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UNIVERSITÉ PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS U.F.R. 8 Sciences de l'Éducation, Psychanalyse et Français Langue Étrangère (S.E.P.F.)

N° attribué par la bibliothèque / / / / / / / / / / /

THÈSE Pour obtenir le grade de Docteur de l'Université Paris 8 Discipline : Psychanalyse

Présentée par Ana-Maria MUÑOZ-TRUJILLO DE SHIVER

Titre

Érotisme et perversion dans l’œuvre picturale de Balthazar Klossowski ou « Balthus de l’autre côté du miroir » Étude psychanalytique sur la peinture.

Directeur de Thèse : Pr. Gérard WAJCMAN Co-directeur : Pr. Gérard MILLER

JURY Pr. Hervé CASTANET Pr. Josiane PACCAUD-HUGUET

« L’enfance est un pays que l’on traverse sans s’en rendre compte. Arrivé aux frontières, si l’on se retourne, on remarque le paysage, mais c’est déjà trop tard… J’ai longtemps pensé qu’il y avait une seule manière de la regagner : par le souvenir... La mémoire parfois, sous l’effet de la volonté ou d’une sensation, permet d’en découvrir des fossiles. Or il existe un autre chemin, pas souterrain celui-là, moins obscur, qui redonne accès à ce territoire lointain : l’art ! »

E. E. Schmitt. Ma vie avec Mozart. Ninguna pintura puede contar porque ninguna transcurre. La pintura nos enfrenta à realidades definitivas, incambiables, inmóviles. En ningún cuadro, sin excluir a los que tiene por tema acontecimientos reales o sobre naturales y a los que nos dan la impresión o la sensación del movimiento, pasa algo. En los cuadros las cosas están, no pasan. Hablar y escribir, contar y pensar, es transcurrir, ir de un lado a otro: pasar. Un cuadro tiene límites espaciales pero no tiene ni principio ni fin; un texto es una sucesión que comienza en un punto y acaba en otro. Escribir y hablar es trazar un camino: inventar, recordar, imaginar, una trayectoria, ir hacia… La pintura nos ofrece una visión, la literatura nos invita a buscarla y así trazar un camino imaginario hacia ella. La pintura constituye presencias, la literatura emite sentidos y después corre tras ellos. El sentido es aquello que emite las palabras y que esta mas allá de ellas, aquello que se fuga entre las mallas de las palabras y que ellas quisieran retener o atrapar. El sentido no está en el texto sino afuera. Estas palabras que escribo andan en busca de su sentido y en esto consiste todo su sentido.

Octavio Paz El Mono Gramático Seix Barral 1974 A Dominique Le Millour † Avec mes remerciements les plus grands du monde... pour m' avoir légué son plus beau et grand trésor...

A mon cher mari Charles-Olen Shiver...Qui m'a appris tendrement et avec beaucoup de patience que : « La terre pouvait être bleue comme une orange !»

A mon très cher Marwan Ben Mebarek pour son indéfectible et tendre soutien.

A mi querido y entrañable amigo y maestro :Rafael Barajas Castro † pionero del Psicoanalsis en México...Gracias mil por sus palabras de aliento... Remerciements

Je remercie M. Le Professeur Gérard WAJCMAN de m'avoir fait l'honneur de diriger cette thèse de Doctorat et de l'avoir éclairée de sa franchise, de sa lucidité et de sa compréhension.

Je remercie Messieurs les Professeurs Hervé CASTANET et Madame Josiane PACCAUD-HUGUET d'avoir accepté de faire partie de mon jury de thèse.

Je remercie ma chère sœur aînée Maria-Edith d'avoir inspiré, nourri et entretenu pendant mon enfance mon goût immodéré pour la littérature et l'art.

Je remercie mes amis Alejandra Espinoza, Laura Tarcia, Maria del Socorro Suarez, Viridiana Algarra, Zineb Benghadda, Manuel Mendez, Mauricio Ayala, Bulmaro Salazar, Maurice Ly ainsi que mes amis les artistes de la ''Vache Bleue'' et toute ma famille pour leur indéfectible soutien pendant les temps difficiles et tout au long de la rédaction de ma thèse.

Je remercie, enfin, mon cher mari Olen Shiver à qui je reste redevable au-delà des mots pour son indéfectible soutien et amour, pour qui cette tentative de « condecoración » demeure, en dépit de mes efforts, un inestimable cryptogramme.

Table des matières

INTRODUCTION...... 15

CHAPITRE I : REPÈRES THÉORIQUES: Linéaments Freudien et Lacanien sur la création artistique et l'art...... 22 1.1. Contribution Freudienne sur la création artistique...... 22 1.2 Du jeu comme activité créative et quête du soi à la mise en jeu du fantasme...... 28 I.3 L’orientation lacanienne sur l’art...... 39 1.3.1 Théories lacaniennes sur l’art. « Premier moment, le vase »...... 42 1.3.2 Les arts de l’anamorphose: « Second moment, le crâne »...... 47 1.3.3 Le corps et la signification phallique dans le tableau: Les Ménines de Vélasquez...... 55

CHAPITRE II Contribution post-freudienne sur l’équation symbolique de la Phallus=Girl...... 63 2.1 Otto Fenichel et l'équation symbolique de la Phallus=Girl...... 63 2.2 Le pubère, l'impubère et l'image phallique chez Lacan...... 69

CHAPITRE III L’œuvre de Lewis Carroll comme source d’inspiration pour Balthus...... 76 3.1 De la filiation littéraire à la construction picturale...... 76

3.2 « Hommage rendu à Lewis Carroll » Contexte historique...... 79

3.3 La genèse du récit : les circonstances de la création d'Alice par Lewis Carroll...... 93

8 3.4 Lewis Carroll photographe...... 97 3.5 Les photos des petites filles...... 101 3.6 De la photo des fillettes déguisées au nu intégral...... 105 3.7 L’abandon de la photographie...... 116

CHAPITRE IV Balthus, la naissance d’un mythe…...... 123 4.1 « Le vert paradis de l'enfance »...... 123 4.2 Jeunesse et formation d’un peintre « solitaire et en décalage avec son siècle. » ...... 134 4.3 Le tour en Italie: « un voyage à contre-courant »...... 146 4.4 La peinture : « comme un arrêt du temps »...... 160 4.5 Balthus: « la révolte du maudit... Je suis »...... 175

CHAPITRE V La première exposition à Paris 1934...... 191 5.1 La Rue de Balthus...... 191 5.1.1 La leçon de guitare...... 205 5.1.2 La Fenêtre ...... 217 5.2 Alice dans le miroir...... 221 5.2.1 ...Ou de l’autre côté d’Alice ! ...... 231

CHAPITRE VI « Le Peintre et ses modèles »...... 241 6.1 « Variations sur le portrait mondain »: Tableaux d'artistes, écrivains, intellectuels et marchands d'art...... 241

CHAPITRE VII À la Lumière des jeunes filles en fleur de Balthus..262 7.1 L’énigme inquiétante de l’enfance dans le corps de la jeune fille...... 262 7.2 Variations sur les tableaux de Thérèse et l'extase de l’enfance...... 266 7.3 Quelques tableaux d'après guerre: « Les cauchemars de l’histoire ».....279

9 CHAPITRE VIII- Maintenir à jamais ce qui disparaît déjà...... 295 8.1 Portraits: « des petites filles rêvant qu’elles sont femmes ou femmes rêvant qu’elles sont des petites filles... » ...... 295 8.2 Images de l'intime...... 298 8.3 « Un exil volontaire au château de CHASSY »...... 301 8.3.1 L'onirisme dans la représentation de La Phalène de Balthus...... 303 8.4 Les années de direction de la Villa Médicis...... 307 8.5 Rossinière : La dernière source d'inspiration pour Balthus...... 311 8.5.1 Les tableaux des anges : « Pièges à regard »...... 315

CONCLUSION ...... 323

ANNEXE I: Chronologie biographique de Balthus ...... 332

BIBLIOGRAPHIE ...... 336 Psychanalyse...... 336 Bibliographie de thèse sur Balthus ...... 338 Romans ...... 340 Catalogues d'expositions...... 340 Revues, journaux, autres ouvrages...... 340 Films et vidéos ...... 341 Œuvres de Lewis Carroll...... 341 Œuvres sur Lewis Carroll...... 341 Articles et essais...... 342 Arts et autres...... 343

10 ILLUSTRATIONS...... 345

Illustration 1: Portrait, Les Ambassadeurs, Hans Holbein le jeune...... 346 Illustration 2: Portrait, Les Ménines, Vélasquez D...... 347 Illustration 3: Portrait, Amour et Psyche , Zucchi...... 348 Illustration 4: Photographie d'Alice Lidell, La Petite Mendiante, L. Carroll, 1858...... 349 Illustration 5: Photographie d'Agnes Weld The little red riding-hood , L. Carroll, 1857...... 350 Illustration 6: Photographie d'Alice Jane Donkin The Elopement, L. Carroll, 1862...... 351 Illustration 7: Photographie d'Irene Mac Donald It Won't come smooth, L. Carroll, 1863 ...... 352 Illustration 8: Photographie de Julia Arnold, L. Carroll, 1865...... 353 Illustration 9: Photographie de Xie Kitchin, L. Carroll, 1875...... 354 Illustration 10: Photographie d'Evelyn Hatch, L. Carroll, 1879...... 354 Illustration 11: Balthus, Mitsou...... 355 Illustration 12a: Balthus, Mitsou...... 356 Illustration 12b: Balthus, Mitsou...... 357 Illustration 12c: Balthus, Mitsou ...... 358 Illustration 13: Balthus, Résurrection (copie d'après Piero della Francesca), 1926...... 359 Illustration 14: Balthus, Enfants au Luxembourg 1925...... 360 Illustration 15: Balthus, Nu allongé, 1925-26...... 360 Illustration 16: Balthus, Nu debout, 1925-26...... 361 Illustration 17: Balthus, Les quatre Evangélistes et Le Bon Pasteur, 1927...... 362 Illustration 18: Balthus, Orage au Luxembourg, 1928...... 362 Illustration 19: Balthus, Place de l'Odéon, 1928...... 363

11 Illustration 20: Balthus, Le Pont Neuf, 1928...... 364 Illustration 21: Balthus, Les Quais, 1929...... 365 Illustration 22: Bonnard, La famille au jardin (Le grand temps), 1901...... 366 Illustration 23: Bonnard, Le Tramway Vert 1901...... 367 Illustration 24: Bonnard, La Place Clichy...... 368 Illustration 25: Bonnard, Café du Petit Poucet, Place Clichy, 1928...... 368 Illustration 26: Balthus, La Rue, 1929...... 369 Illustration 27: Balthus, la Caserne, 1933...... 370 Illustration 28a: Balthus, Illustrations pour Wuthering Heigts (les hauts de Hurlevent), d'Emily Brontë,1932-1935...... 371 Illustration 28b: Balthus, Illustrations pour Wuthering Heigts (les hauts de Hurlevent), d'Emily Brontë,1932-1935...... 372 Illustration 29: Photographie de la collection de Paul Eluard, in Minotaure, 7 , juin 1935...... 373 Illustration 30: Balthus, La Toilette de Cathy, 1933...... 374 Illustration 31: Balthus, La Rue, 1933...... 375 Illustration 32: Balthus, détail de La Rue, 1933...... 376 Illustration 33: Balthus, La Leçon de guitare, 1934...... 377 Illustration 34: Balthus, étude pour La Leçon de guitare,1949...... 378 Illustration 35: Balthus, sans titre, 1963...... 379 Illustration 36: Balthus, La Fenêtre (La Peur des fantômes), 1933 (final)...380 Illustration 37: Balthus, La Fenêtre (La Peur des fantômes), 1933 (premier état)...... 381 Illustration 38: Balthus, Alice (dans le miroir), 1933...... 382 Illustration 39: Balthus, Madame Pierre Loeb, 1934...... 383 Illustration 40: Balthus, Lady Abdy, 1935...... 384 Illustration 41: Balthus, La famille Mouron-Cassandre, 1935...... 385

12 Illustration 42: Balthus, Madame Leila Caetani (Jeune femme dans le parc), 1935...... 386 Illustration 43: Balthus, Le Roi des chats, 1935...... 387 Illustration 44: Balthus, Portrait de la vicomtesse de Noailles, 1936...... 388 Illustration 45: Balthus, Portrait d'André Derain, 1936...... 389 Illustration 46: Balthus, Roger et son fils, 1936...... 390 Illustration 47: Balthus, Joan Miro et sa fille Dolorès, 1936...... 391 Illustration 48: Balthus, Portrait de Thérèse, 1936...... 392 Illustration 49: Balthus, Frère et sœur, 1936...... 393 Illustration 50: Balthus, Jeune fille au chat, 1937...... 394 Illustration 51: Balthus, Les Enfants Blanchard, 1937...... 395 Illustration 52: Balthus, Thérèse rêvant,1938...... 396 Illustration 53: Balthus, Thérèse sur une banquette,1939...... 397 Illustration 54: Balthus, La Victime, 1939 - 1946...... 398 Illustration 55: Balthus, La Chambre, 1952 - 1954...... 399 Illustration 56: Balthus, Le Passage du Commerce-Saint-André, 1952 - 1954...400 Illustration 57: Balthus, La Chambre, 1947-1948...... 401 Illustration 58: Balthus, Nu au chat, 1948 - 1950...... 402 Illustration 59: Balthus, Jeune fille à sa toilette, 1949 – 1951...... 403 Illustration 60: Balthus, Nu aux bras levés, 1951...... 404 Illustration 61: Balthus, Le Drap bleu, 1958...... 405 Illustration 62: Balthus, La Phalène, 1959...... 406 Illustration 63: Balthus, La Chambre turque, 1963-1966...... 407 Illustration 64: Balthus, Japonaise au miroir noir, 1967-1976...... 408 Illustration 65: Balthus, Japonaise à la table rouge 1967-1976...... 409 Illustration 66: Balthus, Katia lisant, 1968-1976...... 410 Illustration 67: Balthus, Nu de profil, 1973-1977...... 411

13 Illustration 68: Balthus, Nu au repos, 1977...... 412 Illustration 69: Balthus, Le Lever, 1975-1978...... 413 Illustration 70: Balthus, Le Chat au miroir, 1977-1980...... 414 Illustration 71: Balthus, Nu au foulard, 1981-1982...... 415 Illustration 72: Balthus, Nu au miroir, 1981-1983...... 416 Illustration 73: Balthus, Nu à la guitare,1983-1986...... 417 Illustration 74: Balthus, Grande Composition au corbeau, 1983-1986...... 418 Illustration 75: Balthus, Le Chat au miroir II, 1986-1989...... 419 Illustration 76: Balthus, Le Chat au miroir III, 1989-1994...... 420 Illustration 77: Balthus, Jeune fille à la mandoline, 2000-2001...... 421

14 INTRODUCTION

C’est suite à la réalisation d’une première recherche de notre part à propos de l’objet fétiche et de l’équation Phallus=Girl, dans le roman de Vladimir

Nabokov « Lolita1 » qu’a surgie en nous l’idée d’interroger à travers la particularité propre à l’art, l’œuvre picturale de Balthazar Klossowski De

Rola dit Balthus. Au cours de cette recherche, une peinture utilisée pour la couverture d’une édition en anglais de Lolita et intitulée The girl and cat nous a permis de découvrir que toute une partie des toiles de Balthus était peuplée de ces fillettes, jambes écartées, qui, sous leurs courtes jupes, dévoilent une culotte provocatrice et qui sont pour lui l’innocence même. De ces jeunes filles, il fera le commentaire suivant : «je trouve qu’il n’y a rien de plus beau qu’une jeune fille. Certains ont voulu y voir de l’érotisme… Ce sont des anges !»2 Il dira même, en s’offusquant presque, que ceux qui trouvent un érotisme trouble ou quelque obscure fascination, refusent seulement la candeur du naturel. Que quelqu’un puisse comparer ces chastes enfants à une quelconque Lolita le met en colère. Ces tableaux ne sont « que la réalité telle que son œil la voit, rien de plus. Quant à une toile aussi

1 MUÑOZ-TRUJILLO Ana-Maria, Quelques approches de l’objet fétiche et l’équation Phallus=Girl dans Mémoire de DESU, 2001. 2 BELILOS Marlène, La cérémonie du thé : rencontre avec Balthus, la cause freudienne, N° 46, Paris, Navarin, Seuil.

15 dérangeante que La leçon de guitare, il préfère simplement l’oublier.»3

Balthus se déclarait avant tout peintre religieux et son œuvre l’héritière de grands maîtres du passé tels que Piero Della Francesca et Poussin. Il répétera inlassablement à ses interlocuteurs les dernières années de sa vie : «L’acte de peindre est lui-même une prière».4 Tel était l’artiste. Il élude pour mieux se faire entendre, il se cache pour mieux se faire voir, un constat que nous avons fait grâce à un nombre considérable de travaux, livres et films consacrés à l’artiste et à l’étude de son œuvre. Beaucoup d’entre eux dithyrambiques et d’autres véritables règlements de comptes, mais qui ont sans doute contribué

à la création et au développement de la légende de ce peintre « solitaire en décalage avec son siècle ». Quelques ouvrages, dont ceux de Jean Leymarie

(1978), Sabine Rewald (1984), Claude Roy (1996), Jean Clair et Nicholas

Fox Weber (1999), ainsi que Raphaël Aubert (2005), Mieke Bal et Rose-

Marie Gropp (2008) et Camille Viéville (2011), etc., reconnaissent la valeur artistique incontestable de l’œuvre, posent et appellent un grand nombre de questions à propos de l’homme, de l’artiste, de sa vie et des circonstances de sa création. En effet, tel qu'il a été souligné a juste titre par Neville Rowley dans un cycle de conférences dédié au peintre à L'école du Louvre, Balthus :

« en faisant de sa vie une œuvre d'art s'est retrouvé pris à son propre piège : le

3 MARCABRU Pierre, Le jeu de masques de Balthus, Le figaro littéraire, jeudi 15 mai 2003. 4 JAUNIN Françoise, « Balthus. Les méditations d’un promeneur solitaire de la peinture », Lausanne, Bibliothèque des arts, 1999, p.20.

16 grand public s'est toujours plus intéressé à ses hauts faits, réels ou supposés, qu'à sa peinture en tant que telle »5.

C’est donc à partir de ces nombreux ouvrages que nous avons tenté une approche des articulations entre l’art plastique et ce que certains ont catalogué d’« érotique », voire de « pervers » dans ces œuvres, car l'œuvre de

Balthus pose de nombreuses questions qui rebondissent chez le spectateur, certains de ses commentaires faits sur ces toiles ne prendront de sens que dans le contexte de ses références.

C’est pourquoi nous aborderons d’autres productions artistiques et tout particulièrement une partie de l’œuvre écrite et photographique de Lewis

Carroll, car, comme le témoignera le frère aîné du peintre, Pierre Klossowski dans son texte: Du tableau vivant dans la peinture de Balthus, l’œuvre de

Carroll incarne pour l’artiste une grande importance ainsi que les images de

Struwwelpeter et les images d'Épinal des années 1930, qui furent parmi les livres qui révélèrent à Balthus enfant la puissance des images6. Le spectateur, en effet, n’ira pas bien loin dans son œuvre « s’il ne garde pas à l’esprit les illustrations de Tenniel pour Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll ».

Cependant, le témoignage de Pierre Klossowski ainsi que certains propos

5 ROWLEY Neville, École du Louvre, Cycle de découverte, Balthus, Septembre-octobre 2013. 6P. Klossowski, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, Centre George Pompidou, Paris, 1984, p.83.

17 tenus par Balthus dans sa jeunesse, comme lorsqu'il confia à un ami : « Je voudrais rester toujours un enfant7 » et « n’avoir jamais cessé de voir les choses telles qu’il les voyait dans son enfance8 », retiennent notre attention dans la mesure où ils deviennent un leitmotiv de ses premiers tableaux. Il peint ces instantanés de gestes suspendus de l’enfance, pris sous les frondaisons du jardin de Luxembourg, ainsi que les étranges tableaux

à « l’érotisme calculé », voire « pervers » pour certains, présentés lors de sa toute première exposition à Paris en 1934. Il peint également des portraits de commande qu’il appelle ses « monstres 9 », jusqu'à arriver notamment à ses célèbres jeunes filles qui sont au cœur de l’œuvre et pour lesquelles le peintre n’a jamais cessé de cultiver une certaine ambiguïté. Ces tableaux de jeunes filles nous amènent tout particulièrement à nous questionner sur ce que nous montre Balthus dans son œuvre. Une autre manière de jouir du corps féminin, paradoxale en apparence seulement : ne jamais en jouir tout à fait, car ce qu’il nous offre est toujours une scène, mais alors sans devenir, scène présentée comme un arrêt sur l’acte, pas en elle, pas d’ouverture non plus vers un ailleurs narratif ou thématique : on s'en tient à un spectacle unique, développé dans son instant privé. Or ce spectacle, celui de la sexualité s’incarnant

7 Roy Claude, « Balthus », Paris, Gallimard, 2001, p.22 8 Klossowski P., « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p.82 9 Entretien avec Antoinette de Watteville à Lausanne, le 6 décembre 1979. Cité par Sabine Rewald in Balthus Le temps suspendu, p.18

18 fantasmatiquement, Balthus fait en sorte de le présenter, non à son apogée, dans l’acmé de la jouissance réalisée, mais « juste avant ou juste après ou quelque chose qui se passe ou s’est déjà passé, mais jamais jusqu’au bout », comme le remarque son frère Pierre Klossowski.10 Balthus peint-il à jouir ? Et nous, en tant que spectateurs ? En nous confrontant à la séquence figée en pleine course, gelée à travers sa peinture, le spectateur n’en finit pas d’expérimenter une jouissance qui elle-même n’aboutit jamais, et que l’artiste, aura probablement éprouvée avant nous. Stratégie de l’extase, du maintien hors du monde du réel, dont le cadre n’est non pas le temps suspendu mais le temps absent qui file. L’œuvre de Balthus semble en effet plus ambivalente qu’affirmative. La dureté des scènes et des mises en scène illusoires, le sexe des enfants dérangent tant il est visible que l’entrecuisse intime des filles représentées par l’artiste est la représentation du désir. Cette

œuvre n’a pas d’égal, jouant sur un registre de la chair tendre où, comme nous dira H. Castanet : « C’est l’énigme du désir de chacun qui se pose devant la toile que nous porte cette peinture. Énigme du désir du corps nu offert, mais aussi et surtout l’endroit de la peinture elle-même»11.

Afin de nous donner les moyens d’une meilleure lecture et compréhension de l’œuvre du peintre, c’est à la lecture de Freud et de Lacan ainsi qu'à la lecture

10 Klossowski P, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p. 84. 11 Castanet Hervé, « Sur un tableau de Balthus », Quarto n°40/41, Bruxelles, octobre 1990, p.5

19 des multiples et diverses références à l’art que l’un comme l’autre évoquent au cours de leurs enseignements, que nous espérons que cette approche de l’œuvre de Balthus puisse nous permettre d’éclaircir quelques points concernant ce que l'artiste nous montre dans ses toiles. De même, l’application la plus adéquate de la théorie psychanalytique à l'œuvre d’art doit nous permettre de repérer quelques difficultés et limites qui expliquent la prudence de Freud et de Lacan lorsqu’ils parlent de la tâche de la psychanalyse dans le domaine esthétique. « Sur quelques-uns des problèmes qui se rattachent à l’art et aux artistes, l’examen psychanalytique donne des

éclaircissements satisfaisants ; d’autres lui échappent complètement.» 12 Cela dit, cette thèse, nous tenons à le souligner, n’a pas la prétention d’être une critique de l’œuvre d’art et elle n’est pas non plus la tentative d’une psychanalyse appliquée à l’artiste ou à son œuvre, le lecteur en fera le constat. C’est une tentative de faire la lecture d’une partie des œuvres (tout particulièrement des portraits des petites filles et autres portraits d'amies réalisés par l'artiste).

Le but est de poursuivre l’investigation psychanalytique de l’origine et de la nature de l’entreprise artistique que nous aborderons dans nos premiers chapitres. Elle représente comme nous l’avons dit auparavant, la possibilité

12 FREUD S, « L’intérêt de la psychanalyse » (1913) in Résultats, idées, problèmes I, Paris, P.U.F., 1984. p. 210

20 de continuer dans une ligne de pensée née lors de notre recherche sur la perversion et l’équation symbolique Girl = Phallus, élaborée par Otto

Fenichel.

La première partie de notre travail concernera principalement quelques remarques sur la psychanalyse appliquée à l’œuvre d’art et l’orientation de

Freud et Lacan pour interroger la création afin d'appréhender sa structure et nous donner la porte d’entrée pour établir une harmonie de principe entre l’éthique propre à l’art et l’éthique de la psychanalyse.

L’art et la psychanalyse se rejoignent sur un terrain commun: celui dont l’enjeu va à l’encontre de toute conception figée de ce que sont les hommes.

Ainsi, par la suite, nous aborderons quelques données biographiques de l'artiste et de certains de ses prédécesseurs dont, du propre aveu du peintre, il puisait une grande partie de son inspiration. Une telle démarche de notre part a pour but principal de nous permettre de consolider la vision que l'artiste avait de son sujet de prédilection : L'enfance et comment ces images de petites filles et fillettes nues dans « des poses suggestives » se sont trouvées ainsi « au cœur de son œuvre », et coïncident pour certains avec des images

« érotiques voire perverses ».

21 CHAPITRE I REPÈRES THÈORIQUES: Linéaments Freudien et Lacanien sur la création artistique et l'art.

1-1. Contribution Freudienne sur la création artistique.

Freud, dans un texte qui nous paraît essentiel, « Le créateur littéraire et fantaisie de 1908 », nous donne une orientation sur le point de vue à partir duquel il nous est possible d’interroger la psychanalyse sur l’art et de nous montrer comment, à travers la création poétique, il interroge la valeur, le sens profond de l’art.

Freud au long de son œuvre nous met face à une première question pour aborder le sujet : par quels moyens l’art parvient-il à remonter jusqu’à ces sources inaccessibles de notre vie affective ? Quels sont les moyens de l’art pour rendre possible cet « éveil des affects » ?

Qu’est-ce qui permet à l’œuvre de susciter l’intérêt de l’individu ? Qu’est-ce qui fait que celui qui regarde un tableau ou admire une autre œuvre d’art puisse éprouver des sentiments, découvrir des relations, se mobiliser dans son esprit ? Et quelle logique couvre ces effets en vertu desquels cette mobilisation du spectateur peut être attendue ?

Enfin, comment parvient l’artiste, le poète, l’acteur ou le peintre, par la

22 matière qu’il traite, à « provoquer en nous des émotions dont nous ne nous serions peut-être même pas crus capables ? »13

Freud, du fait de la nature de la question et non pour banaliser sa légitimité, mais plutôt pour attiser notre intérêt, est le premier à nous mettre en garde sur les limites au sein desquelles les élaborations qui en découlent peuvent être abordées.

Ainsi, nous dit-il, l’artiste lui-même n’est pas censé savoir ce qui fait de lui un poète, un sculpteur, un peintre. Les raisons de son génie lui sont obscures. Il ne peut pas nous donner de réponses satisfaisantes, il ne peut pas nous dire les raisons qui le font parvenir à ce résultat, c’est son secret le plus intime14.

Quant à son intention, à ce qu’il peut exprimer par l’œuvre, il peut en savoir quelque chose ou rien du tout. Mais dans les deux cas, ce n’est pas l’artiste qui rend compte par des raisons intelligibles de ce qui fait effet en nous.

Quant à nous, de notre place de spectateur, nous pouvons essayer d’interpréter l’intention de l’artiste à travers son œuvre, de dégager le sens et le contenu de ce qui est représenté, d’analyser à travers l’œuvre elle-même les sources des émotions et intentions de l’artiste, mais une telle analyse ne saura épuiser le mystère de l’œuvre, ni rendre intelligible notre émotion. 15.

Enfin, l’artiste et l’interprète de l’œuvre partagent consciemment ou

13 FREUD S., « Le Créateur littéraire et la fantaisie », in l’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, paris, 1985. p. 33. 14 Ibid., p. 46 23 inconsciemment une certaine incertitude, une énigme face aux intentions, significations et mobiles que l’œuvre véhicule. 16

Cela dit, cette incertitude n’est pas à lire comme étant le résultat d’une communication incomplète, d’un message qui pour une raison ou une autre n’a pas pu nous être transmis ou dévoilé dans la totalité. Le visage le plus intéressant de cette énigme est précisément celui qui exprime la division, l’écartèlement, la position extrême inhérente à l’art lui-même. L’œuvre nous met face aux limites de l’interprétation, limites déjà relevées par Freud dans l’interprétation des rêves. Il y a déchiffrement certes, il y a des relations à dévoiler, mais il y a aussi des relations qui s’écrivent. L’œuvre est à situer

15 « J’ai été, ce faisant, rendu attentif au fait apparemment paradoxal que justement quelques-unes des créations artistiques les plus grandioses et les plus subjuguantes sont restées opaques à notre entendement. On les admire, on se sent dominé par elles, mais l’on ne sait dire ce qu’elles représentent. Je n’ai pas assez lu pour savoir si cette remarque a déjà été faite, ou si un esthéticien n’a pas trouvé qu’une telle perplexité de notre entendement compréhensif serait peut-être une condition nécessaire pour que se produisent les effets les plus élevés qu’une œuvre d’art est censée susciter. Je ne pourrais que difficilement me résoudre à croire à l’existence d’une telle condition. Non que les connaisseurs ou les enthousiastes de l’art ne trouvent point les mots, quand ils nous vantent une telle œuvre d’art. Ils n’en manquent pas, serais-je tenté de dire. Mais devant un tel chef d’œuvre de l’artiste, chacun dit en général autre chose, et aucun ne dit ce qui serait susceptible de résoudre l’énigme pour le simple admirateur. Ce qui nous empoigne aussi puissamment ne peut pourtant être, suivant ma conception, que l’intention de l’artiste, pour autant qu’il a réussi à l’exprimer dans l’œuvre et à nous permettre de l’appréhender ; je sais qu’il ne peut s’agir d’une appréhension purement intellectuelle; l’état affectif, la constellation psychique qui ont fourni chez l’artiste la force motrice de la création, doivent être reproduits chez nous. Mais pourquoi l’intention de l’artiste ne serait pas assignable, formulable en mots, comme n’importe quel autre fait de la vie psychique ? Peut-être que dans le cas des grandes œuvres d’art, on n’y réussira pas sans application de l’analyse. Mais c’est l’œuvre elle-même qui doit rendre cette analyse possible, si elle est l’expression, qui fait effet sur nous, des intentions et des émotions de l’artiste » S. FREUD, « Le Moïse de Michel-Ange », in L’inquiétante étrangeté et autres essais ; op.cit., p. 87-88. 16 Ibid., p.123. 24 dans ce deuxième ordre.

Freud nous dit : « l’artiste peut aller jusqu'à l’extrême limite de ce que l’art peut exprimer. »17 Phrase qui suppose un au-delà de l’art, tel que nous préférons le penser, la rencontre avec un point extrême qui met en relief, dans ce rendez-vous entre l’œuvre et le spectateur, l’émergence de l’énigme dénudée de toute signification qui matérialise l’œuvre en tant que telle.

Que signifie l’œuvre, que veut-elle représenter ? Qu’est-ce que l’auteur nous donne à voir ?

La position de Freud est claire, au-delà de l’artiste, au-delà du spectateur, l’œuvre « est l’expression qui fait effet en nous. »

Le spectateur trouve dans l’œuvre même la limite du déchiffrement. L’œuvre ne peut dire plus que ce qu’elle dit, ne peut exprimer au-delà de ce qu’elle est, l’art se révèle seulement en partie matière au déchiffrement. Autrement dit, dans l’art quelque chose échappe à l’univers du sens. Quand Freud nous dit que c’est l’œuvre elle-même qui nous saisit dans la mesure où l’artiste a pu matérialiser en elle non seulement sa pensée, mais aussi son état affectif, il nous dit que c’est l’œuvre dans sa matérialité, dans sa corporéité, dans sa chair, qui donne les limites non seulement de ce qui est donné à voir, à appréhender, mais également de la façon dont à travers l’œuvre, nous sommes

17 Ibid. 25 amenés à l'interpréter.

L’œuvre, dans sa radicalité fondamentale, est la barrière qui fait limite au symbolique. Le sens de la création artistique ne s'épuise pas dans le déchiffrement.

Ainsi, en suivant pas à pas les arguments de Freud, nous constatons qu’il prend en compte différentes configurations pour approfondir le débat. Il nous explique que de notre place de lecteur ou spectateur, nous ne pourrions pas

élucider l’énigme du don merveilleux que fait l’artiste par l’analyse la plus exhaustive de sa vie, de sa biographie, de ses textes. La vie de l’homme, ses

événements, « ne pourra pas nous aider à mieux concevoir la valeur et l’effet de ses œuvres »18 Affirmation complétée par une autre : « les meilleurs aperçus sur l’essence de l’art ne contribueraient en rien à faire de nous mêmes des créateurs »19

Freud avec ces affirmations, rompt avec la croyance d’un déterminisme, d’une continuité entre ce que pense l’artiste et ce qu’il peut créer. L’œuvre ne reflète pas la pensée de l’artiste, elle ne peut être réduite à cela. L’œuvre en tant que matérialité est capable d’excéder toutes les intentions et de l’auteur et du spectateur. C’est dans le carrefour, dans cette bifurcation, dans cette séparation que la création artistique prend droit à l’existence.

18 S. Freud, « Prix Goethe 1930 », in Résultats, idées et problèmes II, P.U.F., Paris, 1992, p.184 19 S. Freud, « Le Créateur littéraire et la fantaisie », in op.cit., p.33. 26 Enfin, Freud nous met en face d’un impossible à tout savoir, d’un impossible

à résorber dans ce que l’œuvre veut dire, la totalité de ce qu’elle transmet. Ce dépassement de toute intention est l’œuvre en soi, c’est de là qu’elle prend toute sa portée. Elle est l’au-delà ainsi que le point d’intersection où se recoupent grâce à l’émotion dans un double mouvement – qui va de l’intrication à la séparation – et grâce à l'émotion ces éléments qui sont l’œuvre, l’auteur et le spectateur. « C’est l’œuvre elle-même » qui s’offre comme limite et ouverture au déchiffrement.

27 1.2 Du jeu comme activité créative et quête du soi à la mise en jeu du fantasme.

Freud nous donne comme préalable à toute interprétation cet impossible à savoir sur l’essence de l’art. Et pourtant comment faire pour avancer, pour cerner les raisons de l’œuvre, les sens et les mobiles de la création artistique ?

Freud nous répond que c’est en essayant tout au moins de découvrir en nous ou chez nos semblables une activité qui ressemble d’une manière ou d’une autre à l’activité artistique. A travers une telle activité, si elle existe, nous pourrions espérer obtenir un certain éclaircissement.20 Son analyse nous permettrait de voir sous un angle nouveau les moyens et les conditions de constitution de l’œuvre artistique. En même temps, une telle analogie serait compatible et donnerait consistance à cette « aspiration de tout artiste à diminuer la distance qui sépare sa particularité de l’essence humaine en général ».

Ainsi, suivant cette perspective, Freud nous indique que les traces de l’activité artistique sont à chercher dans notre enfance. La même idée est exprimée dans « Personnages psychopathiques à la scène », dans « Le créateur littéraire et la fantaisie » et dans « Au-delà du principe du plaisir » : le jeu de l’enfant est l’activité la plus apparentée, la dimension de

20 Ibid., p.34. 28 l’expérience humaine la plus proche à diminuer cette distance qui sépare l’artiste, la finalité recherchée dans l’art, de l’essence humaine en général. Le jeu de l’enfant porte les marques de la réalisation du désir et le gain du plaisir esthétique dont il est question dans la création artistique. Le jeu de l’enfant promeut la même expérience que la création artistique.

Ainsi nous dit-il : « L’occupation la plus chère et la plus intense de l’enfant est le jeu. Peut-être sommes nous autorisés à dire : chaque enfant qui joue se comporte comme un poète, dans la mesure où il se crée un monde propre, ou, pour parler plus exactement, il arrange les choses de son monde suivant un ordre nouveau, à sa convenance. Ce serait un tort de penser qu’il ne prend pas ce monde au sérieux ; au contraire, il y engage des grandes quantités d’affect.

L’opposé du jeu n’est pas le sérieux mais… la réalité. L’enfant distingue très bien son monde ludique, en dépit de tout son investissement affectif, de la réalité, et il aime étayer ses objets et ses situations imagées sur des choses palpables et visibles du monde réel. [...]

Le créateur littéraire fait donc la même chose que l’enfant qui joue ; il crée un monde de fantaisie qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grandes quantités d’affect, tout en le séparant nettement de la réalité »21

Il y aurait donc une ressemblance fondamentale entre le jeu de l’enfant et la

21 Ibid., p.34-35. 29 création artistique qui se trouve essentiellement dans la prévalence donnée au désir sur la réalité. Dans les deux cas, un monde s’organise sur les rails de la fiction, un monde où il faut supposer un certain déchaînement des affects, une tendance pour l’intensité de la vie explicable par la théorie des pulsions et une relation qui va au-delà de l’intentionnalité de délivrer un message, qui prétend plutôt réinventer les choses ou le regard sur les choses « à travers un étayage sur des objets réels ». Dans le jeu de l’enfant et dans l’art, l’intensité de la vie se fait mouvement, les objets sont disposés pour leur restituer le pouvoir de dire réellement quelque chose.

L’enfant qui joue se construit un monde. Le jeu n’est pas une imitation ni le reflet d’une réalité, mais l’appropriation, la transformation de quelque chose qui dépasse la propre réalité. Le jeu ouvre une dimension de l’inconnu, du nouveau. Il est moyen de connaissance du monde, expérience de création par laquelle l’enfant intègre dans un univers subjectif la totalisation objective de ce qui lui est fourni par sa propre perception sensible. Le jeu n’évoque pas la réalité, au contraire, il nous fait voir au-delà de la réalité.

L’état affectif, le type d’investissement libidinal, les constellations psychiques qui promeuvent le jeu chez l’enfant sont semblables à ceux qui fournissent chez l’artiste la force motrice. La création artistique et le jeu de l’enfant recréent un monde qui obéit, par l’étayage sur des choses palpables et visibles

30 du monde réel, à toutes les exigences de la vie. Cette éthique du jeu, cet acte de jouer dans sa gratuité et son intensité ne vise pas l’adaptation aux contraintes de la réalité mais la subversion, la transformation par la poésie, par la manipulation spatiale de la parole de cette réalité. L’appropriation est dans la création d’un monde.

C’est en fonction de ces grands principes que Freud permet la mise en place de cette sorte de continuité ou de substitution entre les motivations qui guident le jeu de l’enfant et celles qui orientent la création artistique. « Le poète actualise par sa création une expérience ancienne dont le ressort est dans la continuation et la substitution du jeu enfantin d’autrefois »22.

Par le jeu et la création artistique, non seulement nous sortons de l’ennui d’une vie passée qui s’éloigne, mais nous le faisons à travers un plaisir fondamental qui nous enracine à une autre dimension de l’expérience. Le jeu et l’art au-delà de tout emploi, de toute fonction, nous mettent face à la vérité de l’axiome d’Aristote: « les hommes aiment jouer par nature. » En quelque sorte, c’est le jeu qui nous apprend la vie.

Nous commençons tous par nous représenter la vie, via le jeu avec les autres enfants et parents en nous inventant une autre réalité avec des images, des paroles. Même en ce qui concerne l’amour, nous pourrions dire que c’est

22 Ibid., p. 44. 31 grâce à ces jeux enfantins que nous cherchons déjà à trouver une signification

à l’amour, à inventer nos propres solutions.

Le jeu est un espace où se recrée l’expérience de la vie. C’est un lieu où la réalité, loin de se confondre avec le sérieux, démontre sa précarité. Les grandes questions de la vie, nous les avons en quelque sorte connues, nous les avons affrontées dans notre enfance par le jeu. L’art doit à nouveau nous confronter à ces questions.

Mais il ne suffit pas toujours d’avoir joué dans son enfance pour être poète, peintre, sculpteur ou acteur. Pour être créateur, nous savons bien que la relation entre le jeu de l’enfant et la création artistique ne peut s’établir dans le sens d’une réciprocité exhaustive. Que se passe-t-il alors selon la logique freudienne pour l’homme commun, pour celui qui ne peut pas transformer ces jeux d’enfant en création artistique ? Quel est le sort de celui qui, ne pouvant ou ne voulant pas devenir artiste, doit quand même accepter par les contraintes de la vie adulte de renoncer à jouer ? En réalité, nous dit Freud, l’homme ne renonce à rien, et la preuve est que l’adulte, quand il cesse de jouer, n’abandonne rien d’autre que l’étayage sur des objets réels ; car au lieu de jouer, il se livre à la fantaisie23. Dans cette perspective, il est intéressant de remarquer que Freud différencie par exemple le jeu, le théâtre et la fantaisie,

23 Freud S., « L’inquiétante étrangeté », in op. cit., p. 36. 32 du fait que dans les deux premiers, le sujet doit étayer les situations imaginées sur des choses palpables et visibles du monde réel, ce qui n’est pas le cas pour la fantaisie.

La fantaisie et les rêves diurnes, cette tendance qu’a l’homme à se construire des châteaux imaginaires vont être la continuation et le substitut des jeux d’autrefois. La rupture, la différence entre la création artistique, les jeux de l’enfant et la fantaisie, réside dans l’incarnation ou non de ces jeux, dans la capacité de le faire naître à la vie ou de les laisser mourir. L’éthique et l’esthétique propres à l’art sont indissociables de ce recours à la matérialisation de l’idée, de l’esprit… L’art se confond avec ses possibilités de réalisation.

C'est par la réalisation visible de l'idée artistique, par étayage sur des objets réels de ce qui est à transmettre, que s'introduit au-delà d'une certaine

équivalence, d'une place et d'une fonction homologue dans la vie psychique, une différence que nous ne serons pas autorisés à annuler entre le rêve diurne d'un adulte, le jeu et la création artistique.

Bien entendu, l'évidence l'emporte sur ce point, car elle s'impose à l'observateur le moins averti des effets esthétiques. Celui qui admire un tableau ou regarde une pièce de théâtre n'éprouve pas la même émotion que celui qui entend les rêveries d'un de ses semblables. Freud précise à ce sujet

33 que le fait de raconter nos fantaisies aux autres est non seulement quelque chose de pénible car nous éprouvons, pour la plupart d'entre nous, des raisons d'en avoir plutôt honte et en conséquence pour les cacher soigneusement, mais en outre, même dans les cas où elles nous seraient communiquées par un autre, que nous n'en éprouverions aucun plaisir : « De telles fantaisies quand nous les apprenons, nous rebutent, ou nous laissent tout au plus froids »24. La particularité du plaisir suscité par l'œuvre artistique est foncièrement différente de nos rêves diurnes parce que dans la création artistique, il y a ces objets réels auxquels l'auteur donne non seulement son insigne, mais une existence autre. Dans le jeu de l'enfant et dans la création artistique, le désir du sujet, la marque de son désir ne se suffisent pas comme c'est le cas pour la fantaisie. Pour qu'il y ait création artistique, il faut un plus fondamental : l'objet réel est élevé par le créateur à la dignité de l'art. La nature esthétique se révèle en fonction de cette différence25. Ce qui nous est donné à voir par une

24 S. Freud, « Le Créateur littéraire et la fantaisie », in op. cit.,p. 45. 25 Une hypothèse qui se confirmerait dans le livre de Gérard Wajcman, L'objet du siècle. En effet, l'auteur met non seulement en évidence cette nécessité radicale de l'objet pour la création artistique, mais donne également à l'art moderne la fonction principale de voir dans l'équivoque entre le reste et l'objet, c'est-à-dire dans la banalité de l'objet, la marque de notre siècle dans l'art. En prenant l'exemple de la roue de Duchamps, l'auteur nous dit : « Peut-être qu'avec cette roue c'est l'essence de tout objet qui se trouve ici exposée. Sur le marché du désir, tout objet serait un trou avec un peu de matière autour? Les rdm comme ce qui fait voir le manque essentiel qui habite et soutient tout objet. La roue comme le tabouret, c'est une réponse, en forme d'objet, une réponse plastique, visible. Un objet qui montre, silencieusement, énigmatiquement, les réponses à nos questions, nos réflexions, etc. sur ce que c'est qu'un objet. Un objet qui serait un poseur de réponses. » G. Wajcman, L'objet du siècle, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 87. 34 peinture, une sculpture ou une autre représentation artistique, c'est le désir d'un sujet fondu, « rendu visible ».

Enfin, en dehors de cette condition absolue qu'impose l'objet matériel, physique à l'œuvre d'art, il y a une autre condition que nous dirions subjective, qui complète la première. L'auteur de l'œuvre d'art, signe de son désir, l'arrache à l'anonymat et à son intimité afin de la rendre transmissible.

Dans l’intensité des affects que l’artiste réveille en nous, se coule un au-delà du simple dévoilement de ses désirs, de la seule concrétion de ses fantaisies, du pur accomplissement du désir auquel se livre l’enfant qui joue ou l’adulte qui fantasme. L’auteur veut nous dire quelque chose, il veut nous montrer quelque chose, il est censé supposer cet autre – que je suis – cet autre spectateur que je laisse être en moi en me laissant emporter, en me laissant diriger entièrement dans cette pensée qu’il veut me donner à voir, qu’il a su rendre visible par la création. L’artiste seul, est capable par la forme artistique de nous faire dépasser nos préjugés, notre inhibition, notre répulsion face à nos désirs refoulés. Il nous révèle nos propres désirs, il nous fait vivre nos refoulements les plus intimes.

Selon Freud, l'œuvre artistique en elle-même doit s'accompagner d'une subjectivité qui se dévoile et se transcende. L'artiste a voulu nous dire quelque chose qui est à la fois singulier et universel. Ce qu'il a voulu nous dire, il a su

35 le mettre en acte par un dépassement des frontières entre lui en tant que sujet et l'autre. La transmission du désir est possible selon Freud parce que l'artiste possède un savoir, une technique du « dépassement » de barrières qui s'élèvent entre chaque moi individuel et les autres. Freud nous dit : C'est dans la technique du dépassement de cette pulsion, qui a sans doute quelque chose

à voir avec les barrières qui s'élèvent entre chaque moi individuel et les autres, que gît le véritable art poétique26. L'artiste est capable de transmettre le plus singulier de son désir en même temps qu'il franchit par la création artistique les limites de ses rêves et fantaisies égoïstes pour s'impliquer de façon plus universelle dans l'expression de ce qui fait le sens de l'humain27. A chaque époque, c'est l'artiste qui nous fait découvrir la façon dont nous regardons le monde en même temps que lui seul est capable de renouveler ce regard. L'artiste nous permet un autre rapport, nous ouvre à une autre expérience avec nos propres rêves, nos propres désirs, notre propre regard sur le monde. A travers la création artistique, nous nous confrontons à notre complicité, à notre lâcheté, à notre héroïsme. Par la forme artistique, le créateur parvient à dépasser les barrières de notre conscience, de nos préjugés,

26 Freud S., « Le Créateur littéraire et la fantaisie », in op, cit., p. 46 27 « le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des voiles, et il nous enjôle par un gain du plaisir purement formel, c'est-à-dire esthétique, qu'il nous offre à travers la présentation de ses fantaisies. Un tel gain du plaisir, qui nous est offert pour rendre possible par son biais la libération d'un plaisir plus grand émanant des sources psychiques plus profondes, c'est ce qu'on appelle une prime de séduction ou un plaisir préliminaire. » S. Freud, « Le Créateur littéraire et la fantaisie », in op, cit., p. 46 36 de notre inhibition, de notre paresse de penser.

L’effet esthétique dépend selon Freud de cette expérience de transgression, de subversion, de « dépassement » d’un arrangement économique instauré qui nous protège par la pulsion, la dénégation et refoulement de nos propres désirs. L'artiste, s'il est capable de nous mettre « en face de nous-mêmes », y parvient par une technique de dépassement.

Pour conclure, nous pouvons affirmer que la logique dégagée par Freud nous permet de concevoir aisément que lorsqu’il évoque l’art, ce qui l’intéresse d’emblée concerne la dimension éthique de l’expérience. Les moyens par lesquels l’auteur ou le spectateur se trouve essentiellement en relation avec la capacité qu’il a d’englober dans un plaisir purement formel, esthétique, nos propres fantaisies, nos désirs les plus secrets. Par les moyens de l’art, par le biais de voiles et des configurations de la forme artistique, nous serons alors capables d’un autre rapport, d’une autre expérience, d’un autre jugement avec nos propres désirs. Le dévoilement aura lieu mais aux déformations artistiques, il se fera sans reproche, sans honte. A ce sujet, Freud réaffirme l’équivalence avec le jeu de l’enfant. L’enfant ne cache pas ses jeux, il joue et le gain de plaisir propre à l’activité ne fait que lui ouvrir la voie à la libération d’un plaisir plus grand, un plaisir préliminaire émanant des sources psychiques plus profondes. Ce même détournement, cette accessibilité à des

37 couches plus intimes de l’expérience, est aussi possible pour l’adulte par le biais du gain du plaisir à la création artistique.

D’autre part, l’insistance de Freud sur la continuité entre le jeu de l’enfant et la création artistique touche fondamentalement la façon dont le champ de la fiction se révèle par ces activités nécessaires dans l’accès de l’homme à son désir. Enfin, selon Freud, l’art nous fait vivre quelque chose qui émane de sources psychiques très profondes mais qui ne peut nous être restitué que par la forme artistique, quelque chose qui nous connecte au sérieux avec lequel nous avons joué dans notre enfance, qui dénonce le goût que nous avons à nous sentir comme faisant partie de la communauté des hommes.

C’est donc en suivant cette perspective que nous dirions que Freud interroge la cause et la façon dont le sujet est touché, saisi par l’œuvre, d’un point de vue éthique. La réflexion freudienne suppose que le sujet, depuis sa position particulière, est non seulement impliqué, concerné, mais aussi interpellé par l’œuvre. Celle-ci ne s’adresse pas à tout le monde, mais peut toucher chacun d'entre nous. Ainsi, le lien entre l’identification et la catharsis permet de concevoir la façon dont le lecteur ou le spectateur peut s'y trouver grâce aux effets esthétiques dans un rapport autre avec soi-même.

38 1.3 L’orientation lacanienne sur l’art.

On peut relever un trait frappant de la posture de Lacan envers l’art qui, à l'inverse de la perspective freudienne, nous dit : « La psychanalyse ne s’applique, au sens propre, que comme traitement, et donc à un sujet qui parle et qui entend » 28 Une autre déclaration de Lacan va dans ce sens que nous retrouvons dans son Hommage fait à Marguerite Duras : « Le seu,l avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie »29.

Il n’empêche que si nous suivons Lacan dans ses nombreuses références à l’art et à la littérature (Shakespeare, Goethe, Gide, Sade, Kant, Joyce, Léonard

De Vinci, Michel-Ange, Zucchi, Holbein et Vélasquez, pour n'en citer quelques uns), nous constatons qu’il n’est pas forcement en opposition avec

Freud, qui a toujours maintenu que la psychanalyse ne viendrait pas à bout du mystère des œuvres d’art : « Le don artistique et la capacité de travail étant intimement liés à la sublimation, nous devons avouer que l’essence de la fonction artistique nous reste aussi, psychanalytiquement, inaccessible. »30

28 J. Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir » in Écrits, p. 747. 29 J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V. Stein », in Autres écrits, p. 192-193. 30 S Freud, « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » Idées/Gallimard, p. 149-150. 39 En quoi ces propos tenus par Lacan sur la psychanalyse et l’art seraient-ils différents de ceux de Freud ? L’un comme l’autre se sont portés du côté d’un travail de l’extrapolation de concepts psychanalytiques à l’étude de l’œuvre d’art, tout en reconnaissant la place de la psychanalyse – sur ce qu’elle peut et sur ce qu’elle ne peut pas apporter à la littérature et aux arts.

Dans ce sens, nous pouvons dire que pour Lacan, à la différence de Freud, l’œuvre est moins questionnée en tant que formation de l’inconscient. C’est ce qui le conduira à énoncer en 1975: « Expliquer l’art par l’inconscient me paraît des plus suspects, c’est ce que font pourtant les analystes. Expliquer l’art par le symptôme me paraît plus sérieux. »31

Lacan s’efforce de nous montrer que nous pouvons apprendre aussi bien de l’œuvre que de l’auteur, de sa personne ou de sa vie, mais sans pouvoir déduire l’une de l’autre. La psychobiographie est possible, mais elle n’explique pas l’œuvre, toujours indéductible.

Ainsi, dans son enseignement, il suivra pas à pas la citation littéraire et picturale et nous montrera la façon dont elle s'intègre dans sa théorie, mais, il ne se livrera jamais complètement, comme a pu le faire Freud avec la littérature ou des œuvres d’art, à une psychanalyse appliquée. « Il se laisse plutôt enseigner par l’œuvre, avec laquelle il s’applique à décaper, gratter les

31 J. Lacan, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines » Scilicet n° 6-7, Paris, Seuil, 1976, p.36. 40 couches, faire repentirs et retouches de ce que le montage du tableau révèle de la présentation du sujet, ici, la psychobiographie ne sera de mise... tout au plus les dires du peintre qui pourront entrer en résonance avec sa composition »32. Cette orientation lacanienne pour interroger l’art, pour avancer dans une structure, nous offre une porte d’entrée pour établir une harmonie de principe entre l’éthique propre de l’art et l’éthique de la psychanalyse, afin d’aborder la modalité d’apparition de sa théorie de l’objet.

Pour traiter ce point, deux célèbres tableaux que Lacan commente dans son

Séminaire L’objet de la psychanalyse : le tableau de Holbein, Les

Ambassadeurs en 1964 et en 1966, Les Menines de Velasquez nous serviront de repères afin aborder quelques points d’orientation et nous permettront d’avancer sur des questions clés pour notre travail avec une vision plus claire pour interroger la valeur et le sens profond de l’art.

32 SOUS Jean Louis, « Lacan et la peinture » CD-ROM,Éditions Chrysis 2005. 41 1.3.1 Théories lacaniennes sur l’art. « Premier moment, le vase »33.

Lacan parlera longtemps et de façon évolutive à ce sujet dans son œuvre, mais c’est dans son Séminaire VII l'Éthique de la psychanalyse qu’il développera la conception de sa thèse principale de l’œuvre artistique. Il part de la création ex nihilo. En d’autres termes, il réfère la création à ce qu’il appelle la Chose, à savoir das Ding, qu’il dit emprunter à Freud. La chose, nous dit Lacan, « si elle n’était pas foncièrement voilée, nous ne serions pas avec elle dans ce mode de rapport qui nous oblige à la cerner, voire à la contourner, pour la concevoir. Là où elle s’affirme, elle s’affirme dans des champs domestiqués.

C’est bien pour cela que les champs sont ainsi définis, la chose se présente toujours comme unité voilée »34. La chose, étant donné sa nature essentiellement voilée, est toujours nécessairement représentée par autre chose35.

Cette chose nous permet de saisir le rapport qui met l’homme en fonction de médium entre le réel et le signifiant. Et comme le dit Lacan, elle ne peut être représentée que par un vide. L’art, la religion et le discours de la science sont

33 Pour reprendre le titre de l’ouvrage de F. Régnault, Conférences d’esthétique lacanienne. « Si on voulait être schématique, l’histoire des arts se marquerait chez Lacan selon une double scansion : les arts du vide et puis les arts des anamorphoses. Premier moment, le vase. Second moment, le crâne », F. Régnault, conférences d’esthétique lacanienne Agalma, Paris, 1997, p. 25. 34 J. Lacan, S. VII, p. 142. 35 Ibid., p.143. 42 trois formes d’organisation autour de ce vide. Ce vide, selon l’expression de

Lacan, sera à chaque fois déterminatif 36.

L’art, selon Lacan, se définit par un certain mode d’organisation de rapport à la chose, autour du vide. C’est l’hypothèse que nous voyons s’illustrer par l’apologue du potier. Le potier fabrique son vase autour du trou, du vide. Le vase, s’il est le « premier signifiant, façonné des mains de l’homme, il n’est signifiant, dans son essence de signifiant, de rien d’autre que de tout ce qui est signifiant – autrement dit, de rien de particulièrement signifié »37.

« Ce rien de particulier qui caractérise dans sa fonction signifiante est bien dans sa forme incarnée ce qui caractérise le vase comme tel. C’est bien le vide qu’il crée, introduisant par la perspective même de le remplir. Le vide et le plein sont par le vase introduits dans un monde, qui, de lui-même, ne

36 « Je vous indique d’ores et déjà trois modes selon lesquels l’art, la religion et le discours de la science se trouvent avoir affaire à cela (le vide) [...] Tout art se caractérise par un certain mode d’organisation autour de ce vide. Je ne crois pas que ce soit une formule vaine malgré sa généralité, pour diriger ceux qui s’intéressent à l’élucidation des problèmes de l’art, et je pense avoir les moyens de l’illustrer pour vous de façon multiple et très sensible. La religion consiste dans tous les modes à éviter ce vide. Nous pouvons dire cela en forçant la note de l’analyse freudienne, pour autant que Freud à mis en relief les traits obsessionnels du comportement religieux. Mais encore que toute la phase cérémonielle de ce qui constitue le corps de comportements religieux entre en effet dans ce cadre, nous ne saurions pleinement nous satisfaire de cette formule, et un mot comme respecter ce vide va peut-être plus loin. De toute façon le vide reste au centre, et c’est précisément en cela qu’il s’agit de la sublimation. Pour le troisième terme, à savoir le discours de la science [...] prend sa pleine valeur le terme employé par Freud à propos de la paranoïa et de son rapport à la réalité psychique – Unglauben. [...] De même que dans l’art il y a une Verdrangun, un refoulement de la chose – que dans la religion il y a peut-être une verschiebung - c’est à proprement parler de Verwerfung qu’il s’agit dans le discours de la science. Le discours de la science rejette la présence de la chose, pour autant que, dans sa perspective, se profile l’idéal du savoir absolu. » Ibid., p.156-157 37 Ibid., p.145. 43 reconnaît rien de tel »38.

Ainsi nous voyons que c’est par le recours de Lacan au signifiant pur, en tant que celui qui « ne veut rien dire » qu'il introduit essentiellement « la différence » et nous explique la fonction de l’art.

L’œuvre d’art est en rapport avec la chose, et par les déterminants mêmes de ce rapport, émancipé de la signification39.

Le vase est un objet fait pour représenter l’existence du vide au centre de ce réel qui s’appelle chose et l’introduction de ce signifiant est déjà la notion de la création ex nihilo.

Nous pourrions dire qu’il est possible de déduire et même de généraliser par cet exemple l’orientation de Lacan. Une orientation qui ne trouve pas son fondement dans le fait d’interroger l’œuvre d’art par le « qu’est-ce que ça veut dire ? » mais qui introduit une autre dimension que celle d’une théorie du décryptage. L’œuvre artistique ne se réduit pas selon Lacan à une

38 Ibid. 39 A ce propos, Gérard Wajcman dans son article : « La ressemblance et le moderne » nous montre à quel point l’art moderne croise la science moderne par ce raccourci lacanien du signifiant. Soit que le tournant moderne se serait accompli selon ce double visage du signifiant moderne tel que la science linguistique saussurienne l’a développé. « Le râteau du signifiant » se réalise sur deux aspects fondamentalement : arrachement à la signification et à la ressemblance. L’œuvre d’art ne veut rien dire et ne ressemble à rien. Toutefois l’auteur va encore plus loin en démontrant que l’œuvre d’art n’est jamais entièrement soluble dans le signifiant, et qu’un troisième terme manque pour analyser la coupure moderne, celui de la présence. « Une fois détachée la signification et extraite la ressemblance, il reste quelque chose d’une œuvre : elle-même, un elle-même réductible à une pure présence, sa présence matérielle déjà, sa visibilité, opacité de la présence d’un objet singulier. » G. Wajcman, « La ressemblance et le moderne » in Barca ! n°7, p. 95-120. 44 « signification métaphorique », ni à quelque chose de l’ordre de l’élucidation d’un message. L’objet d’art ne correspond pas à un concept quelconque.

Dans cette perspective, nous pourrions dire que sa théorie du signifiant recoupe sa conception de l’œuvre artistique. Il serait possible d’affirmer par rapport à la création artistique la même chose qu’à propos du signifiant, c’est-

à-dire « qu’il (le signifiant), (ou à sa place, qu’elle, la création artistique) n’a pas à répondre de son existence au titre de quelque signification que ce soit »40.

Néanmoins, nous pouvons dire que pour interroger le champ de la création selon l’orientation de Lacan, il ne suffit pas non plus de substituer à la fixité de la signification, à sa consistance, « l’insistance du sens », la transposition d’un sens à l’autre, car cette insistance, cette quête du sens, est aussi celle de la croyance d’une vérité qui viendrait en fin de compte matérialiser l’illusion de l’existence d’un métalangage. La dimension du sens, s’il est certain qu’elle enrichit notre vie en nous permettant de donner sa complexité, sa profondeur,

à ce qui dans le réel n’est pas opacité41, ne nous permet pas d’aller beaucoup plus loin. Le sens selon Lacan est toujours double sens, substitution d’un signifiant à un autre signifiant, commutativité, métaphore. En somme, dans la création artistique, il s’agit encore d’autre chose et Lacan affirme que pour

40 J. Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Écrits, op.cit., p. 498. 41 J. LACAN, S. V, p. 32. 45 l’expliquer il lui est nécessaire de se servir d’un objet : l’anamorphose.

46 1.3.2 Les arts de l’anamorphose: « Second moment, le crâne ».

Nous ne pouvons pas détacher cet "objet-anamorphose" de la transposition, mais il nous ouvre à une dimension autre, à un certain dévoilement, et cela par la voie de l’étonnement et de la création. L’anamorphose, nous dit Lacan,

« c’est toute espèce de construction faite de telle sorte que, par transposition optique, une certaine forme qui n’est pas perceptible au premier abord se rassemble en une image lisible. Le plaisir consiste à la voir surgir d’une forme indéchiffrable »42.

Lacan évoque pour illustrer la notion d’anamorphose le tableau de Hans

Holbein, Les Ambassadeurs daté de 1533 (Ill.1). Voici quelques détails sur l’originalité de cette œuvre. Dans ce tableau de Holbein figurent les deux ambassadeurs, richement vêtus. Ils sont représentés grandeur nature devant un rayonnage couvert d’un tapis oriental. Derrière eux tombe un rideau de soie vert. Sur la gauche, se tient Jean de Dinteville, Seigneur de Polisy (1504-

1565) ambassadeur à Londres de François 1er. Il est le commanditaire de ce double portrait qui commémore sa rencontre avec son ami George de Selves,

évêque de Lavaur (1509-1542), dans la capitale anglaise. La robuste carrure de Dinteville se trouve encore accentuée par une large veste fourrée, à

42 Lacan J., S. VII, p. 161. 47 manches bouffantes. Il porte au cou le médaillon ovale de l’ordre royal de

Saint-Michel. Le poignard qui pend à son côté indique son âge : vingt-neuf ans. Piquée sur sa coiffure noire, on devine une minuscule broche d’argent figurant une tête de mort. La devise de Jean de Dinteville était : « Souviens- toi de la fin. » Andrea Alciati a évoqué la tradition qui consistait à afficher par des signes muets inscrits sur une broche la pensée intime d’un personnage.43

(Le même principe était à l’œuvre chez les gentilshommes qui portaient une broche à l’effigie de Judith). A droite, est représenté un des intimes du seigneur de Polisy, Georges de Selve, évêque de Lavaur, revêtu d'une soutane violette. L’âge de l’évêque, vingt-quatre ans, est mentionné sur le livre posé à côté de lui. « Les deux personnages sont figés, raidis dans leurs ornements monstrateurs. »44 Entre les deux personnages, figurent les objets des sciences et des arts, symboles de la « vanitas » décrite par Cornélius Agrippa dans De

Vanitate scientiarum : en haut, un globe céleste, un cadran solaire de berger, un dioptre avec un fil à plomb, un torquetum, un livre, une horloge solaire.

Certains instruments sont réglés de telle façon qu’ils indiquent la date et le lieu de rencontre entre Jean de Dinteville et Georges de Selve. En bas, le globe terrestre (Holbein y a ajouté les noms des lieux qui jalonnèrent la vie de

Jean de Dinteville), une équerre et un compas, un luth (dont une corde est

43 Laurens P., André Alciat, Les emblèmes, introduction, p. 30-31. 44 Lacan J., S. XI, p. 82. 48 cassée et l’étui retourné contre le sol), deux livres, L’arithmétique des marchands de Petrus Apianus (1527) et le Gesangbüchlein de Johann Walter

(1524) ouvert sur la chorale de Luther. Sur la page gauche, nous pouvons lire

Komm heiliger Geyst heeregott (Viens, Saint-Esprit, Seigneur Dieu) et sur la page droite, Mensch will tu leben seliglich (homme si tu veux vivre heureux).

Les objets ont tous une valeur symbolique et se rapportent au quadrivium des arts libéraux : arithmétique, géométrie, astronomie, musique. Certains d’entre eux, la sphère, l’horologium, le luth sont en même temps des thèmes de perspective souvent décrits dans les traités. Ces objets signifient l’union des

Arts et des Sciences, remise en vogue par l’humanisme italien conformément aux théories de Pythagore et de Platon. Joints à ces allégories, la perspective, la science et l’art, sont représentés par un emblème, un « mazzochio » négligemment posé, comme oublié dans un coin. Dans l’angle supérieur gauche, on distingue, suspendu au mur, un crucifix d’argent, à demi masqué par le rideau. Le pavement est un dallage de marbre incrusté reproduisant la mosaïque de Westminster, exécutée en 1628. Cette première description correspond à ce que Baltrušaitis appelle le premier acte du tableau : « Le

Mystère des deux ambassadeurs est en deux actes. Le premier acte se joue lorsque le spectateur entre par la porte principale et se trouve, à une certaine distance, devant les deux seigneurs apparaissant au fond comme sur une

49 scène. Il est émerveillé par leur allure, par la somptuosité de l’apparat, par la réalité intense de leur figuration »45.

Mais voici qu’au centre du tableau, juste au-dessus du sol flotte un objet singulier dont seule l’ombre portée atteste la matérialité. Baltrušaitis compare l’étrange objet à un « os de seiche »46. Il s’agit, en réalité, du reflet de la broche à tête de mort (piquée sur la coiffe de Jean de Dinteville) dans un miroir concave. L’étui du luth se trouve derrière la forme flottante (cet étui à peine visible est retourné sur le sol). Le tableau représente in fine une double

Vanité. La première est une Vanité scientifique avec le luth à corde cassée et l’étui retourné dans l’ombre. « Ce que nous pensons (être) science n’est qu’erreur et fausseté…Seule la science divine n’a point de fin et elle comprend toutes choses »47 La seconde est une Vanité des puissances terrestres, représentée ici par les deux hommes, savants dignitaires. La puissance laïque revient à Jean Dinteville et la puissance ecclésiastique à

George de Selve avec le crâne entre eux dans un troisième registre souterrain.

« Les deux figures sont enveloppées du même silence que la « still life » de leurs emblèmes »48.

Alors s’annonce le deuxième acte selon Baltrušaitis: « Un seul point

45 Baltrušaitis J., Anamorphoses, p 146-147. 46 Ibid., p.128. 47 Agrippa. Cornélius, La Déclamation sur l’incertitude, vanité et abus des sciences et des arts, Paris, 1952, cité par J. Baltrušaitis in Anamorphoses, p 139. 48 Baltrušaitis. J., Anamorphoses, p 132. 50 troublant : l’étrange corps au pied des personnages. Le visiteur avance pour voir les choses de près. Le caractère physique et matériel de la vision se trouve encore accru lorsque l'on s’en approche. Déconcerté, le visiteur se retire par la porte droite, la seule ouverte, et c’est le deuxième acte. En s’engageant dans le salon voisin, il tourne la tête pour jeter un dernier regard sur le tableau, et c’est alors qu’il comprend tout : le rétrécissement visuel fait disparaître complètement la scène et apparaître la figure cachée. Au lieu de la splendeur humaine, il voit le crâne. Les personnages et tout leur attirail scientifique s’évanouissent et à leur place surgit le signe de la fin. La pièce est terminée»49.

Le tableau est composé comme un blason et les ambassadeurs se dressent comme les supports des armes de la mort. Le traitement anamorphique isole, en quelque sorte, la représentation du crâne. C’est comme si le tableau réalisait non pas une mais deux compositions, chacune avec son propre point de vue, juxtaposées dans le même cadre.

J. Zwingenberger signale un second effet anamorphique. Le crâne se dresse lorsque le spectateur se place pour ainsi dire à côté des ambassadeurs, près de

Georges de Selve. « La tête du spectateur se trouve alors à hauteur du crucifix ; il devient ainsi le troisième protagoniste du tableau. »50 Cet effet

49 Baltrušaitis J., Anamorphoses, p 147. 50 Zwingenberger J., Hans Holbein le jeune : l’ombre de la mort, p. 36. 51 moins connu se dérobe aux spectateurs qui gardent une position frontale. Elle signale aussi comment M. Hervey voit dans l’anamorphose du crâne une référence au nom même de Holbein (en allemand littéralement os creux).51

A propos des Ambassadeurs, Lacan affirme : « Ce tableau n’est rien d’autre que ce que tout tableau est, un piège à regard. »52 Le peintre donne à celui qui est devant son tableau quelque chose que Lacan résume par la formule : « Tu veux regarder ? Eh bien vois donc ça ! »53. Cette formule sonne comme une réponse aux exigences de la pulsion scopique et l’appétit de l’œil chez celui qui regarde. Mais le rapport du regard à ce que l’on veut voir est un rapport de leurre et ce qu’on donne à voir au sujet n’est pas forcément ce qu’il veut voir !

Holbein, nous dit Lacan, nous rend visible quelque chose qui est, à proprement parler, l’incarnation imagée du moins phi (-φ) de la castration, laquelle centre pour nous toute l’organisation des désirs à travers le cadre des pulsions fondamentales54.

Le regard comme objet a qui surgit par l’anamorphose de la tête de mort, rend manifeste son pouvoir de néantisation du sujet qui est médusé, renvoyé à sa propre castration, figurée par la mort. Le crâne est le regard du tableau qui

51 Ibid., p.119. 52 Lacan J.,S. XI, p. 83. 53 Lacan J.,S. XI, p. 93. 54 Lacan J., S. XI, p. 83. 52 observe le spectateur. Celui-ci se voit vu tout à coup.

Le tableau le regarde. Le sujet, lorsqu’il regarde le tableau en face, se trouve dans le monde de la représentation, avec des objets du monde sensible, c'est-

à-dire avec des objets symboliques et culturels. Il y a, cependant, un objet qui trouble l’ordre du pouvoir, un objet étrange qui échappe au monde. Si le spectateur se place de façon latérale par rapport à ce monde de la culture, le sujet regarde de biais le spectacle du monde, et change de point de vue. Cet objet, nous ne pouvons pas le détacher de la transposition, mais il nous ouvre

à une dimension autre, à un certain dévoilement, et cela par la voie de l’étonnement et de la création.

Il s’agit, d’une façon analogique ou anamorphique, d’indiquer à nouveau que ce que nous cherchons dans l’illusion est quelque chose où l’illusion elle- même se transcende en quelque sorte, se détruit, en montrant qu’elle n’est là qu’en tant que signifiant.

Ce rapprochement que Lacan établit entre l’anamorphose et l’art nous montre bien que l’intérêt de la question transcende du point de vue de Lacan le simple franchissement du plan de la signification. Il y a, dans l’anamorphose, d’une part l’abolition d’un plan, d’une perspective, et d’autre part le surgissement d’un objet autre. Cet objet organise d’une autre façon l’espace, habite un point aveugle que le spectateur ne peut découvrir qu’avec

53 étonnement. Cela dit, « qu’il y ait anamorphose, autrement dit un évidement de l’espace pictural ou littéraire, n’exclut pas que le vide y soit repérable comme tel »55.

La création artistique, au lieu d’être révélation d’une signification, déchiffrement d’un message, est création de quelque chose, d’une signification qui n’existe pas, et qui s’institue dans un rapport d’abolition, d’exclusion par rapport au sens. C’est à partir de la théorie de la chose que

Lacan donne aussi son statut de l’œuvre artistique, en nous ouvrant à une dimension où l’illusion se brise et vise autre chose. Lacan, à travers l’art, nous montre comment l’homme contourne le vide et se met en relation avec le réel.

55 Régnault F., Conférences d’esthétique lacanienne, op.cit., p.25- 26. 54 1.3.3 Le corps et la signification phallique dans le tableau: Les Ménines de Vélasquez.

Devant ses auditeurs, Lacan abordera dans son séminaire L'objet de la psychanalyse en 1966, un autre tableau qui nous semble essentiel pour le développement de notre travail : Les Ménines de Vélasquez (Ill.2). Ce tableau de 1656, d’abord nommé Le tableau de la famille ou La famille royale, reçoit

à partir du XIX siècle la désignation connue des Ménines (Les suivantes). En effet, il n'y a de cette famille royale que l’Infante Margarita entourée de ses suivantes, car le couple royal, à savoir le roi Philippe IV et la reine Mariana, n’y est représenté qu’en arrière plan du tableau, dans un cadre qui ressemble à un miroir, donnant l’impression que le couple serait le sujet du tableau, posant pour Vélasquez en train de peindre justement cette toile. La scène se déroule dans l'atelier du peintre au palais royal. L’Infante avec sa suite vient rendre visite au peintre. Cette première partage l’angle de vue du peintre, c’est-à-dire vers l’avant du tableau ou encore vers la place du spectateur. Ce seront les deux seuls qui fixeront l’avant du tableau dans la pièce. Un homme, José

Nieto Vélasquez, Maréchal du palais attaché au service de la Reine, regarde aussi dans cette pièce mais du fond du tableau, dans l’encadrement d’une porte. Au milieu de nombreux tableaux qui recouvrent le mur au fond de l’atelier de Vélasquez et se confondant avec eux, un miroir. Le miroir se

55 détache par un certain pouvoir lumineux et reflète le buste de Philippe IV, roi d’Espagne, accompagné de sa femme Marie-Anne d’Autriche qui posent devant un lourd rideau rouge. Cette scène est baignée de lumière, dispensée dans la pièce par un mur de fenêtres donnant sur les jardins du palais. Ces fenêtres, dont la présence n’est notifiée que par la lumière qu’elles apportent,

éclairent la scène de droite à gauche, liant tous les éléments sur leur passage.

De cette scène de genre, en apparence anodine, se dégage une atmosphère complexe, singulière et surtout générée par le miroir au reflet envoûtant qui génère une certaine contradiction entre la forme et le sujet. Beaucoup d’explications pourront être avancées sur l’agencement du tableau et ses raisons d’être. Chef-d’œuvre tout autant intellectuel que technique, il deviendra un lieu de réflexion, un support de style pour de nombreux grands historiens d’art et philosophes, qui feront commentaires, convergents ou divergents, à propos de ce tableau56.

Les Ménines est l'instantané d'un coup d'œil, d'un moment d'arrêt de l'image, qui fixe cet instant où le peintre s'éloigne de la toile qu'il est en train de peindre, pour jeter un coup d'œil vers le supposé modèle, qui est en fait la place du spectateur. C'est un grand regard dirigé vers nous, vers un spectacle

56 Dans le Séminaire de Lacan de 1966, le livre de Michel Foucault, Les mots et les choses a la même fonction que le livre de Merleau-Ponty Visible et invisible de l’année 1964 : ils donnent à Lacan l’occasion d’avancer des théories concernant le champ scopique, en particulier 1966, avec le fantasme et l’objet a regard ainsi que la vision du sujet entre sujet voyant et sujet du regard. 56 qui se constitue en tant que tel devant le tableau Les Ménines. Le moment d'après, le peintre ne sera plus visible, car il disparaîtra derrière la toile retournée figurant sur le premier plan, et retrouvera son invisibilité. En effet, normalement nous ne voyons pas l'artiste en train de peindre la toile, c'est-à- dire celle qui est là devant les yeux du spectateur. Si on voit le peintre, on ne voit pas la peinture. Dans ce tableau, Vélasquez réalise un tour de force, il représente cet instant de voir en réalisant son auto-portrait au milieu même du tableau qu'il fait de la famille royale. Il met ainsi en scène un regard impossible, qui consiste à se voir en train de voir ce qu'il peint, coup d'œil qui conjugue le voir et l'être vu, comme le regard de La Jeune Parque de Valéry – je me voyais me voir qui indique l'activité de la pulsion scopique. En même temps, dans cette conjonction de la visibilité et de l'invisible, Vélasquez rapproche l'instant de voir le modèle au moment de conclure le tableau, puisque le spectateur est situé comme présent à la fois pendant la séance de peinture, et aussi devant le tableau achevé.

Le regard de Velasquez avec cette toile retournée constitue en effet une

énigme pour celui qui le regarde. Qu'est-ce qu’il peint ? Que représente ce tableau que l’on ne voit pas de face ? Il pousse le sujet à demander à voir la toile: « Fais voir ! » dirait l'observateur exprimant par là son désir de voir, sa

57 curiosité sur la question du désir de l’Autre57.

La toile, retournée, nous dit Lacan, est en effet l’envers de ce tableau que nous voyons de face, à savoir Les Ménines. Vélasquez nous fait donc voir le même tableau vu de face et de derrière, à la fois à l’envers et à l’endroit. Ceci est une propriété de la topologie en tant que la théorie des surfaces, qui se situe en deux dimensions. Le spectateur voit le tableau et est vu par le peintre, il est l’objet de la peinture. C’est en fait la pulsion qui révèle cette structure moëbienne, car il faut deux tours de la pulsion pour retrouver la jouissance picturale : le peintre fait le premier, et le spectateur fait le deuxième tour de la pulsion, comme dans une bande de Moëbius où il faut que l’on fasse deux tours pour revenir à la même place. C’est par la pulsion scopique que le spectateur est bouclé, piégé dans le tableau, qui constitue ce qui est figuré comme Vorstellungsrepräsentenz pulsionnel. Par le biais de l’artifice,

Vélasquez ouvre une autre référence spatiale, qui n’est plus celle de l’étendue cartésienne, la métrique, de l’espace, mais de la topologie des surfaces et de la fonction du sujet scopique.

Examinons maintenant de près la perspective des Ménines, en particulier le point de fuite et le point à l'infini, à savoir les deux pôles où se trouve tiré le sujet scopique dans le tableau, autrement dit le peintre.

57 J. Lacan. L’objet de la psychanalyse. Séance du 11 mai 1966. 58 Le point de fuite se situe dans ce fond de lumière qui sort d'une porte ouverte au fond du tableau, où convergent sur la ligne de l'horizon les lignes de la perspective. Don José Nieto Vélasquez, cousin du peintre, sur les marches de l'escalier, voit la scène, y compris celle qu'on ne voit pas, car nous sommes dans cette scène: l'Infante avec ses suivantes et tout le groupe qui l'accompagne, le peintre, la toile retournée de face, de même que cette scène devant le tableau que tout le monde la regarde. A l'extrême droite du tableau se trouve une fenêtre dont on voit à peine l'embrasure, mais d'où vient toute la lumière qui baigne le tableau, qui représente le salon de peinture, et aussi la place du spectateur: elle illumine le peintre, donne sa visibilité à toute la scène, surtout au personnage central de l'Infante, éclatante de luminosité, et d'une beauté ravissante. Elle envahit cet espace devant le tableau où demeure le spectateur, et l'attire dans le tableau. C'est d'un point situé à l'infini (point d'intersection de la ligne fondamentale avec la ligne de l'horizon); de là part cette lumière qui se répand sur le tableau, et c'est de là que Vélasquez pourrait dire « Tu ne me vois pas d'où je te regarde » : c'est la réponse au Fais voir ! du spectateur, mais aussi de l'Infante, qui est le vrai modèle de ce tableau, qui au milieu de la toile occupe la place centrale : l'Infante, la fente58. Le (-φ) de l'impubère est recouvert par cette robe magnifique qui fait de l'Infante

58 Lacan J., L’objet de la psychanalyse. Séance du 25 mai 1966. 59 Margarite, une girl-phallus, qui devient ce qu'elle n'a pas. L'infante est l'objet précieux du couple royal, car elle est la première fille de Philippe IV et de sa jeune épouse de quinze ans, et est âgée de quatre ans, mais elle est aussi l'objet précieux de Diego Vélasquez, qui l'a peinte sept ou huit fois. Elle vient, dit Lacan, à la place de l'objet a, qui dans son éclat de lumière, est au centre du tableau, au milieu de ce groupe de gens qui l'entourent. Cet objet a se situe dans l'intervalle entre le plan qui va du peintre au point de l'infini d'où il revient et celui qui se dessine vers la droite du cadre de la toile retournée.

Dans cet intervalle figure l'essieu, c'est-à-dire le lieu entre le plan tableau et le plan sujet, où vient chuter l'objet a.

Tous les acteurs de la scène, y compris et surtout l'Infante, sont tous en représentation. Pour qui? Pour l'Autre, figuré par le couple royal supposé voir toute la scène. Ce couple, en fait, ne voit rien, car il est effectivement figuré dans le tableau au fond de la pièce, regardant la scène où tout le monde lui tourne le dos. Mais c'est à partir de cet Autre qui ne voit rien, que se soutient toute la scène en représentation, mais aussi, dit Lacan, tout le monde de la représentation.

Dans Les Ménines, nous voyons figurés le sujet divisé (le peintre tient deux places), l'Autre (comme couple royal), et l'objet a (l'Infante). Ce tableau est donc, comme le fantasme où figurent le sujet divisé et l'objet a, en

60 représentation scénique pour l'autre. On représente ainsi à l'Autre la scène que l'on suppose répondre à son désir. Voilà comment ce tableau illustre le fantasme comme réponse du désir à l'Autre... Pour le faire exister. Car cet

Autre ne voit rien, il n'est même pas là, mis à part son image réfléchie dans le miroir, improbable, au fond de la pièce. Sa consistance n'est qu'imaginaire, l'Autre, comme le couple royal dans le tableau n'est que le pur reflet dans une vitre, qui renvoie une image floue et aveugle.

Enfin, une donnée essentielle selon nous de cette remarquable interprétation des Ménines, est le rapprochement que Lacan va établir en complétant cette interprétation en faisant circuler à son séminaire du 18 mai une reproduction d’un tableau de Balthus, La Rue peint en 1933. Le tableau n’est décrit que par allusion à une retouche que Balthus aurait dû faire pour faire plaisir à l’acheteur : «...quand j’ai vu ce tableau…quand je l’ai vu cette fois-ci, dans ce contexte, vous attribuerez ceci, je ne sais pas à quoi, à ma lucidité ou à mon délire, c’est à vous d’en trancher, j’ai dit : voilà les Ménines »59. (Nous reviendrons ultérieurement sur ce tableau de Balthus, évoqué par Lacan dans son séminaire, dans lequel il nous dit avoir trouvé la même structure que dans celui de Velasquez et cela afin d’aborder quelques questions que l’on peut se poser concernant le détail et sens de celle-ci).

59 Lacan J., L’objet de la psychanalyse. Séance du 18 mai 1966. 61 En effet, c’est en suivant cette perspective que Lacan nous introduit au cœur de l'œuvre de Balthus et de la représentation de ces corps enfantins tant valorisés: Les petites filles, qui sont certes l’allégorie de la grâce, mais aussi l’image où figure « l’énigme inquiétante de l’enfance qui se métamorphose » et dont le peintre garde l'esprit de la Phallus=fille « la petite fille, la girl en tant que phallus60 ». Dans ces visages et corps d’enfants qui captivent et fascinent et où l'on retrouve malgré lui, la renaissance du mythe littéraire de

Lolita de Vladimir Nabokov. Ce dernier était d'ailleurs également animé par la littérature nymphique, vu qu'il connaissait aussi parfaitement l’œuvre de

Lewis Carroll, dont il avait traduit en russe les aventures d’Alice au pays des merveilles en 192361, Conte qui charpentera une grande partie de son œuvre tout comme celle de Balthus.

60 Lacan J., L’objet de la psychanalyse. Séance du 25 mai 1966. 61 CAROLL L., Œuvres Bibliothèque la Pléiade éd. Gallimard, 1990. Introduction XII, XIII 62 CHAPITRE II Contribution post-freudienne sur l’équation symbolique de la Phallus=Girl62.

2.1. Otto Fenichel et l’équation symbolique de la

Phallus=Girl.

C'est dans le séminaire IV, au sein du chapitre « L’identification au phallus » que Lacan fait un bref commentaire sur l’article d'Otto Fenichel, paru dans le

Psychoanalytic Quarterly, Volume XVIII, N°3, de 1949, qui porte sur ce qu’il appelle l’équation Girl = Phallus, qui n’est pas sans rapport, comme il le note lui-même, avec la série d’équations bien connues fèces = enfant pénis 63. »

Bien que l’argumentation ne soit pas toujours claire, parfois « un peu embrouillée 64 » et « tâtonnante 65 », cet article, comme l’affirme Lacan, ne manque pas de mérites. Fenichel met l’accent sur l’identification du sujet au manque de l’autre, plus précisément sur l’identification de l’enfant au manque de la mère.

Fenichel aborde déjà ce cas de perversion dans l'article Zur Psychologie des

62 Nous reprenons ici quelques repères théoriques que nous avions abordés lors d'une précédente recherche sur l' approche de l’objet fétiche et l’équation Phallus=Girl dans Lolita de Vladimir Nabokov, mémoire de DESU réalisé en 2001. 63 Lacan J., Le Séminaire IV, p. 167. 64 Lacan J., Écrits, Seuil, Paris, 1973, p. 565. 65 Id., p. 733. 63 transvestitismus, publié dans l’I.Z.P. en 1930 : « Lors de l’analyse d’un travesti, il est constaté comme fondement de cette perversion le fantasme inconscient du patient d’être une fille avec un phallus. Si, schématiquement, l’homosexuel s’est identifié à sa mère, si le fétichiste n’a pas abandonné la croyance au pénis de la femme, les deux valent pour le travesti homme : il s’identifie à une femme dont il voudrait continuer à croire qu’elle possède un pénis. »66

Dans son article de 1936, trois cas de névrose sont évoqués. Le premier cas, semble-t-il, est celui d’une jeune femme hystérique qui souffre d’une inhibition se manifestant sous la forme de « die Angst vor Blamage » (« la peur d’être ridicule »). Otto Fenichel rapporte cette inhibition au « penisneid » primaire. La cause d’une telle angoisse est la crainte que ne soit découvert le pot aux roses - le manque du pénis67 - et le fantasme de cette patiente est d’être le phallus du père. L’équation symbolique Pénis=Enfant se fonde sur l’équation Corps=Pénis décrite par Freud en 1917. Les deux auteurs disent que ce fantasme est compréhensible chez la femme, comme désir réprimé de possession du pénis ou comme compensation d’une blessure narcissique due à l’absence de pénis. La patiente imaginait être le petit ours en peluche qu’elle avait offert à son père et qui l’accompagnait dans tous ses voyages. C’était la

66 FENICHEL Otto, Zur Psychologie des Trasvestitismus, I. Z. P., Vol. XVI, 1930. 67 FENICHEL Otto, Die symbolische Gleichung : Mädchen=Phallus (1936), I. Z. P., in L’impromptu psychanalytique de la Picardie, n° 6, trad. Par Francis Felzin, 1991. 64 représentation métaphorique de son complexe d’infériorité, et à la fois de toute-puissance, car elle dit : « bien que je sois petite, il faut bien que mon père m’aime quand même, puisque sans moi il ne peut rien faire. » Elle se trouve ainsi rétablie par le biais de l’identification au pénis tout-puissant.

De ce type de choix d’objet amoureux, Fenichel nous dit qu’il est déterminé par un choix de type narcissique. De tels objets représentent toujours l’homme lui-même se fantasmant comme fille. « Je voudrais être aimé en tant que fille, de la même façon que j’aime à présent cette femme infantile. » Il s’agit donc de ce même mécanisme de choix d’objet que Freud a décrit pour un type déterminé d’homosexualité masculine68, et dont il est bien clair à présent qu’il se produit aussi chez les hétérosexuels.

Dans son livre Perversion, psychoses et troubles du caractère69, Fenichel

écrira à ce sujet : « Chez les hommes féminins qui, durant l’enfance ou la puberté, ont aimé se fantasmer comme filles, il y a le même mécanisme

également chez des hétérosexuels. Ils tombent amoureux de petites filles dans lesquelles ils se voient eux-mêmes incarnés et auxquelles ils procurent ce que leur propre mère leur a refusé. Ce mécanisme est très vraisemblablement décisif aussi pour la pédophilie. Nous ajouterons que, au fond, ce choix d’objet représente donc quand même un type homosexuel également valide

68 Freud, Sigmund, Trois essais sur la théorie de la sexualité. 69 Int. Psa. Verlang, Vienne, 1931, p. 21. 65 pour les hétérosexuels. En effet, la femme choisit selon un choix d’objet narcissique et fantasmé en compagnie d’un grand homme, une figure paternelle (qu’alors l’intéressé lui-même représente) ; alors l’homme, en empathie avec la femme, se fait de la sorte aimer inconsciemment de façon homosexuelle. Ces fantasmes sont toujours liés à la représentation d’une mutuelle protection : la petite femme est, par l’homme, sauvée réellement, celui-ci est, par elle, sauvé magiquement. » 70. Aux yeux de l'homme, l'enfant ne peut que prendre la place de ce à quoi il s’identifie narcissiquement, dans son désir d’aimer et d’être aimé. Comme l’indique Fenichel, c’est un fantasme pédophile qui amène le sujet au-delà d’un paternalisme protecteur, à une mystification fétichiste où l'enfant est aimée en raison de l’équation

Fille=Phallus. Elle est impliquée dans cette fonction imaginaire où elle devra combler le besoin essentiel du sujet à travers l’articulation avec son fantasme phallique qu’il ne peut maintenir que dans une identification avec le phallus féminin. l'enfant incarne ainsi l’image du phallus.

Par ailleurs, c’est aussi dans le Séminaire sur la relation d’objet71, que Lacan se réfère au texte de Fenichel concernant le fait que l’enfant peut être considéré comme le phallus dans l’inconscient du sujet, spécialement du sujet féminin. Il souligne que sa référence ne concerne pas que l’enfant féminin,

70 FENICHEL Otto, Die symbolische Gleichung : Mädchen=Phallus, Op. Cit. p. 5. 71 Lacan J., Séminaire IV La relation d’objet, séance n°18 du 6.02.1957, p. 167-168. 66 comme c’est le cas chez Fenichel, dont l’article vise spécialement la fille, à partir d’aspects bien connus du fétichiste, de perversions déterminées, qui indiquent que la fille peut être interprétée comme un équivalent du phallus du sujet. Les données analytiques indiquent également que la fille et, de manière plus générale, l’enfant, peut être considérée comme un équivalent du phallus, manifeste dans son comportement, et vivre la relation sexuelle sur un mode où elle est supposée apporter le phallus au partenaire masculin.

Dans le cas du sexe masculin, le sujet peut également se donner à la femme comme s’il était ce qui lui manque, comme s’il lui apportait le phallus manquant, au niveau imaginaire.

Que la fille puisse être objet de prédilection pour un certain type de sujet met en relief une fonction que nous pouvons appeler fonction mythique qui découle autant des mirages pervers que de toute une série de constructions littéraires. Parmi elles, nous pouvons signaler le personnage de Mignon chez

Goethe, Mignon la bohème dont la position bisexuelle est soulignée et qui vit avec une sorte de protecteur démesuré, brutal et manifestement très paternel, nommé Harfner. Mignon est à la fois une domestique « de qualité » et une personne dont il ne peut se passer. Goethe dit de ce couple -Harfner, dont elle a tant besoin, et Mignon, sans laquelle il ne peut rien faire- qu’on y trouve l’alliance de la puissance brute, brutale, et de quelque chose sans laquelle

67 cette puissance perd toute son efficacité. Cette chose, qui est finalement le secret de sa véritable puissance, n’est rien d’autre que le manque.

68 2.2 Le pubère, l'impubère et l'image phallique chez Lacan.

Les références à l’équation Phallus=Fille apparaissent dans divers textes lacaniens et bien que l'Alice de Lewis Carroll et Lolita de Vladimir Nabokov ne soient pas les seuls exemples sur lesquel Lacan s’appuie, ces textes sont commentés sous divers angles théoriques, comme par exemple dans Le désir et son interprétation dans lequel Lacan souligne : « qu'il ne s'agit pas, littéralement, d'autre chose dans les deux grands Alice: Alice in Wonderland et Through the Looking-glass. C'est presque un poème des avatars phalliques, que ces deux Alice ». Il ajoute « ...dans ce que je vous ai dit, qui concerne la position de ce sujet par rapport au phallus, qui est ce que je vous ai souligné: l'opposition entre l'être et l'avoir. Quand je vous ai dit que c'était parce que pour lui, c'était la question de l'être qui se posait, qu'il eût fallu « l'être sans l'avoir », ce qui est par quoi j'ai défini la position féminine, il ne se peut pas qu'à propos de cet être et ne pas l'être, le phallus, ne soit pas élevé en vous l'écho, qui véritablement s'impose même à propos de tout cette observation, du « To be or not to be » toujours si énigmatique... 72 ». Ce n'est que plus tard dans son séminaire L'objet de la psychanalyse que Lacan compare l'Alice73 de Lewis Carroll à l'infante du tableau de Vélasquez, Les Ménines, dont il

72 J. Lacan. « Le désir et son interprétation », séminaire inédit, séance du 4 mars1959. p256 69 indique qu'elle est le signe qui vient à la place de l'objet chu, du regard du peintre74 .

Par ailleurs, c'est dans le séminaire VI, Le désir et son interprétation, que

Lacan fait référence à son tour à Lolita de Vladimir Nabokov comme un

''livre marqué par notre époque'', où il est possible « malgré tout » de se rendre compte de la fonction de retour vers un autre. L’important dans la structure de cet ouvrage, nous dit Lacan: « est qu’il présente toutes les caractéristiques de la relation du sujet avec le désir, au fantasme à proprement parler névrotique 75 ».

Lacan fera d’autres commentaires sur Lolita dans son séminaire VIII, Le transfert76, poursuivant son travail autour du phallus que « l’on peut voir là où il n’est pas ». Il nous renvoie à cette vision ensorcelante de l’objet cause du désir dans l’œuvre de Boticcelli, La naissance de Vénus, « corps érigé au- dessus de la houle de l’amour amer », qui, comme Lolita, est apte à 73 Sophie Marret dans son texte : « Les petites filles de l'inconscient au mythe » nous fait remarquer que : Là où Lacan constate que l'Alice du conte « a pour valeur moins phi », nous dit-elle, « les petites filles s'avèrent plutôt avoir eu valeur phi (coupé du moins) à travers la correspondance de Carroll. Son rapport à celles-ci semble construit sur une coupure entre l'amour et la jouissance sur le monde de la perversion Gidienne. » S. Marret postule par ailleurs que « l'écriture de l'œuvre contribua pour l'écrivain à nouer le phi et le moins par une prise du désir et de jouissance à l'idéal (l'enfant y devient, grâce aux illustrations de Tenniel notamment, prise dans un discours, une idéologie conforme aux idéaux victoriens, la valeur de fétiche est enrobée d'un discours esthétique). L'Alice du récit en outre est devenue un nom, la petite fille du texte noue la jouissance au signifiant, de fétiche, elle devient moins phi, phallus imaginaire... ». In Lewis Carroll et les mythologies de l'enfance, (ouvrage collectif) sous la direction de Sophie Marret, Presses Universitaires de Rennes, 1995. p.74. 74 J. Lacan. « L’objet de la psychanalyse », séminaire inédit, séance du 25 mai 1966. 75 J. Lacan. « Le désir et son interprétation », séminaire inédit, séance du 24 juin1959. 76 J. Lacan. Le transfert, Le Seuil, Paris,1991, p. 454. 70 représenter aux yeux du clinicien l’équation symbolique bien connue

Phallus=Fille. Cette image nous donne à voir le phallus là où justement il n’est pas, « là où on le suppose derrière le voile, se manifestant dans l’érection du désir...77 ».

Cette représentation est l’agalma, cet objet à la fois concret et symbolique qui remplit une fonction d’ornement ou, plus concrètement, de statue. C’est ainsi que dans le Banquet, Platon compare le visage de Socrate à celui d’une statue divine. L’agalma est l’objet qui provoque l’admiration, occupant une place quasi sacralisée par le sujet, capable d’exercer la fonction d’un être détaché d’un ensemble; d’exercer sa vertu par lui-même (cet être partiel est également théorisé par Abraham) Ainsi, au sens le plus concret, l’agalma est une partie du corps ou un objet qui s’accroche à une partie du corps pour l’orner.

L’agalma est donc désirable, ou plus exactement, cause de désir. Lacan trouve ici sa théorisation de l’objet partiel sous le nom d’objet petit a (en référence à l’agalma platonicien), qui nous rapproche au plus près de ce qui se joue dans la vision de l’objet perdu qui est la cause du désir ; or cette perte d’objet trouve elle-même sa cause dans le clivage du sujet, c’est-à-dire dans le fait que le sujet dénie la réalité de la castration. C’est donc quelque chose qui traverse le sujet, qui provient d’une perte qu’il ne peut reconnaître comme

77 Ibid. 71 telle, puisqu’il est divisé à son insu et où l’objet a désignera le représentant de l’objet du manque, ce phallus emblème de la jouissance dans l’inconscient.

Les diverses versions de l’agalma seraient ainsi des précipités précieux de cet objet.

Enfin, dans son séminaire IX, L’identification, Lacan fera un bref commentaire sur la figure de Lolita comme figure omniprésente de l’équation

Phallus=Girl78. C’est dans ce texte que Lacan fait allusion à certains aspects de la sexualité féminine, se référant en particulier à un texte de Simone de

Beauvoir intitulé Brigitte Bardot et le syndrome Lolita79, dans lequel cette dernière cherche à reconnaître Lolita chez Brigitte Bardot. Lacan le commente ainsi : « La distance qu’il y a entre l’expansion achevée du charme féminin et ce qui est proprement le ressort, l’activité érotique de Lolita, me paraît constituer une béance totale, la chose la plus facile du monde à distinguer. »

Cette référence faite par Lacan, comme nous l'avons souligné lors de notre première recherche sur Lolita de Vladimir Nabokov réalisée en 2001, nous semble être une donnée curieuse et intéressante, particulièrement en raison de 78 Séminaire IX, L’identification, séminaire inédit, séance du 9.05.62. 79 Il s'agit d'un texte de 1953 écrit en anglais et qui n'a été traduit qu'en août 1979 dans un ouvrage inédit de Simone de Beauvoir : « Les écrits de Simone de Beauvoir » (chez Gallimard.), dont nous ignorons encore dans quel contexte il à été écrit. A cette date, le mythe Bardot figurait à l'écran avec le film de Vadim « Et dieu créa la femme ». C'est l'époque de la femme objet-désir où l'on discute d'émancipation. Là où Simone de Beauvoir confond Lolita et Bardot, Lacan lui, a pris soin de distinguer soigneusement la nymphette de l'impubère, ce qui lui permet d'illustrer le concept de l'image phallique. 72 la vision proposée par l’auteur dans son texte. Car à nos yeux, plus qu’un texte sociologique, c’est un éloge du personnage qu’incarne Bardot dans plus d’un film de Vadim, où celui-ci exploite en elle la figure de la femme-enfant.

Brigitte Bardot représente à l’époque, selon de Beauvoir, le meilleur spécimen de ce qu’elle appelle la « nymphette ambiguë » mélange de « fruit vert » et de « femme fatale ». « Vu de dos, son corps mince et musclé de danseuse est presque androgyne. La féminité triomphe dans sa gorge ravissante. Les longues tresses voluptueuses de Mélissandre glissent sur ses

épaules, mais sa coiffure est celle d’une gitane. Ses lèvres font une moue boudeuse, mais en même temps invitent au baiser 80 ».

La comparaison entre Bardot et Lolita ne nous a pas semblé non plus adéquate, comme le signifie clairement Lacan dans son commentaire cité plus haut, car Lolita est en effet le signe de la féminité à peine dessinée, ses manières sont graciles, l’esquisse de la féminité décrite par le personnage de

Humbert, image qui deviendra le soutien de son désir. Cependant, l’évocation de cette image de Lolita que l'on pourrait qualifier de gracile nous a ramené à l'un des Séminaires où Lacan évoque le tableau réalisé par le peintre maniériste Zucchi, « Psyché surprend Amour » (ou « Amour et Psyché »)

(Ill.3), dont Lacan a fait un objet d’étude et d’interprétation analytique. Ce qui

80 Simone DE BEAUVOIR, Brigitte Bardot et le syndrome Lolita, Les écrits de Simone de Beauvoir, Gallimard, 1979, p. 365. 73 nous importe le plus ici avec cette trouvaille si particulière de Lacan dans la

Galerie Borghèse de Roma, c'est la manière dont il décrit le corps de Psyché.

Lacan prend en effet Psyché à la façon d’un dessin d’André Masson où il montre à ses élèves une esquisse réalisée sur le sujet par le peintre surréaliste, illustrateur, entre autres, du poète Paul Eluard81, esquisse dans laquelle on voit le corps de Psyché, qui n’est pas seulement le corps de l’âme, et qui manifeste une légèreté, une finesse. C’est un corps de peu de poids, de peu de formes, a tel point que l’évocation de la nymphette réapparaît ici comme Lacan nous l’a commenté : « Dans le tableau, c’est Psyché qui est éclairée, et comme je vous l’enseigne depuis longtemps concernant la forme gracile de la féminité, à la limite du pubère et de l’impubère, c’est elle qui est pour nous l’image phallique. »82

La forme mince, fine de psyché, nous a paru semblable au corps de Lolita, qui suscite le désir de Humbert qui loin d’être attiré par la forme féminine, est attiré par un corps qui n’a pas acquis ses formes car il est seulement une esquisse non finie et se trouve dans un état larvaire de « nymphette ». Figure idéale de l'objet du désir, chrysalide fragile, Lolita Phallus=fille est bien, comme le souligne Jean Jacques Lecercle, la descendante scandaleuse de la

81 J. Lacan. Le transfert, Le Seuil, Paris,1991, p. 266. 82 Ibid, p. 292. 74 petite fille, modèle carrollienne ou la double cynique d'Alice83.

83 LECERCLE Jean-Jacques, Lolitalice, in Lolita, Figures mythiques, éd. Autrement, Paris, 1998.p 90. 75 Chapitre III L’œuvre de Lewis Carroll comme source d’inspiration pour l'œuvre de Balthus.

3.1 De la filiation littéraire à la construction picturale.

C’est en suivant les déclarations de Balthus telles qu’elles transparaissent au long de son parcours que nous avons décidé d’aborder la référence établie de

Lewis Carroll dans son œuvre. En effet, il n'y a guère de mystère à ce que l’œuvre Carrollienne, éblouissante par les feux follets de son écriture, ait pu le séduire et l’attacher.

Dans une grande partie de son œuvre, Balthus nous montre comment l’image prend le pas sur le texte et la littérature enfantine et populaire, notamment celle issuede la tradition graphique allemande, des garnements de Wilhem

Bush et de Pierrot l'ébouriffé (Struwwelpeter, 1845) de Heinrich Hoffmann. Il trouve par ailleurs une autre partie de ses sources en particulier dans les textes de Lewis Carroll, tout notamment dans: « Alice au pays des merveilles et de l’autre côté du miroir ». Ces deux derniers ont eu de quoi charmer l’esprit du peintre car ils portent en germe une imagerie complexe où il a pu puiser des métaphores propres à élaborer une mythologie dans laquelle le rêve et

76 l’enfance déploient des motifs achevés : le miroir, le jeu de cartes, le chat et ses figures royales. Le thème de l’enfance gracieuse et subversive, "naïve" mais vraie, celle qu'aux yeux de Balthus, il distinguait dans ses tableaux.

Les œuvres de Lewis Carroll ont su épouser pour Balthus les méandres et les désirs de l’âme enfantine et le refus d’un monde adulte, mais c’est sans doute le « personnage mythique qui incarne l’archétype de ce personnage éternel de la petite fille, Alice 84 », qui a été pour nous le point de départ de ce rapprochement entre Balthus et Lewis Carroll, rapprochement qui par ailleurs nous semble justifié par le fait que Balthus, à son tour, est devenu

« indissociable de cette figure de la petite fille à plusieurs égards »85.

Cependant, il faut dire par ailleurs qu’il reste difficile de commencer une recherche sur l’œuvre de Balthus sous l’influence de Lewis Carroll et surtout d'en trouver une approche qui fût singulière, tant le corpus critique sur Lewis

Carroll et la petite Alice, réelle et imaginaire, est considérable. Comment ne pas répéter ce qui a déjà été écrit, le plus souvent avec talent par tous les exégètes ? La personnalité complexe de l’auteur, sa vie ont été fouillées, ses liens avec les petites filles, placés sous le signe du scandale,

84 LECERCLE Jean-Jacques, Un amour d’enfant, in Lecercle Jean-Jacques., éd., Alice, Paris, Autrement , 1998, p.7. 85 Pour évoquer le commentaire de Sophie Marret dans son texte : "Les petites filles de l'inconscient au mythe": « Qu'il soit pervers ou non, le « cas » Carroll, aux côtés de Nabokov, s'est en effet trouvé pris dans les arcanes des discours contemporains sur la perversion ». In Lewis Carroll et les mythologies de l'enfance, (ouvrage collectif) sous la direction de Sophie Marret, Presses Universitaires de Rennes, 1995, p.66. 77 « minutieusement analysés et ses contes, expliqués et annotés. Que restait-il à découvrir?

Tout cela sans oublier que notre principal propos reste celui d’interroger les motifs qui figurent dans le texte carrollien et dans son œuvre photographique :

« la figure de la petite fille ». C'est elle qui est au cœur des deux artistes, de leurs œuvres et autour de laquelle se condensent les mythes, c'est elle

également qui nous amène à la notion lacanienne de l’image phallique concernant la forme gracile de la féminité, à la limite de pubère et de l'impubère86. Cette notion de la valeur phallique de la petite fille, que Lacan souligne par ailleurs dans son séminaire L’objet de la psychanalyse serait contemporain de son intervention radiophonique sur France Culture

Hommage rendu à Lewis Carroll 87, texte que nous avons choisi en guise d’introduction à ce rappel sur l’œuvre carrollienne, car il nous semble que notre travail ne pouvait pas trouver meilleure voie d’approche que celle des questionnements pénétrants de Lacan sur cette œuvre et son auteur.

86 J. Lacan, Le transfert, Le Seuil, Paris, 1991, p.292. 87 J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », texte prononcé le 31 décembre 1966 sur France Culture, sous le titre « Commentaire d’un psychanalyste ». Transcription de Marlène Bélilos à partir de la bande sonore. Texte établi par Jacques Alain Miller in Ornicar?, n° 50, revue du Champs Freudien, diffusion Navarin –Seuil, 2002. 78 3.2 « Hommage rendu à Lewis Carroll » ; Contexte historique.

Pour situer les enjeux dans le récit de Lacan, nous souhaitons tout d’abord nous rapporter au contexte dans lequel cet hommage à Lewis Carroll fut prononcé. «Il s’agit d’une intervention radiophonique sur Lewis Carroll diffusée sur France Culture le 31 décembre 1966, dans le cadre d’une

émission de Jacques Brunius, intitulée «Lewis Carroll: maître d’école buissonnière»,qui marquait vraisemblablement le centenaire de la publication des Aventures d’Alice au pays des merveilles»88. Cette intervention de Lacan sera oubliée ou écartée à plus d’une reprise par de grands spécialistes de l’œuvre de Carroll:«En 1971, les rédacteurs français des Cahiers de l’Herne qui étaient encore un petit groupe de «spécialiste», complices dans leur affection et dans une relative marginalité», indique Jean Gattégno dans la préface qu’il rédigea en 1987 pour la réédition du numéro des Cahiers de l’Herne consacré à Lewis Carroll.89

Jean Gattégno note donc «le caractère encore confidentiel de la critique carrollienne en 1971, à plus forte raison en 1968, contexte qui aurait pourtant

88 MARRET Sophie, Lacan sur Lewis Carroll ou « Tandis qu’il lourmait de suffèches pensées », in Ornicar ?, revue du champs freudien, n° 50, 2002, p. 340. 89 Collectif, « Lewis Carroll », Cahiers de l’Herne, n° 17, dirigé par H. Parisot, Paris, éd. de l’Herne (1971), 1987. 79 dû être favorable à ce que l’on remarque que Lacan s’y était intéressé.»90.

Mais ils ne le mentionneront pas dans cet ouvrage. Au lieu de cela, J.

Gattégno, auteur parmi les plus connus ayant travaillé sur l’œuvre de Lewis

Carroll (autre une thèse universitaire sur Lewis Carroll en 1970, une biographie, il a été responsable de l’édition des œuvres de Carroll dans la collection La Pléiade) va conclure dans cette même préface:«En revanche, la lecture proprement freudienne, peut-être parce que le travail essentiel avait été fait par William Empson et Phyllis Greenacre présents dans ce cahiers, n’a guère prospéré »91.

Un constat étrange, en effet, que J.Gattégno n’aurait jamais eu connaissance de l’intervention de Lacan, mais il est vrai que, comme le remarque Sophie

Marret, elle n’est en tout cas signalée dans aucun des ouvrages ni des biographies existantes. Par contre « Les contributions de William Empson et

Phyllis Greenacre, qui sont celles contre lesquelles Lacan s’élève, se trouvent en revanche partout citées. William Empson fait discrètement appel aux fantasmes de l’auteur pour étudier la symbolique. Son propos est de montrer que les Alice constituent une pastorale de l’enfance. Phyllis Greenacre cherche à cerner la signification de l’inconscient de l’œuvre à partir d’une

90 MARRET Sophie, Lacan sur Lewis Carroll ou « Tandis qu’il lourmait de suffèches pensées », in Ornicar ?, revue du champs freudien, n° 50, 2002, p. 341. 91 Collectif, « Lewis Carroll », Cahiers de l’Herne, n° 17, dirigé par H. Parisot, Paris, éd. de l’Herne (1971), 1987. p. 10. 80 étude psychanalytique de la biographie de Carroll. Ces perspectives n'ont rien de commun avec l’analyse proposée par Lacan. »92.

Une autre omission de cette intervention de Lacan en 1998, année où fut célébré le centenaire de la mort de Lewis Carroll, France Culture rediffusa cette émission les 29 et 30 août, amputée, en particulier, de l’intervention de

Lacan. « Le point de vue de la psychanalyse n’y fut pas représenté. Denis de

Rougemont souligne en revanche que Les Aventures d’Alice portent sur « la liberté la plus fondamentale de l’enfant » qui est « celle de grandir ou non » ainsi que sur « l’angoisse qu’accompagne l’apprentissage des opérations mathématiques, arithmétiques les plus simples » Amer constat qu’une psychologie simpliste fondée sur le moi fût seule à obtenir diffusion.

La comparaison s’avère cependant souligner la portée de l’intervention de

Lacan. L’oubli de celle-ci, jamais mentionnée par les principaux critiques carrolliens, mériterait d’ailleurs d’être interrogé. »93.

La forme radiophonique de cette intervention aurait-elle vraiment contribué à ce qu’il ne reste pas de traces dans les mémoires ? En toute cas, comme nous dit S. Marret : « elle ne saurait suffire à expliquer entièrement cet oubli de la part des carrolliens. Sans doute sa portée ne leur était-elle pas encore audible, en raison notamment de l’accent qu’il fait porter sur le réel. L’exploration du

92 MARRET Sophie, Lacan sur Lewis Carroll ou « Tandis qu’il lourmait de suffèches pensées », in Ornicar? revue du champs freudien, n° 50, 2002, p. 341. 93 Ibid., p. 340. 81 plan imaginaire du fantasme (auquel bien sûr les interprétations les plus fantaisistes et les plus contradictoires furent apportées) s’avère plus rassurante

à délivrer une signification alors même que Lacan souligne combien le texte perce au-delà de cette dimension qu’elle interroge, faisant plutôt entrevoir l’articulation des trois registres symbolique, imaginaire et réel»94. Reprenons

Lacan :« les trois registres par lesquels j’ai introduit un enseignement qui ne prétend pas innover, mais rétablir quelques rigueurs dans l’expérience de la psychanalyse, les voilà à l’état pur dans leur rapport le plus simple.»95. Lacan donne une autre approche de l’œuvre et de l’auteur, il suffit d'écouter les voix des écrivains (pour la plupart célèbres), qui s’élèvent à tour de rôle dans l’émission de Jacques Brunius consacrée à Lewis Carroll en 1966, pour se convaincre de la nature oblique d’un regard, de la portée pédagogique de l’œuvre largement magnifiée.

Ainsi André Maurois parle-t-il, à propos d’Alice, de « l’art de dire les choses très profondes et très difficiles en les masquant sous une histoire invraisemblable ». Il voit « une satire de la société victorienne la plus amère qui ait jamais été écrite ». André Breton dans son Anthologie de l’humour noir, citée dans le cadre de l’émission, faisait de Carroll « notre premier maître d’école buissonnière ».

94 Ibid., p. 341-342. 95 J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », P.10. 82 L’œuvre de Carroll ne cessera de se transformer sous la plume et le pinceau des autres artistes, et deviendra, bien loin de la raison, un révélateur des pulsions obscures et destructrices de l’être. Elle est alors, en dépit des déclarations plus innocentes de Jacques Prévert, de Claude Roy et d'André

Maurois, du côté du sadisme et de thanatos. Nous ne pouvons par conséquent guère nous étonner si pour Eugène Ionesco, Alice est un « cauchemar pur […]

Alice connaît l’attirance et la peur du gouffre. Qu’est-ce que le gouffre ?

C’est en même temps la vie, l’univers des hommes et c’est aussi l’autre côté du miroir, la mort. » Quant à Raymond Queneau, il situe Alice au pays des merveilles « du côté du Marquis de Sade. » Enfin, Marguerite Duras, qui commente les lettres de Carroll aux petites filles, énonce : « il fit servir cette logique et cette morale à se jouer d’elle-même comme jamais encore avant lui il nous fut donné de voir ». « Elle s’en tient au pouvoir de subversion morale de l’œuvre là où Lacan souligne que, par le travail de la logique qui la gouverne, elle ouvre sur un savoir concernant l’impossible, à l’instar de l’œuvre de Marguerite Duras elle-même. On comprend que Lacan eût « bien aimé l’entendre aussi parler de l’œuvre en romancière. »96.

Toutefois, la perception de Carroll et les lectures d’Alice restent considérablement divergentes du point de vue des écrivains, pour certains

96 MARRET Sophie, Lacan sur Lewis Carroll in« Tandis qu’il lourmait de suffèches pensées », in Ornicar? revue du champs freudien, n° 50, 2002, p. 343. 83 nous l’avons vu, le sadisme de l’œuvre, incontestablement présent, frappe les esprits qui se heurtent à une aporie où coexistent enfance et cruauté. Les propos d’Eugène Ionesco sont ici les plus explicites : l’enfant littéraire a changé de statut. Il est soumis à des visions terrifiantes et « vit dans l’angoisse. »97 On pourrait citer en contrepartie Claude Le Roy qui situe Alice parmi les trois livres « archétypes de la conscience et de l’inconscience britannique », à côté de la Bible et de l’œuvre de Shakespeare. Les aventures d’Alice, constate-t-il, sont un précieux auxiliaire pour les chefs d'état, les parlementaires, les journalistes et les directeurs de théâtre. Ce livre s’avère, en effet, être un véritable « instrument pratique » : Alice y « trouve toujours l’attitude la plus juste dans la vie », car elle « ne cède jamais devant ce qu’elle considère comme bête ou mauvais ». « Là s’esquisse le paradoxe constant des lectures d’Alice, célébrant tantôt ses vertus édifiantes, tantôt son pouvoir de subversion.»98.

Par ailleurs, cette contradiction dans l’œuvre, comme le souligne aussi Sophie

Marret : «se retrouve plus dialectisée, dans la critique contemporaine, concluant toujours à la résolution de l’œuvre dans un sens donné. Dans Lewis

Carroll, Jean Gattégno met l’accent sur le versant formateur de l’œuvre. Il défend une thèse d’orientation piagétienne selon laquelle les révoltes d’Alice

97 Eugène IONESCO dans l’émission de Jacques Brunius. 98 MARRET Sophie, Lacan sur Lewis Carroll in « Tandis qu’il lourmait de suffèches pensées », in Ornicar? revue du champs freudien, n° 50, 2002, p. 343. 84 lui donnent accès à la découverte d’elle-même, participent du recul de son

égocentrisme grâce à la découverte qu’elle a fait du monde extérieur, et correspondent au passage de l’enfant du stade pré-logique au stade logique, dans son cheminement vers l’âge adulte. Donald Rackin préfère insister sur le pouvoir subversif de l’œuvre. Pour lui, la maturation d’Alice consiste en une prise en compte du désordre sous-jacent à une impression d’ordre rationnel dans le monde. Il n’écarte pas la portée pédagogique de l'œuvre, mais il est ainsi appelé à la mettre en tension avec son pouvoir de subversion [...]. Toutes ces thèses prennent en compte l’ambiguïté fondamentale de l’œuvre de Lewis

Carroll mais en privilégiant l’un des aspects...»99. Enfin, nous dit Sophie

Marret :« résoudre l’ambiguïté de l’œuvre s’avère en effet nécessaire si l’on ne peut envisager celle-ci que comme message, porteuse d’une signification, comme le firent la plupart des commentateurs de l’œuvre, Jean-Jacques

Lecercle mis à part, qui peut intégrer la contradiction grâce à la thèse qu’il adopte : « La langue parle », elle véhicule des discours indépendamment du vouloir dire du locuteur. Dans le contexte de 1966, les interventions diffusées sur France Culture restèrent toutes prisonnières d’une approche quasi allégorique de l’œuvre. Celle de Lacan fait rupture : « Le texte ni l’intrigue, affirme-t-il, ne font appel à aucune résonance de significations qu’on appelle

99 Ibid., p. 343-344. 85 profondes. » Le savoir porté par le texte s’avère toujours confondu par les autres intervenants avec celui de l’auteur. »100. Ceci est en effet, comme le souligne Sophie Marret, notamment clair dans la plupart des exposés cités dans le cadre de l'émission, alors que certains choisissent de s’intéresser exclusivement à la production littéraire de Carroll, d'autres en excluent à ce titre ses nombreux travaux mathématiques et de logique. Tel est le cas « dans l'exposé de François Broca et dans la préface que fit Pierre Mabille pour la traduction d'André Bay. Il y voit en Carroll un « prophète de la révolution profonde qui depuis un siècle s'est accomplie dans les domaines de la logique, de la raison et plus particulièrement de la logique mathématique », usant pour

« exprimer une même pensée, tantôt de la forme poétique, tantôt de la forme mathématique ». C'est négliger, rappelle Lacan, qu'« en pleine époque de renaissance de la logique et d'inauguration de la forme mathématique depuis apprise, Lewis Carroll, quelque amusant que soient ses exercices, reste à la traîne d'Aristote101 ».

Par ailleurs, ce n'est que plus tard, en 1969 que Gilles Deleuze dans son livre

Logique du sens, « s'intéressa à son tour aux Alice », il choisit pour sa part de ne s’intéresser qu’à l’œuvre littéraire parce qu’elle concerne le sens tandis que l’œuvre logique concerne la signification : « Le néologisme carrollien

100 Ibid., p. 344. 101 Ibid., p. 345. 86 dévoilerait la fondation du sens sur une « case vide », par le biais de laquelle signifié et signifiant s'articulent, à la surface du langage et de l'être. Il y oppose Carroll à Artaud. Pour ce dernier, le langage n'aurait plus de surface.

Artaud serait en quelque sorte un révolutionnaire né, un authentique praticien de la schizolinguistique prônée par le philosophe. Outre le caractère contestable de son approche, (Deleuze) soutient paradoxalement cette thèse au prix de négliger l'œuvre logique de Carroll qu'il considère relever de la signification et non du sens. Il écarte de ce fait les contradictions de l'œuvre littéraire prise entre la défense de thèses conservatrices en matière de logique et le langage et les intuitions sémantiques, voire formalistes qui s'y inscrivent.

Il fit, là encore, des effets de division au niveau de la structure du sujet comme constitutif de l'œuvre102 ».

Dans ce sens, Sophie Marret vient, en 1995, mettre un terme à ce divorce théorique avec son livre De l’autre côté de la logique. Hervé Castanet fera, à juste titre, un commentaire sur le livre: « C’est le premier mérite de l’ouvrage de Sophie Marret (que) d’emprunter cette direction littérale-littorale à propos de Lewis Carroll ». Contrairement à Gilles Deleuze, « Elle se propose d’analyser l’œuvre mathématique et logique, et d’en repérer les effets dans les

écrits littéraires. La thèse de l’ouvrage affirme que l’œuvre littéraire de

102 Ibid. 87 Carroll porte à son incandescence la fonction de la lettre en tant qu’elle fait bord entre le réel de la vérité (jouissance) et le savoir inconscient, en tant qu’elle dessine la place vide du sujet de l’inconscient. Autrement dit, les

écrits nonsensiques et les néologismes inscrivent l’intuition du sujet de l’inconscient et de l’arbitraire de la loi qui ruinent tout espoir d’ordonner rationnellement le mode des choses et le monde des mots103 ».

Cela dit, s’il paraît difficile de faire une lecture de l’œuvre de Carroll sans tenir compte de cette dimension de division et contradiction qui entoure l’œuvre et son auteur, on ne peut que s’étonner de constater que malgré la pluralité des points de vue réunis, ils témoignent du peu d’intérêt que certains topiques carrolliens ont pu susciter chez les auteurs. Ainsi, S. Marret est peut-

être la seule à avoir exploré la dimension logique et mathématique de l’œuvre tout en repérant les effets dans les écrits littéraires, elle serait aussi l’une des seules à s’interroger également sur la figure de la petite fille, autour de laquelle se condensent les mythes qui entourent la vie et l’œuvre de l’auteur et comment celle-ci intervient dans la dimension proprement mythique de l’œuvre. Pour cela, elle postule que « l’enfant de la fable est informée de ce que fut une petite fille pour Carroll, au-delà d’une analogie par trop simpliste

103 Castanet Hervé, « Lewis Carroll, l’inconscient et la lettre », la lettre mensuelle, N°140, Juin 1995 ECF. 88 entre la vie et l’œuvre104 ».

Elle va à la rencontre de Lacan lors de son intervention radiophonique sur

Lewis Carroll, dans laquelle il nous dit:«Seule la psychanalyse éclaire la portée d’objet absolu que peut prendre la petite fille. C’est parce qu’elle incarne une entité négative, qui porte son nom que je n’ai pas à prononcer ici, si je ne veux pas embarquer mes auditeurs dans les confusions ordinaires. De la petite fille Lewis Carroll s’est fait servant, elle est l’objet qu’il dessine, elle est l’oreille qu’il veut atteindre, elle est celle à qui il s’adresse véritablement entre nous tous ». Il ajoute: «Là-dessus, la curiosité s’enquiert de savoir comment Lewis Carroll en est venu là. La curiosité restera sur sa faim, car la biographie de cet homme qui tint un scrupuleux journal ne nous échappe pas moins. L’histoire, certes, est dominante dans le traitement psychanalytique de la vérité, mais ce n’est pas la seule dimension : la structure la domine. On fait de meilleures critiques littéraires là où on sait cela. »105;

Dans ce sens, il critique Paul Schilder pour son approche psycho- biographique106, qui en appelait à une lecture du génie de l’œuvre fondée sur son rapport à la vérité de l’inconscient. Toutefois, si d’une part il indique :

« Le penchant de Lewis Carroll pour la petite fille impubère, ce n’est pas là

104 MARRET Sophie, « Les petites filles : De l’inconscient au mythe », in Lewis Carroll et les mythologies de l’enfance, Presses Universitaires de Rennes, 2005. 105 J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », P.9. 106Paul SCHILDER, « Psychoanalytical Remarks on Alice in Wonderland and Lewis Carroll », The journal of nervous and mental diseases, LXXXVII, 1938. 89 son génie », il ajoute : « Nous autres les psychanalystes n’avons pas besoin de nos clients pour savoir où cela échoue à la fin dans un jardin public107. »

Suivant Lacan, Sophie Marret indique que: « S’il laisse entendre par là qu’il soupçonne que Carroll relève d’une structure perverse sans s’y étendre, c’est qu’il relève à cet égard que jouissance et loi morale s’avèrent toutes deux participer également de la construction de l’œuvre108 ».

Ainsi Lacan éclaire au demeurant le lien très spécialement intime de la personne de Lewis Carroll et de son œuvre, lien si étroit qu’il donnent l’impression que celle-ci n’est qu’un seul et vaste ouvrage. La figure de

Lewis Carroll écrivain, empêtrée dans ses démêlés avec ses semblables, se dessine toujours derrière le visage de Charles Lutwidge Dodgson professeur de mathématiques à Oxford. Lacan voit juste lorsqu’il énonce: « Il y a bien, comme on nous le dit, Lewis Carroll, le rêveur, le poète, l’amoureux si l’on veut, et Lewis Carroll, le logicien, le professeur de mathématiques. Lewis

Carroll est bien divisé, si cela vous chante, mais les deux sont nécessaires à la réalisation de l’œuvre»109. Lacan note par ailleurs : « Lewis Carroll [...] était religieux de la foi la plus naïvement, étroitement paroissiale qui soit, dût ce terme auquel il faut que vous donniez sa couleur la plus crue vous inspirer de

107 J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », p.11. 108 S. MARRET, « Les petites filles : De l’inconscient au mythe », in Lewis Carroll et les mythologies de l’enfance (ouvrage collectif), Presses Universitaires de Rennes, 2005. p. 69. 109 J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », p.11. 90 la répulsion [...] Je dis que ceci a sa part dans l’unicité, de l’équilibre que réalise l’œuvre. Cette sorte de bonheur auquel elle atteint, tient à cette gouache, l’adjonction de surcroît à nos deux Lewis Carroll, de ce que nous appellerons du nom dont il est béni à l’oreille d’une histoire encore en cours, un pauvre d’esprit»110. Enfin, Lacan nous dit : « Pour un psychanalyste, elle est cette œuvre, un lieu élu à démontrer la véritable nature de la sublimation dans l'œuvre d’art. Récupération d’un certain objet, ai-je dit, dans une autre note que j’ai faite récemment sur Marguerite Duras, dont j’aurais bien aimé l’entendre aussi parler sur l’œuvre en romancière. C’est toujours à la pratique que la théorie enfin a à passer la main »111.

Dans ce sens, notre intérêt nous conduit dès lors à nous questionner à notre tour sur « ce que furent les petites filles pour Carroll afin de saisir comment elles informent l’œuvre et le mythe qu’elles supportent ».

Pour cela, nous ferons un rapprochement de ces autres versants de l’œuvre de

Lewis Carroll qu'immortalisa l’héroïne d’Alice non seulement par ce récit fantastique, mais bien aussi par ses portraits et ses dessins. Dans ce sens, nous tenons tout particulièrement à aborder certains détails de l’œuvre écrite ainsi qu'à nous interroger sur la place que la photographie, versant visuel de sa production artistique, prend pour l’auteur. Une approche de l'œuvre

110 Ibid., p.11-12. 111 Ibid., p.12. 91 carrollienenne qui, nous l'espérons, pourra nous permettre de mieux comprendre dans les chapitres à venir, l'importance et la place prépondérante qu'elle prend dans la création picturale de Balthus.

92 3.3 La genèse du récit: les circonstances de la création d'Alice par Lewis Carroll.

La création des Aventures d’Alice au pays des merveilles pourrait à elle seule faire l’objet d’une étude tant le mythe d’Alice est subordonné au mythe de sa genèse. Rarement l’histoire de l’intervention d’un récit n’a été aussi édulcorée et enjolivée. Rarement l’invention d’un conte pour enfants a donné lieu à tant de conjectures et de commentaires.

Cette légende bucolique et charmante se déroule au fil de l’eau. La barque flotte sur l’onde d’une rivière. L’après-midi est « baignée de lumière », une chaleur douce, tempérée par la fraîcheur de l’eau, égaye la compagnie. Les fillettes réunies sur l’esquif sont ravissantes et déjà acquises, et ouvrent grandes leurs oreilles. Charles Dodgson raconte une de ces histoires insolites mais amusantes dont il aime si souvent les régaler.

La douceur de ce souvenir ne permet aucun doute. L’excursion sur l’Isis est une scène idyllique qui mêle les charmes de la pastorale à la douceur d’un amour à première vue chaste et naïf pour une fillette. La lumière d’été rivalise de vigueur avec la nonchalance de l’assoupissement créateur. Le 4 juillet

1862, Charles Lutwidge Dodgson et son ami Robinson Duckworth organisent une expédition en bateau sur l’Isis pour les petites Liddell, les filles du Doyen de Chris Church. Il y a la petite Alice, Édith et Lorina, ses sœurs. Tout en 93 ramant, Dodgson improvise un conte pour divertir l’auditoire. « J’avais, en guise de point de départ, envoyé mon héroïne au fond d’un terrier de lapin sans savoir la moindre idée de ce qui arrivera ensuite » explique-t-il dans

Alice à la scène. Le conte est donc à l’origine un récit oral raconté pour faire plaisir à l’enfant aimée. Dodgson semble avoir été coutumier, à cette époque, de ces histoires qui « vivaient, puis mouraient, comme des mouches de l’été, dans un bel après-midi »112. Jusqu'à la fin de son existence, il ne cessa d’ailleurs de raconter des histoires aux enfants. Toutefois, la nature improvisée du conte a donné lieu à des commentaires, qui pour certains, mettent en évidence l’origine inconsciente du processus créatif.

Jean Gattégno observe ainsi que le « mécanisme même de la création d’Alice, sur la barque qui remontait l’Isis l’improvisation est tellement surprenante

[...] sont le signe que Dodgson, ce jour-là, s’exprima lui-même aussi librement que le malade fait sur le divan du psychanalyste. »113. Deux ans et demi seront nécessaires à sa rédaction et ce n’est pas avant le 26 novembre

1864 que le manuscrit sera envoyé à Alice Liddell. La publication des

Aventures d’Alice au pays des merveilles sera encore plus tardive. Elles paraîtront chez Macmillan en 1865, enrichies des épisodes du procès du valet

112 Caroll L., « Alice à la scène, dans œuvres », Paris, Gallimard, 1990 (coll. Bibliothèque de la Pléiade), p. 247. 113 GATTÉGNO, J., « L’univers de Lewis Carroll », Paris, J. Corti, 1970, nouvelle édition, 1990 94 de cœur, du Thé chez les fous et de Cochon et poivre. Quant à De l’autre côté du miroir, il est un projet scriptural et sera publié cinq ans plus tard, en 1872.

Le texte définitif des Aventures d’Alice au pays des merveilles n’a finalement rien perdu de sa fraîcheur qui présida à son invention. Il porte en lui tous les attraits de la séduction mais aussi tous les poisons d’un sadisme, que la spontanéité de l’inspiration et la qualité de l’auditoire ne sauraient réprimer.

Pareilles à ces histoires inventées Mille et une nuits durant, les Aventures d’Alice ont l’ambition de captiver, d’attacher, de fasciner, de terrifier et de plaire.

La correspondance de Lewis Carroll en effet, témoigne par ailleurs d’une inventivité constante ainsi que l’irrésistible envie d’amuser ses amies en leur racontant des histoires hérissées de charme et de piques. Ses anecdotes, ses saynètes ont toujours une visée. Leur dessein est d’amuser, d’étonner et d’effrayer. Œuvres d’un séducteur, elles mêlent inextricablement les registres affectifs, doux et durs, aimants et haineux. Denis Rougemont voit juste quand il déclare : « Alice au pays des merveilles est née de l’amour des

‘’nymphettes’’, refoulé par l’inconscient du clergyman, mais avoué par certains de ses poèmes et trahi par les plaisanteries souvent féroces de ses lettres à des petites filles »114.

114 Denis DE ROUGEMONT, « Comme toi-même », Paris, Albin Michel, 1961, p.56. 95 La composition des Aventures d’Alice n’échappe donc pas à cette exigence paradoxale. Le conte est inventé pour Alice Liddell, un constat de Lacan quand il énonce : « De la petite fille Lewis Carroll s’est fait servant, elle est l’objet qu’il dessine, elle est l’oreille qu’il veut atteindre, elle est celle à qui il s’adresse véritablement entre nous tous »115 Il a pour ambition de divertir l’auditoire certes, mais aussi de s’approprier le destinataire de l’œuvre en le mettant en scène dans une fiction.

En somme, l’Autre participe pleinement à la genèse du pays des merveilles.

Cette stratégie singulière n’est pas sans conséquences. Alice Liddell devient du même coup une muse, mais surtout une petite fille qui, parce qu’elle charme, se pare des atours de la séductrice. Cette représentation dominera en outre la conception surréaliste de la femme tout à la fois femme et enfant, femme que l'on voudrait aussi enfant, spontanée, innocente espiègle, intemporelle, inspiratrice d'une œuvre à laquelle elle prend part.

115 J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », p. 9. 96 3.4 Lewis Carroll photographe.

Cette autre mouvance artistique liée au visuel s’avère primordiale dans l’œuvre de Lewis Carroll. Elle reviendra constamment au cœur des préoccupations de l’œuvre carrollienne que ce soit lorsqu’il s’agit d’illustrer ses écrits (publics et privés), ou de donner libre cours à sa passion photographique. Ses journaux ainsi que les centaines de lettres qu’il rédigea, tout spécialement celles destinées à ses amies enfants (toutes méticuleusement répertoriées, de la même manière que ses négatifs et ses tirages furent catalogués et référencés), nous donnent à voir l’étendue et le détail de la passion de ce pionnier de la photographie amateur anglais et l’un des plus remarquables portraitistes d’enfants du XIX siècle. Comme nous l’avons dit auparavant, il immortalisa l’héroïne d’Alice non seulement par ce récit fantastique, mais également par ses portraits, ces petits chefs-d’œuvre.

S’il est vrai qu’au début, la photographie fut pour lui une récréation qui lui permettait de faire autre chose que de « lire et écrire », elle cessa rapidement d’être un simple délassement ou un passe-temps pour devenir une passion dévorante que Carroll développa sur une période qui s’étend de mai 1856 à juillet 1880 et durant laquelle, comme l’écrit Brassaï, un des plus grands photographes du vingtième siècle, il dresse une importante galerie de portraits

97 d’évêques, d’archevêques, de professeurs d’Oxford, d’artistes, d’écrivains, d’acteurs. Il photographie aussi des princes, des cardinaux et des hommes politiques, des portraits qui montrent avant tout qu’il était un excellent portraitiste qui se démarquera des autres productions en vogue à l’époque victorienne sur le plan compositionnel116. Cette poursuite des personnalités célèbres qui a servi à son intronisation dans le monde des images constitua pour Carroll un enjeu important. Il est certain en revanche que la photographie des enfants était plus qu’une véritable passion. Lui-même en fait l’aveu dans son journal lorsqu’il écrit : « Je marque cette journée d’une pierre blanche. Le résultat de cette activité forcenée, sournoise, embarrassée, c’est cette ''collection'' superbe de photos »117.

En effet, il fait tout particulièrement allusion à sa collection de photos des

« amies enfants » et de fait, il ne se passe pratiquement pas un jour où il ne relate dans son journal la rencontre ou l’ébauche d’une rencontre avec une petite fille qu’il a furtivement entrevue ou qu’il a en vain tenté d’approcher.

Chasseur d’images aux aguets traquant ses égéries sans trêve ni répit, il ne laisse pour ainsi dire jamais filer une occasion, ni un dîner en ville ou à la campagne, ni une promenade en solitaire sur la plage de Eastbourne, ni un voyage en train ou ballade dans la rue pour tenter d’enrichir sa collection.

116 Brassaï, « Lewis Carroll photographe ou L’autre côté du miroir », Cahiers de l’Herne, 1971, p.102- 103. 117 Caroll L., Journal, partiellement publié chez Grenwood Press, Westport, 1971. 98 Sans parler du théâtre qui lui servait de véritable lieu de rabattage. La plupart de ces petites filles « modèles » étaient des enfants de collègues ou de personnalités connues mais aussi de plus en plus souvent, des enfants inconnues, croisées au hasard des pérégrinations. Brassaï rappelle au sujet des multiples stratagèmes de Carroll pour approcher les fillettes, comment la petite Ethel Hatch devenue une vielle dame […], racontait que l’auteur d’Alice au pays des merveilles se promenait, avec à la main une petite valise pleine de jouets, et qu’il l’ouvrait au moment opportun. Et c’était parfois le livre d’Alice qui lui servait d’appât. L’appartement même de ce « Barbe

Bleue des Lolitas », comme plus tard, son immense atelier photographique qu’il fit construire à grands frais, était aussi un paradis pour les enfants.

« Que de merveilles dans ce studio, dans les quatre chambres et les quatre salons où le diacre vivait seul. Un grand choix de poupées, un miroir déformant, des farces, des attrapes. Dans l’immense placard, toute une collection des jouets mécaniques ours, lapins, grenouilles, souris qui marchaient, couraient, sautaient. Une chauve-souris, fabriquée par le poète lui-même, battait des ailes et volait […]. Certaines fillettes eurent même la faveur de pénétrer dans la mystérieuse chambre noire éclairée par la lanterne rouge et d’assister à l’apparition des images. Que de féerie pour rendre les petits modèles plus réceptifs à la photo ! Avant l’instant fatidique, Lewis

99 Carroll les prenait sur ses genoux, les embrassait, les serrait contre sa poitrine ; il leur racontait des histoires fascinantes, leur dessinait des scènes comiques »118.

118 Brassaï, « Lewis Carroll photographe ou l’autre côté du miroir », Cahiers de l’Herne, 1971, p.107. 100 3.5 Les photos des petites filles.

Dans ce versant visuel de la production artistique de Lewis Carroll, on trouve les photos d’enfants parmi lesquelles il y a lieu de distinguer les photos de studio de celles prises en extérieur, ainsi que les photos des petites filles déshabillées et les photos de « nus ». En effet, il est important de remarquer qu’il a systématiquement forgé un ensemble photographique d’une cohérence parfaite que lui-même envisageait assurément comme une œuvre. Cela se mesure à la forte unité stylistique qui sous-tend chaque groupe photographique. Tout, dans cet ensemble, depuis le sens évident et avoué de la composition jusqu'à l’emplacement rigoureusement déterminé du sujet, la sobriété des éclairages, le refus péremptoire du geste et du mouvement, la suppression radicale de l’emphase et de l’émotion, l’organisation de l’espace, la vacance du décor, sans oublier, bien sûr, le choix, nuancé, délié, diversifié des modèles, témoigne du sérieux avec lequel elles furent envisagées.

Par cette conjonction d’éléments, les photographies de Lewis Carroll se situent à l’opposé des photos non intentionnelles, ou faites encore sans y penser par un amateur plus ou moins inspiré. Au cour des premières années,

Lewis Carroll photographia principalement à l’extérieur, ce qui, pour certains, marque chronologiquement une césure nette dans son travail puisqu’à dater

101 du jour où il disposa d’un studio, il ne photographia pratiquement plus au dehors. Il est courant de la part des historiens de dire que les photographies de cette première période donnent l’impression d’avoir été improvisées, ce qui leur confère une décontraction plus grande qu’à celles prises en studio.

D’après Gernsheim Helmut : « les photographies prises après 1858 dans le studio à verrière qu’il s’était fait construire au-dessus de son appartement de

Christ Church sont des poses forcées et artificielles, dépourvues de la fraîcheur et de la fertilité d’imagination qui caractérisaient les photographies précédentes prises à l’extérieur119 ».

En effet, Carroll avait tendance à photographier les petites filles le plus souvent dans des attitudes ou des comportements soigneusement reconstitués et joués, par exemple lisant ou dormant ou plus exactement jouant à faire semblant de lire et de dormir ou des fillettes avec toute sorte de déguisements féeriques.

Cette ordonnance impeccable dans la disposition des éléments est bien sûr exemplaire de la manière dont Carroll intervenait dans l’agencement de ses photographies. Toutes sont cependant loin d’être aussi rassurantes. Et ce qui par-delà la restitution d’une innocence pour ainsi dire attendue intrigue, en premier lieu, c’est l’étrange choix des sites et du décor. La nature

119GERNSHEIM Helmut, Lewis Carroll, photographe victorien, Chêne-F.M. Ricci, 1979, p.11. 102 bienveillante et ensoleillée de certaines photos paraît en effet une exception au regard de ceux qui ont comme caractéristique essentielle d’être des endroits inesthétiques et délabrés à l’écart de l’agitation, et qui offrent ainsi par eux-mêmes au photographe et à son modèle l’image privilégiée d’un temps suspendu.

Tel est le cas de la célèbre photographie d’Alice Liddell déguisée en mendiante posant pieds nus devant un mur sordide (Ill.4). Les haillons d’une

Alice en guenilles confirment cette fascination que devait éprouver Carroll à photographier les fillettes dans des endroits oubliés, liés au passage du temps et voués à l’abandon. Brassaï, en commentant ce portrait d’Alice en jeune mendiante, va mettre l’accent sur certains détails de la scène : « Alice, debout devant un mur sordide, jambes et pieds nus, nous regarde avec une grande tristesse. Sa chemise est déchirée, arrachée, en lambeaux, sa chair dénudée, comme si elle venait de subir un viol…120 ». Il remarque en outre l’importance de la nudité des jambes et des pieds, fréquente dans son œuvre, et qui aux yeux de Lewis Carroll avait autant d’importance que le visage et

« même peut-être plus». Pour Brassaï, il est clair qu’il ne s’agit pas seulement d’une transgression des limites de la décence victorienne, « il s’agit bel et bien de fétichisme121. » Cette constatation d’une évidence qui saute aux yeux

120 Brassaï, op. cit., p. 110. 121 Wetzel Michael, « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », Alice, Paris, Autrement, 1998, p. 133. 103 de certains, serait en conséquence liée aux autres séries de photographies qu’il qualifiait dans son journal de « sans habilements », qui ont pour sujet la cérémonie du coucher, mises en scène par Carroll, ainsi que les photos de nu, sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

104 3.6 De la photo des fillettes déguisées au nu intégral.

En effet, Lewis Carroll a souvent photographié des petites filles livrées à elles-mêmes et en état d’abandon, il en a aussi déguisées un autre grand nombre qui, malgré le fait d'être vêtues en tenue de pure fantaisie, ne paraissent pas enchantées pour autant de poser devant lui. Ces costumes exotiques ou théâtraux tant appréciés par Carroll jouent toujours un rôle de divertissement dont la fonction première était de créer de la féerie. Dans cette série de photographies, on voit Carroll rechercher après les portraits au naturel, des poses composées dans lesquelles la qualité du costume s’affirme peu à peu.

Il déguisait ses petites amies en Chinoises, Japonaises, Turques, Romaines,

Grecques ou en Danoises, enfin, il donne libre cours à sa passion. La plupart de ces costumes étaient d’ailleurs apportés par les petites filles elles-mêmes ou étaient loués par ses soins au théâtre de Druty Lane. On en trouve une autre belle illustration avec Agnes Grace Weld, la petite-nièce de Tennyson, photographiée en « Little Red riding-hood » - le « Petit chaperon rouge »

(Ill.5), prise en extérieur à Croft Rectory le 18 août 1857. Cette photographie fut montrée lors de la cinquième exposition de la photographic Society tenue au South Kensington Museum en 1857, ce qui laisse supposer que Carroll

105 l’aurait estimée suffisamment réussie pour être présentée à un public qui dépassait le cadre de ses connaissances.122

Une autre de ses petits modèles dénommée Ella, fille d’un professeur d’Oxford raconta plus tard : « Les visites de l’appartement de Mr Dodgson nous réservaient toujours beaucoup de surprises. Il semait d’étranges fantaisies sur le chemin de ses petits modèles. Mais il n’aimait pas qu’ils soient trop habillés. » Un jour, le poète eut l’idée de la photographier au lit, effrayée par un fantôme. « Pour atteindre l’effet voulu, raconte-t-elle - cheveux dressés, effroi dans les yeux -, il avait emprunté un appareil

électrique espérant ainsi produire le choc voulu. Mais l’expérience avait raté.

Elle pensa naïvement que son corps était réfractaire à l’électricité »123. En clair, Lewis Carroll ne manquait pas d’inventivité quand il s’agissait de composer ses audacieuses et quelques fois périlleuses scènes, prenons donc « Une autre photographie fantastique mise en scène par le poète »,

« The Elopement »– La Fugue (Ill.6), son héroïne n’est autre qu'Alice : Alice-

Jane Donkin. Un petit baluchon à la main, la jeune fille qui vient déjà d’enjamber la fenêtre est en train de descendre les marches d’une échelle de corde. Dans sa robe blanche recouverte d’une cape foncée, le capuchon rabattu sur les cheveux, Alice-Jane a l'air de flotter en l’air comme une

122 Roegiers Patrick, « Lewis Carroll Dessinateur et photographe », Bruxelles, Editions Complexe, 2003, p.117 123Brassaï, op. cit., p. 108. 106 somnambule ou un fantôme » Brassaï ne cesse de s’interroger sur ce qu'aurait voulu signifier Carroll par « cette étrange image ». « Un rêve d’enlèvement d’une young lady échappée à ses parents ? La révolte de la jeunesse ? Une fugue « contestataire » 124

Cela dit, Carroll dans ces photographiques des fillettes dans des poses héroïques et de contes de fées, nous montre des représentations théâtrales qui nous offrent des corps en les donnant à voir, mais aussi ce qui, en le montrant, le dérobe. Il en serait de même avec cette autre série de photos « sans habillements » où les fillettes modèles de Carroll sont légèrement vêtues, en négligé dans tous les sens du terme : elles se préparent à se mettre au lit ou sont endormies dans leur chemise de nuit, à demi-nues, dans une posture d’abandon.

La plus célèbre et la plus exemplaire de toutes les photos déshabillées est assurément celle d'Irene MacDonald et qui fut prise à Christ Church en juillet

1863. Cette photographie sur laquelle nous portons un intérêt particulier, porte un titre « It won’t come smooth » (Ill.7), qui signifie littéralement en français « Cela ne veut pas devenir lisse ». Cette impossibilité à défriser (ou à démêler) fait allusion à la chevelure du modèle sans que l’on ne puisse discerner avec certitude si l’action de coiffer les cheveux s’est déjà produite

124 Ibid.p.108 107 ou s’apprête à l’être. Irène MacDonald se tient debout, face à l’objectif, en robe de nuit de drap blanc, pieds nus sur un tapis orné d’un discret motif à losanges, à côté d’une chaise vide sur laquelle repose l’extrême bord d’un miroir qu’elle tient baissé dans la main gauche tandis qu’une brosse à cheveux pend au bout de sa main droite. Ces deux objets, qui sont l’un et l’autre des accessoires de séduction peu habituels à trouver dans les mains d’un enfant, renvoient bien sûr à la chevelure dont Carroll connaissait le symbolisme très riche puisqu’il a avoué un jour ne pas pouvoir imaginer plus délicieuse occupation que de brosser la chevelure d’Ellen Terry !125. On remarque d’ailleurs que la coiffure des petites filles n’est jamais retenue dans les photographies où foisonnent au contraire les personnages aux cheveux hérissés.

Lorsqu’elle est recouverte (ce qui est rare), la chevelure ne l’est que par une discrète décoration florale ou par une capuche, comme c’est le cas dans « Le petit chaperon rouge » dont on imagine d’ailleurs mal qu’elle puisse tenir très longtemps. La chevelure d'Irène MacDonald (d’autant plus ébouriffée qu’elle est indémêlable) est naturellement inséparable de la nudité des pieds dont

Carroll n’ignorait pas davantage le sens puisqu’il écrit à la date du 18 juillet

1879 : « J’ai prévenu Mrs X… de mon impression que ses enfants étaient trop

125Roegiers Patrick, « Lewis Carroll Dessinateur et photographe », Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p.125. 108 nerveux pour accéder à mon désir de les mettre pieds nus », Carroll désigne implicitement (sic!) la nudité des pieds qui a traditionnellement pour fonction de suggérer celle du corps et de la disponibilité qu’il produit aux yeux du regardeur. On est cependant bien obligé de reconnaître que le corps d'Irène

MacDonald ne se laisse en rien deviner sous la robe de nuit en coton épais et,

à vrai dire, plutôt frustre qui la recouvre126.

On sait que la chemise de nuit (de flanelle ou de coton) constitua pour Carroll une parure de prédilection puisqu’on en trouve dans maintes photographies.

Elle est évoquée en toute franchise dans de nombreuses lettres adressées non seulement à des enfants mais aussi à leurs parents. Ainsi, dans le post- scriptum de celle qui est adressée à Madame Hatch à propos de la photographie de Béatrice et de sa sœur Ethel, Carroll suggérait ceci : « Si vous venez demain, permettez-moi de vous suggérer (j’y songe à l’instant) d’apporter une poupée. Cela aide beaucoup dans la réalisation des groupes d’enfants et cela irait bien pour des ''petites mendiantes''». Également, si elles ont des choses telles que des chemises de nuit de flanelle, qui constituent une tenue « hautement désirable » : le blanc convient fort bien, mais il n’est rien de tel que la flanelle. »127

L’expression utilisée ne souffre aucune ambiguïté et recoupe celle qui est

126 Ibid., p. 125. Nota : implicite est a priori une coquille, c'est explicitement qui fait sens ici. 127 Roche Denis, « Le corps regardé », Les Cahiers de la photographie, n° 4, le regard d’Orphée, p. 12. 109 utilisée dans cette autre lettre, précédemment citée et adressée à Mary

MacDonald en date du 11 mai 1872, où Carroll écrivait : « [...] si vous venez me voir, apportez vos plus beaux affûtiaux, et je tirerai de vous un splendide portrait. » Selon le mot choisi par le traducteur, « affûtiaux », (de affûter) désigne « l’ensemble de la parure d’une femme, non compris les bijoux ». Or, lorsqu’on regarde la photo qui fut finalement tirée non pas de Mary

MacDonald mais de sa sœur Irène, on constate qu’en fait de «parure de femme», il ne s’agit pas d’une robe de jour, et encore moins d’un sous- vêtement ou d’un déshabillé mais tout simplement d’une robe de nuit, semblable à celle que l’on revêt avant d’aller au lit. Les dessous que portaient

à l’époque les petites filles étaient le plus souvent composés de corsages plus amples et resserrés, ainsi que de petits pantalons courts et bouffants pincés à la taille. Le pantalon en crinoline était par ailleurs le seul atour vestimentaire susceptible par sa longueur de distinguer la petite fille ou l’adolescente de la femme adulte. Mais cela ne la différenciait pas du garçon dont seule la séparait la longueur des cheveux. Si le sous-vêtement par lui-même ne marquait pas une différence notable entre garçon et fille, le déshabillé, lui, en revanche inscrivait une nette différence à caractère sexuel.

«Cette éclosion de la sexualité dans la photographie sous le couvert non du sous-vêtement mais de la robe de nuit serait d’autant plus édifiante si elle se

110 vérifiait dans la photographie déshabillée d'Irène MacDonald. Or, justement, cette assertion ne se vérifie pas. Longue, inélégante, boutonnée jusqu’au cou, blousante à hauteur des poignets où elle est strictement bridée, cette robe de nuit chiffonnée est le contraire d’un déshabillé vaporeux destiné à mettre en valeur la naissance des formes. Lassées d’attendre (comme celles de tant de ses consœurs), les mains d'Irène MacDonald pendent désormais le long du corps qu’elles n’aspirent pas à atteindre avec la complicité du vêtement.

Empêchés de bouger par les objets qui les occupent (et qui pendent inertes pareils à des jouets inutiles), Irène MacDonald ne risque pas de croiser les bras devant son visage pour ôter sa robe de nuit blême dont elle aurait au préalable prestement déboutonné le col et les manches.

L’inquiétude qui se lit sur chaque trait de sa physionomie et dont témoignent la bouche entrouverte, le regard sombre et perdu, le front plissé... »128 et les cheveux défaits de la petite Irène MacDonald ne nous laissent pas indifférents, c'est cette même expression attentive, teintée de déception, de tristesse, d’ennui, que l’on retrouve chez toutes les autres filles posant habillées ou déguisées, mais aussi dans toutes les autres photos de modèles déshabillés comme Julia Arnold, posant debout devant un miroir (Ill.8) et Xie

Kitchin encore faisant semblant de dormir dans un lit (Ill.9). Le fait de poser

128 Roegiers Patrick, « Lewis Carroll Dessinateur et photographe », Bruxelles, Éditions Complexe, p.126-127 111 pieds nus, cheveux défaits, en chemise de nuit de flanelle claire ne provoque pas chez Julia Arnold ou Xie Kitchin, une attitude différente de celle des autres petites filles photographiées dans des tenues plus habillées.

Cela dit, nombreux sont ceux qui, comme Brassaï, pensent que la passion de

Carroll pour les séances photographiques impliquant des fillettes le conduirait tout naturellement aux photos de nus : « La débauche d’habillage et déshabillage, la chemise de nuit, le pagne […], conduisirent Lewis Carroll au nu intégral...129 ». Et l’itinéraire parcouru par Carroll leur donne en grande partie raison.

Carroll, comme le souligne Brassaï, écrivit ainsi à une de ses amies : « Si j’osais, je me passerais de costumes. Les enfants nues sont si parfaitement pures et charmantes. Or il osa !» Mais avant de s'y risquer, il chargea Miss

Gertrude Thomson, illustratrice de ses livres de faire poser nues et de dessiner pour lui des fillettes de dix à douze ans, de ne jamais insister si le modèle manifestait une réticence. « Si je m’apercevais, lui écrivait-il, qu’elle a le moindre scrupule à poser nue, j’aurais le sentiment d’être redevable à Dieu de la laisser tranquille ». Mais ce désir de nudité ne concernait que des petites filles. « J’adore les enfants, disait-il avec humour, excepté les garçons. Leur race n’exerce aucune attraction sur moi». Il disait aussi : « On pense que je

129 Brassaï, op. cit, p. 108. 112 raffole de tous les enfants. Mais je ne suis pas omnivore comme un porc, je choisis… » 130.

Sur cette aversion farouche que Carroll éprouvait pour les petits garçons, les spécialistes se sont bien sûr beaucoup penchés sur les raisons de cette phobie proclamée et parmi les explications invoquées figurent les pénibles souvenir des brimades lors de son passage au collège de Rugby. Toujours est-il qu’il

« ne les photographiait que lorsqu’ils avaient une beauté un peu féminine, ou lorsqu’ils représentaient un appât utile pour attraper leurs célèbres parents, comme dans le cas du fils de Tennyson »131. De cette « race d’êtres humains » qu’il trouve « dépourvus de charme », il disait : « J’avoue que je n’aime pas les garçons nus, [...]. On a l’impression que leur nudité a besoin d’être recouverte, tandis qu’on se demande pourquoi les formes charmantes des fillettes devraient toujours être dissimulées»132. C’est bien ainsi que dans son journal il révèle les première références à des fillettes photographiées entièrement nues le 21 mai 1867. « Mrs. Latham m’a amené Béatrice, écrit-il.

J’ai fait une photo d’elle avec sa fille et toute une série de Béatrice seule, sans habilement. » « Sans habilement » avec un seul l, écrit en français. Une autre note du 18 juillet 1879 « J’ai prévenu Mrs X… de mon impression que ses enfants étaient trop nerveuses pour accéder à mon désir de se mettre « pieds

130 Ibidem., p. 108-109. 131 GERNSHEIM Helmut, op. cit., p 11. 132 Brassaï, op. cit., p. 109. 113 nus ». Or je fus agréablement surpris. Elles étaient tout à fait disposées à se déshabiller et semblaient même être ravies de pouvoir marcher en tenue d'Ève. Quel privilège d’avoir de tels modèles à photographier ! Très charmantes de visages, très jolies de corps aussi. Elles valaient plus que mes modèles d’avant-hier»133.

Et c’est pendant ce mois de juillet 1879 que Carroll a photographié le plus grand nombre de petites filles qui, posèrent entièrement déshabillées,

« dévêtues », « nues », « en tenue d'Ève », dans leur costume préféré, c’est-à- dire « rien du tout », tantôt couchées sur le divan, tantôt sur une couverture dans un costume « réduit à rien ».

Enfin, comme nous le savons, malheureusement seul un certain nombre de ces photos de fillettes nues survécurent à la censure de Collingwood, le neveu de Carroll qui fut aussi son premier biographe et qui « guidé par le scrupule de sauvegarder l’honorable réputation de son oncle l’a sévèrement censuré

[...], ses douze albums ont été expurgés de son vivant ainsi qu'après sa mort, avait-il stipulé, elles devaient être renvoyées à leur modèle ou aux plus proches de ceux-ci, ou encore détruites»134. Parmi les seules photos de nus à nous être parvenues se trouvent celles d’Evelyne Hatch, qui datent de 1879,

(Ill.10) mais elles n’étaient pas les premières. Il avait déjà noté dans son

133 Ibidem. 134 Ibid. p.110. 114 journal en 1867 une séance de photos prises avec la petite Béatrice et d’autres petites filles, « sans habilements »135. En effet, la plus réussie de ces photos est la pose de la petite Evelyne Hatch et qui évoque celle des nus de « Titien ou de Goya, voire de l’Olympia de Manet : les modèles sont allongées sur le divan et fixent le spectateur d’un regard soutenu ». Carroll fait poser Evelyne avec ces mêmes gestes provocants : complètement nue et allongée, elle appuie sa tête sur ses bras relevés et fléchis, et une de ses jambes est légèrement pliée. Ces gestes nonchalants renforcent et soulignent le regard qui fixe le spectateur sans aucune fausse pudeur, Carroll, quant à lui, semble essayer d’adoucir la scène en plaçant l’enfant dans une sorte de nature récréée que l’on devine, avec des arbres qui se détachent d’un beau ciel bleu, telle une invitation au rêve.

135 Les mots « sans habilement » sont en français dans le texte. 115 3.7 L’abandon de la photographie.

Carroll abandonne la photographie qu’il pratiquait avec assiduité depuis vingt-trois ans alors qu’il n’est âgé que de quarante-huit ans. Dans son journal, la dernière indication concernant sa « passion » date du 15 juillet

1880. Et il n’y aura pas d’explications consécutives à cet « abandon brutal » dont les raisons ne sont assurément pas « techniques » comme lui-même semble l’indiquer136. Les interprétations cependant ne manquent pas, au premier rang desquelles les contes de ce vertige qu’il aurait soudain éprouvé en photographiant les petites filles nues, ce qui aurait eu pour effet d’amener son entourage à faire pression sur lui dans le but d’arrêter cette activité. De plus, celle qui fut à la fois la cause et la première destinataire des contes et qui devint très vite son modèle photographique favori, Alice Liddell, devenue une jeune fille, se maria la même année. « Il est très vraisemblable, écrit Stuart

Collingwood, le neveu et biographe de Carroll, que le mariage d’Alice avec

Hargreaves a été la plus grande tragédie de la vie de l’auteur137».

Jamais plus il ne retrouve pareille inspiration chez une autre petite fille mais il continue à se faire des amies enfants. Sans doute, comme l’affirment certains de ces biographes, les deux hypothèses sont décisives pour Carroll en ce 136 Gattegno Jean, Lewis Carroll, une vie, Seuil, 1974, p. 192 137 Collingwood Stuart, lettre à Menella Dodgson, 3 février 1932, in Wullschläger Jackie, Enfances rêvées, Lewis Carroll : l’enfant -muse, Autrement éditions, Paris, 1995, p. 76 116 qu'elles marquent cet abandon de la photographie, qui ne pouvait être sacrifiée aussi radicalement sans une raison profonde. Et il ne faut pas oublier ce caractère extrêmement prude et le grand souci de moralité qui étaient inhérents à la nature et l’éducation de ce pasteur anglican qu'était Carroll et le

« qu’en dira-t-on », aiguillon d’une prise de conscience soudaine est des plus vraisemblables. Enfin, il confiera désormais les enfants-actrices – toutes ces nouvelles « amours » qu’il connaîtra plus tard lors de l’adaptation théâtrale d’Alice – aux objectifs photographiques professionnels. Et l’on sait qu'après cessé la photographie, il s’adonne entièrement au dessin et s’adonne au culte du « Beau ». Gageons qu’il ne devait y traiter le corps que comme un simple plastique décrit du seul point de vue de la forme. Et cela d’autant plus que le nu idéalisé lui était toujours apparu comme le comble de la pureté. Après son abandon de la photographie, il note : « Les seules études que j’avais jamais eu l’occasion de faire ayant été chacune d’enfants de cinq ans [...] Cela me mettait mal à l’aise de voir que ce n’était pour elle qu’une affaire de métier. Je pense qu’il faudrait que le spectateur cherche le mal pour éprouver autre chose à son égard qu’un simple sentiment de beau comme si on regardait une statue. »138

Ce renoncement signifie entre autres pour Carroll une véritable perte dans sa

138 Lewis Caroll, Lettres à ses petites amies enfants, fantasmagorie et autres poèmes, Trad. Henri Parisot, Coll. « L’âge d’or », Flammarion, 1976, p. 42. 117 vie et les répercutions dans son œuvre et dans sa vie ne cesseront plus de se faire sentir. L’année suivante, il quitte ses fonctions d’enseignant à Christ

Church commencées vingt-six ans plus tôt. Il rejette pratiquement toute occupation mondaine et décide de ne plus effectuer aucun voyage. Il ne se consacre plus qu'à la rédaction de « Sylvie et Bruno » qui paraîtra en 1889 et se livre corps et âme à la rédaction d’ouvrages de logique et de mathématique qui ont toujours représenté pour lui « la matérialité abstraite de la réalité ».

De cette fuite inexplicable, Carroll laisse également quantité d’indices dans la surabondante correspondance qu’il adressa séparément et sur tous les tons à

« plus de sept cents petites filles ». Cela va de la plus simple constatation, lorsqu’il écrit sur le mode ironique et désolé en avril 1868 à Dolly Argles :

« Certains enfants ont une bien désagréable habitude qui est de devenir grands : j’espère que vous ne ferez rien de semblable d’ici à notre prochaine rencontre. »139 à des confidences douces-amères, comme dans cette autre lettre adressée à Mary Brown en date du 1er avril 1889 : « [...] notre amitié est vraiment une amitié d’étrange sorte, et nous devons devenir très irréels l’un pour l’autre, à l’heure actuelle. Notre rencontre doit remonter à quelques vingt ans, et il est bien douteux que nous puissions nous reconnaître à présent.

Qu’un peu d’amitié l’un pour l’autre ait pu se perpétuer entre nous durant

139 Lewis Caroll, Lettres à ses petites amies enfants, op. cit. p. 77. 118 toutes ces années, c’est quelque chose de merveilleux : ce peu résisterait-il au choc d’une nouvelle rencontre?»140.

Le ton se charge en effet d’une nostalgie de plus en plus prégnante au fil des ans, comme il l’écrit le 31 mars 1890 à A.E. : « [...] D’ordinaire, la petite fille devient un être si différent lorsqu’elle se transforme en femme, que notre amitié, se voit contrainte d’évoluer : et, en général, cette évolution s’effectue par le passage d’une intimité affectueuse à des rapports de simple politesse qui consistent à échanger un sourire et un signe de tête lorsque nous nous rencontrons»141. La rupture généralement irréparable qui a clôturé la plupart de ses relations avec les petites filles confirme bien l’incapacité où se trouvait

Carroll de supporter le vieillissement de leur image.

Gertrude Chataway rapporte qu’un jour Carroll lui avait confié ces simples mots : « Vous resterez toujours une enfant à mes yeux, quand bien même vous auriez des cheveux gris !». Cet aveu touchant recèle derrière sa banalité de surface toute la gravité de l’entreprise photographique carrollienne tout entière ramassée dans cette ultime phrase, laconique comme un couperet, qui clôt à proprement parler les aventures d’Alice : « Nous ne sommes que des enfants vieillis». Phrase prémonitoire dont Carroll allait donner une illustration terrible et magistrale dans l’ultime portrait de celle qui illumina

140 Ibid. 141 Ibid. p.175. 119 toute sa vie : Alice Liddell. Carroll, comme le souligne Brassaï : « a dû lutter sans répit, désespérément, toute sa vie, contre le flot irrémédiable de la croissance qui les lui arracha (ses amies-enfants), l’une après l’autre. Chacune ne pouvait assumer sa tâche que pendant un court laps de temps, tant que dans son corps de fillette rien ne trahissait encore la femme. Que ses sens s’éveillassent, que ses seins se gonflassent, et c’en est fini, l’honorable clergyman se voyait condamné à repartir à la chasse…»142. Quête incessante, ruptures, coups de foudre, désenchantements, le destin de Lewis Carroll est presque tragique. Sur le tard, lui-même confessa avec amertume et tristesse :

«Neuf sur dix de mes amitiés enfantines font naufrage lorsque le fleuve et la rivière se rencontrent et ces amies-enfants si affectueuses deviennent des relations sans intérêt, que je ne veux plus voir…»143.

En effet, cette passion optique de Lewis Carroll est d'une telle intensité que les portraits qui en résultent dépassent de très loin la petite fille réelle, dans sa joliesse mièvre. Alice Lidell, « l'enfant qui fut à la fois la cause et la première destinataire des contes », devint très vite son modèle favori, même si, tout au long de sa vie de photographe, il allait photographier des centaines d'autres filles. C'est que plus que toute autre, Alice qui incarne cet « idéal érotique

142 Ibidem 143 Brassaï, op. cit., p. 109-110. 120 dont Carroll s'est fait le mythographe »144.

De ses portraits, en effet, ce n'est pas seulement leur délicatesse qui frappe, c'est également leur extraordinaire érotisme et capacité de susciter les fantasmes de ceux qui les contemplent. Comme le souligne Brassaï, dans son commentaire du portrait de la jeune mendiante145.

Plus tard, il devint courant d’interpréter le plaisir visible que prenait Lewis

Carroll à photographier des petites filles « sans habilements », dont on peut croire évidemment qu’il n’y a pas de nu innocent et que la prise de la photographie constitue par elle-même la reproduction, voire la représentation de la prise sexuelle. Toute représentation étant par elle-même une tentative d’appropriation déguisée, un simulacre différé du désir de saisir. Ces photographies en particulier ont servi à construire le mythe de la pédophilie supposée de Lewis Carroll chez certains auteurs. Cependant, Helmut

Gernsheim, le premier biographe du photographe Lewis Carroll a probablement contribué à fixer le mythe dans les esprits. La question de la sexualité du photographe s’est donc souvent posée chez les critiques qui, par ailleurs, décrivent Alice soit comme une fillette consciente de l’attraction qu’elle exerce, soit comme une délicieuse jeune innocente. Ces interprétations prennent sans doute leur source dans le climat contemporain d’anxiété

144 Wetzel Michael, « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », Alice, Paris, Autrement, 1998, p. 133. 145 Ibid. 121 généralisée à propos de la sexualité des enfants. C'est dans ce contexte que

Freud rédige ses trois essais sur la théorie sexuelle, qu'il publiera en 1905.

122 CHAPITRE IV Balthus, la naissance d’un mythe…

4.1 « Le vert paradis de l'enfance ».

« Le meilleur moyen de ne pas tomber en enfance, c’est de ne l’avoir jamais quittée. » Balthus.

Une grande majorité des historiens d’art avouent leur embarras lorsqu’ils essayent de retracer certains passages de la vie de l’artiste. Il semble que le peintre ait tout fait pour empêcher leur travail. Pendant de longues années, il se fait discret, esquive toute confidence et prend le monde à témoin qu’il n’a rien à dire. Pour Balthus, discourir sur la vie des peintres, disait-il « n’aide pas à la compréhension de leurs œuvres ». On connaît aussi la réponse de

Balthus au critique d’art britannique John Russel. « Elle est devenue incontournable ». Sollicité par ce dernier pour fournir quelques indications biographiques à l’occasion de la rétrospective de ses œuvres organisée par la

Tate Gallery à Londres, en 1968, l’artiste se contenta de lui télégraphier : « La meilleure façon de commencer est de dire : Balthus est un peintre dont on ne sait rien. Et maintenant regardons les tableaux»146.

146 Roy Claude, Balthus, Paris, Gallimard, 1996, p.6. 123 Partons donc nous aussi de ce précepte « que le peintre lui ait ou non été fidèle », puisque ce « mutisme au sujet des origines de sa famille », des influences de maîtres ou tout simplement de la conception de son œuvre, qu’il observa une bonne partie de sa vie, va changer quelque peu à partir des années 1990, lorsque le peintre de Rossinière qui se fait appeler désormais comte Klossowski de Rola, ouvre plus largement sa porte à ceux qui deviendront ses futurs biographes et journalistes des grands magazines tels que Paris Match, Vogue, House & Garden, etc. Avec eux, il se livre certes plus volontiers à la confidence, mais celle-ci reste soigneusement calculée, car il mêle les cartes avec astuce, brouille les pistes, pipe les dés, et ses interlocuteurs semblent ravis de ces conversations sournoises, feutrées et incertaines. On aurait ainsi l’impression qu’il s’amuse plutôt à jouer avec eux

« comme le chat avec la souris», car obstiné de nature, jamais Balthus ne cède devant ces questions et quand il le fait, les réponses sont biaisées, obéissant à ce qui ressemble à une véritable stratégie d’éluder pour mieux se faire entendre et de se cacher pour mieux se faire voir.

C'est ainsi que la « légende entourant la personne et l’œuvre de Balthus prend naissance très tôt », comme s’accordent à dire tous ceux qui ont décidé

« d'ignorer l’injonction » du peintre et de sonder les mythes énigmatiques qui ont été bâtis autour de sa biographie . Une biographie dont il est frappant de

124 constater la place donnée au thème de l’enfance qui revient constamment au cœur de son œuvre et auquel il s’est dévoué toute sa vie, ne voulant jamais quitter la sienne. Alors qu’il avait à peine quatorze ans, il écrivait à un de ses amis : « Dieu sait combien je serais heureux de pouvoir demeurer toujours enfant»147. Il aurait ainsi peint et repeint ce qui l’attire et tente de saisir, ce qui ne peut que se dérober. Dans presque tous ses dessins et une grande partie de ses compositions d'enfants, souvent pensifs, endormis ou perdus dans leur rêverie qui sont certes l’allégorie de la grâce, mais aussi, dans lesquelles figure l'énigme inquiétante d’une enfance qui se métamorphose, « l’artiste, dans un geste antinomique, semble essayer de retenir encore l’instant qui demeure ».

L'œuvre de l’artiste aurait-elle ainsi exaucé ses vœux de demeurer dans l’enfance, comme l’annoncent certains de ses biographes ? On pourrait y croire, du moins en partie, car la jeunesse de Balthus, que nous évoquerons à propos de ses tableaux, pourrait être lue à elle seule comme un « récit d’aventures ou un conte de fées » dans lequel, comme nous dit Raphaël

Aubert148 « l’une des fées se serait penchée sur le berceau en la personne de sa mère ». Celle-ci jouera un rôle considérable dans l’éveil de la sensibilité du jeune Balthus et la conscience aiguë qu’il aura de son destin. Mais c'est

147 Lettre au Professeur Jean Strohl de Zurich, novembre 1922, citée par Sabine Rewald, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p. 43. 148 Aubert Raphaël, Le Paradoxe Balthus, Éditions de la Différence, Paris, 2005, p. 18. 125 surtout, un homme qui va exercer une influence déterminante sur les orientations tant artistiques qu’éthiques, voire même le style de vie, de celui qui va devenir son protégé. Cet homme, on le sait, c’est le poète Rainer Maria

Rilke (1875-1926).

Balthus voit le jour le 29 février 1908 à Paris. Une date de naissance qui appelle déjà à la singularité et constitue comme une incitation à refuser les atteintes du temps puisqu’elle ne peut être célébrée que tous les quatre ans. Ce que Balthus ne manque jamais de rappeler, pour qui l’âge béni de la vie reste l’enfance qu’il ne cessa de magnifier dans son œuvre. Il prendra d’ailleurs l’habitude de ne fêter sa naissance que les années bissextiles. C’est ainsi qu’en 1996, année de son quatre-vingt-huitième anniversaire, ses amis et ses proches furent conviés à célébrer à Rossinière un garçon de vingt deux ans !149.

Frère du futur écrivain, peintre et dessinateur Pierre Klossowski, Balthus est le second fils d’Erich Klossowski (1875-1946), d’origine polonaise, mais dont la famille était réfugiée en Prusse orientale depuis le XIXè siècle, et d’Elizabeth Dorothea Spiro (1886-1969), dite Baladine, née en Silésie alors sous la domination prussienne. Tous deux sont peintres, le père un homme de grande culture est également docteur en histoire de l’art et fera paraître, en

149 Ibid. p. 19. 126 1907, un ouvrage sur Honoré Daumier. La famille est établie à Paris depuis

1903. A la déclaration de guerre, Erich et Baladine, tous deux ressortissants allemands, se voient contraints de quitter la France. La famille de Balthus s’installe d’abord à Zurich, où un ami, le professeur Jean Strohl, l’accueille avant de s’établir à Berlin. C’est là que le couple Klossowski se sépare,

Baladine et ses deux fils reprenant le chemin de la Suisse.

Après quelques mois passés à Berne, la mère et les enfants se fixent à

Genève. Lorsque Rilke arrive en Suisse en juin 1919 pour une tournée de conférences, il connaît déjà la mère de Balthus rencontrée quelques années plus tôt à Paris. Et c’est tout naturellement que le poète et la jeune femme se revoient à l’hôtel des Bergues à Genève où le poète est descendu : quelques mois plus tard, ils deviennent amants.

Pour Baladine, décrite par ses proches comme fantasque, romanesque et même « plus infantile que ses deux fils150 », cette liaison inaugure une période d’exaltation passionnée qui n’est pas sans effet sur les garçons. « Mes fils, dira-t-elle plus tard, étaient mon école et mon plaisir. -Et j’étais leur compagne de jeux. Lorsque Rilke se joignit à nous, nous nous trouvâmes tous les quatre comme des enfants heureux» 151.

Balthus a donc onze ans quand Rilke entre dans la vie de la famille

150 Cité par Jean Clair, « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.36. 151 Ibid. 127 Klossowski pour jouer un rôle de « père de substitution ». Rilke se montre

étonnamment prévenant, s’intéressant de près au sort des enfants. Il veille sur leur scolarité, jusque-là plutôt chaotique, s’emploie à trouver des subsides financiers et de s’inquiéter de tous les besoins de la famille. Mais surtout,

Rilke s’emploie à encourager le talent artistique naissant chez Balthus qu’il n’hésite pas à qualifier d’exceptionnel. En témoignent les magnifiques lettres que le poète écrit à Balthus et à sa mère sous le nom de Merline, entre 1920 et sa mort en 1926. Lettres où percent à la fois l’affection et l’admiration et dans lesquelles Rilke ne manque pas de souhaiter bonne fête à son jeune ami.

Certaines parmi les plus belles ont sans doute contribué en grande partie à la naissance de la légende du jeune prodige152.

152 Châteaux de Berg-am-Irchel, canton de Zurich, vers la fin de février 1921. Lettre de Rilke à Balthus dans laquelle il écrit : Mon cher ami B…, Il y a nombre d’années, j’ai connu au Caire, un écrivain anglais, Mr Blackwood, qui, dans un de ses romans, émit une assez gentille hypothèse ; il prétend là que, toujours à minuit, il se fait une fente minuscule entre le jour qui finit et celui qui commence, et qu’une personne très adroite qui parviendrait à s’y glisser sortirait du temps et se trouverait dans un royaume indépendant de tous les changements que nous subissons ; à cet endroit sont amassées toutes les choses que nous avons perdues (Mitsou, par exemple), les poupées cassées des enfants, etc., etc. C’est là mon cher B…, que vous devriez vous faufiler dans la nuit du 28 février, pour prendre possession de votre fête qui s’y cache, en ne rentrant à la lumière que tous les quatre ans ! (J’imagine comment, dans une exposition d’anniversaires, ceux des autres seraient usés à côté de celui-ci qui se soigne, et qu’on retire, à de longs intervalles, tout resplendissant de son dépôt). Mr Blackwood, si je ne me trompe pas, appelle le « crac » cette fente secrète et nocturne : or, je vous conseille, pour l’agrément de votre chère mère et de Pierre, de ne pas y disparaître mais d’y regarder seulement dans votre sommeil. Votre fête, je suis sûr, s’y trouve toute rapprochée, vous la verrez du premier coup, et peut-être aurez vous la chance d’y entrevoir d’autres splendeurs encore. En vous réveillant le 1er mars, vous vous trouverez tout rempli de ces admirables et mystérieux souvenirs et au lieu de votre fête a vous en ferez une aux autres, généreusement, en leur racontant vos impressions mouvantes et en leur décrivant l’état magnifique de votre rare anniversaire, absent, mais intact et de première qualité !... » Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre suivi de Mitsou, Archimbaud, Paris, 1998. p.32. 128 C’est bien sûr cette même tendre affection et admiration du poète pour le jeune peintre qui amènera Rilke en 1921, enchanté par les premiers dessins de

Balthus à l’encre chine de Mitsou (Ill.11), à les faire éditer chez Rotapfel

Verlang-Erlenbach, une maison d’édition suisse, dessins qu’il honore avec une merveilleuse préface.

L’histoire de Mitsou est l’attendrissant récit d’un jeune enfant, âgé de onze ans, qui perd son petit chat et qui décide, « pour conjurer sa peine », de prendre de l’encre de chine et un pinceau, et de raconter en quarante dessins l’histoire de ce souvenir triste et doux de son petit matou disparu à jamais.

L’histoire, nous dit Rilke, se passe au château de Nyon, où Mitsou est d’abord trouvé par Balthus153, sur un banc public pendant une promenade. Il l’adopte et l’emmène avec lui à Genève, où sa famille s’installe. Le petit chat s’adapte

à sa nouvelle vie, dorloté par tout le monde. Il fait des promenades en

« laisse » avec son jeune maître ; il siège sur la table pendant les repas; il pose devant le chevalet du père ; il partage le lit de son maître. Un jour, malheureusement, il s’échappe, mais il est retrouvé par l’enfant au milieu d’une pelouse. En signe de pardon, il se pose confortablement sur un calorifère. Alors qu’il lui fait admirer le sapin de Noël tout illuminé, Mitsou

153 « A la demande d’Erich Klossowski, sur la couverture de Mitsou, l’auteur fut présenté sous le nom de « Balthus », c'est ainsi que son fils épelait alors son nom. Par la suite, sur une suggestion de Rilke, il signera ses œuvres de ce surnom d’enfant », Cité par S. Rewald, dans son article : « Le jeune Balthus », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.45. 129 profite de la nuit magique pour disparaître une nouvelle fois. L'enfant regarde d’abord sous le lit puis, muni d’une bougie, il descend à la cave. Désespéré, il décide de le chercher dehors, toujours avec sa bougie. Il se rend au jardin puis dans la rue, mais en vain. De retour chez lui, il se met à pleurer, désolé en montrant de ses deux mains ses « larmes d’encre noire ».

Voilà l’histoire du petit matou avec laquelle, comme le fait remarquer Rilke dans sa préface, Balthus enfant, aborde de manière émouvante et attendrissante le sujet de la séparation et de la perte154.

Les images de Mitsou restent gravées comme un épisode clef de l’enfance de l’artiste en demeurant justement célèbres parce qu’elles font beaucoup pour la légende de Balthus, enfant prodige, artiste né. Le peintre, en effet, au

« contraire d’autres épisodes de sa vie, n’en a d’ailleurs jamais fait mystère ».

Les critiques s’accordent à dire que les dessins de Mitsou présentent une articulation extrêmement cohérente pour un enfant aussi jeune, l’imagerie et l’atmosphère sont précises, les coups de crayon sont vigoureux. Plus encore, la façon dont sont traitées les images évoque les xylographies de l’époque, en

154 « ...Perdre une chose (nous dit Rilke), c’est bien triste. Il est à supposer qu’elle se trouve mal, qu’elle se casse quelque part, qu’elle finit dans la déchéance. Mais perdre un chat : non ! Ce n’est pas permis. Jamais personne n’a perdu un chat. Peut-on perdre un chat, une chose vivante, un être vivant, une vie ? Mais perdre une vie : c’est la mort. Trouver. Perdre. Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c'est la perte? Ce n’est pas tout simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car entre l’instant et la perte il y a toujours ce qu’on appelle -assez maladroitement, je conviens- la possession... » Reiner Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre suivi de Mitsou, éd. Archimbaud, Paris, 1998, p. 49-50. 130 particulier celles de Félix Vallotton dans La Revue Blanche ou de Frans

Masereel, un ami de Baladine, qui réside à Genève et qui avait illustré la même année Hôtel-Dieu de Pierre Jean Jouve. On y entrevoit aussi les premiers caractères qu’évoque sa découverte de l’art d’extrême-orient à travers la peinture chinoise et l’histoire des maîtres taoïstes ainsi que les estampes japonaises qui l’ont marqué dans son enfance155. De Mitsou, Balthus adulte racontera dans une interview : « je l’ai trouvé perdu, retrouvé et perdu définitivement. Ce fut pour moi une grande douleur. Les caractères japonais de Mitsou signifient la lumière, et il m’a semblé avoir vraiment perdu la lumière. C’est à partir de ce moment là que j’ai commencé à m’identifier au chat qui deviendra par la suite une présence constante dans mes tableaux, des premiers aux derniers»156.

Avec Mitsou, qui est à l’origine de sa passion pour les chats, il est parvenu

également à capturer toute la dialectique de l’ombre et de la lumière, et à exprimer avec la même intensité ses sentiments, aussi bien la joie que la déception. De cet ensemble, il se dégage en effet, une fraîcheur et une lucidité touchantes, comme l’évocation d’un univers merveilleux, d’une enfance dont trois ans plus tard, à l’orée de l’adolescence, Balthus se sentira à jamais exclu, de là cette phrase citée maintes fois, y compris par lui-même : « Je voudrais

155 Roy Claude, « Balthus », Paris, Gallimard, 1996, p.26-27. 156 Ibid. 131 rester toujours un enfant ». Les dessins de Mitsou emblématisent le début de la recherche de Balthus pour sauvegarder le génie et la magie de ce lieu de l’enfance, thème récurrent et presque obsédant dans son œuvre, où il semble conjuguer le souvenir, la création et le désir.

Ainsi, on pourrait lire Mitsou comme un autre de ces contes qui ont bercé ses jeunes années et qui l'a accompagné tout au long de sa vie d’artiste. Car chez

Mitsou, contrairement à Struwwelpeter et des punitions terrifiantes imaginées par le Dr Hoffmann, il ne s’agit que de douceur et de tendresse autour de cet enfant ''unique'' que Balthus nous présente choyé par toute la famille.

À ce sujet, certains de ses biographes n’ont pas pu s’empêcher d’aller chercher si, dans les scènes de Mitsou, l’action se situe dans un cadre authentique de l’enfance de l’artiste, comme par exemple Sabine Rewald,

(auteur du catalogue de l’exposition de Balthus au Metropolitan Museum et duquel l’artiste affirmait qu’il abondait en inexactitudes). Concernant Mitsou,

Balthus aurait, selon elle, « pris des libertés » en situant l’action dans « une grande maison de campagne, pleine de domestiques et avec un jardin».157

Cette mise en doute de Sabine Rewald a beaucoup irrité Balthus158, comme l’aurait sans doute également irrité le commentaire de Fox Weber qu’il se dessine chez Mitsou en fils unique de la famille, évacuant ainsi son frère de la

157 Rewald Sabine, Balthus, New York, Metropolitan Museum of Art, 1984, p.12. 158 Cité par Fox Weber, in Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003. p.45 132 scène. En revanche, Fox Weber souligne qu'il ajoute une seconde femme, dont l’identité n’est pas définie. Si elle est supposée être une gouvernante – ce dont elle a l’air, sa présence relève plus de la nostalgie que de la fidélité aux faits159. En revanche, le fait que dans Mitsou, il y aurait d’après Fox

Weber, « l’existence de plus d’une figure paternelle l’homme en ville, l’homme sur le bateau, et l’homme à la maison ne sont pas les mêmes – correspond à une vérité »160 , car alors que les parents de Balthus étaient encore mariés, son père n’était que périodiquement présent. Ainsi, lorsqu’il avait onze ans et son frère Pierre quatorze, Balthus voyait plus fréquemment

Rainer Maria Rilke qu'Erich Klossowski. Rilke était au centre de la vie de sa mère.

Balthus adulte détestait qu’on le soupçonne d’avoir changé ou exagéré certains passages de sa vie : « Mon enfance a été merveilleuse. J’ai eu une enfance merveilleuse », ripostait l’artiste qui arborait à l’égard de ce type de commentaires de la part de ses biographes, un ironique et souverain dédain.

Pour lui, ce type d’étude d’approche « pseudo-psychologique » ne faisait que substituer l’étude de l’artiste à celle de son art pour essayer de tout expliquer, sans aucun scrupule à négliger les intentions réelles de l’artiste.

159 Ibid. 160 Ibid, p.45 133 4.2 Jeunesse et formation d’un peintre « solitaire et en décalage avec son siècle».

Laissant derrière lui une « enfance merveilleuse » et avec une adolescence au- delà de toute norme, c’est sans hasard que le parcours du jeune Balthus prendra un coup de force, cependant qu'un sentiment de confiance en soi exercée de bonne heure s’est alliée au sentiment « d'être l'élu » de sa mère et de Rilke. Ceci n’est pas sans rappeler la célèbre déclaration de Freud énoncée

à plusieurs reprises dans son œuvre : « Quand on a été le favori incontesté de la mère, on garde pour la vie un sentiment de conquérant, cette assurance de succès, dont il n’est pas rare qu’elle entraîne effectivement après soi le succès161 ». Sentiment de conquérant renforcé par l’influence de Rilke qui ne se borne pas aux encouragements inlassablement prodigués, mais accorde au jeune peintre une confiance inébranlable. Le jeune Balthus deviendra ainsi un autodidacte passionné doté d'un courage indomptable et d'une féconde curiosité, et il suivra son chemin à l’écart de la plupart de recherches plastiques de son époque.

La scolarité de Balthus, bien que hors norme du fait des incessants déplacements de la famille entre Beatenberg, petit village de suisse, Berlin et

161 Freud S. L’interprétation des rêves, p. 342, note 1 et dans « Un souvenir d’enfance de ‘’Poésie et vérité’ » (1917), L’inquiétante Étrangeté et autres essais, op. Cit., p. 206-207. 134 Muzot, reste pourtant exceptionnelle. Elle s’effectue au contact des amis de la mère de Balthus et de Rilke, des peintres, des intellectuels de toutes les nationalités : André Gide, Jean Paulhan, Jean Cassou, Jean Cocteau, Paul

Valéry, Albert Marquet, Maurice Denis, Pierre Bonnard, Wilhelm Uhde,

Meier-Grafe, Klauss Mann, la princesse Bibesco, etc. Ces relations favorisent chez les deux jeunes adolescents la maîtrise de plusieurs langues et accroissent leur sensibilité littéraire et artistique. C'est ainsi que le jeune

Balthus commence par apprendre son métier « sur le tas », toujours au contact des autres. Tout d’abord avec ses parents, puis en 1922, âgé de 14 ans,

Balthus devient élève et assistant de Margrit Bay, une femme peintre et sculpteur, appartenant à un petit groupe artisanal, excentrique et d’orientation

« anthroposophique »162, rencontrée en 1919 à Beatenberg, petit village pittoresque situé au-dessus du lac de Thoune, dont Baladine et ses deux fils avaient découvert le paysage grandiose vers 1916. Margrit Bay avait naguère fait partie de la bohème artistique de Munich. A Beatenberg, elle vivait dans une école abandonnée avec son amie Dora Timm (1892-1982), qui pratiquait le dessin et la gravure sur bois. Cette dernière se souvenait du jeune Balthus en ces termes : « Un jour d’été, un garçon de quatorze ou quinze ans entra dans notre atelier. C’était Balthus Klossowski, le fils d’une amie de Margrit,

162 Cité par Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.48. 135 la peintre Baladine Klossowska, elle-même amie de Rilke. Balthus était très intelligent. Fraîchement débarqué de Berlin, il était d’une précocité étonnante.

Il connaissait presque tout en littérature et en art. Margrit le traitait comme un fils. Il peignait, dessinait, gravait sur bois, le tout avec beaucoup de talent.

C’était un bon ami. Après le travail, nous nous amusions. Les jours de pluie nous faisions du théâtre… La salle de classe de notre école se transformait alors en scène et en salle de théâtre dont le public était composé d’amis et d’autochtones qui nous étaient reconnaissants de la distraction ainsi offerte…»163.

Sensible aux attentions et encouragements que Margrit Bay lui donnait, le jeune Balthus commence à disposer des ressources d’un métier dont l’apprentissage théorique et pratique s'étale sur des années et inspire son intérêt pour l’art chinois. Le jeune garçon s'investit avec un groupe de théâtre médiéval et adapte en allemand des pièces chinoises pour lesquelles il conçoit et fabrique les costumes. Il décore également quelques meubles avec des vignettes inspirées de peintures chinoises.

La mère de Balthus accompagnée de Rilke lui rend visite à Beatenberg en

1922. Voici les termes dans lesquels Rilke décrit la visite : « Tout dans cet univers était quelque peu démodé et ressemblait aux villes d’eaux et aux

163 Ibid. 136 forêts de mon enfance, si bien que j’ai maintenant l’impression après quinze journées indescriptibles, de m’être retrouvé enfant de la manière la plus riche et la plus singulière. L’enfant de jadis, ou plutôt celui que j’aurais voulu être si l’on n’y avait fait obstacle… Nous avons vite récupéré sous de telles influences, au nombre desquelles il faut compter la présence et le charme du petit Balthus» 164.

C’est dans ce petit village montagnard qu’ils lurent ensemble Le livre du thé d’Okakura qui s’ajoute à sa connaissance des dynasties impériales et artistiques de cette ancestrale culture qui l’ont marqué à jamais. Plus tard, cet

été-là, Balthus alla rendre visite à Rilke à Muzot, la tour médiévale d’un château du XIIIe siècle situé près de Sierre en Suisse. Comme Baladine

Klossowski l’avait aidé à restaurer et décorer Muzot en 1921, Rilke l’y avait invitée pour la saison estivale. A l’automne 1922, en l’absence de Rilke, la mère et le fils y passèrent des heures à peindre et à parler d’art. La douceur du paysage dans les environs était un havre de calme qui stimula la créativité de

Rilke où il terminera les Élégies de Duino, cycle de poèmes qu’il avait commencé en 1912 au château du même nom et qui parurent en 1923; il en composa six à Muzot.

Cependant, à la fin de l’automne 1922, peu avant son retour à Berlin, Balthus

164 Lettre de Rilke à Briefe and Nanny Wunderly-Volkart, 7 septembre 1922, cité par Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.48. 137 écrivit de Beatenberg au professeur Jean Strohl (1886-1942), un ami de son père Erik Klossowski : « Quant à moi je ne m’effraie pas plus tellement de rentrer (à Berlin), vu que papa y est. Peut-être pourrais-je aller à l’école des

Beaux-Arts (Emil Orlik étant aussi un grand sinologue, dans les arts…). Je voudrais peindre et sculpter. J’ai sculpté ici des petites figurines en bois, puis habillées, il faut pour entrer à l’école "montrer ce qu’on est en état de faire"…»165.

Les espoirs qu’il entretenait d’être admis à l’académie d'État du Musée des arts appliqués de Berlin demeurèrent sans lendemain. Libéré de la routine académique, il s’adonna aux activités dans lesquelles il excellait. Ainsi, l’hiver précédent, en 1921-1922, il avait réalisé des maquettes pour une pièce de théâtre chinoise qu’il proposa au théâtre de la ville de Munich, où travaillait son père. La pièce ne sera finalement pas montée, mais elle reste la première des nombreuses incursions du jeune artiste dans le domaine du décor.

Balthus passa l’hiver 1922-1923 principalement dans l’atelier de son oncle le peintre Eugène Spiro, Krüstriner Strasse, à Berlin où il continua à sculpter des figures, tel ce grand samouraï en cire, aux yeux féroces et habillé avec des bouts de tissu qu’il offrira à son jeune cousin Peter Spiro, alors âgé de cinq

165 Lettre à Jean Strohl, novembre 1922, Cité par Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.48-49 138 ans. C’est une époque où la vie matérielle de la famille Klossowski demeure difficile et ils seront contraints de rester dans l’appartement des Spiro de novembre 1922 à juillet 1923.

Après ce long exil à Berlin, la mère de Balthus, avec l’aide de Rilke parvient

à séjourner de nouveau en Suisse où ils passeront l’été et tout l’hiver 1923, à

Beatenberg. C’est lors de ce séjour que Balthus exécuta ses premières grandes peintures : un retable et des décorations de plafond pour une petite pièce qui servait à Margrit Bay de sanctuaire « anthroposophique ». Il s’agissait là d’une entreprise vraiment peu commune pour un garçon de quinze ans. De ce sanctuaire disparu n’existe plus que des photos qui montrent l’interprétation prosaïque par Balthus d’un motif religieux, dans un style qui, d’après Sabine

Rewald166, rappelle celui du peintre suisse Ferdinand Hodler. « La vierge, au milieu d’un paysage nu et rocheux, tient son enfant, flanquée de deux saints athlétiques en chaussettes blanches. Balthus peignit également au plafond des vignettes représentant des maisons et des arbres ». Peu après son arrivée à

Beatenberg à la fin décembre, la mère de Balthus décrivit ces tableaux à Rilke enthousiaste : « C’est un grand artiste. Il m’a montré son tableau et le plafond, je ne savais pas ce que je voyais ! Je me suis dit, quand j’ai vu ce matin ces quatre apôtres que j’avais devant moi un élu, un prodige». La mère de l’artiste

166 Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd.Flammarion p. 49. 139 d’après Sabine Rewald faisait alors allusion à un autre projet que Balthus exécuta cet hiver-là pour une église du village voisin de Dörstetten des esquisses sur carton de quatre apôtres pour des tableaux qui ne furent jamais réalisés.167

Le même hiver 1923, encouragé à son tour par Rilke, Pierre Klossovski, le frère aîné de Balthus, répond à l’invitation d’André Gide et retourne à Paris.

Entre 1921 et 1923, alors que les deux frères étaient à Berlin, Rilke, toujours concerné par l’éducation des jeunes, invita Pierre à se rendre à Paris au printemps 1922 afin d’obtenir l’inscription à l'École dramatique du Théâtre du

Vieux-Colombier. A l’époque Rilke avait demandé à Gide, un ami de Jean

Copeau, le directeur du théâtre, d’intervenir en faveur de Pierre Klossowski.

Les deux hommes s’entendirent bien et Gide promit son appui. Pourtant, le projet n’aboutit pas car Pierre n’obtint pas de visa. Mais entre-temps, Rilke réussit à obtenir pour Pierre l’appui financier de Georg Winterthur, un cousin de son amie Nanny Wunderly-Volkar qui contribuera en outre aux frais scolaires de Pierre qui commence ses études l’année suivante. En novembre

1923, Pierre arriva à Paris et devint le secrétaire d'André Gide. Il habita successivement chez Gide, à la villa Montmorency, à la maison de campagne de l’écrivain, à Cuverville, chez un ami de son protecteur, en face des jardins

167 Ibidem, p.49. 140 de Luxembourg, et avec Yves Allégret, le futur cinéaste, avec lequel il se lia d’amitié. A Paris, Pierre va poursuivre ses études secondaires au Lycée

Janson-de-Sailly.168

Et ce n’est qu’en mars 1924 que le jeune Balthus, agé de seize ans, arrive à

Paris, impatient de retrouver son frère, écrit une lettre à Gide et sera invité à son tour par l’écrivain. A Paris, centre artistique du monde, s’ouvre à nouveau

à lui un entourage d’artistes et d’écrivains, toujours sous le parrainage, à la fois affectif et tangible de Rilke qui considère la ville lumière comme la meilleure destination possible où le jeune peintre continue à nourrir sa créativité déjà fertile. En témoigne ce courrier du poète adressé à Baladine le

24 février 1924 dans lequel il fait en outre référence aux dessins préparatoires des tableaux de Balthus réalisés à Beatenberg et documente de manière

éloquente l’admiration pour son travail et la joie de savoir Balthus se diriger à

Paris : « Les dessins de Balthus étaient très beaux. C’est étonnant comme il a

éprouvé la vie de ce corps, je dirais, le courant de sa vitalité. C’est comme une source de vie dont B. aurait senti la fraîcheur et l’agitation constante, le remous inconscient qui s’accomplit et se renouvelle [...]. Il fait constamment de si délicieux progrès, même dans des circonstances moins favorables, qu’est-ce que ça va devenir à Paris ! »169.

168 Ibid, p.51. 169 Rainer Maria Rilke, Lettre à Baladine Klossowska du (24 février 1924), cité par Claude Roy, in « Balthus » Paris, Gallimard, 1996, p.50-51. 141 Et installé à Paris, le jeune Balthus poursuit sa formation picturale, mais il opte toujours pour une autre voie que celle d’une école, à l’exception de quelques cours de dessin et peinture suivis à l’Académie libre de La Grande

Chaumière ainsi qu'à l’Académie Colarossi, à Montparnasse, où il suit les cours en élève libre. Il préférait à l’instar de son père, ainsi qu'à la suggestion, notamment, de Pierre Bonnard, de se rendre au Louvre pour copier ses maîtres favoris.

En effet, à l’automne 1924 Pierre Bonnard, grand ami de la famille

Klossowski, vient voir les peintures de Baladine à nouveau installée à Paris avec ses fils et découvre en même temps les dernières compositions de

Balthus. Il fait venir celui-ci à la galerie Drouet, rue Royale, pour montrer son travail à Maurice Denis, Albert Marquet et Eugène Drouet lui-même. Cette expérience vécue par le jeune Balthus sera racontée plus tard par la mère du jeune prodige à Rilke : « Balthus raconte cette entrevue très gentiment. Il dit que c’était une vraie exposition chez Drouet, que Bonnard disait toujours :

(Voilà mon brave Balthus, voilà, exposé chez Drouet, je me demande ce qu’il va vous demander !) ... Enfin, il y avait aussi Marquet. Maurice Denis est venu et tout le monde a regardé l’œuvre de ce jeune enfant. On était extrêmement surpris de ces compositions. M. D. disait : « Il ne vous manque que du matériel et du savoir-faire ; vous arrivez, mais avec des détours dont

142 vous pouvez vous passer. » Balthus, tout ce qu’il fait, le tire de lui-même.

Jamais de leçon de peinture. - Bonnard avec sa charmante modestie clamait :

« Je ne comprend rien à la peinture, mais je trouve ça très beau et extraordinaire. » Alors, on est tombé d’accord que Balthus copie Poussin ; il apprendra énormément en le copiant. En outre Maurice Denis l’a invité à passer chez lui un vendredi pour « causer ». Bonnard dit : « C’est un artiste, c’est un vrai artiste ! »170.

Les débuts du jeune peintre à Paris sont exceptionnels car la même année il participe au travail de l’équipe qui construit les décors des fameuses Soirées de Paris au théâtre de la Cigale et c’est l’année suivante, à l’automne 1925, qu’il applique à la lettre la recommandation de copier Poussin au Louvre, où il entreprendra la copie de l’Echo et Narcisse. « Faute d’avoir l’enseignement valable qu’aucun des peintres qu’il admire n’ose ou ne sait lui transmettre... »171. Cependant, Balthus en s’immergeant dans la copie de ce tableau, est à la recherche d’un enseignement idéal, poursuivant son apprentissage hors des circuits académiques. Il s’inscrit ainsi comme l'héritier d’une longue tradition depuis tombée en désuétude : l’étude patiente des maîtres et la discipline séculaire des copies auxquelles il consacrera une

170 Rainer Maria Rilke, Lettre à Baladine Klossowska du (27 octobre 1924), cité par Claude Roy, in « Balthus » Paris, Gallimard, 1996, p.39. 171 Leymarie Jean, Balthus, Genève, Skira, 1978, édition sans paginations ; nous avons paginé à partir du début du texte ; p.3 143 grande partie de son temps et qu’il perpétuera plus tard lors de son voyage en

Italie.

Comme le souligne Jean Leymarie, ce choix délibéré de Poussin comme intercesseur inaugural révèle la hauteur d’aspiration du jeune peintre à qui le mythe de Narcisse enseigne les sortilèges et les dangers de la tentation créatrice et son énigme infranchissable. « Tous les poètes, déclare Schlegel, sont des émules de Narcisse et Alberti, dans son Traité spéculaire de l’art, assigne au bel adolescent penché sur la source et (...) mesurant du regard la surface (de l'eau,) l’invention même de la peinture »172.

Le jeune Balthus se confronte avec l'œuvre du grand maître qui domine la surface et les textures ainsi que la tension dramatique et les nuances les plus subtiles, articulant en virtuosité la complexité d’éléments variés. Cette confrontation se répercute dans la série de références à la position de Narcisse mourant de Poussin, qui, comme nous le verrons plus tard, traverse toute son

œuvre. Cette copie, aujourd'hui perdue, d'Echo et Narcisse « était le cadeau idéal à faire à Reiner Maria Rilke car en janvier 1925, Rilke a dédié un poème

à Balthus : ''Narcisse''» 173.

Certains des seuls témoignages qui restent de cette copie réalisée par Balthus se trouvent dans la prolifique correspondance entre Baladine et Rilke. Ainsi,

172 Ibid. 173 Fox Weber, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.121. 144 vers la fin novembre 1925, peu avant que la reproduction de Narcisse ne soit achevée, la mère de Balthus écrit au poète : « J’ai été au Louvre aujourd’hui pour voir cette belle copie de Balthus ; il commence à avoir du public. Sa copie ressemble à la peinture de Géricault - Pierre, qui est venu plus tard, a dit au premier moment la même chose. Je suis fière de Balthus, René, ce sera un grand peintre, vous allez voir. Vous savez qu’il copie Narcisse… Je suis en extase devant ce Narcisse de Poussin. On n’en finit pas d’admirer la maîtrise et l’expression de chaque coup de pinceau. Aussi n’est-on pas sûr que ce soit peint, mais plutôt soufflé par quelque dieu ; c’est un enchantement égal à la musique pure. La bouche déjà morte est une parole divine174 ».

Les effusions d’affection et admiration de la part de la mère envers le jeune artiste ne tarissent pas, et quant à celles du poète, avant même d’entrer en possession du tableau, elles ne se font pas attendre et il écrit à Balthus le 24 février 1926 pour le remercier de sa copie de Poussin et le féliciter de son proche anniversaire, sujet qui procure le point de départ idéal de cette lettre exceptionnelle où le poète s’étend sur l’incapacité humaine à connaître ou appréhender l’anniversaire de Balthus, ainsi qu’il rappelle l’absence remarquable à quelques jours de là de son dix-huitième anniversaire175.

174 Rainer Maria Rilke, Lettre à Baladine Klossowska du 19 novembre 1925, cité par Nicolas Fox Weber, in « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.120-121. 145 4.3 Le tour en Italie : « un voyage à contre-courant ».

La route artistique empruntée par Balthus devient de plus en plus divergente et éloignée des courants picturaux dominants de son époque, à la différence des peintres et sculpteurs des différentes écoles qui poursuivent avant tout la nouveauté et l’inédit, désirant briser les limites et évacuer les leçons du passé, pendant que d'autres procèdent à la dissolution de la forme, comme les cubistes et d’autres mènent l’affirmation de l’émotion des fauves à de nouvelles extrémités.

Les dadaïstes referment le livre de l’histoire : la tendance générale va à un art qui donne la parole au moi intérieur et fait table rase de la tradition176. Balthus

175« Val-Mont par Glions-s-Territet, canton de Vaud, ce 24 février 1926. Une fois de plus, mon cher B…, vous devez vous constituer une petite fête avec les onze intervalles imperceptibles entre les coups de minuit du 28 février. Peu de personnes, certainement, disposent d’une matière si pure, toute inédite, pour en composer leur anniversaire ; le votre, pour être rare, est une véritable pièce de collection. Faites-vous donc avec les éléments minuscules de son absence un gentil tissu personnel où les autres puissent placer, à la matinée du 1er mars, leurs yeux et leurs vœux. Et que la nouvelle année soit toute utile et utilisable à vos plus profonds besoins, connus ou inconnus par vous-même. Je n’ai pas oublié, mon cher B…, ce don magnifique que vous m’avez fait, vers la fin de l’année passée : je suis sûr que cette copie est une œuvre belle et qui me parlera indéfiniment. Seulement, je vous prie de ne pas penser à me l’envoyer à présent. Car ne crois pas que je rentrerai directement à Muzot si, ici, un jour on me trouvera cuit à point, votre peinture y serait seule et personne ne s’en réjouirait ; cela m’inquiéterait. Il faut que d’abord, elle reste auprès de vous pour que vous puissiez la montrer à des amis et aux amis de vous amis, et aussi pour qu’en la voyant davantage vous en tiriez l’envie de faire d’autres belles choses d’après les maîtres ou d’après l’accord qui s’établit entre votre imagination et tout ce qui vous arrive. Mais, ceci dit, je dois ajouter que je suis fier et heureux de ce Narcisse qui, un jour, viendra enrichir mon entourage immédiat de sa tendresse composite et de cette somme admirative dont il témoigne... » Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre suivi de Mitsou, Archimbaud, Paris, 1998, p.39. C’est nous qui mettons les italiques. 176 Fox Weber, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.130. 146 quant à lui, décide d’aller à « contre-courant » et à l’été 1926, quitte Paris pour réaliser un rêve inhabituel chez les peintres français de sa génération, et grâce à l’aide financière des amis des Klossowski et Rilke, notamment le professeur Jean Strohl, Balthus peut séjourner, durant une partie de cet été en

Italie. Comme son père, le jeune peintre avait une profonde admiration pour l’œuvre de Piero Della Francesca depuis son enfance, considérant lui aussi le maître italien comme le Cézanne de son temps177. Ce fut donc pour lui sans doute, un rêve accompli de visiter Florence et Arezzo et découvrir les fresques dont avait autant rêvé du maître italien et dont on verra plus loin combien il a marqué son œuvre.

Il a dix-huit ans, et sur la route de Florence, il s’arrête à Sierre, où Rilke travaille au château de Muzot, cette visite sera la dernière rencontre de

Balthus avec le poète, qui, à l’époque, comme il le laisse sous-entendre lors de la dernière lettre qu’il envoie au jeune Balthus le jour de son dix-huitième anniversaire, il lutte contre une maladie mystérieuse et dévastatrice178, qui l'amènera à la mort le 29 décembre 1926. Cette rencontre fut sans doute un moment profondément significatif pour les deux hommes. En témoigne le télégramme du 8 juillet envoyé par Rilke à la mère de Balthus qui est à Paris :

« Heureux d’avoir Balthus ici & avec lui un peu de toi... Il continuera demain

177 Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de J. Clair, p. 53. 178 Fox Weber, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.156. 147 matin. René179. »

Arrivé en Italie quelques jours plus tard et avec un enthousiasme débridé,

Balthus à son tour, décrit cette dernière rencontre avec le poète à sa mère :

« J’ai passé des heures délicieuses avec René, quel tremplin pour sauter en

Italie !180 ». Les inlassables encouragements prodigués par Rilke à Balthus ont aussi sans doute beaucoup compté dans la décision d'effectuer son voyage en

Italie. Le poète lui-même avait vécu brièvement à Florence en 1898 et pour certains des biographes de Balthus, c’est Rilke qui lui fait découvrir Piero

Della Francesca, en lui offrant la première monographie de Longhi consacrée au peintre d’Arezzo, une lecture qui préparera le fameux voyage en d’Italie181.

Quoiqu’il en soit, cette présence de Rilke pendant cette période de la jeunesse de Balthus fut une étape fondamentale de sa vie, puisque toute cette tendre affection prodiguée par le poète et la confiance inébranlable de Rilke au jeune peintre, demeureront à jamais dans sa mémoire et son œuvre.

Après cette dernière rencontre avec le poète, Balthus séjourne durant une partie de l’été 1926, en Toscane. D’abord à Florence; aux Offices, il est impressionné par les portraits Battista Sforza et Federico Da Montefeltro, peints par Piero Della Francesca à Santa Maria del Carmine, il copie les

179 Rainer Maria Rilke et Merline, Correspondance, (télégramme du 8 juillet 1926), cité par Nicolas Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003. p.130. 180 Rainer Maria Rilke et Merline, Correspondance, (lettre du 12 juillet 1926), cité par Nicolas Fox Weber, in « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003. p.131. 181 Clair Jean, « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.36. 148 fresques de Masaccio et de Masolino. Il visite ensuite Arezzo et reste des journées entières à étudier et à copier les fresques exécutées par Piero Della

Francesca dans la basilique San Francesco représentant La Légende de la vraie croix et il copie également La Résurrection de Borgo San Sepolcro. Et bien que Balthus considérait la copie comme un exercice absolument nécessaire et un des meilleurs enseignements dont disposent les peintres, « il n’a pas copié Piero Della Francesca à la manière des étudiants des Beaux- arts ». Sur ses copies de fresques, certains détails iconographiques sont abandonnés par le jeune peintre, pour ne retenir que l’essentiel. Particularité interprétative qui se serait traduite selon certains de ses biographes, par la préoccupation qu’il avait d’appréhender le sens profond de la fresque. Ainsi, la version de La Résurrection de San Sepolcro (Ill.13), comme le souligne

Nicolas Fox Weber, « témoigne de cette alliance de respect et de confiance en lui avec laquelle Balthus répond à son modèle artistique. Amoureux du passé, le jeune peintre a fait sa propre sélection, très personnelle, de ce que ce passé lui propose182».

D'autres sources qui témoignent de manière éloquente de la richesse de ce premier voyage en Italie décisif pour le jeune peintre, sont les courriers que

Balthus adresse au professeur Strohl et à l’épouse de celui-ci pendant son

182 Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.133-134. 149 séjour. Ils témoignent de l’ardente passion du jeune peintre pour les fresques de Piero Della Francesca ainsi que de son amour pour l’Italie, qui seront décrits par Balthus avec une extraordinaire sensibilité et passion qu’il compare même à celle d’un amour dévorant et obsédant pour une femme aimée. Il explique tout de même à ses mécènes, qu'ayant été longtemps obsédé par le désir de faire ce voyage, il craint d’en attendre trop et d’être déçu183. Le voyage, comme on le sait, dépasse toutes les attentes du jeune peintre, et reste la rencontre la plus évidente et forte de son séjour italien car en découvrant Arezzo, il trouve cette vision de l’art bien particulière de Piero 183 « Chers amis, chère Madame, votre bonne, charmante lettre me retrouve à Arezzo où je suis depuis presque deux semaines. Enfin, et encore n’espérais-je pas y être si tôt. Depuis cinq ans le désir d’y aller, de voir les Piero Della Francesca me harcelait. Qu’il est dangereux, pourtant, d’imaginer une chose qui existe au loin ! Et ne le fait ou pas ne sachant point si jamais on la verra. Et alors n’est ou pas puni d'avoir voulu préparer son bonheur. C’est ce que je craignais en venant à Arezzo. Comme j’avais bien bâti mon Arezzo en mon esprit (je m’y promènerai quelques fois). Quand quelqu’un m’en parlait je frémissais comme au nom d’une femme que l’on aime. Mais voilà que ô miracle, j’ai trouvé ce que j’ai rêvé ; et dans quel paysage admirable. Une petite ville sur une colline, qui finit avec ses murs et puis c’est la campagne. Une campagne si bien rangée comme un jardin, avec les oliviers, les vignes en guirlandes et les collines rayées par les champs, contre leurs sens souvent. Et quelques cyprès placés, oui, comme des jouets, mais j’aime bien ça, chère Madame, mais les dix fresques de Piero Della Francesca comment en parler ? C’est ce que j’ai vu de plus beau en fresques (elles représentent l’histoire de la Croix que raconta Jacopo da Voragine (sic)). J’ai commencé à en faire quelques petites copies pour en garder une impression de couleurs. S’il y en a de bonnes je vous en enverrai. En copiant, je les admire chaque jour davantage. Comme c’est le fruit de longs calculs c’est d’une harmonie formidable et toute cette mathématique a son contrepoids en une peinture merveilleuse, en couleurs claires, transparentes, avec des accords inconnus presque là. C’est grand et pur ; ça n’a pas d’époque, c’est de tout temps. On peu pensé (sic) à la « Dame à la Licorne » tant c’est mystérieux, et aussi à Valéry parce que c’est mathématique, abstrait et gracieux et divin. D’ailleurs tous les adjectifs sonnent creux. Pour les décrire je ne puis que le peindre ! C’est pourquoi je vais rester une huitaine de jours pour faire encore quelques copies. Je retournerai ensuite sans doute à Florence… Mais vous augmentez mon désir d’aller à Rome et le Sud. Arezzo est sur la ligne de Rome. Mais ici, en Italie, je ne fais plus de plan, je me laisse conduire par le sort… » Lettre de Balthus à Mme et M. Jean Strohl, 2 août 1926, Cité par Sabine Rewald, in « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd.Flammarion p.53. 150 Della Francesca. Au cours des années qui suivirent son voyage, on retrouvera les traces de l'influence de Piero Della Francesca dans son œuvre.

Car ce grand maître de la Renaissance, Piero Della Francesca, tout peintre qu'il était, bâtissait son œuvre à la manière d'un architecte. Son caractère pictural évince toute connotation narrative et toute émotion fortuite : le

« statisme en élimine le lyrisme ». Le peintre, en arrêtant le mouvement, arrête le temps et éternise ainsi la scène qu’il représente. Ainsi, les personnages des fresques de Piero sont simplement là ; ils ne sont ni animés ni inanimés, ni gais ni tristes, ni vivants ni morts. Ils « sont ». Caractéristiques qui sont également à la base de la peinture de Balthus, qui réussit à fondre les données empruntées au maître en ajoutant d’autres éléments personnels tels que la physionomie caractéristique de ses personnages, dominées par cette légère mélancolie, expression d’une personnalité pensive et rêveuse. Nous ne pouvons que nous demander comment Balthus aurait pu rester insensible à cet arrêt du temps que Piero Della Francesca lui révélait. Aurait-il ainsi trouvé dans la précision de ses compositions et dans la suspension du mouvement et du temps, la possibilité de réaliser dans ses tableaux, la suggestion de Rilke d’arrêter le temps, comme dans le « Crac » décrit par le poète et de compenser, pour ainsi dire, l’impossibilité de demeurer dans ce « vert paradis de l’enfance »? Ainsi « Les vœux de Rilke à l’enfant Balthus, l’œuvre de

151 l'homme Balthus les aura exaucés », comme le souligne Claude Roy184.

Lors de ce premier voyage en Italie, le peintre, dans ses lettres adressées aux

Strohl, raconte comment, de passage à Florence, entre juillet et septembre

1926, il copie tout d’abord les fresques de Fra Angelico au couvent San

Marco, puis les fresques de Masolino dans la chapelle Brancassi de Santa

Maria del Carmine. Les enfants qui jouent sur la piazza Santa Croce jusqu’à minuit, qu’il observe « aussi discrètement que possible », et qu’il s’amuse à dessiner pendant qu’ils jouent le captivent. Il raconte comment malgré ses efforts pour ne pas attirer leur attention, les jeunes filles viennent souvent l’entourer : « …alors je m’amuse énormément à faire sauter les petites filles à la corde. Elles ont d’ailleurs une façon très spéciale de sauter, exécutant une espèce de pirouette acrobatique au moment de franchir la corde185».

On assisterait ainsi au procédé d’une mise en place de ce qui deviendra plus tard chez Balthus, un véritable catalogue des jeux d’enfants : ballon, cerceaux volants, diabolo, etc. Sujets que Balthus aborde pour la toute première fois en

1925 avec ses tableaux des « Enfants au Luxembourg » (Ill.14), où nous retrouvons des enfants jouant et se promenant dans le parc, comme nous le verrons plus loin.

Ce sera la même année qu'il réalisera deux nus d’adolescents : Nu allongé

184 Roy Claude, « Balthus », Paris, Gallimard, 1996, p.48. 185 Lettres de Balthus à Mme et M. Jean Strohl, mi-juillet 1926 et 2 août 1926, Cité par Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.53-54. 152 (Ill.15) et Nu debout, 1925-26, (Ill.16) illustrant ainsi un autre aspect de son travail durant ses années de jeunesse à Paris. Le modèle était une jeune fille nommée Simone Maubert alors âgée de seize ans, que Baladine, sa mère, a

également représentée186 et qui posait à l’académie Colarossi, où Balthus se rendait de temps à autre en auditeur libre. Ce Nu debout représente la jeune fille de dos appuyée à la cloison d’une chambre parquetée. Il a été peint à l’huile sur un papier estampé de motifs au pochoir, contrecollé sur carton. La silhouette gracile de la jeune fille, les courbes encore enfantines de sa joue et de ses fesses s’harmonisent avec les grosses fleurs du fond. Le Nu allongé est plus austère. Le corps du jeune modèle retient toute la lumière, tandis que le divan sur lequel elle est allongée se détache sur le fond à peine travaillé dans une harmonie sourde de rouge et de bleu éteint187. Nous pensons que ces deux tableaux seraient les premiers où Balthus prend pour sujet la « jeune fille en fleur » préfigurant en dehors d’une thématique de jeu, livrant ainsi à son spectateur une jeune nubile, à peine sortie de l’enfance « qui s’éveille à la vie et aux sens». Une image de l’enfance qui rentre ainsi dans l’œuvre de Balthus et qui « reste comme un moment capital auquel il ne cessera de revenir comme à un mythe de l’origine ».

Postérieurement à son retour d’Italie à l’automne 1926, Balthus s’inspire de

186Clair Jean et Monnier Virginie., « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.103. 187Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.172. 153 l’expérience qu’il avait acquise en copiant les maîtres italiens, pour exécuter à la détrempe des peintures murales sur le mur oriental de la petite église protestante de Beatenberg, ainsi que le décor de l’église d’Einingen, village voisin, qu’il réalise au printemps 1927 aidé par Margrit Bay188. D’après

Sabine Rewald, Dora Timm se souvenait que Balthus lui avait dit avoir appris de Maurice Denis la technique de la fresque et qu’il « lui fallait maintenant une église à décorer ». Il s'agirait de l’église de Beatenberg dont le père de

Margrit Bay était le pasteur, et qui accepta la proposition. Entre-temps,

Balthus avait néanmoins travaillé aux cartons préparatoires pour la décoration de l’église d’Einingen où le peintre représente un épisode légendaire de la fondation de cette église, l’une des plus anciennes de Suisse (Xe siècle). La scène, représentant un ange qui apporte un message au chevalier de

Strättlingen, associe des éléments inspirés de Piero Della Francesca et d’illustrations de livres pour enfants189. Le peintre travaille également à ses décorations murales pour l’église de Beatenberg d’avril à fin juin 1927. Il choisit de représenter le Bon Pasteur flanqué des Évangélistes -Luc et

Matthieu d’un côté, Marc et Jean de l’autre. On voyait ainsi le Bon Pasteur portant un agneau sur les épaules et entouré de deux brebis. Debout sur une roche fleurie d’où jaillissaient quatre sources, vêtu d’une tunique courte et

188 Rewald Sabine, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd.Flammarion, p.54. 189 Ibid. 154 d’une peau de bête, il s’appuyait sur sa houlette en montrant le ciel de l’index.

Sur la hanche était attaché un petit panier de fruits, dans son dos pendait un grand chapeau de paille.

Les Évangélistes (Ill.17), identifiés par leurs attributs, étaient disposés par groupes de deux. Dans le second panneau, Matthieu et Luc, aux visages sévères, longue chevelure et la barbe que l’on prête aux patriarches. Ils sont vêtus de lourdes tuniques plissées et ceintures directement inspirées des fresques du cycle de la Légende de la croix d’Arezzo. Balthus donne à

Matthieu la posture frontale, le rouleau de parchemin et les coloris des vêtements (inversés) du Jérémie de Piero. Pour ceux de Luc, il choisit une harmonie d’ocres, jaune et rouge, de vert et de blanc qui proviennent de l’Isaïe d’Arezzo La position de ce même personnage d’Isaïe semble avoir inspiré directement celle de l’évangéliste Jean du temple de Beatenberg.

Quand au petit ange « joufflu », curieusement pourvu d’une aile unique qui guide la main de Luc, il se verra doté dans la fresque d’un second bras inachevé tendu vers les cieux.

On voit bien que le passage de l’étude sur le papier à la peinture murale s’est traduit par la suppression d’un certain nombre de détails et par l’actualisation des personnages. Les deux saints, rajeunis, portent les cheveux courts et la barbe taillée, le putto se transforme en un gamin aux cheveux raides dans

155 lesquels souffle le vent ; quant au taureau conventionnel, il a désormais l’aspect d’une vache aux cornes recourbées et aux naseaux humides190.

D’après l'une des lettres de Balthus adressées aux Strohl, les paysans de

Beatenberg auraient suivi ses travaux préparatoires dans l’église avec beaucoup de méfiance191. Car bien que les cartons des quatre Évangélistes aient été approuvés lors d’une réunion paroissiale, le 2 décembre 1926, l’esquisse proposée par Balthus pour la figure centrale du Bon Pasteur fut refusée et le peintre dut apporter des modifications à sa deuxième esquisse et, après de nombreux changements, la paroisse donna son accord le 10 juin

1927. Balthus, dans une lettre du 20 mai écrivait à ce sujet : « Je suis déprimé.

L’assemblée paroissiale de Beatenberg vient de refuser ma dernière esquisse après deux réunions si ridicules qu’il faut que je vous en parle. L’esquisse représente la figure centrale du Bon Pasteur, que je viens de terminer. Toute cette agitation parce que je lui avais mis un panier sur le dos et un chapeau sur la tête. Maintenant, je vais devoir tout changer et retirer du tableau tout ce qu’il y avait de vivant et d’amusant. Oh, quel ennui ! »192. Quelques jours plus tard, dans une nouvelle lettre, il ajoutait : « De toutes façons, un berger n’est-

190 Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.186. 191 Lettre de Balthus à M. et Mme Strohl, 23 avril 1927 cité par Rewald Sabine, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.54. 192 Carte postale de Balthus à Mme Strohl, 20 mai 1927 cité par Rewald Sabine, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd. Flammarion, p.54. 156 il pas céleste en lui-même ? Au moins le mien l’était et si ses pieds touchaient le sol, c’était uniquement à cause du poids du panier qu’il a au dos et qui l’empêche de prendre son envol. En plus, c’est cela que ces messieurs marguilliers de la paroisse ont pris le plus mal, car ça ne semble pas les rassurer. On me dit qu’il faut une figure plus robuste et, par conséquent, il faut que j’essaie de faire un berger différent»193.

Quant au modèle « mince et gracieux », un garçon de quatorze ans nommé

Egon Grossniklaus (1913-1996), qui aurait servi de figure principale à

Balthus pour la réalisation de ce Bon Pasteur, il avait été vu d’un œil soupçonneux par les paysans du village, et référé nostalgiquement d'« aguicheur » par Dora Timm194. Balthus le représente portant un chapeau de paille « à la mode bernoise », pendu sur les épaules, des sandales traditionnelles, des anneaux aux chevilles ainsi qu’un panier rempli de fruits, retenu à la taille par une courroie. Balthus, quelques années auparavant, dans une lettre adressée à son frère Pierre, le décrivait ainsi : « Je vais te parler d’Egon, que notre classe dessine avec enthousiasme, sachant fort bien que sa jeunesse ne durera pas infiniment. Sous ses vêtements rêches, j’avais déjà deviné la beauté de son corps, mais lorsqu’il les a ôtés, ce fut comme si une

193 Carte postale de Balthus à Mme Strohl, 24 mai 1927 cité par Rewald Sabine, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd. Flammarion p.54. 194 Cité par Rewald Sabine, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd. Flammarion p.55. 157 pierre précieuse émergeait de la chaux. Son corps parfait et harmonieux se meut avec une grâce exceptionnelle. Après l’avoir tenu dans mes bras et pris la mesure de ses membres bien proportionnés avec mon corps et mes bras, mon crayon est plus savant, car le toucher importe autant que la vue. Quand je te dis que j’ai tenu dans mes bras, c’est la même candeur que lorsque je mords dans une poire. Est-ce un péché ? Non, ce n’est rien d’autre que l’amour de la perfection, des chefs-d’œuvre divins, et des révélations les plus pures. Oh, si jamais j’avais pensé découvrir Éros en habit chez les paysans !195 ».

Il serait alors d'après Balthus « l’amour de la perfection, des chefs-d’œuvre divins » qu'il essayait de transposer dans cette interprétation « populaire » et dans laquelle il traitait les scènes évangéliques, représentant ce qu'il avait cru voir dans l’art de Piero Della Francesca : « une volonté de représenter l’écriture sous la forme de l’expérience quotidienne »196.

Une vision des choses dans laquelle rares sont ceux qui n’auront pas vu qu’une désacralisation des personnages197 et une irrévérente provocation de l’artiste dans sa manière de traiter ses figures bibliques, où le Bon Pasteur paraît en vêtements ordinaires. C’est probablement ce qui aura « choqué les 195 Lettre de Balthus à son frère Pierre, 23 février 1924 (Correspondance inédite) cité par Rewald Sabine, « Balthus, Le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.28. 196 Cité par Rewald Sabine, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd. Flammarion p.57. 197 Sabine Rewald parlera d'une « expression sophistiquée » du peintre pour décrire à son frère Pierre ses sentiments et qui d'après elle, pourrait trouver « son explication dans les jeux à connotation homosexuelle ou les fantasmes érotiques des deux frères » in « Balthus, Le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.28. 158 fidèles et amené la disparition des fresques de la petite église de Beatenberg lors d’une restauration complète à l’automne 1934»198. Mais, cette vision de

Balthus de représenter les choses199 pour d’autres, n’était qu’une volonté, en tout cas, d’inscrire dans son époque et dans le cadre rural qui l’entoure, les saints personnages qu’il représente.

198 Ibid, p. 58 199 Judith Miller, lors d'un entretien avec Pierre Klossowski, paru pour la première fois dans la revue L'Âne d'octobre-décembre 1986, interroge l'artiste et philoshophe au sujet de leurs « fascinations » respectives dans leurs œuvres : « J.M. : -...Permettez-moi d'expliciter cette évidence saisissante pour un « voyeur » extérieur à votre exhibition, l'un est fasciné par les adolescents, l'autre par les adolescentes. Vous parlez ensemble? P.K : -Non, jamais. Ce n'est pas le même rapport et nos évolutions sont tout à fait différentes. Le constant regard d'un artiste sur les jeunes filles, quoi de plus normal ? Non plus l'émotion de Socrate à la vue de Charmide qu'inspire l'Eros paidikos – coutumier en son temps dont Goethe disait qu'il est aussi vieux que l'humanité. - J.M.: -Diriez-vous que seul l'adolescent est le porteur de l'adolescence, qu'il n'y a pas d'adolescence véritable? - P.K.: L'adolescence est un instant, qui isolé, devient tout à fait fascinant. Mais il n'appartient pas aux garçons, ni même aux éphèbes de s'épanouir à l'âge d'homme comme il arrive aux jeunes filles devenues femmes. » in Castanet H. Pierre Klossowski, La Pantomime des Esprits (Suivi de l'entretien de Pierre Klossowski avec Judith Miller), Ed, Cécile Defaut, Nantes, 2007, p203. 159 4.4 La peinture : « comme un arrêt du temps ».

Après son voyage italien et l’expérience de ses trois grandes compositions religieuses à Beatenberg, Balthus poursuivra ses travaux à Paris. Dans les tableaux peints entre 1927 et 1929, le peintre reprendra les sujets qu’il avait abordé quelques années auparavant, « les thèmes du jardin du Luxembourg, des enfants jouant au cerceaux, du jet d’eau qui s’immobilise, de la balle suspendue dans l’air », thèmes que, comme le rappelle Jean Clair200, le peintre aurait emprunté à l’œuvre poétique de Rilke qui avait tout récemment disparu, et où l'on pourrait pour ainsi dire, voir des vers tirés du Livre d’Images, composés à Paris en 1923 :

En voiles blanc, les communiants S’enfoncent dans le vert du neuf du jardin. Voici surmontée leur enfance et différent sera tout ce qui vient201

Une image évoquée par le peintre dans les « Premières communiantes au

Luxembourg » où des enfants vêtues comme des « petites mariées » se promènent fièrement dans leur robe d’organdi, pendant que deux garçons jouent à la pétanque sur un fond de verdure202… C'est encore dans Le Livre d'Images qu’un poème comme l'Enfance semble s'illustrer dans un ensemble

200 Cité par Jean Clair in « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, 2001, Flammarion, p.36. 201 Rilke, Œuvres poétiques, cité par Jean Clair, « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, 2001, Flammarion, p.36. 202 Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.168. 160 de tableaux de Balthus parmi lesquels, comme des transpositions littérales, Le bassin du Luxembourg sous la pluie et L’orage au Luxembourg (Ill.18). Datés de 1928, ils semblent tous deux un souvenir de Rilke :

Le peur et les heures de l’école [...] Et jouer comme suit : balle, anneaux et cerceau, dans un jardin qui tendrement s’estompe, puis frôler ça et là des adultes, aveuglé, ensauvagé par la hâte d’attraper, mais le soir en silence, à pas menus et raides, rentrer à la maison, saisi d’une main ferme-, O tout cela que l’on comprend à peine maintenant, O cette angoisse, ô ce fardeau. Et des heures durant, près du grand bassin gris, Rester à genoux près du petit voilier ; l’oublier, parce que d’autres encore croisent avec les mêmes voiles, ou plus belles, dans les ronds, ne pouvoir effacer cette petite face blême qui sombre et remonte au fond du bassin-, Enfance, ô ces images qui m’échappent et glissent vers où ? vers où ?203

Cette poésie, entendue comme capacité d’appréhender « l’Ouvert », et la puissance créatrice de l’enfance telle qu’on la découvre dans les Cahiers de

Malte, dans les Sonnets à Orphée et dans Les Élégies, nous dit Jean Clair, se retrouveront transposées plus tard de manière magistrale dans les premiers chefs-d’œuvre de Balthus204.

L’artiste, en évoquant ses images d’enfance, n’eut de cesse, très significativement, de les dépeindre sous les couleurs du bonheur et du merveilleux, et dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler celle de

203 Ibid., p. 37 204 Jean Clair, « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, 2001, éd. Flammarion, p.38. 161 l'éloquente et tendre histoire de Mitsou, qu’il avait traitée à l’encre et à la plume lorsqu’il avait onze ans, décrivant de paisibles scènes de la vie des jardins et des parcs citadins auxquelles Balthus semble s’attacher définitivement. Il décrira l’ordinaire de la vie quotidienne des rues et des quais parisiens dans des tableaux qu'il peint entre 1927 et 1929. Ces tableaux,

Place de l’Odéon (Ill.19), Le Pont-Neuf (Ill.20), Les Quais (Ill.21), il leur donne une dimension « énigmatique » dans laquelle on voit son vif plaisir à regarder le petit monde de son quartier, et à le peindre avec une sensation de fraîcheur, de gaieté et d’enfance.

A ce sujet, comme le souligne Claude Roy, « bien que Balthus n’ait jamais

été un peintre naïf, on retrouverait dans les tableaux de cette époque une naïveté heureuse », il ajoute : « La notion de Naïveté tresse des éléments assez différents. Il y entre l’idée de commencement, des premiers pas, d’originaire et natif. L’évidence aussi d'une ignorance, d’une gaucherie, d’une maladresse. Cette naïveté-là est dans la main, de l’inexpérience, du métier à ses débuts. Le « peintre naïf », c’est celui qui ne sait pas très bien peindre, mais qui va de l’avant et à qui souvent sa confiance accorde un charme innocent. La naïveté est aussi une caractéristique morale, elle implique des vertus : la sincérité, la spontanéité, la simplicité… La curiosité, la gaieté juvénile de Balthus à dix-huit ou vingt ans est sans doute moins tendre et

162 cristalline que celle d’une ingénue. Il entre un soupçon de malice dans son amusement à regarder s’éloigner un apprenti boulanger portant son panier sur la tête et à entrevoir le garçon de café méditant. Les promeneurs séparant leur chiens parce que le plus gros menace de dévorer le petit, ou la ronde commère qui tient dans les bras son matou sur les quais, on dirait que Balthus les peint avec une ironie aussi légère que le sourire du chat d’Alice. Si la gaieté ici donne une impression de naïveté c’est peut-être à la technique de l’artiste qu’il faut l’attribuer, et j’ai envie de dire : à ce qui est sans doute timidité et charmante gaucherie »205.

La manière de peindre de Balthus à cette époque reste encore à s’affirmer.

Les préparations et les fonds des toiles, comme le décrit Claude Roy, semblent encore légers, il peint alors dans un style qui par ailleurs n'est pas sans rappeler celui de Bonnard, dans lequel le jeune peintre d’après certains, aurait trouvé une « liberté apparente des coups de brosse », ainsi qu’un goût du spectacle des rues et des jardins autant que la paix et le goût aux silences des intérieurs.

En effet, les tableaux que Balthus peint pendant cette période rappellent des

œuvres de Bonnard telles que : La famille au jardin (Le grand temps 1901)

(Ill.22), peuplées d’enfants qui jouent à la balle ou au croquet, et d’autres

205 Roy Claude, Balthus, Paris, Gallimard, 1996, p.54. 163 lisant ou encore assis sur la pelouse également « dans l’esprit des poésies de

Rilke206 », ainsi que d’autres tableaux dans un esprit urbain et des plus complètes des scènes parisiennes, comme la série de tableaux sur la place

Clichy : La place de Clichy ou le tramway vert(1906), La place de Clichy

(1912) ou encore Le Café du Petit Poucet, Place de Clichy le soir (1928). Des tableaux dans lesquels il semblerait que Bonnard ait voulu redonner une certaine naïveté à la perception; retrouver le regard émerveillé de l’enfant sur le monde, tel qu’il le montre par exemple dans La place de Clichy ou le tramway vert (1906), (Ill.23), où au premier plan, au-dessous des chapeaux et des têtes amoncelés, on retrouve le point de mire du tableau qui serait justement le profil délicat et émouvant d’un petit garçon qui semble occupé à faire des bulles de savon et qui contemple la foule à distance. On ressentirait presque la pression de l’espace à mesure que l’œil de Bonnard s’y enfonce; passé le marchand des quatre saisons sur la gauche, qui observe attentif le petit enfant, tandis qu’il semble s’occuper dans le même temps de la femme face à lui qui lui achète des fruits. Sur la droite, deux femmes distinguées, l’une d’entre elles regarde aussi d’un œil attendri la scène du petit enfant, tout en s'avançant vers le spectateur, laissant derrière elle la foule. Tranchant sur les rouges omniprésents - des immeubles, des femmes, des fruits et même du

206 Jean Clair, « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, 2001, éd. Flammarion, p.36. 164 chien au premier plan-, le tramway vert affirme sa beauté inattendue.

Derrière, dans les profondeurs de l’espace, un groupe de chevaux blancs approche à vive allure. Les vibrations atmosphériques de l’impressionnisme sont ici transposées dans un ton passionné et davantage centré sur l’humain,

Bonnard nous présenterait ainsi l’enfant comme un symbole d’espoir et d’optimisme au sein d’une société de prospérité et de progrès.

Dans une autre version de La place de Clichy de 1912 (Ill.24) exécutée par le peintre six années plus tard, Bonnard prendra ses distances avec cette agitation. Assis à une table de café, il tourne le dos à la rue qu’il ne voit qu’en reflet étalé sur la vitrine. Le store aux lettres inversées devient une bordure décorative, la foule anime une frise. Les personnages sont vus en contre-jour, les deux serveurs, les plus sombres de tous, dans l’ombre du store, et les immeubles ombragés plus loin tissés comme une tapisserie ; seule la rue est dans la lumière. L’unique voiture, jaune, associée au style des chapeaux, rattache l’image à cette nouvelle époque.

Dans une composition encore plus tardive, Bonnard reprend le thème de la place Clichy, alors qu’il était déjà installé dans le Midi depuis trois ans. Il réalise le Café du Petit Poucet, Place Clichy le soir, 1928 (Ill.25). Un café de la place où le peintre se rendait soir après soir pendant son séjour parisien et où il réalisait d’innombrables petits croquis. Il prend ici le thème du miroir où

165 se reflète la terrasse du café, un autre store à lettre inversées, et la rue plus distante dont les passants inconnus sont soudainement éclairés lorsqu’ils tournent leurs regards vers nous. Cette fois, le mur reflété est juxtaposé avec une remarquable inventivité à une partie gauche où se déploie l’espace

« réel » du café. La division du plan crée ainsi une sorte de triptyque parodique, le vieux serveur dégarni, à droite, faisant office de saint. Plus que les scènes de rue antérieures de Bonnard, cet assemblage somptueux d’harmonies orange et pourpres exalte l’éclat de la vie citadine moderne dans tout son artifice électrique207.

En effet, ses compositions de la vie quotidienne auraient sans doute influencé considérablement les tableaux du jeune Balthus, dans la série des tableaux

« parisiens » : Le Café de l’Odéon et Le Pont Neuf peints en (1928), Les

Quais, ainsi que la première version de La Rue peinte en (1929), des tableaux qui restent proches de ces rues et places de Bonnard, tantôt par l’esprit, tantôt par la technique, tantôt par une certaine harmonie chromatique à laquelle

Balthus reste fidèle.

Cela dit, nous savons bien que, à la différence de Bonnard qui parvient à

émerveiller et à créer un climat d’intensité et d’intimité dans son œuvre, chez

Balthus « une atmosphère singulière imprégnée d’une dimension

207 Hyman Timothy, Bonnard, Paris, Thames & Hudson, 2000, p. 89. 166 énigmatique », s’ajoute et prend le pas sur une grande partie des scènes.

Cependant, lorsque le jeune Balthus commence à peindre la vie quotidienne

« imprégnée d’une dimension énigmatique », il privilégie la capture d’une

« première impression » des scènes qu’il avait devant les yeux, le but, apparemment délibéré, étant de présenter à l’observateur l’expérience visuelle, et non de la commenter. Il ne cherche jamais à enjoliver son sujet ni

à lui ajouter une dimension subjective. D’après le peintre lui-même, « la tâche de sa vie a été de peindre ce qu’il voyait et de suspendre son jugement personnel »208 .

Et pourtant, comme le remarquent certains de ses biographes, les œuvres de cette époque ne sont pas dépourvues « d’une attitude moqueuse, brocardant les types de personnalité et glissant souvent dans la caricature ».

C’est notamment le cas dans Les Quais (Ill.21), tableau qu’il peint en 1929 alors qu’il a vingt et un ans, réunissant différents personnages le long de la

Seine. Un pont et quelques immeubles parisiens composent le décor, un panier de pique-nique et une bouteille de vin occupent le premier plan. Deux hommes, le premier, pêcheur à la ligne, qui revient de son « coup » sur la rive de Seine, l’autre le dos tourné à la scène, marche à grand pas, il s’éloigne. Sur le muret, un jeune homme est penché en appui sur ses avant-bras et semble

208 Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003. p.157. 167 observer la femme debout, immobile, aux cheveux crêpés et au visage caricatural, Balthus donne aussi d'elle une vision particulière dans la manière dont elle tient son chat. L’animal, « en laisse » tenu mollement en l’air, semble malheureux, et pourtant, « malgré l’inconfort de l’animal, cette

étrange femme sourit avec assurance, fièrement dressée, totalement indifférente à la souffrance qu’elle inflige ».

D’après N. Fox Weber, dans cette représentation Balthus aurait voulu incarner dans ces personnages « la stupidité et l’aveuglement de la société bourgeoise » ainsi, « la mégère a la témérité et la bêtise de penser qu’elle peut garder captif le parent de l’insaisissable Mitsou – l’alter ego de l’artiste... La pauvre victime cernée, l’esprit libre irréductible aux règles oppressantes de la société qui l’entoure et qui veut la soumettre »209.

Cependant, cette scène qui serait proposée par Balthus comme une description satirique de la bourgeoisie représentée par la mégère qui « aurait quelque chose des personnages de Hogarth. », comme le souligne John

Russell210, n'est pas unique. Cette influence de Hogarth dans l’œuvre du jeune artiste, même si elle n’est pas « directement citée », se profile derrière l’empressement de Balthus à pousser certaines figures jusqu'aux frontières de

209 Ibid, p.160. 210 Russell John, « Mais l’Alice de Tenniel... », préface du catalogue d'exposition. Balthus, Londres, Tate Gallery, 1968 ; repris dans catalogue d'exposition. Balthus, Paris, Centre Georges- Pompidou, 1983, p. 292. 168 la caricature211.

Ainsi, ce premier cycle de paysages urbains réalisés par Balthus à la fin des années vingt s’achève sur La Rue peinte en 1929, un tableau capital qui est tout à la fois la synthèse des recherches du peintre et une ouverture sur l’avenir. La seconde version qu’il en donnera en 1933 ainsi que Le passage du Commerce Saint-André de 1954, œuvre plus tardive closent définitivement sa vie parisienne. (Nous reviendrons sur ce tableau).

Dans le tableau La Rue, exécuté par l’artiste en 1929 (Ill.26), nous retrouvons dans cette première version la représentation d’une rue parisienne au cœur du vieux quartier de Saint-Germain-des-Prés, la rue Bourbon le Château. Une rue plutôt « paisible » et dès ses débuts, peinte par Balthus avec beaucoup de détails, avec un choix de couleurs « étouffées », ponctuées de taches de couleurs plus vives dans une technique « libre » et allusive, dans la filiation de l’impressionnisme212.

Sur la gauche du tableau, un monsieur en chapeau melon, élégamment habillé, marche d’un pas ferme et droit, il serait la « quintessence des qualités bourgeoises »213, il tient par la main un petit garçon et une petite fille, ces enfants affichent une forme d’innocence : le garçon porte des pantalons courts et un béret à pompon, la fille une jupe et un chapeau fleuri. D’après le

211 Ibid. 212 Roy Claude, Balthus, Paris, Gallimard, 1996, p.72. 213 Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.188. 169 commentaire fait par Nicolas Fox Weber, ce trio n’est pas sans rappeler la question de « contrôle » que l’adulte détient sur les enfants qu’il traîne presque, « impatients de s’échapper dans leur propre monde des jeux désordonnés », image qui serait dans le même esprit critique et satirique de la bourgeoisie représentée auparavant dans Les Quais par la mégère et son

« chat en laisse ».

Quant aux autres personnages peints par Balthus, on retrouve un menuisier en blanc qui porte une poutre sur l’épaule, ainsi qu’un chef cuisinier qui se promène dans la rue avec sa toque et son tablier. Sur la droite du tableau, une mère s’éloigne en portant à l’épaule une fillette en rouge vif et, au premier plan, face au spectateur, l’étrange visage d’un jeune garçon qui avance, le regard perdu, et dont le bras s’immobilise en plein mouvement. Des personnages qui, comme le fait remarquer John Russell214, nous rappellent par ailleurs certains aspects de la Légende de la Croix de Piero Della Francesca à la chapelle San Francesco d’Arezzo, pendant que d’autres évoquent celles de

Masaccio, ou encore des silhouettes qui pourraient provenir du Dimanche à la Grande Jatte de Seurat, personnages que, comme nous le verrons plus tard dans la version de 1933, Balthus retiendra presque en totalité, tout en rajoutant de nouveaux éléments dans la composition, détails sur lesquels nous

214 Russell John, « Mais l’Alice de Tenniel », préface du cat. Exp. Balthus, Londres, Tate Gallery, 1968 ; repris dans cat. Exp. Balthus, Paris, centre Georges-Pompidou, 1983, p. 284. 170 reviendrons dans les chapitres suivants.

Cependant, c'est toujours en suivant chronologiquement l'œuvre du jeune peintre que l'on apprend que, peu après avoir achevé La Rue de 1929, Balthus accomplit son service militaire au Maroc. Il y passe quinze mois entre novembre 1930 et les débuts de 1932, il est affecté d’abord au 4e RTM

(Régiment de Tirailleurs Marocains), et ensuite sera muté au 7e Régiment de

Spahis215. De cette période, il restera à peine quelques traces de son travail, c’est tout juste si l’artiste a rapporté quelques rares dessins de cette époque car « il semblerait que Balthus a assez mal supporté l’ennui de la vie de garnison, du bourg calciné par le soleil, et des maladies telles que la malaria qu’il avait contractée pendant son séjour ». Dans ses lettres envoyées à ses proches pendant cette période, il évoque souvent un sentiment de gâchis, de temps perdu et comme le soulignent ses biographes, « il aurait été peu sensible au charme du Maroc». C’est par exemple en ces termes qu’il écrivit à celle qui, des années plus tard, deviendra sa femme, Antoinette De

Watteville216 : « C’est vraiment très beau, très romantique, un rien de trop pittoresque peut-être, mais enfin, moi je n’aime pas trop l’exotisme »217.

215 Roy Claude, Balthus, Paris, Gallimard, 1996, p.60. 216 Antoinette de Watteville (1912-1997), née le 25 mai 1912 à Berne, sous l’identité de Rose Alice Antoinette Von Wattenwyl (la forme francisée, De Watteville est devenue la forme courante dans sa relation avec Balthus). Jeune fille de la grand bourgeoisie de Berne, Balthus fait sa connaissance dès l’été 1924 à Beatenberg. 217 Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville, 1928- 1937, lettre du 29 décembre 1930, éd. par Stanislas et Thadée Klossowski de Rola, Paris, Buchet-Chastel, 2001, p.50. 171 Du séjour à Kenitra où il passa les neuf premiers mois sur la côte atlantique, il ne reste qu’un portrait à l'aquarelle de son camarade Despériez et quelques croquis préparatoires à un tableau représentant La Chambrée, qui ne fut jamais réalisé. En revanche, à Fez il sera séduit ; son travail de secrétariat au sein de l'État-major l’occupait peu et il prit plaisir à observer ce qui l’entourait. C’est ainsi qu’il réalise quelques études à l’encre de chine à partir desquelles il réalisera, à son retour à Paris, La Caserne, une toile de 1933

(Ill.27) dans laquelle, comme le souligne Virginie Monnier, Balthus « rend à la lumière du Sud toutes les nuances des blancs ocrés par le vent du désert, les rouges éclatants et les bleus profonds des uniformes, mais sans référence à l’orientalisme du XIXe siècle. Les études conservées rendent la violence de la scène qu’il souhaite représenter : la frayeur du cheval aux jarrets pliés, prêt à se cabrer en hennissant, le martèlement des sabots, la poussière et les cris des hommes. Balthus recrée la scène par l’imagination. A la cour empoussiérée, il substitue un espace clair et figé, la lumière froide et les longues ombres portées d’une des Places de Giorgio de Chirico. Il lui emprunte aussi le bleu- vert du ciel qui s’éclaircit à l’ouest et la raideur des personnages, qui semblent des mannequins ou des marionnettes, ainsi que l’écuyer qui tente d’arrêter le cheval prêt à se cabrer. La scène baigne dans un silence onirique, on ne perçoit plus les renâclements du cheval, ni le bruit mat des sabots sur la terre.

172 Le cri de l’écuyer – le grand « Ooh ! » sonore du dresseur – semble ne jamais sortir de sa bouche. Les personnages secondaires ne sont pas moins étranges ; le palefrenier qui tend le licol paraît exécuter une figure de danse, le marocain adossé à l’arbre a une attitude peu réglementaire ; quant au cavalier du fond, il monte un cheval de bois, à l’encolure étirée, sans mors ni bride, bien différent de celui qui figure sur l’étude. Balthus s’est également souvenu de son séjour

à Arezzo : le cavalier vu de dos, à droite, pourrait sortir tout droit d’une fresque de Piero Della Francesca ; sa silhouette massive est surmontée d’une chéchia rouge qui rappelle le haut bonnet du compagnon d’Heraclius et son grand burnous a le bleu-vert profond des manteaux de patriarches. De même, au fond à gauche, les sycomores alignés devant la tour crénelée rappellent les paysages de la renaissance »218. Une scène théâtrale qui reste sans doute assez proche par l’esprit, sinon par la touche, des tableaux parisiens des années

1925-1930, avec ses caractéristiques « raideur et gaieté naïve de marionnettes».

Dans la suite de l’œuvre du peintre, des années plus tard, dans une toile dénommée Le Spahi et son cheval réalisée en 1949, il évoquera à nouveau les souvenirs de son séjour en Afrique du Nord. Il déclarait avoir toujours été fasciné par l’Orient, néanmoins, contrairement à d’autres grands peintres

218 Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.220. 173 comme Delacroix qui visita le Maroc en 1892 et entrevit les femmes d’Alger, au temps du début de la colonisation française d’Algérie219 et « Klee presque un siècle plus tard », Balthus, lui, « n’éprouvera pas dans la suite la tentation de transcrire directement la lumière d’Afrique du Nord »220.

Le Maroc aurait ainsi, certes, laissé peu de traces dans son œuvre, mais de l’aveu même de l'artiste, ce séjour l’aida surtout à « nettoyer sa vision impressionniste des choses ». Ainsi, cette expérience de l’armée « aurait marqué une rupture avec l’impressionnisme et l’usage d’une rythmique relâchée de coups de brosse pour créer une atmosphère diaprée et les fluctuations colorées. » 221 Car par la suite, ses œuvres et son travail seront

«plus ajustés, leurs formes plus précises».

219 Lemarie, Gérard-Georges, « L’univers des Orientalistes », Paris, éd.Place des Victoires, 2000, p. 7. 220 Russell John, « Mais l’Alice de Tenniel », préface du cat. Exp. Balthus, Londres, Tate Gallery, 1968 ; repris dans cat. Exp. Balthus, Paris, centre Georges Pompidou, 1983, p. 284. 221 Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.162. 174 4.5 Balthus : « la révolte du maudit... Je suis Heathcliff ».

Balthus retourne à Paris au printemps 1932, après quinze mois d’absence et de service militaire au Maroc, âgé de vingt-quatre ans, sans travail et sans argent, il se trouve « profondément désorienté et peine à retrouver ses marques ». Dans les nombreuses lettres de l’époque adressées à ses proches,

Balthus évoque ses sentiments de frustration et d’amertume, ainsi qu’un sentiment d’abandon, et ses doutes profonds quant à son avenir de peintre222.

C’est avec une grande amertume qu’il décrit sa situation à sa proche amie, la sculptrice Margrit Bay (1888-1939) avec laquelle il avait passé auparavant quelques étés à Beatenberg, en tant qu’assistant 223.

Le peintre ne trouvera de répit qu’en quittant une nouvelle fois Paris pour aller à Berne, où il sera hébergé une partie du printemps et de l’été 1932 par

222 Rewald Sabine, Balthus, Le temps suspendu, Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.8. 223 « Je cours toute la journée après des gens pour trouver n’importe quel travail. Mais la plupart m’ont depuis longtemps oublié, comme d’habitude, on me promet tant des choses, mais je sais très bien qu’il n’en est finalement jamais rien. Différents amis suisses m’avaient également fait des promesses, mais depuis mon retour tout le monde se tait et disparaît. Certes, je suis amer, comment ne le serait-on pas, mais pas du tout déçu ; tout est exactement comme je l’avais prévu. Plus personne ne pense aujourd’hui à la peinture ou à l’art en général. Seul les gens très riches peuvent encore se le permettre. La plupart des peintres font autre chose maintenant (Dieu merci, en un sens !), comme des affiches, des publicités pour les journaux, des dessins de mode. Je n’ai malheureusement pas le moindre talent pour cela et ne suis prêt à aucun compromis. Je cherche donc un poste n’ayant rien à voir avec la peinture, un genre de secrétariat ou quelque chose de proche… Mais c’est aussi très difficile à trouver. Pour dire vrai, je n’ai pas en ce moment la moindre perspective en vue. Des milliers de jeunes gents vivent comme moi aujourd’hui - ce sont des temps difficiles. » Lettre à Margrit Bay, Janvier 1932, in Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville, 1928-1937, texte établi et commenté par Stanislas et Thadée Klossowski De Rola, Paris, Buchet-Chastel, 2001, p.74. 175 ses amis les Watteville, Robert et sa sœur Antoinette, qu’il connaît depuis son enfance et avec lesquels il s'était lié d’une étroite amitié. C’est Robert (1903-

1938), « Robi », très fréquemment cité dans sa correspondance, qui aurait introduit Balthus dans cette famille aristocratique bernoise et qui plus tard, jouera un rôle important dans la relation entre Balthus et sa sœur Antoinette à qui le peintre fera ouvertement la cour à partir de 1930.224

Très peu de temps après son arrivée en Suisse, le peintre rencontre un autre de ses modèles artistiques : une œuvre dont la singularité l’aidera à développer la sienne. Il découvre en effet le Cycle des costumes de paysans du portraitiste helvétique du XVIIIe siècle, Joseph Reinhardt. Plus de cent toiles, qui décrivent des figures régionales arborant les différents costumes des nombreux cantons, peuplent les escaliers du musée historique de Berne. Ces toiles représentent un appui plutôt inattendu pour un jeune artiste pleinement au fait de tout ce qui se passe à Paris à l’époque225. Il se met donc comme défi, de copier une dizaine de ces tableaux de paysans en costumes traditionnels peints par Reinhardt.

Une tâche que plus tard Balthus décrivit à Jean Strohl tout en remarquant l’importance que ce travail revêtait pour lui : « Je travaille toute la journée au musée où l’on a été pour moi d’une amabilité extraordinaire : on m’a installé

224 Gropp Rose-Marie, « Balthus à Paris », Actes Sud, Paris, 2008, p. 12. 225 Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003. p.163. 176 dans un bureau avec mon Reinhardt et personne ne vient m’y déranger. Ce sont pour moi de longues heures d’oubli. Vous n’imaginez pas les plaisirs que je prends à ce travail, plaisir qui prend déjà, hélas, un goût de fruit défendu, et je me surprends quelquefois à me demander si je ne suis pas fou de me plonger si désespérément dans la peinture… »226.

Dans la copie de tableaux de Reinhardt, Balthus aurait, d’une certaine façon, réalisé la dernière étape de sa formation car ces toiles, « qui tirent leur charme de la crudité comme de l’intimité dont elles font preuve et qui sont pour la plupart des personnages doux et taciturnes, impassibles et un peu guindés, dans des poses quasi pétrifiées 227 », viendront plus tard caractériser une grande partie de ses œuvres à venir.

A son retour à Paris l’hiver 1932-1933, il est hébergé chez ses amis, le poète et écrivain Pierre Leyris, qui avait été le condisciple de Pierre Klossowski au lysée Janson-de-Sailly en 1923228,et sa jeune femme anglaise Betty (1908-

1998), danseuse à l’époque, (qui aurait posé à plusieurs reprises pour Balthus et qui plus tard servit de modèle pour Alice, (tableau sur lequel nous reviendrons plus tard). Balthus réalise un portrait de Pierre Leyris, puis un portrait du couple dont la manière et le style n’est pas sans rappeler celui de

226 Lettre à M. et Mme Strohl, Berne, (été 1932), in Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville, 2001, p.85-86. 227 Fox Weber, Ibid, p.163. 228 Cité par Stanislas et Thadée Klossowski De Rola, in « Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville », p.77. 177 Joseph Reinhardt. Le peintre, alors séduit par le charme naïf du Cycle des costumes des paysans suisses, adopte pour ces tableaux le gros plan naïf sur les personnages, les formes nettes, les couleurs plates et sombres. Il peint

Pierre Leyris assis, pensif, dans un fauteuil Empire, fumant la pipe, ne semblant pas voir sa femme Betty, qui, debout, près de lui, joue au bilboquet.

L’impression d’un moment figé dans le temps accentué par la boule rouge suspendue en l’air ainsi que le repliement sur soi des personnages sont des

éléments qui vont dorénavant marquer le travail de l’artiste229.

C'est par ailleurs lors de cette même période que Balthus réalise à la plume et

à l’encre de chine quelques dessins de l’ensemble d’illustrations qu’il projette pour les Hauts de Hurlevent, le roman de Emily Brontë. Un travail qu’il avait commencé en rentrant du Maroc et repris plusieurs fois, comme il l'explique à son père Erich Klossowski lors d’un courrier : « (sur les) illustrations de

Wuthering Heights d’Emily Brontë [...] je travaille encore à présent sans avoir atteint une forme définitive, satisfaisante. Mais c’est une chose qui me touche de si près, que je sens si profondément, que je crois que j’y arriverai. Peut-

être, alors, trouverai-je aussi un éditeur»230.

Balthus, fasciné et intimement lié à cet unique roman d’Emily Brontë, qu’il aurait lu pour la première fois à 14 ans, n’illustrera pas la totalité du roman,

229 Rewald Sabine, Balthus, Le temps suspendu, Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.40. 230 Lettre à Erich Klossowski, Paris, (15 mai 1933), in Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville, 2001, p.94-95. 178 mais simplement le premier tiers ou cette moitié située durant l’enfance et l’adolescence des personnages principaux de Heathcliff et Catherine

Earnshaw.231 Pour ce qui concerne l’histoire de ce livre auquel le peintre attache une aussi grande importance, Georges Bataille écrira : « Le sujet de ce livre est la révolte du maudit que le destin chasse de son royaume, et que rien ne retient dans le désir brûlant de retrouver le royaume perdu »232. Le protagoniste de ce roman, un enfant trouvé, Heathcliff, est recueilli par le maître de , une ferme fortifiée sur les hauteurs désertiques du Yorkhire. Il s’y unit à sa sœur adoptive, Cathy, d’un an sa cadette, par un amour absolu, sauvage, à l’image de ces moors tempétueux et magnifiques où ils jouent, livrés à eux-mêmes, jusqu'à l’adolescence. A la mort du père, le frère de Cathy revient à Wuthering Heights et tyrannise Heathcliff, l’abêtit de travail et de mauvais traitements, en fait une brute d’autant plus renfrognée que Cathy, qui vient d’avoir quinze ans, se laisse courtiser par le fils de riches voisins, Linton, un blondinet plein de délicatesse. Bavardant avec sa bonne et sans savoir que Heathcliff peut l’entendre, Cathy rêve de mariage : jamais elle ne songerait à Linton mais, par la méchanceté de son frère, Heathcliff est tel à présent qu’elle ne saurait l’épouser sans déchoir, « de sorte qu’il ne saura

231 Russel John, « Mais L’Alice de Tenniel… », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.285. 232 Bataille George, « La littérature et le mal », Gallimard, 1957, Cité par Stanislas et Thadée Klossowski De Rola, in « Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville », p.26. 179 jamais combien je l’aime - de quoi que soient faites les âmes, les nôtres sont pareilles, alors que celle de Linton est aussi différente que les rayons de la lune de l'éclair ». Au mot déchoir, sans entendre la suite, Heathcliff s’enfuit.

Il réapparaîtra deux ans plus tard, riche d’on ne sait quel méfait, assoiffé de vengeance et Cathy, entre-temps mariée à Linton, mourra de ne pas l’aimer :

« je suis Heathcliff », dira-t-elle, « je ne peux pas vivre sans ma vie, je ne peux pas vivre sans mon

âme… »233.

Cette première partie du roman d’Emily Brontë Les Hauts de Hurle-Vent, le peintre l'illustre avec l’ensemble de quatorze dessins (Ill.28), qu’il aurait sélectionnés parmi une cinquantaine d’études réalisées au cours de la même période, pendant laquelle il prépare les tableaux de sa première exposition de

1934 à la Galerie Pierre. La série de dessins n’était pas achevée lors de cette exposition, mais un an plus tard, huit des illustrations furent publiées dans le

Minotaure n° 7, « revue vouée au surréalisme » et « dont le but affiché en exergue était d’exprimer ''le côté nocturne de la nature'' ».

Un détail important à souligner est que dans ce même numéro 7 de

Minotaure, on pouvait découvrir aussi « quelques curiosa de la collection personnelle de Paul Eluard, et parmi celles-ci, de très jeunes filles en état de

233 Ibid, p. 26-27. 180 nudité (Ill.29) accompagnés de textes du poète qui semblaient autant de légendes à des jeunes filles peintes par Balthus : « Elle s’éveille. Elle est seule dans son lit. Que n’a-t-elle une horloge pour l’arrêter ? Appliquée penche la tête, écoute. Le silence la fait rire. Longue chute de ses cheveux noirs sur son corps minable»234. Et c'est encore dans le numéro 7 de Minotaure, que l’on retrouve les « admirables photos de Brassaï destinées à illustrer Les nuits de

Young. Trois planches s’en distinguaient, d’une phalène attirée par la lumière d’une lampe à pétrole », des œuvres dont Balthus s’inspirera dans la réalisation de ses tableaux à venir235.

Cependant, malgré l’intensité de sentiments que dégage cet ensemble, ainsi que le dévouement de Balthus afin de réussir un travail satisfaisant des illustrations pour Les Hauts de Hurlevent, le projet d’une édition illustrée ne se réalisa pas à l’époque. Mais ses recherches sur Les Hauts furent aussi une autre étape capitale de sa formation. En effet, ses quatorze dessins révèlent

l’un des thèmes clefs de son imagination : « sa préoccupation extrêmement profonde, voire son obsession pour la prime adolescence et les tourments secrets de l’enfance 236 » qui formeront un répertoire de motifs auquel Balthus ne cessera désormais de revenir dans son œuvre.

234 Paul ELUARD, « Appliquée », Minotaure, n° 7, juin 1935, Cité par Jean Clair, in « De La rue à La Chambre, Une mythologie du passage », catalogue des œuvres », Paris, Flammarion, 2001, p.21. 235 Ibid, p. 24. 236 CONNOLLY Cyril, « Balthus », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.78. 181 D'après une partie de ses biographes, le peintre n’aurait pas pu s’empêcher de rapprocher la tragique destinée des principaux protagonistes, Cathy et

Heathcliff à sa propre histoire et « de ses difficultés à séduire Antoinette de

Watteville et à être accepté au sein de cette famille». Ainsi Nicolas Fox

Weber237 et Rose-Maria Gropp238 lorsqu’ils voient clairement dans cet ensemble une entreprise « évidemment » autobiographique: ‘’Heathcliff reproduirait les traits de l’artiste et Catherine ceux d’Antoinette de Watteville

(que Balthus courtisait vainement depuis des années), mais plus encore, le peintre s'identifierait « au niveau du fantasme avec Heathcliff »239, c'est-à-dire

à des expressions de rêves obsessionnels d’ascension sociale et de reconnaissance mondaine « qui habitèrent le peintre sa vie durant ».

Cela dit, ce qui est certain, c’est que Balthus attachait une grande importance

à ce travail et que la suite de son œuvre s’en trouvera profondément marquée.

Preuve en est la réutilisation qu’il fit de plusieurs motifs des Hauts de Hurle-

Vent dans ses toiles, comme La Toilette de Cathy (1933) (Ill.30) ainsi que toute une autre série de tableaux plus tardifs, où les personnages de Heathcliff et de Cathy sont à la base des postures reprises par Balthus, « représentant les

émotions passionnées et mal maîtrisées des jeunes êtres. » En effet, La

237 Fox Weber Nicolas, p. 338-339. 238 Gropp Rose-Marie, « Balthus à Paris », Actes Sud, Paris, 2008, p. 73-74. 239 Ibid, p.28 182 Toilette de Cathy (1933), d’après Sabine Rewald240, serait la claire transposition de l’une des encres dans laquelle Balthus décrit un moment des

Hauts de Hurlevent où « Catherine repousse violemment son soupirant ». La grande toile serait ainsi fondée sur un des dessins que Balthus identifie comme illustrant le moment du texte de Brontë où Heathcliff pose la question : « Alors, pourquoi portes-tu cette robe de soie ? ». Cathy vient juste de prévenir que la voie est libre, et qu’il peut lui rendre visite chez elle. Puis, alors qu’elle se prépare pour Edgar, Heathcliff survient de manière inattendue. Cathy prétend qu’elle n’a rien à faire cet après-midi et qu’elle reste chez elle à cause de la pluie. Heathcliff, qui n’est pas dupe, se sent littéralement exclu. Ayant demandé à la femme qu’il adore pourquoi elle est habillée si joliment, il fait suivre la question d’un « Personne n’est attendu, j’espère ? ». Cathy forge une autre parade : « Personne que je connaisse. » Puis elle critique la tyrannie de son interlocuteur en lui faisant savoir qu’il devrait, à ce moment précis, travailler dans les champs241.

Si l’on regarde dans le tableau de Balthus la figure féminine de La Toilette de

Cathy, elle « renvoie à la fois à l’héroïne de Brontë et à Antoinette de

Watteville ». Cathy au « visage absent et rêveur » est assistée par sa servante

Nelly. Elle se tient debout à côté d’un miroir rond à peine visible tout à droite

240 Cité par Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.228. 241 Nicolas Fox Weber, p. 345. 183 de la composition et sur lequel elle pose la main gauche. Portant une robe de chambre « dont le seul but semble de souligner sa nudité », elle se détourne de la scène à gauche où à son tour, Heathcliff est représenté sous les traits de

Balthus qui, frappé d’un air « gris et maladif », dans une pose pensive et replié sur lui-même, est élégamment vêtu, assis dans la pénombre.

Balthus, dans un courrier du 18 janvier 1924, envoie à Antoinette Watteville les photos de trois des grands tableaux qui feront partie de sa première exposition en 1934 : La Rue, Alice et La Toilette de Cathy. De ce dernier, il fait le commentaire suivant : « … Que dirais-je de la Toilette de Cathy ? Je crois qu’il est inutile de t’en révéler la signification profonde, tu la saisiras toi-même immédiatement. C’est comme dans le livre (quoique ce ne soit pas une illustration), l’instant où deux êtres humains qui d’ailleurs n’en font qu’un et qui sont complémentaires l’un de l’autre, arrivent au carrefour de leurs destinées respectives et vont, comme deux astres qui ne se croisent dans leur course que tous les mille ans, reprendront la route qui les séparera pour décrire le cercle qui leur est imposé par le rythme universel et implacable.

Cathy est nue, parce qu’elle est symbolique ; de plus le groupe qu’elle forme avec la bonne qui la coiffe est traité comme une vision, comme un souvenir

évoqué par Heathcliff, qui au fond est assis sur la chambre. C’est donc déjà un événement passé. [...], je crois que c’est en quelque sorte le plus réalisé de

184 mes tableaux »242.

Il est de grande importance le fait que dans cette lettre dont nous citons un premier extrait, Balthus souligne avant tout que le tableau de Cathy n’est pas une illustration du roman et rajoute ensuite que : « Cathy est nue, parce qu’elle est symbolique [...] C’est donc déjà un événement du passé… ». Le peintre nous offrirait certes une autre élaboration au-delà du roman, en nous révélant dans cette peinture une « vision, un souvenir » personnel nourri sans doute des sentiments qu’il éprouve à l’époque. La correspondance amoureuse que le peintre entretient avec Antoinette de Watteville témoigne, entre autres, des sentiments de jalousie qui tourmentent Balthus, occasionnés à l’époque par l’inconstante Antoinette, qui en 1932, s’était fiancée provisoirement avec un diplomate belge. Une situation pénible qui plongera quelques années plus tard le peintre dans une grande dépression, provoquant en juillet 1934 une tentative de suicide au laudanum. C’est Antonin Artaud, le proche ami de cette période, qui sauvera Balthus de la mort243. Ainsi, comme le souligne

Virginie Monnier : « La scène de jalousie s’est transformée en un conflit sur lequel plane l’ombre d’un drame.244 »

Par ailleurs, sur La Toilette de Cathy, Mieke Bal245 apporte une autre et très riche interprétation qui rejoint celle que Balthus avance à propos de

242 Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette De Watteville, p.158-159. C’est nous qui soulignons. Quand au « livre » mis en relation avec la Toilette de Cathy, il s’agit des Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë. 185 l’atmosphère qui entoure les personnages de ce tableau. Pour lui, il est clair que l’homme rêve ou fantasme sur cette femme et c’est en effet la couleur que

Balthus donne à la femme qui lui donne son statut de fantasme. Son corps nous dit-il : « est jaune, de même que sa robe légère, même si celle-ci est, en fait, blanche sur l’intérieur, peut-être pour évoquer, avec les reflets de satin magnifiquement peints sur l’extérieur, l’hermine que portaient les personnages des grands portraits des siècles passés. Mais l’homogénéité de la couleur de la robe et des chairs transforme la femme en une image très

éloignée de la réalité. Ce caractère fantasmatique est renforcé par divers

éléments, et en particulier par des organes génitaux d’enfant et une tête de géante.

Mais le jaune la situe à part et accentue cette déformation de l’échelle».

243 « Treize ou quinze ans plus tard, dans un projet d’article publié pour la première fois par Art Press en 1983, à l’occasion de la rétrospective Balthus au Centre Pompidou, sous le titre La misère d’un peintre : faits remontant à 1934, Antonin Artaud (1896-1948, acteur, metteur en scène et poète, l’un des premiers à saluer le génie de Balthus), rapportera ceci : « …Balthus tout seul qui voulut se suicider un soir, et que je trouvais tout seul au fond de son lit avec à sa gauche, sur une chaise une petite fiole de 15 grammes de laudanum de Sydenham, et à côté de la fiole une photographie./ Je regarde la fiole, la photographie, et Balthus respirant à peine, et il me paru que [...] c’était beaucoup trop le suicide au laudanum banal, et suicide à cause d’une femme, suicide par désespoir d’amour, pour qu’il me parût acceptable et recevable./ J’étais entré dans la chambre pour voir Balthus comme je venais tous les soirs vers 6 heures et demie/ 7 heures. La porte n’était pas plus fermée que tous les soirs. Balthus était étendu sur son lit comme cela lui arrivait quelques fois, mais comme enfoncé dans son propre sommeil, plus qu’enfoncé : on peut le dire : enseveli… » Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, Paris, Buchet-Chastel, 2001, p. 236 (note 99). 244 Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.220. 245 Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p. 31. C’est nous qui soulignons. 186 Mieke Bal souligne que : « Si l’on regarde l’homme qui ferme son poing de frustration, assis dans la pénombre qui lui donne un teint blafard, on se demande d’où vient la lumière qui éclaire la figure féminine et la couleur jaune. Là encore, peut-être la profondeur de la représentation remplit-elle une fonction anti réaliste : la lumière pourrait venir d’une source située du côté du miroir, mais le miroir même est trop petit pour renvoyer une lumière frontale aussi uniforme et dont la force apparaît dans l’ombre portée sur les jambes.

La femme a les pieds croisés, celui de devant étant placé exactement au centre du motif du tapis ; elle semble directement exposée au regard du spectateur et non à celui de Heathcliff-Balthus. Confronté à ces contradictions, le spectateur est invité à réfléchir à ce qu’il voit : une image ? de qui ? un fantasme ? 246 .

Cela dit, ce qui frappe dans cette œuvre c’est que Balthus charge d’une dose d’érotisme ce « corps spectral de Cathy » avec « la robe de soie », maintenant ouverte et révélant le corps nu de Cathy, les seins pointés. Un corps pleinement développé, mais auquel Balthus attribue un sexe dénué de pilosité, tel que celui d’une jeune fille ; le peintre représente ainsi Cathy dans tous ses détails, mais avec une parfaite candeur dans une scène « de conflit et de menace ».

246 Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p. 31. C’est nous qui soulignons. 187 Sur ce point, il faut dire qu'à l’époque, Balthus a délibérément utilisé dans ses tableaux des motifs à connotation érotique afin de surprendre et choquer, comme il l'a reconnu en écrivant plus tôt à Antoinette De

Watteville : « … il faut aujourd’hui hurler très fort si l’on veut encore se faire entendre. Il faut des choses très violentes. Il faut arriver avec des pics, des pioches, des perceuses mécaniques pour perforer l’artificiel, pour faire sauter l’asphalte pour retrouver la terre, la bonne terre - C’est pourquoi je veux faire, moi (en marge : entre autres, naturellement), des toiles érotiques (cet érotisme doit naturellement être de la plus haute qualité - et le sera puisque c’est moi qui le fais). Cela peut encore servir de perceuse (sans jeu de mot), il faut atteindre l’instinct, celui du bas-ventre est encore assez tendre pour être touché bien vite, et c’est celui qui contient le plus de dynamisme. D’ailleurs aujourd’hui l’érotisme dans l’art est la seule chose qui fasse encore sursauter les pantins dont je te parlais tout à l’heure. La réaction, en général, se manifeste sous la forme de scandale ou de censure. Tant pis, ou plutôt tant mieux, rien ne peut me faire plus plaisir car je suis de ceux qui savent encore payer de leur corps247».

Le peintre révèle ainsi ce qu'Antonin Artaud annonce plus tard dans le texte publié en 1934 à l’occasion de la première exposition de Balthus à Paris, dans

247 Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville, Lettre du 1 janvier 1934, p.152. 188 laquelle La Toilette de Cathy fera partie. Artaud prévient alors le spectateur : « Il semble que fatiguée de décrire des fauves et d’extraire des embryons, la peinture veuille en revenir à une sorte de réalisme organique, qui loin de fuir la poésie, le merveilleux, la fable, y tendra plus que jamais mais avec des moyens plus sûrs. Car jouer sur l’inachevé et le fœtal des formes pour en tirer de l’imprévu, de l’extraordinaire, du merveilleux apparaît tout même un peu trop facile. [...] Quant à la poésie, elle entre dans la peinture de Balthus, par une toile intitulée La Toilette de Cathy où le corps jeune et amoureux d’une femme s’impose comme un songe dans une peinture qui a le réalisme de L'atelier de Courbet. Imaginez dans la vie un modèle de peintre transformé tout à coup en sphinx et, vous aurez à peu près l’impression que cette toile peut faire248 ».

Une scène certes, inspirée de la tendresse et la cruauté des Hauts de

Hurlevent, ouvrage sur lequel le peintre ne cessera de revenir afin de nourrir son répertoire de motifs dans ses tableaux à venir, car tel que le souligne à son tour Albert Camus, Balthus aurait compris que : « l’une des clés de ce livre où l’amour hurle dans la rage adulte, c’est le souvenir des amours enfantines de

Cathy et Heathcliff et la terrible nostalgie que ces êtres ont traîné jusqu'à l’heure de la séparation définitive. Ils brûlent, littéralement, de nostalgie et

248 ARTAUD Antonin, « Exposition Balthus à La Galerie Pierre », texte publié dans La Nouvelle Revue Française, Paris, n° 248, mai 1934, pp 899-900, in Balthus catalogue du centre Georges Pompidou, Paris,1993, p.41. 189 cette souffrance que l’on s’imagine si distinguée montre alors son vrai visage, aveugle et rongé, le visage même de la misère humaine, dans son effort

épuisant pour remonter vers la source de l’innocence et la joie 249 ».

249 Camus Albert, « Nageur patient », Préface du catalogue de l’exposition Balthus, New York, Pierre Matisse Gallery, 1949, in Balthus catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.77. 190 CHAPITRE V La première exposition à Paris, 1934.

5.1 La Rue de Balthus.

Parmi les œuvres présentées à la Galerie Pierre à l’occasion de la première exposition parisienne de Balthus en 1934 figurait La Rue. Balthus y travailla durant toute l’année 1933. De dimension imposante, La Rue (Ill.31) est incontestablement l’un de ses chefs-d’œuvre et au dire de l’artiste lui même, l’une de ses premières peintures véritablement importantes et dans laquelle

Balthus disait aussi avoir réussi à s’exprimer absolument250. En janvier 1934, au fil de la correspondance soutenue qu’il entretient avec Antoinette de

Watteville, il envoya une photographie du tableau, accompagnée d’un commentaire de la reproduction, Balthus écrit à ce sujet : « Il n’y a pas grand- chose à dire de La Rue : c’est en quelque sorte le manifeste d’une attitude plastique. Et si tu veux, c’est l’extériorisation de différents sentiments primitifs ou primordiaux : la plupart des acteurs de cette scène sont des enfants. Ne songe pas en regardant ce tableau qui n’a rien de comique, mais sur lequel plane un redoutable mystère, à la critique de Meier-Graefe que tu auras oubliée heureusement et qui n’y a pas vu le côté essentiel. Le groupe

250 Lettre à Margrit Bay, 5 juin 1933, cité par Rewald Sabine, in Balthus, Le temps suspendu, Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.44. 191 érotique dans le coin à gauche (la photo, comme par pudeur, est très noire à cet endroit : le garçon qui cherche à violer la petite fille) n’a vraiment rien d’obscène - songe à l’idiote petite fille qui a crié : « Salut Katzli ! » (bonjour petit chat) devant le pathétique accouplement de chats»251.

De nombreux critiques ont écrit des pages très intéressantes sur cet étrange tableau peint par Balthus et dans lequel, comme pour beaucoup d'œuvres de l’artiste, « nous sommes devant une scène théâtrale, et la pièce qui s’y déroule est commencée depuis longtemps, sans que nous ayons le moyen de relier ses

éléments entre eux». Constat de tous ceux qui la virent pour la première fois dans l’atelier de Balthus, et qui se montreront particulièrement impressionnés.

Ainsi, Pierre Loeb qui monta la première exposition de Balthus à la galerie

Pierre, confronté à cette grande scène réunissant des ouvriers, des enfants et des jeunes femmes, tous occupés à leurs activités quotidiennes dans un quartier de Paris dira : « Il y avait très longtemps surtout que je n’avais vu une

œuvre franchement réaliste qui me donnât une impression, non seulement de plénitude dans la forme, mais qui répondît pleinement à l’attente d’une expression nouvelle. Je fus véritablement saisi devant un étonnant ensemble de tableaux d’où émergeait cette Rue »252 . Pierre Loeb rapproche La Rue de la Grande-Jatte (un dimanche après-midi à l’île de la Grande-Jatte), où,

251 Lettre du 18 janvier, in Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, p.158. C'est nous qui soulignons. 252 Loeb Pierre, « La Rue », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.72. 192 comme chez Seurat, les personnages qui peuplent la toile de Balthus « sont figés [...] mais dans l’instantané et non plus dans la pose ». Et à la différence encore de la Grande-Jatte, ils semblent enfermés dans leurs pensées et dans leur mystère. L’immobilisme de Seurat est en quelque sorte purement photographique, aucunement métaphysique ; l’atmosphère est tout simplement au bonheur, à la douceur de vivre ; nul secret inavouable ne plane sur ces couples, ces promeneurs du dimanche dans leur contemplation nonchalante du scintillement des eaux de la Seine. A l’opposé encore des inquiétants personnages de La Rue qui demeurent murés en eux-mêmes, tout occupés qu’ils sont de leur singulier va-et-vient, avec ces personnages qui proviennent aussi de sources éclectiques : une petite fille naine en train de jouer avec une raquette au premier plan qui suit sa balle rouge. Jean Clair253 voit dans cette créature l’image en miroir d’un putto sculpté par Luca Della

Robbia à Florence exposé dans la galerie de Chantres. Le menuisier en blanc qui emporte une planche quelque part, John Russell254 propose de le rapprocher d’une des fresques de Piero Della Francesca, La Légende de la croix à la chapelle San Francesco d’Arenzzo. Et derrière le menuisier, une sorte d’automate du futurisme italien, ou poupée à face de lune qui

253 Clair Jean, Les Métamorphoses d'Éros, catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.260. 254 Russel John, « Mais l’Alice de Tenniel… », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.284. 193 s’approche du plan du tableau dans la plus grande indifférence à ce qui se passe autour, tient ses bras contre lui pendant une fraction de seconde avant de frapper de sa main gauche. La femme habillée en noir coiffée d’un étrange bonnet, qui semble vouloir monter sur le trottoir pour éviter la collision. Le regard vide de l’automate fait penser à la figure de l’Histoire de Théophile de

Masaccio, dans l’analyse intéressante qu’en fait Jean Clair, mais il ressemble aussi, tout simplement, à une poupée mécanique.

Plus loin, une gouvernante qui porte un garçonnet en costume de marin dont le visage est déjà presque celui d’un adulte, avance droit devant elle. Quant au chef qui se tient devant un restaurant, il pose problème : ou il est vraiment cuisinier et, dans ce cas, que fait-il dans la rue ? Ou c’est une enseigne qui porte sur son tablier le menu du jour, mettant en abîme la tension entre réalisme et fantasme, il assumerait la fonction de témoin de la scène qui se passe devant lui?. Cette scène est constituée par le couple que forment un adolescent pressant par-derrière une fillette qui lève le bras de surprise et cherche à desserrer son étreinte, « dans le même suspens singulier du geste qui, cinq siècles auparavant, avait déjà saisi la figure aux cheveux bouclés peinte par Masolino à Castiglione d’Olona. Et son profil baissé au regard en amande, retrouve [...], dans la pureté classique d’une servante de la Reine de

Saba, telle que l’avait peinte Piero à Arezzo. Le garçon lui-même, enveloppé

194 dans la chaleur de son désir, enfermé dans la violence de son geste et comme tout étourdi de l’avoir risqué, plonge dans son rêve les yeux fermés… »255

Toutes ces sources qui ont été évoquées, Seurat pour la composition et l’immobilité de la scène, Piero Della Francesca pour certaines figures, mais aussi les fantasmes surréalistes et les poupées mécaniques des futuristes- ne permettent pas de comprendre ce qui définit ce tableau.

Mais l’importance accordée par certains critiques à l’atmosphère moderniste

(Jean Clair, 1999), à la dramaturgie (Starobinski, 1996), au paysage onirique

(Verschaffel, 2004) et au tableau vivant (Pierre Klossowski, 1983) pose la question de la figuration dans sa relation à la modernité de l’époque. Et s’il y a dramaturgie, de quelle étrange pièce s’agit-il ? La seule relation possible - physiquement agressive et sans contact visuel- est celle établie entre l’assaillant et sa « victime », en bas à gauche, bien que les yeux fermés du garçon et que le visage de la jeune fille ne révèlent que peu de chose, il ne serait rien d’autre en apparence qu’une scène de jeu d’enfants figés dans une atmosphère étrange sans face à face, au milieu des regards droits qui en se croisant se superposent. « Mais en apparence seulement ».

Ainsi, il faudra attendre les années quatre-vingt pour trouver des tentatives d’interprétation de La Rue, avec Sabine Rewald qui recueillit en 1981, le

255 Clair Jean, « Les Métamorphoses d'Éros », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.260. 195 témoignage de Stanley Williams qui avait collaboré à la préparation de la toile256. D'après lui, nous dit Rewald, « l’iconographie était inspirée de Lewis

Carroll, et la jeune fille de gauche serait Alice agressée par Tweedledum, dont le jumeau Tweedledie s’avance vers nous au centre ; le maçon portant la planche serait le charpentier du conte, sans son compagnon le morse ». Pour

Balthus, en effet, Alice au pays des merveilles avec ses personnages farfelus, ses chats et ses miroirs, compte de son propre aveu parmi les sources de son art et l’ont surtout marqué, tout comme les images dorées d'Épinal, au contenu didactique ou moralisateur, mais aussi le fameux Pierre l’ébouriffé

(le Struwwelpeter), qui est un « condensé de situations et infractions enfantines devant l’autorité des parents ».

Par ailleurs, Pierre Klossowski, frère aîné de Balthus, dans son texte Du tableau vivant dans la peinture de Balthus, affirme que les toiles de Balthus mettent en scène son propre pathos257. « Or quel est ce pathos ? ». À cela

Hervé Castanet répond : « C’est une optique, une façon de voir où se chiffra originellement une jouissance devenue incontournable258 « Balthus dit qu’il n’a jamais cessé de voir les choses telles qu’il les voyait dans son

256 Rewald Sabine, Art in America, September 1997, n° 9, p. 91. 257 Klossowski, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), Catalogue Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p.82-83. 258. Castanet Hervé, La manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture, La lettre volée, collection « Palimpseste », 2002. 196 enfance… »259. « Il y aurait, chez Balthus, un « déjà vu » qu’il s’agit de montrer à d’autres. D’où ce statisme des postures figées qui les place hors temps pour les affronter au « retour obsessionnel d’un même motif »260. Par là il permet de « donner des objets une représentation monumentale, [d] affirmer leur présence hiératique, et du même coup [de] les arracher à leur condition fortuite… De là, peut-être, cette façon de pousser la pose à l’excès ; de là, sans doute une certaine monomanie des attitudes… »261. En outre, comme le souligne également Pierre Klossowski : « Une volonté quasi pédagogique de rééduquer le regard du spectateur par un retour à la compréhension traditionnelle des physionomies et des choses, se double chez Balthus d’une revendication que ses figures d’enfants ont la mission d’exprimer ; il y a dans leurs attitudes souvent raidies je ne sais quelle obstination, quel entêtement à faire la sourde oreille aux rumeurs de notre monde usinier, ce monde même d’où le spectateur contemple le tableau… »262. Pierre Klossowski se pose la question de savoir « à quoi [...] répond l’attitude figée des figures ?

Cherchent-elles à évoquer la scène capitale dont on retrouverait dans certains tableaux des fragments dispersés ? Ou bien est-ce cet ordre caché des archétypes qui miment leurs gestes? Pour autant que la reconstitution de toute

259 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus ». Op. Cit. p 82. 260 Ibid. p.83. 261 Ibid. p.83. 262 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus ». Op. Cit. p.83. 197 scène capitale révélerait toujours une aspiration de l’âme à réintégrer l’ordre caché des images immuables, ici, l’artiste en arrive à convertir le temps dans lequel vivent les êtres, en un espace où ils subsistent hors la vie, au-delà de la mort ; d’où cette impression de « tableau vivant » inscrit à l’intérieur du tableau, de pantomime immobile que donnent certaines de ses grandes compositions… Chez Balthus, il y a là comme un aller-retour de la vie entre le spectacle qu’elle se donne à elle-même et son origine spirituelle qui est hors de la vie»263.

Ces remarques de Pierre Klossowski éclairent en outre cette récurrente propension au statisme qui « dénote une nostalgie de l’éternel » dans l’œuvre de Balthus, clairement représentée dans cet ensemble monumental de La Rue qui nous montre une « scène capitale ».

Une scène capitale que Lacan lui-même abordera par ailleurs dans un de ses séminaires en 1966. Il faut savoir que la toile de La Rue que nous connaissons aujourd’hui n’est en effet plus du tout celle qui fut présentée à l’exposition de

1934. La scène initiale, qui a été remaniée, était autrement équivoque (Ill.32).

Dans le premier état du tableau, la main droite du garçon, aujourd’hui posée presque sagement sur le ventre de la fillette, était placée beaucoup plus bas, sur l’ourlet de la jupe retroussée, sur son sexe. Si l’on ajoute que le visage du

263 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus ». Op. Cit. p.83-84. 198 garçon exprime à la fois la concentration et le plaisir, tout y est, il s’agit d’une scène de violence sexuelle sur une fille : « le garçon qui cherche à violer la petite fille », comme l’explique Balthus lui-même dans la lettre à Antoinette de Watteville que nous avons citée dans le chapitre précédent.

En abordant la reproduction de La Rue, Lacan dans son séminaire du 18 mai

1966 fait circuler une reproduction du tableau de Balthus, peint en 1933. Le tableau est décrit justement en mentionnant cette retouche que Balthus, nous dit Lacan, aurait dû effectuer afin de faire plaisir à l’acheteur : « Voilà, il y a une légère différence dans le tableau que vous verrez, voyez-vous, contrairement à ce qui se passe dans Vélasquez, parce qu’il y a évidement des questions d’époque, ici, dans le tableau-là, on se chatouille un peu et cette main pour la tranquillité du propriétaire actuel a été légèrement remontée par l’auteur. Je le lui ai montré hier soir, je dois dire qu’il m’a dit que c’était quand même bien mieux composé comme ça. Il regrettait d’avoir fait une concession qu’il avait cru devoir faire, c’était une espèce de contre- concession. Il avait dit : « après tout, je fais peut-être ça pour embêter les gens alors pourquoi ne pas le lâcher », mais ce n’est pas vrai. Il l’avait mis là parce que ça devait être là. Enfin, toutes autres choses qui sont là, doivent aussi être là » et Lacan de continuer, « Quand j’ai vu ce tableau… Quand je l’ai vu cette fois-ci, dans ce contexte, vous attribuerez ceci, je ne sais pas à quoi, à ma

199 lucidité ou à mon délire, c’est à vous d’en trancher, j’ai dit : voilà les

Ménines. Pourquoi est-ce que ce tableau sont les Ménines?»264.

A ce sujet, un article de Bernard Nominé265 attire notre attention, dans son développement sur le tableau de Vélasquez, il fait allusion à cette intervention de Lacan et il aborde ce qu’il croit être le tableau de Balthus auquel Lacan fait référence dans son séminaire. Il le justifie en disant : « Personne n’en a jamais parlé, les personnes interrogées sur la reproduction de ce tableau qu’elles ont vu circuler ce jour-là ne s’en souviennent plus. Cependant, en consultant un catalogue de l’œuvre de Balthus, un tableau s’impose : La Chambre» 266. Mais tel n’est pas le cas, car faut-il le dire, il s’agit bel et bien de La Rue, le seul et unique tableau auquel Balthus a dû retoucher le détail « d’une main mal placée », et cela à la demande de l’acheteur.

En effet, identifié avec beaucoup d’à propos, Lacan trouve dans La Rue la même structure que dans le tableau de Vélasquez : « ce tableau dont on nous dit que c’est le tableau de regards qui se croisent et d’une sorte d'inter vision, comme si tous les personnages se caractériseraient de quelque relation avec chacun des autres, si vous regardez les choses de près, vous verrez qu’à part le regard de la Menina Maria Agustina Sarmiento qui regarde Doña

264 Lacan J., L’objet de la psychanalyse. Séance du 18 mai 1966. 265 Nominé Bernard, Pour une perspective Lacanienne, La Cause freudienne, n°30. Navarin/Seuil, Paris, 1995, p.92-106. 266 Ibid, p.102. 200 Margarita, aucun autre regard ne fixe rien. Tous ces regards sont perdus sur quelque point invisible…267 ».

Dans Les Ménines (Ill.2), tous les acteurs de la scène, y compris et surtout l’infante, sont tous en représentation. Pour qui ? Pour l’Autre, figuré par le couple royal supposé voir toute la scène. Ce couple, en fait ne voit rien, car il est effectivement figuré dans le tableau au fond de la pièce, regardant la scène où tout le monde lui tourne le dos. Mais c’est à partir de cet autre qui ne voit rien que se soutient toute la scène en représentation, et aussi, dit Lacan, tout le monde de la représentation. Dans Les Ménines, nous voyons figurés le sujet divisé (le peintre à deux places), l’Autre (comme le couple royal) et l’objet a

(l’infante). Ce tableau est donc comme fantasmé, y figurent le sujet divisé et l’objet a, en représentation scénique pour l’Autre. On présente ainsi à l’Autre la scène que l’on suppose répondre à son désir. Voilà comment ce tableau illustre le fantasme comme réponse du désir à l’Autre, pour le faire exister.

Car cet Autre ne voit rien, il n’est même pas là, mis à part son image réfléchie dans le miroir, improbable, au fond de la pièce. Sa consistance n’est qu’imaginaire, l’Autre, comme le couple royal dans ce tableau, n’est que pur reflet dans une vitre qui renvoie une image floue et aveugle.

En suivant ce même développement, on retrouve un Balthus proche de

267 Jacques Lacan, L’objet de la psychanalyse. Séance du 18 mai 1966. 201 Vélasquez en bien des points, car dans La Rue, comme dans Les Ménines, s’il y a quelque chose que ce tableau nous impose, c’est un artifice. Toute la scène est suspendue à cet impossible coup d’œil du peintre qui brouille le temps chronologique, qui efface la distinction entre passé et présent pour aspirer l’observateur dans le temps du tableau, celui qui réduit le moment à

« l’instant de regard ». Balthus nous fait voir à son tour dans ce tableau

« piège à regard », sur le côté gauche sombre qui capte toute la lumière du tableau, cette mise en scène qui souligne à son tour la fente, le (-phi) de l’impubère recouvert et dans le même temps la mise en évidence par ce détail de la main qui « devait être là ». La fillette, une girl-phallus qui devient ce qu’elle n’a pas, vient comme l’enfant Margarita, à la place de l’objet a qui dans son éclat de lumière, est au centre du tableau, au milieu d’un groupe de gens qui l’entourent avec des regards, qui en se croisant, se superposent.

D’après Lacan, Balthus avec La Rue : « nous dit en réponse à ''fais voir !'', tu ne me vois pas d’où je te regarde. C’est une formule fondamentale à expliciter ce qui nous intéresse en toute relation de regard, il s’agit de la pulsion scopique et très précisément dans l’exhibitionnisme, comme dans le voyeurisme, mais nous ne sommes pas là pour voir si, dans le tableau, on se chatouille, ni s’il se passe quelque chose. Nous sommes là pour voir comment ce tableau nous inscrit la perspective des rapports du regard dans ce qui

202 s’appelle le fantasme en tant qu'il est constitutif. »268

Lacan trouve comme dans Les Ménines le fondement de ce piège a regard : il s’agit d’un piège pulsionnel où le sujet est amené à mettre du sien, à faire sa boucle à lui de la pulsion, mais pourquoi ? Parce que le tableau est comme le fantasme qui, lui, est effectivement le piège à regard du sujet qui se laisse fasciner, se laisse duper car le tableau escamote l’essieu, c'est à dire cet intervalle entre le plan sujet et le plan du tableau. Le tableau est le mathème de monstration du fantasme car, « dans le tableau, comme dans le champ du perçu, peut s’inscrire à la fois la place de l’objet a et sa relation à la division du sujet»269. Le fantasme en tant que tableau est piège du désir, qui se situe pour l’être parlant au niveau scopique de la pulsion.

Voilà pour la critique de Lacan sur le chef-d’œuvre de Balthus, tableau qui serait, selon certains, sans rapport direct avec la suite et développement à venir de son œuvre, ce que nous remettons en question, ne serait-ce que par le fait que ce tableau appartient indéniablement à un ensemble, à une suite dont la conception ne doit rien au hasard. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder l’ensemble des œuvres accrochées lors de la fameuse exposition de 1934, dont, outre La toilette de Cathy et La rue, figuraient notamment La Leçon de guitare, La Fenêtre, et bien sûr, Alice dans le miroir.

268 Jacques Lacan. L’objet de la psychanalyse. Séance du 18 mai 1966. 269 Ibidem 203 204 5.1.1 La leçon de guitare.

C'est au fil de la correspondance soutenue que Balthus entretient en décembre

1933, avec celle qui deviendra son épouse quatre ans plus tard, Antoinette de

Watteville, qu'il annonce le travail de cette nouvelle œuvre : « Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce. Dois-je oser t’en parler ? Si je ne peux pas t’en parler à toi - C’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on se montre clandestinement en se poussant du coude. Non, je veux déclamer au grand jour, avec sincérité et émotion, tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites ! Ce tableau représente la leçon de guitare [...], une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille.

Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument, elle fait vibrer son corps

(« Car Lesbos m’a choisi entre tous sur la terre /Pour chanter le secret de ses vierges en fleur. ») Tu vois que je m’expose à être proprement insulté»270.

Dans un nouveau courrier à Antoinette, posté le 10 février 1934, après qu’il a commencé à peindre son tableau « érotique », il revient sur le sujet :« Après deux mois de recherches désespérées et après avoir mobilisé tout le monde

270 Lettre du 1er décembre 1933, Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, Paris, Buchet-Chastel, 2001, p.131-132. 205 (dès que je paraissais quelque part, les gens avaient des sourires équivoques), j’ai fini par trouver une petite fille chez une concierge d’un quartier pauvre.

Elle est venue poser trois fois accompagnée de sa mère. Elle louchait terriblement mais se déshabillait avec une magnifique impudeur d’enfant, tandis que sa mère, une malheureuse Luxembourgeoise, affreusement victime de la vie, tricotait dans un coin. Il n’y a donc pas eu de détournement de mineurs »271. L’humour de Balthus se passerait de commentaires dans cette lettre, mais au moment de paraître sur la scène artistique, il n’a que vingt-six ans et entend « frapper un grand coup », quitte à faire scandale. Et le moyen, qu’il emploiera sera cette toile, érotique, dérangeante, qui choque. L’œuvre en question, c’est bien sûr la Leçon de guitare (Ill.33), montrée la première fois

à la Galerie Pierre à Paris en 1934, qui sera l’une des œuvres les plus célèbres de Balthus bien que rarement exposée par la suite, et valut à son auteur la réputation « d’artiste sulfureux ».

Rappelons qu’il s’agit d’une scène de genre dans laquelle l’artiste a figuré une

élève et son professeur. Donnant son titre au tableau, la guitare étonnamment petite, moins un véritable instrument qu’un jouet d’enfant, repose à terre au premier plan. « La leçon vient de s’interrompre à moins qu’elle n’ait jamais commencé » : lui a succédé une autre initiation. L’élève est étendue de tout

271 Ibid. p. 170. C'est nous qui soulignons. 206 son long sur les genoux de son professeur, une jeune femme. La jupe de la fillette est relevée jusqu'au nombril, laissant voir la fente de son sexe nu. De la main gauche, l’élève tente de se raccrocher à la robe de son professeur qui, avec la tension, s’est ouverte mettant à nu son sein droit. La main gauche de la femme est posée sur le haut de la cuisse de la fillette, sur son entrejambe, tandis que de sa main droite, elle retient son élève par une mèche de cheveux.

Le décor est quasi neutre. Rien, et c’est évidemment délibéré, n’est fait pour accrocher l’œil. La paroi derrière le fauteuil est revêtue d’un papier peint rayé vert et rose. Ce qui frappe d'emblée c’est la lumière blanche, quasi sans ombre, a giorno, dont est baignée toute la scène et qui en souligne toute la crudité sexuelle. Crudité de la pose, des gestes, des parties dénudées, aussi bien de la femme que de la fillette, exposées au regard du spectateur. Ici nulle

équivoque brumeuse, nul clair-obscur ancien comme on le trouve dans nombre de toiles ultérieures de l’artiste, mais au contraire la pleine lumière presque frontale. Lumière de cauchemar ou de rêve, c’est selon et avec la lumière, l’exaltation des couleurs, le rouge du chandail de la fillette s’opposant au gris de la robe de la femme, le blanc de ses chaussettes

équilibrant le brun sombre de ses cheveux. Ce qui engendre le trouble chez celui qui contemple la scène, plus encore que la difformité des personnages, le sein agressif de la femme contrastant avec sa taille étroite et le visage

207 disproportionné de la fillette, c’est littéralement la « mise en lumière » de ce qui se joue sur la toile. Tout à la fois l’irréalité théâtrale qui se dégage et qui tendrait à nous faire rejeter toute la scène comme étant un pur fantasme et l’extraordinaire précision de ce qui nous est donné à voir qui, à l’inverse, vient en accréditer la réalité même sinon l’évidence.

Comme le remarque fort justement Balthus dans la lettre citée auparavant, La

Leçon de guitare « n’a rien à voir avec les œuvrettes dont raffolait un certain public d’amateurs ». Il émane au contraire de la toile un mélange de cruauté, d'étrangeté et de gravité qui fait de celle-ci une œuvre érotique proprement inclassable dont « la charge perverse de l’image n’a pas perdu sa force », tant picturalement par l’atmosphère qui s’en dégage que thématiquement.

Paradoxalement ce « tableau de légende », comme le signale Virginie

Monnier, a peu suscité de commentaires, mais ce qui en a été dit en rend une lecture troublante272.

L’une des plus saisissantes serait celle de Sabine Rewald, pour qui la composition des deux personnages semble inspirée de la Pietà de la

Villeneuve-lès-Avignon, un des chefs-d’œuvre de la peinture française du

XVe siècle. A l’évidence le corps cambré de la petite fille, « dans l’attente de la douleur, peut-être du plaisir, et sa posture évoquent le rigor mortis de son

272 Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p. 236. 208 célèbre prototype, allongé sur les genoux de la vierge Marie» 273. Elle propose d’interpréter La leçon de guitare comme un scénario œdipien, dans lequel l’enseignante serait alors une incarnation de la mère autoritaire de Balthus, qui en guise de succédané d’elle-même, offre à son fils une jeune fille à la limite de l’âge adulte. En séduisant et en violant à la fois, elle accomplit son initiation à la sexualité tout en sanctionnant ; la conséquence en serait la fixation sur les fillettes dans la création de Balthus274. S. Rewald suggère aussi par ailleurs que ce tableau « serait contemporain de la déception amère qu’éprouva Balthus lorsqu’on enleva ses fresques de l’église de Beatenberg, en raison de leur caractère irrévérencieux »275. L’artiste en réalisant ce tableau de La Leçon de guitare, se serait ainsi vengé de la communauté paroissiale de Beatenberg qui avait décidé, lorsqu’il entreprit ce tableau, de détruire les peintures murales dont il avait orné en 1927 le temple276.

Par rapport à une longue tradition iconographique, cette toile désacralise ainsi l’image de la pietà, image centrale de la douleur dans l’occident chrétien, celle de la mère pleurant sur le corps inanimé de son fils. Inversement, elle sacralise l’image ambiguë de l’adulte qui tient une enfant sur ses genoux qui

273 Rewald Sabine, Balthus, « Le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.14. 274 Rewald Sabine, « Some Notes on Balthus’s Non musical guitar Lesson », Source : Notes in the History of Art (New York), vol. 11, n° 3-4 (printemps/été 1992), p. 59. 275 Rewald Sabine, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.58. 276 Ibid. 209 dévoile un caractère sadique de la scène, la douleur de l’enfant consentant, au corps arqué, au visage révulsé. Les lèvres gonflées, la main tendue vers la pointe du sein érigé de l’adulte, l’expression cruelle de celle-ci, la violence avec laquelle elle tire les cheveux et la précision de son attouchement participent du trouble que suscite le tableau. Balthus représente la scène avec la simplicité, la fausse naïveté d’une illustration de livre d’enfants, note S.

Rewald.

Par ailleurs, en poursuivant avec une toute autre lecture du tableau de Balthus,

Nicolas Fox Weber estimait pour sa part que le professeur de La Leçon de guitare était un autoportrait déguisé de Balthus277. Interprétation qu'il est, d’après lui, possible de justifier grâce aux dessins à l’encre réalisés par

Balthus en 1949, soit quinze ans après La Leçon de guitare, où l’artiste donnera une autre interprétation de cet objet de scandale dans cette étude d’après La Leçon de guitare (Ill.34). La scène se déroule cette fois devant une fenêtre grande ouverte dont le rideau vole dans le vent, les instruments de musique ont disparu et le professeur féminin est remplacé par « l’agresseur – nu jusqu'à la taille à présent – qui est mâle. Son visage a presque les mêmes traits que celui de la femme dans le tableau de 1934. Mais là, avec les cheveux courts et, surtout, la tournure légèrement féline et démoniaque que

277 Fox Weber Nicolas, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p. 282. 210 Balthus s’attribue traditionnellement, la dominatrice apparaît indubitablement sous les traits du peintre lui-même »278.

Nous restons, certes, en présence d’une scène érotique, du jeu d’un homme sur le corps d’une fillette mais la violence et la cruauté sont traduites par certains détails nouveaux et ambigus : ainsi dans ce dessin le personnage de

Balthus a du mal à « y arriver » : de ses deux mains il dénude le corps qu’il désire voir et écarte le vêtement en le tenant avec sa bouche. Quant à la jeune fille, cette initiée de La Leçon de guitare, d’après N. Fox Weber, elle représenterait aussi « un peu Balthus », l’artiste donna son visage à celle qui menait le jeu, mais aussi à l’écolière. Pour lui, le fait que Balthus de son propre aveu se dise un perpétuel adolescent, l’identifie entièrement avec la jeune fille initiée dans le monde des réactions sensuelles et esthétiques.

« Comme dans les fantasmes les plus sadomasochistes, le rêveur se projette à la fois dans les deux acteurs »279. Mais, par ailleurs, N. Fox Weber s’interroge

également sur la possibilité que la jeune fille cette initiée de La Leçon de guitare soit une autre version du portrait de la jeune mère de Balthus, « qui lorsque ses enfants étaient adolescents, écrivait à Rilke qu’elle se considérait elle aussi comme une enfant». Cet « air d’inconscience » nous dit Fox Weber,

évoque l’état où la conduisait sa passion pour le poète qui fut son amant, « à

278 Ibid p. 273. 279 Ibid p. 278. 211 l’époque où Pierre et Balthus auraient pu souhaiter qu’elle soit plus adulte et attentive à leurs besoins d’adolescents »280. Enfin, Fox Weber va aussi jusqu'à s’interroger si cette même jeune fille de La Leçon de guitare « ne serait pas plutôt Antoinette succombant enfin. « Ou encore une métaphore de l’artiste initié à l’âge tendre à la sexualité précoce? »281. Enfin, La Leçon de guitare offre de multiples et riches lectures comme celle de Rose-Maria Gropp qui identifie à son tour La Leçon de guitare comme une « véritable scène primitive freudienne », elle rejoint ainsi Blanche Reverchon psychanalyste de la première époque lorsqu'elle insiste pour dire de l'œuvre de l'artiste : « Il peint toujours la même scène, la scène primitive » 282 dont « l'enfant qui est de manière inattendue, témoin de l'accouplement de parents, et là, découvre ainsi quelque chose qu'il ne peut encore absolument pas connaître – devient ici, transposé sur une toile, une œuvre qui saute aux yeux. Le moment de l'effroi et le soupçon d'un acte de violence s'inscrivent (ainsi) nécessairement dans ce contexte 283 ».

Cela dit, de ce tableau, Balthus n’a jamais nié le caractère érotique, à dire vrai, ce serait le seul de ses tableaux qu’il reconnaissait comme tel, il a

280 Ibid p. 279. 281 Ibidem 282 Blanche Reverchon qui était mariée à J.P. Jouve, ami de Balthus, participa à l'introduction de la Psychanalyse en France et traduisit en français en 1924 les Trois essais sur la théorie de la sexualité. In Roudinesco E., La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France 1. 1885-1939, Ramsay, 1982, p.478. 283 Gropp Rose-Marie, p.109-110. 212 toujours insisté sur le fait qu’il s’agissait à travers lui avant tout de susciter le scandale afin de se faire connaître de la scène artistique : « Je voulais être connu tout de suite, ne serait-ce que parce que j'avais besoin d’argent. A cette

époque, malheureusement, le seul moyen pour devenir célèbre à Paris était le scandale » explique-t-il à Costanzo Costantini284. Et effectivement, l'exposition de la galerie Pierre provoqua un scandale et quelques jours après l’inauguration de l’exposition, Balthus écrivit à nouveau à Antoinette :

«L’effet de mon exposition commence à prendre une ampleur à laquelle, vraiment, je ne m’attendais pas. Je suis bien entendu et grâce à Dieu violemment attaqué par des pauvres chiens qui évidemment trouvent que mon travail est sinistre et morbide [...], une âme charitable m’a envoyé aujourd’hui un journal où l’on me qualifie de «Freud de la peinture» - Non, le titre en grandes lettres de l’article est bien mieux : « Des étudiants innocents voisinent

avec le Freud de la peinture ». Ce qui est d’un comique irrésistible. (...), depuis dix ans, il paraît que jamais une exposition n’a été aussi visitée, autant discutée que la mienne. Et cela dans une période de troubles et d’indifférence

à l’égard des choses de l’esprit ! Alors ils ont bien l’air de reconnaître mon importance, ma royauté !!»285.

284 Balthus à contre-courant : entretiens avec Costanzo Costantini, Montricher, Noir sur Blanc, 2001, p.50. 285 Lettre du 19 avril 1934, Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, Paris, Buchet-Chastel, 2001, p.198. 213 Pour Balthus, ce fut sans doute une victoire, même si sa situation financière restait mauvaise et aucun des tableaux exposés ne fut vendu, il avait atteint son objectif de «donner un violent coup de gong, et en quelque sorte, secouer les gens, les rendre plus conscients», comme il l’explique à Margrit Bay dans une autre lettre envoyée aussi quelques semaines après l’inauguration de l’exposition286.

Par ailleurs, d’après certains critiques La Leçon de guitare serait une toile complètement à part, « destinée, au surplus, à quelques privilégiés »287.

Montrée une première fois dans une pièce distincte et dissimulée par un rideau lors de sa première présentation publique à la galerie Pierre à Paris en

1934, sa contemplation était réservée à un petit nombre. Et un demi-siècle plus tard, en 1984, elle allait être interdite de séjour à la rétrospective Balthus au Centre George Pompidou au regret de Dominique Bozo, le commissaire de l’exposition qui expliqua, dans le catalogue, son absence288.

De ce tableau délibérément érotique, Balthus refuse la divulgation, et ce n’est

286 Rewald Sabine, Balthus, Le temps suspendu, Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.15. 287 Voir Jean Leymarie, Balthus, Genève, Skira, 1978, (livre non paginé). 288 « … Pour des raisons que nous ne partageons cependant pas entièrement, mais qui montrent à quel point, cinquante ans après qu’elle ait été peinte, l’œuvre de Balthus dérange et trouble profondément aujourd’hui encore. Montrée une première fois en 1934 chez Pierre Loeb, mais un peu à l’écart dans le parcours de la galerie, elle ne réapparut en public qu’en 1977 chez Pierre Matisse, à New York. Le puritanisme anglo-saxon obligeait alors Tom Hess, qui s’excusait de ne pouvoir la reproduire en illustration de son article, à écrire alors dans le New York Times mais après en avoir fait une longue et précise description : « j’insiste sur La Leçon de guitare, bien qu’elle ne puisse illustrer les pages de ce magazine, a cause de l’intensité de son image ». BOZO Dominique, Préface à Balthus, Paris, centre Georges Pompidou, 1993, p. 7-8. 214 qu’en 2001 que La Leçon de guitare devait réapparaître, lors de la rétrospective Balthus au Palazzo Grassi de Venise. Ce tableau est d’une telle intensité, faut-il le dire, qu'il a souvent été comparé par les historiens d’art à

L’origine du monde que Courbet peignit en 1866 où la représentation d’une femme au bas-ventre dénudé, les cuisses écartées devant le spectateur, passe pour la quintessence du tableau scandaleux du XIXe siècle. Son premier propriétaire, le diplomate turc Khalil-Bey l’avait toujours conservé caché derrière un voile. La pudeur autant que la rigueur historique exigeaient que le tableau fût dissimulé ensuite par d’autres acheteurs auxquels viendra se joindre un certain Jacques Lacan, L'origine du monde était accrochée dans sa maison de campagne et il était à son tour dissimulé derrière la gravure sur bois japonisante d’un paysage en forme de corps du surréaliste André Masson et seuls les initiés pouvaient accéder au second niveau de la peinture.

Réapparu dans son héritage après des décennies d’absence, le tableau devint finalement la propriété de l'État français à la fin du XXe siècle.

Cependant, une remarque qui nous semble pertinente ici, est celle de Rose-

Maria Gropp qui, contrairement à ce qui a été parfois spéculé du fait que

Balthus connaissait Lacan, nous dit : «(Balthus) n’a pas pu aller étudier sur l’original, chez Jacques Lacan, le libre propos de Courbet sur le thème de la féminité, pour s’en inspirer en 1933 car, d’après tout ce que l’on sait, Lacan

215 n'achète L'origine du monde que dans les années 1950. Mais, « sub specie aeternitatis », cela ne joue pas de rôle dans le cadre d’une référence à ce scandale et d’une révérence devant cette altérité écrasante. De cela, nous croyons le jeune homme Balthus déjà bien capable»289.

Ainsi, ce n'est qu'en 1963 que l’on retrouve une référence directe à ce tableau de Courbet dans un des dessins de Balthus (Ill.35). On y retrouve, en effet quelques différences : l’angle de vue est identique, mais on ne voit pas le ventre du modèle masqué par ses mains, la position de la jambe droite est différente et le sexe est imberbe. Cependant, dans ce tableau de La Leçon de guitare, qui soulève autant d’hypothèses de la part des biographes, Balthus nous « donne quelque chose en pâture à l’œil », d’une représentation double mettant en scène le fantasme freudien « On bat un enfant»290.

289 Gropp Rose-Marie, Balthus à Paris, Actes Sud, Paris, 2008, p.113. 290 Rappelons que dans son texte paradigmatique sur le fantasme « On bat un enfant », Freud abandonne l’hypothèse d’une scène vraiment vécue par le sujet pour privilégier celle d’une construction fantasmatique : « généralement le fantasme, dit Freud demeure inconscient et doit d’abord être construit dans l’analyse ». Freud S., « Un enfant est battu », névrose, psychose et perversion, Paris, P.U.F., 1973, p.230. 216 5.1.2 La Fenêtre.

Durant l’été 1933, alors que Balthus travaillait à cet autre grand tableau, La

Fenêtre (Ill.36), il en donna une description dans une lettre à son père : « ...Une toile de grand format, représente une jeune fille assise sur le rebord de ma fenêtre avec la vue sur les maisons de la cour. Elle fait un geste d’effroi comme si elle était surprise par l’approche de quelque épouvantable danger. L’épouvantable danger, pour moi c’était de tomber dans l’illustratif - mais il n’en est rien. La jeune fille, qui est une petite péruvienne excessivement laide mais une de ces laideurs pleines de poésie enfantine, porte un costume assez fantastique et sans époque, et tout le personnage offre un contraste très étrange avec l’entourage assez banal mais qui, par la vertu même de ce contraste, prend un côté insolite et assez angoissant. Le tout est assez curieux, l’atmosphère, peut-être, d’un conte de Sade, ou très

« greenienne », selon Breitbach…»291.

Cette grande peinture, presque de même dimension que La Leçon de guitare, nous montre en détail une jeune femme, le corsage ouvert dévoilant un sein, la main levée dans une position de retrait comme si elle cherchait à se protéger tandis que se lit sur son visage une expression de peur. Quelqu’un que l’on ne voit pas et qui lui fait face - le peintre ? le spectateur ? - l’a

291 Balthus, Correspondance, op. cit., p.116. 217 acculée jusqu'à la fenêtre ouverte ; seule la barre d’appui l’empêche de tomber. Avec La fenêtre, Balthus aurait peint une scène d’agression sexuelle qui place celui qui regarde la toile en position non seulement de témoin, mais aussi quasiment de protagoniste. A l’instant où nous découvrons le drame, il y a eu affrontement durant lequel le corsage - peut-être s’est-il déchiré - s’est ouvert provoquant le mouvement de recul de la jeune femme cherchant vainement à échapper à celui qui vient de la violenter. Comme le souligne

Raphaël Aubert292, tant picturalement par l’atmosphère qui s’en dégage, que thématiquement : « l’illustration d’une perversion sexuelle », La Fenêtre appartiendrait au même registre que La Leçon de guitare. « Il s’agit du même monde qui s’y déploie, monde où se mêlent étroitement cruauté et érotisme ».

Dans l’exposition de 1934, il y avait cependant encore un aspect totalement différent de celui que connaissent ses observateurs actuels. Pour dire les choses ainsi : il était beaucoup moins provocant. Le haut des vêtements du modèle, une sorte de corsage, était à l’époque fermé. L’expression du visage de la jeune femme était en revanche considérablement moins anxieuse - c’est en tout cas ce que l’on peut voir sur la photographie en noir et blanc de son

état d’origine, dans le Catalogue raisonné (Ill.37). Balthus a assez fortement modifié ce tableau à une date inconnue, située avant 1962 : il a dénudé le sein

292 AUBERT Raphaël, La Paradoxe Balthus, Éditions de la Différence, Paris, 2005, p. 49. 218 gauche de la jeune fille, mais les traits de son visage sont depuis moins figés dans l’effroi que dans une mimique d’étonnement ambiguë. La Fenêtre dans sa première version, est une prise de vue instantanée sans éléments marquants et identifiables, et avec laquelle il est difficile d’établir des liens. Les corrections tardives de Balthus ramènent en quelque sorte le propos du tableau dans le contexte du scandale antérieur d’érotisme et de violence auquel était aussi et surtout dédiée La Leçon de guitare. L’enjolivement du trait du visage accroît encore, pour finir, cette nouvelle séduction.

Balthus lui-même expliqua par la suite que lorsqu’il avait ouvert la porte de son atelier à son modèle qui était la jeune Elsa Henriquez, fille de la danseuse péruvienne Helba Hvara, il portait son vieil uniforme de l’armée, tenant un poignard à la main et avait l’air sauvage, comme s’il voulait lui arracher son corsage, le tout afin de provoquer en elle l’expression de peur. Une telle atmosphère du tableau n’est possible qu’à partir du trouble que Balthus avait provoqué chez son modèle, l’intensité du sursaut d’Elsa contraste de façon marquante avec l’aspect calme et immuable du décor. L’espace rigoureusement construit, dessiné avec solidité, accentue le tumulte et la vulnérabilité de la jeune fille. Cela dit, un tel dispositif n’est pas sans rappeler celui de Lewis Carroll évoqué par Brassaï et la manière de s’y prendre pour parvenir à photographier au lit une de ses amies-enfants, effrayée elle aussi

219 par un fantôme : « Pour atteindre l’effet voulu, raconte la petite fille, - cheveux dressés, effroi dans les yeux -, il avait emprunté un appareil

électrique espérant ainsi produire le choc voulu. Mais l’expérience avait raté.

L’enfant pensa naïvement que son corps était réfractaire à l’électricité»293. Il faut dire que ces deux génies avaient un sens aigu de l’humour, en abordant des entreprises d’une étrange nature pour parvenir à leurs fins, celles de fixer la scène d’une enfant menacée par la violence, où ils semblent montrer la métaphore d'une enfance toujours menacée par l’évanouissement de cet instant aussi imminent qu’inévitable. Ainsi le rôle de l’image, qui est de fixer, prendrait ici tout son sens, et l’image de la fille « soumise au passage du temps et aux lois du monde reste fixée dans le hors-temps de l’éternelle enfance », moment fugitif, et transitoire, court instant auquel nous constatons que Lewis Carroll et Balthus tenaient énormément.

293 Brassaï, « Lewis Carroll photographe ou l’autre côté du miroir », Cahiers de l’Herne, 1971, p.108. 220 5.2 Alice dans le miroir...

Près de mon lit debout l’arachnéenne Alice Je la revois ouverte et dénudée au ventre Saisissante et rosée, son sein trop lourd lubrique, Et ses souliers bleus au désastre des chambres

Elle peigne en dormant chevelure mystique Ses poils blonds pleins d’horreur dans l’atmosphère d’ambre.

Pierre Jean Jouve294

C’est dans un article publié dans la Nouvelle Revue Française à l’occasion de la première exposition de Balthus à Paris en 1934, qu’Antonin Artaud, introduit les spectateurs de la Galerie Pierre à ce surprenant tableau d’Alice dans le miroir dans ces termes : « … C’est par la lumière d’un mur, d’un parquet, d’une chaise et d’un épiderme, (que Balthus) nous invite à entrer dans le mystère d’un corps pourvu d’un sexe qui se détache avec toutes ses aspérités. Le nu auquel je pense a quelque chose de sec, de dur, d’exactement rempli, et de cruel aussi il faut le dire. Il invite à l’amour mais ne dissimule pas ses dangers295 ».

Le tableau d’Alice tel qu’il est souligné par Artaud, serait sans doute l’une des toiles les plus « puissamment charnelles et mystérieuses » que Balthus aurait peintes avec La leçon de guitare. Mais, dans un courrier que le peintre envoie

294 Jouve Pierre Jean, « A Balthus », Poème publié dans La Vierge de Paris, éd. Egloff, 1945, p.173, in catalogue Balthus, centre Georges Pompidou, Paris, 1993, p.48. 295 Artaud Antonin, « Exposition Balthus à La Galerie Pierre », texte publié dans La Nouvelle Revue Française, Paris, n° 248, mai 1934, pp 899-900, in Balthus, centre Georges Pompidou, Paris,1993, p.40-41. 221 à Antoinette quelques mois avant l’exposition, il récuse d’avance toute intention érotique dans cette œuvre : « Quant au nu qui, j’en suis bien fâché, a scandalisé Robi, je ne crois pas non plus qu’il soit obscène et je crois que l’atmosphère grave et sévère qui s’en dégage fait que même une jeune fille peut le regarder sans rougir. (Le miroir, c’est le spectateur)296 ». Cependant, dans le même courrier quelques lignes plus bas, Balthus rajoute une mise en garde à Antoinette : « Ne laisse surtout pas traîner ces photos. Je ne tiens pas

à scandaliser ta famille ! 297 ».

À ce courrier, le peintre joint trois reproductions des œuvres présentées à l’exposition. Alice, La Rue et La Toilette de Cathy, des œuvres qui, tant picturalement que par l’atmosphère qui s’en dégage que thématiquement, s’imposent au spectateur : « le tragique palpitant d’un drame de la chair » et

« les lois inébranlables de l’instinct », comme le peintre l’aurait proclamé lui- même, quelques mois auparavant pour la Leçon de Guitare298.

En effet, le tableau d’Alice dont il est question dans ce chapitre, coïncide de manière poignante avec ces deux versants qui, malgré les dires contradictoires de l’artiste, sont mis en jeu dans les tableaux de l’exposition à Paris où s’entremêlent étroitement et de toute évidence une « inquiétante cruauté » et un « érotisme » qui émanent dans la force de ces images peintes de cette

296 Lettre du 18 janvier 1934, in Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, p.158. 297 Ibid, p. 159. Souligné dans le texte. 298 Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, op.cit., p.132. 222 exposition.

En examinant de près ce tableau d’Alice dans le miroir (Ill.38), peint dans une atmosphère oppressante qu’il réussit en donnant à l’ensemble du tableau une couleur « étrangement déréalisante », on retrouve Alice au milieu « d’un coin de pièce et même encore d’un bout d’angle» austère et dépouillé dont des dalles nues et une chaise cannée font le seul décor. Elle se tient debout, « face au miroir/spectateur » tenant le peigne d’une main tandis que de l’autre elle empoigne ses cheveux mi-longs et serpentins qu’elle semble démêler. Son visage fermé légèrement tourné vers la droite, ne laisse pas indifférent car elle concentre en quelque sorte un aspect médusant, porté par ses yeux écarquillés

« délavés, comme aveugles », qui provoquerait un effet « d’inquiétante

étrangeté ». A quoi s’ajouterait encore une force sensuelle et menaçante qui tient sans doute à la surprenante représentation du corps disproportionné d’Alice, qui, les bras levés, nous laisse entrevoir son sein gauche, volumineux et légèrement tombant que sa robe non attachée ne couvre pas, pendant que le sein droit à peine esquissé, est tout juste recouvert et sans rapport avec l’étroitesse extrême de sa taille, que son vêtement translucide nous laisse entrevoir. Et que dire encore de ses « jambes démesurément longues et massives, semblables à des piliers », que ne font qu’accentuer ses petits pieds « enfantins ». Mais surtout, au centre de la toile, « auquel le regard

223 revient toujours avec le même trouble », levant haut une de ses jambes sur le placet de la chaise cannée Alice, « montre bien ostensiblement son sexe de femme».

En effet, cet étrange tableau d’Alice dans le miroir a décidément attiré et inspiré de nombreux écrivains et poètes, parmi lesquels on retrouve notamment Antonin Artaud, Octavio Paz, ainsi que l’écrivain et poète Pierre

Jean Jouve. Ce dernier, proche ami du peintre, fit l’acquisition du tableau très peu de temps après l’exposition chez Pierre Loeb et, dans un étonnant et admirable texte publié en 1960, décrira « l’effet presque irréel » que ce tableau de Balthus, accroché dans sa chambre au pied de son lit pendant des années, provoque chez lui299.

299 « … Cette étrange compagne était naturellement celle de mes nuits, j’entends -qu’elle assistait à mon sommeil et par là pouvait se glisser à l’intérieur. Non, son sein gauche trop lourd, et ses cuisses presque masculines, ne faisaient pas naître les obscurs désirs, enfant du passé, que peut-être elle eût éveillés si elle avait été toute entièrement accordée à ses deux souliers bleus portés sur la peau. Non, ce qui me séduisait était le morceau de peinture, d’une exacte précision, d’une charnalité si intense, que je considérais Alice comme ma compagne. Elle connaissait mon premier regard du matin, mais aussi le secret de mes nuits… Et si elle n’avait pas été peinture, mais femme, elle eût pu dire : Que cet homme dort mal.». Voici donc mon rapport intime avec Alice. Un jour, en m’éveillant, je fus stupéfait : je voyais le cadre, une épaisse moulure grise, et la toile à sonorité générale de jaune ; la figure avait disparu. Je me frottai les yeux ; rien de plus, la toile avait un ton uniforme, nul dessin n’y apparaissait, Alice avait disparu. Je me jetais hors mon lit : Alice, connue depuis vingt ans, n’était plus sur la toile. Tout le reste de la chambre était complètement semblable à lui-même. Je restais plusieurs jours sous la commotion d’un événement que je n’osais raconter, par crainte de paraître dérangé d’esprit, et parce que cela eût fait comprendre mes nocturnes rapports avec Alice. Je revins de temps à autre, revoir le tableau, puis je changeai de chambre. Le tableau était toujours vide. Je commençais à rêver d’Alice avec obstination. Elle gambadait au-dessus de moi avec quelque obscénité. Presque tous mes songes avaient pris la forme « Alice », et aussi mes rêveries, par exemple dans une rue… Mon véritable tourment s’établit alors. Alice fut partout. Je n’ai jamais eu le rapport amoureux facile, encore qu’il me soit très précieux. Mais Alice, dont le caractère était devenu indécent, qui représentait une aberration de mon esprit, intervenait entre la vie et moi pour rendre tous les actes impossibles… Lorsque j’eus compris 224 Ce tableau d’Alice dans le miroir qui « se prête à des fantasmes tels que ceux décrits par Jean Jouve », serait une œuvre que toutes les approches et critiques contemporaines ont rendu toujours plus provocatrice et mystérieuse, car Alice dans le miroir semble poser une sorte d'énigme qui n’aboutit jamais.

Toutefois, parmi ces lectures de l'œuvre, nous avons retrouvé les réflexions de

Vincent Gille300 qui se réfère au « trouble que cette toile ne peut ne pas provoquer », et qui, d’après lui, « viendrait sans doute du traitement du dessin, pour ainsi dire bancal et l’incongruité de la situation », il s’interroge ainsi, « pourquoi cette femme qui se coiffe ressent le besoin de lever la jambe pour se faire voir ? Pourquoi est-elle à moitie habillée ? Et pourquoi en deux mots cette mise en scène si peu plausible?». Il continue, « Elle n’a personne à aguicher et le voudrait-elle, que sa grossièreté en interdirait de facto toute perspective et de fait elle ne nous aguiche pas. Cela aura été sûrement recherché par une femme à la toilette et plus encore une femme au miroir ou

qu’Alice voulait faire l’amour avec moi, je me sentis essentiellement effrayé. Le sadisme de cette image voulait de moi la chair et l’esprit… La chose se produisit ainsi, que je ressentis d'abord une énorme détresse, puis un malaise, puis des nausées, et impossible de leur donner une suite naturelle. Subitement arrivèrent des tourbillons autour du crâne, un sueur froide, des tourbillons comme si je me trouvais immergé à une grande profondeur, l'ascension des bulles se faisant par les yeux et les oreilles. Je ressentais encore que mon cœur s’éloignait vers des espaces de plus en plus étranges. Quelqu’un dut m’aider à ce moment-là, je ne savais qui, mais certainement c’était ma chère femme car elle croyait me voir mourir. Je revins à moi et souris, on me souriait : tout était en place, et Alice avait repris sa figure dans le cadre». Jouve Pierre Jean, « Le tableau », Prose, Paris, Mercure France, 1960, pp.45-49, in Balthus, catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.64-65. 300 GILLE Vincent, « Divagations sur l’Alice de Balthus », http://www.lignesdefuite.com/Peintures/Divagations/Balthus.htm 225 toute autre œuvre qui aurait tout sincèrement joué le jeu de la beauté plus ou moins idéale, d’une représentation féminine reprenant les canons en usage, fusse a minima. Mais il n'en est rien, loin de nous séduire, cette œuvre nous heurte… Cette présence, la fille aveugle, nous tient, elle ne nous voit pas et personne d’ailleurs, dans le miroir n’a d’image. On ne l’atteint pas, face à elle nous sommes désarmés. Cette présence purement fantomatique mais, c’est exprès, cette jambe levée et notre regard qui glisse le long des cuisses et remonte, ne peut que remonter. Ce que nous voyons là, en réalité, nous regarde, cet œil sous la jupe, une impossible présence, une apparition, un vrai danger…301 ».

Ces remarques sur la perception d’Alice, considérée par V. Gille comme une créature fatalement décalée et ambivalente car tendue entre un regard effrayant, aux yeux « délavés comme aveugles », et le grotesque de la mise en scène de son sexe de femme, transformé en figure d’horreur au centre de la toile que d’après lui Balthus nous impose, ces remarques retiennent toute notre attention. En effet, cette monstration du corps d’Alice, placé près de la surface de la toile dans cette pose peu naturelle, figée, suspendue dans le vide du temps et de l’espace, serait excessive, du fait que le peintre pousse à l’extrême cette trop grande présence qui nous montre une vision inattendue de

301 Ibid. 226 ce corps féminin « étrangement inquiétant » derrière lequel semblent se dissimuler d'autres formes plus sombres et torturées.

Cette vision d’Alice dans le miroir, qui est sans doute celle d’une ombre, toujours inquiétante, toujours intrigante, comme cela à été souligné auparavant, serait propre à évoquer d'emblée une toute autre représentation, caractérisée par sa monstruosité : la gorgone Méduse, figure de terreur et d’épouvante, personnage mythologique « celle qui avait la mort dans les yeux ». Monstre toujours représenté de face, comme un masque ou comme personnage en entier, c’est son visage qui fait front à celui qui la regarde. En

Grèce antique, elle occupe une place importante, parce que ce « masque monstrueux de Gorgô traduit l’extrême altérité, l’horreur terrifiante de ce qui est absolument autre, indicible, l’impensable, le pur chaos : pour l’homme, l’affrontement avec la mort de l’œil de Gorgô s’impose à ceux qui croisent son regard, transformant tout être qui vit, se meut et voit la lumière du soleil en une pierre figée, glacée, aveugle, enténébrée »302. D’après Jean Clair303, dans les premières évocations de Méduse retrouvées dans des textes dès le début du VIIIe, et dans la plastique au cours de la seconde moitié du VIIe siècle, sa vision était insupportable à l’œil humain, « elle incarne l’horreur », son visage monstrueux possède des caractéristiques masculines. Elle se 302 VERNANT J.-P., La mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1986, p.12. 303 Clair Jean, Méduse : Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard, 1989, p.11. 227 transforme ensuite, « s’adoucit et se féminise et, au milieu du Ve siècle, devient une adorable et séduisante personne ». Mais quelles que soient « les modalités de distorsion retenues » entre la représentation de l’extrême laideur et la représentation de beauté séduisante, certains traits se maintiennent, et la figure de Méduse joue systématiquement des interférences entre l’humain et le bestial, associés et mêlés de façons diverses : « La tête, élargie, arrondie

évoque une face léonine, les yeux écarquillés, le regard fixe et perçant, la chevelure est traitée en crinière animale ou hérissée de serpents… La peau parfois sillonnée de profondes rides304 ». Ces traits, comme le souligne

Vernant, provoquent un « effet d’inquiétante étrangeté, un monstrueux qui oscille entre deux pôles : l’horreur du terrifiant, le risible du grotesque ».

Cette inquiétante étrangeté est ce qui se traduit en termes freudiens par l’angoisse de castration, car le Gorgô est une représentation du sexe de la femme, nous dit Freud dans son texte La Tête de Méduse305, il rattache dans cet article l’effroi de la castration à l’équation décapiter = castrer. La tête de

Méduse touche à l’expérience du garçon : « la perception du sexe d’une femme, probablement d’une adulte, paré d’une toison essentiellement celui de la mère », expérience que rend crédible la menace de castration. Elle est le symbole de l’horreur du fait que l’exhibition des organes génitaux est

304 Vernant J.-P., La mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1986, p.32. C’est nous qui soulignons. 305 Freud S., La tête de Méduse, Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, pp.49-50. 228 apotropaïque, porteuse d’effroi : « si la tête de Méduse se substitue à la figuration de l’organe génital féminin, ou plutôt si elle isole son effet excitant l’horreur de son effet excitant le plaisir, on peut se rappeler que l’exhibition des organes génitaux est encore connue par ailleurs comme acte apotropaïque »306.

La figure de Méduse condense en elle la confrontation au féminin en tant qu'absence et les différentes défenses possibles devant ce qu’il y a d’insoutenable dans cette confrontation pour les hommes comme pour les femmes puisque sa vue rend rigide d’effroi, change le spectateur en pierre avec son regard fixe et perçant. Ainsi, ce masque d’horreur de la Méduse, loin d’escamoter la castration, l’évoque, et par là comme le sexe de la femme, est cause d’horreur307.

C’est pourquoi on pourrait dire à juste titre que voir Alice, c’est en effet comme voir la Méduse et la puissance menaçante de la féminité que de toute

évidence son corps nous révèle, à travers ses traits bouleversants qui inspirent l’effroi. Avec son regard hideux et son sexe effroyable, « elle sera l’unique figure munie de poils pubiens de toute la peinture de Balthus308 » et dont la vision jette l’épouvante. Ce sexe velu et bridé d’Alice avec ses lèvres qui ressemblent à des paupières hypertrophiées, évoquent bien un œil à demi

306Ibid. 307 Ibidem. 308 Fox Weber Nicolas, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.360. 229 fermé; « ce que nous voyons là », comme le souligne Vincent Gille309, « en réalité nous regarde ». Ainsi, la vision de cet œil sous la jupe d’Alice, nous remplit d’angoisse dans la mesure où ce regard entre les plis et les poils, semble nous fixer sans que nous puissions le voir. « Plus qu’un sexe, c’est un

œil maléfique qui se jette sur nous». Cette « impossible présence, cette apparition » sous l’aspect mortifère, tel une gorgone, Alice dans le miroir nous pétrifie dans cet affrontement direct de la puissance qu’elle exige, pour qu’on la voie et qu’on rentre dans le champ de la fascination, avec le risque de s’y perdre.310

5.2.1 ...Ou de l’autre côté d’Alice !

309 Gille Vincent, « Divagations sur l’Alice de Balthus », http://www.lignesdefuite.com/Peintures/Divagations/Balthus.htm 310 C’est justement ce qui arriverait à Tonino, l’un des personnages du roman de Jacques Biolley, Dans la rue de Balthus : « [...] A trois mètres d’Alice, Tonino restait pétrifié. Il savait que le sexe avait été peint d’une manière réaliste. Il s’en était aperçu comme tous les badauds de la journée. Maintenant, il n’osait plus regarder à cet endroit et, dans la pénombre, ses yeux montaient vers le ventre d’Alice voilé par un tissu transparent qui laissait apparaître son nombril. Il voulut faire un pas de côté et s’éloigner, mais n’y parvint pas. Ses jambes restaient immobiles, comme si elles étaient de pierre. Le sein lourd et dénudé d’Alice captivait son regard. [...] Il décida de s’avancer avec, pour prétexte, l’intention de lire le titre du tableau. Ses jambes firent péniblement trois pas. Mais alors qu’il s’était interdit de regarder autre chose que le titre, il perçut qu’il avait basculé dans l’aire vitale appartenant à Alice. Après avoir lu rapidement : Alice dans le miroir, il ne put s’empêcher de regarder le visage de la femme. Instantanément, il se sentit rejeté vers l’arrière. Effrayé, il répétait dans son italien qui rendait savoureuse même une expression de peur : « Elle n’a pas d'yeux ! Elle n’a pas d'yeux ! Mais elle m'a vu ! Elle m’a vu ! » Il recula encore, sans savoir ce qui lui arrivait. Le titre du tableau était pourtant explicite : ce n’était pas Alice que l’on voyait, mais le reflet d’Alice dans un miroir. Et en face de qui ce reflet peint se trouvait-il ? En face de Tonino. Tonino bien vivant. Donc, face à lui un reflet. Oui, Tonino confronté à sa propre image au féminin, avec le sexe charnu, le sexe bien visible et le sein lourd. Par le biais de ce reflet vivant, Tonino découvrait de manière hallucinante ce qu’aurait éprouvé un homme confronté à une image de lui nouvelle, avec un sexe fendu et des seins grands et ronds... » Biolley Jacques, « Dans la rue de Balthus », Romain, Paris, Biro éditeurs, 2008, p.283-285. 230 Mais voilà que cet étonnant tableau d’Alice dans le miroir de Balthus nous réserve encore des surprises car faut-il préciser que d’après un certain nombre de biographes311, ce tableau nous renvoie vraisemblablement de par son titre à

De l’autre côté du miroir, deuxième roman consacré à Alice par Lewis

Carroll. Ce qui irait à l'encontre de ce que nous avons souligné dans les chapitres précédents. En effet, d’après nous, les deux ouvrages de Lewis

Carroll dédiés à Alice, ont eu de quoi charmer l’esprit du peintre, du fait qu’ils portent en germe une imagerie complexe où Balthus aurait pu puiser des métaphores telles que le miroir, le jeu de cartes, le chat et le thème de l’enfance, qui, aux yeux du peintre, ont su épouser les méandres et les désirs de l’âme enfantine et le refus d’un monde adulte. Ces deux ouvrages de Lewis

Carroll consacrés à Alice ainsi que les Images d'Épinal et Struwwepeter, auraient même par ailleurs inspiré le peintre vers la fin des années trente pour la réalisation d’une étude sur la littérature pour les enfants, destinée à la revue

Le Minotaure.

Dans cet essai, le peintre voulait déterminer les caractéristiques prédominantes de différentes cultures quels traits distinguaient les histoires anglaises des françaises ou des allemandes. Avec ces grands ouvrages comme principaux exemples, il avait élaboré une théorie sur « l’absurdité anglaise, le

311 Voir notamment à ce sujet : Nicolas Fox Weber, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.360. Sabine Rewald, Balthus, Le temps suspendu, Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.13 et Rose-Marie Gropp, Balthus à Paris, Actes Sud, Paris, 2008, p.60. 231 légalisme français, et l’art de faire peur des Allemands ». Mais, malheureusement le seul exemplaire de ce texte aurait été oublié dans un train par son auteur qui ne l’a plus jamais réécrit par la suite312.

Cela dit, dans ce tableau d’Alice dans le miroir, il y a certainement une allusion aux romans consacrés à Alice par Lewis Carroll, mais qui, d’après nous, irait bien au delà d’une simple évocation de par son titre. En effet, en ce qui nous concerne, nous sommes en opposition avec ce qui a été dit à ce sujet par Rose-Marie Gropp313 qui avance que même si elle retrouve une « certaine allusion de l'œuvre Carrollienne dans ce tableau de Balthus », elle souligne par ailleurs : « qu’on ne discerne pas d’emblée ce lien plausible entre la petite héroïne et le contenu des histoires de Carroll » et cela, « même en faisant une interprétation très profonde de ce qui s’y déroule et [de] la jeune femme à l’attrait étrange qui figure dans la peinture de Balthus314 ».

Mais selon nous, ce serait justement sur ce point précis que se situe le génie de l’artiste, qui se dénote dans cette extrême originalité de nous montrer cette

Alice dans le miroir, bien qu'inspirée de sa proche amie Betty Leyris315. Vu que Balthus semble la reconstruire à l’aide de morceaux choisis, « tel un

Frankenstein l’aurait fait pour sa créature », il nous montre cette image que

312 Fox Weber Nicolas, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.62-63. 313 Gropp Rose-Marie, Balthus à Paris, Actes Sud, Paris, 2008, p.60. 314 Ibidem. 315 D’après Nicolas FOX Weber, c’est Betty Leyris, épouse de Pierre Leyris, ancienne danseuse qui posa, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.362. 232 l’on pourrait croire « sortie des eaux marécageuses de troubles rêves, à mi- chemin de ces rêveries où s’élaborent d’obscures métamorphoses316». Autant dire du titre du tableau qui fait allusion au miroir, qu'il est censé d’emblée nous permettre de mieux comprendre le dispositif de la toile et qu'il ne fait que rajouter à l’originalité de l’œuvre car le miroir dans lequel Alice est supposée se regarder, le spectateur ne le voit pas puisque « le miroir, c’est le spectateur », nous dit Balthus317. (Nous y reviendrons).

En effet, Balthus d’après nous, réussirait à nous montrer dans ce tableau d'Alice dans le miroir la même sorte de représentation fortement imagée par

Lewis Carroll dans ses deux ouvrages dédiés à Alice, et qui ont pour thème les métaphores de la croissance de la petite fille, puisque dans les premiers récits des Aventures d 'Alice au pays des merveilles, Alice change inopinément de taille, et ces brusques changements de son corps seront provoqués par la nourriture qu’elle absorbe, faisant d’elle tour à tour une naine ou une géante. Et plus tard, dans De l’autre côté du miroir, elle passe de pion de l’échiquier pour accéder au rang de reine. Mais, quoi qu’il arrive,

« Alice n’aurait pas toujours la taille appropriée à ce qu’elle souhaite et, lorsqu’elle l’obtient, celle-ci peut devenir un obstacle par la suite, voire une nouvelle source d’ennuis », dans cet univers peuplé de créatures surprenantes

316 Brion Marcel, « L’art Fantastique », Paris, Marabout Université, 1961, p.303. 317 Lettre du 18 janvier 1934, in Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, p.158. 233 dans lequel elle bascule. Comme lors de sa chute dans le terrier du lapin blanc : « voici maintenant que je m'allonge comme le plus grand télescope du monde ! Au revoir, mes pieds ! » (car lorsqu’elle regardait ses pieds, ceux-ci lui semblaient être presque hors de vue tant ils devenaient lointains). « Oh !

Mes pauvres petits pieds, je me demande qui, à présent, vous mettra vos bas et vos souliers, mes chéris ? Pour ma part, je suis sûre d'en être capable ! Je serai certes bien trop loin pour pouvoir m’occuper de vous. Vous n’aurez qu’à vous débrouiller tous seuls… Sa tête heurta le plafond de la salle ; en fait elle mesurait maintenant plus de deux mètres soixante-quinze ; elle s’empara aussitôt de la petite clé d’or et revint en toute hâte à la porte du jardin. Pauvre Alice ! Tout ce qu’elle put faire, ce fut de se coucher sur le flanc pour regarder d’un œil le jardin ; mais passer de l’autre côté était plus que jamais impossible, elle s'assit et se remis à pleurer»318.

Concernant ces transformations et changements brutaux d’Alice qui ne cesse de grandir ou de rapetisser, comme le soulignent Jean-Jacques Lecercle319 et

Sophie Marret320, elles représenteraient dans l'œuvre de Lewis

Carroll « l’anticipation métaphorique de la métamorphose qui fera de la

318 Caroll L., Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, in Lewis Carroll œuvres, Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 103-104. 319 Lecercle Jean-Jacques, « Impossible Alice », Alice, Paris, Autrement, 1998, p. 27. et « Lolitalice », Lolita, Paris, Autrement, 1998, p. 92. 320 Marret Sophie, « Impossible Alice », dans Alice, (ouvrage collectif) sous la direction de Jean- Jacques Lecercle, Paris, Autrement, 1998, p. 57. 234 petite fille une femme ». Le monde des merveilles, nous dit Sophie Marret, offrirait ainsi à Alice « l’opportunité de changer d’état, selon ses désirs… Les changements de taille de l’enfant sont toujours liés à la réalisation de l’un de ses souhaits. Paradoxalement, comme de nombreux critiques l’ont souligné, le premier souhait d’Alice est de rapetisser. Ce souhait n'obéit pas véritablement

à une logique textuelle qui viserait à lui permettre de s’introduire dans un monde souterrain de la taille des créatures qu’elle va rencontrer. L’enfant, en effet, a pénétré sans mal dans le terrier du lapin blanc. Ce changement de taille obéit plutôt à une logique fantasmatique, celle d’un retour régressif vers le monde de la petite enfance, qu’Alice a déjà quitté. Alice s’ennuie,

Lewis Carroll replonge l’héroïne dans l’imaginaire enfantin dont elle est privée puisqu’elle n’a pas à sa portée de livres d’images, ceux dont sont issus les lapins qui parlent. L’univers mental de l’enfance apparaît de ce fait comme un monde merveilleux et inaccessible321 ».

Cependant, il faut rappeler par ailleurs que l’image d’Alice, comme nous l’avons vu lors des chapitres précédents, ne se limiterait pas uniquement aux dessins de Tenniel ou de Caroll. En effet, « elle est aussi faite de photographies, prises par Carroll lui-même, des petites filles, au premier rang desquelles Alice Liddell, l’enfant qui fut à la fois la cause et la première

321 Ibid., p. 57-58. C’est nous qui soulignons. 235 destinataire des contes. Comme si le mythe d’Alice était dès l’origine saisi par la photographie322».

C’est pourquoi nous avons fait le rapprochement des sphères visuelles et littéraire de l’œuvre de Lewis Carroll et celles de l’œuvre picturale de

Balthus, rapprochement jusqu’alors inédit, et cela afin de mettre en relief tout ce que l’un doit à l’autre. C'est notre parti pris, même s’il est difficile de savoir si Balthus connaissait l'œuvre photographique de Lewis Carroll, étant donné qu’elle n’a été que redécouverte tardivement en 1949 par Helmut

Gernsheim dans son livre Lewis Carroll Photographe323.

En ce qui nous concerne, on ne peut qu'être frappé des nombreuses similitudes existantes entre certains tableaux de Balthus et les représentations photographiques de Lewis Carroll que l'on retrouve par exemple, entre le tableau de Balthus d’Alice dans le miroir et l’une des plus célèbres et la plus exemplaire de toutes les photos déshabillées de Lewis Carroll, photographie sur laquelle nous avons porté un intérêt particulier lors des chapitres précédents. Celle de la petite Irène Mac Donald qui fut prise à Christ Church en juillet 1863, qui porte le titre « It won’t comme smooth » (Ill.7), qui signifie littéralement en français « Cela ne veut pas devenir lisse ». Cette

322 Wetzel Michael, « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », dans Alice, (ouvrage collectif) sous la direction de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Autrement, 1998, p.121. 323 Gernsheim Helmut, « Lewis Carroll photographe victorien », éd. F.M Ricci, Milan et Chêne, Paris, 1979, p.11. 236 impossibilité à défriser (ou à démêler) fait allusion à la chevelure du modèle.

On remarque en effet, l'étonnant parallèle existant entre ces deux scènes, comme suspendues à un impossible coup d’œil du photographe et du peintre qui brouillent le temps chronologique qui efface ici la distinction entre passé et présent, « pour aspirer l’observateur dans le temps de l’œuvre » dont il est absolument frappant de constater la puissance ainsi que la prépondérance de ces deux corps qui occupent tout l’espace de la scène. Mais tout aussi saisissant est le décor dans lequel les artistes les placent, qui est le même, à quelques détails près, entre l’enfant et la jeune femme qui se tiennent debout dans un coin de la pièce, austère et dépouillé, où le carrelage et un tapis orné d’un discret motif à losanges, où des dalles nues et de vieilles chaises cannées font le seul décor.

C’est ainsi que l’on retrouve également dans la photo la petite Irène Mac

Donald, debout face au spectateur et à côté de la chaise vide où repose l’extrême bord d’un miroir qu’elle tient baissé dans la main gauche, tandis qu’une brosse à cheveux pend au bout de sa main droite. L’enfant est habillée d’une longue robe de nuit blanche épaisse et inélégante, boutonnée jusqu’au cou, qui est en effet, à l'opposé du déshabillé vaporeux destiné à mettre en valeur la puissante sensualité des formes montrées dans le tableau Alice dans le miroir, qui élevant haut une de ses jambes sur le « placet de sa chaise

237 cannée », nous « montre bien ostensiblement son sexe de femme ».

Mais il est aussi frappant de constater qu’une même inquiétude se lit sur chaque trait de leur physionomie, en témoignent les regards sombres et perdus, ainsi que leurs front plissé et les cheveux défaits, qu’Alice à son tour, semble démêler en tenant le peigne d’une main, tandis que de l’autre main, le petit miroir de main ayant disparu, elle empoigne ses cheveux. Pourtant, cette absence du miroir dans le tableau de Balthus ne serait qu’un artifice, étant donné que d’après le peintre lui-même, le miroir dans lequel Alice est supposée se regarder, le spectateur ne le voit pas, puisque « le miroir, c’est le spectateur »324.

Ce serait donc ainsi que de cette manière, le peintre dans cette étrange scène

« fait passer le spectateur de l’autre côté du miroir, le transformant en voyeur », qui envahit l’intimité de cette Alice qui elle non plus n'a pas fini de grandir et n'est pas à la bonne taille, laquelle, surprise dans sa toilette, se donne en spectacle à son insu et comme envoûtée à son tour par l’image qui, dans le miroir la « regarde » et la « juge », demeure figée par cette scène, qui serait absolument invisible et inaccessible puisque extérieure au tableau.

Voilà donc ce qu’il y a de véritablement singulier dans le tableau d’Alice dans le miroir : on a l’impression que Balthus se serait donné beaucoup de

324 Lettre du 18 janvier 1934, in Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, p.158. 238 mal à procurer un lendemain à cette image immarcescible d’Alice de Lewis

Carroll, à travers ce corps délibérément tourmenté et inachevé d’Alice dans le miroir. Le peintre en bon visionnaire, et avant tant d’autres méconnus et célèbres dont le plus récent Tim Burton325, mettait déjà en scène en 1933 une

Alice qui peine à devenir jeune femme.

Il aborde ainsi à son tour dans ce nu, par le jeu des métamorphoses, la question du devenir de la petite fille, mettant en place une fantasmagorie des images du corps où s’articule « l’anticipation métaphorique de la métamorphose qui fera de la petite fille une femme », mais représentée sous une forme stupéfiante dans cette Alice dans le miroir.

En effet, dans ce tableau d’Alice, comme le souligne Jean Clair, Balthus représente « sous une forme stupéfiante cet état d’indistinction, d’indifférenciation sexuelle et sociale, antérieur au rite, et plein de violence qui est celui où l’être n’a pas encore reconnu son rôle. Cette étonnante figure aux yeux aveugles annonce les dormeuses des années suivantes. Absente à elle-même, ignorant encore que le regard de l’autre s’est posé sur elle, elle exhibe d’autant plus violemment ses attributs, le sein trop lourd, le sexe fendu et proéminent. Rien pourtant de moins érotique que cette provocation car rien n’éveille moins le désir que la vision d’une chrysalide, d’une larve ou d’une

325 Tim Burton réalisateur américain adapte au cinéma en 2010 l'univers de Lewis Carroll avec Alice au pays des merveilles en 3D. Il met en scène une Alice devenue jeune femme, en proie à des questions existentielles. 239 momie. S’il y a érotisme, ce serait celui d’un mysterium tremendum, né de l’horreur indifférenciée de la gésine ou du tombeau»326.

Cette thématique et fantasmatique carrollienne, on la retrouvera en effet dans de nombreux tableaux à venir de Balthus où il n'est pas difficile à première vue de percevoir plus qu’une certaine réminiscence des Alice de Carroll dans lesquelles la petite fille « soumise au passage du temps et aux lois du monde profane est transfigurée, fixe dans le hors-temps de l’éternelle enfance »327.

326 Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.49. 327 Bretzel Michael, « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », dans Alice, (ouvrage collectif) sous la direction de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Autrement, 1998, p. 128. 240 CHAPITRE VI « Le Peintre et ses modèles ».

6.1 « Variations sur le portrait mondain » : Tableaux d'artistes, écrivains, intellectuels et marchands d'art.

Après l'exposition à la galerie Pierre à Paris en 1934, Balthus, qui voulait se faire remarquer en provoquant, réussit son pari en suscitant un scandale dans la presse française. Il sera ainsi accusé de « morbidité », de « fanatique de la nymphomanie », et catalogué comme « Freud de la peinture»328. Cependant, malgré ses débuts explosifs, il ne vend aucune toile et sa situation financière reste mauvaise. En témoigne son courrier adressé à Magrit Bay, une semaine après l’inauguration de l’exposition : « Cette exposition, à ma grande surprise en ces temps où règne tant d’indifférence aux travaux intellectuels, a fait grande sensation et provoqué de nombreux débats. Tous les gens, quelle que soit leur importance, ont été choqués, excités, profondément émus ou enthousiastes, car selon l’opinion générale, il s’agirait de l’exposition la plus importante de ces dix dernières années. Voilà donc que mon étoile se met enfin à briller ! Bien sûr, je n’aime pas l’enthousiasme tapageur… Mais je suis content d’avoir pu toucher certains, parmi les grands et les vrais… Ainsi

328 Cité par Sabine Rewald in « Balthus , Le temps suspendu » p.15. 241 je n’aurai pas lutté, je ne me suis pas privé en vain. Il en est qui comprennent quand quelqu’un a quelque chose d’important à dire… Ce fut une victoire morale, l’argent n’en étant pas l’objet… J’avais seulement pour objectif de donner un violent coup de gong pour, en quelque sorte, secouer les gens, les rendre plus conscients. Je crois avoir réussi… Ma situation financière demeure tragique, et je viens à me demander si, compte tenu des circonstances, je pourrais continuer à exprimer tout ce que j’ai à dire329 ».

Toutefois, Balthus attire l’attention d’un cercle restreint de collectionneurs, marchands et écrivains parmi lesquels Pierre Matisse, le fils d’Henri Matisse, venu s'établir à New York en 1924 comme marchand de tableaux et qui deviendra de 1938 à sa mort en 1989, le seul représentant de Balthus en

Amérique. On retrouve par ailleurs le collectionneur et conservateur américain James Thrall Soby qui, impressionné par les tableaux lors de l'exposition, achètera la même année La Toilette de Cathy et quelques années plus tard en 1937 il acquerra La Rue puis La Leçon de guitare en 1939.

L'exposition suscite aussi l'admiration de la vicomtesse de Noailles, de Pierre

Jean Jouve et d'Antonin Artaud qui prendra la défense du peintre dans un article publié dans la Nouvelle Revue Française330. C’est avec lui que Balthus vécut une des scènes les plus marquantes de son existence. Alors qu’il entre

329 Lettre de Balthus à Margrit Bay du 20 avril 1934, cité par Sabine Rewald in « Balthus, le temps suspendu » p.15. 242 un jour dans la salle des Deux magots, en compagnie de Derain, Giacometti et d’autres peintres, un homme qu’il n’a jamais vu, au regard halluciné qui le transperce se jette sur lui. Cet homme, c’est Antonin Artaud, frappé par la ressemblance qui l’unit à cet inconnu dans la brasserie. Le poète a reconnu en

Balthus son double dont il échafaudera toute une théorie avant d'en être hanté jusqu’au délire. Cet événement fut le point de départ d’une profonde amitié.

Dès lors, les deux artistes se fréquentèrent assidûment. Un lien étrange les unissait, Balthus le croyait, d'autant qu'il lui doit d'être encore en vie car, comme nous l’avons dit auparavant, en juillet 1934, le poète sauva de justesse le peintre du suicide, victime d’une intense dépression, qui l’amena à délaisser la peinture pendant quelques mois après l’exposition de la galerie

Pierre. Cependant, il réalisa les décors de théâtre pour la mise en scène très controversée, au théâtre des Champs-Elysées, de Comme il vous plaira dans une adaptation de Jules Supervielle. Et c’est vers la fin de l’année 1934, que

Balthus se mit à peindre des portraits de commande qu’il appela ses

« monstres331 ».

En effet, comme il a été souligné lors d'un récent travail sur Balthus et le

330 « Il semble que fatiguée de décrire des fauves et d’extraire des embryons, la peinture veuille en revenir à une sorte de réalisme organique, qui loin de fuir la poésie, le merveilleux, la fable, y tiendra plus que jamais avec des moyens plus sûrs… » Artaud Antonin, « Exposition Balthus à La Galerie Pierre », texte publié dans La Nouvelle Revue Française, Paris, n° 248, mai 1934, pp 899-900, in Balthus, catalogue du centre Georges Pompidou, Paris,1993, p.41. 331 Entretien avec Antoinette de Watteville à Lausanne, le 6 décembre 1979. Cité par Sabine Rewald in Balthus, le temps suspendu, p.18 243 portrait réalisé par Camille Viéville332, le portrait dans l'œuvre de Balthus prend toute son importance pendant les années 1920 et 1930, période pendant laquelle l’artiste « assoit sa singularité (et) il insuffle à ses portraits un goût pour le détournement qui constitue à l’évidence une grande part de son originalité : tout en se nourrissant de l’art du passé ». Notamment marqué en profondeur par son environnement familial, au milieu d’artistes, et par ses voyages en Italie, il ne reste pas insensible aux fresques de Piero Della

Francesca, ni aux multiples séjours en Suisse auprès de Hanni et Margrit Bay et sa rencontre avec la peinture de Reinhardt et nombre d’autres influences qu’il va utiliser pour instaurer sa propre conception du portrait restent des fondements avec lesquels Balthus « construit son rapport passionné à la figure ».

Parmi les commandes des portraits « mondains » qui parviennent au peintre après sa première exposition et durant les années parisiennes de 1934 à 1939, nombreux sont les portraits qui nous donnent aussi l’impression que l’influence de Hogarth et sa peinture de genre, se fait à nouveau sentir dans ses œuvres, du fait que Balthus semble attribuer à ces toiles le même accent satirique, mais sans toutefois tomber dans l'excès de la caricature.

Comme Hogarth, il semble chercher à exprimer un message moral souvent

332 Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.18. 244 moqueur, qui dénonce la débauche ou la superficialité de ses contemporains et tout particulièrement de la bourgeoisie. Une dénonciation, impitoyable, qu’il présente d'une manière qui laisse apparaître un sentiment d'agressivité vis-à-vis de certains sujets, car le peintre procède au « détournement iconographique », comme le souligne Camille Viéville, ce « détournement formel repose quant à lui sur la déformation du corps des modèles. Balthus, à des fins diverses mais toujours signifiantes, maltraite les proportions, étire les membres, creuse les poitrines, grossit les têtes. Ce type de détournement ne concerne que les femmes. Pourquoi les femmes ? Probablement parce qu’il se permet davantage de façonner l’image de son modèle lorsqu’il est de sexe féminin. Il y a certainement là, sous-jacente, l’idée d’une possession, au sens magique du terme : ces femmes apparaissent littéralement sous l’emprise esthétique de l’artiste333 ».

Ainsi faut-il attendre 1934 pour que Balthus risque un premier

« détournement formel » avec le portrait de Silvia Loeb (Ill.39). Née en 1905, elle est l’épouse du marchand d’art Pierre Loeb que l’artiste rencontre au cours du mois de décembre 1933 par l'intermédiaire de Wilhelm Uhde, critique, collectionneur et ami de son père. Pierre Loeb monta en avril 1934 la première exposition personnelle de Balthus à la galerie Pierre. Il commande le

333 Ibid, p.109. 245 portrait de sa femme à Balthus, alors que le peintre est installé dans son atelier de la rue de Furstenberg. Les séances de pose de madame Loeb avaient lieu une fois par semaine et duraient à peine cinq minutes pour dix minutes de repos, à cause de la santé fragile du modèle à l’époque334. Une fragilité que le peintre accentue lorsqu’il peint son corps disproportionné « flottant dans sa blouse » et longue jupe obscure à « l’allure maladive et l’expression d’une indicible tristesse », qui témoignent d'une santé vulnérable.

Ce traitement particulier que Balthus donne aux formes, comme le souligne

Camille Viéville, n’est pas réservé seulement à la figure de madame Loeb, mais aussi au mobilier qui, dans ce portrait, renforce le déséquilibre dans le décor et « donne la sensation surprenante d’avoir pénétré un monde de poupée335 ». Le mobilier modeste représenté par une simple chaise cannée et une table en bois contraste en effet, avec « l’allure sophistiquée » de madame

Loeb. « La perspective – que Balthus a voulue déséquilibrée – et la taille des meubles suggèrent une inadaptation douloureuse du modèle à son environnement et une sourde difficulté à être au monde. L’admiration que le marchand porte à l’œuvre du peintre permet au jeune homme de livrer un portrait à la fois peu flatteur, fortement stylisé et expressif »336, mais que,

334 Entretien avec Mme Loeb à Paris, janvier 1980. Cité par Sabine Rewald in Balthus le temps suspendu, p.50. 335 Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.109 336 Ibid, p.110. 246 d’après Sabine Rewald, « les Loeb n’accrochèrent jamais dans leur élégant appartement ».

Cependant, la même année de l’exposition à la galerie Pierre, Antonin Artaud fit appel à Balthus pour réaliser les décors et les costumes pour Les Cenci, pièce adaptée d’après Shelley et Stendhal par Artaud, présentée en mai 1934 aux Folies-Wagram. Dans cette pièce « qui constituait l’illustration de sa théorie du Théâtre de la Cruauté », Lady Iya Abdy, d’origine russe, d’une famille d’écrivains et d’artistes, joue le rôle de Béatrice, personnage principal de l’œuvre. Ce choix fut d’après le propre aveu de Balthus fait « à la grande surprise de tout le monde » car le rôle de Béatrice était considéré parmi l’un des plus grands rôles de femme du théâtre et Iya Abdy semble s’improviser dans l’actuation337. Balthus représente ainsi en 1935 Lady Iya Abdy (Ill.40) et explore encore la question du détournement338. Il la place ainsi dans une pose d’une très grande théâtralité et donne à la jeune femme une stature et une

337 « … Quant au mystère Iya Abdy… Il ne faut pas chercher bien loin…C’est elle qui fournit les fonds. En outre soyons juste, le théâtre est le rêve de cette femme qui est l’enfant d’un couple d’acteurs jadis illustres en Russie -Disons donc qu’elle a cela dans le sang et puis voilà trois ans qu’elle prend des leçons de diction. Mais il y a surtout une chose qui, actuellement, me pousse à me mêler de ce genre d’affaires : c'est que j’entre en contact avec des gens dont je puis avoir besoin- Voilà une phrase surprenante de ma plume, n’est-ce pas !- Ainsi Lady Abdy peut être très utile pour moi, d’ailleurs l’a été déjà, oh certainement pas par intérêt humain, ou par amitié, mais simplement par snobisme ou par politique mondaine- Mais que m’importe les mobiles de ces gens-là que je considère comme des fantoches qui doivent me servir pour arriver à mes fins. Je suis tout aussi capable qu’eux d’hypocrisie, Seigneur ! Moi, on ne peut pas m’avilir, mon cœur est trop haut placé, mais tous les moyens sont bons… ». Lettre de Balthus à Antoinette de Watteville, 9 février 1935 in Balthus Correspondance, p.322. 338 Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.110. 247 expressivité hors du commun, accentuée par sa robe, très proche d’un costume imaginé par Balthus pour le personnage de Béatrice Cenci dans la pièce d’Artaud339. On la voit debout, près d’une fenêtre et au milieu « d’un décor extrêmement géométrisé ». Iya Abdy penche étrangement la tête qu’elle pose sur son avant-bras droit, elle est comme figée sur la scène, dans des attitudes exaltées de son visage long et grimaçant « d’un masque appliqué340 ». Pendant que de la main elle tient une mèche de ses cheveux bouclés contre le cadre de la fenêtre, de la main gauche, elle repousse un voile transparent dans une atmosphère tragique que Camille Viéville rapproche de celle de « Cenci et du rôle de femme abusée et parricide tenu par la comédienne ».

Datant de la même période, on retrouve par ailleurs le portrait de La famille

Mouron-Cassandre, 1935 (Ill.41). Une année auparavant, lors de l’exposition de la galerie Pierre, Balthus avait fait connaissance de A. Mouron dit « Cassandre341 », par l'intermédiaire de la costumière Varia Karinska, qui avait travaillé pour les deux artistes en 1934. Pour Balthus, elle exécute les

339 Ibid. 340 Dans ce tableau, disait Antonin Artaud : « Balthus a peint Iya Abdy comme un primitif qui aurait peint un ange ; avec un métier aussi sûr, avec une identique compréhension des espaces, des lignes, des creux, des lumières qui font l’espace ; et dans le portrait de Balthus, Iya Abdy est vivante : elle crie comme dans une figure en relief et qui tourne dans un conte d’Archim d’Arnin. C’est le visage d’ Iya Abdy, ce sont ses mains que la lumière mange, mais un autre être, qui est Balthus, semble s’être mis sous son visage et dans son corps, comme un sorcier qui prendrait une femme avec l’âme, pendant que lui-même est poignardé dans son lit. Et c’est même Balthus qui fait d’Iya Abdy un fantôme mystérieusement incarné… » Antonin ARTAUD, Autour des Cenci, Œuvres, Gallimard, 2004, p.643-644. 248 costumes des Cenci et pour « Cassandre », elle réalise ceux d'Amphitryon 38 monté en octobre 1934 au théâtre d’Athénée et qui obtint un succès unanime, contrairement aux Cenci qui firent un terrible scandale342. Dès leur rencontre

J.-M. « Cassandre » commande à Balthus un portrait de sa famille et c’est dans son atelier de la rue de Furstenberg que Balthus reçut Madeleine

Mouron, qui posa plusieurs fois entre septembre et décembre 1935. Elle était

âgée de 46 ans en épousant Cassandre. Dans ce tableau de Balthus, elle est représentée avec sa fille Béatrice Cauvet, née d’un précédent mariage et de son fils Henri, âgé de dix ans, né de son mariage avec Cassandre. Balthus peint ainsi les trois personnages, dans une composition divisée en deux parties par l’austère décoration du tableau dans lequel on retrouve, à gauche, assis sur une table en bois, le jeune Henri, avec qui Balthus recourt encore au

« détournement » en introduisant à nouveau la disproportion. Vu qu'il est considérablement plus petit que les deux femmes, Henri « ressemble à une petite marionnette », habillé en petit marin avec son béret de matelot sur la tête qui en effet, n’est pas sans rappeler « le petit marin du tableau de La

Rue », il lit sagement, les yeux baissés sur son journal illustré. Pendant qu'à

341 Jean Marie Mouron dit « Cassandre », était un graphiste, rendu célèbre par les alphabets typographiques et surtout par les affiches qu’il avait créées qui se tournait depuis deux ans vers le théâtre. En 1949, il conçut le théâtre de plein air d’Aix-en-Provence, pour lequel il dessina les décors et costumes de Don Giovanni de Mozart. C’est à son instigation que Balthus fut appelé l’année suivante, pour créer ceux de Cosi fan Tutte. 342 COLLE LORANT Sylvia « Balthus au festival d’Aix-en-Provence », in Balthus catalogue des œuvres, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.78. 249 droite, sa mère Madeleine et sa fille Béatrice sont assises sur le même fauteuil qui semble très bas. La mère, figure frontale, aux joues rubicondes et au visage inexpressif, est habillée d'une longue robe noire aux motifs rouges et pose les doigts sur la main de sa fille dans un geste affectueux. Quant à

Béatrice, qui avait quinze ans, Balthus semble la soumettre également à d’étranges déformations : celles de son corps, dont il accentue les formes longilignes, ainsi que celles de son visage au regard buté, ainsi « le peintre a su saisir sa moue qui est celle que l’on rencontre parfois chez les enfants ayant grandi trop vite343».

En novembre 1934, la princesse Bassiano, née Marguerite Chapin Caetani, demanda à Balthus le portrait de sa fille, Lélia Caetani (Ill.42). Mécène d’origine américaine, la princesse Bassiano subventionna deux revues littéraires : Commerce publié à Paris de 1924 à 1932 et Botteghe Oscure à

Rome entre 1948 et 1960. Le peintre réalise en 1935 le portrait de Lélia

Caetani, qu’il qualifia de « grande perche » car elle était plus grande que lui et

« manquant assez de grâce, mais dont le visage n’est pas sans style et assez

XVIe siècle italien344 ».

Dans ce tableau, Balthus représente la jeune femme dans le jardin des

Champs-Elysées proche de la demeure des Caetani à Paris, habillée d’une

343 Ibid. p 80 344 Lettre à Antoinette de Watteville, 27 octobre 1934 in Balthus Correspondance, p.276. 250 tenue modeste composée d’une longue jupe noire discrète et d’un pull-over rouge, tenant à la main gauche un bonnet assorti. Son visage est doté d’une expression « songeuse et détachée », que Balthus accentua

« malicieusement » à sa taille, en la plaçant dans un décor dont les proportions sont diminuées, à l’exception des pigeons, c'est ainsi que les chaises du parc et une figure que l’on voit de dos ont la taille de jouets, tandis que la tête de Leila atteint le sommet des arbres. Par ailleurs, comme le souligne Camille Viéville, le fait que Balthus place la figure de Leila Caetani qui semble figée dans une pose statique au sein d'un paysage : « n’est pas novateur- cette tradition remonte à la renaissance ; ce qui l’est, c’est l’exagération à ce point d’une caractéristique physique détournée, à la fois

élément iconographique et stylistique original. Le jeu sur les agrandissements et les rétrécissements, thème issu de la littérature enfantine… (d’)Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, littérature tant appréciée de Balthus, est fréquent dans son œuvre345».

Cependant, Balthus n’épargnera pas sa personne et c'est encore cette même année de 1935, que celui qui s'autoproclame le « King of Cats346 » peint son autoportrait du même nom en français : Le Roi des Chats (Ill.43). Il se présente ainsi dans ce tableau qui, « malgré ses dimensions relativement

345 Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.116. 346 Lettre à Antoinette de Watteville, 9 février 1935 in Balthus Correspondance, p.323. 251 modestes, s’avérera une œuvre d’une surprenante monumentalité ». Celle-ci tient en effet à la manière dont le peintre, alors âgé de vingt-sept ans, s’est représenté sous les traits d’un « aristocrate byronien ou d’un souverain ».

Ainsi, voit-on sa longue silhouette debout, qui se détache du mur nu d’une pièce. Une main posée sur la hanche, l’autre serrée, crispée sur le revers du veston, il semble regarder droit devant lui avec dans les sourcils froncés et les yeux mi-clos, l’obstination la plus sombre. « Ce visage affirme l’orgueil, mais il avoue une lutte ; une idée de domination, sinon même de despotisme », qui s’exprime pour certains de ses biographes, symboliquement dans le fouet lové du dompteur que l’on retrouve sur le tabouret à côté de Balthus, ainsi que dans cet autre personnage, le fidèle compagnon du peintre, son chat emblématique347, qui vient à gauche appuyer son front sur l’autre jambe du peintre. Balthus applique ici comme dans d'autres de ses toiles le principe de la ''grande forme'', « à savoir le traitement d’un sujet mineur ou relevant de sa seule thématique personnelle par le biais d’un genre noble suivant les canons classiques de la peinture. Témoin la présence dans le coin inférieur droit du tableau d’un cartouche imitant l’antique dans lequel figure son titre complet à l’exemple des portraits des souverains : « A PORTRAIT OF / H. M. / THE

347 Le chat, animal emblématique dans l’œuvre de Balthus, joua un rôle déterminant aussi dans sa vie. Il est à la base des illustrations de Mitsou et il fait pour la première fois sa réapparition dans ce tableau de Balthus. 252 KING OF CATS / painted by / HIMSELF / MCMXXXV348 ». Lorsque le peintre entreprend ce tableau, il avait depuis traversé une longue période difficile, éprouvé par la préparation de son exposition de la galerie Pierre, par les décors et costumes des Cenci, ainsi que les longues hésitations sentimentales de la femme qu’il courtise depuis des années, et qui finalement, cède à ses avances, sans compter les nombreuses commandes de « portraits mondains » qui viennent finalement assurer son existence. C’est en effet, le début d’une réussite que Balthus laisse transparaître dans ce tableau celle d’un homme fier et sûr de lui-même qui continuera à peindre avec la même ironie ses portraits à venir.

C’est ainsi qu’en 1936, Balthus réalise la commande de la célèbre Vicomtesse de Noailles (Ill.44). Née Marie-Laure Bischoffsheim (1902-1970), issue de l'aristocratie financière par son père, Maurice Bischoffsheim (1875-1904) et descendante du Marquis de Sade par sa mère, née Marie-Thérèse de

Chevigné. Marie-Laure Bischoffsheim, était la petite-fille de la fameuse

Laure de Sade, Comtesse de Chevigné, l'une des modèles de la Duchesse de

Guermantes de Marcel Proust. Marie-Laure Bischoffsheim épousa en 1923 le

Vicomte Charles de Noailles. La Vicomtesse fut une figure du tout-Paris, mécène extravagante et généreuse dont le salon, dans l'imposant hôtel

348 Aubert Raphaël, La Paradoxe Balthus, Editions de la Différence, Paris, 2005, p.108. 253 particulier de la place des États-Unis, fut fréquenté par le gotha des Lettres et des Arts. Elle s'était éprise de Jean Cocteau ami de Crevel, d'Aragon, de Man

Ray, ainsi que Salvador Dali qui réalisa également, en 1932, un portrait de la

Vicomtesse.

Au moment où Balthus entre dans le cercle des Noailles, ceux-ci étaient en effet focalisés sur les surréalistes et la Vicomtesse, avec son époux, finance de nombreux artistes de ce mouvement, comme par exemple le film L'Âge d'or de Buñuel, qui fit un grand scandale à l’époque. Elle fut aussi mécène de

Balthus, qui toujours à l’écart du groupe surréaliste, réalisa le controversé portrait de la Vicomtesse. Au lieu de la faire poser dans le somptueux cadre auquel elle était habituée, le peintre a choisi de la placer dans « l’espace monastique » de son atelier de la cour de Rohan. On la voit inconfortablement assise sur une chaise en paille, près d’une petite table en bois, que Balthus peint dans une palette à dominante jaune qui accentue la finesse avec laquelle sont peints les meubles, les moulures du mur, les plinthes et le paillage de la chaise.

Cependant, comme cela a été souligné par de nombreux critiques du peintre, le fait que Balthus place cette personnalité parisienne dans son atelier avec cette posture étrange, au regard diffus, la simplicité de ses vêtements noirs et

à peine rehaussés d’une touche de rouge sur le corsage du modèle, fait penser

254 à une simple ménagère qui pousse un « ''ouf'' de celle qui a eu une rude journée ». Le peintre cherche-t-il à « ... punir la Vicomtesse d’être plus riche que lui, et veut-il montrer que, malgré la modestie de sa situation

économique, il est le maître?349 ». Il réduit ainsi la femme au statut « d’image plate superposée avec un pale décor ».

Par ailleurs, dans cette même série de tableaux peints par Balthus en 1936, on retrouve le portrait de son ami le peintre André Derain (Ill.45), (1880-1954).

Il fut l’un des grands initiateurs du fauvisme en 1905-1906 et quelques années plus tard, beaucoup lui attribuaient aussi un rôle important dans la naissance du cubisme vers 1910. Son œuvre était essentiellement picturale, mais il avait

également signé les décors et les costumes de nombreux ballets, illustré une trentaine de livres et il était également connu comme sculpteur. Balthus, à l’égal de tous ceux qui ont connu et fréquenté l’artiste, lors des conversations fréquentes dans sa maison atelier à Chambourcy : Braque, Reverdy, Oberlé,

Giacometti, Poiret, etc., portait une grande estime et admiration pour le peintre et louait sa culture et ses connaissances sur les sujets les plus variés, son intelligence brillante et profonde. Balthus fut sensible à l’homme et à sa peinture qui semble habitée par une sorte de fraîcheur et d’ingénuité350. C’est

349 Voir notamment : Mieke Bal, «Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.80. Nicolas Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.443. Sabine Rewald, « Balthus, le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.19. 350 André Derain « Le peintre du trouble moderne » in catalogue des œuvres, Musée d’Art de la Ville de Paris, Paris Musées, 1994, p. 250. 255 au début du mois de décembre 1935, que Balthus reçoit de son marchand

Pierre Colle la commande du portrait de Derain, « ce dont je me réjouis fort », précise-t-il. Et il entame le travail quelques semaines plus tard « avec un enthousiasme et une angoisse non feints », qu’il transmet à Antoinette :

« Quelques lignes seulement parce que je viens de cesser de travailler, et de plus en plus le travail me met dans un état d’excitation à peu près intolérable, surtout au début d’une chose et que ça ne va pas trop mal, mon esprit se développe avec une telle rapidité que je suis, moi, complètement malade, et je n’ai qu’une ressource c’est de m’en aller, de courir dans les rues pour essayer de me calmer. Je viens de commencer le portrait de Derain, c’est un sujet admirable351». Balthus va peindre André Derain comme la plupart des modèles de cette période, dans son « austère atelier » de la cour de Rohan352.

Le portrait en effet, n’est pas sans rappeler le portrait de Silvia Loeb, dans lequel on trouve cette même frontalité, le même décor épuré, et la même gravité353 que Balthus fait ressortir de cette grande figure qu’il place au centre de la toile, tel un « géant au visage pâteux, terreux et des yeux de masque, avec une tête trop grande et des mains trop petites ». Il pose sa main gauche sur sa poitrine et glisse un doigt dans sa chemise entrouverte, qui est en dessous de son ample robe de chambre aux rayures longitudinales, tandis que

351 Lettre à Antoinette de Watteville, 11 décembre 1935 in Balthus Correspondance, p.422. 352 Nicolas Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.396. 353 Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.132. 256 son autre main prend appui sur la ceinture qui semble retomber sur le côté.

La toile, d’autant plus controversée que Balthus présente au second plan, à droite, une situation inhabituelle avec la présence d’une jeune femme, censée

être une des modèles d’André Derain. Avec son visage à « peine esquissée » et ses joues « rubicondes », elle exhibe ses seins semi nus et sa courte jupe moulante, alors que la chaise sur laquelle elle est assise est très détaillée.

D’après les critiques, avec ce détail de la jeune femme qui nous fait face dans ce portrait, Balthus laisserait apparaître une tout autre nature de la relation de

Derain avec son modèle, et malgré toute l’affection qu’il professait pour

Derain, il ne montre pas seulement l’ami très proche ou l'artiste qui se consacrait à peindre « les choses qui sont », il représente aussi l’homme, c’est- à-dire un Derain connu « pour son appétit des plaisirs des sens354 ».

La même année où Balthus termina le portrait de Derain, il entreprit le portrait de Roger et son fils, 1936 (Ill.46). « Roger Spinhirny (1901-1982), plus connu sous le sobriquet cocasse de « Roger la grenouille », fut une figure attachante du tout-Paris de l'entre-deux-guerres. D’origine modeste, Spinhirny ouvre un restaurant vers 1930 dans le VIème arrondissement et devient rapidement un personnage incontournable du quartier. D’une grande

354 Nicolas Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.388. 257 générosité, il sert des repas gratuits aux étudiants, aux orphelins et aux artistes… A l’époque Balthus connait d’importantes difficultés financières et entreprend ce portrait pour remercier l’homme de son aide très concrète355. »

Au fil de la correspondance soutenue que Balthus entretient avec Antoinette de Watteville, il lui fait part du démarrage particulier de cette œuvre : « Hier, j’ai voulu commencer un portrait de Roger et de son fils, mais chose que je n’avais encore jamais vu chez un enfant de sept ans, l’affreux petit monstre qui s’était montré plein de confiance en arrivant, a poussé de tels hurlements de terreur quand il s’est agi de poser à côté de son père qu’il a fallu y renoncer. On va essayer encore une fois cette après-midi, j’étais très désappointé parce que j’avais déjà imaginé un magnifique tableau, probablement faudra-t-il give it up 356».

Et pourtant, Balthus ne laissera pas tomber le portrait de Roger et son fils et comme dans le portrait de La famille Mouron-Cassandre, « l’artiste se concentre avec délicatesse sur le lien filial ». Il représente ainsi ses deux modèles debout, se détachant du mur nu dans une pièce à l’atmosphère

énigmatique dans laquelle il peint « la tendresse et l’autorité » de ce père qui ne sourit pas, mais sans toutefois être hostile ; « il a une complexion sanguine ». Il tient son fils par l’épaule, fils décrit par Balthus lui-même

355 Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.96. 356 Lettre à Antoinette de Watteville, 22 juillet 1936 in Balthus Correspondance, p.464. 258 comme un « affreux petit monstre » qui ressemble à un masque gris, pâle, maladif, au petit corps maigre et étiré, qui en relevant son poignet semble lancer un appel, ou protester, mais sans espoir. Tandis que de son autre main, l’enfant maintient la balle, avec laquelle il ne peut pas jouer durant ces longues séances de pose, contre son corps. Ses pieds sont trop petits pour le supporter, et ses jambes écartées et un peu torses, avec une chaussette qui retombe, ne donne pas une impression rassurante357.

Ce n’est que plus tardivement que l'on trouvera une autre représentation dans laquelle Balthus met en scène à sa manière le thème familial d’un parent et son enfant. Ce tableau est celui de son ami peintre Joan Miro (1893-1983), en compagnie de sa fille Dolorès (Ill.47). Il fut commandé par Pierre Loeb à l’occasion du quarante-cinquième anniversaire de Miro, qui entre octobre

1937 et janvier 1938 avec sa fille posèrent plus d’une quarantaine de fois dans l’atelier de la cours de Rohan. Le décor austère de l’atelier est « réduit à une

tabula rasa, aussi plate et simple que les fonds faisant fonction de paysage dans les peintures de Miro, à la même époque358». Balthus représente ainsi dans ce portrait le peintre espagnol et sa fille dans une posture qui a été souvent comparée à celle d’une madone assise à l’enfant telle qu’on en trouve

357 Mieke Bal, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.76. 358 Rewald Sabine, « Balthus, le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.66. 259 beaucoup dans la peinture italienne359. Mais cette même posture semble par ailleurs dériver d’un portrait de Bette Meyer et de sa jeune sœur, que Balthus avait copié à Berne quelques années plus tôt360. Balthus peint ainsi Miro assis sur une chaise en bois, habillé d’un costume vert-de-gris, avec une touche de blanc du col de la chemise et le rouge de la cravate. Il tient gentiment d’un geste protecteur sa fille Dolorès qui, habillée d’une petite robe à rayures noires et blanches, reste debout dans une pose très inconfortable, collée contre l’intérieur de la cuisse de son père361. Tous les deux sont liés « par leur étroite ressemblance », leurs lèvres fines et leur visage symétrique, plat et leur mâchoire anguleuse362. Balthus saisit et rend soigneusement la complexité des

émotions de ses personnages au regard enfantin ainsi que la nature réservée et hésitante de Joan Miro qui d’après Balthus : « posait comme un enfant bien

élevé sans jamais rien dire. C’était de ce fait un enfant 363 ».

Balthus nous livre de cette période toute une série de portraits que le peintre appelait ses « monstres », comme le souligne Sabine Rewald. Il parvint à y

359 Russel John, « Mais l’Alice de Tenniel… », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.288. 360 Balthus,catalogue des œuvres, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.256. 361 Dolorès Miro, alors âgée de sept ans, était, d’après le peintre, turbulente et incapable de tenir la pose inconfortable qu’il exigeait et l’enfant était terrifiée par Balthus, qui menaçait de l’enfermer dans un sac à charbon. Balthus finit par modifier un peu la pose et planta dans le parquet quelques clous auxquels elle put appuyer ses orteils. Voir :Nicolas Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.422. 362 Ibid. p.419 363 Costanzo Costantini, Balthus à contre-courant , entretiens avec Costanzo Costantini le Mothâ (suisse), éd. Noir sur Blanc, 2001. p.65. 260 mêler véracité, stylisation ainsi que des éléments qu’il percevait en explorant la psyché de ses modèles. Il souligne sur la toile des aspects de leur personnalité rarement flatteurs, s’éloignant ainsi des portraits conventionnels364.

Mais dès lors, dans ses tableaux à venir, il va à nouveau alterner paysages, natures mortes, portraits et scènes de la vie quotidienne, dont notamment les scènes d'intérieur qui vont se multiplier, nimbées de suspens qui donnera aux toiles leur caractère immuable. Des images où de « mystérieux jeux se déroulent » et des enfants s'adonnent à la rêverie, à la lecture, aux jeux de cartes et des scènes de jeunes filles à leur toilette, deviendront des sujets plus constamment développés par le peintre par la suite.

364 Sabine Rewald in Balthus, le temps suspendu, p.18 261 CHAPITRE VII « À la lumière des jeunes filles en fleur de Balthus. »

« …Je vois les adolescentes comme un symbole. Je ne pourrais jamais peindre une femme. La beauté de l’adolescente est plus intéressante. (Elle) incarne l’avenir, l’être avant qu’il ne se transforme en beauté parfaite. La femme a déjà trouvé sa place dans le monde, une adolescente, non. Le corps d’une femme est déjà complet. Le mystère a disparu... » Balthus365

7.1 L’énigme inquiétante de l’enfance dans le corps de la jeune fille.

L’enfance reste en effet un thème dominant dans l'œuvre de Balthus, il en est même le principal, celui auquel le peintre s’est dévoué tout au long de sa vie, ne voulant jamais quitter la sienne, il semble qu’il aurait voulu « peindre et repeindre ce qui l’attire et tente de saisir ce qui ne peut que se dérober ».

C’est ainsi que dans presque tous ses dessins et une grande partie de ses compositions, on retrouve des enfants, le plus souvent des jeunes filles associées à un chat, à un miroir, à un feu de cheminée, parfois à leur toilette ou plus banalement avec un livre ou un cahier, perdues dans leurs lectures et leurs rêveries dans des postures « languides et abandonnées », qui n'ont cessé d’attirer l’attention et de cultiver l’ambiguïté, aussi bien par le décor étrange et la fixité du mouvement de la scène : « qui vient juste d’avoir lieu, ou va

365 Balthus portraits privés, Conversation avec Richard Gere, Lausanne, Noir sur Blanc, 2008. p.68. 262 avoir lieu », que par leur « érotisme calculé ». Dans ses tableaux, en effet, on a l’impression que tout se passe comme si le peintre, dans son attachement nostalgique à cette parenthèse fugace de l’enfance, essaie de saisir dans ce temps suspendu de l’œuvre : « l’énigme inquiétante de l’enfance qui se métamorphose », dans le corps de la jeune fille « avant qu’il ne se transforme en beauté parfaite ».

Pourtant, comme nous l’avons vu lors des chapitres précédents, il existe dans l’œuvre de Balthus une image prompte à rendre compte de cet état qui, comme le souligne Jean Clair serait celui : « d’indistinction et d’indifférenciation sexuelle et social antérieur au rite, et plein de violence… où l’être n’a pas encore reconnu son rôle366 ». Il fut représenté sous une forme stupéfiante dans le tableau d’Alice dans le miroir, qui d’après Jean Clair n’aurait : « Rien pourtant de moins érotique que cette provocation (d’Alice), car rien n’éveille moins le désir que la vision d’une chrysalide, d’une larve ou d’une momie. S’il y a érotisme, ce serait celui d’un mysterium tremendum, né de l’horreur indifférenciée de la gésine ou du tombeau367».

Cette perception d’Alice, faut-il le dire, contribue sans doute à la meilleure illustration du temps suspendu dans cette figure de mystère dans laquelle l’artiste, d’un geste antinomique, retient l’instant qui demeure avant qu’Alice

366 Clair Jean et Monnier Virginie., « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.49. 367 Ibid. 263 « ne se transforme en beauté parfaite » et, qui chez Alice se fait attendre et ne vient pas.

Cependant, comme nous l'avons dit auparavant, avec Alice dans le miroir, le peintre nous montre comment l’image prend le pas sur la littérature de Lewis

Carroll et la figure mythique d’Alice qui « incarne l’archétype de ce personnage éternel, la petite fille 368 », mais, chez Balthus, cette image de l’enfance immarcescible semble avoir perdu tout son charme dans cette autre reine des métamorphoses d’Alice dans le miroir : « vision d’une chrysalide, d’une larve ou d’une momie », qui d’après Jean Clair viendrait à « annonce(r) les dormeuses des années suivantes 369». En effet, derrière cette figure indiscutablement énigmatique et fascinante d’Alice, se tient celle de la petite fille, des contes merveilleux et extraordinaires d’Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir, qui étaient pour Balthus, nous le savons bien, une de ses lectures de jeunesse et qu’elles portent en germe une imagerie complexe où le peintre a pu puiser des métaphores propres à élaborer une mythologie de l'enfance.

C'est ainsi que la réminiscence d’Alice semble resurgir tout au long de l’œuvre de Balthus à travers ces jeune filles qu'il peint dans une « atmosphère singulière » et profondément, lourdement imprégnée d’Alice mais, aussi des

368 LECERCLE Jean-Jacques, « Un amour d’enfant », Alice, Paris, Autrement, 1998, p.7. 369 Clair Jean et Monnier Virginie., « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.49. 264 images photographiques idéalisées par Carroll, dans lesquelles comme nous l'avons vu aux chapitres précédents, on trouve des images de petites filles pures et insouciantes, déguisées dans des poses d’héroïnes de contes de fées, légèrement vêtues ou complètement dénudées et allongées sur des divans, qui fixent le spectateur d’un regard soutenu presque toujours voilé de mélancolie et d’ennui. Elles restent les proies ingénues d’un objectif érotisé et dévorateur qui les soumet « au passage du temps et aux lois du monde profane, les transfigurant et fixant dans le hors-temps de l’éternel enfance370 », représentant ainsi leur rêve nostalgique en commun d’un monde juvénile et serein où « les petites filles ne grandissent pas ! ».

370 Wetzel Michael « Des nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », Alice, Paris, Autrement, 1998, p.128. 265 7.2 Variations sur les tableaux de Thérèse et l'extase de l’enfance.

Lorsque la figure de la jeune fille réapparaît dans l’œuvre de Balthus au cours des années 1936 à 1939, cela se fait tout d’abord au travers de scènes quotidiennes et familières de sa jeune modèle Thérèse Blanchard, dont le peintre réalisa au moins une dizaine de tableaux, soit seule, soit avec son frère cadet Hubert, ou avec son chat. Les enfants Blanchard habitaient à proximité de l’artiste, alors installé cour de Rohan, près de la place de l'Odéon. Thérèse est alors âgée de dix ou onze ans, lorsque Balthus en 1936 (Ill.48), la met en scène pour la première fois seule, dans une toile dans laquelle le peintre n’ajouta aucun détail ni accessoire. Mais il va se concentrer davantage sur sa palette dont les tons de terre chauds, bruns divers, ocre miel foncé, rouge et noir font jaillir de la toile le visage de Thérèse au regard perdu, pensive, souligné encore par la couleur sombre de sa robe. Ce qui frappe en effet, d’abord chez Thérèse, c'est cet « air sombre ainsi que la maturité de son visage » dans un portrait peint « d’une touche assez relâchée ».

Cette même attitude sérieuse de la fillette, qui semble s’ennuyer, se retrouve par ailleurs, dans le double portrait esquissé intitulé Frère et sœur (Ill.49), peint par Balthus la même année. Sur la toile, on retrouve Thérèse avec son frère cadet Hubert. Ils semblent peints par Balthus tels des personnages sortis

266 directement d’un de ses livres d’images ou contes enfantins au graphisme

« cruel et troublant », que le peintre affectionnait dans son enfance. On aperçoit ainsi Hubert avec un sourire étrange, son regard « un peu diabolique », ainsi que ses petits pieds et ses gros bras, le faisant ressembler aux monstres nains qui viendront plus tard peupler l’univers de Balthus.

L’enfant semble vouloir échapper à sa sœur, qui cherche à le retenir comme s’il allait faire une bêtise et jette un regard comme pour appeler à l’aide. La position de ses jambes laissent suggérer qu’elle vient de le capturer. La jupe en tartan foncé de la sœur, le pull à rayures du frère, son col réduit à quelques touches de blanc. « Malgré son caractère ébauché, ce tableau est très efficace»371.

L’année d’après, Balthus réalise le portrait de la Jeune fille au chat (1937)

(Ill.50). Dans cette œuvre, c’est la première fois que le peintre va associer la figure de la jeune fille à celle du chat. Mais, une fois de plus, il peint des personnages, qui « semblent assez proches d’une bande dessinée ». Thérèse apparaît ainsi beaucoup plus jeune que dans les deux portraits précédents de

1936, et paraît peu soucieuse du monde qui l’entoure. L’enfant est vêtue d’une petite blouse rose sur un pull blanc aux manches repliées, elle regarde en direction du spectateur, mais sans le fixer vraiment, sa bouche boudeuse et

371 Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.82. 267 son regard vague donnent l'impression qu’elle « s’ennuie ». Elle est assise sur une longue chaise cannée, d’une manière provocante, levant ses bras farouchement, les coudes écartés, et croisant ses mains qu’elle tient derrière sa tête. Sa jambes gauche relevée retrousse sa petite jupe, dévoilant impudiquement l’enfantine petite culotte blanche, qui s’offre au regard du spectateur. Cependant, cette dernière image de la Jeune fille au chat devait par ailleurs, illustrer quelques années plus tard, la couverture de l’édition de poche de Lolita de Vladimir Nabokov chez Penguin. Une situation que le peintre aurait, selon ses propres dires, désapprouvée, mais Penguin aurait obtenu l'autorisation de l’organisme qui gère les droits de Balthus sur ses

œuvres, pour utiliser ce tableau comme l’artiste refusait qu’on le fit372.

L’année suivante, Thérèse et Hubert Blanchard que l'on trouvait pour la première fois ensemble dans le tableau de Frère et sœur, posent ensuite pour

Les Enfants Blanchard, 1937 (Ill.51), tableau dans lequel l’artiste s’inspire à nouveau, comme dans son tableau La Toilette de Cathy 1933, d’une illustration pour un épisode du roman d’Emily Brönte Les Hauts de Hurlevent que Balthus avait réalisée en 1932. Le dessin représente un passage du chapitre III du roman, dans lequel Cathy, l’héroïne, se sert d’un ouvrage pieux comme d'un journal intime et y confie, « d’une main malhabile, enfantine, les

372 Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.478. 268 affres de son quotidien, Heathcliff, son aimé s’impatientant au second plan ».

Cependant, le titre choisi par Balthus pour son tableau montre en effet qu’il ne s’agit plus de deux personnages romanesques, mais bien d’un double du portrait, dont le contexte a changé. On constate à cet égard que dans sa toile, le peintre agrandit d’un tiers l’espace dans lequel on retrouve le pan de mur sur la droite et la table désormais représentée de face et vue en entier. Quant aux personnages, on retrouve Thérèse vêtue d’une courte jupe écossaise qu’elle portait déjà dans Frère et sœur ainsi qu'un gilet et un chemisier à rayures. Balthus la place devant le meuble, agenouillée avec sa jambe gauche allongée, plongée dans la lecture de son livre dans une position très inconfortable, alors que la fillette des illustrations dans Les Hauts de

Hurlevent était précédemment agenouillée elle aussi, mais entre les pieds du meuble (Ill.28a).

Quant à Hubert Blanchard 373, il porte une blouse grise ceinturée des écoliers de l’époque. Balthus en dissociant à nouveau le tableau de l’illustration, change l’attitude d'Hubert qui semble perdu dans ses pensées et regarde maintenant droit devant lui, accoudé au plateau de la table et non plus au dossier de la chaise, qui a elle aussi été déplacée par rapport à l'illustration du roman. Cependant, ce tableau qui reste célèbre entre autres pour avoir été

373 Parmi les seuls trois modèles masculins enfantins que Balthus a peint, on retrouve : Egon, Grossniklaus, le fils de Roger et Hubert Balchard, ce dernier reste le seul des enfants que Balthus représentera à plus d’une reprises dans son œuvre. 269 acquis par Picasso en 1941, fut réalisé par Balthus avec beaucoup plus de finesse de détails de ses personnages en nous montrant comment le peintre, au travers du même sujet, va progressivement évoluer dans son œuvre, s'éloignant ainsi d’une sorte de parodie de l’enfance qu’il présente dans

Frère et sœur, mais, s'éloignant aussi de l’intensité dramatique qui baigne dans ses illustrations Les Hauts de Hurlevent, roman d’amour inégalé qui aurait marqué l'esprit du peintre dans sa jeunesse. Néanmoins, Les Enfants

Blanchard reste sans doute le plus réussi de ses portraits d’enfants, comme le souligne Jean Clair : « Du plancher au plafond, l’espace leur appartient et, avec lui, la possession du temps374». « Le temps d’un mouvement suspendu, d’une position à l’équilibre précaire… que l’on retrouve de manière emblématique, dans cette série de toiles de Thérèse Blanchard375».

En effet, c’est ainsi que le peintre nous montre à nouveau Thérèse dans ce qui sera sans doute, « le plus grand et le plus achevé » des tableaux consacrés à la fillette en 1938, Thérèse rêvant (Ill.52). Dans cette nouvelle composition minutieuse que Balthus réalise, on voit Thérèse alors âgée de douze ou treize ans apparaître dans une représentation qui sera plus tard cataloguée comme

« la quintessence de la sexualité adolescente. Elle représente le passage

374 Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.38. 375 Clair Jean, « Balthus », catalogue des œuvres, Paris, Flammarion, 2001, p.252. 270 ambigu entre innocence et l’éveil érotique376». Ce tableau, Thérèse rêvant, bien que « moins agressif que la Leçon de guitare, La Toilette de Cathy ou

Alice377», pose à nouveau la question de « l'ambiguïté et de l’érotisme » cultivé par le peintre au cours des années 1930, durant lesquelles il illustre l’œuvre d’Emily Brontë Les Hauts de Hurlevent et réalise ses trois autres peintures ouvertement les plus scandaleuses qu’il allait jamais produire.

Cependant, cette ambiguïté, qui fera des émules, Balthus semble ne jamais avoir cessé de l’exploiter dans l’image de la jeune fille qui, en apparence innocente, est en réalité complexe, en témoignent les nombreux textes consacrés à ce sujet où, comme nous avons pu le constater tout au long de notre recherche, deux courants très divergents s'affrontent sur ce point chez les observateurs, comme le souligne Rose-Maria Gropp : « d’un côté, ceux qui célèbrent un univers imagé dans des commentaires poétiques empreints d’empathie littéraire ; de l’autre, ceux qui veulent affirmer brutalement la convergence du goût de Balthus avec les penchants plutôt suspects du créateur de ces œuvres378 » voire « pervers » et qui insistent sur la fascination d’ordre sexuel qu’inspire la figure de la fillette chez Balthus.

Quoi qu’il en soit, la manière avec laquelle Balthus nous montre à nouveau

Thérèse dans cette pose qui serait presque identique à celle de la Jeune fille

376 Rewald Sabine, « Balthus, le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.68. 377 Ibid, p. 468. 378 Rose-Marie Gropp, Balthus à Paris, Actes Sud, Paris, 2008, p.16. 271 au chat, vue depuis le même angle réalisé un an plus tôt, semble renforcer davantage cette sorte de « métaphore érotique » dans laquelle Thérèse baigne au milieu du décor d’une chambre d'où surgit l’intimité de la fillette qui, assise sur sa longue chaise, côtoie une magistrale « nature morte compacte, sculpturale sur la table, le vase, le flacon et la boîte en fer-blanc, avec des formes rigides »379. L’enfant en effet, tient presque la même pose farouche et entière de la Jeune fille au chat, les bras sur la tête, soulignant ainsi sa poitrine à peine naissante.

Mais il est frappant de constater le détail avec lequel Balthus peint soigneusement les mains croisées de Thérèse que l’on voit cette fois-ci au sommet de sa tête : elles « semblent déjà celles d’une femme, comme pour traduire la maturité, la maîtrise de soi avec laquelle Thérèse aborde la puberté, le passage de l’enfance à la féminité380 ».

Dans le même temps, on voit par ailleurs l'étonnante simplicité avec laquelle il peint les traits de Thérèse, traits dont l’intention érotique semble

« subtilement soulignée » dans l’ambiguïté du teint pâle évanescent de

Thérèse, ainsi que ses yeux clos et ses sourcils peints avec finesse, ses lèvres fermées et sa narine droite (« son visage étant de profil, c’est la seule que nous voyons) est dilatée comme si elle vivait quelque chose d’intense 381 ». Et

379 Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.276 380 Clair Jean, Balthus Catalogue des œuvres, Paris, Flammarion, 2001, p.256. 381 Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.470. 272 pourtant, on a souvent dit des traits troublants de Thérèse, qu'ils résultent d’un nombre très restreint de coups de pinceau et d’une simple superposition de bruns et de rouges en couches fines et opaques qui établissent la couleur de la chair382. Que montre cette sorte d'exaltation ou d'extase chez la jeune fille?

Serait-elle due simplement à l’évocation de l’innocence enfantine et à la glorification de la pureté ?

Néanmoins, le peintre nous donne l'impression que comme pour le tableau La leçon de guitare, pour lequel il se serait inspiré d’une œuvre religieuse : La

Pieta de Villeneuve-Les-Avignon, un des chefs-d’œuvre de la peinture française du XVe siècle et conservé au Musée du Louvre, il aurait fait de même pour Thérèse rêvant en s’inspirant d’un autre chef-d’œuvre religieux homonyme mais, avec « le visage renversé d’une femme endormie, à moins qu’elle ne soit déjà morte de plaisir bouche ouverte, porte avide d’un corps vide qui remplit sous nos yeux un bouillonnement plissé de marbre…»383.

Nous parlons ici de la sculpture de Gian Lorenzo Bernin : l'Extase de Sainte

Thérèse (ou Sainte Thérèse en Extase ou Transverbération de sainte Thérèse), réalisée vers 1647. Cette œuvre constitue le groupe central compris dans l’écrin de la chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria, où Bernin transpose comme dans une scène de théâtre, dans un décor de stuc et de

382 Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.476. 383 Kristeva Julia, « Thérèse mon amour », Paris, Fayard, 2008, p.13. 273 marbre sombre, une carmélite s’abandonnant sur un nuage à un ange qui, soulevant sa robe avec un fin sourire, s’apprête à planter une flèche dans son cœur. Thérèse, la bouche ouverte exhale un soupir de « sainteté » si ambigu qu’il fera dire à Jacques Lacan : « Vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, sainte Thérèse,

ça ne fait pas de doute. Et de quoi jouit-elle ?384 ». De cette analyse de Lacan, nous ne retenons effectivement que les premiers mots, pourtant la suite de sa parole témoigne d’une belle compréhension des enjeux de la sculpture du

Bernin, dont la perfection de la sainte sculptée aimante à tel point les regards qu’on ne voit que « la jouissance, délicieusement douloureuse » chez Thérèse.

A cet égard, dans le tableau de Thérèse rêvant, le peintre fait apparaître aussi cette ambivalence inquiétante chez l’enfant : les traits durs, lisses de son visage qui montrent, mais surtout qui suggèrent, cette sorte « d’expérience » que semble vivre Thérèse, comme le souligne par ailleurs N. Fox Weber :

« même si la nature de cette expérience nous est inconnue ». Cette « dilatation

évocatrice » de ses narines et la pâleur de son visage qu’on voit chez la fillette restent en effet déconcertantes et en outre « plus lisibles sur la toile qu’en reproduction385. » Mais, comme le mentionne à son tour Mieke Bal, c’est

384 Lacan J. , « Encore », Paris, Seuil, 1975, p. 70. 385 Fox Weber Nicolas, p.470. (Il nous a été possible de faire ce même constat lors de l’exposition hommage, à l'occasion de la commémoration du centenaire de Balthus à la Fondation Pierre Ganadda à Martigny Suisse en 2008). 274 peut-être justement « quand elle rêve que Thérèse est plus troublante », parce qu’elle (dort) ou est prise dans une rêverie (peut-être érotique) et que l’image nous transforme en voyeurs386».

En effet, dans cette composition minutieuse, le peintre déploie sa virtuosité de coloriste, pour que notre regard se place aussi sur ce « point focal du tableau qu’il fait des jambes écartées de Thérèse ». Ainsi par exemple, sa palette reste délibérément chargée de couleurs pesantes, là où « le vert choisi pour l’oreiller est une preuve de sens parfait de l’accroche visuelle chez le peintre387 ». Mais que dire alors de ce rouge et blanc éclatants de la jupe et du jupon en coton, ce dernier finement brodé en dentelle, qui encerclent les jambes nues de la jeune fille? Cette nudité des jambes, accentuée par les chaussures et les chaussettes de l’enfant, mais surtout « par la lumière qui fait briller l’arrière de la cuisse gauche jusqu’en haut, et illumine l’intérieur de la cuisse droite jusqu’au ''pubis''. La peau est très vivante. La jeune chair de

Thérèse qui nous est montrée de manière extensive- luit avec plus d'éclat et de chaleur qu’aucune autre partie du tableau. Les plis serrés de ses sous- vêtements, cependant, amendent un peu l’érotisme388. »

Cela dit, certains ne voient toujours pas d'érotisme dans la Jeune fille au chat et dans Thérèse rêvant bien que dans les deux toiles il nous laisse voir

386 Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.90. 387 Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.477. 388 Ibid, p. 468. 275 l’entrejambe, à peine dissimulée par cette étroite bande de tissu de son sous- vêtement, alors que le gros chat, au premier plan, couché à droite de l’enfant dans Jeune fille au chat, et l’animal glouton, « une chatte qui lèche son assiette et semble attendre des petits tellement elle est grosse », chez Thérèse rêvant, « sont là pour nous mettre sur la voie389». En effet, nous pouvons dire que le fait que Balthus associe la figure de la jeune fille à celle du chat ne tiendrait pas du hasard, vu que dans certaines de ses œuvres, comme le dit

Magali Moulinier : « la présence du chat signale autant qu’elle exprime la sexualité au féminin, « chatte » désignera assez vite l’image même du sexe de la femme, métaphorique ou métonymique390».

Mais, une fois de plus, cette variation de composition entre la fille et le chat semblerait ici une pure provocation plastique. Comme l'écrit John Russell, cela n’est pas sans rappeler : « l’Alice de Tenniel » qui, « blottie dans un fauteuil avec son chaton et sa pelote de laine, symbolisait un âge de la vie et des attitudes propres à cet âge que Balthus allait reprendre avantageusement.

Dans Thérèse et son chat (1938), Thérèse incarne une Alice qui aurait vieilli d’une année ou deux… C’est une Alice sortie de la petite enfance qui semble se demander, à demi-blottie dans un fauteuil, qui, des enfants ou des adultes,

389 Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.90 390 Moulinier Magali, « Le chat », catalogue de l’exposition « Comme des Bêtes », éd. Musée Cantonal des Beaux- Arts, Lausanne, 2008, p.135. 276 se révéleront les compagnons de jeu les plus agréables391.

Enfin, ce qui reste indéniable, c’est que ces tableaux de Thérèse, qui touchent et questionnent même le public le plus inaverti392, emblématisent la recherche de Balthus pour sauvegarder cet instant de « l’enfance » dont on décèle tous les traits qui sont au cœur du mythe de la nymphette décrite comme une créature nonchalante « aux manières aguicheuses et l’air faussement candide», mais également, l’allégorie de la grâce où comme nous l’avons dit auparavant : « figure l'énigme inquiétante de l’enfance qui se métamorphose ».

Cet aspect sera aussi clairement mis en avant dans cet autre tableau de

Thérèse sur la banquette peint en 1939 (Ill.53). Cette toile, comme l'écrit Jean

Clair, serait la « plus emblématique de cet état singulier proche de la grâce

391 Russel John, « Mais l’Alice de Tenniel… », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.281. 392 Nous pensons notamment à cette touchante lettre envoyée à l’artiste par un groupe d’enfants de la classe maternelle de l'École St-Jean d’Alpes en France en 1994, au sujet du tableau de Thérèse rêvant : « Cher Monsieur Balthus : Nous habitons à St Jean d’Alpes en France entre Thonon et Morzine. Nous avons entre 4 et 6 ans et nous sommes 20 élèves à l’école maternelle. Notre classe est allée en Suisse à Martigny voir l’exposition ‘’De Matisse à Picasso’’. On a vu des tableaux très beaux et on a même vu les vôtres. On a vu la jeune fille à la fenêtre mais celui qu’on a préféré c’est le rêve de Thérèse. Thérèse est très belle et on l’aime beaucoup. On aime aussi son chat. Et on se pose des questions : Qui est Thérèse ? A quoi rêve-t-elle ? Quel âge avait-elle ? Est-ce qu’elle vit encore ? Quel âge a-t-elle maintenant ? Est- ce que c’était son chat ou le vôtre ? Combien avez-vous fait de tableaux de Thérèse ?... C’est dommage, Thérèse va bientôt partir à New York et on ne la verra plus mais on a mis un poster dans notre classe et on aime bien la regarder. Cher Monsieur, on espère qu’on ne vous dérange pas beaucoup avec notre lettre et on aimerait avoir des réponses à nos questions si c’est possible. Et aussi on se dit que peut-être si vous venez à Saint Jean d’Alpes, on pourrait vous accueillir dans notre classe. Merci d’avoir fait ces beaux tableaux. (Signent les enfants). » in « Omagio a Balthus », Academia Valentino, Rome, Milan, Skira, 1996, p. 46-49. 277 enfantine, qui précède l’entrée dans l’âge ingrat, pesant et maladroit de l’adolescent393». C’est ainsi que Balthus nous montre Thérèse : « dans la pénombre protectrice d’une chambre saisie dans cet équilibre précaire qui ne se conservera que quelques instants. Jambe gauche pliée et bras droit levé en position de contrapposto, telle une Fortune basculée à l’horizontale, ce n’est pas le vent qui la meut sur sa boule, mais le geste d’une pelote de fil invisible, qu’elle agite au nez d’un chat. La crainte de la disparition de l’animal est ici exorcisée et, avec elle, abolie, pour un instant encore, la cruauté insistante du réel. Pourtant, c’est invinciblement que ce corps en équilibre, en transit entre deux états, glisse vers le bord où la pesanteur de l’âge adulte le conduit sans retour, quand le jeu et son agilité ne suffiront plus à contrebalancer le plomb des choses394». Voilà donc qu'avec cette série de tableaux de Thérèse, pour lesquels la notion de l’enfance reprend une « dimension » du mystère de la fillette qui vieillit déjà, « l’étrange séduction d’un être » qui ne fait plus petite fille, mais sans pour autant faire encore grande personne, semble répondre au désir du peintre de ce maintien à l’âge d’une fraîcheur enfantine supposée innocente, mais en réalité complexe et à laquelle le peintre tenait autant.

393 Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.38. 394 Ibid. 278 7.3 Quelques tableaux d'après guerre : « les cauchemars de l’histoire ».

Parmi les œuvres que Balthus entreprend pendant les années 1939-1954, il réalise de nombreux nus d’enfants montrés dans l’intimité d’une chambre où

« véracité et fiction s’entremêlent ». Cette période picturale de l’œuvre de

Balthus, est caractérisée par des de compositions qui « s’intériorisent » et qui seraient d’après certains de ses biographes une sorte d’« exil à l'intérieur ».

Les paysages naturels ou urbains dans son œuvre cèdent surtout la place pendant de longues périodes à des pièces closes où les protagonistes, pour la plupart des jeunes filles et de toutes jeunes femmes, sont comme « plongées à tout jamais dans leurs souvenirs, dans leurs rêves ».

Cette démarche du peintre serait « peut-être » une manière « de se protéger de la triste réalité de la guerre », qui éclate alors que le peintre est à Paris.

Mobilisé dès le début du conflit, le 2 septembre 1939, il est envoyé en Alsace.

Au bout de trois mois, il est cependant démobilisé. Les raisons demeurent difficiles à déterminer. Elles sont peut-être dues à son affaiblissement causé par la malaria – maladie qu’il avait contractée au cours des quinze mois de service militaire au Maroc – ou peut-être rattachées à une histoire que le peintre se complaisait à raconter selon laquelle il aurait été blessé à la jambe

279 et à la colonne vertébrale sur la ligne Maginot, en sautant sur une mine395.

Quoi qu’il en soit, en décembre 1939, il est de retour dans la capitale, rendu à la vie civile et après une brève période de quelques semaines de convalescence auprès de sa femme Antoinette à Beatenberg, indispensables au peintre pour tenter d’oublier la violente réalité d’un tel conflit, Balthus arrivera à peindre de nouveau dans certaines de ses toiles, « une forme d’agressivité ».

C’est au cours de cette période que le peintre travaille sur des séries de plusieurs versions d’un seul et même sujet : la jeune fille, seule ou associée à un chat, à un miroir, un feu de la cheminée, à une bonne « à l’air sinistre », sortant de leur toilette ou jouant aux cartes. En effet, Balthus entame à nouveau d'« étranges » toiles qui semblent, par ailleurs fortement influencées par cet autre versant dans lequel le peintre restait fort productif : l’art théâtral.

Il conçut durant la même période les décors et costumes de cinq productions théâtrales différentes – trois pièces, un opéra et un ballet. Parmi les plus célèbres figurent L'État de siège d’Albert Camus (1948), Le Peintre et son

Modèle, ballet d’après le livre de Boris Kochno (1949), Cosi fan tutte de

Mozart pour le Festival d’Aix-en-Provence (1950) et L'île des Chèvres de

Ugo Betti (1953).

395 Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.482. 280 Ainsi, parmi les toiles les plus marquantes de Balthus dans lesquelles se manifeste clairement sa manière de composer, cette théâtralité dramatique clairement intensifiée entre les protagonistes, nous retrouvons La Victime

(Ill.54). Ce tableau, catalogué par certains comme presque aussi dérangeant que la Leçon de Guitare, ne cessera d'être repris par le peintre entre 1939 et 1945, c’est-à-dire durant toute la période de la guerre. La

Victime est en effet un tableau dérangeant, voire « horrible » dans lequel le peintre confronte à nouveau le spectateur à une image caractérisée par « la violence et l’ambiguïté de la scène d’une menace diffuse, d’autant plus angoissante qu’elle joue à la fois sur le passé et sur le futur396». Il met en scène le corps inerte d’une jeune fille nue étendue sur un long canapé couvert d’un drap blanc : les yeux révulsés, le visage tuméfié et le corps bleui. Au premier plan de la toile, un couteau pointé vers le cœur de la jeune fille, mais il n'y a ni traces de sang ni blessure qui soit à l’origine de l’état de la victime.

Elle a peut-être été victime d’un viol « comme l’héroïne éponyme » du roman de Jean Pierre Jouve (1935), que celui-ci aurait dédicacé à Balthus et d’après certains de ses biographes, le tableau aurait été ainsi tout simplement peint en relation avec ce roman397.

396 Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus » catalogue des œuvres, Paris, Flammarion, 2001, p.274. 397 Ibid. 281 Par ailleurs, il faut dire que ce tableau bien que moins scandaleux que la

Leçon de Guitare, a aussi fait couler beaucoup d'encre, c’est ainsi qu’on retrouve parmi les nombreux témoignages de critiques qui évoquent « l’effet qu’a produit ce tableau sur certains spectateurs », les commentaires, par exemple, de l’ami du peintre, Albert Camus, qui faisait remarquer que :

« Balthus peint, il est vrai des victimes mais significatives. Un couteau, mais jamais de sang. Son idée du pathétique est différente. C’est n’est pas le crime qui l’intéresse, mais la pureté. Des victimes trop sanglantes garderaient la trace des assassins. Tandis qu’elles sont offertes, dans la profonde innocence de ce qui n’est plus, enlevées enfin au tournant infernal des villes et du temps, encore intactes mais désormais inaccessibles, revenues dans ce paradis mélancolique et cruel où Balthus se promène à la façon des chats qu’il aime autant peindre. C’est le côté Barbe Bleue de cette peinture398 ».

Nous pouvons aussi évoquer cet autre et très controversé témoignage de

Nicolas Fox Weber sur La Victime car en ce qui concerne le biographe, ce tableau le conduira même jusqu'à mener une enquête et consulter « un procureur new-yorkais spécialisé dans les crimes sexuels et auteurs de thrillers », pour lui demander si d’après lui, La Victime « était [...] morte ou seulement dans le coma » et si l’on pouvait identifier la nature du crime399.

398Camus Albert, « Nageur patient… », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.77. (C’est nous qui soulignons.) 399 Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.370. 282 Faut-il dire qu'une telle démarche de la part du biographe de mener cette enquête auprès d’un spécialiste criminel pour savoir si la victime a ou non été violée, aurait dû sans doute laisser plus d’un perplexe, car comme le souligne

à son tour Mieke Bal : « La seule question qui vaille est celle de savoir si cette représentation touche le spectateur et, si oui, comment ? » Autrement dit, continue M. Bal : « c’est sa réaction face au tableau qui est intéressante, et non l’identité hypothétique du meurtrier. Le choc provoqué par l’image est plus important que ce qui a pu se passer avant400».

A cet égard, le tableau de Balthus apparaît d’après l’auteur : « comme une recherche sur la possibilité de représenter - plutôt que d’exprimer- non pas un

événement comme la guerre ou le meurtre sadique d’une jeune femme, mais une atmosphère de l’Histoire dans un de ses pires moments. » M. Bal continue par ailleurs en nous disant que « cette interprétation n’empêche pas

Balthus de partager une imagination sadienne avec certains de ses contemporains, artistes ou écrivains. Si l’on voulait définir cette toile et l’obsession profonde qui en émane, on pourrait dire qu’elle cherche à représenter le cauchemar de l’Histoire401 . »

Quelques années plus tard, le peintre semble « récidiver » dans cet autre

étrange et grand tableau : La Chambre (Ill.55), réalisé entre 1952 et 1954.

400 Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.138. 401 Ibid. 283 Dans une scène aussi fortement théâtralisée sur la toile, un drame se déroule au milieu d’une atmosphère violente et baignée d’un mystère intensifié par l’étrange personnage qui écarte les rideaux pour exposer à la lumière, le même sujet de la fillette à la « nudité provocante » offerte au spectateur en victime.

Pierre Klossowski, dans son article intitulé Du tableau vivant dans la peinture de Balthus, commente cette toile de Balthus dont la dureté perceptible de la scène semble à nouveau plus ambivalente qu’affirmative; il se questionne : « Sommes-nous au lendemain d’une sinistre aventure ? La lumière du jour tombe sur la victime offerte et renversée sur la chaise longue ; est-ce par l’orgasme consécutif à un viol ? Ou bien ne s’est-il rien passé ? Le tableau semble se situer au point limite où le « rien ne s’est passé » et l’irrévocable se tiennent en équilibre. Le geste décidé du personnage soulevant le rideau assure comme une réitération sans fin du flagrant délit dont seul le chat a été témoin : ce chat (de la même race que du nain en jupe)

(sic !) suit avec quelque étonnement le geste éclairant402».

On remarque à ce propos qu'Hervé Castanet403, dans son étude du récit de

Pierre Klossowski : Du tableau vivant dans la peinture de Balthus, contribue

402Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus », catalogue Balthus. Centre Georges Pompidou. Musée National d'Art Moderne. Paris. 1983, p.84. 403 Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée, collection « Palimpseste », 2001, p.19-20. 284 à éclairer dans sa lecture certaines des questions que suscite chez

Klossowski la toile de Balthus. D'après Castanet, le peintre nous montre dans cet « Acte » auquel, souligne-t-il, il faut donner son nom : « une violence sexuelle sur une fille (qui) – a eu lieu ou va avoir lieu ou encore il n’y aura aucun acte, mais le tableau ne décide pas – il adresse au spectateur ce moment suspendu, cet entre, cet indécidable qui intensifient la vision qui parcourt désormais, centimètre après centimètre, la surface de la toile pour savoir et qui ne peut trouver404». Castanet poursuit en citant Klossowski : « le tableau

[...] montre en général des choses en les ôtant à la parole ; une fois peintes, elles sont innommables405». Autrement dit « l’acte n’est pas montré parce que le tableau vide tout acte de sa possibilité de réalisation : il arrête, fige, immobilise – il ôte la parole aux choses lorsqu'elles sont présentées et montrées elles sont devenues effectivement innommables406». Par ailleurs,

Castanet nous rappelle cette « expérience singulière » que Pierre Klossowski raconte dans ce même texte : « dans sa chambre, pendant un temps, a été accroché le tableau de Balthus La Chambre qui représente précisément cette chambre-là. Un jour, P. Klossowski revient chez lui » mais « le tableau n’est plus là – à sa place un miroir ». Voilà, dira P. Klossowski, « un moyen

404 Ibidem. 405 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p. 84. 406 Castanet Hervé, La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée, collection « Palimpseste », 2001, p. 20. 285 illusoire de capter l’ambiance pour la mettre hors d’elle-même407 ». C’est un

« simulacre imparfait auquel vient suppléer notre rêverie verbale 408 ».

Autrement dit, « entre l’image reflétée et l’image de ma rêverie la parole s’insinue encore indéfiniment409 ». Le miroir, simulacre inauthentique, est un pousse à la parole. Rien de tel, souligne Castanet avec le tableau – au contraire, on l’a dit, il vide les choses de toute parole – à sa façon, il fait taire.410 « [...] Le tableau n’est pas contemplation même, mais son simulacre, et c’est pourquoi la vie figée à sa surface exerce une telle fascination411».

Klossowski poursuit : « Le tableau n’a pas d’être en soi, mais grâce au non-

être du simulacre, ce qu’il nous fait voir, c’est l’être où les choses ne peuvent plus mourir parce qu’elles ne vivent plus ; elles sont ; le tableau nous offre moins un objet de contemplation qu’il ne nous met dans l’attente du spectacle que cependant nous voyons412». Ce n’est donc pas ce qui est présenté et contemplé qui produit la fascination mais l’attente du spectacle. Nous voyons le tableau, mais le spectacle qui est mis en scène fait surgir une attente : c’est un spectacle interrompu, en suspens, qui ne livre pas sa pointe conclusive. Le tableau « arrache les choses à la vie, les met hors la vie, dans une réalité 407 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p. 81. 408 Ibidem. 409 Ibidem. 410Castanet Hervé, La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée, collection « Palimpseste », 2001, p.17. 411 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p.81. 412 Ibidem 286 ontologique413 ».

Enfin, dans cette série de toiles de Balthus qui nous donnent l’impression de théâtralité et de vie en « suspens », on retrouve cet autre tableau exécuté par le peintre pendant la même période que La Chambre entre 1952-1954. C'est l'un des plus grands tableaux que le peintre ait peint, un carré d'environ trois mètres de côté, dimensions qui, comme le souligne Jean Clair « ne sont pas les dimensions d'une vie urbaine ». Il rajoute : « il a les dimensions d'une peinture historique414 ». Le tableau en question s'intitule Le Passage du commerce Saint-André (Ill.56). À cette époque, l’atelier du peintre, à la Cour de Rohan, donne sur le passage reliant le boulevard Saint-Germain à la rue

Saint-André-des-Arts. Ce quartier chargé d’histoire était devenu au XVIIIe siècle un des hauts lieux des révolutionnaires. Marat, Danton, Camille

Desmoulins, Billard-Varennes et bien d’autres, se retrouvaient au célèbre café

Procope, qui avait une entrée secondaire dans le Passage du Commerce.

Danton demeurait au n° 20 de la rue ; au numéro 8, qui apparaît à l’arrière- plan sur la toile, et qui est désigné par la clef et la flèche, se trouve également l’imprimerie où Marat fit paraître, en 1793, son journal, l’Ami du peuple. Et quant à la guillotine, elle fut expérimentée au n° 9415. Cet instrument, d’abord

413 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p. 82. 414 Clair Jean, « Hubris », La fabrique du monstre dans l'art moderne, Paris, Gallimard, 2012, p.113. 415 Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.326. 287 utilisé pour trancher des bottes de paille, a ensuite été testé pour décapiter un mouton, avant d’être appliqué sur l’homme. Cependant, comme il est souligné par les biographes du peintre, il semble bien que Balthus « n’était sans doute pas ignorant de ces faits ». En effet, on retrouve dans cette

« curieuse » composition au centre de la toile, isolé, « le chien blanc qui ressemble étrangement à un agneau ».

Pierre Klossowski, le frère aîné du peintre fait dans son ouvrage Du tableau vivant dans la peinture de Balthus un commentaire sur le tableau, commentaire qui, comme le souligne Hervé Castanet est en effet « précieux » et d'une grande valeur « car il précise ce que l’artiste cède à l’exorcisme, cette expulsion dans l’image de ce qui l’obsède416 ». A propos de ce tableau, il parlera de « franchissement accompli ». Qu’est-ce à dire ? « [...] ce commerce que tout vrai artiste entretient toujours avec la mort, lui cédant les obsessions de sa vie : c’est à ce prix qu’il accède à l’être dont l’art n’est que le simulacre ; et c’est à la fois la malédiction de l’art qu’il ne soit qu’un simulacre ; et une bénédiction qu’il puisse ainsi délivrer la vie dans son effort désespéré de se donner en spectacle à elle-même par sa propre réitération417».

Le tableau, nous dit H. Castanet, « n’est pas la vie elle-même – il n’est pas vivant. Mais parce qu’il est simulacre, il libère le sujet de se faire lui-même

416 Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée, collection « Palimpseste », 2001, p. 20. 417 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p.84. 288 tableau pour observer d’un point de vue extérieur la vie dont il pourra dire : c’est la mienne. Le tableau met au-dehors et d’une certaine façon délivre la vie du spectacle intérieur où elle se vide et se mortifie à y parvenir418». À ce titre, souligne Castanet en citant P. Klossowski : « Si le tableau vivant, genre faux en soi, nous renseignant sur cet effort de la vie pour trouver sa signification transcendante par la suspension de la vie, l’inscription du tableau vivant dans le tableau [...] chez Balthus, révèle la fonction même de la suspension du geste, en tant qu’appréhension du repos en lequel réside la perfection finale et qui coïncide avec le spectacle suprême419». Enfin, nous dit

Castanet : « Suspendre la vie pour l’observer, pour se mettre à distance afin qu’elle livre son secret : quid de son pathos, quid de son créateur ? Voilà ce que donne à voir le tableau vivant dans la scène du tableau – ce moment où la vie s’interroge sur ce qu’est la vie420».

Par ailleurs, pour Klossowski, « Le passage du commerce en tant qu’image de la vie en suspens, refléterait quelque chose de l’expectative de la vision béatifique, en même temps que la désolation de la vie dans sa propre réitération. » Klossowski continue dans sa lecture de la toile : « Quand

418 Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée, collection « Palimpseste », 2001, p.20. 419 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p. 84. cité par Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée, collection « Palimpseste », 2001, p. 20. 420 Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée, collection « Palimpseste », 2001, p. 21. 289 Balthus a construit ce grand tableau, réparti la lumière et les ombres, dressé les façades en coulisses et de l’arrière-plan, situé les divers personnages, il obéissait bien entendu à de toutes autres préoccupations, et cependant, il a mis tout cela dans ce tableau où la lumière glissant sur les contours des diverses figures, joue comme en sourdine une mélodie sereine sur un fond de rumeurs faite d’obscures et de longues souffrances ; deux voix semblent alterner et se répondre ; « c’était ainsi » et « il sera toujours ainsi » - comme une évocation de choses passées et le retour perpétuel de cette évocation dans le rythme de la vie quotidienne résignée à elle-même421».

Klossowski compare par ailleurs Le passage du commerce avec La Rue peint en 1934, ainsi nous dit-il, « Balthus, fort de vingt années d’expériences picturales, exploite magistralement la distance qui le sépare du premier

Balthus ». Dans ce tableau, nous dit P. Klossowski « peut-être chacun des divers personnages représentait-il un état d’âme particulier que Balthus a subi ; peut-être ce tableau a-t-il l’importance d’une sorte de panorama de sa propre vie. Sans doute le cafard rôde çà et là; il faut encore une fois le considérer dans la figure de l’individu accroupi sur le bord du trottoir, accablé par le « il sera toujours ainsi », qui regarde vis-à-vis de lui un groupe d'enfants à gauche, particulièrement l’enfant en bas âge qui joue avec sa

421 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p.84. 290 poupée dressée sur une petite chaise ; une grande tendresse environne ces enfants, et s'exprime par le gracieux geste de la fillette tendant les bras vers l’enfant à la fenêtre ; la sphéricité de leurs têtes qui émergent du fond ténébreux et pesant de la façade, comme celui de l’enfant de sexe indifférencié, tout au bord du tableau, a un « je ne sais quoi » de stellaire ; ces enfants paraissent vivre là et pourtant, la scène qu’ils composent n’est pas sans donner l’impression qu’ils ne sont plus ou n’appartiennent pas encore à ce monde, qu’ils sont comme des êtres défunts dans la songerie de la jeune fille qui au premier plan, regarde rêveusement le spectateur ; derrière elle, cependant, à un certain intervalle, se situe l’homme vu de dos qui, une baguette de pain doré à la main, va s'éloignant vers le fond avec une assurance de somnambule ; c’est de lui que procède l’ambiance d’expectative du tableau : au centre du cercle magique que forment le : « c’était ainsi » et

« il sera toujours ainsi », lui-même appartient la fois à l’envoûtement et y

échappe néanmoins : derrière lui s’étend comme une dernière zone dangereuse à franchir, signalée par cette vieille, ultime fantasme que l’artiste, par une sorte de superstition, n’a pu se retenir de peindre encore une fois sous les traits d’une faiseuse d’ange, d’une cartomancienne, ou d’une entremetteuse : dernier reflet de la sorcière tutélaire, dispensatrice de pouvoirs que l’on n’oserait s’accorder soi-même, et inspirant pourtant d’agréables

291 terreurs… Et dans ce sens, cette réapparition de l’enfance sous l’aspect de la vieillesse est, elle aussi, la tentation du : « il en sera toujours ainsi ». Mais l’homme qui marche et se tient cependant immobile dans sa marche, a dans la main la promesse même de rompre le cercle désespérant et le franchir : la baguette de pain doré, où l’on reconnaîtrait comme une intention emblématique de Balthus»422.

Enfin, au sujet des tableaux de Balthus, Castanet nous rappelle qu'à son propos, Klossowski affirme : « que ses toiles mettent en scène son propre pathos ». Notre commentateur se questionne « quel pathos ? » et à cela

Castanet répond : « c’est une optique, une façon de voir où se chiffra originellement une jouissance devenue incontournable423 ».

Castanet souligne par ailleurs, et toujours en citant Klossowski, que

« Balthus dit qu’il n’a jamais cessé de voir les choses telles qu’il les voyait dans son enfance424». Il y aurait ainsi chez Balthus, un « déjà vu » qu’il s’agit de montrer à d’autres. D’où ce statisme des postures figées qui les place hors du temps pour les affronter au « retour obsessionnel d’un même motif425 ». Par là même, il permet de « donner des objets une représentation monumentale,

422 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p.85 423 Castanet Hervé, « La manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée, collection « Palimpseste », 2001, p.18. 424 Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p.82. 425 Ibid. p. 83. 292 (d’) affirmer leur présence hiératique, et du même coup (de) les arracher à leur condition fortuite [...]. De là, peut-être, cette façon de pousser la pose à l’excès ; de là, sans doute une certaine monomanie des attitudes 426 ».

426 Ibid. 293 CHAPITRE VIII Maintenir à jamais ce qui disparaît déjà...

8.1 Portraits : « des petites filles rêvant qu’elles sont femmes ou femmes rêvant qu’elles sont des petites filles... ».

Comme nous l’avons vu tout au long de notre recherche, il a été souvent dit que la passion de Balthus pour la notion d'enfance, représentée dans son

œuvre par la figure des jeunes filles était simplement due à son désir d’évoquer « l’innocence enfantine et la glorification de la pureté ».

Pourtant, une grande partie de critiques insiste également sur la question de son goût et sa fascination pour la jeune fille « avec les penchants plutôt suspects » qu'aurait inspiré son œuvre. Ce qui, d’après ses critiques, s’avérerait vérifiable, vu que le choix du peintre ne s’exprime pas exclusivement dans ces modèles qui posaient pour lui, mais aussi dans sa vie personnelle. Sa biographie illustre en effet l’existence de son penchant pour les « femmes-enfants », dont la première fut Antoinette de Watteville qu'il rencontra pour la première fois alors qu'elle n'avait que 12 ans, et lui 19. Il tombe amoureux d'Antoinette et, comme le souligne Dominique Radrizzani,

« c'est comme si saisi par cette image de femme-enfant, il ne cessait ensuite

294 de chercher cette même image furtive mais obsédante427 », qu'il poursuit et semble vouloir l'incarner à nouveau dans d'autres très jeunes femmes qu'il retrouvera par la suite et qui domineront dans son œuvre.

Effectivement, ce n'est que quelques années plus tard que Balthus se consacre une fois de plus à une autre jeune femme. Il s’agit de Laurence Bataille, fille du philosophe français George Bataille et de Sylvia Bataille (actrice qui

épousa en secondes noces Jacques Lacan). Balthus rencontre Laurence en

1947, lorsqu'il revient en France et la jeune fille est alors âgée de 17 ans.

Françoise Gillot, la compagne de Picasso raconte dans ses mémoires la première rencontre de Balthus avec la jeune fille, lors d'un dîner sur le port de

Golfe-Juan avec Picasso, Marie-Laure de Noailles, Jacques Lacan, Silvia

Bataille, Laurence et d'autres amis. « Tandis que la vicomtesse de Noailles

évoquait les grands jours du surréalisme, l'adolescente, lassée de la conversation ou, peut-être, de l'insistance avec laquelle Balthus la dévisageait, monta dans une petite barque et s'en fut ramer sur le port. Manifestation d'indépendance qui aurait charmé Balthus et dont on retrouve l'écho dans le tableau-enseigne intitulé Le Chat de la Méditerranée, 1949428 ». Laurence tiendra sa position de modèle principal de l'époque et compagne auprès de Balthus, le physique

427Radrizzani, Conférence donnée aux Alliances Françaises de Suisse, cité par Charlot Zinsli sur le site : auxarts.etc.ch 428 Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.314. 295 de la jeune femme jouera également, au cours de leurs années communes, un rôle décisif dans la ligne corporelle des jeunes filles que Balthus peint jusqu'à son départ de Paris en 1953. Henriette Gomès, qui en 1946 organise à la

Galerie des Beaux-Arts la seconde exposition parisienne de Balthus, créera

également dans les années cinquante une fédération de collectionneurs pour soutenir le peintre, dont feront partie Claude Herseint, Pierre Matisse, Alix de

Rothschild, Marie-Laure de Noailles et Maurice Rheims. Cette organisation permettra au peintre de vivre quelque temps à Paris puis d'emménager dans une ferme-château du Morvan dominant la vallée de l'Yonne, Chassy, où

Balthus va vivre pendant sept ans et en échange de quoi il fournira des œuvres en retour429.

429 Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.497. 296 8.2 Images de l'intime.

Parmi une grande partie de ces œuvres que le peintre réalise pendant la période 1941-1954, on retrouve notamment la première d'une longue série de scènes d'intérieur qui ont pour cadre une pièce qui tient à la fois de la chambre d'enfants et du salon et « où se déroulent des jeux mystérieux ». La rêverie semble y être en effet une des occupations préférées, ainsi que la lecture, les jeux de cartes, on retrouve notamment les tableau : Le Salon I

(1941-1943), Le Salon II (1942), La Patience (1943) et Les Beaux Jours

(1944-1946), pour n'en mentionner que quelques uns. Mais le peintre réalise par la suite et durant la même période de nombreuses compositions de jeunes filles nues dans leur chambre ou à leur toilette, au nombre desquelles La

Chambre (1947- 1948) (Ill.57), Nu au chat (1948 -1950)(Ill.58), La jeune fille

à sa toilette (1949-1951) (Ill.59), Nu aux bras levés (1951) (Ill.60), ainsi que, plus tardivement, Le Drap bleu (1958) (Ill.61) et La sortie du bain (1957).

Dans ses compositions, les motifs et la manière dans lesquels le peintre cadre ces corps nus à la « blancheur marmoréenne », qui n'ont pas encore quitté complètement les plis et les rondeurs de l'enfance, mais à la poitrine déjà naissante, élastique et gonflée, ainsi qu'au sexe imberbe que le peintre applique à toutes ces jeunes filles, s'avèrent être des représentations de l'éclosion de la puberté, qui semblent en effet, moins faites pour attendrir que

297 pour éveiller la curiosité du spectateur qui « par la grâce de l'artiste, devient voyeur et contemple ces images qui viennent de la lumière du désir et du tréfonds des fantasmes du peintre 430 ».

S'ajoutent à cela les étranges éléments du décor – les miroirs, les chats et les bonnes Hogarthiennes ainsi que les autres enfants qui accompagnent les jeunes filles – qui ne rendent pas forcement l'atmosphère légère ni ludique, ni reflètent une vision naturelle ou décontractée de l'enfance.

Le peintre nous montre ces jeunes filles à l'air lascif, leur visage ne trahit ni la joie ni la tristesse, mais plutôt l'ennui et la nostalgie. Des visages qui, comme nous l'avons dit lors des chapitres précédents, ne sont pas sans rappeler ceux de portraits d'amies-enfants de Lewis Carroll, qui, déguisées et dans des poses d'héroïnes de contes de fées ou en tenue d'Ève, semblent refléter à l'égal des jeunes filles de Balthus ce moment-clef de l'enfance où, comme le souligne

Marie-Louise Audiberti431, l'enfant ''sait'' que « ...quelque soit la perspective envisagée (l'enfance), c’est toujours l’endroit d’où il faudra partir. De là cette nostalgie visible déjà chez l'enfant, quand il présente de façon impromptue son visage intemporel. Un visage qui oublie de rire, de pleurer. Un visage qui sait. Mais nous ne sommes pas encore là ».

On perçoit ainsi dans le cadre de ces mises en scène illusoires chez Balthus, à

430 Neret Gilles, Balthus, le Roi des chats, éd. Taschen, Paris 2003, p.54. 431 Audiberti Marie-Louise, « Écrire l'enfance », éd. Autrement, Paris 2003, p.54. 298 l'instar des scènes photographiques de Lewis Carroll, non pas le temps qui file, mais « le temps suspendu », qui serait une « stratégie du maintien de ces séquences figées en pleine course, hors du monde réel », où les fillettes,

« resteront pour l'éternité dans leur état de perfection impubère. La crise de l'adolescence où, selon les mots de Carroll, « la rivière se jette dans le fleuve », leur sera à jamais épargnée432».

432 Wetzel Michael, « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », dans Alice, (ouvrage collectif) sous la direction de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Ed. Autrement, 1998, p. 142. 299 8.3 « Un exil volontaire au château de CHASSY ».

Par la suite, dans l'œuvre de Balthus, le thème des « jeunes filles en fleur » restera toujours dominant. Il peint et repeint ce monde représenté avec ses facettes distinctives, « des histoires de passage, des étapes sur le point d'être franchies, mais qui ne le seront donc jamais », dans des images suspendues du temps et immobiles, qu'il réalise pendant son séjour à Chassy. C'est d'ailleurs pendant cette période d'exil à la campagne que le peintre va se lier à nouveau

à une autre jeune fille, Frédérique Tisson, fille adoptive de son frère aîné

Pierre Klossowski. Elle a seize ans et Balthus en a alors quarante-six.

Souvent décrite comme « un enfant sauvage... vilaine petite fille de la plus jolie manière, que son oncle Balthus vint assez rapidement à trouver irrésistible433 », Frédérique devint en 1954 la compagne et le modèle favori de l'artiste, elle pose à son tour pour de nombreux portraits, on la retrouve souvent représentée en train de sommeiller ou de rêver dans l'une des pièces de Chassy. Cependant, comme le souligne Claude Roy, « Balthus n'est jamais homme d'une seule visée » et il poursuit aussi à Chassy une série de nombreuses vues de la ferme et des champs en parallèle avec les portraits de

Frédérique. Dans le même temps, joignant la recherche technique à une quête de thèmes nouveaux, il fait ainsi traverser la réalité terrienne de Chassy par 433 Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.543. 300 une véritable « vague de rêves ». Et comme souvent dans son travail, le thème va se développer en variations, du Rêve I (1955) au Rêve II (1956 - 1957) et au Fruit d'or (1956) pour se prolonger dans un coda un peu différent, La

Phalène (1959 -1960)434.

434 Roy Claude, « Balthus », Paris, Gallimard, 1996, p.174. 301 8.3.1 L'onirisme dans la représentation de La Phalène de Balthus.

La Phalène (Ill.62), serait considéré parmi les tableaux de Balthus comme le plus représentatif et symbolique de cette période du peintre qui reprend en effet le thème du rêve, de la vision onirique. Mais quand on se penche de plus près sur cette toile, les interrogations varient et les interprétations aussi. Cela est dû à la particularité de cette scène qui évoque cette jeune fille nue qui, sur la pointe des pieds, avance droit vers un grand papillon doré, une phalène, qui vole, attirée par la lumière d'une lampe à pétrole. Elle tient dans sa main gauche un tissu blanc. Nous ne savons pas si elle est en train de rêver, ou si elle vient de se lever, ainsi que les draps de son lit défaits semblent pouvoir l'indiquer. Son attention est tout au moins entièrement tournée vers ce papillon, lui-même tout absorbé par la lumière. Cette fascination ne relève pas uniquement du sommeil, du rêve ou de la veille. Ce que Balthus veut peindre c'est la fascination du papillon qui est, tout comme celle de la jeune fille, confrontée à un inconnu encore plus grand, celui de son avènement, de sa métamorphose corporelle intime. « Et on se demande quelle sera la nature du réveil ? Comment sera vécu enfin l'instant de la métamorphose ? » En effet, le papillon symbolise entre autres « la beauté évanescente et le mystère des

302 métamorphoses435». L'évocation de cette image de Balthus nous ramène une fois de plus à l'un des Séminaires de Lacan Le Transfert, où il évoque le tableau réalisé par le peintre italien Jacopo Zucchi : « Psyché Surprend

Amour » (Ill.3), dont Lacan a fait un objet d'étude et d'interprétation analytique que nous avions abordé lors d'une première recherche sur l'équation Phallus=Girl436. Ce qui nous importe ici de cette trouvaille si particulière de Lacan dans la Galerie Borghèse de Rome, c'est la manière dont

Lacan décrit le corps de Psyché, représentée par Zucchi sur cette scène « ailée des ailes de papillon » qui comme le précise Lacan : « sont dans cette occasion le signe de l'immortalité de l'âme (Lacan poursuit), vous savez les phases de la métamorphose que le papillon subit, à savoir qu'il naît d'abord à l'état de la chenille, de larve, puis il s'enveloppe dans une sorte de tombeau, de sarcophage, d'une façon qui va à rappeler la momie, et il y séjourne jusqu'à reparaître au jour sous une forme glorifiée437. » Dans le tableau représenté par Zucchi, nous dira Lacan quelques pages plus loin, « c'est psyché qui est

éclairée, et comme je vous l'enseigne depuis longtemps concernant la forme gracile de la féminité, à la limite de pubère et de l'impubère, c'est elle qui est

435 Encyclopédie des symboles, Édition française établie sous la direction de Michel Cazenave, Paris, Le livre de poche, 2007, p.503, 436 Muñoz-Trujillo Ana-Maria, Quelques approches de l’objet fétiche et l’équation Phallus=Girl dans Mémoire de DESU, 2001. 437 Lacan J., Le Transfert. Op. Cit. P.269. 303 pour nous l'image phallique438». Voilà donc ce que Balthus nous montre à son tour dans cette image dans laquelle, à l'instar du le tableau de Zucchi,

Éros et Psyché, où les fleurs, pour se situer à l'emplacement du phallus, viennent couvrir, mais aussi rendre présent, ce qui ne peut pas se voir selon la mythologie. Chez Balthus, cela apparaît aussi de façon encore plus explicite, car il nous montre à nouveau au milieu du tableau, occupant la place centrale, l'enfant, la fente. Le (-phi) de l'impubère qu'on voit de profil, une girl-phallus, qui devient ce qu'elle n'a pas. Ce tableau de Balthus reste hautement symbolique et un « tournant dans l'œuvre de l'artiste, pétri de la matière nouvelle qui condense l'expérience terrienne de Chassy439 ». L’œuvre rappelle en effet, la brièveté et l'éphémère du monde de l'enfance. Les nymphettes que Balthus réalise tout au long de son œuvre, comme le souligne

Gilles Neret440 « n'y cherchent pas les outrages du temps à venir... Elles sont encore au stade de la métamorphose, au moment où la chrysalide va se changer en papillon, et elles s'interrogent, guettant l'événement avec curiosité.

C'est ce moment du passage du virtuel à la maturité que guette aussi

Balthus... ». Moment qu'il tente de saisir avec La Phalène dans cet instant qu'il aurait rendu si épais, du fait de l'emploi de la caséine, comme si

438 Ibid. p.292. 439 Leymarie Jean, Balthus, Genève, Skira, 1978, édition sans pagination ; nous avons paginé à partir du début du texte ; p.24 440 Neret Gilles, Balthus, le Roi des chats, éd. Taschen, Paris 2003, p.53 304 l'épaisseur de la matière venait en renfort de la fragilité de l'instant sur le point de disparaître. Le papillon ne fait que passer, au matin il sera soit parti, soit mort ; mais il est une figure obsessionnelle à ce moment précis de la nuit.

Dans le silence nocturne, la jeune fille, rendue silencieuse, pour ne pas dire muette, par cet instant de suspens, a devant elle, une projection lumineuse de son être même441.

441 On connaît enfin l'histoire de Chouang-Tseu, dont Balthus a découvert l'œuvre à l'âge de douze ans et dont il a illustré pour Rilke certains épisodes de la vie plus ou moins légendaires. Le sage taoïste, se réveillant d'un rêve dans lequel il était transformé en papillon, se demanda si c'était bien lui-même qui avait rêvé être un papillon ou si c'était le papillon qui avait rêvé être Chouang-Tseu (« était-il réveillé en tant que Chouang-Tseu ou n'était-il qu'un être rêvé par un papillon ? »). Cité par Virginie Monnier dans le Catalogue des œuvres sous la direction de Jean Clair, Flammarion, Paris, 2001, p.374. 305 8.4 Les années de direction de la Villa Médicis.

Ce n'est que peu après avoir peint ce grand tableau de la Phalène, qu'André

Malraux, ministre de la culture, demande à Balthus en 1961 d'assurer le directorat de l'Académie de France à Rome, où il s'installe avec sa jeune compagne Frédérique Tisson, qui vécut avec le peintre pendant les premières années. Le peintre va demeurer seize ans à la tête de l’Académie de France à

Rome. Durant les deux premières années, il sera trop occupé par les travaux de restauration de la Villa Médicis et l'attention portée aux pensionnaires d'où il peindra peu.

Mais tout va changer lorsque une nouvelle jeune femme, qui va devenir sa seconde épouse, entre dans sa vie à la suite d'un voyage au Japon effectué à la demande de Malraux pour organiser une grande exposition d'art populaire japonais à Paris. Balthus, alors âgé de cinquante-quatre ans, fait la rencontre de la jeune étudiante Setsuko Ideta âgée de 19 ans, lors d'une visite aux temples de Kyoto où elle faisait fonction de traductrice en anglais pour lui, et la même année, elle vint le retrouver à Rome et ils se marièrent en 1967442.

Cependant, comme le souligne Claude Roy, quand la jeune femme entre dans la vie de Balthus, « l'extrême orient, on l'a vu, ne fait pas brusquement irruption dans sa vie et dans son art. L'enfant Balthus était déjà séduit par l'art 442 Rewald Sabine, « Balthus, le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.37. 306 chinois et japonais. Il garde une fierté enfantine en évoquant l'étonnement de

Rilke devant les connaissances sur l'Asie de l'enfant qu'il était». Cette rencontre serait ainsi « l'accomplissement d'une quête de l'Est que Balthus poursuit depuis ses huit ans».

C'est ainsi que peu après que Setsuko Ideta fut venue le rejoindre à Rome,

Balthus, inspiré par la jeune femme, réalise entre 1963 et 1976 de nombreux dessins et trois grandes toiles : La Chambre turque (1963-1966) (Ill.63),

Japonaise au miroir noir (1967-1976) (Ill.64) et Japonaise à la table rouge

(1967-1976) (Ill.65) « opérant dans l'œuvre de Balthus la greffe entre la peinture occidentale, régie par la perspective, et la vision chinoise et japonaise d'un univers où le graphisme et la couleur prennent le pas sur la profondeur. Le décor et le modèle ont déterminé chez l'artiste l'envie d'expérimenter ce qui est pour lui un nouveau moyen d'expression, un nouvel aspect d'une peinture qui a déjà prouvé la diversité de ses ressources443».

Dans cette série de tableaux, le peintre réutilise une technique qui consiste à mélanger sur la toile de la caséine, des couleurs à l'huile, du gesso, à des liants variés, afin d'obtenir une surface mate qui rappelle la fresque, une technique que l'on retrouve par la suite dans Katia lisant (1968-1976) (Ill.66) tableau pour lequel le peintre réalise par ailleurs de nombreux dessins de Katia et de

443 Roy Claude, « Balthus », Paris, Gallimard, 1996, p.233-234. 307 sa sœur Michelina Terreri. Certains sont des études préparatoires, d'autres deviennent des œuvres à part entière qu'il vendra ensuite. Il a à cette époque peu de temps pour peindre et réalise seulement trois tableaux de grand format : Katia lisant (1968-1976), Nu de profil (1973-1977) (Ill.67) et Nu au repos 1977 (Ill.68).

Les années de direction de la Villa Médicis seront en effet, des années de plénitude pour le peintre et sa nouvelle et jeune femme. Ensemble, ils président aux réceptions, galas, dîners et expositions donnés à la Villa et ils tissent des liens d'amitié avec des écrivains, poètes, peintres et cinéastes italiens, dont Federico Fellini. C'est dans ce décor conçu à son image, théâtre des réceptions brillantes courues de tout-Rome, que l'artiste peut enfin jouer le personnage auquel il aspire depuis si longtemps et il revendique farouchement son titre de Comte Klossowski de Rola, qu'il s'était octroyé lors de son installation au château de Chassy. A ce sujet, Sandro Manzo444, se rappelle par exemple du ton brusque du peintre lorsque, à une visiteuse de la

Villa Médicis, conservatrice d'un important musée français qui s'obstinait à s'adresser à son hôte en l'appelant « maître », il rétorqua brusquement :

« Madame, je vous prie de m'appeler Monsieur le Comte ou Balthus, il n'est rien dont je sois le maître... ». Durant tout son séjour romain, le peintre

444 Manzo Sandro, « Appelez-moi Monsieur le Comte », in Balthus; sous la direction de Jean Clair, p.143. 308 réalise à peine une dizaine de toiles auxquelles s'ajoutent plusieurs crayons, parfois aquarelles, du château de Monte Calvello, une autre de ses demeures seigneuriales acquise en 1970 près de Viterbe, où il vécut avec Setsuko et sa fille Harumi pendant et après son rectorat à l'Académie de France à Rome.

309 8.5 ROSSINIERE : la dernière source d'inspiration pour Balthus.

Ce n'est que vers la fin des années soixante-dix, que ce que Balthus avait pu déclarer à son ami Alberto Giacometti « qu'il avait plus besoin d'un château qu'un ouvrier d'un morceau de pain445 », devint réalité. Il s'installe en Suisse en 1977 après avoir découvert, au hasard d'un séjour dans la région, le Grand

Chalet de Rossinière. Lui et sa jeune épouse décidèrent de l'acheter. Un choix qui permit au peintre de conserver le même train de vie luxueux qu'il avait à

Rome. C'est dans ce nouveau cadre digne d'un comte et d'une comtesse mais aussi reflet de sa réussite artistique que Balthus, jusqu'à la fin de cette ultime période au Grand Chalet de Rossinière, multiplie les tableaux de jeunes filles nubiles nues et d'autres habillées mais, toujours offertes avec autant d'équivoque au regard du spectateur, bien que loin de la violence, la cruauté et l'érotisme de la Leçon de guitare, d'Alice, de La rue ainsi que des tableaux de

Thérèse ou La victime.

La provocation laisse en effet la place à d'autres considérations et c'est lors des dernières années de sa vie que le peintre évoquera dans plusieurs entretiens : « Finalement je cherche depuis toujours à restituer le caractère divin de la vie et du monde familier. Ce qu'il y a d'émouvant, de sensuel aussi

445 Lord James, « Giacometti », New York, Straus & Giroux, 1983, p.344. 310 dans l'éveil des choses et des êtres », dira-t-il à la critique d'art Françoise

Jaunin, et poursuivra: « Je ne peins pas de scènes bibliques, mais je peins des anges. Toutes mes figures féminines sont des anges, des apparitions. Les gens pensent que c'est de l'érotisme. C'est parfaitement absurde. Ma peinture est essentiellement et profondément religieuse446. »

L’historien de l’Art, Jean Clair estime quant à lui, que la peinture de Balthus

était en effet « une grande peinture qui retrouve le sens du sacré » car

« Balthus est un peintre qui a épousé la tradition canonique ». Et, à ceux qui l’accusent de perversité arguant de la jeunesse douteuse de ses modèles et du scabreux des thèmes traités dans ses toiles, Clair sourit et rétorque qu’ils ignorent tout de l’histoire de l’Art. Traditionnellement, le plus bel âge pour les modèles se situe entre l’adolescence et la maturité sexuelle. « Les corps les plus beaux sont toujours des corps très juvéniles » souligne l’expert. La peinture sacrée ou le sentiment du Sacré imprègne toute l’œuvre de Balthus, surtout « si on accepte de rappeler que la définition originelle du Sacré est exactement le contraire de celle du Saint ». « Le Saint est ce qui rapproche, quand le Sacré est à la fois ce qui divise et ce qui unit, explique J.Clair. Le

Saint est ce qui participe déjà à la pré-jouissance du paradis, or le Sacré, lui, on ne sait jamais s’il s’agit du paradis ou de l’enfer, de ce qui est désirable et

446 Jaunin Françoise, « Les méditations d’un promeneur solitaire de la peinture », Lausanne, Bibliothèque des arts, 1999, p. 20. 311 de ce qui est repoussant. Le Sacré, c’est à la fois ce que l’on désire le plus, ce qui est le plus fascinant et en même temps le plus tabou, le Sacré c’est ce qui nous donne le désir de la possession et en même temps ce qui repousse, étant du domaine de l’immonde et de la souillure. Et en ce sens, oui, Balthus fait une peinture qui relève du Sacré ». C'est ainsi que le peintre lui-même dira plus tard lors d'un entretien avec l'un de ses biographes : « Et puis lorsque je parle des anges, et de la grâce troublante de certaines de mes jeunes filles, faudrait-il encore ne pas oublier l'ange le plus éblouissant de la lumière, déchu et splendide, Lucifer !447 ».

À ce sujet, Stanislas Klossowski, le fils aîné de Balthus prendra aussi la défense du peintre tout en martelant : « Il est absolument nécessaire de répéter, à nouveau, que les jeunes adolescentes, dans les derniers tableaux de

Balthus, n'avaient absolument rien à voir – ailleurs que dans l'œil du spectateur – avec une quelconque obsession sexuelle. Emblèmes d'un autre monde, archétypes angéliques, ces jeunes filles symbolisent par leur adolescence (du latin adolescere : croître vers) la croissance vers les cieux à laquelle Platon fait allusion dans le Timée. Il est toutefois bien malheureux que l'on ait pu, que l'on puisse, confondre ses toiles érotiques telles que la magistrale Leçon de guitare avec de la vile pornographie. Une telle confusion

447 Vicondelet Alain, « Mémoires de Balthus », éd. du Rocher, 2001, p.45 312 est d'autant plus déplorable qu'elle ne peut alors qu'empêcher toute compréhension possible des divins mystères de l'Amour et du Désir448».

448 Klossowski De Rola Stanislas, « Balthus », éd. Thames Hudson, Paris 2001, p.22. 313 8.5.1 Les tableaux des anges : « Pièges à regard ».

Par la suite, dans les œuvres de Balthus, on retrouve des tableaux comme Le

Lever (1975-1978) (Ill.69), Chat au miroir I (1977-1980) (Ill.70), Nu au foulard (1981-1982) (Ill.71), Nu au miroir (1981-1983) (Ill.72), Nu à la guitare (1983-1986) (Ill.73), Grande composition au corbeau (1983-1986)

(Ill.74), ainsi que la série d'œuvres de très grandes dimensions intitulées Chat au miroir dont Balthus réalise encore deux versions : Chat au miroir II

(1986- 1989) (Ill.75), et Chat au miroir III (1989-1994) (Ill.76), pour finir avec le tableau Jeune fille à la mandoline (2000-2001) (Ill.77).

Dans ses tableaux, Balthus semble en effet peindre toujours les mêmes jeunes filles minces, élancées, aux cheveux longs qui frisent, à l'exception des deux derniers tableaux de Chat au miroir II et III dans lesquels les jeunes filles sont habillées. Le peintre nous montre pour la plupart, des nus, où, faut-il le dire, ses œuvres « semblent remonter le cours du temps » et laissent apparaître en filigrane « le style plus ancien et poétique de Gentile, de Sassetta ou

Pinsanello ». Ainsi par exemple, comme le souligne Jean Clair, pour le Nu de profil de 1977, les enfant de Balthus retrouvent « la grâce longiligne de ses anges du trecento... Et dans ses tableaux des dernières années, le visage des jeunes filles s'illuminent volontiers du sourire de l'ange de Reims, et elles ont

314 les pommettes rondes et rouges qu'on trouve chez l'Angelico449 ». Mais le peintre met sa touche et greffe à ces corps déjà « longilignes », des jambes démesurément longues et minces, ainsi que des petits seins haut perchés, des ventres ronds et des sexes imberbes, légèrement bombés et bien visibles. Le spectateur est littéralement saisi devant ces corps, y compris et surtout dans les deux dernières versions du Chat au miroir où nous voyons les enfants vêtues et placées au milieu du tableau. A l'instar du grand tableau de

Vélasquez, Les Ménines, occupant la place centrale, se trouve l'Infante, la fente. Le (- phi) de l'impubère qui est recouvert par cette robe magnifique qui fait de l'Infante Margarita, une girl-phallus, qui devient ce qu'elle n'a pas. Il en va de même pour les girl-phallus de Balthus, l'objet précieux de l'artiste, qu'il a peint tout au long de son œuvre et dont il nous donne à voir le phallus là où justement il n'est pas, « là où on le suppose derrière le voile, s'être manifesté dans l'érection du désir...450 ». Enfin, à ce sujet nous adhérons à la réflexion qu'Hervé Castanet fait de l'un des tableaux de Balthus de cette dernière période dans son œuvre, Le Lever (1975-1978) (Ill.66), et au sujet duquel Castanet pose la question « unique de ce quelque chose donné en pâture à l'œil » par l'artiste.

La réponse nous dit-il « est paradoxale : une double mise en scène des regards

449 Clair Jean, « Les Métamorphoses d'Éros », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.270. 450 Lacan, Séminaire VIII, le transfert, séance du 29.06.61. éd. Seuil, 2001, p.454. 315 dans laquelle le désir d'un homme est impliqué. Dans la première mise en scène du tableau, » continue Castanet, « la toute jeune fille nue – presque une enfant – regarde un jouet de bois – cet oiseau qu'elle soutient du bout des doigts et qui, peint en bleu clair circonscrit d'un filet rouge, se détache du fond des ocres, de terre et des bruns dominant la toile. Son visage se décale et se fige là où le tableau s'est déplacé vers le chat qui surgit de son panier de voyage. Un chat tout à la fois prêt à bondir et immobilisé, réduit qu'il est à ces deux prunelles jaunes vif, phosphorescentes. La jeune fille, yeux noirs, regarde le chat qui jette, lui, son regard à l'oiseau. De cette première mise en scène une question advient aussitôt incontournable : qu'en est-il, pour ce chat, de ce semblant d'oiseau, de ce simulacre de proie ?... »451. La question nous rappelle H. Castanet, en citant Rilke, « restera un énigme ». H. Castanet continue : « Dans la seconde scène, le spectateur est littéralement saisi. Quelle est-elle? La jeune fille n'est pas belle. Elle est immobile, les bras écartés, en suspens, à l'instar des ailes du jouet. Sa nudité, dans le mouvement du lever interrompu par le surgissement du chat, est tournée vers le spectateur, offrant au milieu géométrique de la toile, les jambes ouvertes, son sexe pré-pubère, bien visible. C'est un corps fixe mais éveillé présent mais pensif, absorbé.

Dans cette scène, la jeune fille est, à l'endroit du spectateur, dans la position

451 Castanet H, Le savoir de l'artiste et la psychanalyse, éd. Defaut, Paris, 2009, p.50; 316 de l'oiseau en bois pour le chat. Cette double mise en scène des regards – telle est la composition de la toile – constitue une architecture en abîme. C'est-à- dire qu'à reporter la question qu'inscrit la première mise en scène sur la seconde dégage une nouvelle interrogation : quels effets, maintenus

énigmatiques, opaques, produit cette pâture donné à l'œil d'un homme – le corps nu de cette femme-enfant au sortir du lit ? C'est vers l'énigme du désir de chacun (un homme) qui se pose devant la toile, que nous porte cette peinture. Énigme du désir pour ce corps nu offert, mais aussi et surtout à l'endroit de la peinture elle-même... ». Il reprend la terminologie de Lacan :

« Tu veux regarder ? Eh bien, vois donc ce chat qui regarde, fasciné, ce simulacre de proie ? Tu veux regarder encore ? Eh bien, vois ce corps de jeune fille qui tourne son sexe lisse et nu, vers toi spectateur ! Tu veux regarder a nouveau ? Et bien, vois ce procès d'occultation, ce manque à voir où précisément surgit ton regard, tel le chat du panier !... Tu veux regarder ?

Eh bien, vois donc ça – que le désir te regarde ! Et que ce désir est d'abord pour toi, malgré les multiples significations dont tu l'affubles, énigme, enjeu et destin ! 452 ».

Ces tableaux de Balthus sont ainsi de véritables « pièges à regard », dont un certain nombre majeurs, fait exceptionnel, rejoindront de son vivant les

452 Castanet H, Le savoir de l'artiste et la psychanalyse, éd. Defaut, Paris, 2009, p.52. 317 cimaises des grands musées et de nombreuses expositions lui seront consacrées à travers le monde.

C'est ainsi qu'en 1980, la Biennale de Venise exposera vingt-six de ses tableaux. Trois ans plus tard, en 1983, c'est au tour du Centre National

Pompidou à Paris de lui consacrer une vaste rétrospective suivi la même année de deux autres, au Metropolitan Museum de New York et au Musée de la Ville de Tokyo Quelques années plus tard, en 1996, une autre rétrospective lui sera consacrée en Espagne au Centro de Arte Reina Sofia à Madrid. Par ailleurs, sa relative retraite dans son Grand-Chalet de Rossinière n'empêche nullement Balthus de se rendre en 1991 au Japon pour y recevoir le Premium impérial, ou en Pologne pour y être fait Docteur honoris causa de l'Université de Wroclawen 1998.

Cependant, il sort de son prétendu isolement vécu pendant un quart de siècle dans son Grand Chalet à Rossinière et commence à recevoir la presse qui l'encense et le désigne comme « le plus grand peintre vivant [...] le dernier des grands maîtres de la peinture » ; Paris Match (19 mars 1998) le qualifie de

« dernier géant de l'art du siècle », il fait par ailleurs la couverture du magazine Connaisseur (1981). Balthus joue le jeu. Il se laisse photographier dans plusieurs magazines de luxe, où apparaissent ses appartements privés et en 1994, le quotidien populaire suisse Le Matin envoie au Grand Chalet le

318 chanteur David Bowie interviewer Balthus et plus tard, en 2000, ce sera le tour de l'acteur américain Richard Gere d'interviewer le peintre. Quant aux marchands et aux collectionneurs, ils se disputent ses toiles, si bien que leurs prix atteignent des sommes considérables. Et pour ses quatre-vingt-douze ans en 2000, année bissextile qui comporte donc un 29 février, une réception est organisée au Grand Chalet pour l'anniversaire de Balthus. Mais le peintre, très affaibli et que n'épargnent plus les atteintes du grand âge, ne fait qu'une courte apparition. Et un peu moins d'une année plus tard, le 18 février 2001, le peintre s'éteint...

Balthus, en effet « en faisant de sa vie une œuvre d'art s'est retrouvé pris à son propre piège453 ». Une donne à laquelle, malgré nous, nous n'avons pu

échapper, en explorant son œuvre à la fois chronologique et thématique, où il faut finir par le début, par les images de ce peintre controversé, Dandy, Roi des chats, Comte, Nympholepte etc., En effet, pour ce qui est des étiquettes, on les aura toutes collées et toutes retirées. Qu’importe après tout, ce sont d’abord des hommes ! « Et maintenant regardons les peintures... » dont la dernière preuve de puissance, qui met mal à l'aise plus d'un, a été encore récemment montrée le mois de janvier 2014 par le Musée Allemand

Folkwang d'Essen en Rhénanie qui vient de déclencher une nouvelle

453 Rowley Neville, École du Louvre, Cycle de découverte, Balthus, Septembre-octobre 2013. 319 polémique en annulant une exposition de polaroids inédits du peintre et prévue en avril, « Balthus, les dernières études ». Cette exposition devait présenter un échantillon de 2000 photographies instantanées en couleur, que l'artiste a prises sur le tard de celle qui était devenue sa modèle Anna Wahli.

L'exposition fut qualifiée « d'indécente » et aurait provoqué la peur des dirigeants du musée Allemand de se retrouver « accusés de promouvoir la pédophilie » ainsi que « la crainte d'actions judiciaires et le risque de fermeture de l'exposition ». Une décision qui, comme le souligne Vincent

Noce, serait « d'autant plus choquante » vu que cette même exposition s'est déroulée pendant quatre mois sans accrocs dans une galerie sur Madison

Avenue, à Manhattan où Larry Gogosian a exposé 155 exemplaires et dont le succès lui a valu d'être prolongée quelques jours. Elle offre la vision intime du travail d'un artiste dont la production était présentée en parallèle d'une rétrospective au Metropolitan Museum de New York. Cette initiative avait reçu l'aval de la famille, mais également de la modèle454.

Ces nouvelles accusations permettent, en effet, de mesurer à quel point encore la puissance de l’œuvre de Balthus choque et déstabilise et l'on s’accorde pour avancer ce que Jean Clair souligne à la fin de son catalogue raisonné de l'artiste : « Aujourd’hui, la peinture de Balthus s’éloigne de nous. Ou bien

454 Noce Vincent. Balthus préjugé indécent à Essen, disponible en ligne sur : http://next.liberation.fr/arts/2014/02/10/balthus-prejuge-indecent-a-essen_979194 320 est-ce nous qui nous éloignons d'elle tandis qu'elle demeure ? Quand rien en notre temps ne peut répondre à son assurance, il faudra attendre un siècle à son tour plus sûr de lui pour l'accueillir455 ».

455 Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.56. 321 CONCLUSION

Nous n'essaierons pas à travers cette conclusion de réduire, d'englober dans un sens unique les différents plans que nous avons pu isoler lors de ces chapitres pour aborder et élucider à la lumière de la psychanalyse ce qui fut dans l'œuvre picturale de Balthazar Klossowski dit Balthus, cette image à laquelle tout au long de son œuvre il ne cesse de revenir : celle de l'enfance, en apparence innocente, mais qui reste en réalité complexe dans l'œuvre de Balthus, vu l'ambiguïté cultivée par l'artiste dans ce grand versant de son œuvre, représentée principalement, par ces jeunes filles nues dans des « positions lascives et provocantes », cataloguées à maintes reprises d'images « érotiques et perverses ».

En ce qui nous concerne, nous devions dire que pendant la réalisation de ce travail nous avons eu à plusieurs reprises le sentiment de toucher

à certains points impossibles à aborder du fait de leur indétermination extrême. La solution que nous avons trouvée dans une telle circonstance fut d'avoir recours aux faits concernant non seulement la biographie du peintre, mais aussi le contexte et les influences où ses

œuvres ont été conçues. Ces éléments, nous le rappelons, n'ont eu pour nous que la seule et unique fin de nous servir de point d'appui afin de

322 donner consistance à ce travail, nous nous sommes appropriée un volume d'information significatif, mais nécessaire et dont nous avons extrait seulement les fondements.

De même, il nous est possible de souligner un sens qui s'impose tout au long de ce travail délimitant le champ de ses articulations. La façon dont Freud et Lacan parlent de l'art nous permet de saisir dans son architecture propre la relation inéluctable entre l'art et la psychanalyse.

Ainsi, au cours de ce travail, nous avons lu à plusieurs reprises que cette rencontre relève du réel ; le réel en jeu dans l'art est l'émergence d'un désir inédit. Nous avons donc déployé dans cette logique les notions cernant la fonction du désir et, à travers cela, la possibilité de penser par l'art une éthique de l'inconscient.

Nous avons traité les raisons que nous donne Freud pour justifier comment la barre de l'Art dépasse toutes les intentions de l'artiste et du spectateur en introduisant dans le monde une autre réalité. Elle peut

être interprétée, mais l'interprétation n'a plus à être vraie ou fausse.

Ainsi, la psychanalyse « appliquée » par Freud tente de faire saillir un retour du refoulé dans l’œuvre ou chez l’artiste. Une véritable œuvre d'art fait tarir notre appel de sens en nous interpellant : l'œuvre d'art nous fait vivre nos propres refoulements.

323 Lacan pour sa part, dans son Séminaire La relation d’objet, propose une approche plus structurale sur l’art. En outre, l’analyse du tableau par Lacan, bien qu'elle soit antérieure à L’éthique de la psychanalyse, répond à sa conception future de l’œuvre d’art.

L’art selon Lacan organise l’œuvre en procédant par refoulement.

L’œuvre peinte est organisée autour du vide, plus exactement de la chose. La chose, c’est l’objet perdu, jamais vraiment possédé, impossible à retrouver comme à représenter. Dans la peinture, ce vide qui touche à l’ordre du réel et de l’impossible, trouve à se faire représenter par autre chose comme il a été évoqué lors de notre exposé sur cette approche de la peinture dans l’œuvre de Lacan.

Nous avons donc traité l'élaboration de Lacan de la schize entre la vision et le regard qui structure le champ scopique qui est indissociable de sa référence au tableau. Deux références nous ont donné la structure psychanalytique du champ scopique, où, comme le souligne Lacan,

Holbein, avec l'anamorphose de la toile Les Ambassadeurs « Nous rend visible quelque chose qui est, à proprement parler, l’incarnation imagée du moins phi (-φ) de la castration, laquelle centre pour nous toute l’organisation des désirs à travers le cadre des pulsions

324 fondamentales »456. Ainsi, dans le tableau, le manque peut se montrer : soit dans la forme d'anamorphose de la tête de mort (par l'évocation de la castration, néantisant le sujet comme dans le tableau Les

Ambassadeurs d'Holbein), soit comme manque constitutif du désir

(comme dans Les Ménines de Vélasquez, la figure de Doña Margarita, l'Infante, la fente), dont le (-φ) de l'impubère est recouvert par cette robe magnifique qui fait de l'infante Margarita une girl-phallus, qui devient ce qu'elle n'a pas. Lacan établit ainsi comme le proposait jadis

Otto Fenichel, une équivalence entre la fille et le phallus.

Par la suite, la notion de « l'image phallique » se trouve à nouveau ici abordée selon nous, par l'image d'Alice de Lewis Carroll ainsi que par celle de Lolita de Vladimir Nabokov, dans l' œuvre lacanienne.

Enfin, c’est tout en suivant les déclarations de Balthus telles qu’elles transparaissent au long de son parcours, que nous avons abordé la référence établie sur les influences littéraires des Alice de Lewis

Carroll, qui sont sans nul doute inscrites dans la genèse de l'œuvre picturale de Balthus, dont il a pu puiser des métaphores propres à

élaborer une mythologie, dans laquelle « le rêve et l’enfance déploient des motifs achevés : Le miroir, le jeu de cartes, le chat et ses royales

456Lacan. J., S. XI, p. 83. 325 figures. Le thème de l’enfance gracieuse et subversive, naïve mais vraie. Celle qui aux yeux de Balthus est distinguée dans ces tableaux».

Par ailleurs, nous avons pu retracer pour la première fois ce trajet presque méconnu de l'influence de l'œuvre photographique carrolliene dans l'œuvre de Balthus. Ce parcours restitue la naissance, la réappropriation et l'éclipse d'une figure qui fut au centre de leur inspiration et au cœur de leurs œuvres : « la petite fille ». Celle autour de laquelle se condensent les mythes et qui nous amène à la « notion lacanienne de l’image phallique concernant la forme gracile de la féminité, à la limite du pubère et de l'impubère »457.

Cette notion de la valeur phallique de la petite fille, que Lacan souligne dans son séminaire L’objet de la psychanalyse serait par ailleurs contemporaine de son intervention radiophonique sur France Culture, le

31 décembre 1966, dans le cadre d'une émission de Jacques Brunius, intitulée « Lewis Carroll : Maître d'école buissonnière » qui marque le centenaire de la publication des Aventures d'Alice au pays des merveilles et sur laquelle nous sommes revenue sur les propos des

écrivains qui s'élèvent à tour de rôle pour témoigner d'un engouement non dissimulé pour l'œuvre de Lewis Carroll, « mais (où) la voix de

457Lacan. J., S. VIII, p. 292. 326 Jacques Lacan se démarque dans Hommage rendu à Lewis Carroll de par sa nature oblique »458.

Ce texte de Lacan, ainsi que les études ici rassemblées sur les deux chefs-d'œuvre des Aventures d'Alice et la singularité du parcours

énigmatique de Lewis Carroll : « le rêveur, le poète, l'amoureux... » et le « photographe » occupent en effet, une place de choix au sein de notre travail, car comme nous l'avons dit auparavant, ils nous ont permis de retracer la naissance et la réappropriation de cette figure incarnée par « l'archétype de ce personnage éternel de la petite fille », qui fut aussi au centre de l'inspiration de l'œuvre de Balthus : Alice, figure centrale et prismatique, dont la présence serait plus immanente qu'évidente dans son œuvre.

Très tôt dans l'œuvre de Balthus, les scènes quotidiennes des jeunes filles à leur toilette et des scènes d'intérieur seront très souvent développées, attirant l'attention par leurs détails étranges, contre lesquelles le peintre a souvent contesté cette lecture des images à l'« érotisme calculé » voire « perverses » hormis pour La leçon de guitare de 1934, qui, en tout lumière, est connotée d'un sadisme

458Ce qui, comme le remarque Shopie Marret dans son texte Lacan sur Lewis Carroll ou « Tandis qu'il lourmait de fufféches pensées », aurait valu à Lacan en 1998 que France Culture, qui rediffusa cette émission les 29 et 30 août, l'amputera, en particulier de son intervention. Le point de vue de la psychanalyse n'y fut pas représenté. In Ornicar?, n°50, 2003, p.340. 327 érotique et étrange, parfaitement voulu par le jeune artiste qui, à l'époque, cherche à déranger : « Il faut aujourd'hui hurler très fort si l'on veut se faire entendre ». Provocations que l'on retrouve à la même

époque dans Alice dans le miroir, La fenêtre et La toilette de Cathy de

1934, ainsi que quelques années plus tard, dans une partie de la série de tableaux de Thérèse en 1938 et dans les tableaux La victime et La chambre de 1954, dont la sensualité et l'érotisme pas toujours adoucis, se traduisent dans des formes toujours plus simples sculptées par le peintre.

Enfin, ce n'est que plus tard que la provocation laisse la place à d'autres considérations. Dans les dernières années de sa vie, le peintre évoquera dans plusieurs entretiens sa prédilection pour les jeunes filles observées

à l'orée de la puberté : « Finalement, je cherche depuis toujours à restituer le caractère divin de la vie et du monde familier. Ce qu'il y a d'émouvant, dans le sensuel aussi, dans l'éveil des choses et des êtres », dira-t-il à la critique d'art Françoise Jaunin « Je ne peins pas de scène biblique, mais des anges, des apparitions. Les gens pensent que c'est de l'érotisme. C'est parfaitement absurde. Ma peinture est essentiellement et profondément religieuse. »

Dans ces images données à l'enfance que Balthus qualifie d'« anges » à

328 la beauté suspendue, il y a certes l'allégorie de la grâce, mais y figure aussi l'énigme inquiétante de l'enfance qui, comme le souligne Gilles

Neret : « ne cherche pas les outrages du temps à venir... Elles sont encore au stade de la métamorphose, au moment où la chrysalide va se changer en papillon, et elles s'interrogent, guettant l'événement avec curiosité. C'est ce moment du passage du virtuel à la maturité que guette aussi Balthus... »459 Ainsi, la notion lacanienne d’image phallique se trouve illustrée, du moins, nous l’espérons, dans le cadre de ses mises en scène illusoires photographiques de Lewis Carroll et picturales de Balthus dans lesquelles on voit, non pas le temps qui file, mais « le temps suspendu », où les fillettes « resteront pour l'éternité dans leur état de perfection impubère. La crise de l'adolescence où, selon les mots de Carroll « la rivière se jette dans le fleuve » leur sera à jamais épargnée »460, laissant le spectateur témoin de l'intime expérience de l'enfant, expérience de son être comme passage, métamorphose qui invite à la patience, à l'attention, à l'attente.

Enfin, notre travail de recherche s'achève au moment de la récente exposition sur les photos polaroids inédites du peintre, « Balthus les dernières études » présentée dans une galerie sur Madison Avenue, à

459Neret G., Balthus, Le Roi des Chats, éd.. Taschen, paris, 2003, p.53. 460Wetzel M., « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », in Alice (ouvrage collectif) sous la direction de J.J. Lecercle, Paris, Autrement, 1998.p.142. 329 Manhattan en parallèle à une rétrospective au Metropolitan Museum de

New York au mois de janvier 2014. L'exposition présentait un

échantillon de 2000 photographies instantanées en couleur, que l'artiste a prises sur le tard de celle qui était devenue sa modèle Anna Wahli. Il nous a été impossible de nous procurer le catalogue de l'exposition ainsi que les nombreux textes de ses commentateurs, ce qui aurait sans doute enrichi notre travail au sujet de ce nouveau versant de l’œuvre de

Balthus. C'est pour nous un grand regret, surtout après avoir travaillé sur un pan méconnu de l’œuvre de Lewis Carroll dont l'importance a pu

être considérable dans les travaux de Balthus.

Tout ce corpus artistique et photographique de Balthus arrive à notre grand regret trop récemment pour être analysé ici. Il offrira, nous en sommes convaincus, des perspectives passionnantes de recherche à venir. Nous espérons notamment y trouver des éclairages nouveaux dont des éléments de filiation avec l'œuvre de Lewis Caroll. Il nous semble nécessaire de les aborder car nous sommes conscients que de nombreuses questions restent encore en suspens dans de nombreux domaines de l’œuvre de l'artiste encore méconnue du grand public.

330 ANNEXE I : Chronologie biographique de Balthus. 461

1908 : Balthus naît à Paris le 29 février sous le nom de Balthazar Klossowski. Son père est historien d'art et peintre Erich Klossowski (1875-1946), sa mère la peintre Elisabeth Dorothea Spiro, dite Baladine 1886-1969), originaire de Breslau. Le frère aîné de Balthus est l'écrivain, philosophe et artiste Pierre Klossowski (1905-2001). 1914 : Au déclenchement de la première guerre mondiale, les Klossowski, qui sont de nationalité allemande, se voient obligés de quitter Paris pour Berlin. 1917 : Les parents se séparent. Baladine Klossowska s'installe avec ses deux fils à Berne, puis à Genève. 1919 : Baladine fait connaissance de Rainer Maria Rilke. Balthus et sa mère passent l'été et une partie de l'automne 1919 au bord du lac de Thoune, à Beatenberg, Suisse. Là, ils se lient d'amitié avec Margrit Bay, peintre et sculptrice, dont Balthus deviendra l'assistant de 1922 à 1927. 1921 : Publication du livre Mitsou. Quarante images par Balthusz avec une préface de Rilke. Baladine s'installe avec ses fils à Berlin chez son frère, le portraitiste Eugen Spiro. 1924 : Baladine et Balthus rejoignent Pierre à Paris. Pierre Bonnard et Maurice Denis conseillent au jeune Balthus de copier, au Louvre, les tableaux de Poussin. 1925 : Balthus peint une série de vues du jardin du Luxembourg. 1926 : Balthus passe une partie de l'été en Italie. A Arezzo et Borgo San Sepolcro, il copie des fresques et des panneaux de Pierro Della Francesca et, à Florence, des fresques de Masaccio et Masolino. Il fait connaissance de l'écrivain Pierre Jean Jouve. 1927 : Il exécute les fresques de Bon Pasteur et des Quatre Evangélistes pour le temple protestant de Beatengerg. A Paris, il peint et dessine des scènes de rue et des nouvelles vues du jardin du Luxembourg. 1928 : Au cours d'un séjour de sept mois à Zurich, il peint de nombreaux portraits. Pendant son séjour à Berne, il rencontre Antoinette Watteville, la sœur de son ami Robert Watteville et s'éprend de la jeune fille. 1931-1931 : Service militaire à Kenitra, au Maroc. 1932 : Il passe l'été à Beatenberg et à Berne, où il copie les tableaux du cycle de paysans suisses en costumes traditionnels par le Lucernois Joseph Rienhardt. A l'automne, retour à Paris où il séjourne chez Pierre et Betty Leyris. Il travaille sur ses illustrations pour le roman Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë.

461 Chronologie établie par Sabine Rewald, in Balthus, Le temps suspendu, Imprimerie nationale, Paris, 2008, p.151-157. 331 1933 : Il installe son premier atelier au 6, rue Furstenberg où il peint entre autres, La rue, Alice, La Leçon de guitare, La fenêtre. Les surréalistes André Breton, Paul Eluard, Alberto Giacometti et Georges Hugnet lui rendent une visite. Participe aux décors de La Chauve-Souris, dans la mise en scène de Marx Reinhardt, au théâtre Pigalle. L'historien d'art Wilhelm Uhde le présente au galeriste Pierre Loeb. 1934 : Première exposition individuelle avec cinq tableaux de grand format et deux plus petits à la galerie Pierre (Loeb), parmi lesquels La Leçon de guitare qui provoque un scandale. La cour menée à Antoinette de Watteville subit un échec sévère qui, s'ajoutant à sa déception face à l'insuccès matériel de son exposition, le conduit à une dépression nerveuse avec une tentative de suicide. Dessine les décors et costumes de Comme il vous plaira de Shakespeare, dans la mise en scène de Victor Barnowski. Lie connaissance avec Antonin Artaud et Picasso ; devint l'ami d'Alberto Giacometti. 1935 : dessine les décors et costumes pour Les Cenci d'Artaud. Produit un certain nombre de portraits, y compris son autoportrait Le Roi des chats. 1936 : S'installe dans un atelier de la cour de Rohan. Ses quatorze illustrations pour le roman Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë sont exposées à Londres. Il commence une série de peintures à Paris avec pour modèles, les enfants de la famille voisine, les Blanchard. 1937 : mariage avec Antoinette de Watteville. Il peint Les Enfants, que Picasso achètera en 1941, le portrait d'Antoinette, La Jupe blanche et achève La Montagne. James Thrall Soby achète La Rue et Pierre Loeb commande un portrait de Joan Miró. 1938 : Première exposition à la galerie Pierre-Matisse à New York. 1939 : Il est mobilisé en Alsace-Lorraine, mais libéré peu après. 1941-1941 : Il s'installe avec Antoinette en Savoie, où ils habitent une ferme à Champovent, près d'Aix-les-bains. Là, il peint des paysages et des intérieurs. 1942 : Il s'installe avec Antoinette à Berne, puis à Fribourg. Naissance de son fils Stanislas. 1943 : Exposition à la galerie Moos, à Genève. 1944 : Naissance de leur fils Thadée. 1945 : S'installe à la villa Diodati, à Cologny, près de Genève. Il rencontre l'éditeur Albert Skira et se lie d'amitié avec André Malraux. 1946 : Se sépare d'Antoinette et rentre à Paris. Exposition à la galerie Beaux- Arts, organisée par Hentiette Gomès. Décès de son père à Sanary, dans le Midi de la France. Il fait connaissance de Laurence Bataille. 1947 : Voyage avec André Masson dans le Midi de la France où il retrouve Jacques Lacan et sa femme Sylvia Bataille, Picasso et Françoise Gilot. 1948 : Dessine les décors et costumes pour L'État de siège d'Albert Camus, dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault. Il peint une série de nus et commence 332 La Partie de cartes. 1949 : Crée les décors et les costumes pour Le Peintre et son modèle, de Boris Kochno. 1950 : Crée les décors et les costumes pour l'opera de Mozart Cosi fan tutte au Festival d'Aix-en-Provence. 1952 : Il entreprend des peintures de grand format, Passage du Commenrce Saint- André et La Chambre. 1953 : Dessine les décors et les costumes pour L'île des chèvres d'Ugo Betti. Il prend résidence au château de Chassy, dans le Morvan. 1954 : Ses moyens d'existence sont assurés grâce au soutien financier d'un groupe de collectionneurs et de marchands d'art. Frédérique Tisson, sa nièce par alliance, s'installe à Chassy. 1956 : Le 29 février, ouverture de son exposition à la galerie Gomès, à Paris. Exposition au Museum of Modern Art, New York, au cours de l'hiver 1956- 1957. 1960 : Crée les décors et les costumes pour Jules César, de Shakespeare, dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault. 1961 : André Malraux le nomme directeur de l'Académie de France à Rome, à la Villa Médicis. Sous sa direction, qui durera jusqu'en 1976, la Villa Médicis et son parc seront rendus à leur état d'origine. 1962 : Au cour d'une mission effectuée au Japon à la demande de Malraux, il rencontre la jeune Setsuko Ideta. 1966 : Rétrospective au musée décoratif, Paris. 1967 : Mariage avec Setsuko. 1968 : Rétrospective à la Tate Gallery, à Londres. 1969 : Baladine Klossowka meurt à Paris. 1973 : Naissance de sa fille Harumi Klossowska. 1977 : La famille quitte Rome et s'installe définitivement au Grand Chalet, à Rossinière en Suisse. 1980 : Vingt-six de ses peintures sont exposées à la Biennale de Venise. 1983-1984 : Rétrospective au musée national d'Art moderne/centre Georges- Pompidou, à Paris, au Metropolitan Museum de New York, et au musée de la Ville de Tokyo. 1993 : Rétrospective au musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. 1994 : Rétrospective de ses dessins au Kunstmuseum de Berne. 1996 : Rétrospective au Centro de arte Sofie à Madrid. 1996-1997 : Exposition à l'Accademia Valentino à Rome. 1998 : Nommé Doctor honoris causa de l'université de Breslau. 1999 : Le premier catalogue des œuvres de Balthus est publié par Gallimard à Paris (traduit en anglais, Catalogue raisonné of the Complete Works, New York, 2000). 2001 : Balthus meurt, le 18 février, au Grand Chalet, à Rossinière en Suisse. 333 2007 : Première exposition en Allemagne, Le temps suspendu, au musée Ludwig de Cologne. Exposition Balthus, la magie du paysage Fondation Pierre Gianadda de Martigny Suisse. Depuis 2007462 e 2008 : Rétrospective Balthus 100 Anniversaire à la Fondation Pierre Gianadda de Martigny Suisse. 2013 : Rétrospective Les dernières études, avec les polaroïds d'étude de l'artiste, Gagosian Gallery, New York, USA. En parallèle de l'exposition : Cats and Girls —Paintings and Provocations (Jeunes filles aux chats), The Metropolitan Museum of Art, New York, USA. 2014 : L'exposition Les dernières études, prévue au musée Folkwang à Essen en Allemagne est annulée, par crainte de conséquences juridiques suite à une polémique lancée par le journal Die Zeit, qui avait qualifié les clichés de Balthus de « témoignages d'avidité pédophile ». Exposition Balthus a Retrospective, au Tokyo Metropolitan Art Museum, Tokyo, et au Kyoto Municipal Museum of Art, à Kyoto, Japon 2015 : Exposition Rétrospective Les dernières études, avec les polaroïds d'étude de l'artiste, à la Galerie Gagosian à Paris du 16 janvier au 28 février.

462 Mise à jour de la chronologie expographique à partir du site de la fondation Balthus : http://www.fondation-balthus.com/expographie.php 334 BIBLIOGRAPHIE

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343 ILLUSTRATIONS

344 Illustration 1: « Les Ambassadeurs», Hans Holbein le jeune, 1533, (huile sur toile, 207 x 209,5 cm), National Gallery, Londres. In Holbein, WOLF N., Taschen, Paris, 2004, p. 72.

346 Illustration 2: Portrait «Les Ménines» , Vélasquez D., 1956, (Huile sur toile, 318 x 276 cm), Musée du Prado, Madrid. In Guide de la Peinture en Europe, 1980, Jacobs M. Paris, France Loisirs, p. 140

347 Illustration 3: Portrait «Amour et Psyche» , Zucchi J. 1589, (Huile sur toile, 173 x 130 cm), Musée du Prado, Madrid. In Guide de la Peinture en Europe, 1980, Jacobs M. Paris, France Loisirs, p. 93.

348 Illustration 4: Photographie d'Alice Lidell par Lewis Carroll «La Petite Mendiante» 1858, Parrish collection, Princeton University Library. In Lewis Carroll, Photographe Victorien, GERNSHEIM, H. Chêne-F. M. Ricci, Paris, 1979, p. 63.

349 Illustration 5: Photographie d'Agnes Weld «The little red Riding-Hood» 1857, Parrish collection, Princeton University Library. In Lewis Carroll Photographer, TAYLOR. R.- WAKERLING E. The Princeton University Library Albums , 2002, p. 189.

350 Illustration 6: Photographie d'Alice Jane Donkin «The Elopement» 1862, Parrish collection, Princeton University Library. In Lewis Carroll Photographer, TAYLOR. R.-WAKERLING E. The Princeton University Library Albums, 2002, p. 63.

351 Illustration 7: Photographie d'Irene Mac Donald «It Won't come smooth» Parrish collection, Princeton University Library. In Lewis Carroll Photographer, TAYLOR. R.-WAKERLING E. The Princeton University Library Albums, 2002, p. 88.

352 Illustration 8: Photographie de Julia Arnold, 1865 in Lewis Carroll Dessinateur et photographe, ROEGIERS, P., Ed. Complexe, Bruxelles, 2003, p. 128

353 Illustration 9: Photographie de Xie Kitchin, 1875. In Lewis Carroll, Photographe Victorien, GERNSHEIM, H. Ed. Chêne-F.M. Ricci, Paris, 1979, p. 51.

Illustration 10: Photographie d'Evelyn Hatch, 1879. In Alice, LE CERCLE, J.-J. Ed. Autrement, coll. Figures mythiques, Paris 1998. p. 130.

354 Illustration 11: Balthus, «Mitsou». Quarante images par Balthus à l'encre de Chine, 1919. In catalogue Balthus, Paris, 1983, Clair-Monnier, 1999, Ed. Flammarion, p. 162.

355 Illustration 12a: Balthus, «Mitsou». Quarante images par Balthus à l'encre de Chine, 1919. In catalogue Balthus, Paris, 1983, Clair-Monnier, 1999, Ed. Flammarion, p. 163

356 Illustration 12b: Balthus, «Mitsou». Quarante images par Balthus à l'encre de Chine, 1919. In catalogue Balthus, Paris, 1983, Clair-Monnier, 1999, Ed. Flammarion, p. 164.

357 Illustration 12c: Balthus, «Mitsou». Quarante images par Balthus à l'encre de Chine, 1919. In catalogue Balthus, Paris, 1983, Clair-Monnier, 1999, Ed. Flammarion, p. 165.

358 Illustration 13: Balthus, «Résurrection» (copie d'après Piero della Francesca), 1926. Huile sur bois (29 x 31 cm). Collection Jan et Marie-Anne Krugier-Poniatowski. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 179.

359 Illustration 14: Balthus, «Enfants au Luxembourg», 1925. Huile sur toile (72 x 59 cm). Collection particulière. In Balthus, Claude Roy, Paris. Ed. Gallimard, 1996, p. 42.

Illustration 15: Balthus, «Nu allongé», 1925-26. Huile sur toile (48 x 80 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 1999, p. 173.

360 Illustration 16: Balthus, «Nu debout», 1925-26. Huile sur toile (48 x 80 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 1999, p. 173.

361 Illustration 17: Balthus, «Les Evangélistes Marc et Jean; Les Evangélistes Mattieu et Luc et Le Bon Pasteur», 1927. Détrempe sur mur, détruits en 1934, Beatenberg, église protestante. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 1999, p. 54.

Illustration 18: Balthus, «Orage au Luxembourg», 1928. Huile sur toile (46 x 55 cm) collection particulière, in catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, 1999, p. 193

362 Illustration 19: Balthus, «Place de l'Odéon», 1928. Huile sur toile (100 x 88 cm), Paris, collection particulière. In Balthus, Claude Roy, Paris. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 55.

363 Illustration 20: Balthus, «Le Pont Neuf», 1928. Huile sur toile (73 x 79 cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy, Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 55.

364

Illustration 21: Balthus, «Les Quais», 1929. Huile sur toile (73 x 59,8cm), Paris, collection particulière. In Balthus, Claude Roy, Paris. Ed. Gallimard, Paris 1996, p. 57.

365

Illustration 22: Pierre Bonnard, «La famille au jardin (Le grand temps)», 1901. Huile sur toile. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris 2001, p. 37.

366

Illustration 23: Pierre Bonnard, «Le Tramway Vert» 1901. Huile sur toile. In Bonnard, HYMAN T., Thames & Hudson, 2000, Paris, p. 89.

367

Illustration 24: Pierre Bonnard, «La Place Clichy», 1912. Huile sur toile. In Bonnard, HYMAN T., Thames & Hudson, 2000, Paris, p. 88.

Illustration 25: Pierre Bonnard, «Café du Petit Poucet, Place Clichy», 1928. Huile sur toile. In Bonnard, HYMAN T., Thames & Hudson, 2000, Paris, p. 195.

368

Illustration 26: Balthus, «La Rue», 1929. Huile sur toile (130 x 162cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris 1996, p. 69.

369

Illustration 27: Balthus, «la Caserne», 1933. Huile sur toile (81 x 100 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 221.

370

Illustration 28 a: Balthus, «Illustrations pour Wuthering Heights» (les hauts de Hurlevent), d'Emily Brontë, 1932-1935. Encre de chine sur papier (38,5 x 31 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris 2001. Compilation extraite des pages 205 à 215.

371

Illustration 28 b: Balthus, «Illustrations pour Wuthering Heights» (les hauts de Hurlevent), d'Emily Brontë, 1932-1935. Encre de chine sur papier (38,5 x 31 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001. Compilation extraite des pages 205 à 215.

372

Illustration 29: Phographie de la collection de Paul Eluard. In Minotaure, 7, juin 1935, p. 15.

373

Illustration 30: Balthus, «La Toilette de Cathy», 1933. Huile sur toile (195 x 150 cm), Musée national d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 229.

374

Illustration 31: Balthus, «La Rue», 1933. Huile sur toile (165 x 240 cm), The Museum of Modern Art, New York, legs James Thrall Soby. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 233.

375

Illustration 32: Balthus, détail de «La Rue», 1933, avant sa reprise par l'artiste en 1955. In Balthus, Le temps suspendu,. Imprimerie Nationale, Paris, 2007, Sabine Rewald, p. 45.

376

Illustration 33: Balthus, «La Leçon de guitare», 1934. Huile sur toile (161 x 138,5 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 237.

377

Illustration 34: Balthus, étude pour «La Leçon de guitare», 1949. Crayon sur papier (40 x 30 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 238.

378

Illustration 35: Balthus, Sans titre, 1963. Crayon sur papier (29 x 19 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 389.

379

Illustration 36: Balthus, «La Fenêtre (La Peur des fantômes)», 1933, (modifié avant 1962). Huile sur toile (162,2 x 114,3 cm), Bloomington, Indiana University Art Museum. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 331.

380

Illustration 37: Balthus, «La Fenêtre (La Peur des fantômes)», 1933, (premier état). In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 330.

381

Illustration 38: Balthus, «Alice (dans le miroir)», 1933. Huile sur toile (162 x 112 cm), Musée national d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In catalogue Balthus, Clair- Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001 p. 227.

382

Illustration 39: Balthus, «Madame Pierre Loeb», 1934. Huile sur toile (72 x 52 cm) collection particulière. In Balthus, Le temps suspendu, Sabine Rewald. Imprimerie Nationale, Paris, 2007, p. 51.

383

Illustration 40: Balthus, «Lady Abdy», 1935. Huile sur toile (186 x 140 cm), Monte-Carlo, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 98.

384 Illustration 41: Balthus, «La famille Mouron-Cassandre», 1935. Huile sur toile (72x 72cm), collection particulière, Suisse. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 100.

385 Illustration 42: Balthus, «Madame ,Leila Caetani (Jeune femme dans le parc)», 1935. Huile sur toile (116 x 88 cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 53.

386 Illustration 43: Balthus, «Le Roi des chats», 1935. Huile sur toile (71x 48 cm), collection particulière, Suisse. In catalogue Balthus.Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001, p.245.

387 Illustration 44: Balthus, «Portrait de la vicomtesse de Noailles», 1936. Huile sur toile (112,8x 72,4cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris,1996, p. 101.

388 Illustration 45: Balthus, «Portrait d'André Derain», 1936. Huile sur toile (158 x 135cm), The Museum of Modern Art, New York, legs Lillie P. Bliss. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 102.

389 Illustration 46: Balthus, «Roger et son fils»,1936. Huile sur toile (125x 89cm). Musée national d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 104.

390 Illustration 47: Balthus, «Joan Miro et sa fille Dolorès», 1936. Huile sur toile (130,2 x 88,9cm), The Museum of Modern Art, New York. Fond Abdy et Aldrich Rockefeller. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 103.

391 Illustration 48: Balthus, «Portrait de Thérèse», 1936. Huile sur toile (62 x 71 cm) collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 108.

392 Illustration 49: Balthus, «Frère et soeur», 1936. Huile sur carton (92 x 65 cm), Hirschhorn Museum, Washington, Smithsonian Institution. Don Joseph H. Hirschhorn. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001 p. 251.

393 Illustration 50: Balthus, «Jeune fille au chat», 1937. Huile sur bois (87,6 x 77,2cm), Lindy and Edwin Bergman Collection, Chicago, The Art Institute (en dépôt). In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris,1996, p. 36.

394 Illustration 51: Balthus, «Les Enfants Blanchard», 1937. Huile sur toile (125 x 130cm), Musée Picasso. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001 p. 253.

395 Illustration 52: Balthus, «Thérèse rêvant»,1938. Huile sur toile (150,5 x 130,2cm), The Jacques and Gelman Collection, New York, The Metropolitan Museum of Art (en dépôt). In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 37.

396 Illustration 53: Balthus, «Thérèse sur une banquette» ,1939. Huile sur toile (71,5 x 91,5cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001, p.267.

397 Illustration 54: Balthus, «La Victime» , 1939 - 1946. Huile sur toile (132 x 220cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 83.

398 Illustration 55: Balthus, «La Chambre», 1952 - 1954. Huile sur toile (270,5 x 335cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 85.

399 Illustration 56: Balthus, «Le Passage du Commerce-Saint-André», 1952 - 1954. Huile sur toile (294,5 x 330,2cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, p. 71.

400 Illustration 57: Balthus, «La Chambre», 1947 - 1948. Huile sur toile (189,9 x 160cm), The Hirschhorn Museum and Sculpture Garden, Washington, Smithsonian Institution. Don de la Fondation Joseph H. Hirschhorn. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 293.

401 Illustration 58: Balthus, «Nu au chat», 1949 - 1950. Huile sur toile (65,1 x 80,5cm), Melbourne, National Gallery of Victoria. Legs Felton 1952. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 84.

402 Illustration 59: Balthus, «Jeune fille à sa toilette», 1949 - 1951. Huile sur toile (139 x 80,5cm), collection particulière. In: https://sites.google.com/site/balthasarklossowskiderola/home/raboty/1949-1951-jeune-fille-a-sa-toilette

403 Illustration 60: Balthus, «Nu aux bras levés», 1951. Huile sur toile (150,5 x 82 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001, p.322.

404 Illustration 61: Balthus, «Le Drap bleu», 1958. Huile sur toile (162 x 97 cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 373.

405 Illustration 62: Balthus, «La Phalène», 1959. Huile sur toile (162 x 130 cm). Musée national d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 375.

406 Illustration 63: Balthus, «La Chambre turque», 1963 – 1966. Caséine et tempera sur toile (180 x 210 cm). Musée national d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 223.

407 Illustration 64: Balthus, «Japonaise au miroir noir», 1967 – 1976. Caséine et tempera sur toile (157 x 195,5 cm). Collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 236.

408 Illustration 65: Balthus, «Japonaise à la table rouge» 1967 – 1976. Caséine et tempera sur toile (145 x 192 cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 237.

409 Illustration 66: Balthus, «Katia lisant», 1968 – 1976. Caséine et tempera, (179 x 211 cm), New York, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 225.

410 Illustration 67: Balthus, «Nu de profil», 1973 - 1977, (179 x 211 cm). Huile sur toile, collection particulière. In Balthus, Claude Roy, Gallimard, Paris, 1996, p. 202.

411 Illustration 68: Balthus, «Nu au repos», 1977, (200 x 150 cm). Huile sur toile, collection Dolores Kohl. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 410.

412 Illustration 69: Balthus, «Le Lever», 1975 - 1978, (169 x 159,5 cm). Huile sur toile, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 208.

413 Illustration 70: Balthus, «Le Chat au miroir», 1977 - 1980, (169 x 159,5 cm). Caséine et tempera sur toile, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 261.

414 Illustration 71: Balthus, «Nu au foulard», 1981- 1982, (169 x 159,5 cm). Huile sur toile, Londres, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris 1996, p. 202.

415 Illustration 72: Balthus, «Nu au miroir» 1981-1983, (163 x 130 cm). Huile sur toile, Londres, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 205.

416 Illustration 73: Balthus, «Nu à la guitare», 1983 - 1986, (162 x 130 cm). Huile sur toile, collection particulière, New York. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 207.

417 Illustration 74: Balthus, «Grande Composition au corbeau», 1983 - 1986, (200 x 150 cm). Huile sur toile, collection particulière, New York. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 206.

418 Illustration 75: Balthus, «Le Chat au miroir II», 1986 - 1989, (200 x 170 cm). Huile sur toile, Rome, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 263.

419 Illustration 76: Balthus, «Le Chat au miroir III», 1989 - 1994, (169 x 159,5 cm). Huile sur toile, collection de l'artiste. Londres, The Lefèvre Gallery. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 265.

420 Illustration 77: Balthus, «Jeune fille à la mandoline», 2000 - 2001. Huile sur toile (190 x 249,5 cm), Suisse, collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 439.

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