Hommes & migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires

1281 | 2009 France-Brésil sous l'angle des migrations et de l'altérité Différences et similitudes

Abdelhafid Hammouche (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/85 DOI : 10.4000/hommesmigrations.85 ISSN : 2262-3353

Éditeur Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2009 ISSN : 1142-852X

Référence électronique Abdelhafd Hammouche (dir.), Hommes & migrations, 1281 | 2009, « France-Brésil sous l'angle des migrations et de l'altérité » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2011, consulté le 11 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/85 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ hommesmigrations.85

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L’Année de la France au Brésil en 2009 offre à la revue une opportunité de faire le point dans une perspective comparative sur les recherches relatives aux migrations et à l'interculturalité dans les deux pays. Ce nouveau dossier de la revue souligne les affinités intellectuelles anciennes qui unissent le Brésil et la France dans le domaine des sciences sociales. Si le Brésil fut le premier terrain d’études de Claude Lévi-Strauss, il fut aussi la terre de prédilection de l’ethnologie française naissante. Cet héritage commun entre le Brésil et la France, fortifié de nouveau dans les années quatre-vingt- dix par les deux séjours d’Abdelmalek Sayad au Musée national de Rio de Janiero, reste extrêmement vivant de nos jours, grâce aux échanges permanents entre les chercheurs de ces deux pays. With the year of France in in 2009, the journal takes this opportunity to evaluate in a comparative perspective the research on migration and interculturalism in both countries. This new record of the journal highlights the intellectual affinities that unite Brazilians and Franch in the field of social sciences. If Brazil was the first field study of Claude Levi-Strauss, it was also the stamping ground of the newborn French ethnology. This common heritage between Brazil and France, strengthened again in the 90th’s with Abdelmalek Sayad’s visit to the National Museum of , remains alive today, thanks to the ongoing exchanges between researchers from both countries.

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SOMMAIRE

Dans le sillon de Claude Lévi-Strauss Marie Poinsot

France-Brésil sous l'angle des migrations et de l'altérité. Différences et similitudes Dossier

Altérité, action publique et transitions sociales au Brésil et en France Abdelhafid Hammouche

Le Brésil, terre d’inspiration de l’ethnologie française Jacques Barou

Abdelmalek Sayad au Brésil Les migrations, objet de choix pour comprendre les transformations du monde social Afrânio Garcia

Les périodes migratoires du peuplement au Brésil De la fin du XIXe siècle à nos jours Sylvain Souchaud

Migrations internationales et populations étrangères en France et au Brésil Hervé Théry

Immigration brésilienne en Europe Dimension transnationale Martin Rosenfeld, Pedro Góis, Annika Lenz, Pascal Reyntjens et Andrea Rea

Autorité éducative et rapports de génération Esquisse d’une approche comparative France – Brésil Abdelhafid Hammouche

Centralité et intégration Essai de comparaison entre la Croix-Rousse à Lyon et Liberdade à São Paulo Mônica Raisa Schpun et Laurette Wittner

“L’essor de la beauté” Transphobie, immigration et prostitution à Fortaleza et à Paris Alexandre Fleming Câmara Vale

Les discriminations positives dans une perspective comparée Les cas brésilien et français Paulo Sérgio da Costa Neves

De la rencontre culturelle à l’interculturalité Modalités de reconnaissances de la “brésilianité” en Guyane française ? Dorothée Serges

Les Brésiliens qualifiés immigrés en France Risques de l’immigration et déclassement professionnel Françoise Chamozzi

Les footballeurs brésiliens Élite sportive diasporique et/ou migrants transnationaux Bertrand Piraudeau

Natifs de la transnationalisation Les professionnels français à São Paulo Claudelir Corrêa Clemente

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Migrations et stratégies familiales dans les régions d’agrobusiness Moacir Palmeira et Beatriz M. A. de Heredia

Mobilité géographique et mobilité sociale Les employées domestiques au Brésil Christine Jacquet

Immigrants musulmans à São Paulo Construction d’identités et intégration Cristina Maria de Castro

Chroniques

Collections

Les mémoires d’un père en héritage Fabrice Grognet

Repérage

Miroir et mémoire du Brésil Le roman de Julie Delafaye-Bréhier Andréa Borges Leão

Rencontres ethniques autour du Chicago Samba Bernadete Beserra

Initiatives

Générations Un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France Wicem Souissi

Kiosque

Sous le signe du soleil Mustapha Harzoune

Musiques

Africolor a vingt ans François Bensignor

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Cinéma

Amerrika Film palestinien de Cherien Dabis André Videau

Neuilly sa mère ! Film français de Gabriel Julien-Laferrière, d’après une idée de Djamel Bensalah André Videau

Le temps qu’il reste Film palestinien d’Elia Suleiman André Videau

Ordinary people Film serbe de Vladimir Perisic André Videau

Livres

Pierre Assouline, Les Invités Gallimard, 2009, 207 pages, 17,90 euros Mustapha Harzoune

Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité Édition Raisons d’agir, 2009, 157 pages, 7 euros Mustapha Harzoune

Jean-Michel Guénassia, Le Club des Incorrigibles Optimistes Paris, Albin Michel, 2009, 768 p., 23,90 euros Terence Carbin

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Dans le sillon de Claude Lévi-Strauss

Marie Poinsot

1 L’Année de la France au Brésil a suscité un vif intérêt de part et d’autre de l’Atlantique ; pour preuve l’accueil réservé à l’exposition “A Imigraçao na França : pontos de referência” réalisée par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration au Mémorial des migrants à São Paulo cet automne.

2 Pour l’occasion, la revue a lancé un appel à contributions portant sur les études comparées entre ces deux pays sur les migrations et les relations interculturelles dont les contextes historiques apparaissent pourtant très différents. La coopération avec des organismes comme le Centre de recherche sur le Brésil de l’EHESS, le Musée national de l’université fédérale de Rio de Janeiro, l’université du Ceará – Fortaleza, le Mémorial des migrants et le CEMPS a permis de rassembler de nombreux articles sous la coordination d’Abdelhafid Hammouche dont on remercie l’investissement particulier. La rédaction a proposé à la revue brésilienne Travessia, la revue du migrant, éditée par le Centre des études migratoires à São Paulo, de publier un hors série à partir des articles qu’Hommes et Migrations avait retenu en complément du dossier.

3 Ce partenariat éditorial souligne les affinités intellectuelles anciennes qui unissent le Brésil et la France dans le domaine des sciences sociales. Si le Brésil fut le premier terrain d’études de Claude Lévi-Strauss, aujourd’hui disparu, et dont la revue rend ici le plus chaleureux hommage, il fut aussi la terre de prédilection de l’ethnologie française naissante à travers les travaux de Roger Bastide, de Pierre Berger et d’autres spécialistes des relations raciales, des transferts culturels et des religions dans cette société multiple, forte d’une histoire complexe issue des vagues migratoires successives. Leur expérience intime avec la société brésilienne fut favorisée par la proximité rendue possible avec les peuples étudiés mais aussi par un accueil enthousiaste dans les milieux académiques brésiliens, francophones, francophiles, attentifs aux approches théoriques que ces intellectuels français allaient continuer à développer de retour en France à partir de leurs années brésiliennes. Leurs analyses des cultures du Brésil constituent de ce fait des repères pour la compréhension des relations interculturelles dans la société française. Cet héritage commun entre le Brésil et la France, fortifié de nouveau dans les années quatre-vingt-dix par les deux séjours d’Abdelmalek Sayad au Musée national de Rio de Janiero, reste extrêmement vivant de

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nos jours, grâce aux échanges permanents entre les chercheurs de ces deux pays. Les questionnements des uns renouvellent les pratiques sociologiques des autres tout en dessinant de nouveaux objets de recherche sur les migrations. Ce dossier met en lumière les avantages de la circulation des problématiques et des méthodes d’enquêtes qui se concrétisent à travers les déplacements des chercheurs et la diffusion de leurs travaux. Dans le sillon de Claude Lévi-Strauss, qui initia cette relation privilégiée entre le Brésil et la France, on mesure mieux l’importance de soumettre chaque modèle explicatif au regard extérieur des chercheurs travaillant sur une société différente. Cette nécessaire distance, comme mise en perspective, dessine un “internationalisme scientifique” auquel les revues Hommes et Migrations, Travessia et tant d’autres tentent à leur manière de contribuer.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef

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France-Brésil sous l'angle des migrations et de l'altérité. Différences et similitudes Dossier

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Altérité, action publique et transitions sociales au Brésil et en France

Abdelhafid Hammouche

1 L’histoire des rapports franco-brésiliens est riche d’échanges et de migrations croisés. En témoignent de multiples productions culturelles et les migrations de Brésiliens venus à différentes époques et dans des conjonctures politiques plus ou moins difficiles, ou celles de Français partis à la recherche de nouveaux horizons, sans oublier les intellectuels dont le nom est rattaché à ce pays comme Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel ou Roger Bastide. Aujourd’hui, pays “émergeant” connaissant de grands bouleversements sociaux et économiques depuis les années quatre-vingt et la fin de la dictature, le Brésil reste un pays d’émigration mais est devenu également pays d’immigration. Le contexte français est tout autre, avec notamment des crispations autour de questions sur l’immigration clandestine et les débats relatifs aux banlieues. L’année de la France au Brésil en 2009 s’offre comme une opportunité de faire le point dans une perspective comparative sur les recherches relatives aux migrations et à l’interculturalité dans les deux pays1. Ce dossier a pour ambition de faire connaître les travaux les plus récents sur ces thèmes et d’éclairer des réalités de ces deux sociétés qui se sont construites sur des modèles historiques très différents. Les articles réunis ici se répartissent entre cinq entrées : les influences réciproques ; la mesure des flux migratoires au Brésil et en Europe ; l’approche comparative de l’urbanité ou de l’action publique au Brésil et en France ; l’analyse de la présence brésilienne en France ; l’analyse de migrations ou de phénomènes liés à l’interculturalité dans la société brésilienne. Dans la première partie, Jacques Barou rappelle combien le Brésil est une “terre d’inspiration” pour l’ethnologie française, alors qu’Afrânio Garcia évoque le cadre théorique d’Abdelmalek Sayad et les liens que ce dernier a tissé avec des chercheurs brésiliens notamment ceux du Musée National de Rio. Dans la partie suivante, Sylvain Souchaud s’intéresse au peuplement du Brésil depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, alors que Hervé Théry analyse la présence des migrants dans les deux pays pour souligner les similitudes et les différences. C’est un espace plus large que

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prennent en considération Pedro Gois, Andrea Rea, Pascal Reyntjens, Annika Lenz et Martin Rosenfeld pour mesurer les flux migratoires entre le Brésil et l’Europe. La troisième partie, avec des auteurs qui proposent une approche comparative de divers objets, réunit, outre ma contribution sur les rapports d’autorité éducative intergénérationnelle, un essai de comparaison entre la Croix-Rousse à Lyon et le quartier de Liberdade à São Paulo par Monica Raisa Schpun et Laurette Wittner, une analyse comparative de la prostitution à Fortaleza et à Paris par Alexandre Fleming Câmara Vale et celle des “discriminations positives” dans les contextes brésiliens et français par Paulo Sérgio da Costa Neves. Dans la quatrième partie, Dorothée Serges s’intéresse à l’interculturalité et à la reconnaissance de la “brésilianité” en Guyane française. Françoise Chamozzi questionne les “risques de l’immigration” et ses effets sur le déclassement professionnel en analysant le cas des Brésiliens qualifiés immigrés en France. Bertrand Pireaudeau se penche, quant à lui, sur la situation des footballeurs brésiliens. Dans la cinquième partie, Claudelir Corrêa Clemente s’emploie à approcher le rôle des professionnels transnationaux français à São Paulo et leur inscription dans des réseaux internationaux. Les autres articles de cette partie portent sur les migrations internes : celui de Beatriz Heredia et Moacir Palmeira décrit des stratégies familiales éprouvées par les migrations liées à “l’agrobusiness” ; celui de Christine Jacquet met en relief les logiques migratoires au croisement des choix personnels et des déterminants structurels, à travers l’expérience de femmes provenant du monde rural qui se destinent à des emplois domestiques ; enfin, celui de Cristina Maria de Castro met en question la position sociale et les ancrages religieux pour analyser la présence des immigrants musulmans à São Paulo. Les chroniques culturelles prolongent ce dossier par deux textes : celui d’ Andréa Borges Leao qui traite du roman de Julie Delafaye-Bréhier comme d’un “miroir de la mémoire du Brésil” et celui de Bernadete Ramos Beserra sur la samba, la capoeira et la bossa nova.

2 Ce numéro, par ces différentes entrées, devrait mieux faire connaître et apprécier la réalité brésilienne, les “enchevêtrements” entre nos deux sociétés, et la complexité des processus inhérents aux migrations tant nationales qu’internationales, leurs effets sur la ville ou les débats relatifs à l’action publique et l’interculturalité. Il s’est inscrit dès le départ dans une double perspective : celui d’une coopération avec des institutions et organismes liés au Brésil comme le Centre de recherche sur le Brésil contemporain de l’EHESS – CRBC/EHESS, le Musée national de l’université fédérale de Rio de Janeiro, l’université fédérale du Ceara - Fortaleza, le Mémorial des Immigrants à São Paulo, la revue Travessia qui tous ont, d’une manière ou d’une autre, aidé à la conception et à la réalisation de ce numéro ; celui d’une suite qui prendra notamment la forme d’un séminaire organisé en collaboration avec ces deux derniers partenaires à São Paulo.

NOTES

1. Signalons la parution d’un ouvrage qui saisit également cette opportunité pour faire le point sur la présence des Français au Brésil : Laurent Vidal et Tania Regina de Luca (dir.), Franceses no

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Brasil Séculos XIX – XX, Sao Paulo, Editora UNESP, 2009. Le livre devrait faire l’objet d’une prochaine traduction en français.

AUTEUR

ABDELHAFID HAMMOUCHE Sociologue, professeur des universités, Lille 1, Clersé/CNRS (UMR 8019)

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Le Brésil, terre d’inspiration de l’ethnologie française

Jacques Barou

1 L’ethnologie française est-elle née à la fin du XVIe siècle sur un fragment de territoire de ce qui allait devenir le Brésil ? C’est la question que l’on peut se poser en lisant quelques ouvrages écrits par deux auteurs ayant participé à l’éphémère aventure de la “France antarctique” qui se déroula dans l’actuelle baie de Rio de Janeiro entre 1555 et 1560.

2 Le 10 novembre 1555, le vice-amiral de Bretagne, Nicolas Durant de Villegagnon, jette l’ancre dans la baie de Guanabara. Ce chevalier de Malte, qui a mené plusieurs expéditions maritimes contre les pirates barbaresques, les Turcs et les Écossais a reçu du roi Henri II et de l’amiral Gaspard de Coligny la mission de créer une colonie française en Amérique du Sud. Il accoste à la tête de deux navires chargés de près de six cents colons qu’il a recrutés tant parmi les protestants en butte aux persécutions que parmi les forçats et les prisonniers, libérés sous condition d’accepter l’exil. Il construit dans la baie de Guanabara deux établissements baptisés Fort-Coligny et Henryville. Il projette d’en faire la capitale d’une “France antarctique”. Cette expédition a été préparée d’assez longue date, de manière à supplanter les Portugais qui, depuis la découverte du Brésil par Alvaro Cabral en 1500, se sont établis sur divers points de la côte. Pour cela, Villeganon a bénéficié de l’expérience des navigateurs normands qui, depuis plusieurs décennies, font commerce du bois exotique et d’autres denrées tropicales avec les Indiens de la côte. Plusieurs d’entre eux sont présents au sein de l’expédition en tant que “truchements”, c’est-à-dire interprètes, maîtrisant plus ou moins bien les langues indiennes.

La France antarctique

3 D’emblée, les Français tentent de s’allier avec les principaux groupes indiens de la baie, les Tupinamba et les Tamoios. Ceux-ci fourniront une main-d’œuvre d’appoint pour la construction des fortifications, des guides pour l’accès aux forêts où pousse le fameux

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bois rouge, des troupes supplétives pour résister aux attaques des Portugais et surtout des compagnes aux colons français qui ne comptaient initialement que des hommes.

4 L’aventure tournera court. Le petit groupe, au lieu de se lancer dans la construction d’une nouvelle nation métissée avec les Indiens, se laisse rattraper par les querelles religieuses qui agitent la France en ces temps d’opposition virulente entre catholiques et réformés. Les débats théologiques minent l’entente entre les colons. Leur chef lui- même donne l’exemple dans ce conflit interne, se convertissant au protestantisme avant de revenir au catholicisme. C’est au cours d’une de ces phases qu’il demande au réformateur genevois Jean Calvin de lui envoyer un groupe de colons protestants, pour faire de sa “France antarctique” un refuge pour les victimes des persécutions religieuses en Europe, à l’image de ce qui se construit à la même époque en Nouvelle- Angleterre. Le 5 mars 1557 arrivait un autre bateau, avec à son bord près de 300 calvinistes dont quelques jeunes filles qui devaient fournir des épouses aux colons, afin d’interrompre les relations sexuelles avec les Indiennes, que le chef de la colonie, traversant alors une période de puritanisme, jugeait désormais immorales. Ce renfort ne fera qu’accroître les tensions et précipiter l’échec du projet. Plusieurs colons français, ne supportant plus la tyrannie du chef, s’enfuient dans les forêts. Certains rejoignent les Indiens et s’intègrent parfois à leur société. Profitant de cet affaiblissement, les Portugais, qui ont fondé dans la même baie la future capitale du Brésil colonial, Rio de Janeiro, détruisent le 20 janvier 1567 ce qui reste des établissements français.

Les pionniers : Thevet et Léry

5 Cet épisode peu connu de l’histoire coloniale française laisse tout de même une première expérience du contact avec des cultures profondément différentes. Deux hommes qui ont participé à l’aventure ont laissé des écrits qui seront longtemps des références en matière de connaissance des cultures indiennes et seront utilisés par les ethnologues français plusieurs siècles après. Le premier, André Thevet, moine cordelier, qui porte le titre pompeux de “premier cosmographe du roi”, s’avère un cartographe plutôt fantaisiste, si on se réfère aux descriptions géographiques qu’il a laissées de la région. Par contre, il a un incontestable talent d’ethnographe, ramenant nombre de descriptions précises des coutumes indiennes et des recueils de leurs récits. Quatre cents ans après, Claude Lévi-Strauss utilise la transcription qu’il a faite du mythe d’origine des Tupinamba pour en comparer les structures avec les mythes bororo modernes1. Si Thevet assortit souvent ses descriptions de jugements de valeurs sur les cultures qu’il observe, reflétant en cela le point de vue d’un ecclésiastique de son temps, il en va autrement de Jean de Léry qui participa à la même aventure.

6 Pasteur calviniste arrivé dans la colonie en 1557, Léry en est chassé avec les autres protestants à la suite d’un revirement du gouverneur Villegagnon et il passera plusieurs mois dans la forêt au milieu des Indiens Tupinamba avant de revenir en France l’année suivante. Pressé d’écrire un livre sur cette expérience, il finira par s’exécuter près de vingt ans plus tard, en publiant en 1578 Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, ouvrage qui influencera profondément Montaigne et Rousseau et que Lévi-Strauss considère comme un des tout premiers ouvrages d’authentique ethnologie2. Le temps passé depuis ce voyage et les expériences cruelles qu’il a vécues dans l’intervalle en France avec les guerres de religion lui ont permis d’acquérir ce

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“regard éloigné”, indispensable à toute analyse objective des faits constatés. Il est non seulement précis et rigoureux dans la description mais aussi pertinent dans l’analyse. Il parvient ainsi à présenter les rituels anthropophagiques des Tupinamba autrement que comme une coutume barbare (même si bien évidemment elle lui répugne), plutôt comme une manière symbolique d’incorporer les ennemis à la tribu. Souvent, il effectue des va-et-vient entre les coutumes des soi-disant “sauvages” et les violences qu’il a eu l’occasion d’observer au sein de sa propre civilisation. Sa pensée prend même parfois des résonances écologiques prémonitoires, quand il compare l’usage raisonnable que font les Indiens des produits de la nature avec la recherche du profit que pratiquent les Occidentaux et les conséquences qu’il entrevoit sur l’environnement3.

La terre de Claude Lévi-Strauss

7 Les œuvres de Thevet et de Léry semblent constamment présentes à l’esprit de Claude Lévi-Strauss lorsqu’il entreprend de raconter dans Tristes tropiques comment le Brésil a fait de lui un ethnologue. C’est bien dans ce pays que le plus célèbre représentant français de cette discipline est devenu ce qu’il est : un spécialiste universellement reconnu des sociétés amérindiennes, de leurs systèmes de parenté, de leurs mythes, en même temps qu’un penseur profondément pessimiste sur le devenir des civilisations, influencé en cela par ce qu’il a vu de ces cultures amazoniennes inéluctablement condamnées par le contact avec le monde moderne. Philosophe de formation, comme beaucoup de précurseurs des sciences humaines, il se voit proposer en 1935 un enseignement de sociologie à l’université de São Paulo. Cette université accueille alors un grand nombre de professeurs étrangers dont de nombreux Français, parmi lesquels l’historien Fernand Braudel et le psychologue Jean Maugüé. Les étudiants s’expriment parfaitement bien en français et tout semble réuni pour que Lévi-Strauss s’inscrive dans une sorte de microcosme intellectuel tropical, débattant, comme souvent, des théories en vogue dans les milieux universitaires parisiens. Mais la proximité des cultures “premières” va cristalliser chez lui un intérêt encore embryonnaire et essentiellement livresque pour l’ethnologie. À la faveur de ce séjour académique qui dure jusqu’en 1939, il va organiser ses premières expéditions ethnographiques, publier ses premiers textes et recevoir la reconnaissance scientifique des quelques caciques de la discipline, Marcel Mauss et Lucien Levy-Brühl essentiellement, qui trônent alors à Paris. Il se rend d’abord chez des peuples déjà relativement connus comme les Bororo et les Caduvéo, puis chez des groupes ethniques plus lointains, au-delà du Mato Grosso, à proximité de la fameuse ligne Rondon qui marquait alors la frontière entre le Brésil “civilisé” et les terres mal connues, où il pouvait être risqué de s’aventurer. C’est au cours de cette expédition qui lui fait rencontrer des populations sur lesquelles on avait alors très peu d’informations, comme les Nambikwara et les Tupi Kawahib, qu’il se réfère le plus à ses devanciers du XVIe siècle. Constatant que le contact avec le monde occidental a déjà contribué partout à altérer sensiblement les cultures, il se projette vers un passé où la rencontre se situait encore entre deux mondes égaux l’un par rapport à l’autre, conscients de leur originalité propre.

8 Son regard sur le monde demeurera marqué par cette constatation pessimiste de la fragilité des cultures et de la tendance à l’uniformisation. Même si c’est au cours de ses séjours aux États-Unis qu’il commencera à élaborer sa théorie structuraliste, c’est

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toujours à ce terrain brésilien qu’il se référera pour y trouver le matériau propice à ses analyses et à l’illustration de ses thèses. Somme toute, il s’agit d’un “terrain” qui ne représente guère que quelques mois d’activité sur une carrière scientifique extrêmement riche et dense, marquée par des échanges avec divers savants américains, japonais ou français. Homme de cabinet plus que de terrain, comme il le reconnaît lui- même, il aura passé beaucoup plus de temps dans des débats intellectuels au sein de l’intelligentsia occidentale, au Collège de France, à l’École des Hautes Études, à l’Unesco ou dans les grandes universités américaines, qu’en enquêtes ethnographiques dans la forêt amazonienne, auprès des sociétés qui constituent l’objet de sa réflexion. Il n’empêche que le Brésil, le Brésil amérindien tout au moins, reste étroitement associé au nom et à l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. C’est surtout à cette brève période de sa vie qu’il se référera lors des cérémonies qui ont entouré son centième anniversaire, pour rappeler combien le contact avec ces tropiques “vides”, tristes de la perte de la vitalité des civilisations qui y avait poussé, avaient influencé son regard sur le monde. Au-delà des analyses rigoureuses et quelque peu distantes qu’impliquaient ses ambitions théoriques, on retrouve chez lui, de temps à autre, un ton chaleureux et empathique pour parler de ce pays et de ses peuples, un ton qui habitait déjà plusieurs chapitres de Tristes tropiques et qu’on retrouve dans Saudades do Brasil4, un des derniers ouvrages qu’il a publiés et qui témoigne de la dimension affective qu’implique toute relation avec ce pays multiple, à la si puissante densité humaine.

Des cultures autochtones aux cultures importées

9 Si le séjour de Lévi-Strauss au Brésil s’est passé sous le signe d’une quête nostalgique de l’authenticité des cultures autochtones, celui qui lui succède en 1938 à l’université de São Paulo, Roger Bastide, s’intéressera essentiellement à une culture importée, celle des descendants d’esclaves africains et à la manière dont elle s’est transformée et enrichie dans la dynamique du contact que permet une société plurielle. C’est aussi au Brésil qu’il devient ethnologue. Philosophe de formation initiale lui aussi, il s’est intéressé dans l’entre-deux-guerres aux liens entre psychanalyse, société et religion, entre autres à la frontière entre troubles mentaux et élans mystiques. Ses premières publications concernent essentiellement ces thématiques-là5. Le Brésil va lui offrir un terrain extraordinairement riche pour développer et approfondir ses recherches tout en l’amenant en parallèle à s’intéresser à la sociologie des relations raciales, aux transferts culturels et à la sociologie des maladies mentales. En 1944, au cours d’un voyage dans le Nordeste, il découvre un paysage humain où se rencontrent, se mêlent et parfois s’affrontent les descendants d’esclaves africains déportés depuis le golfe du Bénin pour travailler dans les plantations de canne à sucre, les restes d’une culture amérindienne déjà bien transformée et de nombreux métis, issus des diverses vagues migratoires ayant touché la région.

10 C’est ce monde de mélange culturel et religieux sur fond de pauvreté et de domination sociale qu’il choisira d’étudier en profondeur. Ce premier contact lui inspire un livre qui rend compte de l’éblouissement ressenti face à cette humanité afro-brésilienne encore mal connue6. Il décide de l’approcher à travers ses manifestations religieuses qui associent des éléments cultuels et mythologiques importés d’Afrique de l’Ouest à des emprunts au panthéon catholique et au fonds amérindien. S’il s’agit majoritairement d’une religion africaine, elle ne concerne pas que les Africains. Une population

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d’hommes et de femmes, aux origines très diversifiées, vient s’adonner dans les terreiros, à la fois lieux de culte, de sociabilité et de convivialité, à une véritable mise en scène de ses rêves et de son imaginaire en adoptant, à travers la transe, des personnalités fictives qui lui permettent d’échapper à sa condition sociale et de se libérer des troubles qui l’habitent. Là où l’on voyait habituellement des pratiques barbares dévolues à une approche clinique, Bastide décide de voir une vraie religion, au sens étymologique de construction d’un lien donnant du sens à une aventure collective qui cherche des réponses à toutes les grandes questions que se pose l’humanité quant à ses origines et à son devenir.

Rituels : les liens secrets du Brésil

11 Il n’a pas choisi comme terrain le candomblé de , c’est cette réalité qui s’est imposée à lui. Aussi décide-t-il de l’approcher sans a priori théorique : “Nous étudierons le candomblé sans référence à l’histoire ou à la translation des cultures d’une partie du monde à une autre ; nous ne nous occuperons pas, non plus, d’encadrer nos descriptions dans des systèmes de concepts empruntés à l’ethnographie traditionnelle ou à l’anthropologie culturelle”, écrit-il dans l’introduction de l’édition de 1958 du Candomblé de Bahia7. Cette dimension d’ethnologue de terrain est consubstantielle de l’approche de Bastide. Il a pris le temps de développer les relations nécessaires pour se faire admettre par ceux qu’il voulait étudier. Il a poussé ensuite le souci de la découverte des origines des rituels observés au Brésil jusqu’à se rendre au Nigéria pour séjourner en pays yoruba d’où venait le rite nago observé à Bahia. Probablement s’est-il fait lui-même initier à ces cultes, même s’il est toujours resté très discret à ce propos, contrairement à son ami et disciple, Pierre Verger, qui a mis en avant son intégration à l’univers religieux afro-brésilien, en affichant son nom de “Fatumbi”, prêtre d’Ifa.

12 L’intérêt de Bastide pour l’approche ethnographique, et tout ce qu’elle implique en terme de développement de relations avec les gens, a toujours été souligné par ceux qui ont travaillé avec lui. Dans la préface de l’édition du Candomblé de Bahia, Fernando Henrique Cardoso, président de la République du Brésil entre 1995 et 2002, qui fut étudiant puis collaborateur de Bastide à São Paulo, rappelle cette méthode : “Combien de fois, en compagnie de Bastide, n’ai-je pas parcouru d’îlots insalubres et favelas pour interviewer des gens pauvres, des Noirs, des Mulâtres, des femmes, des hommes, sur leur vie quotidienne, sur leurs préjugés de couleur et de race, sur leur religion8 ?”

13 Revenu en France en 1957, Bastide sera nommé professeur d’ethnologie et de sociologie religieuse à la Sorbonne et il dirigera la revue L’Année sociologique, de 1962 à sa mort en 1974. Son influence sera considérable tant sur les anthropologues africanistes ou américanistes que sur les psychiatres. Il a été un des premiers à entreprendre et diriger des travaux de caractère ethnologique sur les immigrés en France. Dans les dernières années de sa vie, il a commencé à aborder, à partir de son expérience brésilienne, les thèmes du contact entre les populations de couleur et les Français métropolitains, à travers quelques enquêtes sur l’adaptation des Haïtiens et des Antillais venus vivre et travailler dans l’Hexagone. Si son nom reste associé aux cultures afro-brésiliennes, il a par ailleurs développé un regard beaucoup plus large sur les phénomènes de contacts entre les cultures. Son œuvre demeure une référence pour tout chercheur qui veut approcher le phénomène migratoire dans sa dimension globale, à travers l’analyse du

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vécu des immigrés et en s’appuyant sur la méthode et les concepts qu’il a forgés au cours de ses années brésiliennes.

Un messager entre les mondes

14 Pierre Verger est loin d’avoir la renommée scientifique de Lévi-Strauss ou de Bastide, il représente pourtant un très bel exemple de ce que le Brésil peut faire d’un intellectuel français. A priori rien ne le disposait à devenir à la fois un spécialiste reconnu des cultes de possession afro-brésiliens ni a fortiori un babalao, c’est-à-dire un grand prêtre de ces cultes, pleinement accepté comme tel par les adeptes. Né à Paris en 1902 dans une famille de la grande bourgeoisie, il mène jusqu’à trente ans la vie de dandy que lui permet sa confortable rente de situation. Il abandonne l’école à dix-sept ans et ne manifeste aucune motivation pour poursuivre des études supérieures dans quelque domaine que ce soit. En 1932, à la mort de sa mère, il décide d’abandonner sa vie de riche héritier et il s’embarque pour la Polynésie sur les traces de Gauguin, armé d’un appareil Roleifflex. Pendant quatorze ans, il mène une vie de voyageur solitaire, accumulant les clichés sur toute la planète et constituant ainsi une inestimable collection d’images sur les actualités de l’entre-deux-guerres, dont beaucoup paraissent dans le Daily Miror, Paris Soir, Life et Paris Match. Entre deux voyages, il revient à Paris où il s’est lié avec Michel Leiris et Georges Henri-Rivière qui mènent alors leurs travaux d’ethnologie dans le cadre du musée de l’Homme.

15 C’est en 1946 qu’il découvre Salvador de Bahia. Il vit alors un véritable coup de foudre avec cette ville, son peuple et sa culture. Cela aurait pu aboutir à l’une de ces aventures plus ou moins ridicules où l’Occidental se prend pour un autre et développe une exaltation naïve de la culture qu’il a découverte et à laquelle il croit pouvoir s’assimiler totalement. Mais Pierre Verger va montrer qu’il est tout aussi capable de rigueur scientifique que de talent esthétique. De photographe, il devient ethnologue et va parvenir à se faire reconnaître comme tel par les milieux académiques, tout en poursuivant son singulier itinéraire. Après avoir mené quelques investigations pertinentes sur le candomblé de Bahia, il obtient sa première bourse en 1948 et part étudier les rites africains dans leur contexte d’origine, chez les Yoruba du Bénin et du Nigéria, qui ont eu une grande influence sur la culture bahianaise. En 1957, il publie un article inspiré de cette recherche dans la revue de l’Institut français d’Afrique noire, dirigé alors par Théodore Monod. Par ce biais, il entre dans le monde universitaire. Il s’y arrime plus solidement en intégrant le CNRS en 1962 et en soutenant en 1966 à la Sorbonne une thèse intitulée Flux et Reflux de la traite des nègres entre le golfe du Bénin et Bahia de Todos os Santos, du dix-septième au dix-neuvième9, qui reste une référence majeure pour tout historien de la traite négrière.

De la compréhension au partage

16 Cette reconnaissance académique ne change rien à la relation de proximité intime qu’il entretient avec la culture noire. Il parvient, comme personne, à conjuguer la distance nécessaire à l’approche scientifique et une identification de plus en plus marquée au monde qu’il étudie. C’est ainsi qu’il évoque sa première arrivée sur les côtes africaines : “Lorsque de Bahia je suis retourné dans le golfe du Bénin, je ne me sentais plus ni photographe,

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ni ethnologue. J’avais un peu l’impression d’être un descendant d’Africains qui retournait sur la terre de ses ancêtres, en quête de racines10.”

17 Il s’intègre toujours plus profondément dans le monde du candomblé. Il est initié en 1953 au culte d’Ifa, en pays yoruba : c’est là qu’il reçoit le nom de Fatumbi, “celui qui renaît par la grâce d’Ifa”, et qu’il devient babalaô. En tant que babalaô, il a accès à tout le patrimoine culturel des Yorubas, à leur mythologie comme à leurs connaissances botaniques utilisées à des fins thérapeutiques ou comme élément liturgique. À Bahia, il occupe également des fonctions importantes dans le candomblé, lui qui se disait areligieux et qui n’avait pas une goutte de sang noir. Collaborateur de plusieurs centres de recherches et professeur invité dans de nombreuses universités, il n’en continue pas moins de mener jusqu’à sa mort en 1996 une vie des plus simples dans un quartier populaire de Bahia, où il habite une maison au sol en terre battue, sans radio et sans téléphone, avec pour tout mobilier d’innombrables classeurs contenant les quelque 65 000 négatifs qu’il avait pris à travers le monde.

18 Beaucoup plus connu au Brésil qu’en France, Pierre Verger a fait l’objet depuis sa mort de nombreux hommages, dont un des plus significatifs est le téléfilm de Lula Buarque de Hollanda, commenté par Gilberto Gil : Pierre Verger, messager entre deux mondes11. Si de tels hommages ne lui ont pas encore été rendus en France, son œuvre n’en est pas moins considérée comme d’un apport majeur à l’anthropologie visuelle.

19 Il y aurait sans doute bien d’autres chercheurs français, inspirés par le Brésil et son extraordinaire diversité, qui seraient à mentionner parmi ceux qui ont contribué au développement de l’ethnologie. Ces quelques cas évoqués ici suffisent cependant pour témoigner du rôle particulier de ce pays continent au niveau de la naissance et de l’évolution d’une science qui entend retrouver l’unité de l’homme derrière la diversité de ses expressions culturelles.

NOTES

1. Cl. Lévi-Strauss, “Histoire de Lynx”, in Œuvres, p. 1355, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2008. 2. Cl. Lévi-Strauss, “Tristes tropiques”, in Œuvres, p. 70, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2008. 3. Françoise Argod-Dutard, Histoire d’un voyage en la terre du Brésil de Jean de Lery ? : journées d’études, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2000. 4. Cl. Lévi-Strauss, Saudades do Brasil, Plon, 1994. 5. R. Bastide, Les problèmes de la vie mystique, Colin, 1931 ? ; Eléments de sociologie religieuse, Colin, 1935. 6. R. Bastide, Images du Nordeste mystique en noir et blanc, réédition Actes Sud, 2000. 7. R. Bastide, Le candomblé de Bahia, Plon, Terre humaine/poche, 2001, p. 36. 8. R. Bastide, op. cit., p. 9. 9. Paris, Ed. Mouton, 1968, 720 p. 10. P. Verger, Dieux d’Afrique, Paris, Paul Hartmann, 1954, p. 7. 11. Titre original : Pierre Verger, mensageiro entre dois mundos, 1998, 82 mn.

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RÉSUMÉS

Le Brésil et l’ethnologie française sont associés le plus souvent à un nom célèbre : Claude Lévi- Strauss. Dès les années trente, l’auteur de Tristes Tropiques a façonné son regard et ses méthodes aux côtés des sociétés amérindiennes traditionnelles, sociétés menacées, faisant face aux défis de l’acculturation. Plus qu’un terrain d’études, le Brésil est devenu pour d’autres ethnologues le lieu d’une expérience intime. En témoigne l’initiation de Pierre Verger au culte yoruba d’Ifa, importé par les descendants d’Africains.

AUTEUR

JACQUES BAROU Anthropologue, Cnrs

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Abdelmalek Sayad au Brésil Les migrations, objet de choix pour comprendre les transformations du monde social

Afrânio Garcia

1 Sayad traite de deux sujets fondamentaux pour penser le Brésil : le déracinement des populations et la portée des migrations de long cours. Quelques chiffres permettent de donner une idée de l’ampleur des mutations au Brésil liées aux migrations : en 1940, seulement 30 % de la population habitait en milieu urbain, contre 70 % en 1980. La morphologie sociale s’est inversée tout au long de quatre décennies qui ont aussi vu le pays s’industrialiser et se doter de moyens modernes de communication.

2 Le déracinement massif, sur arrière-fond d’esclavage, depuis le XVIe siècle, est sûrement le lot commun d’une partie considérable de Brésiliens.

3 Qui pourrait s’étonner de l’écho profond de la problématique traitée dans le dernier chapitre du Déracinement où se trouvent mises en question les conditions sociales, économiques et culturelles pour penser l’avenir collectif d’une population déplacée1 ? L’intérêt pour de tels travaux se trouve renforcé dans la conjoncture actuelle de la “mondialisation”.

Les séjours de Sayad au Brésil

4 Sayad a pu aller au Brésil grâce à des missions financées dans le cadre des accords de coopération scientifique entre la France et le Brésil, qui ont permis des projets entre le Centre de sociologie de l’éducation et de la culture (CSEC), dirigé par Monique de Saint- Martin et Jean-Claude Combessie, et le PPGAS/MN (Programme de postgraduation en anthropologie sociale du Musée national). Il a effectué un premier séjour du 31 août au 12 octobre 1990 et un second de septembre à octobre 1994.

5 Sayad a été accueilli par une formation doctorale en anthropologie sociale implantée en 1968 dans un musée d’histoire naturelle, le Museu Nacional de Rio de Janeiro. Dès le début, les étudiants ont entrepris des projets de recherche tournés vers l’étude des transformations sociales à l’origine des intenses migrations que connaît le Brésil depuis un demi-siècle.

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6 Les enseignements proposés par Sayad en 1990 portaient sur trois axes majeurs, repris en 1994. D’abord furent examinées “les conditions sociales de l’émigration de la Kabylie vers la France” ; puis “les bouleversements liés à la guerre d’indépendance” (Sayad refusait l’appellation “guerre d’Algérie”) ; et pour finir “les trois âges de l’immigration algérienne en France”, détaillant en finesse les rapports entre les différentes générations et les configurations multiples de la nouvelle société issue de l’immigration.

Un renouvellement de la pensée du migrant

7 L’immigré est toujours confronté à un univers symbolique différent du sien puisqu’il fut socialisé au départ dans un autre contexte. Il découvre à ses dépens, et parfois dans la souffrance, qu’il ne possède pas certaines clefs de l’univers symbolique nécessaires à une inscription réussie dans la société d’accueil (comme la langue, les habitudes alimentaires et vestimentaires, etc.). Un investissement spécifique et nouveau est requis à cet effet, souvent doublé d’un effort pour minimiser, voire éliminer, toutes les conduites qui signifient autant de stigmates dans les sociétés d’accueil (accent, habitudes corporelles, goûts sportifs, etc.)

8 L’analyse sociologique d’Abdelmalek Sayad, toujours empiriquement fondée et illustrée avec une extrême sensibilité, nous apprenait à nous du Museu Nacional ce que mobilité veut dire. Pour un immigré, rien ne va plus de soi, rien n’est évident, toutes les certitudes acquises sont remises en question. De là son argument très convainquant selon lequel les migrations, bien étudiées, sont de formidables révélateurs du monde social et du système de représentations qui lui sert de soutien. La misère humaine du déracinement, écoutée attentivement, donnait une leçon sur la variation presque infinie du monde social et des sens qu’on lui attribue. Pour être satisfait de son propre arbitraire, pour être ethnocentrique, comme disent les anthropologues, il faut oublier de se poser les questions auxquelles tout immigré est confronté.

Quand le chercheur est à l’écoute de la mémoire

9 Outre ces considérations proprement théoriques, les enseignants-chercheurs et les doctorants ont pu apprécier la reconstruction d’un long processus de transformations historiques, portant sur la colonisation et sur la décolonisation de l’Algérie, qui ne pouvait avancer qu’en explicitant en même temps la réflexion sur ses propres conditions de connaissance. L’enregistrement par Sayad de ses interventions dans des cassettes – qui attendent toujours d’être transcrites – permet de constater la part faite aux souvenirs et son effort d’objectiver des situations historiques vécues et étriquées. Plus d’une fois, Sayad a répété que ce qu’il avait dit au Brésil à cette occasion ne serait dit ni en France ni en Algérie. Comme si le Brésil lui avait fourni l’occasion d’être proche et distant de l’Algérie et de la France, permettant à l’émigré et à l’immigré qu’il était de tenter d’expliciter, à l’aide des modèles et des outils de pensée qu’il avait contribué à mettre sur pied, les fondements sociaux des choix qu’il avait été amené à faire pour orienter son propre itinéraire.

10 D’une façon très concise, cet itinéraire a fait l’objet d’une publication dans la revue Mana, éditée au Museu Nacional, organisée par Federico Neiburg ; j’ai eu l’occasion d’y

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revenir, d’une façon encore plus sommaire, dans le texte introductif pour la revue Travessia. Cette révision de situations vécues dans l’urgence n’avait rien à voir avec la complaisance narcissique qu’on appelle souvent “Mémoires” ; elle obligeait à visiter les contraintes sociales de l’univers de départ, comme celles de l’univers d’arrivée.

11 Dans cet autre pays de “déracinés” qu’est le Brésil, les migrations n’étaient pas seulement très longues ; elles forçaient aussi à confronter des univers sociaux bien différents, des catégories d’entendement opposées sur bien des aspects cruciaux pour l’existence quotidienne, même si la langue était la même partout, renforçant parfois la perception d’une fausse homogénéité de la culture nationale. Bref, la mobilité impliquait souvent une métamorphose sociale. Le migrant est le signe d’un monde en recomposition ; l’écoute de sa parole est une source précieuse, pour éclairer les contours des situations traversées et pour décrypter les conflits sociaux et les batailles sur le sens des objets perçus.

12 Sayad avait l’art de compléter ses enseignements par la discussion des enquêtes en cours moyennant des visites sur le terrain. Il a tenu à participer à des enquêtes sur les coupeurs de canne au Nordeste (coordonnées par Moacir Palmeira) et à visiter le foyer des mobilisations ouvrières des métallurgistes dans l’ABC (où l’actuel président du Brésil Lula a débuté son militantisme) en 1990. Lors du deuxième voyage, il s’est concentré sur les quartiers périphériques et très pauvres de Rio de Janeiro (Nova Iguaçu) et les bidonvilles (Rocinha, Morro Santa Marta). Chaque mission sur le terrain a été précédée de discussions sur les acquis de la bibliographie disponible. Des séances ultérieures ont permis de préciser les points aveugles et de nouveaux objets d’enquête. Ainsi ses missions ont-elles engagé l’évolution des problématiques étudiées jusque-là au Museu Nacional.

La constitution de nouveaux objets de recherche

13 Les séjours prolongés au Brésil ont permis à Sayad de mesurer l’ampleur considérable des migrations au Brésil, dont la vie quotidienne portait les traces d’une façon encore plus sensible qu’en France2.

14 La morphologie sociale s’est trouvée inversée en moins de quatre décennies ; ce même mouvement a atteint toutes les régions du pays et a transformé la répartition de la population dans le territoire national, éliminant les déserts démographiques précédents, comme l’Amazonie.

15 C’est surtout ce dernier mouvement migratoire, lié aux bouleversements de la société brésilienne dans la deuxième moitié du XXe siècle, qui a retenu l’attention d’Abdelmalek Sayad. Si le mouvement migratoire avait de telles proportions, il provoquait forcément aux points d’arrivée la coexistence d’individus issus de configurations sociales très diversifiées3 : comment alors des migrants originaires d’horizons de départ si différents se reconstruisaient-ils des modes de sociabilité et des catégories de perception du monde social ?

16 Ainsi, en 1994, les observations et questionnements de Sayad sur les quartiers périphériques et les bidonvilles de Rio de Janeiro montraient qu’il mettait en place avec les autres chercheurs de vrais laboratoires de reconstruction du monde social. Tout en partant de questions très simples : si les bidonvilles et les quartiers périphériques connaissaient la plus forte proportion de familles de migrants démunis, qu’est-ce qui

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permettait à chaque nouvel arrivant de s’autoriser à s’installer sur une parcelle bien précise et quelles étaient les réactions de ses voisins ? Comment des familles juxtaposées par des circonstances diverses et variées, forcées à coexister et à affronter des défis dépassant largement l’échelle domestique pouvaient-elles créer des liens de solidarité et fonder le sentiment d’appartenance à quelque chose de commun, comme la résidence dans une localité dotée d’un nom particulier ? Si, à l’évidence, ce n’est pas l’État qui contrôle l’expansion de l’habitat des couches les plus défavorisées, ni à la campagne, ni en ville, quels agents collectifs ou regroupements effectifs opéraient pour réguler chacune des questions urgentes référées ci-dessus (Églises, clientèles politiques, bandes de trafiquants, affinités familiales ou géographiques, etc.) ?

Actions collectives et patrimoine commun

17 Pour Sayad, comme pour Pierre Bourdieu, tout collectif, voire toute collectivité, n’existe que par des individus en chair et en os qui reconnaissent son existence ; partager le même sort est une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour faire exister un groupe. Une juxtaposition de familles et d’individus démunis au niveau matériel et culturel ne se transforme en collectivité, ou en “communauté”, que par un travail fait explicitement avec cette finalité. Les églises catholiques ou protestantes, se proposant de “défendre la communauté”, étaient en effet en train de la constituer. Et ce travail ne faisait pas seulement face à la concurrence religieuse, mais également à celle de tous les autres agents sociaux (syndicalistes, hommes politiques, professionnels universitaires, avocats, médecins, artistes, etc.) qui avaient un intérêt précis à faire de l’ensemble des individus, des clients potentiels ou des adhérents de leurs services.

18 L’étude sociologique de la multiplicité des actions collectives, pour doter l’habitat des migrants installés depuis peu de conditions de vie associées à l’urbanité (demande de voiries, d’eau et d’égouts, de ramassage d’ordures, de systèmes de transports, d’écoles, de postes de santé, etc.), devenait ainsi un objet incontournable pour comprendre la genèse et les modalités d’existence du sentiment de localité et de voisinage. Sayad s’est évertué à objectiver la liste des questions à examiner pour rendre compte de l’existence de “patrimoines communs” ou de services collectifs en l’absence de l’action de l’État. L’entrée des populations démunies dans l’ordre étatique, supposant le respect des standards minimums de conditions de vie (droit à la scolarité des enfants, à la protection contre les épidémies, etc.), constituait ainsi un objet sociologique de premier ordre.

19 L’extension de la citoyenneté à l’ensemble de la population, enjeu s’il en fut du débat sur la démocratisation du Brésil à la fin du régime militaire (années quatre-vingt), signifiait examiner l’incorporation à l’urbanisme de contingents nouvellement dotés de ressources sociales et intellectuelles, abandonnant une existence soumise aux aléas de la survie dans l’urgence, pour pouvoir participer aux délibérations de la cité à propos de l’avenir collectif4.

20 Il est vrai que Sayad a pu faire usage, en 1994, de sa monographie, rédigée avec la collaboration d’Eliane Dupuy, Un Nanterre algérien, terre de bidonville, particulièrement du questionnement sur le rapport nostalgique au passé de souffrances, perçu ultérieurement comme marqué par une solidarité forte et par un sentiment de partage d’un destin difficile.

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21 Un de ses commentaires devant un ancien bidonville soumis à deux modalités d’urbanisation – reconstruction des maisons assortie de la reconstruction du cadre de vie ; construction d’immeubles du genre HLM pour reloger des résidents – a beaucoup frappé les esprits. Il affirma détester les immeubles du genre HLM, en contraste avec l’urbanisation lente et progressive du bidonville.

22 Dans le premier cas, expliqua-t-il, des personnes qui n’ont jamais été socialisées d’après les styles de vie imposés par les nouveaux logements (salles de bains, ascenseurs, etc.) sont confrontées à des outils dont elles maîtrisent mal l’usage ; toute maladresse entraînant la dégradation du logement fonctionne comme un rappel supplémentaire qu’elles vivent dans un monde qui n’est pas le leur. Des frustrations peuvent causer des dégradations supplémentaires, augmentant les signes qu’elles ne sont pas faites pour ces symboles du confort. À l’inverse de cette spirale autodestructive, la construction progressive des symboles de l’urbanité – une place, une fontaine, un temple religieux – peut fonctionner comme une attestation d’acquis nouveaux, permettant de se les approprier subjectivement à la mesure que le patrimoine commun prend forme. La reconstruction de soi se produit dans ce cas dans un rythme qui fait écho à la construction des cadres de la vie collective. Les modes d’appropriation des symboles de la modernité sont bien différents dans les deux situations. Ils mettent en jeu des conditions de travail sur soi qui somment les individus de s’adapter dans l’urgence ou bien les laissent libres de leurs mouvements.

Détecter de nouvelles formes de vie dans les failles du tissu social

23 Sayad a encore attiré l’attention sur la présence constante d’éléments dotés de ressources sociales et intellectuelles – militants politiques, prêtres, travailleurs sociaux, étudiants, etc. – qui souvent n’étaient que des médiateurs et des guides collaborant à l’implantation des mouvements associatifs susceptibles d’améliorer le cadre de vie. La sociologie de ces bénévoles permet de comprendre les ressources dont ils disposent effectivement, mais aussi le lien entre l’offre de leurs services et les modalités de concurrence au sein des espaces professionnels dont ils sont issus ou figurent comme prétendants. Souvent le bénévolat n’est qu’un investissement apparemment gratuit pour stabiliser des conditions de professionnalisation ultérieure5.

24 Cette mise en perspective sociologique du travail d’extension de l’urbanité permet d’affronter la complexité de la constitution de nouvelles collectivités. Ce point de vue a été étayé par la visite des postes de santé maintenus par les ONG, des écoles privées et des crèches créées par des mouvements associatifs, des bibliothèques, groupes de théâtre et cercles musicaux. Sayad invitait à regarder sans complaisance toutes les formes de militantisme intellectuel, comme le renforcement du sentiment de localité ou de régionalisme, y décelant toutes les stratégies déniées de réserve de marché. Devant une bibliothèque constituée seulement par des dons et entretenue par le travail bénévole, il demanda discrètement aux doctorants du Musée National : “Regardez bien les livres qui sont sur les étagères ; dites-moi après si ce sont les mêmes qui figurent dans les histoires de la littérature brésilienne et dans les concours scolaires. Y a-t-il des livres classiques qui vous semblent absents ? Y a-t-il des livres introuvables ailleurs ?”

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La revalorisation de l’immigration

25 Une variante du même sujet, ouvrant des pistes précieuses pour les nouvelles enquêtes sur l’univers culturel du Brésil, était l’association entre le retour des immigrés, après l’immersion dans la concurrence acharnée d’un grand centre culturel, et l’invention de projets politiques et intellectuels. L’enquête menée actuellement par le CRBC sur la “circulation internationale des universitaires et la recomposition de l’univers culturel au Brésil” plonge ses racines dans les conversations de cette époque6.

26 Dans le même sens, Sayad attirait l’attention sur l’œuvre de patrimonialisation de pratiques ou d’objets qui deviennent des symboles d’une “culture” définie par sa territorialité : culture locale, régionale, ethnique, nationale, voire folklorique. Souvent, cette mise en patrimoine est le fait d’anciens émigrés qui ont ressenti le manque, dans la société d’accueil, de toutes ces pratiques qu’ils se proposent de fixer comme attributs d’un groupe social précis et de valoriser (comme les plats ou la musique et les danses). Restituer l’espace international de la concurrence est aussi important que de comprendre les fondements sociaux du déni de la concurrence, car le projet n’est souvent présenté que sous la forme de la promotion d’une population, condamnée jusque-là à la stigmatisation.

27 Les deux séjours de Sayad s’inscrivaient dans le combat constant contre la place subalterne de l’immigration dans la hiérarchie sociale des objets de recherche. Avec lui, les migrations devenaient un sujet porteur, éclairant de façon privilégiée les enjeux de la construction des États nationaux et les disputes pour l’hégémonie dans l’espace international. Depuis 1990, avec l’intensification de la circulation des capitaux financiers, contrastant avec toutes les barrières imposées aux migrants démunis, le cosmopolitisme affiché n’a-t-il pas été renforcé comme symbole distinctif des “bien dotés”, des désirés, opposés aux indésirables7 ? De la limitation croissante à la libre circulation des individus, Sayad faisait un sujet de réflexion sur les limites de l’État- nation pour incorporer de nouvelles couches sociales dans l’espace public. L’État moderne, l’objet noble des sciences sociales, qui n’est surpassé à présent que par “l’économie de marché”, trouve, dans le mode de traitement du passage et de l’installation des migrants sur le territoire national, un révélateur des conflits qui le traversent.

L’internationalisme scientifique et la progression de l’universel

28 Encore plus improbable que leurs parcours de miraculés, l’amitié et les liens de collaboration entre Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad constituent une démonstration supplémentaire du caractère non déterministe de leur analyse sociologique. Objectiver les relations où tout sociologue est pris est un moyen d’expliciter les marges de liberté pour tout individu. La dédicace de Pierre Bourdieu dans Esquisse d’une théorie de la pratique ou l’avant-propos du Sens Pratique témoignent du caractère fondamental de ce lien d’amitié et de partenariat dans les enquêtes, pour ouvrir de nouvelles perspectives à la pensée sociologique.

29 Si Pierre Bourdieu a convié Abdelmalek Sayad à participer à l’enquête sur son village natal en Béarn, reprise dans le Bal des célibataires, c’est qu’il croyait que le regard

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sociologique serait plus aigu s’il pouvait compter sur la vision non complice de celui qui est issu d’un autre univers social, comme la Kabylie. La problématique et les méthodes forgées en Algérie pouvaient ainsi être soumises à l’épreuve de l’universalité, Bourdieu mettant à distance une situation qui lui était familière, donnant l’occasion à Sayad de se familiariser avec une situation pour lui exotique8.

30 L’intégration de Sayad au Centre de sociologie européenne (CSE) lui a permis d’étudier les dilemmes de l’émigré algérien face à la société française, dont les transformations étaient examinées à la loupe par le reste de l’équipe, comme en témoigne la collection d’Actes de la recherche en sciences sociales. La simple présence de Sayad dans le CSE matérialise le pari de la pratique des sciences sociales non limitée aux frontières imposées politiquement. L’universalisation des connaissances et des théories acquises grâce à l’étude de l’Algérie en pleine mutation, et de la France post-coloniale, n’a pas été proposée comme un postulat. Elle est plutôt le fruit d’un travail spécifique visant à construire progressivement un cadre de références plus général, permettant de rendre compte des configurations sociales observées et cumulant les réflexions sur la pertinence des modèles explicatifs antérieurs.

31 Les deux séjours du couple Sayad au Brésil démontrent comment la réflexion sur les acquis des recherches précédentes peut être combinée avec la constitution de nouveaux objets de recherche, par la pratique d’un dialogue qui revient sur ses propres présupposés pour mieux écouter la pensée et les interrogations des auditeurs. L’universalisation des problématiques et des instruments d’enquête s’inscrit dans la pratique de l’internationalisme scientifique. Il faut commencer par interroger les sources et les fondements de la libre circulation des idées et des penseurs, pour mieux soumettre à l’épreuve de ses observations et de l’écoute attentive les modèles de compréhension fabriqués pour comprendre des expériences humaines tout à fait différentes en apparence.

32 Un migrant assumé sait pertinemment que tout obstacle à la communication et à la compréhension immédiates exige un travail sur soi, dont la contrepartie est l’élargissement de ses propres horizons et la construction de liens de proximité avec des personnes qui portent la trace de la différence d’origine géographique ou sociale. Le migrant paye de sa personne le rêve d’entamer un dialogue qui l’amène au-delà de ses propres limites. Avec Abdelmalek Sayad, nous avons appris également que les voyages heureux existent.

NOTES

1. M.F. Garcia Parpet reprend les écrits de Pierre Bourdieu des années cinquante et soixante et essaye de démontrer que l’analyse focalisée sur l’économie vise aussi à discuter les conditions économiques et sociales de l’élaboration du projet politique concernant l’avenir de la nation algérienne. Cf. M.F. Garcia Parpet, “Des outsiders dans l’économie de marché ? : Pierre Bourdieu et les travaux sur l’Algérie”, in Gérard Mauger (org.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Paris, Éd. du Croquant, 2005, p. 547-564.

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2. Pour les données démographiques complètes, voir les Cahiers du Brésil Contemporain, n° 40, 2000, consacré aux séries statistiques du XXe siècle, intitulé “Brésil, le siècle des grandes transformations”. 3. À propos de l’expansion du marché culturel au début du XX e siècle, voir Sergio Miceli, Intellectuels et pouvoir au Brésil, 1981, Paris, Éd. MSH, et Vassili Rivron, Enracinement de la littérature et anoblissement de la musique populaire, Paris, 2005, thèse de doctorat (3 vol. ). 4. Tout ce raisonnement s’appliquait aussi aux populations vivant en milieu rural. L’enquête sur les “assentamentos ruraux”, à Rio de Janeiro et à São Paulo, menée par le CRBC avec plusieurs partenaires brésiliens (CPDA/UFRRJ et FEAGRI-SP) s’est aussi inspirée de ces questionnements. 5. Pour une analyse très intéressante des conditions d’existence des ONGs et de l’investissement des bénévoles à l’origine d’innovations sociales, voir Albert O. Hirschman, Getting Ahead Collectively ; Grassroots Experiences in Latin America, New York, Pergamon Press, 1984. 6. Leticia Canedo et Afrânio Garcia Jr., “Les boursiers brésiliens et l’accès aux formations d’excellence internationale”, in Cahiers du Brésil Contemporain, n° 56/57 – 59/60, 2004-2005, p. 21-48. 7. Anne-Catherine Wagner étudie la recomposition des classes sociales en rapport avec les différentes modalités d’accès à l’international. Cf. A-C Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, 2007. 8. Le livre cité de l’anthropologue Eric Wolf ne fait pas référence aux principaux ouvrages publiés jusqu’en 1964 par Pierre Bourdieu. Pourtant, il retient d’un de ces premiers articles le passage suivant, assez intéressant comme témoignage de l’importance de la sociologie du pays d’origine des migrants pour mieux cerner les conflits dans la société d’accueil : “Bourdieu remarque aussi que, pour les Algériens, l’adhésion aux formes traditionnelles en vint à remplir ‘essentiellement une fonction symbolique ; elle joua le rôle, objectivement, d’un langage de refus’ ; et il donne pour exemple le port du voile, coutume traditionnelle tout particulièrement critiquée par les Français : le voile porté par les femmes musulmanes ‘est avant tout une défense de l’intimité et une protection contre l’intrusion. Et, confusément, les Européens l’ont toujours perçu comme tel. Par le port du voile, la femme algérienne crée une situation de non-réciprocité ; comme un joueur déloyal, elle voit sans être vue, sans se donner à voir. Et c’est toute la société dominée qui, par le voile, refuse la réciprocité, qui voit, qui regarde, qui pénètre, sans se laisser voir, regarder, pénétrer’”. (Pierre Bourdieu, “Guerre et mutation sociale en Algérie” in Etudes méditerranéennes, n° 7, 1960, p. 27)”, cf. Eric Wolf, Les guerres paysannes au XXe siècle, Paris, Maspero, 1974, p. 235-236.

RÉSUMÉS

Abdelmalek Sayad a effectué deux missions au Brésil au début des années quatre-vingt-dix. À son contact, les chercheurs brésiliens ont prolongé les questionnements soulevés avec Pierre Bourdieu dans les années cinquante et soixante. Mêlant ses observations et ses enquêtes à un dialogue incessant avec sa propre condition de migrant, il a contribué à renouveler la pratique sociologique et la conception de l’immigration au Brésil. Grâce à la distance qu’offre une terre étrangère, l’expérience du déracinement peut se lire comme une tentative pour redéployer ses racines.

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AUTEUR

AFRÂNIO GARCIA Maître de conférences à l’EHESS, chercheur au Centre de Recherche sur le Brésil Contemporain (CRBC/EHESS)

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Les périodes migratoires du peuplement au Brésil De la fin du XIXe siècle à nos jours

Sylvain Souchaud

XIXe siècle - années quarante : l’essor de l’immigration internationale

1 Au XIXe siècle, la dynamique agricole et rurale du Brésil, entretenue par l’immigration européenne, repose sur deux courants migratoires1. Dans un premier temps, à partir des années dix-huit cent vingt, des populations d’Europe du Nord et de l’Est débarquent au Brésil où le gouvernement impérial offre des terres. Allemands, Russes, mais aussi Italiens, sans compter les Portugais (Açoriens notamment), alimentent une immigration de peuplement. Elle est destinée à coloniser les plateaux des États méridionaux : le Rio Grande do Sud, le Santa Catarina et le Paraná2 et faire rempart aux républiques hispanophones voisines3. Cette immigration connut un franc succès dans les États du sud du pays, mais ceux de Rio de Janeiro, de São Paulo et du Minas Gerais accueillirent également des de petits agriculteurs.

2 C’est l’abolition de l’esclavage qui va déterminer l’évolution de la nature, du volume et de l’orientation du flux migratoire européen. En 1888, le Brésil met un point final à l’esclavage légal, après l’adoption de mesures restrictives – telles que l’interdiction progressive du commerce interne d’esclaves, intervenue en 1850, ou encore la loi dite du “Ventre Libre” de 1871 libérant les nouveaux-nés descendants d’esclaves – qui limitent l’approvisionnement et mettent théoriquement en extinction progressive la population esclave descendante d’Africains. Les propriétaires des exploitations caféières, anticipant le tarissement de la main-d’œuvre esclave que la loi d’abolition allait parachever, font pression sur le gouvernement impérial pour qu’il revoie sa politique migratoire, au seul bénéfice de l’immigration des colons se destinant à travailler dans les plantations de café. Ainsi, les lois et les contrats migratoires se

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succèdent, améliorant peu à peu les conditions d’installation et le statut du migrant qui se destine à travailler dans les fazendas de café.

3 Entre 1850 et 1885, le Brésil enregistre une lente croissance des entrées d’étrangers, passant de quelques milliers à une trentaine de milliers par an. Mais à partir de la fin des années dix-huit cent quatre-vingt, le rythme bondit, dépassant les 100 000 entrées annuelles pour atteindre le volume exceptionnel de 215 000 entrées en 18914. C’est à cette période également que l’État de São Paulo, moteur d’une économie brésilienne alors en plein essor, devient la destination principale des migrants, pour l’essentiel des Italiens, des Portugais et des Espagnols, au détriment de celui de Rio de Janeiro et de celui du Minas Gerais.

4 L’urbanisation de l’État de São Paulo, dont la ville du même nom concentre l’essentiel de la dynamique, date de cette époque, alors qu’elle est antérieure dans d’autre États, du Nordeste et du Sudeste notamment. Bien que São Paulo existe depuis le milieu du XVIe siècle, elle compte seulement 26 040 habitants en 1872 ; mais déjà 240 000 en 1900, soit une multiplication de la population par neuf en vingt-huit ans. La population de l’État croît elle aussi à un rythme soutenu, passant de 837 000 habitants à 2 282 0005. En 1900, la population des villes de Rio de Janeiro et São Paulo comptait entre un quart et un tiers d’immigrants étrangers. Le cœur politique et économique du Brésil était alors sous forte influence migratoire.

5 En 1908, une nouvelle population immigrée fait son apparition au Brésil : il s’agit des Japonais. Les deux gouvernements ont entamé un rapprochement depuis la fin du XIXe siècle, mais l’accord migratoire est accéléré en réponse au coup d’arrêt de l’émigration encadrée vers le Brésil imposé par le gouvernement italien en 19026. Les premières années, la plupart des Japonais viennent travailler sous contrat dans les fazendas de café brésiliennes. Ensuite, à partir des années vingt, la migration devient spontanée, les immigrants deviennent de petits colons qui achètent des terres à des entreprises de colonisation directement contrôlées par des capitaux de l’État japonais. Cette migration de colonisation, “sous tutelle” (tutelada), car encadrée directement par l’État nippon, se poursuit jusqu’à l’entrée du Japon dans le conflit mondial, en 1941. Entre 1908, date marquant le début officiel de l’immigration japonaise au Brésil, et 1941, 235 000 émigrants japonais entrent au Brésil, dont 138 000 entre 1924 et 19417. L’immigration japonaise devient la seconde en volume, dépassant l’immigration italienne, allemande et espagnole.

La migration interne depuis l’après-guerre : frontières et fronts pionniers

6 La migration internationale est à l’origine de la croissance démographique au tournant du XIXe siècle et de la redistribution de la population, vers les États du Sud, pour une part, et vers l’État de São Paulo (région Sud-Est) principalement. Tout indique que la donne change, à partir des années quarante : l’immigration internationale perd de son intensité ; pourtant la croissance de la population se poursuit à une cadence soutenue, voire accélérée. Pour prendre la mesure de la vigueur de la transition démographique brésilienne8, rappelons que le Brésil comptait à peine 10 millions d’habitants (soit environ la population bolivienne actuelle) en 1872 et qu’en 2006, soit 134 ans plus tard, ils étaient 184 millions. À mi-période, en 1940, la population a atteint 41 millions d’individus. Mais à partir de cette date, le Brésil gagne à chaque décennie d’importants

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volumes de population : au moins 10 millions d’habitants à partir de 1940, puis 20 millions et plus à partir de 1960.

7 La migration interne s’intensifie dans les années vingt9. Elle porte les germes de la formidable redistribution à venir. Pierre Monbeig montre a quel point elle est fustigée par les sociétés des États récepteurs, celui de São Paulo principalement, qui voient en ces migrants, pour une large part bahianais (de l’État de Bahia, région Nord-Est) et mineiros (de l’État de Minas Gerais, région Sud-Est) des misérables sans attaches et vecteurs de maladies. L’auteur souligne également comment cette manne sera heureusement mise à profit au moment où l’immigration internationale va s’effondrer durablement, avant que la main-d’œuvre ne vienne à manquer et mettre en danger la stabilité économique.

Le temps de la colonisation interne

8 La formidable croissance de la population brésilienne va donner lieu à d’importants mouvements internes. Dans un premier temps, les colons sont des Européens installés dans l’Etat de São Paulo où ils étaient petits propriétaires, métayers, colons partiaires ou employés des fazendas de café ; ils migrent vers le Paraná afin d’accroître leur surface d’exploitation ou tout simplement accéder à la propriété. L’onde de colonisation enfle véritablement avec l’arrivée d’une seconde population de migrants, composée de Brésiliens natifs principalement du São Paulo auxquels s’ajoutent les migrants venus du Minas Gerais (c.f. carte p. 35).

9 Parallèlement, on voit naître et croître rapidement la migration “nordestine”, c’est-à- dire originaire du Nord-Est, dont la population d’origine est en forte augmentation (croissance végétative) et dont l’expulsion s’accélère à partir de la grande sécheresse de la deuxième moitié des années cinquante10. Pendant près d’un demi-siècle, par des vagues successives aux origines géographiques différentes (la région est composée de neuf états formant des sous-ensembles régionaux), les “Nordestins” vont alimenter le dynamisme des régions pionnières de l’ensemble du Brésil, du Paraná à l’Amazonie méridionale et orientale en passant par la région Centre-Ouest (c.f. carte 1). Ils sont rejoints par d’autres populations, originaires des régions Sud et Sud-Est.

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Carte 1

10 Dans les années quarante comme dans les années cinquante, c’est l’État méridional du Paraná qui attire les principaux effectifs de migrants, soit 33 % et 30 % du total des migrants entre États. Rapidement, des fronts de colonisation s’ouvrent sur l’ensemble des périphéries du territoire, dans le Centre-Ouest qui, dès les années quarante, attire 10 % du total des migrants intérieurs, mais aussi en Amazonie, dans le Mato Grosso, le Rondônia et le Pará, principalement. Les migrants viennent spontanément ou dans le cadre de programmes officiels, ils défrichent et mettent en culture les terres neuves ; ils fondent aussi des villes.

11 Si l’impulsion est agricole, il ne faut cependant pas en chercher la mesure dans l’accroissement de la population rurale. Celle-ci croît peu entre 1940 et 2000, passant de 28 à 32 millions ; entre 1970 et 2000, elle diminue même assez sensiblement (de 22 %). Les données nationales dissimulent de fortes variations régionales. Ainsi, la croissance de la population rurale dans les États qui connaissent l’essor pionnier, c’est-à-dire dans l’ouest du pays, est masquée par l’important exode rural des États littoraux, au peuplement nettement plus consolidé. En outre, la migration pionnière implique, dès ses origines, un développement urbain, dont la part initiale face à la composante rurale ne cesse de s’accroître. L’inversion des équilibres démographiques entre l’urbain et le rural est la conséquence de la modernisation du secteur agricole qui limite la main- d’œuvre nécessaire et généralise les modes de vie citadins : dans le Centre-Ouest, il devient fréquent de voir surgir des zones de colonisation dont la population initiale est majoritairement urbaine alors que l’économie est éminemment agricole.

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De l’exode rural à la déconcentration interurbaine

12 La dynamique d’urbanisation a marqué l’ensemble du territoire dans les cinquante dernières années. Si, sur la période, la croissance naturelle est élevée dans les villes, celles-ci doivent leur essor à un exode rural inédit. Selon les estimations11, entre 1960 et 1990, 43 millions d’individus ont quitté la campagne. De 1940 à 2000, la population urbaine a été multipliée par 12, passant de 13 à 138 millions alors que le taux d’urbanisation dans le pays explosait de 31,2 % à 81,2 %.

13 La dynamique urbaine se concentre sur les capitales d’États et principalement sur les plus grandes d’entre elles. En 1950, la ville de São Paulo comptait 2,7 millions d’habitants, elle est aujourd’hui une métropole de près de 20 millions d’habitants12.

14 L’exode rural et la concentration urbaine sont liés au développement rapide du secteur industriel, lui-même encouragé par une politique de substitution des importations menée au sommet de l’État. La modernisation des campagnes est également en cause, qui renverse des équilibres anciens. La révolution verte a bien eu lieu au Brésil, elle a permis l’extension formidable des surfaces cultivées, l’accroissement des rendements et la diminution de la main-d’œuvre rurale, éléments qui concourent à la formation d’excédents de main-d’œuvre. Enfin, il ne faut pas omettre la profonde évolution des mentalités et des comportements individuels et familiaux. Le mouvement conjoint de la baisse de la fécondité et de l’urbanisation concrétise cette évolution et révèle les nouvelles aspirations de la société. La chute de la fécondité, dont l’effet immédiat est la réduction de la taille des familles, permet de valoriser la place de ses membres et d’améliorer l’attention portée à chacun d’eux (en l’occurrence principalement les enfants). La ville, quant à elle, représente l’espace des ressources et des opportunités nécessaires (santé, éducation, logement, marché de l’emploi diversifié et qualifié) à la réalisation de ces aspirations familiales. Urbanisation et transition démographique ont donc des racines communes et interviennent sous l’effet de profonds bouleversements des mentalités13.

15 Jusqu’aux années quatre-vingt, au moment où le rythme de la croissance urbaine commence à retomber, ce sont les très grandes villes qui concentrent l’essentiel de la croissance urbaine. Les métropoles multimillionnaires se multiplient14, leur croissance débute dans les communes15 centrales puis, peu à peu, se reporte vers les communes limitrophes, le cœur métropolitain croissant à un rythme proche de la croissance générale. Suite à la poursuite de l’urbanisation à vaste distance du centre, on observe finalement une densification de la banlieue, indiquant peut-être que l’étalement urbain a atteint sa limite spatiale.

16 Par la suite, une nouvelle donnée associant l’urbanisation et la migration intérieure intervient. Il s’agit d’un mouvement de déconcentration interurbaine : des villes de moyenne importance drainent alors une partie de la population métropolitaine. Georges Martine qualifie ce mouvement de “contre-métropolisation”. En fait, ce phénomène permet de soulager la croissance métropolitaine (qui reste positive) par une émigration vers les villes moyennes qui se trouvent à proximité. La déconcentration démographique des aires métropolitaines était prévisible nous dit Martine16. La déconcentration industrielle, amorcée dès les années soixante, devait immanquablement, avec un décalage dans le temps, se traduire en termes démographiques.

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Les tendances récentes de l’immigration internationale

17 Le Brésil n’est un pôle d’immigration majeur, ni à l’échelle mondiale, ni à l’échelle régionale. Cependant, quelques indices tendent à démontrer que le pays est en passe de devenir un espace d’accueil privilégié des migrants originaires d’Amérique du Sud.

18 En 2000, le Brésil comptait à peine 700 000 immigrés, représentant 0,4 % de la population totale17. De ceux-ci, seuls 21 % (143 000) sont des immigrants récents, c’est- à-dire ayant immigré entre 1995 et 2000. À titre de comparaison, l’Argentine recense à la même époque une population née à l’étranger équivalente à 4,2 % de la population totale, le Paraguay 3,1 %, la Bolivie 1,1 %18. Le Brésil n’est pas à première vue un pôle migratoire important. Mais il est possible que l’immigration se concentre en certains lieux précis, si bien qu’elle perd de son poids à l’échelle du pays. La ville de São Paulo dément cette hypothèse, car la commune concentre en effet 29 % de l’ensemble de la population née à l’étranger (et 5 % de la population totale du pays), pourtant celle-ci ne représente que 1,9 % la population de la commune19.

19 Le Brésil n’est donc plus une terre d’accueil privilégiée pour les migrants internationaux. Cette situation n’est pas récente car l’immigration au Brésil diminue depuis de nombreuses décennies, en volume et plus encore en poids. En 1940, les immigrés, au nombre de 1 406 000, représentaient 3,4 % de la population totale20.

20 Nous avons vu que le flux migratoire international, bien que tari à partir des années trente, se maintient modestement pendant quelques années grâce à l’arrivée des Japonais. La seconde guerre mondiale marque un net coup d’arrêt, puis on observe une reprise à l’après-guerre, jusqu’au début des années soixante, elle est due pour moitié à l’immigration portugaise, suivie des immigrations italienne, espagnole et portugaise21. Les profils des migrants ont changé, ils sont désormais plus qualifiés et viennent sur des contrats d’activité en entreprise de courtes et moyennes durées, ce qui détermine leur temps de résidence et un fort taux de retour.

21 En réalité, bien que l’immigration se soit effondrée, les recensements ne reproduisent pas cette rupture et font état d’une lente diminution de la population immigrée22. Cependant, la structure par âges de la population née à l’étranger met en évidence son vieillissement notable, signe que l’apport migratoire a bel et bien presque cessé et que la population immigrée recensée est en grande partie installée au Brésil depuis plusieurs décennies.

22 L’examen des origines géographiques des immigrants laisse entrevoir des situations contrastées, s’agissant notamment des Latino-Américains, encore peu nombreux mais plus jeunes et installés depuis moins longtemps que les Européens.

23 On sait que depuis les années quatre-vingt23 l’immigration régionale, c’est-à-dire originaire d’Amérique latine et des Caraïbes, est devenue majoritaire face à l’immigration d’outre-mer. Au Brésil, cette tendance n’est pas aussi avancée, néanmoins les populations des pays voisins sont de plus en plus présentes dans le panorama migratoire. Dans un premier temps, au cours des années soixante-dix, ce sont essentiellement des opposants aux régimes militaires argentin, chilien et uruguayen qui immigrent au Brésil. Puis une nouvelle vague d’immigration arrive au Brésil dans les années quatre-vingt-dix. Elle est composée d’une population jeune, active et faiblement qualifiée, venue de Bolivie, du Paraguay et du Pérou, qui se

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distingue nettement des migrants politiques ou économiques venus d’Argentine, du Chili et d’Uruguay qui présentaient et présentent des niveaux de qualification supérieurs.

Le Brésil : un nouveau pôle migratoire régional ?

24 Au sein de la toute récente immigration de main-d’oeuvre, les Boliviens se différencient, parce qu’ils forment de loin le plus important courant migratoire que le Brésil ait connu depuis de nombreuses décennies. Les immigrants boliviens étaient un peu plus de 20 000 au recensement de 2000, donnée qui sous-estime la réalité car ils sont vraisemblablement près de 100 000 aujourd’hui, et il est raisonnable de penser qu’ils constituent la deuxième population immigrée, derrière les Portugais et devant les Japonais. Ils se concentrent dans la métropole de São Paulo et, dans une moindre mesure, dans les villes frontalières avec la Bolivie (Corumbá et Guajará Mirim). À São Paulo, ils sont spécialisés dans la confection, secteur qui emploie près d’un actif sur deux24. Il faut toutefois souligner l’ambiguïté de la situation économique et sociale de cette population, à la fois insérée dans des niches d’activité assurant aux membres de ce groupe un quasi plein emploi, mais marginalisée socialement par de très bas salaires et fragilisée par l’irrégularité de la situation administrative de bon nombre d’entre eux ainsi que des conditions de vie misérables (logement insalubre, souvent sur le lieu de travail). Dans les villes frontalières, où les profils professionnels sont plus diversifiés, on note pourtant une spécialisation dans les activités commerciales, formelles et informelles25.

25 La vague actuelle d’immigration illustrée par la population bolivienne souligne la possibilité que le Brésil renoue une histoire migratoire, plus ou moins interrompue entre les années soixante et quatre-vingt-dix. Elle indique un changement historique plus important encore : en faisant appel à une immigration de main-d’œuvre peu ou pas qualifiée et originaire de pays pauvres, le Brésil referme la période de l’immigration de peuplement, historiquement si importante, et adopte le profil d’un pays d’immigration conventionnel, où l’immigrant est une composante structurelle d’une économie consolidée et en croissance.

26 Les courants migratoires Sud-Sud qui se développent entre le Brésil et certains de ses voisins illustrent l’importance croissante de ce pays dans les équilibres politiques et économiques régionaux, au détriment notamment de l’Argentine26.

Conclusion

27 Une évolution importante de la dynamique migratoire au Brésil se dessine. Qu’il s’agisse de l’immigration internationale de la première moitié du XXe siècle ou de la migration interne qui se développe ensuite, les mouvements de population observés sont étroitement liés à des phénomènes territoriaux favorisant l’extension de l’œkoumène. Que se soit sur les marges du territoire national ou dans les périphéries urbaines, les migrations internationales et intérieures se définissaient avant tout comme un mouvement de redistribution de la population (front pionnier, exode rural, mobilité intra-urbaine centre/périphérie) et d’intégration et de production de l’espace (colonisation agraire, périphérie urbaine). Actuellement, la migration conserve des impacts territoriaux, mais elle intervient davantage dans des espaces consolidés, à la

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croissance démographique faible ou modérée, où la demande et les possibilités d’insertion sont moins diversifiées. L’existence de niches d’activités de plus en plus exclusives traduit cette évolution. Dans un environnement territorial moins ouvert, en évolution et non plus en construction, les migrants sont alors relativement moins autonomes. À terme, pourraient se développer de nouvelles formes de mobilités encore peu répandues au Brésil, qui assureraient aux migrants l’accès à de nouvelles ressources et inaugureraient de nouvelles formes d’organisation sociale et spatiale de la migration.

NOTES

1. Au XIXe siècle, l’immigration internationale se concentre dans les régions Sud et Sud-Est, sur lesquelles nous centrons notre examen. Mais il est possible d’identifier des foyers migratoires dans d’autres régions, notamment en Amazonie occidentale, où l’extraction du latex entraîne le développement d’une économie locale florissante, attirant migrants internes (nordestins) et internationaux (en provenance d’Asie) affectés à des tâches agricoles (extractivisme) ou de construction (d’infrastructures notamment). 2. Raymond Pébayle, “Le Brésil méridional, Paraná, Santa Catarina, Rio Grande do Sul”, Problèmes d’Amérique latine, 3973-3974, Paris, la documentation française, 1973, p. 51-66 ; Raymond Pébayle, Les gaúchos du Brésil. Eleveurs et agriculteurs du Rio Grande do Sul (Vol. 31), Brest, Travaux et Documents de Géographie Tropicale - CEGET/CNRS, 1977. 3. Le célèbre roman de Erico Veríssimo, “O tempo e o vento”, (Le temps et le vent, Albin Michel), relate sur plusieurs générations le peuplement de l’extrême sud brésilien. 4. Herbert S. Klein, “A integração dos imigrantes italianos no Brasil, na Argentina e Estados Unidos”, Novos Estduos Cebrap (25), São Paulo, Cebrap, 1989, p. 104-110. 5. Pierre Monbeig, “La croissance de São Paulo”, Revue de géographie alpine, 41 (1), p. 59-97. 6. Elisa Massae Sasaki, “A imigração para o Japão”, Estudos Avançados (57), São Paulo, CEA - USP, 2006, p. 99-117. 7. Célia Sakurai, “A política de tutela e a imigração japonesa no Brasil : etnicidade e nacionalismo, 1908-1941“, in XXII Encontro anual da ANPOCS, Caxambu, ANPOCS, 1998. 8. Le taux de mortalité était de 29,1 % en 1900, il est de 6,3 % aujourd’hui. L’espérance de vie est ainsi passée de 43 ans dans les années trente à 73 ans actuellement. Le taux de fécondité était de 7,7 en 1903 , il est de 1,9 en 2008 (inférieur à celui de la France). Sa baisse s’accentue à partir des années 1975-1980. 9. Il est important de préciser que l’histoire du Brésil est jalonnée de cycles économiques qui se succèdent en différents lieux du territoire brésilien et dont le dynamisme repose sur la réactivité d’une population mobile, se déplaçant d’une région à une autre au gré des opportunités économiques. Essentielle dans la formation territoriale du Brésil colonial et impérial, la migration interne n’est donc pas nouvelle, mais elle devient massive à partir des années trente. 10. Fausto Brito, “Brasil, final de século : A transição para um novo padrão migratório”, in XII Encontro da ABEP, Caxambu, 2000, 1-44 p. 11. Fausto Brito, José Alberto Magno de Carvalho, “As migrações internas no Brasil : As novidades sugeridas pelos censos demográficos de 1991 e 2000 e pelas PNADs recentes”, op. cit.

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12. L’essor de la ville est antérieur à la Seconde Guerre mondiale. Il est lié à l’immigration internationale européenne et à la première phase d’industrialisation du premier quart du XXe siècle, emmenée par le dynamisme de l’économie caféière. La croissance urbaine et industrielle est marquée par le textile, le secteur énergétique (électricité), la construction, les transports (l’automobile). Pierre Monbeig, “La croissance de São Paulo (suite et fin)”, Revue de géographie alpine, 41 (2), 1953, p. 261-309. 13. Nous reprenons ici des thèmes chers à Philippe Ariès. Voir “L’enfant et la rue, de la ville à l’antiville”, in Essais de mémoire. 1943 - 1983, Paris, Seuil, p. 233-255. 14. En 1970, si on associe l’ensemble des communes de l’aire métropolitaine, seules deux villes, São Paulo et Rio de Janeiro, comptaient plus de 2 millions d’habitants. En 2000, elles sont au nombre de dix (Fausto Brito, Joseanne de Souza, “Expansão urbana nas grandes metrópoles. O significado das migrações intrametropolitanas e da mobilidade pendular na reprodução da pobreza”, São Paulo em Perspectiva, 19 (4), São Paulo, SEADE, 2005, pp. 48-63. 15. Municípios au Brésil qui en compte environ 5500 aujourd’hui. 16. George Martine, “A redistribuição espacial da população brasileira durante a década de 80”, Texto para discussão (329), Brasília, IPEA, 1994, p. 46. 17. IBGE, Censo demográfico 2000, Rio de Janeiro, IBGE 2002. 18. “Migración internacional - International migration”, Observatorio Demográfico (1), Santiago de Chile, CEPAL - CELADE, 2006, p. 16. Notons au passage que le Brésil ne compte que 0,4 ? % de sa population à l’étranger, l’Argentine 1,4 ? %, le Paraguay 6,7 ? % et la Bolivie 4,1. Les volumes de population donnant lieu à ces calculs sous-évaluent probablement la réalité, les comparaisons restent néanmoins valables. 19. Au début des années vingt, 36 ? % de la population de la ville était étrangère. 20. IBGE (2004) Estatísticas do Século XX, Rio de Janeiro, IBGE, 543 p. 21. Herbert S. Klein, A imigração espanhola no Brasil, São Paulo, Editora Sumaré, 1994, 110 p. 22. Ce qui est normal si, comme c’est le cas ici, on adopte une approche en termes non pas de flux mais de volume, définissant l’immigrant comme toute personne née à l’étranger ayant déclaré sa résidence principale au Brésil. 23. Jorge Martínez Pizarro, “El mapa migratorio de América Latina y el Caribe, mas mujeres y el género”, Población y desarrollo (44), Santiago de Chile, CELADE, 2003, p. 1-91. 24. Carlos Freire da Silva, “Bolivianos na indústria de confecções em São Paulo”, Travessia (22), São Paulo, CEM, 2009, p. 5-11 ; Sylvain Souchaud, “A imigração boliviana em São Paulo”, in Helion Póvoa Ed., Deslocamentos e reconstruções da experiência migrante, Rio de Janeiro, NIEM-UFRJ, 2009 (à paraître). 25. Wilson Fusco, Sylvain Souchaud, “Uniões exogâmicas dos imigrantes bolivianos na fronteira do Brasil”, Travessia (22), São Paulo, CEM, 2009, p. 32-38 ; Sylvain Souchaud, “Algumas considerações sobre a migração internacional transfronteiriça a partir do caso da migração boliviana em Corumbá, Mato Grosso do Sul”, in Antônio Carlos do Nascimento Osório, Jacira Helena do Valle Pereira, Tito Carlos Machado de Oliveira Eds., América Platina : educação, integração e desenvolvimento territorial (Vol. 1), Campo Grande, UFMS, 2008, p. 13-38 ; Sylvain Souchaud, Rosana Baeninger, “Collas e Cambas do outro lado da fronteira : aspectos da distribuição diferenciada da imigração boliviana em Corumbá, Mato Grosso do Sul”, Revista Brasileira de Estudos de População, São Paulo, Abep, 2008, p. 271-286. 26. L’Argentine est depuis plusieurs décennies le principal pôle migratoire régional, notamment pour les Boliviens et les Paraguayens.

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RÉSUMÉS

e e Le Brésil terre d’immigration correspond à une période allant de la fin du XIX au milieu du XX siècle. S’agissant des soixante dernières années, il faut être plus nuancé. Car les importants changements intervenus dans la structure, la composition et la répartition spatiale de la population brésilienne depuis l’après-guerre sont presque exclusivement dus à la croissance naturelle et à la redistribution de la population. Alors que le nombre de migrants internationaux n’a cessé de diminuer, la population brésilienne est passée, sous l’effet d’une rapide transition démographique, de 52 millions en 1950 à près de 192 millions aujourd’hui. Pourtant, depuis quelques années, de nouveaux migrants arrivent. Encore peu nombreux, ils laissent penser que le Brésil renoue modestement avec une tradition d’immigration.

AUTEUR

SYLVAIN SOUCHAUD Géographe, chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), UMR Laboratoire population, environnement, développement (LPED) et Núcleo de Estudos da População (NEPO-Unicamp), Brésil

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Migrations internationales et populations étrangères en France et au Brésil

Hervé Théry

1 Une analyse cartographique fondée sur les données de l’INSEE1 et de l’IBGE 2, son homologue brésilien, permet de mettre en lumière les situations contrastées de la France et du Brésil vis-à-vis des migrations internationales. Ces données s’appuient sur les recensements démographiques des deux pays. Il faut commencer par mettre en parallèle la répartition géographique et la composition des populations migrantes par nationalité. Dans le cas brésilien, la répartition des immigrations issues des flux du siècle dernier fait progressivement place à de nouveaux courants, provenant principalement du continent sud-américain, mais aussi de pays plus lointains, dont les habitants avaient jusque-là peu migré vers le Brésil.

2 L’analyse des autorisations de migration entre 2004 et 2008 montre des apports nouveaux, notamment par des arrivées en provenance des États-Unis et de divers pays asiatiques. À cette réorientation en fonction de l’origine des migrants correspond un changement de destination à l’intérieur du pays. Les migrants privilégient nettement les grandes métropoles du Sudeste, notamment São Paulo et Rio de Janeiro.

Les étrangers en France et au Brésil

3 Les étrangers recensés en France étaient en 2000, selon l’INSEE, 5 618 479 sur 58 520 688 habitants. Au Brésil, ils étaient, selon l’IBGE, 510 067 non naturalisés et 173 763 naturalisés sur 173 millions (contre 606 624 non naturalisés et 161 151 naturalisés en 1991 sur 161 millions). En 2009, on estime qu’ils sont environ 880 000. Le chiffre est en légère augmentation donc, mais, en proportion, bien inférieur à celui de la France, ce qui est a priori surprenant pour un pays qui a si lontemps été un pays d’immigration massive.

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4 Dans les deux pays (cf. figures 1 et 2), les populations étrangères se concentrent dans les grandes métropoles, mais de façon plus accentuée au Brésil, notamment à São Paulo et Rio de Janeiro. Une représentation cartographique non conventionnelle (en anamorphose, cf. figures 3 et 4) montre plus clairement les concentrations de populations étrangères dans les régions centrales des deux pays.

Figure 1. Les étrangers en france

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Figure 2. Les étrangers au Brésil

Figure 3. Les étrangers en France, anamorphose

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Figure 4. Les étrangers au Brésil, anamorphose

Figure 5. Les six nationalités les plus représentées en France

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Figure 6. Les six nationalités les plus représentées au Brésil

5 Les six nationalités les plus représentées parmi les étrangers résidant en France sont issues des pays voisins de l’Europe du Sud (, Espagne et Italie) ou des anciennes colonies d’Afrique du Nord (Algérie, Maroc et Tunisie).

6 Au Brésil, on constate une forte représentation des mêmes pays d’Europe du Sud, d’où sont venus les principaux courants migratoires, notamment du Portugal, l’ancienne métropole. Deux autres pays ont alimenté les courants migratoires importants des XIXe et XXe siècles (l’Allemagne et le Japon), alors que le troisième est un pays voisin (l’Argentine). On est donc bien en présence des résultats des migrations passées, du temps où le Brésil voyait sa population croître principalement grâce à l’immigration.

Le Brésil, pays d’immigration

7 Contrairement à d’autres pays d’Amérique latine, comme le Pérou, le (futur) Brésil ne comptait pas de populations indiennes nombreuses à l’arrivée des Européens. L’essentiel de sa population lui est venu par immigration, à l’époque coloniale (1500 à 1822) ou postérieurement.

8 À l’époque coloniale, les principales migrations provenaient de la péninsule Ibérique, le pays étant fermé au commerce et aux migrations par la politique coloniale de la métropole, Lisbonne ou – durant la période où les deux pays étaient unis – Madrid. Après l’indépendance, sous l’Empire (de 1822 à 1889), une politique d’immigration depuis l’Europe avait été amorcée, en prévision de l’abolition de l’esclavage qui fournissait jusque-là l’essentiel de la main-d’œuvre dans les plantations et les mines. De fait, une fois l’esclavage aboli, ce qui entraîna la chute de l’Empire, c’est l’immigration européenne qui assurait la croissance de la population et la prospérité du pays, alors en plein boom du café.

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9 Ce flux migratoire resta très fort jusqu’aux années trente, puis chuta lors de la Seconde Guerre mondiale et ne reprit que brièvement et modestement après celle-ci. Les immigrés les plus nombreux, outre les Portugais et les Espagnols, qui continuaient à prendre la route de l’Amérique du Sud, furent les Italiens et les Allemands. Leurs pays étaient alors en plein processus d’unification et de transformation économique profonde, ce qui “libérait” des populations paysannes ne trouvant plus leur place dans les sociétés en cours de modernisation.

Tableau 1. Migrants par nationalité

Période 1884 1894 1904 1914 1924 1945 1950 1955 Total Nationalité 1893 1903 1913 1923 1933 1949 1954 1959

Italiens 510 533 537 784 196 521 86 320 70 177 15 312 59 785 31 263 1 507 695

Portugais 170 621 155 542 384 672 201 252 233 650 26 268 123 082 96 811 1 391 898

Espagnols 113 116 102 142 224 672 94 779 52 405 4 092 53 357 38 819 683 382

Autres 66 524 42 820 109 222 51 493 164 586 29 552 84 851 47 599 596 647

Japonais - - 11 868 20 398 110 191 12 5 447 28 819 176 735

Allemands 22 778 6 698 33 859 29 339 61 723 5 188 12 204 4 633 176 422

Syriens 96 7 124 45 803 20 400 20 400 93 823 et Turcs

Total 883 668 852 110 1 006 617 503 981 717 223 80 424 338 726 247 944 4 630 693

Source : Brasil : 500 anos de povoamento. Rio de Janeiro, IBGE, 2000. Apêndice : Estatísticas de 500 anos de povoamento, p. 226.

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Figure 7. Les principaux apports migratoires au XXe siècle

Figure 8. Les descendants des immigrants au Brésil

10 Au début du XXe siècle, un courant d’immigration japonaise s’est joint à eux, à l’origine pour fournir des travailleurs aux plantations de café. Une centaine de milliers d’immigrants viennent par ailleurs de ce qui était alors l’Empire ottoman. Pour la plupart libanais et syriens, ils sont encore aujourd’hui appelés de manière générique “Turcos”.

11 Les nationalités les plus représentées dans la population brésilienne sont donc encore, on l’a vu, celle des pays d’où sont venus les immigrants. On peut y ajouter d’autres groupes nationaux représentant des communautés moins nombreuses et dont l’implantation dans le pays n’est pas exactement la même. Les Autrichiens et les

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Hongrois suivent à peu de chose près la même répartition que les Allemands. Quant aux Hollandais, ils sont beaucoup plus dispersés dans le pays, en bonne partie parce qu’il s’agit d’une immigration se destinant à l’agriculture et qui a trouvé de bonnes terres dans les États de la périphérie du Centre comme le Minas Gerais ou le Paraná. Les Turcs stricto sensu sont groupés à Rio et São Paulo, mais les Turcos libanais et syriens se dispersent dans tout le Sud, et même dans certains États plus au nord, où ils sont en général commerçants.

Les autres apports migratoires au Brésil

12 L’évolution récente a apporté des changements sensibles à cette répartition issue de l’immigration historique. Cette dernière reste d’autant plus dominante que la plupart des étrangers se sont fixés depuis longtemps dans le pays, comme le montre la figure qui les classe en fonction de leur date d’arrivée au Brésil (cf. figure 9) : la majeure partie des migrants sont arrivés avant 1990. Mais de nouveaux courants migratoires se sont dessinés au cours des trois dernières décennies. Ils font plus de place aux échanges avec les pays voisins et à de nouveaux courants migratoires.

13 Les pays voisins, à l’exception de l’Argentine – même si leurs ressortissants n’étaient pas absents du territoire brésilien –, n’ont compté parmi les groupes étrangers les plus nombreux qu’à partir du recensement de 2000. On les trouve, comme on pouvait s’y attendre, dans les régions frontalières de chacun des pays, mais aussi et parfois en plus grand nombre dans les grandes capitales du Sud-Est. Les seuls qui se dispersent dans une bonne partie du pays sont les Boliviens et les Paraguayens que l’on retrouve dans tout l’ouest du Brésil.

14 Ces migrations de voisinage tendent à se développer grâce à la multiplication des points de passage, l’amélioration des infrastructures routières, et surtout parce que le développement économique du Brésil, plus rapide que chez ses voisins, en fait un foyer d’attraction dans la région.

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Figure 9. Les immigrants par date d'arrivée au Brésil

Figure 10. Les ressortissants des pays voisins du Brésil

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Figure 11. Autres étrangers au Brésil

15 Les ressortissants des autres pays étrangers, dont rend compte le recensement de 2000, se répartissent principalement dans les capitales des États fédérés et dans les grandes villes du Sudeste, mais on en trouve aussi de petites concentrations dans des régions plus inattendues : en Amazonie notamment, pour un certain nombre de citoyens des États-Unis, ou dans le Nordeste pour les Belges.

16 Ces autres nationalités ont des répartitions sur le territoire national assez semblables entre elles et proches de celles de la population brésilienne : leurs ressortissants se distribuent principalement dans le Sud et le Sud-Est, et tout particulièrement dans les grandes capitales, Rio et São Paulo. Le seul pays à faire exception, à double titre, est l’Angola, la seule nation africaine à apparaître avec des effectifs significatifs, et aussi la seule à avoir une certaine dispersion dans les États situés au nord des deux capitales. On peut sans doute l’expliquer par le fait que bon nombre de ces Angolais ont probablement quitté le pays lors de l’indépendance et ont cherché à s’installer dans un pays lusophone où beaucoup de terre était disponible, d’où leur choix du Brésil.

Tendances récentes

17 En attendant le recensement de la population de 2010, on ne dispose pas de sources aussi précises sur les tendances récentes de l’immigration au Brésil. On peut toutefois s’en faire une idée en observant les demandes d’autorisation d’immigrer qui ont été enregitrées par les autorités brésiliennes, en l’occurence le ministère du Travail (cf. figure 12). Il ne s’agit évidemment que d’une partie des flux, ceux qui sont traités de façon officielle, ce qui laisse de côté toute l’immigration clandestine ou semi- clandestine.

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Figure 12. Autorisations d'immigrer, 2004-2008

18 Ces données, que l’on peut transformer en carte de flux, montrent que dorénavant le Brésil attire des migrants du monde entier, et pas seulement des zones qui traditionnellement se dirigeaient vers lui. Aux flux traditionnels venus d’Europe s’ajoutent désormais des courants venus du continent américain, du Nord comme du Sud, et de plus en plus de flux venus d’Asie, principalement du Japon et de Corée. Le seul continent absent est l’Afrique, qui a si longtemps envoyé des migrants involontaires vers le Brésil, du temps de la traite négrière. Les tentatives de rapprochement du Brésil avec l’Afrique, entreprises principalement depuis l’arrivée au pouvoir du président Lula, ne se traduisent pas – ou pas encore – par des flux migratoires.

Figure 13. Répartition en fonction de l'origine des immigrants

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Figure 14. Destination des immigrants

19 Les destinations choisies à l’intérieur du Brésil sont diverses selon les origines des migrants : São Paulo, la capitale économique, attire de partout ; le Nordeste semble attirer tout particulièrement les Européens. La nouveauté la plus remarquable est l’apparition de migrants asiatiques : aux Japonais s’ajoutent des Coréens, des Chinois et, plus récemment, des Indiens. Leur répartition dans le pays est semblable à celle des autres nationalités, à l’exception près d’un flux de quelques centaines de Japonais qui se dirigent vers l’Amazonas, ce qui s’explique par la présence de la zone franche de Manaus, où sont installées de nombreuses entreprises japonaises.

20 Le Brésil redevient donc un pays d’immigration, il attire de plus en plus de migrants qui choisissent de s’y installer parce qu’ils pensent que le développement économique de ce pays est plus rapide que celui de leur propre pays d’origine. Ce ne sont donc plus des migrations organisées vers les plantations et les zones de colonisation agricole, mais des migrations individuelles motivées par une volonté d’ascension sociale. Face à cette situation nouvelle, quelle politique le gouvernement brésilien va-t-il adopter ? On en a une idée par une initiative récente : le président Luiz Inácio Lula Da Silva a promulgué le 2 juillet 20093 la loi 1.664-D, de 2007, dite “loi de l’amnistie migratoire”, qui amnistie les étrangers en situation irrégulière au Brésil. La nouvelle loi permet à tous les étrangers en situation irrégulière, entrés au Brésil avant le 1er février de cette année, de régulariser leur situation. Elle leur accorde la liberté de circulation, le droit de travailler, l’accès à la santé, à l’éducation publique et à la justice. Cette mesure concerne les personnes entrées irrégulièrement au Brésil, dont le visa d’entrée était périmé ou qui n’ont pas bénéficié de la dernière loi d’amnistie migratoire, en 1998, soit, selon les calculs du ministère de la Justice, autour de 50 000 personnes (certaines institutions internationales estiment à 200 000 le nombre total d’étrangers en situation irrégulière au Brésil). Outre les Boliviens, les Chinois, les Paraguayens, les Péruviens et les Russes sont les principaux groupes concernés.

21 Le gouvernement brésilien estime qu’aujourd’hui près de quatre millions de Brésiliens vivent à l’étranger, et le secrétaire d’État à la Justice Romeu Tuma Júnior espère que l’initiative brésilienne pourra sensibiliser d’autres pays et “susciter une réciprocité”.

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Selon lui, si beaucoup de pays continuent de criminaliser le traitement des flux migratoires, le Brésil a choisi d’humaniser sa politique d’accueil des étrangers.

NOTES

1. ‘Institut national de la statistique et des études économiques, http://www.insee.fr/fr/ default.asp. 2. Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, http://www.ibge.gov.br/home/. 3. http://www.agenciabrasil.gov.br/noticias/2009/07/02/materia.2009-0702.0554961635/view, consulté le 18/8/09.

RÉSUMÉS

Une analyse des populations étrangères en France et au Brésil fait ressortir de profondes différences entre les deux pays, notamment en ce qui concerne les nationalités représentées et les mécanismes migratoires. Alors que dans l’Hexagone les ressortissants des pays voisins d’Europe du Sud et des anciennes colonies sont toujours les plus nombreux, au Brésil les origines migratoires connaissent depuis quelques décennies un net changement. Si les pays qui avaient le plus alimenté l’immigration aux XIXe et XXe siècles l’emportent en nombre de ressortissants, le Brésil est désormais au centre de nouvelles migrations régionales.

AUTEUR

HERVÉ THÉRY Géographe, directeur de recherche au CNRS-Credal, professeur invité à l’université de São Paulo – USP

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Immigration brésilienne en Europe Dimension transnationale

Martin Rosenfeld, Pedro Góis, Annika Lenz, Pascal Reyntjens et Andrea Rea

1 L’immigration brésilienne en Europe connaît une dimension véritablement transnationale. Aussi, une compréhension fine se doit de prendre en compte le contexte européen dans son ensemble. Pour ce faire, nous allons exploiter les résultats de deux études menées en 2008. La première, réalisée par l’Organisation internationale des migrations, propose une approche statistique au moyen d’une enquête réalisée auprès de 1300 migrants brésiliens résidant au Portugal, en Irlande et en Belgique1. La seconde, effectuée par l’université libre de Bruxelles, apporte un éclairage qualitatif centré sur les travailleurs migrants brésiliens en Belgique2. L’intérêt porté aux carrières migratoires de ces Brésiliens nous permettra de saisir certains des enjeux liés aux structures d’opportunités conditionnant cette immigration vers l’Europe.

Bref historique de l’immigration brésilienne en Europe

2 Environ cinq millions de personnes immigrèrent au Brésil entre 1936 et 1968. Après la Seconde Guerre mondiale, et jusque dans les années soixante-dix, une politique de restriction de l’immigration entraîna un flux migratoire net proche de zéro. En 2000, le recensement enregistrait 683 830 étrangers, nés en majorité au Portugal (213 203). Aujourd’hui, une inversion des tendances migratoires est observée. Des chercheurs comme Gláucia Assis ou Maxime Margolis montrent que l’émigration brésilienne, qui a débuté de façon sporadique dans les années soixante-dix, est devenue un mouvement significatif. Au cours de ces dernières années, de nombreux Brésiliens ont émigré vers des destinations telles que les États-Unis, l’Europe, le Japon et le Paraguay. En 2008, à la première conférence des communautés brésiliennes expatriées, le nombre de migrants brésiliens a été estimé à 3,8 millions. Les communautés les plus importantes sont localisées aux États-Unis (1 190 000), au Paraguay (515 000), au Japon (31 000), au Royaume-Uni (300 000), au Portugal (160 000) et en Espagne (150 000)3.

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Panorama des migrations brésiliennes en Europe

3 L’émigration brésilienne en Europe diffère partiellement de celle des États-Unis et, plus radicalement, de celle du Japon ou du Paraguay. Il s’agit moins d’un mouvement constitué majoritairement de Brésiliens de la classe moyenne, originaires des grands centres urbains, que d’un mouvement incluant aussi un grand nombre de jeunes issus de classes sociales moins favorisées, peu ou pas qualifiés, et provenant des régions rurales de l’intérieur du Brésil. Nous pouvons observer que ces flux migratoires diffèrent sensiblement en fonction de la destination choisie.

Irlande

4 La première vague de migrants brésiliens est arrivée en Irlande voici dix ans. Originaire de l’État de Goiás, ce groupe de travailleurs a été recruté directement au Brésil par des entreprises irlandaises de transformation de la viande. Cette première vague migratoire était donc appelée. En 2008, les ONG locales estimaient entre 20 000 et 30 000 le nombre de Brésiliens en Irlande. Les caractéristiques sociales et démographiques des migrants de la région de Dublin semblent varier considérablement de celles des migrants du reste du pays. Les migrants brésiliens du grand Dublin sont en majorité des jeunes gens instruits, disposant d’un visa d’étudiant et d’un emploi. D’un autre côté, les migrants brésiliens vivant hors de Dublin sont souvent des travailleurs migrants ayant dépassé la durée de leur séjour ou vivant dans une situation d’irrégularité. Pour les Brésiliens présents en Irlande, le projet migratoire se décline à court terme ; la moitié d’entre eux disent ne pas vouloir rester plus de deux ans.

Belgique

5 La migration brésilienne vers la Belgique a débuté avec l’arrivée de réfugiés politiques, d’artistes, de footballeurs et d’étudiants fuyant le coup d’État militaire de 1964. Depuis les années quatre-vingt, suite aux changements politiques au Brésil, cette première vague d’immigration est rentrée au pays et y a répandu l’idée que la Belgique était une terre d’accueil.

6 Le développement des relations entre les deux pays a ensuite permis l’immigration de professionnels qualifiés travaillant pour des multinationales ou des institutions internationales et s’installant en Belgique avec leur famille. La crise économique des années quatre-vingt-dix au Brésil a encouragé une nouvelle vague d’émigration. Les migrants étaient alors à la fois des professionnels qualifiés et moins qualifiés qui, dans certains cas, emmenaient avec eux leur famille. Ce processus migratoire s’est fortement accéléré après 2001.

7 Seules des estimations peuvent être obtenues sur la taille réelle de la communauté brésilienne de Belgique. Les estimations mentionnées par les représentants communautaires varient entre 10 000 et 50 000 individus. Début 2008, seuls 4 000 Brésiliens étaient enregistrés au registre national.

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Portugal

8 Dans les années quatre-vingt-dix, les Brésiliens sont devenus pour la première fois un groupe significatif au Portugal, représentant, avec près de 10 000 individus, 11 % des immigrants légaux. Ce pourcentage a augmenté de façon régulière depuis 1999, jusqu’à atteindre environ 20 % aujourd’hui. Le choix du Portugal comme pays de destination est dû aux affinités culturelles et linguistiques ainsi qu’aux avantages du statut spécial octroyé par le Portugal aux Brésiliens. En effet, la complexité sociale et politique des relations entre le Portugal et le Brésil a mené à une série de législations spéciales pour les Brésiliens en situation irrégulière. Ces régularisations périodiques sont un élément supplémentaire intervenant dans le choix de ce pays de destination. Les Brésiliens sont d’importants acteurs de l’économie informelle et travaillent principalement dans le secteur tertiaire et dans la construction. Si le Portugal représente pour beaucoup de Brésiliens un pays de destination, certains le considèrent comme un pays de transit pour entrer sur le territoire européen, voire comme une étape en direction du Royaume-Uni ou des États-Unis. D’autres pays européens, telles la Belgique et l’Irlande, sont davantage concernés par l’immigration irrégulière de Brésiliens.

La circulation des migrants brésiliens en Europe

9 Un quart des migrants brésiliens (24,4 %) – et 44 % de ceux rencontrés en Belgique – arrive en Europe via la France. Cette porte d’entrée semble privilégiée par les migrants en raison de contrôles d’immigration moins sévères. La France semble ainsi être un pays de transit à court terme pour les Brésiliens en Europe. Cela est également dû aux spécificités de la zone Schengen et au régime particulier de visa dont bénéficient les Brésiliens. Les autres principales portes d’entrée sont le Portugal (21,6 %), l’Espagne (18 %) et les Pays-Bas (8,6 %).

10 Dans le cas des Brésiliens, il n’y a pas d’indication d’une migration construite par étapes. Le fait que les Brésiliens soient dispensés de l’obtention d’un visa pour un séjour touristique allant jusqu’à trois mois leur permet d’entrer directement dans leur pays de destination. Les opportunités offertes sur le marché du travail, l’existence de réseaux migratoires actifs et une communauté déjà implantée dans le pays sont d’autres facteurs décisifs qui aident à expliquer le choix des destinations migratoires.

11 Dans le cas brésilien, les réseaux informels de soutien – constitués de proches (membres de la famille nucléaire ou élargie), d’amis et de connaissances – semblent avoir un impact déterminant dans plusieurs phases du processus migratoire. Cependant, cette immigration entre le Brésil et l’Europe est encore récente et ces réseaux de soutien sont rares. Cet élément, combiné aux politiques migratoires européennes restrictives, peut amener certains Brésiliens à avoir recours à des réseaux migratoire organisés et payants.

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Les structures d’opportunités de l’immigration brésilienne en Europe

12 L’apparition, puis le développement, de l’immigration brésilienne en Europe s’est construite autour d’une série de facteurs d’attraction ou de structures d’opportunités. Dans sa forme la plus récente, cette immigration est avant tout économique.

13 La demande de plus en plus grande en Europe pour les “3-D Jobs” (Dirty, Demanding and Dangerous) et le fait de pouvoir accéder à l’espace Schengen sans devoir disposer d’un visa sont des facteurs ayant joué un rôle capital dans le développement de cette migration. D’un autre côté, celle-ci se confronte à différents problèmes : obstacle linguistique partout en Europe excepté au Portugal, non-reconnaissance des diplômes, emplois souvent cantonnés dans l’économie informelle, difficulté à régulariser la situation de séjour. C’est dans l’agencement particulier des structures d’opportunités, pouvant relever du registre socio-économique et du registre juridico-institutionnel, que se développent les parcours de ces migrants.

14 Seul le Portugal, de par son passé, a connu avant les années quatre-vingt-dix un flux important de migrants brésiliens. Plusieurs auteurs (Beatriz Padilla, Cristina Braga Martes ou Soraya Fleischer) affirment que la croissance rapide que connaît aujourd’hui cette immigration trouverait son origine à la suite du 11 septembre 2001. Le durcissement des contrôles aux États-Unis aurait rendu cette destination moins accessible et ouvert la voie à une émigration brésilienne vers l’Europe.

15 Bien qu’ils ne disposent pas du droit de travailler légalement, les possibilités d’emplois irréguliers dans les secteurs dérégulés des économies européennes sont nombreuses. Partout en Europe, les secteurs de la restauration, de l’agriculture, de la construction civile ou du nettoyage, sont demandeurs d’une main-d’œuvre abondante, docile et payée au plus bas. La répartition des travailleurs brésiliens entre ces secteurs varie d’un pays à l’autre. Le cas de la Belgique est sans doute celui dans lequel la répartition est la plus nettement tranchée, puisque 72 % des hommes brésiliens sont employés dans la construction et 68 % des femmes brésiliennes dans le nettoyage. Seuls 15 % des Brésiliens présents en Belgique travaillaient dans ces secteurs au Brésil. Malgré les décalages existant entre le diplôme, la profession exercée au Brésil et l’activité effectuée en Europe, la différence de salaire reste un attrait important pour les travailleurs brésiliens. Les raisons économiques sont donc le principal motif du projet migratoire pour la moitié des migrants brésiliens.

16 D’autres facteurs, telles les vagues de régularisation, peuvent exercer un attrait important. Ainsi, pour 8 % des migrants brésiliens présents au Portugal, l’espoir d’une future régularisation est le principal facteur ayant motivé le choix de leur destination.

17 Il existe en Belgique une niche d’emploi pour les travailleurs brésiliens dans le secteur du bâtiment, plus spécifiquement dans le plafonnage. Nous avons vu que près des trois quarts des hommes brésiliens présents en Belgique exercent ce type d’emploi. Il y a là un secteur relativement bien organisé, faisant intervenir des intermédiaires brésiliens se chargeant de la mise à disposition de main-d’œuvre auprès d’entrepreneurs, souvent Portugais, travaillant eux-mêmes comme sous-traitants pour des sociétés belges. L’existence de cette niche économique représente une opportunité structurant de manière forte l’immigration brésilienne. Il est intéressant d’observer qu’avant d’intégrer l’Union européenne, les travailleurs portugais, puis polonais, ont tour à tour

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occupé ce type d’emploi, faisant ainsi du secteur du plafonnage une niche ethnique au sein de laquelle s’observe un jeu de chaises musicales entre nationalités.

Carrières migratoires des Brésiliens

18 La variété des structures d’opportunités et l’existence d’incertitudes dans les projets migratoires, liées aux effets de hasards, conduisent à la constitution de carrières migratoires différentes les unes des autres.

19 Un brésilien bénéficiant d’une procédure de régularisation pourra accéder à un permis de séjour régulier. En régularisant son séjour, il se crée également la possibilité d’avoir accès à un emploi déclaré, ce qui signifie bien souvent un salaire nettement supérieur à celui perçu auparavant. L’obtention d’un emploi déclaré ouvre l’accès à différents droits sociaux. De même, un titre de séjour légal permet de rentrer plus facilement au Brésil, puisque ne se présente plus la crainte de ne pas être réadmis dans le pays d’immigration. L’ensemble des dimensions de la vie du migrant étant affecté par ce changement de statut, nous percevons bien à quel point la carrière migratoire d’un Brésilien ayant bénéficié d’une régularisation se différenciera de celle d’un autre, arrivé en même temps, mais n’ayant pas pu en bénéficier. Le changement statutaire, grâce à la régularisation, conduit aussi à un changement de l’identité du migrant, devenu régulier.

20 Un second exemple de carrière migratoire concerne les Brésiliens parents d’enfants belges. L’article 12 de la constitution brésilienne spécifie que pour obtenir la nationalité, un enfant né à l’étranger doit résider au Brésil et opter pour la nationalité brésilienne à sa majorité. Les enfants nés en Belgique de parents brésiliens ne remplissant pas ces conditions sont considérés comme apatrides. Or l’article 10 du droit de la nationalité prévoit l’octroi de la nationalité belge à tout enfant apatride né sur son territoire. Les parents d’un enfant belge, même s’ils se trouvent en situation irrégulière, ne pouvant être expulsés du pays, un nombre important de couples de Brésiliens ont eu recours à cette opportunité de type juridico-administrative. Du moins jusqu’en septembre 2007, date à laquelle la constitution brésilienne a été modifiée. À présent, il suffit d’enregistrer au consulat brésilien un enfant né à l’étranger de parents brésiliens pour qu’il se voie reconnaître la nationalité. Ne pouvant plus être considérés comme apatrides, les enfants de parents brésiliens n’ont plus accès à la nationalité belge. Cependant, reste l’ensemble des familles brésiliennes dont au moins un enfant est belge. Le statut qui leur est réservé, notamment en ce qui concerne l’obligation d’obtenir un permis de travail, dépend de l’interprétation des textes. Celle-ci est tantôt restrictive, tantôt laxiste, car s’inscrivant dans la politique qui vise à permettre aux personnes ne pouvant être expulsées d’avoir accès à un emploi régulier.

21 Les Brésiliens en Belgique sont souvent jeunes et voyagent régulièrement en famille. La probabilité pour eux d’avoir un enfant durant leur parcours migratoire est donc importante. Ceux qui, parmi ces couples, ont pu obtenir la nationalité belge pour leur enfant ont eu une carrière migratoire fort différente de ceux qui n’ont pas pu bénéficier de cette opportunité.

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Conclusion

22 L’immigration brésilienne en Europe s’est développée en fonction de structures d’opportunités particulières. Celles-ci peuvent être de deux ordres : socio-économiques ou juridico-institutionnelles. Les carrières migratoires, telles que nous les avons décrites, se construisent entre ces deux dimensions.

23 Dans le cas de l’immigration brésilienne, ce point est rendu particulièrement explicite au regard des vagues de régularisation au Portugal4. Être présent au Portugal au moment d’une vague de régularisation représente une opportunité de type juridico- institutionnelle intéressante. En effet, l’accès à un séjour légal au Portugal représente une porte d’entrée vers l’ensemble des pays de l’Union européenne. Cependant, du point de vue des opportunités économiques, le Portugal n’est pas forcément la meilleure option pour le migrant brésilien. Les possibilités d’emploi sont souvent plus nombreuses et le salaire plus élevé dans d’autres pays européens. L’entrée par le Portugal est avantageuse mais l’installation plus difficile. Cette dernière ne sera consentie que pour la durée la plus courte possible et à condition d’être sûr qu’une procédure de régularisation est bien sur le point d’aboutir. D’où l’importance de la circulation des informations au sein de la communauté.

24 Le migrant brésilien aura ainsi recours à son réseau de connaissances pour tenter de se tenir informé des meilleures opportunités, que celles-ci prennent place dans son pays de résidence ou non. Les informations concernant la prochaine action de régularisation au Portugal circulent bien au-delà des frontières de ce pays. Cependant, l’immigration brésilienne en Europe est encore relativement récente. Si un réseau d’associations représentant cette communauté est bien en train de se constituer à l’échelle européenne5, celui-ci ne bénéficie pas encore d’une légitimité au sein de l’ensemble de la communauté, ni surtout d’une reconnaissance par les autorités en charge de l’immigration dans les différents pays européens. Pour beaucoup des migrants brésiliens en situation précaire, l’information continue donc de circuler par les canaux plus informels que constituent les liens familiaux, d’amitiés, voire les églises.

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Padilla Beatriz, “Brazilian Migration to Portugal: Social Networks and Ethnic Solidarity”, in Working Paper Nº 12, CIES-ISCTE, 2006, http://cies.iscte.pt/documents/CIES-WP12.pdf.

Peixoto João, “Os mercados da imigração : modos de incorporação laboral e problemas de regulação dos imigrantes estrangeiros em Portugal”, in Cadernos Sociedade e Trabalho, 11, 2002.

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Waldinger Roger, (The Making of an Immigrant Niche), in International Migration Review, 28 (1), 1994.

NOTES

1. Pour la description de la méthodologie de recherche, voir le point 1 du rapport accessible en ligne (OIM 2009). 2. Cette étude a pris place dans le cadre du projet de recherche interuniversitaire Nouvelles migrations et nouveaux migrants en Belgique (NOMIBE), coordonné par Marco Martiniello pour le compte de la Politique scientifique fédérale belge. 3. Source : CCBE 2008. En Espagne, les données des registres municipaux indiquent qu’en 2007, le nombre de Brésiliens officiellement enregistrés dans ce pays est d’environ 90 000. Cela représente une augmentation de 25 ? % par rapport à 2006. 4. Le Portugal a connu des vagues de régularisation de facto ou de jure en 1992, 1996, 2001, 2003, 2004 et 2007. 5. Le Réseau des Brésiliennes et Brésiliens en Europe a été constitué en 2007. Il rassemble les associations de Brésiliens présentes dans onze pays européens. http://rede-brasileira.eu.

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RÉSUMÉS

Pays traditionnel d’immigration, le Brésil, connaît depuis les années quatre-vingt, et pour la première fois de son histoire, un flux migratoire négatif. Au moins quatre millions de Brésiliens ont émigré au cours de ces dernières années. En ce qui concerne l’Europe, d’importantes communautés brésiliennes sont présentes au Portugal, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Royaume-Uni et en France. Plus récemment, la Belgique, les Pays-Bas, l’Irlande et la Suisse ont également connu des arrivées importantes de migrants brésiliens, l’occasion de remettre à jour l’analyse des flux migratoires entre le Brésil et l’Europe.

AUTEURS

MARTIN ROSENFELD Assistant doctorant, anthropologue, METICES - université libre de Bruxelles

PEDRO GÓIS Chercheur senior, sociologue, université de Porto & centre d’études sociales de l’université de Coimbra

ANNIKA LENZ Assistante de projet, politologue, OIM (Organisation internationale des migrations)

PASCAL REYNTJENS Chef du département de l’Assistance au retour volontaire et à la réintégration, OIM

ANDREA REA Professeur, sociologue, METICES - université libre de Bruxelles

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Autorité éducative et rapports de génération Esquisse d’une approche comparative France – Brésil

Abdelhafid Hammouche

1 Les problèmes de ressources, les distances sociales ou la stratification des positions sont dissemblables en bien des points dans les sociétés brésilienne et française. Non seulement la protection sociale au Brésil est loin d’offrir les mêmes garanties qu’en France, mais la pauvreté ne résulte pas des mêmes processus : si elle s’étend ces dernières décennies dans l’Hexagone, alors que les mesures d’accompagnement se multiplient sans véritablement résoudre les difficultés, elle se perpétue et s’inscrit plus fortement dans le paysage social brésilien. Les efforts du gouvernement Lula, notamment avec les bourses attribuées aux familles dont les enfants sont scolarisés1, constituent une véritable amorce, sans être pour autant à la hauteur des problèmes.

2 Cependant, la relation aux populations pauvres, notamment les habitants des favelas, ne s’appréhende pas seulement par ces tentatives de les aider économiquement. Elle gagne à être approchée par la prise en compte des sentiments et du malaise qui se manifestent à leur égard dans les rapports quotidiens. La manière de présenter les divisions de la société brésilienne entre “classes moyennes”, “riches” et “populaires” l’indique d’une certaine manière2. Ce propos flou, repris par ceux qui se situent dans les classes moyennes pour désigner les “trois” Brésil, laisse entendre une distance incommensurable et quasiment indépassable entre ces trois “milieux”, et notamment avec les milieux populaires.

De la France au Brésil, l’institution de rapports éducatifs

3 Dans certains cas, il n’est pas excessif de parler d’aversion vis-à-vis de populations considérées dangereuses comme par exemple les enfants des rues. En France, les rapports avec les “jeunes de banlieue” révèlent aussi un malaise qui ne se confond pas avec le racisme. Les comportements des “jeunes” dans l’espace public, leurs rapports au

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bruit, les tons adoptés, plus largement l’expression des émotions, laissent parfois désemparés ou rendent agressifs les “adultes”, dont l’éducation reçue dans un autre milieu social repose sur la retenue de soi. Dans les deux cas, il s’agit d’une crainte – souvent indexée à la sécurité et à la sociabilité – constitutive d’une altérité repoussante pour ceux qui la vivent.

4 Dans les deux pays, une action sociale se déploie sous des formes multiples. La politique de la ville, sans se limiter aux “jeunes”, en est un volet en France. Au Brésil, l’adoption de la charte de l’enfant en 19903 constitue un socle – à l’instar de l’ordonnance de novembre 1945 qui a servi de fondement à la justice des mineurs en France – à partir duquel se conçoit une action sociale en direction des mineurs, avec des équipements pour les accueillir ou des services de travailleurs sociaux pour leur venir en aide dans la rue. Les tentatives de prise en charge de l’enfance par les pouvoirs publics se sont ainsi multipliées depuis cette date, sans pour autant réduire la place prise par les Organisations non gouvernementales (ONG). On peut penser que ces actions dans les deux pays devraient favoriser une autre considération de l’altérité, voire une moindre crainte à l’égard de ces “jeunes”.

5 À défaut de saisir les multiples rapports qui s’instaurent dans la rue par les croisements qui fondent l’urbanité, et où s’expriment sans doute le plus la réserve ou le malaise, je me penche sur la manière dont se structurent les rapports éducatifs en m’interrogeant sur la position des adultes et sur les ressources qui la permettent. L’esquisse d’approche comparative des rapports de socialisation à partir de la pratique des éducateurs au sens large (enseignants, travailleurs sociaux, artistes), intervenant dans le cadre de l’action publique auprès d’enfants proposée ici, repose sur la recherche que je mène, d’une part, dans l’agglomération de Lyon en France dans un site “politique de la ville” et, d’autre part, à Fortaleza4 au Brésil5.

L’action en direction des enfants à Fortaleza

6 Tout comme avec la politique de la ville en France et ses dispositifs conçus pour favoriser l’articulation des interventions, la volonté de coordonner les acteurs se manifeste également à Fortaleza. Cette perspective de coopération entre acteurs du secteur public et du secteur privé trouve un début de mise en œuvre par des dispositifs animés par la FUNCI ou d’autres acteurs, comme La Barraca6. C’est ainsi qu’une instance réunissant quatorze institutions agissant dans le domaine de l’enfance et de l’adolescence fonctionne depuis 1995. Elle est animée par un de ses membres, coopté à tour de rôle7. La multiplication, ces dernières années, des types d’intervenants auprès des publics jeunes ainsi que des titres professionnels – assesseurs communautaires, éducateurs sociaux, assistantes sociales, psychologues, assistantes juridiques, “pères” sociaux… –, mais aussi la diversité des statuts et des fonctions montrent un secteur en rapide développement. Cette croissance se traduit, en effet, par une augmentation des établissements “fermés” ou “semi-fermés” et ne recevant qu’une catégorie de population définie par l’âge – par exemple, les 12-18 ans pour La Barraca da Amizade – ou de services, comme ceux de la FUNCI, opérant auprès d’un public plus large – enfants, adolescents et familles. Cet essor va de pair avec une complexification et une hiérarchisation par les métiers et les formations. Les salaires (de 400 reais, dans le privé, à 800 reais dans le public pour les éducateurs), comme l’organisation, varient selon que l’établissement appartient à une ONG et se réfère à une vocation religieuse ou

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humanitaire, ou au secteur public et à des objectifs de solidarité sociale8. La diversité des statuts des intervenants – professionnels ayant reçus une formation reconnue comme les assistantes sociales (bac + 5), salariés recrutés souvent à partir de leur engagement religieux ou militant, salariés formés avec des formations courtes (quelques semaines) par leur employeur après avoir connu eux-mêmes la situation des jeunes auxquels ils s’adressent – se retrouve dans la diversité de définition que chacun donne de son intervention. Pour les moins formés, schématiquement, il s’agit d’éduquer et surtout d’aider, sans que la définition de l’éducation ou de l’aide ne soit vraiment précisée. Pour marquer la différence avec la situation française (quelle qu’en soit la connaissance effective), les enquêtés ont souvent parlé de “survie” pour caractériser la situation sociale des jeunes auxquels ils s’adressent.

La recherche d’une visibilité

7 Ces distinctions, comme les processus par lesquels s’affirment ou se légitiment ces métiers et les objectifs, restent à affiner. On peut toutefois penser que ce déploiement manifeste un maillage voulu par les pouvoirs publics ou se définissant de fait. La ville est en effet découpée en six secteurs dotés chacun d’un conseil tutélaire composé d’élus chargés de placer les enfants9. La dynamique de rationalisation se combine de la sorte avec la volonté d’une démocratie locale. Pour les intervenants, la visibilité de l’action, apparemment recherchée, constitue une différence notable avec la situation française. On note, en effet, que si la mise en débat des questions sociales est logiquement publicisée, la visibilité matérielle diffère dans les deux pays. Alors qu’en France les travailleurs sociaux ne se distinguent guère de la population, une partie de ceux de Fortaleza sont repérables par les tenues de plusieurs couleurs, chacune étant attachée à une position institutionnelle (éducateur social, éducateur familial, assistante sociale). Cette visibilité est renforcée par le choix de couleurs différentes – bleue, jaune ou orange – signalant la fonction ou l’appartenance institutionnelle. Outre cette visibilité dans les établissements, la présence des éducateurs est aussi ostensible dans la rue en plusieurs endroits de Fortaleza. Elle se justifie sans doute par la volonté d’être repéré et ainsi de pouvoir répondre à la demande d’enfants, apparemment seuls, ou à d’autres catégories de la population (comme, par exemple, ces jeunes femmes qu’il est difficile de caractériser par l’âge – entre 15 et 25 ans – accompagnées de leurs enfants, qui attendent assises à un carrefour le passage, qu’elles savent régulier, des éducateurs sociaux pour leur demander une aide alimentaire).

Les ressources du vécu des éducateurs

8 La diversité de statut se retrouve dans les histoires et les parcours des éducateurs. L’écart d’âge entre la plus âgée (68 ans, qui dit “faire la grand-mère” avec les adolescents) et la plus jeune (25 ans) est plus important que pour les intervenants de la région lyonnaise (de 30 à 56 ans). Cet écart, la diversité des contextes connus de l’enfance et de l’adolescence (depuis les années cinquante, pour la plus âgée) et les différences de position sociale encore plus marquées qu’en France accentuent ce contraste. Mais, pour la plupart, les intervenants de Fortaleza s’appuient et se réfèrent positivement à leurs expériences depuis l’enfance jusqu’à l’entrée dans la vie adulte. Les épisodes difficiles socialement sont plus nombreux – y compris après l’entrée dans

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la vie professionnelle et, pour quelques-uns, après la mise en ménage. Les histoires familiales sont marquées par des migrations internes (pour quelques-uns de la campagne environnante : du Sertaõ ou de plus loin) et des ruptures entre leurs parents10. La connaissance des publics, les expériences d’engagement en faveur des pauvres, ou les situations d’exclusion vécues par eux-mêmes, constituent les ressources les plus fréquemment citées par les intervenants. Plus surprenante, de prime abord, est l’évocation, par une assistante sociale, de Michel Foucault et de Robert Castel en guise de références pour donner du sens à son travail. Ces références théoriques semblent présentes de manière plus ou moins diffuse et plus ou moins controversée dans les débats sur la situation sociale au Brésil. L’analyse du premier (Michel Foucault) constitue apparemment un argument de positionnement pour ceux qui le citent et leur offre une grille d’opposition aux pouvoirs au sens large. Ces deux références incitent à se questionner non seulement sur les cadres théoriques qui servent à définir une position professionnelle, mais surtout à approcher la transition qui se joue dans le domaine de l’action sociale au Brésil avec ces penseurs et leurs écrits, et leur appropriation par les travailleurs sociaux.

Tenter de répondre à la demande des enfants et des familles

9 Concernant les rapports avec les enfants et les adolescents, il ressort du côté brésilien, en premier lieu, une insistance pour définir la situation à partir de la demande des enfants eux-mêmes. Cette référence à la “demande” pose la question de savoir comment elle s’entend, par qui elle est formulée, avec quelles grilles de lecture elle est reçue et quels sont les termes de l’échange – entraides économiques en contrepartie d’un contrôle social accru, si l’on suit la grille de lecture de Michel Foucault. À plusieurs reprises, en effet, les difficultés rencontrées tant sur le registre familial que social ont été mises en avant pour bien souligner que l’activité dans les centres d’accueil des enfants est une opportunité, déjà pour se nourrir ou pour accéder à des loisirs impossibles sinon. On trouve ainsi une ONG qui organise des activités artistiques d’abord en direction des enfants mais aussi des activités de couture pour les mères et qui possède une cantine où tous viennent se restaurer. Une autre ONG évoque son action en relation avec la “communauté” que constitue le quartier. Les activités mises en place pour les enfants de l’établissement qu’elle gère sont ponctuellement ouvertes aux enfants dont les familles résident à proximité. Cette ouverture est présentée comme un compromis avec les “jeunes” qui se sont d’abord, et à maintes reprises, montrés menaçants et qui adoptent, depuis cette possibilité acquise pour les “petits frères”, une attitude plus conciliante.

10 À propos des pratiques éducatives, les séquences observées ou rapportées par les enseignants ou les travailleurs sociaux pour parler de la relation diffèrent selon le cadre, les lieux, les publics, les activités, les statuts. À défaut de pouvoir faire état de tout ce qui a été dit et traduit, on peut prendre en compte l’observation in situ (souvent accompagnée de traductions et de commentaires) pour noter, d’une part, que les échanges entre intervenants et publics semblent marqués d’une recherche de proximité (par les gestes, les mots et les attitudes, comme pour ces enfants qui recherchent le contact physique par exemple) et, d’autre part, que l’encadrement implique toujours un grand nombre d’adultes (par exemple quatre éducateurs pour une

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activité d’origami – pliage de papier – avec huit enfants). Mais globalement, on n’observe guère d’agressivité ou de violence, et de telles attitudes ne sont pas non plus évoquées par les éducateurs pour illustrer les rapports d’autorité. Certains néanmoins insistent sur la nécessité première de “conquérir” la confiance de l’enfant, alors que d’autres, au contraire, soulignent le besoin d’aide ou la détresse de ceux qui bénéficient de l’action, pour évacuer toute idée de tension relationnelle. L’assistante sociale, dont il a été question plus haut, rapporte, par exemple, son intervention dans une famille de neuf personnes vivant dans un petit appartement et sans revenu. L’aide financière qu’elle a pu obtenir pour eux la définit, dit-elle, comme “sauveuse”.

Pour un nouvel apprentissage de la sociabilité

11 Quant aux activités proposées aux enfants, comme le jardinage, l’apprentissage de la cuisine ou de la couture, ou des activités artistiques (apprendre à jouer de la guitare, à danser…), elles sont fréquemment rapportées à une utilité sociale. Le jardinage procure une aide économique alors que les activités rattachées au cirque servent éventuellement à gagner un peu d’argent dans la rue. Elles peuvent cependant être distinguées schématiquement en deux catégories. La première regroupe des activités de détente (comme l’origami ou le jardinage) ; la seconde concerne des activités notamment artistiques qui font l’objet d’une exigence de discipline plus rigoureuse. Pour le second type d’activités, les éducateurs se montrent sûrs de leurs exigences (comme ce musicien encadrant un petit groupe d’élèves et disant que “si le jeune ne se plie pas à la logique d’apprentissage, c’est qu’il ne veut pas apprendre et qu’il n’a rien à faire là”. Cet éducateur d’environ 50 ans appuie son propos en exhibant une carte professionnelle de musicien, pour attester, semble-t-il, de sa légitimité artistique).

12 Pour la position adoptée, les éducateurs de Fortaleza se définissent par l’empathie et la mission d’aide. La dimension affective s’entend notamment par des termes employés par les enfants qui appellent fréquemment les éducateurs “oncle” ou les éducatrices “tante”. Cette forme d’échange n’empêche pas que l’entrée de l’établissement soit gardée par un homme armé et en uniforme. Outre les gestes indiqués plus haut, la proximité affective semble confortée par une attention langagière, évoquée par la directrice d’un établissement d’accueil d’enfants. “La formulation est importante et … il faut trouver des mots pour dire”. Une telle prudence, si elle est perçue dans une dimension tactique et non comme un accompagnement pédagogique, serait probablement dévaluée en France, par exemple lorsqu’elle est évoquée pour caractériser la démarche d’éducateurs de rue voulant instaurer une présence durable et informelle nécessitant toutes sortes de précautions (dans les modalités de passage dans les lieux comme dans les rapports avec les jeunes). Les tensions ne sont néanmoins pas absentes et sont rapportées à des épisodes de disputes entre enfants, à des états d’ébriété ou d’agitation liés à la toxicomanie. Dans ces cas, les réponses, comme l’indique un responsable de foyer, sont fermes et se traduisent soit par le renvoi de l’adolescent, soit par l’appel de la police. N’apparaissent ici ni crainte du débordement ni clivage entre éducateurs. La différence de positionnement ressort bien plus du rapport à l’activité : les activités artistiques, à la différence des activités sportives ou de loisir, font l’objet d’une plus grande discipline.

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Agglomération lyonnaise : rétablir des règles du vivre- ensemble

13 À Lyon, les éducateurs évoquent des contextes sociaux différents. Les plus âgés, qui ont connu les quartiers populaires dans les années soixante, décrivent des relations de voisinage riches en échanges, tout en pointant également les conflits et les violences physiques ou symboliques (comme le racisme). Les plus jeunes parlent des premières années des ZUP. Ils tendent à souligner la différence avec la sociabilité d’aujourd’hui, en pointant une moindre convivialité et le positionnement plus agressif des “jeunes”. D’autres, moins nombreux, ont vécu leur enfance hors de ce contexte urbain. Une animatrice évoque, par exemple, son passé en Afrique, pour souligner le poids à ses yeux des règles instituées et leur mise à mal à l’école, qu’elle décrit comme un lieu de violence. Sur le registre de l’histoire individuelle et familiale, la plupart d’entre eux soulignent des expériences passées qui leur semblent aujourd’hui significatives dans la construction de leur position. Ainsi, la connaissance des quartiers populaires, celles des populations étrangères, voire même la familiarité avec elles, sont présentées comme des atouts. Un animateur dit : “je connais le logement de ces familles”, pour indiquer implicitement que cette donnée, en l’occurrence la connaissance de l’intimité et des rapports qui se nouent dans ces familles, n’est pas partagée par tous les membres de l’équipe.

14 Pour définir leur position, les éducateurs parlent de visée éducative, sociale ou culturelle et de la nécessité de transmettre des valeurs. Pour une partie des animateurs du centre social et des enseignants de l’école primaire, l’attention aux règles et à leur respect est fondamentale. Chez certains animateurs, l’encadrement d’activités au sein de l’équipement de proximité est présenté avec un souci constant de la règle collective. Ceux qui s’en prévalent la définissent comme une référence au collectif – que le centre constitue à leurs yeux – devant s’imposer aux publics pour permettre le fonctionnement en groupe.

15 Il s’agit d’être vigilant pour éviter les dérapages. “Nous, on laisse rien passer, pas le moindre petit écart. Par exemple, un petit coup dans la rue, ou un qui parle un peu plus fort, on le reprend” explique un animateur de 38 ans. L’attention portée au respect des règles, et le cas échéant au rappel qui en est fait, indique l’importance qui leur est accordée. On peut penser que la crainte d’une amplification de la transgression ou de sa banalisation suscite cette vigilance préventive. On retrouve une attitude assez proche de la part de la directrice de l’école primaire. Dans cet établissement, la gestion des difficultés relationnelles fait l’objet, semble-t-il, d’une égale importance, avec un passage chez la directrice lorsque le rappel à l’ordre effectué par l’enseignant est considéré insuffisant. Mais au centre social, cette attitude n’est pas adoptée par tous. Une autre partie des animateurs de cet équipement de proximité refuse de structurer son attitude à l’égard des enfants par cette crainte. Pour eux, la relation doit être, avant tout, souple pour favoriser l’écoute et le dialogue. L’imposition des règles ou leur rappel ne sont évoqués qu’en dernier ressort.

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Crainte du débordement contre proximité affective ?

16 Les enseignants comme les travailleurs sociaux adoptent des attitudes diversifiées conditionnées par le cadre de l’activité. Mais il semble néanmoins plus éclairant de regrouper ceux (animateurs et enseignants) qui, dans des organisations différentes, craignent un “débordement” de la part des enfants qu’ils n’arriveraient pas à contrôler, pour les distinguer de ceux qui perçoivent la relation sans cette inquiétude et accordent une plus grande importance à la proximité affective. Ainsi, on différencie plus nettement ceux qui se veulent préventifs et ceux qui ne s’inscrivent pas dans cette perspective, au risque de schématiser en laissant penser que seules ces deux attitudes sont possibles. Les positionnements, il est vrai, sont parfois plus nuancés, comme on le voit lorsque ce clivage se retrouve dans une même personne.

17 À sa manière, la directrice de l’école primaire (56 ans) illustre cette difficulté à se positionner. Elle distingue l’école, où elle s’appuie sur des règles de fonctionnement au moins en partie formalisées, et la vie familiale où “dire non est beaucoup plus difficile”. Elle indique ainsi que la motivation nécessaire pour donner sens et faire accepter l’injonction de l’adulte repose sur une force de conviction qui fait parfois défaut, lorsque celui-ci ne trouve pas de point d’appui. Le point d’appui, pour elle, est dans le règlement intérieur qui constitue de la sorte une ressource. Elle considère les règles qui en découlent comme non discutables. Pour les animateurs, les ressources sont les expériences liées à leurs parcours, notamment avec la connaissance qu’ils ont des “quartiers”. Ils soulignent la familiarité qu’ils en avaient, avant même d’être en fonction. Les quartiers, à leurs yeux, sont “une école de vie”. Pour eux, les relations qui s’y nouent sont des rapports de force constants et c’est pour ne pas les subir qu’ils optent pour une vigilance préventive. À l’inverse, ceux qui favorisent la proximité affective et qui ont, parfois, connu les mêmes parcours considèrent que les quartiers sont des lieux d’interculturalité et d’ouverture. C’est dans cette perspective qu’ils abordent la relation, pour susciter une “ouverture”, et ne font appel aux règles qu’en dernier recours. Entre ceux qui optent pour la vigilance et ceux qui abordent la relation sans a priori, les pratiques quotidiennes laissent évidemment voir d’autres attitudes. Il y a ces éducateurs de rue qui négocient leur présence. Ou ce professeur de collège qui dit bénéficier de ses expériences dans l’animation, avant d’être enseignant, pour combiner fermeté et souplesse dans la relation avec les jeunes. La nécessité de rappeler les règles et le danger de figer les rapports entrent en tension constante.

Conclusion

18 Les rapports éducatifs paraissent profondément différents dans les deux villes. Certaines différences tiennent à la nature de l’activité ou au lieu d’accueil. Mais surtout, et outre une diversité de statuts et de parcours plus accentuée à Fortaleza, le rapport à la “demande” n’occupe pas la même fonction. Au Brésil, selon les éducateurs, les enfants sont “demandeurs” et leur attente se limite rarement à la seule activité proposée. Ils escomptent plus largement une aide. La participation à une activité est, en effet, le plus souvent liée à l’espoir d’obtenir diverses aides pour subvenir aux besoins les plus élémentaires, comme se nourrir ou se loger. À l’inverse, en France, on pourrait croire à une saturation d’activités pour bon nombre d’enfants. Là encore, il convient de nuancer avec des situations sociales plus ou moins difficiles. Mais on peut tout de

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même s’interroger sur une sorte de renversement. En France, l’offre d’activités n’a cessé d’augmenter et de se diversifier ces dernières années, or il n’est pas rare de constater un manque de candidat, et de voir des annulations d’activités. Au Brésil, il y a également un développement de l’offre lié à la mise en place récente de l’action en direction des mineurs. Il est plus difficile à apprécier, et apparemment sans commune mesure avec ce qui se passe en France. Outre cet aspect quantitatif, il faudrait se pencher plus précisément sur la conception même des activités.

19 On sait qu’elles sont proposées dans le cadre de ce qu’il est convenu de nommer “l’épanouissement de l’individu” ou sa “réalisation”. En France, l’action publique, par ces activités soutenues, contribue de la sorte à une individuation qui trouve ses racines dans la famille dite “nucléaire” et dans le système scolaire où chacun se mesure régulièrement (par les notes, par le passage d’une classe à l’autre). On peut penser qu’au Brésil les conditions de cette individuation, pour les plus modestes socialement, ne sont pas réunies. L’attitude des uns et des autres dans les deux pays s’en ressent et la posture de “demandeur” n’est probablement pas aussi manifeste en France. Sans recourir à la représentation stéréotypée de la consommation, on peut néanmoins s’interroger sur la structuration des rapports entre l’encadrant et le participant, selon que ce dernier se perçoit comme redevable ou au contraire prescripteur, pour le dire schématiquement. Dans cette perspective, il conviendrait de se pencher à nouveau sur la notion d’encadrement et de classe scolaire ou de groupe. Car à travers ces références tend à se définir une organisation de l’activité éducative qui repose sur une délégation à l’adulte, censé à lui seul encadrer les enfants ainsi réunis. Aujourd’hui, alors que la relation éducative se forge encore plus fortement par une mise à l’épreuve intersubjective, la délégation d’une telle activité à une seule personne, malgré de multiples dispositifs d’aide (par exemple avec les aides éducateurs) gagnerait sans doute à être réinterrogée, et en tenant compte des spécificités des lieux “fermés” ou “ouverts” et des types d’activité.

NOTES

1. L’État brésilien verse une aide mensuelle aux familles “pauvres” et “très pauvres”. Le montant de cette allocation est fonction des ressources de la famille et du nombre d’enfants à charge. 46 millions de personnes, appartenant à 12 millions de familles, bénéficient de la bolsa familia, soit un Brésilien sur quatre. La “bourse famille” est le premier programme social qui résulte d’une coopération étroite entre les différents niveaux de pouvoir au Brésil : l’État fédéral, l’État, la municipalité. Héritière de la bolsa escola (“bourse école”), une expérience lancée en 1994, la bolsa familia est aujourd’hui le plus grand programme au monde de transfert d’argent au profit des familles pauvres. Ses effets se mesurent en partie par la baisse de la proportion de pauvres qui, selon Jean-Pierre Langellier, “a chuté de 34 %, en 2003, à 25 % en 2006”. Pour lui, “l’évolution de l’indice GINI montre une réduction sensible des inégalités sociales pendant la même période. En 2007, 1,4 million de familles ont perdu le bénéfice de la bolsa familia, après avoir franchi, dans la bonne direction, le seuil de pauvreté”. Cf. son article dans le journal Le Monde du 17/09/08 et cité dans “Au Brésil, une bourse pour aller à

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l’école”, http://newsgroups.derkeiler.com/Archive/Soc/soc.culture.haiti/2008-09/ msg00073.html. 2. Le Brésil est, selon l’indice Gini, un des pays les plus inégalitaires du monde. Son indice en 2009 est de 0,570, celui de la France est de 0,327. Cf. http://www.statistiques-mondiales.com/gini.htm. 3. Estatuto da criança e do adolescente – LEI n° 8.069/90. 4. Fortaleza est la cinquième ville du Brésil. Capitale de l’État du Ceará dans la région du Nordeste, elle compte 2 431 415 habitants (IBGE). 5. L’enquête a été menée de novembre 2005 à début 2009 dans le cadre d’une recherche réalisée en partie lors d’un accueil en délégation au CNRS. Cette recherche a bénéficié en France du soutien de l’État et de la ville où s’est déroulée l’enquête. Je suis reconnaissant à Pierre-Pascal Antonini, Jean Pirot et Abdelkader Larbi pour leur appui. Outre des observations et des entretiens informels dans les deux villes, 22 entretiens semi-directifs ont été réalisés dans l’agglomération lyonnaise, et 32 (plus un questionnaire auprès de 14 intervenants) à Fortaleza avec l’aide de César Barreira, Domingos Abreu, Kadma Marques, Julien Zeppetella à qui je dois de nombreuses remarques utiles à cet article, Rémi Lavergne et Brigitte Louchez. Tous les matériaux recueillis n’ont pas encore été exploités. 6. La Funci est un service municipal comprenant plusieurs équipes d’éducateurs sociaux salariés et intervenant dans des établissements réservés aux mineurs ou dans les rues de la ville de Fortaleza. La Barraca da Amizade est une ONG accueillant des enfants de la rue. 7. La Barraca da Amizade en 2009. 8. Le salaire minimum en 2008 est d’environ 450 reais. 9. La partie ainsi délimitée, qu’on peut rapprocher de l’arrondissement des villes françaises, est désignée par le nom de Regional, 10. Le sertão s’entend différemment selon le contexte ? : il désigne soit une région précise située dans le Nordeste brésilien marquée par la pauvreté et la sécheresse ; soit “l’arrière-pays” ou “l’intérieur” par opposition à la partie côtière du Brésil.

RÉSUMÉS

Il est fréquent de dire que les conditions de vie que connaissent les populations pauvres au Brésil et en France ne sont guère comparables. Les situations sociales sont bien différentes et les stratégies des intervenants sociaux doivent être appréciées dans leur contexte. Si les attentes et les réactions des populations diffèrent, les éducateurs font néanmoins face au même défi : une négociation permanente entre l’imposition de règles et la proximité affective pour une éducation censée favoriser la possibilité d’un vivre-ensemble.

AUTEUR

ABDELHAFID HAMMOUCHE Sociologue, professeur des universités, Lille 1 – Clersé/CNRS (UMR 8019)

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Centralité et intégration Essai de comparaison entre la Croix-Rousse à Lyon et Liberdade à São Paulo

Mônica Raisa Schpun et Laurette Wittner

Les Pentes de la Croix-Rousse : l’empreinte des Canuts

1 Lyon possède une particularité ingérable : son premier arrondissement, réceptacle des monuments de centralité comme l’Hôtel de Ville, l’opéra, le musée des Beaux-Arts, est en même temps un quartier pauvre, emblématique de l’histoire des Canuts1 dont il garde trace. Malgré une gentrification galopante, il est habité aujourd’hui encore par des immigrés, des pauvres et des précaires de tous ordres. La mixité du quartier est due autant à sa qualité architecturale qu’à son histoire.

2 Le quartier s’étend sur une colline, labyrinthe urbain de ruelles et passages semi-privés qui permettent d’aller d’une rue à l’autre en “traboulant” un ou plusieurs immeubles. Cet enchevêtrement forme le quartier le plus dense d’Europe. L’artisanat de la soie n’est pas étranger à cette urbanisation caractéristique.

3 En 1801, J. M. Jaquard invente, comme on le sait, le métier à tisser. Les machines qui atteignent une hauteur de 3,8 mètres induisent, à l’intérieur des immeubles, des hauteurs sous plafond importantes, de plus de 4 mètres. Étant donnée la surface nécessaire pour l’atelier, pièce de vie unique, les structures porteuses sont souvent des voûtes. Le besoin de lumière, pour permettre aux artisans de travailler le plus longtemps possible dans la journée, a multiplié le nombre de fenêtres. Il en résulte des immeubles aux fenêtres hautes, dotés de cours intérieures. Ces lieux “canusards”, grands atouts du quartier, s’adaptent aujourd’hui aux exigences d’une architecture contemporaine qui joue de la hauteur sous plafond en créant des mezzanines et autres.

4 Avec les progrès mécaniques et l’évolution de l’industrie, l’artisanat lyonnais de la soie décline. L’invention de la soie artificielle lui a donné le coup de grâce. L’empreinte des Canuts reste pourtant inscrite dans le quartier : la surpopulation des ateliers et la

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misère ont dégradé les immeubles, et un siècle plus tard le premier arrondissement de Lyon est encore l’un des quartiers les plus pauvres de la ville.

5 Le rapport de présentation de la ZPPAUP (Zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager2) cite Simone de Beauvoir, laquelle écrit en 1971 à propos des Pentes : “L’impression qui dominait c’était celle d’un délabrement et d’une saleté tels que je n’en avais jamais rencontrés en France, sur une si vaste échelle, à l’intérieur d’une ville. J’ai croisé dans des cours, dont le sol était jonché d’ordures, des hommes qui allaient vider dans les waters des seaux hygiéniques : pas de waters dans les logements, ni même à l’étage. Les murs étaient encore plus encrassés que dans le Vieux-Lyon. Le linge qui séchait aux fenêtres était abrité par un dais de plastique : sur cet écran protecteur s’amoncelaient des retombées de fumées, des poussières, toute espèce de détritus. Dans ces taudis habités jadis par les Canuts sont parqués aujourd’hui les Nord-Africains.”

Une population en pleine évolution

6 Du fait de sa dégradation, le quartier présente des espaces vacants ; une partie de son bâti appartient à des propriétaires bailleurs qui, pour monnayer le risque encouru d’impayés, louent à des prix exorbitants des logements à une population pauvre, immigrée ou non3, qui ne peut pas accéder à un HLM. Ceux-là côtoient des taudis à faible loyer, majoritairement occupés par des immigrés. À partir de 1968, des squats investissent la “colline qui travaille”, devenue depuis lors un lieu d’expériences collectives et alternatives, une sorte de laboratoire social dans l’imaginaire des dirigeants politiques. Certains squatteurs ont créé des structures alternatives et des restaurants autogérés. Les loyers faibles ont intéressé des artistes et des intermittents, population à faible revenu, mais à fort capital culturel. Les cadres, attirés par la position centrale du quartier et par son architecture (qui permet l’aménagement de lofts et des réhabilitations de design contemporain), se font de plus en plus nombreux4. La maire d’arrondissement5 explique ainsi : “Les Pentes sont en perpétuelle ébullition, c’est un quartier résistant et la mixité sociale y est une réalité.”

7 Le commerce “ethnique” fleurit, soutenu par une population dont les habitudes d’achat “à l’ardoise” et la non-possession d’une voiture font une clientèle fidèle, sinon captive, mais aussi par des nouveaux arrivants avides des charmes du petit commerce de proximité et de la vie de quartier.

8 En raison de son parc immobilier en partie vétuste, mais de grande qualité patrimoniale (classement Unesco), et de sa population qui compte les taux les plus élevés d’allocataires des prestations sociales, de bénéficiaires du RMI6, mais aussi de cadres, le quartier des Pentes de la Croix-Rousse, est au cœur d’un dispositif d’ensemble. Celui-ci inclut une démarche de DSU (Développement social urbain) initiée en 1989, une ZPPAUP créée en 1994 (dont un secteur classé en Déclaration d’utilité publique), et un contrat de ville 2000-2006, qui a pour objectif de développer une solidarité d’agglomération en faveur de la lutte contre les ségrégations urbaines et sociales.

9 Les Pentes de la Croix-Rousse est un quartier à forte concentration de population immigrée, mais qui n’est pas dédié à une ethnie particulière. Puisqu’il existe à Lyon une immigration à faibles ressources économiques, des logements ont été massivement

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loués par une population immigrée et pauvre. Cette population n’avait pas de revendication catégorielle motivée par son origine ethnique. Elle passait plutôt inaperçue et sa présence n’était repérable que par les épiceries ouvertes le soir, les restaurants exotiques et les kebabs. C’est l’effort politique de créer de la mixité sociale – ou d’en voir à tout prix l’existence – qui a mis sous les projecteurs la population immigrée de la Croix-Rousse, comme en témoignent les discours politiques. Mais ce que les acteurs politiques décrivent comme mixité et lien social n’est rien d’autre qu’une cohabitation qui ne se croise pas ou peu, et souvent sur le mode de la bienfaisance ou de l’exotisme. Ainsi, au fur et à mesure de l’“amélioration” du quartier, on assiste à un changement de sa population, en faveur des classes supérieures. Cette évolution interroge la performance des dispositifs de lutte contre les ségrégations.

Le quartier de Liberdade : une immigration japonaise en milieu urbain

10 L’émigration japonaise vers le Brésil commence en 1908. S’orientant au départ vers les plantations de café, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le groupe s’urbanise fortement. Pourtant, depuis les premières vagues, une présence nippone se fait sentir dans les villes, et notamment à São Paulo. Arrivés dans le pays en 1910, des membres du deuxième groupe de Japonais y découvrent un petit noyau de douze compatriotes, déjà concentrés rue Conde de Sarzedas. Cette rue est alors connue comme “la rue des Japonais” dans le quartier de Liberdade, proche du noyau central de la ville.

11 Certains de ces pionniers plantaient et vendaient leurs produits vivriers sur le marché central de la ville. D’autres étaient artisans (menuisiers, peintres en bâtiment) ou ouvriers. Les réseaux migratoires fonctionnaient en rassemblant les membres de la colonie et les premières pensions japonaises ouvrirent leurs portes dans le quartier. C’étaient des locaux où les agriculteurs pouvaient passer la nuit ou déjeuner quand ils étaient de passage en ville pour une consultation médicale ou dentaire, ou pour des démarches administratives. Les jeunes, que les familles en meilleure situation envoyaient suivre des études dans la capitale, logeaient aussi dans ces pensions où la cuisine et la langue permettaient de maintenir un lien ethnique et culturel. Enfin, dans les caves des grandes maisons de la rue Conde de Sarzedas s’ouvraient les premiers entrepôts où les paysans pouvaient stocker les denrées cultivées en vue d’approvisionner la ville. C’est dans ces mêmes locaux que sont nés les salons des barbiers, profession qui proliférait également.

12 Avec l’arrivée progressive de nouveaux contingents, le commerce local a connu une expansion notable. Apparaissent alors les échoppes, les petits magasins de fruits et légumes, mais aussi les premières industries domestiques de produits d’alimentation, notamment celles qui produisent ces spécialités japonaises qui ont tant fait défaut au palais des premiers immigrants : sauce de soja, tofu, pâtisseries japonaises. Des blanchisseries et des teintureries sont également inaugurées, parallèlement aux bureaux de placement d’argent qui administrent l’épargne des immigrés.

13 La concentration de la population conduit finalement à l’implantation d’institutions communautaires. C’est le cas du consulat, installé dans le quartier en 1915 ou, la même année, de la première école japonaise (Taisho) implantée précisément dans la rue Conde de Sarzedas. Vinrent ensuite quelques associations et journaux et, plus tard, le

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club nippon qui réunissait l’élite de la colonie. En 1932, près de 2 000 Japonais vivaient à São Paulo, dont près de 600 dans la rue Conde de Sarzedas.

14 D’autres noyaux de peuplement d’immigrés japonais existaient, comme celui du quartier de Pinheiros, autour du siège de la Cooperativa Agrícola de Cotia, située à proximité d’un important marché municipal où ses produits étaient vendus sur les étalages. Nombre d’agriculteurs circulaient par là et un commerce spécialisé (engrais, outils) se développa, en plus de la présence d’entrepôts agricoles. Peu à peu, restaurants, bars, coiffeurs, barbiers, photographes, comptables, pharmaciens, médecins et dentistes s’installèrent. Ainsi les agriculteurs de passage pouvaient-ils éviter de se déplacer jusqu’au centre-ville : ils trouvaient les réponses à leurs besoins dans cette autre zone de concentration ethnique, laquelle ouvrait en outre de nouvelles opportunités de travail aux citadins de la colonie.

15 Cependant, toute concentration ethnique urbaine ne se transforme pas nécessairement en quartier ethnique, si par là nous entendons l’existence d’une aura symbolique et représentationnelle forte, revendiquée par les membres d’un groupe ethnique ou reconnue par la société dans laquelle ils s’insèrent. En ce sens, l’émergence d’un quartier ethnique dépend des représentations que se font de la ville aussi bien la société locale que le groupe concerné. En l’espèce, Liberdade est devenu très tôt le quartier ethnique des Japonais paulistans, même si tous n’y vivaient pas et même si ceux qui y vivaient n’étaient pas tous Japonais. Avec sa forte concentration en commerces ethniques, industries domestiques de produits alimentaires japonais et sièges d’institutions communautaires, il est très vite devenu la référence urbaine par excellence pour l’ensemble des Nippo-paulistans.

La valorisation de l’identité nippone

16 Avec l’entrée en guerre du Brésil en 1942, le centre-ville de São Paulo tout comme le littoral de l’État deviennent des zones de sécurité nationale. Les lieux de concentration des Japonais, originaires – et souvent ressortissants – d’un pays ennemi, sont particulièrement visés. Les membres du groupe doivent évacuer le quartier de Liberdade et, dans des délais extrêmement courts, vendre leurs biens, quitter maisons et commerces. Leur concentration urbaine avait pris une visibilité telle qu’elle se retourna contre le groupe et facilita l’action discriminatoire et répressive de l’État.

17 Liberdade cessa temporairement d’être le quartier par excellence des Japonais, mais reprit sa vie et son profil ethnique sitôt le conflit terminé. L’axe se déplace, à l’époque, de la rue Conde de Sarzedas vers la rue Galvão Bueno, un peu plus au nord. Cependant, le caractère nippon sera affirmé, dorénavant, par la concentration des institutions communautaires et du commerce ethnique, alors que peu de Japonais choisissent de résider dans le quartier. Participant à cette dynamique, deux journaux japonais sont créés aussitôt après la guerre et ont leur siège dans le quartier : São Paulo Shimbum (1946) et Diário Nippak (1949). En 1947, le Centre d’études nippo-brésilien est inauguré, dont l’appellation même indique une vision de l’identité du groupe qui comporte déjà l’enracinement local. Ce profil sera également adopté par d’autres organisations créées ultérieurement. En 1955, l’Alliance culturelle Brésil-Japon et la Société de bienfaisance nippo-brésilienne sont inaugurées. En 1968 enfin, la Société brésilienne de culture japonaise est fondée.

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18 Les cinémas aussi commencent à jouer un rôle de premier plan. Premier arrivé, le Niterói est inauguré en 1953, précisément dans la rue Galvão Bueno. Il sera suivi par d’autres, où la communauté assiste à la projection de films japonais. La possibilité de conjuguer séance de cinéma et promenade dominicale, toutes deux enrichies de coloration ethnique, se révéle extrêmement attractive : les longues files d’attente pour entrer dans les salles parlent d’elles-mêmes. De plus, le commerce ethnique fleurit autour des cinémas, tandis que d’autres salles encore sont inaugurées, guidées par le succès du Niterói.

19 Référence institutionnelle mais aussi en matière de loisirs et de commerces, c’est dans Liberdade que les familles paulistanes d’origine japonaise ou celles de l’intérieur de l’État viennent acheter les produits alimentaires, les pièces liées au culte religieux, les vêtements et objets décoratifs, tout en fréquentant les restaurants ethniques qui prolifèrent dans la région. Et cela bien avant que la cuisine japonaise ne devienne une mode mondiale, avant qu’un public non nippon ne se mette à fréquenter de tels restaurants, avant enfin que de nouvelles opportunités professionnelles ne s’offrent aux descendants, grâce à la multiplication des restaurants japonais dans les quartiers chics de la ville.

20 En 1969, l’avenue 23 de Maio est ouverte, destinée à devenir un des axes de circulation les plus importants de la ville ; elle passe sous le viaduc de la rue Galvão Bueno. D’autres travaux publics, avec l’élargissement de certaines rues, délogent une partie des commerçants et en déplacent d’autres. Ce processus culmine en 1975, avec l’inauguration de la station de métro Liberdade. L’aspect du quartier se transforme radicalement. L’association locale des commerçants, désormais consciente du potentiel du quartier du fait de son caractère ethnique, parie sur les facilités d’accès. Ses dirigeants mènent des actions visant à promouvoir un pôle touristique et commercial qui dépasse les frontières communautaires. Les rues principales du quartier sont équipées de lampadaires orientaux et d’autres décorations s’affichent, donnant à l’ensemble une identité visuelle nippone. La foire orientale du dimanche, la commémoration de fêtes du calendrier japonais, deviennent des occasions de se livrer au tourisme pour les nippo-descendants comme pour les autres. Il s’agit là d’un processus de patrimonialisation du quartier ethnique, exotique et touristique aux yeux des uns, chargé de nostalgie et d’identité pour les autres.

Conclusion

21 Les deux quartiers examinés ici sont centraux d’un point de vue géographique. Cette centralité présente pourtant pour chacun des implications bien différentes. La Croix- Rousse reste un quartier résidentiel pour la population immigrée, alors que Liberdade, considéré pourtant comme le quartier japonais, ne l’est plus réellement : s’il concentre les commerces ethniques et les institutions communautaires, les Nippo-paulistans sont allés habiter ailleurs. À l’origine pourtant, l’un et l’autre des quartiers ont attiré une population immigrée qui s’y est installée, du fait de la présence d’immeubles vétustes (la Croix-Rousse) et de grandes maisons également vétustes (Liberdade), aux loyers accessibles.

22 Les Nippo-paulistans ont quitté Liberdade pour des zones résidentielles voisines, où ils se sont dispersés notamment à partir des années de guerre. Les immigrés d’origines multiples qui vivent encore aujourd’hui à la Croix-Rousse se voient, eux, menacés par

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les processus de valorisation du quartier. Les premiers ont vécu un processus important d’ascension sociale, notamment dans l’après-guerre ; les derniers appartiennent toujours aux tranches les moins aisées de la population urbaine7. À la Croix-Rousse, plutôt qu’une mixité, il y a une juxtaposition des populations, dont les plus défavorisées se trouvent en outre confrontées aux dynamiques urbaines et financières récentes qui orientent leur trajectoire résidentielle vers des zones moins centrales, moins prestigieuses et en conséquence moins chères. Ici, le discours sur la mixité, que les responsables politiques décrivent comme exemplaire, cache des situations réelles de précarité et le manque du lien social supposé exister dans la mixité urbaine.

23 La population immigrée des Pentes de la Croix-Rousse, quant à elle, ne présente pas d’attitudes de différenciation volontaire comme celle de Liberdade. La fierté exprimée par les immigrés de la Croix-Rousse tient surtout à la centralité, à l’histoire et au prestige du quartier, qui fait partie du périmètre du patrimoine Unesco de Lyon. Lors des enquêtes menées sur le terrain, les références directes à l’histoire des Canuts8 ont été courantes, ainsi que des éloges divers du quartier, mais jamais en tant que quartier ethnique. L’intégration n’est jamais liée à l’expression d’une différence, fut-elle acceptée9.

24 Liberdade, en revanche, est un quartier plus homogène, qui s’est construit en tant que quartier ethnique “japonais”. Résidentiel au départ, il s’est ensuite imposé de plus en plus comme le pôle référentiel des populations d’origine nippone, concentrant un nombre important d’institutions communautaires, de commerces de toutes sortes, de restaurants, et exhibant dans les décennies plus récentes un décor urbain japonisant. Il s’agit ici d’une fierté revendiquée, d’une prise de possession par le groupe d’un espace urbain, qui devient la preuve d’une présence sociale affirmée et d’une intégration réussie. Les Nippo-paulistans sont d’autant plus paulistans qu’ils restent “Nippons”, selon des constructions identitaires constamment réinventées.

NOTES

1. Artisans de la soie. 2. Ville de Lyon, DAU, 2000. 3. L’Observatoire territorial du contrat de ville (Agence d’urbanisme de Lyon) mentionne une proportion de 16 ? % de personnes nées à l’étranger, contre 14 ? % pour Lyon, et la Maison de l’éducation a recensé 35 nationalités sur le quartier en 2008. 4. Selon les données du dernier recensement, le 1er arrondissement est celui qui a la plus grande proportion de cadres, avec 20 ? % des ménages contre 16 ? % sur l’ensemble de la commune de Lyon. 5. Nathalie Perrin (PS). 6. 55 ? % d’allocataires et 8 ? % de bénéficiaires du RMI ; le taux de chômage est de 17 ? %, contre 13 ? % pour Lyon ; 25 ? % de chômeurs de moins de 25 ans, contre 19 ? % pour Lyon. La présence de ces familles lui a valu un classement en ZUS (Zone urbaine sensible) ainsi qu’un classement en REP (Réseau d’éducation prioritaire) en 1992.

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7. Le croisement des données INSEE avec la variable “nationalité” étant interdit en France, cette affirmation résulte de vingt ans d’enquêtes personnelles, du constat d’acteurs techniques et politiques du premier arrondissement et des études faites pour le classement du quartier en ZUS et REP. 8. Pour ne citer qu’un exemple : “La révolte des Canuts, madame, a commencé ici, dans ma cour”, explique un Marocain, primo-arrivant, ouvrier de 43 ans. 9. Nous ne saurons le dire mieux qu’une de nos enquêtées : “On défend toujours le droit à la différence, mais le droit à l’indifférence est tout aussi nécessaire”, in L. Wittner et Olga Barry (dir.), Mémoires d’exil, Lyon, Éd Aléas, 2006, p. 71.

RÉSUMÉS

Au centre des grandes villes comme Lyon ou São Paulo, dans ces quartiers qui constituent le cœur de leur histoire, différents processus d’“ethnicisation” sont à l’œuvre. Les travaux sur les quartiers de la Croix-Rousse et de Liberdade permettent de comprendre les enjeux liés à l’intégration des étrangers dans ces espaces, mais aussi les modalités selon lesquelles cette intégration est en rapport direct avec le territoire même du quartier. Dans les stratégies d’intégration, le rapport à l’espace est à double sens : les migrants y laissent leur trace, et en investissant ces lieux centraux, ils gagnent une “visibilité urbaine”.

AUTEURS

MÔNICA RAISA SCHPUN Historienne, Centre de recherches sur le Brésil contemporain (EHESS, Paris) M. R. Schpun, “L’immigration japonaise au Brésil : six générations en un siècle”, in Id. (dir.) 1908-2008. Le centenaire de l’immigration japonaise au Brésil : l’heure des bilans, Cahiers du Brésil Contemporain, Paris, CRBC (EHESS)/MSH, 71-72, 2009, p. 25-56 ; “Imigração japonesa no Brasil: riquezas de uma presença secular”, in Celia Sakurai (dir.). Resistência & integração : 100 anos de imigração japonesa no Brasil, Rio de Janeiro, IBGE, 2008, p. 136-149 (volume publié aussi en anglais : Resistance & Integration: 100 Years of Japanese Immigration in Brazil) ; “Imigração japonesa no Brasil: cinco gerações em um século”, Studi emigrazione, Rome, Centro Studi Emigrazione, XLV, 170, avr.- juin 2008, p. 265-286 ; “Les descendants d’immigrés japonais au Brésil et les chirurgies d’occidentalisation des yeux”, in Natacha Lillo et Philippe Rygiel (dir.), Images et représentations du genre en migration (mondes atlantiques XIXe-XXe siècles), Actes de l’histoire de l’immigration, n° spécial, 7, 2007, p. 105-122?; “História de uma invenção identitária: a estética nipo-brasileira dos descendentes de imigrantes (temporalidade migratória, etnia e gênero)”, Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 7, 2007, http://nuevomundo.revues.org/document3685.html. Voir aussi le texte présenté lors du colloque international “Histoire, genre et migrations. Mondes atlantiques XIXe-XXe siècles”, Paris I et École normale supérieure, Paris, 27-29 mars 2006, http://barthes.ens.fr/clio/ dos/genre/com/schpun.pdf.

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LAURETTE WITTNER Architecte et urbaniste, laboratoire RIVES - Recherches interdisciplinaires ville, espace, sociétés (UMR CNRS 5600 – ENTPE, Lyon) L. Wittner, “Les relations entre habitation et espace urbain en situation de changement culturel - Les enjeux urbains de l’habitat”, ILOG PLAN-URBAIN (1990) ; “Espace, représentations et comportements”, communication au colloque international “Pratiques de la ville - transformations sociales, évolutions spatiales”, Paris X Nanterre, 21-22 sept. 1995 ; “Pratiques et représentations de la densité urbaine”, Tampere, 21-22 fév. 1997 ; “Délimitation d’une frontière : la vie dans la cité”, colloque “La vie dans la cité”, Nevers, 9-10 juin 1999 ; “Le cadre de la qualité de vie”, colloque “La qualité de vie au quotidien : cadre de vie et travail”, Marseille, 8-10 juil. 2002 ; colloque “Justice et injustice spatiales”, Paris X-Nanterre, 12-14 mars 2008 ; P. Genestier, L. Wittner, “L’expression ‘Justice spatiale’ : entre espoir d’égalité concrète et instrumentalisation politicienne de l’espace”, colloque “Être en société, le lien social à l’épreuve des cultures”, Association internationale de sociologues de langue française, AISLA, université Galatasaray, Istanbul, 7–11 juillet 2008.

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“L’essor de la beauté” Transphobie, immigration et prostitution à Fortaleza et à Paris

Alexandre Fleming Câmara Vale

1 Mon parcours de recherches sur l’expérience transgenre m’a conduit du Brésil jusqu’à Paris à la rencontre des transgenres et des travestis. Leurs récits témoignent chaque fois de leurs cheminements pour devenir ce qu’ils sont. Ils permettent de distinguer les caractéristiques de telles trajectoires.

2 Mon intérêt pour les thématiques liées à l’expérience transgenre a débuté voici dix ans, à l’occasion d’une recherche sur la prostitution des travestis menée dans une petite salle de projection de films pornographiques, dans le centre-ville de Fortaleza (nord-est du Brésil). Après cette première expérience au contact des transgenres, j’ai eu l’opportunité de travailler avec des associations, tant au Brésil qu’à Paris. Mon travail sur le terrain a toujours été pensé et vécu comme une activité collective. Mes recherches ont été menées parallèlement à un travail de volontariat dans les associations. À Paris, alors que je travaillais à mon doctorat sur l’immigration transgenre, j’ai été accueilli par l’association PASTT (Prévention, action, santé et travail pour les transgenres), dirigée par une transgenre brésilienne, Camille Cabral. Elle a autorisé ma présence dans le bus de prévention qui circule sur les territoires où s’exerce un travail sexuel à Paris (Bois de Boulogne, Boulevards extérieurs, etc.). Pendant deux ans (2000-2003), j’ai pu aussi participer aux discussions autour de projets engagés par le PASTT. Mon travail s’est ensuite concentré sur un immeuble situé près d’une porte de Paris dont presque tous les locataires étaient des transgenres. J’avais déjà mené un travail semblable au Brésil, avec une autre association, le GRAB (Groupe de résistance aile blanche).

3 Le travail que j’ai mené à Paris a été plus difficile que prévu, car les instances politiques françaises s’apprêtaient à légiférer pour criminaliser aussi bien la prostitution que sa clientèle. La loi sur le racolage passif a alors provoqué des bouleversements dans les associations. Mes activités avec l’association PASTT, consistant à servir le café, le thé ou le chocolat, à distribuer des préservatifs et du gel, ont représenté une sorte de contre- don pour ma présence dans le bus, à l’abri du froid et des violences occasionnelles. Ainsi, j’ai pu maintenir pendant la période la plus hostile (mars-avril 2003) les liens que j’avais noués avec l’association. À Paris, j’ai interrogé quinze travestis et transgenres

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brésiliens. Certains entretiens ont été menés de façon décousue, en raison de l’arrivée des clients. Des situations, pour moi, aussi drôles que dangereuses.

4 “L’essor de la beauté” est une expression que beaucoup de travestis utilisent au Brésil pour traduire leur souhait d’aller vivre en Europe. Cette expression ambiguë exprime leur désir d’avoir de l’argent pour changer leur corps ou se faire opérer, mais elle est aussi une sorte de plaisanterie qu’ils font entre eux pour se moquer des “copines” renvoyées au Brésil après leur arrestation. Ainsi “l’essor” désigne-t-il cet envol – parfois avorté – vers l’Europe.

5 L’Europe, tout en représentant une opportunité économique, porte aussi en elle une forte charge symbolique : elle est associée à une image de glamour, de beauté et de liberté, avec la possibilité d’une vie en plein jour, au-delà de la clandestinité d’une salle de projection de films pornographiques, par exemple. L’un des travestis, appelé “l’Italienne” au sein du cinéma dans lequel je m’étais arrêté au début de mes recherches, avait vécu à Rome et était de retour, après avoir “tout obtenu” puis “tout perdu” en étant expulsé par la police. Plus tard, j’ai entendu souvent ces mêmes paroles dans la bouche des travestis et des transgenres que j’ai rencontrés à Paris. Ces mots revenaient dans les témoignages, aussi bien au sein des associations que sur les lieux de prostitution.

La diversité des expériences transgenres

6 Fréquenter quotidiennement des travestis, des transsexuels et des transgenres de diverses nationalités permet une meilleure compréhension des singularités, des “chocs culturels” et des différents modus vivendi. Bien que des ressemblances existent entre, par exemple, un travesti brésilien et un transsexuel européen, la singularité de chaque tradition culturelle et le travail de catégorisation demeurent une des premières tâches à réaliser pour une recherche anthropologique. On a tendance à désigner par “transgenres” des personnes qui, pour une bonne partie d’entre elles, se définissent elles-mêmes comme des “travestis brésiliens” et/ou des “tapettes brésiliennes”. L’utilisation du terme “transgenre” est récente. Si le concept aide à fuir le stigmate, il peut néanmoins être un piège, notamment parce qu’il réunit sans distinction tous les “parias sexuels”.

7 Par divers aspects, le récit d’un raerae tahitien, d’un jota mexicain ou d’une bicha brésilienne ressemble aux histoires de ceux qui, en Europe et aux États-Unis, sont considérés comme transsexuels ou transgenres. Il s’agit, cependant, de catégories culturelles distinctes, qui se sont constituées dans des contextes différents, à un niveau local.

8 Ce type de questionnement sémantique renforce la nécessité d’une réflexion sur les rôles qui sont attribués actuellement aux “transgenres” dans des contextes migratoires. Il amène aussi à s’interroger sur les processus historiques, les valeurs et les pratiques sociales qu’engage leur style de vie. Ainsi, la trajectoire de cette recherche peut être lue comme le récit des fluctuations du jeu permanent qu’entraîne l’expérience transgenre, un jeu qui s’établit dans les espaces et les territoires du masculin et du féminin, du “primitif” et du “civilisé”, de la clandestinité et de la visibilité, de l’interdit et de la transgression, du local et du global, etc.

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Féminisation et transphobie

9 Dans les récits collectés, la grande majorité des transgenres considérés initialement de sexe masculin affirment qu’ils sont nés avec des tendances, lesquelles les ont conduits à développer cette identité sexuelle qu’ils assument aujourd’hui. Ces tendances ont toujours été là, elles sont “innées”. Pour les transgenres, être homosexuel ou bicha (“tapette”), c’est d’abord être féminin. Depuis l’enfance, ils ont toujours préféré les poupées aux voitures, la dînette aux matchs de foot. Quelques-unes des personnes interrogées ont parlé de la fascination provoquée depuis leur plus tendre enfance par l’image de la mère se maquillant ou par les vêtements qu’occasionnellement ils pouvaient utiliser.

10 Parmi un échantillon de quarante transgenres, interrogés au Brésil et à Paris, on retrouve pratiquement toujours cette même idée que c’est “génétique”, “dans le sang”et que l’on naît comme ça. Un tel point de vue pourrait conduire à une justification des théories qui défendent l’origine hormonale de l’homosexualité et de l’effémination (essentialisme), en opposition aux arguments théoriques qui renvoient à une construction socioculturelle de cette dernière. C’est peut-être là où réside l’ambivalence même de cette construction identitaire : les transgenres insistent sur le caractère inné de leur féminité en même temps qu’ils passent des heures à construire cette féminité à travers le maquillage, les vêtements et les transformations du corps.

11 C’est au cours de leur vie qu’ils découvrent que cette féminité ressentie comme essentielle est construite et doit subir la violence de “normes de genre” pour pouvoir exister en tant que productivité politique. Il s’agit là d’un processus réflexif qui, quand il arrive, peut mettre en question ce que Judith Butler a nommé “l’hétérosexualité compulsoire”. Même ainsi, leur féminité ne cessera d’être perçue comme quelque chose d’“abject” (sauf dans les cas où aucun signe de leur statut n’est visible) et elle demandera toujours une négociation entre l’intériorisation de la “structure infériorisée” occasionnée par l’incorporation du stigmate et la production d’une subjectivité capable de faire face à la dimension oppressive des normes de genre par le biais d’une critique du binarisme des sexes.

12 En fait, dans l’expérience transgenre, des couches de stigmates se superposent. L’insulte envers les travestis et les transgenres est proche de l’insulte raciste. Si les préjugés qui entourent une personne noire existent depuis la naissance, pour les personnes transgenres ils apparaissent au moment des premiers signes d’effémination. Dès que le “processus d’effémination”, passant par le recours à de la silicone, à des hormones et à des prothèses, se met en place, un long apprentissage de soi commence : pédagogie de la voix et maîtrise des gestes pour “donner corps” à l’image que l’on prétend avoir de soi, mais aussi réadéquation aux prothèses, effort pour être en phase avec la féminité désirable, etc.

13 Un gay-blanc-occidental-viril-habitant-des-grandes-villes peut toujours échapper au stigmate explicite, tandis que les Noirs, travestis et transgenres doivent investir beaucoup de temps pour mettre en œuvre des tactiques qui leur permettront de survivre au racisme et à la transphobie.

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Face à une violence abjecte

14 Ce n’est pas un hasard si, au sein du mouvement LGBTT, la catégorie “transphobie” a été créée, quoique les idées reçues continuent d’assimiler couramment le transgendérisme ou la transsexualité à l’homosexualité. En effet, si le terme d’“homophobie” n’est apparu que tardivement vers 1971, soit près de cent ans après celui d’“homosexuel”, le recours au terme de “transphobie” est encore plus récent et ne figure pas dans les dictionnaires. L’expression de la transphobie revêt en fait des formes très similaires à celles de l’homophobie et on peut répertorier les insultes adressées indifféremment aux homosexuels, aux transsexuels ou aux travestis.

15 Mais l’expérience transgenre comporte également des spécificités qui correspondent aux particularités des groupes concernés. Malgré la “communauté d’insultes” comme disent certains, par rapport aux insultes adressées indifféremment aux “homos”, la traduction la plus brutale de ce type de violence est sans doute la violence physique et l’intimidation. Dans ce cas, la migration apparaît presque comme une nécessité.

16 À Paris, Camille Cabral, présidente du PASTT, me parlait de “petites blessures stigmatisantes” en référence à cette “efficacité de l’insulte” qui marque l’expérience transgenre en général. Pour désigner la situation du travesti, Janaina Dutra, présidente d’une association de travestis de Fortaleza, m’a dit une fois la comparer à une île. Sauf qu’au lieu d’être entouré d’eau, il est entouré de violence. Elles font, toutes les deux, référence au fait que la transphobie prend bien d’autres formes, a priori moins spectaculaires que les agressions directes.

17 Pour les transgenres brésiliens, être traités depuis l’enfance de “veado”, “bicha”, “baitola”et autres termes dépréciatifs désignant les homosexuels engendre une “structure commune d’infériorisation”. Un récit de Germana, transgenre brésilienne que j’ai interviewée chez elle à Paris, permet de souligner un tel type de violence fondée sur l’“abjection” : “Moi, j’ai toujours été davantage petite fille, et mon père n’acceptait pas... Quand j’avais six ans, mon père a été appelé avec ma mère à l’école... Le professeur lui a dit que j’étais différent des hommes. Là, mon père m’a battue devant le professeur. J’ai arrêté d’étudier en seconde année. Je suis partie de l’arrière-pays de São Paulo, et je suis allée faire ma vie à la capitale à l’âge de dix-sept ans, après avoir été expulsée de la maison...”

18 Masculinité et féminité, loin d’être des évidences de la relation au monde, sont l’objet d’une production permanente de soi par l’usage approprié de signes déterminés : techniques corporelles, expression des sentiments, production symbolique du corps, conformité à une sensibilité compatible. L’expérience transgenre fait voir que le féminin et le masculin se rapportent aux normes établies, aux valeurs, aux symboles, aux représentation, mais elle joue avec ces normes, détournant les signes qui leur correspondent : identifications à l’ethos de l’autre signe, dérision par sa caricature, érotisme de l’ambiguïté, subversion des relations établies entre les sexes... Dans ce processus, l’apprentissage au contact des autres transgenres et gays peut mener à une “lecture” plus positive de cette féminité, une transvalorisation qui rend l’expérience plus convenable par rapport au stigmate.

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Sociabilité transgenre, famille et exil

19 Les témoignages soulignent les transformations du regard des autres. Pour les transgenres, un tel regard se traduit dans l’impossibilité de faire accepter son orientation et son style de vie. Dans ces regards, celui de la famille est inclus. Et le refus, l’abjection et l’injure vécus auprés des parents mènent à des ruptures difficiles à effacer. Certains nourrissent des ressentiments envers leur famille et n’ont rétabli aucune attache avec leurs parents. D’autres, après avoir été rejetés de la maison, “font la paix”. Dans ces cas, l’argent de la prostitution peut devenir un “fantasme” pour la famille.

20 C’est cette précarité affective et économique qui mène à la prostitution et à la migration. Même avant le départ, la lutte et l’exil étaient déjà présents. La marginalisation et l’exclusion qu’implique une sexualité stigmatisée sont les piliers de la constitution d’un monde spécifique, inscrit aussi bien dans la topographie des grandes villes que dans la personnalité des individus qui s’y agrègent. Aux transgenres, la ville réserve des lumières et des ombres, des libertés et des misères. Ce n’est pas pour rien que certains ont quitté “l’archipel de voluptés” (la vie carnavalesque de Rio) et sont arrivés à Paris.

21 Il faut donc faire l’inventaire de ces rencontres transnationales, des échanges d’expérience entre ces parias sexuels, de vécus qui se déploient dans les interstices de la vie sociale, car le monde actuel, sommé de régler ses arriérés postcoloniaux, peut trouver dans des expériences “liminaires”1 comme celles de travestis prostitués et immigrés un éclairage quant à la question de l’exil.

22 Au moment où l’on célèbre l’exil partout, à partir du constat que le nouveau paysage communicationnel, dessiné par les technologies contemporaines, exerce une influence massive sur la pensée du lieu et du territoire (“le nulle part est partout”), l’immigration travestie et transgenre interroge cette vision esthétisée de l’exil. Chez les transgenres, il n’y a pas de reproduction biologique. Leurs “identi-tés exiliques” ou “déracinées”2 n’échappent pas à un devenir construit autour des catégories habituelles du bannissement ou de la fuite. Leur exil reste encore tragiquement réel.

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NOTES

1. V. Turner, O Processo Ritual : estrutura e anti-estrutura, Petrópolis, Vozes, 1974. 2. Alexis Nouss, Plaidoyer pour un monde métis, Paris, Textuel, 2005.

RÉSUMÉS

Les témoignages de transgenres collectés de 1993 à 2003 entre le Brésil et la France permettent de dessiner un portrait significatif de leur expérience. Ils dévoilent des parcours difficiles marqués par le retour des mêmes motifs : le processus de féminisation – et sa classification dans le registre du stigmate –, la voie de la prostitution, avec leur lot d’insultes et de violences. La migration apparaît comme un autre passage obligé de ces trajectoires : avec l’expérience de l’exil se racontent l’acquisition de libertés mais aussi les misères du migrant.

AUTEUR

ALEXANDRE FLEMING CÂMARA VALE Sociologue, professeur adjoint à l’université fédérale de l’État du Ceará

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Les discriminations positives dans une perspective comparée Les cas brésilien et français

Paulo Sérgio da Costa Neves

1 Dans le monde contemporain, les revendications identitaires particularisantes et mettant en avant la différence sont devenues des phénomènes de plus en plus importants dans la vie des sociétés. Dans certains pays d’Europe, les demandes de reconnaissance juridique et politique se multiplient de la part de minorités ethniques souffrant de discriminations plus ou moins anciennes. Les populations immigrées présentent aujourd’hui des revendications identitaires, parfois avec une forte composante religieuse.

2 C’est dans ce contexte que les politiques dites de “discrimination positive” ont gagné une audience publique dans plusieurs pays comme l’Inde et les États-Unis. Elles visent à combattre les discriminations contre des groupes sociaux maintenus, depuis longtemps, au bas de l’échelle sociale. Afin de comprendre les modalités de justifications des politiques dites de “discrimination positive” en faveur de minorités ethniques, raciales ou issues de l’immigration, voici les résultats d’une enquête1 menée actuellement dans deux pays fort différents au regard du traitement politique de la question : le Brésil et la France.

Quand le métissage n’est plus un critère de justice : le cas brésilien

3 Le débat sur les politiques de discrimination positive ou d’affirmative action commence au Brésil à la fin des années soixante-dix, avec l’apparition de mouvements sociaux dénonçant le racisme et les conditions de vie de la population noire dans le pays. Mettant en avant le fait que les Noirs constituent la majorité de la population pauvre, ces mouvements vont s’attaquer au discours selon lequel il n’y avait pas de racisme au Brésil, discours identitaire d’une bonne partie des Brésiliens en même temps que discours officiel de l’État brésilien.

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4 En effet, les débats autour de la composition raciale de la population ont joué un rôle non négligeable dans la constitution d’un discours sur l’identité nationale brésilienne. Ce qui explique le fait que l’identité nationale au Brésil s’est constituée, surtout après les années trente, autour de l’idée de métissage. Dans cette perspective, initialement mise en avant par Freyre2 et par la suite adoptée par l’État à l’époque du national- populisme, le Brésil était considéré comme un modèle réussi de rapports pacifiés entre cultures et ethnies différentes ; l’absence de préjugé rendant possible l’émergence d’une société métisse où les origines ethniques ou la couleur de peau comptaient peu. Ceci constituera la toile de fond de la culture officielle du pays jusqu’à la fin de la dictature militaire en 1985. Bien que plusieurs études socio-anthropologiques3 aient démontré la permanence et les conséquences des préjugés raciaux en vigueur, les discours officiels ont continué à présenter le Brésil comme une “démocratie raciale”, paradis sur terre du point de vue des rapports entre les groupes ethniques.

Un débat symbolique autour de l’identité nationale

5 Cette situation évoluera avec la démocratisation du pays à partir des années quatre- vingt. L’émergence de mouvements sociaux revendiquant des identités spécifiques va provoquer un remodelage de l’identité nationale. Parmi ces mouvements, le mouvement noir sera celui qui va le plus influencer ce processus, car, en dénonçant le racisme et les préjugés raciaux, il va mettre en cause le principe même de l’identité brésilienne officielle : l’idée que le métissage avait favorisé le développement d’une démocratie raciale, où les rapports entre les groupes sociaux, même quand il y avait des grandes disparités sociales, étaient marqués par la convivialité et par l’absence de préjugés raciaux.

6 Ces discours n’auront pas un très grand pouvoir de mobilisation politique de la population noire, mais seront de plus en plus acceptés dans le débat public et au niveau de l’État brésilien, à partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix.

7 Mais c’est surtout à partir du début des années deux mille que ces discours vont faire couler beaucoup d’encre. La mise en place des premières expériences de politiques de discrimination positive – dont des quotas dans certaines universités publiques pour des étudiants noirs issus des lycées publics4 – a joué un grand rôle.

8 En 2002, le gouvernement de l’État de Rio de Janeiro fait approuver une loi introduisant le système de quotas pour les lycéens noirs issus des écoles publiques dans les universités dépendant administrativement de cet État5. Un débat aux enjeux symboliques forts s’installe. Il s’intensifie avec l’augmentation du nombre d’universités à avoir adopté des modalités de politiques de discrimination positive en faveur des lycéens noirs et/ou issus des écoles publiques6 et avec les projets de lois en discussion au Congrès national7.

9 Malgré la variété des propositions des politiques de discrimination positive mises en place dans les universités brésiliennes, la question des quotas pour les afro-descendants a focalisé toute l’attention. Cette persistance démontre, s’il en était besoin, que la “question raciale” reste au cœur des préoccupations des uns et des autres.

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Les pesanteurs d’une société métissée

10 Le principal argument de ceux qui s’opposent aux quotas est que dans un pays métissé comme l’est le Brésil il n’est pas aisé de déterminer qui est Blanc ou Noir, car la plupart de la population peut légitimement revendiquer un certain degré de métissage8, sinon au niveau génétique, du moins au niveau culturel. Une illustration de cette difficulté est le cas de deux frères jumeaux ayant choisi de passer le concours d’entrée de l’université de Brasília par le système de quotas où l’un a été considéré, au regard de son apparence, par l’administration universitaire, comme afro-descendant, ce qui lui a permis d’être accepté, et l’autre non9.

11 D’après ces critiques, il y aurait ici la volonté d’importer le système classificatoire biracial nord-américain, sans prendre en compte la longue histoire du métissage au Brésil qui rend floues les frontières entre Blancs et Noirs. Ainsi, au Brésil, les gens ne se définissent pas seulement comme Noirs ou Blancs, mais utilisent plusieurs catégories intermédiaires entre ces deux pôles.

12 Dans ce cadre, comment mettre en pratique une politique pensée originairement dans une société où les critères de classification raciale sont plus rigides ? Les quotas risqueraient de créer au Brésil les mêmes tensions raciales que celles existant aux USA, faisant fi de la relative cordialité entre les races qui a été historiquement construite dans le pays.

13 D’autres arguments opposés aux quotas seront employés dans le débat, mais aucun ne jouera le même rôle stratégique que celui du poids du métissage dans la vie brésilienne. Parmi ces arguments, on peut souligner la mise en avant du fait que les quotas portent atteinte au principe constitutionnel de l’égalité juridique entre les citoyens. De plus, les quotas signifieraient une réduction de la qualité de l’enseignement dans les universités, provoquant en même temps la dépréciation de leurs diplômes et la stigmatisation des individus ayant été bénéficiaires de cette mesure.

14 A contratrio, les arguments en faveur des politiques de discrimination positive vont se concentrer sur la dénonciation du fait que le métissage n’a pas empêché l’existence du racisme et des discriminations à l’encontre des Noirs et des métis au Brésil. Discriminations visibles sur le marché du travail, dans les pratiques policières et dans les conditions de vie plus difficiles des afro-descendants par rapport à l’ensemble de la population. Or il faut tenir compte de la place de l’enseignement universitaire au Brésil dans le processus d’ascension sociale personnelle et pour la formation des élites économiques, politiques et culturelles. L’imposition de quotas pour la population pauvre, y compris pour les Noirs et métis qui en font partie, serait une mesure pour réduire les criantes inégalités sociales et raciales dans le pays.

15 Il n’est pas possible, dans ce cadre, de développer davantage les implications symboliques de tous ces arguments. Cependant, à travers la discussion autour des politiques de discrimination positive au Brésil, on peut dégager le problème principal. Ces politiques signifient, d’une certaine manière, la négation du pouvoir intégrateur du métissage. Étant donné l’importance de ce principe pour l’identité nationale brésilienne, le poids et les répercussions de ce débat dans le pays prennent une importance particulière.

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France : République en danger ou éveil à la diversité ?

16 La situation en France est à la fois proche et différente de celle que nous avons pu observer au Brésil. Tout d’abord, dans l’histoire française, la place accordée aux minorités raciales et ethniques n’a pas joué le même rôle dans les discours légitimateurs de l’État-nation, sauf au niveau de la légitimation du statut colonial que la France a imposé à plusieurs régions dans le monde10.

17 Ce n’est qu’avec le développement de l’immigration de populations non européennes, à partir des années cinquante, que le débat sur les différences ethniques et raciales au sein de la population française va se développer, dont la face la plus visible est la montée en puissance du Front national dans les années quatre-vingt.

18 Prévue pour être une immigration temporaire, de travail, cette immigration non européenne deviendra de peuplement, notamment avec l’importance prise par le regroupement familial au cours des années soixante-dix. Ainsi, à la figure de l’immigré seul, qui venait en France travailler mais qui ne participait pas à la vie sociale, succède celle des familles, dont les enfants sont nés en France et jouissent de la citoyenneté française.

19 Ces populations acquièrent une nouvelle visibilité avec les grands ensembles qui se multiplient dans les villes dès les années soixante, et qui vont les accueillir notamment à partir de la fin des années soixante-dix, alors que les familles économiquement plus favorisées quittent ces quartiers. C’est ainsi que les banlieues deviennent, dans les représentations les plus répandues, les lieux de la concentration des immigrés.

20 Ce contexte général induit le développement d’une association symbolique entre les jeunes issus de l’immigration maghrébine et nord-africaine et la croissance des statistiques sur l’insécurité à partir des années soixante-dix. Ce qui se traduira par une action renforcée de la police vis-à-vis de ces groupes, marquée par des contrôles d’identité fréquents et par un recours régulier à la violence physique. En même temps qu’elles les stigmatisent, ces pratiques créent un fort sentiment d’injustice et d’exclusion chez les jeunes des banlieues. Elles conduisent au développement d’un discours d’altérité vis-à-vis de la société française et à des émeutes urbaines11, en général à l’occasion des bavures policières.

21 Ainsi, de même que pour le Brésil, les conditions de vie plus difficiles d’une partie de la population identifiable par la couleur de peau (et aussi, dans le cas français, par l’origine immigrée et par la religion supposée) constitueront la base des débats sur les politiques de discrimination positive et, également, la base des discours raciaux dans la société12.

Le développement des critères sociaux et ethniques

22 À la fin des années quatre-vingt-dix, la Communauté européenne enjoint ses États membres à mettre en œuvre des dispositifs de lutte contre le racisme et toutes formes de discriminations. Ainsi, la lutte contre les discriminations subies par les minorités, y compris la population issue de l’immigration, devient de plus en plus visible dans l’action étatique. Dès 1999 est créé le GELD (Groupe d’études et de luttes contre les discriminations) et, en 2001, une loi de lutte contre les discriminations est présentée à l’Assemblée nationale et votée en 2002. En 2004 est créée la HALDE (Haute autorité de

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lutte contre les discriminations et pour l’égalité) qui va organiser plusieurs enquêtes recourant au testing pour démontrer l’ampleur du problème du racisme dans la société française, notamment sur le marché du travail et sur le marché immobilier.

23 Dans la même logique, l’Institut Montaigne, groupe de réflexion créé en 2000, lance en 2004 une Charte de la diversité, qui sera signée par de grandes entreprises françaises (plus de 1700, selon le site Internet de l’Institut13). Elle propose des pratiques pour lutter contre les discriminations et pour garantir la diversité ethno-sociale au sein des entreprises.

24 En 2001, l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris (Sciences Po) met en place des procédures pour faciliter l’accès des jeunes issus des quartiers sensibles à ses concours d’entrée14. Cette initiative va inciter d’autres IEP de province à proposer des mesures semblables, avec l’objectif d’augmenter la diversité sociale de leurs étudiants.

25 Dans toutes ces initiatives, les principaux arguments favorables aux politiques de discrimination positive sont le besoin de lutter contre les discriminations pour rendre la société française plus égalitaire, et la volonté d’instaurer de la mixité sociale et de la diversité dans les institutions formatrices des élites politiques, économiques et culturelles du pays, en favorisant l’accès des jeunes talents issus des quartiers populaires. Ces arguments se fondent sur l’idée que la méritocratie républicaine seule ne peut vaincre des inégalités sociales renforcées par des préjugés profondément ancrés dans l’imaginaire national. Il faut donc des mesures qui prennent en compte les différences sociales et culturelles pour réussir à effacer durablement les pratiques discriminatoires.

Entre communautarisme et stigmatisation

26 En revanche, ceux qui s’opposent à ces mesures considèrent que la prise en compte de critères ethniques dans les politiques publiques peut créer du communitarisme15 dans la société française, affaiblissant ainsi les liens de solidarité entre les membres de la société dans son ensemble et éveillant des conflits interethniques incontrôlables. Le modèle d’intégration républicain français, basé sur le principe de l’égalité juridique entre tous les citoyens, serait donc en danger avec le développement des politiques de discrimination positive, revendiquées de plus en plus par des associations représentatives des minorités (ethniques, de genre, etc.).

27 Accessoirement, d’autres arguments sont mobilisés par ceux qui critiquent ces politiques. Celles-ci pourraient renforcer les stigmates dont sont déjà victimes les populations concernées, car, en supprimant le rôle légitimateur de la méritocratie et de l’égalité de traitement des citoyens par l’État, ces mesures sont perçues comme des privilèges injustifiables dans les sociétés démocratiques.

28 Dans le même sens, en misant sur la diversification des élites, ces politiques non seulement ne combattent pas le principe même de l’élitisme, mais elles ne s’attaquent pas aux questions sociales qui sont à l’origine des problèmes qu’elles sont censées résoudre. Il faut noter que cette critique ne concerne pas les discriminations positives qui privilégient une certaine zone géographique (comme les ZEP, ZUS, etc.), mais seulement celles qui privilégient des individus en les aidant à rentrer dans des espaces sociaux élitistes (comme c’est le cas avec l’expérience de l’IEP et d’autres grandes écoles). Comme on le voit, le débat français sur les politiques de discrimination positive

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est polarisé autour de la question du républicanisme, emblème de l’identité nationale du pays.

Conclusion

29 Les débats sur les politiques de discrimination positive sont, aussi bien au Brésil qu’en France, très liés à des questions historiques qui ont marqué l’imaginaire et l’identité nationale de chaque pays : l’esclavage et le racisme contre les Noirs au Brésil, le passé colonial et l’immigration en France. Mais, dans les deux cas, ce débat traduit des préoccupations typiques des sociétés démocratiques contemporaines, notamment la manière de rendre la société plus égalitaire et moins marquée par des logiques structurelles de reproduction des inégalités (comme c’est le cas des préjugés et discriminations d’ordre ethnique, racial, religieux, de genre, etc.).

30 L’existence de mouvements sociaux qui mettent en question les “idéologies nationales” par la dénonciation du racisme et des discriminations ethniques est un autre point en commun entre les deux pays. Autrement dit, jusqu’à un certain point c’est l’incapacité des sociétés brésilienne et française à réaliser pleinement l’idéal de l’égalité entre les groupes sociaux qui justifie la remise en cause des principes sur lesquels ces sociétés s’étaient construites.

31 Toutefois, cette similitude cache des différences importantes. Au Brésil, le débat s’enflamme sur la question des quotas pour la population d’origine noire dans les universités publiques, lieu privilégié de formation des élites brésiliennes, tandis qu’en France l’adoption de quotas pour les personnes issues de l’immigration n’est plus à l’ordre du jour (même si, de manière informelle, certaines nominations gouvernementales et certaines pratiques des entreprises s’en rapprochent).

32 En France, le débat sur les inégalités a été pendant longtemps dominé, dans le cadre de la politique de la ville, par la mise en place de dispositifs censés être capables de réduire les inégalités sociales. Et même après l’apparition de politiques plus volontaristes de lutte contre les discriminations, dans les années deux mille, la politique de la ville continue de jouer un rôle important dans les discours et dans les actions publiques. Au Brésil, les politiques publiques pour réduire les inégalités sont beaucoup plus récentes et n’ont pas la même étendue que leurs homologues françaises.

33 De plus, les arguments avancés face aux politiques de discrimination positive en France se concentrent sur les périls qu’elles représentent pour la République (pensée comme la garante de la solidarité nationale), tandis qu’au Brésil les critiques mettent en avant les différences entre le Brésil (pays métissé) et les USA, pays qui sert de référence en la matière. Ces arguments expriment la crainte de certains groupes que les quotas puissent changer le modèle de relations interethniques et interraciales qui s’est mis en place dans le pays au cours des derniers siècles et qui garantirait, sinon l’absence de préjugés et de discriminations raciales, du moins l’absence de tensions raciales trop fortes et des rapports interindividuels plus cordiaux.

34 En France, même si les discours sur la “France arc-en-ciel” se développent, l’argument critique le plus répandu est celui de la peur que le communautarisme, vu comme une conséquence des politiques de discrimination positive qui prennent en compte des critères ethniques, efface le sentiment d’appartenance à la communauté nationale.

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35 Ces deux cas mettent en évidence la complexité accrue de la discussion sur la justice (les inégalités entre les hommes qui peuvent être considérées comme justes ou injustes) dans les sociétés contemporaines, où l’émergence des revendications de la différence est devenue centrale. Que la comparaison internationale puisse montrer combien cette complexification de la justice est un phénomène qui sort des cadres nationaux n’efface pas le fait que les enjeux sont aussi fonction, dans les deux pays, d’une histoire et d’une mémoire nationale.

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NOTES

1. La recherche dont ce texte est un des résultats a été financée par le CNPq (Conseil national de développement scientifique et technologique) et par la FAPITEC-SE (Fonds de soutien à la recherche de l’État de Sergipe), organes brésiliens de soutien à la recherche scientifique. 2. Gilberto Freyre, Casa Grande e Senzala, Rio de Janeiro, Editora José Olympio, 1973. 3. Voir les études de Florestan Fernandes, Carlos ou encore Thomas Skidmore. 4. Où étudient les enfants de la population la plus pauvre. 5. La configuration universitaire au Brésil est, à maints égards, très différente du système universitaire français. Tout d’abord, en suivant la logique fédérative de l’État brésilien, les universités publiques peuvent être rattachées soit à l’administration fédérale, soit aux administrations de chaque État qui fait partie de la Fédération, soit encore aux administrations de certaines grandes villes. De plus, sauf quand il y a un cadre légal établissant les règles des concours d’entrée, chaque université jouit d’une grande autonomie par rapport à l’établissement des modalités de sélection des étudiants. Ce qui explique le fait qu’il y ait des universités publiques ayant adopté des modalités très diverses de politique de discrimination positive, tandis que d’autres ne l’ont pas fait.

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6. À ce jour, environ 80 universités publiques ont adopté des mesures pour faciliter l’accès des lycéens pauvres et/ou noirs. Ces mesures vont de l’établissement de quotas exclusivement pour les lycéens issus des lycées publics aux quotas pour les lycéens noirs ou métis issus de ce même type d’établissement. D’autres universités ont préféré accorder un surplus de points aux lycéens des lycées publics lors des concours d’entrée. 7. Il y a plusieurs projets de loi sur la question attendant d’être votés par le Congrès. Celui qui a le plus de chance d’être approuvé et qui a le soutien du ministère de l’Éducation prévoit l’établissement de quotas à hauteur de 50 ? % des places dans les universités fédérales pour les lycéens issus des lycées publics. Selon ce même projet, parmi ces places réservées, il faut préserver la proportionnalité de la composition raciale dans chaque État de la Fédération. 8. D’après les données censitaires de 2000, la population brésilienne était composée d’environ 54 % d’autodéclarés Blancs, de 6 ? % de Noirs, 38 ? % de métis et 2 ? % d’autres groupes (asiatiques, indiens et non-identifiés). 9. Pour éviter les fraudes, certaines universités ont établi des moyens de contrôle des auto- déclarations des candidats. Ce qui va renforcer la polémique sur la volonté de certains militants et intellectuels d’imposer le prototype des afro-descendants brésiliens. 10. Dans ce cas, la différentiation juridique entre les citoyens français et les indigènes jouait un rôle considérable dans le maintien du statut colonial et, en même temps, justifiait l’action des gouvernements français dans les colonies comme étant des actions civilisatrices des populations locales. Le poids de ce passé colonial est encore perceptible dans le débat sur le rôle de la colonisation française dans les pays africains et, aussi, dans l’utilisation que certains groupes font du mot “indigènes”, comme c’est le cas du Mouvement Indigènes de la République, créé en 2005 et qui prétend dénoncer les discriminations dont est victime la population issue de l’immigration originaire des pays du Sud. 11. Il y a déjà une longue série d’émeutes des jeunes de banlieues en France, depuis celle dans la banlieue lyonnaise en 1981 jusqu’à celles de novembre 2005 qui ont eu lieu dans pratiquement toutes les grandes villes du pays. 12. Nous partageons ici le point de vue développé par Robert Castel selon lequel l’existence de discriminations et de piètres conditions de vie pour une frange de la population, stigmatisée par sa couleur de peau et/ou par ses pratiques culturelles et religieuses, donne une consistance sociale aux discours qui, implicitement ou explicitement, emploient la notion de race. Ceci ne signifie pas qu’on accorde un statut scientifique à un tel concept, mais simplement que, dès lors qu’il sert de grille d’analyse aux acteurs, on ne saurait l’ignorer. 13. http://www.institutmontaigne.org/charte-de-la-diversite-dans-l-entreprise-2050.html 14. Signature de conventions dite d’“éducation prioritaire” avec ces lycées placés en ZEP, diversification du mode de sélection, rendant plus facile la prise en compte de la motivation des jeunes issus de quartiers populaires, etc. 15. Associé, dans cette vision, au renfermement de chaque groupe ethnique sur lui-même.

RÉSUMÉS

Une société métissée est-elle possible ? La question se pose face aux discriminations dont sont victimes les Noirs et les métis au Brésil ainsi que les populations issues de l’immigration en France. Les débats autour de la discrimination positive dans les deux pays interrogent leurs modèles d’intégration respectifs. La conservation du sentiment d’appartenance à la communauté

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nationale ne semble pas toujours aller de pair avec la lutte contre le racisme. En jeu, l’acceptation des règles élémentaires de justice entre les habitants d’un même pays.

AUTEUR

PAULO SÉRGIO DA COSTA NEVES Professeur à l’université fédérale de Sergipe, Brésil, et chercheur associé au MODYS-CNRS

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De la rencontre culturelle à l’interculturalité Modalités de reconnaissances de la “brésilianité” en Guyane française ?

Dorothée Serges

1 L’histoire de la Guyane est liée à l’histoire de l’immigration des peuples dont les arrivées successives ont contribué à l’organisation d’une société guyanaise pluriculturelle.

2 Au XVIIe siècle, les contacts ont été de type colonial entre les Européens, arrivés avec des esclaves africains1, et les populations amérindiennes dites “primitives”. Puis, “l’obsession de peuplement2” est devenue économique et les contacts planifiés. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la ruée vers l’or et le développement du secteur agricole ont conditionné l’arrivée de Saint-Luciens, de Martiniquais, de Chinois, d’Indiens “coolies”, de Libanais, de Javanais et de Hmong (1949-1954). Enfin, au milieu du XXe siècle, les migrations transfrontalières des Brésiliens, des Haïtiens, des Surinamais – majoritairement des Indonésiens puis des Noirs marrons, ou Bushinengués – et des Guyanaiens – remplacés ensuite par les Hindoustanais du Guyana – sont relatives au développement du secteur industriel et aux contextes politiques, économiques et sociaux de ces pays.

3 En 1967, les migrations frontalières connaissent leur plus forte expansion avec l’arrivée massive des Brésiliens. En 1982, elles sont relayées par une importante vague d’immigration haïtienne, faisant de cette communauté le premier groupe étranger installé en Guyane. En 1990, on assiste enfin à une “redynamisation des flux frontaliers3”, tant due aux migrations des Brésiliens qu’aux personnes provisoirement déplacées du Surinam (1995).

L’assimilation hiérarchisante ou la construction des stéréotypes

4 La situation du département de la Guyane française, instauré en 1946, entraînera une volonté d’assimilation des populations en fonction de modèles culturels associés à

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l’idéologie du progrès. La départementalisation en Guyane prend plusieurs formes : elle est de type économique4 et social. Elle vise à octroyer les mêmes aides que celles dispensées en France métropolitaine5. Vont alors s’enclencher, dans un second temps, ce que Marie-Josée Jolivet appelle “les mécanismes d’une économie départementale […] conçue pour une économie [planifiée] dominée par les intérêts du secteur privé6”. Ainsi, dans les années soixante, avec le cinquième plan de la départementalisation, se mettent en place les grands chantiers de construction civile (BTP) du Centre spatial guyanais (CSG) de Kourou à l’intérieur desquels vont être employés 1 500 travailleurs brésiliens originaires de Belém (Pará) et de Macapá (Amapá).

5 Cette immigration planifiée par le gouvernement français obéit aux lois du marché en contribuant à l’émergence d’une élite créole et métropolitaine – essentiellement celle du CSG – au détriment de l’ascension des populations issues de l’immigration, utilisées principalement comme main-d’œuvre ou dans le secteur des services.

6 La population brésilienne résidant à Kourou est estimée aujourd’hui à 1 386 résidants7, dans une ville totalisant 19 074 habitants. Plusieurs “villages” ou quartiers regroupent la majorité de cette population. Ils sont situés place de l’Europe pour le premier, à proximité du quartier militaire Eldo, à la Cité du Stade, proche du centre, et au point kilométrique 7 (PK7), sur la piste en direction de la Montagne des Singes8. Une forte proportion de Brésiliens est également localisée dans le quartier de l’Anse et dans le quartier Savane.

Ethnographie de la fête de la plage à Kourou

7 C’est dans ce contexte qu’il faut situer la fête comme temps d’interculturalité, entendue comme la mise en forme de contacts entre des personnes culturellement différentes, “la construction des interactions entre groupes ou individus de cultures différentes9”, puisque cet espace est le lieu où vont être amenées à se côtoyer des populations originaires de milieux – géographiques, culturels, économiques et sociaux – différents. Pour cela, je m’appuierai sur des données de terrain collectées entre fin juin et fin septembre 2008, dans deux quartiers de Kourou : le quartier Savane et le quartier/village brésilien situé à la Cité du Stade.

8 Durant cette période, j’ai réalisé des observations participantes en partageant le quotidien de trois familles et en me rendant dans les lieux festifs du Vieux Bourg (Saxo club, le Vieux Montmartre et Chez Alice), du quartier de l’Anse (Clibertown) ainsi qu’au Bar des Sports, place de l’Europe. Les afters10 se poursuivaient généralement dans les “camions/snacks” de cette même place ou dans le quartier Savane. Tous ces lieux sont fréquentés par des populations tant brésiliennes que métropolitaines, créoles et/ou bushinenguées. J’ai passé des entretiens semi-directifs et ouverts, dix-neuf au total, avec des Brésiliennes, régularisées ou non, dans le but de réaliser une étude plus générale sur les conditions d’insertion et d’autonomisation économique de ces migrantes. Quelques hommes ont également été entendus.

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Un lieu d’échanges économiques et de rencontres culturelles

9 J’ai voulu prendre un espace festif “neutre” tel que celui que représentait la fête de la plage de Kourou. Elle est hebdomadaire et a lieu le dimanche, sur la plage Pim Poum, située sur l’avenue des Roches, entre les pointes Pollux et Castor, de 18 heures à minuit, heure légale. Le podium principal, où se tiennent les animations – groupes de chanteurs, danseurs et défilés – est situé à l’entrée. À l’autre extrémité de cet espace, à 500 mètres de là, et à proximité de la mer, est installé un stand de musique ragga11 tenu par des Bonis. Ainsi, après avoir traversé ce stand, le podium principal et les jeux pour enfants, on arrive sur un podium secondaire, tenu par des Brésiliens, incluant une piste de danse. Là officie le disc jockey, appelé “gato-maestro” – le “chef mignon” – originaire de Macapa. Son set12 se compose pour l’essentiel de musiques brésiliennes, en provenance du Pará : techno, bréga, foró, calypso ; de musiques créoles : zouk13, et de musiques jamaïcaines : ragga et reggae. La piste de danse permet la rencontre, la compétition ou même simplement l’apprentissage, en fonction des musiques et des compétences individuelles. Elle est un lieu où les habitudes musicales des différents groupes ethniques peuvent s’échanger. Nous parlerons d’un premier pas vers la connaissance de l’Autre. Les véritables échanges interculturels, dans le cadre de l’analyse de cette fête, s’élaborent à travers la mise en place de rapports économiques par l’intermédiaire de la vente de produits alimentaires.

Premiers contacts : de la cuisine à la culture

10 En effet, les principaux stands de restauration et de boissons sont tenus par des Brésiliennes. Situés à proximités des podiums, ils se présentent soit comme des “baraques” où sont disposées des tables et des chaises pouvant recevoir jusqu’à trente personnes chacune, soit comme des “camions/bars” de vente à emporter. Ces deux types de stands vendent majoritairement des boissons : sodas, bières, caïpirinhas et batidas14. Les “baraques” servent des plats à base de brochettes, rappelant la tradition de la churrascaria15 brésilienne et/ou de la feijoada16. Les “camions/bars” vendent soit des sandwichs, soit des vatapás ou tacacás (à base de crevettes), plats typiques du Nord- Est brésilien.

11 Les Brésiliennes exploitent leur savoir-faire culturel plutôt à des fins économiques et, derrière ces échanges, débute un partage culturel. Les métropolitains et les créoles guyanais, avec quelques Amérindiens, découvrent ainsi la culture brésilienne à partir de la cuisine. Les plats sont majoritairement importés du Nord du Brésil, lieu dont les populations sont originaires. La vente, formelle ou informelle, constitue une alternative à l’exclusion de ces migrantes. Elle leur permet de “choisir” de se forger une nouvelle identité, celle de travailleuses. Leurs “choix” restent toutefois conditionnés par la connaissance préalable de personnes appartenant à d’autres groupes ethniques présents dans l’espace social guyanais et/ou par l’établissement d’un réseau d’interconnaissance.

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Les objectifs de création d’un réseau d’interconnaissance

12 L’espace festif de la plage permet de créer un “entre-soi”. Le moment festif va alors être l’occasion d’établir des réseaux d’interconnaissance avec les groupes présents autour des tables – majoritairement des métropolitains, des créoles, des Bushinengués, des légionnaires17, et, en plus petit nombre, des Amérindiens et des Haïtiens – par l’intermédiaire de rites de sociabilités avec le partage d’un temps commun et l’échange de boissons et de paroles : des fofocas18, des blagues et des conversations tournant autour de la vie en Guyane et/ou au Brésil. Il s’agit plutôt d’hommes seuls avec quelques rares couples. La fête devient un cadre propice à la formation de couples entre des jeunes Brésiliennes dont l’âge varie entre 20 et 35 ans, souhaitant “arumar-se um gatinho” – “s’arranger un copain” –, et des hommes plus âgés (25-50 ans) métropolitains, légionnaires ou créoles guyanais.

13 Née à Cayenne, et reconnue à Afúa, Eliane n’a pas la nationalité française, ni même de carte de séjour. Aujourd’hui, elle fait des va-et-vient clandestinement entre les deux villes et tente une mise en couple durable, à l’image de celle de son amie avec qui elle est souvent sortie : “C’est madame Bia, elle est Blanche comme toi [moi], mais elle est brésilienne. Sa vie, c’est très difficile, tu vois, elle vient comme ça, en clandestin, elle va comme moi à la discothèque. Là, elle travaille, fait une chose petite, une autre chose. Et un beau jour, elle connaît son mari, elle fait un mariage avec lui à la mairie, et maintenant sa petite fille de 3 ou 4 mois, elle est blanche comme son père, ses yeux, comme toi, bleus. Elle habite là à Kourou, madame Bia”.

14 Le schéma de drague consiste à se faire offrir un verre, à rester discuter autour d’une table, partageant ou non un repas, à aller danser puis à échanger des numéros de téléphone ou à repartir avec la personne. Dans ces deux cas, la constitution de réseaux d’interconnaissances lors de fêtes et/ou de moments festifs débouchent sur plusieurs types d’échanges.

Les stratégies d’échange économico-sexuel

15 Le premier se réfère à un échange de type économico-sexuel, où, selon Paula Tabet, “le service sexuel en soi […] peut devenir le moyen direct de subsistance pour les femmes qui le fournissent19”. La sexualité est perçue par Eliane comme une monnaie d’échange, permettant d’obtenir des compensations financières, qu’elle ne qualifie pas de type prostitutionnel. Ses préférences se focalisent sur un “Blanc”, afin de contrer les inégalités raciales, dont la société guyanaise n’est pas exempte.

16 Ainsi, le “choix” d’une relation avec un “Blanc” s’effectue à partir de la connaissance préalable du statut des personnes fréquentant à la fois ces espaces et les jeunes Brésiliennes. En effet, ces jeunes filles apprennent très vite à situer socialement et économiquement leurs interlocuteurs, particulièrement par le biais de la fofoca, des échanges de savoir entre elles.

17 La deuxième forme d’échange économico-sexuel peut avoir été initiée de manière identique, à la différence qu’elle a ensuite été institutionnalisée par le mariage. Cette relation établie n’est pas à sens unique. En effet, le mari de Bia, Marc, déclare avoir lui

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aussi un intérêt dans l’obtention de papiers brésiliens pour monter son commerce et construire sa maison au Brésil.

18 La fête constitue un moment d’inversion temporaire de la domination de genre, de race et de classe, où nous aurions alors tort de penser que seules les femmes trouvent un intérêt dans ces échanges économico-sexuels. En effet, ils leur permettent de reprendre le contrôle de leur existence par l’intermédiaire de leur sexualité, sur une situation migratoire qui a tendance à les rendre invisibles, tant du point de vue économique que social. Les échanges économico-sexuels ainsi produits trouvent ensuite leur point culminant dans une reconnaissance institutionnalisée de la relation matrimoniale. Toutes ces représentations participent au façonnage de l’identité sexuelle des nouvelles migrantes brésiliennes.

Interculturalité, stéréotypes et reconnaissance de “brésilianités”

19 En tant que lieu d’échange économique et de création de réseaux d’interconnaissance, la fête permet l’agencement de l’interculturalité, conçue dans un premier moment comme une dynamique “enclenchée par la diversité issue des mouvements migratoires et des échanges culturels20”. Ces échanges et interactions façonnent et organisent la transformation de la communauté des migrants brésiliens. L’interculturalité, en tant que projet, va alors se comprendre comme la reconnaissance de l’Autre, notamment à partir de la catégorisation co-construite lors des interactions décrites ci-dessus.

20 Ainsi, la “brésilianité” – comme support d’éléments culturels ou “support de culture”, tel que nous le suggère Fredrick Barth21, et de stéréotypes, tels que nous les avons abordés – peut conditionner la reconnaissance des individus entre eux, au sein du groupe brésilien et au sein de la société guyanaise.

21 Les catégorisations vont osciller avec la mise en place de relations amicales et/ou de rivalités. Elles sont vécues de manière amicale entre les Brésiliennes, les Métropolitains, les Créoles guyanais et/ou antillais, matérialisées par des échanges sur la piste de danse. Ainsi, Philippe [ci-contre], créole guyanais de 45 ans, fréquente la communauté brésilienne depuis plus de dix ans. Il ne trouve pas “qu’il faille se comporter différemment selon les origines des personnes”. Cela semble contredire les rivalités pouvant exister dans le quotidien, où la hiérarchie est décrite comme immuable, notamment à travers la participation des groupes au moment du carnaval où “dès lors qu’il est question de hiérarchie sociale, on ne peut faire abstraction du cas particulier des différentes communautés immigrées et des incidences de leur statut socio-économique22”. Or la participation à des fêtes moins formelles met en contact des personnes dont les intérêts semblent orientés vers le partage, même entre les créoles guyanais et les migrantes récentes. La rivalité la plus vive se situe au sein de la communauté brésilienne même.

Le moment festif : entre partage et rivalités

22 Rosima, 32 ans, est originaire de Maranhão. Migrant à 20 ans pour Macapá, elle est arrivée à Kourou il y a trois mois. Pour elle, si les Brésiliennes ne se mélangent pas c’est que les rivalités sont trop importantes, notamment lorsqu’il s’agit de tenues ou de

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travail. “Il y a une grande concurrence entre les Brésiliens eux-mêmes… Les seuls qui peuvent aider les Brésiliennes ici sont les Français23”.

23 Celles installées depuis leur arrivée dans les quartiers festifs et qui ont connu une ascension sociale forte n’établissent que peu de contacts avec celles issues d’une immigration plus récente. Cela est d’autant plus perceptible lors des fêtes.

24 Maréjó, arrivée il y a vingt-trois ans de Fortaleza, a connu une ascension dans le domaine de la vente. Elle ne souhaite pas fréquenter les migrantes qu’elle-même qualifie de “voleuses potentielles” – qu’il s’agisse du vol des hommes ou des biens. Elle souhaite se démarquer des autres Brésiliennes, tenues pour responsables de tous les obstacles – discriminations, soupçons d’activité prostitutionnelle – qu’elle a eu à surmonter lors de la création de son entreprise. Cette situation entre pourtant en contradiction avec son quotidien “familial”. Maréjó a employé l’amie de sa sœur Ana, alors clandestine, en tant qu’empregada domestica – employée domestique – et leur fille adoptive Luana, pour vendre des vêtements sur les marchés de Kourou et Cayenne.

25 La “brésilianité” conditionne la mise en place de frontières symboliques entre les groupes culturels différents ainsi qu’entre les Brésiliennes elles-mêmes. Nous pourrions ainsi parler de plusieurs manières reconnues par les migrantes de construire leur “brésilianité”, ou identité ethnico-culturelle, en relation avec les stéréotypes pouvant les servir comme les bloquer dans leur reconnaissance au sein de la société guyanaise. Parallèlement à ce que d’autres auteurs ont pu démontrer24, nous soutenons que tous les Brésiliens et Brésiliennes en Guyane n’ont pas la même légitimité – et donc reconnaissance – aux yeux des autres groupes ethniques. Une hiérarchie, basée sur des critères économiques, ethniques et sociaux contribue à créer des stéréotypes de groupes de bons et de mauvais migrants.

En guise de conclusion…

26 Nous avons vu que la fête de Kourou conditionnait la possibilité d’échanges économiques et de rencontres favorisant, par l’importation d’éléments culturels, la création des identités culturelles des nouvelles migrantes brésiliennes. Ces rencontres contribuent à leur insertion dans l’économie formelle et informelle en fonction de leur ancienneté dans la migration. Pour celles issues d’une immigration plus récente, cette insertion est couplée avec la mise en place de relations de séduction et d’échanges économico-sexuels dans les lieux festifs, liées au renforcement de leur identité sexuelle sur le sol guyanais ainsi qu’à la volonté de renverser les inégalités de sexe, de race et de classe au cœur de la stratification de la société guyanaise. Enfin, sur le plan du projet interculturel, les “brésilianités”, comme autant d’identités ethniques, nous permettent de penser ces créations culturelles, issues de la mise en contact de cultures originellement distinctes, en termes d’avantages et/ou de freins à leur insertion dans l’économie guyanaise. L’interculturalité nous permet ainsi de dépasser le schéma de l’acculturation25 des cultures en contact pour penser les échanges entre les groupes ethniques. Cette interculturalité va connaître une nouvelle phase lors de la fin de la construction du pont sur l’Oyapock, reliant le Brésil à la Guyane, via la route nationale 2 (RN 2). Commet va-t-elle s’organiser ? Les stéréotypes vont-ils s’en trouver renforcés ou la mise en place de politiques de coopération pourra-t-elle pallier ces conceptions figées de l’altérité ?

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. . Les Créoles – ou “criolo”, descendants locaux d’une espèce importée – sont les descendants de ces esclaves qui seront ensuite appelés “créoles guyanais”. Ils se distinguent des Bushinengués, ou Noirs marrons esclaves libérés du Surinam, ayant également des origines africaines, des Créoles Antillais ? : Martiniquais et Saint Luciens ainsi que des Créoles Haïtiens, issus d’une immigration plus récente. Cela participe de ce que Marie-Josée Jolivet nomme le “processus de créolisation”. 2. Bernard Chérubini, “De l’intégration économique à l’intégration culturelle”, Les dossiers de l’outre-mer, n° 85, Guyane, Réunion ? : sociétés pluriculturelles, 1986, p. 3-14. 3. Régine Calmont, “Départementalisation et migrations frontalières ? : le cas de la Guyane française”, in Guadeloupe, Martinique et Guyane dans le monde américain, Paris, Karthala, 1994, p. 189.

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4. Où l’État participe à l’économie sous la forme de plans ? : Fonds d’investissements pour les DOM (FIDOM), Caisse centrale de coopération économique (CCCE) ainsi que dans l’aménagement d’organismes de crédits ? : Société d’aide technique et de coopération (SATEC) et la Banque de Guyane. 5. La sécurité sociale, les allocations familiales, les congés payés, la garantie du Salaire Minimum (SMIC). Spécifique aux DOM dans un premier temps, il s’aligne avec celui de la France métropolitaine en 1965. 6. Marie-José Jolivet, La question créole. Paris, Orstom, 1982, p. 201. 7. 1066 pondéré avec 30 % estimé d’entrées de clandestins. INSEE, (2006. Atlas des Populations Immigrées en Guyane, p. 15. 8. Ce quartier s’est développé à la mesure des activités d’orpaillage, à proximité. 9. Claudine Labat, Cultures ouvertes, sociétés interculturelles, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 4. 10. Une fois la boîte ou le bar fermé, l’after désigne la deuxième partie de la soirée. 11. Le ragga, diminutif de raggamuffin, est un genre musical issu du mouvement dancehall reggae initié en Jamaïque. 12. Le set ou mix est l’enchaînement de musique réalisé par le disc jockey dans le temps qui lui est imparti. 13. Genre musical qui tire ses origines du kompa haïtien, répandu dans les départements français d’Amérique (Guadeloupe, Martinique et Guyane) depuis les années quatre-vingt. 14. . Préparations à base de cachaça ou de rhum guyanais. 15. . Viandes grillées dont le contexte de dégustation est semblable à celui des barbecues. 16. Plat à base d’haricots noirs (feijão), de riz et de viande de porc. Il est servi avec de la farine de manioc. 17. Les légionnaires du 3e régiment étranger d’infanterie, engagés en Guyane, sont originaires de part et d’autre du monde. 18. Commérages. 19. Paula Tabet, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 70. 20. Micheline Rey Von Allmen , “Des mots aux actes. Terminologie et représentation des migrations, des rapports sociaux et des relations interculturelles”, in Caudine Labat, Cultures ouvertes, sociétés interculturelles. Du contact à l’interaction. Paris, l’Harmattan, 1994, p. 385. 21. Cité par Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité. Les groupes ethniques et leurs frontières, Paris, PUF, [1995], 1999, p. 207. 22. Bernard Chérubini, “De l’intégration économique à l’intégration culturelle”, op. cit., p. 150. 23. Par Français, elle désigne aussi bien les créoles guyanais que les métropolitains. 24. Comme Catherine Gorgeon, Bernard Chérubini ou Marie-José Jolivet. 25. “Ensemble des formes qui résultent du contact direct et continu entre des groupes d’individus de cultures différentes, avec les changements subséquents dans les patterns culturels originaux de l’un ou des deux groupes.” (R. Redfield, R. Linton & M.J. Herskovits, “Mémorandum for the study of acculturation”, 1936, in Cl. Rivière, article “Acculturation”, Encyclopédie philosophique universelle II, 1990, p. 20.)

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RÉSUMÉS

La fête sur la plage de Kourou (Guyane française) est un carrefour d’origines et d’identités. Dans cet espace où se croisent Brésiliens, créoles, Amérindiens, métropolitains, ou militaires et légionnaires, les premiers contacts sont avant tout économiques. Pour les migrantes brésiliennes qui tentent de trouver leur place dans ce brassage festif, la “brésilianité” sert à la fois de repère et de fonds de commerce. Cette construction ethno-culturelle est un exemple des stéréotypes à l’œuvre dans le processus d’interculturalité. Une façon d’appréhender, dans la rencontre de l’autre, le jeu des a priori et des frontières ethniques entre les groupes.

AUTEUR

DOROTHÉE SERGES Sociologue, IHEAL/CREDAL

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Les Brésiliens qualifiés immigrés en France Risques de l’immigration et déclassement professionnel

Françoise Chamozzi

1 En France, les immigrés sont davantage exposés au déclassement professionnel que les natifs du pays ainsi que l’indique leur taux de déclassement, de 15.5 % contre 11.2 %1. Le niveau d’instruction n’est pas une protection suffisante, car plusieurs facteurs peuvent se cumuler pour les étrangers : non-équivalence de diplômes acquis dans le pays d’origine ; déficit de capital humain et social spécifique au pays d’accueil, lié au manque de maîtrise linguistique ; situation du marché de l’emploi et phénomènes de discrimination. En outre, le fait de provenir d’un pays hors OCDE, d’être un immigré récent et d’être une femme sont des facteurs aggravants2. Par ailleurs, le marché du travail français est ouvert ou fermé aux immigrés ne venant pas d’un pays de l’UE, suivant une certaine combinaison de critères qu’on peut résumer selon trois modalités.

2 La première concerne les professions dites “réglementées”, allant dans le sens de la fermeture, en fonction de dispositions spécifiques concernant la nationalité et/ou les diplômes. Sont concernées de nombreuses professions : fonction publique, professions d’enseignement3, de santé et sociales, architectes, comptables, avocats, journalistes. Une deuxième situation permet au contraire l’insertion professionnelle des non- Européens avec des procédures particulières applicables à trois catégories de professionnels : les cadres dirigeants, les scientifiques et les artistes. En effet, avant la carte de séjour actuelle “compétences et talents4 ”, la loi sur l’immigration de 1988 avait créé un statut spécial pour les scientifiques et les universitaires, qui recevaient une carte de séjour avec la mention “scientifique” les dispensant d’obtenir une autorisation de travail. Quant aux cadres de haut niveau, ils bénéficient d’une procédure simplifiée qui facilite leurs conditions d’intégration professionnelle, sous réserve de correspondre à la définition officielle. La troisième situation concerne les règles de droit commun applicables à tous les autres salariés, avec la restriction de “l’emploi non opposable”, c’est-à-dire que l’employeur doit prouver qu’il n’a pas réussi à trouver un Français ou un ressortissant européen5.

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Des immigrés brésiliens actifs et bien formés

3 D’après le recensement de 1999, sur 14 345 Brésiliens vivant en France (dont ceux qui ont la double nationalité), 5 189 étaient des actifs occupés. La structure socioprofessionnelle de ces derniers est remarquable en ce qu’elle s’écarte très fortement de celle des natifs et de celle des immigrés en général. Par contre, elle est très proche de celle des immigrés d’Europe du Nord, avec une caractéristique commune qui est la surreprésentation des cadres et professions intellectuelles supérieures, et la sous-représentation des ouvriers.

4 En effet, les deux populations ont 31 % de cadres, contre 13 % pour les Français et seulement 8 % pour les immigrés dans leur ensemble. Inversement, elles comptent 11-12 % d’ouvriers contre 28 % pour les Français et 47 % pour les immigrés. Pour les autres catégories socioprofessionnelles, le profil est quasiment analogue à celui des Français, à l’exception des agriculteurs : 6 % d’artisans, de commerçants et de chefs d’entreprise, 21 % de professions intermédiaires et 30 % d’employés. De façon évidente, cette situation renvoie à leur niveau de formation élevé, même très élevé, puisque 60 % des actifs ont un niveau d’études supérieur, et les hommes encore plus que les femmes (65 % contre 57 %). Or les autres populations d’immigrés en France se trouvent dans une fourchette comprise entre 22 %, pour les immigrés africains, et 25 %, pour les immigrés asiatiques, tandis que pour les Français (actifs occupés), le pourcentage est de 23,5 %6. Les métiers de l’enseignement et de la recherche constituent ainsi le premier groupe d’activités (669 personnes, dont 413 sont professeurs ou exercent une profession scientifique et 256 sont instituteurs).

5 Cependant, en poursuivant la comparaison avec les immigrés d’Europe du Nord, on constate un écart sur une catégorie, celle des employés : 30 % de Brésiliens contre 21 % d’immigrés d’Europe du Nord. Or les personnels des services directs aux particuliers constituent le deuxième groupe d’activité professionnelle des Brésiliens, groupe dont la caractéristique est d’être presque exclusivement féminin (533 femmes, 49 hommes). Ceci indique l’inscription de l’immigration brésilienne dans la tendance récente de l’immigration mondiale où la part des femmes est de plus en plus forte : les Brésiliennes représentent 64 % des actifs (les femmes sont presque deux fois plus nombreuses que les hommes : 3 328 femmes contre 1 861 hommes). Une autre tendance de cette immigration mondiale de plus en plus féminine est qu’une proportion très importante des femmes trouve un débouché dans l’emploi domestique7. D’ailleurs, le profil professionnel des femmes est très différent de celui des hommes, puisque qu’elles sont également moins nombreuses à être cadres et plus nombreuses à appartenir aux catégories intermédiaires. Malgré cette nuance, la structuration socioprofessionnelle des immigrés brésiliens, proche de celle des immigrés d’Europe du Nord, incite à modérer l’hypothèse d’un déclassement plus fort en tant qu’immigrés ne provenant pas d’un pays de l’OCDE.

6 Au départ, la question du déclassement n’était pas une problématique spécifique de notre enquête qualitative menée en 2006 auprès de 25 personnes. Il s’agissait de pallier le manque d’études sur l’immigration brésilienne en France8, en raison de sa faiblesse numérique comparativement aux flux dominants de l’immigration dans ce pays9. Cependant, le déclassement a été utilisé pour la construction d’une typologie des trajectoires professionnelles comme une dimension discriminante dans les récits de vie

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de Brésiliens disposant de diplômes de niveau supérieur et exerçant des métiers divers, puisque la moitié des interviewés sont ou ont été concernés.

Une minorité échappe au déclassement

7 Face à un marché de l’emploi fermé aux non-ressortissants de l’UE, seule une minorité a pu échapper au déclassement et accomplir des trajectoires linéaires, en passant des études à un emploi en adéquation avec leur formation. Seulement trois interviewés sont dans ce cas : un médecin, un universitaire et un ingénieur.

8 La médecine libérale étant fermée, un médecin, âgé de 47 ans, a contourné le problème en changeant de secteur d’activité. Il a renoncé à la pratique médicale, du fait des conditions d’exercice peu favorables en hôpital, pour se diriger vers le secteur pharmaceutique. Il a ensuite bénéficié de la rareté de sa spécialité, l’hématologie- oncologie. Déjà spécialiste au Brésil, où il travaillait en hôpital, il était venu en France comme étudiant poursuivre l’approfondissement de cette spécialité durant deux ans. Après la rencontre d’une Française avec laquelle il s’est marié, il s’est décidé à rester et a obtenu par relations un premier poste dans une petite société de biotechnologie. Il a poursuivi sa carrière dans le secteur pharmaceutique. À chaque fois qu’il a changé d’entreprise – il en est à sa septième, étant directeur médical d’une société de services en recherche clinique de cancérologie-hématologie – il a retrouvé très facilement du travail. La détention d’une compétence médicale rare pour laquelle la France manque de spécialistes a ainsi créé une “niche” professionnelle par rapport à une profession fermée.

9 Le deuxième exemple concerne un universitaire de 40 ans. Venu en France poursuivre des études littéraires en travaillant d’abord dans un lycée comme répétiteur de portugais, il est passé de CDD en CDD avant d’intégrer l’université comme maître de conférences, tout en affirmant qu’il n’a connu aucune difficulté. Lui aussi s’est marié avec une Française et s’est fixé en France. Quant à l’ingénieur, spécialisé en informatique, âgé de 26 ans, il est d’abord venu en France pour un an avec le statut le plus favorable, celui d’expatrié. L’entreprise qui l’a recruté au Brésil prenant tout en charge pour sa venue (papiers, logement, cours de français intensifs) il a eu une installation facile. Une fois sa préparation terminée en France, l’entreprise l’a envoyé au Brésil. Il y est resté une année, durant laquelle il s’est marié avec une Brésilienne. Mais, séduit par la vie en France, il a obtenu de cette même entreprise de revenir en 2004. Il est donc revenu avec sa femme, qui a la même formation que lui et qui s’est s’engagée dans un master d’informatique. L’année suivante, il a lui-même fait un master d’informatique après avoir démissionné de son entreprise, tandis que sa femme s’y est fait embaucher ! Après l’obtention de son master, il a retrouvé facilement un poste d’ingénieur informaticien dans une autre entreprise.

Formes et durées variables des déclassements

10 Le déclassement de courte durée permet de définir des trajectoires dites “rapides” dans la mesure où s’il s’agit également de trajectoires linéaires, mais elles comportent des difficultés professionnelles dues au statut d’étranger. En l’occurrence, sont dans ce cas deux jeunes femmes ingénieures en génie civil, qui ont connu dans leur premier emploi, une discrimination salariale de courte durée, inférieure à un an. Toutes deux

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avaient un poste au Brésil, mais leurs motifs de départ sont très différents. L’une a démissionné de l’entreprise américaine où elle travaillait, par envie de voyager, de découvrir un “ailleurs”, et a décidé de partir pour six mois en Europe avant de revenir au Brésil. Elle s’est inscrite à l’Alliance française pour avoir un visa étudiant, est devenue fille au pair, puis a découvert une possibilité d’embauche qu’elle a saisi, par curiosité envers le monde professionnel français. Elle aussi s’est fixée par mariage avec un Français. L’autre ingénieure est venue reprendre ses études en France, faire un DEA en urbanisme-environnement à l’INSA de Lyon, avec le projet d’obtenir au Brésil un emploi davantage en adéquation avec ses aspirations. Son séjour a évolué aussi en installation à la suite d’une rencontre avec un Français à l’INSA. Dans les deux cas, ces ingénieures trouvent leur premier poste par annonce, mais avec une discrimination salariale qui va jusqu’à 50 % pour l’une d’elle.

11 Un parcours plus complexe attend leurs compatriotes : le déclassement de longue durée concerne la moitié des autres interviewés, qui ont connu des trajectoires “laborieuses” – descendantes puis ascendantes – ou bien qui sont dans des trajectoires “incertaines”. Qu’ils aient déjà travaillé ou non au Brésil, ils ont dû occuper des emplois sous-qualifiés, accepter des discriminations salariales de longue durée, opérer des reconversions professionnelles, reprendre des études dans la mesure où leurs diplômes n’étaient pas reconnus en France. C’est donc la durée du délai avant de se stabiliser dans une position professionnelle satisfaisante selon eux, durée allant de quatre à dix ans, qui définit ce groupe professionnel hétérogène.

12 La question des diplômes est aggravée dans le cas de migrations d’accompagnement et de reconversions qui ont déclenché l’immigration. Les mises en couple antérieures à l’immigration, définissant des migrations “d’accompagnement”, provoquent des ruptures de parcours obligeant à des réajustements très coûteux en temps et en énergie. Elles nécessitent la réinvention d’un projet professionnel qui se construit progressivement, en fonction d’étapes à franchir, dont la première est, si nécessaire, d’apprendre le français, avant de pouvoir envisager une deuxième étape, soit de formation, soit d’activité professionnelle.

De la discrimination salariale à la non-reconnaissance des diplômes

13 La réussite professionnelle de cette interviewée de 35 ans est intervenue après un parcours tout en bifurcations : elle se retrouve en France par mariage avec un Français connu à Londres pendant ses vacances, lors d’une formation en anglais dans une école de langues, pour les besoins de son travail. Diplômée en psycho-pédagogie, elle travaillait comme responsable des ressources humaines et en même temps du secteur après-vente de son entreprise, où elle avait “un bon poste avec un bon salaire”. Arrivée en France à 26 ans, elle constate que ses diplômes n’y sont pas reconnus. Mais elle refuse de reprendre des études, car elle a déjà passé un an à Londres, à occuper un travail peu qualifié dans la banque et un an et demi en France consacré à l’apprentissage du français, soit presque trois ans en tout. Elle débute alors un cursus de déqualifiée dans l’hôtellerie : d’abord réceptionniste de nuit pendant six mois, où elle gagne 1 300 euros, elle trouve un emploi en comptabilité client dans un autre hôtel, où elle gagne 1 600 euros. Elle démissionne après un an, faute de possibilité d’évolution. Elle est alors engagée dans une entreprise très prestigieuse, où elle devient responsable de la

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comptabilité. Son salaire passe de 1 800 euros à 2 500 euros. Elle y reste quatre ans, mais, là encore, elle n’a pas de possibilité d’évolution alors qu’elle travaille énormément. Jusqu’à ce qu’un des clients de cette entreprise la débauche et la prenne comme assistante, avec un salaire de 5 000 euros. Contrairement à d’autres, elle ne parle pas de “chance” mais affirme son projet de réussite et sa détermination à le réaliser.

14 Lorsque la décision de migration est individuelle, elle ne se heurte pas moins à la fermeture des professions. Celle de dentiste, contrairement à la situation au Portugal, où de nombreux dentistes brésiliens ont pu s’installer en cabinet privé10, est quasiment impossible à exercer en France. Bien qu’une équivalence puisse être obtenue, le nombre d’élus est tellement minime que la procédure est dissuasive. L’une des rares dentistes brésiliennes en France raconte le long “purgatoire” qu’elle a vécu. Aujourd’hui âgée de 63 ans, arrivée à 31 ans, elle n’a pu ouvrir son cabinet privé qu’au bout de dix ans, après avoir fait des petits boulots, notamment d’assistante dentaire. Ceci a des conséquences pour sa retraite. Elle pense en effet être contrainte de travailler jusqu’à 75 ans, pour conserver un niveau de vie qui lui semble décent. La situation n’est pas plus favorable aujourd’hui : un deuxième dentiste, arrivé à l’âge de 23 en 2000, venu faire en France une première, puis une deuxième spécialité d’orthodontie pour pouvoir allonger son statut légal d’étudiant, soit quatre ans en tout, travaille comme assistant dentaire, mais avec un salaire bien inférieur à celui d’un Français. Il projette de s’installer au Portugal, alors qu’il a obtenu la nationalité italienne par l’intermédiaire de son épouse, descendante d’Italiens immigrés au Brésil.

15 De même, les diplômes de droit acquis au Brésil ne sont pas reconnus en France. Ainsi, pour cette juriste de 61 ans qui a obtenu une maîtrise de droit au Brésil en 1970, et a travaillé deux ans dans le tourisme. Elle était venue découvrir l’Europe, d’où elle voulait partir pour la Chine ! Mais elle s’est mariée avec un Français et elle est donc restée en France où elle a eu deux enfants. Elle a d’abord connu une période de CDD de quatre ans dans des emplois de bas niveau, comme vendeuse par exemple, avant d’arriver à un emploi fixe pour lequel son diplôme de droit a été pris en considération, puisqu’elle est devenue responsable du service commercial d’une structure brésilienne.

Déclassement et reconversions choisies

16 Il existe des situations de déclassement plus ambiguës. Ainsi, peut-on utiliser cette notion pour des artistes qui se sont servis de l’immigration pour débuter une carrière, le marché économique brésilien étant vu comme très défavorable, au contraire de celui de la France ? Ces “passionnés reconvertis”, en l’occurrence des musiciens, aujourd’hui professionnels, ont commencé par une formation ou un métier au Brésil dans un autre domaine. S’ils ont connu à leur arrivée en France une période de transition où ils ont construit progressivement leur carrière professionnelle, cette voie difficile, délibérément choisie, s’est transformée avec le temps en success story. La venue en France s’est faite avec un projet fort, celui de réaliser une vocation jusque-là contrariée. C’est le cas pour une musicienne qui avait déjà travaillé sept ans comme dentiste au Brésil ou d’un autre musicien qui avait un diplôme de sciences économiques.

17 Il en est de même pour des diplômés du supérieur venus en France faire des études dans un nouveau domaine, n’ayant pas l’intention d’exercer le métier pour lequel ils avaient été formés au Brésil. Cette immigration pour études représente envers la

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famille une justification du départ du Brésil, et elle évolue en fixation par mariage mixte. On le voit par exemple avec une avocate qui fait une thèse de gestion en France, tout en travaillant comme consultante et enseignante, ou une journaliste qui fait une thèse d’histoire. Ce sont donc des trajectoires d’études à double cursus, particulièrement longues, financées en France par des emplois précaires, et pour lesquelles une future intégration professionnelle comporte une part d’incertitude encore plus élevée que pour les Français.

18 Ce groupe inclut aussi des Brésiliens qui n’étaient pas diplômés du supérieur à leur départ du Brésil, mais qui ont été retenus dans l’enquête parce qu’ils avaient “un bon emploi” dans le domaine du tourisme. Ils ont connu en France une situation très précaire, accompagnée d’une destructuration des cadres de l’existence, tout en s’engageant dans des études sur une longue durée, dont l’issue est très incertaine. Mais leur cursus permet de vérifier, par opposition aux autres, qu’une certification élevée au moment du départ fonctionne comme un outil de progression, dans les étapes de rattrapage d’une situation socio-économique équivalente en France à celle qui existait au Brésil ou qui était programmée.

L’expérience du déclassement : des positions très contrastées

19 On a identifié, plutôt qu’un déclassement définitif, des ralentissements de carrières qui sont dus à la fermeture de certaines professions aux non-Européens, et à la non- équivalence de diplômes. D’où l’importance des études dans les trajectoires, comme première phase de vie en France, renforcée encore pour certains par la nécessité d’un temps de latence pour l’apprentissage du français. Le facteur temps est donc un facteur déterminant puisque, entre la situation à l’arrivée en France et la situation actuelle, le parcours professionnel peut avoir débuté de façon très médiocre et avoir évolué de façon très positive, si bien que la plupart se disent aujourd’hui satisfaits de leur situation.

20 Ainsi l’appréciation subjective du déclassement connaît-elle de fortes variations qui se déclinent suivant trois formes. La première est la minimisation de la discrimination salariale, sous condition qu’elle soit limitée dans le temps, dans la mesure où elle est considérée comme un “troc”. L’ingénieure qui était payée 50 % de moins que le salaire normal explique qu’en échange l’entreprise l’a “légalisée” en réglant sa situation administrative. Le jeune assistant dentaire reconnaît que, certes, la discrimination salariale est une pratique courante envers les “étrangers”, mais que son employeur lui a transmis des compétences d’une qualité telle qu’il est finalement gagnant. Inversement, lorsque cette situation est durable, elle est ressentie comme une véritable discrimination : l’obtention de la nationalité française a été le moyen d’y échapper pour un autre ingénieur.

21 Lorsqu’il ne s’agit plus de discrimination salariale mais de déqualification, la rupture est très forte : “On n’est absolument rien du point de vue social parce qu’on ne se situe nulle part”, dit une architecte ayant exercé au Brésil, reconvertie dans un poste administratif après avoir exercé plusieurs petits emplois. Dès lors, la souffrance et l’amertume peuvent s’exprimer : “La France est un excellent pays pour se promener et pour se former, mais pas pour vivre. Si vous voulez venir en France pour étudier, venez, si vous voulez venir en

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France pour vous promener, venez, mais si vous voulez venir en France pour vivre ou pour être immigrant, non je ne crois pas que ce soit un bon pays pour les immigrants.”

22 Cette position reste cependant minoritaire, car dans l’évaluation subjective des parcours interviennent des facteurs sociétaux propres à la France : avantages en termes de sécurité sociale, aides sociales diverses, gratuité et qualité de l’enseignement, qualité de la vie (sécurité, richesse culturelle, absence de xénophobie envers les Brésiliens), qui les amènent en même temps à relativiser ces difficultés par rapport à leur expérience brésilienne. Par ailleurs, à la différence de ceux qui ont immigré par exemple aux États- Unis dans l’optique de se constituer un capital économique11, la plupart étaient venus en France avec l’objectif de se constituer un capital culturel – découvrir une autre culture, maîtriser une langue supplémentaire – et/ou d’y acquérir l’atout supplémentaire d’une formation de haut niveau, alors qu’un retour était prévu. Cet objectif culturel joue également un rôle de compensation. Il faut souligner également le rôle du mariage ou de la mise en couple mixte qui a une fonction déterminante de soutien économique et psychologique. En aidant à relativiser l’impact personnel de l’expérience migratoire, le mariage s’est avéré jouer un rôle protecteur en même temps qu’un rôle d’accélérateur de l’acculturation à la société française.

NOTES

1. OCDE, Perspectives des migrations internationales, (partie II), adéquation entre formation et emploi ? : un défi pour les immigrés et les pays d’accueil, 2007, p. 148, tableau II.2. 2. OCDE, Perspectives des migrations internationales, op. cit., p. 141-170. 3. La fonction publique est cependant largement ouverte aux étrangers, à l’exception de la police, de l’armée et de la magistrature, sans qu’il s’agisse d’emplois permanents. Dans l’enseignement, les règles diffèrent en fonction des niveaux, supérieur, secondaire et primaire, et des secteurs, public ou privé. 4. Loi du 24 juillet 2006. 5. Les emplois du secteur privé fermé aux étrangers, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1999. 6. Les parcours d’intégration, La Documentation française, 2001, p. 35-36. Source ? : enquête réalisée par le Crédoc pour le Haut Conseil à l’Intégration, s’appuyant sur l’enquête emploi de 2000 et qui compare les CSP de la France entière, de l’ensemble des immigrés, et des immigrés, par regroupements d’origines géographiques. 7. “Travail et mondialisation, Confrontations Nord/Sud”, in Cahiers du Genre, n° 40, 2006. 8. Contrairement aux États-Unis en particulier. Voir bibliographie sur le site http:// www.goldsmiths.ac.uk/clcl/geb/. 9. La plus grosse partie de l’immigration brésilienne (entre 2 et 3, 7 millions) s’est dirigée vers les États-Unis (environ 41 ? %), et plus du quart en Europe où on estime qu’aujourd’hui, c’est au Royaume-Uni que les Brésiliens seraient les plus nombreux, entre 150 ?000 et 300 ?000, contre 19 ?000 à 30 ?000 en France (Ministère des relations extérieures du Brésil, MRE, Juillet 2008). http://www.abe.mre.gov.br/avisos/brasileiros-no-mundo. On trouve aussi sur ce site une bibliographie sur les immigrés brésiliens par pays ? : la France n’y figure pas.

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10. Carla Soares, As Emigrações de Cirugiões Dentistas para Portugal. M.A. thesis, Department of Sociology, UNICAMP, Campinas, 1997. 11. Les études menées aux États-Unis et au Japon montrent que l’immigration brésilienne de qualifiés dans ces pays est fortement suscitée par l’espoir de se constituer un capital économique en quelques années, grâce au différentiel de salaires, tout en acceptant des conditions de travail et de vie très défavorables. M. Margolis, An Invisible Minority: Brazilians in New York City, Boston, MA, Allyn and Bacon, 1998; Tsuda Takeyuki, “The motivation to Migrate: The Ethnic and Sociocultural Constitution of the Japanese-Brazilian Return-Migration System”, Economic Development and Cultural Change, vol. 48, n° 1, 1999, p. 1-31.

RÉSUMÉS

L’immigration de personnes qualifiées est l’objet d’un intérêt grandissant au sein des recherches sur les migrations internationales. Mais changer de pays comporte un certain nombre de défis et de risques, au nombre desquels le déclassement professionnel, consistant à occuper un emploi moins qualifié ou moins rémunéré par rapport à ce que le niveau d’études devrait permettre. En France, les Brésiliens qualifiés font ce type d’expérience, mais il se dégage aussi des trajectoires de réussite, fondées sur le temps et la ténacité.

AUTEUR

FRANÇOISE CHAMOZZI Sociologue, CNRS-Centre Maurice Halbwachs

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Les footballeurs brésiliens Élite sportive diasporique et/ou migrants transnationaux

Bertrand Piraudeau

1 Depuis une quinzaine d’années, les plus grands clubs de football européens accueillent des joueurs étrangers, créant parfois des filières de footballeurs entre les espaces de production (les pays du Sud) et l’espace de consommation (l’Europe). “Le Brésil, l’Argentine et, dans une moindre mesure, l’Uruguay, fournissent beaucoup plus de joueurs aux clubs européens que les autres pays d’Amérique latine. C’est au niveau de ces États que nous pouvons parler de l’existence d’une spécialisation dans la production et l’exportation de joueurs1.” Des clubs ont ainsi choisi de recruter des Ivoiriens, des Sénégalais et, d’autres clubs, des Argentins, des Brésiliens. Les footballeurs argentins, français, ivoiriens, sénégalais… évoluant dans les clubs internationaux sont de plus en plus nombreux à se comparer et à revendiquer faire partie d’une “diaspora”. La mondialisation du football professionnel a progressivement effacé les frontières, ce qui permet aux joueurs brésiliens de quitter pour une période plus ou moins longue leur pays afin d’exercer leur activité au sein d’un club international. L’Europe n’est pas la seule destination des Brésiliens. Les clubs japonais, du Moyen-Orient, nord-américains, russes… recrutent aussi de nombreux joueurs brésiliens.

2 En considérant la notion de “diaspora des footballeurs” pour désigner la dispersion d’une élite sportive brésilienne à travers le monde, nous nous proposons de décrire la situation des footballeurs professionnels brésiliens qui migrent dans les clubs du monde entier, principalement européens, pour exercer leur métier et parvenir à intégrer leur équipe nationale. Cette dernière constitue le cœur identitaire du “peuple- supporter” et des sportifs brésiliens.

Les footballeurs brésiliens et leur nation

3 Si jusqu’au début des années soixante-dix la notion de diaspora était principalement utilisée pour évoquer l’histoire de la dispersion des peuples juifs, arméniens, chinois…, cette notion s’est éloignée progressivement depuis une dizaine d’années de son concept original. Les chercheurs tels que Gildas Simon, Michel Bruneau, Yves Lacoste, Gérard

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Chaliand et Jean-Pierre Rugeau ont élargi la définition de la diaspora, laissant la place à de nouvelles réflexions géographiques. Roger Brunet énumère trois types de causes de dissémination : “une dispersion contrainte, une difficulté d’existence plus ou moins momentanée ou un choix d’activités et de mode de vie”.

4 Le dernier type de causes proposé correspond à notre problématique. Les footballeurs professionnels brésiliens cherchent à intégrer les grands clubs européens afin de pouvoir accroître leur reconnaissance sportive et leur réussite financière. Le choix de migrer dans les clubs internationaux leur permet ainsi de rêver à un destin et une reconnaissance nationale. Bon nombre de chercheurs géographes ou sociologues, Sheffer, Clifford, Safran, Cohen…, partagent l’idée que les “liens diasporiques nourrissent une identité collective [une identité brésilienne attachée à l’équipe nationale], entretenue par un mythe invoquant une origine [le “roi Pelé”] et une histoire commune au moins symbolique [les grandes victoires de l’équipe nationale au Mondial 1958, 1962 et 1970] avec un lieu géographique particulier [les grands stades brésiliens]2”.

5 Les migrations et les mobilités des footballeurs caractérisent le monde du football d’aujourd’hui. Dès lors, dans quelle mesure les footballeurs brésiliens évoluant en Europe peuvent-ils être considérés comme une élite sportive diasporique et/ ou des migrants transnationaux ? Pour répondre à cette problématique, nous nous proposons d’examiner les liens qui se tissent entre les footballeurs migrants brésiliens dispersés dans le monde et leur territoire d’origine. Nous verrons si les notions de “diaspora de footballeurs” et de “communauté footballistique transnationale” peuvent répondre à cette attente.

Une population attachée à la pratique du football

6 Avoir des qualités pour le chant, la danse, le théâtre ou bien encore le football est souvent, pour les jeunes Brésiliens, le point de départ pour un avenir prometteur. De nombreux jeunes garçons choisissent de pratiquer le football pour se sortir de leur situation quotidienne difficile. Le Brésil compte en 2006 plus de 30 000 footballeurs professionnels répartis dans 70 clubs professionnels, ce qui constitue le plus important marché de footballeurs en activité au monde. “La plupart du temps, la famille pose des difficultés. La mère et le père se disputent. Le père veut que le fils joue mieux pour qu’il puisse ramener plus d’argent à la maison, alors que la mère veut que son fils consacre plus de temps aux études3.”

7 Les footballeurs professionnels brésiliens sont souvent originaires de milieux sociaux défavorisés. Dans le centre de formation brésilien de Flamengo, où évoluent plus de 150 jeunes footballeurs, seulement 10 % appartiennent aux classes moyennes ou aisées. En croisant des indices sociaux et le classement des clubs professionnels de football brésiliens, Hervé Théry a pu observer que “tout se passe comme si pour avoir un bon résultat sportif, il fallait non seulement de l’argent mais aussi une société très divisée, où la masse des pauvres constitue à la fois le vivier de joueurs de talent qui cherchent dans le football une voie d’ascension sociale et la foule des supporters dont l’enthousiasme porte l’équipe dans les bons et les mauvais jours4”.

8 La pratique intensive du football chez les jeunes Brésiliens se manifeste aussi par l’envie de réussir au plus haut niveau et de ressembler à leur joueur préféré. Les

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exploits sportifs des grands joueurs (Pelé, Zico, Romario, Bébéto, Ronaldo, Ronaldhino, Kaka, Robinho…) permettent de faire rêver les plus jeunes à un destin national et une reconnaissance internationale.

L’équipe nationale du Brésil : une référence identitaire centrale

9 Le Brésil est considéré depuis de nombreuses années comme l’une des meilleures nations du football5. La reconnaissance du beau jeu, le rêve, la magie et la performance qui entourent les footballeurs brésiliens à travers le monde font partie de l’histoire sportive brésilienne et internationale. “Le roi Pelé se dit heureux pour le peuple du Brésil, qui vibre à chaque victoire en jaune et vert. Nous avions énormément de plaisir à nous retrouver entre joueurs brésiliens, à partager avec le public brésilien, à inventer de nouveaux gestes techniques6.”

10 Dans un espace footballistique mondialisé, l’adhésion des joueurs “expatriés” à la nation participe à la création d’une identité collective, partagée entre tous les joueurs brésiliens et le “peuple-supporter” de l’équipe nationale. Les migrations internationales des meilleurs joueurs brésiliens ne sont pas altérées par le phénomène d’appartenance. Les meilleurs footballeurs, les qualifiés mais aussi les qualifiables, c’est-à-dire presque tous les joueurs professionnels brésiliens, ont lié leur destin sportif et migratoire et leur carrière professionnelle à l’équipe brésilienne, qui représente le plus beau motif identitaire et d’espoir pour des millions de footballeurs.

11 Les joueurs brésiliens adhèrent aux valeurs de l’équipe nationale et ceux qui sont sélectionnés connaissent une rapide promotion sociale, sportive et économique. Dès lors, les clubs européens s’intéressent de très près aux joueurs de l’équipe nationale et cherchent à les recruter7. Les nombreuses relations entre les footballeurs brésiliens évoluant à l’étranger ont pu faire naître un destin commun d’exilés. Le “peuple- supporter” brésilien est très attaché à ses joueurs (joueurs nationaux et joueurs émigrés). Les footballeurs migrants brésiliens jouent alors un rôle d’intermédiaire entre l’espace où ils évoluent et leur espace d’origine, participant ainsi au début d’une construction d’une élite sportive diasporique.

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Figure 1. Les joueurs brésiliens "exilés" dans les clubs internationaux entre 1999 et 2007

Confédération Brésilienne de Football 1999-2007

La dispersion des footballeurs brésiliens aux quatre coins du monde

12 Depuis une quinzaine d’années, de nombreux joueurs brésiliens ont rejoint progressivement les grands clubs internationaux. Leurs trajectoires sportives à destination des clubs européens se diversifient et leur mobilité géographique ne cesse de s’accroître. Toutes les migrations des footballeurs ne constituent pas une “population sportive diasporique”. Néanmoins, le terme de “diaspora”, utilisé pour désigner les joueurs brésiliens qui quittent leur pays d’origine afin de migrer vers les clubs européens de manière provisoire ou parfois permanente, peut être employé. En 2005, le Brésil a été le pays dans le monde qui a “vendu” le plus de joueurs, soit 804 footballeurs professionnels, ce qui représente un total de 76 millions d’euros, en moyenne 66 000 euros par joueur8. On est passé de 658 joueurs en 1999-2000 à 1085 joueurs en 2007-2008, soit une augmentation de 60 % en dix ans. En 2005, le pays qui en a accueilli le plus est le Portugal (132 joueurs), pour des raisons historiques et linguistiques évidentes. 35 joueurs ont rejoint le Japon, 32 la Corée, 26 l’Indonésie, 17 le Viêt-Nam, 13 la Chine, 12 l’Azerbaïdjan. Parmi les plus petits effectifs, 6 joueurs ont choisi la Finlande, le Koweït et le Qatar, 3 la Bosnie et les Iles-Féroé.

13 En 2009, l’Europe reste la destination la plus convoitée par les meilleurs joueurs brésiliens. Les communautés de footballeurs brésiliens évoluant dans les grands championnats européens constituent un élément moteur pour le développement du football dans leur pays. Une minorité de ces jeunes alimentera dans les prochaines années la “diaspora brésilienne” en Europe, en intégrant soit directement les clubs professionnels et amateurs européens, soit en terminant leur apprentissage dans les centres de formation européens.

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Les Brésiliens d’Europe : l’inflation des migrations et des filières

14 Les migrations des footballeurs brésiliens s’intègrent dans des réseaux de relations “verticales” avec les clubs européens et les réseaux sportifs des pays d’installation, et des relations “latérales” avec les clubs et le milieu footballistique brésilien. Les migrations des joueurs brésiliens à destination de la France ont augmenté au cours des saisons footballistiques. Depuis l’arrêt Bosman9 en 1995, les clubs français et européens ont progressivement intensifié leur recrutement au Brésil.

Figure 2 : Les joueurs brésiliens dans les clubs professionnels européens en 2008-2009

L'Équipe 2008-2009

Tableau1. Les joueurs brésiliens dans les grands championnats européens en 2008

Championnats nationaux Portugal Italie Allemagne Espagne France Angleterre

Nombre total de joueurs 49 / 148 / 16 41 / 18 28 / 20 27 / 20 23 / 20 brésiliens/ensemble des clubs 20

Moyenne ( %) 9,25 % 2,45 % 2,27 % 1,4 % 1,35 % 1,15 %

L’Équipe, 2008-2009

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15 En 2008-2009, les cinq championnats majeurs européens (Allemagne, Angleterre, Espagne, France et Italie10) ainsi que le championnat Portugais se caractérisent par une présence de joueurs brésiliens plus ou moins importante. La situation est loin d’être homogène. Aidé par des réseaux historiques liés à la colonisation, le Portugal attire de nombreux joueurs brésiliens. La présence plus ou moins importante des joueurs brésiliens dans les clubs européens est le résultat de filières sportives très organisées11.

Des filières sportives structurées entre l’Europe et le Brésil

16 Les élites du football brésilien sont attirées par les clubs professionnels en quête de joueurs doués sportivement et rentables économiquement12. Elles s’intègrent souvent parfaitement dans leur nouveau lieu professionnel et se dirigent rapidement vers de nouveaux clubs. “Leur comportement et leur condition de migrants les rapprochent plus des diasporas que des groupes de travailleurs modestes13.” Les migrations des footballeurs professionnels brésiliens se présentent comme “discrètes, limitées en nombre, et déclenchent autant de fierté dans les pays de départ [le Brésil] que dans les pays d’arrivée [les pays européens]. Leurs flux de plus en plus variés recoupent souvent les trajets des migrants ordinaires mais les lieux qu’elles fréquentent sont beaucoup plus particuliers [les clubs de football professionnel]14”. Plusieurs dirigeants de clubs européens ont ainsi développé des relations en direction des clubs brésiliens. Pour les “grands circulants [comme les footballeurs professionnels brésiliens], les déplacements fréquents d’une métropole à l’autre [de club en club] tracent une trame mondiale reflétant l’implication de l’organisme employeur [le club recruteur]15”. La présence d’un ou plusieurs joueurs brésiliens s’est parfois traduite par une réussite économico-sportive pour le club européen qui l’a recruté. Certains joueurs brésiliens comme Anderson et Juninho ont participé à la médiatisation et à la réussite économico-sportive des clubs français (Lyon, Marseille, Monaco). Ils ont contribué indirectement à densifier les relations entre le Brésil et les clubs hexagonaux. Certains joueurs brésiliens rejoignent les clubs européens avec l’aide de leurs compatriotes qui évoluent déjà en Europe. Les courants migratoires entre le Brésil et les grands championnats européens révèlent qu’une “élite sportive diasporique des footballeurs brésiliens” est en train d’émerger et de se renforcer au fils des années en Europe.

Le transnationalisme de la communauté des footballeurs brésiliens

17 La stabilisation et l’augmentation des joueurs brésiliens dans les effectifs des clubs européens permettent de créer des relations durables entre l’élite locale brésilienne et les membres de l’élite sportive diasporique brésilienne. Ces relations contribuent à satisfaire les dirigeants des clubs européens, qui peuvent ainsi compter sur les joueurs brésiliens professionnels recrutés pour réunir des informations sur des jeunes joueurs prometteurs évoluant au sein de leur région d’origine.

18 Certains footballeurs brésiliens évoluant dans les mêmes clubs et championnats européens entretiennent avec ces jeunes des liens relationnels, matériels et parfois financiers, créant ainsi des communautés sportives. La langue, la culture… leur

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permettent de développer des liens très forts entre eux et de constituer des familles sportives. Ces liens leur permettent ensuite de mobiliser des réseaux de connaissances et d’influences pour aider le transfert de tel ou tel joueur évoluant au Brésil ou dans un club étranger vers un autre club international. Malgré la dispersion géographique, les footballeurs brésiliens conservent ces liens et élaborent “un capital culturo-sportif migratoire”. Des valeurs, des codes, des connaissances et des savoirs accumulés au cours de leurs rencontres en équipe nationale ou dans les clubs d’un même championnat (anglais, espagnol, français, italien…) sont transmis entre joueurs. Le “capital social” déployé entre les joueurs brésiliens constitue aussi un atout considérable pour développer les réseaux de la diaspora brésilienne. Enfin, la présence des sportifs de la “diaspora brésilienne” apporte aux clubs européens un capital culturel, sportif, mais aussi économique, important.

19 Pour que les relations et les échanges se maintiennent au sein d’une diaspora, il est nécessaire que le plus grand nombre de joueurs originaires d’un pays s’implique dans ce processus. La nationalité brésilienne facilite les relations entre les joueurs qui ne se connaissent pas. Le nationalisme dans le football brésilien, et plus généralement international, n’a jamais été aussi fort. Devant une circulation des joueurs brésiliens en augmentation dans le monde, la diaspora des footballeurs brésiliens garde-t-elle une originalité ?

L’espace diasporique des footballeurs professionnels brésiliens

20 En suivant la définition de Michel Bruneau, trois critères caractérisent donc la “diaspora” des footballeurs professionnels brésiliens : la conscience des joueurs brésiliens d’une identité à revendiquer à travers leur équipe nationale brésilienne ; l’existence d’une organisation politico-sportive des joueurs dispersés, en l’occurrence la fédération brésilienne de football ; l’existence de relations sous diverses formes avec le territoire d’origine. Les joueurs brésiliens exerçant leur activité dans les clubs européens ne cherchent pas l’assimilation dans les pays d’accueil. Les footballeurs brésiliens évoluant en Europe présentent donc toutes les caractéristiques d’une société diasporique. Les footballeurs sont reliés à leur pays par des liens matériels (retours réguliers au pays, voyages pour rejoindre l’équipe nationale, solidarité économique, sites Internet…) et une connaissance précise des résultats des clubs nationaux.

21 L’espace de la “diaspora” des footballeurs brésiliens est un espace transnational composé d’une multitude de noyaux de joueurs brésiliens dispersés sans hiérarchie ou presque. L’espace de la “diaspora brésilienne” est donc structuré en cercles concentriques autour du “noyau dur”, le cœur identitaire de la culture du football brésilien, autour duquel se déploie l’espace footballistique international.

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Figure 3. Modèle spatio-temporel de l'élite sportive diasporique brésilienne

Conclusion

22 L’utilisation du concept de diaspora nous permet d’apporter un élément de compréhension à la dispersion des joueurs brésiliens dans le monde. Les footballeurs brésiliens constituent progressivement une “élite sportive diasporique”. Notre analyse contribue à la mise en évidence de la construction d’un phénomène qui connaît une véritable expansion depuis une quinzaine d’années. Plus qu’une expérience sociale, l’élite sportive constituée par les footballeurs brésiliens est devenue un enjeu politico- sportif. La notion de “diaspora” des footballeurs brésiliens se fonde sur la légitimité des joueurs brésiliens à revendiquer une appartenance au Brésil, à travers leur équipe nationale. On aurait pu penser que la mondialisation footballistique affaiblirait le patriotisme et l’idée nationale. Au contraire, l’augmentation des transferts des joueurs originaires du Brésil à destination des clubs internationaux a renforcé les nationalismes. Les échanges de joueurs entre les espaces de production et ceux de consommation n’ont pas effacé la place de la nation dans le cœur des footballeurs expatriés.

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NOTES

1. Raffaele Poli, Production de footballeurs, réseaux marchands et mobilités professionnelles dans l’économie globale. Le cas des joueurs africains en Europe, université de Neuchâtel, en cotutelle avec l’UFR Lettres SHS, laboratoire THéMA, CNRS-UMR 6049 de l’université de Franche-Comté, 307 p. 2. Michel Bruneau, Diasporas et espaces transnationaux, Paris, Economica, 2004, p. 181. 3. Courrier international, Supplément, n° 809, mai 2006, p. VI. 4. Hervé Théry, “Futebol et hiérarchies urbaines au Brésil”, Mappemonde, n° 81, 2006. 5. En 2009, l’équipe de football brésilienne a remporté cinq coupes du monde de football (1958, 1962, 1994 et 2002) et huit coupes d’Amérique du Sud (1919, 1922, 1949, 1989, 1997, 1999, 2004 et 2007). 6. Sambafoot.com, 2 février 2009, La consécration des dieux, site consulté le 20 mars 2009 ? :http:// fr.sambafoot.com/articles/263_La_consecration_des_dieux_page_1.html. 7. Sur les 23 joueurs sélectionnés pour participer aux matchs amicaux contre l’Équateur et le Pérou, le 29 mars 2009, uniquement 2 joueurs brésiliens évoluent dans les clubs nationaux (Internacional-RS et São Paulo FC). Tous les autres joueurs exercent leur activité de footballeur professionnel en Europe. 8. L’étude réalisée en 2005 par le cabinet d’audit et de conseil suisse Deloitte Touche Tohmatsu montre que 30?% des revenus des clubs brésiliens proviennent de la vente de joueurs professionnels brésiliens. 9. L’arrêt Bosman est le résultat d’une décision de la cour de justice des communautés européennes qui a été rendue le 15 décembre 1995, suite à un refus opposant le footballeur belge Jean-Marc Bosman à son club qui l’employait. 10. Marc Barreaud, Dictionnaire des footballeurs étrangers du championnat professionnel français (1932-1997), Paris, L’Harmattan, 1998, 319 p. 11. Notre étude porte sur les joueurs brésiliens évoluant dans les clubs européens des premières divisions sportives de leur pays. 12. Bertrand Piraudeau, Les stratégies spatiales du recrutement des centres de formation du football français, thèse de géographie, laboratoire THéMA, CNRS-UMR 6049 de l’université de Franche- Comté, 2008, 430 p. 13. Sylvie Chedemail, Migrants internationaux et diasporas, Armand Colin, Prépa Géo, Paris, 1998, p. 26. 14. Ibidem. 15. Alain Tarrius, Les nouveaux cosmopolitismes. Mobilités, identités, territoires, Éd. de L’Aube, 2000.

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RÉSUMÉS

La mondialisation se traduit dans le football professionnel par une augmentation des migrations de joueurs. Le Brésil, pays internationalement reconnu pour la pratique du sport le plus populaire au monde, produit, chaque année, des footballeurs doués et rentables. Depuis 1995, de plus en plus de footballeurs brésiliens rejoignent les grands clubs internationaux, principalement européens. La dispersion des sportifs brésiliens fait émerger des relations transnationales entre l’espace d’origine, le Brésil, et les espaces d’installation des joueurs. Les footballeurs brésiliens évoluant en Europe permettent d’interroger les rapports que cette élite migrante entretient avec son pays d’origine. Découverte de la planète football sous l’angle des migrations.

AUTEUR

BERTRAND PIRAUDEAU Docteur en Géographie

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Natifs de la transnationalisation Les professionnels français à São Paulo

Claudelir Corrêa Clemente

1 L’époque contemporaine est la scène d’un processus croissant de déplacements humains à travers le monde. Les statistiques sur les migrations internationales estiment à 220 millions1 le nombre de personnes qui habitent en dehors de leur pays d’origine. Les analyses qualitatives révèlent un phénomène à multiples facettes, laissant voir une variété de groupes et d’individus qui s’essayent à la mobilité.

2 Avec l’essor de la mondialisation économique, matérialisé par la complexité croissante des échanges transnationaux, cet univers de mobilité s’est mu en un ensemble de professionnels qualifiés dans les secteurs de la gestion administrative, la recherche scientifique, la technologie, l’enseignement, la prestation de services spécialisés et dans de multiples compétences nées ou développées dans le sillage de la mondialisation. Ils sont embauchés par des universités, des institutions politiques transnationales (ONU, UNESCO et autres) et, surtout, par des sociétés multinationales.

3 Cet article s’intéresse aux réseaux constitués par ces salariés de sociétés transnationales qui, pour des raisons professionnelles, circulent à travers les villes du monde. En dépit du fait qu’il s’agisse d’un contingent aux multiples nationalités, nous concentrerons nos analyses sur les expériences de professionnels français temporairement “basés” à São Paulo.

4 En général, et indépendamment de leur nationalité, ils sont connus sur le marché comme des expatriés, et ils restent à l’étranger jusqu’à plusieurs années : leurs vies incarnent une intense mobilité. Afin de comprendre la constitution de leurs réseaux, nous avons choisi d’examiner, premièrement, le contexte qui a donné naissance à ce type de poste dans les sociétés et a contribué à accentuer l’importance de ces professionnels dans le monde des affaires ; et deuxièmement, le pouvoir de l’entreprise transnationale, dont le prestige peut faciliter la libre circulation de ses employés dans le monde.

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5 Cette recherche a représenté un défi en termes méthodologiques, car, en tant qu’anthropologue, j’avais l’habitude d’analyser des communautés et/ou des individus vivant plusieurs années au même endroit. Par leur mobilité, ces professionnels finissent par révéler à l’anthropologie un mode d’être et de vivre qui diffèrent de ceux affichés par les individus autochtones. Au sein du mouvement d’expansion géographique du capitalisme, on trouve une vie sociale changeante, constituée de relations d’amitié, de mariage, de maternité et paternité vécues par ces professionnels.

6 Les données concernées proviennent d’un ensemble d’informations recueillies au cours des huit années de recherche auprès de professionnels transnationaux. Il s’agit d’informations collectées lors d’interviews réalisées entre 2001 et 2008, au moyen de contacts directs ou virtuels, auxquelles s’ajoute un travail de terrain dans les villes de São Paulo (Brésil), Paris (France) et Londres (Royaume- Uni), entre 2002 et 2007. Pour cet article, j’ai sélectionné les interviews de professionnels français qui travaillent dans des entreprises transnationales françaises établies dans l’État de São Paulo et les ethnographies réalisées lors des évènements sociaux qui ponctuent la vie des expatriés dans cette métropole brésilienne. Les noms des personnes interviewées ont été modifiés, afin de préserver leur vie privée.

L’émergence d’une main-d’œuvre transnationale

7 La circulation de professionnels qualifiés est liée à trois facteurs historiques : la mondialisation, qui a multiplié les échanges culturels, économiques et techniques ; la connaissance spécialisée, qui est devenue l’une des principales sources de production et de reproduction du capitalisme ; et la croissance de la richesse et du pouvoir des sociétés multinationales que l’on a pu constater à la fin du XXe siècle.

8 Les multinationales, notamment américaines, ont joué un rôle essentiel dans la formation de ce cadre dirigeant international. En cultivant certains aspects de la nouvelle culture internationale capitaliste, elles ont impulsé, au niveau de la formation personnelle et professionnelle, un modèle d’exécutif international.

9 En 1949, la société International Business Machines Corporation (IBM), en réponse à son constant et rapide développement, crée IBM World Trade Corporation, une société totalement indépendante, dont le but est d’augmenter les ventes, services et production au-delà des frontières des États-Unis. Les activités d’IBM World Trade Corporation s’étendent à plus de 150 pays. Cependant, les activités de production, les usines et les laboratoires s’installent dans 15 pays différents.

10 À partir des années soixante, des dirigeants engagés dans la standardisation de la production et de la consommation participent au développement de ces régions en suivant les directives de la société-mère. On assiste à l’émergence d’une main-d’œuvre internationale : un type de dirigeant qualifié pour exercer des fonctions internationales, issu des cadres de l’administration d’IBM.

11 Durant cette période (allant des années soixante aux années soixante-dix), les grandes décisions stratégiques d’IBM sont prises aux États-Unis – par exemple, celles relatives aux principaux plans d’investissement. De la même façon, les directions régionales et les filiales nationales administrent leurs réseaux commerciaux en fonction des règles dictées par la direction mondiale américaine. Une grande majorité des multinationales européennes adoptent ce mode d’organisation typique des années soixante2.

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Progressivement, le dirigeant international gagne en visibilité et en importance. Un nouveau métier à la carrière internationale s’est consolidé au sein de ces entreprises.

Le défi de la mobilité

12 Produit des multinationales, ce type de professionnel international, qui aujourd’hui appartient à la vieille garde du monde des affaires, est reconnu comme le grand pionnier, celui qui l’a emporté sur les premières frontières commerciales, missionnaire d’une culture d’entreprise qui a catéchisé un grand nombre d’hommes et de femmes et soumis des nations et des gouvernements à ses doctrines.

13 Des hommes d’affaires, dont les personnalités affichaient des traits particuliers – expression de pouvoir et de glamour – séduisaient leurs contemporains et des nouvelles générations de jeunes dirigeants de différentes catégories. Ils sont devenus synonyme de prestige et ont bénéficié d’une position dominante par rapport aux exécutifs locaux, dont les activités et pouvoirs étaient restreints.

14 Parmi ces hommes, on trouve Akio Morita (Sony), Jacques Maisonrouge (IBM) et d’autres qui ont fait de leur travail un sacerdoce, un service permanent rendu à la société transnationale. Ils ont fait carrière au sein de leurs entreprises à une époque où la permanence dans une organisation jusqu’à la retraite était perçue comme prestigieuse. La carrière était synonyme de quelque chose qui perdurait toute une vie. On n’avait pas les inquiétudes d’aujourd’hui où le marché devient de plus en plus flexible afin de satisfaire les préférences des consommateurs. Ceux-ci, à leur tour, étant plus conscients de leurs droits.

15 Héritier de cette génération, le français Roger Granier, président d’une transnationale française du secteur du verre basée à São Paulo, a travaillé pendant presque 35 ans dans le réseau de la même société, dans ses filiales en France. Il se déplaçait à l’intérieur du pays et visait un poste à l’étranger. “Professionnellement, c’est très important. On peut rester dans la même ville, au même endroit, dans la même société... Mais bon, ce n’est pas ma conception du travail. Je préfère changer de travail, d’endroit, de ville, je crois que c’est mieux pour ma tête ! Dès le début, j’ai demandé à la société de m’envoyer à l’étranger. Tous les cinq ans, je leur disais : ‘J’aimerais bien travailler ailleurs... dans un autre pays’. Et à chaque fois j’entendais : ‘Oui, mais vous faites du bon travail en France.’ Jusqu’à ce qu’un jour le directeur des ressources humaines m’appelle et me dise : ‘J’ai quelque chose pour vous en Amérique latine, au Brésil.’ J’avais 53 ans, mais j’ai accepté le challenge. Prendre ma retraite après avoir eu une expérience de direction internationale, c’est tout ce que j’ai toujours voulu.”

16 L’obtention d’un poste à l’étranger, en tant que directeur, a symbolisé pour Roger Granier un changement de cap dans sa carrière et de nouveaux bénéfices personnels et professionnels.

17 Sa mutation a lieu en 2001, alors qu’il a déjà 35 années d’ancienneté dans sa société. 35 ans de travail dans un pays économiquement stable. À l’instar de tous ses contemporains et compatriotes, il avait bénéficié des avantages d’un État de bien-être social et d’un capitalisme développé.

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Accumulation du capital et flexibilité du travail

18 Pour quelqu’un dans sa situation, qu’est-ce qu’impliquerait un poste international au Brésil, pays connu pour ses inégalités, son manque de sécurité, bref avec toutes les difficultés d’un pays du soi-disant “tiers-monde”, encore visibles dans ce nouveau millénaire ?

19 Roger a réfléchi sur l’expérience brésilienne : “En France, si on a un problème, on fait une réunion, une deuxième, des dizaines de réunions, çà et là, et les choses prennent un certain temps pour changer. Ici, les choses sont plus rapides. Les Brésiliens acceptent les changements plus facilement que les Français. C’est vrai qu’ici le type de management est différent. Je trouve que c’est à la fois une qualité et une difficulté. Difficulté parce qu’on doit changer vite. Les Brésiliens changent de direction rapidement et s’adaptent avec la même vitesse. J’ai appris de cela. En France, pour changer quoi que ce soit, il faut organiser une réunion avec le syndicat, discuter avec lui, se réunir avec les gens de l’entreprise, et tout ça pour un problème mineur. Ici, au Brésil, on a plus de souplesse. Ça ne veut pas dire qu’en France on ne soit pas flexible, mais le Français a un problème, il a de la ‘certitude3’. On s’attache à nos siècles d’histoire, mais il faut faire attention.”

20 Roger Granier a commencé à travailler à l’époque du fordisme. Paradoxalement, pourtant, dans son récit nous constatons que l’expérience d’un Brésil flexible, aux syndicats faibles et aux rapports de travail souples, reflète des changements qui ont eu lieu au sein du régime d’accumulation capitaliste et qui ont touché la vie de professionnels comme lui. En d’autres termes, le travail au Brésil a révélé l’accélération de la flexibilité du travail et de la production.

21 Depuis longtemps, la logique capitaliste tente de se passer des réunions avec les syndicats. Ce phénomène, perceptible derrière des inquiétudes de notre témoin, atteste de la transition du fordisme vers l’accumulation flexible. Il s’agit de comprendre l’impact de cette dernière sur le profil de ce genre de travailleur – qui, à partir de maintenant, n’est plus international, dans le sens d’être entre les nations, mais transnational, dans le sens où cette personne travaille et agit pour un capital qui se trouve partout.

22 Dans la mesure où nous parlons de transnationalisation, il convient de citer Canclini : “La transnationalisation est un processus qui se constitue moyennant l’internationalisation de l’économie et de la culture mais qui, à partir de le deuxième moitié du XXe, fait quelques pas au-delà, en générant des organismes, des entreprises et des mouvements dont le siège ne se trouve pas exclusivement dans une nation. Philips, Ford ou Peugeot englobent plusieurs pays et agissent avec beaucoup d’indépendance par rapport aux États et aux populations avec lesquels ils s’associent.”

Le Brésil dans la carte transnationale

23 Dans cette cartographie transnationale, le Brésil figure comme un des pays ouverts à la mondialisation économique. En effet, on a pu constater que la vague de privatisations des sociétés étatiques brésiliennes et l’ouverture du secteur des télécommunications, entamées au milieu des années quatre-vingt-dix, ont attiré vers le pays un segment significatif de la main-d’œuvre étrangère.

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24 Selon un reportage publié en 2000 par le magazine brésilien d’affaires Exame : “Le Brésil est devenu la destination d’un nouveau flot d’immigrants du monde entier. […] Actuellement, et d’après les estimations du ministère du Travail et de l’Emploi, on décompte un total de 19 000 professionnels étrangers munis d’un visa temporaire en vue d’exercer leur métier dans le pays. Si on les compare avec les immigrants qui se sont installés ici, au cours de plusieurs vagues d’arrivées, dans la période qui va de la fin du XIXe à l’après-guerre, il s’agit d’un contingent réduit. Ensemble, ils ne rempliraient que la moitié du Stade de Pacaembu, à São Paulo. Ce qui distingue les étrangers d’aujourd’hui, c’est qu’au lieu de la bêche du paysan comme dans le passé, ils arrivent avec leurs ordinateurs portables et leurs PDA, des titres de spécialisation dans les meilleures universités, une expérience professionnelle enrichie par des postes dans plusieurs continents et une vision claire de ce que signifie opérer dans une scène de compétition globale4.”

25 L’entrée sélective de ces professionnels dans plusieurs pays indique que la mobilité d’une main-d’œuvre hautement qualifiée est encouragée comme un aspect important du renforcement d’un marché et d’un type de culture transnationale.

26 Dans ce processus d’encouragement, les élites nationales ne sont pas dissociées des intérêts transnationaux, mais enchevêtrées, engagées dans des stratégies qui garantissent leur reproduction. Comme le signale Dezalay : “Les stratégies internationales sont des stratégies de distinction pour un petit groupe de privilégiés, auquel s’impose un minimum de discrétion sur ce qui fonde leurs privilèges, afin de pouvoir continuer à pratiquer le double jeu du national et de l’international : investir dans l’international pour renforcer leurs positions dans le champ du pouvoir national et, simultanément, faire valoir leur notoriété nationale pour se faire entendre sur la scène internationale. Pour réussir ce coup double, il doivent cultiver à la fois la proximité et la distance avec leurs concitoyens pour convaincre que non seulement ils partagent les mêmes valeurs, mais aussi qu’ils sont les mieux à même de promouvoir les intérêts nationaux dans la compétition internationale5.”

L’instrumentalisation de la vie sociale

27 Dans leur recherche de ce prestige, souscrit par les élites nationales, les professionnels transnationaux manient des manières efficaces pour percer les frontières culturelles et linguistiques, usant de connaissances et de stratégies cosmopolites façonnées dans leur jeunesse, en tant qu’élèves d’écoles de commerce.

28 Il convient de souligner que la reproduction de cette main-d’œuvre qualifiée n’est pas basée uniquement sur la richesse matérielle ou les bonnes affaires. Le capital économique doit être légitimé et assorti de compétences qui permettent au professionnel de s’adapter à différents contextes culturels, avec des formes de négociation qui varient selon les pays.

29 La littérature pour professionnels transnationaux préconise que, pour comprendre l’autre culture, l’individu transnational doit y pénétrer. Pour cela, il faut maintenir le contact avec le monde local, des contacts parfois artificiels, tels que déjeuner dans des restaurants dont la clientèle est constituée par des membres des élites locales. Le but est d’acquérir une compétence interculturelle qui soit utile dans le rapport avec quelqu’un d’autre qui, le plus souvent, fait partie d’un groupe choisi de la société locale.

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30 La génération du français Thomas Lainé, 40 ans, gérant administratif d’une multinationale française basée à São Paulo, connaît bien ces principes de la flexibilité et du court terme. Sa trajectoire professionnelle nous donne des précisions sur cette question. Il raconte : “À 22 ans, j’ai eu mon premier emploi en dehors de la France. J’ai occupé un poste d’assistant dans une banque française à Tokyo. J’y suis resté un an et demi et j’ai eu la chance d’être embauché par une banque américaine, Morgan Stanley. Après deux années chez Morgan, j’ai été recruté par la société pharmaceutique française Aventis, à Paris, où je suis resté quatre ans comme contrôleur financier. Et puis je suis venu ici.”

31 Avec une vie ponctuée de changements d’emploi, Thomas Lainé a bâti son propre chemin professionnel. Pour lui, il est naturel de changer de société lorsque celle-ci, à un moment donné, ne correspond plus aux intérêts du travailleur. De la même façon, il considère normal que la société ne veuille pas garder un employé qui ne convient plus à ses intérêts.

32 Par ailleurs, il insiste sur le fait qu’un professionnel comme lui devrait avoir plusieurs expériences internationales, dans différents pays, afin d’acquérir un profil transnational. Il a intégré ces notions dans les salles de cours de son école : “J’ai étudié dans une grande école : l’École d’administration de Paris (ESAM), qui a été très importante dans ma formation. Grâce à l’école, je suis parti pour mon premier stage au Japon, où j’ai appris le japonais.

Entre visibilité et invisibilité : les réseaux d’une élite

33 Le récit de Thomas nous montre que les grandes écoles de commerce, notamment celles de niveau supérieur et réputées, mettent en œuvre un travail éducatif de formation des professionnels transnationaux qui stimule l’apprentissage des langues, les voyages d’études à l’étranger et les stages dans des sociétés renommées.

34 Ainsi, les étudiants fréquentent le plus tôt possible le monde de l’entreprise et y effectuent des expériences professionnelles concrètes. Il en ressort une relation de type utilitariste avec l’éducation, pour laquelle les seules connaissances qui ont un sens et une valeur sont celles qui permettent l’efficacité au sein de l’entreprise.

35 Le quotidien de la salle de classe promeut des rencontres avec de futurs associés dans les affaires. De cette façon, le carnet d’adresses du temps de la faculté peut devenir la liste de contacts professionnels de demain. Ces établissements éducatifs constituent un genre de réseau international, en collaboration avec les grandes organisations et à l’écoute de l’intérêt du marché. C’est à partir des défis issus de ce dernier que la faculté et l’entreprise proposent des plans d’enseignements et de programmes de capacitation. Une fois diplômés, les professionnels transnationaux sont censés mettre en pratique ces compétences dans leurs relations quotidiennes de travail et interagir avec les catégories sociales ciblées, car leur travail et les produits offerts par l’entreprise qui les emploie ne sont pas destinés à tous. “Le marché des spécialistes internationaux est un marché élitiste, protégé par des barrières discrètes mais efficaces. Pour y accéder, il faut être doté de compétences culturelles6.”

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Conclusion

36 Nous ne pouvons analyser la formation éducative de ces professionnels de manière isolée. Il convient de la concevoir comme une dimension d’un pouvoir transnational. Il s’agit d’investissements qui assurent la reproduction du capital et, par conséquent, celle des hiérarchies sociales.

37 La société transnationale est un espace de production et de reproduction de ce pouvoir. La main-d’œuvre internationale y travaille et en est le produit. Nous observons que la société transnationale, selon sa culture institutionnelle, est censée faire entrer le professionnel dans un moule, tout en s’assurant que ce dernier garde une créativité efficace dans le traitement des intérêts de l’entreprise au sein des différents marchés nationaux.

38 Ainsi, le national devient un terrain sur lequel les agents internationaux font la promotion de la reproduction du pouvoir transnational. Pour y parvenir, les professionnels transnationaux font l’expérience d’une sociabilité qui cultive une forme de capital social sollicité dans plusieurs situations sociales – les dîners, les cocktails, les vernissages, les sorties, les séances de théâtre sélectionnées –, au cours desquelles on noue des amitiés profitables. En s’appropriant cette pratique, les professionnels transnationaux forment des réseaux de collègues à l’intérieur et en dehors de l’organisation pour laquelle ils travaillent.

39 Ces relations sont invisibles, puisque voilées par des rapports d’amitié. Elles sont difficilement détectables dans les statistiques de la migration internationale. Protégés par le pouvoir des entreprises qui les emploient, les professionnels transnationaux entrent et sortent des pays avec discrétion et efficacité, sans provoquer le moindre remous dans les politiques migratoires.

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Wagner Anne-Catherine, Les nouvelles élites de la mondialisation, Paris, PUF, 1998.

NOTES

1. Clovis Rossi, “Forum propõe cidadania global do migrante”, Folha de São Paulo, Caderno Mundo, 24 août 2008, p. 22. 2. Sur ce sujet, voir aussi Anne-Catherine Wagner, Les nouvelles élites de la mondialisation, Paris, PUF, 1998. 3. En français dans le texte [NDT]. 4. “Os novos migrantes”, www.exame.com.br, consulté le 1er septembre 2000. 5. Yves Dezalay, “Les courtiers de l’international : héritiers cosmopolites, mercenaires de l’impérialisme et missionaires de l’universel”, Sociologie de la mondialisation. actes de la recherche, Actes 151-2, mars 2004, p. 11. 6. Ana Maria F. Almeida et Maria A. Nogueira, (org.), A escolarização das elites. Petrópolis, Vozes, 2002, p. 29.

RÉSUMÉS

Les cadres des sociétés internationales, qui circulent à travers les villes du monde, constituent une élite. La vie de ces natifs de la transnationalisation du capital se nourrit de la mobilité. Malgré l’importance du travailleur transnational dans la mondialisation, il est pratiquement invisible dans les statistiques migratoires. Secret et discrétion sont des traits indispensables dans le monde des affaires. Il s’agit de faire la lumière sur le réseau social des expatriés français, à travers des entretiens avec ce type de professionnels et des données ethnographiques recueillies dans la ville de São Paulo.

AUTEUR

CLAUDELIR CORRÊA CLEMENTE Docteur en Anthropologie et professeur du Département de Sciences sociales (DECIS) de l’université fédérale d’Uberlândia (UFU)

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Migrations et stratégies familiales dans les régions d’agrobusiness

Moacir Palmeira et Beatriz M. A. de Heredia

1 Les programmes gouvernementaux d’occupation des cerrados mis en œuvre, avec quelques variations dans plusieurs États, durant les années soixante-dix, introduisent le soja, produit stratégique du projet, dans l’État du Goiás, du Minas Gerais (ouest et nord, outre le triangle Mineiro), de Bahia (ouest), du Maranhão (sud) et du Mato Grosso, et y encouragent la culture d’autres produits d’exportation sur de nouvelles bases technologiques1. Pour une série de raisons, le soja offre, dans le Mato Grosso, des résultats très favorables en terme de production. D’abord planté à l’essai dans des municipalités du sud-est de l’État actuel2, comme Rondonópolis et Primavera do Leste (aujourd’hui reconverties dans la production de graines), il a été étendu vers le Nord le long de l’axe de la route BR-163, qui relie la capitale Cuiabá à Santarém, dans l’État de Pará.

Tableau 1. Aire cueillie (ha) de soja en graines – Brésil, Grandes régions

Source : IBGE - Produção Agrícola Municipal

Tableau 2. Aire cueillie (ha) de soja en graines – Principaux États

Source : IBGE - Produção Agrícola Municipal

2 La production de la région Sud, qui en 1965 représentait presque la totalité de la production du pays, poursuit sa croissance tout au long des décennies qui ont vu la

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production diminuer dans d’autres régions. Il a fallu attendre 2005 pour que son aire cueillie soit dépassée par celle du Centre-Ouest. Dans le Centre-Ouest, le grand producteur de soja est l’État du Mato Grosso, qui possède à lui seul plus de la moitié de la production de toute la région, suivi par les États du Rio Grande do Sul et du Paraná.

Soja et café, les produits phares de l’agrobusiness

3 Dans le Minas Gerais, dans la région du triangle Mineiro, le succès du soja, produit encore aujourd’hui prédominant dans des municipalités comme Iraí de Minas, Uberaba et Uberlândia, est allé de pair avec des bons résultats d’autres produits, tels que le café dans la sous-région d’Alto Paranaíba3. Le café a une histoire plus longue et connue. Le Brésil reste le principal producteur mondial et jusqu’au début des années 2000 cette denrée se trouvait en tête de la liste des exportations agricoles du pays. Depuis, bien que dépassée par d’autres produits, sa production n’a cessé de croître.

4 Cultivé depuis plus d’un siècle dans un État qui, pendant la deuxième moitié du XXe, comprend la région montagneuse du sud du Minas Gerais parmi les plus productrices du pays, le café est introduit dans la région d’Araguari en 19724. Les nouvelles conditions de production créées par les programmes d’occupation des plaines du cerrado – correction de sols, irrigation, usage de pesticides, engrais chimiques et machines – ouvrent des perspectives très favorables à la culture du café d’appellation d’origine contrôlée destiné à l’exportation, le dénommé “café do cerrado”. S’imposant rapidement dans la région, les résultats sont déjà encourageants au cours des années soixante-dix, dans les municipalités autour de Patrocínio et Araguari, atteignant son point culminant entre 1990 et 2000. Aujourd’hui, il s’y heurte à la concurrence de produits tels que la canne à sucre, mais conserve toujours une position importante dans l’économie, mobilisant des capitaux importants et affichant une croissance démographique remarquable.

5 Ces zones d’expansion de ce qui est devenu connu, au Brésil, sous le terme d’“agrobusiness” constituent des régions de forte croissance démographique. Bien que, comme le soulignait Georges Martine dans les années quatre-vingt à propos des frontières agricoles de l’époque, le volume de populations, en termes absolus, ne constitue pas une espèce de soupape d’échappement démographique pour ceux qui rêvent des grandes villes ; en termes relatifs, on note une transformation significative. Mais il n’y a pas d’homogénéité entre les différentes régions, ni d’expansion linéaire.

6 La comparaison entre deux régions particulièrement associées à la culture du soja et du café, puisque ces deux produits y occupent une place importante dans l’ensemble des denrées agricoles cultivées, permet de comprendre le sens de cette dynamique démographique. Nous avons choisi la zone de production de soja autour de la route BR-163, au Mato Grosso, et celle du café do cerrado, dans le triangle Mineiro/Alto Paranaíba, au Minas Gerais5. La première est une zone d’occupation considérée comme récente et dédiée à la culture presque exclusive du soja, et la deuxième une aire d’occupation séculaire et de cultures diversifiées6.

7 Le contraste entre les taux de croissance démographique de l’ensemble du pays, des deux États où se développe l’agrobusiness et des régions qui sont l’objet de notre étude donne une idée des transformations démographiques associées à une entreprise de ce type.

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8 Les choses deviennent encore plus claires lorsque nous descendons à une échelle locale : les municipalités autour desquelles nous avons concentré nos recherches.

Tableau 3. Variations de la population totale au Brésil, États et Micro-régions – 1970-2000

Brésil, Population Totale Taux annuel de croissance État, Meso

et Micro- 1970 1980 1990 2000 1970-1980 1980-1991 1991-2000 régions

Brésil 93.134.846 119.011.052 146.825.475 157.070.163 2,5% 1,9% 0,8%

Mato 598.849 1.138.918 2.027.231 2.505.245 6,6% 5,4% 2,4% Grosso

Meso- région Mato 14.195 164.472 530.699 709.128 27,8% 11,2% 3,3% Grosso Nord

Micro- région 5.692 13.441 50.839 101.937 9,0% 12,9% 8,0% d’Alto Teles Pires

Minas 11.485.663 13.380.105 15.743.152 17.905.135 1,5% 1,5% 1,4% Gerais

Meso- région Triangle 1.095.164 1.337.305 1.595.648 1.871.237 2,0% 1,6% 1,8% Mineiro / Alto Paranaíba

Micro- région 271.741 408.844 564.691 702.074 4,2% 3,0% 2,4% d’Uberlândia

Source : IBGE – Recensements démographiques de 1970, 1980, 1991 e 2000.

Tableau 4. Variations de la Population totale – États, Micro-régions et Municipalités – 1970-2000

États, Micro- Population Totale Taux annuel de croissance régions, Municipalités 1970 1980 1990 2000 1970-1980 1980-1991 1991-2000

Mato Grosso 598.849 1.138.918 2.027.231 2.505.245 6,6% 5,4% 2,4%

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Micro-région d’Alto Teles 5.692 13.441 50.839 101.937 9,0% 12,9% 8,0% Pires

Lucas do Rio * * 6.693 19.316 * * 12,5% Verde

Sorriso * * 16.107 35.605 * * 9,2%

Minas Gerais 11.485.663 13.380.105 15.743.152 17.905.135 1,5% 1,5% 1,4%

Micro-région 271.741 408.844 564.691 702.074 4,2% 3,0% 2,4% d’Uberlândia

Araguari 63.368 83.519 91.283 101.974 2,8% 0,8% 1,2%

Micro-région 114.239 126.293 155.905 183.869 1,0% 1,9% 1,8% de Patrocínio

Patrocínio 35.578 44.376 60.753 73.278 2,2% 2,9% 2,1%

(*) – La municipalité n’avait pas encore été créée. Source : IBGE – Recensements démographiques de 1970, 1980, 1991 e 2000.

9 On peut constater, par exemple, à Sorriso et Lucas do Rio Verde, que ces centres urbains créés par la production de soja dans les années soixante-dix et quatre-vingt et convertis en municipalités au début des années quatre-vingt-dix, affichent des taux de croissance annuelle de la population bien supérieurs à ceux de l’État et du pays.

Développement économique et croissance démographique : le rôle des migrations

10 Cette croissance démographique est due, en grande partie, aux migrations. Dans le cas du Mato Grosso, cela va, pour ainsi dire, de soi, si l’on tient compte de l’infime quantité de personnes qui, au début des années soixante-dix, peuplaient une région ultérieurement consacrée au soja.

11 Pourtant, dans le cas du triangle Mineiro, une région occupée depuis longtemps et économiquement diversifiée, le phénomène n’est pas si explicite. Lorsque nous restreignons notre champ de comparaison aux seules activités agricoles, et plus spécifiquement au café, nous vérifions que sur une base territoriale bien moindre et avec des populations identiques à celles trouvées dans les municipalités d’Alto Teles Pires, les migrants ont un poids significatif. À Araguari, par exemple, 60 % des 2 718 personnes qui travaillaient en 2000 dans la culture du café venaient d’un État autre que le Minas Gerais.

12 L’analyse des données statistiques montre que, dans les deux cas, cette hausse démographique n’est pas seulement liée aux mouvements migratoires en général, mais plus précisément aux mouvements migratoires provenant d’autres régions du pays, notamment la région Sud. Les individus originaires du Paraná, suivis de ceux du Rio

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Grande do Sul et de Santa Catarina, dans la région de Mato Grosso, et par les natifs de São Paulo, dans les municipalités étudiées du triangle Mineiro, sont majoritaires dans les deux cas.

13 La présence à Sorriso et Lucas do Rio Verde de migrants venus d’États d’autres régions, d’autres municipalités, ou même d’autres zones du Mato Grosso, ne s’accroît qu’à partir des années quatre-vingt-dix, avec l’établissement d’un nombre important de personnes originaires du Nord-Est, notamment du Maranhão. Dans les municipalités du triangle, la migration de natifs du Paraná et de São Paulo accompagne pari passu celle des originaires du Nord-Est, notamment les baianos (quoique moins hégémoniques que les natifs du Maranhão à Mato Grosso). Les deux phénomènes atteignent leur apogée dans les années quatre-vingt-dix7.

Tableau 5. Origine des migrants dans les municipalités de Sorriso et Lucas do Rio Verde – Mato Grosso. 1995-2000

État de Résidence au 31/07/2000 Lucas do Rio Verde Sorriso

Population totale 19.316 100% 35.604 100% Nés après 1995

Résidents dans l’État en 1995 2.168 11% 4.016 11%

Non-résidents dans l’État en 1995* 13.458 70% 24.563 69%

État de résidence antérieur 3.690 19% 7.026 20%

Paraná 1.148 1.554

Rio Grande do Sul 728 866

Santa Catarina 440 969

Mato Grosso do Sul 167 768

São Paulo 157 443

Rondônia 105 176

Pará 113 251

Goiás 78 145

Maranhão 82 208

Autres États 39 306

Non déterminé 633 1.332

*-Y compris ceux qui ont migré avant 1995 Source : IBGE – Recensement démographique de 2000

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Tableau 6. Origine des migrants dans les municipalités d’Araguari et Patrocínio – Minas Gerais. 1995-2000

État de résidence au 31/01/2000 Araguari Patrocinio

Population totale 101.974 73.278

Nés après 1995 8.089 7.165

Résidents dans l’État en 1995 93.885 66.113

Non-résidents dans l’État en 1995 *

État de résidence antérieur

Goiás 1.109 281

São Paulo 863 686

Paraná 611 382

Ceará 495 37

Pará 217 6

District Fédéral 179 178

Santa Catarina 135 20

Rio de Janeiro 106 33

Mato Grosso do Sul 103 40

Tocantins 101 18

Maranhão 77

Mato Grosso 63 98

Pernambuco 50 14

Bahia 49 307

Rio Grande do Sul 43 42

*-Y compris ceux qui ont migré avant 1995 Source: IBGE – Recensement démographique de 2000

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Provenance et ascendance comme critères du positionnement social

14 Ainsi, ce n’est pas un hasard si la “carte sociale” élaborée par ceux qui vivent dans ces régions-là fait référence au lieu de naissance réel ou supposé des personnes nommées : “gaúchos” et “maranhenses” dans la zone du soja à Mato Grosso ; “paulistas” ou “paranaenses” et “baianos”, en plus des “mineiros”, dans la région caféière du triangle Mineiro8... Les habitants des endroits étudiés utilisent ce type de classification pour raconter aux enquêteurs l’histoire des lieux où ils habitent, pour se repérer dans leur quotidien (“aujourd’hui, j’ai discuté avec un maranhense” ; “à la fête il n’y avait que des gaúchos” ou “la fazenda appartient à un paranaense” ; “j’ai rencontré un baiano à la station de bus”), ou même pour répertorier les quartiers de leur ville (“bairros de gaúcho”, les plus valorisés, ou “bairros de maranhense”, ceux aux conditions plus précaires, pour ne citer que le cas du Mato Grosso), fondant ou confirmant une ségrégation géographico- sociale qui n’est pas sans impressionner les visiteurs. Cette ségrégation se manifeste également dans les images que les “sudistes” se font des maranhenses (ou, dans le Minas Gerais, les paranaenses à propos des baianos) : à leurs yeux, ces derniers concentrent tous les vices et sont responsables de la violence qui serait en train de gagner les villes de la région, sans qu’on ne trouve d’accusations aussi exacerbées dans la direction opposée.

15 Dans les zones de culture prédominante du soja du triangle Mineiro, comme Iraí de Minas, la municipalité où se sont établis les premiers colons venus du Sud, soutenus par les programmes gouvernementaux des années soixante-dix, “gaúcho” est employé comme un terme définitoire avec un sens similaire à celui du Mato Grosso. La même chose semble se produire dans les municipalités plus au nord où, associés à la culture du soja et d’autres produits, des migrants du Sud sont ainsi désignés9. Pourtant, dans l’ensemble du triangle Mineiro, où les paranaenses, comme à Alto Teles Pires, constituent le plus grand nombre, surtout dans les aires caféières, ce sont les termes “paranaense” ou “paulista” qui désignent ceux qui viennent du Sud10.

Les réseaux de parenté des migrants

16 Pour tous ceux qui sont arrivés du sud du pays, ce déplacement pour le Mato Grosso ou d’autres États ne constituait pas une première. La plupart d’entre eux, pour ne pas dire la presque totalité, avait une expérience personnelle, à la tête de leurs familles ou, pour les plus jeunes, avec leurs parents, de déplacements précédents à l’intérieur de la région Sud et/ou de déplacements dans l’État où ils habitent à présent. Du fait de ces déplacements, collectifs ou individuels, mais toujours organisés par la famille, certains des individus résidant actuellement dans la région étudiée ont laissé des parents plus ou moins proches (père et mère, enfants, frères ou sœurs, oncles, cousins...) dans leurs lieux d’origine et aussi dans les régions traversées. Ces réseaux s’étendent parfois à des zones plus lointaines, encore en processus d’intégration à la production agricole “moderne”. Les relations avec ces parents sont entretenues de plusieurs manières, notamment par les visites dans la période entre les récoltes ou à l’occasion des fêtes de fin d’année.

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17 Ces mécanismes, conçus dans le passé, continuent d’être actionnés et conditionnent les décisions de déménagement. La perspective de déplacement semble être aussi essentielle à la planification de la reproduction sociale de ces familles que l’existence de terres permettant d’exercer leur activité productrice. Loin d’être une possibilité envisagée seulement en cas de situations limite, l’éventualité de déplacement, là où les premiers à arriver peuvent avoir accès à une parcelle de terre ou à une parcelle plus grande, est évaluée quotidiennement11. Même ceux qui se déplacent en tant que travailleurs salariés obéissent, pour la plupart, à une stratégie familiale et ne perdent pas de vue l’objectif de devenir propriétaire d’une parcelle de terre, là où le prix de la terre sera moins cher.

Des interprétations différentes de la possession du territoire

18 Quoique également orientés par des stratégies familiales, les déplacements de maranhenses vers le Mato Grosso et de baianos vers Minas Gerais suivent une dynamique différente. Ni les municipalités d’Alto Teles Pires ni celles du triangle Mineiro ne constituent un point d’arrivée pour les uns ou les autres. L’acquisition d’une parcelle n’est pas un objectif majeur. Pour beaucoup de familles, l’infrastructure routière des zones d’agrobusiness représente un moyen d’accès au marché du travail dans des aires agricoles ou agro-industrielles du Centre, du Sud-Est ou du Sud. Ces familles parcourent un trajet ponctué de travaux temporaires dans diverses régions du pays, accompagnant la récolte de différents produits, et reviennent à la fin à leur lieu d’origine. Ainsi, des maranhenses qui travaillent dans la récolte du soja dans le Mato Grosso, passent à celle du café dans le triangle Mineiro, se déplacent ensuite à São Paulo ou dans le Paraná pour la coupe de la canne à sucre ou la récolte du coton, et finalement retournent dans le Maranhão, recommençant le cycle tous les ans.

19 La même chose se produit pour les baiano qui travaillent avec une certaine régularité dans la récolte du café dans le Minas Gerais et qui, à la fin du cycle agricole de ce produit, effectuent un itinéraire similaire à celui des maranhenses, avant de retourner à leurs fermes dans le Nord-Est. Tant dans le cas des maranhenses que dans celui des baianos, et même si certains finissent par s’établir dans le BTP ou le petit commerce dans les régions où ils se déplacent à la recherche de travail, le modèle prédominant demeure celui où la maison familiale se trouve dans l’État d’origine.

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Figure 1

20 De cette façon, la perspective d’un travail dans une région plus proche de la famille et/ ou de l’offre de salaires plus élevés peut transformer ce long parcours en un mouvement d’allers-retours entre la zone de résidence et la région choisie comme lieu de travail, à l’image de ce qui semble se produire actuellement dans le Mato Grosso. Les ressources obtenues grâce au travail dans les fazendas de Mato Grosso ne sont pas utilisées, dans ce cas précis, pour l’achat de terre ou d’autres biens qui permettraient aux maranhenses de s’installer dans cet État, mais canalisées, au moins idéalement, vers la consolidation de la position de leurs familles dans le Maranhão, ce qui peut inclure l’acquisition de terre ou de bétail, ou simplement la pérennisation du mode de consommation de ces familles12.

21 En admettant l’existence d’un conflit ou d’une dispute entre gaúchos et maranhenses dans le Mato Grosso autour du soja ou entre paranaenses/paulistas et baianos dans le Triangle autour du “café do cerrado”, nous pourrions affirmer être devant une “dispute imparfaite”. Il ne s’agit pas d’une dispute entre groupes asymétriques (comme ils le sont effectivement) pour un même objet. Ce qui existe bel et bien, c’est une dispute de “territoire”, comme on l’a vu dans la ségrégation spatiale, mais ce sont des territoires que les stratégies familiales des uns et des autres interprètent différemment.

22 Les modalités de présence sont distinctes. Les “sudistes”, dans les deux cas, veulent s’établir, et le font, comme s’ils étaient chez eux. De façon symptomatique, dans le Mato Grosso, ils se définissent comme ceux “d’ici”, “de la terre” et dans le triangle du café, bien que cette identification continue d’être liée aux mineiros, on trouve des exemples de paranaenses qui réclament cette condition. Mais le monde et le lieu des natifs du Nord-Est est tout autre : il est là où se trouvent leurs familles. Les fazendas de soja et de café sont des territoires de passage, même lorsque ce passage se prolonge. On est donc

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en présence de deux groupes en mouvement permanent (maranhenses et baianos ne sont pas plus sédentaires que les “sudistes”) qui se heurtent.

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NOTES

1. Ces zones ont fait l’objet de diverses politiques publiques visant le développement d’une agriculture tournée vers le marché dans le cerrado brésilien, à travers différents programmes du gouvernement fédéral et de l’État au début des années soixante-dix, lesquels se sont succédés tout au long de la décennie. Le POLOCENTRO, programme créé en 1975 et qui avait pour but d’accélérer l’occupation rationnelle des zones de cerrado, a été remplacé, en 1979, par le PRODECER et ses nombreux programmes subsidiaires.

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2. Dans les années soixante-dix, l’ancien État du Mato Grosso n’avait pas encore été divisé en deux États : le Mato Grosso correspond au Nord de l’état primitif et le Mato Grosso do Sul à sa partie sud. La scission a eu lieu le 1er janvier 1979. 3. Dans les dix dernières années, l’importance d’autres produits dans d’autres municipalités de la région s’est significativement accrue. Aux expériences de reforestation déjà en cours sont venues s’ajouter les plantations de vergers et de potagers, la culture de la canne à sucre, en plus du traditionnel maïs, maintenant cultivé sous de nouvelles formes, ainsi que la modernisation de l’élevage, lui aussi traditionnellement pratiqué. 4. Celia R.G. Olivaira, A frente cafeicultora em Araguari- MG, mémoire de Master. São Paulo, FFLECH, Universidade de São Paulo, 1991. 5. Les recherches qui ont donné lieu à cet article font partie d’un projet plus grand – “ Société et économie de l’agrobusiness ” – développé par l’UFRJ et l’UNFFRJ, coordonné par Beatriz Herédia, Leonilde Medeiros, Moacir Palmeira et Sérgio Pereira Leite, avec la participation de 19 chercheurs. Le projet reçoit le soutien financier de la Fondation Ford, du CNPq et de la FAPERJ. Outre des études ethnographiques, la recherche inclut une étude socio-économique aux niveaux macro et micro et l’analyse des institutions et des acteurs politiques impliqués. 6. L’étude a été menée de façon exhaustive dans ces régions, mais dans le cadre de cet article, nous manierons surtout des données relatives aux municipalités où siègent les principales agglomérations urbaines : Sorriso et Lucas do Rio Verde pour le soja, dans la micro-région d’Alto Teles Pires, dans le Mato Grosso ; et Patrocínio et Araguari pour le café, dans la meso-région du Triangle Mineiro / Alto Paranaíba, dans le Minas Gerais. 7. Recensement démographique de 2000. 8. Cette classification sociale des personnes selon leur lieu de naissance ou d’origine avait déjà été signalée par Pierre Monbeig dans les régions d’expansion du café de l’État de São Paulo à la fin des années trente. Ici, à la distinction entre paulistas, identifiés à la culture du café et mineiros, associés à l’“agriculture d’autosubsistance” et à l’élevage porcin, qui avait précédé la plantation des caféiers, s’ajoutera celle entre paulistas, considérés comme les grands producteurs de café, et baianos, terme utilisé pour désigner ceux qui travaillaient dans le café, dans leur majorité originaires du Nord-est. 9. La catégorie gaúcho a déjà retenu l’attention de plusieurs chercheurs : Maristela Andrade pour le Maranhão ; Rogério Haesbaert pour Bahia ; Christine Chaves pour le Minas Gerais et, précédemment, José Vicente Tavares dos Santos et Luís Roberto Cardoso de Oliveira pour le Mato Grosso. 10. Cette affirmation est surtout valable pour les municipalités sur lesquelles se concentre notre analyse. Puisque, en termes quantitatifs, on constate des variations importantes entre les municipalités du triangle, où la fréquence de natifs de l’État voisin de Goiás est remarquable, ainsi que la forte présence de personnes nées dans des municipalités d’autres régions du Minas Gerais, il serait convenable de perfectionner cette analyse afin de pouvoir fairedes affirmations plus génériques. 11. Cristiano Desconsi, A Marcha dos “pequenos” proprietários rurais no Mato Grosso : um estudo a partir da trajetória de migrantes do sul do Brasil para a microrregião de Alto Teles Pires, mémoire de Master, Rio de Janeiro, CPDA/UFRRJ, 2009. 12. Ariana Rumstain, Peões no trecho : estratégias de deslocamento de trabalhadores no Mato Grosso, mémoire de Master, Rio de Janeiro, PPGAS/MN/UFRJ, 2009.

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RÉSUMÉS

Au Brésil, le développement de l’agrobusiness va de pair avec une forte croissance démographique. L’enquête a été menée dans la zone de production de soja autour de la route BR-163, au Mato Grosso, et celle du café do cerrado, dans le triangle Mineiro/Alto Paranaíba, au Minas Gerais. Mobilisée pour répondre aux besoins de main-d’œuvre, l’immigration interrégionale redessine les clivages au sein de la population de ces territoires. Dans ces espaces de compétition économique, entre gaúchos et maranhenses, ou paulistas et baianos, les rapports de force se redistribuent en fonction du lieu de naissance des migrants.

AUTEURS

MOACIR PALMEIRA Prof. PPGAS / Musée National / UFRJ et chercheur au CNPq

BEATRIZ M. A. DE HEREDIA Prof. PPGSA / IFCS / UFRJ et chercheur au CNPq

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Mobilité géographique et mobilité sociale Les employées domestiques au Brésil

Christine Jacquet

1 Expliquant l’important excédent féminin dans les populations des villes préindustrielles de l’Europe occidentale, Antoinette Fauve-Chamoux1 conclut au rôle déterminant des migrations féminines, et notamment celles des domestiques, dans la formation des populations urbaines. Dans le Brésil contemporain, la population urbaine se caractérise aussi par un fort déséquilibre entre les sexes, la disproportion étant particulièrement accentuée dans les capitales d’État. Quant aux domestiques brésiliennes, dont la grande majorité est composée de jeunes migrantes originaires de la petite paysannerie, elles participent activement au surplus féminin urbain.

2 Afin d’élucider les logiques qui président à l’émigration de cette population en direction des villes, nous avons mené une enquête de terrain auprès de domestiques qui exercent leur activité à Fortaleza, capitale de l’État du Ceará2. Les logiques migratoires sont appréhendées comme le résultat de processus qui articulent choix personnels et déterminants structurels. Ces derniers, en définissant les champs des possibles, conditionnent les destins individuels et circonscrivent les pratiques des acteurs sociaux. Toutefois, l’effet coercitif qu’ils peuvent exercer ne s’applique pas indistinctement à tous. En d’autres termes, les contraintes structurelles constituent “une condition de l’expérience et non une cause des comportements3”. Pour être identifiée, cette dernière requiert l’exploitation du sens que ces femmes donnent à leur propre migration.

Une mobilité de prospection matrimoniale

3 Composée à 95 % de femmes, parmi lesquelles les deux tiers ont entre 15 et 24 ans4, la population des domestiques à demeure de Fortaleza concentre un taux élevé de migrantes natives de la zone rurale (près de 70 %), appartenant à la petite paysannerie5. La distribution par âge de ces jeunes filles au moment de leur migration vers la capitale

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cearense montre que 84 % d’entre elles ont quitté leur commune d’origine entre 10 et 19 ans, âges qui correspondent à ceux de l’entrée des jeunes rurales sur le marché matrimonial local. On ne peut interpréter la juxtaposition de ces deux calendriers comme une fuite face à l’échéance matrimoniale. En effet, le mariage est inscrit dans les projets d’avenir de la plupart des domestiques, et cela d’autant plus fréquemment qu’elles sont nées dans une commune autre que Fortaleza. D’autant plus fréquemment aussi que les migrantes sont arrivées récemment – depuis moins d’un an – dans la capitale.

4 La variation de l’indice des intentions de mariage selon l’origine géographique témoigne d’une plus forte adhésion des migrantes au modèle de l’établissement social féminin par le mariage, qui seul commande leur accès à l’autonomie de la position d’adulte. Ce n’est qu’avec la prolongation de la durée du séjour à Fortaleza que le projet matrimonial des migrantes s’érode.

5 Parallèlement, les domestiques sont originaires de communes dont les zones rurales se caractérisent par des taux de masculinité élevés, qui les placent dans une situation favorable pour leur mariage, beaucoup plus favorable qu’à Fortaleza où les effectifs masculins sont très déficitaires, et cela dès l’âge de 10 ans. Cette pénurie, qui perdure jusqu’aux âges les plus avancés, est particulièrement forte entre 15 et 29 ans. En fait, le surplus masculin observé dans les communes d’origine ne suffit pas à réaliser les projets matrimoniaux des jeunes filles qui viennent s’embaucher comme domestique à Fortaleza.

6 Ce qui est en cause, ce n’est pas la quantité, mais la qualité des maris potentiels disponibles localement, soit leur valeur sociale. La dévalorisation dont sont l’objet les hommes auxquels elles ont accès dans leur commune conduit les jeunes filles à se placer sur un marché qui offre une plus grande diversité de choix. C’est pourquoi la migration en direction de Fortaleza peut être interprétée comme une “mobilité de prospection matrimoniale6”.

Les pratiques matrimoniales dans les communautés rurales cearenses

7 Avant de présenter les facteurs qui ont pu contribuer à la disqualification des hommes auxquels les jeunes filles de la petite paysannerie peuvent prétendre sur le marché matrimonial local, il est nécessaire de cerner le profil de leurs conjoints potentiels, et donc de circonscrire le champ de leurs alliances, en s’intéressant aux modalités de formation des couples dans leur commune d’origine.

8 Si les enfants en bas âge – garçons et filles indistinctement – jouissent d’une grande liberté de circulation, il en va autrement lorsqu’ils atteignent l’âge de 7-8 ans, où commence à s’instaurer, au sein des fratries, une différenciation sexuelle des tâches. En fonction de son sexe, chacun est alors affecté préférentiellement à un espace. Cette réorganisation des rapports intrafamiliaux est l’occasion de l’apprentissage des rôles et des positions dévolus à chaque sexe, dont les activités seront désormais le plus souvent distinctes et, lorsqu’elles seront communes, séparées. À partir de 7-8 ans donc, les filles ne vont bénéficier, en dehors de leur groupe familial, que d’une autonomie très limitée. Leurs déplacements et leurs fréquentations sont étroitement surveillés. Elles sont plutôt confinées dans des espaces de voisinage et lorsqu’elles ont l’opportunité de s’en

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extraire, c’est sous le regard d’un membre de leur famille. De sorte que l’étendue de l’aire géographique au sein de laquelle se contractent les alliances matrimoniales est très limitée et l’endogamie communale atteint des niveaux élevés. Autrement dit, la proximité géographique est un facteur déterminant de la formation des unions.

9 Or les espaces de voisinage que la vigilance parentale assigne aux jeunes filles sont souvent – mais pas exclusivement – habités par des familles liées par la consanguinité ou l’affinité. Les chances d’établir des relations amoureuses, mais aussi amicales, avec des personnes apparentées ou alliées sont donc élevées. Les amis sont souvent des collatéraux : sœurs, cousines, ou encore oncles et tantes lorsque les écarts d’âges les rendent proches, et leurs conjoints.

Mariage et affermissement des liens de parenté

10 En fait, le mariage constitue un des moyens par lesquels les familles construisent ou consolident un réseau de relations sélectives, indispensable à la survie des groupes domestiques. En effet, chaque unité de résidence est composée d’une famille nucléaire. Le mariage, bien que précoce7, commande la dissociation résidentielle et économique du nouveau ménage.

11 La famille nucléaire ne se réalise pleinement comme unité de production autonome que lorsque sa descendance est nombreuse et qu’elle comprend à la fois des adultes, des jeunes gens et des enfants, constituant un groupe de coopération économique autosuffisant. Elle requiert donc, à diverses phases de son cycle de développement, des aides extérieures. Les groupes de voisinage des communautés villageoises, constitués de familles nucléaires liées entre elles par la parenté, viennent suppléer le manque de main-d’œuvre familiale pour l’exécution des travaux quotidiens, qu’ils soient agricoles ou ménagers. Les liens de parenté constituent la meilleure garantie pour s’assurer de l’aide indispensable du voisinage ; le degré de proximité familiale entre les groupes domestiques conditionne en effet l’ampleur et la stabilité de leur soutien mutuel. Ainsi, les alliances ne sont guère déterminées par des stratégies dont les enjeux sont de nature patrimoniale. Elles visent moins à éviter la dispersion des biens familiaux, ou à favoriser leur accumulation, qu’à créer des réseaux d’entraide permettant à chacun de continuer. C’est pourquoi sont privilégiées les unions qui engagent deux familles déjà apparentées. Ce type d’union est garanti indirectement par la faible autonomie accordée aux jeunes filles. Ainsi, en restant dans leur commune d’origine, ces dernières sont destinées à épouser des jeunes gens de leur village. Par contre, pour renouveler leurs possibilités matrimoniales sans nécessairement rompre avec leur famille, elles devront partir.

L’évolution des conditions de reproduction de la petite paysannerie

12 Les transformations socio-économiques qui se sont produites à partir des années cinquante dans les campagnes cearenses ont toutefois profondément modifié les caractéristiques sociales des partenaires auxquels ont accès les jeunes filles.

13 Entre 1950 et 1995, le nombre total d’établissements agricoles installés dans l’État du Ceará a été multiplié par 3,9. Mais ce sont les micro-exploitations (minifúndios) de moins

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de 2 hectares qui ont le plus progressé. Le morcellement des exploitations est allé de pair avec l’expansion des modes de faire-valoir indirects, voire précaires : la courbe d’évolution des exploitations de moins de 5 hectares et celle des métayers et ocupantes suivent un mouvement similaire ; la propriété des sols est de moins en moins associée aux petites exploitations qui se caractérisent de plus en plus par des modes de mise en valeur précaires.

14 Les structures agraires cearenses ont donc subi d’importants changements qui se traduisent par un appauvrissement de la petite paysannerie. L’exploitation de minuscules parcelles héritées n’autorise plus la reproduction de l’économie familiale.

15 Pour rester dans l’agriculture, une proportion croissante de familles doit louer ou occuper des terres, ou bien chercher des activités complémentaires. La main-d’œuvre employée dans l’agriculture a beaucoup progressé, mais cette augmentation est due presque exclusivement à l’accroissement du nombre des petits établissements mis en valeur par le travail familial. Les moyens et surtout les grands établissements, susceptibles de concentrer des salariés, sont exploités par un personnel dont les effectifs sont en régression. Si la population agricole a augmenté, c’est donc avant tout sous l’effet de la croissance du nombre des responsables d’exploitation et de leurs aides familiaux qui représentent 80 % de la force de travail agricole en 1995 et seulement 45 % en 1960. Le salariat agricole, quant à lui, diminue fortement, tant en valeur relative qu’en valeur absolue.

16 Or, en dehors de l’agriculture, les opportunités d’emploi sont très réduites. Les communes de l’intérieur (zones urbaines et rurales) ont une structure socioprofessionnelle très peu diversifiée. L’artisanat, les services – essentiellement à la personne –, les petits établissements commerciaux, l’enseignement et les quelques fonctions politico-administratifs n’offrent que des opportunités de revenu complémentaire limitées. Dès lors, dans la mesure où la transmission héréditaire du statut social ne se fait plus et où les possibilités de reconversion sur place sont quasi inexistantes, les pratiques matrimoniales de la petite paysannerie qui se traduisent par le mariage homogame ont une très forte probabilité de conduire les jeunes filles à un déclassement social durable.

Ambitions matrimoniales et sélection du conjoint

17 Néanmoins, pour rendre compte de la migration des jeunes filles vers Fortaleza, on ne peut se contenter d’un modèle qui repose sur la seule lecture des structures économiques. Il occulterait une des dimensions essentielles qui sous-tend la dévalorisation des jeunes ruraux et donc la migration des jeunes filles vers la capitale : la dimension subjective, dont la mise en évidence est indispensable à la compréhension des comportements individuels. Quoique les domestiques envisagent leur avenir conformément à la définition des devenirs féminins en cours dans leur milieu d’origine, définition selon laquelle le mariage détermine l’établissement social autonome des femmes, leur conception du mariage, au contraire, diverge. En effet, tandis que dans les sociétés rurales les stratégies d’alliance visent à assurer la continuité des positions sociales d’une génération à l’autre, les jeunes filles qui partent s’embaucher comme domestiques à Fortaleza conçoivent le mariage comme un moyen de promotion sociale. Le modèle de l’homogamie est remplacé par celui de l’hypergamie féminine. Une telle conception du mariage a une incidence sur le choix du partenaire. En effet, bien que

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dans les communautés rurales le contrôle parental circonscrive étroitement le cercle des unions, le système d’alliance est malgré tout préférentiel et non prescriptif ; dès lors, le conjoint est choisi et ce choix appartient aux enfants. Or Michel Bozon a montré que la sélection d’un partenaire s’effectue aussi “à travers les jugements que chacun porte sur les individus qu’il rencontre8”.

18 Ainsi, sur le marché matrimonial, l’ensemble des capitaux que détiennent les jeunes gens, autrement dit leur valeur sociale, fait l’objet, de la part des jeunes filles, d’une appréciation. Son résultat dépendra certes de la valeur sociale des hommes, mais aussi des catégories que mettent en œuvre les filles pour juger de cette valeur. Or, dans la mesure où les domestiques attendent de leur futur mari une amélioration de leur position sociale, un jeune homme sera évalué en fonction des potentialités promotionnelles qu’il recèle. Dans ces conditions, la disqualification des hommes de la petite paysannerie résulte non seulement de leur appauvrissement qui compromet les chances de reproduction du groupe, mais aussi de la redéfinition des critères d’évaluation des jeunes filles.

Une stratégie d’ascension sociale

19 Ainsi, bien que les opportunités matrimoniales soient plus nombreuses dans les communes d’origine des domestiques qu’à Fortaleza, la pratique homogamique et la préférence pour le mariage dans la parenté qui règlent, dans les communautés rurales, les échanges matrimoniaux entre les familles, assignent aux jeunes filles des partenaires qui ne sont guère susceptibles de répondre à leurs attentes conjugales. Le contrôle parental sur la formation des alliances, parce qu’il contribue à privilégier les unions homogames entre parents, est perçu comme un enfermement dans une condition à laquelle les jeunes filles entendent se soustraire. La migration des jeunes filles vers Fortaleza peut donc bien être analysée comme une “mobilité de prospection matrimoniale”, mais celle-ci s’inscrit dans une stratégie d’ascension sociale par le mariage. C’est d’ailleurs à la condition de prendre en compte la dimension promotionnelle des conduites des jeunes filles que l’on peut comprendre l’étroite corrélation entre migration et domesticité : plus de 75 % des migrantes enquêtées n’avaient jamais résidé, même temporairement, à Fortaleza, sans y travailler comme domestique.

20 Pour satisfaire leurs exigences promotionnelles, les domestiques sont confrontées à la nécessité d’élargir leurs possibilités conjugales en redéfinissant l’aire de recrutement de leur partenaire et en s’affranchissant de la tutelle parentale et, plus généralement, familiale. Or, l’emploi de domestique à Fortaleza, parce qu’il implique de résider chez l’employeur, permet aux jeunes filles de s’éloigner du domicile parental, libérant leur existence de l’ingérence familiale et, plus largement, de l’emprise de leur milieu social d’origine, qui prédétermine si étroitement leur destin individuel et leur propre position sociale. Ainsi, le déplacement géographique vers Fortaleza marque l’engagement des jeunes filles dans un processus de mobilité sociale dont l’enjeu est la construction d’une nouvelle identité sociale à laquelle l’emploi domestique doit contribuer – du moins l’espèrent-elles.

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Les bénéfices de l’emploi domestique

21 En échappant au regard familial qui enferme les existences individuelles, les domestiques espèrent gagner certaines libertés. Tout d’abord, la liberté de sortir et donc de faire des rencontres. Si le salaire, payé irrégulièrement ou jugé trop faible, constitue rarement un motif de départ d’une maison – les domestiques s’en accommodent, éventuellement en diminuant leur temps de travail : c’est un point qui peut se négocier avec les employeurs –, par contre, le contrôle rigide des rencontres ou la limitation des sorties par l’employeur devient vite intolérable.

22 Ensuite, elles espèrent gagner la liberté de dépenser. Pendant qu’elle résidait à Pacatuba chez ses parents, Maninha a travaillé comme brodeuse à domicile. Elle commente son accès à la domesticité fortalezense, qui s’est produit alors qu’elle était âgée de 13 ans, de la façon suivante : “Je voulais gagner mon argent, je voulais acheter moi- même, avec ma sueur, mes affaires.” L’indépendance résidentielle alliée à l’éloignement géographique de leur famille libèrent en effet les jeunes filles de l’obligation de participer à l’économie familiale : leur salaire n’alimente pas, sauf très irrégulièrement, les ressources familiales ; son usage est personnel.

23 Ces “affaires” dont parlent Maninha consistent pour elle, mais aussi pour beaucoup d’autres, essentiellement en des articles vestimentaires, des produits cosmétiques et des bijouts. Les investissements monétaires que réalisent les domestiques sont donc surtout d’ordre esthétique. En accordant une grande attention à leur parure, elles espèrent masquer leurs origines et leur condition, et redéfinir ainsi leur place dans la hiérarchie sociale : la qualité des vêtements, leur assortiment, constituent des indices qui leurs servent à être situées socialement. Et donc évaluées par un éventuel conjoint.

24 Mais les ambitions matrimoniales des domestiques nécessitent, de surcroît, un investissement éducatif. Séduire un jeune homme, c’est commencer par “attirer son attention” par l’apparence physique (“être bien arrangée”, “être mignonne”…). S’exprimer sans erreur et sans utiliser de gros mots, soutenir une conversation en se montrant intéressante et intelligente, être bien éduquée, bien se comporter, sont les principaux énoncés qu’utilisent les jeunes filles pour décliner les moyens qu’elles ont – “si elles veulent obtenir ce à quoi elles prétendent” – de se distinguer. Pourtant, si l’on en croit la description qu’elles font d’elles-mêmes ou de leurs collègues au début de leur installation dans la capitale, elles ne disposaient guère de toutes les compétences requises pour plaire aux jeunes gens convoités. Le portrait qu’elles dressent aligne les qualités inverses de celles qu’elles pensent devoir être mobilisées dans la séduction ; elles les condamnent à des rencontres masculines peu valorisantes, qui les conduiront à n’entretenir que des relations sexuelles. Autrement dit, la “valeur initiale” des domestiques, celle qu’elles ont héritée de leur milieu d’origine, est bien insuffisante pour satisfaire leurs exigences conjugales.

25 Leur projet matrimonial requiert qu’elles l’augmentent, c’est-à-dire qu’elles se constituent une “valeur ajoutée”, par l’apprentissage de différents savoirs d’ordre culturel – maintien convenable, bonnes manières, aisance à s’exprimer – qu’elles pensent réaliser au contact des employeurs. Néanmoins, la rentabilité de cet investissement éducatif repose sur le caractère familial de la relation établie entre employeurs et domestiques ; c’est pourquoi ces dernières ne sont guère disposées à demander l’application de leurs droits sociaux. Le salaire, par exemple, peut être un sujet de plainte auprès des collègues et amis, mais rarement de revendication auprès

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des patrons. Réclamer une augmentation ou simplement son dû, lorsque trop souvent il est acquitté avec retard, serait assimilé à une perte de confiance à l’égard de l’employeur. même, les employeurs ne proposent que très rarement de signer la carte de travail de leur employée ; une demande doit donc provenir des domestiques et elle signifierait une formalisation de l’échange que les jeunes filles ne souhaitent guère.

Conclusion

26 S’interroger sur les facteurs qui peuvent prédisposer des jeunes filles à expérimenter le passage du rural à l’urbain, en accédant à un emploi domestique dans une grande ville, nous a conduits à explorer la configuration démographique des communes d’origine de ces migrantes. Celle-ci se caractérise par un déséquilibre entre les sexes, les femmes étant moins nombreuses que les hommes, notamment aux âges où la très grande majorité des célibataires se marient. Nous avons alors conclu que leur migration s’inscrit dans une logique matrimoniale, expression d’une stratégie de reconversion. Toutefois, le présupposé méthodologique adopté, qui consiste à articuler les composantes structurelles et biographiques des expériences individuelles, a révélé la dimension promotionnelle du comportement migratoire de ces jeunes filles, qui les conduit à rechercher un conjoint susceptible d’améliorer leur position dans l’espace social. Malheureusement, les données de notre enquête ne nous renseignent pas sur la réalisation de leurs projets initiaux.

27 Il convient cependant de noter que l’emploi domestique constitue bien un canal d’accès et d’établissement en ville. Pour 88 % des enquêtées, la migration vers Fortaleza est indissociable de l’exercice de l’activité domestique. Les jeunes filles envisagent leur arrivée à Fortaleza, qui correspond le plus souvent à leur première expérience migratoire, sur le mode définitif de l’installation, et non sur celui temporaire du séjour avant un retour sur le lieu d’origine ou un prochain départ vers une autre destination.

28 70 % des domestiques interrogées ont déclaré être venues à Fortaleza avec l’intention de s’y fixer. Reconstruction a posteriori ? Peu vraisemblable, lorsqu’on sait que le taux est quasiment identique pour les jeunes filles arrivées récemment. Les domestiques qui ont exprimé leur intention de retourner dans leur région d’origine ou de poursuivre un chemin qui les mènerait vers une autre ville se recrutent préférentiellement dans les rangs des jeunes filles venues dans la capitale sans projet d’installation. Les dispositions initiales perdurent donc au-delà de la durée du séjour dans la capitale ; elles informent durablement leurs projets résidentiels, qui se traduisent le plus souvent par une volonté d’enracinement à Fortaleza. Or la domesticité à demeure est un emploi de jeunesse que beaucoup quittent après 25 ans, sans toutefois retourner en zone rurale. C’est pourquoi nous pouvons conclure, comme A. Fauve-Chamoux dans son étude sur les villes européennes du XVIIIe siècle, que les domestiques participent activement à la formation de la population urbaine brésilienne.

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BIBLIOGRAPHIE

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François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, coll. Économie en Liberté, Paris, 1994.

Jean-Pierre Terrail, Destins ouvriers : la fin d’une classe ?, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, Paris, 1990.

NOTES

1. Antoinette Fauve-Chamoux, “Le surplus urbain des femmes en France préindustrielle et le rôle de la domesticité”, Population, n° 1-2, 1998, p. 359-378. 2. Les données sur lesquelles s’appuient ce texte ont été recueillies par : entretiens individuels semi-directifs auprès de domestiques (48), de patronnes (13), de mères de domestiques travaillant à Fortaleza (12), toutes les mères résidant à Camocim, commune du littoral nord cearense, d’où sont originaires plusieurs domestiques précédemment interviewées ; questionnaires avec des domestiques scolarisées (150) ; entretiens de groupes avec des domestiques (41) ; exploitation secondaire des questionnaires de l’étude “Desemprego e Subemprego no município de Fortaleza” réalisée en 1991 par le SINE (Sistema Nacional de Emprego) à Fortaleza, auprès d’un échantillon stratifié de 2 379 domiciles, soient 11 374 individus. Ont également été utilisées des données statistiques de l’IBGE (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatísticas). Parmi les 240 domestiques enquêtées par entretiens ou questionnaires, 10 % sont nées à Fortaleza, 75,4 % dans une commune de l’intérieur du Ceará et 14,6 % dans un autre État du Brésil. 3. Jean-Pierre Terrail, Destins ouvriers : la fin d’une classe ?, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, Paris, 1990. 4. Source : SINE, “Desemprego e subemprego no município de Fortaleza”, 1991. 5. Ce résultat agrège les données des enquêtes que nous avons menées auprès des employées domestiques, à savoir : questionnaires, entretiens de groupe et entretiens individuels. Les analyses développées ici concernent les seules migrantes cearenses, qui représentent plus de 80 ? % du total des migrantes. Ont donc été exclues celles qui sont originaires d’autres États du Brésil. 6. Michel Bozon, François Héran, “L’aire de recrutement du conjoint”, in Données sociales, 1987, p. 338-347. 7. L’appareillage statistique brésilien étant très limité, pour arriver à cette conclusion, on est obligé de rapprocher différentes sources, en l’occurrence : selon l’IBGE, près de 40 ? % de l’ensemble des femmes cearenses (Fortaleza exclue) mariées en 1994 étaient âgées de 19 ?ans ou moins ; cette proportion n’était que d’un quart à Fortaleza. Malheureusement, ces données ne

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distinguent ni les premiers mariages des remariages qui interviennent plus tardivement, ni surtout les femmes résidant en zones rurales de celles résidant en zones urbaines. Toutefois, l’âge des mères des domestiques enquêtées, lors de la naissance de leur premier enfant – ?la mémoire de leur fille n’ayant pas permis de connaître leur âge au mariage –, fournit une indication indirecte de l’âge d’entrée des jeunes rurales sur le marché matrimonial. Plus de 20 ? % des domestiques natives d’une zone rurale ont une mère qui a eu son premier enfant au plus tard à 15 ans, et 61 ? % à moins de 20 ans. Les domestiques ne connaissant pas l’âge de leurs sœurs à leur mariage, ni l’âge que ces dernières avaient atteint lors de la naissance de leur premier enfant, l’analyse n’a pu être menée à partir de la population des sœurs. 8. Michel Bozon, “Apparence physique et choix du conjoint”, in Congrès et Colloques, 7, 1991, PUF- INED, p. 91-110.

RÉSUMÉS

Plus grande agglomération du littoral nord du Brésil, Fortaleza et sa région métropolitaine comptaient en 2008 près de 3,5 millions d’habitants. La capitale de l’État du Ceará attire de nombreux migrants en provenance des zones rurales. Parmi eux, des jeunes filles qui tentent d’échapper aux pressions familiales qui pèsent sur elles, et notamment sur leur mariage. Destinées à renouveler des alliances matrimoniales au sein du village, en s’embauchant comme domestiques en ville, elles espèrent s’offrir de nouvelles possibilités d’ascension sociale.

AUTEUR

CHRISTINE JACQUET Professeur adjointe, Département de Sciences Sociales, université fédérale de Sergipe

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Immigrants musulmans à São Paulo Construction d’identités et intégration

Cristina Maria de Castro

1 Cet article entend contribuer à l’analyse des relations culturelles entre les immigrants et les sociétés d’accueil et permettre une discussion autour d’une étude de cas de musulmans dans le Brésil contemporain. Le groupe analysé est composé d’immigrés récents qui ont entre vingt et trente ans. Les strates les plus jeunes de la communauté immigrante constituent un cas particulièrement intéressant, car ils présentent certaines particularités telles qu’une perspective encore plus importante d’intégration.

2 Les données ici présentées ont été recueillies grâce à la technique de l’observation participante, pendant l’année 2006, dans le cadre de ma recherche de doctorat. J’ai assisté à des sermons du vendredi et à des cours d’arabe et de religion dans la mosquée de la Ligue, mais aussi à des congrès et des événements promus par les musulmans de l’État de São Paulo.

La Ligue de la jeunesse islamique bienfaisante du Brésil

3 La Ligue de la jeunesse islamique bienfaisante du Brésil (LJIBB) est localisé dans la ville de São Paulo, entre deux arrondissements : Brás et Pari. Cette ville accueille la plus grande communauté de musulmans du Brésil. La Ligue a été fondée pour répondre au besoin d’un lieu de prière des commerçants issus de l’immigration récente qui vivent dans cette région. Environ deux cents familles composent la communauté, la plupart provenant de la ville libanaise de Tripoli. Les immigrants musulmans de la LJIBB ont suivi les pas de leurs parents pionniers et se sont consacrés au commerce, dans un système de coopération mutuelle, où les plus anciens offrent leur aide aux plus récents, soit pour l’apprentissage de la langue, soit en leur fournissant les marchandises consignées ou en leur offrant un emploi. La région d’origine a envoyé ces musulmans vers des villes et des quartiers ciblés du Brésil et le processus de socialisation mis en place a entraîné une concentration des nouveaux arrivants dans un même domaine d’activité. Les immigrants musulmans de la LJIBB se retrouvent dans le commerce du

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jean, dans un arrondissement de São Paulo marqué par la forte présence d’industriels et de commerçants qui travaillent dans la confection.

4 À la fin des années quatre-vingt-dix, le processus d’institutionnalisation de l’islam a été initié dans cette communauté, rendu possible en grande partie grâce à la collaboration financière de ses membres immigrés. Avec un certain prosélytisme, la mosquée offre des cours de religion et de langue arabe non seulement aux conjoints brésiliens et aux descendants, mais aussi à tous ceux qui sont intéressés par la religion. Des appareils de traduction simultanée ont même été achetés pour permettre aux Brésiliens de comprendre parfaitement les sermons du vendredi.

Négociation avec le contexte religieux brésilien

5 Au cours de mes recherches sur le terrain, j’ai pu observer les relations entre l’islam et le catholicisme, c’est-à-dire la religion majoritaire et pentecôtiste, “voie religieuse qui accentue le plus les relations d’opposition et de concurrence1”. Edward Said2 nous rappelle que la doctrine islamique peut être vue comme tolérante ou exclusive selon les contextes. La tolérance religieuse fait partie du discours officiel de la LJIBB, même si, souvent, le christianisme est “l’autre” dans la contruction de l’identité musulmane des immigrés.

6 L’idée que le musulman a le devoir de respecter les religions révélées précédemment (christianisme et judaïsme) et ses prophètes fait partie de son discours officiel, lors des sermons du vendredi, des cours de religion du samedi et sur le site Internet. En revanche, les différences très marquées qui sont établies entre les religions conduisent à la remise en cause de la “fiabilité” des livres sacrés des religions chrétienne et juive. En diverses occasions, il est dit que la Bible aurait été écrite trois cent ans après la mort du Christ, à la différence du Coran qui aurait été écrit pendant que le prophète Muhammad et ses amis étaient encore en vie. De tels arguments sont utilisés pour justifier la présence d’erreurs dans la doctrine chrétienne, dues à un enregistrement défectueux de son message.

7 Les leaders musulmans orientent leur dialogue essentiellement vers le christianisme catholique, détenteur du plus grand capital symbolique dans le contexte brésilien. Cependant, on observe une forte présence pentecôtiste dans les cours proposés aux convertis et aux curieux à la LJIBB. Ces personnes intéressées par le dialogue entre les religions et attirées par des cours gratuits de langue arabe créent souvent la polémique en posant des questions entendues dans les médias : “Quand un homme-bombe se tue, est-il vrai qu’il va au paradis et obtient soixante-douze fiancées vierges ? Et les femmes, qu’obtiennent-elles ?” Dans ces situations, les personnes d’origine arabe ne perçoivent pas les intentions de ces individus, alors que les convertis qui sont plus habitués aux stratégies d’évangélisation, de par leurs expériences au contact des religions pentecôtistes, évoquent le fait que certains évangélistes fréquentent ces cours pour empêcher de nouvelles conversions à l’islam, ou encore pour profiter de l’opportunité qui leur est offerte d’approcher la religion islamique avant leurs missions évangélisatrices à l’étranger, dans des pays à majorité musulmane

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Le jeu des symboles

8 Des situations de discrimination et des cas d’attaques verbales contre les musulmans, du fait des évangélistes, qui m’ont été rapportés lors de mes recherches, sont également relevés par Marques3. Une seule fois, un leader arabe a fait référence au “coup de pied à une sainte4” de l’évêque Von Helder de l’Église universelle du royaume de Dieu (IURD) en 1995, à l’attention des évangélistes. Lors du premier cours pour les débutants, proposé par la LJIBB en février 2006, le président de l’Union islamique du Brésil, membre fondateur de la LJIBB, a tenu ces propos : “Prendre le Prophète de plus d’un milliard de personnes et en faire une caricature, n’est-ce pas une erreur ? Est-ce cela la liberté d’expression ? Le ‘prêtre’ qui a donné un coup de pied à une sainte s’est enfui du Brésil parce que la police ne pouvait pas le protéger. Je ne prie pas face une image, mais je considère que ce qu’ils ont fait à la sainte est une grossièreté. Marcher sur le drapeau du Brésil est une offense faite à tous les Brésiliens ; ce n’est pas cela la liberté d’expression.”

9 L’homme faisait référence à ce fait divers pour sensibiliser les personnes présentes à la gravité de l’offense faite à l’islam par des dessinateurs danois et justifier l’indignation des musulmans. Avant tout, il est intéressant de noter que l’image de la patronne catholique était reconnue comme le symbole de ce pays, comme la force du catholicisme au Brésil.

10 La communauté de la LJIBB, numériquement importante, est composée d’immigrés récents, principalement des jeunes, qui se concentrent dans le même arrondissement de la ville et un même secteur économique. Ils produisent un discours assez “combatif” et “marqueur de territoire”. Bien que la LJIBB reconnaisse la prédominance du catholicisme au Brésil, ses membres mettent leur dynamisme et leur pouvoir économique au service de la divulgation de la parole divine dans ce pays d’accueil : “Les Arabes ont réussi à faire en sorte que dans chaque bar, dans chaque coin de rue soient vendues des esfihas. Mais qu’en est-il de la parole de Dieu ? Elle n’a pas dépassé le premier coin de rue. Nous avons échoué sur ce point. Nous devons apporter la parole de Dieu aux Brésiliens, cela doit être notre contribution.”

Les impacts négatifs de la globalisation

11 Le cas brésilien présente des particularités dans l’insertion de la minorité musulmane par rapport à Europe. Alors que le succès économique de ses immigrants est l’une des principales différences, cela ne leur assure pas pour autant des conditions idéales pour pratiquer leur religion, ni ne les protège des stéréotypes propagés par les médias brésiliens, profondément influencés par les médias occidentaux. Racisme, xénophobie et stéréotypes caractérisent la vision occidentale de l’islam, dans un processus d’“anti- Muslimism” présenté par Halliday5. Selon lui, deux types d’“anti-Muslimism” se distinguent : le stratégique et le populiste. Le premier est né aux USA, dans les années soixante-dix, et repose sur des thèmes tels que l’approvisionnement en pétrole, les bombes nucléaires et le terrorisme. Le second, populiste, plus courant en Europe, associe les thèmes de l’assimilation, de l’intégration, de la race, du port du voile et de la compétition pour l’emploi. La globalisation a introduit au Brésil l’“anti-Muslimism” stratégique, qui s’est renforcé pendant les périodes de tension après le 11 septembre ; ce qui est cohérent avec la réalité d’un pays dépendant des USA et qui héberge une communauté immigrée musulmane sans problème de classe.

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12 Si la communauté musulmane du Brésil est victime dans son ensemble des stéréotypes propagés par les médias, la discrimination et le préjugé sont vécus cependant de manières distinctes en fonction de l’appartenance de classe et le genre. Les immigrés de sexe masculin qui appartiennent aux classes moyennes et élevées vivent les préjugés de manière indirecte, au travers des médias. Les femmes sont les cibles les plus courantes, parce que le voile (quand il est porté) extériorise l’appartenance religieuse. Ce problème devient plus dramatique pour les femmes converties, présentes en général dans les grands centres urbains, comme dans le quartier Brás. Tandis que les femmes arabes sont vues par les Brésiliens comme des “victimes”, les converties sont perçues comme des “traitres à leur genre”. Déjà rapportée par Ramos6 et confirmée dans ma recherche7, la majorité des offenses aux converties provient des femmes et non des hommes. Il n’est pas rare que ces femmes converties se fassent internées par la famille ou des amis qui ne comprennent pas pourquoi elles ont décidé de s’attacher à une religion qui “prêcherait le terrorisme et la soumission des femmes” ; quelques-unes sont même expulsées de leur foyer. L’appartenance à des strates socio-économiques inférieures les rend aussi plus vulnérables aux préjugés des employeurs.

13 À la LJIBB, cependant, le réseau de solidarité des immigrés vient en aide aux femmes converties qui ont perdu leur emploi à cause du préjugé contre le voile. Il n’est pas rare ainsi de trouver des jeunes femmes converties qui travaillent pour des commerçants arabes. Les femmes immigrées de cette communauté se consacrent pour la plupart aux activités ménagères et à leurs enfants. De plus, elles n’ont pas l’habitude d’utiliser les transports publics, mais des véhicules personnels, ce qui diminue la probabilité de s’exposer aux agressions verbales des non-musulmans. Enfin, elles vivent dans le même quartier, ce qui facilite d’une certaine manière le suivi des coutumes dans un contexte minoritaire. Elles peuvent compter sur une école islamique, en réalité un collège catholique privé, qui, en échange du soutien financier de la communauté musulmane de la région, offre des cours d’arabe et de religion islamique aux enfants d’immigrés scolarisés. Les stéréotypes négatifs diffusés par les médias affectent les musulmans de la LJIBB, mais leur situation économique favorable atténue, d’une certaine façon, leurs effets.

Les réseaux islamiques transnationaux

14 La globalisation ne suscite pas seulement l’“anti-Muslimism”, elle permet aussi le rapprochement des liens de la diaspora avec le pays d’origine et d’autres membres de l’Ummah. Celle-ci peut être vue comme un idéal religieux, ou une communauté imaginée, dans le sens employé par Anderson, de la même façon qu’on parle d’un État- nation ou d’une communauté ethnique quelconque. Cependant, cette communauté existe réellement, précise Allievi8 : la solidarité que génèrent des événements tels que les conflits en Tchétchénie ou en Bosnie en est un exemple probant, sans parler de la mobilisation autour de la cause palestinienne. La mobilisation des ressources, des discours et des personnes montre la profondeur de ces liens. Stuart Hall revient sur cette idée en la précisant : la globalisation a rendu possible le développement de ces liens d’une manière jamais vue auparavant, infirmant en cela les théories qui voyaient ce phénomène comme générateur d’une occidentalisation du reste du monde. Les déplacements sont plus contradictoires qu’il n’y paraît. Bien que l’Occident alimente de

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plusieurs manières la globalisation, celle-ci peut être considérée comme un aspect “d’un lent et inégal, mais continu, déplacement de l’Occident9”.

15 Allievi attire notre attention sur les changements des relations entre le centre, “le monde islamique”, et les périphéries, causés par la globalisation, et nous l’éclaire d’un jour nouveau : il montre la capacité des périphéries à se contacter les unes les autres, sans avoir besoin de l’intermédiation d’un centre. Dans le cas de l’islam européen, il existe des relations centre-périphéries représentées par le lien entre les anciens centres du pouvoir colonisateur et les ex-colonies. D’un autre côté, les attaches des immigrés musulmans en Europe avec le “monde islamique” produisent des connexions entre les périphéries. Les centres musulmans de production de connaissance, les centres symboliques de prière et le Hadj lui-même ont aidé à créer des liens effectifs des minorités avec le “monde islamique”.

16 Le premier lien transnational des musulmans brésiliens est entretenu avec le pays d’origine. Selon Mohamed Habib, chef du centre islamique de Campinas, le Liban est le pays d’origine d’environ 90 % des musulmans du Brésil. L’attache avec le Liban joue son rôle dans la reproduction, d’un point de vue culturel, des communautés musulmanes dans le pays d’accueil. La visite des parents et de la famille est chose courante, autant que le voyage des enfants au pays d’origine, soit pour apprendre la langue et les coutumes plus efficacement, soit comme stratégie matrimoniale explicite. Osman10 montre que le mariage avec un(e) musulman(e) venu(e) du Brésil peut être perçu par les Libanais comme une vraie opportunité, en raison de la prospérité des immigrés dans ce pays. Par ailleurs, les familles résidant au Brésil perçoivent également ces mariages de manière positive, dans la mesure où ils représentent une possibilité de préservation de la culture arabe musulmane au sein de la famille immigrée.

17 Il est également possible de démontrer le lien existant avec des pays comme l’Arabie Saoudite, le Kuwait et les Émirats arabes unis. Ces pays, conjointement à l’Egypte, seraient les principaux collaborateurs internationaux dans le processus d’institutionnalisation de l’islam dans le contexte local. Au-delà de l’aide financière pour la construction des mosquées, ils financent des cheikhs pour donner des cours d’arabe et de religion au Brésil et fournissent une éducation religieuse aux leaders musulmans locaux. Des leaders comme le cheikh de la Ligue font souvent référence à l’Ummah et au devoir moral des musulmans du Brésil d’aider leurs frères de foi en difficulté. Tous les sermons, sans exception, auxquels j’ai assistés en 2006 au sein de la communauté, terminaient par un cri en faveur “de ceux qui luttent en Son nom [celui de Dieu], en Palestine, en Tchétchénie et en Afghanistan”. Dans un sermon qui parlait de la richesse, des bonnes actions et du mérite, le cheikh a rappelé que les commerçants prospères du Brás avaient le devoir d’aider les musulmans en Palestine, en Iraq, en Afghanistan et en Tchétchénie, et a encouragé la destination d’une partie du zakat11 aux musulmans de ces pays.

18 Des liens transnationaux passent également par la distribution de livres et de matériel religieux produits dans divers centres religieux, comme en Arabie Saoudite, en Egypte et au Pakistan, et sélectionnés au Brésil par le CEDIAL12. Pour terminer, le développement des liens est généré par le progrès de l’Internet, non seulement avec les pays d’origine et les sociétés majoritairement musulmanes, mais aussi avec les minorités en Occident.

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Conclusion

19 Dans un pays où les relations sociales étaient autrefois marquées par l’opposition esclave/seigneur, et aujourd’hui par les oppositions instruit/analphabète, travailleur qualifié/travailleur non qualifié, habitant des quartiers bourgeois/habitant des bidonvilles13, nous ne pouvons pas nier l’importance de la position socio-économique de la minorité musulmane dans les progrès de la négociation avec la société d’accueil. Ce contexte favorable peut faciliter la pratique de la religion, par exemple en raison de la plus grande autonomie des commerçants pour définir leurs horaires de prière et les visites à la mosquée. Cependant, la petite taille de la communauté du Brésil entraîne des difficultés au quotidien telles que l’impossibilité d’obtenir des produits licites (halal) en dehors des grands centres. La question de la loi islamique est encore un problème dû à la faible représentativité des musulmans dans le pays, ne leur offrant pas d’autre alternative que de se soumettre à la loi locale.

20 La bonne situation financière des musulmans du Brésil les empêche d’être considérés comme une “menace économique immigrante”, comme c’est le cas en Europe, mais ne les protège absolument pas de l’anti-Muslimism de type stratégique entretenu par les médias brésiliens. La construction d’une identité musulmane pacifique, à l’opposé des actes extrémistes, constitue un projet commun aux musulmans du Brésil, ainsi que leur tentative de présenter l’islam comme une religion qui favorise les femmes au lieu de les opprimer.

21 Contrairement aux pays européens, le Brésil voit généralement l’immigrant comme quelqu’un qui amène le progrès (et non la décadence). Cependant, il existe au Brésil une très forte tendance à limiter l’affirmation des identités, alliée à un effort pour diluer la diversité, c’est-à-dire la “brésilianniser”. La religion islamique est vue comme une religion “étrangère”, un élément qui ne fait pas partie de “l’identité brésilienne”.

22 Des affirmations comme “se déclarer catholique au Brésil, ou encore plus, chrétien, équivaut souvent à se reconnaitre comme une partie de l’espèce humaine14”, ne laissent pas beaucoup de place aux autres religions par rapport aux critères de “normalité” dans la société brésilienne. L’idée qu’“être Brésilien, c’est être un chrétien” fait partie du sens commun du Brésilien, ainsi que l’idée qu’“être musulman, c’est être Arabe”. Musulmanes, converties ou pas, subissent une forte pression de la société brésilienne quand elles décident de mettre le voile en public. Cette pression ne se manifeste pas sous forme de lois prohibitives, mais sous forme d’agressions verbales, de moqueries ou encore de commentaires plus “naïfs” du type : “Vous pouvez retirer ce bout de tissu de la tête, vous êtes au Brésil, ici vous n’avez pas besoin de le porter.” Des aspects de la religiosité musulmane vécue dans la sphère publique, tels que le port du voile, ne sont pas acceptés au Brésil comme en Europe. Cela est lié moins aux pressions dues à la privatisation religieuse, comme nous le montre Casanova dans le cas européen, qu’au fait que l’islam n’est pas considéré comme faisant partie intégrante du mythe de l’identité nationale brésilienne et que le musulman est associé au stéréotype du terroriste, oppresseur de femmes, diffusé par les médias.

23 Le comportement sexuel brésilien perçu comme permissif par les immigrés, l’exposition de la nudité dans les médias, l’accès légal aux boissons alcooliques, le carnaval, le contact avec les non-musulmans à l’école et de plus en plus dans les universités, tous ces facteurs imposent un suivi des coutumes et la préservation de la culture musulmane, ce qui conduit une immigrée musulmane à dire que “quelqu’un qui

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se convertit dans un pays tel que le Brésil et suit la religion doit déjà avoir son entrée au paradis assurée”.

NOTES

1. Carlos R. Brandão, “Ser católico : dimensões brasileiras um estudo sobre a atribuição através da religião” in Sachs, Viola (org.) Brasil e EUA : Religião e Identidade Nacional, Rio de Janeiro, Graal, 1988. 2. Edward W. Said,Covering Islam: How the Media and the Experts Determine How We See the Rest of the World, London, Routledge & Kegan Paul, 1981. 3. Vera L. M. Marques, Conversão ao Islam : o olhar brasileiro, a construção de novas identidades e o retorno à tradição. Mémoire de Master, PUC, São Paulo, 2000. 4. Cet épisode s’est passé le 12 décembre, jour officiel de la patronne du Brésil, quand Von Helder a donné un coup de pied à une statue qui répresente Notre-Dame d’Aparecida. Son intention était de critiquer la dévotion aux images telles que celle-là, qui ne peuvent pas “voir, entendre ou réagir”. Cet événement a été transmis dans une émission de la Rede Record de Télévision, dont le propriétaire Edir Macedo est le fondateur de la IURD. 5. Wasif Shadid & Sjoerd van Koningsveld, Intercultural relations and religious authorities: Muslims in the European Union. Leuven, Ed. Peeters, 2002. 6. Vlademir L. Ramos, Conversão ao Islã: uma análise sociológica da assimilação do ethos religioso na sociedade muçulmana sunita em São Bernardo do Campo na região do Grande ABC, Mémoire de Master, UMESP, São Bernardo do Campo, 2003. 7. Cristina M. de Castro, A, Construção de identidades muçulmanas no Brasil: um estudo das comunidades sunitas da cidade de Campinas e do bairro paulistano do Brás, Thèse de doctorat, UFSCar, São Carlos, 2007. 8. Stefano Allievi, “Islam in the Public Space: Social Networks, Media and Neo- Communities” in Stefano Allievi & Joergen Nielsen (orgs), Muslim Networks and Transnational Communities in and across Europe, (Muslim minorities, vol. 1) Leiden, Brill, 2003. 9. Stuart Hall, A identidade cultural na pós-modernidade, Rio de Janeiro, DP&A editora, 10° edição, 2005, p. 97. 10. Samira Osman, Caminhos da Imigração Árabe em São Paulo : história oral da vida familiar, Mémoire de master, USP, São Paulo, 1998. 11. Le zakat constitue le don de 2,5 % des bénéfices annuels des musulmans aux plus pauvres. Cela représente l’un des cinq piliers de la religion islamique. 12. Centre de divulgation de l’islam en Amérique latine. 13. Jessé Souza, A modernização seletiva : uma reinterpretação do dilema brasileiro, Brasília, Editora UnB, 2000 14. Leandro P. Carneiro & Luiz E. Soares, “Religiosidade, Estrutura Social e Comportamento Político” in Maria C. L. O. Bingemer, Impacto da modernidade sobre a religião, São Paulo, Edições Loyola, 1992, p. 13.

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RÉSUMÉS

Au Brésil, la force des immigrés musulmans tient pour beaucoup à leur concentration dans un même domaine d’activité et sur un même territoire, ce qui facilite la mise en place d’un réseau de solidarité efficace. Cette situation économique favorable les protège en partie d’une discrimination de classe, dont sont victimes les musulmans en Europe. Mais la communauté musulmane du Brésil doit aussi négocier sa place aux côtés de la religion catholique dominante.

AUTEUR

CRISTINA MARIA DE CASTRO Postdoctorante en Sociologie, université fédérale de São Carlos, SP, Brésil

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Chroniques

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Chroniques

Collections

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Les mémoires d’un père en héritage

Fabrice Grognet

1 À la fin de l’année 2007, après avoir visité la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, Jacques Bedrossian – accompagné de son cousin Pierre Mampreyan1 – propose d’évoquer la vie de son père, Arménien venu de Cilicie, à partir de documents devant faire l’objet d’un don au musée.

Sur les traces d’une histoire familiale et d’une mémoire d’exil

2 Cette initiative vient, en quelque sorte, conclure une démarche entamée par les deux cousins autour de la vie de leurs parents respectifs : “On a eu un peu un rejet de toute cette histoire pendant notre adolescence et même pendant notre vie professionnelle. Et c’est revenu après-coup, quand nos parents ont disparu”, explique Jacques Bedrossian. “Les parents étant là, la mémoire était là, ce n’était pas important que l’on s’en occupe. Mais après, on n’entendait plus parler de ceci, plus parler de cela… C’est là où on a pris la relève en quelque sorte. Et on regrette énormément de ne pas avoir fait connaître à nos parents ce que l’on fait aujourd’hui. C’est devenu un hommage posthume.”

3 Tribut aux parents disparus, retour vers les origines d’une famille et volonté de faire vivre et connaître une identité arménienne “déterritorialisée”2, tels sont les moteurs de cette démarche menant à un passé ravivé et aux vitrines du musée : “Avant la retraite, on n’avait pas nécessairement le temps de rechercher dans le passé. Il fallait travailler, s’occuper de la famille… Bien entendu, il y avait les commémorations du 24 avril3 qui avaient un peu engagé les choses. Et puis il y a eu aussi l’ASALA – l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie – et l’attentat d’Orly4. C’est à partir de ce moment, à l’occasion de coups durs avec lesquels nous n’étions pas d’accord, que l’on a commencé à parler de tout cela dans la famille.”

4 Retraité, Jacques Bedrossian part alors sur les traces de ses parents : “J’ai fait le Liban, là où étaient les parents à Grazir, la Syrie. Et j’ai fait aussi la Turquie de l’Est en 1992, là où vivaient nos parents. Comme c’était en voyage

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organisé, j’ai demandé à ce que le car passe à Marache. On m’a donné une demi- heure pour me promener. J’ai essayé, à ma manière, sans connaître la langue, d’interroger des vieux Turcs, de savoir où était le quartier arménien. Ils m’ont fait comprendre qu’il n’y avait plus rien et que tous les Arméniens étaient partis en Syrie… Et pour cause ! D’après ce que j’ai compris, les quartiers ont été brûlés et il ne reste plus rien de ce qui était arménien à Marache.”

5 Mais la démarche de Jacques, impliquant un retour sur la terre natale de ses parents, n’est pas toujours bien perçue par les autres enfants des rescapés du génocide : “À l’époque, on m’a traité d’inconscient, parce que, dans le cœur des Arméniens, aller en Turquie, c’était tabou. On m’a dit : ‘Tu vas donner de l’argent dans ce pays pour voyager alors qu’ils nous ont fait beaucoup de mal.’”

6 Jacques et Pierre sont donc partis vers leurs racines arméniennes et ont fait de leurs recherches un devoir de transmission suivi par toute la famille : “Je n’ai pas d’enfant. Mais tous les documents que j’ai pu réunir avec mon cousin – Pierre – ont été dupliqués aux sœurs, aux frères, aux petits-enfants. Les objets qui étaient jusque-là disséminés dans la famille nous ont été envoyés5. On a fait en sorte de tout continuer. Et maintenant on attend – et toute la famille avec nous – que tout cela soit présenté au musée.”

Les “mémoires de papier” de Melkon Bedrossian (1906-1990)

7 Melkon Bedrossian est né le 15 avril 1906 dans le village de Sarelar, au pied de la montagne Guéavour Dagh, en Cilicie (actuelle Turquie). Orphelin de père depuis les massacres de 1909, il fait partie de ces Arméniens contraints à l’exil pour fuir le génocide perpétré de 1915 à 1916 par le gouvernement des Jeunes Turcs de l’Empire ottoman, les accusant de collaboration avec l’ennemi russe de l’époque.

8 Soixante-trois ans plus tard, Melkon entreprend de rédiger les mémoires de cet exode sur un cahier d’écolier où est inscrit sobrement : “Bedrossian Melkon, 14 rue du Coteau, 92 160 Antony.” Son fils, Jacques, traduit et dactylographie ce manuscrit rédigé dans la langue maternelle de Melkon et tient désormais à transmettre ce témoignage qui devient ainsi le support matériel de l’histoire de la famille : “Un matin, la triste nouvelle arriva. Le décret était paru et une ordonnance lancée. Les Arméniens6 devaient quitter le village et prendre le chemin de la déportation dans un délai de huit heures, c’est-à-dire avant le soir. À cette période, notre père, victime des persécutions, avait laissé veuve ma jeune mère, et orphelins de père mes trois sœurs et moi-même. Nous étions dans l’embarras car le bétail était au champ, les chèvres et les moutons à paître sur la montagne, nous ne pouvions rien récupérer ni vendre. Nous avons emmené tout ce que nous pouvions charger sur le cheval. Le strict nécessaire : quelques couvertures, habits et outres de peau de chèvre pour conserver l’eau. Nous aurions voulu emporter tant de choses ! Ce jour triste et noir, nous avons abandonné à la hâte jardins et maison. Notre caravane se composait de trois villages voisins, Sarelar, Kezel Aghay et Gueul Djeyiz. Dès lors, nous devenions apatrides, condamnés à la précarité et à l’errance, notre survie dépendrait de la charité, de l’hospitalité et de la chance. Notre souci, rester ensemble […]. Direction Alep, en Syrie. Nous avons escaladé des montagnes et traversé des rivières. J’avais à peine dix ans, c’était un supplice mais il fallait continuer […]. Arrivés à la frontière, à Eradjov, ce fut un miracle : je vis pour la première fois un gigantesque pont en fer qui reliait deux montagnes ainsi qu’un train […]. Nous ne savions pas quels tristes jours nous attendaient. Nous avions la nostalgie de la vie

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de notre pays qui nous paraissait comme un paradis. Les gens affamés, assoiffés et malades mouraient tous les jours au bord des routes.”

“Liban et orphelinat d’Ayntoura”

“Arrivés à Hama, tous les enfants furent rassemblés et leurs têtes rasées, puis ils furent séparés de leurs parents. Ma mère et ma grande sœur d’un côté, mes petites soeurs et moi d’un autre […]. Le lendemain, nous avons pris le train pour le Liban. Après avoir traversé Baalbeck le soir, nous sommes arrivés à Rayat, où la ligne de chemin de fer se divisait en deux directions, l’une vers Damas, l’autre vers Beyrouth. Nous avons passé la nuit sous les tentes des soldats allemands et c’est ici que j’ai vu une automobile pour la première fois. Le lendemain, départ vers Beyrouth, toujours par train, tellement lent qu’en escaladant la montagne un de nos camarades est descendu du train pour boire l’eau de la source qui se trouvait juste à côté de la voie et a repris le dernier wagon du train […]. Notre destination finale était l’orphelinat d’Ayntoura, un ancien collège français à 25 kilomètres de Beyrouth. Après avoir été sélectionnés et numérotés, nous fûmes convertis de force à la religion musulmane. Désormais, mon nom était Négib, numéro 8, et mes sœurs furent rebaptisées l’une Aychée et l’autre Loutfia. C’était dur et humiliant, et nous pleurions souvent en pensant à notre maman, arrachée de nos bras à Hama. Tous les matins, la cloche nous réveillait les yeux rougis […]. Les conditions dans cet orphelinat devenaient insupportables. En secret, je préparais chaque jour ma fuite en mesurant les conséquences au cas où je serais arrêté […]. Un matin mémorable d’avril 1918, j’ai fait mes adieux à mes sœurs en larmes. Sans être aperçu, j’ai sauté par-dessus la grille et me suis dirigé vers Damas, via les montagnes du Liban et avec pour seul compagnon mon bâton d’exil, mille fois brisé et remplacé depuis […]. Six mois après mon évasion, l’armée anglaise, aidée de légionnaires arméniens, a libéré l’orphelinat et capturé le personnel turc.”

La “mémoire vivante” d’un fils et d’une famille

9 La suite de ce voyage irréversible de Melkon est racontée par son fils, Jacques : “En 1921, mon père s’embarque pour la Grèce, destination Kavalla, où il travaille comme apprenti pour apprendre le métier d’ébéniste pendant deux ans. Sur ses papiers, il se fait rajeunir de deux ans afin de ne pas faire le service militaire grec.”

10 Devenu “apatride” et interdit de séjour en Turquie (comme tous les rescapés du génocide) depuis le traité de Lausanne de 1923, Melkon apprend que la France recherche de la main- d’œuvre. En mars 1925, alors âgé de dix-sept ans, il prend le bateau pour Marseille avec un contrat d’embauche en poche. Comme tous les étrangers venant du bassin méditerranéen, Melkon doit alors être enregistré au Dépôt de travailleurs étrangers de Marseille. Tout d’abord affecté dans les Salines de Camargue, “l’emploi ne correspond pas à son métier d’ébéniste. Un ami lui conseille d’aller à Valencienne, car il y a de l’emploi pour faire de la marqueterie sur les wagons de la SNCF. Il faut savoir qu’à cette époque on embauchait pour un travail et, une fois celui-ci terminé, on renvoyait. Mon père a ainsi fait beaucoup d’entreprises pour survivre”.

11 Arrivé à Montreuil, “il travaille dur et met de l’argent de côté pour faire venir ses petites sœurs du Liban”, sous mandat français depuis 1920. Mariam et Aravnie arrivent – enfin – en France en 1927. La famille retrouvée vit dans le même appartement et la vie s’organise. Les deux soeurs sont employées dans des usines de confiture à Boulogne. En 1929, alors

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que Melkon fait venir de l’orphelinat du Liban la surveillante et amie de ses sœurs, Anouche,

12 qui deviendra sa femme, Mariam et Aravnie7 trouvent leurs conjoints respectifs dans la “communauté arménienne”, constituée principalement des rescapés du génocide : “Avant, l’objectif matrimonial, c’était de trouver une Arménienne pour un Arménien et un Arménien pour une Arménienne. Les Arméniens se retrouvaient très fréquemment entre immigrés quand ils étaient jeunes. Ils formaient une sorte de colonie, puisqu’ils habitaient tous la région parisienne, soit à Issy-les- Moulineaux, soit à Alfortville. Ils s’entraidaient et ils faisaient des petites fêtes, comme un bal annuel. Il y avait même une équipe de football. Ils ont créé des associations dans lesquelles ils se retrouvaient entre orphelins, car ils étaient presque tous orphelins”.

13 Petit à petit, la vie se reconstruit : “Ils recommencent à avoir un âge, un nom, un domicile. Les documents administratifs s’accumulent. Ce sont des trésors. Le premier souci de mon père a été de fabriquer un coffre digne de recevoir ces précieux documents, témoins de la renaissance de la famille. Ses premières soirées furent consacrées à fabriquer une boîte recouverte de marqueterie, à l’aide de morceaux de nacre et d’un plaquage de bois d’essences différentes.”

14 Son décor reprend alors la cocarde du drapeau arménien et Melkon ajoute les initiales de sa femme, Anouche.

Du statut de réfugié à celui de naturalisé

15 Comme tous les apatrides résidant en France, Melkon est mobilisé en 1939, au moment où la guerre éclate : “Le 2 septembre, mon père est mobilisé à Vannes, puis envoyé dans l’artillerie à Sedan. De là, il se rend par ses propres moyens à Agen, à la caserne Port-Sainte- Marie. Durant le trajet, il sera blessé au cours d’un mitraillage italien à Daussy dans l’Yonne.”

16 Après la guerre, Melkon obtient la nationalité française : “Mes parents se sont installés à Antony et ont eu trois enfants (Vahan, Jacques et Suzanne). Le rêve de mon père était de s’établir à son compte comme ébéniste. Mais cela n’a pu se faire et il a terminé sa carrière à “Antony Mobilier”, à l’âge officiel de soixante-cinq ans – soixante-sept, en réalité. Mon père ne retrouvera jamais la trace de sa mère ni de sa sœur aînée. Le cruel destin les avait peut-être placées sur la route du désert de Deir-es-Zor8.”

NOTES

1. Lui aussi dans une démarche de don vis-à-vis de l’histoire de son père. 2. Martine Hovanessian, “L’identité arménienne”, Hommes et Migrations n° 1158, 1992, p. 29. 3. Le samedi 24 avril 1915, à Istanbul, capitale de l’Empire ottoman, 600 notables arméniens sont assassinés sur ordre du gouvernement. C’est le début d’un génocide, le premier du XXe siècle.

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4. Attentat à la bombe perpétré à l’aéroport d’Orly, près du bureau de lignes aériennes turques, le 15 juillet 1983, qui a causé la mort de huit personnes. 5. “Mon oncle a toujours voulu symboliser les choses, pour chaque événement de sa vie. Il aimait faire des choses qui restent. Il a fait des tableaux, des portraits en marqueterie d’anciens rois d’Arménie”, explique Pierre Mampreyan. 6. Principalement les femmes et les enfants, les hommes non mobilisés dans les rangs de l’armée ottomane étant très vite assassinés. 7. Aravnie se marie avec Hovhannes Azadian, mais celui-ci meurt pendant la guerre. En 1948, Aravnie se remarie avec Ovhannes Mampreyan. Ils auront un fils, Pierre. 8. Après des marches exténuantes durant lesquelles beaucoup d’entre eux meurent, nombre d’Arméniens sont déportés à Deir-es-Zor, dans le désert de Syrie, et exécutés.

RÉSUMÉS

“Avec mon faible vocabulaire, je ne peux décrire toutes les atrocités que j’ai vécues, d’ailleurs cela serait trop long. Et puis quel Arménien de mon pays n’a pas son histoire atroce ? Pourtant le récit des évènements que je raconterai est tellement imprégné dans ma mémoire et mon âme que je m’en souviens après soixante-trois ans. Et l’émotion m’étrangle toujours.” Extrait des Mémoires de Melkon Bedrossian, le récit mouvementé de notre déportation de notre village en Turquie, 1905-1918.

AUTEUR

FABRICE GROGNET Ethnologue, chargé de mission au Musée nationale de l’histoire et des cultures de l’immigration, CNHI

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Chroniques

Repérage

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Miroir et mémoire du Brésil Le roman de Julie Delafaye-Bréhier

Andréa Borges Leão Traduction : Julien Zeppetella

1 À l’époque de l’Empire du Brésil, les livres de voyage étaient les préférés des lecteurs brésiliens. Le français Baptiste-Louis Garnier, qui migra à Rio de Janeiro en 1844 et se spécialisa dans le commerce du livre importé, avait dans un de ses catalogues de l’année 1858 presque deux cents titres classés sous les rubriques “souvenirs”, “chroniques”, “anecdotes”, “géographies”, “voyages” et “descriptions”. Dans beaucoup de ces ouvrages, le Brésil apparaissait comme l’un des thèmes privilégiés.

2 La littérature de voyage attirait la curiosité pour le pittoresque de l’aventure, mettant en exergue le courage des voyageurs – découvreurs, explorateurs ou simples touristes – face aux intempéries de la traversée, et proposait des descriptions romancées des modes de vie et des croyances de peuples inconnus (presque toujours des Indiens des Amériques). Au XIXe siècle, ce type de littérature rejoint les textes destinés au public juvénile. Dans des pays comme la France, les bibliothèques d’éducation morale et de formation religieuse commencent à inclure des titres qui se distinguent par leur traitement des peuples “sauvages”, offrant ainsi une forme d’instruction qui ne représente pas de danger pour la foi chrétienne des jeunes lecteurs français. En effet, à la fin de l’histoire, les Indiens “sauvages” sont convertis au catholicisme, au travers du baptême ou du mariage chrétien.

Le Brésil dans les livres de jeunesse français : des vertus pédagogiques

3 Les descriptions méthodiques des cinq continents, les cartes, globes et traités de géographie stimulaient l’intérêt pour les sciences de la nature et conviaient les lecteurs à visiter les musées et cabinets de curiosités. Par ailleurs, les serpents, monstres et festins anthropophages devaient aiguiser les peurs et satisfaire la curiosité des enfants, mais aussi stimuler l’apprentissage des différences. En terme de projet éditorial, les bibliothèques de morale et d’éducation religieuse furent affectées principalement à la

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vie des Indiens du Brésil. Les coutumes des hommes américains motivaient des réflexions sur les excès provoqués par la barbarie – tels que la pratique de l’anthropophagie. Elles pouvaient même les exclure des domaines de la “civilisation” aux yeux des lecteurs européens, lesquels, en même temps, rangeaient ces ouvrages parmi leurs lectures préférées. Ces thèmes figuraient dans les collections des livres de jeunesse de la librairie parisienne des frères Garnier. Et, une fois que le goût du public français pour la littérature de voyage fut avéré, ces titres ont été exportés vers le Brésil.

4 Pour les lecteurs européens, ils représentaient une porte sur la différence. Mais, pour les lecteurs brésiliens, ils pouvaient fonctionner comme un miroir de la mémoire. Un univers culturel commun reliait les communautés de jeunes lecteurs de l’Ancien et du Nouveau Monde. C’est dans ce contexte que des lecteurs d’une culture en rencontrent une autre1.

Le livre de voyage : un roman de formation morale

5 Le genre catalogué “voyage” finit par faire partie du roman de formation morale. Pour les auteurs de fiction juvénile, les descriptions sont appropriées et interviennent comme références et contre-références de modèles moraux dans les étapes de l’éducation des jeunes lecteurs français. Les objectifs du roman moral sont explicites : l’application des principes chrétiens au travers des actions modèles des personnages. Le roman moral se définit comme une littérature spirituelle, divertissante et instructive. Ces ouvrages visent à produire une sensibilité engagée dans la croyance et ils sont soumis à l’aval de comités ecclésiastiques de lecture avant publication. Ces derniers, avec leur fonction de premiers censeurs, inaugurent un système juridico- religieux de contrôle des textes. Les éditeurs Mégard de la ville de (grands distributeurs de livres de collections enfantines dans toute la France et, en particulier, via les frères Garnier, diffuseurs de la littérature française au Brésil) ne se dispensaient pas de cet examen préliminaire des autorités responsables de l’éducation religieuse. En prenant en considération les objectifs de l’Église catholique – une caractéristique du régime de production éditoriale de cette époque –, cette pratique indique une soumission à ce que Jean-Yves Mollier nomme la “logique de la demande sociale2”.

Le poids des femmes de lettres dans la littérature de formation

6 Afin de mettre la moralité en action, il était nécessaire d’avoir l’adhésion des femmes de lettres. Un regard austère, posé sur le Brésil et son système de relations coloniales par une partie des femmes de lettres, illustre bien le poids de la position féminine dans le nouveau régime de production du roman moral. Connaissant de nombreuses rééditions depuis 1847 par les libraires Mégard et Mame dans les collections Bibliothèque morale de la jeunesse et Bibliothèque de la jeunesse chrétienne, le livre de l’auteure allemande Amélie Schoppe Les émigrants au Brésil en constitue un bon exemple.

7 Le roman Les Portugais d’Amérique : souvenirs historiques de la guerre du Brésil en 1635 (contenant un tableau intéressant des mœurs et usages des tribus sauvages, des détails instructifs sur la situation des colons dans cette partie du Nouveau Monde) de

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Julie Nicolase Delafaye-Bréhier est celui qui associe le mieux un point de vue sur le système colonial aux ingrédients de la littérature de formation.

8 L’analyse de ce roman, inspirée de la méthodologie et des théories de l’histoire culturelle3, et l’observation de son contexte de diffusion, devraient ainsi éclairer la façon dont se construisent les significations des œuvres et les processus de diffusion de l’édition française au Brésil.

9 Ce livre obtient l’approbation de l’archevêché de Paris le 23 octobre 1846. Deux mois plus tard, il est inscrit à ce que l’on appelle la Bibliographie de la France ou Journal général de l’imprimerie et de la Librairie4, puis est définitivement publié par la maison Lehuby en 1847. Il est classé dans les œuvres à destination de la jeunesse et connaît deux rééditions successives durant sa première année de publication.

10 Le succès des Portugais en Amérique atteste de la popularité du genre dans lequel il a été classé. En 1858, soit un peu plus de dix ans après sa première édition parisienne, il entre dans la bibliothèque des œuvres instructives et récréatives de la librairie Baptiste-Louis Garnier, la filiale à Rio de Janeiro de la maison-mère française.

Le Brésil de Julie Delafaye-Bréhier : la vengeance des colonisés

11 Julie Nicolase Delafaye-Bréhier est née en 1780 à Nantes. Éduquée dans la plus stricte tradition catholique, à treize ans, au milieu des querelles religieuses qui agitent la France révolutionnaire, elle se convertit au protestantisme. À trente deux ans, elle commence à publier une œuvre littéraire vaste et populaire destinée aux enfants et aux jeunes. C’est à cette période, où le marché du livre de jeunesse est dominé par les éditions catholiques, que la catégorie “Femme de lettres” s’affirme. Son parcours littéraire n’ouvre pas seulement une discussion autour du droit d’auteur en ce qui concerne les femmes de lettres, mais aussi de nouvelles pistes sur les réseaux de production, dans la France du XIXe siècle, d’œuvres de fiction sur le Brésil.

12 Dans Les Portugais en Amérique, l’auteure situe son histoire dans la ville d’Olinda (dans l’État du Pernambouco au Brésil) en 1635, période de l’occupation hollandaise dans le Nordeste du Brésil. Les personnages sont des colons portugais, des Indiens Tapuyas et des Noirs insoumis de la République de . Le texte narre l’exécution d’un plan de vengeance – enlèvement suivi d’une captivité dans la forêt tropicale – élaboré par les Indiens contre leurs maîtres et bourreaux, les colons portugais. Deux dames, Elvire et Héléna, sont enlevées par leurs esclaves domestiques, la vieille Mocap, instigatrice du plan, et la jeune métisse Yassi-Miri, nourrice du petit Sébastien, fils d’Elvire. Arraïp, l’esclave attaché personnellement à Don Aleixo, le mari d’Elvire, participe aussi au complot.

13 Profitant de la confusion causée par l’arrivée des Hollandais lors de l’occupation de la ville, Mocap fuit avec les deux femmes, ainsi qu’avec Yassa-Miri et Sébastien, en direction de la tribu des Tapuyas. Seule la vieille Tupinamba connaît les méandres de la forêt, de sorte que son retour avec les deux maîtresses captives sera la preuve de son triomphe et de sa conquête.

14 Pendant ce temps, Don Aleixo, accompagné d’Arraïp, se dirige vers le fort Matias d’Albuquerque. Après de longs débats théologiques avec son esclave – ce dernier lui explique que toutes les créatures sont les enfants du même Dieu, ce qui est

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contradiction avec le fait de capturer des Indiens et de leur infliger de mauvais traitements –, le noble portugais est fait prisonnier par des Noirs insoumis de la République de Palmares. Il est le témoin de l’organisation d’une république tropicale avec des droits et des devoirs, mais s’horrifie devant les libations et les excès des fêtes lors de la récolte du maïs.

15 Don Aleixo arrive à fuir, mais rencontre un groupe d’Indiens féroces qui le capture. Cette fois, le noble portugais est fait prisonnier en vue de servir de met lors d’un festin cannibale. Sur le point d’être dévoré, il va même jusqu’à lancer des pierres sur ses exécuteurs – selon les coutumes narrées par les voyageurs du XVIe siècle 5 –, avant d’être sauvé par un missionnaire jésuite. Il rencontre à nouveau Arraïp et découvre la trahison.

16 Durant une longue journée dans la forêt tropicale, affrontant serpents, monstres et cours d’eau, les deux dames vont confronter leurs valeurs à celles des Tapuyas, s’appuyant sur les préceptes de la religion catholique, la foi dans les sacrements et l’inexorable conversion des barbares américains. Les deux esclaves fugitives, habitées par un fort sentiment de vengeance, que la narratrice explique en termes d’“obligation envers la dignité” perdue lors des mauvais traitements reçus en esclavage, se réjouissent de la nouvelle situation.

17 À Olinda, Héléna menait la vie lascive des colons portugais. Née au Brésil, fille d’un maître de plantation ruiné, elle est très dure avec les esclaves. Tandis qu’Elvire, née au Portugal, est le modèle de la bonne chrétienne. Elle va même jusqu’à accorder son pardon aux sauvages qui la séquestrent.

Le récit de fiction : un lieu de reversement du rapport colon/colonisé

18 Durant leur captivité, les deux dames portugaises réduites en esclavage sont confrontées à deux graves problèmes d’ordre moral et religieux. Le premier est en rapport avec l’éducation du petit Sébastien qui devrait, selon les nouvelles coutumes, se faire percer la lèvre inférieure et l’orner d’une pierre bleue. Pour sa mère, cet acte s’apparente à une mutilation. Le chef des Tapuyas, sorte de véritable sultan sauvage, s’éprend de la portugaise Héléna et désire en faire sa septième épouse. Cependant, comment une chrétienne pourrait-elle se marier avec un homme déjà marié six fois ? Profitant du fait qu’Héléna se soit éloignée du camp pour aller chercher de l’eau au fleuve, les autres épouses du chef, inquiètes de l’imminence de leur perte de position au profit d’une étrangère, l’enlèvent, la torturent et la trainent par les cheveux avant de l’attacher à un tronc d’arbre près d’une rivière fréquentée par des serpents venimeux. Après la disparition d’Héléna, le chef, plein de colère, expulse de la tribu Mocap et sa dernière captive, Elvire.

19 Les personnages passent à nouveau par un chemin semé d’embûches, mais cette fois à travers le désert en direction de la ville d’Olinda. Mocap meurt de soif durant la traversée, non sans s’être fait auparavant baptiser par Elvire. Cette dernière, accompagnée de Yassi-Miri et de Sébastien, est retrouvée par Don Aleixo. Des années plus tard, Héléna aussi sera retrouvée, démente et vivant dans le désert au sein d’une famille hollandaise.

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Conclusion

20 L’histoire des Portugais en Amérique conduit les lecteurs à questionner des rôles sociaux qui ne sont pas figés indéfiniment. L’histoire coloniale peut aussi être écrite à l’envers. Les règles de dépendance et d’assimilation des colonisées par rapport aux colonisateurs peuvent être déplacées. La narration de la captivité des maîtres portugais chez les Tapuyas finit par révéler un système de contradictions qui culmine avec l’effondrement du monde de certitudes de la colonie portugaise au Brésil, bien que cet effondrement soit limité du fait du triomphe final du christianisme.

21 Le plus remarquable dans cette histoire est qu’elle ait été écrite quelques années avant que l’écrivain brésilien José de Alencar ne publie le roman O guarani (1857), considéré comme pionner dans l’invention de l’indianisme brésilien.

NOTES

1. M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, 1975. 2. J.-Y. Mollier, “Librairie et imprimerie à l’époque de la révolution industrielle”, in Revue française d’histoire du livre, n° 100 – 101, Société des bibliophiles de Guyenne, 1998. 3. Roger Chartier, História Cultural, entre práticas e representações, Rio de Janeiro ; Editora Difel, 1990. 4. Bibliographie de la France était un livre dans lequel les éditeurs français déclaraient toutes leurs publications. 5. En divers passages, nous rencontrons les célèbres descriptions de Jean de Léry dans son livre Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1ère éd. 1578) et d’André Thevet dans Les singularités de la France antarctique, autrement nommée Amérique, et de plusieurs terres et isles découvertes de nostre temps (1ère éd. 1557).

RÉSUMÉS

Au XIXe siècle, le livre est au cœur du processus d’échange culturel entre la France et le Brésil. Le roman d’aventure brésilien irrigue alors le marché éditorial français. Repris par les romanciers français, le genre est mis au service de l’instruction de la jeunesse hexagonale. En retour, les romans français inspirés par la littérature brésilienne sont diffusés au Brésil. Voici comment le va-et-vient des représentations tend à ce pays d’Amérique du Sud un miroir de sa propre histoire.

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AUTEURS

ANDRÉA BORGES LEÃO UFC, Brésil

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Rencontres ethniques autour du Chicago Samba

Bernadete Beserra Traduction : Rémi Lavergne

1 Ma recherche sur les Brésiliens à Los Angeles a débuté en 19971. J’ai pu observer que les manifestations culturelles brésiliennes drainaient un public varié. En vue de creuser plus finement cette hypothèse, j’ai commencé en 2006 une autre recherche, à Chicago, sur les artistes et les autres immigrés brésiliens engagés dans une activité professionnelle liée à la culture brésilienne2. Il s’agissait là de comprendre comment et pourquoi cette dernière constitue une sorte de pont entre groupes et individus généralement séparés.

2 Est-ce simplement par effet de séduction exotique que des individus si différents se réunissent, ou bien existe-t-il entre eux d’autres effets d’identification ? Peut-on, pour mieux analyser ces rapprochements, tenir compte de la classe sociale, de la culture, de la nationalité, de la dimension ethnique ou des discriminations ?

Le produit culturel brésilien : un label porteur

3 À Chicago, entre août 2006 et août 2007, j’ai fréquenté systématiquement les endroits accueillant les différentes formes de la culture brésilienne : bars, restaurants, spectacles, festivals, cours de samba et de capoeira. Après quelques semaines d’observation, il était déjà possible de percevoir les dynamiques à l’œuvre dans ces différentes activités culturelles. Parmi cette diversité offerte à Chicago, je me suis intéressée plus particulièrement à la capoeira, à la bossa nova et à la samba.

4 La capoeira, par exemple, ne se présente pas comme étant aussi “brésilienne” ou aussi “nationale” que le carnaval ou la samba. Qu’elle soit enseignée par des Brésiliens blancs ou noirs, ou par des non-Brésiliens, la capoeira est un produit culturel qui mérite une étude à part. Au lieu de promouvoir le discours encore bien prégnant du métissage, elle le questionne plutôt. Une des personnes interviewée m’a suggéré que la capoeira avait

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seulement commencé à s’affirmer comme “brésilienne” ou “nationale” lorsqu’elle avait été reconnue internationalement, il y a de cela environ vingt ou trente ans.

5 Comme d’autres produits culturels brésiliens aux États-Unis, la capoeira attire un contingent d’individus assez divers. Mais son caractère historiquement insoumis incite beaucoup de Noirs américains à vouloir l’utiliser politiquement comme un produit ethnique, exclusif. Ils sont rebutés par l’idée que des Blancs américains puissent aussi s’y intéresser. Malgré ces revendications, assez limitées en fait, la capoeira, comme la samba, se caractérise par la variété ethnique et raciale de ses participants.

6 La bossa nova, bien qu’appréciée tant par les Américains blancs, noirs, latins que par les autres non-Brésiliens, reste réservée aux amateurs de musique ; elle est écoutée par un public plus élitiste et attire rarement les immigrés brésiliens des classes moyenne et populaire, qui la considèrent comme monotone, triste et très éloignée des images du Brésil qu’ils présentent aux non-Brésiliens. Au contraire de la samba, plus gaie, plus bruyante, plus métissée, la bossa nova correspond à une représentation d’un Brésil plus distingué et plus sophistiqué.

7 Les dynamiques de diffusion de la capoeira et de la bossa nova à Chicago questionnent l’idée d’une diffusion élargie des produits culturels brésiliens qui drainent “toutes sortes de gens”. S’ils attirent en effet beaucoup de gens, c’est selon une logique que les observations superficielles faites à Los Angeles ne m’avaient pas permis de percevoir.

8 De même, à Chicago, la configuration géographique de la ville, fortement ségrégative du point de vue ethnique, rend difficiles des offres culturelles qui touchent tout le monde, indistinctement : “Ici, à Chicago, chaque ambiance promeut une rencontre d’un certain type... des fois plus avec des Blancs américains, d’autres fois plus avec des Latinos, et d’autre fois encore plus avec des Noirs... ” (Luciano Antônio, 40 ans, guitariste du Bossa 3, du Chicago Samba et de l’Orchestre de Samba).

9 George Jones, 40 ans, percussionniste, membre d’une école de capoeira à Chicago, explique qu’une des choses qui l’attire dans ce lieu est la variété ethnique et sociale de ses participants. Mais il ajoute que les groupes de danse, de musique ou de théâtre auxquels il a participé (ou participe toujours) partagent aussi avec la capoeira cette même diversité ethnique et sociale. Elle n’est donc pas une caractéristique exclusive des produits culturels brésiliens, mais plutôt une réalité des groupes artistiques en général.

10 En m’intéressant à ce qui se disait et se vivait autour du Chicago Samba, j’ai cherché à comprendre les raisons de l’attraction que celui-ci exerce sur ses fans et ceux qui le fréquentent.

Les raisons de l’attractivité des spectacles brésiliens

11 L’histoire de la samba, à Chicago, a débuté dans les dernières années de la décennie quatre-vingt, quand Moacyr Marchini et Claudio Pepe se sont associés pour créer la Chicago Escola de Samba. Pour Moacyr, les groupes brésiliens faisant de la musique à Chicago à cette époque-là, plus focalisés sur la bossa nova, étaient merveilleux, mais pas suffisamment “brésiliens”, d’où la nécessité d’un mouvement musical avec lequel tous les Brésiliens pourraient plus facilement s’identifier. Il raconte que le groupe, à l’origine, réunissait des Brésiliens et d’autres Latinos intéressés par la samba :

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“Des Mexicains, des Panaméens... On jouait au Hot House, au Wicker Park. On faisait vraiment le plein : 600 à 700 personnes en train de danser ; une majorité de Brésiliens... C’était vraiment super : les gens ne voulaient pas s’arrêter de danser ! Quand arrivait l’heure de fermer, on continuait à jouer sur le trottoir. J’ai été arrêté plusieurs fois pour ça.”

12 Bien que le Chicago Samba ait été créé par deux Brésiliens très désireux de fréquenter leurs compatriotes, son public a évolué au long des années. Aujourd’hui, les représentations du Chicago Samba, au sein du Hot House, attirent des gens de tous horizons, bien au-delà d’un public limité aux Brésiliens. Ainsi, en assistant de nombreuses fois aux spectacles du groupe le jeudi soir, j’ai pu rencontrer toutes sortes de gens : des Américains noirs, blancs et latinos, des touristes de diverses nationalités, ainsi que quelques Brésiliens. Le roi de la samba de 2007, par exemple, était un Noir.

13 Le Hot House est en majorité fréquenté par des étudiants ou de jeunes actifs dont l’attraction pour le Brésil apparaît fortement liée aux réseaux d’amis. Beaucoup d’entre eux ont vécu au Brésil ou l’ont visité ; d’autres ont eu, ou aimeraient avoir, des relations amoureuses avec des Brésiliennes. En plus de partager ces caractéristiques générales, beaucoup prennent des cours de samba avec Edilson Silva, Dill Costa ou Rachel Montiel. Tous ceux que j’ai interviewés disent qu’ils fréquentent ces spectacles parce qu’ils trouvent que c’est toujours une expérience agréable. “J’adore aller au Hot House voir le Chicago Samba. Ils nous font nous sentir à l’aise. Ils savent valoriser les gens qui vont les voir, et nous aimons vraiment beaucoup cela parce que j’ai vu tant de musiciens qui ignorent complètement leur public... Eux non, ils nous remercient constamment de notre présence... Et ça, c’est ce qui fait qu’on revient. Il y a une super énergie ! Tous les gens qu’on rencontre là, au Hot House, on les aime ! On se fait beaucoup d’amis, de toutes les origines : des Blancs américains, des Indiens, des Mexicains, des Portoricains ! C’est la musique qui crée tous ces ponts. Mais surtout cette musique brésilienne me donne envie de sourire, de danser... On est complètement accros !” (Marlin, 45 ans, marié, Noir)

14 De telles impressions sont aussi assez partagées par les musiciens ou les danseurs. Marcos Oliveira, 46 ans, percussionniste du groupe et du Bossa 3, explique : “Nous avons toujours cherché à ce que les clients se sentent comme à la maison... Et quand nous devenons plus intimes, on plaisante, on se raconte des bêtises... et tous se sentent à l’aise. Nous sommes musiciens, mais ils perçoivent aussi que nous sommes des gens comme eux...”

15 Les amateurs de samba à Chicago avancent plusieurs raisons pour expliquer cette attraction : la joie, l’optimisme, l’enthousiasme des musiciens et des autres clients, ainsi que la bonne énergie, le sentiment de réconfort et d’appartenance que procure cette ambiance. Il ne fait aucun doute que les pas et les styles de la samba étonnent et attirent tout autant que les mouvements rapides et rythmés de la capoeira, accompagnée par le son étrange du berimbau.

Conclusion

16 Si, au début, beaucoup d’amateurs se sont intéressés un peu fortuitement à la samba, parce qu’ils ont été attirés par ses dimensions esthétique et sensuelle, aujourd’hui ils continuent à fréquenter les cours, les spectacles ou les autres événements à l’initiative du groupe pour un motif qui n’a plus rien à voir avec ses seuls pouvoirs de séduction. Ils

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recherchent le sentiment d’accueil qu’ils trouvent dans les “communautés” qui se forment à partir de ces activités.

17 Les amateurs de samba ou de capoeira ont en commun la nécessité d’établir des liens, des relations. Ce n’est pas un hasard si, bien que généralement Américains, ils sont aussi en situation d’immigrés à Chicago. Ce sont aussi des individus qui, parce qu’ils ont eu une certaine expérience de l’altérité, ont besoin de se distancier de leur propre groupe familial ou ethnique d’appartenance pour se frotter à d’autres réalités. Ces deux éléments favorisent la rencontre entre des personnes très différentes et, par conséquent, des processus de métissage et d’hybridation.

NOTES

1. Pour plus de détails sur cette étude, voir Bernadete Beserra, Brazilian Immigrants in the United States: Cultural Imperialism and Social Class, New York: LFB Scholarly Publishing, 2003 et “From Brazilians to Latinos? Racialization and Latinidad in the Making of Brazilian Carnival in Los Angeles”, Latino Studies 3(1), 2005, p. 53-75.. 2. La recherche sur laquelle se base ce très court article, intitulée “By Way of Samba and Capoeira : Brazilian Cultural and Political Coalitions in Chicago”, s’est déroulée entre août 2006 et août 2007. Elle faisait partie d’un programme de bourses postdoctorales coordonné par la professeure Frances Aparicio et financé par le Latin American Studies Program, de l’université de l’Illinois à Chicago, en collaboration avec la Fondation Rockefeller. L’objectif du programme Latino Chicago : A Model for Emerging Latinidades ? était de promouvoir et de faciliter une recherche plus systématique sur les transformations culturelles, historiques et contemporaines entre diverses communautés latines à Chicago et leurs implications dans la compréhension des concepts d’identité, de migration, de résistance, de racisme et de conflits culturels.

RÉSUMÉS

À Los Angeles ou Chicago, les spectacles brésiliens dans les bars ou les restaurants, ainsi que les cours de capoeira, de samba, de bossa nova, attirent de multiples groupes ethniques. Ces manifestations et ces regroupements donnent l’impression d’être des niches d’expériences de métissage et d’hybridation proches de l’idéal de mixité valorisé au Brésil. Enquête sur la diffusion des produits culturels brésiliens aux États-Unis.

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AUTEURS

BERNADETE BESERRA Docteur en Anthropologie, professeur à l’université fédérale du Ceará au Brésil

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Chroniques

Initiatives

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Générations Un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France

Wicem Souissi

1 L'exposition “Générations : un siècle d’histoire naturelle des Maghrébins en France” a été présentée au public tout au long de l’été 2009 aux Archives municipales de Lyon. Ce bâtiment a été judicieusement réaménagé et rénové au début du troisième millénaire pour servir sa nouvelle destination, après avoir longtemps abrité l’ancien Hôtel des Postes à partir de 1906. Avant d’investir la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, qui l’accueille cet automne et jusqu’au printemps prochain – avec force documents iconographiques, sonores et audiovisuels, pour la plupart inédits –, l’exposition s’est offert en Rhône-Alpes une sorte de galop d’essai ou d’avant-première.

L’écriture de l’histoire récente : un déficit de sens

2 Quoique non représentatif de l’ensemble des annotations et commentaires des visiteurs, plutôt amicaux, le premier message déposé sur le livre d’hôtes, ouvert à Lyon pour l’occasion, retient néanmoins l’attention, tant il est chargé de significations. Il rappelle au demeurant, mutatis mutandis, les enjeux des controverses entre adversaires et partisans de la Cité de la Porte dorée. Signé Rabia A., “une maghrébine, fille d’immigrée”,“exposée pour la diversité”, précise son auteur, le message est le suivant : “Début du XXe siècle, l’Europe créait les expositions universelles pour ‘exposer’ les ‘indigènes’, les maghrébins [écrit une nouvelle fois avec une minuscule initiale, ndlr]. Un siècle plus tard, on expose encore…”

3 Frappé au coin de l’air du temps, où croyances sur l’immigration le disputent aux idées reçues et autres clichés, ce jugement est, en fait, le prononcé d’un verdict, expéditif et railleur, de non-lieu. Autrement dit, aux yeux de cette visiteuse aux accents narquois, tout se passe comme si l’exposition, s’inscrivant, selon elle, dans un mimétisme postcolonial actualisé par l’instrumentalisation cette fois du pluralisme de la société française, n’avait tout simplement pas eu lieu. Un comble pour une exposition publique.

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4 Cette sentence sommaire illustre cependant des réalités. L’association Génériques, maître d’œuvre de cette fresque d’histoire culturelle des Maghrébins en France du XIXe siècle à nos jours, ne croyait peut-être pas si bien dire en empruntant à Rabah Ameur- Zaïmeche le titre de son film Wesh Wesh ? pour intituler son propre traitement, assez résolument vague, des vingt dernières années écoulées. La fiction cinématographique interroge : Qu’est-ce qui se passe ? Ou plutôt, dit autrement, en réinterprétant encore les mots de Rabia A. : Qu’est-ce qui ne se passe pas ?

5 Le parcours culturel et historique proposé sur une si longue période se clôt par des images projetées en boucle. Là et ailleurs s’égrènent, tel un chapelet de représentations, affiches de spectacles et unes de journaux, depuis les figures ministérielles jusqu’aux succès artistiques ou sportifs en passant par les courses camarguaises de personnalités, comme on dit, “issues de l’immigration”.

6 Le décalage avec le sort de l’immense multitude n’est, bien sûr, pas ignoré, comme en témoignent les illustrations fixées aux murs. Mais, rompant avec une certaine précision apportée à l’exploration des décennies antérieures, un flou, voire un déficit de sens, persiste en ce qui concerne le regard porté sur ces années récentes. Expriment-t-ils le sentiment d’une réalité ressemblant à un ressac ? En tout état de cause, reflétant une interrogation diffuse, ce miroir incertain, ou, pourrait-on dire, ce miroir d’incertitudes quant aux temps présents des Maghrébins en France, invite à voir le reste de l’exposition comme autant d’éléments de réponse des organisateurs à une autre question. Cette autre question, susceptible, elle, d’éclairer les contingences et les malentendus de notre époque par l’interrogation des antécédents historiques, peut être ainsi posée : Que s’est-il donc passé ?

Éclairer le présent en remontant le fil des générations

7 Afin de s’acclimater progressivement aux évocations de la mémoire revisitée sur le long cours, la visite peut se faire à contresens, de la plus proche à la plus lointaine des périodes, qui se succèdent en séquences consécutives déployées en accordéon dans l’espace d’accueil.

8 Observée ainsi, à rebours du cheminement chronologique de l’exposition, la traversée d’un siècle d’histoire culturelle souligne peut-être mieux encore le tournant des années quatre-vingt : via une visibilité d’appartenance à la fois à la France et à une identité autre qui en fait désormais partie, des individualités et des groupes de Français descendants de ce qu’on appelle la “communauté maghrébine” – et essentiellement originaires d’Algérie – s’affirment.

9 C’est alors, avant que quelques foulards de collégiennes ne focalisent le prisme grossissant des polémiques médiatiques, l’entrée en scène des cheb du raï algérien, tandis que Mehdi Charef réalise Le thé au harem d’Archimède. Interprétant à sa manière Douce France de Charles Trenet, le groupe Carte de séjour est en phase avec les revendications de la Marche pour l’égalité, partie de Marseille à l’automne 1983 pour se conclure à la veille de l’hiver à Paris, où le gouvernement botte en touche en accordant, magnanime, des papiers de résidence décennale aux… “parents” des manifestants.

10 Moins visibles que celles de leurs enfants, leurs protestations n’en étaient pas moins réelles durant la décennie soixante-dix. “Pour l’égalité entre travailleurs français et immigrés”, clame ainsi un tract appelant à adhérer à la CGT. “Semaine de deuil et d’action”,

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proclame un autre feuillet, après “l’assassinat [de Mohamed Diab] dans un commissariat de Versailles”. Un extrait de Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boujedra, datant de 1975, évoque pêle-mêle ceux “qui ont laissé leurs yeux, leurs jambes, leurs testicules, leurs cervelles, et qu’on enferme dans les asiles, les prisons […]. Et d’autres encore malmenés, écrasés, assassinés, ravalés, renvoyés, méprisés, haïs, brimés, exécutés, exacerbés, mutilés, noyés…”

11 C’est pour sa part avec la langue du pays que la représentation de Mohamed, prends ta valise de Kateb Yacine conquiert, elle, un large public, notamment aux Bouffes du Nord à Paris. “C’était comme si on avait apporté l’Algérie dans une valise”, résume l’écrivain à propos du succès populaire de son théâtre. Le thème de l’émigration, en particulier celle des Harkis, est d’ailleurs la marque de cette séquence de l’exposition, à travers les artistes juifs maghrébins et “l’intensité du sentiment de [leur] déracinement” : dans une filiation existentielle avec les anciens chants de l’exil d’Andalousie, Algériens, Marocains et Tunisiens d’origine expriment dans leurs chansons la fourka (séparation), la ghorba (exil) et le ouahch (nostalgie), et cela après les départs massifs des pieds-noirs, consécutivement au retrait de la France d’Algérie.

12 Auparavant, en remontant ici le temps depuis l’indépendance algérienne jusqu’à la libération, Génériques jalonne aussi son histoire culturelle de noms du monde de la chanson. Émerge, incontestablement, celui d’Ahmed El Habib Hachlef, “l’homme du patrimoine”, comme le définit Driss El Yazami1, délégué général de Génériques et commissaire de l’exposition avec Naïma Yahi. Et pour cause. Entré à la radio Paris Inter en 1946 pour y animer une émission quotidienne destinée aux travailleurs du , il en devient bientôt le directeur artistique, diversifie les programmes, crée une émission pour les femmes et fait débuter à onze ans la future star Warda El Djazaïria. Il dirige ensuite le département de musique arabe chez Pathé jusqu’en 1972, année où il lance sa propre maison, le Club du disque arabe. À la disparition de son fondateur en 1995, son répertoire est de cinq mille chansons. Ce chef d’entreprise rappelle “l’homme orchestre”, Mahieddine Bachtarzi, qui avait, avant lui, marqué de son empreinte l’univers de la chanson maghrébine en France.

Un cheminement politique difficile

13 Loin des cabarets et des rencontres sportives où l’immigration maghrébine compte des stars du marathon et de la boxe, les événements politiques sanglants durant cette même période sont rappelés. Trois dates ou périodes significatives ont été retenues. Première date, le 17 octobre 1961 : des photos de femmes et d’enfants algériens arrêtés par les autorités de la capitale ; la couverture de Paris Match et sa manchette “Nuit de troubles à Paris”, qui laissent rêveur au regard de l’ampleur du massacre perpétré contre les manifestants algériens. Le nombre de victimes est encore sujet à débat aujourd’hui. Cependant, durant l’ensemble de la guerre, la confrontation des partisans du FLN avec ceux du mouvement nationaliste de Messali Hadj fera, elle, près de quatre mille morts en France, d’après l’historien Mohamed Harbi.

14 Seconde période, septembre 1960 : le Manifeste des 121 revendique “le droit à l’insoumission” des Français contre le “civisme” qu’on leur impose. Troisième date, celle d’une autre tuerie de masse de l’autre côté de la Méditerranée, le 8 mai 1945 : un célèbre témoin arrêté à Sétif, Kateb Yacine, est interviewé par France Culture qui

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commémore ce qu’on appelait auparavant pudiquement “les événements” survenus le jour même de la victoire sur l’Allemagne nazie.

15 Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les leaders politiques d’Afrique du Nord expriment aussi dans l’Hexagone leurs volontés d’émancipation de la tutelle française : le Tunisien Habib Bourguiba, présent dans trois des sept périodisations de l’exposition, est résolument maghrébin dans cette une datant de 1950 de L’Algérie libre, organe du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques. Dans une déclaration parisienne, qui s’inscrit dans un processus d’internationalisation de sa cause indépendantiste, et diffusée à l’été 1946, le Parti marocain de l’Istiqlal se montre exemplaire du discernement des élites métropolitaines expatriées de pays placés sous protectorat. On retrouve cette même lucidité dans le journal Al Hayet, qui s’en prend peu après-guerre au préfet de la capitale, en raison du démantèlement, opéré en douce, des services de la rue Lecomte. Ce département d’indigénat était destiné depuis 1925 à contrôler, par un encadrement d’anciens fonctionnaires coloniaux, les populations originaires d’Afrique du Nord. Ces populations étaient autorisées à se soigner uniquement à l’hôpital de Bobigny, qui leur était réservé, et à enterrer leurs morts dans le cimetière le jouxtant à partir de 1937. Officiellement, il s’agissait, pour les autorités, de “limiter le trouble apporté dans la vie sociale par ces éléments si différents de nous”.

16 Pas si différents, en vérité. Sous l’occupation allemande, on retrouve, parmi les immigrés, des résistants, comme au sein du Parti communiste algérien, et des collaborateurs, particulièrement marqués par un islam antisémite. On croise également des personnages qui traversent sans encombres les sinuosités de l’Histoire : la palme revient à l’inamovible – déjà ! – recteur de la Mosquée de Paris, Kaddour Ben Ghabrit. Adversaire résolu des nationalismes, “l’homme de l’intégration” était tout désigné pour administrer l’institution musulmane en France, inaugurée en juillet 1926 par le président Gaston Doumergue et le sultan du Maroc. Et cela certainement dans un esprit de tolérance religieuse à l’endroit des autres, et pas du tout pour tenir en laisse une immigration de plus en plus nombreuse. L’entre-deux-guerres se traduit, en effet, par un accroissement du nombre de Nord-Africains sur le sol de “la mère patrie”, du fait du “puissant accélérateur des flux migratoires” que fut le premier conflit mondial.

17 Côté artistes, des personnalités incarnent une présence talentueuse. “La cantatrice et le compositeur” est l’une des séquences de l’exposition. Leïla Ben Sedira est admise à l’Opéra comique ; une photographie de Marc Allégret la fixe aux côtés d’André Gide, Jean Cocteau et Georges Auric. Mohamed Igherbouchen signe la musique de Pépé le Moko, un film de Jean Duvivier, avec, dans le rôle-titre, Jean Gabin en caïd de la casbah d’Alger. Le sport n’est pas non plus en reste. Ahmed Bougherra El Ouafi entre dans la légende en remportant la médaille d’or du marathon aux Jeux olympiques d’Amsterdam.

18 Pendant que des chanteurs “mettent en garde contre cette perdition qui guette”, par le jeu et l’alcool, côté politique, c’est le temps de la prise de conscience. Les dirigeants nationalistes sont aussi des lettrés. L’émir Khaled crée le journal L’Ikdam ; Abdelaziz Thaâlbi rédige La Tunisie martyre ; les jeunes Marocains contribuent activement au lancement de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, tandis que les travailleurs ont, de leur côté, un organe, El Amal. Et au 115 boulevard Saint-Michel, “le nationalisme maghrébin a désormais son point de ralliement”.

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Partisans de la colonisation versus “indigénophiles”

19 Fut-ce l’effet de la Grande Guerre, ses 300 000 soldats et 130 000 travailleurs maghrébins mobilisés ? Fut-ce la conjugaison de l’empreinte de la tutelle française au pays, de la découverte de la France métropolitaine et de la persistance d’un univers ségrégationniste en dépit de la fraternité d’armes ? Toujours est-il que la séquence “la casquette et la chéchia” souligne que, précédant cette volonté de conscientisation de leurs semblables par les élites du Maghreb, le traitement réservé par l’armée aux “indigènes” repose sur des jugements à base de suspicion : “D’un tempérament violent, le Nord-Africain a besoin d’être tenu par une main ferme”, dit un militaire de haut rang. Quant à la fréquentation des expatriés par les nationaux, la toute-puissante rigueur scientifico-médicale l’interdit : turcos, spahis, tirailleurs et tabors, “les hommes qui composent les troupes de couleur sont tous syphilisés [sic]”.

20 Les autorités françaises n’avaient manifestement pas envie d’importer en métropole un virus anticolonial. Déjà le procès à Montpellier d’autochtones rebelles, qui n’avaient laissé aux colons de Marguerite, un village des départements algériens d’outre-mer, d’autre alternative que la conversion ou la mort, avait été emblématique de l’intromission inopinée, en France, d’un “débat entre partisans de la colonisation et ‘indigénophiles’”.

21 Au XIXe siècle, avant les premières migrations ouvrières, l’empire ne connaissait pour l’essentiel, semble-t-il, de l’immigration maghrébine sur son sol européen, que des colporteurs, en majorité kabyles. L’exposition se clôt – ou s’ouvre, c’est selon le point de vue – sur des immigrés voyageurs, personnages de premier plan dans leurs pays, venus en quête de compréhension des ressorts de la puissance française : le “réformateur” Kheireddine de Tunisie, l’ambassadeur marocain Ash’âch Ibn Driss. Si leurs territoires ne seront conquis, respectivement, qu’en 1881 et 1912, l’Algérie est, elle, sous l’emprise de la conquête depuis Louis-Philippe. Défait, exilé, l’émir Abdelkader est en quelque sorte, sous Napoléon III, un immigré de luxe. Mais l’exposition, qui en fait un “Vercingétorix algérien”, parle de “la Passion d’Abdelkader”. Pour étayer cette thèse, le politologue Bruno Etienne avance que ce dernier se sentait investi d’une mission : “Féconder la France de sa spiritualité pour que la France féconde l’Orient de sa technicité”. On peut goûter, ou pas, la métaphore, qui est en fait stérile.

Conclusion

22 Au terme de cette visite, du fait de la très ambitieuse étendue du champ historique balayé par Génériques, et de son propre regard forcément parcellaire sur une si longue histoire culturelle, ramassée dans un espace, en comparaison, réduit, on peut également avoir le sentiment que, finalement, qui trop embrasse mal étreint. Mais, interrogés, les organisateurs, qui s’adressent au “grand public”, minorent leurs ambitions. L’idée est plutôt de défricher des connaissances, souvent en Terra incognita. Autrement dit, il reste bien des choses à exhumer de la présence des Maghrébins en France. Il s’agit ici uniquement de fournir un premier matériau “pour arrêter de croire que tout s’expliquerait en France par un arc Black Blanc Beur”, autant réducteur que par trop médiatisé.

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23 Rapportée à cette finalité terre-à-terre, cette fresque transgénérationnelle y contribue incontestablement. Elle offre le recul de la mémoire, qui accroît l’angle de vue, alors que l’instantanéité du traitement médiatique au quotidien peut le limiter jusqu’à l’aveuglement. Par cette voie-là, peut-être, d’autres Rabia A., mais aussi des visiteurs qui ne sont pas d’origine maghrébine, pourront apprendre à orthographier les noms communs “Indigène” et “Maghrébin“ avec une majuscule à l’initiale. Et cela, sans pour autant verser dans un quelconque communautarisme, avec lequel la République se dépêtre encore très mal, et va même parfois jusqu’à l’encourager, aujourd’hui que prévaut le tout sécuritaire, comme naguère et jadis.

NOTES

1. Driss el Yazami est membre du conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Il est également, sous l’autorité du roi Mohamed VI, président du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger.

RÉSUMÉS

Jusqu’au 18 avril 2010, la CNHI accueille “Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France”, une exposition proposée par l’association Génériques. Ambitieux, le projet se propose d’embrasser un large pan d’histoire, depuis les pionniers de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’aux mutations radicales de ces dernières décennies. À travers les parcours de sportifs, de chanteurs, de romanciers, d’hommes politiques ou d’acteurs, l’exposition remonte le temps pour dessiner les contours d’une histoire mal connue. Voyage au travers d’une fresque transgénérationnelle.

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Chroniques

Kiosque

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Sous le signe du soleil

Mustapha Harzoune

1 Ainsi, les “expulsables” ont été expulsés, et à tour de bras encore, à en croire les communiqués des associations RESF ou l’Anafé. On a même vu une agence du ci-devant Crédit Lyonnais transformée en traquenard pour un certain Mamadou, gratifié, pour le coup, de plusieurs jours d’enfermement (L’Humanité du 14 août) ! D’ailleurs, celles et ceux qui, selon la technocratique formule, avaient “vocation” à être retenus enfermés ont bien été internés et, parmi eux, des enfants (voir le “débat autour de la rétention des enfants”, publié le 13 août sur le site de L’Express). Dans une dépêche, l’AFP rapportait le 4 août que la Cimade avait demandé “la remise en liberté de plusieurs familles placées en rétention avec leurs enfants […]. Selon la Cimade, une fillette de quatre ans et ses deux parents, présents en France depuis plusieurs années, sont retenus depuis le 30 juillet au CRA de Marseille et peuvent être reconduits ‘d’un jour à l’autre’ vers les Philippines. Une autre famille, avec un enfant âgé de huit ans, est maintenue depuis fin juillet au CRA de Metz, selon l’association, qui affirme que son renvoi vers l’Albanie est ‘imminent’. Une mère et sa fille de deux ans ont quant à elles été placées au CRA de Toulouse et sont susceptibles d’être renvoyées au Togo, alors que le père a été libéré par une décision de justice […]”.

2 Si, pour Éric Besson, le délit de solidarité est une fable inventée par quelques démagos, il a fini par convenir – sans convaincre les associations – de la nécessité de clarifier la loi (voir Libération du 17 juillet et Le Monde du 18). Il faut dire que deux affaires ont tout de même affaibli les dires du ministre : l’affaire Salimon Fofana à Rodez (voir Libération du 24 juin et Le Nouvel-Obs.com du même jour) et l’affaire Claudine Louis du côté de Saint-Girons (voir La Dépêche du 22 juillet). Ainsi, si l’on n’est pas forcément condamné pour délit de solidarité, il semble bien que délit il y ait, et que, de ce fait, les ennuis puissent tomber sur la tête du premier citoyen entiché d’humanisme ou d’humanité.

Délit de sale gueule !

3 Tandis que la commission sur le port de la burqa auditionnait et s’interrogeait sur le mystère de ces visages qui se soustraient au regard de leurs semblables, pour d’autres,

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circuler dans l’espace public à visage découvert revenait à s’exposer au délit de sale gueule ou de faciès (voir la tribune intitulée “Le retour sournois du délit de faciès” signée par William Bourdon, avocat et président de l’association de juristes Sherpa, Le Monde du 18 juillet). Ali Ziri, frêle retraité de 69 ans, pourrait bien en avoir été la malheureuse victime. Il était en voiture avec un ami lorsqu’il a été contrôlé par la police du côté d’Argenteuil. Contrôle musclé, semble-t-il, puisque les deux compères auraient été violentés, et Ali Ziri est mort ! Un collectif pour demander l’ouverture d’une enquête s’est monté et l’écrivain Mouloud Akkouche a mis en balance le déséquilibre entre les droits exorbitants accordés à la police et l’impuissance du citoyen lambda à simplement faire valoir les siens : “Des policiers frappent un retraité, il meurt. Qui s’en soucie ? interroge- t-il (Rue89, le 19 juillet).

4 À propos d’un tout autre délit de faciès, retraçant la bio de la journaliste russe et militante de l’ONG Mémorial en Tchétchénie, Natalia Estemirova, assassinée le 15 juillet, Le Monde rapporte cet épisode qui opposa le 31 mars 2008 la journaliste au président Ramzan Kadirov. Convoquée par ce dernier, le quotidien écrit : “Natalia ne porte pas le foulard désormais imposé aux femmes. ‘Tu dois te comporter comme une femme respectable, pas comme une pute’, lui aurait dit ‘ le tout-puissant président tchétchène’. ‘Tu me provoques, tu m’excites avec tes cheveux’, crie-t-il entre deux bordées de jurons.”

5 À Oullins dans le Rhône, Fatima Z, 21 ans, ne portait pas le voile non plus. Elle a été tuée dans une cave. “Le frère de la victime, Mohammed, 17 ans, a été mis en examen pour homicide volontaire et écroué jeudi. Il est accusé d’avoir étranglé Fatima avant de brûler son corps. Muré dans le silence depuis son arrestation, le jeune garçon nie les faits.” (Libération, 10 juillet) “Jugeait-il la vie de sa sœur trop légère ? ” interroge Le Monde (12 juillet).

6 Samira, la meilleure amie de la victime, fulmine : “J’ai la haine, on se fait frapper parce qu’on est des femmes, c’est un quartier pourri.” (Libération, 10 juillet) Pour Le Monde, “dans le quartier l’hypothèse d’un frère qui aurait voulu punir une sœur à la vie trop légère à son goût revient le plus souvent”.

7 Laconique, le journaliste Richard Schittly écrit : “Interprétation délicate, incertaine”. Puis il donne la parole au père de la victime qui dénonce, à propos de son fils, “des fréquentations extérieures, dans un quartier où règne ‘l’omerta’, qui auraient pu lui ‘ remonter la tête’”.

Banlieue : les mots pour le dire…

8 L’Insee, lui, “cacherait” un certain fichier “Saphir”, ce qui, pour le chroniqueur du Figaro Ivan Rioufol, s’apparenterait à un “mensonge d’État”. Michèle Tribalat et Bernard Aubry ont travaillé sur les données dudit fichier. Leur article a été publié dans le numéro de juin de la revue Commentaire. Voici comment le numéro de Marianne du 22 juillet résume ce travail : “37 % de jeunes d‘origine étrangère en Île-de-France, plus de 60 % dans une vingtaine de villes, explosion du nombre de jeunes originaires d’Afrique subsaharienne, proportion de jeunes d’origine étrangère en très forte hausse dans l’ouest de la France...”

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9 Tout cela est-il finalement surprenant, et cette étude, qui va bien au-delà de ces quelques chiffres, ne mériterait-elle pas une analyse plus sérieuse ? Qu’importe ! Cet été, la banlieue a encore fait parler d’elle. À Bagnolet surtout, après la mort de Yakou Sanogo, dix-huit ans, survenue après “une poursuite avec la police” (L’Humanité, 11 août).

10 Pour Marc Everbecq, le maire communiste de Bagnolet, “la tension règne, depuis plus d’un an dans toutes les villes populaires. Les jeunes entretiennent des rapports difficiles avec la police, mais aussi avec leurs aînés, avec les institutions républicaines, avec leurs familles.” Il parle ainsi d’“une nette dégradation sociale” : “Les dispositifs se succèdent, se superposent, sans réelle efficacité. Privés de parole, privés d’avenir, les jeunes des quartiers populaires ont l’impression de hurler dans le désert. L’exaspération s’exprime de tous les côtés, alimentant un cercle vicieux de méfiance mutuelle. ”

11 “Les jeunes des quartiers populaires ont l’impression de hurler dans le désert”, dit Marc Everbecq, tandis que le linguiste Alain Bentolila dans le quotidien Libération du 24 juillet montrait le cheminement qui va “de l’impuissance linguistique à la violence”. “Si nos enfants – je dis bien nos enfants – passent à l’acte plus vite et plus fort, c’est parce que ni nous ni leurs maîtres n’avons su leur transmettre la capacité de mettre pacifiquement en mot leur pensée pour l’Autre.” Et d’ajouter : “Leur drame est que l’école n’a pas su leur donner le goût de l’Autre.” Il faut lire la description faite par le linguiste d’une journée passée dans un tribunal d’instance. Édifiant ! Alain Bentolila décrit “ une parodie de justice sur fond d’illettrisme” et “l’enchaînement fatal entre impuissance linguistique et passage à l’acte violent”. Non seulement les jeunes des quartiers hurlent dans le désert, mais ils ne trouvent même pas les mots pour le faire !

Vous avez dit “Eldorado” ?

12 Enfin, malgré les difficultés qui s’amoncellent au-dessus de la tête des sans-papiers, on continue à servir la farce de l’Eldorado. À Calais, alors que la gale faisait son apparition, un accord franco-britannique laisse à penser, du moins du côté du MRAP, que des charters pourraient être remis au goût du jour. Quoi qu’il en soit, pour Le Monde (8 juillet), l’arrangement entre la France et la Grande-Bretagne à propos de la question calaisienne conclut à Evian “ne pouvait se faire sans mesures répressives fortes. Ainsi les deux parties sont convenues d’ ‘augmenter de manière significative le nombre de retours forcés d’étrangers en situation irrégulière et leur réintégration dans leurs pays d’origine ou de transit’”. Un autre indicateur montre que le soleil noir de l’exil s’assombrit : “Les envois de fonds des émigrés à leurs familles devraient baisser de 7,3 % en 2009, à 304 milliards de dollars (218 milliards d’euros), selon une étude de la Banque mondiale. ” (Le Monde du 15 juillet)

13 Dans l’Eldorado mythique, l’or devait se ramasser à la pelle. Les immigrés, clandestins ou pas, n’ont rien de , et ce qu’ils ramassent, dans le meilleur des cas, ce ne sont que quelques subsides, payées souvent au prix fort !

Avignon, le temps des vacances

14 Avignon est le rendez-vous de l’été. L’artiste associé de la 63e édition du festival était le libano-québécois Wajdi Mouawad. Relatant les quelque onze heures de représentation de ses trois pièces – Littoral, Incendies et Forêts – devant près de 2 000 spectateurs, l’envoyée spéciale du Monde écrit :

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“Presque personne n’a déserté la Cour d’honneur, où il y avait beaucoup de jeunes gens, attirés par un bouche-à-oreille qui fait de Wajdi Mouawad un des rares créateurs aptes à donner le goût du théâtre aux nouvelles générations, et à élargir le cercle du public à ceux qui d’ordinaire ne viendraient pas passer une nuit au palais des papes. ”

15 Mais Avignon 2009 fut aussi l’occasion d’apprécier d’autres artistes qui tirent la culture nationale vers le haut – pour paraphraser le personnage de Sonia dans le dernier Pierre Assouline.

16 Ainsi, le chorégraphe Rachid Ouramdane y a présenté Des témoins ordinaires, une mise en scène des “guerres, tortures et génocides”, “des souffrances endurées lors de guerres civiles ” (L’Humanité du 23 juillet).

17 Du côté du off, D’de Kabal a donné son spectacle, Écorce de peine, dans lequel il met en mots et en mouvements l’histoire de l’esclavage et l’histoire d’un gamin qui a grandi de l’autre côté du périph. À propos du off, Frédéric Martel consacrait son émission – Masse critique sur France Culture, le 18 juillet – à un thème unique : “ La multiplication des spectacles arabo-berbères, ou maghrébins ou encore des spectacles beurs. Les acteurs arabes, les textes écrits par des Français issus de l’immigration, les producteurs français d’origine maghrébine sont nombreux cette année dans le off. De plus en plus nombreux. Pourquoi ? Est-ce parce que le in ne les accueille pas assez, en dépit de Wajdi Mouawad […], est-ce parce que le public des quartiers qui fuit le in serait un peu plus disposé à se rendre dans le off ? Est-ce parce que cibler les Beurs est un bon marketing ? Qu’en est-il enfin de notre sacro- sainte diversité culturelle proclamée dans les enceintes de l’OMC et de l’Unesco mais peu appliquée sur le terrain ici à Avignon ? ”

18 Parmi les invités, il y avait Faïza Kaddour, qui jouait Le Frichti de Fatou, un texte sur l’identité d’une femme algérienne, l’exil, les violences conjugales, mais aussi sur l’émancipation et la sexualité. “Ce spectacle est un hommage à mon père. Je m’appelle Faïza Kaddour, mais je ne parle pas la langue de mon père. J’ai voulu aussi lui rendre un petit hommage par cette identité que je n’ai pas, mais que j’ai par ma famille…” L’animateur lui demande alors si elle cherchait à “avoir un public qui vienne des quartiers, car, sans critique aucune, la salle était plutôt ‘blanc caucasien’, comme on dit aux États-Unis”. Il poursuit : “Vous n’avez pas cherché spécifiquement à parler à la communauté franco-maghrébine ? Cela ne fait-il pas partie d’un objectif ?” Et Faïza Kaddour de répondre : “Quand on nous le demande, on va voir parfois des personnes qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre […]. Mais, non, pas spécialement.” Point à la ligne donc.

19 Farid Omri donnait lui à Avignon le Couscous aux lardons. Une façon de traiter sur le mode comique de sujets sérieux et parfois graves : “Ce n’était pas une volonté didactique ou militante… c’était juste [pour] rire ensemble de nos travers et de nos différences, ce qui aujourd’hui est devenu malheureusement très très difficile. Toutes les identités sont très exacerbées, les gens sont très farouches.”

20 Couscous aux lardons raconte l’histoire d’un couple mixte, qui se questionne – différence culturelle oblige – sur le prénom à donner au fiston qui arrive. Intervention du journaliste : “Parlons business. Au fond, vous jouez la carte maghrébine parce que cela rapporte à Avignon ? ”

21 Et Farid Omri de plaisanter : “ Oui, oui, j’hésitais entre le théâtre et l’épicerie, et finalement j’ai choisi le théâtre. ”

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22 “Le théâtre du coin ” à l’instar de “ l’Arabe du coin ”…

23 Ensuite, ce fut au tour de Michel Gazi, directeur de l’espace social et culturel de la Croix des oiseaux, un des quartiers sud d’Avignon, de répondre. À propos des habitants de ces quartiers, il explique : “Il y a peu de différence entre le in et le off pour eux : ils n’y vont pas beaucoup, ça c’est certain. C’est en train de changer. Il y a des artistes qui vont au-devant des habitants des quartiers. Il y a des animateurs, des travailleurs sociaux qui font en sorte que la culture leur soit accessible. Ce n’est pas une question d’argent simplement, il y a aussi et simplement un rapport à la culture qui est différent. Il y a le problème de l’interculturalité aussi, il y a beaucoup de nationalités différentes ; il y a le rapport à la culture française qui n’est pas toujours simple… Tout cela fait que quand il y a plus de 1000 pièces de théâtre dans le off et quelques-unes dans le in, il y en a trop. On ne sait pas où donner de la tête… ”

24 Et sur l’insistance du journaliste, à propos du caractère “isolé” du festival, il ajoute : “Je ne pense pas qu’on règle le problème en faisant des spectacles dit ‘spécialisés’ pour un public ‘spécialisé’... Qu’il y ait des passerelles, des moyens pour accompagner les personnes, oui, mais les artistes n’ont pas à s’adapter à cela, n’ont pas à modifier leur façon d’être, d’écrire, de créer parce qu’il y a une difficulté quelconque […].”

25 D’ailleurs, Armelle Elio, critique théâtre au Figaro, notait : “Moi, je suis frappée par l’évolution des spectateurs dans les salles, aussi bien du in que du off. Évidemment, c’est encore plus frappant dans le off, il y a beaucoup de jeunes et beaucoup de jeunes dont on se dit qu’ils sont issus de la troisième ou de la quatrième génération du Maghreb ou d’autres pays.”

26 L’émission évoqua aussi la trilogie algérienne de Rachid Akbal, qui raconte la mémoire de la mère et de la Terre-mère, parle d’identité et d’immigration, de la guerre d’Algérie… “Moi, je revendique une écriture qui n’est pas maghrébine en soi et communautariste. C’est un choix d’avoir choisi une langue même quelquefois très littéraire pour au contraire donner un souffle à ces passages que je voulais très épiques, très forts, où on parle de la souffrance de l’immigré ou du moment du choix de l’exil. Je voulais utiliser ici une autre langue que celle du quotidien. Par contre, j’utilise la langue du quotidien, la langue des cafés pour parler de la guerre. ”

27 À Avignon, il était aussi possible de visiter l’exposition-dénonciation de Jean Michel Bruyères sur les centres d’accueil administratifs des immigrés ou d’assister à Sacrifices, le troisième spectacle de Nouara Naghouche, dans lequel elle évoque les mariages forcés, l’enfermement de certaines femmes par leur conjoint ou le machisme.

“Agir avec les mots ”

28 La culture était aussi du côté de Tours, grâce à Kader Attia qui y présentait Kasbah. Une exposition d’environ 350 m2 qui “incarne la réflexion que Kader Attia mène depuis une dizaine d’années sur l’état du monde, la réalité sociale, les fractures Nord-Sud, Occident-Orient, la pauvreté, le déracinement... et le thème de la réappropriation culturelle toujours au centre de la démarche de l’artiste d’origine algérienne, né en 1970 à Dugny, en Seine-Saint- Denis et aujourd’hui installé à Berlin ” (Libération, 25-26 juillet).

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29 De son côté, Le Monde du 10 juillet brossait le portrait de Larsen, un rappeur “méconnu du grand public”, mais qui serait “une des rares personnes à pouvoir rencontrer tous les gamins des cités de l’Île-de- France”. “Hacène Souadji, connu sous son nom de scène, Larsen, 26 ans, a grandi à Tremblay-en-France, en Seine-Saint-Denis, et a l’apparence du rappeur des bas- fonds, spécialiste dans l’art de la provocation et de la rime en ‘nique’. Larsen n’est pas Diam’s ou NTM, mais avec son dernier album Du seum bien vicère – expression à double sens qu’on peut traduire par ‘du cannabis bien servi’ ou ‘de la vraie rage’ –, il en est à son neuvième disque. ”

30 L’article évoque ensuite les années de prison : “La visite de son premier enfant au parloir l’a bousculé. La découverte de l’islam – qu’il ne pratiquait pas – lui a donné un cadre.”

31 Tiens ! Hier, seuls les vieillards renouaient avec les pratiques religieuses, histoire de se racheter une conduite avant de passer au “trébuchet de l’âme” ; aujourd’hui, ce sont des jeunots qui s’échinent à redorer un blason trop tôt terni… Enfin, le rap chez Larsen est devenu un espace d’expression. “J’ai usé les armes de la violence. Puis, j’ai fini par comprendre qu‘il fallait agir avec les mots.” Voilà qui rappelle les propos d’Alain Bentolila.

Quand l’été fait son cinoche

32 L’écran noir reste le grand pourvoyeur de célébrités. De ce côté aussi, la période estivale méritait d’abandonner, le temps d’une projection, les bains de mer et de soleil.

33 Abdel Raouf Dafri est devenu “à 45 ans, le nouveau Wünderkid du cinéma français : scénariste de La Commune, du Mesrine de Jean-François Richet, et inspirateur d’Un Prophète de Jacques Audiard”, un film qui a révélé un nouveau talent en la personne de Tahar Rahim (Les Inrocks.com du 25 août).

34 Abdel Raouf Dafri est sans doute “une grande gueule” : “Je veux pouvoir me regarder dans la glace, plutôt que de persister et de me faire entuber. Je ne me renie pas. [J’ai été] élevé dans les quartiers défavorisés de Wattignies, près de Lille […], mes parents sont analphabètes. Je me suis fait dégager du système scolaire, et j’ai atterri en CAP. À l’époque, c’est ce qu’on faisait pour la plupart des Arabes. ”

35 Et Dafri de poursuivre : “Ce qui m’a sauvé, c’est de lire. Je lisais tout. Et puis comme je n’avais pas d’argent, je lisais les bouquins au supermarché. J’ai découvert Balzac, Zola...” Devenu un temps animateur télé, Abdel Raouf Dafri se fait appeler “Francis Panama”. “Et ça passe malgré l’absurdité de la situation”, précise-t-il. “C’était fou. Je suis d’origine algérienne, et je me retrouvais dans un monde où on faisait comme si je n’étais pas Arabe !” Dafri a alors 27 ans.

36 Serein et sans illusions, en apparence, il se dit très content de ce qui lui arrive, mais, ajoute-t-il, “je ne me paluche pas avec ça. Ce qui m’intéresse c’est mon prochain film”.

37 Dans Le Nouvel Observateur du 20 août, il se montre plus acide et peut-être injuste : “Je suis Français, d’origine algérienne, né à Marseille. Contrairement aux Français de souche, je n’ai ni le complexe du collabo ni celui du colonisateur. Dire qu’il a fallu que ce soit un tortionnaire comme Aussaresses qui parle de la torture en Algérie. Et le cinéma ? Il est où notre Platoon sur la guerre d’Algérie ? Indigènes, c’est de la merde. Cinématographiquement, c’est pourri. Et puis c’est un film de collabo. Les Arabes, on leur avait promis l’indépendance, en échange de leur mobilisation. Le 8 mai 1945, en fait de libération, les Français les ont massacrés à Sétif. Quand j’ai vu Bouchareb [le réalisateur d’Indigènes] et toute la bande chanter à Cannes ‘Nous

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venons des colonies / Pour sauver la patrie’, c’est comme si je voyais des Juifs rescapés des camps chanter ‘Heili Heilo’”.

38 Il faut noter que justement Bouchareb s’apprête à faire un film autour du 8 mai 1945.

39 Il est plus convaincant quand il explique : “J’ai 45 ans. Dans ma génération, les mecs des quartiers n’étaient pas aussi retardés que ceux d’aujourd’hui. Ceux-là, on s’est arrangé pour les rendre cons. Ça a commencé avec les socialistes et le paternalisme de Touche pas à mon Pote. Tant mieux si le PS morfle maintenant. Aujourd’hui, les mecs des quartiers sont des connards : ils arrivent à trouver 300 euros pour acheter un iPhone mais pas 20 euros pour acheter un bouquin. Moi, je volais des livres au supermarché. Les Misérables, c’est hollywoodien ! Victor Hugo a tout inventé. Il a même inventé ‘le fugitif’ : Jean Valjean, c’est le docteur Kimble ! ”

40 Hafsia Herzi, révélée en 2007 par La Graine et le mulet d’Abdellatif Kéchiche, n’entend pas non plus “être cantonnée à l’Arabe de service”. Elle joue dans Le Roi de l’évasion, un film d’Alain Guiraudie sorti cet été. À la question de savoir ce qu’elle pense du “débat concernant la présence sur les écrans d’acteurs issus de l’immigration”, l’enfant de Manosque répond :

41 “ Ce débat ne me parle pas. Il faut se battre et travailler, c’est tout. Évidemment qu’on trouvera toujours des préjugés, mais la situation s’est franchement améliorée pour ma génération. Alors les histoires de femmes voilées, ça va comme ça, ce n’est pas pour moi.” (Le Monde, 15 juillet)

42 Yasmine Belmadi interprétait, lui, le rôle du fils de Jean-Pierre Bacri dans Adieu Gary de Nassim Amaouche, prix de la Semaine de la critique à Cannes et sorti le 22 juillet. Le jeune acteur de 33 ans s’est tué dans un accident de scooter quelques jours avant la sortie du film ! À propos de son film qui se situe au cœur d’une cité ouvrière, le réalisateur déclare dans le journal Libération du 22 juillet : “Je voulais absolument rompre avec un certain nombre de clichés liés à la banlieue et à l’immigration. Notamment dans la manière de filmer, sans m’interdire de faire de belles images. La banlieue, du moins telle qu’elle est perçue généralement, et au cinéma en particulier, est totalement déconnectée de l’idée d’une cité ouvrière. Pourtant, c’est ce que sont la plupart des banlieues, justement. Tout le folklore qui s’y attache a fini par faire oublier la condition ouvrière.”

43 Dans Le Monde du 22 juillet, à propos du thème de la mixité, Jean-Pierre Bacri tonne : “C’est l’avenir du monde ! Impossible de la bloquer ! Il y a une bande de cons, un certain pourcentage de la population, qui adhère à des discours racistes… Ces gens font le mauvais choix ! La société avance, et qu’on le veuille ou non, elle est mixte !”

44 Et si Nassim Amaouche aime à se fabriquer des mythes, pour Jean-Pierre Bacri, c’est l’inverse : “Moi, c’est le contraire ! Les mythes, je les décapite à la batte de base-ball dès qu’ils naissent ! Il n’y a que l’humain qui m’importe ! La nostalgie, le conformisme, les mythes, j’éradique !”

45 À ce petit tour d’horizon cinématographique et estival, il faut ajouter le film d’Eliane de Latour, Après l’océan. La réalisatrice “filme avec tonicité les ghettos d’Abidjan et le destin de ceux qui partent ”.

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Interdits de festivals !

46 Un été sans festivals serait comme un couscous sans pois chiches. Inconcevable (pour certains). Aussi, il faut noter que si, par exemple, Marie-José Justamond, directrice artistique du festival, se félicitait de la réussite de la 14 e édition des Suds, ce succès confirmant “l’attrait du public pour des musiques exprimant la diversité culturelle”, l’inquiétude gagne les professionnels de la filière : “Pourquoi les artistes des musiques du monde, venant des pays dits ‘en voie de développement’, suscitent l’adhésion d’un public nombreux mais restent peu exposés dans les médias ? ”

47 Autre sujet de préoccupation rapporté par Patrick Labesse le 21 juillet dans Le Monde : “Le casse-tête des visas” qui fait que “les frontières sont toujours aussi hermétiques et empêchent la circulation des artistes”.

48 C’est d’ailleurs la raison du coup de gueule d’Alain Mabanckou, écrivain et prix Renaudot, et de Christian Eboulé, journaliste, dans leur tribune parue dans le quotidien Libération du 29 juillet : “Les douleurs sourdes, lancinantes et leur corollaire, la colère, sont souvent les plus violentes, voire les plus meurtrières. Ainsi en est-il de celles qu’éprouvent actuellement bon nombre de citoyens africains au sud du Sahara face au sort qui leur est réservé dans la plupart des consulats français du continent. Obtenir un visa pour venir en France n’était déjà pas une sinécure, c’est de plus en plus mission impossible ; et aucune catégorie de populations n’est épargnée. Si l’on peut comprendre les nécessités d’une gestion rationnelle des flux migratoires, dans un environnement marqué par de multiples crises, l’on peut néanmoins s’interroger sur la mise en œuvre et les conditions d’application de la politique française d’immigration.” “Chaque jour, les refus de visas se multiplient, notamment en période estivale, où les invitations à participer à des festivals et autres manifestations culturelles sont nombreuses. Pis, les procédés employés pour signifier ces refus sont de plus en plus pernicieux ; les rendez-vous proposés unilatéralement par les consulats sont fixés de telle sorte qu’il est impossible d’honorer les invitations.” Et le journal d’égrener : “Invité au festival Africajarc qui se tenait du 23 au 26 juillet à Cajarc dans le Lot, l’écrivain sénégalais Fadel Dia n’a obtenu un rendez-vous que pour le 7 septembre. Les Ivoiriennes Awa et Maaté du groupe Les Go de Koteba ou encore l’écrivain mauritanien Mbarek ould Beyrouck ont eux aussi été victimes de la même logique absurde.” “Si les artistes et les intellectuels qui vivent en Afrique, parfois au péril de leur vie, sont réduits au silence à cause d’une gestion aveugle de l’immigration, alors quid du dialogue des cultures et de la diversité culturelle ?”

49 Et nous voilà revenu aux vicissitudes du commun des mortels. Bien loin du réconfort et de la chaleur de l’astre solaire !

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RÉSUMÉS

L’été s’en est allé. La parenthèse estivale s’est refermée sur quelques semaines de repos où les plus chanceux ont pu élargir, un temps, leurs horizons géographiques ou culturels. Pour les autres, le long fleuve, sinueux et agité, de la vie a continué de les brinquebaler.

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Chroniques

Musiques

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Africolor a vingt ans

François Bensignor

1 Le festival Africolor doit sa longévité à la force de son contenu artistique. Il s’est construit grâce aux relations privilégiées qu’il a su entretenir avec ses publics et avec les artistes. Mis au poste de commande, accueillis et traités avec la même attention quelle que soit leur notoriété, les artistes vouent au festival une amitié sincère. Ce capital humain et artistique s’est démultiplié avec le développement de la manifestation dans le département de la Seine-Saint-Denis. En ces temps de crise, Africolor peut regarder sereinement son parcours sur vingt ans. Nous le revisitons avec son concepteur et directeur artistique, Philippe Conrath.

2 À sa naissance en 1989, le festival Africolor était d’abord un défi lancé par Philippe Conrath. Journaliste ayant œuvré en pionnier dans les colonnes de Libération à la reconnaissance des musiques africaines, il souhaitait promouvoir la réalité authentique de leur actualité créative en produisant un événement inédit. Signe de son originalité, une soirée rassemblant des artistes expressément venus de Bamako est organisée le 24 décembre au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, alors dirigé par Jean-Claude Fall, unique coproducteur de l’événement durant ses dix premières années. “Dès ce coup d’envoi, la communauté malienne a considéré que cette soirée de Noël lui était dédiée, explique Philippe Conrath. Notre volontarisme et notre intuition artistique ont rejoint le besoin pour cette communauté musulmane d’avoir aussi sa fête de Noël.”

Valoriser les Africains et leurs cultures

3 Cette première expérience est l’occasion d’un rapprochement entre les organisateurs d’Africolor et l’association Gidimaxa Jikké, qui œuvre pour l’essor de la région de Gidimaxa au Mali, en pays soninké. “J’ai compris que le relais associatif communautaire était fondamental pour faire venir les Maliens aux spectacles, dit Philippe Conrath. Cette association assurait la promotion du festival auprès de chefs de familles établis en région parisienne et représentant leurs villages d’origine. C’est ainsi qu’on est arrivé à réunir un public de 800 Maliens pour les soirées de Noël.”

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4 Le public français est bientôt attiré par l’événement, qu’il vit comme une alternative bienvenue au rituel consumériste qu’est devenu Noël dans nos sociétés. Il y apprécie la chaleur familiale de voisins dont il peut goûter l’expression musicale authentique et vivifiante. “Notre travail consiste à faire venir un public curieux, amateur de musique, à la rencontre de la communauté qui vient voir cet artiste avec lequel elle a des liens privilégiés et dont elle sait danser les rythmes… En vingt ans, c’est le genre de rencontres que nous avons parfaitement réussi”, affirme Philippe Conrath.

5 En parallèle à ses premières éditions à Saint-Denis, Africolor développe au Mali de solides partenariats avec le Centre culturel français (CCF), Bamba Dembélé, manager et musicien du Super Rail Band de Bamako, les productions EMI/Mali cassettes (aujourd’hui disparues), les musiciens et chefs d’orchestre Mamadou Traoré et Ngou Babagayo… Dès 1992, ce réseau permet d’organiser un premier Africolor malien à Bamako.

Mélanger les publics

6 À ses débuts, Africolor a pu surfer sur la vague de la mode africaine. Mais quand celle-ci est retombée, les soutiens financiers se sont mis à diminuer de toutes parts. “En 1994, nous avons eu très peur pour la survie du festival, explique Philippe Conrath. Mais le mouvement des sans-papiers de 1995 a relancé une dynamique qui nous a redonné l’énergie de défendre le projet.” Cette même année, grâce au concours du ministère français de la Coopération, les groupes du Réunionnais Danyel Waro et du Malien Lobi Traoré entament une tournée des CCF d’Afrique de l’Ouest. Celle-ci fait escale à Kayes, la capitale des Soninké, lesquels représentent près de 80 % des émigrés maliens en France. Pour ce concert, en l’absence d’un CCF, Africolor s’appuie sur son partenaire francilien Gidimaxa Jikké, qui permet d’assurer le succès de l’événement, grâce à ses relations naturelles avec les intervenants locaux. En région parisienne, Africolor est devenu un lieu de reconnaissance et de ressourcement pour les primo-arrivants, ainsi qu’un pôle d’imprégnation pour leurs descendants dont la culture s’éloignait des racines ancestrales. Mais par sa force de proposition artistique, le festival a aussi largement favorisé les rencontres entre tous les publics attirés par sa programmation. Au mois de décembre, le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis était réputé comme l’un des rares espaces où vivre l’expérience d’un concert de Bamako ou de La Réunion, en ayant seulement à traverser le périphérique. Si bien qu’au bout de quelques années, les programmateurs de festivals français et européens s’y donnaient rendez-vous. “Nous avons toujours voulu faire un festival qui s’appuie sur les communautés, mais qui ouvre sur les publics d’Île-de-France. Et de ces rencontres entre publics, nous avons fait une manière de travailler”, résume Philippe Conrath.

Les coproductions

7 Au tournant de l’an deux mille, Africolor devient un festival itinérant, démultipliant sa programmation dans plusieurs villes de la Seine-Saint-Denis. Elles sont dix-huit aujourd’hui, dont deux hors département. Le festival se transforme en un outil culturel fonctionnant en synergie avec les lieux de diffusion qui l’accueillent. Un solide maillage de partenariats se met en place. “Lorsque je réunis les programmateurs des salles qui reçoivent le festival, il ne s’agit pas de leur annoncer une programmation que j’aurais fait à leur

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intention, mais de discuter avec eux du plateau qui va les intéresser. Aujourd’hui, ce sont eux qui constituent le plus fort soutien du festival. Dans notre relation, j’assume le rôle de directeur artistique, mais en tant que force de proposition.”

8 Cette nouvelle façon de travailler induit le rapprochement avec de nouveaux publics. Si à Saint-Denis le festival avait développé des partenariats avec des associations maliennes, maghrébines, réunionnaises, la dimension départementale de sa programmation l’incite à s’enrichir d’un volet pédagogique. Enseignants et médiateurs culturels peuvent dès lors s’emparer des spectacles pour mener un travail avec les publics et, en particulier, les jeunes. Africolor met à leur disposition un “livret pédagogique”, constitué de fiches thématiques (instruments, styles musicaux, éléments de contextes historiques…) reliées à la programmation musicale et qui offrent des pistes pour aborder celle-ci dans sa portée universelle.

9 “Lorsque l’on est passé à l’itinérance avec un ensemble de coproducteurs, il a fallu inventer de nouvelles façons de fonctionner en avançant, explique Philippe Conrath. Mais nous ne pouvions pas multiplier les budgets. Actuellement, avec 350 000 euros, nous produisons vingt-sept spectacles et événements. Deux partenaires principaux, la région Île-de-France et le département de la Seine-Saint-Denis, nous permettent de continuer. Ce dernier a engagé sa participation à parité avec des structures qui travaillent avec le festival. Par exemple, si une école de musique débourse 1 000 euros pour monter une action, le Conseil général verse l’équivalent.”

Rencontre entre musiciens

10 La dynamique artistique du festival a commencé à susciter la rencontre entre musiciens de cultures musicales différentes dès les premières éditions d’Africolor. “Des musiciens sont venus nous voir avec des demandes relevant de la formation professionnelle accélérée, explique Philippe Conrath. Ils étaient curieux des musiques que nous programmions, mais, à l’époque, ne trouvaient aucun lieu où se former aux instruments africains, puisqu’il n’y avait pas d’enseignement spécialisé. C’est ainsi que nous avons commencé à initier des résidences de rencontres entre musiciens français et africains.”

11 À cette époque, les musiciens européens cherchaient surtout à introduire des sonorités, des harmonies ou des manières de jouer “à l’africaine” dans la musique qu’ils produisaient. Certains privilégiaient une sorte d’exotisme de pacotille. Mais, depuis, une vraie culture s’est construite autour de ces musiques. Certains conservatoires et des écoles associatives commencent à enseigner des instruments africains depuis quelques années. “Nous nous trouvons face à une génération de musiciens qui ne sont plus seulement curieux, mais souvent érudits et connaisseurs, avec lesquels on peut aller beaucoup plus loin”, dit Philippe Conrath. C’est pourquoi il a souhaité marquer les vingt ans d’Africolor en construisant le programme 2009 autour de rencontres inédites.

12 L’ensemble de musique contemporaine Ars Nova sous la direction de Philippe Nahon rencontrera des musiciens traditionnels de Bobo Dioulasso (Burkina Faso) autour d’une partition du jazzman Sylvain Kassap. “Je me trouvais à Bobo Dioulasso avec Philippe Nahon, qui travaillait sur la musique d’un cirque contemporain, raconte Philippe Conrath. J’ai lancé l’idée d’une collaboration pour Africolor. Il s’en est emparé, a fait la proposition aux musiciens de l’ensemble, qui réside en Poitou-Charentes et produit la création. Il m’arrive également d’assurer le suivi d’une création de l’idée initiale jusqu’à sa réalisation finale.”

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13 Autre temps fort du programme 2009, le Quatuor Béla, qui se dédie aux musiques des XXe et XXIe siècles, présente une autre création avec le joueur de n’goni malien Moriba Koïta. L’ensemble de jazz actuel appelé “Le Bruit du [sign]” compose une musique originale pour des danseurs éthiopiens. “Nous nous trouvons dans un moment de crise : crise de repères, crise économique, crise idéologique, crise de l’industrie culturelle. Et pour répondre à cette crise, j’ai mis en avant toutes ces complexités. C’est mon pari cette année, explique Philippe Conrath. Ce qui me passionne dans mon travail de programmateur, c’est ce rôle d’intermédiaire entre des artistes de cultures et de langues totalement différentes. Beaucoup d’entre eux me font confiance, ce qui permet de gagner du temps dans l’établissement des relations entre musiciens lorsqu’ils se déplacent, notamment en Afrique, pour travailler sur leur création commune. Je sais ce qui est indispensable, quelles sont les heures où l’on peut travailler efficacement, comment on doit se comporter… Mon expérience de vingt ans me permet de connaître personnellement chaque musicien et de savoir, d’un point de vue psychologique, qui ira avec qui.”

Compagnonnage

14 La programmation d’Africolor peut se lire comme un continuum. Le programme ne s’inscrit jamais en rupture par rapport aux années précédentes. Bien au contraire, on retrouve les mêmes artistes sur un temps long. Non pas avec le même répertoire immuable de leurs succès, mais bien plutôt en perpétuelle évolution. Un mouvement stimulé par le pari de créations souvent risquées. Celle qui a réuni en 2008 les Corses d’A Filetta et les Réunionnais du groupe de Danyel Waro a remporté un tel succès qu’elle ouvrira l’édition 2009.

15 “S’il y a une langue commune entre les deux, qui est le français, les uns chantent en corse, les autres en créole ; la polyphonie corse est totalement arythmique, alors que le maloya réunionnais se joue sur un 6/8 très précis, commente Philippe Conrath. L’inquiétude de Jean-Claude Aquaviva, le leader d’A Filetta, était portée à un degré extrême lors des premiers concerts. Et puis il en est né une joie extraordinaire. Grâce au groupe de Danyel Waro, lors de leur prestation au festival de Calvi, le public corse a pour la première fois vu danser sur une scène les chanteurs d’A Filetta !… Ces relations d’apprentissage, les pas des uns faits vers les autres, sont autant d’ouvertures que permettent les créations. Chacun exprime la force de son propre discours. Chacun apprend dans ces échanges de regards, et c’est une nécessité si l’on veut vraiment savoir qui l’on est. On est dans un dialogue, une confrontation, une rencontre : c’est épatant ! C’est ce qui me donne l’énergie d’avoir envie de continuer.”

16 La relation d’artiste à producteur qui unit Danyel Waro à Philippe Conrath est un parfait exemple de compagnonnage fécond. Au début des années quatre-vingt-dix, le chanteur réunionnais se cantonnait délibérément dans le registre de la tradition orale du maloya, tel qu’il se perpétuait dans les milieux ruraux de son île. Il en défendait âprement l’identité, jusqu’à refuser d’enregistrer sa voix. Sa confiance finit par se porter sur Philippe Conrath, qui produisit son premier véritable album sur son label Colbalt (aujourd’hui disparu).

17 Ce premier pas permit à l’artiste de s’épanouir à travers une série de spectacles, pour la plupart rôdés dans le cadre d’Africolor, où s’exprima progressivement l’extraordinaire puissance charismatique de son chant. Au bout de plusieurs années, son fabuleux message artistique et la magie émotionnelle qu’il dégageait se suffirent de sa voix, le

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public devenant l’orchestre de Waro. Dès lors, il était prêt à la rencontre. Se frottant aux cordes nomades de Thierry “Titi” Robin, il emprunta les routes d’une étrange caravane reliant l’Andalousie au Rajasthan. Passionné par ce nouveau travail, il se laissa porter vers de nouvelles rencontres jusqu’à cette improbable et fabuleuse osmose avec la polyphonie corse.

18 Mais le compagnonnage le plus exemplaire est certainement celui qu’ont vécu Africolor et Moriba Koïta. Philippe Conrath raconte : “Je ne connaissais pas ce musicien, mais dans les trois premières années du festival j’ai pu constater que tous les groupes venus du Mali l’embauchaient comme joueur de n’goni. En m’intéressant à lui, j’ai compris qu’il était venu en France comme accompagnateur d’Amy Koïta [l’une des plus grandes chanteuses griotes maliennes], qu’il avait fait partie de l’Ensemble instrumental du Mali à Bamako, raison pour laquelle il connaissait tout le monde. Mais en 1993-1994, je m’aperçus aussi en qu’il n’avait pas de papiers, plus de passeport et qu’il était dans une situation critique.”

19 “Je lui ai alors proposé de tout recommencer à zéro : retourner au Mali, refaire faire ses papiers, afin que je puisse lui établir une autorisation de travail en bonne et due forme et constituer un nouveau dossier. Je me suis engagé auprès de lui et il a pris le risque de partir et de suivre la filière correcte. Nous avons continué à travailler avec lui. Mais pendant des années, alors qu’on lui établissait des fiches de paie, la mention ‘interdit de travailler’ figurait sur sa carte de séjour. Et pendant des années, j’ai appelé le ministère de l’Intérieur, disant que je trouvais bizarre le fait qu’on lui interdise de travailler, mais qu’on lui demande ses fiches de paie pour renouveler sa carte de séjour. Face à cette contradiction, mes interlocuteurs disaient que c’était comme ça… J’ai écrit aux ministères de la Culture, de l’Intérieur, arguant qu’en tant que joueur de n’goni, il ne prenait pas le travail d’un musicien français, que par ailleurs c’était un musicien extraordinaire… On ne me répondait pas. Il a fallu attendre dix ans pour qu’il ait une carte de séjour lui donnant le droit de travailler.”

20 “Artistiquement, j’ai été le premier à lui faire faire un disque. Or à l’époque, le n’goni était considéré seulement comme instrument accompagnant la chanteuse ou le chanteur, qui seuls avaient de l’importance aux yeux des Maliens. Ce disque a été l’élément d’une véritable reconnaissance de la part de ses compatriotes. Et puis, étant donné sa stature musicale et la confiance qu’il avait en nous, j’ai pu l’embarquer dans des aventures musicales auxquelles il ne s’attendait pas. Il a rencontré beaucoup de musiciens de jazz ; l’an dernier, il a joué avec le groupe pop Moriarty. Cette année, le Quatuor Béla compose spécialement à son attention une pièce pour n’goni et quatuor à cordes.”

21 “Moriba a une capacité d’adaptation extraordinaire. Au début, il marquait sur ses cordes l’emplacement pour jouer les dièses qui ne figurent pas dans la gamme pentatonique de la musique mandingue. À présent, il entend ces notes et connaît le système harmonique occidental. Inversement, il a aidé de nombreux musiciens à comprendre la musique mandingue. À tout point de vue, Moriba Koïta est le musicien le plus emblématique du festival : socialement, politiquement et artistiquement.”

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RÉSUMÉS

Du 21 novembre au 24 décembre, le festival Africolor invite à danser en Seine-Saint-Denis. Avec 25 concerts programmés dans 18 villes, pour sa 20e édition, le festival continue de privilégier la découverte d’artistes novateurs et la rencontre. La programmation est résolument ouverte à tous les genres, de la musique contemporaine au jazz, en passant par la musique baroque, l’improvisation ou le hip-hop, tous en dialogue fécond avec les musiques du continent africain. Rencontre avec Philippe Conrath, le créateur d’Africolor.

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Chroniques

Cinéma

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Amerrika Film palestinien de Cherien Dabis

André Videau

1 Tout d’abord, il est navrant qu’un film, à l’évidence palestinien, soit attribué pour des raisons mercantiles aux États-Unis, au et au Koweït ! On a évité les Iles Caïmans et le Lichtenstein, bien connus pour leurs compétences et leurs largesses cinématographiques. Ce genre d’annexion impérialiste ne cesse de nous chauffer les oreilles. Répétons, envers et contre tout, qu’Amerrika est un film essentiellement palestinien.

2 Ecoutez plutôt et regardez voir.

3 Lassée de la violence croissante qui règne au cœur des territoires de Cisjordanie occupés, mais aussi de l’absence de perspectives d’avenir pour Fadi, son fils unique (Melkar Muallem), Mouna, une femme divorcée et déterminée, décide, sur un coup de tête, d’aller tenter sa chance aux États-Unis.

4 Elle est munie d’un viatique opportunément gagné à la loterie et qui devrait faciliter son installation en terre promise, d’autant qu’elle rejoint la diaspora palestinienne nombreuse dans le Middle West et, en particulier, sa sœur, fixée depuis plus de quinze ans dans l’Illinois. Mais l’accueil mitigé de la famille Halaby n’est pas fait pour la rassurer. Le climat intercommunautaire se détériore. Le père médecin perd une partie de sa clientèle. Les enfants, tiraillés entre deux cultures, ont des comportements difficiles. Quant à Raghda, la sœur, elle sombre dans le rejet et la mélancolie et n’idéalise plus qu’une immigration à l’envers : le retour au pays natal. Hiam Abbas sème ici le trouble dans un rôle à contre-courant.

5 Mais Mouna ne se laisse pas abattre. Il faut célébrer la présence réconfortante de Nisreen Faour dans ce grand premier rôle. Aucune besogne ne lui répugne. Aucune rebuffade ne la décourage. L’empathie qui se dégage d’elle finit par triompher des situations les plus compromises par le racisme ambiant. La guerre d’Irak prolonge la guerre du Golfe. Un Bush succède à un autre. L’Amérique profonde a des problèmes de discernement. Derrière chaque type oriental, elle voit un Arabe ; derrière chaque Arabe, un Musulman intégriste ; derrière chaque barbu, un terroriste.

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6 La trame du film est de facture classique, la narration est fluide et souvent les situations ou les faits de société paraissent convenus.

7 Pourtant, il se dégage de l’ensemble une part de vérité irréfutable. On la doit sans doute aux emprunts que la réalisatrice, Cherien Dabis, fait à sa propre biographie. Ainsi des économies cachées dans la boîte à biscuits, des menus incidents quotidiens du fast- food White Castle de M. Novatzki (Joseph Zeigler), le brave universitaire sans préjugés, de la verve spontanée de certaines répliques, de la façon qu’ont les migrants de prononcer “AmeRRika”.

8 Un film simple et attachant, révélé par des comédiennes d’exception.

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Neuilly sa mère ! Film français de Gabriel Julien-Laferrière, d’après une idée de Djamel Bensalah

André Videau

1 La question mérite d’être posée.

2 Pourquoi n’y aurait-il pas un cinéma beur rigolo ?

3 Pour Djamel Bensalah, qui semble s’être spécialisé dans le genre depuis son premier court-métrage Y a du foutage de gueule dans l’air en 1996, la réponse ne fait pas de doute. Parmi ses réalisations qui voyaient la vie du bon côté, on pourrait citer Le ciel, les oiseaux et… ta mère – 1999 –, Il était une fois dans l’Oued – 2005. On reconnaît sa marque dans le dernier opus de Gabriel Julien-Laferrière Neuilly sa mère ! dont il est l’inspirateur.

4 L’affaire est entendue, il n’y a pas de mauvais sujets, tragiques ou comiques, il n’y a que des films réussis ou ratés, ou tout simplement médiocres ou passables. Et puis en définitive, c’est souvent le public qui tranche sur des critères qui peuvent nous étonner. Quoi qu’il en soit, la critique garde son droit de regard, fût-il brouillé par des indices de fréquentation et de satisfaction qui nous échappent. C’est souvent comme ça en démocratie et, faute de mieux, c’est très bien. Le nombre d’entrées et l’épaisseur du rire provoqué ne changent rien au jugement qu’on peut porter sur n’importe quelle “charlotade” de Zémouri ou autres1.

5 Il y a des titres qui à eux seuls pourraient servir de “pitch”. Celui-ci, tel un plan cadastral, nous dessine la topographie de la nouvelle lutte des classes et des races. Mais sur le modèle cool, mec !

6 Dans un contexte familial alambiqué, le jeune Sami Benboudaoud, 14 ans, toutes ses dents et une tchatche intarissable (Samy Seghir) se trouve propulsé de son HLM de Chalon-sur-Saône vers un hôtel particulier de Neuilly.

7 On imagine facilement les mésaventures désopilantes du petit prolo en Sarkoland, d’autant que le film fait d’incessantes incursions dans l’actualité.Tout cela donne pourtant une impression de “déjà vu à la télé” ou ailleurs, et ne soutient pas toujours la comparaison. Réussite beaucoup plus aboutie autour du dépaysement social, La vie est un long fleuve tranquille d’Etienne Chatiliez coule encore dans nos mémoires. Outre son thème rebattu, pour s’assurer d’un succès médiatique, le film a rassemblé une légion

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d’amuseurs qui donnent parfois la fâcheuse impression d’être venus faire des ménages : Valérie Lemercier, Josiane Balasko, Elie Semoun, Eric et Ramzy, Armelle, François- Xavier Demaison, Julien Courbey… Seuls à tirer leur épingle du jeu : le couple improbable Denis Podalydes/ Rachida Brackni, le hobereau un peu décadent Stanislas de Chazelles et sa femme Djamila, jeune avocate plus diplômée que Rachida Dati.

8 Comme s’ils avaient fait une bonne blague à Victor Hugo et à la Comédie-Française.2

NOTES

1. Digne des Charlots et non de Charlie Chaplin. 2. Où ils furent partenaires dans Ruy Blas.

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Le temps qu’il reste Film palestinien d’Elia Suleiman

André Videau

1 Après Chronique d’une disparition – 1998 –, Intervention divine – 2002 –, voici le troisième volet du triptyque auto-historique d’Elia Suleiman. Entre Paris et New York, le Liban et la Palestine, la conception de ce nouveau film a demandé plus d’obstination et soulevé plus de difficultés, mais la méthode reste la même. La nouveauté, c’est l‘approche plus évidente de la biographie, rythmée comme une valse à quatre temps.

2 Celui qu’un critique inspiré a qualifié de clown dépressif, qui utiliserait l’humour avec mauvaise humeur, nous revient avec une chronique plus intimiste située dans les territoires occupés par Israël depuis 1948 (il est né à Nazareth en 1960). Pour l’authenticité de la première période, il s’est appuyé sur des documents familiaux : notes rédigées par son père, correspondances adressées par sa mère à des parents ayant quitté la Palestine pour se fixer en diaspora. Tout cela se télescopant bien sûr avec des souvenirs obsessionnels, des pans de mémoire restaurés, des métaphores qui déplacent les lignes, des séquences répétitives proches de la pantomime.

3 C’est à travers les anecdotes que l’on peut tenter de décrypter cette apologie du non- sens. Comme des vignettes illustratives, les images se succèdent. Dès le début, un taxi bloqué par des pluies diluviennes sur une bretelle d’aéroport stoppe, et le chauffeur s’avoue incapable de conduire son client “à la maison”. Impassible, sur la banquette arrière, on reconnaît l’auteur-interprète Elie Suleiman, sa silhouette dégingandée, son regard ébahi. Après beaucoup d’images d’une vie, on retrouve le même, sans doute plus désorienté par ses valses hésitations, prêt à sauter à la perche au-dessus du mur qui sépare Israël des Territoires, performance onirique qui force à choisir entre l’Orient et l’Occident.

4 Entre-temps, on a suivi les péripéties d’une vie : de l’école primaire, où les fillettes devaient se produire à la chorale hébraïque et où le petit rebelle se faisait tancer pour avoir dénoncé l’impérialisme américain, à l’âge adulte et à la résistance du père comme du fils à l’occupation. Sans que jamais soit résolu le lancinant problème de la prédominance. Tandis que la patrouille israélienne est cantonnée dans les camions militaires, les soldats aperçoivent aux fenêtres de jeunes Arabes se trémousser dans

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une boum autorisée. Ne leur reste plus qu’à fredonner les tubes technos internationaux.

5 Une dernière pièce à apporter à ce dossier tragico-cocasse. Peut-être la plus éloquente dans son laconisme.

6 À l’approche du couvre-feu. Un soldat à une passante qui s’attarde : “Rentre chez toi !” Réponse impassible : “Toi, rentre chez toi.”

7 Elia Suleiman a poussé son système à une sorte de perfection. Tragique et burlesque ont une part indissociable dans nos émotions.

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Ordinary people Film serbe de Vladimir Perisic

André Videau

1 Petit matin ordinaire dans un casernement encore anonyme. Les hommes ont du mal à se tirer du sommeil. Ordres laconiques, gestes mécaniques qui font plus de bruit que les paroles. Lits au carré. Toilette sommaire. On est sans doute quelque part dans les Balkans.

2 Sept soldats sont désignés pour une mission qui nécessite un trajet en bus, un armement individuel, des caisses de munitions. Les interrogations restent sans réponses. À Dzoni, jeune recrue (Relja Popovic) qui essaie de s’informer, un compagnon plus mature conseille la discrétion : “Pose pas trop de questions.” Le spectateur est réduit à encore plus d’ignorance. Seule la rugosité du langage rappelle les Balkans. On est quelque part dans l’ex-Yougoslavie qui se déchire. Une guerre larvée qui n’ose pas dire son nom. Le trajet est encore long, chaotique, à travers une nature écrasée de chaleur (37°). On échange une gorgée d’eau, une cigarette, quelques confidences d’abord anodines, puis beaucoup plus personnelles (enfant, Dzoni accompagnait son père à la pèche…).

3 La vérité éclatera comme des balles dans la peau. Le commando était un peloton d’exécutions sommaires. L’expédition punitive un prétexte, relayé par les mensonges de la radio officielle. Les braves types vont se transformer en monstres, à grand renfort de breuvages alcoolisés pour étouffer les scrupules. Ils feront même du zèle dans l’ignominie. Dzoni, le pur, avec son visage poupin, à peine sorti de l’enfance, ne sera pas le dernier à céder au démon. Comme un ange exterminateur.

4 Ce film est né d’un travail en ateliers (en résidence au Festival de Cannes en 2005). Son propos est de dénoncer la violence ordinaire, pas seulement en temps de guerre, puisqu’ici la nature paisible semble se désolidariser de l’action. Peut-être que cette volonté démonstrative, renforcée par le jeu minimaliste d’acteurs non professionnels, donne parfois une certaine raideur théorique (le fameux effet Lucifer par exemple, transposable dans des situations autres que guerrières).

5 C’est pourtant ce qui en fait la force, puisqu’il donne à l’auteur la possibilité d’analyser, presque scientifiquement, les comportements de violence générés par les conflits. Et

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puis, au final, n’y a-t-il pas une autre leçon, plus subversive ? Quand la situation bascule dans l’irrationnel et l’inhumain, il est légitime, voire nécessaire, de résister.

6 Dans son dépouillement, ce film est fait pour heurter les mauvaises consciences.

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Chroniques

Livres

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Pierre Assouline, Les Invités Gallimard, 2009, 207 pages, 17,90 euros

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Pierre Assouline - Les Invités, Gallimard, 2009, 207 pages, 17,90 euros

1 Pierre Assouline, journaliste, romancier, essayiste, biographe (Marcel Dassault, Simenon, Gaston Gallimard, Jean Jardin, Kahnweiler, Albert Londres ou encore Hergé) et blogueur à succès, aborde, avec Les Invités, la difficile question de l’identité, du rapport à l’Autre, des préjugés et des imaginaires nationaux qui emprisonnent et blessent les nouveaux venus.

2 Tout cela est traité de manière originale : un dîner. Un dîner au cœur du VIIe arrondissement de Paris, où s’épanouit, hautaine et dominatrice, une grande bourgeoisie fière de donner à la nation tout entière le “la” des us et coutumes.

3 Ce soir, ce sont Sophie du Vivier et son époux Thibault qui régalent. Ils ont convié Stanislas Sévillano, “célibataire confirmé” ; “Son-Excellence-Alexandre” et sa femme Marie- Do ; Erwan et Sybil Costière, de la belle graine de nouveaux riches, “formatés plutôt que formés” ; les Le Châtelard, lui Adrien, avocat de renom, et elle Christina, “la présence” énigmatique… George Banon campe un industriel canadien avec qui Thibault souhaiterait bien conclure un contrat. Joséphine, directrice de programme sur une chaîne câblée, incarne le monde peu flatteur des médias. Enfin, pour ce texte, spirituel et littéraire à souhait, les Dandieu. Lui est écrivain et membre de l’Académie française.

4 Sans oublier Sonia, la bonne ! Ainsi prénommée par sa patronne qui trouve son prénom imprononçable et sans doute bien malséant : Oumelkheir.

5 Pour ne pas être treize à table, elle se retrouve au milieu des convives qu’elle était censée, quelques minutes auparavant, servir et desservir. Très vite, sous les traits de Sophie, Oumelkheir sera démasquée par la perfide Marie-Do. La prouesse d’Assouline est d’avoir transposé autour de cette table les tensions intérieures, les pressions subies, les peurs et les angoisses, mais aussi le regard distancé, amusé, parfois moqueur, de

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l’étranger, de l’immigré ou du Français “de branche”, candidat à une communauté de destin national avec ces Français de souche ou supposés tels.Ici, c’est la France qui est à table, tandis que le clandestin s’active et ronge son frein en cuisine. Une France qui refuserait de se voir et de se reconnaître pour ce qu’elle est devenue depuis des lustres. Le conflit de classe s’emberlificote, donc l’arantèle identitaire.

6 Bien sûr, Sonia-Oumelkheir, qui n’aspirait à rien d’autre qu’à la paix, occupera le centre des discussions. Cette Française aux lointaines origines marocaines, née à Marseille du côté de l’Éstaque, en remontrera à ses commensaux d’un soir. Mais, que de pressions et d’anxiétés ! Il lui faut être à la hauteur, ne pas choquer, ne pas risquer de perdre sa place. D’être renvoyée ! En silence, elle essuie les incompréhensions, les fautes de goût, les rebuffades, les cruautés. Pour une furtive complicité, combien de honte bue, de paroles restées coincées au travers de la gorge, de vexations, de doigts de pieds tordus plutôt que de “laisser échapper un cri, un mot, une humeur”.

7 Les sujets de discussion n’étonneront pas : la prononciation impossible du curieux prénom ; les “discriminations positives” et autres passe-droits offerts aux “ pauvres ” qui, comme Sonia-Oumelkheir, réussissent à se hisser au-dessus de la mêlée. Et d’ailleurs, est-elle entièrement Française ? La culture ou le pays d’origine sont réduits à un exotisme touristique, de même que les immigrés et leurs descendants français se voient réduits à une population arabe et musulmane : “Tout ça c’est pareil !” Rien ne sera épargné à la jeune femme, jusqu’au : “Et vous vous plaisez chez nous ?” Encore et toujours considérée au mieux comme une invitée au pire comme une intruse. Viennent ensuite les poncifs sur la langue arabe réduite à des “appels au meurtre ou à l’apologie de la terreur” (il faut relire Assia Djebar) et, bien sûr, des incontournables : l’islam, l’excision, la circoncision, les vertus comparées du métissage à la canadienne et de l’intégration à la hussarde républicaine, le regroupement familial, les “victimes professionnelles”, le dénigrement des médecins diplômés à l’étranger qui officient à l’hôpital public…

8 Comme le confie Banon à Sonia : “votre présence a fait sortir des choses qui ne sortent jamais. Tout ce que la société enfouit en espérant que jamais personne n’aura le mauvais goût de le déterrer. Il suffit de pas grand-chose. Treize et puis… Toute la poussière sort, fait tousser, étouffe…”

9 Qu’importe, pour Sonia, “l’âme de la France, ça a toujours été ses étrangers. Ce sont eux qui la rappellent à sa grandeur, car ils l’aiment pour ça. Il faut toujours en faire plus que les Français pour espérer devenir pleinement Français sans se renier pour autant. C’est comme ça que ses ‘étrangers’ tirent ce pays vers le haut”.

10 Tout cela est féroce mais pas univoque. Assouline est trop subtil pour réduire ses personnages à des caricatures. Dans cette “comédie des masques”, la fin de soirée laissera entrevoir quelques bien humaines fragilités.

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Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité Édition Raisons d’agir, 2009, 157 pages, 7 euros

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Walter Benn Michaels - La Diversité contre l’égalité, édition Raisons d’agir, 2009, 157 pages, 7 euros

1 Voici un petit livre qui contient une idée unique. Une idée qui n’est peut-être pas dans l’air du temps, mais qui rappelle à nos mémoires oublieuses de ce début du XXIe siècle si ce n’est quelques vérités, à tout le moins quelques considérations remises au goût du jour au XIXe siècle. Pour Walter Benn Michaels, on a beau s’éreinter et s’agiter tels des cabris en faveur de la lutte contre les discriminations et en faveur de discriminations positives, en faveur du respect de la diversité des hommes et de leurs cultures, commémorer à tout va qui la mémoire de la Shoah, qui les traites négrières, qui les horreurs du colonialisme et autres génocides…, rien n’y fera ! Tout cela est bien joli, décliné à droite comme à gauche, du côté de l’actuelle présidence comme du côté des Indigènes de la république, rien ne résiste à l’obstination de Walter Benn Michaels : l’injonction du respect de la diversité ne sert à rien d’autre qu’à justifier ou empêcher de remettre en question, “réduire”, “combler”, l’inégalité suprême, celle qui depuis toujours divise les hommes, celle que Cossery a admirablement mise en scène dans ses romans : l’inégalité entre les riches et les pauvres ! Et si, citant Carla Bruni-Sarkozy qui soutient l’action de Yazid Sabeg, “il faut aider les élites à changer”, ce n’est pas, précise l’auteur, pour “remettre si peu que ce soit en cause leur statut d’élite, mais pour les rendre plus noires, plus multiculturelles, plus féminines – le rêve américain”.

2 Un point de vue radical est ici défendu : à l’instar des races qui n’existent pas, les cultures aussi n’existeraient pas. Pourtant, Walter Benn Michaels montre comment les races sont réinventées comme entités sociales ou culturelles – le Sartre de Réflexions sur la question juive est ici mobilisé. Le mot “culture” serait “devenu aujourd’hui un quasi-

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synonyme d’“identité raciale” jouant “en partie un rôle de substitut à l’identité raciale”. Partant, “la diversité n’est pas un moyen d’instaurer l’égalité ; c’est une méthode de gestion de l’inégalité”. “Pendant ce temps, l’idée, elle vraiment radicale, d’une redistribution des richesses, devient quasi impensable.” Walter Benn Michaels convoque plusieurs indicateurs, connus de tous mais qui n’émeuvent plus personne : scolarité et formation, accès à l’information, santé, modes de consommation, violences, notamment conjugales… pour rappeler que les inégalités croissent, et avec elles, les taux de pauvreté. Alors on se rassure en “ethnicisant” ou “racialisant” les statistiques, laissant croire que les discriminations seraient les principales causes de la pauvreté, au lieu d’accuser les disparités économiques dans l’accès à la santé, aux formations… Pour l’auteur “le problème ce n’est pas le racisme, c’est le néolibéralisme”. “L’inconvénient de la diversité n’est donc pas seulement qu’elle ne résoudra pas le problème de l’inégalité économique ; c’est qu’elle va jusqu’à nous masquer l’existence de ce problème.”

3 L’autre hic de la discrimination positive est “qu’elle génère l’illusion qu’il existe vraiment une méritocratie”. On ne devient pas riche ou puissant du fait de la richesse et surtout du patrimoine accumulé par ses parents, mais parce que, par son travail, on aurait mérité de se retrouver là où l’on est. La discrimination positive remplirait une fonction de légitimation : les riches méritent leur richesse.

4 “Dans un monde idéal, la diversité ne ferait l’objet d’aucune célébration, quelle qu’elle soit – d’aucun soutien non plus – parce que, dans un monde idéal, la question de savoir avec qui vous avez envie de coucher ne serait un sujet de préoccupation que pour vous et les personnes concernées. Il en irait de même pour la couleur de votre peau […].” Comme l’écrivait le marocain Driss Chraïbi : “Une appartenance ethnique – voire un patronyme – n’est qu’une étiquette du langage, il me semble. Ce n’est pas une identité. L’identité est ce qui demeure primordial le long d’une existence, jusqu’au dernier souffle : la moelle des os, l’appétit flamboyant des organes, la source qui bat dans la poitrine et irrigue la personne humaine en une multitude de ruisseaux rouges, le désir qui naît en premier et meurt en dernier.” Exit donc, au moins sur un plan politique, l’identité, la culture, les discriminations positives et autres balivernes différentialistes comme les tout nouveaux “ressentis d’appartenance”.

5 Pour être tout à fait clair, Walter Benn Michaels conclut à la hussarde : si la gauche – américaine ou française – se serait fourvoyé dans l’antiracisme en devenant “une sorte de département des ressources humaines de la droite”, la droite, elle, “veut des guerres des cultures, et non des luttes de classes : tant que les affrontements concernent l’identité plutôt que la richesse, peu lui importe qui les gagne”.

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Jean-Michel Guénassia, Le Club des Incorrigibles Optimistes Paris, Albin Michel, 2009, 768 p., 23,90 euros

Terence Carbin

RÉFÉRENCE

Jean-Michel Guénassia - Le Club des Incorrigibles Optimistes, Paris, Albin Michel, 2009, 768 p., 23,90 euros

1 La littérature avait, naguère, cette supériorité impériale qui faisait dire, en refermant un livre : c’est un très bon livre. Depuis, elle a été détrônée par un art qui lui est infiniment supérieur et qui fait dire dès la moitié d’un roman : cela ferait un très bon film.

2 Un roman qui débute par un enterrement et fini par un enterrement au bout de 760 pages n’est pas très engageant. Et pourtant, on s’engage. Mieux, on partage la vie du héros. On est Michel, 11 ans à l’arrivée de Mongénéral ; on est Michel, petit-fils d’un ouvrier immigré d’Italie et fils d’une maman cousue de bourgeoisie ; on est Michel pendant 5 ans de sa vie au quartier Latin ; on est cet adolescent de la décolonisation qui subit le rapatriement d’une partie de sa famille et se moque de l’accent pied-noir de ses cousins ; on est ce presque adulte qui va à Henri-IV et obtient son baccalauréat, vit son premier choc amoureux (au sens premier) et son corollaire, le chagrin...

3 Nous sommes dans ces drôles d’années qui tournent autour de l’an 1960. Le rock vient de déferler dans l’Hexagone, la guerre d’Algérie éparpille les familles, le communisme dresse son mur rouge de froideur, un mur absurde qui tombera en 1989, de guerre lasse. En ces années-là, les convictions sont vissées aux viscères ; en avoir est plus important que d’accéder au confort électroménager. On fait déjà le ménage dans l’Algérie française, on fait le ménage dans cette Union Soviétique offrant un bonheur qui met en fuite ses ressortissants.

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4 Le jeune Michel, très doué pour la lecture en marchant, tire, intrigué, le rideau du fond du café où il dispute (et gagne) des parties de baby-foot et y découvre... Sartre et Kessel, pliés de rire en compagnie de ces fuyards aspirant à la liberté venus du froid qui ne pensent qu’à jouer aux échecs, à boire, à rire et à laisser des ardoises au patron complaisant du Balto. On boit mais on ne broie pas du noir : derrière le rideau, le C.I.O, le Club des Incorrigibles Optimistes, où l’on s’engueule et compare les régimes les plus absurdement totalitaire : “Moi on m’a accusé de sabotage parce que je suis arrivé en retard à mon travail ; moi, d’espionnage parce que j’étais en avance ; et moi je suis arrivé à l’heure et l’on m’a accusé d’avoir acheté ma montre à l’Ouest.” L’optimisme est un sport dont les épreuves font office d’entraînement.

5 Vivre son adolescence française en ces années-là, c’est vivre la liberté comme le rock n’ roll : en mode binaire. Est ou Ouest, Algérie française ou FLN, bourgeois ou ouvrier, rock ou classique, matheux ou littéraire. Au Balto, on passe ses jours à jouer aux échecs, comme pour rejouer l’échec d’un système absurde qui broie l’homme absurdement. Michel qui côtoie ces pions russes, tchèques, hongrois, grecs, échappés de l’échiquier politique, a dû, à son tour, passer un rideau autrement plus souple qu’un rideau de fer pour basculer dans l’âge d’homme.

6 En refermant le livre de J.-M. Guenassia, on se dit que ça ferait un très bon film. Parce qu’on a le désir simple de voir son roman s’animer, tant il est cinématographique. Parce qu’on s’interroge : sont-ce des souvenirs ? Les évènements se sont-ils déroulés tels que racontés ? Parce qu’on n’a pas vécu cette période, on vérifie plusieurs fois que, sur la couverture, il est bien écrit “roman”. On apprend plus tard que l’auteur est scénariste. C’était donc ça ! Mais 760 pages étaient-elles nécessaires pour nous faire entrer dans l’Histoire ? Cela dépend : reproche-t-on à Delacroix d’avoir réalisé en grand format La liberté guidant le peuple ?

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