 et le 7 novembre de la même année, nřest datée que du 27 janvier 1964. Des choix méthodologiques ont dû être faits pour rendre un rapport concis devant la masse dřarticles publiés : « Our files contain so many clippings dating from the middle of July to November 7th that a review of all of them would necessarily be combersome and probably of little value. Instead, four series of files have been studied : « The Commission », « Language and Culture », « Letters to the Editor », and « Definition of the Words ». The first two files mentioned are the most considerable in our collection412. » Les deux provinces où fut colligé le nombre dřarticles le plus élevé sont lřOntario et le Québec (voir Tableau 3).

412 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, « Press Coverage mid-July to November 7th », document 136 E, p. 3.

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TABLEAU 3413 : Nombre dřarticles et dřéditoriaux parus dans les premiers temps de la Commission sur tous les dossiers sauf la Commission en elle-même, mi-juillet au 7 novembre 1963 Provinces Nombre Nombre d’articles d’éditoriaux

Ontario anglophone 595 151

Ontario francophone 42 27

Québec anglophone 333 99

Québec francophone 169 26

Nouveau Brunswick 29 7 anglophone

Nouveau Brunswick 10 3 francophone

Nouvelle Écosse 22 17

Île du Prince- 6 3 Édouard

Terre-Neuve 1 3

Manitoba 96 21

Saskatchewan 59 17

Alberta 68 17

British Columbia 131 36

413 Les tableaux 3 et 4 ont été conçus à partir des données colligées dans le document 136 E, Ibid.

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TABLEAU 4 : Articles parus à propos de la Commission elle-même, mi-juillet au 7 novembre 1963

Provinces Nombre Nombre d’articles d’éditoriaux

Ontario anglophone 80 37

Ontario francophone 7 3

Québec anglophone 31 9

Québec francophone 51 29

Nouveau Brunswick 6 7 anglophone

Nouveau Brunswick 9 3 francophone

Nouvelle Écosse 8 5

Île du Prince- 5 2 Édouard

Terre-Neuve 0 1

Manitoba 10 1

Saskatchewan 6 3

Alberta 9 3

British Columbia 7 4

À la lecture de ce tour dřhorizon de la réception des travaux de la Commission, se profilent déjà les premières attaques, qui viennent surtout du Canada anglophone. En effet, tous les éditoriaux du Québec encouragent les travaux de la Commission, quoique les chroniqueurs et éditorialistes de la province francophone ne sont pas sans nuancer leur optimisme. Plusieurs articles sřinquiètent des coûts de la Commission, surtout devant lřintention mentionnée par les commissaires dřaller jusquřen Europe pour mener leur

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enquête. Des articles parus en Ontario critiquent également la composition de la Commission, jugée peu crédible, car: « it contains no economists, no veterans and no representatives from half the problems 414 ». En Ontario anglophone, le problème du Canada est davantage représenté comme un problème interne au Québec qui vient gangrener les autres provinces. En témoigne cet extrait du Peterborough Examiner daté du 6 novembre : « With the best will in the world, Canada cannot solve Quebec’s problems415. » Le concept de biculturalisme, quant à lui, ne fait pas lřunanimité, comme le souligne un article du Stratford Beacon-Herald : « If the Royal Commission is going to sit solemnly to hear evidence about how to reconcile a supposedly French Canadian culture, it is going to be dealing in nonsense and fantasy416. » Comme le montre le résumé fait par le personnel de la Commission : « A few papers echoed the idea that the Commission should deal with « culturalism », not ‘biculturalism’ 417 . » Dans lřOuest aussi, le déficit de crédibilité du biculturalisme apparaît patent : « a number of Western papers said the Commission should be studying Canadian unity, not « biculturalism » (the very word they claim, consercrate a form of division418. »

Plus globalement, les journaux du Canada anglophone, bien que plusieurs articles semblent favorables aux travaux de la commission, ne semblent pas sřidentifier entièrement à la Commission. Du côté des journaux du Québec francophone, tous les articles dřopinion recensés appuient la Commission, mais certains bémols sont émis quant aux réelles capacités de transformations dřune telle organisation. Aucune critique nřest émise quant à la composition de la commission. Du côté du Nouveau-Brunswick, le quotidien acadien lřÉvangéline du 1er août souhaite un réveil du côté anglophone : « Nous ne pouvons que bénéficier de cette Commission, qui va obliger nos voisins de langue anglaise à songer à ce problème…419 ».

414 Résumé du personnel de la commission, dans Ibid., p. 9. 415 Peterborough Examiner, Nov. 6, dans Ibid., p. 7. 416 Stratford Beacon-Herald, Sept. 6, dans Ibid., p. 7. 417 Résumé du personnel de la commission, dans Ibid., p. 9. 418 Ibid., p. 31. 419 L’Évangéline, 1er août 1963, dans Ibid., p. 14.

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Ce premier tour exploratoire de la réception des travaux de la Commission témoigne de la nécessité du travail de communication sur le terrain quřauront à entreprendre les commissaires afin de convaincre la société canadienne, surtout anglo- canadienne, de la pertinence de leur démarche, afin que tous puissent sřidentifier aux travaux de la Commission et à ses recommandations éventuelles. Il faut convaincre les Canadiens que lřargent dépensé ne le sera pas en vain. Cette incursion dans les journaux du pays révèle aussi lřimportance de montrer que le problème, bien quřil puise sa source dans le réveil assez brutal du Québec, nřen est pas pour le moins « québéco-centriste » et que cřest seulement le travail et la bonne volonté de tous qui peuvent résoudre la crise qui se dessine. Bien que la majorité des éditoriaux appuient les travaux de la Commission, le peu dřarticles publiés dans lřOuest est révélateur de la nécessité pour les commissaires de conscientiser les provinces les plus éloignées du centre névralgique du problème quřelles peuvent aussi participer et que leur voix est importante. Il apparaît également clair que le biculturalisme ne fait pas lřunanimité, ce qui pose un obstacle majeur sur la route des commissaires, puisque ce concept se trouve au cœur du mandat.

3.4. Lřimportance de lřimage de la Commission : mise en place dřun programme de relations publiques

Les commissaires sont conscients de cette nécessité dřinterpeller les Canadiens et de propager une image positive de la Commission. Ils réagissent donc en conséquence : dès la mi-novembre, un sous-comité chargé des relations publiques est constitué afin de mettre en place une stratégie pour rejoindre le public, susciter lřintérêt autour des travaux de la Commission et développer les réseaux à même de servir la Commission et son image. Ce comité exploite les forces en communication des membres de la Commission et réunit Jean- Louis Gagnon, Royce Frith et Neil Morrison, qui ont tous œuvré à Radio-Canada. Le rapport publié à la suite des rencontres de ce comité qui se tiennent les 15 et 20 novembre 1963 à Ottawa déploie un des pans de la stratégie des commissaires, qui se dessinait déjà dans les premières allocutions officielles, soit dřen appeler à lřaffect des citoyens pour aller chercher leur contribution. Les intellectuels engagés de la Commission tentent dřopérer un transfert pour que les citoyens deviennent engagés à leur tour :

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Tout plan se rattachant à un programme de relations publiques doit avoir pour base ou pour principe que les travaux de la Commission seront couronnés de succès dans la mesure où le public se sentira engagé Ŕ cřest à dire où il se sentira engagé lui-même par les travaux de la Commission. À ce point de vue, le problème nřen est pas un de « relations publiques » dans le sens propre de lřexpression. À moins que ceci ne soit compris et lřexamen de ce plan ne soit entrepris avec lřidée que nos buts et nos objectifs doivent être plus vastes, tous les problèmes soulevés par cette question de « relations publiques seront ramenés à la proportion dřune « image » à présenter au public et des « bons sentiments » que nous voulons faire naître. […] Il est important que le peuple sřintéresse et se sente engagé par nos travaux420.

Il faut établir des courroies de transmission, autant avec la population quřavec les dirigeants. Le programme de relations publiques déployé par ce comité sřattache également aux réseaux que doivent tisser les commissaires autour dřeux pour susciter lřintérêt au sujet de leur entreprise. Chacun des commissaires est convié à entrer en communication avec ses différents contacts qui oeuvrent dans les milieux importants au cours dřactivités sociales ou professionnelles : Compte tenu de ceci, il serait approprié dřélaborer un plan qui donnerait à chacun des commissaires la responsabilité de maintenir dans sa sphère dřinfluence et au niveau désiré, les contacts voulus avec les dirigeants. Ceci impliquerait des contacts réguliers et suivis sous forme dřépreuves, de courtes visites et dřautres rencontres dřun caractère social ou professionnel dont le but serait dřentretenir des relations personnelles avec les gens plutôt que de les informer de quoi que ce soit en particulier421. »

En dehors du public, dont il faut stimuler lřintérêt, et des dirigeants, qui doivent graviter dans le cercle des commissaires afin de leur assurer une influence certaine, les liens avec les médias doivent se faire de façon soutenue selon le plan dressé par le sous-comité chargé des relations publiques : « Tout cet effort, cependant, ne saurait suppléer à lřorganisation méthodique de nos relations avec les moyens habituels de communication : journaux, radio, télévision, etc. Car il devient évident que la tâche immédiate de la Commission est dřéveiller les Canadiens à la réalité du problème sur lequel nous avons mandat de faire enquête422. » Le sous-comité suggère également la mise en place dřun bureau de presse qui pourra garder le fort médiatique et veiller à transmettre aux

420 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, « Rapport préliminaire du sous-comité des relations avec le public », document 71 F, p. 1. 421 Ibid. 422 Ibid., p. 2.

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journalistes des informations pertinentes au sujet de la Commission afin dřéviter que lřignorance ou la désinformation ne ternisse lřimage de lřentreprise.

Lřexemple du sous-comité sur les relations avec le public montre que la Commission essaie dřévoluer avec les citoyens, surtout à ses débuts, avant quřelle ne devienne une entreprise lourde, coûteuse, où sřopèrent des guerres de factions entre différents groupes qui cherchent une reconnaissance et qui aspirent à profiter de cette tribune pour atteindre les responsables politiques. Ce qui se dégage de la Commission qui compile frénétiquement les opinions produites à son sujet et qui tente dřétablir une stratégie médiatique pour projeter une image qui la rende légitime aux yeux du public, cřest lřimportance nouvelle de lřimage en politique à partir des années 1960, marquées par le célèbre débat Nixon-Kennedy423. Désormais, lřimage compte, et les commissaires savent que le succès de leur enquête dépend en partie de la représentation que les citoyens vont sřen faire. Or, malgré cette volonté de contrôler lřimage de la Commission, qui passe par une meilleure communication avec le public, les failles relevées dans le premier coup de sonde à propos du manque dřadhésion au biculturalisme et des peurs du public et des dirigeants de bâtir une entreprise coûteuse et inutile vont fréquemment revenir hanter les commissaires. Lřautonomie de la Commission nřest pas complète : son succès reste certainement dépendant de lřimage médiatique quřelle projette. Les commissaires se disent dřailleurs victimes à certains endroits du sensationnalisme qui régit le travail des journalistes, qui se lancent dans une quête de la primeur qui fait vendre plutôt que de rapporter objectivement le mandat et lřétat des travaux de la Commission. Comme le mentionne Clément Cormier : « aux yeux des commissaires, le principal obstacle à

423 Ce phénomène de construction médiatique de lřimage de la Commission peut sřinscrire dans lřanalyse faite par le politologue Murray Edelman de la politique comme spectacle. Le politologue constate la transformation du discours politique depuis l'avènement des médias de masse: « The pervasiveness of literacy, television, and radio in the industrialized world makes frequent reports of political news available to most of the population, a marked change from the situation that prevailed until approximately the Second World War. » (p.1) Le spectacle politique selon Edelman représente «l'interprétation de l'interprétation ». Autrement dit, les médias valident ce qui est bon ou mauvais en participant au spectacle politique (p. 121). Ainsi, pour informer le citoyen, le politique passe désormais à travers le filtre médiatique. Il est le nouveau terrain où se négocient les informations et la vérité. Cette lutte entre le politique et les médias représente un spectacle qui s'apparente davantage à une lutte continue (p. 130). Les commissaires sont donc conscients de deux réalités: celle provenant de leur contact avec le public, et celle que les médias construisent de jour en jour. Ils doivent donc tenter de mettre les médias de leur côté afin de projeter une image positive de leur dispositif. Voir Murray Edelman, Constructing the Political Spectacle, Chicago, The University of Chicago Press, 1988, 137 p.

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lřobjectivité dans les reportages et dans les manchettes, cřest la chasse aux déclarations sensationnelles ; on leur accorde une importance telle quřelles donnent au lecteur lřimpression erronée de refléter lřatmosphère générale de lřassemblée 424 . » Il reprend lřexemple de lřassemblée inaugurale qui sřest tenue en novembre 1963 à Ottawa. À la suite de cette assemblée, un des commissaires sřétait fait dire par un ami que la séance avait été « orageuse ». Cřest du moins ce que lřami avait lu dans les journaux. Or, les commissaires avaient une tout autre impression de cette séance qui, à leur avis, avait été sérieuse et constructive.

3.5. Les mémoires et les audiences publiques Une autre ramification essentielle de lřarbre de la Commission, ce sont les mémoires, qui permettent aux individus, aux associations, et aux institutions de participer activement à lřexercice démocratique quřest la commission dřenquête en colligeant leur conception du mandat et des recommandations quřils aimeraient voir formulées. Dans lřorganigramme de la commission, une section est consacrée au contrôle des mémoires (voir annexe 7). Dès les premiers mois de travaux de la commission, 2636 invitations sont lancées à des associations et à des institutions. Le 6 novembre 1963, le secrétariat a déjà reçu 162 réponses positives 425 . Au total, ce sont 400 mémoires qui furent déposés officiellement, ce qui constitue une somme considérable426.

Dans lřinvitation lancée par la Commission, les directives sont établies : la commission veut récolter le plus dřopinions possible, mais des opinions éclairées et appuyées sur des données empiriques et des faits 427 . Les recommandations et les conclusions formulées par les individus ou les associations doivent être appuyées par des

424 Centre dřarchives du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B., « À la recherche dřun plan : rapport intérimaire sur la première phase de lřenquête : les séances régionales », par Clément Cormier, 10 juillet 1964, p. 5. 425 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Procès-verbal de la 4e réunion, 6 novembre 1963, p. 1. 426 Pour consulter la liste complète des mémoires déposés à la Commission, voir Canada, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalimse, volume premier, « Appendice III », p. 183-190. 427 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115, « Documents de travail à lřintention de ceux qui préparent un mémoire pour la Commission », document 70 F, 23 novembre 1963.

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propositions concrètes et une estimation des coûts de mise en application428. Le contenu des mémoires doit demeurer confidentiel jusquřà leur diffusion au moment des audiences publiques, prévues pour discuter de ces derniers. Les audiences publiques ont suivi les rencontres régionales et se sont déroulées du 1er mars 1965 au 16 décembre de la même année. Pour certaines audiences, la Commission se scinda en deux groupes puisque les rencontres avaient lieu simultanément dans deux villes différentes afin dřaccélérer le processus429.

IV. « TÂTER LE POULS DE LA CONFÉDÉRATION » : LES COMMISSAIRES AU CŒUR DE LA CRISE CANADIENNE

La Commission Laurendeau-Dunton met en scène dix commissaires, dont le défi ultime fut de parvenir à sřentendre pour formuler les recommandations qui se trouvent dans les différents volumes du rapport final. Or, avant dřen venir à ces recommandations, leur rôle en est principalement un dřécoute auprès des Canadiens afin de récolter leur conception du mandat et leurs idées à propos du bilinguisme, du biculturalisme et de lřintégration des autres groupes ethniques. Les citoyens se trouvent au cœur de la démarche

428 Ibid. 429 Voici la liste des audiences publiques : Ottawa, les 1er, 2 et 3 mars Montréal, les 15, 16 et 17 mars Toronto les 29, 30 et 31 mars Vanconver, les 11 et 12 mai Winnipeg, les 17, 18 et 19 mai Québec, les 9 et 10 juin Halifax, le 14 juin Moncton, le 16 juin Montréal, les 29, 30 novembre et 1er décembre Toronto, le 30 novembre, 1er, 2 et 3 décembre Regina, le 6 décembre Edmonton, les 6 et 7 décembre Winnipeg, les 9 et 10 décembre Ottawa, les 13, 14, 15 et 16 décembre Rapport de la Commisison royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, « Appendice II », p. 181.

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des commissaires. En fait, ils veulent intensifier cette volonté de dialogue déjà pressentie chez les élites et les responsables politiques afin quřelle en vienne à toucher tous les Canadiens, même ceux qui habitent en marge de la crise, davantage concentrée au Québec. Dans un des premiers documents de réflexion soumis à la Commission, Royce Frith soutient que le travail des commissaires en est un de communication. Ils doivent réussir à sensibiliser tous les citoyens à la crise qui les guette : It is taken as an asssumption that intensification of public interest in the work of the Commission is a requirement of its success. […] A climate of emotional heat already exists in some parts of the country notably in Quebec, and perhaps to a lesser degree, in those parts of the country which are more continuously exposed to the Quebec excitement. With reference to the other parts of the country, the general problem then is to find some way in which they presently think it does430.

Le rôle des commissaires recèle également une dimension pédagogique essentielle ; ils vont emporter avec eux le mandat aux quatre coins du pays en tentant de lřexpliquer aux citoyens et aux responsables politiques afin que les termes les plus sensibles soient compris, notamment les termes les plus controversés de « biculturalisme » et « dřequal partnership ». Le territoire à parcourir est vaste. Les citoyens sont peu sensibilisés pour la plupart. La mission qui attend les commissaires est complexe. Dans lřhommage rendu à André Laurendeau par Jean-Louis Gagnon au moment de sa mort en 1968, un extrait résume bien lřessence du rôle de commissaire aux yeux dřAndré Laurendeau, lřâme de la Commission. Le rôle de commissaire dépassait, selon sa conception, le rôle dřenquêteur. Certes, il y avait un travail de terrain à entreprendre pour informer les éléments disparates du pays des dangers qui guettaient la Confédération, mais il y avait aussi un travail dřhumaniste qui se profilait derrière cette tâche, soit celui de contribuer à dessiner le Canada du futur, un Canada plus uni, plus cohérent : Dès le premier instant et parce quřil y croyait, il se donna entièrement à cette tâche : informer le peuple canadien des moyens à prendre pour assurer lřunité et la survivance du Canada. Témoin irréductible du fait français au Canada, mais conscient des responsabilités assumées à lřégard dřun pays dont les États-Unis dřAmérique sont le seul voisin, André Laurendeau fut la cheville ouvrière de cette Commission où chacun lui doit quelque chose. Dans son esprit, le Rapport final devait être la pierre angulaire dřune Confédération nouvelle, construite sur lřégalité des peuples fondateurs431.

430 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115, Royce Frith, « Memorandum submitted to the Royal Commission », document 12 E, 11 septembre 1963, p. 1. 431 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, volume 5, « Hommage à M. Laurendeau écrit par J.-L. Gagnon pour être inclus dans le Livre II », p. 1.

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Cřest donc un projet de pays que veulent dessiner les commissaires, mais tous ne sřentendirent pas sur la nature du projet, certains croyant aux vertus de recommandations pratiques, dřautres aux vertus de recommandations fondamentales touchant au cœur du pays, sa constitution. Nous reviendrons amplement sur le sujet des propositions de remèdes au troisième chapitre. Pour le moment, lřobjectif poursuivi est de dégager le rôle pluriel des commissaires.

Récolter des avis pour peindre les contours dřun pays uni, voilà comment les commissaires entendaient leur rôle. Comme le souligne Jean-Louis Gagnon dans un document de travail daté du 12 septembre 1963 : « une fois en possession des faits, les membres de la commission devront présenter au gouvernement un rapport qui, en plus dřêtre le miroir fidèle de la réalité canadienne, contiendra leurs recommandations432. » Le travail des commissaires sřeffectua sur plusieurs fronts : tournée des provinces afin de rencontrer les premiers ministres, multiples rencontres sur le terrain, voyages en Europe pour voir ce qui sřy fait en matière de bilinguisme et de biculturalisme, rencontres multiples avec des représentants dřassociations et des citoyens, participation aux rencontres régionales et aux audiences publiques, participation à de nombreux colloques et congrès partout à travers le pays pour discuter des termes du mandat, multiples devoirs et travaux sur leur conception du Canada, lecture assidue des coupures de journaux et des travaux de recherche, organisation de sous-groupes de réflexion, formulation des recommandations et orchestration de lřécriture des rapports. Il faut souligner que tous ne consacrèrent pas le même nombre dřheures aux travaux de la Commission, comme le révèlent les montants versés à chacun des commissaires pour les heures travaillées. Dřailleurs, la première publication officielle de ces chiffres va créer tout un émoi en Chambre et au sein de la Commission puisque le plus payé des commissaires nřest pas celui auquel on sřattendait. En effet, il aurait sans doute été naturel que les coprésidents soient les mieux payés. Or, cřest Jean-Louis Gagnon qui reçoit le salaire le plus substantiel. Frank Scott revient sur cet épisode, qui soulève un certain malaise, dans son journal :

432 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115, « Jean-Louis Gagnon », document 13 F, 12 septembre 1963, p. 1.

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There was an embarassed silence when it was realized that Laurendeau had received over four thousand dollars more than had Dunton, and that Gagnon had by a long way been given more than anyone else, his total of $19, 500 being about $10,000 more than any other Commissioner apart from the Co-Chairmen. The difference between Laurendeau and Dunton was easily explained because of the former being named Executive co-Chairman, and not receiving the salary from his previous position on Le Devoir comparable to the continued salary Dunton is receiving from his University. But the Gagnon situation cried out for some explanation that was not forthcoming433.

Tous ne fournissent pas le même travail et certains commissaires continuent dřêtre engagés dans dřautres projets. Or, cet écart énorme entre certains salaires rend la Commission vulnérable aux critiques : comment justifier le salaire de Jean-Louis Gagnon, qui nřest même pas président ? Tous sřentendent à la suite de cet incident pour que cela ne se reproduise plus.

4. 1. Interpréter et donner vie au mandat Un des premiers rôles des commissaires fut dřinterpréter le mandat de la Commission. Ils ont aussi essayé dřentreprendre un travail de définition claire des termes du mandat, surtout ceux dřégalité, de bilinguisme et de biculturalisme, avant de partir sur le terrain pour les expliciter 434 . Au moment de lřamorçage de la Commission, les commissaires sont donc amenés à réfléchir à ces questions de définition des concepts clés et dřinterprétation du mandat. Les commissaires soumettent alors leurs recommandations et leur première lecture des faits à ce sujet. Paul Wyczynski propose aux membres de la Commission un document intitulé « Remarques » avec des sections consacrées respectivement au bilinguisme, au biculturalisme, à la culture et à lřÉtat canadien ou nation canadienne. Dřemblée, il souligne lřimportance de la définition des termes : « Une enquête particulière sur le bilinguisme et le biculturalisme doit commencer par une précision des termes ainsi que par la limitation des champs dřexploration 435 . » Jaroslav Rudnyckyj souligne exactement la même nécessité dans son document de travail intitulé Bilingualism and Biculturalism : A Preliminary Review of Concepts and Definitions : « As such, the

433 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 2, Diary, p. 196. 434 Ce travail de définition ne fut jamais clairement achevé, surtout pour le terme « biculturalisme » au sujet duquel des affrontements vont opposer notamment le commissaire ukrainien aux autres commissaires. 435 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115, Paul Wyczynski, « Remarques », document 19 F, p. 1.

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terms of reference do not offer any clarification of what it is understood under « bilingualism » and « biculturalism » respectively. There is no ultimate definition of these terms in dictionnaries and encyclopedias either. […] In this connection it seems to be appropriate to start the work of the Commission with a preliminary interpretation and definition of both terms436. » La démarche scientifique universitaire semble imprégner la façon de procéder des commissaires qui se lancent dřabord dans un travail de définition conceptuelle et de circonscription de lřobjet dřétude, ici représenté par le Canada, lourd et vaste « objet » à circonscrire, en sřappuyant sur divers auteurs. Si le concept de bilinguisme peut sřappuyer sur des études déjà solides et des définitions bien établies437, tel nřest pas le cas du concept de biculturalisme, un néologisme.

Dès le départ, les commissaires sřentendent pour souligner que le bilinguisme recherché nřest pas un bilinguisme individuel, mais plutôt un bilinguisme officiel, permettant aux francophones de recevoir des services dans leur langue et vice-versa. Ils ne recherchent guère à imposer le bilinguisme à tous les Canadiens, comme le souligne Davidson Dunton dans son document de travail : « It [la Commission] does not envisage considering ways by which all individual Canadians would come to speak the two languages ; no more how all English-speaking Canadians could be induced to talk French than how all French-speaking would be led also to talk English438. »

Jaroslav Rudnyckyj propose quant à lui une version plus personnelle du bilinguisme, qui ne sřadresse pas quřaux deux communautés culturelles principales. Il sřappuie sur les recherches du linguiste américain Einar Haugen pour étayer sa définition. Haugen souligne que la personne bilingue est celle qui connaît deux langues, et sřoppose à

436 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115 « Bilingualism and Biculturalism in Canada. A Preliminary Review of Concepts and Definitions, J.B. Rudnyckyj », document 15F, p. 1. 437 Wyczynski le souligne dans ses premières remarques : « La signification de ce terme est donc connu[e], universellement acceptée et sémantiquement bien circonscrite. », Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115, Paul Wyczynski, « Remarques », document 19 F, p. 1. 438 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115, A.D. Dunton, « Suggestions for a Řdocument de baseř », document 14 E, 13 septembre 1963, p. 1-2.

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la personne unilingue, qui elle, nřen connaît quřune seule. Haugen englobe sous le terme bilinguisme les personnes qui connaissent plus de deux langues ; plutôt que de parler de polyglotte ou de plurilingue, il parle de bilinguismes multiples. Rudnyckyj sřinspire de Haugen pour formuler une distinction entre le bilinguisme officiel, qui concerne lřusage du français et de lřanglais, et le bilinguisme non-officiel :

In extending Haugen’s terminology we can say preliminarily that in its primary meaning bilingualism is the knowledge and use of two languages by an individual or a community, and – in its extensive meaning – as multiple bilingualism it refers to what is commonly know as multilingualism or polyglossy. In this connection, the following specification of bilingualism in Canada is suggested for the Royal Commission : 1. Official bilingualism – the knowledge and use of English and French in certain spheres of individual and community life in Canada. 2. Unofficial bilingualism – the knowledge and use of either English or French, or both, in addition to mother tongue of other ethnic groups in Canada439.

Rudnyckyj milite pour une définition du bilinguisme qui intègre la multiplicité des visages du Canada, pour la reconnaissance des bilinguismes multiples. Son interprétation des termes du mandat et ses définitions sont largement imprégnées par la section où il est question de lřapport des autres groupes ethniques. Le biculturalisme, à ses yeux, est au même titre que le bilinguisme, quelque chose qui ne peut être défini par la dualité quřimplique le terme « bi » : « Analogically to the interpretation of « bilingualism » this definition of « biculturalism » might be extended to more cultures than two and – with the reference to the Canadian reality might be interpreted as a « symbiosis of two or more cultures in the same milieu in a creative contact440. » Déjà, les définitions proposées par le commissaire ukrainien vont en faveur dřune interprétation du mandat intégrant la multiplicité avant la dualité : « The specification of the three constituent segments of the contemporary Canadian society, - the founding people and the third element – indicates clearly that the Canadian authorities issuing the Order in Council had multiple bilingualism and multiple biculturalism in view ensuring the members of the Royal Commission with their task 441 . » De son côté, Paul Wyczynski suggère que le terme biculturalisme soit délaissé au profit de biculturisme, « néologisme aussi, mais déjà connu

439 J.B. Rudnyckyj, Document 15F, p. 2. 440 Ibid., p. 3. 441 Ibid., p. 3.

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en France et forgé selon la logique même de la langue française : cultur-e Ŕ bi-cultur- isme442. » Jean-Louis Gagnon convient également de lřaura nébuleuse qui entoure le terme « biculturalisme », mais il soutient que pour décrire une situation inusitée, un mot nouveau semble adéquat. Si le Canada parvient à intégrer dans ses politiques le biculturalisme, cřest- à-dire, la collaboration équitable des deux communautés principales du pays, de nouveaux horizons sřouvriront pour lřorganisation des peuples fédérés :

Si tout le monde comprend aisément ce que signifie le bilinguisme, le mot « biculturalisme » est dřune définition (donc dřune compréhension) dřautant plus difficile quřil nřapparaît pas dans le dictionnaire. Mais il existe des néologismes de bon aloi et chacun conviendra que des situations nouvelles entraînent naturellement la création de mots nouveaux. Beaucoup voient dans le biculturalisme lřexistence parallèle de deux cultures également créatrices qui, sans se confondre ni se fondre, sont cependant susceptibles dřagir lřune sur lřautre. Il en découle une situation de fait en même temps quřun climat qui, au pire, peuvent déboucher sur la domination de lřune par lřautre, mais qui, dans des conditions propices, peuvent au contraire donner une dimension nouvelle aux entreprises communes des peuples fédérés443.

En mars 1964, André Laurendeau revient dans son journal sur le vocable mal aimé de « biculturalisme ». La somme des interprétations à laquelle il renvoie est en train dřen faire une mauvaise plaisanterie aux dires du coprésident : « Le biculturalisme comme la plupart de mes contemporains lřentendent, pour le bénir ou le honnir, est une vaste blague (réédition moderne de la vaste bonne entente). Il faut sans cesse le répéter pour nřêtre pas dupe des mots444. » Lřintellectuel québécois ajoute que pour lui, le biculturalisme implique un nouveau pacte afin que le dominant et le dominé puissent enfin se regarder dřégal à égal : « Je reste un nationaliste canadien-français qui ne croit pas au séparatisme et qui se demande comment deux nations peuvent vivre au sein de quelle fédération Ŕ deux nations dont lřune est dominatrice, et lřautre dominée, mais ne veut plus lřêtre445. » La question de la définition et de la redéfinition des mots clés du mandat en fut une dřactualité des débuts des travaux jusquřà la rédaction de la version définitive des rapports de la Commission. Des efforts vont être faits par certains commissaires pour clarifier le sens des mots, comme en

442 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115, Paul Wyczynski, « Remarques », document 19 F, p. 1. 443 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115, Jean-Louis Gagnon, document 13 F, p. 3-4. 444 André Laurendeau, Journal, p. 96. 445 Ibid., p. 96.

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témoignent les documents préparés par Jaroslav Rudnyckyj ou Paul Wyczynski. Et si le terme bilinguisme est défini de manière claire et élaborée dans le premier volume du Rapport final consacré aux questions linguistiques 446 , le concept de biculturalisme va demeurer lřobjet dřinterprétations multiples, comme le révèle le compte rendu de la 47e rencontre de la Commission, qui se tient en septembre 1966 : « M. Laurendeau suggère quřun texte correspondant à ce paragraphe soit présenté au cours de la prochaine réunion, afin dřorienter la discussion sur cette question difficile. Si nous avons une idée relativement claire de la nature et des implications de lřégalité entre les partenaires, et du bilinguisme, nous avons besoin dřun texte pour clarifier la question du biculturalisme, au moins à titre opératoire sinon thématique447. » Si tous les commissaires se sont entendus, dès le départ, sur la nécessité de définir les termes opératoires, il reste que ce travail sřest avéré ardu et il est aisé de comprendre pourquoi à la lumière des premières réflexions de Jaroslav Rudnyckyj, qui ne semble pas croire au biculturalisme et prône plutôt un multi- biculturalisme. Déjà, une confrontation des conceptions du Canada et des moyens de lřamender présentes chez les commissaires sřopère dans la définition des termes opératoires. Toutefois, ils doivent travailler à une conception commune officielle autour de laquelle tous pourront sřentendre pour discuter publiquement du mandat.

Cette conception sřarticule dans le document A, élaboré dans les premiers mois suivant la naissance de la Commission, qui se veut une interprétation du mandat et des manières de lui donner vie. Ce document de travail porte lřempreinte dřAndré Laurendeau448 et souligne que lřidée-force du mandat sřarticule autour de lřégalité entre les peuples fondateurs :

1) Lřidée-force du mandat, et par conséquent de la Commission, cřest celle de « lřégalité entre les deux peuples » qui ont fondé la Confédération canadienne (an equal partnership between the two founding races).

446 Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, p. 5- 16. 447 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 47e réunion 1er et 2 septembre 1966, p. 4. 448 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, « Document A ». Il est souligné quřil sřagit du premier document écrit par André Laurendeau pour la Commission.

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Il sřagit dřun principe dynamique : lřégalité est une chose à réaliser constamment. 2) Deux postulats se dégagent en effet de lřidée même de cette Commission ainsi que du mandat quřelle reçoit : Lřun : que cette égalité nřexiste pas ; Lřautre : quřelle est possible, au moins jusquřà un certain point. On nous invite donc à prendre une nature normative et interventionniste449.

Ce document affirme que le principe de lřégalité « ne reçoit aucune frontière géographique » ; il se retrouve dans toutes les couches de la société et il nřest pas confiné à la politique fédérale. Il propose une interprétation large du mandat de la Commission, qui peut entrer sur le terrain constitutionnel afin de permettre à lřégalité entre les peuples fondateurs, idée-force du mandat, de sřépanouir sans ambages : « Nous ne sommes même pas limités par les termes actuels de la constitution canadienne : jřen déduis quřil est légitime de proposer de lřamender450. » Il suggère également une ébauche de la démarche de travail à suivre pour concrétiser le mandat, une démarche impliquant une « triple enquête », qui suggère dřabord une étude des faits afin de prendre « la mesure des inégalités actuelles », pour ensuite faire une « enquête sur les causes de ces inégalités » et « une étude des remèdes ». Le Canada que se représente la Commission dans ce document de travail est un Canada malade, qui souffre de ne pas intégrer dans sa juste mesure un de ses éléments phares, soit le groupe culturel francophone. Il faut dřabord étudier la maladie sous tous ses aspects pour ensuite être à même de développer une méthode prophylactique permettant aux maux de se résorber ; il faut saisir le kairos, proposer les bons remèdes au bon moment.

Les commissaires agissent ici comme des enquêteurs-thérapeutes. Et leur tâche, outre dřélaborer des documents de travail et de sřentendre sur les termes du mandat, est dřentrer dans le cœur du mal canadien et dřaller questionner les Canadiens tous azimuts sur leur vouloir-vivre ensemble. Le document A, qui met de lřavant lřimportance de la notion dřégalité entre les peuples fondateurs, constitue un des documents piliers des travaux de la Commission. Il représente également un document non apposé du sceau de la confidentialité ; les commissaires sont donc libres dřen discuter dans lřespace public. En effet, lřimage de la Commission est importante et elle doit dégager une impression de

449 Ibid. 450 Ibid.

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cohésion, dřunité. Nul ne peut parler comme il le veut dans les médias. Une résolution est prise en ce sens lors de la septième rencontre des commissaires tenue à Ottawa les 21 et 22 novembre 1963 :

En ce qui concerne la participation des commissaires à des activités de caractère public, les décisions suivantes sont prises : les commissaires pourront participer à des réunions publiques sans autorisation spéciale, à titre dřobservateur ou de modérateur. Avec autorisation des présidents, ils pourront accepter des invitations à prononcer des conférences, des causeries, etc. Dans ces cas, ils sřen tiendront pour lřessentiel, à ce qui est déjà contenu dans les documents A, B et C. Enfin, dans le cours ordinaire de leur activité professionnelle, les commissaires pourront exprimer des opinions de caractère technique même sur des sujets qui peuvent avoir un rapport avec lřobjet de lřenquête de la commission, tout en observant la prudence qui convient451.

4.2 Enquête sur le terrain Dans lřétude préliminaire soumise à la Commission sur les définitions des termes présents dans le mandat, Paul Wyczynski pose la question à savoir sřil y a un État canadien ou plutôt une nation canadienne. Afin de définir la nation, il cite Ernest Renan qui insiste sur la notion de consentement à vivre ensemble qui constitue le ciment des nations :

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui à vrai dire, nřen font quřune, constituent cette âme, ce principe spirituel. Lřune est dans le passé, lřautre dans le présent. Lřune est la possession en commun dřun riche legs de souvenirs ; lřautre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir lřhéritage quřon a reçu… Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment de sacrifices quřon a faits et de ceux quřon est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible ; le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune452.

Dans ce Canada des années 1960, ce consentement, cette volonté de vivre ensemble, cette solidarité commune existent-ils ? Cřest à la recherche dřune réponse à cette question que les commissaires partent explorer les multiples espaces de la complexité canadienne. À cette époque où le Canada se cherche une étiquette sur la scène nationale et internationale et où est questionné le potentiel de survie du pays, comment les Canadiens se perçoivent- ils, comment abordent-ils lřAutre ? Ont-ils lřimpression dřappartenir à un tout cohérent ? Lřégalité entre les peuples fondateurs constitue-t-elle le chaînon manquant pour donner un

451 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Procès-verbal de la 7e réunion les 21 et 22 novembre 1963, p. 5. 452 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG 33-80, volume 115, Paul Wyczynski, « Remarques », document 19 F, p. 5-6.

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sens à la nation canadienne ? Pour aborder ces questions fondamentales et inhérentes à la quête dřidentité dřun pays, un travail de terrain intense est amorcé par les commissaires pour instaurer un dialogue entre les différents éléments composant le Canada et pour écouter ce que les Canadiens ont à dire à propos de leur pays.

4.2.1. Rencontre avec les premiers ministres des provinces Les premiers ministres de chacune des provinces sont mis à contribution. Le premier ministre canadien envoya lui-même une lettre à chacun dřentre eux le 15 mai 1963 pour les informer de la tenue de la Commission et leur mentionner que leur participation sřavérait essentielle au bon déroulement de lřenquête. Tous les premiers ministres ont répondu à cette missive, à lřexception du premier ministre de la Colombie-Britannique, William A.C. Bennett, rattaché au Crédit social. Ce silence est sans doute éloquent, Bennett étant reconnu pour ses conflits avec lřÉtat fédéral, notamment en matière de questions constitutionnelles453. La première réception du projet est généralement positive : « All nine gave their approval to the establishment of a Commission. Cooperation was explicitly offered by six, whereas Quebec, Alberta, and Prince Edward Island made no mention to it454. » Or, lřenthousiasme montré par certains en missives ne se traduit pas toujours par la même attitude sur le terrain. En effet, le premier ministre de lřOntario, John P. Robarts, qui souligne dans sa lettre envoyée à la Commission le 24 mai 1963 son engagement et qui mentionne quřavec patience et bonne volonté « we can in the next four years do much to strengthen and ensure the concept of the Canadian Confederation so that Canada’s Centennial will be an occasion of rejoicing and of fulfilment 455 », sřavère moins sympathique à la cause lors de sa rencontre avec la Commission en février 1964. Certes, il accepte de collaborer et de partager toute documentation officielle pertinente. Or, aux dires dřAndré Laurendeau, il sřavère moins chaleureux que sur papier : « lřentrevue est demeurée assez cordiale. Mais ayant lu quelques-unes des déclarations publiques de M. Robarts, nous

453 André Laurendeau, Journal, p. 56. 454 Centre dřarchives du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B/4, « Analysis of the Provincial Premiersř letters answering the Prime Ministerřs letter concerning the Royal Commission », p. 1. 455 Ibid.

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croyions rencontrer plus de compréhension et de sympathie. Mais le ton nřy était pas456. » Aux yeux du premier ministre ontarien, la Commission soulève déjà moins dřintérêt en 1964 quřà lřété 1963. Aussi, il se dit très satisfait de ce quřil a déjà accompli en matière dřéducation pour satisfaire les francophones 457 . La perte dřintérêt rapide du premier ministre ontarien rappelle que le temps fuit, parfois trop vite, et que certains responsables politiques préfèrent demeurer dans le présent pour trouver des solutions que dřattendre après un dispositif réflexif plus lent afin de travailler à lřunisson pour lřensemble du pays plutôt que pour la province.

La rencontre avec les premiers ministres et les notables locaux qui les entourent semble révéler un des symptômes du mal canadien, soit que nul ne semble partager une vue dřensemble du problème canadien et tous se limitent aux frontières de leur province pour explorer des solutions. Le provincialisme règne, autant à lřOuest quřà lřEst. Cřest ce qui se dégage du voyage autour du Canada des commissaires et de la lecture quřen fait André Laurendeau. Au moment où il visite les Prairies, Laurendeau écrit : « Partout, le provincialisme est très fort. On a beau se dire Canadien, on raisonne dřabord et avant tout en Albertain ou en Manitobain. La seule façon de rejoindre ces interlocuteurs dans une mesure « X », cřest de leur rappeler quřils sont tout de même Canadiens, que le Québec fait partie du Canada, et que, par exemple, si le séparatisme cassait le Canada en deux, ils en ressentiraient les conséquences458. » Paul Lacoste tire un constat similaire dans le compte rendu de la rencontre des 29 et 30 janvier 1964 : « [il] relève lřimportance du facteur distance comme dimension des problèmes politiques du Canada. […] Le problème du bilinguisme et du biculturalisme nřest pas considéré comme sřimposant à lřéchelle du Canada. LřOuest ne semble guère estimer que la langue et la culture françaises posent un problème dans cette région du pays. Dřune façon générale, on nřa pas encore compris le mandat de la Commission et on nřen a pas admis ses termes459. » Gertrude Laing souligne, quant à elle, que certains éléments plus ouverts étaient absents de certaines rencontres

456 André Laurendeau, Journal, p. 59. 457 Ibid., p. 59-60. 458 Ibid. 459 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Procès-verbal de la 11e réunion de la Commission, 29 et 30 janvier 1964, p. 3.

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organisées dans lřOuest et que, pour avoir un point de vue représentatif de la réalité canadienne, il « importe dřintéresser plus dřéléments au travail de la Commission460. »

La tournée des commissaires auprès des premiers ministres, des personnalités qui les entourent Ŕ souvent des universitaires ou des gens dřaffaires influents localement Ŕ, et des premières associations qui souhaitent les rencontrer, se veut une tournée de sensibilisation et surtout dřécoute de ce que chacun a à dire sur la situation canadienne. Au Manitoba, les commissaires se rendent notamment rencontrer le Comité Morton461, qui se veut une version provinciale de la Commission Laurendeau-Dunton, mis sur pied par le premier ministre Dufferin Roblin afin que les points de vue du Manitoba puissent être mieux représentés. Le professeur Rudnyckyj organise à la dernière minute une rencontre de la Commission avec des journalistes oeuvrant dans des journaux appartenant à dřautres groupes ethniques. La Commission envoie des effectifs au Winnipeg Free Press et au Winnipeg Tribune. Elle se rend également dans les établissements scolaires, notamment au Collège Saint-Boniface et à lřUniversité du Manitoba, où des étudiants ont formé leur version de la Commission Laurendeau-Dunton et tenu quelques séances462. À Edmonton, une rencontre avec des gens dřaffaires est tenue, ainsi quřune rencontre avec un groupe canadien-français. Encore une fois, les institutions académiques se trouvent sur la route des commissaires qui se rendent à lřUniversité de lřAlberta discuter avec quelques professeurs. En Saskatchewan, André Laurendeau dit découvrir un climat différent : le premier ministre Woodrow S. Lloyd se montre à lřécoute et lui et ses ministres semblent avoir lřesprit plus ouvert et une conscience plus aiguisée dřappartenir au Canada463. À lřinstar du Manitoba, la Saskatchewan a mis sur pied un comité qui se veut une version provinciale de Laurendeau- Dunton, que les commissaires rencontrent. Ainsi, la Commission essaime sur le territoire canadien, comme en témoigne cette première tournée des commissaires : des comités

460 Ibid., p. 3. 461 Du nom du professeur William Morton, historien à lřUniversité du Manitoba. Sur William Morton, son engagement, sa prise de conscience du régionalisme au Canada et son désir de contribuer à la construction de lřunité nationale, voir Carl Berger, « William Morton : The Delicate Balance of Region and Nation », dans Carl Berger et Ramsay Cook, dir., The West and the Nation : Essays in Honour of W.L. Morton, Toronto, McClelland and Steward Limited, 1976, p. 9-32. 462 André Laurendeau, op. cit., p. 50. 463 Ibid., p. 54.

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provinciaux, des comités étudiants qui aspirent à discuter les termes du mandat, des clubs sont créés pour susciter le débat autour des enjeux soulevés par la Commission.

Si le voyage dans lřOuest semble avoir suscité plusieurs rencontres pénibles, où les responsables politiques et les citoyens se sentaient peu concernés par lřavenir du pays et le sort du Québec, les commissaires en ressortent tout de même avec une prise de conscience encore plus forte de la difficulté de faire comprendre un mandat qui se donne pour mission lřépanouissement du biculturalisme, dans un coin du pays où le multiculturalisme est revendiqué464. Comme le souligne Neil Morrison à la réunion de la Commission suivant ces pérégrinations dans lřOuest, le voyage a été positif à plusieurs égards : « Il a été instructif notamment en ce qui concerne la façon de poursuivre lřenquête de la Commission. Ainsi, il permet de reformuler le problème du biculturalisme et du multiculturalisme465. »

Dès ce premier contact sur le terrain, la compréhension du Canada par les commissaires semble à la fois se complexifier et se nimber dřune aura négative pour certains, devant lřignorance qui se manifeste en maints endroits. André Laurendeau revient bouleversé de sa tournée des provinces : « Dans un certain état de fatigue et de nervosité, les difficultés auxquelles on assiste ou dont lřon se souvient, sur les thèmes les plus centraux, deviennent comme autant de pointes dřaiguilles466. » Pour eux, le provincialisme semble triompher partout. La tournée dans lřEst ressemble à celle de lřOuest ; certes, les doléances présentées à la Commission ne sont pas les mêmes, le multiculturalisme se fait moins présent dans les revendications, mais toujours demeure le manque dřouverture à une lecture pancanadienne du problème et de la solution.

464 Ibid., p. 68. André Laurendeau souligne que lřobjection quřils rencontrent le plus souvent dans lřOuest est le multiculturalisme. Cette objection vient surtout des groupes ethniques qui ont lřimpression que de donner quelque chose aux francophones, « cřest arracher quelque chose à leurs groupes ou, en tout cas, installer une injustice : car sřils acceptent dans une certaine mesure de perdre leur langue, pourquoi tout le monde nřen ferait-il pas autant au Canada ? » 465 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Procès-verbal de la 11e réunion de la Commission, 29 et 30 janvier 1964, p. 3. 466 André Laurendeau, op. cit., p. 75.

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Le journal dřAndré Laurendeau permet de retracer les grandes étapes du voyage au centre et dans lřest du Canada467. Le lundi 10 février, les commissaires sont en Ontario où ils rencontrent le premier ministre Robarts. Le soir, ils prennent lřavion pour Fredericton. Le lendemain, ils déjeunent avec les professeurs de lřUniversité du Nouveau- Brunswick. Puis, dans lřaprès-midi, ils rencontrent le premier ministre Robichaud. Le mercredi 12 février, ils quittent Fredericton pour Moncton, où ils visitent le maire, font un entretien à la télévision et enchaînent avec une rencontre au Club des journalistes. En soirée, ils partent pour lřÎle-du-Prince-Édouard, pour tenir à leur arrivée une réunion avec les notables. La journée du jeudi 13 février débute avec une entrevue avec le premier ministre Walter Shaw qui est entouré de la presque totalité des membres de son cabinet. En soirée, après avoir tenu une conférence de presse, ils prennent lřavion pour Halifax. Le vendredi 14 février, ils rencontrent le premier ministre Robert Stanfield de la Nouvelle- Écosse, rencontre suivie dřune conférence de presse. André Laurendeau évoque son périple en Nouvelle-Écosse de cette manière : « Je suis revenu de ce voyage […] avec des impressions fort négatives, et par moment assez vives. Jřespère quřelles demeureront provisoires. Nous avons trouvé là une somme extraordinaire dřignorance, dřincuriosité, de tranquille possession de ses petits points de vue provinciaux, etc.468 » Il tire des conclusions similaires à lřÎle-du-Prince-Édouard : « À la réunion du soir, avec des notables locaux, la densité du provincialisme nous a étonnés, à tort sans doute, puisque nous nous trouvions dans lřÎle de Lilliput469. » Plutôt que de se rapprocher dřune solution, ce premier contact avec le terrain semble créer sur André Laurendeau lřeffet contraire. Les conclusions apparaissent de plus en plus comme un mirage : « Je ne rapporte ici que des impressions, dont je répète quřà certains moments elles ont été fort vives, et non des jugements : je me sens encore loin du moment où il sera possible de conclure470. »

Cette première tournée laisse une marque indélébile sur les commissaires, qui découvrent plus que jamais lřimportance dřune dimension précise de leur rôle, soit la

467 Voir Ibid., p. 56-66. 468 Ibid., p. 58. 469 Ibid., p. 62. 470 Ibid., p. 68.

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dimension pédagogique, celle de renseigner toutes les couches de la société, des responsables politiques aux citoyens, de la situation et du mandat de la Commission. À chaque conférence de presse quřils tiennent pendant cette première tournée, ils clarifient certains pans du mandat, en soulignant notamment que la Commission nřa pas pour objectif de faire en sorte que tous les anglophones apprennent le français et vice versa. « À quel point cette idée est ancrée dans toutes les têtes, nous avons pu le mesurer par la question dřun député [néo-écossais] : « Mais alors, quelle fin poursuivez-vous ?471 », mentionne André Laurendeau dans son journal. Frank Scott revient sur la nécessité de cette dimension pédagogique dans son journal pour souligner quřun « grass root contact was needed 472». Il souligne quřil ne sert à rien de demander aux citoyens des mémoires sans avoir eu des discussions au préalable, sans avoir fait dřabord un travail de sensibilisation473. Dans lřétat actuel des choses, tout ce quřils risquent de récolter, ce sont des opinions piètrement réfléchies et peu nourries des enjeux que soulève le mandat. Comme la Commission ne veut pas se retrouver devant un ramassis de préjugés, lřapproche par le terrain est privilégiée. Cřest pourquoi une série de rencontres régionales sont mises sur pied avant la tenue des audiences publiques. Ces rencontres tenues dřun océan à lřautre en 1964 jouent un rôle essentiel dans la compréhension de la crise par les commissaires. Cřest à la suite de ces rencontres où sřexpriment avec force certains points de vue, notamment celui des « séparatistes » à la rencontre de Québec, que la publication dřun rapport préliminaire abordant les dimensions de la crise canadienne apparaît nécessaire pour informer le public. Non seulement ils sentent la nécessité dřinformer le public, mais en allant à la rencontre des Canadiennes et des Canadiens et en les interrogeant, ils découvrent implicitement quřun kairos se dessine effectivement et quřil faut agir promptement pour le saisir et administrer le remède qui permettrait au pays de sřamender.

4.2.2. Rencontres régionales La Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme sřinscrit dans un contexte de développement de nouvelles méthodologies en sciences humaines Ŕ

471 Ibid., p. 65 472 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 53. 473 Ibid., p. 37.

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particulièrement en sociologie Ŕ, notamment en matière de sondages, et du besoin dřéprouver ces méthodes sur le terrain. Les rencontres régionales, rencontres à la formule plus souple que celle des audiences régulières, sřinscrivent dans une lignée entièrement novatrice, que Clément Cormier qualifie « dřopération-sondage » :

Quand la Commission a décidé dřorganiser cette opération-sondage, elle se rendait bien compte quřelle innovait. En effet, les Commissions royales sřen tiennent à des formules de travail plus scientifiques : recherches, mémoires, audiences publiques formelles… Mais la formule dřune tribune publique fut suggérée par plusieurs sociologues autorisés… Et dřailleurs la nature même du problème à lřétude semblait postuler une prise de contact plus direct avec la masse […]474

Le fonctionnement des rencontres régionales varie dřune rencontre à lřautre475 et sřarticule autour dřun dialogue somme toute peu encadré qui se poursuit sur toute une journée. Pour expliquer le choix de cette formule, Clément Cormier cite Platon : « Si lřon interroge les hommes, en posant bien les questions, ils découvrent dřeux-mêmes la vérité sur chaque chose476. »

Avant lřarrivée des commissaires sur le lieu des rencontres, le personnel de la Commission sřactive pour faire de la publicité et ainsi rassembler une foule représentative de tous les milieux sociaux et culturels477. Des organisateurs régionaux sont sélectionnés par le personnel de la Commission et deviennent des courroies de transmission entre la Commission et les citoyens sur place. Une invitation générale est lancée au public. Toutefois, cette invitation ne peut à elle seule combler le mandat de créer des assemblées représentatives. Cřest à ce moment que les organisateurs régionaux entrent en jeu et vont solliciter la participation des comités, des associations dřéducation des adultes et des organismes locaux pour la création dřun comité consultatif temporaire.

474 Centre dřarchives du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B., « À la recherche dřun plan : rapport intérimaire sur la première phase de lřenquête : les séances régionales », par Clément Cormier, 10 juillet 1964, p. 3. 475 Comme le mentionne le Rapport préliminaire, chacune des rencontres « a eu sa physionomie particulière. » Voir Canada. Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Rapport préliminaire, p. 147. 476 Centre dřarchives du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B., « À la recherche dřun plan : rapport intérimaire sur la première phase de lřenquête : les séances régionales », par Clément Cormier, 10 juillet 1964, p, 4. 477 Rapport préliminaire, p. 147.

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Si de tels organismes nřexistent pas, lřorganisateur est chargé de constituer un comité consultatif en « groupant des représentants officieux des diverses catégories sociales Ŕ assemblée éphémère quřil faut créer de toutes pièces ou qui se construit autour dřun groupe particulièrement actif : ici une chambre de commerce, ailleurs une association patriotique 478 . » Une fois le comité régional constitué, lřorganisateur, épaulé par les représentants locaux, dresse une liste dřinvités et se charge de convier ces gens à la rencontre régionale au moyen dřappels téléphoniques ou de circulaires479. Le but de cette démarche est relaté dans le Rapport préliminaire. Il sřagit de « contribuer à faire de la rencontre un événement profondément régional, et grâce à lui, le travail de la Commission prendra, dans cette localité, une signification plus concrète et plus vraie480. » Au final, la stratégie de la Commission semble relativement efficace puisque les rencontres sont fréquentées par des centaines de citoyens (voir Tableau 5). Les commissaires se disent satisfaits de la représentativité des participants aux séances ; en fait, ils ont la « certitude morale » que tous les courants dřopinion se sont exprimés dans la majorité des rencontres481.

478 Ibid., p. 147. 479 Ibid. 480 Ibid. 481 Ibid., p. 150.

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TABLEAU 5 : Rencontres régionales482 Ville Présence Le jour Le soir Sherbrooke, 18 mars 1964 355 350 Trois-Rivières, 18 mars 1964 284 300 London, 25 mars 1964 158 400 Sudbury, 25 mars 1964 198 800 Fredericton, 10 avril 1964 100 160 Yarmouth, 13 avril 1964 73 175 Sydney, 13 avril 1964 70 80 Edmonton, 24 avril 1964 200 200 Vancouver, 27 avril 1964 180 400 Regina, 30 avril 1964 95 400 Windsor, 30 avril 1964 210 500 Kingston, 5 mai 1964 143 500 Moncton, 12 mai 1964 175 400 Rimouski, 12 mai 1964 104 250 Chicoutimi, 14 mai 1964 194 400 Port Arthur, 26 mai 1964 91 300 Winnipeg, 28 mai 1964 171 500 Victoria, 5 juin 1964 157 350 Calgary, 8 juin 1964 207 400 St-Jean, T.-N., 8 juin 1964 71 150 Saskatoon, 10 juin 1964 194 500 Halifax, 10 juin 1964 80 156 Québec, 16 juin 1964 120 600

Aux yeux des commissaires, ces rencontres représentent un plongeon dans le vide. Bien quřils disposent de renseignements et de données sur la région fournis par le personnel administratif, ils se trouvent chaque fois « devant lřinconnu », comme le relate le Rapport

482 Ce tableau est constitué à partir des données compilées dans le Rapport préliminaire, p. 150-151. Il faut noter que les commissaires ne se sont pas rendus à lřÎle-du-Prince-Édouard. Ils en ont eu lřintention, mais le déroulement des fêtes du centennaire les a empêchés de trouver des salles disponibles pour tenir les assemblées. Le fait que les villes de Montréal et de Toronto ne figurent pas sur le trajet des commissaires peut sembler étrange, mais ils soulignent quřils ne pouvaient pas y mettre en place le même système que dans des centres de moindre envergure. Aussi, ils ont voulu rappeler quřils sont entrés en contact avec une myriade dřinvidus et dřassociations de Montréal et de Toronto. Cřest dřailleurs de ces deux grands centres que provient le plus grand nombre de mémoires. Voir Ibid., p. 151.

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préliminaire 483 . Ils ignorent tout du nombre et du genre de participants quřils vont rencontrer 484. À leur arrivée dans la région, ils tiennent une rencontre avec le comité consultatif et ceux qui seront les présidents et les rapporteurs dans chacun des groupes de discussion. Cette rencontre vise à former le personnel régional en lui donnant des techniques pour susciter la plus grande liberté dřexpression possible et une participation optimale aux débats485.

Dans la journée, les participants sont divisés en groupes de discussion qui semblent rassembler une vingtaine de personnes, autant des femmes que des hommes, selon les données notées par Frank Scott dans son journal. Les groupes sont encadrés par un rapporteur et un président et une réunion plénière suit les discussions pour faire un bilan. À leur arrivée, les participants reçoivent une cocarde avec leur nom et un numéro indiquant le groupe auquel ils appartiendront pour la discussion. Chaque groupe occupe un local différent. Les commissaires circulent parfois, se joignent à des groupes, tâtent le pouls des échanges et des débats. Ils peuvent également demeurer assis à lřarrière en écoutant de manière plus passive. En tous les cas, ils demeurent silencieux puisque la discussion directe et spontanée est privilégiée. Leurs interventions et une direction plus rigide des débats pourraient nuire à la sincérité et la liberté des échanges quřils essaient de faciliter. Le matin, après une brève présentation de la Commission et de ses objectifs, les groupes sont amenés à formuler un sommaire des sujets quřils désirent aborder. Une fois les thématiques librement choisies, la discussion commence, comme le relate le Rapport préliminaire : « Le groupe discute une bonne heure et souvent plus. […] Et les rapporteurs résument devant tous les assistants, les points de vue soutenus dans leur groupe. Même division du temps lřaprès-midi ; courte plénière, reprise des discussions en groupe, nouvelle plénière pour les rapports486. »

483 Ibid., p. 147. 484 Ibid. 485 Ibid., p. 148. 486 Ibid., p. 149.

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Le soir, la formule diffère légèrement. Lřencadrement des discussions est encore plus souple : la parole est offerte à quiconque a une opinion à émettre487. Les commissaires redoutent davantage la rencontre du soir puisque cřest souvent à ce moment que les esprits sřéchauffent et que les plumes des journalistes sřenflamment, comme ils lřexpriment dans le Rapport préliminaire : « Lřassemblée du soir constituait la partie la plus délicate de la rencontre : la participation populaire était, en général, beaucoup plus importante que le jour […] et lřatmosphère, plus passionnée ; alors que les journalistes sřengageaient à ne point rapporter les propos tenus au sein des groupes de discussion, afin de permettre une plus grande liberté dřexpression, ils pouvaient faire un compte rendu de ce quřils entendaient le soir, et ainsi, chaque déclaration risquait de prendre, dřun bout à lřautre du pays, un relief excessif488. »

Afin de démarrer la discussion, une question initiale est lancée après un bref préambule informatif sur la Commission. À titre dřexemple, Frank Scott ouvre la séance du soir à London avec cette interrogation : « Do you think the problem before us is a Quebec problem, or an all Canadian problem ?489 » Ces rencontres semblent souvent rallier des professeurs et des universitaires, si lřon se fie au récit quřen fait Frank Scott. Parfois, les discussions tournent en rond. Parfois, un participant pose une question qui confère une profondeur nouvelle au débat, comme le relate Scott à la rencontre de London:

After some time spent in rather meaningless questionings and suggestions, a Catholic priest in the group I was asked « Have any of you thought of the dignity of men and his right to be himself ? It was remarkable how this penetrating question made everyone think more deeply of the nature of the problem and took people away from suggesions of minor reform to a fuller comprehension of French Canadian in a world not at all receptive to their character and aspirations. I thought that these afternoon discussions brought people who in the morning had seemed to show a deeper questioning and a willingness to face problems which they would probably have avoided 490.

Le fait que les discussions se poursuivent sur lřensemble dřune journée permet également dřatteindre une profondeur dans la réflexion qui ferait sans doute défaut si le

487 Ibid. 488 Ibid. 489 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 79. 490 Ibid., p. 78-79.

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temps consacré à ces rencontres était plus restreint, comme le remarque Scott : « It was obvious that people had learned a great deal about the whole question by being exposed to it for the whole day and by being able to talk freely amongst themselves491. » La rencontre de London soulève des questions sur le choix de lřendroit pour tenir la rencontre, ici le Holiday Inn. Comme le souligne Frank Scott dans son journal, se remémorant le postmortem suivant la rencontre de London, le fait de tenir lřassemblée dans un hôtel plutôt que dans une école publique ou un lieu plus significatif pour la communauté, a sûrement fait en sorte que la représentativité en a souffert 492 . En effet, il a identifié un seul syndicaliste et seulement cinq fermiers493. La volonté de rejoindre lřensemble des citoyens et dřavoir un portrait relativement représentatif de ce qui se passe au Canada, se trouvent au cœur de la stratégie dřaction des commissaires qui ont choisi dřemprunter avec les rencontres régionales « une voix plus populaire que scientifique494 », comme le relève Clément Cormier ; en témoigne leur désir de trouver des lieux rassembleurs, en témoignent également les liens que la Commission a créés avec des organisateurs locaux pour aller chercher un public substantiel et le plus représentatif possible. Or, malgré toute la bonne volonté des commissaires, il reste quřil sřavère difficile dřemprunter, sans sřexposer à la critique, ces sentiers peu défrichés de vastes opérations-sondages et que les obstacles sont fréquents sur le chemin de cette Commission qui se veut rassembleuse, mais qui peine à atteindre ce but. Il faut souligner également que les commissaires sont conscients des failles et des limites de la méthode déployée dans les rencontres régionales. Ils savent que cette phase de lřenquête ne se veut pas scientifique et quřelle nřa pas pour but de mener à des conclusions objectives et rigoureuses. Elle cherche plutôt à amorcer la discussion sur les

491 Ibid. Clément Cormier en vient au même constat dans son rapport où il écrit : « Phénomène : intérêt croissant à mesure quřon découvre le problème. » Centre dřarchives du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B., « À la recherche dřun plan : rapport intérimaire sur la première phase de lřenquête : les séances régionales », par Clément Cormier, 10 juillet 1964, p. 12. 492 Au sujet du profil-type des participants aux rencontres régionales, il sřavère assez difficile de lřétablir puisquřil varie dřun endroit à lřautre. Clément Cormier dresse ce bilan au sujet de lřauditoire des rencontres régionales : « Tantôt il était plutôt académique ou universitaire, tantôt plutôt populaire Ŕ et le ton général varie en conséquence. En quelques endroits (trois notamment) la séance était visiblement dominée par un groupe organisé qui profitait du passage de la Commission pour promouvoir une thèse. » Centre dřarchives du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B., « À la recherche dřun plan : rapport intérimaire sur la première phase de lřenquête : les séances régionales », par Clément Cormier, 10 juillet 1964, p. 6. 493Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 80. 494 Centre dřarchives du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, « À la recherche dřun plan : rapport intérimaire sur la première phase de lřenquête : les séances régionales », par Clément Cormier, 10 juillet 1964, p. 4.

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principaux problèmes du Canada, tout en identifiant ceux qui sont relevés par les citoyens. Ainsi, il devient possible de mieux connaître les sources de tension.

Les rencontres régionales, qui permettent aux gens dřexprimer librement leurs commentaires à chaud, laissent une forte impression sur lřimaginaire des commissaires. Une rencontre en particulier agit comme catalyseur de ce besoin exprimé, à travers la publication du Rapport préliminaire, de nommer la crise qui ronge le Canada : la rencontre de Québec. Là, les débats furent vifs, les opinions acérées et des citoyens furent empêchés de se prononcer en raison du noyautage des groupes de discussion par ceux qui sont appelés les « séparatistes » par les commissaires. À la suite de cette rencontre, une révélation ébranle les commissaires : le Québec vit des changements profonds trop rapides pour que le Canada anglophone, déjà si peu au fait de la situation qui se déroule dans la province francophone, puisse suivre cette ébullition et cette montée de ce quřils appellent le séparatisme. Née en 1963, la Commission évolue dans un contexte changeant et peine à saisir elle-même ces transformations rapides. Au départ, les rencontres régionales ne devaient quřaider les commissaires à sonder le cœur des citoyens canadiens. Elles ne devaient en rien servir de matériel menant à la publication dřun éventuel rapport. Or, devant lřintensité de certains débats menés au Québec, les commissaires changent dřavis et décident de publier rapidement un rapport afin dřalerter le reste du pays du danger de la situation.

Ils en viennent à la conclusion que le Québec ne peut plus se contenter du peu qui lui est réservé pour que la fédération puisse continuer de survivre ; il veut se réapproprier certaines compétences et il faut révéler cet état de fait. Frank Scott revient sur la rencontre de Québec dans son journal, en soulignant lřorganisation des « séparatistes », qui réussissent à se répartir dans tous les groupes et à se faire élire aux postes clés de présidents et de rapporteurs : « As the separatists were well organized beforehead and were in every group, this meant that they got elected and so had a dominant place in the conduct of all the discussion495. » Lorsque vint le temps de discuter dřun élément inscrit à lřordre du jour, soit les points communs qui rejoignent les anglophones et les francophones, des

495 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 120.

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« séparatistes » ont apparemment rejeté toutes les idées recensées par dřautres en réfutant leur argumentation avec du matériel bien préparé496. À la fin de la rencontre de lřaprès- midi, les membres de la Commission se sont réunis dans le bureau de Jean Marchand pour discuter de ces deux heures trente de discussions tendues, où lřorganisation et la force des idées des indépendantistes ont muselé les autres participants. Frank Scott raconte ses impressions de ce postmortem en ces termes :

After the sessions had finished we all gathered in Jean Marchand’s office, where his secretary Mlle. Piché had set up a well stocked bar. The general feeling was one of surprise, almost shock, that the separatists had so dominated the discussion. Father Cormier was particularly upset, in his interest of minorities outiside Quebec was not given support whatever. Indeed, it was evident that amongst the groups the sole concern was how to build an independant strong Quebec State from which the English element would be removed as far as possible497.

La session du soir fut tout aussi tendue, André Laurendeau se faisant insulter et traiter de « roi nègre ». Les indépendantistes sont arrivés à la rencontre avec des présentations déjà écrites, une stratégie dřaction évidente aux dires des commissaires et une volonté de se faire entendre. Un des éléments que déplore Scott dans son journal est le fait que les journalistes, lorsquřils ont écrit à propos de cette rencontre, aient omis de spécifier que la voix de la majorité, suppose-t-il, ait été paralysée par les « séparatistes ». Les commissaires eux-mêmes étaient tenus au silence tant les accusations fusaient dans la foule. Le récit que livre Frank Scott de la session du soir met en lumière lřagressivité de certains participants :

One individual made a long winded speach in which he said he had a magic formula that would solve all Canada’s problems. He then came up where the Commissionners were sitting and handed Laurendeau a brown envelope. Instently there were cries « La formule ». Obviously this was a trick and Laurendeau set silent with the document before his. When we opened it later we found a small volume entitled « Les Quatre Évangiles ». It was indicative of the desire of the separatists to make the Commissioners look ridiculous498.

496 Ibid., p. 121 497 Ibid., p. 122. 498 Ibid., p. 124.

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Cet incident et lřensemble de la rencontre de Québec incitent Frank Scott à énoncer des propos très durs envers les « séparatistes » quřil traite dřanti-démocratiques, même de fascistes dans leur manière violente de vouloir faire passer leur point de vue499.

Les commissaires reviennent sur les rencontres régionales lors de la 17e réunion tenue au Manoir St-Castin au Lac Beauport, en banlieue de Québec, en juin 1964. Une annexe est jointe au procès-verbal de cette rencontre. Elle témoigne des impressions des commissaires sur les rencontres régionales et de lřaction à entreprendre à la suite de telles rencontres. Dans le procès-verbal et lřannexe de cette réunion, lřinquiétude des commissaires est palpable de même quřun sentiment dřurgence dřagir pour administrer un remède. La crise, qui constituait à lřorigine davantage une intuition ayant appelé à la nécessité dřune telle Commission, se concrétise devant les yeux des commissaires lors des rencontres régionales. Quoi que certains en pensent, cette crise nřest pas fabriquée et artificielle selon les commissaires, mais elle est bien réelle. Voici ce que consigne le procès-verbal de la rencontre du 15 juin 1964 :

Des discussions qui ont eu lieu au cours de la réunion, il se dégage la conclusion suivante. De lřavis unanime des commissaires, la situation actuelle du pays est non seulement difficile, mais grave. Les rencontres régionales indiquent que lřécart entre le Canada anglais et les Canadiens français du Québec est plus grand quřon ne pouvait le soupçonner il y a quelques mois, et cet écart semble grandir au lieu de diminuer. En effet du côté québécois, les exigences du nationalisme sřaccentuent et sřaffirment de plus en plus, même chez les éléments modérés, et il se manifeste de plus en plus dřimpatience ; par contre, le Canada anglais ne sřéveille que lentement à la situation politique nouvelle qui résulte de cette tendance500.

Lřhumanisme des commissaires teinte leur discours : ils se sentent investis dřun devoir moral dřinformer le public de cette situation jugée critique. Cřest ce sentiment qui guide leur action. Dřabord, une entrevue avec le premier ministre est vivement souhaitée pour lui faire part du climat acrimonieux ressenti lors de certaines assemblées. Les commissaires sentent quřils doivent saisir le contexte dans lequel ils évoluent, un contexte très changeant, pour produire un rapport. Le compte rendu des échanges de vues des

499 Ibid. 500 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Procès-verbal de la réunion du 15 juin 1964, Manoir Saint-Castin, Lac-Beauport, p. 4.

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commissaires lors de la rencontre de juin 1964 est éloquent à ce propos. Voici un bref éventail des interventions faites :

« M. Frith communique ses impressions générales sur les rencontres régionales et déclare quřà son avis la situation au Canada est très sérieuse. Il ajoute que la Commission, grâce aux renseignements obtenus par ces rencontres, est en mesure de réaliser mieux que quiconque que le pays est entré dans un état de crise. Il propose quřun rapport soit préparé sur les rencontres régionales.

M. Scott appuie la suggestion de M. Frith et ajoute quřil faudrait dès maintenant préparer une ébauche du rapport final de la Commission. Il estime que cřest un devoir moral dřaviser le peuple de ce qui se passe et dřinformer le premier ministre que la situation est mauvaise, au fait quřelle est pire quřon ne lřavait dřabord cru. Il souhaiterait connaître davantage les opinions des Québécois, bien que la rencontre de Québec lui ait donné la preuve du malaise sérieux qui existe dans cette province.

M. Laurendeau mentionne quřà Québec comme à Chicoutimi les séparatistes ont volé la vedette ; ce qui a été une surprise à Chicoutimi avait cependant été prévu à Québec. Il estime quřil y avait dans la salle des personnes capables de répondre à ceux qui ont adressé la parole et elles ne lřont pas fait ! Pourquoi ? Il est dřavis quřon ne doit pas être impressionné outre mesure par la réunion de Québec, bien quřil soit évident que lřintervention des séparatistes a réduit au silence certaines personnes et rendu toute autre intervention inefficace. […] M. Laurendeau estime que le Canada est un pays très malade, non seulement à cause du malaise qui existe entre Canadiens dřexpression française et dřexpression anglaise, mais aussi à cause du problème Canada-États-Unis501. »

Plusieurs éléments sont soulevés dans ces échanges de vues suivant les rencontres régionales, soit lřintensité du mal qui ronge le Canada et le « devoir moral » dřagir des commissaires. La crise ici décrite est dénoncée non seulement par les commissaires francophones, mais également par les commissaires anglophones, comme en témoignent les interventions de Frank Scott et de Royce Frith. Jaroslav Rudnyckyj est également alerté par la situation. Frank Scott rapporte ses propos dans son journal : « Rudnyckyj then spoke from his European experience, saying that he felt it was 11h45 am and only fifteen minutes left before the crisis. He told us that he has seen identical situations in two European countries before he came to Canada and they all ended in disaster502. » Il y a aussi la dimension du réveil des indépendantistes au Québec et celle de lřéveil plus lent du Canada anglophone. Comment agir face à cet éveil à deux vitesses qui nuit à la cohésion du pays ? Des voix

501 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Annexe au PV de la 17e réunion, « Compte rendu des échanges de vues, préparé par Yvette Tremblay, le 3 juillet 1964 ». 502 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 126.

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vont sřélever pour publier immédiatement un rapport décrivant la crise et son ampleur. Dřautres, comme Gertrude Laing et Clément Cormier, vont appeler à la prudence et rappeler que la Commission est en train de sřenflammer sur des données non objectives. Comment faire la part des choses entre les émotions ressenties sur le terrain, qui laissent présager aux commissaires une crise dřune intensité rarement atteinte en sol canadien, et cette objectivité nécessaire exigée par lřenquête ?

Lřintensité de la situation commande une action rapide aux dires de certains, tandis que dřautres préfèrent laisser refroidir un peu leur objet dřenquête et attendre que la recherche produise des résultats sur lesquels sřappuyer. Frank Scott, qui pourtant avait été lřun des premiers à demander la production dřun Rapport au retour des rencontres régionales, revient sur sa décision, influencé par la modération de Clément Cormier, comme il le confie dans son journal :

We then took up the question of the proposed preliminary report to the Canadian public based on our Regional meetings. Though we had previously agreed to write this, there had been second thoughts among certain members of the Commission, notably Father Cormier, and I have myself have been sufficiently influenced by his arguments to wonder whether we could say anything that carried enough weight to deserve publication503.

Les commissaires se remettent souvent en question ; bien quřils aient une marge de manœuvre intéressante en raison de la nature même des commissions dřenquête, qui procurent à la fois du temps ainsi que des ressources financières et intellectuelles, ils savent également quřils sont surveillés, notamment par les médias, et leurs faits et gestes risquent dřêtre critiqués. Ils nagent entre la volonté de faire œuvre utile et la crainte de manquer de matériel rigoureux pour convaincre les Canadiens du sérieux de la situation. Ils ont tous un bagage universitaire, ils évoluent tous dans le Canada des années 1960 qui voit briller les sciences humaines et leur confère un caractère prophylactique aux maux de la société. Ce bagage leur insuffle une certaine retenue. Toutefois, au sein de la Commission, ils sont des hommes de la rue pour reprendre les termes de Norbert Elias ; ils doivent laisser de côté leur posture dřélite504. Ces hommes et ces femmes sřengagent et se laissent donc envahir

503 Ibid., p. 144. 504 Voir Norbet Elias, Engagement et distanciation : Contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993.

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par la subjectivité et lřémotivité de cet objet quřils arrivent mal à saisir et auquel ils sont profondément attachés : le Canada. Avec le travail intense entrepris pour rencontrer des Canadiens, cřest un pays nouveau qui se dévoile à eux dans toute sa complexité comme le révèle Jean-Louis Gagnon : « Traverser le Canada dřest en ouest, en sřarrêtant ici et là pour écouter parler les gens, sřétait révélé le plus étonnant des voyages. Découvrir, à cinquante ans, un pays dont jřavais pourtant appris lřhistoire et la géographie me semblait grotesque. Mais force me fut de lřavouer : je venais dřen apprendre les usages et les phobies à travers ses habitants505. » Comment alors doser avec justesse lřengagement et la distanciation dans leur stratégie dřaction ? À ce moment précis de la Commission où les commissaires reviennent de leur tournée sur le terrain, ils sřentendent tous pour que leur enquête fasse son entrée sur le terrain constitutionnel. Cřest sans doute le seul moment où ils sřaccordent sur ce point. Ils finissent également par convenir de la nécessité de publier un rapport préliminaire506. Lřascendant dřAndré Laurendeau sur la Commission nřest pas étranger à cette publication. Le Rapport préliminaire porte la griffe de lřintellectuel québécois507. Il se veut un cri dřalarme lancé afin que tous les Canadiens participent activement à la construction dřun futur commun : « Au contraire lřun des problèmes, cřest quřune fraction du peuple canadien ne se rend pas compte quřun fossé sřest creusé entre les partenaires et quřil faut repenser notre pays508. » La crise est profonde, car comme le relate Frank Scott dans son journal, elle touche lřidée même de la nation canadienne. En ce sens, elle est encore plus intense et plus vive que la crise de la Conscription509.

505 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies : Tome III, p. 49. 506 Pour une analyse du Rapport préliminaire et, plus spécifiquement, des traces du passé dans le Rapport préliminaire, voir Valérie Lapointe-Gagnon, « Un Canada et un Québec qui conjuguent le passé différemment : le poids du passé dans le rapport préliminaire de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme », Conserveries mémorielles, no. 9, 2011. 507 Le journal de Frank Scott révèle dřailleurs ces moments de tension où les commissaires anglophones ont élevé leur voix pour que le rapport représente davantage leur point de vue. Voir Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 152. Au final, ils sont parvenus à sřentendre, mais lřaccord ne fut pas sans laisser chez certains un goût amer. Clément Cormier, le bonententiste, jugeait le rapport trop pessimiste. Selon lui, il fallait y aller avec davantage de douceur dans le ton afin de ne brusquer personne. Jaroslav Rudnyckyj désirait quand à lui que la multiplicité du pays soit mieux exprimée dans ce rapport, qui ne laissait, à son avis, que trop peu de place aux autres groupes ethniques. 508 Rapport préliminaire, p. 136. 509 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 145.

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4.2.3. Rendez-vous manqué avec les Premières nations Le travail de terrain des commissaires ne sřarrête pas à la rencontre des premiers ministres et aux groupes de discussion des rencontres régionales, il emprunte aussi une forme plus exploratoire où les commissaires sortent des sentiers battus et vont à la rencontre des Premières nations ou des « aborigènes », pour reprendre les termes de Jean- Louis Gagnon. Si les années 1960 sont marquées par la radicalisation du nationalisme québécois, elles sont également traversées par un phénomène moins connu et peu étudié : le Red Power qui se manifeste surtout à la fin des années 1960, exalté par le discours radical des indépendantistes québécois et le Black Power aux États unis510. Avant les années 1960, les liens entre les Premières nations et les colonisateurs étaient relativement peu remis en question, comme le souligne Bryan Palmer : « Precisely because Canadian identity prior to the 1960s was so decisively understood to be dominantly British, Aboriginal-white settler relations in the imperial dominion seemed easily incorporated into appreciations of progress, civilization, and socio-economic advance. Colonization by Europeans was often regarded as an act of bening improvement. Its end product was to elevate the ‘Indian’, to educate the ‘savage’, and to benefit an ‘inferior race’ 511». La Commission témoigne dřun intérêt pour la question de lřintégration des Amérindiens puisquřelle traduit cette nouvelle dynamique identitaire du Canada, où les différents éléments du Canada ne peuvent demeurer ignorés. La Commission appelle à une compréhension du Canada dans toutes ses dimensions incluant les 850 000 membres des Premières nations. Or, elle ne sait pas comment intégrer ces nouvelles voix et, malgré sa volonté dřécoute, elle finit par les laisser de côté.

Les questionnements au sujet de lřintégration des Amérindiens dans lřensemble canadien traversent les années 1960 et sont présents dans les cénacles fédéraux où des changements discrets sřopèrent. En effet, après plusieurs années où lřassimilation [des autochtones] semblait le mot dřordre dans lřélaboration des politiques publiques des gouvernements de Louis Saint-Laurent et de John Diefenbaker, lřouverture à lřAutre se

510 Dans son ouvrage Canada’s 1960s, Bryan Palmer souligne cette lacune où il explore les liens ambigus entre la formation de lřidentité canadienne dans les années 1960 et lřintégration des Premières nations. Bryan Palmer, op. cit., p. 368. 511 Ibid., p. 370.

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taille une place dans les cercles fédéraux. Le gouvernement de Lester B. Pearson consacra dřailleurs ses derniers mois passés au pouvoir à mener une consultation auprès des organisations et des associations amérindiennes, qui se multiplient, afin de voir comment la loi sur les Indiens pourrait être améliorée 512 . Dans les années 1960, sřopère donc un transfert somme toute modeste entre une volonté dřimposer un mode de vie aux Premières Nations et un désir nouveau dřécoute Ŕ timide Ŕ de cette voix qui peut aider à forger une nation spécifiquement canadienne à une époque dřerrance identitaire.

Le travail des commissaires traduit avec ambiguïté cette volonté dřaller chercher la voix amérindienne. Or, ils ne savent pas comment lřintégrer, elle qui a souvent été bafouée. Lřidée dřaller à la rencontre des Amérindiens et des Inuits pour récolter leur avis sur le mandat de la Commission est à lřordre du jour à lřété 1964. Jean-Louis Gagnon rappelle que « les commissaires […] se sentaient gênés que le mandat ne fît aucune mention des peuples aborigènes 513 . » Deux commissaires vont aller à leur rencontre : Jean-Louis Gagnon et Frank Scott, seuls volontaires sřétant manifestés pour aller tâter le pouls du Nord et tendre lřoreille au « peuple du froid514 ».

Jean-Louis Gagnon se remémore ce voyage dans ses mémoires :

Cřest ici, dans ce gros bourg de Frobisher, quřon appelait à lřépoque le Montréal du Nord, que commencera notre découverte de lřArctique. Durant près dřun mois, nous voyagerons en avions de brousse, le mandat à la main, de hameau en village, plus justement de bourgade en lieudit. Il nous fallait prendre contact avec les Inuit de la terre de Baffin et, au retour, avec ceux de lřUngava, pour consigner leur avis : lřeskimo devait-il devenir langue dřusage à lřécole et le français enseigné au même titre que lřanglais ?515

Les commissaires veulent récolter des avis, mais ils posent tout de même un regard de colonisateur sur les Premières nations. La représentation de Jean-Louis Gagnon des Premières nations est dřailleurs fortement imprégnée du mythe du bon sauvage ; il salue leur belle naïveté, eux qui savent répondre sans complexe aux questions formulées par la Commission : « Ces réponses spontanées tranchaient nettement sur la véhémence des

512 Ibid., p. 391. 513 Jean-Louis Gagnon, op. cit., p. 49. 514 Ibid., p. 51. 515 Ibid., p. 50-51.

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propos de la plupart des Canadiens quand on leur suggérait de rendre obligatoire lřenseignement de la langue seconde au niveau primaire. Pour la première fois depuis le début de notre enquête, on venait de répondre à nos questions avec cette simplicité des êtres sans complexes qui ne souffrent dřaucun traumatisme hérité ou acquis516. » Malgré cet intérêt pour les revendications des Indiens et des Inuits, certains morceaux du casse-tête canadien semblent plus difficiles à agencer que dřautres. En véritables anthropologues du Nord, Scott et Gagnon ont fait la route, passant de Frobisher à Cape Dorset, puis à Pangnirtung et à Pond Inlet517. Toutefois, ce voyage semble avoir davantage satisfait leur propre goût dřexotisme et soulagé leur conscience, que dřavoir influencé leur conception du pays. Au final, cet appendice gênant que représentaient ces populations encore méconnues et jugées avec un regard plutôt condescendant fut écarté des travaux. Voilà le résumé rendu par Jean-Louis Gagnon de ce périple nordique : « De retour à Ottawa, je remis à la Commission un aide-mémoire, contresigné par Frank Scott, sur les leçons à retenir de notre voyage dans ces régions dites inhabitables. Puisque le mandat ne faisait aucune mention des peuples indigènes, on jugea quřil valait mieux sřen tenir à quelques vœux pieux. Il ne se trouva personne pour sřen plaindre, exception faite peut-être des intéressés. Lřanalphabétisme aidant, cette omission fit peu de bruit 518 . » Malgré leur ouverture apparente et leur désir dřentendre toutes les voix, la conception du Canada des commissaires nřenglobe visiblement pas les Premières nations ; le Canada nřest pas rendu là dans son cheminement identitaire.

Les questionnements qui traversent la Commission sont les mêmes que ceux de la société canadienne. Les malaises que vit la commission sont les mêmes que la société canadienne. Indispensable, le travail de terrain effectué par les commissaires leur permit dřaffûter leur technè ; ils ont non seulement approfondi leur connaissance de lřobjet à lřétude, mais ils ont également pu établir une symptomatologie plus précise du mal canadien, qui se réfugie en plusieurs endroits pour gangrener la dynamique du pays. Ce mal, il réside dans le manque de communication entre les différentes communautés

516 Ibid., p. 52. 517 Ibid., p. 55. 518 Ibid., p. 58-59.

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culturelles ; dans le déficit dřempathie sociale qui ne permet pas de penser à la condition de lřAutre et dans lřétat lamentable des connaissances qui nřaide pas à penser le problème canadien dans sa globalité, contribuant au règne du provincialisme. Comment réparer tout cela ? Comment insuffler au Canada un sens, des repères nouveaux lui permettant de sřépanouir sans crainte dřêtre englobé par le voisin, sans crainte de se dissoudre devant la force de la montée du séparatisme au Québec ? Telle est la lourde tâche des commissaires, qui participent ici à un travail de nation building et qui doivent le concrétiser en rédigeant un rapport final. Ils aspirent à donner au pays des outils pour renforcer ce désir de vivre ensemble qui est loin dřêtre toujours exprimé dans les interventions des citoyens. André Laurendeau évoque même dans son journal, un certain spleen dřêtre Canadien anglophone : « Malgré leurs dénégations plus ou moins chaleureuses, jřai souvent lřimpression quřil existe une lassitude dřêtre Canadien […] 519 ». Avec leur enquête sur le terrain, les commissaires parviennent à poser un diagnostic plus précis du mal canadien. Cřest un pas consenti dans la bonne direction. En effet, en médecine comme dans les sciences du gouvernement, lřétablissement dřun diagnostic constitue une étape essentielle pour comprendre le passé, le présent et défricher la voie pour un avenir pensable520. Le vaste programme de recherche mis en place par la Commission aida les commissaires à peaufiner ce diagnostic.

519 André Laurendeau, Journal, p. 72. 520 Martin Pâquet, « Pensée scientifique et prise de décision politique au Canada et au Québec », Bulletin d’histoire politique, vol. 17, no. 1, 2008, p. 182.

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V. DOCUMENTER LES INTUITIONS : LA RECHERCHE OU LřEXPERTISE COMME PANACÉE AU MAL CANADIEN

Les rencontres régionales avaient permis de constater, voire dřentrer dans le malaise canadien et avaient renforcé lřintuition des commissaires concernant la crise que traversait le pays, une des plus importantes de sa jeune histoire. Cependant, sřil ne fut pas nécessaire de mener une enquête vaste et pointue pour que les commissaires puissent en venir au constat de crise qui commanda le Rapport préliminaire, il fut impératif de livrer une telle enquête pour comprendre et documenter davantage la nature de cette crise et tenter dřesquisser les moyens de la résorber. La Commission sentit rapidement le besoin de documenter ses intuitions, dřaller chercher des arguments scientifiques pour sřintéresser au large éventail de problèmes couvert par le mandat. Ainsi se greffa à la Commission un appareil de recherche développé qui lui valut le nom de « super université du Canada » ou encore celui de « meilleur séminaire de recherche permanent en sciences humaines » jamais instauré 521 . En ce qui concerne la contribution des experts à son développement, la Commission Laurendeau-Dunton ne fait pas exception. En effet, les commissions dřenquête constituent depuis toujours un lieu où peut sřopérer presque sans heurts le mélange entre savoir et pouvoir, comme en témoigne Martin Pâquet :

Les experts scientifiques exercent une grande influence auprès des décideurs politiques, notamment lorsquřils relèvent du personnel des États fédéral et provinciaux et que, à titre de fonctionnaires, ils participent à lřélaboration des politiques publiques. Dès lors, ces experts adhèrent à deux cultures qui ne sřexcluent pas mutuellement sur de nombreux points, soit celle de la science, avec ses valeurs dřobjectivité, de neutralité axiologique, de démarche méthodologique, et celle de lřadministration étatique, telle quřentendue au Canada, le modèle britannique de Westminster fondé sur les valeurs du mérite, de la neutralité partisane, de lřanonymat, du secret et de lřimputabilité. Ce qui justifie en partie le passage assez aisé des experts du milieu universitaire aux commissions dřenquête, un passage qui se fait généralement sans problèmes majeurs522.

Si la culture scientifique et celle de lřadministration publique peuvent sřunir en un mariage heureux au sein des commissions, là où le bât blesse, cřest davantage dans le vécu du temps par les experts au sein des commissions. Armés de leurs méthodes scientifiques, qui commandent une rigueur exemplaire dans lřapproche du problème, les experts ont

521 Donald J. Horton, op. cit., p. 345. 522 Martin Pâquet, loc. cit., p. 184.

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besoin de temps pour établir le diagnostic et le pronostic. Or, les commissions dřenquête, si elles disposent dřun temps plus long que le temps politique régulier, commandent tout de même des résultats. Les experts peuvent alors rencontrer un mur difficile à surmonter entre leur ambition initiale de doter la Commission des outils scientifiques les plus performants et les demandes de résultats qui exigent la rédaction de recommandations avant que le problème nřait pris de lřampleur.

Lřexpertise scientifique, à laquelle font souvent appel les commissions dřenquête, en fait des dispositifs producteurs dřun savoir nouveau. Bruce Curtis a dřailleurs montré comment les premières commissions dřenquête au Canada avaient permis de développer les premières démarches en sciences humaines523. Leurs nouveaux outils bien quřinsuffisants étaient dřordre statistique : la population devenait peu à peu un objet dřétude524 comme en témoignent les toutes premières commissions dřenquête Gosford et Durham. Avec la Commission Laurendeau-Dunton, lřassertion voulant que les commissions dřenquête soient productrice de savoir se concrétise et atteint un apogée. Comme le relate lřhistorien J.L. Granatstein : « The Royal Commission on Bilingualism and Biculturalism was far away the largest research organization in the country525. » Le contact avec des experts externes sřintégra dans le modus operandi de la Commission, qui commanda des études tous azimuts à des universitaires québécois, canadiens et internationaux. Les commissaires, eux- mêmes issus de parcours académiques en sciences sociales, lancèrent un appel aux spécialistes en la matière dřun océan à lřautre. Et cet appel fut entendu, comme le montre la contribution assidue des plus éminents spécialistes de lřépoque parmi lesquels se trouvent Blair Neatby, Kenneth McRae, Michael Oliver, Charles Taylor et Léon Dion, pour ne nommer que ceux-là. Dans leur étude consacrée aux spécialistes des sciences sociales et à la politique au Canada, les politologues Stephen Brooks et Alain G.-Gagnon mettent en lumière un phénomène intéressant ; ils soulignent que la forte participation des experts en

523 Par exemple, le 14 juillet 1838, Lord Durham confia à Arthur Buller la Commission sur lřéducation au Bas-Canada. Elle avait pour objectif de recueillir des informations à lřaide de questionnaires distribués aux citoyens ruraux pour améliorer lřencadrement scolaire du système dřéducation provincial. Dans son rapport final, Buller proposa une réforme scolaire complète que Christopher Dunkin tenta dřappliquer avec une première version en 1841 du Canada School Act. Bruce Curtis, op. cit. p. 337 à 357. 524 Bruce Curtis, The Politics of Population, Toronto University Press, 2001, p. 48. 525 J. L. Granatstein, op. cit., p. 250.

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sciences sociales québécois à la Commission Laurendeau-Dunton contraste avec leur relative indifférence face aux commissions dřenquête fédérales précédentes. À titre dřexemple, la Commission Rowell-Sirois ne reçut seulement que deux spécialistes québécois : lřéconomiste Esdras Minville et lřavocat Léon Mercier-Gouin526.

Il semble que, avec la Commission Laurendeau-Dunton, une porte ait été ouverte pour penser autrement les relations entre le Canada et le Québec. Portée par un intellectuel renommé au Québec, cette Commission permettait tous les espoirs avec son mandat vaste et sa volonté initiale de répondre aux besoins des Canadiens français du Québec. Les spécialistes en sciences sociales québécois ont donc probablement voulu saisir cette ouverture de contribuer à un remède au mal canadien. Lřappartenance des commissaires francophones à des réseaux bien ancrés dans les milieux intellectuels québécois permet également dřexpliquer cette participation massive. À titre dřexemple, André Laurendeau et Léon Dion, qui joua un rôle phare dans les travaux de recherche de la Commission en tant que conseiller spécial, étaient déjà liés dřamitié avant la mise sur pied de la Commission527.

5.1 Première consultation des experts : en route vers un programme ambitieux Avant même dřentreprendre le travail de terrain, les commissaires consultent des experts pour récolter leur avis sur les chemins à emprunter pour mener à terme les travaux. Sept plans de recherche sont alors soumis à la Commission au début de lřautomne 1963 par la spécialiste en administration publique Livia Thur, le philosophe Charles Taylor, le politologue Donald Smiley, les politologues et sociologues Léon Dion et Paul Fox, le sociologue Everett C. Hugues, ainsi que le philosophe et sociologue Marshall McLuhan.

526 Alain G.-Gagnon et Stephen Brooks, op. cit., p. 67. 527 La relation dřamitié entre André Laurendeau et Léon Dion est importante au sein de la Commission, puisque ce dernier joua quasiment le rôle de thérapeute de Laurendeau lorsque celui-ci voulut comprendre lřessence de sa relation conflictuelle avec Frank Scott. À ce moment, Léon Dion rédigea, à la demande de son ami, un document intitulé « deux optiques » qui se veut une synthèse des vues de Scott et de Laurendeau sur le Canada. La synthèse considérée comme confidentielle a été rédigée en août 1965 pour lřusage personnel de Laurendeau. Voir Fonds Léon-Dion, P435, B4, 390. Au début de la Commission, cřest Laurendeau qui approche Dion afin quřil participe aux travaux de recherche. Il faut dire que les conditions qui ont vu naître lřamitié entre ces deux hommes avaient tout pour les rapprocher ; ils ressentaient le même étouffement à lřégard de la société québécoise dans laquelle ils évoluaient, la même relation ambiguë avec cette nation qui les désespérait autant quřelle les émerveillait. Ils partageaient également le même désir dřengagement, de contribuer durablement au bien commun. Voir Léon Dion, Québec, 1945-2000, Tome I, p. 10-11.

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Approchés dès les balbutiements de la Commission, au moment même où lřon se questionne sur la ligne directrice à suivre pour les travaux, les spécialistes en sciences humaines vont jouer un rôle prépondérant dans lřorientation des recherches. Tantôt bouclier contre les préjugés avec lequel les commissaires vont vouloir se protéger, tantôt talon dřAchille de la Commission de par lřampleur et lřambition des travaux amorcés, la recherche constitue sans contredit un pilier du fonctionnement de la Commission et elle y conféra un ton et une couleur particuliers. Déjà, les premières consultations auprès des sept experts mènent à des résultats qui ont de quoi étourdir la dizaine de commissaires : les études suggérées par ces experts couvrent, à lřimage des disciplines dont ils sont issus, des problématiques variées, profondes, essentielles, mais parfois ô combien difficiles à réaliser dans le cadre dřune Commission dřenquête. Léon Dion est chargé de rédiger une synthèse de ces plans de recherche afin de mettre au parfum les commissaires de ces mémoires qui tracent déjà, à ses dires, la marche à suivre pour assurer « un bon départ » à la Commission528.

La synthèse de Dion fait 32 pages et se divise en trois parties : suggestions pratiques pour la Commission, considérations dřordre général et synthèse des thèmes529. La dernière partie se veut en fait un quasi-calque de son propre rapport de recherche quřil a soumis le 15 septembre 1963530 : il en reprend les mêmes thèmes, la même structure et il y insère les suggestions présentées par les autres experts. Il est donc possible dřaffirmer que lřorientation initiale des travaux de recherche est fortement imprégnée de la griffe du politologue de lřUniversité Laval.

528 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, Léon Dion, « Synthèse de sept (7) plans de recherche », document 44F, 22 octobre 1963, p. 3. 529 Dion souligne que la dernière partie est plus essentielle et, par conséquent, la plus substantielle. Afin de ne pas dénaturer et teinter de sa propre subjectivité les propos de chacun des auteurs, il mentionne quřil a préféré faire une « synthèse complète », voire une « analyse approfondie » des sept mémoires qui lui ont été soumis. Cependant, à plusieurs endroits dans le document, il ajoute ses remarques personnelles sur la marche à suivre pour lřenquête. 530 Centre de recherches du CRCCF, Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B./4, Document : Commission royale (études spéciales), par Léon Dion, 15 septembre 1963, 30 p.

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Les suggestions pratiques témoignent de lřimportance dřaller toucher la jeunesse531, sans quoi les travaux de la Commission risquent de constituer un coup dřépée dans lřeau. Elles soulignent également les vertus de consulter un nombre élevé dřuniversitaires canadiens. Livia Thur lance un avertissement sérieux à la Commission, en mettant en lumière la nécessité de montrer que lřétat des choses peut changer, et quřil faut demeurer réaliste afin que les propositions consignées dans les rapports puissent se concrétiser. Elle mentionne : En effet, le recours aux services de cette institution est devenu tellement fréquent et lřapplication de ses recommandations tellement peu poursuivie quřun des meilleurs organes de la presse mondiale, la ŘNeue Zürcher Zeitungř de Suisse a pu écrire, il y a deux ans, que chaque fois que le gouvernement canadien désire enterrer un problème bruyant, il le confie à une commission royale […] Il faut donc que les propos soient le plus réaliste possible afin dřassurer le maximum de chances à leur mise en application […]532.

Pour ce qui est de la deuxième partie de la synthèse concernant les considérations dřordre général, Léon Dion et Everett C. Hugues insistent sur la nécessité dřuser de sondages et de techniques « objectivisantes » afin de contrebalancer le poids des opinions subjectives souvent exprimées dans les mémoires et lors des rencontres. Par conséquent, il faut également encourager les différentes associations qui voudraient se prononcer devant la Commission à mener leurs propres sondages. Les experts universitaires sont représentés dans cette section comme un ingrédient essentiel de la panacée, car, sans eux, les possibilités dřapprofondir le débat et de mener à un dialogue riche restent quasiment inaccessibles et les espoirs de faire œuvre utile sřévanouissent. Les premiers mémoires qui émergent de cette consultation des experts sont clairs : la Commission peut et doit faire naître un dialogue avant quřil ne soit trop tard et il faut que les experts sřintègrent à cette discussion pour quřelle soit bénéfique : « FOX (1) indique quřun des grands avantages de la Commission sera de permettre une discussion fructueuse entre Canadiens avant que la situation ne se détériore. Sur ce point, SMILEY (lettre) émet lřespoir quřen intéressant le plus grand nombre possible dřexperts à ses travaux, la Commission évitera le risque possible dřun dialogue stérile : les Canadiens français, dřune part, exposant leurs

531 Cet argument est surtout défendu par Livia Thur dans son rapport. Il est par ailleurs repris par André Laurendeau en novembre 1963 lors de lřallocution inaugurale. 532 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, Livia Thur, « Ébauche sommaire dřune conception possible du travail de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme », document 26F, p. 2.

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doléances et les Canadiens anglais, dřautre part, se portant à la défense du statu quo533. »

À lřexception de McLuhan, tous les spécialistes ont mentionné lřintérêt dřaller consulter des experts dřautres pays, afin dřélargir les horizons de la recherche. Pour ce qui est du mandat, Donald Smiley, Paul Fox et Léon Dion soulignent quřil faut lui donner une interprétation large, car la Commission ne peut ignorer les problèmes politiques relatifs à la Constitution et au fédéralisme notamment. En même temps, les trois universitaires lancent un avertissement : il faut éviter de verser dans la généralisation et de donner une interprétation si large au mandat qui forcerait la Commission à tout étudier. Léon Dion et Charles Taylor soulignent également la nécessité dřétudier les autres groupes ethniques. Ils mentionnent le besoin de faire une liste détaillée des différents groupes ethniques et de faire parvenir à leurs leaders des questionnaires afin dřen connaître plus sur lřétat, le dynamisme et les revendications des différentes associations.

Avec ses 24 pages sur 32, la troisième partie de la synthèse de Dion est la plus consistante ; elle dresse déjà une ébauche détaillée de programme dřenquête pour les commissaires en suggérant des thématiques dřétudes et même des manières de procéder pour mener ces études. Elle suggère des études sur plusieurs aspects du Canada, allant de lřorganisation économique, en passant par lřorganisation sociale et politique, la démographie et lřécologie. Les différents mémoires soumis par les experts ouvrent plusieurs pistes de réflexion et mettent en lumière la nécessité de clarifier plusieurs données.

Le premier thème abordé est la démographie et lřécologie. Seul Dion a souligné lřimportance de se consacrer à la population et à lřécologie afin de donner une profondeur à lřanalyse des commissaires534. Le deuxième thème relevé est lřorganisation économique.

533 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, Léon Dion, « Synthèse de sept (7) plans de recherche », document 44F, 22 octobre 1963, p. 8. 534 Dion sřadresse directement aux commissaires, leur demandant de tenir compte de son avis : « Je me permets de réitérer ma ferme conviction quřils devront accorder une attention toute spéciale aux questions soulevées par DION sur la population et lřécologie et sur les possibilités dřétudes spéciales quřil a indiquées. » Ibid., p. 9. Par écologie, Dion entend notamment la répartition urbaine et rurale des différents groupes ethniques.

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Les experts proposent de faire une carte économique du pays, de dresser un bilan des occupations et de la distribution des revenus sur lřensemble du territoire canadien, de sřintéresser à la grande industrie et à lřélite économique. Léon Dion conseille de mener une enquête auprès des gérants afin de consigner leurs opinions concernant le bilinguisme dans leurs entreprises535.

La troisième thématique englobe les différentes questions relatives à lřorganisation sociale. Elle est divisée comme suit : A. Les services sociaux […] B. Les principales associations Dion suggère de dresser la liste des principales associations ethniques au Canada […] […] Étude proposée : sur les moyens de renforcer les relations entre les institutions gouvernementales et non gouvernementales, notamment par rapport à leur caractère fédératif respectif. […] C. Les rapports inter-ethniques : […] Taylor suggère quřon sřinforme auprès de leaders canadiens-français dans les provinces autres que le Québec afin de déterminer ce quřils attendent des divers niveaux de gouvernements (municipal, provincial, fédéral). D. Écoles : Cette question est traitée sous son aspect linguistique plus loin. Mais en dehors de la langue, il est important de retenir que les écoles posent des problèmes majeurs dřordre organisationnel, politique, écologique et démographique qui devraient être considérés comme tels par les commissaires et peut-être faire lřobjet dřune étude spéciale536.

La quatrième thématique regroupe les sujets liés à lřorganisation politique et aborde dřabord le fédéralisme canadien, notamment « le besoin dřénoncés clairs et précis, par les Canadiens français, des réformes et des changements quřils jugent désirables 537. » Les Canadiens anglais sont invités à se plier au même exercice dřénoncer leurs besoins en la matière. Cette section touche également aux nouvelles orientations à donner au fédéralisme canadien afin que les deux communautés culturelles principales puissent sřy épanouir. Il est également suggéré de mener des études sur les présents accords fédéraux-provinciaux dřun point de vue culturel. En ce qui a trait aux problématiques liées aux relations entre le Québec et le fédéralisme canadien, des pistes de solutions sont même déjà ébauchées. Donald Smiley suggère dřétudier la possibilité dřapplication de la doctrine de la « majorité concurrente », en mettant sur pied de nouvelles institutions ou façons de faire, telles que le

535 Ibid., p. 10. 536 Ibid., p. 13-15. 537 Ibid., p. 16.

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« Conseil de la Confédération », une réforme de la Cour suprême, lřAmendement de la Constitution, le dédoublement des bureaux fédéraux selon des critères culturels, et la réforme du système des Comités à la Chambre des communes538. Charles Taylor conseille quant à lui de faire une étude sur les amendements nécessaires de la Constitution pour assurer un statut spécial au Québec. Les questions économiques sont également abordées par les experts qui suggèrent de mener des études sur les relations fiscales entre le fédéral et le provincial, et plus spécifiquement « lřincidence culturelle des demandes du Québec dans le domaine du partage des pouvoirs fiscaux539. » En ce qui a trait au système judiciaire, Charles Taylor recommande la possibilité de plaider dans la langue de son choix dans toute province canadienne 540 . Donald Smiley suggère une étude sur la représentation des Canadiens français du système juridique canadien. À la suite de la section consacrée au fédéralisme canadien, les partis politiques sont lřobjet dřune autre section. Léon Dion recommande une étude sur les attitudes des Canadiens français à lřégard des partis fédéraux541. Ensuite, une section est consacrée à lřexécutif. Puis, une section sřattache aux parlementaires, où Léon Dion propose dřapprofondir les travaux déjà menés par Paul Fox sur les parlementaires en faisant « une étude poussée, au moyen de sondages et dřinterviews, sur les parlementaires fédéraux542. » Enfin, la dernière section est consacrée aux administrateurs. Les experts y proposent une étude poussée du fonctionnariat dans tous ses aspects : bilinguisme, les façons de créer un fonctionnariat attrayant pour les Canadiens français et une étude des processus dřembauches.

La cinquième thématique est consacrée à la culture. Elle se divise encore une fois en une pléthore de ramifications, couvrant la question de la nécessité de distinguer le biculturalisme du multiculturalisme, la question des écoles et des relations qui unissent langue et culture. Quant à la sixième et dernière section, elle est consacrée aux coûts du bilinguisme et du biculturalisme.

538 Ibid., p. 18-19. 539 Ibid., p. 19. 540 Ibid. 541 Ibid. 542 Ibid., p. 20.

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En somme, les premiers résultats de la consultation auprès des experts témoignent de la nécessité de couvrir un très large spectre dřenjeux afin de répondre au mandat de la Commission. Les experts commandent une radiographie quasi exacte du Canada des années 1960 afin de pouvoir donner aux commissaires les outils leur permettant de calculer leur posologie. Lřambition montrée par les experts est sans doute peu compatible avec la temporalité dřune commission dřenquête. Eux qui sont habitués au temps universitaire, où des travaux dřenvergure peuvent être entrepris et se dérouler sur lřensemble dřune carrière, doivent ici rencontrer un temps différent qui, même sřil aspire à sřélever au-dessus du temps trop rapide des calendriers électoraux, commande des résultats tangibles. Ce que les experts suggèrent en fait, cřest de sortir du temps politique pour prendre le temps de réfléchir au Canada dans toute sa complexité. La Commission va déployer en ce sens tous les efforts possibles pour y parvenir. Elle veut approfondir les connaissances pour agir de manière avisée. Les méthodes prescrites sont fortement imprégnées du sceau des sciences sociales et visent lřatteinte dřune objectivité certaine à travers la distribution de sondages et la conduite dřinterviews.

5.2 Le choix du directeur de la recherche et la constitution du Bureau de la recherche André Laurendeau revient sur cette première consultation des experts à la sixième réunion de la Commission tenue les 14 et 15 novembre 1963. Il souligne alors la nécessité « de recruter des spécialistes et lřampleur des domaines dans lesquels il faut entreprendre des travaux543. » Il mentionne également le besoin impératif de nommer un directeur de la recherche pour organiser les travaux. La question qui se pose alors aux commissaires est de savoir à qui confier ce mandat. Il faut une personnalité qui jouit dřun certain prestige, « à la fois compétente comme spécialiste et [qui possède] un esprit assez ouvert pour sřintéresser à lřensemble des problèmes soumis à la Commission 544 . » Certains noms sont alors évoqués, parmi lesquels se trouvent Nathan Keifitz, Paul Fox, Jacques Brazeau, Léon Dion et Michael Oliver. André Laurendeau a un nom en particulier en tête, celui du professeur

543 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Procès-verbal de la 6e réunion, 14 et 15 novembre 1963 à Ottawa, p. 2. 544 Ibid.

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Léon Dion, qui a déjà une expérience de la Commission avec le travail de synthèse des plans de recherche.

André Laurendeau écrit alors une lettre à son ami quřil introduit de la sorte « voici bientôt deux mois que je mřempêche de vous écrire cette lettre545 ». Il va tout de même se commettre et présenter sa demande à Léon Dion en soulignant au passage son intelligence vive, sa capacité dřanalyse hors du commun, lřampleur de son savoir spécifique et sa capacité dřêtre à lřaise sur divers terreaux intellectuels. Il sait que sa demande est grande et il nřhésite pas à mettre en lumière le besoin criant des capacités intellectuelles de Léon Dion et, plus globalement, dřun directeur pour donner le ton à la recherche qui sřannonce vaste. André Laurendeau souligne dans sa lettre: « Je comprends mieux, dřun jour à lřautre, et je dirais que je saisis maintenant presque douloureusement la nécessité dřun directeur de recherche546. » Il demande donc à Léon Dion de sacrifier deux ans de sa carrière pour sřinvestir pleinement dans une cause quřil lui sait chère, soit le sort des Canadiens et plus particulièrement des Canadiens français au sein de la Confédération canadienne547. Malgré lřempressement dřAndré Laurendeau à le convaincre et tous les arguments quřil invoque548, notamment la noblesse de la cause que défend la Commission, Léon Dion refuse de consentir à ce sacrifice. Il ne peut songer à ce moment à mettre en suspens sa carrière universitaire et son indépendance intellectuelle pour se plonger à temps plein dans les travaux de la Commission. Il accepte tout de même le rôle de conseiller spécial à la recherche quřil va assumer avec beaucoup dřengagement et qui fait de lui une personnalité incontournable de la Commission.

545 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, B4, 390, Laurendeau, André, Lettre personnelle dřAndré Laurendeau à Léon Dion, Outremont, 10 novembre 1963, p. 1. 546 Ibid., p. 2. 547 Ibid., p. 4. 548 André Laurendeau met dřailleurs en lumière comment le rôle de directeur de recherche se situe dans le prolongement des tâches dřun universitaire : « Lřoccasion vous serait ainsi offerte de commanditer, diriger et stimuler des recherches dans des domaines mal explorés et que vous regardez comme importants. Bien entendu, les grandes décisions de relèveraient pas de vous seul, mais vous pourriez les influencer puissament, et en suivre lřexécution. Ce serait comme diriger, pour une période donnée, un grand laboratoire de recherche. » Ibid., p. 4-5.

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À travers la valse-hésitation de Dion qui refuse le poste de directeur de la recherche, mais qui consent à un rôle de conseiller spécial, on sent tout ce tiraillement entre le désir de lřuniversitaire de se vouer à une cause, affichant ainsi ses couleurs politiques et se privant dřune partie de lřindépendance intellectuelle requise pour mener à terme des recherches empiriques, et cette volonté de se consacrer à la recherche et à lřenseignement à lřintérieur des murs protecteurs de lřUniversité. Enfin, cřest Michael Oliver, autre politologue sensible à la cause des relations entre les deux communautés culturelles principales du Canada, qui est nommé à la tête des travaux de recherche. Michael Oliver était pressenti dès le départ et le fait quřil soit anglophone rassure la Commission qui fait déjà lřobjet de critiques à lřeffet dřêtre une organisation ne servant que lřintérêt des francophones.

Deux politologues chapeautent donc les travaux de recherche : un de McGill, un de Laval. Ils sont entourés dřun comité consultatif de 13 spécialistes composé de549 : Donald Smiley, professeur au Département de Sciences économiques et politiques de lřUniversité de Colombie-Britannique ; P.-B. Waite, professeur dřhistoire à lřUniversité Dalhousie ; Nathan Keyfitz, statisticien canadien à lřUniversité de Chicago ; William Morton, professeur au Département dřhistoire de lřUniversité du Manitoba ; Jacques Parizeau, professeur aux HEC de Montréal ; Jacques Brazeau, professeur à la Faculté des Sciences sociales, économiques et politiques de lřUniversité de Montréal ; D.-S. Clark, professeur au Département de sociologie de lřUniversité de Toronto ; Robert McIntosh, adjoint du gérant général au Service de Placement de la Banque de la Nouvelle-Écosse ; Mlle Aileen Ross, professeure au Département de Sociologie de lřUniversité McGill ; Pierre-Elliot Trudeau, professeur à la Faculté de droit de lřUniversité de Montréal ; Meyer Brownstone, professeur en Science politique, sous-ministre aux affaires municipales du Gouvernement de la Saskatchewan ; Jean-Charles Bonenfant, bibliothécaire en chef à lřAssemblée législative de Québec et Paul Fox, professeur au Département de sociologie de lřUniversité de Toronto.

549 Cette liste est tirée du premier volume du Rapport de la Commission. Voir p. 207.

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Le rôle de ces spécialistes, ici appelés comme « experts-conseils 550 », est de critiquer et de contribuer à lřélaboration du programme préliminaire dřétudes. La Commission est dans une constante reformulation de son programme de recherche. Il y a dřabord cette consultation préliminaire auprès de sept experts qui donne naissance à un rapport détaillé dévoilant lřambition des travaux. Il y a également cette deuxième vaste consultation pour élaborer le véritable programme de recherche de la Commission. La Commission veut progresser, mais elle ne se sent pas toujours la confiance de le faire sans le sceau approbateur des experts. La recherche devient rapidement puissante au sein de la Commission. Pour certains commissaires, il apparaît difficile de sřavancer sur des terrains plus glissants du mal canadien sans se protéger au préalable avec le paravent plus objectif des travaux de la recherche. Cřest le cas notamment de Frank Scott. Ce dernier souligne dans son journal quřil ne veut aborder la question constitutionnelle quřà la condition que du nouveau personnel de recherche soit engagé pour creuser le problème551. Cřest le cas aussi de Gertrude Laing et de Clément Cormier, qui ne se sentent pas prêts pour publier un rapport préliminaire à la suite des rencontres régionales, le manque de données objectives ne leur permettant pas de se prononcer avec aisanse et de publier un document pour sensibiliser les Canadiens à lřampleur de la crise canadienne. Le 4 août 1964, Clément Cormier fait parvenir un document à ses collègues de la Commission qui met en lumière ses craintes au sujet de la publication éventuelle dřun rapport préliminaire. Il leur lance un avertissement afin de ralentir le rythme, de prendre le temps de mieux réfléchir, sous peine de voir la Commission soumise à dřimportantes critiques si elle ne sřappuie pas davantage sur des données riches et savamment documentées : « Je suis dřaccord avec à peu près tout ce que jřai lu dans les documents reçus. Mais sans cesse, les mêmes questions me hantent : sommes-nous suffisamment renseignés pour adresser ceci au public ? ... […] Or je nřarrive pas à concevoir un rapport public des réunions régionales qui soit invulnérable. Le matériel qualitatif fait défaut. Les données recueillies me paraissent si incomplètes, si aléatoires, si improvisées que la Commission risquerait de se faire ridiculiser en les prenant au sérieux

550 Ibid., p. 192. 551 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 1, Diary, p. 131-132.

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[…]552 ». Élément essentiel de la Commission, la recherche peut également devenir une carte maîtresse brandie par certains commissaires pour éviter de se prononcer sur des sujets quřils préfèrent ne pas aborder.

Une des réussites de la Commission, qui la démarque des autres entreprises réflexives sur lřavenir du Canada, est dřavoir composé une équipe de recherche internationale, mobilisée pour réfléchir à tous les aspects du mandat et documenter les problèmes du pays. La Commission parvient à recréer ce que nulle université ne peut produire, soit un groupe de recherche imposant étudiant de manière proactive des problèmes inter-reliés 553 jusque-là relativement délaissés par la recherche. Comme le souligne Michael Oliver dans son rapport du directeur de la recherche paru dans le premier volume du rapport final de la Commission, il va paraître impossible dès les débuts, de constituer une équipe permanente de chercheurs de pointe, puisque la plupart des spécialistes convoqués occupent des postes dans des universités et ne peuvent consacrer quřun temps restreint aux travaux de la Commission. Près du deux tiers des rapports sont issus dřententes avec des professeurs dřuniversités et dřuniversitaires de calibre supérieur qui ont répondu à lřappel lancé par la Commission. En tout, cřest près de 24 universités canadiennes, cinq universités américaines et six universités dřautres pays qui mettent des ressources au profit des travaux de la Commission, inscrivant ainsi lřentreprise réflexive dans un vaste réseau pancanadien et international554. La recherche se fait donc en très étroite collaboration avec le milieu universitaire. Le mot dřordre des directeurs de la recherche, eux-mêmes figures de proue du milieu universitaire, est sans contredit la rigueur. La recherche privilégie lřapproche par problème, afin que chaque spécialiste puisse sřexprimer sur son champ dřexpertise 555 . Fondé au printemps 1964, le Bureau de la recherche chapeaute les travaux qui se répartissent en différentes thématiques comme les

552 Centre de recherche en civilisation canadienne-française, Université dřOttawa, Fonds Paul-Wyczynski, Clément Cormier, Commentaires rédigés à la suite de la lecture des documents reçus du secrétariat, document 358F-1. 4 août 1964, p. 1. 553 Marcel Martel et Martin Pâquet, Langue et politique au Canada. Une synthèse historique, Montréal, Boréal, 2010, p. 149. 554 Rapport de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, p. 192. 555 Ibid.

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langues officielles, le monde du travail, lřéducation, les autres groupes culturels, les arts et les lettres, les communications de masse, la capitale fédérale, les institutions gouvernementales, les associations libres et les études générales. Ces dernières abordent les questions constitutionnelles, les questions linguistiques, les enquêtes sur les attitudes, les comparaisons avec les pays étrangers, lřimmigration et se concluent avec une rubrique « divers »556. Tous les projets soumis sont chapeautés par les superviseurs qui ont comme mandat de faire en sorte quřune méthodologie poussée soit en trame de fond de tous les travaux soumis et que les résultats répondent à de hauts critères scientifiques. Lřévaluation par les pairs est de mise. Toutes les étapes sont révisées maintes fois, on le voit clairement dans les archives de la Commission où chaque document de recherche fait lřobjet de plusieurs versions commentées et annotées.

En tout, cřest plus de 178 études qui furent commandées, témoignant dřune période phare dřébullition intellectuelle dans le domaine sciences humaines. Jamais autant de chercheurs en sciences humaines, autant anglophones, francophones, quřinternationaux, nřavaient été appelés à collaborer pour donner au Canada, un pays somme toute encore jeune, une assise théorique à partir de laquelle il pouvait mieux se comprendre et réfléchir à son avenir.

Le nombre exact de chercheurs et dřuniversitaires qui ont participé de près ou de loin à la commission reste difficile à estimer. Cřest une bonne partie du bassin universitaire canadien de lřépoque qui a été convié. En tout, 78 chercheurs et universitaires ont accepté de se consacrer à temps partiel ou à temps plein aux travaux de la Commission. À eux sřajoutent, 137 étudiants diplômés qui ont passé un séjour variant de quelques mois à quelques années au Bureau de la recherche. À travers le dispositif producteur de savoir mis en place, la Commission suscite un nombre incalculable dřéchanges intellectuels. Un des moments clés de cet engouement est représenté par un séminaire dřenvergure. Tenu du 26 au 30 avril 1965 à Ottawa, il invite de nombreux spécialistes du pays à se prononcer sur les questions soulevées par le mandat de la Commission557.

556 Pour la répartition des études selon les différentes thématiques, consulter le premier volume du rapport final, p. 209-220. 557 André Laurendeau, op. cit., p. 321.

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5.3. Rattraper un siècle de retard : les obstacles rencontrés par le Bureau de la recherche

Les obstacles rencontrés par le Bureau de recherche furent nombreux et à la fois temporels et techniques ; le manque de temps pour combler les vides, le manque de ressources qualifiées et la division du travail nuisent à la productivité du dispositif. Les experts étaient mobilisés certes, mais lřeffort à fournir était immense. En effet, comme le mit en lumière de nombreuses fois Michael Oliver dans des allocutions ou des rapports du Bureau de la recherche, tout restait à faire. Le Bureau de la recherche de la Commission avait comme premier mandat de rassembler la documentation déjà présente. À la suite de cette première collecte de données, le constat tombe : lourd et malheureux. Comme le souligne un mémoire soumis par le Comité exécutif des Universités et des Collèges canadiens : « Canada is currently paying the penalty for its neglect of research in the fields of the humanities and social sciences, especially as they bear upon the structure of Canadien society558. » Comment rattraper le retard accumulé depuis cent ans, voilà la question à laquelle sont confrontés le directeur de la recherche et son équipe559 ? Certes, il existe des études, mais elles nřabordent pas les enjeux soulevés par la Commission, particulièrement la nature des relations conflictuelles entre les deux communautés culturelles principales du Canada. Les études déjà parues dans lesquelles les chercheurs espèrent trouver des pistes sur les relations entre les Canadiens anglophones et francophones contournent le problème en le voyant non pas comme une confrontation entre les deux communautés culturelles, mais en tentant de lřexpliquer par dřautres sources : le régionalisme, les différences de classes, ou encore lřéducation. Comme le mentionne Michael Oliver dans un document préparé pour la Commission en 1966 : « Because previous studies had not looked at Canadian problems in the way the Commission was

558 Mémoire du Comité exécutif des Universités et des Collèges canadiens. 559 Voici la formule choc employée par Michael Oliver pour traduire la situation dans laquelle lřéquipe de recherche, si qualifiée soit-elle, se trouve : « Two and a half years of concentrated research effort could not make up for a century of neglect. » Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2 Document du centre de recherche de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 5/9, « The Commissionřs Interpretation of The Terms of Reference : Research Program and Study Groups », par Michael Oliver, 26 juillet 1966, p. 12.

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required to do, quite basic data, was simply not available560. » Cřest le cas notamment du nombre de francophones et dřanglophones qui travaillent dans la fonction publique, de leur poste respectif. À propos de lřimpact des autres groupes ethniques561 et de leur intégration en sol canadien, plusieurs études restent à créer 562 . Lřéquipe de recherche de la Commission est parvenue à rassembler des données sur onze groupes ethniques et à produire des essais sur huit dřentre eux, mais elle est consciente du besoin criant de produire dřautres études approfondies. Pour avoir un regard objectif sur la situation des anglophones, des francophones et des autres groupes ethniques, il faut des données statistiques et ces données manquent au grand désespoir dřOliver. Malgré la bonne volonté des experts qui répondent nombreux à lřappel et les millions de dollars à la disposition des travaux de recherche, il sřavère que les chercheurs ne peuvent pallier toutes les lacunes dřinformation à lřintérieur du temps qui leur est imparti. Lřétat lamentable de la recherche est dřailleurs à lřorigine de plusieurs critiques formulées au moment de la rédaction du rapport des commissaires, qui manquent de ressources et de données objectives. Paul Wyczynski écrit dřailleurs au personnel de la Commission: « Je tiens dřabord à souligner que le premier volume de notre Rapport, tel quřil a été conçu par la récente décision de la Commission, doit se préparer dans une situation anormale : nous devons anticiper sur certains problèmes et solutions encore insuffisamment étudiés. Autrement dit, il sřagit de faire une synthèse de plusieurs éléments dont nous méconnaissons la vraie nature563. »

Un autre problème se pose avec les orientations choisies par le Bureau de la recherche, qui préconise la division les travaux en six groupes dřétudes : la fonction publique fédérale, lřéducation incluant la situation des minorités francophones hors Québec et de la minorité anglophone du Québec, les aspects techniques de la question constitutionnelle, les autres groupes culturels, les médias et le domaine de la culture, ainsi

560 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, Centre de recherche de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 5/9, « The Commissionřs Interpretation of The Terms of Reference : Research Program and Study Groups », par Michael Oliver, 26 juillet 1966, p. 11. 561 Ils sont 35 selon le recensement de 1961. 562 Ibid., p. 14. 563 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, 4/9, « Suggestions de Paul Wyczynski concernant le premier volume du Rapport final et lřimage actuelle du Canada », document 967 F,.

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que le monde du travail et la question des associations volontaires. Or, il se trouve que cette décentralisation fait en sorte que chacun produit sa petite étude dans son champ dřexpertise, mais quřil manque toujours un portrait global de la situation pour comprendre les forces en présence qui sont à lřorigine de la crise. Bref, il semblerait que la poussée de lřexpertise nuise en quelque sorte à la création dřétudes plus globales à même de répondre aux questions que se posent les commissaires. Cet état de fait est souligné à plusieurs reprises dans les documents de la Commission, notamment quand la commissaire Gertrude Laing sřinquiète du fait que les données produites soient trop précises et décalées de la réalité pour offrir des pistes de réflexion pertinentes 564 . Ou encore quand le politologue et superviseur de la recherche pour la section consacrée à la fonction publique fédérale David Easton sřinquiète, dans une lettre adressée à Michael Oliver, du fait que : « no one Division […] is responsible for assessing and analysing the total impact on Canada as a whole of cleavages in all major social areas. Although the Commissioners may well want to draw a broad and general picture themselves, I do feel that Research has a great deal to say about this that might serve as a solid and reliable base565. »

La recherche met non seulement à contribution un aréopage de spécialistes, mais également les universités, qui jouent un rôle essentiel non seulement en fournissant une main-dřœuvre, mais également en soutenant la publication des travaux de la recherche. À ce sujet, la publication tarde et est ralentie par le fastidieux travail de traduction des études. Dans une lettre datée du 12 août 1968, H. Blair Neatby presse les commissaires et les responsables de la recherche de reporter la traduction et de publier les études au plus vite avant quřelles ne soient dépassées. Encore une fois, le temps ici joue contre la Commission. Elle doit agir vite. Si elle ne publie pas, elle court le risque de faire croire aux citoyens que les problèmes ont été résolus: By foregoing translation, the Commission will also accelerate publication. The value of most of the research studies will diminish with time. The census data of 1961 will soon be

564 Aux dires de Gertrude Laing : « The study as forced people into categories that do not fit Canadian reality. There has been a real decalage here between Research and the Commission. » Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Comte rendu de la 39e réunion de la Commission, Édifice Metcalfe, Ottawa, les 12, 13 et 14 janvier 1966, p. 18. 565 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, Centre de recherche de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 3/9, Lettre de David Easton à Michael Oliver, 2 juin 1966, p. 2.

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superseded, the Survey data will soon be of questionable relevance for a post-Expo Canada, and even the textbook study by Trudel will only be of historical interest because the textbooks he analysed will no longer be in use. I am sure that the conclusions of most of these studies will still be valid for many years to come but, if the studies are not published soon, readers will be tempted to believe that the problems have already been solved566.

Neatby soulève également la question de la politique de restriction dřaccès des documents non publiés de la recherche établie par la Commission. Il mentionne quřil serait essentiel dřéliminer cette restriction pour permettre aux universitaires de consulter les documents et faire en sorte quřils ne tombent pas dans lřoubli : « As subsequent volumes of the Commission’s Report appear, the relevant studies could be released in the same way. This policy will placate impatient scholars. It will also enhance the contribution of the Commission to the national debate567. » Lřexigence de confidentialité est présente dans les commissions dřenquête qui préfèrent souvent demeurer discrètes sur les résultats de leurs travaux. Ici, Neatby tente de convaincre la Commission dřadopter une position plus ouverte afin que tout le travail commandé puisse servir et ne pas sřempoussiérer sur des tablettes des centres dřarchives.

5.4 La recherche comme aide au diagnostic et partie du remède Tantôt refuge des commissaires qui cherchent à se prononcer sur des faits et non sur des préjugés, tantôt faiblesse de la Commission de par son envergure, sa puissance, et lřambition de son programme, la recherche constitue à la fois une partie du problème et de la solution. André Laurendeau confia dřailleurs à son journal en 1966 : « La recherche est dans une position trop forte568. » Cette constatation traduit lřessence dřun certain âge dřor des sciences sociales où le crédit quřon leur accorde est fort et où les limites de ces sciences nřont pas encore été beaucoup testées. Les commissaires avancent toujours en terrain miné, eux qui cherchent à se prémunir des critiques en blindant leurs rapports avec le sceau tout puissant de la recherche. Laboratoire où des méthodologies inédites furent instituées, notamment en matière de sondage, le dispositif de recherche qui sřélabore autour de la Commission permet progressivement aux commissaires dřaffiner davantage leur regard sur

566 Centre dřarchives de lřUniversité McGill, Fonds Michael-Kelway-Oliver, MC 1064, Cont. 1, 1364D, Lettre de H.B. Neatby aux commissaires et aux responsables de la recherche, 12 août 1968. 567 Ibid. 568 André Laurendeau, Journal, p. 360.

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la crise et de poser un meilleur diagnostic. Certaines contributions, notamment celle de lřhistorien Kenneth McNaught569 intitulée « The Impact of Regional and Ethnic Differences upon Culture of English-Speaking Canadians », vont défricher des pans jamais étudiés et amener un éclairage nouveau sur des enjeux. Lors dřune réunion de la Commission où cette étude est discutée, Jaroslav Rudnyckyj souligne notamment que ce travail « constitue la première tentative de rassemblement de faits épars composant lřhistoire du Canada anglais570 ». Les études sřattachant à la place des francophones dans la hiérarchie sociale créèrent, quant à elles, une onde de choc571. Désormais, des statistiques venaient prouver les soupçons de certains sur lřinfériorité économique des Canadiens français au Québec. Ces nouveaux horizons ouverts par le Bureau de recherche permirent aux commissaires de mieux comprendre le mal canadien, mais aussi dřenvisager des remèdes pour quřil se résorbe en voulant notamment prescrire un rééquilibrage des forces afin que les deux communautés culturelles principales puissent atteindre lřégalité.

À travers ce portrait de la recherche de la Commission, une recherche qui suscite lřintérêt et la contribution dřun nombre élevé de chercheurs, une recherche qui parvient à pallier de grands vides dans la documentation présente sur le Canada, il est possible de commencer à cerner ce moment Laurendeau-Dunton, un moment où un travail de fond a été tenté pour penser le Canada autrement. Ce travail fait intégralement partie du remède. En effet, les commissaires et les chercheurs veulent donner aux Canadiens des outils pour mieux connaître leur passé, pour comprendre les zones dřombre de leur présent et ainsi envisager, ensemble, un avenir commun.

Les travaux de la recherche ont poursuivi lřenquête débutée sur le terrain, en voulant sonder avec encore plus dřacuité et de précision le cœur des Canadiens. La sociologie laissa une empreinte forte sur la direction des travaux en amenant une pléthore de nouvelles méthodologies. Un questionnaire fut envoyé à mille familles canadiennes dřun océan à

569 Kenneth McNaught a fait ses études en histoire à lřUniversité de Toronto où il a été influencé par Frank Underhill. Sa thèse porte sur J.S. Woodsworth. 570Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Comte rendu de la 39e réunion de la Commission, Édifice Metcalfe, Ottawa, les 12, 13 et 14 janvier 1966, p. 13. 571 Marcel Martel et Martin Pâquet, op. cit., p. 151.

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lřautre, les interrogeant sur de multiples détails de la vie quotidienne, sur leurs relations avec les gens de leur communauté, sur leur conception des relations inter-ethniques et sur leurs habitudes linguistiques572. Frank Scott sřinterrogea alors si une telle démarche avait déjà été entreprise ailleurs : « I asked Leon Dion whether he knew of any other country that had so tested its citizens, and he said « No » that this was something quite unique573. » Avec le Bureau de la recherche de la Commission Laurendeau-Dunton, le pays innove ; de nouvelles méthodologies sont testées pour approfondir les connaissances, des comparaisons sont établies avec dřautres pays comme la Belgique ou lřAfrique du Sud afin de tirer des leçons ou de sřinspirer de certains modèles étrangers. Bref, un effort concerté des élites intellectuelles du Canada, à la fois anglophones et francophones, est entrepris pour donner au Canada des assises réflexives solides.

VI. LES RELATIONS DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON AVEC LES AUTORITÉS FÉDÉRALES Plusieurs éléments nuisent à lřavancée de la Commission et à son désir de sortir du temps politique pour prendre le temps dřétablir le bon diagnostic et de proposer le remède idéal. Les relations avec les autorités fédérales constituent, dans le cas du la Commission Laurendeau-Dunton, un facteur dřangoisse nuisant à la dynamique des travaux. Dřabord cordiales, les relations avec le gouvernement Pearson se corsèrent devant le manque de résultats tangibles et surtout devant la position minoritaire du gouvernement libéral, victime dřattaques réitérées en chambre sur le dispositif réflexif quřil a créé pour panser les plaies du pays. Les relations avec le gouvernement libéral de Pierre-Elliott Trudeau, qui prit le pouvoir en 1968, furent houleuses, Trudeau préférant imposer sa conception du Canada plutôt que de sřimprégner du diagnostic émis par les commissaires et de leur panacée. Cette partie du chapitre se consacre aux relations de la Commission Laurendeau-Dunton avec les autorités fédérales ; lřobjectif poursuivi est de montrer comment la temporalité politique, qui exige des résultats, et la temporalité de la Commission sont parfois incompatibles. Lřobjectif est également de montrer comment les autorités fédérales peuvent ajouter au

572 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30-D211, 109, 2, Diary, p. 185. 573 Ibid., p. 186.

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fardeau des commissaires et sřimmiscer subrepticement dans le processus décisionnel des commissions.

Les commissions dřenquête sont des organes de réflexion chargés dřétudier un problème pour apaiser des maux qui rongent la société, pour calmer le mécontentement du public, ou pour répondre à des interrogations suscitées par certains enjeux sociaux et politiques. Certes, cřest un gouvernement qui choisit de les mettre en place, mais par la suite elles devraient être relativement autonomes du pouvoir afin de proposer des conclusions rafraîchissantes qui peuvent régénérer certains pans dysfonctionnels de la politique en raison du manque de recul et de la vitesse exigée dans lřaction par le temps politique guidé par les calendriers électoraux. Les commissaires peuvent conduire leurs recherches et formuler les recommandations qui sřimposent selon leur jugement ; ils peuvent réfléchir pendant plusieurs mois, voire des années. La pertinence des commissions dřenquête réside justement dans cette lenteur relative qui caractérise les travaux et cette certaine forme dřautonomie, qui se traduit aussi par le fait quřun changement de gouvernement ne soit pas supposé altérer leur travail. En effet, elles sont un produit de la politique qui se veut au-dessus de la mêlée. Mais jusquřà quel point sont-elles perméables aux volontés des responsables politiques ? Où sřarrête lřautonomie des commissions dřenquête par rapport à la volonté du premier ministre ? Sřil sřavère connu que lřautonomie de telles organisations a ses limites Ŕ fonds du Trésor public somme toute limité, mandat créé par le gouvernement, compétences attribuées aussi par le gouvernement -, il est également intéressant de voir où ses frontières de lřautonomie se situent dans le cas de la Commission Laurendeau-Dunton.

Lřétude des relations de la Commission avec le premier ministre Pearson et, à partir de 1968, avec le premier ministre Trudeau permet de constater que, dans une certaine mesure, le pouvoir politique peut sřimmiscer dans la prise de décisions et exiger des rendements. Les autorités politiques deviennent la source dřune pression supplémentaire qui sřajoute à la pression médiatique déjà évidente dans le cas de la Commission Laurendeau-Dunton. En exigeant des résultats rapidement, elles viennent diminuer la valeur même de lřentreprise qui devait penser en dehors du temps politique et prendre le temps nécessaire pour trouver des solutions durables. Une enquête, puisque cřest à quoi se résume

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une commission dřenquête, ne peut se faire sans connaître toutes les données préalables à la formulation de recommandations. Elle ne peut se faire sans avoir entendu les principaux acteurs. Elle ne peut se conduire sans avoir fait de recherches. Bref, dans son processus, une enquête exige du temps. Toutefois, la politique sřaménage mal avec les processus qui exigent une certaine lenteur dans lřexécution. De là découlent des tensions entre les commissions et les responsables politiques. En ce qui concerne la Commission Laurendeau-Dunton, les tensions puisent également leur source dans la position minoritaire du gouvernement Pearson.

Au début de la Commission, les relations avec le premier ministre Lester B. Pearson semblent harmonieuses. Or, plus le temps avance, plus la donne change et les liens se détériorent. À partir de lřélection de 1965, le vent commence à tourner en défaveur de la Commission en raison de sa condamnation en Chambre par lřopposition. Les critiques sřattaquent surtout à la nature de la Commission, trop centrée sur le Québec et pas assez représentative du point de vue des Canadiens anglophones. Lester B. Pearson est certes reconduit au pouvoir pour un deuxième mandat, mais malgré un plus grand nombre de députés libéraux élus, le parti forme toujours un gouvernement minoritaire. La réélection dřun gouvernement minoritaire fragilise la position des libéraux de Pearson en Chambre et rend, aux dires de Davidson Dunton, la Commission plus vulnérable aux éventuelles attaques de lřopposition qui sont déjà nombreuses : Mr. Dunton began the discussion by suggesting that events will not be as favourable to the Commission as before. The election results have shown that too much has been done for Quebec. The Commission will be more in danger of Opposition attacks because it is a nice way of getting at Quebec, and, likely, the Government’s defence of the Commision at this time will be even less vigorous. He advised the Commission to be ready for the real possibility of nasty things in the House, the submission of estimates being a case in point574.

Dunton soutient toutefois que le gouvernement nřexige pas de résultats immédiats et ne veut rien précipiter. Or, cet avertissement lance tout de même un message aux commissaires en mettant en lumière quřil est plus prudent, pour que les choses se passent bien et pour calmer les ardeurs de lřopposition, de ne pas projeter lřimage de trop en faire pour le Québec. Toutefois, le réseau de contacts de Davidson Dunton facilita la vie à la

574 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 38e réunion de la Commission, 15-17 novembre 1965, Ottawa, p. 4.

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Commission ; en effet, le coprésident comptait dans son cercle rapproché plusieurs hauts fonctionnaires et ministres, ce qui lui permettait dřassurer des appuis fidèles à son organisation575. Le prestige dřAndré Laurendeau et la feuille de route impressionnante des commissaires aidèrent également à adoucir les relations avec les autorités fédérales, même si ces dernières nřétaient pas toutes en accord avec le mandat et avec lřorientation des travaux576.

Les attaques musclées de lřopposition de John Diefenbaker eurent probablement un impact sur le titre du Rapport préliminaire. À lřorigine, la volonté des commissaires était de réveiller le reste du Canada, jugé apathique et trop peu enclin à participer à la formulation dřune solution au mal canadien. Pour ce faire, les commissaires désiraient lancer un message fort dès le titre du Rapport et lřintituler : La crise canadienne/The Canadian Crisis. Jugé trop pessimiste par le premier ministre, qui ne voulait pas jeter de lřhuile sur le feu, le titre fut abandonné au profit de quelque chose de moins incendiaire : Rapport préliminaire de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme577. La figure 1 témoigne de cette pression exercée par le premier ministre. Le commissaire Rudnyckyj commente ainsi la page titre dřune mouture du Rapport préliminaire : « Title suggestes by J.B. Rudnyckyj and originally adopted by RCBxB. Yet, under pressure of L. B. Pearson’s pressure it was omitted and copies destroyed. »

575 Paul Lacoste, « André Laurendeau et la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme », dans André Laurendeau, op. cit., p. 37. 576 Ibid., p. 37. 577 Frank Scott relate les pressions faites par le premier ministre sur les commissaires pour quřils laissent tomber le titre choisi initialement. Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30- D211, 109, 2, Diary, p. 195.

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FIGURE 1 : Pression exercée par le premier ministre Lester B. Pearson Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, volume 6, The Canadian Crisis.

En avril 1965, Lester B. Pearson exprime son désaccord à propos dřun questionnaire utilisé par la Commission pour interroger les membres de la Chambre des Communes. Devant cette opposition, Davidson Dunton et André Laurendeau décident de faire front commun contre lřavis du premier ministre et de poursuivre avec le questionnaire. André Laurendeau relate cette anecdote dans son journal : « M. Dunton et moi-même avons publié une déclaration qui a fait les manchettes de plusieurs journaux : nous y déclarons notre intention de poursuivre cette enquête, et nous disons pourquoi578. » Il y a donc une volonté

578 André Laurendeau, Journal, p. 321.

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venue du premier ministre dřexercer une influence sur la Commission, mais les commissaires peuvent tenir tête, surtout pour des enjeux relativement mineurs comme les questionnaires. À la même époque, les questions se multiplient en Chambre relativement aux dépenses engendrées par la Commission et à ses travaux. Les commissaires font donc analyser cette question par des experts en sciences politiques qui leur soulignent que, sřils doivent rendre des comptes et justifier leurs dépenses, ils peuvent rester plus discrets quant à leurs travaux579.

Le 8 juin 1965, Lester B. Pearson fait parvenir une lettre aux présidents conjoints de la Commission soulignant son vœu dřobtenir des résultats afin que le gouvernement puisse déjà instaurer des mesures au moment du centenaire de la Confédération :

My dear Co-Chairman,

I have been wondering about your plane for submitting the final report of the Commission to the Governement. It would be helpful in this connection to have some indication of your time table. For one thing, financial provision will have to be made for the work of the Commission.

I hope that you may find it possible to report by this time next year, so that the Federal Parliament and Governement would be able to give consideration to the implementation before Centennial year of any recommandations you may sake.

I would be most grateful therefore if you could give me, personnally and confidentially, some idea of your plans and program.580.

À partir de 1965, mais surtout en 1966, les commissaires deviennent de plus en plus conscients de la nécessité de produire des résultats, et de les produire promptement581. Le ton de la lettre de Pearson est cordial. Si aucune pression concrète nřest émise, il apparaît toutefois clair que le premier ministre sřimpatiente. La question du temps et de la productivité au sein de la commission nourrit les angoisses de certains commissaires et

579 Ibid., p. 320. 580 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1970, RG33-80, volume 116, Lettre de Lester B. Pearson aux coprésidents de la Commission, 8 juin 1965. 581 Les commissaires ne demeurent pas indifférents aux pressions de Lester B. Pearson, comme en témoigne un extrait dřune réflexion estivale de Paul Wyczynski qui réagit à la lettre du premier ministre : « La récente lettre de M. Pearson va dans le même sens. Je pense que nous devons tout faire pour que nous puissions achever notre travail dans les prochains 18 mois. » Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1970, RG33-80, volume 121, Paul Wyczynski, « Vues sur le Canada », document 704F, 25 août 1965, p. 1.

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membres rapprochés de leur garde. Lors de la 42e rencontre de la Commission, tenue du 13 au 16 avril 1966, un débat fait rage au sein des membres de la commission au sujet des pressions multiples qui viennent de lřextérieur : des médias, du public et surtout du cabinet du premier ministre, avec qui les relations se sont dégradées. La question de lřautonomie de la commission se trouve au cœur même de cette discussion : jusquřà quel point la Commission doit-elle rendre des comptes ? 1966 constitue lřannée de lřangoisse : les audiences sont terminées, les travaux de recherche sont bien démarrés, la Commission nřa plus dřexcuses pour remettre à plus tard la production dřun rapport final, dřautant plus que ce rapport final était prévu à lřorigine pour 1965. À cette 42e rencontre, Paul Lacoste sřinsurge notamment contre la relative inertie qui domine : « He pointed out that the question of time is important and that if the public knew how little the work had advanced there would be even more of an outcry. He suggested the Commission itself get down to work ; see people, form its own opinion and write its own materials. We haved worked too long on materials prepared by the others, even though they may be excellent582. » Les résultats des rencontres régionales ne suffisent pas à alimenter la Commission, les travaux de recherche peinent à remplir les ambitions initiales tant la tâche est colossale et les commissaires ont de la difficulté à remplir leurs objectifs en raison de lřampleur de lřétude commandée. La Commission se fait demander de rendre des comptes. André Laurendeau se demande jusquřà quel point la Commission doit se défendre. Il aspire à revenir au discours prononcé par Lester B. Pearson en 1962, discours où il a livré une plaidoirie en faveur dřune enquête qui se retrouve quatre années plus tard discréditées par son gouvernement. Paul Lacoste lui rétorque alors quřune telle justification historique semble inutile ; il faut plutôt informer les citoyens et les responsables politiques du travail colossal accompli entre 1963 et 1966 : Mr. Laurendeau raised another question, namely to what degree a Royal Commission should defend itself. Would it be possible, for instance, to invoke Mr. Pearson’s speech as opposition leader in hte House in December 1962 : would that be too political ? Mr. Lacoste made a case against going into too much history ; he would keep such a section as brief as possible. He would, rather, like to put the emphasis on what is being done, not to argue about historical reasons for having followed certain policies. He was not very much in favour of self-justification; he thought it was best to put positively just what as being done. Mr. Laurendeau felt it was not so much to justify as to

582 Centres dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 42e rencontre de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Metcalfe Building, Ottawa, les 13- 14-15 avril 1966, p. 5.

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explain why certain things has been done and to recall certain facts to people’s minds […]583.

Cette discussion témoigne du manque de repères dont souffrent parfois les commissaires qui ne savent pas toujours quelle voie emprunter pour justifier leurs choix et mener à bon port leur dispositif réflexif. Le professeur Léon Dion intervient pour souligner que les problèmes de la Commission ne sont pas quřinternes. Certes, des maladresses ont été commises qui ont ralenti les travaux, mais la source des tourments de la Commission, cřest le pays ; un pays qui se transforme et qui devient difficile à cerner, un pays où les communications sont rompues entre plusieurs de ses éléments. Les problèmes éprouvés par la Commission ne sont rien dřautre quřun symptôme du mal canadien : Professor Dion suggested that the Commission explain that it is quite right that its costs have been high, and that there have been errors, but also that the problem is not with the Commission, but the country. The Commission’s troubles are but a symptom of the malady. He suggested that general criticism cannot be taken too seriously as far as giving replies goes ; but specific criticism should be weighed and answered according to the case. He wondered if a general statement from the Co-Presidents at the moment could assure that the press will be any more favourable in a year’s time.

Mr. Frith agreed but stressed that a very frank conversation be held with the Prime Minister and that steps be taken to ensure a continuation of that frank disclosure. He suggested telling the Prime Minister the complete story of what is being done, and repairing any damage that has been done to his relationship with the Commission. This might also assist in changing the generally negative attitude of the Cabinet584.

Afin de calmer le climat à la Commission, Royce Frith suggère dřemprunter la voie choisie pour aller toucher les citoyens : le dialogue. Depuis trop longtemps, les communications semblent déficientes entre le cabinet du premier ministre et la Commission. Pour contrer ce phénomène, une discussion franche doit être établie avec Lester B. Pearson afin de lřinformer clairement des choix faits par la Commission et de lřavancement des travaux585. La recommandation de Royce Frith porte ses fruits puisque les présidents conjoints rencontrent le premier ministre le 20 avril 1966. André Laurendeau fait le récit de cette rencontre dans son journal en soulignant le peu de temps consacré par Lester B. Pearson aux problèmes et enjeux de la Commission. Le premier ministre ne semble pas Ŕ ou ne semble plus - placer cette enquête au sommet de ses priorités :

583 Ibid., p. 12. 584 Ibid., p. 16. 585 Ibid.

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Ceci mřétonne toujours : durant les 50 minutes que nous passerons là, il ne sera question de la Commission que durant une vingtaine de minutes. Pearson porte un jugement sévère à la fois sur Seven Days et sur la haute administration de Radio- Canada, de même que sur BGR. Ils interviendront dans ces domaines, et tiennent à lřopinion de Dunton. Puis soudain, cřest la Commission. Où en êtes-vous ? Dunton fait le lien avec la lettre rédigée en juin dernier, parle des « deadlines » que nous avons établis pour les projets, et de notre calendrier : nous visons à publier à lřautomne 66 un bouquin de synthèse contenant les principales recommandations. Très bien, dit le Premier ministre : ne pourriez-vous pas mřadresser un « progress report » pour que jřaie en main de quoi répondre si lřon pose des questions. […] Le Premier ministre parle des critiques formulées autour de lui contre la Commission et son programme de recherche. Sřil mřarrive, dit-il, dřavoir des moments dřimpatience par rapport à vous (recherches qui nřen finissent pas et prolifèrent indéfiniment), on comprend que chez dřautres cela aille jusquřà lřexaspération586.

Au fil de sa progression dans le temps, la Commission est attaquée de toutes parts. Devant ses adversaires qui se multiplient, le gouvernement tend de plus en plus à plier lřéchine. Comme le souligne Laurendeau au lendemain de sa rencontre avec le premier ministre, qui aspire à des résultats probants le plus promptement possible : « le malheur […] cřest que la place publique a été abandonnée aux adversaires de la Commission587. » À la pression du premier ministre, sřajoute aussi la pression médiatique. Elle qui a forcé la Commission à établir un comité de relations publiques, revient souvent occuper lřesprit des commissaires. Il faut dire que certains producteurs dřopinion dans les médias, tels que Peter Newman et Douglas Fisher, ne mâchent pas leurs mots à lřégard de la Commission 588 . Bref, lřenthousiasme des débuts est révolu et les commissaires se sentent pressés de produire des résultats.

La pression exercée par le premier ministre, à laquelle sřajoute celle exercée par les médias, mena à un changement de stratégie pour la publication du rapport final. Tout au long de lřété 1966, les commissaires vont travailler chacun de leur côté sur leur version du rapport qui aborderait les questions constitutionnelles, et qui constituerait un projet introductif global. En effet, leur volonté initiale était de proposer un premier volume du rapport qui serait le fruit de lřexpérience quřils ont vécue sur le terrain, expérience de laquelle se dégagerait leur conception du Canada. On le voit dans un des schémas du rapport final proposé où il est mentionné un chapitre intitulé « The Commission’s Concept

586 André Laurendeau, Journal, p. 367-358. 587 Ibid., p. 360. 588 Ibid., p. 358.

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of Canada » : « In this crucial chapter we must try to picture a different kind of Canada in which the idea of equal partnership is progressively put into pratice589. » Toutefois, les pressions externes, mais aussi des tensions internes, vont ramener le projet à quelque chose de plus concret, soit un volume consacré entièrement au problème de la langue. Le schéma proposé par Gilles Lalande en juin 1966, schéma à partir duquel ont oeuvré les commissaires pour la rédaction du premier volume du rapport final, est clair : « Ce projet traduit, dans son ensemble, une façon directe et logique dřaborder le Rapport final. Il met délibérément de côté toute considération sur la notion de crise et sur le concept d’equal partnership590. » Les sujets chauds de la Commission, ceux qui alimentent les critiques, sont délaissés au profit dřun projet pragmatique sur les questions linguistiques.

La Commission doit se défendre, répondre à ses adversaires : la meilleure réponse quřils peuvent offrir, comme le rappelle le cofondateur du NPD et député fédéral David Lewis à André Laurendeau dans une correspondance, cřest de produire des rapports591. À lřété 1966, lřangoisse fait tranquillement place à une certaine forme de panique aux dires dřAndré Laurendeau, qui relate un déjeuner avec Pierre Trudeau où il lui confie ses inquiétudes : « Les attaques portées par des adversaires surtout politiques, les critiques répétées de plusieurs hauts fonctionnaires sur nos façons de procéder […] et la lassitude apparente du Premier ministre et de quelques amis : tout contribue à créer une impression dřurgence, sinon de panique, et tendrait à nous faire publier un rapport mal mûri. (Mon résumé est moins nuancé que mes propos) 592 . » Cette urgence nuit passablement aux relations à lřintérieur de la Commission, comme le mentionne Laurendeau dans son journal : « Au cours de la même période, lřatmosphère se gâte à la Commission, lřimpatience devient inquiétude, et même colère chez Royce Frith593. »

589 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P4351/F1, 2, 4/9, « Schema for Volume I of Final Report ». 590 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435/F1, 2, 4/9, « Projet de schéma pour un premier tome du Rapport final », préparé par Gilles Lalande, le 14 juin 1966, p. 1. 591 André Laurendeau relate cette conversation avec David Lewis dans son journal : « Un autre mot de Lewis, hier. Lui disais : Comment une commission dřenquête se défend-elle ? Sa réponse : en produisant, en publiant, fût-ce des volumes de recherche pourvu quřils aient des conclusions positives. » Voir André Laurendeau, op. cit., p. 361. 592 Ibid., p. 367. 593 Ibid., p. 370.

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De nombreuses moutures du premier volume du rapport final furent formulées, reformulées, soumises, discutées ; les débats à leur propos vont sřéchelonner tout lřété et lřautomne 1966. Les échéances hantent la commission. Malgré les efforts déployés pour publier un volume à temps pour 1967 et satisfaire le premier ministre, le projet échoue. Or, le premier ministre ne semble plus sřen faire devant les conclusions négatives apportées par le rapport, il préfère le voir sortir après les festivités de 1967 pour ne pas inquiéter la population. Ce délai, accordé par défaut, apaise les relations à la Commission.

Lřexemple de la Commission Laurendeau-Dunton et de ses relations avec les responsables politiques, et plus particulièrement avec le premier ministre Pearson est intéressant puisquřil montre que, si le premier ministre tente parfois de sřingérer directement dans les activités de la Commission en voulant interdire la distribution de questionnaires notamment, il demeure relativement à lřécart de la prise de décision. Or, son emprise est malgré tout constante sur la Commission et ses exigences de résultats viennent nuire au climat de la Commission et créent un sentiment de panique généralisé qui mène à revoir les priorités et à délaisser certaines interprétations au profit de dřautres qui sont plus à même de rencontrer les délais prévus. Le climat politique agit également sur le déroulement des travaux de la Commission. Le fait que Lester B. Pearson se retrouve à la barre dřun gouvernement minoritaire nřest pas sans créer dřimpact à la Commission, qui se voit attaquée en Chambre par une opposition agressive, qui rêve de prendre les rênes du pouvoir avant le Centenaire 594 . La Commission devient un des talons dřAchille du gouvernement, surtout à partir de la publication du Rapport préliminaire qui soulève directement la question de la crise canadienne. Cette crise, que lřon croit artificielle dans certains milieux, et à laquelle plusieurs Canadiens ne sřidentifient pas, fut lřobjet de critiques acerbes. Il devient alors pénible pour le gouvernement de justifier la dilapidation de fonds publics dans la gestion dřune crise à laquelle certains ne croient pas, dřoù les attaques répétées en Chambre sur les coûts de la Commission. À partir de 1965, et surtout de 1966, la Commission Laurendeau-Dunton est sur la défensive et elle ne bénéficie plus

594 André Laurendeau souligne que « Dief veut absolument régner au moins 24 heures durant « The Centennial » […]. » Voir André Laurendeau, op. cit., p. 365.

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dřune protection soutenue de la part du premier ministre. Elle doit donc se défendre, ce qui ajoute au fardeau déjà considérable des commissaires. Cette situation alimente un stress chez les commissaires, qui nuit non seulement à la formulation, mais aussi à la prescription du remède. Avec leur travail sur le terrain, les commissaires préparent tranquillement les Canadiens à accueillir le remède quřils vont prescrire. Or, cette relation parfois malsaine avec les autorités fédérales qui exigent des résultats mène vers une fuite du kairos. À la question quand devrait-on administrer le remède ? La réponse devrait revenir aux commissaires, qui connaissent mieux que quiconque les enjeux auxquels ils font face. Or, cette réponse vient des responsables politiques, qui veulent imposer leur logique du temps à une entreprise qui nřa de valeur que hors du temps politique. Trudeau, plus que Pearson, va vouloir imposer sa conception des choses et va ainsi interrompre le travail entamé par la Commission.

Lřétude des relations de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme témoigne également dřun autre fait patent au sujet des commissions dřenquête, soit le désintérêt relatif des responsables politiques à leur égard une fois quřelles sont instituées. Lester B. Pearson a répondu à lřappel dřAndré Laurendeau. Il a même fait des pressions en tant que chef de lřopposition en 1962 pour que le premier ministre Diefenbaker mène une enquête sur lřétat potentiellement destructeur des relations entre le Québec et le reste du Canada. Une fois au pouvoir, il a pris les moyens de mettre sur pied lřenquête convoitée pour endiguer la crise. Or, par la suite, son attitude ne traduit pas une volonté réelle de contribuer à cette enquête et dřen faire une réussite. Il agit comme si la crise sřétait arrêtée le jour où il avait mis sur pied la Commission ; comme si le fait dřavoir nommé le problème avait résorbé du même souffle les tensions séculaires. Les commissaires se retrouvent donc dans une mauvaise posture à affronter les attaques seuls, eux qui ont déjà beaucoup de travail à accomplir pour documenter les différents aspects du mandat.

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***

Des tiraillements et des contradictions nombreuses se dégagent à travers lřétude du fonctionnement de la Commission Laurendeau-Dunton. Il y a des tiraillements entre la prudence de certains commissaires qui hésitent à se prononcer sur des questions peu documentées, et la volonté dřagir promptement dřautres commissaires qui veulent informer les citoyens de la crise même si les données objectives manquent. Il y a des contradictions entre la volonté de produire des résultats et celle de prendre son temps pour penser hors de la mêlée. Le dispositif mis en place en 1963 pour penser et panser les plaies du Canada est complexe : il étend ses ramifications dans différentes sphères et met à contribution non seulement les élites intellectuelles, mais aussi les citoyens qui sont invités à participer aux rencontres et à répondre à des sondages. Le Canada est passé sous la loupe des commissaires afin de mieux comprendre les symptômes de la maladie, mais aussi les façons de la guérir.

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CHAPITRE TROIS

DANS LES COULISSES DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON : À LA RECHERCHE DřUN REMÈDE AU MAL CANADIEN

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« …je tiens à souligner que tous les commissaires étaient des personnes exceptionnellement éduquées et quřau cours des années plusieurs se lièrent dřamitié. Jřai assisté à presque toutes les séances dřétude de la Commission et jamais un seul propos désobligeant au plan personnel ne fut prononcé. Mais au niveau des idées, les vastes connaissances des uns, lřentêtement des autres ou les préférences des autres suscitaient des échanges mordants dès lors que survenaient des questions complexes. » Léon Dion, « Bribes de souvenirs dřAndré Laurendeau », p. 49.

« We’ve got to put some imagnination in our report » Frank Scott, cité par Clément Cormier, « À la recherche dřidées pour le premier tome du Rapport final », p. 1

La citation en exergue de Léon Dion laisse présager lřambiance parfois houleuse entre les murs de la Commission. Lřhistorien J.G.A Pocock a mis en lumière lřimportance dřétudier le contexte dřémergence des idées avant de sřattacher aux idées en elles- mêmes595. Après avoir reconstitué les réseaux intellectuels dans lesquels sřinscrivent les commissaires, il apparaît maintenant essentiel de sřattacher à leurs idées, qui sřexprimèrent pendant la Commission à travers divers canaux : dans les débats tenus lors des réunions ou dans les multiples travaux et réflexions écrits par les commissaires à la recherche de la forme idéale à donner aux différents volumes du rapport final.

595 Voir J.G.A. Pocock, Le moment machiavélien : la pensée politique florentine et la traduction républicaine atlantique, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, 586 p.

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La Commission constitue un lieu de débats, un lieu où les commissaires ont pu peaufiner leur conception du Canada idéal ainsi que des solutions ou une marche à suivre pour lui insuffler une vie. Dans les solutions élaborées par les commissaires pour guérir le mal canadien, plusieurs éléments phares se dessinent et vont marquer la scène politique canadienne pour les décennies à venir. Ces éléments sont repris par les citoyens et les responsables politiques pour penser leur pays. Il y dřabord la question de la place du Québec dans le Canada, province pour laquelle certains commissaires, notamment André Laurendeau et Paul Lacoste, voulurent établir les fondements dřun statut spécial à lřintérieur dřune Confédération repensée. Il y a la question de la protection du français, dont plusieurs mesures proposées par la Commission sont reprises par le premier ministre Pierre- Elliott Trudeau dans la Loi sur les langues officielles promulguée en 1969596. Il y a la question du multiculturalisme, qui se pose avec davantage dřacuité au fur et à mesure de lřavancement du travail de la Commission, notamment avec lřintensité des interventions des représentants ukrainiens et le travail acharné du commissaire Jaroslav Rudnyckyj pour imposer sa conception du Canada multiculturel. Sřabreuvant à plusieurs sources pour penser des panacées pour lřavenir du Canada, la Commission Laurendeau-Dunton offre un temps dřarrêt particulier dans une société à la recherche de repères identitaires. Il sřagit dřun événement plutôt exceptionnel où, pour trouver une voie cohérente pour le Canada, se rejoignent les élites intellectuelles, la volonté politique Ŕ du moins au début des travaux Ŕ, les ressources financières et, dans une certaine proportion, les citoyens.

596 Matthew Hayday consacre un chapitre de son livre Bilingual Today, United Tomorrow : Official Languages in Education and Canadian Federalism, à la question du transfert des recommandations de la Commission Laurendeau-Dunton à la création de politiques publiques sur la scène fédérale, notamment à travers la promulgation de la Loi sur les langues officielles, qui a fait du français et de lřanglais les deux langues officielles du Canada et qui a encadré la mise en place de services bilingues dans la fonction publique fédérale. Bien que la Loi sur les langues officielles de 1969 soit le produit de la Commission et une façon dřendiguer la crise décriée par les commissaires dans le Rapport préliminaire en 1965 en renforçant le caractère bilingue du pays, elle sřinspire aussi beaucoup de la vision personnelle de Pierre-Elliott Trudeau de la politique, comme le souligne Hayday : « Overall the federal governement’s proposals were strongly rooted in the personal convinctions of Pierre Elliott Trudeau, who had long believed in individual rights and bilingualism. The federal governements’ proposals reflected Trudeau’s personal ideology through their emphasis on individual choice and the addition of a proposal to fund the second-language instruction, which was not recommanded by the B & B Commission. » Voir Matthew Hayday, Bilingual Today, United Tomorrow : Official Languages in Education and Canadian Federalism, p. 44. Le chapitre consacré aux travaux de la Commission sřintitule From Royal Commission to Governement Policy, p. 35-62.

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Ce chapitre se consacre aux résultats de ce brassage dřidées ; il veut témoigner de lřimage du Canada déployée par les commissaires au fil des travaux, une image qui se précise à la suite du travail de terrain et des efforts du Bureau de la recherche et qui se présente sous forme de devoirs dřété et de travaux multiples sur la conception du Canada. Quelle posologie prescrire pour guérir le mal canadien ? Cřest une vaste question et la Commission Laurendeau-Dunton nřest pas la première à se la poser. Toutefois, jamais autant de ressources intellectuelles nřavaient été réunies pour y répondre. Pourtant, les points de tension ont été si forts sur le terrain et entre les commissaires que certains pans du mandat et certaines ambitions des commissaires ne se sont jamais retrouvés dans un volume du rapport final. Ces omissions en font ainsi des oubliés de lřhistoire. En somme, la Commission a permis dřétablir un cadre solide pour assurer le bilinguisme, puisque tous sřentendaient à ce sujet qui est le moins miné de ceux abordés par la Commission597. Les grandes orientations touchant les questions constitutionnelles ont été abandonnées, de même que certaines idées touchant le concept « dřequal partnership », cher à André Laurendeau. Abordée dans les pages bleues considérées comme le testament politique dřAndré Laurendeau, la volonté dřétablir un statut spécial pour le Québec nřa pas eu de suite dans les volumes du rapport final. Le biculturalisme sřest éclipsé derrière le multiculturalisme en raison de la lecture faite par Trudeau du Livre IV de la Commission consacré à lřapport des autres groupes ethniques.

Dans un document daté du 18 août 1965, André Laurendeau souligne les difficultés inhérentes au travail collectif : « Jřai noirci beaucoup de papier, au début de lřété, pour tenter de répondre à la question posée. Je me suis rendu compte, au bout de quelque temps,

597 Bien quřil ne fut pas aussi épineux que le débat entourant la question constitutionnelle, le débat entourant la prescription dřun régime linguistique pour le Canada suscita tout de même des échanges vifs, les commissaires se trouvant notamment devant un manque de modèles opératoires à lřinternational pouvant sřappliquer au Canada. En effet, lřétude des modèles sud-africain et belge nřapportaient pas de réponses aux problèmes linguistiques canadiens. Le seul modèle opérationnel aux yeux des commissaires était le modèle finlandais, qui prévoyait des districts bilingues pour répondre aux besoins de sa minorité finlandaise. Matthew Hayday, op. cit., p. 37-38. Au final, le modèle choisi recommandait que « lřanglais et le français soient formellement déclarés langues officielles du Parlement du Canada, du gouvernement fédéral et de lřadministration fédérale. » Il prévoyait également la création de districts bilingues là où une concentration dřune minorité linguistique officielle atteindrait ou dépasserait 10 %. Cette dernière dimension des districts bilingues ne trouva jamais de véritables suites sur la scène politique. Pour les recommandations précises, voir le Premier volume du rapport final, p. 153 à 156. Pour une histoire complète du sort réservé aux districts bilingues, voir Daniel Bourgeois, The Canadian Bilingual Districts : From Cornestone to Tombstone, Montreal, McGill-Queen's University Press, 2006, 326 p.

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que jřessayais de rédiger « mon » rapport final et que jřy perdais mes vacances. Or, le rapport doit être une œuvre collective : il mřa paru vain de décider à part moi si les provinces doivent être bilingues, et quel sera le sort des minorités ethniques598. » Chaque commissaire est tenté dřécrire son propre rapport, mais tous doivent se rencontrer autour dřune conception commune. Or, cette conception sřavère particulièrement difficile à établir. Dès lors, des volumes du rapport final ne sont pas toujours le reflet fidèle des discussions et des travaux qui se sont tenus pendant toutes les années de la Commission. Prenons simplement le Livre II sur lřéducation, dont les 45 recommandations concernent la question linguistique. À les lire, on croirait que les commissaires sřen tiennent au seul aspect de leur mandat relatif au bilinguisme. Pourtant, dans les coulisses de la Commission, cřest tout un programme de nation-building qui est mis en branle, un programme encore plus ambitieux que ne le laisse entrevoir le rapport final. Au fil des rencontres et des travaux de la Commission, les commissaires échafaudent les différents piliers de leur Canada idéal. Cřest à ce Canada que se consacre ce chapitre, ce Canada rêvé et pensé par les commissaires, dont les conceptions ne sont pas parvenues à se rencontrer pour paver une voie commune pour le Canada futur. À travers la rencontre de ces dix intellectuels qui pensent différemment le Canada, à travers le récit de leurs conflits et de leurs tensions, se dégage la complexité dřun pays jeune, où concourent plusieurs voix avides de se faire entendre. De 1963 jusquřà la toute fin de la Commission en 1971, les commissaires vont coucher à de multiples reprises leur conception du Canada sur papier lors de devoirs dřété, lors de débats où ils voudront mieux faire comprendre aux autres leur point de vue, ou lors du moment de la rédaction des rapports finaux. Ils vont réfléchir aux termes du mandat, ressasser les images quřils ont vues et les mots quřils ont entendus lors des rencontres auxquelles ils ont participé ; ils vont laisser sřimprimer en eux une conception de leur terre natale ou dřadoption qui va entrer en concurrence avec celle des autres commissaires. Sřattacher à ces conceptions, cřest redécouvrir des concepts pertinents pour penser le Canada Ŕ le concept de majorité généreuse par exemple Ŕ, cřest revoir certains éléments pour réviser la constitution canadienne, cřest aussi sřintéresser à la victoire du multiculturalisme sur le biculturalisme.

598 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, B4, 390, section André Laurendeau, document 705 F.

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I. LES DEVOIRS DřÉTÉ DES COMMISSAIRES : LřIMAGE DU CANADA Alors que les recherches commencent à produire des résultats, les commissaires partent en vacances en écoliers à lřété 1965599 et à lřété 1966, avec un devoir à accomplir dans leurs valises. Ce devoir consiste à coucher sur papier leur image du Canada et les premiers éléments pour lřamender. Ce qui ressort de leur réflexion, cřest lřimage dřun pays à bâtir, un pays en quête dřune identité et un pays vivant dans lřombre de son voisin américain. Le Canada doit émerger des zones dřombres identitaires dans lequel il se trouve. Aux dires des commissaires, il faut jeter les assises dřun Canada spécifiquement canadien, avec des institutions qui lui sont propres, un art qui lui appartienne et une fierté commune ; ce tout cohérent constituerait un rempart contre lřannexion. Comme le mentionne Paul Wyczynski dans son devoir : « Il faut oublier ce qui nous sépare et sřaccrocher à ce qui nous unit600. » Sans cohésion, un Canada disparate nřa que peu de chances de survie aux yeux des commissaires. Le remède des commissaires doit guérir des maux multiples : il doit jeter les assises dřun partenariat plus égalitaire entre anglophones et francophones, il doit permettre aux autres groupes ethniques de se sentir épanouis et il doit permettre, plus globalement, aux minorités de sřépanouir. Il doit aussi aider le Canada à traverser cette phase de transition entre un Canada accroché à sa mère patrie et ce nouveau pays indépendant qui commence à sřaffirmer avec davantage de confiance dans les années 1960. Le remède doit aussi être prescrit à temps. Cette phrase du commissaire Wyczynski révèle comment la dimension temporelle de la Commission est présente à lřesprit des commissaires : « Notre rapport ne fera pas son effet sřil nřarrive pas à temps601. » Les commissaires se doivent dřagir ni trop vite, ni trop lentement ; ils doivent saisir le kairos.

599 Lřidée de faire des « devoirs de vacances » sur le Canada idéal vient de Jean-Louis Gagnon, qui voyait en eux une bonne manière de coucher sur papier des réflexions pouvant alimenter les rapports finaux. Ces devoirs ne se veulent ni objectifs, ni définitifs, mais ils permettent dřappréhender les conceptions dřun Canada idéal des commissaires. Davidson Dunton ne semble pas avoir soumis de devoir. Le fait quřil était en vacances en Europe peut sans doute expliquer son abstention. Voir Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D18, volume 5, Lettre dřAndré Laurendeau à Jaroslav Rudnyckyj expliquant le concept des devoirs de vacances, 5 juillet 1967. 600 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 121, Paul Wyczynski, « Vues sur le Canada », document 704 F, 25 août 1965, p. 7. 601 Ibid., p. 1.

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Ce qui se dégage de la lecture des devoirs dřété des commissaires, produits dans une période de tensions à la Commission où lřon ne sait plus sur quelle voie sřengager dans la rédaction du rapport final et où des pressions externes Ŕ notamment politiques Ŕ commandent des résultats, cřest la divergence des conceptions présentes parmi certains commissaires et le déni dřaspects du mandat par certains dřentre eux qui ne croient pas au biculturalisme. La théorie du pacte entre les deux nations, présente au cœur même du mandat, est largement contestée entre les murs de la Commission par Frank Scott et par Jaroslav Rudnyckyj, ce dernier préférant déjà parler de « multi-biculturalismes ». Pour Frank Scott, Jean-Louis Gagnon et Jaroslav Rudnyckyj, la situation présente dans les années 1960 ne commande aucunement un remède visant à faire de la majorité francophone du Québec une majorité au même titre que la majorité anglophone du Canada.

Les commissaires sont eux-mêmes conscients de la tâche qui leur incombe de trouver un remède, comme en témoigne cet extrait du devoir de Paul Wyczynski : Personnellement, je pense que nous, commissaires, nous devrions être les contemporains au plein sens de ce mot, cřest-à-dire, non pas les contemporains du passé, mais les contemporains de lřavenir. Notre rapport sřadressera à lřavenir du pays et non pas à son passé. Nous sommes les examinateurs des faits accomplis autant que des faits à venir. Nous scrutons le passé pour trouver un avenir meilleur pour le pays. Notre vision des problèmes doit se nourrir de la vie en pulsation, qui se projette déjà dans les décennies futures. Ainsi surgit devant moi le grave problème de proposer les remèdes concrets et efficaces pour que le Canada puisse exister en tant que pays uni, prospère, autant heureux que démocratique602.

Pour ce faire, le Canada doit se trouver une culture qui lui est propre. Et cette culture, elle ne se trouve pas dans le confort matériel qui définit le pays et marque un peu plus chaque jour sa dépendance envers lřéconomie des États-Unis. Aux yeux de Paul Wyczynski, la culture matérielle nřest pas une culture en soi. Il sřinquiète du fait que : la culture spirituelle est à bien des égards étouffée en quelque sorte par la culture matérielle. Il faudra consacrer plus dřargent à la formation intellectuelle des citoyens, au perfectionnement des écoles, à la création artistique, aux centres culturels, aux institutions de haut savoir. On pourrait trouver des sommes considérables destinées à ces fins en se libérant graduellement de lřemprise américaine qui exerce sur lřéconomie canadienne un contrôle sans précédent603.

602 Ibid., p. 3. 603 Ibid.

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Les États-Unis apparaissent alors comme un poids sur le présent du Canada, lřempêchant de sřépanouir pleinement. Les commissaires sont nombreux, comme leurs contemporains, à craindre ce poids.

1.1. Créer un Canada canadien : les devoirs dřété de Paul Wyczynski et de Gertrude Laing Dans un article où il relate son expérience au sein de lřéquipe de recherche de la Commission, le politologue John Meisel revient sur cette menace américaine que ressentent les contemporains des années 1960 et 1970 : « Canada was threatened in the sixties and seventies not only by internal centrifugal forces and ethnic discord but also by constantly growing American penetration and domination604. » Cette peur est également présente dans le devoir que rend Gertrude Laing à la Commission en 1965 et qui souligne : « As I considered the question, the thought that immediately surfaced was : « I don’t want the Canada to become any more deeply enmeshed with the United States. I want Canada to remain distinct, and as a Canadian, I want to be distinct and distinguishable from an American.ř605 » Elle prône, à lřinstar de son collègue Paul Wyczynski, un renforcement des institutions canadiennes qui mettent en lumière le caractère distinct du pays. Elle évoque le canadianisme, qui serait lřessence de la particularité canadienne et qui se trouverait en partie dans la reconnaissance de la diversité culturelle, mais aussi dans le respect de lřégalité des individus et des collectivités. Le renforcement du canadianisme passe notamment par un investissement plus soutenu des gouvernements dans lřart : It is largely through the arts that Canadians can be articulate about Canadian values and objectives. Any expansion in these fields will come about mainly through increased subsidy from government, both federal and provincial. Present agencies such as Canada Council, National Film Board and the C.B.C. will need to be given greater scope in order to fulfill adequately their role of deepening and interpreting our cultural convictions. The book-publishing business and a Canadian film industry appear to present two additional claims to support.606

604 Johen Meisel, « The Fear of Conflict and Other Failings », Government and Opposition, Vol. 15, no. 3-4, 1980, p. 442. 605 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 121, Gertrude Laing, « A Concept of Canada », document 692 E, 1er août 1965, p. 1. 606 Ibid., p. 5.

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Autant dans la conception du Canada présentée par Gertrude Laing que dans celle présentée par Paul Wyczynski, les universités sont conviées à jouer un rôle majeur, à devenir un pilier culturel. Alors que la première souligne lřimportance de stimuler au sein des universités lřintérêt pour lřhistoire et la littérature canadienne, le second suggère de créer, dans chaque enceinte universitaire, un centre dřétudes canadiennes pour assurer la biculturalité. Bref, il faut encourager la création de contenu canadien en matière de littérature, de films et de télévision. Et il faut sřattacher à faire connaître ce contenu.

Autant Gertrude Laing que Paul Wyczynski témoignent dans leurs devoirs dřété de 1965 dřune conception du Canada idéal où pourraient sřépanouir équitablement les cultures francophone et anglophone, tout en ne négligeant pas les autres groupes ethniques. Toutefois, à ce stade, les deux commissaires ne prescrivent pas de programme politique pour parvenir à cet équilibre. Ils sont témoins du poids de lřhistoire, dont ont souffert les francophones qui ont vu se poser des obstacles sur la voie menant à leur épanouissement. Paul Wyczynski souligne en ces termes la situation particulière du Québec : Lřaxe des raisonnements qui devraient servir à comprendre lřétat actuel du Québec est celui-ci : les Canadiens français veulent une fois pour toutes être égaux avec les Canadiens anglais dans le contexte canadien. Là se trouve la source véritable du nationalisme québécois qui possède un triple visage […] Le souffle commun qui se manifeste aux différents degrés de la société, est ce désir ardent de perfectionnement dans le domaine politique, économique, culturel et linguistique. Cet effort souscrit aux larges projets déjà en marche ; il y a une tendance très nette de sřidentifier, dřêtre égaux et dřêtre considérés égaux au Québec autant que partout au Canada607.

Comment permettre à cette soif dřégalité du Québec de sřexprimer dans le cadre canadien, voici une des questions qui habitent la conception canadienne des commissaires. Contrairement à certains de ses collègues, Wyczynski reconnaît explicitement la dualité canadienne. Toutefois, à ses yeux cette dualité peut très bien sřexprimer dans le cadre dřun fédéralisme centralisateur : Je reconnais au Canada deux nations, canadienne-anglaise et canadienne-française, qui se nourrissent toutes les deux de riches traditions séculaires et également valables. Ces deux nations sont différentes en tant que sociétés ayant leur propre langue, leur propre culture et une multitude dřaspirations qui sont à la racine même de leur ethnicité. Mais ces deux nations sont unies par un pouvoir politique central commun qui leur permet dřagir efficacement en tant quřÉtat et de réaliser certains projets en commun. Elles se doivent un respect profond et réciproque, une collaboration608.

607 Ibid., p. 3. 608 Ibid.

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Dans lřanalyse que fait Wyczynski de la situation, cette riche collaboration, si elle est possible dans le cadre dřun fédéralisme centralisateur, ne pourra porter ses fruits complètement que le jour où le Canada deviendra un pays complètement indépendant et sřextirpera des derniers relents dřimpérialisme.

Gertrude Laing et Paul Wyczynski veulent contribuer à faire du Canada un pays où lřégalité entre les deux communautés culturelles principales peut sřexprimer sans ambages. Avec les discussions entre commissaires, les contacts avec le terrain et le Bureau de la recherche, la conception du Canada de Gertrude Laing semble se préciser. À lřété 1966, elle fait parvenir un deuxième devoir dřété où certains parallèles sřétablissent avec la conception dřAndré Laurendeau. Intitulée « Some Intimations Concerning Commission Report – Volume I », cette réflexion défend lřidée chère au coprésident québécois dř« equal partnership ». Aux yeux de la commissaire, la solution se trouve dans un renforcement de lřégalité entre les francophones et les anglophones : « The underlying principle has already been defined as « equal partnership » for two societies within a single state. The kinds of solutions we recommend to the problems we have identified will reprensent the way in which we think this principle can be applied in given situations609. » Pour y arriver, elle nřexclut pas des arrangements constitutionnels entre Québec et Ottawa. Selon sa lecture de la situation, le rapport final doit commencer là où le rapport préliminaire sřest conclu, cřest- à-dire avec la crise canadienne, sa profondeur, et les moyens de lřendiguer610. Il doit se montrer très sensible à la situation du Québec611.

La conception de Paul Wyczynski semble également mûrir avec le temps. En 1966, il se montre plus conscient de la nécessité dřintervenir sur le terrain constitutionnel pour que le Québec puisse rattraper un retard accumulé au cours des dernières décennies :

609 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, 4/9, Gertrude Laing, « Some Intimations Concerning Commission Report – Volume I », Montreal, May 26th, p. 1. 610 À ce moment, un rapport final global, abordant les grandes lignes des conclusions des commissaires sur les moyens dřétablir lřégalité entre les deux peuples fondateurs est toujours envisagé. Gertrude Laing sřen montre dřailleurs partisane. 611 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, 4/9, Gertrude Laing, « Some Intimations Concerning Commission Report – Volume I », Montreal, May 26th, p. 2-3.

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On prend conscience du retard que les Canadiens français ont enregistré, par rapport aux provinces anglaises, surtout dans les domaines de lřéconomie et de lřéducation. Lřinégalité constitutionnelle se traduit donc en termes plus concrets de la vie qui conditionne le bien-être du citoyen québécois. Cet élan est à mon avis irréversible. Québec veut rattraper le temps perdu et devenir lřégal de lřOntario ou de la Colombie-Britannique. Autrement dit, il veut devenir lui-même dans sa manière dřexister. […] Pour que la Confédération se développe, certains changements constitutionnels sont aujourdřhui nécessaires […] Écrire une nouvelle constitution serait aujourdřhui un rêve irréel : cette nouvelle constitution se fera par étapes. Lřégalité ne pourrait pas se faire autrement étant donné que, dans un pays qui se veut aujourdřhui bilingue et biculturel, les Canadiens anglais sont plus privilégiés que les Canadiens français […]612.

Les devoirs dřété de Gertrude Laing et de Paul Wyczyski sont intéressants pour de multiples raisons. Dřabord, ils présentent un Canada en construction, un Canada qui a besoin de définir ses repères identitaires pour éviter sa perte. Ensuite, ils témoignent de lřinfluence du travail de terrain, du Bureau de la recherche et de la conception présentée par André Laurendeau. En une année, leur conception a évolué et les a amenés à placer le Québec et, plus globalement, le Canada français, au centre de leur remède. À leurs yeux, pour que le Canada puisse survivre, sa biculturalité doit être mieux reflétée. Il faut contrer le poids de lřhistoire et redonner aux francophones des leviers de pouvoir afin quřils soient mieux représentés sur la scène canadienne.

1.2. La sensibilité des commissaires Clément Cormier et Jaroslav Rudnyckyj aux minorités

Le père Clément Cormier amorce ses réflexions estivales de 1966 en suggérant le ton que devrait emprunter le rapport final, un ton touchant la conscience des citoyens et capable dřexalter leur courtoisie : « Et je souhaiterais que notre texte soit plus quřun exposé didactique. Il me semble que notre rapport devrait avoir de la couleur, quřil devrait prendre la forme dřun appel à la bonne volonté des hommes613. » Lřespoir de voir émerger un Canada nouveau plus uni repose en partie sur la bonne volonté des hommes, qui leur permet de concevoir le sort des minorités et de lřaméliorer. Le commissaire Cormier croit que lřidée maîtresse qui devrait guider la rédaction du rapport final est représentée par le

612 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, 4/9, « Suggestions de Paul Wyczynski concernant le premier volume du Rapport final et lřimage actuelle du Canada », document 967 F, p. 5-6. 613 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, 4/9, Clément Cormier, « À la recherche dřidées pour le rapport final », p. 1.

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concept de « minorité »614. Il confie que cřest à la suite dřune observation faite par le professeur Peter Mackay lors dřune séance de discussion que cette idée a cheminé dans son esprit 615 . À ses yeux, la crise est essentiellement alimentée par un problème de « minorités » : Toute la crise que nous traversons se réduit à un problème de minorités. Le problème de base, cřest lřensemble des griefs de la minorité francophone au Canada. Mais les intérêts dřautres minorités sont impliqués dřune façon ou dřune autre : le traitement de la minorité anglophone au Québec devrait servir dřexemple au pays tout entier ; cřest parce que la minorité francophone dans les provinces hors du Québec nřa pas été servie comme la minorité anglophone dans la belle province que les séparatistes désespèrent de la formule de la Confédération ; les « autres » minorités aspirent à plus de considération ; enfin la minorité comprenant les Indiens et les Esquimos a elle aussi de sérieux problèmes616.

La sensibilité de Clément Cormier à lřégard des minorités et sa lecture de la crise ne sont sans doute pas étrangères à sa propre position minoritaire, lui qui est Acadien du Nouveau-Brunswick. Afin de résorber la crise, le commissaire suggère de sřinspirer de ce qui se fait en Finlande et en Suisse où la majorité protège la minorité en lui accordant un traitement privilégié. Il faut que la Commission sřapplique à « faire apprécier la finesse de la civilisation et à propager lřesprit chevaleresque qui se fait le protecteur du faible617. » Le Père Cormier se fait toutefois avare de mots et de mesures pratiques sur les moyens dřinsuffler la « chevalerie » aux Canadiens. Il mentionne toutefois que la loi du plus fort qui sřest appliquée jusquřà maintenant au pays doit être révoquée et faire place à une échelle de valeurs différente, une échelle où trône au sommet le respect des minorités. Afin que ce respect emprunte une voie plus concrète, des sacrifices financiers doivent être consentis par la majorité pour soutenir les minorités : « Si la majorité est prête à faire des sacrifices financiers pour protéger les intérêts des minorités, lřétat de crise que nous avons observé est sur le point de disparaître618. » La conception du Canada idéal du Père Cormier nřest pas sans se rapprocher de la conception exprimée par André Laurendeau, qui développe dans son devoir dřété lřidée de « majorité généreuse » sur laquelle nous

614 Ibid. 615 Ibid. 616 Ibid., p. 2. 617 Ibid., p. 3. 618 Ibid.

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reviendrons. Elle constitue également un autre exemple du rôle prépondérant des citoyens dans le remède au mal canadien. Sans la bonne volonté des hommes ou plutôt sans la bonne volonté des majorités, lřavenir du pays semble sombre.

Si le Père Clément Cormier se fait le défenseur de toutes les minorités, le commissaire Rudnyckyj se porte surtout à la défense de sa propre minorité. Son rôle actif au sein dřassociations ukrainiennes revendiquant une place plus grande pour les minorités slaves lřa amené à se faire connaître auprès des autorités fédérales et à occuper un siège à la Commission. Il poursuit son travail dřappui indéfectible à la minorité ukrainienne au sein de la Commission en prônant une conception du Canada multiculturelle, cřest-à-dire qui fait une place égale à tous les groupes ethniques, en soutenant leur langue et leur culture. Son devoir dřété de 1966 traduit la même volonté dřélargissement du concept de biculturalisme en multi-biculturalismes déjà présente au moment de lřélaboration des termes du mandat : « Biculturalism in coexistence of two cultures in the same milieu in a dynamic creative contact. Extended or multiple biculturalism is a symbiosis of two or more cultures in the same milieu in a dynamic creative contact 619 . » Jaroslav Rudnyckyj embrasse la deuxième définition. Cřest pourquoi il prône un changement dans la culture politique du pays. LřÉtat doit revoir sa façon dřintégrer les autres groupes ethniques et passer, pour reprendre les termes du commissaire, de « state-permissive » à « state- supportive »620. Les communautés culturelles anglophones et francophones reçoivent déjà un soutien de lřÉtat ; il apparaît donc juste de procurer le même soutien aux autres groupes ethniques qui contribuent de manière culturelle, sociale et spirituelle à lřépanouissement du pays621. La conception du Canada idéal du commissaire ukrainien se fonde sur un rejet de la dualité et sur une révision de lřintégration dřautres groupes ethniques, qui doivent être soutenus et reconnus par lřÉtat. Cette reconnaissance passe notamment par des mesures leur permettant de protéger leur langue et leur culture.

619 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, 4/9, J.B. Rudnyckyj, « Lřimage du Canada, suggestions pour le rapport final », p. 9. 620 Ibid. 621 Ibid.

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1.3. Lřentrée de la Commission sur le terrain politique : divergence entre la conception dřAndré Laurendeau et celles de Frank Scott et de Jean-Louis Gagnon

Les conceptions du Canada présentées dans les devoirs dřété de Gertrude Laing, Paul Wyczynski, Jaroslav Rudnyckyj et Clément Cormier permettent dřétablir certains points de friction. Dřabord, tous ne sřentendent pas sur la nature de la crise. Clément Cormier la considère comme un problème de minorités, tandis Gertrude Laing pense plutôt quřelle se cristallise au Québec. Tous ne présentent pas non plus le même type de réformes. La dimension politique du remède envisagé devient rapidement une pomme de discorde au sein de la Commission. Les tensions sřexpriment de manière particulièrement vive à la lecture de trois devoirs dřété diamétralement opposés dans la conception et les actions quřils proposent : celui dřAndré Laurendeau qui sřéloigne de ceux de Frank Scott et de Jean-Louis Gagnon.

Cřest un André Laurendeau transformé qui revient des premières tournées canadiennes sur le terrain entamées lors des rencontres régionales. La somme des préjugés quřil a entendus, les jugements sévères proférés par certains groupes envers dřautres et le manque de communication entre les diverses communautés culturelles qui composent la mosaïque canadienne lřont perturbé. Le Canada qui se déploie devant ses yeux prend souvent des allures de royaume de la différence et de lřindifférence. André Laurendeau sort de ces pérégrinations canadiennes avec un sentiment dřêtre incompris et aussi avec lřimpression plus vive que jamais que le Canada doit être repensé. En 1965, il écrit : Jřai, quant à moi, plus conscience quřau début de lřenquête de faire partie dřune minorité, plus conscience, aussi, des hésitations et des refus de la majorité. En conséquence, je suis moins porté à faire des hypothèses risquées, parce que, en tant que Canadien français, je me sens refusé dans neuf provinces sur dix. Telle est, je crois, la réaction dřun grand nombre de Canadiens français, même en dehors du Québec. Il ne sřagit pas là dřune réaction sentimentale, mais dřune évaluation des faits : nous ne pouvons imposer à un groupe majoritaire de Canadiens des attitudes qui lui répugnent622.

Le cheminement idéel de lřintellectuel québécois lřincite à repenser comment panser les plaies du Canada. Il sent que pour y arriver, il faut que le Québec soit protégé et respecté.

622 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1970, RG-33-80, volume 121, André Laurendeau, Confidentiel, document 705F, 18 août 1965, p. 5.

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Cřest au cœur de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme que les assises du concept de statut distinct pour le Québec, qui va rejaillir à maintes reprises par la suite sur la scène politique canadienne lors de lřAccord du lac Meech, de lřAccord de Charlottetown, et du référendum de 1995 sont jetées.

Or, ces assises à ce stade-ci en 1965 sont encore bien floues ; le statut particulier pour le Québec flotte encore quelque part dans le ciel platonicien des idées. Cette volonté dřétablir un statut particulier pour le Québec vient dřune prise de connaissance des changements qui marquent la province francophone au tournant des années 1960, ce « nouveau Québec » qui assiste à une accélération de son histoire, qui veut récupérer des droits culturels, économiques et politiques et sřapproprier son présent et son avenir. Lřenquête de la Commission progresse. Elle fait son effet sur les commissaires, si bien que le statut particulier pour le Québec devient une priorité dans lřesprit dřAndré Laurendeau : Au début de lřenquête, jřaurais été porté à concevoir lřensemble canadien comme un pays bilingue, à lřintérieur duquel on aurait reconnu au Québec des prérogatives particulières. Aujourdřhui, le problème me paraît se poser à lřinverse ; le statut particulier du Québec est une exigence première : comment parvenir à intégrer, sans lřétouffer, le nouveau Québec qui se manifeste depuis 1959 ? […] Jřespère que les travaux suscités par la recherche nous seront, surtout ici, dřune grande utilité. Car le « statut particulier » est jusquřici demeuré une idée ou un slogan623.

Cette idée, ce slogan, il est présent dans le plan de recherche que formule Charles Taylor en 1963,624 où il souligne lřimportance dřétudier la possibilité dřétablir un statut particulier pour le Québec. Cette idée constitua un cheval de bataille pour André Laurendeau, et un point de tensions vives entre les commissaires. Aux yeux du coprésident, le Canada idéal est un lieu où la majorité anglophone se montre généreuse et accepte dřoctroyer des droits particuliers au Québec. Sa conception du Canada est empreinte dřanthropomorphisme ; il aspire à insuffler à son pays des vertus humaines pour guérir son corps malade : « dans les relations humaines, les majorités ont intérêt à se montrer généreuses. Elles le peuvent sans

623 Ibid., p. 6-7. 624 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, Charles Taylor, « Suggestions for areas of study for the Royal Commission on Bilingualism and Biculturalism », document 27 E.

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danger parce quřelles sont les plus fortes Ŕ au moins dans une situation normale, et politiquement625. »

1.3.1. André Laurendeau et le « principe de majorité généreuse » : du devoir dřété de 1965 à la rédaction des pages bleues

Cřest là un des noyaux durs de la pensée de Laurendeau. Pour lui, il nřest pas menaçant pour une majorité dřaccorder des droits à une minorité. En effet, la majorité ne se trouve pas en position de faiblesse, car son épanouissement est assuré par la force du nombre. Elle nřest pas affaiblie en accordant les droits dont elle jouit aux autres qui nřont pas la chance dřévoluer dans le même contexte. Certes, la majorité anglophone au Canada se sent menacée par la culture américaine. Or, sur le territoire canadien, sa langue nřest pas remise en question, lřexistence de ses écoles non plus, de même que sa place au sein des plus hautes sphères du pouvoir. Les francophones, eux, ont encore plusieurs luttes à mener pour que leur rayonnement soit assuré. Ils en sont conscients et ils nřont pas fait la paix avec un passé parfois douloureux où leurs droits se sont vus réduits ou refusés. Selon la lecture dřAndré Laurendeau, le « séparatisme » présent au Québec est « fondé, notamment, sur une hyperconscience de cette réalité historique626. » André Laurendeau conclut son devoir dřété avec cette phrase essentielle : « La civilisation commence quand le plus fort sřempêche volontairement dřabuser de sa force ; donc quand la majorité reconnaît des « droits » aux minorités627. » Ce principe de majorité généreuse, qui se trouve au cœur de sa définition de lřégalité, est par la suite repris dans les pages bleues du premier volume du rapport final où lřempreinte de cette phrase inscrite dans le devoir dřété se fait sentir : Dans lřun ou lřautre des cas, le principe dřégalité exige que la minorité reçoive un traitement généreux. Cette proposition peut sembler utopique. Lřest-elle vraiment ? Reconnaître les droits dřune minorité linguistique, cřest pas [sic] rogner sur ceux de la majorité : avec un peu de bonne volonté, les droits des uns et des autres peuvent sřexercer sans conflit grave, comme le prouve notamment lřexemple de la Suisse et de la Finlande.

625 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1970, RG-33-80, volume 121, André Laurendeau, Confidentiel, document 705F, 18 août 1965, p. 8. 626 Ibid., p. 3. 627 Ibid., p. 9.

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En dřautres termes, quand une majorité accepte de tenir compte dřune minorité, elle ne se renonce pas : elle demeure la majorité, mais elle fait preuve dřhumanité628.

Le principe de majorité généreuse appliqué au contexte canadien implique lřoctroi de droits aux minorités, particulièrement à la minorité francophone, historiquement bafouée, mais aussi aux autres minorités. La conception de lřégalité déployée dans les pages bleues met en lumière lřimportance du respect de la minorité, mais aussi lřaspect collectif de lřégalité. Il sřavère impossible de discuter du devoir dřété dřAndré Laurendeau sans le relier à lřintroduction générale du rapport final, tant cette introduction porte sa griffe et se situe dans le prolongement des réflexions couchées sur papier à lřété 1965. Cette introduction connue sous le nom de « pages bleues » constitue le témoignage le plus concret de ce que le rapport final aurait pu être si Laurendeau avait réussi à faire adopter aux autres commissaires sa conception et si le temps nřavait pas joué en défaveur des travaux629. Selon lřanalyse de Léon Dion, fidèle collègue et frère dřidées de Laurendeau, les pages bleues constituent en quelque sorte le « prix de consolation de Laurendeau »630. Lřintellectuel québécois militait pour une version moins pragmatique de rapport final, où les grandes orientations politiques seraient dřabord abordées et où la Commission pourrait projeter son image du Canada. Au final, ce sont les tenants dřune approche empirique qui ont remporté la mise, aidés par le manque dřavancement dans certains travaux de recherche. André Laurendeau, comme le rappelle Dion : « faisait partie de la minorité perdante. En fut-il attristé ? Sans doute, mais il nřaborda plus jamais cette question avec moi631. » Les pages bleues apparaissent comme une concession faite par les commissaires à leur coprésident : Cřest alors quřen guise de compensation on demanda à Laurendeau de rédiger un court texte devant paraître dans le premier livre, sur les langues officielles. Ce texte énoncerait précisément les principes directeurs auxquels la Commission se référerait à lřoccasion dans les livres thématiques, mais qui inspireraient le livre final synthétique

628 Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, p. xxxvii. 629 Les pages bleues se trouvent de la page xi à la page xliii du premier volume du rapport final qui aborde les langues officielles. Elles sřintitulent « Les mots clefs du mandat » et se veulent une première interprétation des termes du mandat et des moyens de parvenir à lřégalité entre les deux peuples fondateurs. Elles se divisent en cinq sections principales : A. Le bilinguisme, B. Le biculturalisme, C. Rapports entre langue et culture, D. Le principe dřégalité ou lřequal partnership, E. Les autres facteurs. 630 Léon Dion, « Bribes et souvenirs dřAndré Laurendeau », dans Nadine Pirotte, dir., op. cit., p. 48. 631 Ibid.

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quřon ferait démarrer par la suite. Il en résulta les fameuses pages bleues qui servent encore aujourdřhui de texte dřappui aux Québécois sinon à tous les Canadiens aux tendances politiques et constitutionnelles les plus diverses632.

Lřhumanisme qui teintait la conception du mandat et qui guidait lřapproche sur le terrain visant à sonder le cœur des Canadiens, est toujours bien ancré dans les travaux de la Commission au moment de la parution des pages bleues. Aux yeux dřAndré Laurendeau, le pouls de la civilisation bat à lřunisson vers le progrès lorsquřune majorité fait le choix éclairé de mettre une croix sur les excès de puissance ; lorsquřelle décide de modérer son pouvoir pour laisser une minorité rayonner pleinement. La résolution des conflits au Canada passe par lřintégration de ce « principe de majorité généreuse », car, comme en témoignent les pages bleues, lřhistoire de pays où les majorités ont abusé de leur force ne devrait pas constituer un modèle : Lřhistoire de pays à plusieurs langues et à plusieurs cultures montre combien les attitudes rigides des majorités ont rendu la vie commune difficile, sinon impossible. Lřusage abusif de la force, sur tous les plans, pousse à la révolte ou à la démission. Aussi, quand on est la majorité, sřinterdire, par respect de la minorité, ce quřon aurait la puissance dřaccomplir ou laisser faire ce quřon serait capable dřempêcher, ce nřest pas le fruit de la faiblesse, mais un progrès de la civilisation633.

Dans la section D. consacrée au principe dřégalité ou l’equal partnership, sřamorce une discussion politique autour de lřavenir de la majorité francophone du Québec, qui constitue une minorité à lřéchelle canadienne. Ici, la discussion culturelle glisse furtivement sur le terrain politique. Cřest au moment dřaborder la dimension collective de lřégalité au pays que la dimension politique apparaît. Lřégalité nřest pas quřindividuelle ; si une communauté principale se voit refuser certains privilèges quřune autre communauté détient, elle se trouve alors dans un état précaire. Cřest cet état précaire qui pousse le Québec des années 1960 à revendiquer davantage dřautonomie. Afin de donner vie à la notion dřégalité entre les deux peuples fondateurs, il faut que les francophones du Québec bénéficient dřun cadre politique leur offrant tous les moyens dřatteindre leur épanouissement et de protéger leurs acquis. Seule la dimension politique peut rétablir lřéquilibre des forces. Pour que lřégalité advienne, chacune des deux communautés doit avec la faculté de « de choisir ses

632 Ibid. 633 Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, p. xxxvii.

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propres institutions, ou du moins de participer pleinement aux discussions politiques prises dans des cadres partagés avec lřautre communauté634. » Selon lřanalyse de Laurendeau, le Québec des années 1960 attend des réponses qui vont au-delà des mesures linguistiques et culturelles. Il ne peut se contenter de retouches esthétiques ; il aspire à quelque chose de plus profond. Il apparaît important de restituer ici ce passage des pages bleues qui entre sur le terrain politique, ce passage qui ne trouvera pas de suite hors des documents restés dans les fonds dřarchives, car au départ, il était annonciateur dřun volume complet qui ne fut jamais publié sur les modifications constitutionnelles à faire pour que sřinscrive lřégalité entre les peuples fondateurs dans lřADN politique du pays635 :

Cřest ici quřentre la discussion du cadre constitutionnel dans lequel chacune des deux sociétés peut vivre ou aspirer à vivre : la formule unitaire ou la formule fédérative, un statut particulier pour une province dans laquelle est concentré un groupe minoritaire, ou encore pour cette portion du territoire, le statut dřÉtat associé ou enfin dřÉtat indépendant. Certains sřétonneront de nous voir introduire une telle dimension politique, étant habitués à distinguer très nettement cet ordre de problème et les questions culturelles, et même à les séparer tout à fait. Cette fois encore, nous trouvons une différence dřoptique, en quelque sorte naturelle, entre un groupe majoritaire sûr de lui et une minorité très consciente de sa faiblesse. La majorité qui domine un cadre politique considère facilement ses avantages comme allant de soi et ne mesure pas les inconvénients subis par la minorité, surtout lorsque celle-ci est traitée avec une certaine libéralité au point de vue culturel, ou du moins avec une apparence de libéralité. Mais la minorité, du moment que sa vie collective lui apparaît comme un tout, peut fort bien en vouloir la maîtrise et regarder au-delà des libertés culturelles. Elle pose alors la question de son statut politique. Elle sent que son avenir et le progrès de sa culture ont quelque chose de précaire et, peut-être, de limité dans le cadre politique dominé par une majorité constituée de lřautre groupe : par la suite, elle tend vers une autonomie constitutionnelle plus grande. Cette autonomie, elle la désire idéalement pour lřensemble de la communauté, mais faute de pouvoir réaliser cet objectif, la minorité peut vouloir concentrer son effort sur un cadre politique plus restreint, mais dans lequel elle est majoritaire. Cette façon de voir, si fortement contestée par certains, est très fortement ancrée au Québec. Elle a même été, ces dernières années, à lřorigine des manifestations les plus spectaculaires, sinon les plus graves, de la crise observée au Canada. Lřignorer dans le présent rapport serait non seulement une erreur ; ce serait à la fois de nřêtre pas entendu au Québec et renoncer à faire prendre conscience au Canada anglophone dřun élément particulièrement sérieux de la situation actuelle636.

Comment agir sans ignorer la soif dřautonomie du Québec ? Les pages bleues proposent les valorisations de lřidée de minorité et du rôle du Québec en suggérant que

634 Ibid., p. xxxv. 635 Cřest ce quřannonce lřavant-propos du premier volume du Rapport final : « Cřest enfin dans les conclusions générales que nous synthétiserons nos vues et que nous aborderons, notamment, les grandes questions constitutionnelles concernant les relations et lřavenir des deux sociétés. » Ibid., p. viii. 636 Ibid., p. xxxvi.

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celui-ci soit davantage reconnu quřil ne lřest au moment de rédiger le premier tome du rapport final. La discussion est amorcée pour un statut particulier pour le Québec, statut déjà présent dans le devoir dřété de Laurendeau et dans sa conception du Canada idéal. Pour Laurendeau, la solution se situe au-delà du renforcement des droits individuels ; sřil veut sřépanouir, le Québec doit se réapproprier des leviers politiques pour protéger ses acquis et ne plus être soumis aux aléas des décisions de la majorité 637 . La majorité généreuse ne doit pas sřeffrayer de donner au Québec les compétences dont il a besoin pour survivre ; elle doit le faire comme un geste de civisme pour protéger cette autre nation fondatrice. Toutefois, cřest là que le bât blesse. La pensée de Laurendeau rencontre certes des appuis, parmi lesquels se trouvent Gertrude Laing, Léon Dion et Paul Lacoste, mais elle rencontre également des antagonistes.

1.3.2. La conception de Frank Scott : il ne faut pas toucher à la Constitution Deux autres devoirs dřété empruntent une voie contraire, ceux de Jean-Louis Gagnon et de Frank Scott. Ici, nulle dualité entre anglophones et francophones: ce nřest pas de cette manière que les clans se divisent au sein de la Commission autour des questions politiques et constitutionnelles638. Un document datant du 22 juin 1965, qui se veut le compte rendu dřune réunion houleuse autour du rapport final, fait plutôt état dřun affrontement entre « pragmatistes et théoriciens »639. Il laisse présager un climat parfois acrimonieux entre les murs de la Commission. Il y a dřun côté ceux qui prônent une lecture stricte du mandat, et de lřautre ceux qui aspirent à une lecture large de celui-ci. Parmi ceux

637 Denis Monière, André Laurendeau, Montréal, Québec/Amérique, 1983, p. 343. 638 Léon Dion se rappelle dřailleurs comment André Laurendeau, de par son charisme et son ascendant intellectuel, avait réussi à rattacher Gertrude Laing, Paul Lacoste, Paul Wyczynski et Royce Frith à ses idées, pour faire un poids contre les idées de Frank Scott : « Moi qui favorisais presque toujours les positions de Laurendeau, je faisais mon possible pour répondre au commissaire Scott, mais jřétais bien jeune et nřétant pas commissaire, je nřavais pas le droit de vote. Heureusement, très rapidement, Gertrude Laing, Paul Lacoste, Paul Wyczynski et, plus tard, Royce Frith se laissèrent subjuguer par la finesse dřesprit de Laurendeau et la partie devint plus rude pour le commissaire Scott, ce qui le rendit plus impitoyable dans son argumentation. » Dion, loc. cit., p. 49. 639 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Procès verbaux de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 3/12, 22 juin 1965, p. 24. Le document est anonyme, cřest-à-dire que les noms rattachés à chacun des deux clans ne sont pas identifiés. Toutefois, André Laurendeau se rangeait du côté des idéalistes avec Gertrude Laing et Paul Wyczynski notamment. Lřautre clan, celui des pragmatistes, qui voulaient rester collés au mandat, rassemblait sans doute Frank Scott et Jean- Louis Gagnon.

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qui veulent une lecture large, se trouvent notamment André Laurendeau et Paul Lacoste ; ils veulent discuter de questions politiques, quitte à revoir la constitution sřil sřavère quřelle nřest plus adaptée aux besoins du pays. Dřautres, les pragmatistes, sřen tiennent au mandat et ne veulent pas déborder de ce cadre fixe. Au départ, le clan de Laurendeau semble rallier le plus grand nombre, comme en témoignent ce compte rendu et les devoirs dřété des commissaires Laing et Wyczynski : « Dřautre part, un commissaire souligne que la Commission nřest pas esclave de la constitution telle quřelle est écrite, et que le mandat permet une interprétation très large du document confédératif. Cette prise de position rallie plusieurs opinions. Même sřil nřy a pas illégalité en ce qui concerne le traitement des Canadiens français, par exemple, cela nřimplique pas que lřégalité des droits se réalise dans les faits640. » Avec le temps et la mort dřAndré Laurendeau, dřautres têtes fortes vont émerger et vouloir faire passer leur conception du Canada : celles de Frank Scott, de Jean- Louis Gagnon et de Royce Frith.

Le devoir dřété de Frank Scott se veut clair quant à sa position constitutionnelle ; à ce stade des travaux, précise-t-il, il sřoppose à toute tentative de réécrire la Constitution641. Il sřobjecte également à conférer un statut distinct ou à renforcer la place du Québec au sein du Canada. À ses yeux, cela ne permettrait nullement un meilleur épanouissement de la culture française au Canada. Il ne veut pas faire de son pays un calque de la Belgique, pays scindé en deux où dřun côté se trouvent ceux qui parlent flamand et de lřautre ceux qui parlent français 642 . Il aspire à ce quřun Canadien puisse se sentir chez lui sur lřensemble du territoire et ce nřest pas en faisant du Québec un territoire particulier que cela pourra arriver. Son devoir dřété témoigne dřune certaine réticence envers le nationalisme et surtout envers la notion dřoctroyer un territoire à chaque nation ; bien quřil reconnaisse que le Québec puisse former une nation, il est hors de question à ses yeux que

640 Ibid., p. 25. 641 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 121, Frank Scott, « My view of Canada », document 696 E, 1er août 1965, p. 9. 642 Ibid., p. 9.

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son nationalisme doive sřexprimer à lřintérieur de frontières délimitées643. Ce genre de nationalisme a causé trop de dérives dans lřhistoire récente644. Scott rejette donc toute discussion entourant un éventuel statut dřÉtat associé pour le Québec. La nature du fédéralisme, dans sa forme actuelle, correspond à ce quřil y a de mieux pour répondre aux besoins du Canada qui vit des défis économiques importants. La question économique se trouve au centre de la pensée de Frank Scott, de même que la menace qui pèse du côté américain. Seul un Canada uni peut répondre aux défis économiques lancés par les pressions américaines. Sans cela, le pays court à sa perte.

Selon lřanalyse de lřintellectuel anglo-québécois, un Canada qui accorde plus dřautonomie à certaines de ses parties sřaffaiblit et est moins à même dřoffrir une résistance économique face à la puissance des États-Unis. Aussi, sa conception lřentraîne sur une autre voie que celle empruntée par Laurendeau en matière de minorités. Pour Frank Scott, la minorité francophone se trouve dřun océan à lřautre et seul un gouvernement central fort peut lui offrir une protection efficiente. Lřégalité embrasse une logique individuelle ; il faut préconiser lřégalité entre les individus avant de favoriser lřégalité entre les communautés culturelles. Le fait de protéger le Québec et de lui offrir un statut particulier nuit à cet effort de protection des individus, en négligeant au passage les minorités francophones hors Québec : My view of Canadian federalism makes […] to keep a strong central governement to stand up to the economic challenges that face us, without denying to French Canada the necessary exercise of autonomy for cultural purposes. nd even when […] at that latter problem, since to me French Canada means all the Canadians everywhere in Canada and not only those in Quebec, the solution of a strong central government becomes more plausible even from a purely cultural point of view645. »

À la lecture de la conception du Canada idéal de Frank Scott, il est facile dřimaginer que les relations ne furent pas toujours sereines entre André Laurendeau et lui. À lřété 1965, ces relations semblent peser sur le moral de Laurendeau et jeter une ombre

643 De toute manière, Frank Scott considère que les revendications dřautonomie du Québec sont peu justifiées, car le fédéralisme canadien se montre déjà très généreux envers la province majoritairement francophone en lui offrant un vaste étendu de compétences. Ibid., p. 14. 644 Le fédéralisme canadien constitue également un rempart contre les dérives du nationalisme : « The nature of Canadian federalim operates now as a brake to any extreme nationalist sentiments in any part of the country […] which I consider to be most fortunate. » Ibid., p. 10. 645 Ibid., p. 13.

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sur les travaux de la Commission. Cřest alors que le coprésident se tourna vers son ami Léon Dion pour mieux comprendre le nœud gordien de la discorde entre la conception quřil propose et celle défendue par le juriste anglo-québécois.

1.3.3. Deux optiques : regard de Léon Dion sur le choc des conceptions dřAndré Laurendeau et de Frank Scott

Le 23 août 1965, Léon Dion fait parvenir un document confidentiel à André Laurendeau intitulé « Deux optiques ». Ce document, qui fait huit pages, fut rédigé pour lřusage personnel dřAndré Laurendeau et se veut un résumé des différences dřoptiques qui séparent les deux intellectuels au sujet de leur conception du Canada exprimée à lřété 1965 646 . Dřun côté, Scott est décrit par Dion comme un individualiste et un institutionnaliste qui croit en la Confédération canadienne et la considère comme « une réussite ». Dřun autre côté, Laurendeau est présenté comme un sociologue qui « adopte le point de vue des groupes » 647 . Partant de ces prémisses, il est aisé de voir que les propositions des deux intellectuels peuvent sřentrechoquer sur maints terrains, lřindividualisme de Scott étant à lřopposé de la conception plus communautaire de Laurendeau. Pour Scott, lřexistence de la nation canadienne-française est certes culturelle et sociale, mais jamais politique. Il exclut toute possibilité de rattacher culture et politique, comme lřexplique Dion : « La promotion des cultures, loin de supposer la souveraineté politique pour les cultures particulières, nřa rien à voir avec une telle souveraineté. Ainsi au Canada, on doit supposer lřexistence dřun gouvernement central fort pour la promotion de toutes les cultures, y compris la culture française648. » Aux yeux de Scott, la théorie des deux nations est impossible sociologiquement parlant, puisque sřil existe une nation canadienne-française, il nřexiste toutefois pas de nation anglophone649.

646 Centres dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, B4, 390, Léon Dion, « Deux optiques », Québec, le 23 août 1965, 8 p. 647 Ibid., p. 1. 648 Ibid., p. 2. 649 Ibid., p. 3.

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Laurendeau, quant à lui, appuie la théorie des deux nations et croit que le Québec doit devenir un levier pour que la nation canadienne-française puisse sřépanouir pleinement : « M. Laurendeau nřest pas loin de considérer le gouvernement du Québec comme le seul garant de la culture française au Canada650. » Une autre distinction est soulignée par Léon Dion qui remarque que lřintellectuel anglo-québécois a une « vision optimiste aussi bien du passé que de lřavenir 651 », et croit pleinement en la vertu du gouvernement central pour faire respecter le bilinguisme et le biculturalisme. À son avis, le problème ne vient pas du gouvernement central, mais plutôt des provinces qui nřont pas été assez promptes pour agir dans leurs sphères de compétences afin que le bilinguisme et le biculturalisme soient implantés. De plus, nul besoin de donner quelque statut que ce soit au Québec puisquřil est « en train lui-même de se diriger vers lřunilinguisme français652. »

André Laurendeau sřéloigne quant à lui du spectre des perspectives optimistes entrevues par Scott pour lřavenir du Canada. Selon lřanalyse de Dion, lřintellectuel québécois ne croit pas que le Canada est un pays bilingue, ni un pays en voie de devenir bilingue. Au contraire, il a remarqué une fermeture troublante parmi les anglophones. Dion souligne que « Laurendeau a une vision pessimiste du passé et de lřavenir. Il se dit avoir été frappé par le refus pratique du français par la majorité des anglophones, par lřabsence de volonté bien affirmée à ce niveau du gouvernement fédéral653. » Le document de Dion se veut en fait un filtre dřanalyse supplémentaire sur les tensions au sein de la Commission. Un œil peu objectif certes, mais qui tente de comprendre le plus à froid possible les points de tensions entre deux intellectuels phares de leur époque unis par un mandat commun quřils entrevoient différemment. Il permet toutefois de comprendre que Laurendeau et Scott ne vivent pas dans le même Canada. Ils ne sont pas touchés de la même manière par ce quřils voient sur le terrain. Les chocs quřils peuvent avoir ressentis face aux préjugés rencontrés lors des rencontres régionales nřont pas laissé les mêmes empreintes. Scott agit suivant sa perspective individualiste. Dans ce sens, le concept de majorité généreuse ne

650 Ibid., p. 3. 651 Ibid., p. 4. 652 Ibid., p. 4. 653 Ibid., p. 4.

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peut être opérant chez lui puisquřil ne pense pas en terme de groupes. Dès lors, il refuse de voir les Canadiens français du Québec comme un groupe auquel il faudrait octroyer des droits relatifs à un statut dřÉtat associé. Aux yeux de Scott, le bilinguisme est une affaire individuelle. Chez Laurendeau, le bilinguisme prend un autre sens. Sa réalisation passe par la reconnaissance dřunilinguismes sur certains territoires. Selon Léon Dion, « M. Laurendeau de son côté, partant du phénomène minorité-majorité, favorise le maintien ou même la création de vastes régions (et institutions) unilingues de façon à rendre possible le bilinguisme même. Ce contraste des vues de toute évidence vient du fait que M. Scott, de son point de vue individualiste, ignore les groupes […].654 » À travers ces divergences de conception se dessinent des différences dans les solutions à envisager pour amender le pays. La conception optimiste de lřintellectuel anglo-québécois lřincite à croire que des réformes mineures pourraient permettre de « surmonter le défi actuel ». Une sensibilisation plus grande des institutions politiques provinciales au bilinguisme permettrait dřaccroître le bilinguisme des individus, et parallèlement, le bilinguisme du Canada. La conception plus sombre de Laurendeau lřincite plutôt à penser que des réformes en profondeur sřimposent pour créer un meilleur équilibre des forces, afin que certains groupes se voient protégés davantage pour pallier les inégalités. Léon Dion conclut son document en soulignant cette différence fondamentale dans la compréhension même du concept dř « equal partnership » des deux hommes, compréhension qui les pousse à penser différemment les remèdes aux maux canadiens : Il appert que MM. Scott et Laurendeau, quand ils parlent dř « equal partnership » ne réfèrent pas aux mêmes ordres de phénomène. Lřoptique de M. Scott est formaliste : lř « equal partnership » se fera par le jeu des institutions et se situera surtout au niveau des institutions. Pour M. Laurendeau, la notion dř « equal partnership » renvoie à des notions de « densité sociale », de « société », de « groupe », de « majorité » et de « minorité ». Il sřagit, par le truchement de la politique, dřétablir un équilibre des forces entre groupes socialement, démographiquement et culturellement inégaux655.

Ici, il est possible de mettre en lumière des éléments qui permettent de percevoir dřéventuelles frictions dans la nature du rapport final à formuler et des recommandations à envisager. Les « deux optiques » de Scott et de Laurendeau permettent de dégager, par cet angle dřanalyse supplémentaire offert par la lecture du sociologue et politologue Léon

654 Ibid., p. 4-5. 655 Ibid., p. 8.

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Dion, deux conceptions dřun rapport final. Une qui sřen tient à des réformes plus mineures, situées sur le plan des institutions, tant fédérales que provinciales. Lřautre proposant un programme politique dřenvergure. Privilégié par Scott notamment, le premier angle dřapproche se veut le moins engageant. Il propose un ensemble de mesures qui ne touchent aucunement au nerf de la guerre, au point névralgique qui divise davantage les commissaires : les réformes politiques et constitutionnelles. Il prévoit que le cadre actuel du Canada des années 1960 possède déjà tout ce quřil faut pour que le bilinguisme et le biculturalisme puissent sřenraciner et sřexprimer aisément. Toutefois, quřen est-il réellement du biculturalisme ? Si la proposition de Scott est claire quant au bilinguisme qui doit être encouragé par les institutions, elle est plus nébuleuse en matière de biculturalisme. En fait, il est possible de dégager que Scott ne croit pas au biculturalisme, en ce sens quřil ne reconnaît pas lřexistence de deux nations à lřintérieur du Canada. Sřil peut concevoir une nation canadienne-française, il ne peut concevoir une nation canadienne-anglaise. Le Canada forme un tout indissoluble et lřéquilibre du pays risque de vaciller en privilégiant certains groupes. Il faut au contraire encourager un État central fort, car lui seul est à même de mettre en place les mesures qui permettront à tous les Canadiens, de quelque appartenance culturelle quřils soient, de sřépanouir. La conception du Canada de Scott se veut rassurante du point de vue temporel. En effet, si la Commission dispose de temps devant elle, des pressions externes viennent toutefois miner le climat interne et imposent un certain rythme aux travaux, en voulant en accélérer la cadence. La conception plus positive de Scott, qui croit en des changements institutionnels pour soulager le pays de ses maux répond aux pressions temporelles puisquřelles nřexigent pas de réformes politiques profondes. Elle ne prévoit pas de revamper certaines structures, telles que celle de la Constitution, qui demandent un temps long à réviser. En ce sens, lřintellectuel anglo- québécois propose une conception rassurante, fondée sur lřéquilibre de la Confédération sřincarnant par dix provinces égales en droits et en privilèges.

1.3.4. Jean-Louis Gagnon, un allié pour Scott Cette conception, cřest un peu la même que partage Jean-Louis Gagnon dans son devoir dřété intitulé « La crise canadienne ». À lřinstar de Scott, il rejette les États associés et leur préfère un pays où chaque province est traitée de la même manière : « Pour ma part,

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cřest moins dans la construction dřun ordre politique basé sur la coexistence de deux nations associées, mais quasi souveraines, que je cherche une solution heureuse à nos problèmes que dans la construction dřun État fédéral biculturel ou binational, constitué de provinces (préférablement regroupées) jouissant chacune des mêmes pouvoirs et soumises aux mêmes obligations656. » Il se montre également peu enclin à encourager toute forme de statut spécial, boîte de Pandore quřil entrevoit comme une des étapes fondamentales menant vers lřindépendance du Québec. Ouvrir cette boîte de Pandore, cřest ouvrir une brèche menant au divorce du Québec avec le Canada. De toute manière, pourquoi doter le Québec dřun statut spécial, puisque ce statut est déjà historiquement ancré dans lřhistoire du pays et que rien ne sert alors de le renforcer : Historiquement Québec a toujours joui dřun statut spécial : code civil, langue française, régime paroissial, etc., mais aujourdřhui lorsquřon parle dřun « statut spécial », si on se garde bien de le définir, on laisse sous-entendre quřon rêve de doter le Québec des prérogatives dřun État à mi-chemin de la souveraineté. Au fait, pour beaucoup ce ne serait là quřune étape préparatoire à lřindépendance. De toute façon, je ne vois pas comment des droits et des pouvoirs pourraient être donnés au Québec et refusés aux autres provinces. (À moins de faire comme lřURSS dont la Constitution ne reconnaît pas le même statut à tous les peuples de lřUnion.) Pour ma part, je reste persuadé que si on voulait introduire le principe de lřinégalité des parties constituantes dans une nouvelle Constitution, le gouvernement éclaterait et le Canada itou657 !

Moins subtil que Scott dans son analyse Ŕ en raison notamment du parallèle quřil trace entre un Canada démocratique, où certaines parties jouiraient dřun statut particulier, et lřURSS communiste Ŕ, Jean-Louis Gagnon semble également confondre bilinguisme et biculturalisme. Selon sa conception du pays, le Canada biculturel sera rendu possible notamment par une meilleure expression du bilinguisme, en témoigne notamment cet extrait : « Malgré les problèmes que le projet soulève, la création dřun district fédéral me semble nécessaire si lřon veut en arriver à donner au Canada le visage dřun État biculturel et faire de la fonction publique et des grandes sociétés de la Couronne, des foyers de bilinguisme 658 . » Autant Scott que Gagnon semblent envisager que le biculturalisme découle dřune implantation plus rigoureuse du bilinguisme officiel. Ils proposent donc davantage des mesures visant au renforcement du bilinguisme. Quant à la question de la

656 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 121, Jean-Louis Gagnon, « La crise canadienne », document 710 F, 8 septembre 1965, p. 1. 657 Ibid., p. 2. 658 Ibid., p. 7.

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place du Québec, ils ne prévoient pas lui accorder un statut privilégié, ce statut pavant la voie vers une annexion aux États-Unis. Sur ce point encore, les vues de Scott et de Gagnon se rejoignent, le fait dřaccorder des compétences supplémentaires au Québec mènerait vers un affaiblissement de lřunité canadienne et donc vers un risque accru dřassimilation par lřOncle Sam. Gagnon souligne : « Loin de soustraire le Québec à lřemprise des États-Unis, le statut dřÉtat associé ou lřindépendance ne ferait quřaccélérer le processus de « colonisation »659. »

Dans son devoir dřété, Gagnon formule deux types de panacées aux maux canadiens. Dřune part, il existe des remèdes doux pour lřimmédiat, incarnés par des « propositions qui, dans un avenir prévisible, pourraient faire lřobjet dřune législation conséquente parce quřelles seraient acceptables à la majorité et au gouvernement 660 ». Dřautre part, il y a aussi des remèdes radicaux, cřest-à-dire des recommandations qui « auraient un caractère plus définitif, mais auxquels le gouvernement redouterait de donner suite de but en blanc661. » La thérapie douce touche principalement à lřexpression du bilinguisme : prévoir dans la Constitution des critères permettant à une province de devenir bilingue, donner le droit à tous les Canadiens français de recevoir une éducation dans leur langue, rendre obligatoire lřenseignement du français dans les écoles anglaises et vice versa, donner le droit aux enfants issus des autres groupes ethniques de suivre des cours dans leur langue maternelle après les classes, prévoir un statut officiel pour les langues indiennes et eskimo, ainsi que prévoir la création dřun district fédéral. Représentée par les suggestions pour lřavenir, la thérapie-choc se veut quant à elle plus ambitieuse en dessinant un programme politique. Or, Gagnon est conscient que ce projet est trop vaste pour entrer dans les mesures proposées par la Commission, quřil considère comme un dispositif limité. Il ne peut donc récolter le consensus nécessaire pour faire passer des recommandations politiques. Sans doute nřa-t-il pas tort puisquřil propose un changement de cap radical pour lřavenir politique du Canada, soulignant au passage quřun régime présidentiel serait le meilleur moyen pour souder lřunité nationale, les chicanes de parti nuisant à la cohésion du

659 Ibid., p. 9. 660 Ibid. 661 Ibid., p. 5.

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pays662. Lorsque le regard de Gagnon se tourne vers lřavenir, il entrevoit un Canada divisé en cinq régions, au sein desquelles les provinces regroupées jouiraient des mêmes droits663. À lřintérieur des régions, pourraient se dessiner des « zones linguistiques comme en Suisse664. » Dans sa conception du Canada idéal de lřavenir, Gagnon change la nature de son remède et considère la décentralisation comme une panacée : « La Constitution devrait reconnaître à chacune des cinq provinces, la plus grande mesure dřautonomie politique avec la stabilité économique du pays665. »

À la lecture des conceptions du Canada idéal des commissaires, il est aisé de constater les multiples points de tension qui vont marquer les dernières années de la Commission. Si Jean-Louis Gagnon se laisse aller à rêver dřune république canadienne, il nřen demeure pas moins que dans les faits, les recommandations quřil juge envisageables ne constituent en rien un vaste programme politique. Elles sřen tiennent plutôt à solidifier les structures institutionnelles déjà acquises disposées à accueillir le bilinguisme. Cřest là que sa conception épouse celle de Frank Scott. Si tous les commissaires sřentendent pour rappeler que le divorce nřest pas envisageable, il est difficile de trouver un consensus sur les moyens de garder les époux unis. Sans préciser complètement ce que signifie concrètement, dans le champ politique, lřoctroi dřun statut très spécial pour le Québec, Laurendeau a, comme lřa souligné Léon Dion, une pensée plus sociale, moins individualiste, qui exige un réaménagement politique profond pour rétablir lřéquilibre des forces entre les deux peuples fondateurs. À la lecture des devoirs dřété, il est possible dřentrevoir la discorde que le contenu du livre abordant les questions politiques et

662 Voici les conclusions que tire Jean-Louis Gagnon de ses réflexions estivales : Au niveau fédéral, jřen suis venu à la conclusion quřun régime présidentiel offrirait des avantages sérieux. Si le premier ministre (ou le président), était élu par lřensemble de la nation, son autorité serait beaucoup plus grande, moins limitée que par les querelles de parti, et il lui serait plus facile dřinfluencer le cours des choses. Les ministres étant désignés, il serait aussi plus facile de maintenir au sein du gouvernement une égalité réelle puisque le premier ministre, au lieu dřêtre limité dans son choix, pourrait sřentourer dřhommes plus compétents. Enfin, les lignes de parti étant moins rigides, les députés de langue française (minoritaires) pourraient « se retrouver » à lřoccasion de certains débats, faire bloc sur certaines questions, sans être forcés de choisir entre leur parti et Québec. Ibid., p. 9. 663 Ibid., p. 8. 664 Ibid. 665 Ibid.

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constitutionnelles a pu soulever. Ce livre amorcé dans les pages bleues qui nřest jamais paru. Ce livre sacrifié sur lřhôtel de la mésentente.

II. LřABANDON DU DERNIER LIVRE SUR LES QUESTIONS POLITIQUES ET CONSTITUTIONNELLES

« Si cette Commission ne va pas au bout de ses travaux, si elle ne publie pas un livre sur les problèmes politiques, donc constitutionnels, alors peut-être oui, la « nation toute entière cherchera une autre solution ». » Solange Chaput-Rolland, Une ou deux sociétés justes, 1969666.

À la suite du travail de terrain des commissaires qui se conclut en 1965, les commissaires, échaudés par les préjugés, sřentendent sur la nécessité dřaborder les questions constitutionnelles pour calmer la grogne qui sřest fait entendre dřun océan à lřautre. À ce moment précis de cristallisation du sentiment de menace qui pèse sur lřexistence du Canada ressenti par les commissaires, même Frank Scott Ŕ le commissaire le plus optimiste quant à la Constitution canadienne et à son potentiel pour apaiser la crise Ŕ consent à étudier le dossier constitutionnel et dřéventuelles modifications à faire pour métamorphoser le visage du Canada en une terre plus sereine. Or, le constitutionnaliste anglo-québécois refuse de sřaventurer sur ce terrain hasardeux sans au préalable se munir de recherches sérieuses sur la question667. De telles recherches furent commandées. Au total, cřest quatre études et trois essais sur la question qui sont déposés à la Commission. Parmi les études se trouve celle du bibliothécaire Jean-Charles Bonenfant. Intitulée Les Canadiens français et la naissance de la Confédération, cette étude sřappuie sur un travail dřarchives pour analyser les attitudes des Canadiens français à lřégard de la Confédération, en mettant en lumière les positions favorables et défavorables et leur évolution dans le temps 668 . Lřhistorien Ramsay Cook soumet à la Commission Provincial Autonomy, Minority Rights, and The Compact Theory, qui se consacre aux différentes lectures du

666 Les mots entre guillemets de la citation de Solange Chaput-Rolland sont dřAndré Laurendeau. Voir Regards 1968 : Une ou deux sociétés justes, Ottawa, Le Cercle du livre de France, 1969, p. 119-120. 667 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30, D211, « Royal Commission on Bilinguism and Biculturalism », 109, 1, Diary, p. 131-132. 668 Jean-Charles Bonenfant, Les Canadiens français et la naissance de la Confédération, Rapport présenté à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1966, 227 p.

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pacte fédératif 669 . Intitulée Planification économique et fédéralisme, lřétude de Roger Dehem sřouvre sur une perspective comparative en faisant des parallèles entre la pratique de la planification au Canada et la pratique de la planification dans des États unitaires ou fédératifs tels que la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Suède, la Norvège, lřAllemagne de lřOuest, la Suisse et la Yougoslavie670. Enfin, la dernière étude, Public Policy and Canadian Federalism, est rédigée par le politologue canadien Donald Smiley671. Elle sřattache à lřévolution du fédéralisme canadien depuis la Deuxième Guerre mondiale, en mettant en lumière les relations entre les provinces et Ottawa, ainsi que les rapports entre fonctionnaires fédéraux et provinciaux.

Du côté des essais, trois figurent sur la liste des rapports de recherche consignés par la Commission : ceux du juriste Marc Brière, de Gérald Le Dain et de Jacques-Yvan Morin672. Les trois essais explorent de nouvelles avenues pour le fédéralisme. Autant Brière que Morin jugent que des réformes sont à prévoir pour assurer lřépanouissement des deux peuples fondateurs. Les essais et les études sont déposés à la Commission au cours des années 1965 et 1966. Malgré ce travail accompli par des chercheurs, qui devait en théorie apaiser les craintes exprimées par Frank Scott de pénétrer sur le terrain constitutionnel sans recherches menées au préalable, cette question en demeure une hautement épineuse. Il faut souligner au passage que le sujet demeure sensible pour les auteurs des essais. Une lettre manuscrite de Jacques-Yvan Morin adressée à Michael Oliver à lřété 1966 alors quřil effectue un séjour dřétudes à Paris, témoigne des angoisses du jeune essayiste devant le mandat délicat que lui a confié la Commission : « Je ne vous cache pas que je serais heureux de connaître vos impressions à la suite de la lecture de ce

669 Ramsay Cook, Provincial Autonomy, Minority Rights, and The Compact Theory, Ottawa, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Research Studies, div. 2, no. 3, 1965, 151 p. 670 Roger Dehem, Planification économique et fédéralisme, Rapport présenté à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, 1965, 253 p. Le rapport a par la suite été publié aux presses de lřUniversité Laval en 1968. 671 Donald Smiley, Public Policy and Canadian Federalism, Rapport présenté à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, 1965. 672 Voir Marc Brière, Étude sur la constitution canadienne, Essai soumis à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, juin 1966 ; Jacques-Yvan Morin, Le fédéralisme canadien et le principe de l’égalité des deux nations, Rapport présenté à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, mai 1966 ; Gérald Le Dain, Essay on the Canadian Constitution, Essai soumis à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1966.

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rapport. Le sujet en était si délicat que je me suis senti maintes fois dépassé par lřampleur et la complexité du problème traité. Toutefois, la politique étant la plus humaine de toutes les sciences, et donc lřune des plus incertaines, on me pardonnera sans doute quelques erreurs673. » Il faut souligner que la question constitutionnelle représente depuis toujours un terrain miné en sol canadien, où peuvent sřexprimer et se justifier plusieurs interprétations. Dans son étude au sujet de lřhistoire de la théorie des deux peuples fondateurs, Ramsay Cook juge que le texte des Pères de la Confédération, en ne précisant pas la signification des termes quřils emploient, comportait dans son essence un fort potentiel de controverses pour lřavenir :

Comme il arrive souvent dans les controverses constitutionnelles, les deux parties, ou plus précisément, toutes les parties, disposaient de textes à lřappui de leurs thèses respectives. Il suffit de scruter les dires des fondateurs de la Confédération et de lřActe de lřAmérique du Nord britannique pour trouver des passages donnant quelque crédit à presque tout argument. Les Pères de la Confédération, comme plus tard leurs successeurs dans le débat constitutionnel, étaient, on lřa souvent souligné, des avocats, des politiciens à lřesprit positif, mais non des théoriciens de la politique ou des professeurs de droit constitutionnel. Aussi, dans leurs considérations sur lřœuvre édifiée, ils examinent dans quelle mesure elle est acceptable et avantageuse ; ils ne sřintéressent guère à la signification profonde des termes quřils ont pu employer, avant 1867, lors des délibérations sur lřacte fédératif. Leurs discours, avec le temps, sont devenus de commodes répertoires dřarguments à invoquer dans les querelles partisanes674.

Lřanalyse faite par Ramsay Cook de lřActe de lřAmérique du Nord britannique, à laquelle les commissaires vont sřattacher, laisse envisager un fort potentiel de discorde puisque le document peut se prêter à des interprétations empruntant des visages multiples.

Avec la publication des études sur le sujet et la volonté de plusieurs commissaires675 dřentrer sur le terrain politique pour balancer lřéquilibre des forces entre les deux communautés culturelles principales, la question constitutionnelle sřinscrit à lřordre du jour de la Commission de ses débuts jusquřà sa fin. À lřorigine, elle devait sřintégrer dans le premier volume du rapport final, ce qui nřadvint pas. Ensuite, il fut entendu de lui consacrer le dernier livre du rapport final. Ce dernier livre ne fut dřailleurs que partiellement écrit par

673 Centre dřarchives de lřUniversité McGill, Fonds Michael-Kelway-Oliver, MG 1064, Cont. 7, 2185 E, Lettre de Jacques-Yvan Morin à Michael Oliver, Paris, le 17 juillet 1966. 674 Ramsay Cook, op. cit., p. 2. 675 Parmi ces commissaires, se trouvent André Laurendeau, Gertrude Laing, Paul Wyczynski et Paul Lacoste.

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Léon Dion, mais sa proposition nřeut pas de suite concrète. Enfin, les commissaires décidèrent de lui consacrer la conclusion 676 . Finalement, elle ne fut quřabordée dans quelques paragraphes des pages bleues. Toutes ces décisions entourant lřendroit où insérer le remède politique au mal canadien entraînèrent des débats déchirants. Le potentiel explosif de ces enjeux, qui touchent la place du Québec dans le Canada et une révision de la fédération, à la Commission est révélateur des débats déchirants qui vont marquer la scène politique au cours des années 1960.

À lřautomne 1966, alors que les discussions lors des réunions tournent autour de la structure à emprunter pour la rédaction du rapport final, la question constitutionnelle est lřobjet de querelles intellectuelles à la Commission. Cřest à ce moment quřun projet plus global est envisagé. Toutefois, ce projet est laissé de côté, faute de temps à y consacrer comme le souligne André Laurendeau au cours de la 47e réunion de la Commission qui se tient les 1er et 2 septembre 1966 :

M. Laurendeau fait état des raisons qui ont incité lřexécutif à modifier le projet initial. Ce nřest pas par choix, mais par nécessité quřun tel changement est advenu, explique M. Laurendeau : les résultats obtenus à partir du premier plan de travail nous y ont contraints. Nous avons réalisé quřune grande partie de la recherche nřétait pas encore suffisamment mûrie pour servir de fondement à un grand nombre de descriptions et de recommandations que nous nous étions proposés de faire. Nous étions alors devant lřalternative suivante : ou bien retarder de six mois la publication du premier volume, ou bien modifier le plan initial. Ainsi, considérant lřattente de lřopinion publique et lřengagement que nous avons pris de publier avant la fin de 1966, nous nous sommes engagés dans la seconde voie. Nous vous présentons donc maintenant le plan du premier volume sur lequel nous sollicitons vos commentaires et votre approbation. Lřessentiel en est l. une prise de position quant aux mots clés 2. une description de la situation en matière linguistique 3. lřexplication de la politique que nous proposons en ce domaine. 677

676 En avril 1967, la question dřentrer sur le terrain politique est toujours sur la table lors de la 54e rencontre de la Commission, qui se tient à Ottawa. À cette réunion, la nature du rapport final fait encore lřobjet de débats et il est toujours question dřavancer sur le terrain constitutionnel. Or, la question étant jugée épineuse, il est prévu de remettre la discussion à la conclusion du Rapport final comme le souligne André Laurendeau : « Mieux vaut approfondir la dimension politique et constitutionnelle de lřégalité dans la conclusion du Rapport. » Léon Dion propose alors à la Commission « dřaborder la dimension politique en soulignant le rôle actif que doivent jouer les gouvernements dans la réalisation de lřégalité des deux peuples fondateurs. » Frank Scott réitère quřil se sent mal à lřaise de se prononcer sur les questions constitutionnelles puisquřelles ne sont pas inscrites dans le mandat : « This was a complex question and this commission had neither the scope nor the experts to deal with it adequately. » Voir Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon- Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 54e réunion de la Commission, 6, 7 et 8 avril 1967, Ottawa, p. 16-17. 677 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 47e réunion de la Commission, 1er et 2 septembre 1966, Ottawa, p. 2.

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Les raisons qui poussent les commissaires à sřengager dřabord sur le terrain linguistique en oubliant le projet de départ sont pratiques, mais aussi idéologiques. En effet, cela permet de renvoyer aux calendes grecques les questions sensibles. Cette position semble réjouir Jean-Louis Gagnon et Royce Frith qui avaient émis une résistance à lřidée de commencer le rapport avec une conception globale du Canada et les moyens dřy intégrer davantage le Québec : « Nous ne devons pas lřoublier et si la Commission allait concevoir son Rapport en fonction de la position du Québec au sein du Canada, elle transformerait en quelque sorte la nature de son mandat678. » Gertrude Laing mentionne quřelle « aime lřidée […] de nous avancer dans un domaine où nous sommes prêts, celui de la langue. Par contre, il me semble très important que nous insistions sur le fait que si nous nous arrêtons en premier lieu sur lřapprofondissement de ce problème, il nřest pas pour autant le plus important pour nous679. » Lřapproche privilégiée à ce moment de la Commission semble celle de la prudence : les commissaires veulent avancer en terrain sûr, sans doute pour ne pas récolter autant de critiques que lors de la publication du Rapport préliminaire, jugé trop peu scientifique par certains observateurs 680 . Ce sont des commissaires plus prudents, désenchantés par les diatribes quřils ont reçues, qui se lancent dans la réflexion à propos du contenu du Rapport final. Frank Scott salue également la décision de choisir une approche pragmatiste : « M. Scott pour sa part, mentionne quřil

678 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, 4/9, « Notes de Royce Frith et Jean-Louis Gagnon sur le vol. I du Rapport final », p. 1. 679 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, P435, F1, 1, Fonds Léon-Dion, Compte rendu de la 47e réunion de la Commission, 1er et 2 septembre 1966, Ottawa, p. 2. 680 Une des critiques les plus vitrioliques vient des intellectuels de Cité Libre dans lřarticle intitulé « Bizarre Algèbre ! ». Rédigé par le Comité pour une politique fonctionnelle, qui réunit Albert Breton, Claude Bruneau, Yvon Gauthier, Marc Lalonde et Maurice Pinard, cet article remet en question la rigueur du Rapport préliminaire. Non seulement les auteurs soulignent les lacunes méthodologiques de lřouvrage, mais ils sřinterrogent également sur la compétence des commissaires : « En somme, les Commissaires semblent tout à fait inconscients de la signification politique de certaines affirmations sociologiques et même de leur propre schème de pensée. » (p. 14) Les auteurs de « Bizarre algèbre ! » critiquent également la méthodologie employée lors des rencontres régionales, en attaquant le type de questions posées : « Le chef-dřœuvre de la mauvaise question est évidemment la deuxième. Il nřest pas nécessaire dřavoir consulté plusieurs manuels sur la fabrication des questionnaires pour se rendre compte que cette question ne traite pas de plein pied ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas des conditions nouvelles […] » (p. 16) Problématique peu sérieuse, conclusions boiteuses, fabrication dřune crise, présence de demi-vérités, les réprimandes des auteurs sont nombreuses à lřégard du travail des commissaires. « En somme, le caractère très grave de la crise est fondé sur des affirmations très gratuites. », soulignent-ils. À leurs yeux, la Commission sřest discréditée avec ce rapport et ne peut plus faire œuvre utile. Comité pour une politique fonctionnelle, « Bizarre Algèbre ! », Cité Libre, no. XX, 82, décembre 1965, p. 13-20.

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apprécie le caractère plus concret du projet. Dřailleurs ajoute-t-il, lřaspect linguistique, sřil nřest pas le plus important, est quand même celui dont on parle le plus681. » Cřest sans doute à ce moment clé de lřété 1966, que le problème linguistique commence à occuper tout lřespace et que la notion de biculturalisme, déjà nébuleuse au départ, est balayée pour privilégier le consensus. Lřapproche des commissaires, qui décident dřécarter des questions plus essentielles pour se consacrer dřabord au problème linguistique, problème jugé par eux comme nřétant pas le plus important, apparaît réductrice. Eux qui voulaient aller toucher le cœur des gens ; eux qui désiraient trouver un ton rassembleur et faire appel au civisme ; eux qui aspiraient à transformer le pays avant quřil ne soit trop tard, privilégient au final un enjeu sensible certes, mais peu représentatif de tous les efforts consentis pour penser le Canada idéal.

2.1. Les interventions de Paul Lacoste en faveur du statut distinct pour le Québec Bien que lřaspect linguistique prenne le pas sur la manière de donner vie au principe des deux peuples fondateurs, la dimension politique du remède demeure à lřordre du jour, en raison notamment des interventions réitérées du secrétaire devenu commissaire Paul Lacoste. Ce dernier offre une définition précise dřun statut distinct pour le Québec dans les documents de la Commission. Abordé en dřautres termes par André Laurendeau dans son devoir dřété où il évoque la nécessité dřun « statut très spécial » pour le Québec, réfuté par Frank Scott et par Jean-Louis Gagnon, le statut distinct trouve chez Paul Lacoste un de ses plus fidèles partisans. En fait, Lacoste est celui qui va le plus loin en matière de décentralisation du fédéralisme comme panacée au mal canadien. Pour définir ce nouveau cadre canadien quřil voit comme une réponse à la crise actuelle, il nřhésite aucunement à demander le droit à une interprétation large du mandat et à discuter de réaménagements constitutionnels.

Lřété qui précède la rencontre de 1966, Paul Lacoste fait circuler à la Commission sa conception du premier volume du rapport final. Il cite alors Descartes pour mentionner quřil serait intéressant dřétablir un « ordre de raisons », plutôt quřun « ordre des matières ».

681 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, P435, F1, 1, Fonds Léon-Dion, Compte rendu de la 47e réunion de la Commission, 1er et 2 septembre 1966, Ottawa, p. 2.

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Autrement dit, son idée est de passer du général au particulier, dřaller de lřidéal au pragmatique en partant dřune notion centrale, « dřune idée maîtresse que la Commission se ferait du Canada ou de la situation actuelle, et qui serait assez longuement développée dans une première partie essentielle 682 . » Cette façon de concevoir semble rejoindre les premières moutures des plans du rapport final délaissées pour privilégier une façon de faire qui rejoint « lřordre des matières ». Paul Lacoste voit le premier volume comme une réponse à la question suivante : « comment aménager les relations entre les deux groupes, pour en faire dans la mesure du possible des « partenaires égaux » dans une confédération, et dřune façon qui soit acceptable ou du moins tolérable pour chacun des deux groupes ?683 » Il aspire à proposer, dès le premier volume du rapport, une conception « fonctionnelle » du Canada qui représenterait une révision du compromis de 1867. Sa conception esquissée se veut à la fois celle « dřun Canada souhaitable pour certains, probablement réalisable et sans doute inévitable684. » Ses ambitions sont grandes, il refuse « le point de vue restreint qui réduirait le mandat de la Commission à lřétude dřune série de problèmes particuliers et techniques685. » Ce passage vient écorcher les conceptions de Frank Scott et de Jean-Louis Gagnon du mandat.

Paul Lacoste revient par ailleurs sur la naissance de la Confédération canadienne, naissance ayant mené à un système politique sřapparentant à un « quasi-fédéralisme » unitaire686. Avec la montée du Québec et lřapparition dřun nationalisme revendicateur, en partie à lřorigine de la crise que traverse le Canada des années 1960, il faut saisir ce moment pour mettre en place ou du moins discuter dřun nouveau compromis. Les astres sont alignés pour ce faire. Le Québec le demande. De son côté, le Canada anglophone prend conscience, avec le travail sur le terrain de la Commission notamment et les doléances du Québec, du fait que le statu quo devient de moins en moins envisageable pour assurer la paix sociale. Selon Paul Lacoste, il faut maintenant revoir les termes du

682 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, 4/9, Paul Lacoste, « Mémoire concernant le premier volume du rapport final, remarques préliminaires », p. I. 683 Ibid., p. 5. 684 Ibid., p. III. 685 Ibid. 686 Ibid., p. 6.

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contrat pour que les deux époux soient unis dans la sérénité et non plus plongés dans une crise. La situation nřest plus la même que celle de 1867 et la Constitution ne doit pas rester figée selon lřanalyse de Lacoste. Il faut maintenant privilégier une formule qui « ferait à une « province », quřil faudrait dřailleurs appeler autrement, un statut qui soit beaucoup plus près de celui dřun État que ce que nous avons connu jusquřici687. »

Rejetée par Scott et Gagnon qui la considèrent comme la voie dřentrée vers la dilution du Canada dans les États-Unis, la notion dřÉtats associés ne représente pas non plus lřidéal défendu par Lacoste, qui se fait toutefois nettement plus décentralisateur que ses collègues. À ses yeux, le but des recommandations proposées nřest pas de créer deux États distincts dans lřenceinte dřun même territoire ; « il sřagit simplement de procéder à une nouvelle répartition des pouvoirs 688. » Cette nouvelle répartition des compétences serait conçue pour répondre plus adéquatement aux besoins du Québec nouveau. Elle mettrait conséquemment en lumière lřimportance dřun statut pour le Québec tout en maintenant « une portion de la souveraineté dans le pouvoir fédéral, aucun autre gouvernement ne pouvant atteindre cette portion de souveraineté689. » Sa conception est fortement imprégnée de la notion des deux majorités, celle représentée par le Canada anglophone et celle représentée par le Québec francophone, ainsi que de la nécessité de trouver un meilleur équilibre entre ces deux majorités. Tout en connaissant les écueils de la notion dřÉtats associés, il rejette aussi lřidée dřun Canada « one nation » où cohabitent dix provinces traitées équitablement. Sa conception repose sur lřélaboration dřun nouveau compromis, résultant dřune lecture sensible de lřhistoire, mais également des besoins du présent, représentés par les demandes dřautonomie du Québec et la gronde séparatiste : « la perspective adoptée ici […] est celle dřun accommodement pratique fait à partir dřune situation historique donnée, et sans rupture avec le passé690. »

687 Ibid. 688 Ibid. 689 Ibid. 690 Ibid.

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Selon la conception de Lacoste, la Constitution représente un document réformable, capable de sřadapter aux nouveaux impératifs nés de lřévolution du pays. À ses yeux, il est temps que le pays renouvelle ses vœux de mariage. Bien quřil soit conscient que le mandat ne commandait pas initialement une relecture du document à la naissance de la Confédération canadienne, il croit cependant du devoir des commissaires de proposer des aménagements constitutionnels pour garantir un avenir meilleur. Pour lui, point de solution à lřextérieur de recommandations constitutionnelles :

Parmi les changements indispensables, mentionnons, au niveau des symboles, ceux dřappellations comme « province » et « lieutenant-gouverneur » ; quant aux anachronismes, il y a évidemment le droit de désaveu et le droit de réserve ; quant aux pouvoirs de nomination, il y a les cas du lieutenant-gouverneur et des juges des cours supérieures ; quant au pouvoir judiciaire, il y a la réforme de la Cour suprême ; et surtout, quant à la juridiction, il y a lieu dřincorporer à la constitution lřessentiel des jugements du Conseil privé sur la juridiction provinciale, et de permettre au Québec dřexercer une pleine juridiction sur les matières qui ont trait aux personnes, tels que le mariage et le divorce et la majeure partie du droit criminel, ainsi que du régime pénitencière ; de même sur des matières commerciales comme la faillite et même, du moins théoriquement, la lettre de change.

Il y a lieu de préciser les juridictions en matière des compagnies et de restreindre beaucoup le pouvoir dřexpropriation de lřautorité fédérale. En matière de radio et de télévision, on pourrait étudier la possibilité dřune juridiction conjointe quant au contenu des émissions. Beaucoup de ces mesures peuvent sembler dřintérêt très secondaire, chacune pourtant a sa portée, politique, symbolique ou simplement technique. Toutes ensemble, elles constitueraient un élément appréciable dans la répartition des pouvoirs, et lřénumération faite plus haut nřest nullement limitative691. »

Lřénonciation des changements constitutionnels nřaborde que des modifications qui touchent le Québec afin de permettre un rééquilibrage des pouvoirs. Lacoste souligne également lřimportance de sřattacher aux questions constitutionnelles qui touchent lřensemble du pays en révisant des articles de la Constitution liés directement au mandat des commissaires, soit les articles 93 et 133692. Sur ce point par contre, il nřélabore aucun plan particulier693.

En définitive, les commissaires proposent deux recommandations qui touchent aux articles 93 et 133 de la Constitution canadienne dans le premier volume du rapport final paru en 1967. Lřarticle 133 de la Constitution peut se lire comme suit :

691 Ibid., p. 7-8. 692 Ibid., p. 8. 693 Ibid.

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Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature du Québec, lřusage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif ; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, lřusage de ces deux langues sera obligatoire ; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par-devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous lřautorité de la présente loi, et par-devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux du Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de lřune ou de lřautre de ces langues.

Les lois du parlement du Canada et de la législature du Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues694.

Si elle suggère un certain bilinguisme, la loi originelle ne prévoit aucunement un bilinguisme officiel. Les commissaires aspirent à quelque chose de plus officiel pour préserver le français, en proposant cette version : « Nous recommandons lřadoption dřune nouvelle version de lřarticle 133 de lřActe de lřAmérique du Nord britannique qui pourrait se lire comme suit : 1. Lřanglais et le français sont deux langues officielles du Canada. 2. Dans les Chambres du Parlement du Canada et dans celles de toutes les provinces, chacun pourra, dans les débats, faire usage de la langue anglaise ou de langue française ; mais les registres les procès-verbaux des Chambres fédérales et des Chambres du Nouveau- Brunswick, de lřOntario et du Québec, seront tenus dans ces deux langues ; lřune ou lřautre langue pourra être utilisée dans les plaidoiries et les procédures devant tout tribunal créé en vertu du présent Acte, et devant toute cour supérieure du Nouveau-Brunswick, de lřOntario et du Québec, ainsi que dans les documents qui en émaneront. Les lois du Parlement du Canada et les lois des provinces du Nouveau-Brunswick, de lřOntario et du Québec seront promulguées et publiées en anglais et en français. 3. Les dispositions du paragraphe 2 sřappliqueront à toute autre province où le nombre de personnes ayant lřanglais ou le français pour langue maternelle atteindra ou dépassera dix pour cent de la population ou à toute province qui déclarera que lřanglais et le français sont ses langues officielles. 4. Dans toute province, dès que la population anglophone ou francophone dřune région administrative appropriée aura atteint une proportion importante, cette région sera constituée en district bilingue, et on adoptera des lois fédérales et provinciales stipulant que les services administratifs et judiciaires dans ce district seront assurés dans les deux langues officielles. 5. Aucune disposition du présent article ne sera interprétée comme réduisant ou restreignant lřemploi dřune autre langue, établie au Canada par une loi actuelle ou future ou par la coutume (§ 418)695

Même autour des discussions concernant un article directement relié au mandat des commissaires, Frank Scott voulut faire passer sa conception du Canada, en lançant un avertissement aux commissaires de ne pas déborder les frontières du mandat. À la veille de

694 Parlement du Canada, http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/researchpublications/prb0628-f.htm, site consulté le 6 mai 2013. 695 Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, p. 155.

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la publication du volume sur les problèmes linguistiques, lřintellectuel anglo-québécois veut former avec Jaroslav Rudnyckyj une alliance pour imposer son point de vue. Le 7 août 1967, Scott écrit au commissaire ukrainien en lui demandant dřappuyer ses démarches consignées dans un document intitulé « Additional Remarks by F.R. Scott ». Dans ses remarques, Scott rappelle sa compréhension du terme « égalité ». Il souligne quřil nřest pas question de créer lřégalité entre le Québec et le reste du Canada, mais plutôt entre le Canada français et le Canada anglais : With all respect to my fellow commissioners, this view disregards the history of Section 133, fails to understand the equality contained within the section whether or not any other province becomes bilingual, and seems to suggest that minority rithts in one province of Canada should depend upon the action of gouvernments in some other provinces of Canada. I also impliedly goes beyond our terms of reference. We are not asked how to make equal partnership between governements but between the two founding peoples696.

Ce nřest pas aux provinces quřil faut prescrire des droits en la matière, cřest à lřÉtat fédéral, qui lui seul peut être garant de la liberté de chacun de sřexprimer dans la langue de son choix. Dans ce contexte, les propositions de Lacoste voulant octroyer certains droits particuliers au Québec semblent ne pouvoir obtenir aucun consensus au sein de la Commission.

Les propositions de Paul Lacoste précisées, il est possible de retracer une parenté entre son Canada idéal et celui dřAndré Laurendeau. Les deux perspectives partent dřune lecture du Québec des années 1960, un Québec désireux de se réapproprier certaines compétences. Elles abordent le Canada dřun point de vue québécois, afin de désamorcer certaines tensions à lřorigine de la crise. Leur conception du remède canadien passe par la nécessité dřune prise de conscience pancanadienne de lřexistence de deux majorités et de la nécessité de réaménager le terrain politique pour permettre un meilleur traitement dřune majorité négligée dans lřhistoire, qui ne veut plus se satisfaire de peu : la majorité francophone du Québec. Toutefois, comme en témoigne lřopposition ferme de Frank Scott et de Jaroslav Rudnyckyj à aborder des articles de la Constitution liés au mandat, la nécessité de discuter des questions politiques et constitutionnelles nřest pas envisagée de la même manière par tous les commissaires. Scott sřopposa même à lřidée de mentionner

696 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-B.-Rudnyckyj, « Additional Remarks by F.R. Scott », 7 août 1967.

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quřil y aurait un éventuel volume sur la dimension politique dans le premier volume du rapport final annonçant les thématiques des futurs rapports à venir697. Tout au long des discussions entourant la publication du premier volume, Paul Lacoste continua de défendre sa conception du rapport final, mettant en lumière la nécessité dřaborder les questions constitutionnelles permettant un meilleur équilibre des forces entre les deux majorités. Devant les revendications du commissaire, une décision fut prise par tous les membres de la Commission qui votèrent favorablement à une motion proposée par Davidson Dunton à la 54e rencontre du mois dřavril 1967. Cette motion stipulait que Paul Lacoste écrive un court texte portant sur les dimensions politique et constitutionnelle de lř« equal partnership » et des moyens à prendre par les gouvernements pour atteindre un tel partenariat. Le texte de Lacoste se concentre dans les pages bleues, probablement autour des paragraphes 81, 82 et 83, qui discutent de la dimension politique entre les deux communautés culturelles principales du Canada. Toutefois, il sřavère difficile de trouver dans la version définitive les passages qui sont de la plume de Laurendeau et ceux qui portent la signature de Lacoste698. Au final, cřest à peu près tout ce qui est resté des discussions constitutionnelles, les quelques pistes amorcées dans les pages bleues nřayant pas trouvé suite et nřayant pas été développées dans un autre livre du rapport final.

2.2. Le projet de livre sur la dimension politique Le livre sur les questions politiques fit tout de même couler de lřencre. Léon Dion semble dřailleurs avoir travaillé pour donner vie à la conception du mandat dřAndré Laurendeau, conception partagée par dřautres commissaires. Le 30 décembre 1968, il fait parvenir aux membres de la Commission un projet préliminaire pour le livre sur la dimension politique. Lřobjectif poursuivi est de reprendre la discussion amorcée dans les

697 À la 56e réunion de la Commission, tenue en mai 1967, une dissidence se manifeste entre Scott et Lacoste sur la mention même dřun éventuel volume sur les questions politiques et constitutionnelles. Lacoste tient absolument à ce que ces questions soient mentionnées dès le premier volume du rapport final, même si elles seront abordées plus tard. Scott voudrait quant à lui supprimer cette mention. Au final, la mention est conservée et Laurendeau essaie de tempérer le débat en tranchant : « M. Laurendeau ajoute que la suppression de cette mention justifierait M. Lacoste à remettre en question le Premier volume, dans la mesure où ce dernier a accepté lřabsence dřexamen du problème constitutionnel à condition dřen annoncer, dès le premier livre lřexamen dans un volume ultérieur. » Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon- Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 56e rencontre, 17-19 mai 1967, p. 3. 698 Il faut également souligner que Léon Dion a également soutenu Laurendeau dans la rédaction des pages bleues.

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pages bleues : « Lřintroduction reprendrait et expliciterait lřintérêt de la dimension dite politique de la Commission en sřinspirant de lřintroduction générale du rapport (parag. 81- 93)699. » Le projet préliminaire présenté par Léon Dion sřappuie sur les travaux de Bureau de la recherche ; il sřinspire de certains pans des études de Donald Smiley, de Ramsay Cook, de Marc Brière et de Jacques-Yvan Morin. La problématique dřensemble se lit comme suit : « Il sřagit dřimaginer un régime politique qui, tout en se conformant aux normes de rationalité requises pour permettre au gouvernement de sřacquitter de leurs obligations à lřégard du développement économique du pays, et compte tenu du caractère fédératif de lřÉtat canadien, mette à la disposition du groupe francophone et du groupe anglophone les moyens qui lui sont nécessaires pour vivre selon ses caractéristiques et ses aspirations particulières700. » Lřidée maîtresse repose sur la mise en place dřun régime politique permettant lřexpression du biculturalisme. Le plan proposé par le conseiller à la recherche regroupe trois démarches principales : I. Indications concernant les composantes du contexte politique qui conditionnent lřorganisation et lřaction des gouvernements contemporains, II. Possibilités ouvertes par le fédéralisme canadien et III. Le cas particulier du gouvernement du Québec. La première partie sřinscrit directement dans la démarche déployée par les commissaires dřimpliquer les citoyens. Elle souligne le manque de communications entre le social et le politique, entre les citoyens et les élites politiques. Les citoyens ont montré au cours de la Commission quřils désiraient participer à la vie politique du pays. Pour contrer les insuffisances des mécanismes traditionnels de communications entre le social et le politique, Léon Dion esquisse lřidée dřun renforcement de la démocratie participative et de la « politique consultative »701.

Cřest un vaste programme politique qui se dessine entre les murs de la Commission, porté par certains membres ambitieux aspirant à réviser profondément les structures politiques du Canada. Plusieurs membres de la Commission semblent placer le citoyen au cœur du remède ; en témoignent cette volonté de renforcer la démocratie

699 Centre dřarchives de lřUniversité McGill, Fonds Michael-Kelway-Oliver, MG1064, Cont. 1, 1364 D, Memorandum, 30 décembre 1968, « Projet préliminaire de plan de livre sur la dimension politique », prepared by Professor Dion, p. 1. 700 Ibid. 701 Ibid., p. 3.

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participative évoquée par le plan de Léon Dion, en témoignent également lřallocution inaugurale de la Commission, le choix de tenir des rencontres régionales et les devoirs dřété de Clément Cormier et dřAndré Laurendeau. La deuxième démarche sřattache aux possibilités dřouverture du fédéralisme. Léon Dion souligne quř « il sřagit, après avoir reconnu la légitimité et le poids de ces différences [les différences entre les deux groupes principaux], de concevoir un régime fédératif qui les coordonne dans la plus grande harmonie possible702. » Pour rétablir lřharmonie, le fédéralisme concerté est envisagé, ce qui implique : a) une meilleure coordination entre gouvernements en matière fiscale et monétaire b) la création dřune banque dřinformation commune sur tous les aspects sociaux culturels et économiques sur lesquels portent les programmes politiques. c) lřinstitutionnalisation des mécanismes consultatifs impliquant la collaboration de tous les gouvernements et supposant la participation des citoyens. d) dans lřaménagement de ces mécanismes, prévoir la souplesse requise pour tenir compte des besoins et des aspirations des régions et des deux groupes culturels principaux […] e) lřaffirmation du principe dřune égalité au moins relative des deux partenaires principaux dans certaines matières déterminées et reliées directement aux questions linguistiques et culturelles703.

La troisième démarche traitant du cas particulier du Québec aborde la volonté du gouvernement du Québec dřétendre sa responsabilité afin de mieux protéger sa majorité francophone. Léon Dion mentionne que les revendications du Québec touchent à deux dimensions : la première à lřégard de lřépanouissement de sa langue et de sa culture, la deuxième à lřégard de son développement social et économique. Comme il le souligne, « le problème consiste à établir les modalités juridiques et politiques concrètes de ces revendications704. » Pour ce faire, il élabore deux types de remèdes : celui dřaugmenter la coordination des fonctions publiques entre niveaux de gouvernements et celui de réviser la division constitutionnelle des pouvoirs. Le premier remède peut être atteint par la politique consultative notamment, qui « garantit que les besoins et les aspirations du Québec seront connus de ceux qui élaborent les politiques dans différents secteurs dřactivité 705 . » Autrement dit, il faut intensifier les communications entre les gouvernements provincial et fédéral, afin que la province francophone puisse sentir quřelle a voix au chapitre. Le

702 Ibid., p. 4. 703 Ibid., p. 7. 704 Ibid., p. 9. 705 Ibid.

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deuxième remède aborde différents changements constitutionnels à prévoir. Il souligne quřil faut « faire état des suggestions faites afin dřassurer un statut particulier pour le Québec. » Il pose les questions suivantes : « Le droit de retrait facultatif (opting out) des programmes communs devrait-il recevoir une reconnaissance constitutionnelle ? Devrait- on prévoir des modalités particulières applicables au Québec ?706 » Le projet de Léon Dion, qui se situait dans la lignée de la conception du Canada idéal dřAndré Laurendeau et de Paul Lacoste en matière de revendications constitutionnelles, nřeut pas de suite.

2.3. Les dernières rencontres À la mort dřAndré Laurendeau le 1er juin 1968, Jean-Louis Gagnon prend le siège de coprésident707. Paul Lacoste semble alors être le seul commissaire à se battre avec ardeur pour lřexistence dřun volume sur les questions constitutionnelles. Les motions votées en faveur des propositions soumises par Paul Lacoste sont court-circuitées par Frank Scott, Jean-Louis Gagnon et Jaroslav Rudnyckyj qui préfèrent ne pas formuler de telles recommandations qui ne cadrent pas avec la lecture quřils font du mandat. Les dernières réunions de la Commission qui se tiennent en 1970 au début de 1971 sont mouvementées708. Paul Lacoste tente un effort ultime pour faire passer son point de vue, quřil voit comme la continuité de lřœuvre de Laurendeau. Le 12 mars 1970, il fait connaître son désaccord sur la voie empruntée par la Commission et envoie à ses collègues des extraits de toutes les rencontres où ils ont voté en faveur dřaborder les questions constitutionnelles. Le document est introduit comme suit : « La présente nřa pas pour but

706 Ibid., p. 10. 707 Dion avait dřabord été approché pour occuper ce poste clé. Il se remémore cet événement dans lřarticle « Bribes de souvenirs dřAndré Laurendeau » : « En août 1968, je reçus à Paris une lettre du commissaire Royce Frith mřapprenant quřà lřunanimité les membres de la Commission souhaitaient me voir occuper ce poste vacant. Cřétait là de leur part une belle marque de confiance à mon endroit. Je perçus cette demande comme un signe quřils avaient compris lřampleur de lřaffinité affective et intellectuelle qui existait entre Laurendeau et moi. Sans hésitation aucune je refusai pourtant. Je me souviendrai toujours de ce dîner chargé dřémotion au cours duquel Davidson Dunton tenta de me faire changer dřavis et dřaccepter le poste si prestigieux que lui-même et ses collègues mřoffraient. » Les deux raisons invoquées par Léon Dion pour justifier son refus sont dřune part son attachement à son alma mater, lřUniversité Laval, et dřautre part, sa conviction quřà lui seul il ne pourrait réussir là où Laurendeau avait déjà échoué. Voir Léon Dion, loc. cit., p. 53. 708 Léon Dion souligne même quřil ne fut pas convié à la rencontre de janvier 1971, rencontre où les commissaire en vinrent à la conclusion quřils ne pouvaient sřentendre sur les questions politiques et constitutionnelles. Ibid.

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de rouvrir un débat qui a été clos lors de la dernière réunion. Je désire simplement rappeler quelques textes de la Commission sur lesquels sřappuie, partiellement, mon opinion dissidente709. » De son côté, Frank Scott écrit un document intitulé de manière éloquente The End of the Affair qui relate à sa manière ses choix : « But we are asking ourselves whether or not we should make one final effort to bring out a last volume which will penetrate deeper into the heart of the crisis then we have anything yet published710. » Sa position est ferme ; le non lřemporte. Un tel volume implique aux yeux de lřintellectuel anglo-québécois de sombrer dans le journalisme. Il mentionne son aversion pour le statut spécial : « The idea of special status for Quebec is one of those vague proposals, nowhere specifically defined, which tend toward either associated status or separatism711. »

Plusieurs années plus tard en 1989, Paul Lacoste fait parvenir une lettre à Léon Dion où il revient sur son rôle dans les derniers temps de la Commission : Enfin, en ce qui me concerne, je suis bien demeuré membre actif de la Commission jusquřà la fin, même si mes fonctions de premier vice-recteur de lřUniversité mřempêchaient dřy consacrer beaucoup de temps. Jřai notamment participé très activement aux toutes dernières réunions, dans lesquelles jřai tenté, sans aucune illusion, un ultime effort pour donner une suite, fut-elle très partielle et très modeste aux pages bleues. Le plus que jřai pu obtenir a été cette courte lettre au Premier ministre, dans laquelle la Commission rappelle au moins lřengagement contracté par elle et fait son constat dřéchec. Cřétait bien peu712.

Lřintuition dřAndré Laurendeau, partagée par Paul Lacoste et Léon Dion, quřil fallait saisir le kairos dřun intérêt et dřune ouverture pour la question constitutionnelle afin de réaménager le paysage politique des années 1960 nřa pas donné naissance à une publication et à un engagement ferme de la part de la Commission de se battre auprès des responsables politiques afin de promouvoir ce remède.

2.4. La conclusion inachevée

709 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, 12/12, Paul Lacoste, « Note aux Commissaires et aux Officiers supérieurs », 12 mars 1970. 710 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30, D211, « The End of the Affair », p. 1. 711 Ibid., p. 3. 712 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435/B4, 390, section « André Laurendeau », lettre de Paul Lacoste à Léon Dion datée du 25 mai 1989.

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Des bribes de conclusions furent rédigées en 1970 par Jean-Louis Gagnon, Royce Frith et A.D. Dunton notamment, mais elles ne furent jamais publiées. Dans leur conclusion inachevée, Jean-Louis Gagnon et Royce Frith misent davantage sur les aménagements linguistiques pour créer un meilleur équilibre des forces au pays. Les notions de « majorité généreuse », de statut très spécial pour le Québec, de refonte dřun nouveau compromis à partir de celui de 1867, sont évacuées. La conception de Laurendeau qui sřinscrivait dans le cadre des droits collectifs nřest pas comprise de la même manière par Jean-Louis Gagnon. Aux yeux de Laurendeau, la crise identifiée en 1965 commandait un statut particulier pour le Québec, qui passerait par lřoctroi de droits pour la majorité francophone du Québec afin quřelle puisse prendre complètement les rênes de son avenir. Les droits collectifs sont donc aménagés pour les Québécois. Or, dans sa conclusion, Jean- Louis Gagnon aborde les droits collectifs des francophones du Québec au même titre que ceux des anglophones du Canada, diluant au passage la notion de statut spécial : « Dans cette perspective, le principe de lřégalité exige que les droits fondamentaux de tout citoyen canadien, civils ou culturels, soient respectés de tous, de même quřil signifie que les droits collectifs propres à chacune des deux communautés linguistiques qui donnent au Canada sa dimension biculturelle puissent sřexercer librement 713 . » Il évoque lřimportance de poursuivre lřœuvre initiée par André Laurendeau pour les gouvernements : La Commission est maintenant rendue au bout de la route quřelle sřétait tracée. Elle estime que, si les pouvoirs politiques et économiques donnent suite à ses recommandations, sa tâche nřaura pas été inutile ; car le Canada offrira, demain, aux autres États, lřexemple dřun pays bilingue et biculturel où des hommes de bonne volonté ont voulu un jour répondre à lřappel de lřun dřeux, André Laurendeau, et grâce à la clairvoyance de ceux qui avaient à lřépoque la responsabilité de notre avenir, faire lřexamen des querelles centenaires714.

Or, tous ne tirèrent pas le même bilan de lřexamen des querelles centenaires effectué. Pour Jean-Louis Gagnon, le nœud gordien du problème ne se trouve pas dans les enjeux constitutionnels. Bien au contraire ; les inégalités constatées sur le terrain ne peuvent être rééquilibrées par un réaménagement de la Constitution, car elles ne trouvent pas leur source dans des lacunes constitutionnelles : « Autant il serait excessif de minimiser à lřextrême la question même du partage des compétences entre les provinces et

713 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Jean-Louis-Gagnon, P426/A3/2, no. 73, Jean-Louis Gagnon, « Conclusions », 4 mars 1970, p. 1-2. 714 Ibid., p. 2.

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lřÉtat fédéral, autant il serait trompeur, en effet, dřimputer toutes les tensions actuelles à des imprécisions et à des lacunes constitutionnelles ou à des défauts dans les mécanismes politiques existants715. » Gagnon partage ici la conception optimiste de lřhistoire et du texte de loi à lřorigine de la Confédération canadienne de Scott. Aussi, la lecture quřil fait de la crise et des inégalités ne lřentraîne pas sur le terrain constitutionnel. La cause des inégalités est à chercher ailleurs, dans un manque de reconnaissance du fait francophone dřun océan à lřautre. Renforcer le caractère bilingue des principales institutions du pays lui apparaît comme le meilleur remède pour sauver le Canada. La cause du mal canadien vient de « lřinaction ou [de] lřindifférence des pouvoirs publics directement concernés. Cřest ainsi que nous avons été amenés à recommander que tout citoyen canadien puisse sřadresser au gouvernement central dans la langue de son choix, que lřinstitution dřunités francophones permette lřimplantation du français comme langue de travail au sein de la fonction publique fédérale, ou encore que certaines mesures soient prises pour modifier le statut socio-économique des francophones dans la seule province où ils se trouvent en situation de majorité 716 . » Cette conclusion inachevée est appuyée par Jaroslav Rudnyckyj qui promet, dans une lettre envoyée à Jean-Louis Gagnon le 20 février 1970, de se tenir debout devant les commissaires réfractaires comme Paul Lacoste : « En cette occasion, je veux vous dire que si M. Lacoste (et les autres commissaires ?) vont préparer des rapports minoritaires je ne serais pas silencieux…malheureusement. Je penser [sic] votre « Conclusion » (avec modifications minimales) doit être acceptable par tous les membres de la Commission. Si non : et altera pers audiatur ! (mes excuses pour mon vulgar language !)717 »

La Commission a fait les recommandations quřelle pouvait faire dans la mesure de ses capacités et de son mandat. La conclusion offre une lecture de la situation délicate du Québec et de ses relations avec le Canada ; elle mentionne ces blocages dřesprit qui existent entre différentes conceptions du Canada et qui sont ô combien ardus à dénouer.

715 Ibid. 716 Ibid., p. 4, 717 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, Volume 5, section « Jean-Louis Gagnon », Lettre de Jaroslav Rudnyckyj à Jean-Louis Gagnon, Winnipeg, le 20 février 1970.

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Les difficultés rencontrées par la Commission sont les difficultés rencontrées par la Confédération depuis son avènement et de manière plus sensible dans les années 1960 avec la manifestation dřun nouveau nationalisme plus confiant au Québec. Dénouer ces nœuds qui perdurent depuis trop longtemps semble quasiment impossible dans lřesprit dans lequel se déroulent les événements. Cet esprit, ironiquement et comme un jeu de miroir, est le même qui règne dans le pays et à la Commission. Un esprit parfois étouffant, où plane la pesanteur dřune crise quřon saisit mal tant elle évolue rapidement, tant les canaux de communications sont difficiles à établir et les consensus rares. Les commissaires et leur garde rapprochée ont souvent lřimpression que les problèmes quřils rencontrent sont en fait les problèmes inhérents à la Confédération ; leurs points de mésentente sont ceux contribuant à créer un glissement du kairos, qui apparaît difficile à saisir en lřabsence dřun consensus sur le remède à la maladie. La conclusion appelle à une détente pour discuter des questions plus épineuses :

Il est dans la logique du système fédéral que les provinces Ŕ à plus forte raison si, chez lřune dřelles, la majorité parle « une autre langue » - veuillent augmenter la somme de leurs pouvoirs même si, ce faisant, elles risquent de mettre en péril la fédération. Quřau Québec, cette tendance sřexprime autrement que dans les autres provinces et, quřailleurs, elle soit différemment perçue, il ne faut ni dramatiser la chose ni pratiquer la politique de lřautruche. De fait, la Commission estime quřil existe une sorte de blocage de lřesprit à ce sujet et que cela compte pour beaucoup dans les difficultés auxquelles elle se bute. Elle croit, dřailleurs, quřon sřacheminerait beaucoup plus rapidement vers une solution des problèmes qui paralysent lřexpansion du patrimoine canadien, si la double question des relations fédérales-provinciales et de lřégalité entre francophones et anglophones, était abordée en toute liberté dřesprit, plutôt quřà partir de positions dogmatiques, dites irréversibles, et le plus souvent dépassées718.

La Commission semble ici demander aux citoyens canadiens de faire preuve de plus de sagesse quřelle-même sait le montrer, en adoptant une ouverture dřesprit, en laissant tomber les conceptions dogmatiques, comportements que les commissaires ont parfois eu du mal à adopter. Elle apparaît donc comme un organe incapable de sublimer parfaitement les blocages psychologiques du pays dont elle fait lřexamen. Cette même Commission mise sur pied pour dénouer ces blocages et permettre des lendemains meilleurs à la Confédération canadienne, est forcée dřadmettre quřelle a failli à certains endroits faute de consensus, comme le traduit la lettre envoyée au premier ministre

718 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Jean-Louis-Gagnon, P426/A3/2, no. 73, Jean-Louis Gagnon, « Conclusions », 4 mars 1970, p. 5.

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Trudeau le 1er mars 1971. Cette lettre souligne lřimportante accordée par la Commission aux questions constitutionnelles abordées dans lřintroduction générale du premier volume du rapport final. Elle se veut en quelque sorte le dernier gain Ŕ bien mince en comparaison aux ambitions de Laurendeau, de Lacoste et de leurs partisans Ŕ de la bataille menée dans les derniers temps de la Commission par Paul Lacoste en faveur de la rédaction dřun dernier volume consacré aux questions constitutionnelles :

Monsieur le premier ministre,

Nous avons lřhonneur de vous adresser la présente lettre, qui a trait à la clôture des travaux de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme.

Au début de lřautomne 1969, nous avions esquissé les tâches qui restaient à accomplir telles que nous nous les représentions alors. Nous projetions pour le Rapport un quatrième volume, puis un cinquième, qui devaient porter respectivement sur lřapport culturel des autres groupes ethniques et sur la capitale fédérale et les associations volontaires. Nous envisagions en outre un dernier volume, qui serait consacré aux mass media, aux arts et aux lettres, à la Cour suprême et au Parlement ; dans nos conclusions générales nous aurions défini notre façon de concevoir les questions constitutionnelles sous lřangle du mandat de la Commission. […]

Nous estimons toujours quřil existe un lien étroit entre les questions politiques et constitutionnelles et celles qui se rattachent au mandat de la Commission, opinions exprimées dans lřIntroduction générale du livre premier. Ce que nous avons appelé « conflit entre deux majorités » (Rapport préliminaire, paragraphe 131) et « dimension politique de lřégalité » (Rapport préliminaire, paragraphe 81-92) nous apparaît toujours comme un élément essentiel de la crise diagnostiquée dans le Rapport préliminaire. Nous avons noté que depuis lřélaboration du plan primitif de notre rapport un mécanisme fédéral-provincial, un champ dřaction étendu, avait été constitué pour lřexamen et que des entretiens avaient lieu entre les gouvernements dřOttawa et de Québec. Dans cette conjoncture de changements une diversité notable dřopinions sřest fait jour entre les commissaires sur deux points : dans quelle mesure devrions-nous nous prononcer en ce domaine et quelles suggestions de fond seraient utiles ? Or, nous nřavons pu réaliser lřunanimité sur des conclusions concrètes719. »

La conclusion préliminaire de Gagnon balaie dřailleurs les questions sensibles dans un autre champ, celui des urnes électorales et des organismes mandatés à cet effet :

En démocratie, cřest finalement au fond des urnes électorales quřon doit trouver des réponses aux questions de ce genre. Quoiquřil en soit, une chose est sûre : les Québécois de langue française, dans lřensemble, sřinterrogent aujourdřhui, et non sans inquiétude certaine, sur lřavenir de leur groupe culturel en Amérique du Nord. Mais si les uns affichent une impatience grandissante et réclament quřune négociation formelle, portant surtout sur le statut du Québec au sein de la Confédération, ait lieu entre des francophones et des anglophones spécifiquement mandatés à cet effet, les

719 Lettre des commissaires au Premier ministre Pierre-Elliott Trudeau, dans Jean-Louis Gagnon, Les apostasies, Tome III, p. 247-248.

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autres, au contraire, affirment que tout changement apporté à lřordre constitutionnel ne peut être négocié que par les élus du peuple, sans quřil y ait interruption ou discontinuité du processus normal propre à nos institutions politiques. […] Pour sa part, la Commission estime que lřexamen de conscience amorcé par son Rapport préliminaire, doit se continuer. Elle reconnaît que le problème canadien se pose aussi en termes politiques et, quřà ce titre, les solutions qui peuvent être envisagées se rattachent nécessairement à la réforme des institutions et à la réforme constitutionnelle. Mais elle juge que cette tâche appartient maintenant aux organismes dûment mandatés à cet effet720.

Un organisme plus particulièrement est chargé dřétudier ces questions essentielles, soit le Comité permanent de la Constitution721. La fin de la Commission, qui ne parvient pas à livrer le dernier volume envisagé, signifie une victoire de certains principes sur dřautres. La conjoncture favorable à la conception dřAndré Laurendeau sřest évanouie avec la mort de lřintellectuel québécois et lřarrivée de Pierre-Elliott Trudeau au pouvoir en 1968. La radicalisation du souverainisme au début des années 1970 nřa pas aidé non plus à rendre le contexte favorable à la conception des deux majorités ; le Canada anglophone ne voulant pas dřun compromis avec ceux quřils jugeaient radicaux. Bien que les commissaires avaient réussi à établir une certaine détente avec leurs multiples rencontres sur le terrain, bien quřils avaient permis en partie dřapaiser certains préjugés en présentant lřAutre et ses revendications, le climat était redevenu très tendu à la fin des années 1960.

Dans un document daté de 1970 retrouvé dans le Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, le coprésident Davidson Dunton partage sa conception du Canada des années 2000, un Canada forgé par les recommandations de la Commission, un Canada où la dualité est inscrite dans lřADN du pays et nřest plus source de tensions : « In 2000 Canada still has problems – similar to those of other advanced countries and then increasingly post- industrial stage development. It is however, not hampered by the existence of two societies within it. The equal place of francophone society is fully established. French-speaking

720 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Jean-Louis-Gagnon, P426/A3/2, no. 73, Jean-Louis Gagnon, « Conclusions », 4 mars 1970, p. 7. 721 Le Comité permanent sur la Constitution est formé dans la lignée des multiples conférences fédérales- provinciales qui marquent les années 1960. Il est créé plus particulièrement à la suite de la rencontre fédérale- provinciale de 1968 appelée par le Premier ministre Lester B. Pearson. Il sřagit en fait dřun des seuls gains de cette rencontre. Le comité rassemble des fonctionnaires qui ont pour mandat de se pencher sur les questions suivantes : les langues officielles, les droits fondamentaux, le partage des pouvoirs, la réforme des institutions fédérales, les inégalités régionales, la procédure dřamendement et les relations fédérales-provinciales. Voir Gil Rémillard, « Historique du rapatriement », Les Cahiers de droit, vol. 25, no. 1, p. 47.

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Canadians as such are equal to others in the quality of their work and life and the opportunities open to them. The duality of Canada as seen by its own people and those of other countries not as a disavantage but as a great source of richness and strength722. »

Ce document, qui constitue un schéma de conclusion, est intéressant puisque cřest une des rares réflexions retrouvées du coprésident sur la nature des relations canado- québécoises. Dunton était davantage un homme de contacts et de réseaux quřun homme de lettres. Sa conception du futur, où la dualité est enfin exprimée sans heurts vient ici rappeler comment les ambitions des commissaires étaient grandes. Toutefois, il ne se battit pas pour quřun remède politique vienne inscrire la dualité dans le code constitutionnel du pays. La discorde était trop grande au moment de rédiger la conclusion. Il souligne dřailleurs : « Serious dangers lie in disagreements on constitutional matters723. »

III. DU BICULTURALISME AU MULTICULTURALISME Les dernières années de la Commission témoignent dřune mésentente patente sur la notion de biculturalisme et sur les moyens de lui donner vie, de faire en sorte que les deux groupes culturels principaux jouissent des mêmes avantages. Au fil des travaux de la Commission, une idéologie concurrente émerge et sřaffirme avec davantage dřinsistance devant les revendications de certains groupes culturels et du commissaire ukrainien Jaroslav Rudnyckyj. : le multiculturalisme. Avant que Pierre-Elliott Trudeau en fasse un élément essentiel de son programme politique visant à souder lřunité canadienne, le multiculturalisme constituait un point dřaccrochage majeur au sein de la Commission Laurendeau-Dunton. Le politologue Kenneth McRoberts soutient que la politique de multiculturalisme développée par le gouvernement de Trudeau fut élaborée en réaction aux travaux de la Commission Laurendeau-Dunton plutôt quřen fonction des recommandations de la Commission724. Pour notre part, nous estimons que la Commission constitue une entreprise éclatée, où plusieurs voix voulurent sřexprimer. Le multiculturalisme sřinscrit

722 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, A.D. Dunton, « Schema II : Canada in the year 2000 », 13 janvier 1970, p. 7. 723 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jarosval-Rudnyckyj, MG31-D58, A.D. Dunton, « Schema 1 », 12 janvier 1970, p. 3. 724 Jean-Louis Gagnon, Les aspostasies, Tome III, p. 166.

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dans la lignée dřobservations faites sur le terrain lors des rencontres régionales, de lřœuvre de certains groupes de pression et des zones grises qui persistent pendant les travaux autour de la notion de biculturalisme. Faute de consensus au sein de la Commission autour de la notion de biculturalisme et sur les manières de procéder pour établir au sein de la Confédération un partenariat équitable entre les deux peuples fondateurs, une idéologie concurrente a pu se frayer un chemin et obtenir de plus en plus dřappuis et de visibilité politique et médiatique : celle du multiculturalisme. En sřattachant au climat qui régnait entre les murs de la Commission, aux tensions internes vives et aux dissensions que soulevait le terme « biculturalisme », il est possible de percevoir que le multiculturalisme a imprégné les travaux de la Commission. Par la suite, Trudeau a agi en fonction dřune certaine conception de la Commission portée par des commissaires comme Jaroslav Rudnyckyj, pour ce qui est de la préséance du multiculturalisme sur le biculturalisme, et de Frank Scott, en ce qui a trait à la primauté des droits individuels sur les droits collectifs. La dualité qui marquait la pensée de Laurendeau et qui était appuyée par certains commissaires voulant faire du Canada le pays des deux peuples fondateurs a trouvé des adversaires qui lřont miné et qui y sont parvenus. Le livre sur la dimension politique de la crise et les questions constitutionnelles nřayant jamais été écrit, dřautres livres ont pris la place. Parmi ceux-ci, il y a le Livre IV sur les autres groupes ethniques, livre qui a récolté la faveur de Trudeau.

Ce dernier a donné peu de crédit aux propos rédigés dans les pages bleues, qui suggéraient lřexploration de nouvelles formes de fédéralisme pour trouver un remède au mal canadien et qui exposait la notion de « majorité généreuse » chère à Laurendeau. Il sřest empressé néanmoins de répondre de manière positive au Livre IV de la Commission intitulé « Lřapport culturel des autres groupes ethniques », qui paraît le 23 octobre 1969. Sa lecture du Livre IV lřincite à vouloir dépasser les constatations et les recommandations des commissaires. Toutefois, avant dřaborder lřinterprétation faite par Trudeau de la section du rapport final consacré à lřapport des autres groupes ethniques, il sřavère essentiel de revenir sur le contexte des années 1960, où certaines voix représentant les autres groupes ethniques sřélevèrent avec force pour se faire entendre à propos du mandat de la Commission et des recommandations à venir, devenant ainsi la « troisième force ».

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3.1. Lřactivisme des Ukrainiens pour défendre le multiculturalisme Parmi ces groupes qui expriment leur conception du Canada se démarque un groupe en particulier : les Ukrainiens. Ces derniers vont user de toutes les tribunes pour tenter de faire dévier le débat en leur faveur, eux qui, le plus souvent, militent pour la dissolution du biculturalisme en exaltant les vertus du multiculturalisme. Arrivés plus massivement au Canada à partir de la fin du XIXe siècle jusquřà la Première Guerre mondiale, les Ukrainiens représentent, selon le recensement de 1961, 2,59 % de la population canadienne, ce qui les classe derrière les Allemands, qui forment 5,75 % de la population, et juste devant les Italiens, qui constituent 2,47 % de la « mosaïque » canadienne725. Deuxième communauté culturelle en importance Ŕ si lřon exclut les deux communautés principales constituées par les Canadiens dřorigine britannique et française Ŕ, ils représentent toutefois les membres des autres groupes ethniques qui se manifestent avec le plus dřéclat. Ce phénomène est dřailleurs mis en lumière dès le Rapport préliminaire de 1965 dans lequel les commissaires soulignent : « Nous avons rencontré très peu de Canadiens dřorigine allemande ou hollandaise, relativement peu de Polonais, dřItaliens, de Finlandais, tandis que les Ukrainiens étaient nombreux726. » Ils sont dřailleurs cités à quelques reprises au cours de ce rapport et ils occupent une place de choix dans le volume consacré aux autres communautés ethniques.

Il faut dřemblée mentionner quřils possèdent un allié de taille en la personne du commissaire Jaroslav Rudnyckyj. Celui-ci va lui-même faire des pressions sur les commissaires pour que les positions des autres groupes ethniques soient entendues et aient un impact concret dans la rédaction du rapport final. Né en Ukraine le 28 novembre 1910, Rudnyckyj foule le sol canadien en 1949, après avoir œuvré dans lřenseignement universitaire à Prague et à Augsbourg. Au Canada, il travailla au Centre ukrainien de la culture et de lřéducation à Winnipeg, et il organisa, dès 1949, un département dřétudes slaves à lřUniversité du Manitoba, dont il assura la direction. Expert en linguistique, il est dřailleurs lui-même membre dřassociations ukrainiennes, notamment de la Société

725 Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre IV, Lřapport culturel des autres groupes ethniques, Ottawa, Imprimeur de la reine, 1970, p. 258. 726 Rapport préliminaire, p. 119.

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ukrainienne de Shakespeare et de lřAcadémie ukrainienne libre des sciences à Winnipeg727. Il est dřailleurs membre fondateur et président de cette dernière association à partir de 1955. Impliqué dans son milieu, il lřest également au sein de la Commission où il milite pour une reconnaissance accrue de la « troisième force », notamment en terme de droits linguistiques, puisquřil souhaite quřen plus des deux langues officielles soit reconnue lřexistence dřautres langues nationales. Cette volonté est dřailleurs exprimée au sein de plusieurs mémoires où il apparaît quřune des revendications les plus fermes des Ukrainiens consiste en la reconnaissance de leur langue et, plus globalement, des langues régionales du Canada.

Les Ukrainiens qui militent pour lřaffirmation de la « troisième force » incarnée par les autres groupes ethniques ne comprennent pas pourquoi la langue française devrait jouir dřun statut particulier. Un mémoire déposé par l’Ukrainian Teachers’ sssociation of Canada résume cette position: « It is, of course, desirable that Canadians of Ukrainian origin have a knowledge of both English and French. At the same time we oppose any kind of coercicion to learn and employ French. To spread forcefully the use of French in Canada while neglecting the languages of other ethnic groups is unjust. This contradicts the democratic ideals of freedom and may lead to bitter hostility among the citizens of Canada728. » Ce passage du mémoire traduit la volonté de ramener le français sur un pied dřégalité avec les autres langues régionales. Les Ukrainiens aspirent à voir leur langue reconnue dans les institutions scolaires notamment.

Le commissaire Rudnyckyj reprit des pans dřargumentation présents dans les mémoires ukrainiens déposés à la Commission dans le premier volume du rapport final où une section sřintitule « Observations du commissaire J.B. Rudnyckyj ». Cette section constitue lřopinion dissidente du commissaire ukrainien. Ne parvenant pas à sřentendre sur tous les aspects du premier volume du rapport final consacré aux questions linguistiques, les commissaires ont voté pour que Jaroslav Rudnyckyj puisse exprimer sa propre voix et

727 Centre dřarchives du CRCCF, Fonds-Paul-Wyczynski, P19, B.B., 4, « Communiqué de presse du cabinet du Premier ministre Lester B. Pearson, 22 juillet 1963 ». 728 Mémoire déposé à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et biculturalisme par Kozlowsky, Jacob & Kuzan, Julian by the Ukrainian Teachers’ sssociation of Canada, 750-450, Toronto, 1964, p. 6.

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ne pas nuire à lřensemble du travail en sřy opposant. Il souligne en introduction : « Dřautre part, tout en acceptant la décision de recommander des changements minimaux à lřA.A.N.B., jřestime que certaines considérations et recommandations supplémentaires sont indispensables, si le rapport doit résister à lřépreuve du temps ; cřest à cette condition également que je pourrai considérer notre tâche comme accomplie. Dřoù les présentes observations 729 . » Par ses observations, le commissaire aspire à souligner une lacune patente du Rapport, soit le fait que « la Commission nřa pas suffisamment tenu compte […] dans ses propositions de modifications constitutionnelles : la place des langues régionales au Canada 730. » Il met en lumière lřancrage historique de la présence ukrainienne, un argument qui est par ailleurs présent dans plusieurs mémoires dřassociations ukrainiennes, pour justifier lřoctroi dřune protection linguistique en raison de leur apport considérable à la construction de la société canadienne. Comme il le rappelle : « Au XVIIIe siècle, les Slaves orientaux sřétablirent fermement en Amérique du Nord, sur la côte du Pacifique. Le rayonnement du russe et de lřukrainien se rattachait à la création de la Compagnie russe dřAmérique (1799). […] De nos jours, le russe et lřukrainien appartiennent au groupe des langues dřimmigrants et non à celui des langues coloniales731. » Lřargument historique venant étoffer son argumentaire, Rudnyckyj va œuvrer pour que les langues régionales obtiennent dans leurs régions dřusage Ŕ cřest-à-dire là où elles sont employées par au moins 10 % de la population Ŕ un statut semblable au français au Québec732. Rudnyckyj va également reprendre les grandes lignes dřun sondage montrant les positions ukrainiennes pour appuyer ses dires. Ce sondage témoigne des réseaux qui se sont organisés pour exercer des pressions sur la Commission ainsi que pour élargir la mission du mandat et le contenu des recommandations en leur faveur. En effet, cité en grande partie dans la section qui porte sur les observations du commissaire Rudnyckyj, ce sondage est le produit de lřAcadémie

729 Voir « Observations de J.B. Rudnyckyj », dans le Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, p. 163. Il faut souligner que le commissaire ukrainien nřest pas le seul à avoir eu droit dřexprimer une opinion dissidente. Le commissaire Clément Cormier a également voulu ajouter quřil ne partageait pas les vues de ses collègues en matière de bilinguisme officiel. À ses yeux, la conception du bilinguisme officiel inscrite dans le premier volume du Rapport final est trop rigide. Voir « Observations du commissaire Clément Cormier, c.s.c. », dans Ibid., p. 161-162. 730 « Observations de J.B. Rudnyckyj », p. 164. 731 Ibid., p. 165. 732 Ibid., p. 170.

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ukrainienne libre des sciences du Canada à Winnipeg. Académie fondée et présidée par le commissaire dřorigine ukrainienne, elle formule la recommandation la plus poussée à lřégard de la reconnaissance des langues régionales. Selon cette étude menée auprès dřenviron 100 000 citoyens canadiens faisant partie de la communauté ukrainienne, « 46 % étaient favorables à lřélévation de lřukrainien au statut de lřanglais et du français ; 50 % formaient le vœu dřune garantie constitutionnelle générale en sa faveur 733 . » Ces statistiques vont inspirer sans doute trop librement la plume du commissaire Rudnyckyj qui écrit, en faisant une étrange gymnastique mathématique, que cřest « 96 % de ceux qui ont participé à lřenquête considèrent que la langue est un facteur fondamental pour la préservation de leur patrimoine culturel au Canada et que sa sauvegarde doit être encouragée par tous les moyens, notamment par la reconnaissance officielle de la langue734. » On le voit clairement ici, les Ukrainiens jouissent dřun « passeur » au sein de la Commission qui défend ardemment les idées que présentent certains en matière de renforcement des droits de la « troisième force ». Si lřidée dřoctroyer un statut particulier aux langues régionales ne fut jamais concrétisée par la suite, cřest une tout autre histoire pour ce qui est dřun autre objectif visé par les représentants ukrainiens, soit remplacer le « biculturalisme » par le « multiculturalisme ».

Avec les Ukrainiens qui la défendent ardemment, la « troisième force » fut tout sauf invisible. Les commissaires ne purent demeurer impassibles face à lřorganisation hors pair de cette communauté. Envoi massif de mémoires, arguments fondés sur lřhistoire et la richesse de leur enracinement au sol canadien, participation active aux diverses séances de rencontre et demandes privées dřentrevues avec les commissaires sont toutes des mesures prisées pour faire pression sur la Commission. Le quatrième volume du rapport consacré aux groupes ethniques témoigne de cette organisation orchestrée dřune main de maître : « En 1965, la Commission a mené une enquête sur les associations à caractère ethnique de quatre groupes comptant parmi les plus importants. Les enquêteurs ont relevé 105 associations allemandes, 225 ukrainiennes, 204 italiennes et 106 néerlandaises ; 67 associations allemandes, 225 ukrainiennes, 129 italiennes et 66 néerlandaises ont répondu

733 Ibid., p, 175. 734 Ibid., p. 175.

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par écrit ou au cours dřentrevues, celles-ci ayant lieu dans les grandes agglomérations où les associations étaient les plus nombreuses735. » Comme le constatent les commissaires : « Le nombre des associations relevées et le nombre de celles qui ont répondu font ressortir lřintensité de la conscience de groupe. Même si lřélément dřorigine ukrainienne est moins nombreux que lřélément allemand, ses associations étaient deux fois plus nombreuses736. » Les 225 associations ukrainiennes existantes ont toutes participé à la Commission, ce qui témoigne non seulement de la puissance de leur conscience de groupe, mais également de leur volonté dřinvestir une tribune comme une Commission royale dřenquête pour faire passer leur message sur lřavenir du pays.

Devant la présence assumée de ces associations, les commissaires vont réagir. Dans son journal rédigé pendant les travaux de la Commission, André Laurendeau consigne quelques pistes dřexplication pour éclairer la présence forte dřun mouvement en faveur du multiculturalisme dans lřOuest porté en grande partie par les Ukrainiens : Dans lřOuest, cřest évidemment le multiculturalisme. Au départ, cřest dřabord le fait des « groupes ethniques » qui, assez curieusement, semblent avoir lřimpression que dřaccorder quelque chose au français, cřest arracher quelque chose à leurs groupes ou, en tout cas, installer une injustice […] ceci est particulièrement vrai des Ukrainiens. Je crois que la cause de cet état dřesprit est en réalité très complexe. On mřen avait fourni dřavance trois explications :

1) Les Néo-Canadiens transportent ici les attitudes auxquelles ils étaient habitués dans leur pays dřorigine ; dans un pays où lřintégration était bonne, comme en France ou en Allemagne, la tendance à une intégration normale se produit ici ; tandis que les groupes habitués à des luttes perpétuelles, comme les Ukrainiens, tendent à les perpétuer dans leur nouvelle patrie […]. 2) Les Slaves seraient assez difficilement admis par la société anglo-canadienne, tandis que, par exemple, les Scandinaves le seraient aisément ; dřoù, chez les Ukrainiens par exemple, la tendance à chercher une revanche collective. 3) Les leaders actuels sentiraient que la jeunesse leur échappe et auraient lřimpression de livrer leur dernière bataille […]737.

Pour quels motifs les Ukrainiens en viennent-ils à occuper toutes les tribunes et à faire parler dřeux ? En raison notamment de leur participation active, qui se manifeste à travers leur présence aux séances régionales, mais aussi à travers lřenvoi soutenu de mémoires qui

735 Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre IV, Lřapport culturel des autres groupes ethniques, p. 117. 736 Ibid., 737 André Laureudeau, Journal, p. 68-69.

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tiennent un discours commun, parfois incendiaire, car il vise à faire réagir. Le lecteur sent bien, dans plusieurs mémoires rédigés par des associations ukrainiennes, la pertinence des propos dřAndré Laurendeau. Ce dernier mentionne que lřidée dřapporter quelque chose à lřélément francophone du Canada les perturbe : elle alimente leur sentiment dřéchapper à une reconnaissance dont ils rêvent dans une société parfois rude à leur égard. Dans certains mémoires, les représentants ukrainiens mettent lřaccent sur leur contribution à la société canadienne et leur spécificité pour faire valoir leur conception dřun Canada multiculturel. Cřest ainsi que dans un mémoire soumis par la Ukrainian Teachers’ ssociation of Canada, on souligne que la force du Canada sřappuie sur son caractère multiculturel: « The strength of Canada, we feel, lies in its multiculturalism, and therefore the preservation and growth of various etchnic cultures contributes to a stronger and better Canada. Ukrainian immigrants, whose ancestors created one of the oldest cultures of Europe, are deeply attached to their language, customs and traditions. They have displayed these qualities in the everyday activities of our Canadian nation738. » Lřassociation adhère avec force au principe de la « troisième force » et veut souligner la contribution exceptionnelle faite par ses immigrants pour construire un meilleur Canada. Plus loin, on souligne le rôle joué par les Ukrainiens dans la conquête des Prairies : There are approximatively 5 millions Canadian citizens of the category that we have named as the Third Element. Nearly 70% of this group have been born and raised in Canada. This is their mother land in the same way as it is the country of people of British or French ancestry. ll of them are contributing to Canada’s growth. Tens of thousands of them fought for Canada in the wars, and many gave their lives. […] Each one of the Canadian ethnic groups brought to Canada part of its culture, its specific values, and this has enriched Canada with its heritages. These people, and especially the Ukrainians, contributed a great amount to winning the prairies for Canada739.

Le mémoire rappelle également que 40 000 Ukrainiens se sont battus lors de la Deuxième Guerre mondiale, aidant ainsi avec dévouement leur terre dřaccueil dans lřeffort de guerre mené outre-Atlantique. À leurs yeux, ils ont contribué autant que les deux peuples fondateurs à la prospérité canadienne et au processus de construction nationale. Le Canada est leur terre natale autant que pour les communautés culturelles dřorigine française et britannique. Lřexistence même de deux peuples fondateurs ne peut donc coller à leur

738 Mémoire déposé à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et biculturalisme par Kozlowsky, Jacob & Kuzan, Julian by the Ukrainian Teachers’ sssociation of Canada, 750-450, Toronto, 1964, p. 2. 739 Ibid., p. 4.

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conception du pays. Le biculturalisme, qui ne reflète pas leur réalité, doit sřestomper pour voir émerger une conception plus juste de leur apport, reflétée avec davantage de justesse et moins dřinjustice par le multiculturalisme.

Dans un mémoire soumis par la Ukrainian National Youth Federation of Canada, lřargumentation contre le biculturalisme se profile ainsi : « Knowing the fact that in 1867 Canada had people of Indian, Eskimo, German, Dutch, and other origins, our members rejected completely the idea that Canada is a « Bicultural » nation created by « two founding races740. » Parfois le ton se fait plus rude et émotif, comme cřest le cas dans le mémoire présenté par la Ukrainian Women’s ssociation of Canada. Fondée en 1926 et représentant environ 5000 membres, cette association va souligner lřincohérence du mandat de la Commission : « The terms of reference are biased because equal status is suggested for English and French relegating the remaining 5 million Canadians to a secondary or inferior position741. » Elle se montre fermement contre lř« equal partenership”. Les mots employés sont très durs ; elle évoque lřhumiliation résultant de lřobligation de sřidentifier au groupe anglophone ou francophone : « We, the members of the Ukrainian Women’s Association of Canada are gravely concerned about the psychological effect on the future generations of Canadians Ukrainian origin who would be humiliated by having their racial origin ignored and be compelled to be identified with either English or French speaking groups while they are of neither English or French descent […] enjoy unity in diversity 742 . » À des degrés différents, les mémoires soumis par les associations ukrainiennes militent en faveur de la reconnaissance de cette troisième force et soulignent fréquemment le manque de pertinence du cadre de la Commission. Lřunité dans la diversité est un thème récurrent qui sera par la suite repris par les commissaires dans la rédaction du Livre IV du rapport portant sur lřapport culturel des autres groupes ethniques. Les commissaires soulignent dřailleurs cette prise de conscience de la troisième force quřils ont été amenés à faire lors des travaux de la Commission : « Nous avons fait un autre constat, ce sont les groupes les plus soucieux de maintenir leur langue et leur culture qui en

740 Mémoire soumis par la Ukrainian National Youth Federation of Canada, Toronto, 1964, p. 2. 741 Mémoire soumis par la Ukrainian Women’s ssociation of Canada, Toronto, 1964, p. 1. 742 Ibid., p. 3.

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expriment leur point de vue avec le plus de netteté et de détermination. Nous en avons tenu compte dans nos recommandations743. » Leurs recommandations vont donc être teintées de cette prise de conscience, comme quoi lřactivisme des associations ukrainiennes a porté ses fruits. Par leur organisation et leur activité intense au sein de la Commission, activité qui emprunte une myriade de visages pour influencer les décisions sur la scène politique canadienne, les associations ukrainiennes se posent ici en une communauté épistémique, soit une communauté qui partage les mêmes valeurs, le même terreau idéel et qui, grâce à sa capacité de mobilisation, est capable dřinfluencer la sphère politique744. Elles deviennent donc ici des groupes de pression qui ont, comme en témoignent les mémoires, une argumentation commune et surtout les ressources démographiques nécessaires pour faire entendre leur voix.

3.2. La réappropriation du Livre IV par Trudeau ou lřart de sacrifier le biculturalisme Sřappuyant sur les travaux de John Jaworsky, Kenneth McRoberts souligne que les revendications des groupes représentant la « troisième force » nřont pu à elles seules faire assurer le changement de cap du biculturalisme au multiculturalisme745. Il nřen demeure pas moins quřelles ont contribué à donner au multiculturalisme de la visibilité dans lřespace public. Les années 1960 constituent un vaste espace de possibles sur la scène politique. Devant lřabsence dřune politique concrète permettant lřapplication de mesures visant le respect du biculturalisme, la voie demeurait libre pour dřautres propositions. Le multiculturalisme était revendiqué fortement par certains groupes de la population canadienne : le voyage dans lřOuest des commissaires leur avait permis de le constater comme en témoignent les propos de Laurendeau. En arrivant au pouvoir avec en besace sa politique de multiculturalisme, Trudeau sřinscrivait dans une voie qui récoltait déjà des

743 Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre IV, Lřapport culturel des autres groupes ethniques, p. 123. 744 Peter Hass définit ainsi les communautés épistémiques : «The solidarity of epistemic community members derives not only from their shared interests, which are based on cosmopolitan beliefs of promoting collective betterment, but also from their shared aversions, which are based on their reluctance to deal with policy agendas outside their common policy enterprise or invoke policies based on explanations that they do not accept. » Peter M. Haas, «Introduction: Epistemic Communities and International Policy Coordination», International Organization, vol. 46 no 1, Knowledge, Power, and International Policy Coordination, (Winter, 1992), p. 20. 745 Kenneth McRoberts, op. cit., p. 173.

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appuis et qui offrait une occasion de bloquer le projet de biculturalisme. Comme le rappelle lřhistorien Frédéric Bastien, « au début des années 1970, le premier ministre déclarait à qui voulait lřentendre que « parfois, on utilise le mot « biculturalisme », mais je ne crois pas quřil convienne précisément à notre pays. Je lui préfère le terme de « multiculturalisme ». »746. » Dans le livre consacré à lřapport des autres groupes ethniques, la Commission ne fait pas la promotion explicite du multiculturalisme. Toutefois, elle souligne lřimportance de prendre en compte lřapport des autres groupes ethniques, qui se sont fait entendre avec force lors des audiences publiques et qui ont fait parvenir des mémoires incendiaires.

La réponse que réserve Trudeau au Livre IV de la Commission est fortement teintée de sa propre conception du Canada. Le 8 octobre 1971, le premier ministre annonce la nouvelle politique de multiculturalisme et dépose à la Chambre des communes la « Réponse au Livre IV de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme », qui résume les actions entreprises par le gouvernement pour donner vie au quatrième volume du rapport final. Ce document fait mention de la richesse de la diversité du Canada, une richesse à préserver et à valoriser : le gouvernement accepte et approuve les recommandations et les principes énoncés dans le Livre IV de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Il est plus que temps, croit-il, que les Canadiens prennent mieux conscience de la riche tradition des nombreuses cultures que nous avons au Canada. Les citoyens du Canada viennent de presque tous les pays du monde, et ils apportent avec eux toutes les religions et toutes les langues les plus importantes du monde. Grâce à cette diversité culturelle, tous les Canadiens ont une vaste expérience de lřhumanité747.

Le projet de nation-building de Trudeau prend ici forme, en sřappuyant sur lřanalyse quřil fait du Livre IV de la Commission. Le premier ministre souhaite que les provinces sauront adopter une attitude ouverte face aux recommandations des commissaires. Il aspire même à aller au-delà des recommandations des commissaires : « Le gouvernement non seulement répond de façon positive aux recommandations de la Commission mais, pour respecter

746 Frédéric Bastien, La bataille de Londres : Dessous, secrets et coulisse du rapatriement constitutionnel, Montréal, Boréal, 2013, p. 109. Bastien cite Varun Uberoi, « Multiculturalism and the Canadian Charter of Rights and Freedom », Political Studies, vol. 57, 2009, p. 808. 747 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Jean-Louis-Gagnon, P426/A3/2, Premier ministre et documents # 73, « Réponse au livre IV de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme », Document déposé par le Premier ministre du Canada à la Chambre des communes le 8 octobre 1971.

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lřesprit du Livre IV, il désire les dépasser afin dřassurer le maintien de la diversité culturelle du Canada748. » Dans ce document, Pierre-Elliott Trudeau rend un vibrant éloge au multiculturalisme et à ses vertus : « Lřidentité canadienne ne sera pas minée par le multiculturalisme. De fait, nous croyons que le pluralisme culturel est lřessence même de lřidentité canadienne. Chaque groupe ethnique a le droit de conserver et de faire épanouir sa propre culture et ses propres valeurs dans le contexte canadien 749 . » Ici, le multiculturalisme se fait le moteur dřune nouvelle identité porteuse pour tous les Canadiens. Si le Livre IV restait encore empreint du biculturalisme, cřest-à-dire quřil témoignait dřune sensibilité à lřégard de la « troisième force » tout en prônant son intégration dans lřun ou lřautre des deux groupes culturels principaux, la lecture de Trudeau assène un coup sérieux à la notion du biculturalisme chère à certains membres de la Commission Laurendeau-Dunton : « Dire que nous avons deux langues officielles, ce nřest pas dire que nous avons deux cultures officielles, et aucune culture nřest en soi plus « officielle » quřune autre. Une politique de multiculturalisme doit sřappliquer à tous les Canadiens sans distinction750. »

En 1971, sřévanouit donc tout espoir de mener, à travers les travaux de la Commission et aussi le kairos qui se dessine sur la scène politique, à la création dřun statut distinct pour le Québec. Aucun groupe nřest favorisé, aucune majorité ne doit se montrer généreuse envers les autres. Tous les groupes, y compris les francophones du Québec, sont ramenés sur un pied dřégalité. De plus, ce ne sont pas tant les groupes qui sont favorisés, mais plutôt les individus751. Trudeau revient dans son exposé sur le Livre IV sur les écueils rencontrés par les commissaires à propos de la définition du biculturalisme pour justifier la pertinence du multiculturalisme. Le biculturalisme nřayant pas trouvé de consensus et mené à des recommandations concrètes, le multiculturalisme apparaît donc un meilleur terme à accoler à la définition du Canada :

748 Ibid., p. 4. 749 Ibid. 750 Ibid., p. 6. 751 Kenneth McRoberts explique ainsi la conception du multiculturalisme de Trudeau : « Ainsi, pour Trudeau, le multiculturalisme résidait davantage dans la suppression des obstacles pour lřindividu que dans le dévoppement des groupes culturels. De fait, sa déclaration se terminait avec ces mots : « [la politique] contribue à assurer à lřindividu sa liberté de choix. » Kenneth McRoberts, op. cit., p. 176.

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Le titre même de la Commission royale dřenquête dont nous nous efforçons maintenant de mettre en œuvre les recommandations semble indiquer que le bilinguisme et le biculturalisme sont inséparables. Mais le terme biculturalisme ne dépeint pas comme il faut notre société ; le mot multiculturalisme est plus précis à cet égard. La Loi sur les langues officielles désigne lřanglais et le français langues officielles du Canada pour ce qui concerne toutes les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada. Elle ne parle pas des cultures ni ne porte atteinte au rôle de toutes les langues dřêtre des instruments des diverses cultures existant au Canada752.

Les centres dřétudes biculturels, qui avaient germé dans lřesprit de certains commissaires comme Gertrude Laing pour trouver un remède canadien, ne sont pas retenus comme solution par Pierre-Elliott Trudeau. Ce dernier leur préfère la création de centres multiculturels pour encourager les échanges entre les différents groupes culturels et ainsi contribuer à souder lřunité canadienne. Ici, le ciment de lřidentité, ce nřest pas la biculturalité ; la conception dřun Canada comme le fruit des efforts de deux peuples fondateurs est balayée pour lui préférer une conception articulée autour de la diversité : « À mesure que les Canadiens se sensibiliseront davantage à leur propre identité ethnique et à la richesse de notre pays, nous collaborerons davantage les uns avec les autres, nous accepterons plus facilement les différences existantes et nous serons plus fiers de notre patrimoine753. » Les impacts sur le terrain sont concrets. Au Manitoba, par exemple, le Comité Morton, chargé dřétudier les enjeux relatifs au bilinguisme et au biculturalisme est dissout peu de temps après sa création. En 1969, le Manitoba met plutôt sur pied le Dominion-Provincial-Cultural Relations Secretariat chargé de sřintéresser au bilinguisme et au multiculturalisme 754 . Le remède canadien rêvé par Laurendeau, qui ferait de la reconnaissance du Québec son point de départ, son ingrédient curatif par excellence, rencontre ici un remède tout autre, qui part de la reconnaissance des autres groupes ethniques pour articuler une conception cohérente du pays. Dans sa lecture du Livre IV, Pierre-Elliott Trudeau nřa pas été fidèle à lřesprit de certains commissaires comme Laurendeau, Laing et Lacoste. Il a toutefois rencontré lřesprit dřautres commissaires, comme Rudnyckyj, Scott et Gagnon en nřaccordant aucun statut particulier au Québec.

752 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Jean-Louis-Gagnon, P426/A3/2, Premier ministre et documents no. 73, « Réponse au livre IV de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme », Document déposé par le Premier ministre du Canada à la Chambre des communes le 8 octobre 1971, p. 6-7. 753 Ibid., p. 10. 754 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 9, « Lettre de Gerald Backeland, du Dominion-Provincial-Cultural Relations Secretariat, à J.B. Rudnyckyj, February 24, 1970 ».

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Dans un échange épistolaire datant de 1989, moment du colloque organisé en lřhonneur de leur collègue et ami André Laurendeau, Paul Lacoste et Léon Dion reviennent sur la fin des travaux, pénible pour certains en raison de la mort politique annoncée de leur conception du Canada. Dans un extrait de sa lettre, Dion sřattache à la relation entre Trudeau et Laurendeau et aussi au contexte politique qui a fait en sorte que Laurendeau, même sřil avait vécu, aurait eu de la difficulté à faire passer sa conception du Canada : Dans mon propre texte, je reviens sur trois hypothèses. À mon avis, ce serait la troisième hypothèse qui se serait révélée juste si Laurendeau avait vécu. Il en aurait été réduit à un rapport minoritaire, non fondé sur une recherche sérieuse, et même sřil avait eu lřappui de deux ou trois autres commissaires le poids politique de sa dissidence aurait été bien faible…surtout en 1971 ! Quelle issue se serait, dans ces conditions offertes à lui ?

Un autre point que je signale concerne lřexpression utilisée par Neil Morrison à savoir que Laurendeau aurait considéré Pierre Trudeau comme un ennemi. Il y a dû y avoir une incompréhension dans les termes utilisés par Laurendeau […]. Laurendeau a dû dire à Neil quřil considérait Pierre Trudeau comme un adversaire ce qui est bien autre chose. Laurendeau mřa toujours parlé de Trudeau dans des termes extrêmement positifs même sřil ne partageait pas ses opinions755.

La réponse de Paul Lacoste met particulièrement en lumière la dimension temporelle, qui a rattrapé la Commission en cours de route, avec le changement de pouvoir de Pearson à Trudeau et avec la mort de Laurendeau mettant ainsi un terme au moment opportun qui sřétait dessiné au début des années 1960 : En ce qui concerne les trois hypothèses que jřavais formulées, jřadmets volontiers quřà cause des circonstances que tu évoques, et notamment le changement de gouvernement en 1968, le poids politique dřun document aurait été de toute façon très faible. À la réflexion, je suis de plus en plus frappé par la coïncidence du remplacement de Lester Pearson par Pierre Trudeau et de la maladie et la mort dřAndré Laurendeau. Il est certain que Trudeau nřaurait pas accepté de donner à la Commission un mandat aussi large que le voulait Laurendeau, et que dans ces conditions Laurendeau aurait refusé le mandat756.

***

755 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, B4, 390, section « André Laurendeau », Lettre de Léon Dion à Paul Lacoste datée du 11 avril 1989. 756 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, B4, 390, section « André Laurendeau », lettre de Paul Lacoste à Léon Dion datée du 25 mai 1989.

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Lřhistoire est certes composée de personnages historiques qui peuvent changer son cours, comme en témoigne lřarrivée de Pierre-Elliott Trudeau en politique. Elle est également la somme de moments particuliers, des moments aux contours bien définis où certains débats intellectuels peuvent mener à des politiques. Les débats qui se sont déroulés entre les murs de la Commission, débats largement inspirés du travail de terrain des commissaires et de leur expertise déjà acquise avant dřentrer à la Commission, sont ceux qui ont marqué les années 1960 sur la scène politique. Si le biculturalisme a occupé beaucoup dřespace dans les discussions, les commissaires nřen sont pas venus à trouver de manière unanime une solution pour lui donner vie dans lřespace politique canadien. Au final, le multiculturalisme a pris le pas sur le biculturalisme avec lřarrivée de Trudeau. Or, lřhéritage de la Commission en matière de biculturalisme nřa pas été complètement oublié. Cette Commission qui a rassemblé des intellectuels dřhorizons multiples pour se consacrer au mal canadien et à lřélaboration dřun remède pour le guérir à lřaube du premier centenaire du pays a certes échoué en partie à combler tous les pans de son vaste mandat. Toutefois, elle a laissé des traces qui ont pu être suivies par la suite. À travers les conceptions de Laurendeau, mais aussi de Lacoste, et des chercheurs qui ont voulu explorer dřautres formes de fédéralisme telles que Marc Brière et Jacques-Yvan Morin, la Commission est parvenue à donner au pays des éléments pour penser une politique de société distincte. Certes, les dix individus qui se sont rencontrés en septembre 1963 pour penser et panser le Canada ont eu du mal à dépasser leur propre conception du Canada pour en créer une commune. Le remède quřils sont arrivés à prescrire dřun commun accord est un remède linguistique, qui a fait ses preuves ; le visage bilingue du Canada sřétant passablement renforcé à la suite de lřélaboration de la Loi sur les langues officielles de 1969. Pour ce qui est du remède politique, il se trouve éparpillé un peu partout, dans les travaux personnels des commissaires et dans les discussions quřils ont tenues pendant les réunions de la Commission.

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CHAPITRE QUATRE

LE MOMENT LAURENDEAU-DUNTON

« À lřhiver 1968, en bonne partie sans doute à cause des traitements de choc que la Commission Laurendeau-Dunton lui avait administrés, le Canada anglais était au beau milieu dřun effort de réflexion, peut-être sa première tentative systématique, à grande échelle, de comprendre le Canada français et ses exigences. » Guy Laforest, « Une joute mémorable et ses lendemains… », p. 197.

Les relations de la Commission Laurendeau-Dunton avec les responsables politiques ne furent pas toujours dénuées de remous, la position minoritaire du gouvernement Pearson nuisant à la crédibilité du projet et le programme politique de Trudeau trahissant en partie lřesprit de la Commission, ou du moins de lřidée que se faisaient de la Commission certains commissaires. Néanmoins, il reste que la stratégie des commissaires, tournée vers une action directe auprès des citoyens a porté fruit et a contribué à forger un moment Laurendeau-Dunton au cours des années 1960. À force de susciter la discussion et les débats partout sur leur passage, en participant activement à de multiples activités intellectuelles, en multipliant les rencontres avec les Canadiens et les Canadiennes tous azimuts, en faisant parler dřeux dans les médias, les commissaires ont aidé à stimuler les débats intellectuels dans les années 1960 autour des questions de lřunité nationale, du bilinguisme, du biculturalisme, du multiculturalisme et de lřavenir du Canada. Ces questions, elles nřont pas touché que les élites politiques, elles ont touché les universitaires, les étudiants, les associations volontaires et les citoyens.

De multiples projets dřune envergure plus ou moins grande ont essaimé, galvanisés par le dynamisme de la Commission Laurendeau-Dunton. Ils convergeaient tous vers un même but : discuter et approfondir le débat public ou, pour reprendre les termes de John Dewey, « la conversation nationale », autour des questions chères à la Commission. La multiplication de ces projets a contribué notamment à rendre certains éléments du pays plus

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conscients de la réalité des autres, évoluant dans des régions trop éloignées pour que leur sort suscite un intérêt. Ainsi, à titre dřexemple, les Manitobains se sont intéressés avec plus dřacuité quřauparavant au sort des francophones du Québec757. Au final, cřest un Canada plus conscient de sa complexité, plus intéressé aux différences, plus désireux de se questionner sur les manières de préserver lřunité nationale qui est ressorti de lřexpérience Laurendeau-Dunton. La conception des commissaires du rôle à jouer par le public sřinscrit dans la lignée de grands penseurs de la démocratie tels que Walt Whitman, Thomas Jefferson et John Dewey qui croyaient au principe dřethos développé par les Grecs, principe faisant de la démocratie une extension de lřesprit et du cœur758. Le vocabulaire déployé pendant les travaux est à ce titre éloquent : les commissaires parlent de sonder le cœur des citoyens, ils en appellent à lřamitié qui unit les peuples et aspirent, pour certains, à renforcer les mécanismes dřune démocratie participative afin de rétablir des canaux de communication obstrués entre les citoyens et les élites politiques. Les liens qui se sont tissés entre lřÉcole de Chicago, autour de laquelle a gravité John Dewey759, et lřÉcole des sciences sociales de lřUniversité Laval, où plusieurs membres de la Commission ont étudié et enseigné, ne sont peut-être pas étrangers à cette conception du citoyen comme acteur phare du remède au mal canadien. Pour John Dewey, « la démocratie ne peut être ramenée à son concept : elle est un processus qu'il décrit comme «éducatif» et qui permet d'envisager la vie politique dans une perspective de «communication». Or ce dernier terme, s'il désigne, en un premier sens, les conditions matérielles nécessaires à la mise en œuvre même d'un débat public permettant de renforcer le lien social, définit du même coup l'horizon normatif de ce débat 760 . » Le philosophe américain désirait créer un espace

757 Lřhistorien William L. Morton, qui présidait un comité manitobain relatif aux questions de la Commission, a pu aider à cette rencontre, lui qui considérait que les Manitobains vivaient dans une bulle fermée et quřil était temps de la rompre : « Few Manitobans can pass a day without meeting at least one person of different background. It is not easy way for ordinary folk to live, dependant as we are on our prejudices to sustain and comfort us [...]. » William Morton, cité par Carl Berger, « William Morton : The Delicate Balance of Region and Nation », dans Carl Berger et Ramsay Cook, dir., The West and the Nation : Essays in Honour of W.L. Morton, Toronto, McClelland and Steward Limited, 1976, p. 19. 758 Melvin L. Rogers, « Revisiting the Public and its Problems », dans John Dewey, The Public and its Problems : An Essay in Political Inquiry, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2012 (1925-1927), p. 3. 759 François Leroux, « Démocratie et expérience : introduction à la démocratie créatrice de John Dewey », Horizons politiques, vol. 5, no. 2, 1995, p. 30. 760 Ibid., p. 31.

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politique où les citoyens informés constitueraient des piliers du débat public. Des ponts peuvent ici sřétablir avec la stratégie des commissaires, qui placent la communication au centre de leur action, afin dřinformer les citoyens, dřen faire des acteurs avisés à même de contribuer au débat public entourant les enjeux du bilinguisme, du biculturalisme et dřautres groupes ethniques. Pendant près de huit années, plusieurs actions ont été menées pour intensifier les interactions à travers le pays dřun océan à lřautre ; pour faire en sorte que tous se sentent concernés par la crise dénoncée dans le but de créer un espace de construction dřune solution concertée.

Le Commission a connu des victoires, des échecs et des tensions. Son espace en était un de remise en question constante du pays et des voies à emprunter pour lřamender. Le visage du Canada sřest indéniablement métamorphosé au contact de cette brigade dřintellectuels désireux de multiplier leurs contacts avec la Cité. Le visage linguistique du Canada est sans doute celui qui a le plus bénéficié de lřaction et des recommandations des commissaires, puisque ces dernières ont rencontré une ouverture sur la scène politique, les faisant passer de recommandations à loi, avec la promulgation de la Loi sur les langues officielles en 1969. Au-delà des résultats concrets ou souhaités, la Commission demeure un moment, un moment clé dans lřhistoire du pays. Quřest-ce quřun moment ? Cřest un espace de temps ; ici, cřest un intervalle spécifique qui se déroule temporellement entre 1963 et 1968, mais qui puise ses racines bien avant et qui est ponctué dřune multiplication de réflexions sur le sens du pays et son devenir. Dans ces petits interstices de la vie intellectuelle du pays, créés en partie sous le coup de lřémulation des commissaires, le Canada a été pensé et repensé, pansé et « repansé ». Voilà lřessence du moment Laurendeau-Dunton, un moment où la réflexivité des citoyens sur les cent ans dřexistence de leur pays a été stimulée de maintes manières. Certes, nous ne voulons pas dire que tous les citoyens ont été amenés à se pencher sur les enjeux soulevés par la Commission, mais il reste que les années 1960 ont vu se créer un espace réflexif fertile, qui sřest manifesté par la création et la multiplication dřévénements, de colloques, de conférences touchant aux sujets chers à la Commission. Ce dernier chapitre sřappuie sur lřétude dřune myriade de documents retraçant la participation active des commissaires à différentes activités intellectuelles. Programmes de colloques, résumés de conférences, correspondances attestant de la motivation de certains chercheurs ou membres dřorganisations désireux de

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poursuivre et de creuser lřœuvre de la Commission ont été rassemblés et dépouillés pour mieux comprendre la participation citoyenne aux efforts de compréhension du Canada consentis par la Commission.

Le moment Laurendeau-Dunton ne se résume pas quřà lřaugmentation de lřimplication citoyenne et académique ; il mène à une conception plus complexe du Canada. Dans cet intervalle temporel, un autre phénomène phare de la vie intellectuelle et politique du pays sřest produit : lřouverture à un dialogue où le Québec jouait un rôle phare761. Le moment Laurendeau-Dunton cřest donc aussi le moment de la biculturalité, un moment où, plus que jamais par la suite, la dualité était acceptée, pensée et où plusieurs responsables politiques voulaient lřinscrire dans la Loi constitutionnelle du pays. Pour plusieurs Canadiens anglophones, la Commission joua le rôle dřun électrochoc ; ils prirent conscience de la crise dénoncée et voulurent tendre la main au Québec avant quřil ne soit trop tard.

I. ÉLARGIR LřESPACE RÉFLEXIF DANS LA CITÉ

Comme en témoigne une lettre dřArthur Stinson du Conseil Canadien du civisme/Canadien Citizenship Council envoyée en 1967 aux coprésidents pour leur manifester le désir de son organisation de poursuivre sur le terrain la réflexion entamée autour de lřunité canadienne, la réussite de la Commission et de ses conclusions ne dépend pas que du gouvernement, mais aussi des citoyens. Les commissaires ne peuvent réussir leur entreprise sans le soutien de la société : «Recently a good deal of thinking has been initiated on the role of the Canadian Citizenship Council. One of the themes that has been recurrent is centred around the need for Canadian unity. In thinking about useful and practical steps which might be undertake along this theme, one idea has emerged clearly.

761 Guy Laforest souligne notamment quřun « bref rappel historico-politique des principaux événements de 1967-1968 suffira[it] à définir clairement la situation assez avantageuse dans laquelle se trouvait le Québec. » Cette situation avantageuse nřémergeait pas de nulle part ; elle constituait le fruit direct de toutes ces réflexions entamées depuis les années 1940 et de manière plus manifeste depuis les années 1960 sur le biculturalisme et sur les moyens de penser la Confédération en intégrant mieux la province francophone. Voir Guy Laforest, « Une joute mémorable et ses lendemains : la conférence constitutionnelle de 1968 », dans Robert Comeau, Michel Lévesque et Yves Bélanger, dir., Daniel Johnson. Rêve d’égalité et projet d’indépendance, Québec, Presses de lřUniversité du Québec, 1991, p. 187.

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It seems obvious that there is a need for some-governmental bodies to promote study and discussion among the peoples of Canada of the reports which will be published by your Commission. As you have often pointed out, the final decisions will not depend as much on governmental action as on the will of the people. This Commission will, I assume, do what it can to make its work understandable to the public. Nevertheless, your efforts will be limited.

It is our feeling that voluntary organisations can supplement your efforts and stilulate a broader and deeper discussion than would ordinarly take place. »

[…]

The present notion is to develop a small co-ordinating body made up of representatives of several concerned groups such as the Canadian Citizenship Council, the Canadian ssociation for dult Education, l’Institut canadien d’éducation des adultes, A.C.E.L.F. and perhaps one or the two more. Such a body would meet and plan projects and a course of action and request a grant from the Citizenship Branch, Secretary of State to Implement the plans.762

La lettre dřArthur Stinson révèle cette volonté présente dans le Canada des années 1960 de creuser la réflexion autour de lřunité nationale à lřaide dřentreprises diverses, ici représentées par une volonté dřorganiser un regroupement dřassociations dont lřobjectif est de discuter de plans dřaction pour assurer la cohésion du pays. Cette initiative ne constitue pas quřun grain de sable dans le désert ; plusieurs autres entreprises du genre furent développées et mises sur pied. Dès le début des travaux, les commissaires sont conscients que les morceaux dřun pays en crise ne se recollent pas sans lřapport des citoyens qui la vivent et en sont affectés de différentes manières. Au cours de leur carrière, plusieurs dřentre eux ont œuvré dans le domaine des communications, ce qui leur a sans doute fourni des outils pour transmettre le message et susciter la participation citoyenne.

1.1. Volonté des commissaires dřéveiller le public Tôt dans le processus réflexif de la Commission, la question de la communication avec le public est posée. Pour cette raison, les commissaires sřinterrogent sur le ton à donner au rapport. Ils veulent en faire un document accessible, facilement compréhensible, sřéloignant de théories absconses ou de longs rapports insondables destinés à un public dřinitiés. Ils aspirent à toucher le cœur du public, à le conscientiser, à lui transmettre leur conception du Canada, conception en partie documentée par les témoignages des citoyens.

762 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 5, Section « Neil Morrison », Lettre dřArthur Stinson à Mr. Laurendeau et Mr. Dunton, 10 janvier 1967.

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À plusieurs moments dans les discussions tenues lors des rencontres de la Commission, la question de la clarté et de la dimension humaine du rapport final est soulevée. Lorsque des passages des rapports plus théoriques sont discutés ou des questions plus techniques sont soulevées, des commissaires se rappellent à lřordre et soulignent lřimportance de rester à la portée de tous. Le compte rendu dřune réunion de juin 1966 où se déroule une discussion autour de lřintroduction générale révèle la volonté des commissaires dřadopter un langage clair afin de nřeffaroucher aucun lecteur : « M. Scott, M. Frith et Mme Laing firent valoir lřimportance dřutiliser un vocabulaire simple dans la rédaction du rapport. Il faut se garder dřabuser de termes abstraits au risque de décourager le lecteur763. » Dans une réunion ultérieure, un chapitre plus quantitatif que qualitatif fait lřobjet de discussion. Davidson Dunton constate alors que ce chapitre est « froid ». Les commissaires jugent alors que les données devraient être présentées autrement, afin de leur insuffler davantage dřhumanité764. Le lecteur est donc constamment pris en considération. Une note envoyée au directeur de la recherche Michael Oliver par F. Sénécal-Borduas, le 12 avril 1967, témoigne également de cette quête stylistique du ton idéal pour aller toucher lřaffect du public tout en lui présentant des données positives : « Une petite note pour vous rappeler la lourde ( !) tâche que vous incombe de ré-écrire les paragraphes 72 à 75 de lřIntroduction au Rapport final. Si je suis fidèle aux propos tenus lors de la discussion de ce passage, il sřagira de le rendre plus positif, tout en lui conservant son caractère « dramatique », son impact dřordre « émotionnel » […]765. »

Par différentes stratégies, allant de lřadoption dřun ton humain à la tenue de rencontres régionales précédant les audiences publiques, les commissaires tentent de créer des ponts durables avec les citoyens canadiens. Au fil du temps, les efforts portent leurs fruits, la curiosité de certains est piquée et une volonté nouvelle de comprendre lřAutre apparaît. Cette volonté, elle est plus manifeste du côté du Canada anglophone. La

763 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 44e réunion de la Commisison, édifice Metcalfe, 20-21-22 juin 1966, p. 2. 764 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 51e réunion de la Commission, édifice Metcalfe, les 2-3-4 février 1967, p. 13 à 27. 765 Centre dřarchives de lřUniversité McGill, Fonds Michael-Kelway-Oliver, MG-1064, General Correspondance, 1967, note de F. Borduas-Sénécal à Michael Oliver, 12 avril 1967.

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Commission semble, toute proportion gardée, provoquer une secousse ; elle sort certains anglophones de leur torpeur en les sensibilisant à la réalité des minorités ethniques, mais surtout des Québécois francophones. Comme le rappelle Gertrude Laing dans son ouvrage Face to Face qui se veut un retour sur les années de la Commission Laurendeau-Dunton, certains signes encourageants sont apparus sur le terrain : Well, there are some encouraging signs. Contrary to the views of those who think the B and B Commission caused the problem, I believe we took several important first steps towards finding solutions. The process of involving citizens in all parts of the country in the discussions concerning the future of the Canada, and the recommandations which at least rectified many past injustices and proclaimed the principle of a partnership between the two offical language groups, these were solid advances. The constitutional conferences were frustrating, but they too moved us closer to the ‘crunch’ questions766.

Plusieurs indices permettent de déceler une volonté réelle du Canada anglophone de se rapprocher du Canada francophone à travers une pluralité dřinitiatives, qui prennent surtout racine dans le milieu universitaire. Durant leur engagement au sein de la Commission, les commissaires participèrent à une pluralité dřactivités sociales, culturelles ou académiques. Ils furent alors témoins de ce désir de rapprochement.

1.2 Initiatives citoyennes pour poursuivre la réflexion entamée à la Commission Plusieurs colloques sont organisés notamment dans les milieux anglophones au cours des années 1960 afin de mieux comprendre le Canada français, le Québec et dřapprofondir la réflexion autour de lřunité canadienne. Sřil sřavère ardu de brosser un portrait exhaustif des événements du genre, les traces nřayant pas toujours été conservées, nous tenterons tout de même de relever les initiatives les plus importantes et les plus pertinentes auxquelles les commissaires ont soit assisté, soit été mis au parfum grâce à la correspondance adressée à la Commission.

En février 1964, le Fourth Winter Institute de Saskatchewan, organisé par le Saskatchewan Council of Public Affairs est intitulé : « Confederation : Issus that divide us ». Destiné au grand public et se déroulant à la fois à Saskatoon et à Regina, ce colloque convie le grand public à se pencher sur les sujets qui divisent les Canadiens de langues française et anglaise. Le programme du colloque est clair au sujet du public cible : « not for

766 Gertrude Laing, Face to Face, p. 7-8.

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special audience : you are clearly invited » peut-on lire en gros caractère souligné (voir figure 2).

FIGURE 2 : Page couverture du Fourth Annual Winter Institute, 14-16 février, Régina et Saskatoon Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58

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La conférence rassemble à la fois des présentateurs francophones et anglophones : elle se compose de quatre séances, trois conférences suivies dřune table ronde. Les mêmes conférences sont prononcées à Régina et à Saskatoon les 14, 15 et 16 février. Gérard Pelletier, Claude Ryan et Guy Beaugrand-Champagne sont conviés à prononcer une conférence intitulée « The French Fact ». Les relations fédérales et provinciales sont abordées, quant à elles, par deux universitaires saskatchewanais, Edwin A. Toffelton, professeur de droit, et Norman M. Ward, professeur de sciences politiques à lřUniversité de Saskatchewan. La troisième conférence sřattache à lř « Economic Sectionalism » : elle met en scène Burton Kenstead, professeur dřéconomie à lřUniversité de Toronto et William H. Pugsley, professeur de commerce à lřUniversité McGill. Les deux tables rondes veulent proposer un dialogue entre francophones et anglophones. Tenue à Régina, la première rassemble lřhistorien Blair Neatby, Guy Beaugrand-Champagne, Barry L. Strayer, professeur de droit à lřUniversité de Saskatchewan et Evelyn L. Eager, secrétaire à la Saskatchewan Royal Commission on Taxation. La composition de la deuxième table ronde qui se tient à Saskatoon est différente. Elle réunit Claude Ryan, Norman Ward, Edwin A. Toffelton, et le professeur dřhistoire à lřUniversité de Saskatchewan, Roger Graham. Deux commissaires assistent à cette rencontre : Gertrude Laing et Jaroslav Rudnyckyj. Le bilan que fait le commissaire ukrainien de son expérience, lui qui a assisté aux séances de Saskatoon, met en lumière la popularité de la séance sur le fait français : « Althought the problems of « Economic Sectionalism » […] and of « Federal-Provincial Relations » evoked considarable interest of the public, the « French Fact in Canada » […] attracted mostly the audience. The latter was followed by a lenghty discussion in which the entire question of bilinguism and biculturalism was vividly commented. It was also the main topic of the closing session […] on Sunday, Feb. 16767. » Jaroslav Rudnyckyj évalue lřassistance à Saskatoon à plus dřune centaine de personnes, entre 114 et 160 plus spécifiquement. Selon son analyse, la foule se compose majoritairement de gens instruits : universitaires, étudiants, professeurs, éditeurs et hommes dřaffaires.

767 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG-31, D58, Volume 6, « Report on Saskatchewan Winter Institute, Feb. 14-16, 1964, par J. B. Rydnyckyj, Feb. 21, 1964 », document 168 E.

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Toujours en février 1964, le journal des étudiants de premier cycle de lřUniversité de la Saskatchewan, The Sheaf, publie un article soulignant son inquiétude quant à lřavenir du pays face à la montée du « séparatisme » au Québec : « All this shows a profound dissatisfaction in Quebec toward the Canadian political union. Is Canada worth it ? Do we believe in our country ? Are we ready to search for a solution to this challenge to our way of life ? 768» Le comité étudiant de lřUniversité sřengage à faire partie de la solution et à créer une délégation dřétudiants saskatchewanais qui se rendra dans la province francophone à lřété 1964 rencontrer ses homologues québécois « for a week long search for the causes and possible solutions to this unhappy situation769. »

En 1963, un Special Students Committe on Bilinguism and Biculturalism est créé à lřUniversité du Manitoba, sous la gouverne de lřAssociation étudiante, par Kenneth Harvey, Paul Léveillé et Walter Kleinschmit. Le 7 novembre de la même année, Walter Kleinshmit, président du comité, écrit aux présidents conjoints de la Commission Laurendeau-Dunton lřobjectif de son comité. Le but consiste à reproduire, à lřéchelle universitaire, une petite Commission Laurendeau-Dunton et de tenir des audiences publiques770 en janvier 1964 afin de colliger les opinions des étudiants manitobains sur le bilinguisme et le biculturalisme. Par la suite, le comité sřengage à transmettre les résultats recueillis à la Commission771. Le 7 mars 1964 se tient un colloque intitulé « Canada : One Nation or Two ? » à lřUniversité du Manitoba auquel le commissaire Jaroslav Rudnyckyj772 participe. Il se crée une certaine émulation dans lřOuest au contact de la Commission qui engendre plusieurs entreprises. Cette effervescence intellectuelle suscitée par les questions soulevées au sein de la Commission touche particulièrement la communauté étudiante, chez qui une volonté dřouverture à lřAutre se fait sentir. Les 22, 23 et 24 juin 1964 se tient la

768 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 7, The Sheaf, Saskatoon, Saskatchewan, Friday, February 14, 1964, p. 2. 769 Ibid. 770 Les audiences publiques doivent être présidées par un comité de trois étudiants : un francophone, un représentant des minorités ethniques et un président. 771 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 7, Lettre de Walter Kleinschmit aux co-présidents, 27 novembre 1963. 772 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 7, « Le Canada : One Nation or Two ? ».

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Banff Conference autour des questions de lřunité nationale. La commissaire Gertrude Laing assiste à cette rencontre et elle souligne, lors de la 18e réunion des commissaires tenue le 2 juillet 1964, que certaines conférences ont eu un fort impact sur les Canadiens anglophones, notamment les conférences du Doyen de la Faculté des arts de lřUniversité de Montréal, Philippe Garigue, et du constitutionnaliste québécois Marcel Faribault773. Elle mentionne que les conclusions de ces débats ont été positives et que des pistes de solutions ont émergé. Elle a également ressenti lřurgence dřagir de certains intervenants. Les spécialistes mentionnent quřil faut communiquer au Canada français que les choses sont en train de changer en sa faveur pour quřune détente sřensuive et que la crise se résorbe. Voici le résumé de Laing : Conclusions deriving from the discussion had been positive, with a strong desire for action expressed by members of the Conference. At the end of the three days questions such as following were being asked : « What gestures can we make now ? What can be done immediatly ? She reported that Mr. Faribault had said : « The greatest impact on Quebec opinion would be the establishment of French-language schools in other provinces », and also suggested that English-Canadians should ask the spokesmen of the French minorities what they want. It was also suggested that if il could be annonced immediatly that New Brunswick had become bilingual, this would have a great impact on French Canada774.

Les revendications semblent aussi se préciser parmi les groupes minoritaires qui se rassemblent pour se créer une voix commune. La Bonnyville Conference de lřAssociation

773 Marcel Faribault intervient sur plusieurs tribunes au cours des années 1960 afin de promouvoir une nouvelle forme de fédéralisme pour le Canada, moins centralisateur, plus respectueux de lřautonomie de chacune des sociétés intégrées dans la fédération. Il présente par ailleurs une conférence au banquet national de la Saint-Jean-Baptiste en 1964 à laquelle certains commissaires assistent. Il y mentionne notamment lřessence du nouveau fédéralisme : « par opposition, cependant, au fédéralisme trop centralisateur des trente dernières années, le nouveau fédéralisme canadien qui sřélabore sous nos yeux devra sans cesse tenir compte du fait que toute fédération est essentiellement une société de sociétés, mais une particulière et non pas universelle, où les états membres nřont certes pas tous les pouvoirs, mais doivent avoir les pouvoirs résiduaires. Le maintien perpétuel de cet ordre exige au moins ceci : dřabord que chacun assume son rôle réservé, champ de son autonomie ; ensuite, quřon puisse réviser entre soi la charte fédérale à la lumière aussi de lřexpérience interne que de lřexpérience dřautrui ; enfin, quřon approfondisse davantage les principes de fédéralisme. » Sřinscrivant dans un contexte de multiplication des interventions dans lřespace public sur lřavenir du Canada et les formes dřexpressions politiques mieux à même de le servir, ce discours de Faribault témoigne dřun kairos autour de la révision du fédéralisme afin de mieux intégrer les nouvelles données présentes dans le Canada des années 1960. Voir le compte rendu de la 18e réunion, tenue le 2 juillet 1964 qui mentionne la participation des commissaires à la conférence de Faribault. Pour la citation exacte, consulter Marcel Faribault, « Lřordre économique Canadien-français », Vers une nouvelle constitution, Fides, 1967, p. 50. 774 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 18e réunion de la Commission, tenue à lřédifice IBM, Ottawa, le 2 juillet 1964. Voir Annexe, compte rendu de Gertrude Laing.

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canadienne-française de lřAlberta se tient en 1965. Cette entreprise témoigne dřune volonté des Canadiens-français de lřAlberta de se rassembler pour faire valoir leur point de vue. En tout, cřest 150 personnes qui ont participé à une séance intitulée « Lřenseignement du français dans nos écoles bilingues de lřAlberta en 1965 775».

Parmi les projets mis sur pied dans les Prairies, un particulièrement retient lřattention de par son objectif clairement avoué de mieux comprendre le Canada français et de sřen rapprocher. Il sřagit dřun colloque tenu les 12 et 13 février 1965 au Collège Saint- Paul de lřUniversité du Manitoba. Le colloque tente dřéclairer certaines zones dřombre autour dřun concept qui récolte peu dřappui dans les Prairies, soit la théorie des deux nations. Il sřintitule par ailleurs « La théorie des deux nations et son rapport particulier avec les provinces des Prairies. » Le but poursuivi par les organisateurs de lřévénement se veut détaillé ; ils manifestent leur volonté de voir se rompre lřère de lřindifférence face aux problèmes du Québec afin de laisser la place à une ère de compréhension. Le Manitoba a son mot à dire dans le règlement des différends qui divisent le pays : Cette conférence a été organisée dans le but dřencourager les unions des étudiants de lřOuest à entreprendre un programme plus intense de séances dřétudes. Malheureusement, il nřy a eu que très peu de colloques de ce genre dans notre milieu, et nous espérons que le fait dřen démontrer la nécessité, de même que les résultats qui peuvent en découler encouragera dřautres groupes à prendre de telles initiatives dans lřavenir. Il nous a semblé bon de tenir cette conférence dans lřOuest vu que, depuis longtemps, la question est limitée aux centres universitaires et intellectuels des provinces de lřest. Nous sommes dřavis que les Canadiens de lřOuest ont une contribution à faire vers la solution de nos problèmes fédéraux. Le Manitoba se trouve dans une position en quelque sorte désavantageuse en étant si éloigné du milieu dřoù émanent les controverses et est, de ce fait, moins apte à comprendre la mentalité québécoise. Mais en même temps, puisque le Manitoba est une province bilingue, le problème du fait français en est un qui le concerne directement, et devrait intéresser chaque étudiant au niveau universitaire. Cřest pour ces raisons que nous avons cru opportun dřorganiser cette conférence. Notre but est de créer une entente au niveau des étudiants, et de stimuler une plus grande compréhension des problèmes dřunité nationale parmi ceux qui chez nous, sřy intéressent776.

775 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 30e réunion de la Commission. 776 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG-31, D58, Volume 5, Programme du colloque de lřUniversité Saint-Paul.

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Peu à peu, pour un instant, les morceaux du Canada épars semblent vouloir se rapailler pour trouver ensemble une voie commune ou du moins explorer des solutions. Des citoyens de lřOuest sentent quřils doivent participer à la construction de leur pays. À travers ce colloque, ils appellent à une multiplication des entreprises du genre, entreprises vouées à approfondir la réflexion sur lřavenir du pays et à établir des dialogues fructueux. Les initiatives universitaires développées dans les années 1940 pour jeter des ponts entre les « deux solitudes » atteignent un point culminant lors de la Commission Laurendeau- Dunton. Certains citoyens veulent atténuer les effets néfastes de lřéloignement, de la vastitude du pays, par lřétablissement de canaux de communications. À ce moment dřexpansion universitaire que les années 1960 connaissent, années marquées par une fréquentation accrue des universités par les étudiants et par lřouverture de nouveaux départements en sciences humaines, la panacée passe en partie par le déploiement dřun discours universitaire appelant aux rapprochements. Ce discours appelle à connaître le pays dans toute sa diversité. Il incite à créer ensemble des solutions, à la suite de discussions sérieuses et approfondies. En mars 1966, le commissaire Jaroslav Rudnyckyj présente une conférence à la Manitoba Geographical Society intitulée « Geographical Factors in the Bilingualism and Biculturalism problems in Canada ». À la suite de la conférence, il envoie un résumé de lřévénement aux commissaires et au personnel de recherche de la Commission. Il y note lřintensité et lřanimation du débat ayant suivi la présentation. Il souligne que les participants ont déploré le manque de communication entre lřOuest et lřEst au Canada, plus particulièrement entre lřOuest et le Québec. Afin de rétablir les voies de communication, certains suggéraient une multiplication des échanges interprovinciaux entre la jeunesse777.

Il nřy a pas que dans lřOuest que de telles initiatives appelant à la discussion et aux rapprochements sont mises sur pied. Les 24 et 25 novembre 1964, une conférence nationale du centenaire du Canada se déroule à Toronto sous le titre « Importance du centenaire de la

777 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 5, Memo, Manitoba Geographical Society Lecture, 11 mars 1964.

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Confédération comme facteur dřunité canadienne »778. Jean-Louis Gagnon préside cette conférence dont le titre met en lumière lřespoir présent dans les années 1960 de célébrer le centenaire de la Confédération dans la cohésion et lřunité nationale.

Du 12 au 17 juillet 1964, se tient la 4th Conference on Inter-group Relations à Port Elgin en Ontario. La thématique du colloque intitulé Canadian Unity : Conformity or Diversity ? rejoint celle dřentreprises similaires initiées dans lřOuest qui sřinterrogent sur le devenir du Canada et sur la cohésion du pays 779. Plus spécifiquement, « [it] focussed primarily on French-English relationships in Ontario and raised such questions as ‘What kind of Canada do YOU want?’ – ‘How does a Canadian belong?’ – ‘ Will the Canada of the future be bilingual and how bilingual can it realistically be?ř 780 » En 1965, une conférence est organisée par les étudiants de lřUniversité de Toronto autour de la question de lřidentité canadienne-anglaise. Gertrude Laing assiste à cet événement.

1.3. Insertion du Canada dans une communauté de chercheurs internationaux à travers les travaux de la Commission781

Lřannée du centenaire du Canada est marquée par lřouverture dřun centre international du bilinguisme à lřUniversité Laval782. En 1969, lřUniversité de Moncton devient lřhôte dřun colloque de lřUNESCO sur le bilinguisme qui se déroule du 6 au 14

778 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 7, Section « RCBB Meetings », Études présentées à la conférence nationale du centenaire de la Confédération à Toronto, les 24 et 25 novembre 1964 . 779 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 7, « Ontario Conference, 1964-1965 », Canadian Unity : Conformity or Diversity ? 780 Ibid. 781 Dans un article intitulé « Internationalisation des sciences sociales : les leçons dřune histoire transnationale », les auteurs rappellent lřimportance des congrès scientifiques dans le renforcement des réseaux intellectuels internationaux : « Dans la mesure où lřune des fonctions les plus importantes des organisations formelles est la création de réseaux, il est fort plausible que les congrès tenus par les organisations scientifiques internationales aient souvent contribué à générer des liens transnationaux relativement stables. » Johan Heilbron, Nicolat Guilhot, Laurent Jeanpierre, « Internationalisation des sciences sociales : les leçons de lřhistoire transnationale », dans Gisèle Sapiro, dir., op. cit., p. 324. Avec la Commission Laurendeau-Dunton et les enjeux quřelle soulève, le Canada en vient à sřinsérer dans une communauté internationale de chercheurs à travers notamment différents colloques et événements académiques internationaux. 782 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 56e rencontre de la Commission, 17-18-19 mai 1967.

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juin783. Plusieurs commissaires participent à cet événement. Le Père Cormier est convié à souhaiter la bienvenue aux délégués au nom de la Commission et à prononcer lřallocution inaugurale. Le but poursuivi par le colloque organisé à Moncton est de sortir de lřisolement les chercheurs internationaux qui travaillent sur les questions liées au bilinguisme afin quřils puissent discuter ensemble et sřinscrire dans un réseau international de recherche. Participant activement au colloque de Moncton, la Commission semble jouer un rôle prépondérant dans la création de relations internationales entre les chercheurs au cours des années 1960, en plus de susciter des débats sur les grandes questions quřelle aborde. Elle prend place dans un milieu où sřétablissent et se multiplient les échanges internationaux. Ayant déjà tous une expérience du voyage et des séjours dřétudes à lřétranger, les commissaires continuent pendant les années de la Commission à aller sřabreuver du savoir produit à lřextérieur du pays et à intégrer des membres de leurs réseaux internationaux dans leurs projets. Dans son discours présenté lors du banquet de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal en 1964, Marcel Faribault rappelait lřimportance des échanges internationaux et des commissions dřenquête dans la fondation dřun nouveau fédéralisme mieux adapté au visage du Canada des années 1960 : Le pouvoir central admet lui-même quřentraîné par la crise et par la guerre, il sřest introduit graduellement dans des champs provinciaux dont il organise graduellement son retrait, tout en cherchant, de concert avec les provinces, à donner au pays un appareil administratif et fiscal dont lřunité ne supprime pas la souplesse et qui soit respectueux des diversités fédératives. Il est à peine besoin de rappeler ici comment cette évolution se poursuit non seulement à travers les commissions dřenquête, mais aussi par des réformes de fiscalité et surtout par une indiscutable et très large ouverture dřesprit chez tous ceux dont les rapports internationaux ont élargi les horizons784.

783 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 6, « The UNESCO Seminar on Bilinguism in Moncton, Canada ». 784 Marcel Faribault, op. cit., p. 52.

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FIGURE 3 : Programme du colloque Canadian Unity : Conformity and Diversity, 1964 Biliothèque et Archives Canada, Fonds Jarolav-Rudnyckyj, MG31-D58, section « Ontario Conference »

La présence dřun événement orchestré par lřUNESCO à lřUniversité de Moncton constitue un reflet de ce Canada qui sřintègre dans les réseaux internationaux de chercheurs et qui se présente comme détenteur dřune expertise reconnue dans les champs du bilinguisme notamment, mais aussi du biculturalisme. Pendant les années de la Commission, les commissaires ont multiplié les rencontres sur le terrain auprès des citoyens afin de les éveiller aux enjeux soulevés par la Commission. Toutefois, leur trajet de sensibilisation ne sřest pas confiné aux frontières du pays. Ils ont prononcé des conférences à lřextérieur des frontières canadiennes pour partager leur savoir sur les questions du bilinguisme et biculturalisme. Ils ont également assisté à des événements internationaux sur des sujets rattachés au mandat de la Commission afin de se nourrir de cette expérience étrangère. Ce faisant, ils ont contribué à lřintensification de « lřimport-

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export intellectuel », pour reprendre lřexpression de Pierre Bourdieu785. À titre dřexemple, au mois de juin 1965, se tient le Seminar on The Multinational Society à Ljubljana en Yougoslavie. Deux membres du Bureau de la recherche, Peter Findlay et Taddeus Krukowski, se rendent à cette rencontre orchestrée par les Nations Unies où participent des représentants de lřInde, de la Jamaïque, de lřItalie, du Japon, du Ghana et de lřAutriche notamment786. Au mois de juillet qui suit, la Commission organise à Ottawa un séminaire sur les autres groupes ethniques. Des représentants de multiples communautés culturelles sont conviés et répondent de manière positive à lřinvitation. Paul Wyczynski, Michael Oliver, Léon Dion, Kenneth McRae, Jaroslav Rudnyckyj et David Easton y participent. Du côté des panellistes, se trouvent Judge W. Lindal, de la Scandinavie, Mrs. Wisse, de la communauté juive, Mrs. O. Woycenko et Mr. R. Choulgine, des Ukrainiens, Mr. L. Kos- Rabcewica-Zubkowski, un Polonais, Mr. J. Diening, un Allemand, et Mr. P. Kellner, un Hongrois. Lřobjectif poursuivi est dřapprofondir la discussion autour de lřapport des autres groupes ethniques787.

Le 29 octobre 1965, le commissaire Rudnyckyj fait une présentation à la University of North Dakota. Sa conférence sřintitule « Formulae in bilinguism and biculturalism » : il y trace des parallèles entre les situations américaine et canadienne788. Le 14 novembre 1965, il prononce une autre conférence intitulée « Assimilation and Integration from the Linguistic Viewpoint ». Il remarque alors que lřintérêt pour le bilinguisme et le biculturalisme prend de lřimportance chez le voisin du Sud. En mars 1966, trois linguistes américains, les professeurs Joshua Fishman, Werner F. Leopold et Einaar Haugen, rendent visite à la Commission789. En avril 1966, Frank Scott se rend au Wisconsin pour assister à

785 Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », dans Gisèle Sapiro, dir., op. cit., p. 27. 786 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 7, « Seminar on Multi- National Society ». 787 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58, Volume 7, « Seminar on Other Ethnic Groups », document 680 E, 20 juillet 1965. 788 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 38e réunion de la Commission, Ottawa, les 15, 16 et 17 novembre 1965, p. 3.

789 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 40e réunion de la Commission, 27-28 janvier 1966, Ottawa, p. 6.

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un colloque sur le « middle North ». Des représentants de lřAlaska, du Groenland, de la Norvège et un expert de Cambridge University travaillant sur la Sibérie se côtoient à cet événement, pour discuter des enjeux reliés à lřOcéan Arctique et à lřintégration des populations autochtones au sein de la société. Frank Scott constate alors lřécart qui sépare le Canada dřune région comme lřAlaska, qui a fait beaucoup pour soutenir ses minorités : « The greater opportunity given to Indians and Eskimos there [en Alaska] puts us to shame, even given the fact of greater economic development in the State.790 » La participation des commissaires à des événements intellectuels dřenvergure internationale combinée au réseau de chercheurs internationaux qui alimentent les travaux de la Commission contribue à solidifier les échanges intellectuels entre le Canada et le reste du monde. Les commissaires aspirent également à tirer profit de ce qui se fait à lřétranger afin de peaufiner leurs remèdes au mal canadien.

La Commission crée notamment des contacts importants avec la Belgique, qui sřavère une alliée naturelle avec son système fédératif et les difficultés de cohabitation des groupes linguistiques. Le commissaire Paul Lacoste sřy rend dřailleurs en 1966. Il y constate que la situation dřopposition entre les différents groupes linguistiques est pire que celle présente au Canada 791 . Le professeur Maurice-Pierre Herremans de Bruxelles constitue un proche collaborateur de la Commission. Il rédige une étude sur le problème belge et il sřoccupe, comme il le mentionne dans une lettre destinée à Michael Oliver, de diffuser les résultats du Rapport préliminaire de la Commission Laurendeau-Dunton dans la presse quotidienne belge792. Il met également en contact certains de ses étudiants avec lřéquipe de recherche de la Commission afin quřils puissent sřentretenir des problèmes

790 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 1, Compte rendu de la 43e réunion, 20 au 23 avril 1966, p. 3. 791 Paul Lacoste fait dřailleurs un compte rendu de son périple belge aux autres commissaires lors de la 55e rencontre de la Commission tenue en avril 1967. Selon lui, il faut tirer des leçons de lřexpérience belge : « M. Lacoste communique ses impressions dřun récent voyage en Belgique et insiste sur les problèmes engendrés par la rigidité de certains aspects du régime belge en matière de législations linguistiques. Selon M. Lacoste, cette rigidité entraine un décalage souvent absurde, entre le régime légal et la pratique. M. Lacoste indique que la Commission devrait retenir de cette expérience la conscience de certaines limites au-delà desquelles la situation canadienne pourrait elle aussi devenir absurde. » Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, Compte rendu de la 55e réunion, Édifice Metcalfe, les 27, 28, et 29 avril 1967, p. 2. 792 Centre dřarchives de lřUniversité McGill, Fonds Michael-Kelway-Oliver, MG 1064, General Correspondance 1967, Lettre de M.-P. Herremans à Michael Kelway Oliver, 10 mai 1967.

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linguistiques et quřils puissent sřinspirer de la situation canadienne pour parfaire leurs analyses de la situation entre les Flamands et les Wallons. Cřest ainsi que M. Rigo De Nolf, étudiant de Herremans, écrit à Michael Oliver, en août 1967 afin dřorganiser une rencontre : Mister M. P. Herremans of Brussels wrote you some months ago (namely in May 1967) to ask for a conversation between you and me. I leaved Le Havre on August 30th for New York. That trip takes about 9 days. The following day I’ve arrangements with other professors in Montreal […] Is there any possibility for you to meet me on September 9th in Ottawa, to discuss the French-English problems in Canada, because I have published a study on similar Flemish-Wallon problem in Belgium.

La Commission soutient donc lřinsertion du Canada dans une communauté internationale de chercheurs, en suscitant des rencontres, des discussions et en demandant lřavis des experts étrangers. Les intellectuels internationaux sont également conviés à réviser les travaux et les études rédigés pour la Commission. Le professeur Jean Meynaud de lřUniversité de Lausanne révise ainsi le travail de Peter Welsh intitulé « Plurilingualism in Switzerland »793.

La Commission suscite divers lieux dřéchanges Ŕ réels ou abstraits, ces derniers sřexprimant à travers la correspondance - avec des chercheurs internationaux, avec les citoyens canadiens et avec des membres des autres groupes culturels, le tout dans un but de parfaire sa conception du Canada. La Commission incarne un pilier de la vie intellectuelle du pays dans les années 1960 pour de multiples raisons : le dynamisme des commissaires, leur participation active aux activités intellectuelles du pays, le réseau de chercheurs qui se constitue autour dřelle pour alimenter les travaux, les questionnements quřelle sème et qui conduisent à la création de divers événements. Autour dřelle, des échanges se créent ; elle suscite une volonté de compréhension de lřAutre chez certains groupes. Cřest le cas notamment des membres de lřexécutif du Canadian Ethnic Press Federation. Ces derniers rencontrent les membres de la Commission en février 1966 dans la province de Québec. Le bilan qui ressort des discussions tenues lors de cette rencontre se veut très positif. Dřabord rétive face aux objectifs de la Commission et récalcitrante devant le dialogue au début des années 1960, lřorganisation se montre désormais ouverte. Lors de la 41e réunion de la

793 Centre dřarchives de lřUniversité McGill, Fonds Michael-Kelway-Oliver, MG 1064, General Correspondance 1967, Lettre de Jean Meynaud à Michael Kelway Oliver, 16 juin 1967.

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Commission, les commissaires discutent avec enthousiasme de cette rencontre avec la Canadian Ethnic Press Federation, que Laurendeau décrit comme « ayant été fort sympathique »794. Certains commissaires constatent un relâchement de lřattitude défensive que lřorganisation témoignait jadis. Eux qui nřavaient que peu de contacts avec le Canada français cherchent désormais du financement afin dřenvoyer leurs membres au Québec, pour établir des relations avec les Québécois afin de mieux connaître leur réalité795.

Il nřy a pas que la « troisième force » qui veut rencontrer le Québec et parfaire sa connaissance du fait français au Canada. À lřété 1966, le ministère de la Culture et de la Récréation de lřOntario prend contact avec la Commission afin de lui mentionner quřelle organise du 3 au 13 août 1966 à Elliott Lake en Ontario une session de cours dřété afin de permettre aux enseignants anglophones de se perfectionner en français. Le stage ne poursuit pas seulement lřamélioration du bilinguisme du corps professoral. Il se veut également un moyen de sensibiliser les professeurs ontariens à la réalité québécoise : Le ministère ontarien est dřavis quřun tel perfectionnement serait incomplet sřil laissait de côté lřexamen de ce qui se passe au Québec, foyer de la culture française en Amérique. Afin dřéviter une telle lacune, il a demandé au ministère des Affaires culturelles du Québec de solliciter la collaboration de personnalités québécoises, capables de faire connaître les principaux aspects de la vie du Québec, par un court exposé, donné, le soir, après les périodes de cours, et de répondre ensuite aux questions des étudiants. Le tout doit se faire exclusivement en français796.

Un Club Bilinguisme et Biculturalisme Ŕ appelé Club B&B - est également mis sur pied en 1970 au Parlement à Ottawa afin de garder intacts les ponts bâtis par la Commission. Chaque troisième vendredi de chaque mois au Cercle Universitaire à Ottawa, les employés sont conviés à assister à une présentation et à une discussion autour de thématiques inspirées du bilinguisme et du biculturalisme. Comme le souligne le sous- ministre des Pêches et des Forêts A.W.H. Needler dans une lettre envoyée à Jean-Louis Gagnon pour lřinviter à être le premier orateur du Club Bilinguisme et Biculturalisme : « le but de ces réunions […] est de permettre aux employés de se mieux renseigner sur la façon

794 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Léon-Dion, P435, F1, 2, Compte rendu de la 41e rencontre, Ottawa, 2-4 mars 1966, p. 3. 795 Ibid., p. 4. 796 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Jean-Louis-Gagnon, P426/F, Fiche 186, Lettre de G.H. Dagneau, à la Commission B&B et à Jean-Louis Gagnon, 1er juin 1966.

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de penser et les aspirations de leurs compatriotes francophones et sur la politique du Gouvernement en matière de bilinguisme et de biculturalisme797. »

Au fil du temps et de la multiplication des activités nées dans le sillage de la Commission, plusieurs Canadiens anglophones en sont venus à parfaire leur connaissance dřeux-mêmes, du Québec et des minorités ethniques. Ce vaste processus réflexif a porté ses fruits. Les commissaires ont commencé à remarquer sur le terrain des changements : une ouverture insoupçonnée au départ, des préjugés qui tendent à sřeffacer dans certains milieux, une curiosité avivée sur ce qui se passe à lřextérieur de sa propre province. Certes, il sřavère impossible de mesurer explicitement lřimpact de la Commission Laurendeau- Dunton sur la conception des Canadiens de leur pays et sur leur volonté de mieux en comprendre chacun de ses éléments. Toutefois, en semant ainsi un peu partout dřun océan à lřautre des germes de réflexion sur la nature du Canada, sur les moyens de maintenir la cohésion du pays, sur le bilinguisme et le biculturalisme, la Commission a sans doute été une actrice incontournable dans le processus de nation-building animant le Canada des années 1960. Elle a contribué à élargir lřespace réflexif au pays et à créer un climat favorable à lřimplantation de plusieurs mesures favorisant le français notamment. À elle seule, la Commission nřa pu mettre un terme aux préjugés entendus lors des rencontres régionales, rencontres qui avaient révélé une méconnaissance quasi totale de nombre de Canadiens anglophones de la réalité francophone et vice-versa. Toutefois, certains groupes en sont venus à modérer leurs discours. Le fiel présent au début des années 1960 dans les propos tenus par certains sur le Canada français et le Québec plus spécifiquement a laissé place à une plus grande compréhension et à une volonté de tendre la main à lřAutre.

Par la participation citoyenne et par les débats dans la Cité, la Commission Laurendeau-Dunton constitue un exercice démocratique exemplaire. Les groupes de pression, les citoyens, les organisations volontaires ont pu se faire entendre à la Commission et peaufiner leur conception du Canada idéal dans les mémoires quřils y ont déposés. Malgré les tensions qui les ont divisés, les commissaires ont tenté de donner vie à

797 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Jean-Louis-Gagnon, P426/F, Fiche 56, Club B&B, Lettre de A.W.H. Needler à Jean-Louis Gagnon, 22 juillet 1970.

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ces conceptions. Le moment Laurendeau-Dunton ne sřarrête pas à la multiplication des réflexions sur lřavenir et la cohésion du pays sur de multiples tribunes ou dans les interstices de la Cité. Il constitue aussi un moment réflexif indispensable dans le parcours dřun pays qui tente, dans les années 1960, de trouver sa voie identitaire entre lřempreinte de son ancienne mère patrie et celle dřun voisin qui semble dangereux par la force dřattraction quřil exerce. Comment trouver sa voie entre les deux ? Comment le faire tout en évitant lřéclatement ? Le Canada des années 1960 est un terrain de jeu idéal pour penser de nouvelles formes de fédéralisme permettant à chacun de ses éléments de sřy sentir épanoui.

II. UNE FENÊTRE OUVERTE POUR UN COMPROMIS CONSTITUTIONNEL

Dans les années 1960, il y avait, pour reprendre lřexpression de John Kingdon, une fenêtre dřopportunité798 ouverte pour trouver une solution durable aux maux canadiens, pour que les idées des commissaires fassent leur entrée dans les politiques publiques. Cette fenêtre dřopportunité semblait sřouvrir au statut distinct, mais elle se referma aussitôt.

Pour certains, dont André Laurendeau, Léon Dion et Paul Lacoste, le remède reposait sur un cadre plus vaste que celui des politiques linguistiques. Il fallait plonger dans lřarène politique et discuter des moyens de réviser le fédéralisme afin quřil sřadapte mieux aux nouvelles réalités dřun Québec en ébullition, à celles de groupes minoritaires avides de reconnaissance et à celles dřun Canada anglophone désireux de trouver son propre modèle politique. Les responsables politiques étaient impliqués, les intellectuels étaient mobilisés et lřintérêt du public était palpable, notamment en matière de questions constitutionnelles. Tout convergeait vers la découverte dřun remède efficient pour apaiser les problèmes canadiens. À la jonction des questions linguistiques et culturelles799, une des voies politiques explorées est représentée par lřoctroi dřun statut particulier au Québec800.

798 John Kingdon, op. cit., p. 165-167. 799 Léon Dion, « Les enjeux de la réforme du Sénat », Les Cahiers de Droit, vol. 25, no. 1, 1984, p. 195. 800 Les pages bleues étaient dřailleurs claires à ce sujet : le bilinguisme, à lui seul, ne constitue pas une panacée : « Il est donc nécessaire de traiter à fond, dans notre rapport, la question du bilinguisme, mais il serait tout à fait insuffisant en définitive, illusoire de nous en tenir à cet ordre de considérations et de négliger dřautres conditions également vitales du maintien et du progrès des cultures anglaise et française au Canada. » Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, p. xxvii.

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Pendant les années de la Commission Laurendeau-Dunton, lřaffirmation dřune notion étroitement rattachée à lřhistoire politique du Québec et du Canada se déploie, soit celle de société distincte. En fait, des commissaires tels quřAndré Laurendeau et Paul Lacoste et des responsables politiques, tels que Daniel Johnson, Paul Gérin-Lajoie et des membres du NPD801, vont élever leur voix pour que lřexpression de la biculturalité passe dřune norme informelle, qui fait partie des us et coutumes, à une norme formelle, cřest-à-dire la formalisation et lřinstitutionnalisation de cette norme grâce à son inscription dans la Constitution du pays.

2.1. Les années 1960, théâtre dřun brassage dřidées sur la scène constitutionnelle Déjà, les pages bleues brossaient les contours symboliques et politiques de ce statut distinct en soulignant les particularités du Québec et en imaginant un Canada où la majorité généreuse se montrerait flexible envers ses minorités. Parmi ces minorités, une se détachait des autres, par son caractère singulier et le rôle quřelle avait joué dans la fondation du pays : la majorité francophone du Québec, constituant une minorité à lřéchelle canadienne. Dans ce contexte de crise canadienne, où sřexprime une sensibilité accrue des anglophones et des allophones aux dangers guettant lřunité nationale ainsi quřune ouverture certaine à de nouvelles formes de fédéralisme, autant sur la scène politique quřintellectuelle, on assiste au moment de la biculturalité dans les années 1960. Ce moment va toutefois sřeffondrer avec lřentrée en scène de Pierre-Elliott Trudeau, qui ne souhaite aucune forme de béquille pour le Québec. Ce même moment va revivre avec force lors de lřAccord du lac Meech et de Charlottetown.

Pour panser les plaies du Canada, une des panacées sřinscrit dans le mandat même de la Commission Laurendeau-Dunton : donner un caractère officiel à lřexpression du biculturalisme au Canada. Autrement dit, faire en sorte que la culture française puisse sřépanouir pleinement et que cet épanouissement soit balisé par des règles claires. Un des façons dřofficiliaser le biculturalisme passe notamment par la reconnaissance juridique du

801 Il faut également noter que les membres du Nouveau Parti démocratique, parmi lesquels se trouvaient Charles Taylor, Tommy Douglas et David Lewis, avaient voté pour une reconnaissance du statut distinct en 1967 à leur congrès. Guy Laforest, loc. cit., p. 196.

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statut distinct du Québec. La Constitution représentant un document complexe, nul ne peut lřamender à sa guise. Comme le mentionne Jacques-Yvan Morin en reprenant les observations de Jean Beetz, le statut particulier représente une réalisation particulièrement ardue dřun point de vue à la fois politique et juridique, mais cette réalisation ne rencontre pas pour autant dřobstacles insurmontables802. Pour y arriver, il faut établir un consensus dans lřespace public et retrouver au pouvoir des responsables politiques avides de procéder à ce changement.

Lřidée de donner au Québec un statut particulier constituait donc un projet vaste, qui ne plut pas à tous les commissaires, mais qui amorça tout de même des réflexions et des propositions concrètes pendant les travaux de la Commission. Ces derniers ne restèrent pas en dehors des débats animant le Canada ; ils furent même en partie à lřorigine de la conférence constitutionnelle de 1968803.

La naissance du principe de société distincte et lřapparition dřun terrain fertile aux discussions constitutionnelles entre Québec et Ottawa sont étroitement liées à la Commission Tremblay, comme lřexplique Jacques-Yvan Morin dans son rapport à la Commission Laurendeau-Dunton : La thèse du statut constitutionnel pour le Québec se rattache à la tradition autonomiste et en particulier au rapport de la Commission Tremblay. Bien quřon nřy puisse trouver lřexpression « statut particulier », il y est maintes fois fait allusion à la mission particulière du Québec comme foyer national du Canada français ; en outre, les pages quřelle consacre au problème de la modification de la Constitution, la Commission recommande lřadoption dřun mode dřamendement qui respecte « la position spéciale du Québec dans la fédération canadienne » 804.

Initiée par Maurice Duplessis en 1953, la Commission royale dřenquête sur les problèmes constitutionnels, présidée par le juge Thomas Tremblay, réunit une cohorte dřintellectuels québécois pour réfléchir sur la place du Québec dans la Confédération canadienne. Considéré comme un condensé de lřesprit du nationalisme conservateur du

802 Jacques-Yvan Morin, op. cit., p. 145. Morin sřinspire des propos du professeur Jean Beetz tenus dans un collectif dirigé par Paul-André Crépeau et C.P. Macpherson, L’avenir du fédéralisme canadien, 1965, p. 138. 803 Gil Rémillard, « Historique du rapatriement », Les Cahiers de droit, vol. 25, n° 1, 1984, p.47. 804 Jacques-Yvan Morin, Le fédéralisme canadien et le principe d’égalité des deux nations, Rapport présenté à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Mai 1966, p 135.

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Canada français de lřépoque805, le rapport Tremblay occupe, comme le rappelle lřhistorien Dominique Foisy-Geoffroy, une place essentielle dans lřhistoire intellectuelle du Québec806. En fait, sřil est possible de critiquer son contenu que certains, parmi lesquels se trouve Michel Brunet, jugent trop conservateur, il reste que le rapport a agi comme un éveilleur de conscience pour les francophones du Québec, qui sont nombreux par la suite à vouloir récupérer plusieurs compétences sacrifiées en cours de route sur lřautel de la centralisation. Mise sur pied en réponse à la mouvance centralisatrice empruntée par lřÉtat fédéral depuis la crise des années 1930 et renforcée par la Commission Massey-Lévesque de 1949 à 1951 807 , la Commission Tremblay a pour mandat dřétudier les questions constitutionnelles et la répartition des impôts au sein de lřÉtat canadien. Entourés de 29 experts, six commissaires sont chargés de se pencher sur ces questions et optent pour une lecture large du mandat. De multiples séances publiques auxquelles les Québécois participent en grand nombre sont tenues partout à travers la province. Au final, cřest un document imposant de 1900 pages en cinq volumes qui est déposé sur le bureau de Duplessis. À travers leurs recommandations nourries de multiples consultations, les commissaires ont pour objectif de retourner à lřesprit de la Confédération de 1867 et de redonner aux provinces les compétences qui leur appartiennent et surtout, les sources de financement qui leur permettraient dřintervenir dans leurs champs de compétences prévues à lřorigine dans la Constitution 808 . Si Duplessis a voulu étouffer les conclusions du Rapport, elles sont réhabilitées par Jean Lesage au moment où il prend le pouvoir en 1960.

805 Lřhistorien Michel Brunet souligne que « Le rapport Tremblay demeure la somme du nationalisme traditionnel avec toutes ses illusions et toutes ses contradictions. » Brunet juge par ailleurs durement le rapport en soulignant quřil nřa aucune valeur dans le développement dřune pensée économique et intellectuelle outre celle dřavoir éveillé le public de lřépoque à cette question sensible du la place du Québec dans la Confédération canadienne. Voir Michel Brunet, « Le nationalisme canadien-français et la politique des Deux Canadas », dans La présence anglaise et les Canadiens, Montréal, Beauchemin, 1968 [1955], p. 264. 806 Dominique-Foisy Geoffroy, op. cit., p. 310. 807 Sur la Commission Massey et les subventions fédérales aux universités voir John Meisel, Guy Rocher et Arthur Silver, Si je me souviens bien : As I Recall : regards sur l’histoire, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques, 1999, p. 135-138. La Commission recommandait notamment lřappui financier de lřÉtat fédéral aux universités canadiennes, qui souffraient alors de sous-financement. Les compétences relatives à lřéducation étant provinciales, cet empiètement du fédéral souleva lřopprobre au Québec, notamment chez Maurice Duplessis. Ironiquement, Pierre-Elliott Trudeau, connu comme étant un opposant de Duplessis, rallia le clan du premier ministre québécois. 808 Dominique-Foisy Geoffroy, op. cit., p. 315.

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Lřarrivée de Jean Lesage et dřun nationalisme plus revendicateur au Québec change considérablement la nature des relations avec lřÉtat fédéral ; le Québec veut jouer un rôle phare dans les discussions constitutionnelles et il aspire à un meilleur aménagement des compétences pour satisfaire son désir dřautonomie grandissant. Si la décennie 1960 sřouvre avec lřarrivée au pouvoir de Jean Lesage, elle sřouvre également avec une série de conférences fédérales-provinciales, dont une suit la publication du premier volume du Rapport final de la Commission Laurendeau-Dunton et se déroule en 1968. À cette époque de formation identitaire du Canada, plusieurs propositions étaient mises sur la table et de nouvelles avenues semblaient se dessiner. Cřest une décennie clé dans lřétude de la question constitutionnelle et du débat relevant de lřunité nationale. Non seulement il y avait une volonté de trouver une voie particulière au Canada, mais il y avait également une ouverture pour explorer de nouvelles façons de faire, comme le résume le politologue Kenneth McRoberts : « Au cours des années 1960, le débat sur lřunité canadienne fut caractérisé par une formidable volonté dřexplorer des approches nouvelles et inédites809. » Ces approches vont se discuter au laboratoire intellectuel incarné par la Commission Laurendeau-Dunton. Parmi ces approches, il y en a une qui récolte de plus en plus dřadeptes non seulement au Québec, mais aussi dans certains cercles anglo-canadiens : lřoctroi dřun statut particulier au Québec afin de rééquilibrer les forces en présence au Canada et de redonner à une des nations fondatrices sa juste part du partage des compétences.

Le Canada des années 1960 est traversé par le désir de rapatrier sa constitution, qui sřinscrit dans une démarche dřaffirmation nationale devant lřancienne mère patrie. Si les négociations échouèrent, faute de consentement du Québec, il faut souligner que, avec Lester B. Pearson au pouvoir de 1963 à 1968, le Québec rencontre un premier ministre canadien somme toute ouvert à ses revendications810. En 1964, une rencontre fédérale- provinciale se tient où sřopère un affrontement entre le gouvernement Pearson et le

809 Kenneth McRoberts, op. cit., p. 85. 810 Comme le rappelle Pierre Godin, « Pearson avait une bonne connaissance du dossier constitutionnel et pratiquait une politique « des petits pas », grâce à laquelle le champ des compétences du Québec sřagrandissait peu à peu. » Pierre Godin, Daniel Johnson. 1964-1968 : la difficile recherche de l’égalité, Montréal, Les Éditions de lřHomme, 1980, p. 325.

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gouvernement Lesage au sujet de la création récente dřun régime canadien de pensions universel811. Québec ne veut pas que le fédéral sřimmisce dans ces questions et veut avoir les mains libres pour créer son propre système de régime des rentes. Pearson finit par plier devant la menace exprimée par Lesage dřimposer une double taxation pour concrétiser son projet, comme le rappelle le constitutionnaliste Gil Rémillard : « En août 1964, Lester B. Pearson répond au projet québécois en proposant une période de transition de 1965 à 1970 durant laquelle le Québec recevrait vingt points d'impôt sur le revenu des particuliers plus des versements en espèces, en compensation des dépenses que le gouvernement canadien aurait encourues pour sa part de financement des programmes conjoints dont le Québec se dégagerait. En fait, cette mesure institue ce qu'on devait appeler 1'« opting-out»812. » Déjà, le terrain préparé par la Commission Tremblay, qui avait sensibilisé les intellectuels de lřaprès-guerre aux vertus de la décentralisation et dřun nouvel aménagement constitutionnel au Canada semble, dans les années 1960, de plus en plus fertile à un accord entre le fédéral et le provincial. Le Québec devient un levier fort dans les négociations fédérales- provinciales quřil parvient, plus que jamais, à tourner à son avantage. Le gouvernement Lesage crée en 1963 le Comité parlement de la Constitution, qui joua un rôle clé dans les négociations constitutionnelles qui vont suivre 813 . Il faut également rappeler quřen parallèle, le Québec de lřépoque était en train de se forger une personnalité internationale avec la doctrine de Paul Gérin-Lajoie de 1965 et la signature dřun premier accord bilatéral avec la France en février 1965814. Avec un Québec confiant et un gouvernement Pearson relativement ouvert à la discussion, le contexte semble donc favorable à une négociation fructueuse pour repenser la place du Québec dans la Confédération et lui décerner un statut spécial. Plusieurs événements jouent un rôle de catalyseur dans lřaménagement dřun contexte idéal à des négociations fructueuses : lřExposition universelle de Montréal en 1967, qui galvanisa la fierté nationale québécoise ; le centenaire de la Confédération, où

811 Gil Rémillard, loc. cit., p. 41. 812 Ibid., p. 42. 813 Ibid. 814 Sur la doctrine Gérin-Lajoie et les relations internationales du Québec depuis 1965, voir Stéphane Paquin, dir., Les relations internationales du Québec depuis la Doctrine Gérin-Lajoie (1965-2005) : le prolongement externe des compétences internes, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2006, 324 p. Coll. « Prisme ». Sur les relations entre la France et le Québec, voir Frédéric Bastien, Relations particulières : la France face au Québec après de Gaulle, Montréal, Boréal, 1999, 423 p.

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lřheure était à la réflexion sur cent ans de cohabitation houleuse ; la visite du général de Gaulle en juillet 1967, où les phrases célèbres prononcées sur le balcon de lřhôtel de ville à Montréal « firent vaciller les fondements de lřÉtat canadien » ; la publication dřOption Québec par René Lévesque en septembre ; et les États généraux du Canada français qui critiquèrent le fédéralisme canadien 815 . 1967 semble résolument lřannée de tous les possibles. La parution du premier volume du rapport final de la Commission Laurendeau- Dunton en décembre 1967 ajouta une corde de plus à lřarc du Québec. Soulignant lřinfériorité économique des Canadiens français et le fossé qui sřétait creusé entre les anglophones et les francophones, le rapport commande une action rapide. Lester B. Pearson appelle donc à une conférence constitutionnelle fédérale-provinciale en 1968.

Il y a donc dans les années 1960 une volonté de créer un consensus autour de la question constitutionnelle. Dans son essai quřil dépose à la Commission au sujet de la question constitutionnelle, Marc Brière parle dřun rendez-vous avec lřhistoire qui semble vouloir se profiler dans les années 1960 : « Il ne sřagit pas de faire table rase du passé, mais de prendre un nouveau départ. Souhaitons que le peuple canadien ait la maturité et la sagesse requises pour que les deux nations qui le composent ne manquent pas le rendez- vous que lřhistoire semble leur avoir fixé816. » Dans son journal politique intitulé Une ou deux sociétés justes, Solange Chaput-Rolland pense elle aussi que le vent peut changer de direction en faveur dřune meilleure reconnaissance du Québec. Le 1er janvier 1968, elle écrit : « Jamais autant quřen cette fin de journée, nřai-je pressenti que si nous, Québécois, nous jouions adroitement nos cartes, dans quelques années nous occuperions les postes de commande dans le pays 817 . » La citation en exergue de son livre est particulièrement éloquente. Elle reprend une formule de Jacques Malaude qui disait « Lřhistoire nřest jamais faite, mais toujours en train de se faire818. » Au cours des années 1960, des intellectuels, des responsables politiques et des experts travaillent de concert pour que lřhistoire du Canada prenne un virage, celui de la reconnaissance accrue du caractère biculturel du pays. Dans ce

815 Voir Guy Laforest, « Une joute mémorable et ses lendemains : la conférence constitutionnelle de 1968 », dans Robert Comeau, Michel Lévesque et Yves Bélanger, dir., Daniel Johnson. Rêve d’égalité et projet d’indépendance, Québec, Presses de lřUniversité du Québec, 1991, p. 188. 816 Marc Brière, op. cit., p. 55. 817 Solange Chaput-Rolland, Une ou deux sociétés justes ?, Ottawa, Le Cercle du livre de France, p. 17. 818 Ibid., p. 7.

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contexte, les cadres de ce que constituerait le statut particulier pour le Québec semblent vouloir se préciser, et les travaux de la Commission Laurendeau-Dunton, ainsi que lřébullition intellectuelle autour de la question constitutionnelle qui marque les années 1960, ne sont pas étrangers à cette quête de critères définitionnels pour le statut particulier du Québec.

Ce statut, plusieurs intellectuels le rattachent à lřhistoire même du Québec, qui a, depuis le début de la colonisation anglaise, lutté pour faire respecter ses compétences afin que puissent survivre sa langue et sa culture. Cřest ainsi que Jacques-Yvan Morin souligne : « Le Québec possède depuis longtemps, dřailleurs, un statut particulier qui lui vient précisément de son caractère comme milieu politique fondamental du Canada français819. » Il voit dans lřActe de Québec de 1774 une forme de statut spécial, qui venait avec le rétablissement de liberté religieuse et du droit civil820. Dans une interprétation plus récente, la juriste Eugénie Brouillet soutient que la biculturalité est inscrite dans lřADN de lřhistoire politique du Canada ; les constitutions qui ont marqué lřhistoire des colonies britanniques en Amérique du Nord ont voulu chacune à leur manière répondre « à la réalité biculturelle qui sřexprimait au sein des collectivités en présence821 ». La Constitution de 1867 prévoyait le maintien de privilèges pour le Québec afin quřil puisse conserver sa spécificité. Elle représentait un compromis faisant suite à une négociation de bonne foi entre les représentants coloniaux, dřoù la lecture quřen font certains comme un pacte entre deux nations, la canadienne-anglaise et la canadienne-française, cette dernière étant particulièrement concentrée dans la province de Québec822. Ce compromis permettait au Québec de garder la mainmise sur certaines compétences lui permettant dřassurer sa survie, scellée par une garantie constitutionnelle. Il lui offrait aussi la possibilité de constituer une majorité au sein dřune province et dřainsi avoir un levier important dans la prise de décisions sur la scène fédérale.

819 Jacques-Yvan Morin, op. cit., p. 136. 820 Ibid., p. 136. 821 Eugénie Brouillet, op. cit., p. 147. 822 Ibid., p. 148.

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2.2. Le statut distinct dans les discours politiques Dans les années 1960, lřidée de reformuler un nouveau compromis constitutionnel occupe une place prépondérante dans lřespace public. Un des éléments clés de ce nouveau compromis est le renforcement, voire lřofficialisation, dřun statut particulier pour le Québec afin que le Canada puisse véritablement sřépanouir selon le principe dřégalité entre les deux peuples fondateurs, principe ancré, rappelons-le, dans le mandat même de la Commission Laurendeau-Dunton. Plusieurs intellectuels se prononcent dans les journaux, notamment dans le Devoir, en faveur dřun tel statut. Jacques-Yvan Morin défend lřidée dans une série dřarticles parus dans le Devoir à la fin du mois dřavril 1964. Ses articles constituent les prémisses de lřétude déposée à la Commission près de deux années plus tard823. Il y soutient que ce statut constitue la pierre angulaire dřun nouveau partenariat constitutionnel plus juste, mieux équilibré pour refléter lřapport des deux nations fondatrices. Le 4 mai 1964, Richard Arès, ancien commissaire à la Commission Tremblay, publie un article dans le Devoir qui appelle à la création dřun tel statut, exigence primordiale pour assurer lřavenir du Québec et, plus globalement, du Canada français :

Lřexigence dřun statut particulier pour le Québec se fonde […] sur un fait à la fois historique et politique, sur le fait que le Québec nřest pas une province comme les autres […] À une province pas comme les autres, il faut un statut pas comme les autres, un statut spécial, un statut particulier […] Jřajoute quřil sřagit là pour le Québec dřun minimum vital […] Les circonstances sont telles […] que la politique fédérale du traitement commun pour toutes les provinces, sous prétexte que le Québec ne serait quřune province comme les autres, ne peut aboutir quřà bloquer lřélan vital et à lřempêcher de sřacquitter de ses responsabilités à lřégard de la nation canadienne- française.824

Dans un Québec où lřindépendance sřaffirme de plus en plus comme option politique valable, plusieurs voix émergent pour quřun compromis constitutionnel, avec un statut particulier pour le Québec, soit lřoption de la raison. Solange Chaput-Rolland défend avec ardeur ce principe visant la création de « deux sociétés justes » : « Nous sommes capables au Québec de grouper une autre équipe du tonnerre, qui tout en évitant de sřengager dans le cul-de-sac de lřindépendance, mettra tout en œuvre pour équilibrer, non

823 Voir Jacques-Yvan Morin, « Un statut constitutionnel pour le Québec », Le Devoir, 22, 23, et 24 avril 1964. 824 Richard Arès, « Le statut particulier, exigence vitale », Le Devoir, 4 mai 1964, p. 5, cité par Jacques-Yvan Mortin, Le fédéralisme canadien et le principe d’égalité des deux nations, p. 135-136.

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pas une, mais deux sociétés justes825. » Il nřy a pas que dans les discours intellectuels et dans lřantichambre de la Commission Laurendeau-Dunton que des intervenants réclament le statut distinct ; les discours politiques prononcés par le premier ministre du Québec Jean Lesage de 1963 à 1965 sont également truffés de références à cette nécessité dřaménager une place particulière pour le Québec au sein de la Confédération canadienne826. En février 1963, Jean Lesage publie un article dans le journal libéral La Réforme mettant en lumière lřargument historique pour justifier le biculturalisme au pays. Selon son analyse, le biculturalisme sřinscrit dans la trame historique canadienne et il faut lui donner tous les moyens de sřexprimer : « Je crois quřil constitue [le biculturalisme] le point de départ de toute action future, car il contient à la fois un état de fait et un actif à développer. On a toujours admis quřil existait au Canada deux cultures ; la culture canadienne-française et la culture canadienne-anglaise. Mais il ne suffit pas de lřadmettre ; il faut transposer dans les faits cet arrière-plan sociologique827. » Il faut aller au-delà de la simple retouche et prescrire une réorientation du fédéralisme canadien pour y inscrire la dualité. Le 14 décembre 1965, dans un discours prononcé à Sainte-Foy en banlieue de Québec, Lesage soutient que sa province ne peut se fondre dans la masse des autres provinces canadiennes ; elle a un caractère spécifique qui tend à sřaffirmer. Il mentionne que le statut particulier, déjà présent à lřétat embryonnaire, doit être amené à se développer davantage :

Cřest donc dire que, de plus en plus, le Québec se dirige, par la force des choses, vers un statut particulier qui tiendra compte à la fois des caractéristiques propres de sa population et du rôle plus étendu que cette population veut confier à son gouvernement.

[…]

Nous sommes déjà en voie, en vertu des accommodements concernant les programmes conjoints […] dřinstituer pour le Québec un embryon de statut particulier, plus précisément un régime administratif spécial. Cette évolution cependant nřexclurait pas une plus grande participation des Québécois aux affaires du pays828. »

Un autre responsable politique, le ministre de lřÉducation Paul Gérin-Lajoie,

825 Solange Chaput-Rolland, op. cit., p. 113. 826 Jacques-Yvan Morin, op. cit., p. 138. 827 Jean Lesage, « Mieux quřune retouche de notre Constitution : notre révolution pacifique commande une réorientation », La Réforme, février 1963. 828 Jean Lesage, Un Québec fort dans une nouvelle Confédération, Québec, Office dřinformation du Québec, 1965, p. 34.

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ponctue ses interventions publiques à lřépoque dřappels au statut distinct pour le Québec. Ce statut dřailleurs se trouve à lřorigine de sa volonté de doter la province francophone dřune doctrine lui permettant de jouer un rôle plus actif sur la scène internationale. La volonté du ministre était de donner au Québec la possibilité dřavoir voix au chapitre dans les accords internationaux touchant des compétences provinciales ; la doctrine se veut en quelque sorte le prolongement à lřinternational des compétences provinciales fixées par la Constitution.829 Il profite dřun vide juridique dans la Constitution en matière dřencadrement des compétences internationales pour revendiquer sa part pour le Québec 830 . Dans le discours quřil prononce le 12 avril 1965, discours qui précise les contours de la doctrine Gérin-Lajoie, le ministre de lřÉducation parle dřun état dřesprit différent qui règne dans la province francophone, un état dřesprit qui appelle au changement et à la revendication de compétences constitutionnelles :

« En fait, le Québec ne fait qu'utiliser des pouvoirs qu'il détient. J'irai jusqu'à dire que le Québec commence seulement à utiliser pleinement les pouvoirs qu'il détient. Ce n'est pas parce qu'il a négligé dans le passé d'utiliser ces pouvoirs, qu'ils ont cessé d'exister. Dans tous les domaines qui sont complètement ou partiellement de sa compétence, le Québec entend désormais jouer un rôle direct, conforme à sa personnalité et à la mesure de ses droits.

L'action gouvernementale actuelle déroge peut-être à l'habitude, mais elle ne déroge pas à l'ordre constitutionnel. Elle représente plutôt l'émergence d'un état d'esprit nouveau ŕ je devrais dire l'expression nouvelle d'un état d'esprit et d'un désir de liberté qui n'ont pas cessé d'exister, à l'état latent, depuis 200 ans831. »

Lřidée de spécificité du Québec est plus que jamais érigée au rang dřoption politique devant sřintégrer dans la Loi constitutionnelle afin de mieux équilibrer le partage des compétences. Lřannée 1965, cette même année où Laurendeau entreprend la rédaction du devoir dřété où il fait le constat de la nécessité dřun statut très spécial pour le Québec, apparaît comme particulièrement importante dans la réflexion autour de ce statut. Sur la

829 Stéphane Paquin, « Le fédéralisme et les relations internationales au Canada : lřinévitable construction dřune diplomatie à paliers multiples ? », dans Stéphane Paquin, dir., op. cit., Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2006, p. 24. 830 La Constitution ayant été rédigée à lřépoque où les provinces britanniques dřAmérique du Nord constituaient encore une colonie de lřEmpire britannique, elle ne faisait aucunement mention de la répartition des compétences en matière de relations internationales, puisque ces dernières restaient la chasse gardée de la mère patrie. 831 Paul Gérin-Lajoie, allocution du ministre de lřÉducation aux membres du Corps consulaire de Montréal le 12 avril 1965, http://www.mrifce.gouv.qc.ca/content/documents/fr/discours_gerin_lajoie.pdf, consultée le 15 juin 2013, p. 3.

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scène politique, il y a les discours de Lesage et de son ministre Paul Gérin-Lajoie, mais il y a également la parution du manifeste de Daniel Johnson, Égalité ou indépendance, qui suggère une réécriture de la Constitution selon le principe des deux peuples fondateurs. Ce manifeste situe la source du conflit actuel qui divise le Canada dans le déséquilibre de la Constitution, qui ne rend pas justice à lřœuvre des deux nations. Selon Johnson, lřharmonie peut être retrouvée en reconnaissant officiellement les particularismes et en insufflant davantage de souplesse à la Constitution. Dès lors, le Québec pourrait posséder tous les outils pour évoluer sans contrainte832.

Pensé surtout par des Québécois, le statut distinct nřest pas pour autant renié par les anglophones. Bien au contraire. En témoignent les interventions des commissaires Gertrude Laing et Paul Wyczynski dans leurs devoirs dřété, en témoignent également lřappui de responsables politiques anglophones. Dans un discours prononcé à Montréal en 1967, Lester B. Pearson montre une certaine ouverture à des arrangements particuliers pour le Québec : « Je crois quřil est possible de reconnaître et de garantir dans la Constitution des dispositions spéciales pour le Québec, aussi bien que pour dřautres provinces lorsquřelles sont nécessaires pour répondre à des besoins particuliers, sans pour autant détruire lřunité essentielle de notre Confédération833. » Même sřil se fait nuancé dans ses propos, le premier ministre ne se rangea jamais du côté de lřoption « une nation, deux langues » préconisée par son ministre de la Justice Pierre-Elliott Trudeau834. Dans un article du Globe and Mail daté du 6 décembre 1967, la notion du « right moment » inhérente au concept de kairos est évoquée pour témoigner de lřouverte présente sur la scène politique pour une reconnaissance accrue du fait français au Canada. Le journaliste soutient que la parution du premier volume du rapport final ne pouvait mieux tomber : « In fact, the report appears to have arrived at precisely the right moment. Provincial premiers, at the Confederation of Tomorrow conference in Toronto last week, reached a consensus that action is necessary to

832 Voir Daniel Johnson, Égalité ou indépendance : 25 ans plus tard à l’heure de Lac Meech, Montréal, VLB Éditeur, 1990, 131 p. Coll. « Second souffle ». 833 Peacock, Journey to Power, p. 122, cité par Kenneth McRoberts, op. cit., p. 234. 834 Ibid., p. 396.

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accomodate the French Fact in Canada835. »

2.3. Le statut distinct pensé par des experts de la Commission Laurendeau-Dunton : établir un cadre juridique pour penser la survie du Canada français La Commission Laurendeau-Dunton apporte sa pierre à lřédifice en fournissant des outils intellectuels pour penser ce statut. Déjà, il y a les pages bleues du premier volume du rapport final qui confirment la spécificité du Québec et la nécessité dřaménager un espace politique pour que puisse sřexprimer ce caractère distinct dans la Confédération836. Dans son étude déposée à la Commission, Jacques-Yvan Morin contribue également au développement de lřidée de statut distinct et de sa nature. Il soutient que le statut particulier doit se munir de balises claires. Selon son rapport, il est indispensable que ce statut soit « développé et consacré par le droit constitutionnel écrit 837 . » Aux yeux de Morin, la condition sine qua non pour trouver lřéquilibre entre les deux nations est dřinscrire dans la Constitution la différence du Québec afin de donner un second souffle, empreint dřéquité, au fédéralisme canadien. Pour montrer son point de vue, il reprend les propos de Claude Julien qui souligne en 1965 : « Les réalistes devront reconnaître que le Québec possède de fait une situation particulière méritant dřêtre consacrée par un statut particulier grâce auquel cette province pourrait rester membre de plein droit dřune confédération rénovée. Le refus dřun tel aménagement ne pourrait quřencourager les tendances favorables à lřindépendance totale du Québec, précipiter lřéclatement de la Confédération […]838. » Le statut distinct apparaît ici comme le remède infaillible, lřultime thérapie pour éradiquer lřépée de Damoclès qui pèse sur le sort du Canada et menace sa cohésion.

Pour donner vie au concept, Jacques-Yvan Morin propose dřabord une série dřajustements constitutionnels permettant un transfert de certaines compétences fédérales vers la province francophone. Certains aspects ne demandent pas une révision de la Constitution, tandis que dřautres commandent davantage de modifications juridiques. Il soutient que le Québec devrait avoir plus de liberté politique dans la gestion des

835 Centre dřarchives de lřUniversité Laval, Fonds Jean-Louis-Gagnon, P426/A3/2, « Premier ministre et documents », item 73, The Globe and Mail, Wednesday, dec. 6, 1967. 836 Voir les paragraphes 81 à 84 des pages bleues. 837 Jacques-Yvan Mortin, op. cit., p. 138. 838 Ibid., p. 139.

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programmes sociaux, notamment en matière dřallocations familiales. Ce changement nřimpliquerait pas une modification de la Constitution puisque lřempiétement de lřÉtat fédéral sur les prérogatives provinciales en matière de programmes sociaux se veut une conséquence directe de la Deuxième Guerre mondiale et ne repose sur aucun article de la Constitution839. Il suggère également de décentraliser le domaine du mariage et dřen confier la gestion aux provinces. Enfin, il plaide pour un transfert de compétences en matière dřimmigration, stipulant que lřarticle 95 de lřA.A.N.B., qui établit la prépondérance du fédéral en matière dřimmigration et dřagriculture, porte en son sein les germes dřun déséquilibre :

Si lřon veut vraiment favoriser un renouveau français au Canada, il conviendra dřassurer en premier lieu que la politique fédérale nřaboutisse pas, après avoir contribué à faire disparaître le problème français de la plupart des provinces, à lřaffaiblissement de la majorité française du Québec, ne serait-ce que dans la région métropolitaine de Montréal. Les seuls moyens efficaces de régler ce problème seraient de transférer à lřÉtat provincial la compétence en matière dřimmigration ou dřinstituer une participation directe du Québec à la définition de la politique dřimmigration canadienne et lřadministration par le gouvernement provincial de lřimmigration destinée à son propre territoire840.

Le régime prôné par Jacques-Yvan Morin se veut en fait un fédéralisme asymétrique qui prône un traitement différent pour le Québec des autres provinces. Il convie le Canada à innover en matière de fédéralisme et à créer un espace particulier pour la province francophone :

On devra peut-être envisager la possibilité de donner au Québec un statut comme nřen a jamais possédé aucun État-membre dřune fédération […] Outre les ajustements constitutionnels mentionnés plus haut, il faudra sans doute songer à quelques-unes des modifications suivantes : transfert à la Législature québécoise de la compétence résiduelle ; abolition du droit dřannulation (désaveu) des lois provinciales ; suppression du pouvoir fédéral de déclarer que des travaux exécutés dans le Québec profitent au Canada en général et tombent sous la compétence du Parlement ; abolition des appels à la Cour suprême en matière de droit civil et de la nomination des juges des cours supérieures par le gouvernement fédéral ; attribution au Québec de la compétence à lřégard de la radiodiffusion […], à lřégard des pêcheries des eaux intérieures et territoriales, à lřégard des sociétés, de lřassurance, des banques et de la faillite841.

Les suggestions de Morin viennent ici insérer le dualisme dans la Loi constitutionnelle, à travers la création dřun statut distinct. Il donne une marche à suivre

839 Ibid., p. 140. 840 Ibid., p. 141. 841 Ibid., p. 144.

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pour que ce symbole fort, inscrit dans la trame historique du pays, exprimé par Henri Bourassa et ancré dans les mœurs des Canadiens français, sřinscrive de manière permanente dans lřespace politique canadien.

Le juriste Marc Brière expose également des pistes à suivre pour donner vie au concept de société distincte dans un essai préparé pour la Commission à peu près au même moment que celui de Jacques-Yvan Morin à lřété 1966. Il évoque lui aussi un contexte favorable à un fédéralisme décentralisé, comprenant un statut distinct pour le Québec. Ce fédéralisme décentralisé fait intégralement partie du remède au mal canadien soutient Marc Brière : « Pour résorber les conflits virtuels, il fallait que le fédéralisme canadien adopte un style qui reflète mieux la dualité culturelle. Le contexte politique actuel peut laisser croire quřil sřy achemine842. » À travers les discussions constitutionnelles, à travers la prise de conscience du Canada anglophone de la réalité de son homologue francophone, à travers le réveil brutal du Québec, un terreau propice sřélabore tranquillement pour lřaccueil de changements constitutionnels. Pour appuyer ses dires, Brière se réfère non pas à un intellectuel québécois francophone, mais à un constitutionnaliste anglophone, Ted McWhinney qui, dans un ouvrage de 1964, sent poindre un changement constitutionnel : « My point will be, simply, that to a considerable, and, I believe, an increasing extent, biculturalism as a constitutional phenomenon having a concrete substantive legal and institutional consequences, is already part of the constitutional law-in-action in Canada843. » Aux yeux de Brière, lřinscription dřun statut particulier dans la Constitution incarne la réponse la plus adéquate au « concept factice » dřunité canadienne. Après plus dřun siècle dřexistence, le Canada doit désormais reconnaître officiellement un fait ancré dans son histoire, le binationalisme844.

À lřinstar de Morin, Brière propose de revoir la répartition des compétences législative, exécutive et judiciaire prévue par lřA.A.N.B. de manière à ce que la dualité soit mieux reflétée. Il consacre dřailleurs la deuxième partie de son étude à la proposition dřun

842 Marc Brière, op. cit., Première partie, p. 46. 843 McWhinney, Federalism, Constitutionalism and Legal Change : Future of Canadien Federalism, p. 161, cité par Marc Brière, op.cit., Première partie, p. 46. 844 Marc Brière, Ibid., p. 48.

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nouveau fédéralisme particulier visant à adapter la structure politique du Canada aux nouvelles réalités qui font leur apparition dans les années 1960. Les questions qui servent de guide à son analyse sont les suivantes : « En quoi pouvons-nous modifier les structures actuelles pour en améliorer la valeur démocratique ? De quelle façon pouvons-nous redéfinir le fédéralisme canadien pour donner au Québec la plus grande mesure de souveraineté possible, sans toutefois porter atteinte à lřexistence du Canada en tant quřÉtat fédéral ?845 » La prescription de Brière afin de guérir le mal sřinscrit dans la même lignée que celle ordonnée par Morin.

Dřabord, son programme prévoit un travail dřélagage de la Constitution en supprimant les clauses vétustes, telles que les compétences en matière de désaveu et de réserve auxquels nul nřa fait recours depuis 1942 pour la première et 1937 pour la seconde846. Dans la littérature juridique, ces compétences qui permettent dřinvalider une loi votée par le Parlement fédéral ou les assemblées législatives provinciales sont dřailleurs considérées par plusieurs experts comme des vestiges du passé847. Brière suggère également la disparition du pouvoir déclaratoire848 quřil compare « à un véritable cheval de Troie qui menace de lřintérieur lřautonomie des provinces849. » Rédigée avec un vocabulaire vague, cette compétence est à lřorigine de dérives centralisatrices et interprétatives. Si Brière juge si sévèrement cette compétence, cřest quřelle permet au fédéral dřattenter unilatéralement au partage même des responsabilités et dřentrer sur le terrain des compétences provinciales 850 . Cette compétence permet donc au Parlement fédéral de soustraire aux compétences des provinces des « travaux » quřil juge être à lřavantage du Canada ou de plus dřune province851. La compétence fédérale exclusive de nommer les juges des cours

845 Marc Brière, Ibid., Deuxième partie, p. 2. 846 Ibid., p. 14. 847 Voir Henri Brun et Guy Tremblay, Droit constitutionnel, 4e édition, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 2002, p. 423. 848 Article 92 (10) c, AANB, 1867. 849 Marc Brière, op. cit., p. 14. 850 Henri Brun et Guy Tremblay op. cit., p. 416. La compétence déclaratoire a fait lřobjet de débat dans lřhistoire canadienne. La Commission Pepin-Robarts sur lřunité canadienne prévoyait son maintien à certaines conditions. Lřentente de Charlottetown, quant à elle, « aurait assujetti lřexercice du pouvoir déclaratoire à lřautorisation de la province concernée. » Voir Henri Brun et Guy Tremblay, op. cit., p. 417. 851 Ibid., p. 416.

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supérieures se fait également réduire à néant par la plume acérée de Brière, qui le juge absurde : « Il apparaît en effet ridicule quřune constitution confie lřadministration de la justice aux provinces, mais réserve au pouvoir fédéral la nomination des juges devant composer les tribunaux provinciaux852. » Une autre absurdité réside dans la nomination du gouverneur général du Canada et du lieutenant-gouverneur du Québec, titres qui révèlent des relents de « colonialisme désagréable ». Brière propose plutôt que le représentant de la reine au Québec soit un président ou le juge en chef de la plus haute Cour du Québec.

En plus de lřabolition de quelques clauses du document juridique à lřorigine de la fondation du Canada, Brière prévoit lřattribution de plusieurs compétences au Québec. Il rejoint le cadre juridique établi par Morin en suggérant notamment que le domaine social, incluant lřassurance-chômage, redevienne entièrement une compétence provinciale, comme le prévoyait lřesprit de la Constitution avant lřamendement de 1940 permettant au gouvernement de légiférer en ce domaine853. Il propose de rapatrier les compétences en matière de pêcheries, dřadministration dřaffaires indiennes et esquimaudes, de mariage et de divorce, de droit criminel, dřéducation Ŕ et ce, sur tous les plans y compris les études supérieures et la recherche Ŕ, dřagriculture et dřimmigration854. La compétence en matière dřimmigration joue, dans la proposition de Brière, comme dans celle de Morin, un rôle phare puisquřelle représente un point névralgique. Sans cette compétence, juge Brière, la survie même de la nation canadienne-française est menacée. Le Québec doit donc se faire confier « lřautorité suprême » en cette matière, même sřil doit exercer cette responsabilité en collaboration avec le fédéral855.

La répartition des ressources fiscales fait également lřobjet dřune critique rigoureuse par Marc Brière. Le juriste soutient que le Canada aurait eu intérêt à se doter en 1867 dřun modèle comme celui de la Constitution suisse de 1848, qui prévoyait une formule de cloisonnement fiscal limitant le pouvoir en la matière du fédéral856. Il propose de réviser la

852 Marc Brière, op. cit., p. 15. 853 Ibid., p. 18. 854 Ibid., p. 17-20. 855 Ibid., p. 19. 856 Ibid., p. 21.

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répartition fiscale, qui sřest enlisée dans une centralisation accrue depuis la Deuxième Guerre mondiale, en octroyant davantage de pouvoir aux provinces, notamment au Québec : « les prétentions du Québec en matière fiscale, surtout avec la pénétration de lřéconomique dans le domaine des politiques sociales, se justifient à double titre : la coïncidence dřune minorité économique et de lřétat national du Canada français857. » Il souligne quřil serait plus équitable de donner aux provinces le droit de percevoir des taxes sur les biens et services de même que lřimpôt personnel sur le revenu des particuliers Ŕ lřimpôt sur le revenu des compagnies serait accessible aux deux ordres de gouvernement858.

Au final, ce sont deux modèles relativement précis dřinscription de la société distincte dans la loi et le modus operandi politique que proposent les deux experts conviés par la Commission pour réfléchir à cette question. Certes, ils sřentendent pour souligner quřouvrir la boîte de Pandore constitutionnelle demeure un geste difficile, mais loin dřêtre impossible. Les deux voient dans le contexte politique des années 1960 une porte ouverte à cette grande discussion, qui doit impliquer tous les Canadiens. Leur conception se rencontre à plusieurs endroits : il faut délester le document de 1867 de ses compétences caduques qui ne représentent plus la réalité dřun siècle plus tard ; il faut revoir la répartition des compétences de manière à ce que le Québec puisse avoir en main tous les éléments nécessaires à sa survie ; et, il faut repenser les assises du fédéralisme. Ce discours sur la spécificité du Québec nřa rien de nouveau certes, mais jamais des intellectuels nřétaient allés aussi loin pour définir le cadre de la biculturalité. Ces discussions ne restèrent pas confinées à un cercle dřintellectuels ; elles se sont étendues à la scène politique.

2.4. La notion de statut distinct : espoir, mort, et persistance La notion de statut distinct pour le Québec, défendue par André Laurendeau et par Paul Lacoste au sein de la Commission et définie par des experts mandatés par la Commission, est présente sur la scène politique, notamment à la Conférence de février 1968 où Daniel Johnson, premier ministre du Québec, en fait la défense 859 . Cette

857 Ibid., p. 25. 858 Ibid., p. 28. 859 Guy Laforest revient sur cette « mémorable altercation » entre Daniel Johnson, qui portait la vision sociale de lřégalité dřAndré Laurendeau, et Pierre Elliott Trudeau, qui partageait une conception individualiste de lřégalité, lors de la conférence constitutionnelle de février 1968 dans un article paru en 1991. Son analyse est

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proposition est accueillie plus que tièdement par un membre de la garde rapprochée de Lester B. Pearson, Pierre-Elliott Trudeau, qui est alors ministre de la Justice. Trudeau, émule de Frank Scott, se rattache à une conception axée sur les droits individuels qui sřéloigne de la conception sociale défendue par Laurendeau. Pour lui, le Québec peut sřépanouir sans la béquille que constitue le statut particulier 860 . La conférence constitutionnelle donne lieu à un duel épique entre Johnson et Trudeau dès que la question de la place du Québec est abordée. À côté de son charismatique ministre de la Justice, Lester Pearson le modérateur se fait plus effacé. Johnson lui-même est surpris par la fougue du jeune ministre : « Le premier ministre québécois avait tout prévu, sauf lřambition effrenée du dauphin officieux de Pearson. Il a deviné ses aspirations, mais nřimagine pas quřil osera croiser le fer avec lřun de ses compatriotes devant les Anglais. Pour Johnson, cela ne se fait pas. Il est tellement estomaqué par lřattaque de Trudeau quřil a le dessous, malgré son expérience dans ce genre de débat861. » Trudeau réitère quřune fois que les Canadiens français auront obtenu lřégalité linguistique, la pertinence du statut distinct sřévanouira. À ses yeux, « un « Canada à deux » aboutira forcément au statut particulier, puis aux États associés et enfin à la séparation862. » Ici, cřest presque Frank Scott quřon croirait entendre.

Avec lřarrivée de Trudeau dans un poste influent à Ottawa, le kairos dřun statut particulier pour le Québec sřestompe ; un changement sřopère alors sur la scène politique et le temps politique rattrape le temps dont bénéficiait la Commission pour offrir une réflexion aboutie au sujet des questions constitutionnelles. Deux conceptions sřaffrontent alors pour trouver un remède au mal canadien : une conception axée sur la reconnaissance intéressante à plusieurs égards. Il évoque 1968 comme une époque où le Québec avait encore le « momentum sur la scène politique » (p. 186). Un moment où le Québec nřen était pas « encore réduit à quémander des miettes. » (p. 187). Comme il le mentionne, « à la fin de 1967, personne au Canada anglais ne pouvait ignorer que le Québec souhaitait de véritables réformes, que lřheure était à la négociation, que lřexistence même du pays était en jeu. » (p. 189) Voir Guy Laforest, « Une joute mémorable et ses lendemains : la conférence constitutionnelle de 1968 », dans Robert Comeau, Michel Lévesque et Yves Bélanger, dir., Daniel Johnson. Rêve d’égalité et projet d’indépendance, Québec, Presses de lřUniversité du Québec, 1991, p. 183-199. 860 Trudeau a déjà mentionné son aversion pour la thèse des deux nations dans Le fédéralisme et la société canadienne-française, thèse quřil juge « dangereuse ». Voir Martin Pâquet, Tracer les marges de la cité : étranger, immigrant et État du Québec, 1627-1981, Montréal, Boréal, 2005, p. 195. 861 Pierre Godin, Daniel Johnson, 1964-1968, la difficile recherche de l’égalité, Montréal, Les Éditions de lřHomme, 1980, p. 322. 862 Ibid.

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du principe des deux nations et une autre orientée vers les droits individuels863. Comme le rappelle Guy Laforest, « point nřest besoin dřêtre un bien grand clerc pour deviner laquelle a fait le plus de progrès depuis 1968864. »

Il faut également souligner que si la Commission avait fait front commun, ses propositions constitutionnelles auraient sans doute eu un meilleur retentissement dans lřespace politique et elles auraient pu être intégrées au programme du parti au pouvoir avant lřarrivée de Trudeau au poste de premier ministre. La mort de Laurendeau, qui agissait comme un ciment au sein de la Commission et qui avait une emprise forte sur la direction des travaux, nřaida pas non plus au sort du statut distinct sur lřéchiquier politique canadien. Si Laurendeau et Trudeau se vouaient une admiration mutuelle et jouissaient tous deux dřune grande influence intellectuelle sur leur milieu respectif, il faut dire que plusieurs éléments séparent leur pensée. Les deux optiques présentées par Léon Dion peuvent être reprises pour souligner ce qui sépare Laurendeau et Trudeau en ce qui a trait à leur conception du Canada. Lřentrée en scène de Trudeau et son accession au poste de premier ministre mettent un terme à une recherche intensive dřun consensus, nécessaire aux modifications juridiques dřenvergure impliquées par lřaménagement dřun statut particulier pour le Québec. Non seulement deux conceptions de lřavenir du pays sřaffrontent, mais deux conceptions du droit se retrouvent en concurrence865. La première conception, celle de la biculturalité, exige une certaine souplesse et repose sur des aménagements constitutionnels, qui visent à valoriser des particularismes. La seconde, celle préconisée par Trudeau, nuit au consensus et repose davantage sur la conception dřune société composée de citoyens tous égaux juridiquement ; aucune place nřest admise pour un statut particulier, qui ferait des Québécois des privilégiés. La conception de Trudeau, qui place tous les citoyens sur un pied dřégalité devant la loi, vient mettre la hache dans ce processus vaste et complexe de recherche de consensus amorcé avec la Commission. Sa conception, quřil impose à la société, sřéloigne de cette quête dřune solution collective, seule à même de

863 Martin Pâquet, op. cit., p. 194. 864 Guy Laforest, loc. cit., p. 185. 865 Voir Martin Pâquet, op. cit., p. 194-195.

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régler de manière durable les maux du pays866. André Laurendeau avait dřailleurs pressenti les obstacles à venir dès 1961 :

Ou bien le Canada le comprendra à temps ; et alors il va commencer dřopérer avec nous une transformation substantielle de lřÉtat central, ce que je ne cesse pas de souhaiter, ou bien il continuera dřoublier que nous existons Ŕ sauf dans le Québec - ; il empêchera, bloquera, rendra anodin tout vrai renouvellement du fédéralisme canadien ; il se montrera indifférent, distrait, lointain ou méprisant ; alors un jour, cřest inévitable, nous aurons pris notre parti et cřest la nation entière qui cherchera une autre solution867.

Cette dimension politique, abordée dans les pages bleues du premier volume du Rapport final, se voulait une esquisse de solution, une esquisse qui devait à lřorigine mener à un projet abouti en conclusion, un projet de société né dřune consultation intensive et de débats nombreux au sein du cercle dřintellectuels se trouvant à la tête du dispositif de la Commission Laurendeau-Dunton. Bien que les tensions entre les commissaires soient en partie à lřorigine de cette déroute, pour certains observateurs, lřassassin de la Commission, cřest Pierre-Elliott Trudeau. Solange Chaput-Rolland sřinquiétait dřailleurs au moment de son entrée en politique, après quřil ait passé la campagne électorale de 1968 à miner la pertinence du principe des deux nations :

Les prochains rapports de la Commission Laurendeau-Dunton sont-ils en danger ? Si Pierre-Elliott Trudeau continue dřignorer ce que les Commissaires, et TOUS LES COMMISSAIRES, ont nommé la dimension politique du problème québécois pour se concentrer sur les droits linguistiques des canadiens-français, le gigantesque travail de cette Commission sera peut-être compromis et lřunité nationale gravement menacée868.

Tandis que le Commission sřancrait directement dans la réalité du vécu canadien et voulait trouver une solution qui soit celle des Canadiens dont les commissaires sřétaient attachés à sonder le cœur, la conception de Trudeau, elle, était un peu plaquée, forcée. Il a sans vergogne réinterprété certaines conclusions de la Commission à son avantage pour quřelles sřintègrent dans son programme politique. André Burelle, qui sřattache à brosser un portrait de Trudeau lřintellectuel et de Trudeau le responsable politique se fait particulièrement sévère envers la deuxième figure. Il qualifie dřailleurs le nouveau

866 Les experts en réconciliation nationale sřentendent généralement pour souligner quřen matière de recherche de solutions visant à endiguer des tensions, lřensemble de la société doit être consultée et contribuer à la solution. Voir Sandrine Lefranc, op. cit. et Martine Piquet, Jean-Claude Redonnet et Francine Tolron, op. cit. 867 André Laurendeau, MacLean’s, 1961, cité par Solange Chaput-Rolland, op. cit., p. 119. 868 Solange Chaput-Rolland, op. cit., p .118.

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nationalisme de Trudeau officiellement bilingue et multiculturel de « mirage juridique déconnecté du réel869 ». La Commission avait quant à elle mis en branle un dispositif producteur de savoir qui, avec ses sondages, ses entrevues, ses rencontres multiples avec les citoyens et les associations, se voulait profondément ancré dans la réalité. Avec Trudeau soufflait un vent de modernité séductrice certes, mais sa stratégie politique, elle, faisait la négation dřun fait inhérent à lřhistoire du pays, la biculturalité. Il venait répondre à cette peur des Canadiens anglophones du fait francophone en leur proposant une solution qui renverrait les Canadiens francophones au même rang que nřimporte quelle minorité. Le temps politique rattrapait là inévitablement le temps de la Commission qui avait entrepris un processus de plus longue haleine : celui dřapaiser les craintes des différents éléments du pays en mettant un terme aux préjugés et en encourageant la création de réseaux qui contribueraient à une meilleure connaissance des uns avec les autres. La première partie de ce chapitre témoigne dřailleurs du fait que ce travail était déjà bien enclenché.

***

Espoir.

Autour de 1967, il y avait une fenêtre dřopportunité, ouverte plus grande que jamais dans lřhistoire politique canadienne et québécoise pour changer le sort du Québec dans la Confédération canadienne. Cette idée, elle est dřailleurs défendue par le politologue Kenneth McRoberts qui, sřappuyant sur une analyse dřAnthony Westell, voit 1967 comme une année phare pour la notion de statut distinct : « En fait, lřun des principaux observateurs de la vie politique, Anthony Westell, prétendait que, en 1967, lřidée dřun statut particulier pour le Québec était déjà devenue très répandue au Québec et que de « nombreux Anglo-canadiens lřacceptaient, tant dans la capitale politique quřest Ottawa que dans la capitale des communications quřest Toronto. » Quelques années à peine suffirent pour que cela ne soit plus vrai870. »

869 André Burelle, Pierre Elliott Trudeau, L’intellectuel et le politique, Montréal, Éditions Fides, 2005, p. 74. 870 Kenneth McRoberts, op. cit., p. 86.

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Mort.

Lřhistoire de la déroute du statut distinct est bien documentée par McRoberts, qui voit en lřarrivée de Trudeau sur la scène politique un élément majeur de ce déclin. Dřune politique plus conciliatrice prônée pendant presque la majorité des années 1960, le gouvernement libéral est passé rapidement à une politique dřaffrontement envers le nationalisme québécois. Plutôt que de composer avec le nouveau visage du Québec et de lui trouver une place officielle dans la Confédération canadienne, place jugée essentielle pour la survie du Canada dans la sérénité par plusieurs observateurs des années 1960, parmi lesquels plusieurs ont œuvré à la Commission Laurendeau-Dunton, des politiques ont été mises en place pour normaliser la place du Québec dans le Canada et en faire une province comme les autres. Pour reprendre les termes de McRoberts : « Cette volte-face radicale a été rendue possible par lřapparition dřun acteur politique nouveau : un francophone originaire du Québec déclare que toute volonté de consentir à un compromis avec le nationalisme québécois est vaine, mal fondée, voire immorale. Il propose plutôt dřincorporer les francophones du Québec dans une nouvelle identité pancanadienne871. » Cette nouvelle identité repose en partie sur le multiculturalisme, qui doit agir comme ciment de la nouvelle nation canadienne unifiée.

Persistance.

Cette nouvelle nation canadienne venait assener un coup dur à la conception portée par Laurendeau, Chaput-Rolland, Laing, Dion, Lacoste, Brière et Morin. Les études de Brière et de Morin nřont dřailleurs jamais été éditées par la Commission. Le temps a manqué et des choix éditoriaux ont dû être faits quant à la publication ou non de certaines études ; elles ont été reliées, mais nřont pas joui de la même diffusion que lřétude de Kenneth McNaught sur le Canada anglophone par exemple. Il est fort probable que leur propos dérangeait trop certains commissaires pour quřils veuillent contribuer à la diffusion de ce cadre fixant les frontières constitutionnelles de la société distincte. Bien que la théorie des deux nations nřait pas été officialisée et que la fenêtre dřopportunité ouverte ne lui ait

871 Ibid.

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pas permis de sřinscrire dans le programme des responsables politiques en place à la fin des années 1960, il reste quřelle est demeurée une norme informelle, un symbole fort du rêve possible dřune nation canadienne unie dans lřasymétrie. Ce rêve est revenu en force lors de la Commission Pepin-Robarts sur lřunité canadienne établie en 1977 à la suite de lřélection de premier gouvernement souverainiste au Québec en 1976. Cette Commission est dřailleurs un symptôme du travail inachevé de la Commission Laurendeau-Dunton. Près dřune décennie plus tard, Trudeau décide de se pencher sur le mal canadien 872 et dřy consacrer une commission dřenquête. Ironiquement, les mêmes intellectuels qui avaient porté une conception contraire à celle de Trudeau sont appelés à contribuer à cette Commission dont le rapport illustre toute la flexibilité du fédéralisme873. Dans les années 1970, la même crise décrite par les commissaires poursuit, pour reprendre les termes de Jean-Pierre Wallot, « ses ravages souterrains même si le gouvernement fédéral et une partie du pays repoussent tout diagnostic et tout projet de réforme qui viendrait diluer le libéralisme individuel et atomisé que nous a légué lřancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau, et que ses successeurs ont sacralisé 874 . » La volonté de diagnostic au mal canadien, affirmée dans les années 1960 avec le dispositif de la Commission Laurendeau- Dunton, sřest évanouie. Les recommandations de la Commission Pepin-Robarts, qui voulaient confier aux provinces une plus grande marge de manœuvre, ne rencontrèrent pas lřappui de Trudeau. Lřhistoire se répétait. Toutefois, la volonté dřun fédéralisme renouvelé ne sřéteignait pas875. Et les mots dřAndré Laurendeau résonnaient encore, notamment dans le « Livre beige » formulé en 1980 par le parti libéral du Québec dirigé par Claude Ryan. Ce « Livre beige » sřinscrit, comme le souligne Guy Laforest, dans « la même famille intellectuelle que le Rapport Pépin-Robarts876. » Il débute avec ce même constat présent dans les pages bleues et porté par plusieurs membres de la Commission Laurendeau-

872 Cette même expression « mal canadien » décrite par André Burelle et dont les commissaires avaient tenté de définir les contours est reprise lors de la Commission Pepin-Robarts. Jean-Pierre Wallot, op. cit., p. 2. Pour reprendre les termes de Wallot, la crise, soulignée par les commissaires, se poursuit dans les années 1970 « ses ravages souterrains même si le gouvernement fédéral et une partie du pays repoussent tout diagnostic. 873 Parmi ces intellectuels se trouve notamment Solange Chaput-Rolland, qui gravitait autour du cercle des commissaires de Laurendeau-Dunton, et Léon Dion. Guy Laforest, Trudeau et la fin d’un rêve canadien, p. 39. 874 Jean-Pierre Wallot, op. cit., p. 2 875 Guy Laforest, op. cit., p. 39. 876 Ibid.

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Dunton : « Au sein de la famille politique canadienne, la société québécoise possède tous les attributs dřune communauté nationale distincte877. »

Ce même cycle entre espoir, mort et persistance de lřofficialisation de la biculturalité semble dřailleurs avoir rythmé la vie politique des dernières décennies au Canada. Lřespoir ayant repris avec lřAccord du lac Meech, lřAccord de Charlottetown, et les promesses référendaires de Jean Chrétien lors du deuxième référendum sur la souveraineté québécoise878, puis sřétant évanoui par la suite.

877 La Commission constitutionnelle du Parti libéral du Québec, Une nouvelle fédération canadienne, Montréal, 1980, p. 13, cité par Ibid. 878 Le Plan A surtout qui faisait allusion à un statut distinct pour le Québec. Voir Valérie Lapointe-Gagnon, « De fiel et de miel : les représentations de la stratégie de gestion de la crise post-référendaire présentes dans la presse canadienne, 1995-1999 ». Maîtrise en histoire, Université Laval, 2008, 133 p.

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CONCLUSION

Les vertus du dialogue

Au XIXe siècle, Alexis de Toqueville soulignait les effets pervers de lřégalité démocratique, transformant les individus sur son passage, en en faisant des êtres satisfaits de leur petit confort et centrés sur eux-mêmes. Avec lřégalité démocratique, la marche vers lřindividualisme sřaccélérait, retournant lřindividu vers lui-même « et [menaçant] de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur879. » En 1964, au moment de leur première enquête intensive sur le terrain, les commissaires ont trouvé un Canada malade. Les symptômes de la maladie étaient multiples, mais lřun dřentre eux était alarmant : lřenfermement de chacun dans son petit confort et le manque de vision dřensemble du pays, comme si chaque province, chaque communauté culturelle, pensait à son propre sort et nřenvisageait guère faire partie dřun ensemble plus grand. Cřest pour cette raison que le Rapport préliminaire a été publié, afin de semer une onde de choc, afin de réveiller les Canadiens et leur dire quřune épée de Damoclès était suspendue au-dessus de leur confort. Il fallait, pour sortir de cette situation, penser à un remède et ce dernier reposait en partie dans les vertus du dialogue. Ce dialogue, il avait déjà été entamé en raison des recherches qui se multipliaient en sciences humaines sur la nature des relations canado-québécoises. Il avait déjà été ouvert grâce à des initiatives personnelles dřintellectuels qui sentaient quřun fossé se creusait et quřil fallait y remédier. Il existait même dans les plus hautes sphères du pouvoir à Ottawa, où des responsables politiques anglophones et francophones sřentendaient pour quřune action concertée soit entreprise.

Lřheure était au dialogue, à la rencontre de lřAutre. Afin de canaliser la parole des intellectuels et des citoyens, un dispositif fut mis en branle, la Commission Laurendeau-

879 Alexis de Toqueville, cité par Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992 (1991), p. 20-21.

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Dunton, qui poursuivait dans le kairos et dans le dialogue déjà entamé. Elle rassembla des intellectuels engagés, ancrés dans le Canada des années 1960, désireux de mettre à profit leur expertise en sciences humaines afin de sonder le cœur des Canadiens sur leur vouloir- vivre ensemble et ainsi prescrire le remède au moment opportun. Dans les pages bleues, André Laurendeau souligne que « les réformes les plus ingénieuses sont sans effet quand elles ne sont pas assumées dans lřamitié, qui est lřâme de toutes les associations880. » Pour voire naître une amitié entre deux individus, il faut dřabord un dialogue. Hors de la conversation, chacun reste dans son coin. Il en est de même pour les pays ; le dialogue est impératif à son bon fonctionnement. À travers lui, sřouvre un champ des possibles : lřouverture à lřAutre, la compréhension de lřAutre dont on ignorait auparavant la situation. La Commission Laurendeau-Dunton a eu lřambition de susciter un dialogue dřun océan à lřautre, profitant de plusieurs tribunes pour faire connaître son mandat et usant de méthodes inusitées à lřépoque pour faire son entrée jusque chez les familles canadiennes au moyen de sondages. Il serait naïf de penser que, du jour au lendemain, tous les Canadiens se sont intéressés au mandat de la Commission et ont voulu apporter leur pierre à lřédifice de la construction nationale. Or, les effets furent concrets. Dans les universités, dans les salles paroissiales où se déroulaient les rencontres régionales, dans les officines du pouvoir à Ottawa, les discussions se sont multipliées. Des ponts auparavant plus fragiles se sont consolidés entre les différentes solitudes du Canada. Parce quřelle se consacre à la dimension qualitative du temps, lřétude du kairos nous a permis de reconstituer les différentes étapes de ce dialogue, qui culmine avec le moment Laurendeau-Dunton. La saisie du kairos permet dřaiguiser la sensibilité de lřhistorien qui doit sřattacher, pour le comprendre, non pas seulement à lřenchaînement des événements, mais aussi au climat, à lřambiance, qui permet de comprendre pourquoi certains événements naissent à certains moments plutôt quřà dřautres. Le Canada des années 1960 était indéniablement prêt à accueillir la Commission Laurendeau-Dunton. Il était également prêt à considérer de nouvelles formes de fédéralisme, qui furent documentées par la Commission et son Bureau de la recherche. Parmi ces projets de nouvelles formes de fédéralisme, un se détache car il est plus ancré dans la dualité entre les deux peuples fondateurs. Il sřagissait dřintégrer la

880 Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier, p. xliii.

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notion de société distincte à la constitution du pays. Plus que jamais à la fin des années 1960, le terrain était propice à répondre aux ambitions biculturelles de la Commission Laurendeau-Dunton.

Traverser le Canada des années 1960 avec la Commission Laurendeau-Dunton

Traverser le Canada des années 1960 avec la Commission Laurendeau-Dunton, cřest traverser une époque ponctuée dřambiguïtés, notamment en ce qui concerne lřintégration des femmes et des Premières nations, mais cřest également traverser une période phare de la culture politique du Canada où tout semblait possible. À cette époque où les intellectuels étaient encore écoutés et nřavaient pas été remplacés par des spécialistes de lřimage auprès des responsables politiques, lřère était aux idées. Des idées qui pouvaient insuffler un dynamisme nouveau à la cohésion du pays. Il y avait aussi dans lřair du temps, un espoir que les choses pouvaient changer si lřon sřy consacrait avec dévouement et passion. Lřengagement des intellectuels en était un particulier, qui se manifestait à travers diverses tribunes, de lřécrit à lřaction. André Laurendeau évoquait le « dépassement de soi » nécessaire pour que les réformes prescrites agissent. À leur manière, les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton ont mis le pays au-dessus de leur intérêt personnel. Ils ont consacré plusieurs années de leur vie à ausculter ce pays, à observer ses points de tensions et à recommander des remèdes pour les amender. Certes, ils ne sont pas parvenus à sřentendre sur le remède idéal, mais à travers leur action et la Commission, le Canada a vu tranquillement ses morceaux épars se rencontrer timidement. Les autres groupes ethniques sont venus au Québec pour mieux comprendre les revendications de ses citoyens. Des échanges intellectuels ont été initiés. Le Canada anglophone a voulu tendre la main au Québec et mieux le connaître.

Lřétude des années 1960 à travers les lunettes de la Commission permet également de mieux saisir lřapport dřune génération dřintellectuels dans la construction du Canada moderne. Comme le rappelle François Ricard dans La Génération lyrique, les générations sont étroitement liées à lřévolution historique : En ce sens, la génération a bel et bien le caractère dřune détermination lourde, de type biologique, un peu comme le sexe ou la couleur de la peau. Mais à la différence de celles-ci, cřest en même temps une détermination dřordre historique,

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gouvernée dans une large mesure par la volonté ou le désir des hommes. La génération dont fait partie un individu ne le lie pas seulement à tel groupe dřâge, à telle « cohorte » au sein de la population, elle lui est aussi un point dřancrage dans le courant de lřhistoire, car les générations humaines naissent des générations humaines, et leur suite nřest pas réglée uniquement, comme celle des générations animales ou comme la répartition sexuelle, par les lois de conservation et dřéquilibre de la nature ; elle obéit aussi, et se mêle constamment à lřévolution historique, cřest-à-dire à cette part de leur destin que les hommes fabriquent eux-mêmes ou héritent de ceux qui étaient là avant eux881.

Nés dans les premières décennies du XXe siècle, ayant fréquenté les mêmes cercles intellectuels, des institutions académiques similaires telles que lřÉcole des Sciences sociales de Georges-Henri Lévesque, ayant contribué aux mêmes revues, les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton ont laissé leur empreinte sur le Canada des années 1960. Ils ont porté le rêve dřun Canada idéal, plus uni, où chacun se sentirait chez lui. Leur apport et la Commission témoignent dřune époque où les spécialistes des sciences humaines et les responsables politiques travaillaient main dans la main pour tracer les voies de lřavenir.

Les commissions d’enquête comme lieu d’exercice démocratique

Lřétude la Commission Laurendeau-Dunton permet également de mieux cerner les contours, les limites et les vertus des commissions dřenquête. Malgré leurs coûts élevés, elles demeurent un des rares remparts de la démocratie. Les citoyens se sentent interpellés par les enjeux de société, mais souvent ils ne savent guère comment apporter leur contribution en dehors des élections. La démocratie ne se limite pas à voter. Elle constitue un dialogue constant entre les responsables politiques et les citoyens pour penser et résoudre les problèmes de la Cité. Mises sur pied à des moments de crise ou de tension, les commissions dřenquête permettent de trouver des solutions concertées aux maux qui rongent la société. Elles tracent des ponts entre les intellectuels, les responsables politiques et les citoyens. Elles offrent une tribune pour canaliser la parole citoyenne. En ce sens, la Commission Laurendeau-Dunton constitue un exemple du genre. Elle aurait sans doute pu pousser encore plus loin les réflexions sur la participation citoyenne si le dernier volume sur la dimension politique du mal canadien était paru. Si lřon se fie aux prémisses exprimées par Léon Dion dans un document de travail, ce volume montrait à quel point le

881 François Ricard, La Génération lyrique. Essai sur la vie et l’œuvre des premiers-nés du baby-boom, Montréal, Boréal, 1994 p. 12-13

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citoyen ne peut être écarté de la solution : il fallait renforcer les relations entre les autorités politiques et la société. Toutefois, ces lieux de débats aménagés par les commissions dřenquête perdent en valeur lorsque lřon étudie le traitement que leur réservent les responsables politiques. Si certains rapports donnèrent lieu à des réformes majeures des politiques publiques, dřautres furent complètement ignorés ou interprétés dřune manière très libre. Aucun mécanisme ne vient contraindre les responsables politiques lorsque vient le temps de mettre en application les recommandations fixées. Or, la crise ne sřarrête pas au moment où une commission dřenquête est mise sur pied pour lřétudier et lřendiguer. Les responsables politiques gagneraient certainement à être plus réceptifs aux résultats dévoilés par les dispositifs quřils déploient, afin de respecter les revendications du public. Dans le cas de la Commission Laurendeau-Dunton, lřattitude frondeuse de Pierre Elliott Trudeau qui plaqua sa conception du Canada idéal sur le rapport, nřaida en rien à poser un baume durable sur le mal canadien. Elle ignorait les revendications dřun groupe qui sřétait manifesté avec éclat depuis le début des travaux de la Commission, qui avait même été en partie à lřorigine de la Commission : les francophones du Québec.

Les commissions dřenquête constituent non seulement des remparts de la démocratie, elles offrent aussi une façon de ralentir le temps politique. Bien que certaines pressions externes soient venues changer ou affecter le rythme de la Commission Laurendeau-Dunton, il nřen reste pas moins quřelle a mis en place, pendant ses années dřexistence, un dispositif complexe qui a enrichi non seulement la compréhension des Canadiens sur eux-mêmes, mais qui a légué aux générations futures des recherches riches, qui ont encore une résonnance dans lřactualité. Le rythme effréné du temps politique ne permet souvent pas une telle profondeur dans la réflexion.

Le kairos pour lire le temps en histoire

La Commission Laurendeau-Dunton sřinscrit dans un contexte particulier de volonté plus affirmée que jamais de trouver les voies dřune cohabitation sereine entre les deux peuples fondateurs à lřaube dřun nouveau centenaire de la Confédération et devant les menaces représentées par la peur de lřannexion et la montée du souverainisme. Lřétude du kairos nous a permis de restituer lřintensité de ce moment où tout semblait possible pour

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lřavenir de la fédération canadienne. Lřimage du dieu kairos de lřAntiquité grecque est puissante. Il faut saisir ce dieu par sa chevelure luxuriante lorsquřil passe, sinon le moment opportun disparaît. Cette image rappelle comment, à certains moments dans lřhistoire, des portes sřouvrent pour penser autrement, pour mettre en branle de nouvelles façons de faire, pour voir émerger un nouvel ordre politique. Toutefois, elle rappelle également comment ces portes peuvent se refermer tout aussi rapidement. En étudiant les années 1960 et plus spécifiquement la Commission Laurendeau-Dunton avec la notion de kairos, nous espérons avoir contribué à une compréhension plus aboutie de cette décennie phare dans lřhistoire politique et intellectuelle du Canada qui a assisté à lřapprofondissement de la recherche et des réflexions sur le vouloir-vivre ensemble des Canadiens.

Dans un article consacré à Nietzsche, Michel Foucault rappelait quřà lřinverse de la grande tradition de lřhistoire, « qui tend à dissoudre lřévénement singulier dans une continuité idéale », il y a cette histoire effective « qui fait ressurgir lřévénement dans ce quřil peut avoir dřunique et dřaigu882. » Nous nous rattachons davantage à la deuxième conception de lřhistoire qui « laisse à chaque chose son intensité et sa mesure883. » La notion de kairos permet particulièrement de sřinscrire dans cette lecture du temps, de saisir le sens de lřévénement et lřintensité des moments. Cette dernière permet de sřéloigner de lřhistoire positiviste où sřenchaîne une série de faits en abordant les temporalités de manière moins linéaire. Elle fait particulièrement appel à la sensibilité de lřhistorienne qui doit aller au-delà de la restitution chronologique de faits afin de repérer des indices révélateurs de moments opportuns, de moments des possibles où sřouvrent des portes pour des changements majeurs. La quête de ces indices exige la reconstitution dřun univers de significations qui permet alors de voir pourquoi certains événements arrivent à des moments précis plutôt quřà dřautres. Sans les préoccupations dans les départements universitaires et sur la scène politique à propos des relations conflictuelles canado- québécoises dans les années 1950 et 1960 ; sans la présence dřintellectuels engagés désireux dřapporter leur contribution à la construction dřune nation unie ; sans la présence dřun premier ministre ouvert aux demandes du Québec ; sans le développement des

882 Michel Foucault, Dits et Écrits I, 1954-1975, Paris, Quarto Gallimard, 2001, p. 1016. 883 Ibid., p. 1017.

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sciences humaines ; sans la montée de lřindépendantisme au Québec et sans la peur de lřannexion aux États-Unis, il sřavère difficile de penser que la Commission Laurendeau- Dunton aurait pu être possible. Avec la notion de kairos, lřhistorienne doit également aiguiser sa sensibilité aux temporalités afin de mieux cerner les changements et aussi les raisons de certains changements. Dans le cas de la Commission Laurendeau-Dunton, il est apparu quřil y avait un conflit entre le temps réflexif exigé par la Commission et le temps politique, avide de résultats concrets. Il y a également eu un conflit entre la conception du Canada des commissaires et la conception du Canada de Pierre-Elliott Trudeau. Tout cela combiné à la discorde présente au sein de la Commisison nřa pas aidé à rendre le dispositif fructueux. Sřintéresser au kairos, cřest aussi étudier les discours des acteurs de lřépoque afin de voir comment ceux-ci ont vécu les événements. Les acteurs de la Commission Laurendeau-Dunton parlent dřun rendez-vous avec lřhistoire pour trouver un remède efficient au mal canadien ; ils mentionnent une ouverture nouvelle à un dialogue ; ils évoquent des rapprochements inédits entre les différents groupes culturels du pays et ils soulignent à quel point la biculturalité était envisagée comme remède. Ces indices nous ont permis de voir à quel point le Canada des années 1960 sřest approché de donner un sens concret à la vision du Canada portée par Henri Bourassa puis, par André Laurendeau. Un Canada uni où pourrait sřexprimer sans ambages la dualité entre les deux peuples fondateurs sans pour autant nuire à lřintégration des autres groupes ethniques.

La notion de kairos, polyvalente, permet dřinterroger plusieurs événements historiques et peut être utile à lřétude de moments phares de lřhistoire politique, intellectuelle et culturelle du Canada et du Québec. Lřétude de lřoctroi du droit de vote aux femmes québécoises en 1940 apparaît comme un sujet propice. La présence dřAdélard Godbout au poste de premier ministre et le rapport de force des femmes en cette période de guerre, où leur effort était essentiel, permettent en partie de mieux expliquer cet événement. Le kairos semble également idéal pour jeter un éclairage pertinent sur les événements qui ont marqué la scène constitutionnelle canadienne des années 1980 et 1990. Sans lřéchec des négociations constitutionnelles, il sřavère difficile de penser que le deuxième référendum sur la souveraineté québécoise aurait déchaîné autant les passions.

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Ouverture sur de nouveaux horizons

La Commission Laurendeau-Dunton constitue en soi un objet de recherche riche. La présente thèse nřa pas la prétention dřavoir comblé tous les vides et fait le tour du sujet. Une étude exhaustive des travaux du Bureau de la recherche pourrait sřavérer pertinente afin de mieux comprendre le rôle de sciences humaines pour appréhender et guérir le mal canadien. Léon Dion, conseiller spécial à la recherche, mériterait quřon lui consacre une étude ou une biographie historique. Pour ma part, je vais continuer mes recherches en mřattachant à lřitinéraire de la commissaire Gertrude Laing afin de mieux comprendre lřimplication des femmes en politique. Le profil de lřintellectuel/le engagée Gertrude Laing se distingue de celui de ses collègues masculins. Femme dans un milieu dřhommes, elle a été confrontée aux préjugés et aux doutes de ses collègues au sujet de ses compétences. Dans lřouvrage Mon pays, le Québec ou le Canada?, Solange Chaput-Rolland parle de Laing en ces termes: Si autrefois le Canada […] sřincarnait avec force et intelligence dans des femmes remarquablement lucides et courageuses, notre réalité contemporaine les retrouve en grande majorité massées dans les salles paroissiales, beaucoup plus empressées à empiler des montagnes de sandwiches et de petits fours quřà émettre des opinions ou à prendre une part active à la vie de communauté ! […] Pour une Gertrude Laing siégeant avec autorité […] à la Commission royale dřenquête sur le BB, combien de dames patronnesses, de grandes mondaines sřoccupent fébrilement à ne rien faire et surtout à ne rien penser de la crise politique au Canada884.

Ce passage incite à poser la question de la place des intellectuel/les dans la résolution du conflit canado-québécois et, plus largement, de la place des intellectuel/les dans le Canada des années 1960. À travers lřitinéraire de femmes présentes dans les milieux politiques, il devient intéressant de penser les femmes comme sujets politiques, comme des actrices à part entière sur la scène politique considérée comme un bastion masculin. Les femmes comme sujets politiques demeurent peu étudiées. Si leurs luttes pour revendiquer leurs droits ont fait lřobjet de maintes études, leur façon dřintégrer la politique et de « réaliser leur genre 885 » dans des milieux reconnus comme masculins demeure somme toute méconnue. Lřitinéraire de Gertrude Laing nous incite à vouloir explorer lřimplication des femmes en politique et le rôle des intellectuel/les engagées au Canada. Lřengagement,

884 Solange Chaput-Rolland, Mon pays, le Québec ou le Canada ?, p. 65-66. 885 Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, Londres, Routledge, 2006, 272 p.

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souvent pensé au masculin, se conjugue également au féminin et cřest ce que nous aspirons à faire dans les prochaines années.

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BIBLIOGRAPHIE

SOURCES

A. FONDS D’ARCHIVES :

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a. Fonds de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80.

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344

- Léon Dion, « Synthèse de sept (7) plans de recherches », document 44 F, 22 octobre 1963, 32 p. - Gertrude Laing, « Report on the Western Regional Seminar of Canadian University Students », Banff, document 46 E, Octobre 1963, 3 p. - Michael Oliver, « Memorandum », document 47 E, 6 p.

Documents de la Commission, 51-75

- Communiqué, « Déclaration inaugurale de M. André Laurendeau, président conjoint de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme », document 55 F, 7 et 8 novembre 1963, Ottawa, 4 p. - Communiqué, « Déclaration de la Commission faite par M. Davidson Dunton, président conjoint », document 56 F, 7 novembre 1963, Ottawa, 5 p. - - Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, « Personnel », document 66 F, 20 novembre 1963. - Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, « Document de travail à lřintention de ceux qui préparent un mémoire pour la Commission », 70 F, 23 novembre 1963, 6 p. - Rapport préliminaire du sous-comité des relations avec le public, Document 71 F, 2 p. - « Summary of Correspondance received March-November 14 1963 », Document 73 E, 2 p.

Documents de la Commission, 100-125

- Jean-Louis Gagnon, « Mémoire de Jean-Louis Gagnon aux membres de la Commission », document 103 F, 12 décembre 1963, 6 p.

Volume 116

Documents de la Commission, 200-225

- Arthur Stinson, Liste et biographies des organisateurs régionaux, document 213 F, 23 mars 1964, 4 p. - Lettre de Lester B. Pearson aux coprésidents de la Commission, 8 juin 1965.

Volume 121

Documents de la Commission, 676-725

- Gertrude Laing, « A concept of Canada », document 692 E, 1er août 1965, 14 p. - F.R. Scott, « A View of Canada », document 696 E, 11 août 1965, 15 p. - Paul Wyczynski, « Vues sur le Canada », document 704 F, 25 août 1965, 8 p. - André Laurendeau, Confidentiel, document 705 F, 18 août 1965, 9 p. - Jean-Louis Gagnon, « La crise canadienne », document 710 F, 8 septembre 1965, 10 p.

345

b. Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30, D211

Section : Royal Commission on Bilingualism and Biculturalism

- 109, 1 : Diary 4 Sept.-4 Nov., p. 1-158.

- 109, 2 : Diary, 14 Dec. 1964-15 Nov., p. 159-266, Additionnal Remarks by F.R. Scott.

- 109, 3 : Diary, 29 Nov. 1965-29 July, p. 267-428.

- 109, 4 : Diary, 4 Oct 1967-27 Feb., p. 429-560.

- 109, 4 : Frank SCOTT, « The End of the Affair », 10 p.

c. Fonds Jaroslav-Rudnyckyj, MG31-D58

Volume 5

- Correspondance avec Lester B. Pearson, 1957-1968 : - Lettre de J.B. Rudnyckyj à lřHonorable Lester B. Pearson, 29 avril 1963. - Lettre de Lester B. Pearson au Premier ministre Diefenbaker, mai 1962.

-Correspondance avec Pierre-Elliott Trudeau : - Lettre de J.B. Rudnyckyj à Pierre Elliott Trudeau, 5 février 1969, à propos du « Separate Statement »

-Correspondance avec A.D. Dunton : - A.D. Dunton, « Schema 1 », 12 janvier 1970, 3 p. - A.D. Dunton, « Schema II : Canada in the year 2000 », 13 janvier 1970, 7 p.

-Correspondance avec Jean-Louis Gagnon : - Lettre de Jaroslav Rudnyckyj à Jean-Louis Gagnon, Winnipeg, le 20 février 1970. - Correspondance avec Paul Lacoste

- Correspondance avec André Laurendeau : - Lettre dřAndré Laurendeau à J.B. Rudnyckyj sur les devoirs de vacances, 7 juillet 1965, 2 p.

346

- « Hommage à M. Laurendeau écrit par J.-L. Gagnon pour être inclus dans le Livre II », 2 p.

- Correspondance avec Frank Scott - « Additional Remarks by F.R. Scott », 7 août 1967, 4 p. - J.B. Rudnyckyj « In Support of Commissionerřs F.R. Scott additional remarks », 19 septembre 1967, 6 p. - Correspondance avec Neil Morrison, 1963-1967 - Lettre dřArthur Stinson à Mr. Laurendeau et Mr. Dunton, 10 janvier 1967. - Memo, Manitoba Geographical Society Lecture, 11 mars 1964.

Volume 6 - The Canadian Crisis - « The Canadian Crisis » - Public Statement - « Report on Saskatchewan Winter Institute, Feb. 14-16, 1964, par J. B. Rydnyckyj, Feb. 21, 1964 », document 168 E. - Reports on Canadian meetings on B&B issues - Programme du colloque de lřUniversité Saint-Paul - Visite des représentants de la presse ethnique - « The UNESCO Seminar on Bilinguism in Moncton, Canada » - Ottawa Meetings

Volume 7 - RCBB Meetings - Études présentées à la conférence nationale du centenaire de la Confédération à Toronto, les 24 et 25 novembre 1964 . - Lettre de Walter Kleinschmit aux co-présidents, 27 novembre 1963. - Manitoba Advisory Committee on Bilingualism and Biculturalism

- Congress and Study Workshops - Congrès général de lřAssociation canadienne-française de lřAlberta - The Sheaf, Saskatoon, Saskatchewan, Friday, February 14, 1964.

- Ontario Conference, 1964-1965

347

- « Le Canada : One Nation or Two ? ». - Canadian Unity : Conformity or Diversity ? - RCBB Seminar on other ethnic groups - « Seminar on Other Ethnic Groups », document 680 E, 20 juillet 1965.

- Seminar on multi-national society,1965-1966

Volume 9

- « Lettre de Gerald Backeland, du Dominion-Provincial-Cultural Relations Secretariat, à J.B. Rudnyckyj, February 24, 1970 ».

II. CENTRE DE RECHERCHE EN CIVILISATION CANADIENNE-FRANÇAISE, UNIVERSITÉ D’OTTAWA

Fonds Paul-Wyczynski, P19/B.B

- Rapport des rencontres de Jean-Louis Gagnon aux universités Bishop, Western, Manitoba et à lřÉcole supérieure de Huntington, document 204 F, 11 mars 1964, 7 p. - Rapport de deux rencontres de M. Jean-Louis Gagnon, « Waterloo Lutheran University » et « Citizensř Committee on Children, Ottawa », document 218 F, 24 mars 1964, 4 p. - André Laurendeau, « Les séances régionales », document 356 F, le 13 juillet 1964. - J.B. Rudnyckyj, « Canadian Crisis », document 363 E, 12 juillet 1964.

III. CENTRE D’ARCHIVES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL

a. Fonds Léon-Dion, P435

F1, 1 : Comptes rendus des 83 rencontres des commissaires

F1, 2 : Centre de recherche de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme

3/9 - Lettre de David Easton, Professor, Department of Political Science, University of Chicago, à Michael Oliver, 2 juin 1966.

4/9 - Clément Cormier, « À la recherche dřidées pour le rapport final », 4 p. - J.B. Rudnyckyj, « Lřimage du Canada, suggestions pour le rapport final », 29 mai 1965, 10 p. - Paul Lacoste, « Mémoire concernant le premier volume du rapport final », 12 p.

348

- Paul Lacoste, « Suggestions concernant le premier volume du rapport final et lřimage actuelle du Canada », document 967 F, 7 p. - Royce Frith et Jean-Louis Gagnon, « Notes sur le vol. I du Rapport final », 6 p. - Gilles Lalande, « Schéma du Tome I du Rapport final », 31 mai 1966, 2 p.

5/9

- Michael Oliver, « Assignment 1B, The Commissionřs Interpretation of the Terms of Reference : Research Program and Study Groups », 26 juillet 1966.

b. Fonds Jean-Louis Gagnon, P436/A3/2

No. 73 :

- Jean-Louis Gagnon, « Conclusions », 4 mars 1970. - Premier ministre et documents # 73, « Réponse au livre IV de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme », Document déposé par le Premier ministre du Canada à la Chambre des communes le 8 octobre 1971. - « Premier ministre et documents », The Globe and Mail, Wednesday, dec. 6, 1967.

- Fiche 56, Club B&B, Lettre de A.W.H. Needler à Jean-Louis Gagnon, 22 juillet 1970.

- Fiche 186, Lettre de G.H. Dagneau, à la Commission B&B et à Jean-Louis Gagnon, 1er juin 1966.

IV. BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES

Fonds Familles Laurendeau et Perreault, P2. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Fonds Familles-Laurendeau-et-Perreault, P2\A, 68, Boîte 9, « Lettre de H.D. Wood, Chairman of the Social Studies Group, McGill University », à André Laurendeau, 15 février 1962.

V. CENTRE D’ARCHIVES DE L’UNIVERSITÉ MCGILL

Fonds Michael-Kelway-Oliver, MC1064

- General Correspondance, 1966 - Lettre de Jacques-Yvan Morin à Michael Oliver, Paris, 17 juillet 1966

- General Correspondance, 1967 - Lettre de A.D. Dunton et André Laurendeau à Lester B. Pearson, 31 juillet 1967.

349

- Lettre de Rigo de Nolf à la Commission - Lettre de M.P. Herremans à Michael Oliver, 10 mai 1967 - Lettre de Jean Meynaud à Michael Oliver, 16 juin 1967 - Lettre de F. Sénécal-Borduas à Michael Oliver, 12 avril 1967

-General Correspondance, 1968 - Léon Dion, « Projet préliminaire de plan pour le livre sur la dimension politique », 30 décembre 1968, 10 p. - H.B. Neatby « Memorandum », 12 août 1968, 2 p. - Articles de presse : Claude Ryan, 20 août 1968; Claude Ryan, 26 juin 1968

- Dossier Gertrude Laing

- Personal - Lettre de Michael Oliver à Kenneth McNaught, 2 février 1966.

- The Grey Lecture, March 2, 1965. Michael Oliver, « The Research Program of The Royal Commission on Bilingualism and Biculturalism, 21 p.

B. SOURCES IMPRIMÉES

I. Rapports, études et mémoires de la Commission Laurendeau-Dunton :

Canada, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Rapport préliminaire de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1965, 217 p.

Canada, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume premier. Livre I : les langues officielles. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1967, 229 p.

Canada, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume deuxième. Livre II : L’éducation. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1968, 379 p.

Canada, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume troisième. Livre III : Le monde du travail. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1970, 646 p.

Canada, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume quatrième. Livre IV :Apport culturel des autres groupes ethniques. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1970, 390 p.

350

Canada, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, volume cinquième. Livre V : La capitale fédérale et Livre VI : Les associations volontaires. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1970, 243 p.

Kozlowsky, Jacob & Kuzan, Julian by the Ukrainian Teachers’ sssociation of Canada, 750-450, Toronto, 1964. Mémoire soumis par la Ukrainian National Youth Federation of Canada, Toronto, 1964.. Mémoire soumis par la Ukrainian Women’s ssociation of Canada, Toronto, 1964. Mémoire du Comité exécutif des Universités et des Collèges canadiens, 1964. BONENFANT, Jean-Charles. Les Canadiens français et la naissance de la Confédération. Rapport présenté à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1966, 227 p. BRIERE, Marc. Étude sur la constitution canadienne. Essai soumis à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, juin 1966, 109 p. COOK, Ramsay. Provincial Autonomy, Minority Rights, and The Compact Theory, Ottawa, Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Research Studies, div. 2, no. 3, 1965, 151 p. DEHEM, Roger. Planification économique et fédéralisme. Rapport présenté à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, 1965, 253 p. LE DAIN, Gérald. Essay on the Canadian Constitution. Essai soumis à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1966. MORIN, Jacques-Yvan. Le fédéralisme canadien et le principe d’égalité des deux nations. Rapport présenté à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Mai 1966, 265 p. SMILEY, Donald. Public Policy and Canadian Federalism. Rapport présenté à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, 1965.

II. Autres sources :

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CHAPUT-ROLAND, Solange. Regards 1968 : une ou deux sociétés justes. Ottawa, Le Cercle du livre de France, 1969, 215 p.

CHAPUT-ROLAND, Solange et Gwethalyn GRAHAM. Chers ennemis. Montréal, Éditions du Jour, 1963, 126 p.

351

DESSAULES, Louis-Antoine. Six lectures de l’annexion aux États-Unis. Montréal, Gendron, 1851.

GAGNON, Jean-Louis. Les apostasies. Tome I : Les Coqs de village. Ottawa, Les Éditions la Presse, 1985, 294 p.

GAGNON, Jean-Louis. Les apostasies. Tome II : Les dangers de la vertu. Ottawa, Les Éditions la Presse, 1988, 526 p.

GAGNON, Jean-Louis. Les apostasies. Tome III : Les palais de glace. Ottawa, Les Éditions la Presse, 1990, 268 p.

HEBERT, Anne et Frank SCOTT. Dialogue à propos de la traduction du « Tombeau des rois ». Saint-Laurent, Bibliothèque québécoise, 2000 (1970), 107 p.

JOHNSON, Daniel, Égalité ou indépendance, Montréal, édition Renaissance, 1965, 105 p.

JOHNSON, Daniel. Égalité ou indépendance : 25 ans plus tard à l’heure de Lac Meech, Montréal. VLB Éditeur, 1990, 131 p. Coll. « Second souffle ».

KEIMED, Olivier, Pierre LEFEBVRE et Robert RICHARD, dir. Anthologie Liberté, 1959-2009. L’écrivain dans la cité. 50 and d’essais. Montréal, Le Quartanier, 2001. 468 p. Coll. «Série QR».

LAING, Gertrude et Solande CHAPUT-ROLLAND. Face to Face. Toronto, New Press, 1972, 152 p.

LAMONTAGNE, Maurice. Le fédéralisme canadien : évolutions et problèmes. Québec, Presses universitaires Laval, 1954, 298 p.

LAURENDEAU, André. Journal tenu pendant la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Montréal, VLB Éditeur, 1990, 385 p.

LAURENDEAU, André. Ces choses qui nous arrivent : chronique des années 1961-1966. Montréal, Éditions HMH, 1970, 343 p. Coll. « Aujourdřhui ».

LAURENDEAU, André. La crise de la conscription. Montréal, Éditions du Jour, 1962, 157 p.

LESAGE, Jean. Un Québec fort dans une nouvelle Confédération. Québec, Office d'Information du Québec, 1965, 51 p.

LEVESQUE, Georges-Henri. Souvenances, Tome I. Édition La Presse, 1983, 373 p.

LEVESQUE, Michel. À la hache et au scalpel. 70 éditoriaux pour comprendre Le Devoir sous Gérard Filion (1947-1963). Québec, Septentrion, 2010, 439 p.

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MORIN, Jacques-Yvan. « Un statut constitutionnel pour le Québec ». Le Devoir, 22, 23, et 24 avril 1964.

PELLETIER, Gérard. Souvenirs. Tome II : Le temps des choix, 1960-1968. Montréal, Stanké, 384 p.

SAINT-DENYS-GARNEAU, Hector. Journal. Édition établie par Giselle Huot, Montréal, Bibliothèque Québécoise, 1996, 477 p.

SCOTT, Frank. Essays on the Constitution. Toronto, University of Toronto Press, 1977, 133 p.

SCOTT, Frank. Civil Liberties and Canadian Federalism. Toronto, University of Toronto Press, 1959, 57 p.

SCOTT, Frank. St-Denys Garneau & Anne Hébert/Translations/Traductions. Vancouver, Klanak Press, 1962, 49 p. SCOTT, Frank R. « Canada et Canada français ». Esprit, septembre 1952. p. 178-189.

Journaux :

La Réforme

Les Écrits du Canada-français

353

ÉTUDES

I. L’évènement et l’histoire

DUCHESNE, Érick et Martin PAQUET. « De la complexité de lřévénement en histoire. Note de recherche ». Histoire sociale/Social History, Vol. 34, no. 67, Mai/May 2001, p. 187-196.

DOLAN, Claire dir. Événement, identité et histoire. Québec, Septentrion, 1991, 277 p.

DOSSE, François. Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix. Paris, Presses universitaires de France, 2010, 448 p. Coll. « Nœud gordien ».

HARTOG, François. Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps. Paris, Éditions du Seuil, 2003. 272 p.

NDAYWEL È NZIEM, Isidore et Élisabeth MUDIMBE-BOYI, dir. Images, mémoires et savoirs. Une histoire en partage avec Bogumil Koss Jewsiewicki. Paris, Karthala, 2009, 828 p.

NOIRIEL, Gérard. Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003. 311 p.

ROMEYER DHERBEY, Gilbert. La parole archaïque, PUF, Paris 1999. 410 p.

SIPIORA, Phillip et BAUMLIN, James S., dir. Rhetoric and Kairos : Essays in History, Theory, and Praxis. Albany, State of University of New York Press, 2002, 272 p.

SMITH, John E. « Time and Qualitative Time ». The Review of Metaphysics, vol. 40, n° 1 (Sep. 1986), p. 3-16.

SMITH, John E. « Time, Times, and the « Right Time » ; Chronos and Kairos », The Monist, Vol. 53, n° 1, 1969, p. 1-13.

TREDE, Monique. Kairos, L’à-propos et l’occasion : Le mot et la notion d’Homère, à la fin du IVe siècle avant J.-C. Paris, Éditions Klincksieck, 1992, 360 p. Coll. « Études et Commentaires ».

II. Philosophie politique

AGAMBEN, Giorgio. Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Rivages Poche/ Petite Bibliothèque, 2007, 50 p.

BOURDIEU, Pierre. Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de trois études d’ethnologie kabyle. Paris, Éditions du Seuil, 2000 (1972), 301p. Coll. « Points ».

354

BOURGEOIS, Bernard. L'Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé. Paris, Vrin, 2012, 615 p.

BUTLER, Judith. Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. Londres, Routledge, 2006, 272 p.

EDELMAN, Murray. Constructing the Political Spectacle. Chicago, University of Chicago Press, 1988, 137 p.

FOUCAULT, Michel. L’archéologie du savoir. Paris, Gallimard, 2008 (1969), 294 p.

FOUCAULT, Michel. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. Paris, Gallimard, 2004, 400 p.

FOUCAULT, Michel. Dits et écrits. Tome I : 1954-1975. Paris, Quarto Gallimard, 2001, 1700 p.

FOUCAULT, Michel. Dits et écrits. Tome II : 1976-1986. Paris, Quarto Gallimard, 2001, 1736 p.

DEWEY, John. The Public and its Problems : An Essay in Political Inquiry. University Park, The Pennsylvania State University Press, 2012 (1925-1927), 190 p.

DELEUZE, Gilles. Foucault. Paris, Éditions de Minuit, 1986, 144 p. coll. « Critique »

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POCOCK, J.G.A. Le moment machiavélien : la pensée politique florentine et la traduction républicaine atlantique. Paris, Presses Universitaires de France, 1997, 586 p.

TAYLOR, Charles. Grandeur et misère de la modernité. Montréal, Bellarmin, 1992 (1991), 150 p.

III. L’intellectuel dans la Cité

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ARON, Raymond. L’opium des intellectuels. Paris, Calmann-Lévy, 1986 (1955), 356 p. Coll. « Liberté de l'esprit ».

355

BELANGER, Damien-Claude, Sophie COUPAL et Michel DUCHARME, dir. Les idées en mouvement : perspectives en histoire intellectuelle et culturelle au Canada. Sainte- Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 2004, 281 p.

BICKERTON, James P., Stephen BROOKS et Alain G. GAGNON. Six penseurs en quête de liberté, d’égalité et de communauté : Grant, Innis, Laurendeau, Rioux, Taylor et Trudeau. Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, 2003, 188 p. Coll. « Prisme ».

BROOKS, Stephen et Alain G. GAGNON. Les spécialistes des sciences sociales et la politique au Canada : entre l’ordre des clercs et l’avant-garde. Montréal, Boréal, 1992, 226 p.

BRUNET, Manon et Pierre LANTHIER, dir. L’inscription sociale de l’intellectuel. Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, LřHarmattan, 2000, 382 p.

BRYM, Robert J. Intellectuals and Politics. London, Boston, G. Allen & Unwin, 1980, 87 p. Coll. « Controversies in Sociology; 9 ».

BURELLE, André. Pierre Elliott Trudeau : L’intellectuel et le politique. Montréal, Éditions Fides, 2005, 469 p.

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COMEAU, Robert et Lucille BEAUDRY dir. ndré Laurendeau. Un intellectuel d’ici. Québec, Presses de lřUniversité du Québec, 1990, p. 215. Coll. « Leaders politiques du Québec contemporain ».

DION, Léon. Québec : 1945-2000. Tome II : Les intellectuels et le temps de Duplessis. Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 1993, 452 p.

DION, Léon. Québec : 1945-2000. Tome I : À la recherche du Québec. Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 1987, 182 p.

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FOURNIER, Marcel. L’entrée dans la modernité. Science, culture et société au Québec. Montréal, Les Éditions Saint-Martin, 1986, 239 p.

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LEMAYRIE, Michel et Jean-François SIRINELLI, dir. L’histoire des intellectuels aujourd’hui. Paris, PUF, 2003, 493 p.

LEMIEUX, Vincent. À quoi servent les réseaux sociaux ? Québec, Presses de lřUniversité Laval, Les Éditions de lřIQRC, 2000, 109 p. Coll. « Diagnostic ». LEMIEUX, Vincent. Les réseaux d’acteurs sociaux. Paris, Presses universitaires de France, 1999, 146 p. Coll. « Sociologies ». MICHON, Jacques. L’Édition littéraire en quête d’autonomie : Albert Lévesque et son temps. Québec, Presses de lřUniversité Laval, 1994, 214 p. OWRAM, Doug. The Government Generation : Canadian Intellectuals and the State, 1900- 1945. Toronto, University of Toronto Press, 1986, 482 p.

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367

ANNEXES

ANNEXE 1

Grille dřanalyse du contenu

Titre du document :

Référence complète :

Auteurs :

Année :

Intellectuels et leurs réseaux

Informations sur la trajectoire intellectuelle :

Inscription académique :

Liens avec les autres commissaires :

Participation à des événements académiques ou à des revues :

Parcours professionnel :

Autres informations :

Conception de la crise canadienne

Informations sur le mandat :

Définition des termes de référence :

Conception des relations canado-québécoises :

Conception de la crise canadienne :

Conception du Canada idéal :

Conception du remède des autres commissaires :

368

Tensions entre les conceptions des commissaires :

Ressemblances entre les conceptions des commissaires :

Vocabulaire employé :

Fonctionnement de la Commission

Informations générales sur le personnel :

Informations sur le déroulement des rencontres régionales et des audiences publiques :

Informations sur le travail des commissaires :

Informations relatives au Bureau de la recherche :

Relations avec les autorités fédérales

369

ANNEXE 2 Couverture du livre Chers ennemis, Montréal, Éditions du Jour, 1963,126 p.

370

ANNEXE 3

Présentation des Commissaires : The Globe and Mail, 6 décembre 1967

371

ANNEXE 4 Profil de lřintellectuel selon Marcel Fournier dans L’entrée dans la modernité. Science, culture et société au Québec. Montréal, Les Éditions Saint-Martin, 1986, p. 21-22.

372

373

ANNEXE 5 Mandat de la Commission, 1ere page, Rapport de la Commission, Livre 1, p. 179-180.

374

Mandat de la Commission, 2e page

375

ANNEXE 6 Les divers sujets abordés par les Commissions royales dřenquête ainsi que le nombre de commissaires après la Seconde Guerre mondiale dans John C. Courtney. « In Defence of Royal Commission». Canadian Public Administration Volume 12, Issue 2, June 1969, p. 202-203.

376

377

ANNEXE 7 Organigramme n° 1 : Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 20 novembre 1963, Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, document 66F, 20 novembre 1963.

378

Organigramme n° 2 : Administration de la Commission Royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme

379

Le personnel de la Commission

380