1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

69 | 2013 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/4570 DOI : 10.4000/1895.4570 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 avril 2013 ISBN : 978-2-913758-81-0 ISSN : 0769-0959

Référence électronique 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 69 | 2013 [En ligne], mis en ligne le 11 avril 2016, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/4570 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/1895.4570

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© AFRHC 1

Au sommaire de ce numéro : la question du patrimoine cinématographique à l'heure du numérique ; Georges Méliès et la "magie noire" ; Les gaz mortels d' ; le cinéma polonais d'après-guerre.

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SOMMAIRE

Point de vue

La conservation des images en mouvement Paolo Cherchi Usai

Études

Entre art magique et cinématographe : un cas de circulation technique, le Théâtre Noir Frédéric Tabet

Dans les brumes de l’historiographie : les Gaz mortels (Abel Gance, 1916) Aurore Lüscher

La guillotine et le pressoir Les débats des commissions de censure en Pologne populaire Ania Szczepanska

Archives

De la Terre à la Lune François Albera, Laurent Le Forestier et Benoît Turquety

Chroniques

Historiographies

Les cinémas africains dans l’histoire. D’une historiographie (éthique) à venir Samuel Lelièvre

Écrire l’histoire du cinéma grec à l’heure du troisième mémorandum Eliza Anna Delveroudi

Festivals, rétrospectives, colloques

Rétrospective Rossellini à Montpellier (Festival international du cinéma méditerranéen, octobre 2012) François Amy de la Bretèque

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Il Cinema Ritrovato (Bologne, 23-30 juin 2012) XXVIe édition Jean-Pierre Bleys, Jean Antoine Gili, Pierre-Emmanuel Jaques, Myriam Juan et Priska Morrissey

VIe Jornada brasileira de cinema silencioso (São Paolo, 11-19 août 2012) Rosa Magalhaes

Techniques, machines, dispositifs : perspectives pour une nouvelle histoire technologique du cinéma, Colloque international, Université de Lausanne, Section d’histoire et esthétique du cinéma, 22-24 novembre 2012 Mireille Berton

Livres, Revues, DVD

Comptes rendus

Livres

Marc Azéma, La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe Paris, Errance, 2011 François Amy de la Bretèque

Maurice Gianati, Laurent Mannoni (dir.), Alice Guy, Léon Gaumont et les débuts du film sonore New Barnet, John Libbey Publishing, 2012 Quentin Gille

Valérie Pozner, Natacha Laurent (dir.), Kinojudaica. Les représentations des Juifs dans le cinéma de Russie et de l’Union soviétique des années 1910 aux années 1980 Paris, Nouveau Monde, 2012 Sylvie Lindeperg

Viva Paci, La Comédie musicale et la double vie du cinéma Udine / Paris, Forum / Aleas, CINETHESIS, 2011 Fanny Beuré

Giovanni Spagnoletti (dir.), Il Reale allo specchio. Il documentario italiano contemporaneo Venise, Marsilio, 2012, 208 p. Delphine Wehrli

Federica Capoferri, I romanzi in vetrina dal barbière : le scritture alla prova del film Lavis, La Finestra, 2008, 145 p. Delphine Wehrli

Lydia Papadimitriou, Yannis Tzioumakis (dir.), Greek Cinema : Texts, Histories, Identities Bristol-Chicago, Intellect, 2012, 279 p. Mélisande Leventopoulos

Philippe Langlois, Les Cloches d’Atlantis. Musique électroacoustique et cinéma. Archéologie et histoire d’un art sonore Paris, Éditions MF, « Répercussions », 2012, 487 p. Benoît Turquety

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Quand la politique se mêle de cinéma. Héloïse Tillinac, la Critique cinéma au prisme de l’engagement politique Paris, Le Bord de l’eau, « Clair & Net », 2012, 210 p. François Amy de la Bretèque

Verónica Cortínz, Manfred Engelbert, La tristeza de los tigres y los misterios de Raúl Ruiz Editorial Cuarto Propio, Santiago de Chile, 2011, 357 p. François Amy de la Bretèque

Revue

Agone, n° 48, 2012 François Albera

DVD

Historical films about the Korean Empire Coffret 4 DVD, KOFA, 2012 Simon Daniellou

Notes de lecture

Livres

Annette Becker, Octave Debary (dir.), Montrer les violences extrêmes Paris, Créaphis, 2012, 349 p François Albera

Jean-Pierre Esquenazi, Le Film noir. Histoire et significations d’un genre populaire subversif Paris, CNRS, 2012, 438 p. François Albera

Pascal Mérigeau, Jean Renoir Paris, Flammarion, 2012, 1102 p. Jean-Paul Morel

Ismail Xavier, Glauber Rocha et l’esthétique de la faim Paris, L’Harmattan, « Recherches Amériques latines », 2008, 216 p. Claire Angelini

Revues

Revista da Cinemateca brasileira, n° 1, juillet 2012 Rosa Magalhaes

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Studies in Russian & Soviet Cinema, vol. 6, n° 2, 2012 François Albera

DVD

Freddy Buache 2 DVD, Cinémathèque suisse / Radio Télévision Suisse, 2012, 194’ François Albera

Ouvrages reçus

Livres reçus

Revues reçues

Revues reçues

Correspondance

Correspondance Vicente Benet et Vicente Sanchez-Biosca

Erratum

Erratum

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Point de vue

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La conservation des images en mouvement The Conservation of Moving Images

Paolo Cherchi Usai Traduction : Traduit de l’anglais par le secrétariat de rédaction et revu par l’auteur.

I. Hypothèses

1 À la fin des années 1920 un des plus importants fabricants européens de pellicule cinématographique, Agfa (Aktiengesellschaft für anilinfabrikation), publiait un album promotionnel en plusieurs volumes présentant des échantillons d’authentique pellicule 35 mm négative et positive en nitrate de cellulose1. L’état actuel de ces fragments est souvent extraordinaire2. La netteté, la transparence et le clair-obscur soigné des images vont de pair avec la condition physique impeccable de leurs supports photochimiques. D’autres entreprises en Europe et aux États-Unis – en particulier Pathé3 et Eastman Kodak4 – ont produit des brochures similaires exposant leurs produits. Beaucoup d’entre eux sont encore en excellent état de conservation, même si leur qualité ne peut être comparée à celle de leur concurrent allemand. Plusieurs tirages et négatifs de films produits entre 1896 et 1908 par les entreprises françaises Lumière et Pathé, par la société britannique Mitchell & Kenyon, et par la compagnie Biograph de New York sont en si bon état qu’ils pourraient être manipulés en toute sécurité de nos jours avec un équipement approprié. Ce qu’il y a de si particulier cependant avec les photogrammes Agfa, c’est qu’ils nous rendent plus conscients d’une possibilité perdue ; s’ils avaient été stockés dans des conditions idoines de température et d’humidité dès leur production, les films qu’ils documentent auraient probablement pu être projetés aujourd’hui. Leur effacement progressif dans les décennies qui ont suivi était probable, mais non inéluctable.

2 Il y a, bien sûr, des raisons indiscutables pour cette destruction. La pellicule en nitrate de cellulose était le principal support des images en mouvement photochimiques jusqu’à ce qu’elle soit remplacée commercialement par le film en triacétate de cellulose

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– support également sujet à une forme de décomposition chimique connue sous le nom de « syndrome du vinaigre ». Le film acétate a été utilisé au moins depuis 1912 pour le Chronochrome, procédé couleurs sur pellicule 35 mm commandé à la compagnie Eastman Kodak par Léon Gaumont ; les films diacétate et triacétate ont été adoptés sur une grande échelle à partir de 1920, d’abord pour le cinéma amateur et les formats non destinés aux salles comme le 16 mm. Le film acétate a été remplacé à son tour par le polyester au début des années 1990 pour les pellicules de tirage (il faut toutefois mentionner que l’acétate était encore utilisé en 2012 pour les négatifs de prise de vue, car la très forte résistance à la traction du polyester peut causer des dommages mécaniques à la caméra si la pellicule a été mal introduite dans la machine). La pellicule en nitrate de cellulose est chimiquement instable5 ; mais c’est le cas de beaucoup d’autres objets auxquels on accorde une valeur culturelle. Le film cinématographique était – et est encore – destiné à être jeté après usage, mais cela s’applique également à d’autres œuvres, beaucoup plus anciennes, exposées dans les musées. Un court métrage de Paolo Lipari, Due dollari al chilo (Deux dollars le kilo, 2000), montre une machine de déchiquetage des films 35 mm au terme de leur distribution commerciale. L’équipement, connu sous le nom de « guillotine », se trouvait à Cinisello Balsamo près de Milan ; en 1999, il pouvait déchiqueter par année plus de 150 000 copies de films polyester en provenance des quatre coins d’Europe. Le stock était converti en fuel à faible coût pour la production d’électricité, et fournissait la matière première pour des bancs, des peignes, des montures de lunettes et des vêtements. Une installation similaire, à Millesimo, également en Italie, était consacrée au recyclage des pellicules de cellulose triacétate.

II. Contenus

3 Pendant longtemps, l’image en mouvement n’était pas considérée comme une forme artistique, mais on peut en dire autant de nombreux objets figurant maintenant dans des collections publiques et privées partout dans le monde. La différence présumée entre le cinéma et d’autres types d’expression esthétique repose sur deux hypothèses de base : la première c’est que le film est progressivement modifié par l’acte même de sa présentation au moyen d’une machine ; la seconde que les œuvres de création qu’il incarne sont sujettes à la reproduction à partir d’une copie source, et que de nouvelles copies peuvent être faites à volonté, rendant ainsi la conservation de la copie individuelle inutile. Le défaut intrinsèque à ces déclarations apparemment anodines ne se trouve pas dans les arguments eux-mêmes, mais dans leur dépendance inconditionnelle à l’égard de variables quantitatives. Tous les objets fabriqués par l’homme se dégradent dans le temps, que ce soit par l’usage – un pot, un bijou – ou à travers leur exposition au sein même de leur milieu habituel. La différence réside dans la vitesse de cette dégradation : des millénaires pour les céramiques (si elles ne sont pas cassées), des siècles pour les peintures et les fresques, des décennies pour un daguerréotype non protégé. Eaux-fortes, tirages photographiques à l’albumine et sceaux babyloniens ont été également obtenus à partir de matrices ; la survie ou la disparition de celles-ci n’affecte pas la valeur attribuée aux copies faites à partir d’elles avant leur acquisition par une institution de conservation.

4 À cet égard, les équivalents les plus proches du film de cinéma sont les plaques de lanterne magique et les disques phonographiques. Comme le film, ils ont été produits à

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de multiples exemplaires ; comme le film, chaque visionnement ou écoute induisait une certaine usure du support ; comme le film, ils ne peuvent être appréhendés sans un appareil – c’est là que toute comparaison entre les images en mouvement et la plupart des autres arts semble s’effondrer. Les spécialistes de lanterne magique ont commencé à discuter de manière informelle sur le fait de savoir s’il est ou non préférable voire souhaitable de montrer des plaques de verre originales par opposition aux reproductions analogiques ou numériques. La possibilité de jouer (pour des occasions spéciales) des disques phonographiques originaux au lieu de reproductions de leurs enregistrements sonores est parfois discutée dans les archives spécialisées, mais aucune technologie pour la conservation analogique sur une échelle de masse est actuellement disponible pour elles. Le domaine de la conservation de l’image en mouvement adopte encore une autre approche, influencée par au moins deux courants de pensée répandus. Le premier point de vue – de loin, le plus commun – est que le cinéma est d’abord considéré comme un divertissement, le produit d’une industrie fournissant du « contenu » audiovisuel aux consommateurs du monde entier. Cela conduit à l’opinion selon laquelle ceux qui regardent les images en mouvement sont indifférents à – ou ignorants de – la technologie adoptée à cet effet, offrant ainsi une justification à la conservation des films sur n’importe quel moyen disponible au moindre coût. 5 Le second argument – encouragé, dans le monde académique, par une lecture superficielle de l’essai canonique de Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit » (1936)6 – c’est que l’absence d’« aura » liée à l’unicité dans le film photographique traditionnel n’incite pas à traiter la copie en question comme un artefact, entérinant l’idée qu’un produit endommagé peut toujours être remplacé par une copie identique. Pour la conservation des images en mouvement comme partie du patrimoine culturel, les conséquences de cette approche ont été profondes. La détérioration physique du film a été prise pour un acquis, non seulement dans le circuit commercial mais aussi dans les archives et les musées, au point que la création d’un soi-disant élément de préservation – par exemple, un internégatif – a été implicitement considérée comme une réponse appropriée à l’« inévitable » mauvais traitement de la copie de projection : quand un film devient inutilisable, tout ce qu’on a à faire est de tirer une nouvelle copie du négatif. La plupart des dommages aux copies surviennent pendant la projection et le transport, mais parce qu’elles sont considérées comme éphémères par défaut, il y a peu voire aucune réelle démarche visant à établir des règles plus strictes pour une conservation adéquate. Les récentes tentatives pour mettre en œuvre des procédures et des protocoles issus de la pratique muséale standard dans d’autres domaines ont généralement échoué7.

III. Définitions

6 L’avènement de la technologie numérique a donné un tour supplémentaire à cette question en offrant aux musées et archives cinématographiques l’illusion que le problème avait disparu, en ce sens que la conversion de l’image photographique analogique en un fichier numérique permettrait de contourner le dilemme de « l’intégrité » : plus d’usure et de déchirure sur la copie, et plus de nécessité de se soucier de son état matériel. Cela, aussi, est une illusion, dans la mesure où les fichiers numériques peuvent facilement être endommagés. Ce qui change c’est seulement

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l’« objet » de la détérioration – des données numériques à la place d’un support semi- transparent ou une émulsion de gélatine. Étant donné que le cinéma est soi-disant un art de la reproduction, le public ne se soucie pas de la manière dont il est montré pour autant que cela « semble bon » sur l’écran ; et dans la mesure où un support numérique est plus facile à garder intact, à quoi bon insister sur le fait qu’il demeure disponible sur son medium d’origine ? Cette attitude envers la conservation des images en mouvement a engendré une grande confusion sur ce que les techniques numériques peuvent et ne peuvent pas obtenir. « Numérisation » est devenu un slogan qui comporte trois procédés, buts et objectifs très différents. Tous ne peuvent être atteints par les mêmes moyens. Il est utile de décrire ce qu’ils sont.

7 La restauration numérique est l’ensemble global des procédures techniques et de conservation visant à faire apparaître l’image en mouvement (au moyen de manipulation ou de traitement de l’image numérique) aussi proche que possible de ce qu’on peut présumer qu’elle était au moment de sa sortie, ou selon les intentions de celui qui l’a réalisée. Les outils disponibles pour les professionnels de la préservation des films dans le domaine numérique ont permis de réaliser ce qui semblait impossible avec les méthodes traditionnelles de la photographie chimique : couleurs, contraste et stabilité de l’image peuvent être grandement améliorés (plus fidèlement par rapport à l’original ou même, ce qui est problématique, au-delà) avec des techniques inimaginables dans un laboratoire « analogique ». C’est l’un des grands avantages des techniques numériques : une utilisation responsable de cette ressource peut réussir à compléter le processus de restauration « analogique », dont les prérogatives sont également uniques et distinctes de leurs homologues numériques. 8 La numérisation est le processus de conversion du matériel photographique analogique en fichiers numériques à des fins d’accès public. C’est la grande promesse de la technologie numérique : en théorie, des centaines de milliers de films produits par des moyens photographiques traditionnels peuvent être rendus accessibles à un public beaucoup plus large dans une variété de formats. Mais numérisation n’équivaut pas à restauration numérique, en ce sens que les images en mouvement « analogiques » sont transformées sans considération de leur état d’origine. Une image en mouvement « numérisée » n’est pas nécessairement « restaurée ». 9 La conservation numérique implique une infrastructure technologique capable de rendre l’image en mouvement « numérisée » et « restaurée numériquement » disponible pour le visionnement de manière permanente. Selon de nombreux spécialistes dans l’industrie et dans les institutions de conservation, une telle infrastructure n’existe pas à l’heure actuelle, au sens où il n’y a pas de technique connue pour veiller à ce que les images en mouvement restaurées ou numérisées restent intactes pendant une durée indéterminée. Les deux principaux obstacles auxquels sont périodiquement confrontés les archivistes et les conservateurs des images en mouvement sont la nécessité de faire migrer les fichiers numériques et l’obsolescence rapide du matériel utilisé pour les stocker. Un rapport novateur intitulé « Le dilemme numérique » déclare que [D]ans l’industrie du cinéma, il y a une grande différence entre une archive et une bibliothèque. Les archives détiennent des contenus de référence dans des conditions de conservation permettant leur accès à long terme. La bibliothèque est un site de stockage temporaire, faisant circuler des duplicata sur demande. Une archive qui contient des documents numériques a des objectifs à long terme. Or dans la pratique et la définition actuelles, le stockage numérique est à court terme... [P] lus de 100 ans après son introduction, le film 35 mm est l’exemple éclatant d’un

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format standardisé et durable qui est largement adopté, interopérable au niveau mondial, stable et bien compris... Si nous laissons le phénomène historique de l’obsolescence technologique se répéter, nous sommes contraints à des coûts sans cesse croissants ou – pire – à échouer à sauver d’importants biens8. 10 Le problème avec cette terminologie, c’est que la distinction qu’elle propose est trop subtile pour être comprise ou appréciée par un public non spécialisé et par les organismes de financement des institutions de conservation. Pour ces deux entités, « numérisation » signifie tout : conservation (sauvegarde pour toujours), restauration (faire que des films d’époque paraissent nouveaux), accès immédiat et illimité (ici, maintenant, à tout moment). La confusion est aggravée par le fait qu’il n’y a pas de consensus sur la définition même de la préservation, la restauration et la conservation parmi les spécialistes de l’image en mouvement9. À un niveau purement théorique, l’acte de migration vers le numérique remplit en même temps le but de protéger le « contenu » et permet sa diffusion la plus large, sous la forme immaculée qu’elle avait à l’origine. Cependant, cette approche réductrice échoue à rendre compte de la nature intrinsèquement éphémère des formats numériques, leur vulnérabilité à la corruption des données, et l’impossibilité d’exercer le plein contrôle intellectuel sur un corpus presque infini d’œuvres en croissance constante et exponentielle.

11 La terminologie proposée plus haut suppose également que le « numérique » est la seule façon dont le patrimoine cinématographique sera préservé dans l’avenir immédiat, et il y a désormais beaucoup d’indicateurs à l’appui de ce point de vue, à commencer par le fait que le cinéma lui-même prend la voie du numérique. En mai 2010, le Filminstitutt norvégien annonçait que le réseau des cinémas en Norvège (85 salles) passerait dans son intégralité à la projection numérique, en précisant que la Norvège serait le premier pays au monde à prendre cette mesure ; les appareils de projection 35 mm seraient maintenus dans des lieux choisis et dans les cinémas où il y avait assez de place pour les machines analogiques dans la cabine de projection. D’autre part, la disparition imminente de la projection du film analogique à l’échelle mondiale a été prédite depuis plus d’une décennie, mais elle n’a pas encore tout à fait eu lieu. Elle aboutira finalement, mais il y a encore des signes pointant dans des directions autres que le « numérique ». L’industrie du cinéma a reconnu que la conservation sur un matériel analogique, photographique, fondé sur l’halogénure d’argent, est encore le moyen le plus fiable de faire en sorte que les images en mouvement produites aujourd’hui soient encore disponibles dans un avenir prévisible, et en 2012 il était de pratique courante dans les grandes sociétés de production américaines de garder des matrices « analogiques » de films diffusés ou réalisés à l’origine sous forme numérique. La prudence dans la gestion de la révolution numérique qu’ils ont eux-mêmes promue devrait être reçue comme une mise en garde par les institutions de conservation. 12 Il y aura très bientôt un temps – assez proche pour rendre les conservateurs assurément anxieux – où toutes les images en mouvement seront nées numériques, et où leur conservation à long terme fera l’objet d’un autre défi pour les professionnels de la préservation. En attendant, les musées et les archives cinématographiques devront faire face à deux grandes questions. Auront-ils un rôle à jouer en tant que gardiens du patrimoine audiovisuel (numérique) mondial ? Et, que feront-ils avec le corpus fini mais énorme d’images en mouvement produites sous forme analogique ? Les deux programmes sont différents mais complémentaires dans leur essence. Il est généralement admis, bien qu’à contrecœur – même au sein de la communauté de l’industrie du film – que la meilleure façon de protéger l’intégrité d’un film 35 mm est

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de le dupliquer sur un autre support ou série de supports 35 mm, et de garder les originaux dans des conditions strictement surveillées en ce qui concerne la température et l’hygrométrie. Il a été établi que [L]a planification de la préservation devrait maintenant mettre l’accent sur une approche équilibrée qui combine la duplication et le stockage améliorée. À long terme, l’amélioration du stockage est de loin la solution la plus rentable et satisfaisante... L’élément nouveau le plus important dans la planification de la conservation est la conscience que les copies safety sont plus sensibles aux mauvaises conditions de stockage qu’on ne le pensait auparavant, ce qui nécessite de meilleures conditions, une surveillance attentive et une gestion active de la collection.10 13 Bien que les majors de Hollywood le fassent, y compris avec les films nés numériques, les institutions sans but lucratif de conservation ne peuvent pas nécessairement se permettre un tel luxe et, dans la plupart des cas, elles ont abandonné tout espoir de préserver systématiquement leur héritage cinématographique sous forme analogique. Le plus qu’ils peuvent faire est de garder les films intacts autant que faire se peut, suivre les meilleures pratiques pour un nombre limité de titres clés et « numériser » (au sens large du terme) tout le reste. Ce faisant, ils doivent faire face à un manque endémique de financement et à une pression politique pour adopter la voie du numérique : du point de vue d’un gouvernement, le « numérique » correspond à un consensus social, et donc à de meilleures chances de réélection du parti ou de la coalition au pouvoir.

14 Tout « numériser » tout en préservant correctement les chefs-d’œuvre et conserver les films analogiques dans des entrepôts à des températures inférieures à zéro est la stratégie en trois volets qui a émergé dans les archives et musées d’images en mouvement à l’aube de ce siècle. C’est là une voie défaitiste, contradictoire et dangereuse, mais qui vaut mieux qu’une absence de stratégie. Cependant, quand il s’agit d’images en mouvement nées numériques, un autre dilemme surgit. Tout sauvegarder ? Comment ? Et si « tout » (quel que soit le sens de ce mot dans le domaine numérique) peut effectivement être protégé, quel genre de cadre intellectuel permettra aux archives et aux musées de se distinguer des nombreux autres « fournisseurs de contenus » qui prolifèrent sur Internet ? Il se pourrait bien que la solution de force majeure appliquée aux collections analogiques traditionnelles (c’est-à-dire une sélection des œuvres les plus représentatives ou remarquables selon le jugement des conservateurs) doive être appliquée – avec les aménagements nécessaires – aux collections numériques aussi bien.

IV. Solutions

15 Quoi qu’il en soit le temps du jugement est venu pour ce qu’on appelle « archives » et « musées » du cinéma. Dans les circonstances actuelles, il n’existe aucune garantie que ces institutions seront autorisées à poursuivre leur tâche au sein de la mission qu’elles se sont donnée à elles-mêmes au XXe siècle. Si elles veulent avoir un avenir, elles devront apporter des réponses claires à un certain nombre de questions clés auxquelles elles ont échappé à ce jour, soit en raison d’une inévitable peur de l’inconnu, soit en raison du risque perçu de s’aliéner leurs soutiens internes et externes. Pour la bonne marche de la discussion, il convient d’essayer de formuler ces points aussi clairement que possible.

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16 Premièrement, les gouvernements et les organismes de financement devraient être informés du fait que la restauration numérique systématique et complète de toutes les images analogiques d’une grande institution de conservation n’est tout simplement pas possible en pratique. Le coût et le personnel requis pour une tâche aussi effrayante vont bien au-delà des prévisions les plus optimistes quant aux ressources financières à la disposition du secteur. Bien qu’il existe une faible possibilité pour que cela puisse se réaliser pour les images nées numériques, les coûts de création (et de maintien) d’une infrastructure dédiée à cette fin ne sont pas proportionnés au résultat probable, et c’est une erreur que de prétendre le contraire. Le public n’aura pas un accès illimité à une collection nationale de documents audiovisuels comme il peut l’avoir dans une bibliothèque nationale. Tout effort financier visant à exprimer ce sentiment de toute- puissance est un gaspillage de l’aide publique qu’il vaudrait mieux canaliser en faveur d’une gestion de conservation des collections responsable et, surtout, sélective. Aussi longtemps que le patrimoine de l’image en mouvement analogique sera concerné, une cinémathèque nationale ne sera jamais en mesure de rivaliser avec le secteur privé sur une base quantitative. C’est en termes qualitatifs qu’elle pourra faire la différence, à la fois en fournissant une compréhension plus approfondie des collections et en légitimant l’institution de conservation comme autorité culturelle. Si cela fait sens pour une institution de conservation d’être le dernier endroit sur terre où les images en mouvement sont conservées et présentées de la façon selon laquelle elles furent conçues, un laboratoire de préservation de l’état de l’art du film (analogique et numérique) et un programme régulier d’exposition de haute qualité pour le cinéma (analogique et numérique) seront aussi importants qu’un réseau numérique entretenu de manière réfléchie et responsable. 17 Deuxièmement, il est impératif pour tout le monde – le public, les conservateurs, les organismes de financement – d’être bien conscient de la position philosophique des archives sur le statut matériel de la partie pré-numérique de la collection. Pourquoi devrions-nous la préserver finalement ? Il y a des arguments légitimes en faveur de sa protection simplement parce qu’un tirage « analogique » est la preuve physique la plus fiable d’un film, ou parce que sa survie représente la voie historique d’une technologie révolue qui est à étudier par les générations futures. Un tirage en 35 mm peut être simplement une source pratique pour la duplication sur d’autres supports, mais il pourrait aussi être porteur d’un phénomène visuel distinctif, différent (ni meilleur ni pire – juste différent) de l’expérience véhiculée par l’image électronique. Nous sommes- nous engagés à protéger cette unicité comme un principe esthétique, ou dans le cadre d’une stratégie commerciale, ou simplement par nostalgie ? Voulons-nous que les gens s’intéressent à la reprise d’une projection 35 mm en tant que performance curatoriale, comme trace archéologique, ou comme un objet de curiosité semblable, par exemple, au prototype d’une machine à vapeur ou aux outils utilisés pour une gravure sur bois du XIVe siècle ? Chacune de ces directions est bonne, tant que nous le disons clairement, sans équivoque et sur la base d’un raisonnement solide et convaincant11. 18 Troisièmement, il est logique de dire publiquement et sans ambiguïté si les images en mouvement sont conservées pour leur « contenu » ou pour le contexte culturel global qu’elles représentent. Dans le premier cas, la manière dont ces images sont conservées et rendues accessibles est sans importance, et il n’est pas nécessaire de garder un tirage sur pellicule photographique d’une image en mouvement pour d’autres raisons que sa longévité éprouvée dans des conditions de stockage adéquates. Dans le deuxième cas,

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les conservateurs doivent accepter la responsabilité de s’assurer que le public, à la fin du XXIe siècle, sera en mesure de voir des images en mouvement de la manière dont elles ont été vues au moment de leur création. Il est important de noter que cette préoccupation est pertinente bien au-delà des programmes de cinéma, de vidéo et de télévision faites à l’ère pré-numérique. Une institution spécialisée dans la conservation d’images en mouvement devrait être autant attachée à la présentation d’une copie 35 mm sur un Kinétoscope fabriqué en 1894, qu’à montrer comment des fichiers d’images en mouvement ont été vus sur un iPod fabriqué en 2001. Aucun de ces appareils ne sera disponible dans le commerce en 3010, mais ce n’est pas une raison suffisante pour sous- estimer l’importance qu’il y a d’être en mesure de les exposer longtemps après que les technologies qu’ils représentent ont disparu. 19 Enfin les dépositaires d’images en mouvement doivent être plus catégoriques en déclarant comment ils veulent être appelés. Les termes « archives » et « musée » ont été utilisés de manière interchangeable ; cela les a rendus beaucoup plus faibles d’un point de vue politique, au point que les deux termes sont maintenant devenus très démodés. Il y a un certain nombre d’années (1999-2004) la National Film and Sound Archive d’Australie a été rebaptisée ScreenSound , avec la présomption que le nouveau nom attirerait davantage l’attention du public. Deux institutions européennes respectées, la Cinémathèque royale de Belgique et le Nederlands Filmmuseum d’Amsterdam, ont été renommées respectivement Cinematek (2009) et EYE Film Instituut Nederland (2010). L’ambiguïté sémantique assumée avec l’adoption des termes « archives » et « musée » pour les dépôts de films est l’indicateur d’une incertitude chronique en regard des principes de base de leurs activités. La terminologie varie également en fonction des différents contextes linguistiques. En espagnol, « filmoteca » et « cinemateca » sont fondamentalement des synonymes, mais le second terme n’est utilisé qu’en Amérique latine ; en russe, « Filmoteka » est beaucoup plus fréquent que « kinoarchiv » et l’obsolète « cinemateka », mais aucun de ces mots n’apparaît dans les noms officiels des deux institutions principales de conservation d’images en mouvement de la Fédération de Russie ; en allemand, la distinction entre « kinemathek » et « film-archiv » reflète la dichotomie de la communauté anglophone ; de même, la langue française met l’accent sur la prédominance de l’exposition (en « cinémathèque »), par opposition à la conservation (dans les « archives du film »). L’introduction du support de l’image en mouvement non- « photochimique » a encore complexifié le vocabulaire, introduisant la formulation plus précise mais maladroite d’« archives des images en mouvement ». 20 Dans une autre contradiction révélatrice, les professionnels de la préservation du film ont plaidé en faveur de la nature spécifique de l’image en mouvement, par opposition à d’autres formes d’expression artistique et culturelle, et essayé en même temps d’affirmer leur légitimité en se présentant comme dignes d’être acceptés dans le monde de la conservation de l’art, sans être en mesure ou désireux d’assumer toutes les conséquences de leur ambition. Il n’est donc pas surprenant que ni la communauté des « Beaux-arts » ni le monde des « Arts et métiers » n’aient réellement considéré ceux qui appartiennent au monde du cinéma ou de l’image électronique comme leurs pairs, sinon à l’occasion, par pure commodité, afin d’accueillir des œuvres audiovisuelles dans des expositions d’installations. L’une des grandes ironies de l’histoire de la conservation de l’image en mouvement est que, pour être admis dans une salle de musée, le cinéma fut forcé – c’est un euphémisme – de se réinventer sous forme

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électronique ou numérique, afin d’être pris au sérieux ; en d’autres termes, un mode d’expression a dû s’adapter à l’espace d’exposition plutôt que l’inverse. 21 Les effets de ce malaise mutuel dans le domaine de la conservation sont paradoxaux, pour dire le moins. Les conservateurs des Beaux-arts présentent des vidéos reproduisant des films du début du XXe siècle comme preuve accessoire d’un style en peinture, mais ils acquièrent aussi (souvent pour de grosses sommes d’argent) des œuvres numériques qu’ils considèrent comme uniques, même si leur permanence sera tributaire de la migration continue des données sur d’autres supports ; une charge qu’ils délèguent volontiers à leurs départements de technologie et d’informatique. À l’inverse, les archivistes et les conservateurs de l’image en mouvement sont prêts à flirter avec la pratique muséale sans réellement s’engager avec elle au-delà de pompeuses déclarations d’intention : c’est une bonne idée de « restaurer » les films avec le plus grand soin, mais peu importe si les nouvelles copies 35 mm sont expédiées dans des boîtes en carton ; assurez-vous d’obtenir la meilleure qualité d’image pendant le processus de reproduction, mais tant pis si la copie est rayée ou endommagée par un projectionniste incompétent. Dans le domaine du film sur support photochimique, toute « éthique de la conservation » semble s’arrêter devant la porte de la cabine de projection. 22 L’incohérence que révèle ce genre d’attitude est tellement enracinée parmi les conservateurs du film que l’avènement de la technologie numérique leur donne une excuse toute trouvée pour contourner la question de la conservation et de la pratique muséale, sans s’y être confrontés en rien : un fichier numérique ne peut pas être rayé, il n’est donc plus nécessaire de s’inquiéter de lui comme objet, ce qui aboutit de facto à un refus de prendre ses responsabilités. Il y a quelque chose d’insidieux dans cette attitude envers l’artefact de l’image en mouvement : plus cette dernière perd son statut « matériel » (ou pire est traitée comme un passif onéreux en raison de l’effort nécessaire pour le conserver dans un blockhaus réfrigéré), plus elle est légitimée en tant que phénomène culturel. D’une part, la littérature récente concernant la restauration des films réclame le droit à une « déontologie » en s’appuyant sur les écrits de Cesare Brandi comme source d’inspiration12, d’autre part, non seulement le film est pratiquement absent des publications spécialisées sur la conservation du patrimoine culturel, mais les professionnels de la conservation des films ont encore à faire montre d’un plus grand intérêt à accueillir les recherches spécialisées d’experts venus d’autres domaines au sein de leurs conférences et leurs publications. 23 Cette indifférence mutuelle n’a jamais été justifiée sur une base académique – même à une époque où, dans la mesure où des programmes universitaires étaient concernés, le cinéma était un citoyen de seconde classe – et elle est indéfendable sur le plan pragmatique, étant donné le courant croissant de pollinisation croisée entre les arts. Les conservateurs et les professionnels de la conservation de l’image en mouvement n’ont aucune raison de ne pas tenir compte de ce qui se passe dans les autres domaines de la conservation, et ils ne méritent pas d’être ignorés par eux. Tous deux ont échoué à expliquer à l’autre – et encore moins aux non-spécialistes – pourquoi ils partagent les mêmes préoccupations. Il est temps d’inverser la tendance et d’ouvrir les portes à une évaluation rigoureuse, un dialogue constructif et non antagoniste entre les parties. Qu’elles soient désireuses et capables de le faire est, bien sûr, une autre affaire.

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NOTES

1. Cet article est une version modifiée de « The Conservation of Moving Images », publiée dans Studies in Conservation, vol. 55, n° 4, 2010, pp. 250-257. Il est reproduit ici avec l’aimable permission de l’auteur et de l’éditeur. 2. AGFA Kine-Handbuch, I. Teil Allgemeiner II. Negativ-Film, III. Positiv-film ; IV. Film-Muster-Tabellen, 3 vol. , Wolfen, AGFA (Allemagne) [s.d., ca 1929], également publié en anglais sous le nom Kine Handbook. 3. Louis Didiée, le Film vierge Pathé : Manuel de développement et de tirage, Paris, Établissements Pathé-cinéma, 1926. 4. Tinting and Toning of Eastman Motion Picture Film, Rochester, NY, Eastman Kodak Company, 1916, 1918, 1922, 1924, 1927. 5. Roger Smither, Catherine Surowiec, This Film is Dangerous : A Celebration of Nitrate Film, Bruxelles, Fédération internationale des archives du film, 2002. 6. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », dans Écrits Français, Paris, Gallimard, 1991. 7. Une exception à la règle est fournie par la George Eastman House avec son questionnaire technique destiné à être soumis aux institutions partenaires avant le prêt d’une copie d’archive : Screening Facility Report, www.eastmanhouse.org/media/pdf/facility.report.pdf (consulté le 27 décembre 2012). Pour une discussion plus large sur le sujet, je renvoie à mon article « Film as an art object » dans Dan Nissen, Lisbeth Richter Larsen, Thomas C. Christensen, Jesper S. Johnsen (dir.), Preserve, Then Show, Copenhague, Danish Film Institute, 2002, pp. 22-38. 8. Science and Technology Council of the Academy of Motion Picture Arts and Sciences, The Digital Dilemma, Los Angeles, AMPAS, 2007 (2e édition, 2008), pp. 1, 56. 9. Karen Gracy, Film Preservation : Competing Definitions of Value Use, and Practice, Chicago, Society of American Archivists, 2007, pp. 20-23, 141-159, 213-215, 259-261, 263. 10. James Reilly, Peter Adelstein, D.W. Nishimura, Preservation of Safety Film, Rochester, NY, Image Permanence Institute, Rochester Institute of Technology, 1991. 11. Pour plus de détails sur ce sujet, voir P. Cherchi Usai, David Francis, Alexander Horwath, Michael Loebenstein, Film Curatorship : Archives, Museums, and the Digital Marketplace, Vienne, Synema-Gesellschaft für Film und Medien / Österreichisches Filmmuseum, 2008. 12. Cesare Brandi, Teoria del restauro (1940, rééd. 1963, 1977 – Turin, Einaudi) traduit en français aux Éditions du Patrimoine (Théorie de la restauration, Paris, Monum, 2001) puis aux Éditions Allia sous le même titre (2011).

RÉSUMÉS

La conservation des images en mouvement s’est développée dans un certain isolement par rapport aux autres disciplines liées à la conservation du patrimoine culturel. Ce phénomène est principalement dû à la courte histoire du médium et au fait que la conservation des films n’est devenue un objet d’étude scientifique qu’au cours des dernières décennies. Il y a cependant d’autres raisons qui vont de la perception populaire du cinéma et de la vidéo comme expression de l’industrie du divertissement, à la croyance que les supports des images animées

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appartiennent à un « art de la reproduction » et ne possèdent pas le caractère d’unicité justifiant la conservation accordée aux autres artefacts. La transition des films photographiques analogiques aux médias numériques a à la fois exacerbée et contredit cette appréhension : alors que les images numériques en mouvement peuvent apparemment être reproduites indéfiniment, les éléments physiques produits avant l’ère du numérique sont en train d’acquérir le statut d’objets uniques qui leur était précédemment refusé. Cet article fait la proposition d’’inclure la conservation des films dans le contexte global de la préservation du patrimoine culturel par le biais d’une collaboration renforcée entre les conservateurs des images en mouvement et les spécialistes des autres domaines.

Generally speaking, moving image preservation has developed in relative isolation from other disciplines related to the conservation of cultural heritage. This is mainly due to the short history of the medium and to the fact that film preservation has become the object of scientific study only in the past few decades. However, there are other reasons for this phenomenon, ranging from the popular perception of cinema and video as expressions of the entertainment industry, to the belief that moving image carriers represent an ‘art of reproduction’ and therefore do not possess the ‘uniqueness’ required to warrant the conservation treatment given to other artefacts. The transition from analogue photographic motion picture film to digital media has both exacerbated and contradicted this perception : while digital moving images can apparently be duplicated indefinitely, the physical elements produced before the digital era are now acquiring the status of unique objects previously denied to them. This article presents a case for the inclusion of film preservation in the overall context of the preservation of cultural heritage through an enhanced collaboration between moving image conservators and specialists in other areas.

AUTEURS

PAOLO CHERCHI USAI

Paolo Cherchi Usai, directeur de la Haghefilm Foundation à Amsterdam, conservateur émérite de la National Film and Sound Archive d’Australie, co-fondateur des Giornate del cinema muto de Pordenone et de la L. Jeffrey Selznick School of Film Preservation de la George Eastman House à Rochester (New York). Commissaire au Telluride Film Festival, il est auteur du film Passio (2007), adapté de son livre The Death of Cinema : History, Cultural Memory, and the Digital Dark Age (2001). Parmi ses autres livres, Una passione infiammabile. Guida allo studio del cinema muto (1991), Silent Cinema : An Introduction (2000) and Film Curatorship : Archives, Museums, and the Digital Marketplace (2008) (co-David Francis, Alexander Horwath et Michael Loebenstein). Il a été récipiendaire en 2005 du prix du College Art Association / Heritage Preservation du patrimoine. Paolo Cherchi Usai, Director of the Haghefilm Foundation in Amsterdam, Curator Emeritus of the National Film and Sound Archive of Australia, co-founder of the Pordenone Silent Film Festival and of the L. Jeffrey Selznick School of Film Preservation at George Eastman House in Rochester, New York, USA. A resident curator of the Telluride Film Festival, he is author of the experimental feature film Passio (2007), adapted from his book The Death of Cinema : History, Cultural Memory, and the Digital Dark Age (2001). Among his other books are Silent Cinema : An Introduction (2000), and Film Curatorship : Archives, Museums, and the Digital Marketplace (2008), co-written with David Francis, Alexander Horwath and Michael Loebenstein. He was the recipient in 2005 of the College Art Association / Heritage Preservation Joint Award for Distinction in Scholarship and Conservation from the College Art Association and Heritage Preservation (CAA), New York, USA.

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Études

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Entre art magique et cinématographe : un cas de circulation technique, le Théâtre Noir Between magic art and the cinematograph : le Théâtre Noir and the circulation of technologies

Frédéric Tabet

L’auteur remercie vivement François Albera ainsi que les membres du comité de lecture de 1895 Revue d’histoire du cinéma : leurs commentaires et leurs remarques ont contribué à améliorer et faire évoluer ce texte. Reconnaître dans l’attraction foraine l’origine historique du spectacle cinématographique et identifier les trucages « géniaux » de Méliès aux premiers balbutiements de l’art cinématographique constituent les deux lieux communs, qui apparaissent dans les années 1930 en France.1 1 Dans son article portant sur « Les enjeux sociaux du trucage cinématographique », Jean-Marc Leveratto montre qu’en reconnaissant chez un « Méliès-Magicien » l’origine de trucages hérités de la scène, on a défini un « état de nature » qu’il a fallu dépasser afin d’atteindre l’art cinématographique, posant ainsi les jalons d’une histoire du cinéma libérée de ses rapports à d’autres formes d’art. Encore dans les années 1970, selon Paul Hammond : Il est parfaitement naturel qu’une illusion d’optique supérieure comme le cinéma se trouve initialement dans les mains des magiciens, qui souvent sont des mécaniciens experts, bien renseignés sur les trucages optiques.2 2 La relation prestidigitation-cinéma, postulée ici comme « naturelle » et hiérarchique, reste à questionner : elle n’est liée ni à un déterminisme technique – l’évolution des

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effets présentés par les magiciens est loin d’être linéaire –, ni à une invention ex nihilo. Afin de dépasser ces « lieux communs », il convient donc de se détacher d’une histoire hagiographique et linéaire du cinéma en reconsidérant des formes oubliées. Comme l’ont fait Georges Sadoul puis Jacques Deslandes3, prendre en compte la pratique des artistes magiciens – illusionnistes ou prestidigitateurs – permet de proposer une nouvelle histoire et de la détacher des grandes figures de référence. En effet lors de la période dite « des premiers temps », les utilisations du cinématographe sont multiples. Cette machine est, en particulier, incorporée à différentes pratiques spectaculaires préexistantes (telles que la danse, le théâtre, la pantomime, etc.). Dès lors que le cinématographe s’intègre à d’autres pratiques, exogènes, ses usages sociaux et culturels en dépendent : l’introduction du cinématographe dans d’autres formes de spectacle n’aboutit pas à un simple mélange de médias, ni à une forme multi-médiatique4. Le cinématographe est alors sans identité propre au sens usuellement prêté à la définition d’un médium fondé sur sa « spécificité ». Il est dans « un état transitoire au cours duquel une forme en voie de devenir un média à part entière se trouve encore partagée entre plusieurs médias existants » 5. Ainsi pour André Gaudreault : Il le cinématographe fut à la fois numéro de vaudeville, spectacle de lanterne magique, numéro de magie, spectacle de féerie, ou numéro de café concert.6 3 Cette position que l’on remet en question aujourd’hui au vu des nouvelles hybridations médiatiques induites par la « fracture numérique », permet d’ouvrir de nouveaux horizons et de renouveler un certain nombre de questionnements sur les modes d’utilisation de cette machine, qui, autour de 1900, n’est pas encore fixée.

4 On s’efforcera ici de mettre en lumière l’un des transferts qui eurent lieu entre l’art magique et le cinématographe en étudiant le cas du Théâtre Noir. Au-delà de cette technique nous montrerons comment ce schéma de création peut se retrouver dans d’autres cas de la pratique cinématographique. Cette confrontation entre art magique et cinématographe nous mènera ainsi à redéfinir la notion de trucages cinématographiques.

Le Théâtre Noir

5 La récente Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette nous renseigne : Noir (Théâtre) : Technique théâtrale permettant de faire apparaître certains personnages ou certains objets, … tout en dissimulant d’autres …. Le dispositif scénique utilisé pour le Théâtre Noir consiste à draper toute la cage de la scène de tentures noires. L’éclairage est réglé sur l’avant-scène, équipé de projecteurs à faisceaux parallèles, au minimum à la cour et au jardin, masqué du public par le cadre de scène. … Les manipulateurs, entièrement vêtus, gantés et cagoulés de noir, sont invisibles sur un fond noir. Les marionnettes sont uniquement révélées lorsqu’elles sont placées dans le rai de lumière.7 6 Le Théâtre Noir découle de ce que Jim Steinmeyer a nommé la magie optique8. Pour ce chercheur et inventeur d’effets magiques, son principe repose sur deux illusions distinctes : le Background Masking et le Background Blending 9. Dans le premier cas, un objet devient invisible parce qu’il est placé derrière un cache de même matière que le fond. Dans le second cas, le cache est rendu invisible par fusion avec le fond : ses contours se confondent avec les motifs du décor. Ces deux illusions reposent sur les limites du pouvoir de séparation de l’œil : le spectateur ne distingue plus le fond du cache.

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7 Le Théâtre Noir est rendu possible d’abord par une gestion spécifique de la lumière, la suppression des ombres atténuant la perception de la profondeur ; ensuite par l’exploitation d’un hors-champ d’interposition10, donc par une conception spécifique de la mise en scène en profondeur. 8 Pour les artistes magiciens, l’invention de ce procédé est communément datée du dépôt du brevet français par l’illusionniste lyonnais Buatier de Kolta à Paris en 188611. Son étude permet de comprendre les installations de son spectacle qu’il nomme la Magie noire moderne12, ouvrant, selon le Morning Advertiser, « une nouvelle ère dans l’histoire des spectacles de magie » 13. 9 Selon son brevet, le procédé est basé sur « la nuance foncée et uniforme de toutes les parois de la scène, ainsi que du plancher et du plafond » 14. Buatier recommande de tendre intégralement la scène de velours, la double trame du tissu minimisant les réflexions lumineuses à sa surface. Un fond mobile peut alors se déplacer sans qu’il soit possible pour un spectateur d’en percevoir les mouvements, grâce à « l’ombre dont semble être enveloppée la scène » et malgré « la rampe de lumière qui l’éclaire » 15. Ce fond mobile est visible, mais l’absence de nuance lumineuse rend le volume de la scène indistinct. Cette paroi fait office de cache intégral, elle masque la totalité du fond de scène16. 10 En 1908, un vif débat divise les artistes magiciens concernant l’attribution du principe17. Son invention est discutée – et disputée – par le magicien allemand Max Auzinger. Acteur de formation et directeur du Théâtre National de Berlin18, il dit avoir découvert son procédé en 1885 lors d’un réglage lumières de la pièce Donatin Morlay 19. Son décor représentant un donjon était tapissé de velours noir et lorsqu’un Maure dut donner sa réplique, sa tête était invisible : seules deux rangées de dents semblaient suspendues dans l’obscurité. Réalisant les possibilités du procédé, Auzinger abandonna temporairement sa carrière d’acteur de théâtre pour présenter un spectacle exclusivement basé sur le principe du Black Art20. 11 Ce principe repose sur une application plus radicale du procédé breveté par Buatier. L’Allemand présente la même scène tapissée de velours noir ; cependant il adjoint de petits projecteurs dits « aveugleurs » qui, placés à l’avant de la scène et dirigés vers le public, tendent à l’éblouir. L’iris du spectateur se contracte pour doser l’intensité lumineuse qui vient frapper la rétine, l’œil s’adapte aux hautes lumières. Le champ de vision présente alors un contraste trop important pour son œil21. Ainsi les parties de la scène de basses lumières, trop faiblement éclairées, ne sont plus perçues, la stimulation de la rétine étant trop faible. Il se crée alors une zone de noir insondable, sans information et sans texture, un hors champ perceptif. 12 Dans le Black Art et la Magie noire moderne, la lumière recrée l’espace scénique, elle est utilisée autant pour son pouvoir d’éclairement que d’aveuglement. La Magie noire moderne repose sur la suppression de la perception de la profondeur et sur l’indiscernabilité relative entre le cache et le fond. Quant au Black Art, il repose sur la création de zones d’invisibilité absolues et sur une mise en lumière plus radicale ; c’est sous cette forme que ce procédé se retrouve de nos jours dans le Théâtre Noir22.

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Traces dans l’histoire

13 Après le dépôt de brevet de Buatier, un grand nombre de spectacles recourant au principe du Théâtre Noir voient le jour. Le Hongrois Joseph Velle, costumé en Japonais, semble être l’un des premiers à en présenter un dès le 15 janvier 188723 ; il sera ensuite repris par son fils, Gaston Velle24. Puis, à partir du 28 janvier 188725, le Professeur Carmelli26, nouveau directeur du Cabinet fantastique du Musée Grévin27, assisté de Jeanne d’Alcy28, interprète Magie Noire, un spectacle conçu par Eugène Voisin auquel Georges Méliès semble avoir collaboré29. Ce spectacle laissera temporairement place aux pantomimes lumineuses d’Émile Reynaud. Le prestidigitateur Alber30 présente lui aussi de la Magie Noire et l’adapte aux salons mondains ainsi qu’aux séances chez des particuliers. De son côté, le professeur Dicksonn présente la Sorcellerie Russe au Théâtre des Variétés31 puis à l’ouverture de son propre théâtre en 1889 32, et la Fée Dicka présente en 1894 un numéro de Sorcellerie noire33.

14 Méliès lui-même utilise ce procédé dans ses créations : en 190934, sur la scène du Théâtre Robert-Houdin. Les Phénomènes du spiritisme, représentent l’aboutissement de son travail dans le domaine du Théâtre Noir35. L’analyse des affiches du Théâtre Robert- Houdin nous permet de supposer que Méliès utilise ce principe sur la scène principale bien avant cette date. Celle du Château de Mesmer36 présente une ouverture en profondeur où règne la pénombre. Dans l’Escarpolette polonaise37, la présence d’un fond noir sans raison apparente, à l’arrière du Polonais, laisse aussi supposer une obscurité relative sur scène et donc une possible utilisation du Théâtre Noir. 15 En s’intéressant à la cinématographie, Méliès applique ce procédé à ses vues animées. Il l’utilise de manière discrète, dans le Diable au couvent38 : comme à son habitude, Méliès a peint le bénitier sur une feuille de bois, mais les espaces ajourés, situés entre les ornements et le pied central sont peints eux aussi en noir. Le vide est représenté par ces zones sombres. Ils masquent la présence des personnages qui auraient été perçus à travers ces espaces ajourés. 16 D’autres occurrences du procédé peuvent être relevées dès 1898. Dans le Magicien39, un buste de femme prend vie et attaque le magicien. Georges Méliès transforme le buste grâce à un arrêt caméra : une femme se positionne alors à l’arrière du pied et ne laisse apparaître que le haut de son corps ; ce trépied est peint, mais également l’espace situé entre ses jambes. Le vide étant représenté par une surface noire qui se confond avec la tenture du fond, les pieds de la jeune femme disparaissent. Dans Pygmalion et Galathée40, même effet et même technique : une statue devenue vivante se divise en deux, les jambes prennent leur autonomie et le tronc apparaît posé sur le même trépied que précédemment. Ces deux vues animées, vraisemblablement tournées sur une courte période, attestent d’une recherche autour du Théâtre Noir. Le Magicien, titré en anglais, Black Magic, ne laisse pas de doute sur la technique employée41. 17 Pour Georges Méliès, le Thé-âtre Noir semble pouvoir s’adapter parfaitement aux trucages cinématographiques. Tel est le cas dans la seconde partie de l’Homme- Orchestre42. Entre les différents arrêts de caméra, Georges Méliès ne sort pas les chaises du champ, mais les recouvre d’un tissu noir, lequel, faiblement éclairé, ne renvoie pas suffisamment de lumière pour sensibiliser la bande cinématographique. À la sortie hors-champ, Méliès préfère ainsi utiliser la technique du Théâtre Noir. Dans l’Enchanteur Alcofrisbas43, des spectres debout sur des pra-ticables44 noirs, semblent

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flotter dans l’espace : le Théâtre Noir évite ainsi de devoir suspendre chacun des acteurs aux cintres du studio. 18 Georges Méliès utilise donc d’abord le Théâtre Noir. Ce n’est que dans un second temps qu’il combine le procédé avec les moyens photographiques des passes multiples. Par conséquent, s’il est vrai, comme le note Jacques Malthête45, que la technique de prise de vue sur fond noir se rapproche des travaux du physiologiste Marey46 et des récréations photographiques, il nous semble cependant plus probable que l’agencement de l’espace cinématographique méliésien soit un héritage des techniques illusionnistes. 19 Le Théâtre Noir est peu abordé dans les histoires du cinéma. Ce qui est étonnant à plusieurs titres. D’une part, parce que cette forme de spectacle est importante et très populaire au moment de l’émergence de la pratique cinématographique ; d’autre part, parce que l’étude de ses agencements montre un espace entièrement dédié aux installations optiques. La vision du spectateur y est maîtrisée et contrôlée. Les installations de la scène peuvent être considérées comme un agrandissement homothétique des boîtes d’optiques présentées par les montreurs de vues47. La boîte s’étend ici aux dimensions de la scène et le spectateur s’y installe. 20 Le Théâtre Noir a été un important facteur d’innovation contribuant à faire évoluer et à transformer aussi bien la scène du théâtre que le spectateur. S’il semble peu étudié, c’est sans doute parce qu’il constitue une forme intermédiale exemplaire, pouvant aussi bien être rangée du côté des arts de la marionnette48 que du théâtre symboliste49, de la danse50, ou de la fantasmagorie. Il est ainsi difficile à appréhender sauf à entrer dans le détail de chacune de ces pratiques artistiques. Pourtant son étude au sein de l’art magique permet d’expliquer bon nombre de choix de costumes, d’accessoires et d’éclairages et de comprendre plus précisément les effets recherchés par les médias qui en ont exploité le principe. 21 Un autre aspect du Théâtre Noir doit être relevé, car il touche à l’épistémologie des découvertes scientifiques ou techniques, c’est celui qui en fait une invention inverse.

Rapport large à la technique des trucages

22 La perte du pouvoir de séparation de l’œil lié à un contraste trop grand, est une illusion d’optique connue. On ne peut guère lui trouver une origine précise ; les expressions françaises : « n’y voir que du feu », ou « voir trente-six chandelles » en sont des images langagières dérivées. D’autres brevets et occurrences du procédé existent dans la littérature magique, notamment dans l’expérience Un tableau de fantaisie 51, créée par Robert-Houdin et programmée par Georges Méliès dans son théâtre. Aux différentes antériorités théâtrales, étudiées par Steinmeyer52, l’ajout de deux autres références nous semble important. Georges Moynet cite l’exemple du « ballet des squelettes » qui provoquait des évanouissements dans la salle53, et dont on trouve une forme dérivée dans la représentation de la Danse macabre de la Règle du jeu de Jean Renoir 54. Dans la féerie les Quatre éléments, présentée le 10 juillet 1833 au Théâtre de la Gaîté, les danseurs sont vêtus de justaucorps noirs sur lesquels sont brodés en tissu blanc, seulement sur le devant, les os d’un squelette. Ces costumes permettent alors de réaliser des effets saisissants : lorsque les danseurs présentent leurs dos aux spectateurs, les squelettes disparaissent. Plus en amont, Étienne-Gaspard Robert dit Robertson, relate dans ses mémoires l’anecdote de M. Nahuys de Breda, amateur de fantasmagorie. Son domestique, habillé comme les précédents danseurs, devait réaliser une apparition lors

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d’une soirée de fantasmagorie qu’il avait organisée. Or à la tombée de la nuit, oubliant qu’il était ainsi costumé, le domestique sortit en hâte et, dans la rue, « on se mit à fuir de toutes parts devant le squelette ambulant » 55.

23 Magie optique et projections lumineuses ont de multiples origines communes56 et Sidney Clarke conclut en 1924 : L’idée d’éliminer les ombres et formes par l’utilisation du noir ou toute autre draperie absorbant la lumière et la gestion de la lumière n’était pas inconnue au monde du spectacle.57 24 Le Théâtre Noir n’a donc pas d’origine précise, mais sa redécouverte – quasi simultanée – par Buatier et Auzinger représente ce que Steinmeyer appelle une invention inverse, où « le dispositif le plus complexe est d’abord découvert, puis les composants plus simples sont progressivement identifiés » 58.

25 Son principe procède des installations du cadre théâtral et dérive d’une illusion plus complexe. En effet, dans son brevet, Buatier souligne la spécificité de son invention en rappelant l’antériorité de son dispositif : Jusqu’à présent on a fait usage de miroirs reflétant l’image d’un artiste placé sous la scène. Le public ne voyait donc qu’une image imaginaire.59 26 L’illusion à laquelle il se réfère est celle des spectres, restée sous le titre générique de Pepper’s Ghost60. Son principe, hérité probablement des polyramas61, est élargi à l’ensemble de la salle de spectacle.

27 Le Théâtre Noir, quant à lui, n’exploite qu’une partie de ses éléments : la lumière et les fonds noirs. 28 Ainsi l’invention inverse est-elle liée à une démarche « régressive » : le Théâtre Noir repose sur le retour à un faible niveau de lumière sur la scène. Son principe va à l’encontre de l’augmentation du niveau lumineux de la scène théâtrale, dont l’électrification des théâtres à partir de 1883, accélère l’évolution. Les projecteurs tendent à emplir de plus en plus l’espace scénique de lumière. Le Théâtre Noir se développe sous l’impulsion d’une nouvelle technologie – l’éclairage électrique – et son émergence peut être considérée comme une réponse à l’électrification des théâtres qui gagne les salles. Le Théâtre Noir s’affirme après la mise en place de cette technique.

Retour à la discontinuité cinématographique

29 Cette réinvention fait écho à la découverte par Méliès du « truc par substitution », déclenchant la réalisation de ses nombreuses vues à transformations. Dans l’Annuaire de la photographie, en 1906, il rapporte la fameuse anecdote selon laquelle : Un blocage de l’appareil dont je me servais au début produisit un effet inattendu un jour que je photographiais prosaïquement la place de l’Opéra ; une minute fut nécessaire pour débloquer la pellicule et remettre l’appareil en marche. Pendant cette rupture, je vis subitement un omnibus Madeleine-Bastille changé en corbillard et des hommes changés en femmes. Le truc par substitution dit « truc à arrêt » était trouvé...62 30 Des « accidents » comparables se produisent chez d’autres : l’Espagnol Segundo de Chomon en 1902, réalise les possibilités de la technique de l’animation image par image grâce aux déplacements d’une mouche sur des cartons titres63. En 1905, c’est Albert E. Smith qui constate un effet similaire par le déplacement inattendu de nuages entre les tableaux qu’il cinématographie en extérieur64.

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31 Les discours dominants sur le cinématographe ont longtemps mis en avant la supposée suprématie de la stricte continuité photogrammatique65. Le synchronisme de l’obturateur et du défilement intermittent de la bande, la fixité des images et la longueur du support photographique furent autant d’obstacles au développement du cinématographe Lumière66. Le « truc par substitution » découvert par Méliès révèle, à l’inverse, le pouvoir de discontinuité du cinématographe. L’erreur technique – le blocage de l’appareil – crée un hiatus dans la continuité photogrammatique et le résultat de l’accident met à jour un des éléments constructeurs de l’illusion cinématographique. 32 La notion d’invention inverse semble confirmer ces accidents révélateurs : les inventions inverses sont le résultat d’approches dites ascendantes (Bottom-up). Elles partent de résultats issus de la pratique (ici la discontinuité) et font émerger de nouvelles morphologies remontant vers des formes d’organisation plus globales (ici les films à trucs). Méliès utilise le cinématographe d’une manière décalée, car l’un de ses effets a été isolé et suspendu momentanément67. Il conserve la restitution photographique mais crée un hiatus dans la continuité photogrammatique. Or, l’exploitation de tels dysfonctionnements ne peut se réaliser qu’à partir d’un cadre technique établi. De même, la mise en ombre de la scène ne peut se développer qu’une fois la mise en lumière obtenue, la discontinuité cinématographique, qu’une fois la continuité établie. L’erreur révèle un effet de la machine, opposé aux recherches qui ont présidé à son élaboration. L’appareil est, en quelque sorte, utilisé « à l’envers » et détourné d’une de ses fonctions initiales. Méliès délie les effets simultanés de la machine puis les démultiplie dans ses films à trucs, les combinant de manières différentes. Ce qui importe, c’est que l’accident arrive dans un contexte propice à son développement, au moment où s’établit une technique associée à une machine68. 33 L’exploitation de ces erreurs et leur mise en spectacle sont propres au travail des artistes magiciens. Les effets développés par les scientifiques, comme les Pepper Ghost, présentés au Polytechnic Institut, sont des applications parfois délicates à mettre en œuvre pour des effets magiques ; leurs approches sont frontales, descendantes (Top- down) : on va de la théorie à sa mise en pratique. 34 Le magicien illusionniste se situe entre le chercheur et le vulgarisateur : il développe sa technique dans l’intervalle qui sépare une découverte technologique et ses potentialités de sa reprise par les institutions. Il exploite un temps faible séparant deux temps forts 69 : celui de l’invention et celui de la vulgarisation. Le succès de l’exploitation des dysfonctionnements et le mystère qui entoure la technique des films à trucs montrent à quel point le courant positiviste associé au « progrès » de la machine, crée simultanément un temps faible. Le lourd investissement de Méliès dans la fabrication de vues animées répond à sa prise de conscience des effets possibles d’un détail technique. Son empressement s’impose par la nécessité d’exploiter ce temps faible, éphémère. 35 Une nouvelle historiographie du cinéma cherche à élargir les champs d’étude, elle semble le faire sous l’impulsion du cinéma numérique qui définit une nouvelle donne. L’histoire du cinéma évolue ainsi vers une forme d’histoire des médias, comme le remarque Janet Staiger70. Ainsi le télescopage entre cinématographe et art magique, ici étudié localement, gagne à être étendu à d’autres médias. En particulier, parce que l’art magique, dans les premières vues animées mais aussi dans les premiers émissions radiophoniques ou télévisées, est présent comme programme à l’arrivée d’un nouveau

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média. L’art magique a servi aussi de cadre pour révéler les potentialités de nouveaux médias au grand public, par exemple l’art magique précède les vues animées en utilisant, dans le cas étudié ici, une écriture lumineuse de la scène permettant de créer les effets du Théâtre Noir. Cette même approche se retrouve plus récemment dans la présentation par des magiciens de jeux vidéo à écran tactile71, de films sur téléphone portable72, ou d’animations sur tablettes graphiques73. 36 Les effets magiques associés aux nouvelles technologies ne dépendent pas seulement d’innovations mais aussi des modèles et des désirs qui les ont constitués. Les magiciens reprennent et développent ces innovations à contresens, avant leur reprise institutionnelle. Ce modèle d’invention inverse est récurrent, il en a été de même avec l’électricité qui déclenche des mécanismes à distance chez Robert- Houdin que celui-ci présente ensuite dans des applications domestiques préfigurant la domotique moderne74. On trouve le même cheminement lorsque les techniques de la photographie spirite passent dans le répertoire des récréations photographiques75, quand celles de la transmission sonore – utilisées pour les numéros de lecture de pensée – passent dans le théâtrophone puis le téléphone et plus récemment, lorsque les puces RFID – utilisées pour réaliser des « divinations sans contact » – sont employées aujourd’hui dans les cartes de transports publics. 37 La notion d’invention inverse amène ainsi à définir une nouvelle conception du « truc » au regard de la technique. Les magiciens, revenant sur les spécificités admises de l’utilisation d’une machine, en exploitent les erreurs de fonctionnement : le « truc » devient un écart technique par rapport à une norme qui s’établit. Ces trucs sont ensuite abandonnés lorsque le spectateur connaît et reconnaît ces écarts, la « disparition d’un truc » allant de pair avec une prise de conscience, par le spectateur, des limites de cette norme. 38 Concluons en formulant l’hypothèse selon laquelle, dans la genèse des médias, un mode magique peut être mis à jour. Déjà Roger Odin relevait : « [on assiste] à un remarquable essor d’une lecture entraînée par la prestidigitation » 76. Poursuivons en supposant que ce mode, repose sur une série d’opérations (par exemple l’invention inverse mais aussi de nombreuses autres77), et qu’il se développe entre l’invention d’une technique et son implantation en nouveau média. Ce moment serait le marqueur d’une crise d’identité78 car ni la technique ni les formes qui en dérivent ne sont encore définies : le mystère et l’expérimentation voilent le média à venir. 39 Ce « mode magique » prendrait des formes spécifiques : lors de la période dite de novelty, alors que le média est inconnu du grand public, il irait de pair avec une présentation illusionniste, directe et minimaliste. Puis une période de « spectacularisation » verrait l’enfouissement du dispositif dans une présentation où le média est camouflé, maquillé, dissimulé dans les installations du magicien : il s’agirait d’une présentation théâtrale. Enfin dans une troisième phase d’intégration narrative 79, le média utilisé par les artistes magiciens circule : il est mis en scène dans d’autres formes de spectacle et utilisé pour créer des effets non plus magiques, mais perceptifs au sens large (visuels et auditifs). Le nouveau média quitte le mode magique et, par là, la scène des artistes magiciens. 40 La généralisation de nos résultats à d’autres technologies, en particulier à celles de la reproduction et de la transmission du son, devrait mettre à jour ce mode magique des médias et permettre de repenser l’histoire du cinématographe mais aussi des techniques, à partir de l’art magique.

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NOTES

1. Jean-Marc Leveratto, « Les enjeux sociaux du trucage cinématographique », Champs Visuels, n° 2, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 85. 2. Paul Hammond, Marvellous Méliès, Londres, Gordon Frazer, 1974, p. 94 [notre traduction]. 3. Concernant l’Art Magique voir en particulier, Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, Tome 1. L’invention du cinéma 1832-1897, Paris, Denoël, 1946, pp. 372-380 ; Jacques Deslandes, Jacques Richard, Histoire comparée du cinéma, Tome 2. Du cinématographe au cinéma 1896-1906 , Paris, Casterman, 1968, pp. 395-488. 4. Rick Altman, « Technologie et textualité de l’intermédialité », Sociétés et Représentations, n° 9, 2000, pp. 11-19. 5. Rick Altman, « De l’intermédialité au multimédia : cinéma, médias, avènement du son », Cinémas, vol. 10, n° 1, Montréal, 1999, p. 38. 6. André Gaudreault, Cinéma et attraction, Paris, CNRS, 2008, p. 113. 7. Henryk Jurkowski, Thieri Foulc, « Noir (Théâtre) », Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette, Montpellier, L’Entretemps, 2009, pp. 497-498. 8. Jim Steinmeyer, Hiding The Elephant, How The Magicians Invented The Impossible And Learned To Disappear, New York, Carroll & Graf, 2003, p. 90. Voir aussi Samuel Sharpe, Conjurers’Optical Secrets, Calgary, Hades Publications, 1992 ; ce volume est entièrement dédié à la magie optique. 9. Terminologie donnée par Samuel Sharpe, ibid., pp. 34-50. 10. Cette interposition doit être effective pour l’ensemble des points de vue des spectateurs. Nous trouvons une version pratique du calcul de l’ensemble du champ visible par les spectateurs dans Jean-Eugène Robert-Houdin, « Spectres vivants et impalpables, Apparitions fantastiques », Magie et physique amusante : œuvre posthume, Paris, Omnibus, 2006 [1876], p. 875. 11. Joseph Buatier dépose un brevet intitulé Mémoire descriptif à l’appui d’une demande Brevet d’invention de 15 ans pour mode d’apparition et disparition de spectres ou autres sujets réels par Monsieur Joseph Buatier le 26 novembre 1886 à l’Office industriel des brevets d’invention, sous le n° 179906. 12. Buatier présente des effets relevant de ce principe en France fin 1886, mais passée la période de Noël, il ne reprendra plus ce principe dans ses illusions suivantes. 13. [Anon.], Morning Advertiser, 23 décembre 1886, n. p., cité sans autre référence dans Peter Warlock, Buatier de Kolta, Génie de l’illusion, Paris, Joker Deluxe, 1997, p. 58. 14. Joseph Buatier, Mémoire descriptif, op. cit., n. p. [p. 2]. 15. Ibid., n. p. [p. 3]. 16. C’est aussi le cas, par exemple dans les boîtes à double fond. 17. Relaté et analysé dans Peter Warlock, « The Great Black Art Caper », Genii, [s. l.], janvier 1976, pp. 33-35, 135 et février 1976, pp. 39-42. 18. Ces informations sont issues de Ottokar Fischer, Illustrated Magic, New York, Macmillan Company, 1929, pp. 169-171. 19. Voir, Jim Steinmeyer, The Glorious Deception : The Double Life of William Robinson, aka Chung Ling Soo, the Marvelous Chinese Conjurer, New York, Carroll & Graf, 2005, pp. 73-80. 20. Il jouera plus tard dans un certain nombre de films, notamment dans Michael de Carl Theodor Dreyer, en 1924. 21. L’œil accepte au mieux des écarts de luminance de 1 à 1 000, soit un écart de 10 diaphragmes (voir Claude Bailblé, le Noir et blanc au cinéma, Zurich, Focale, 2003, p. 1). 22. Comme dans le numéro Omar Pasha, créé par M. Berscheid en 1895, repris et interprété de nos jours par la famille Ostrowsky.

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23. E. F., « Théâtres et Concerts », Journal des débats politiques, Paris, 15 janvier 1887, n. p. [3], Rémi Ceillier soutiendra plus tard que Buatier n’est pas plus le créateur du Théâtre Noir que Joseph Velle. Voir David Devant, Mes secrets d’Illusionniste, Paris, Payot, 1938, p. 135, note 2. 24. Gaston Velle est plus connu pour sa carrière cinématographique chez les frères Lumière, la maison Pathé et la firme italienne Cinès. 25. [Anon.], « Théâtres et Concerts », Journal des Débats politiques, op. cit., 28 janvier 1887, n. p. [p. 4]. 26. Auguste Joseph Coene, puis Coën devenu plus tard Caramel « le sorcier du nord » dit Carmelli, est un ancien trapéziste qui travaillera par la suite au Théâtre Robert-Houdin sous la direction de Georges Méliès, avant de diriger un cinéma forain. 27. Voir Maxime-Gabriel Thomas, « Historique du Cabinet Fantastique du Musée Grévin », l’Escamoteur, troisième année, n° 19, Paris, novembre-décembre 1949, p. 270. 28. Jeanne d’Alcy annonce : « C’est là que nous avons fait les spectres – on faisait marcher des têtes de mort dans la salle. C’était moi le squelette. Ça se passait en 1886 ou 87 au Cabinet Fantastique du Musée Grévin », [Anon.], Rapport de la Commission de recherche historique du 17 juin 1944, Paris, Cinémathèque française (Bibliothèque du film), Boîte B5M61, p. 5. 29. Selon les souvenirs mêmes de Jeanne d’Alcy, voir ibid., p. 5. 30. Le prestidigitateur Alber présente une version réduite du Théâtre Noir, pour des séances chez des particuliers. Voir l’affichette publicitaire conservée dans le dossier d’archives MELIES6-B1, Paris, Cinémathèque française (Bibliothèque du film). 31. Nous reprenons ici les informations données dans Paul Alfred de Saint-Genois, pseud. Pr Dicksonn, Mes Trucs, Paris, Jouvet et Cie, 1893, pp. 199-201. 32. L’ouverture du théâtre annoncée le 6 est reportée au 7 février 1889. Bridaine, « Courrier des théâtres », la Presse, Paris, 6 février 1889, p. 4. 33. [Anon.], « Petites nouvelles », le Figaro, Paris, 18 avril 1894, p. 5. La magicienne est programmée jusqu’au 24 juin 1894. 34. [Anon.], « Chronique théâtrale de la prestidigitation », l’Illusionniste, Paris, juin 1909, pp. 190-191 et [Anon.], « Chronique théâtrale de la prestidigitation », l’Illusionniste, op. cit., novembre 1909, p. 243. 35. Georges Méliès, « les Phénomènes du spiritisme », Journal de la Prestidigitation, n° 90, Paris, juillet août 1936, pp. 326-332, et n° 91, septembre octobre 1936, pp. 346-351, description du spectacle reproduite dans Rémy, Spirites et Illusionnistes, Paris, A. Leclerc, 1911, pp. 245-249. Selon cet article, le spectacle est ensuite adapté pour des scènes plus grandes et pour des tournées en province et à l’étranger, sous les titres les Fantômes du Nil et les Merveilles de l’occultisme, joué jusqu’en 1911. Si l’on se réfère au Rapport de la Commission de recherche historique, cette création eut beaucoup de succès et fut interprétée par deux compagnies simultanément ([Anon.], Rapport de la Commission de recherche historique du 17 juin 1944, op. cit., pp. 24-25). 36. [Anon.], « Théâtre Robert-Houdin », l’Orchestre, Paris, 26 décembre 1894, n. p. [4]. Une relation plus détaillée de ce spectacle est donnée, vraisemblablement sous la plume de Charles De Vere, dans un compte rendu destiné à ses confrères américains (voir C. D. V. [pseud : Charles De Vere], « Paris News », Mahatma, vol. 1, n° 8, New York, octobre 1895, p. 83). 37. Pour une description de cette illusion voir Jacques Deslandes, le Boulevard du cinéma à l’époque de Georges Méliès, Paris, Cerf, 1963, p. 44. 38. Star Film n° 185-187, 1899. 39. Star Film n° 153, 1898. 40. Star Film n° 156, 1898. 41. Méliès nomme le procédé « Magie Noire » (voir Georges Méliès, « Les Phénomènes du spiritisme », le Journal de la Prestidigitation, n° 91, art. cit., p. 346). 42. Star Film n° 262-263, 1900. 43. Star Film n° 514-516, 1903.

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44. « Plate-forme mobile qui supporte des caméras, des projecteurs, ainsi que le personnel qui s’en occupe » (André Roy, Dictionnaire général du cinéma : du cinématographe à internet, Québec, Fides, 1993, p. 360). 45. Jacques Malthête, « Marey et Méliès, ou à quoi bon montrer la vie réelle sur un écran ? », Bulletin de la Sémia, n° 2, juin 2002, p. 12. 46. En effet, Étienne-Jules Marey propose de réduire artificiellement la surface du corps étudié en habillant de noir les membres qu’il ne cherche pas à étudier : « C’est ainsi qu’un homme vêtu de velours noir et portant sur les membres des galons et des points brillants, ne donne, dans l’image, que des lignes géométriques… » (Étienne-Jules Marey, le Mouvement, Paris, G. Masson éditeur Librairie de l’Académie de Médecine, 1894, p. 61. Voir aussi, Laurent Mannoni, Étienne-Jules Marey, la mémoire de l’œil, Milan, Mazzotta, 1999, p. 190). 47. Laurent Mannoni, le Grand Art de la lumière et de l’ombre, Paris, Nathan, 1999, pp. 81-102. 48. Dans la pratique du Bunraku en particulier. 49. Constantin Stanislavski redécouvre le procédé et l’applique dans une mise en scène de l’Oiseau bleu de Maeterlinck. Le hasard fit qu’un velours noir avait été posé sur le dossier d’une chaise placée devant un pendillon de même tissu. Le haut de la chaise avait disparu pour ne laisser voir que le bas en forme de tabouret (Constantin Stanislavski, Ma Vie dans l’Art, Paris, Librairie Théâtrale, 1950, pp. 489-490, [rééd. Lausanne, L’Âge d’homme, 1980]). 50. À Paris, la danseuse Loïe Fuller, présente, à partir de 1892, ses « danses serpentines ». Elle fait breveter ses installation dont les effets reposent en partie sur un espace tendu de velours noir (voir Françoise Le Coz, « Loïe Fuller et la danse », Loïe Fuller, danseuse de l’art nouveau, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2002, p. 37). 51. Christian Fechner, la Magie de Robert-Houdin, t. 3, Boulogne, CFC Éditions, p. 104. 52. Jim Steinmeyer, Two Lectures on Theatrical Illusion, Burbank, Hahne, 2001, pp. 3-95. 53. Georges Moynet, la Machinerie théâtrale. Trucs et décors, explication raisonnée de tous les moyens employés pour produire les illusions théâtrales, Paris, Librairie illustrée, 1893, pp. 296-297. Une description de ce spectacle est disponible dans le Moniteur universel, n° 196, Paris, 15 juillet 1833, p. 1840. 54. Je remercie Laurent Le Forestier d’avoir porté à mon attention cette résurgence du procédé. 55. Étienne-Gaspard Robertson, Mémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques d’un physicien- aéronaute, Langres, Clima, 1985 [1831-1833], pp. 190-191. 56. Des explications des effets majeurs de la magie optique sont publiés, entre autres, dans la chronique régulière de The Optical Lantern and Cinematograph Journal, revue corporative destinée aux lanternistes (voir Edmund H. Wilkie, « Optical Illusions », The Optical Lantern and Cinematograph Journal, 1904-05, rééd. East Sussex, The Projection Box, 2005). 57. Sidney W. Clarke, « The Annals of Conjuring », The Magic Wand, 1924, cité sans autre référence par Jim Steinmeyer, Two Lectures on Theatrical Illusion, op. cit., p. 95. 58. Ibid., p. 56 [notre trad.]. 59. Joseph Buatier, FR, n° 179906, 26 novembre 1886, Mémoire descriptif, op. cit., p. 182. 60. John-Henry Pepper et Henry Dircks déposent le 5 février 1863, sous le n° 326, un brevet intitulé Improvements in apparatus to be used in the exhibition or dramatic and other like performance, pour une étude du procédé des spectres voir les études des auteurs suivants : Henry Dircks, The Ghost ! As produced in the spectre drama, popularly illustrating the marvellous optical illusions obtained by the Dircksian phantasmagoria, Londres, E et F. N. Spon, 1863, [rééd. East Sussex, The Projection Box, 2005] ; John Henry Pepper, True History of the Ghost, Londres, Casell, 1890 [rééd. East Sussex, The Projection Box, 2005]. Suite à l’étude qu’il réalisa pour la pièce de Jules Adenis et Octave Gastineau, la Csarine, représentée pour la première fois le 30 mai 1868, Jean Eugène Robert- Houdin fit l’une des descriptions techniques les plus poussées, à son époque, dans son ouvrage posthume Magie et Physique amusante. Jean-Eugène Robert-Houdin, op. cit., pp. 871-882. Pour une analyse du procédé voir Jeremy Brooker, « The Polytechnic Ghost, Pepper’s Ghost,

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Metempsychosis and the Magic Lantern at the Royal Polytechnic Institution » (Early Popular Visual Culture, vol. 5, n° 2, Londres, Routledge, 2007, pp. 189-206), ainsi que Groth, Helen, « Reading Victorian Illusions : Dickens’s Haunted Man and Dr. Pepper’s “ Ghost ” » (Victorian Studies, vol. 50, n° 1, automne 2007, pp. 43-65). Suite au succès de l’illusion, le Professeur Pepper refusa d’en dévoiler l’explication, dérogeant ainsi à sa fonction de vulgarisateur scientifique et entrant en même temps dans la posture de l’artiste magicien. 61. Le magicien Henri Robin affirme être l’inventeur du procédé et se base sur le brevet du Polyrama animé d’Henry Seguin (voir Laurent Mannoni, le Grand Art…, op. cit., pp. 235-237 ainsi que « la Lanterne magique du Boulevard du Crime. Henri Robin, fantasmagore et magicien », 1895, n° 16, 1994, pp. 5-26). 62. La genèse du fameux épisode est relatée par Jacques Malthête dans André Gaudreault, Cinéma et attraction, op. cit., p. 213, note 20. 63. Donald Crafton, Before Mickey : Animated Film, 1898-1928, Cambridge, MIT Press, 1982, p. 23. 64. Albert E Smith, Phil A. Koury, Two Reel and a Crank, Garden City New York, Double Day, 1951, p. 51. 65. André Gaudreault, « Fragmentation et segmentation dans les “ vues animées ” : le corpus Lumière », dans François Albera, Marta Braun, André Gaudreault (dir.), Arrêt sur image, fragmentation du temps. Aux sources de la culture visuelle moderne / Stop Motion, Fragmentation of Time. Exploring the Roots of Modern Visual Culture, Lausanne, Payot, 2002, pp. 225-246. 66. Auguste et Louis Lumière, « Le cinématographe par MM. Auguste et Louis Lumière », la Revue du siècle, 11e année, Paris, mai-juin 1897, pp. 233-263. 67. Il en va de même pour les effets magiques obtenus par surimpressions, impressions multiples ou flous. 68. Nous avons bien conscience qu’une opération de collage – que Méliès appelle « soudure » – est nécessaire, nous nous plaçons ici au niveau de la découverte. 69. La création de « temps forts » et de « temps faibles » a été systématisée par le magicien d’origine italienne Tony Slydini (voir Lewis Ganson, The Magic of Slydini, Devon, Supreme Magic Company, 1980. pp. 21-34). 70. Janet Staiger, « the Future of the Past », Cinema Journal, vol. 44, n° 1, 2004, p. 127. 71. Dans Masters of Magic, le joueur peut présenter une série de tours à l’aide de sa console (http://tenyo-magic.blogspot.com/2011/05/tenyo-nintendo-ds-master-of-illusion.html). 72. Le magicien Marco Tempest a effectué en 2006 une série d’effets magiques utilisant des téléphones portables caméra : http://www.youtube.com/watch?v=nvbQQnvxXDk; voir dans un autre registre : http://place4geek.com/blog/2011/06/un-peu-de-magie-avec-votre-ipod- deceptions. 73. Voir, par exemple, la présentation mise en ligne le 4 juin 2011 de l’artiste magicien Simon Pierro à l’adresse http://www.youtube.com/watch?v=LAhP-yLJJ9s. 74. Ainsi en 1906 pour G. Vaillant : « La plus grande nouveauté apportée à la prestidigitation c’est l’électricité. Aujourd’hui elle n’étonne plus. » (G. Vaillant, « L’évolution », le Journal de la prestidigitation, op. cit., n° 7, 1 er octobre 1906, pp. 2-3). Pour un descriptif des installations voir Jean-Eugène Robert-Houdin, « Le Prieuré, organisations mystérieuses pour le confort et l’agrément d’une demeure (1858) », op. cit., pp. 943-956. 75. Un même parallèle pourrait être fait avec l’établissement de la photographie spirite par l’Américain William H. Mumler dès les années 1860, puis celle de la photographie amateur courant 1888 et celle de la popularisation d’ouvrages portant sur les recréations photographiques dans les années 1890 (voir Clément Chéroux, « Les récréations photographiques, un répertoire de formes pour les avant-gardes », Études photographiques, n° 5, Paris, novembre 1998, pp. 73-96 ; et « La dialectique des spectres. La photographie spirite entre récréation et conviction », le Troisième Œil, la Photographie et l’occulte, Paris, Gallimard, 2004, pp. 45-71).

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76. Roger Odin, « Sémio-pragmatique et intermédialité », Sociétés & représentations, n° 9, Paris, avril 2000, pp. 115- 130. 77. Dans notre thèse nous avons étudié entre autres la continuité apparente, l’identité altérée, et l’exploitation d’artefacts. 78. Rick Altman, « Penser l’histoire du cinéma autrement : un modèle de crise », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 46, n° 1, Paris, 1995, pp. 65-74. 79. Nous reprenons ces « temps » de André Gaudreault, Philippe Marion, « Un média naît toujours deux fois », Sociétés & Représentations, n° 9, Paris, 2000, pp. 21-36.

RÉSUMÉS

Cet article étudie le Théâtre Noir, un type de spectacle magique spécifique qui se développe quelques années avant l’invention du cinématographe. Mise au point par hasard, sa technique permet de créer des effets magiques impossibles auparavant. Les conflits de paternité portant sur cette invention et ses antériorités montrent que le Théâtre Noir est loin d’être une découverte. Sa résurgence à la fin des années 1880 se fait avec l’électrification des théâtres : il s’agit de ce qu’on peut appeler une invention inverse. Ce concept permet d’analyser l’invention, tout autant « hasardeuse », du truc par substitution de Méliès et de proposer une nouvelle définition du truc cinématographique.

This article studies Black Art Magic, a specific kind of show that appeared a few years before the invention of the cinema. Invented by chance, Black Art Magic allowed for the creation of magic effects that were previously impossible. The contested paternity claims concerning this invention and its predecessors show that Black Art Magic was far from being a new discovery. Its resurgence in the late 1880s is linked with the electrification of theatres : it is an inverse invention. This concept is a way of analysing the invention – also by chance – of Méliès’s substitution tricks and to propose a new definition of the film trick.

AUTEUR

FRÉDÉRIC TABET

Frédéric Tabet, docteur en arts de l’Université Paris-Est, diplômé de l’ENS Louis Lumière. Chargé de cours depuis 2007 aux universités Paris-Est et Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il a soutenu sa thèse « Circulations techniques entre l’art magique et le cinématographe avant 1906 » en octobre 2011, sous la direction de Giusy Pisano. Il prépare actuellement un ouvrage s’attachant aux transferts entre l’art magique et cinématographe. Frédéric Tabet holds a doctorate from the Université Paris-Est, and is a graduate of the ENS Louis Lumière. Teaching assistant at the Universities of Paris-Est and Paris 1 Panthéon-Sorbonne since 2007, he competed his thesis « Circulations techniques entre l’art magique et le cinématographe avant 1906 » in October 2011, under the supervision of Giusy Pisano. He is currently writing a book about the exchanges between the art of magic and the cinematograph.

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Dans les brumes de l’historiographie : les Gaz mortels (Abel Gance, 1916) In the mists of historiography : les Gaz mortels (Abel Gance, 1916)

Aurore Lüscher

Que soient ici vivement remerciées les institutions qui m’ont laissée accéder à leurs fonds d’archives : la Cinémathèque française (BiFi) et la Bibliothèque nationale de France. Nous remercions également Laurent Guido pour ses conseils et son soutien tout au long de cette recherche.

1 Les Gaz mortels… Un titre de roman-feuilleton ? Un récit de science folle ? L’histoire d’une nouvelle arme au potentiel dévastateur ?... Un peu de tout cela en effet, en plus d’être le plus souvent une obscure notice figurant dans les filmographies d’Abel Gance.

2 Il s’agit d’une production du Film d’Art aux moyens modestes tournée en Provence en janvier 19161 et sortie le 1er septembre 1916, en plein milieu de la Première Guerre mondiale, œuvre d’un Abel Gance alors relativement débutant dans le milieu cinématographique, et pas encore fixé sur le mode d’expression qui servirait au mieux ses ambitions artistiques2. Ce film a fait l’objet d’une restauration et a été projeté en juillet 2006 au festival « Il cinema ritrovato » de Bologne. Il n’est pour l’instant pas édité, et la seule copie consultable se trouve aux dépôts de la Cinémathèque française près de Paris3. Nous présentons en annexe l’intrigue des Gaz mortels de manière relativement concise ; pour une meilleure compréhension du montage particulier de la seconde partie du film, nous renvoyons le lecteur au résumé détaillé ainsi qu’au découpage technique partiel que nous fournissons dans notre mémoire de licence4. 3 Les Gaz mortels est tourné début 1916, une année charnière à divers niveaux : dans la radicalisation de la guerre et dans le contexte social et culturel de l’époque, dans le champ du cinéma qui s’institutionnalise autour de 1915, et enfin dans l’orientation du réalisateur Abel Gance, qui est à cette époque à la croisée des chemins entre le théâtre et le cinéma et va se diriger vers le second5.

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4 L’idée ne sera pas ici de réhabiliter un film oublié dans le panthéon gancien. Tout en n’évacuant nullement de notre questionnement la problématique essentielle de « l’auteur », puisque, comme nous le verrons, celle-ci a très probablement contribué au rejet de notre objet d’étude, nous nous centrerons sur les raisons qui ont, selon nous, mené à cette mise à l’écart. 5 Adoptant une perspective historiographique, nous laisserons de côté ce qui concerne la stylistique particulière du film, ainsi que le contexte social et culturel dans lequel s’insèrent les représentations à l’œuvre au sein des Gaz mortels. Les résultats de ces analyses ne seront que résumés et rattachés à la problématique développée ici : l’étude du faisceau de discrédits critiques et historiens dans lequel s’inscrit ce film de Gance.

Un film oublié : place des Gaz mortels dans « l’historiographie panthéon »

6 Comme la plupart des films qu’Abel Gance a tournés dans les années 1910, les Gaz mortels est une œuvre oubliée d’une grande partie des historiens du cinéma. En résumant grossièrement l’évolution de l’intérêt des critiques et chercheurs à son égard, on peut observer que plus on s’éloigne des années 1910, plus le film semble prendre de place dans le discours historien.

7 Ainsi, dans son autobiographie de 1930 Prisme : carnets d’un cinéaste, Gance paraît renier complètement ses œuvres cinématographiques des années 19106, ce qui est assez compréhensible puisqu’il est alors à l’apogée de sa carrière après son Napoléon. Dans les divers travaux parus jusqu’à l’Histoire générale du cinéma de Georges Sadoul au début des années 1950, les Gaz mortels n’est pas mentionné ou apparaît dans une liste d’œuvres utilisées comme comparants négatifs7. Sadoul ne fait que signaler les Gaz mortels, mais il insère cependant en note une remarque a posteriori de Louis Delluc à propos du film, ainsi qu’une photographie de plateau à la page précédente8. La citation de Delluc est tirée du Film du 22 octobre 1917, et doit avoir été écrite à l’occasion de la sortie d’une autre œuvre de Gance, la Zone de la mort9 : Les Gaz mortels, un des essais artistiques où s’avouait déjà votre nature. Vous rappelez-vous ce film, avec une première partie vivante et simple et une seconde partie essoufflée, pompeuse et naïve, parce que les moyens n’avaient pas égalé l’intention ? 8 Ainsi, si en 1930 les Gaz mortels est renié ou tombé dans l’oubli, il semble néanmoins avoir bénéficié lors de sa sortie d’une attention positive de la part de la (future10) critique.

9 Deux décennies plus tard, la monographie de la journaliste Sophie Daria intervient plus ou moins dans le contexte de sortie du programme Magirama, nouveau mode de polyvision qui, malgré son échec commercial, suscite un intérêt renouvelé pour Gance dans les milieux cinéphiles11. Le passage traitant des Gaz mortels est relativement court, cependant il semble que pour Daria le film soit implicitement situé au début de ce qu’elle voit comme un certain tournant dans la carrière du réalisateur12. 10 Dans le même contexte de redécouverte, toujours dans une étude monographique, Roger Icart ajoute quelques éléments sur les Gaz mortels, sans avoir pu le visionner puisque le film passe à cette époque pour perdu13. Le chercheur n’ayant pu avoir accès à la copie de films dont il dit qu’il ne reste que le souvenir, il convient de se demander

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d’où il tire l’information concernant les « ambiances » des œuvres de 1916 : se base-t-il sur des comptes rendus ou résumés de l’époque ? Généralise-t-il ce qu’il a pu observer dans la copie de , film de Gance contemporain des Gaz mortels, conservée à la Cinémathèque française14 ? A-t-il pu obtenir quelques informations directement de Gance lui-même ? Ces trois propositions se recoupent probablement, mais Icart ne renvoyant quasi jamais à ses sources, il est difficile de savoir exactement sur quel matériel il se base. Chose certaine, il apparaît que les contacts directs ou indirects avec Gance n’étaient ni simples ni très fructueux, comme nous avons pu nous en apercevoir à travers la correspondance de Roger Icart avec Philippe Esnault15 – alors secrétaire du cinéaste –, laquelle donne une idée du travail mené en amont du premier livre d’Icart et peut en partie justifier le maigre résultat obtenu. 11 Cette correspondance date de l’année 1955, lors de la rédaction du livre édité en 1960 ; pour nous, son principal intérêt tient au fait que le titre des Gaz mortels y apparaît deux fois (les 30 juin 1955 et 27 juillet 1955). Dans la première lettre, on voit qu’Icart semble avoir bel et bien entrepris des recherches à propos de ce film, même s’il n’y a factuellement aucun résultat visible dans son ouvrage, exception faite d’une considération technique tenant de l’anecdote : D’autre part, pourriez-vous demander à M. Gance des renseignements sur les Gaz Mortels ? (scénario, intentions) Je crois qu’il s’agit là d’un film assez important et assez personnel ; j’aimerais en parler.16 12 Il est difficile de déterminer sur quoi Icart se fonde pour appuyer ces appréciations positives, puisque rien de plus n’est spécifié. Cela nous amène à adopter une certaine distance face à cette attention marquée, car il peut fort bien s’agir d’une affectation d’intérêt en vue de soutirer de précieuses informations à un Gance visiblement récalcitrant, ainsi qu’il ressort des courriers du 30 juin (précisément !) et du 2 juillet : Évidemment, je regrette vivement que Monsieur Gance ait jugé préférable de garder son film, non pas tellement pour moi que pour le Ciné-Club auquel j’avais annoncé la bonne nouvelle. J’aurais de plus préféré voir le film ici, ce qui m’aurait permis de l’étudier plus à loisir avec les autres personnages du bureau et ainsi l’analyser plus profondément.17 Je reçois à l’instant votre inquiétante lettre et m’empresse d’y répondre […]. Ce que vous m’apprenez quant à la situation financière de Gance m’oblige cependant à vous demander quelques précisions car je ne voudrais pas effectuer ce voyage inutilement […]. Pourrai-je encore avoir accès aux documents de Gance et avoir une entrevue avec lui ? 18 13 Les Gaz mortels réapparaît ensuite dans une autre lettre, au sein d’une liste des films tournés en 1916 et 1917, Icart et Esnault cherchant, par recoupements, à retrouver précisément les diverses dates de tournage ainsi que le passage de Gance au Service cinématographique de l’Armée19. Il ressort de cette tentative de reconstitution que le corpus, mais également les diverses activités de Gance dans les années 1910, étaient encore relativement mal connus dans les années 1950-1960. Un fait qu’Icart souligne dans le préambule de la bibliographie qu’il publie dans le livre, lorsqu’il précise qu’il n’existe alors « pas d’étude détaillée et complète sur l’œuvre d’Abel Gance » 20. Ainsi, le peu de lignes dévolues aux Gaz mortels dans cet ouvrage peut clairement s’expliquer par un déficit de sources, et peut-être aussi par un manque de temps, Icart se plaignant d’être alors concurrencé directement par Jeanne et Ford21.

14 L’imposante biographie qu’Icart a consacrée à Gance au début des années 1980 se place dans un nouveau contexte de redécouverte de l’œuvre du cinéaste, et plus spécialement de son Napoléon, dont les restaurations successives par Kevin Brownlow, très

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médiatisées, semblent avoir suscité un nouvel enthousiasme et de nouvelles publications. Nous venons de souligner l’intérêt d’Icart dans les années 1950 pour les années « de formation » de Gance. Il semble ici que les recherches de l’auteur aient eu certains aboutissements, puisque la place dévolue aux films des années 1910 s’est étoffée, et l’espace réservé aux Gaz mortels a clairement augmenté : plus de deux pages entières lui sont consacrées22, et un extrait du montage alterné en fin du découpage technique original déposé à Toulouse est retranscrit en fin de chapitre23. Il est difficile de savoir si le chercheur a pu voir une copie du film ; lorsqu’il indique que Barberousse et les Gaz mortels sont « encore visibles aujourd’hui » 24, il est fort possible que par « visible » l’auteur émette un jugement de valeur indiquant le côté « démodé » ou non des œuvres en question. Cependant, le fait qu’Icart escamote de son résumé la première partie des Gaz mortels puis émette des considérations erronées sur celle-ci 25 permet de penser qu’il se base sur le découpage et éventuellement un jeu de photographies pour étayer ses rares propos sur la composition du film, et non sur un quelconque matériel filmique. 15 Une année après le second ouvrage d’Icart, Norman King établit un lien entre les considérations esthétiques au sujet des œuvres de Gance et le contenu politique et idéologique de ses films, principalement pendant la période de l’entre-deux-guerres. Lorsqu’il aborde la période des années 1910, l’auteur se centre plutôt sur les mélodrames tournés au Film d’Art et non sur ce qui est vu comme des films policiers ou d’aventures ; en effet, King tente de réhabiliter le genre « mélodramatique » face au genre « épique » qu’il discerne dans l’œuvre de Gance, en arguant que le réalisateur cherche précisément à articuler les deux styles. Cette dichotomie force donc à laisser de côté les films qui ne peuvent y entrer complètement, comme Barberousse ou les Gaz mortels26. 16 Le recueil d’articles publié en 2000 sous la direction de Laurent Véray témoigne de l’éclatement des recherches actuelles. L’ouvrage ne prétend pas fournir une « histoire somme » de l’œuvre d’Abel Gance, mais croise, autour du réalisateur, plusieurs études de chercheurs d’horizons différents offrant diverses approches méthodologiques. Si le livre est là encore dédié surtout au Gance des années 1920 et suivantes, Véray consacre néanmoins deux pages aux Gaz mortels et deux photographies illustrent le film 27. Il inscrit cette œuvre « aux allures de serial » dans la « culture de guerre » de l’époque et fait le lien avec le contexte de la première utilisation à large échelle de gaz de combat en avril 1915 près d’Ypres, en indiquant l’influence sur Gance de la presse et des actualités cinématographiques. Après un résumé de la seule seconde partie du film, Véray dresse un bilan très positif de la stylistique du film, vu comme audacieux et d’une grande maîtrise formelle. 17 Sur un plan qui concerne plus spécifiquement la restauration du film en 2006, signalons le compte rendu de la projection au festival de Bologne publié par Rémy Pithon dans le no51 de 189528. L’auteur relève bien que ce film qui « n’était plus qu’un titre dans les filmographies » était très attendu, mais, hormis une séquence, il se déclare déçu tant sur le plan scénaristique que formel. Dans ce compte rendu, la copie est présentée comme incomplète, ce qu’a priori les informations qui nous ont été fournies par la Cinémathèque française ne corroborent pas ; par « incomplète », il faut en fait entendre que la restauration a été faite à partir d’un négatif original dans lequel manquaient les cartons ainsi que « l’ordre définitif du montage image », ainsi qu’indiqué dans un des cartons informatifs en début de copie et dans une des brochures de présentation

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distribuées au festival de Bologne29. Le métrage du film de 1916 oscillant entre 1360 et 1440 mètres30, la copie de 2006 ne semble d’ailleurs pas incomplète sur le plan de la longueur du métrage puisqu’elle fait 1434,4 mètres sans les amorces et les cartons explicatifs. 18 Il ressort donc que le film les Gaz mortels passe d’un oubli assez rapide à une redécouverte historienne relativement difficile, mais bel et bien réelle. En effet, dans notre corpus, la citation de Delluc, que Sadoul reproduit dans son Histoire générale du cinéma, est le seul commentaire a posteriori sur le film jusqu’en 1960, lorsqu’Icart consacre quelques maigres lignes à cette œuvre ; celle-ci doit avoir d’ailleurs rapidement plongé dans l’oubli, puisqu’une pièce comptable de 1921, présente dans les archives du litige entre Gance et Pathé-Consortium dans ces années-là conservées à la BiFi, référencie mal les Gaz mortels, le datant de 1914 31, révélant ainsi une négligence certaine à l’égard de ce film, et ce dans un document comptable et juridique. Nous pourrions bien sûr prendre en compte l’ouvrage de Sadoul de 1952 puisque c’est là que nous avons trouvé les propos de Delluc, mais Sadoul lui-même n’en dit rien. Néanmoins, le fait qu’il reproduise ce qu’écrit Delluc à propos du film montre que l’œuvre est prise en compte, et que le manque de sources est probablement une des causes premières de cet oubli historien, comme on l’a vu dans la correspondance d’Icart avec Esnault. Les Gaz mortels semble intéresser progressivement les historiens alors que Gance n’est plus à son apogée mais qu’il commence à être réhabilité par une partie de la critique cinéphile et que le souci historien prend progressivement sa place dans les études cinématographiques32. Enfin, parallèlement, la redécouverte de fragments de la copie puis sa restauration ont permis de renouveler les développements sur la question. 19 Mais, outre le problème de l’accès aux sources, d’autres paramètres entrent aussi en compte dans cette mise de côté des Gaz mortels : les présupposés critiques puis historiens fortement liés à la mise en place de la figure de l’Auteur à la fin des années 1910 et surtout dans les années 1920, le rejet historiographique quasi unanime des productions du Film d’Art et, de façon plus ambivalente, des films à épisodes des années 1910, ainsi que l’aspect patriotique du film de Gance devenu problématique après- guerre.

Peu étudié parce que peu légitimé ? Étude du discours historien

20 Dans les ouvrages que nous venons de mentionner, si , un autre film de Gance des années 1910, est quelquefois remis en cause sur certains points spécifiques, son originalité formelle est soulignée dans toutes les histoires générales et monographies classiques sur le réalisateur, alors qu’il s’agit pourtant d’un film antérieur aux Gaz mortels. Ainsi, jusqu’aux années 1980, exceptés Sadoul et Mitry qui sont plus nuancés33, ainsi que Gance qui étrangement ne mentionne pas ce titre dans sa biographie, tous les auteurs consultés accordent à la Folie du Docteur Tube un statut d’œuvre visionnaire34. Malgré les recherches plastiques effectives que l’on peut observer dans ce film-ci, pourquoi une telle différence de traitement dans le discours critique et historien entre ce film particulier et les autres œuvres de la moitié des années 1910 ?

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21 Une des pistes explicatives serait un certain présupposé formaliste hérité du discours critique évaluatif des années 1920 et par lequel ces écrits historiens ont été fortement influencés35. Ainsi, un point récurrent au sujet de la Folie du Docteur Tube est que dans ce film-ci Gance manifestait, selon les auteurs, un désir de « dégager le cinéma du morne réalisme » en créant un univers artistique propre au cinéma36 ; nous retrouvons en partie dans cette citation d’Icart en 1960 l’idée de la spécificité du médium telle qu’elle a été diffusée lors des luttes pour la reconnaissance du statut artistique du cinéma dans les années 1920. Il est significatif de noter que le premier texte consacré aux Gaz mortels dans notre corpus, celui de Delluc, présente précisément un intérêt exclusivement formaliste pour le film, que le critique décrit comme un « essai artistique » ; cependant, contrairement à la Folie du Docteur Tube, le film qui nous intéresse n’est ensuite plus commenté, et son propos n’est pas abordé avant la publication d’Icart en 1960. 22 Bien que les prises de position contradictoires de Gance au fil du temps ainsi que la stylistique hétérogène de ses films aient été fréquemment relevées37, il ressort de nos observations qu’au présupposé formaliste se joint, en synergie, une linéarisation finaliste du parcours artistique de Gance. Longtemps les Gaz mortels a été éludé ou seulement mentionné au sein d’une liste de films estimés banals et dévalorisés face à l’essai la Folie du Docteur Tube et aux films dits « psychologiques » de la fin des années 191038. Ainsi, les films tournés entre ces deux moments semblent-ils jugés comme des accidents de parcours, des passages à vide improductifs, ou au mieux des œuvres des années d’apprentissage pendant lesquelles le style de Gance se forme39, considérations avalisées dans les monographies par certaines sources pour la plupart reprises de Prisme40. De tels propos négatifs, ou plus intéressés par le côté financier que créatif de l’affaire, peuvent effectivement se retrouver de manière assez fréquente sous la plume de Gance à cette époque, ainsi dans ces deux exemples tirés du Carnet 4 : Mars 1915. Avoir un contrat de dix scénarios par an avec le Film d’Art. Ceci est le plus important. Il me faut en effet m’assurer matériellement pour pouvoir travailler en toute quiétude. Le 12 Mars 1916 — Ce soir, je relis par hasard un carnet semblable à celui-ci écrit [biffé] Vendée au début de la guerre. […] Je me regarde et tout juste je me [reconnais]. Le cinématographe a développé en moi un côté d’homme cupide qui n’existait pas, et qui ira en s’accentuant si ma volonté ne remet pas ces travers… Depuis un an je suis au Film d’Art, et je n’ai pas eu depuis une pensée intéressante. […]. Comme [c’est] difficile d’avoir plus que du talent - plus que de la patience - plus que de la force - du génie - du génie tenace [excellent (illisible)] au génie !. […]41 23 Il apparaît cependant que le rapport du réalisateur au cinéma dans les années 1910 a été beaucoup plus ambivalent que ce que ces monographies laissent entendre, par un choix partiel et partial parmi les documents d’époque et les propos ultérieurs de Gance à ce sujet. En effet, Carou insiste sur la confiance épisodique que Gance a dans le cinéma en 191642, et plusieurs points peuvent accréditer cette thèse. En 1912, il crée sa propre société, le Film Français, ce qui indique que s’il ne décide pas de se vouer alors complètement au cinéma43, le nouveau médium ne le laisse pas complètement indifférent, ce d’autant plus qu’il signe la même année son texte programmatique influencé par les théories de son ami Canudo « Qu’est-ce que le cinématographe ? Un sixième art ! », publié dans Ciné-Journal du 9 mars 191244. Il soigne ses scénarios pendant les années de guerre et en semble même fier à ce moment, puisqu’il dit du Spectre des tranchées (1915) qu’il s’agit là de « son plus beau scénario », même si celui-ci ne sera

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finalement pas tourné45. Si dans ses carnets le rapport entre argent et cinéma semble effectivement lui poser problème de façon récurrente sur le plan idéologique, il serait erroné de n’y voir qu’un intérêt alimentaire pour le cinéma puisque Gance se dit à diverses reprises réellement satisfait de son travail46. Dans le cas qui nous intéresse ici plus directement, celui des Gaz mortels, Gance témoigne de son souci perfectionniste lorsqu’il évoque ses problèmes pour le montage du film : Ma fatigue est très grande, et il me reste une sorte de nervosité latente qui influe [sur] mon sommeil du fait de mon « Brouillard Rouge » que je n’arrive pas à terminer. Mais le succès viendra couronner mes effort – la santé reviendra – la guerre finira – et tout ce qui n’a pas fleuri – fleurira ! A.G.Avril 1916.47 Il ressort d’ailleurs des propos tenus dans le Carnet 4 que tant Gance que son producteur semblaient alors trouver des qualités évidentes aux Gaz mortels : Le dimanche 10 Avril 1916 – invité chez M. Nalpas 24 Rue [St] Pierre. […] Il me dit avoir trouvé les 2 premières bobines des Brouillard [sic] plus intéressantes que Barbe-Rouge. J’ai peur que la suite le déçoive. Il a d’énormes projets en perspectives. L’argent brille !… Suivons-le. 2 Mai 1916. Je monte au F. d’A. le « brouillard sur la ville » et de plus en plus je sens que je marche en avant. Je marche doucement il est vrai – arrêté par l’atavisme – mais ma ligne reste à peu près droite. Malheureusement cette guerre & ce ciné sont néfastes au chapitre de mon évolution. […]. être de moins en moins le tzigane de mon propre génie – voir plus clair ce qui équivaudra peut-être à voir moins loin. Ne pas m’embarrasser des effets, mais des causes. 10 Mai 1916. Le Brouillard de Mort est monté au positif provisoire, et l’impression générale reste que le film est remarquable, à tous points de vue – J’en dois augurer beaucoup de bien. [M. / L.] Nalpas me paraît extrêmement satisfait. Je crains ses coupures Il me reproche de n’être pas assez élégant – La Deuxième fois ! – J’enregistre en souriants [sic] Les années passent ! Le 20 Août 1916 je me décide à partir en Amérique. […] Plus drôle que ce qui précède : Il m’annonce qu’un américain aurait trouvé les 2 dernières parties du Brouillard supérieures même à ce qu’on fait en Amérique de mieux – De ce fait, et de d’autres [sic] il me demande de faire la Zone, en changeant un peu la donnée.48 24 Même certains propos rétrospectifs du réalisateur à propos de cette période seront relativement positifs, bien que plus axés sur le soin alors apporté aux films. Ainsi, lorsqu’il évoque dans une interview en 1929 les tournages de Barberousse et des Gaz mortels, il se centre sur quelques anecdotes, mais précise que « malgré le caractère très commercial de ces films, nous y apportions toute notre âme et toute notre ingéniosité. J’innovais beaucoup de procédés qui ont fait fortune depuis » 49.

25 Le souci de linéarisation en une progression temporelle logique par les critiques et historiens à l’égard de l’œuvre d’Abel Gance, notamment, semble s’être mis en place très précocement, ainsi que nous pouvons l’observer dans une citation d’Henri Diamant-Berger, reproduite par Icart : La Zone de la mort […] est un film d’aventures, et poids de la renommée, nous attendons un développement psychologique dont cruellement Gance nous prive presque totalement. J’eusse préféré voir ce film entre l’amusant Barberousse et l’émouvant Mater Dolorosa.50

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26 La Zone de la mort est ici clairement posé comme un retour en arrière dans la carrière du cinéaste. Icart ne référencie pas cette citation et ne la réutilise d’ailleurs pas dans son ouvrage de 198351 ; elle est extraite d’une critique parue dans le Film, et ce document est conservé par la BiFi52. Le reste de cette critique est tout aussi éclairant sur la position de Diamant-Berger vis-à-vis du travail et de la personne de Gance en 1917 : l’article s’intitule « L’Art d’Abel Gance », et le mot « artiste » revient deux fois sur les sept premières lignes. En outre, le critique assigne ici explicitement un domaine « dévolu » à Gance, tout en minimisant voire en dévalorisant clairement le genre du film d’aventures : Gance s’est distrait dans la Zone de la mort à traiter un film d’aventures. Son véritable domaine est, je crois, le film d’idées, le film de demain, le film qui soulèvera les plus formidables questions morales, psychologiques, philosophiques, politiques et sociales. 27 Les Gaz mortels se retrouve lui aussi classé par Icart dans le genre film d’aventures : « drame d’espionnage », « film d’aventure », « thriller », « drame d’aventures » 53. Dans un article paru dans l’Écran en avril-mai 1958, Gance parle des Gaz mortels et de Barberousse – c’est du moins ce que l’agencement des sources par Icart laisse entendre – comme de « grands films genre western et policier » 54. Cette fluctuation générique ressort surtout des encarts publicitaires pour les Gaz mortels qui paraissent dans le Ciné- Journal du 19 août 1916, puisque le genre du film varie au sein d’une même publication : dans l’encart promotionnel en deuxième page, il est décrit comme « un grand film d’aventures », et en page 30, dans la liste des nouveautés cinématographiques à sortir le 1er septembre 1916, il est classé sous « drame ». Néanmoins, il est fort probable que les catégories de genres n’étaient alors pas encore fixées (le sont-elles jamais vraiment ?) et il est assez clair ici que les Gaz mortels est affilié au même genre que le sera la Zone de la mort pour Diamant-Berger dans sa critique de 1917. Or celui-ci voit nettement le film de 1917 comme un « accident de parcours », en opposant par deux fois le « film d’aventures » au film « psychologique », dévalorisant le premier face au second ; cette valorisation du second genre a eu une influence certaine dans l’historiographie de Gance, induisant ainsi un rejet, entre autres, du film qui nous intéresse.

28 L’exemple particulier de la critique de Diamant-Berger montre qu’en 1917 existe donc déjà le souci de créer une certaine cohérence dans le corpus des films de Gance, ce qui est assez compréhensible puisqu’il s’agit précisément du moment où le statut d’auteur se met en place. Dans les années 1910, si le film est un objet clairement individualisé, ce n’est pas le cas de l’auteur qui peut alors être le metteur en scène, l’opérateur, l’acteur ou la maison de production55. 29 En effet, dans le champ cinématographique, la notion d’auteur n’est pas une donnée naturelle, mais le fruit d’un processus historique complexe et articulé, participant du souci de démarquer les productions européennes de l’industrie américaine qui commence à devenir prédominante – et à être perçue comme envahissante – au cours des années 1910 ainsi que de la volonté de légitimer le cinéma ; le recours à une figure auctoriale place ainsi les productions cinématographiques dans la suite des arts institutionnels comme la peinture et la littérature, et permet d’évacuer implicitement la dimension industrielle et collective du médium en le présentant comme un art neuf56. S’il convient ainsi de questionner cette figure de l’auteur, d’être conscient de son statut construit et de déterminer en quoi cette construction a pu en partie conduire

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à l’éclipse de certains films, il serait néanmoins erroné d’y renoncer complètement sans tenir compte de son importance historique57. 30 Gance est fréquemment vu comme l’artiste maudit, le génie isolé et incompris, motifs qui entrent pleinement dans la tradition romantique du créateur et que Gance autant que ses biographes et commentateurs ont contribué à mettre en place58 ; tant les critiques négatives que laudatives à l’égard du réalisateur reposent d’ailleurs sur ce même postulat de base59. Dans cette optique, croisée avec les critères de classement et de jugements empruntés à l’histoire de l’art et à l’histoire littéraire, l’auteurisme qui se met en place à l’égard de Gance au tournant des années 1920 aura donc tendance à repérer des « chefs-d’œuvre » et à valoriser l’originalité, avec comme résultat, ainsi que le formule King, « une vision curieusement distordue des productions de Gance, privilégiant l’exceptionnel au détriment du dominant » 60. De plus, cette vision de l’auteur incompris de certains de ses contemporains parce qu’en avance sur son temps permet de l’ériger en génie, hors des basses contingences matérielles, hors de l’histoire et donc au-delà de l’influence de toute idéologie politique. Autant de points qui expliquent l’éclipse relativement précoce des Gaz mortels, dont le style est certes remarqué par certains commentateurs mais qui n’a comparativement aux œuvres des années 1920 rien d’« exceptionnel », et dont le propos fortement impliqué dans l’actualité guerrière de son contexte de production permet difficilement d’en faire un chef-d’œuvre atemporel. 31 À la fin des années 1910 et au cours des années 1920 se met donc en place en France une notion d’auteur « entendu comme artiste, artisan et unique responsable de la valeur artistique d’un film » 61. Un fait qui peut se repérer dans notre corpus de sources, une des remarques de Gance dans son carnet faisant clairement état du souci de Pathé à cet égard, pour qui la réputation de l’auteur peut constituer un argument commercial promotionnel : Le 21 janvier 1917 à Nice je vois Charles Pathé […]. Je passe en tête les meilleurs metteurs en scène européens – Conseil important. Mon nom d’abord à défendre, ma notoriété à affirmer, dans mon intérêt & dans celui du F. d’A. même, m’assure-t-il. […] Conseil de n’être pas trop difficile maintenant pour l’argent mais de l’être pour la réputation.62 32 À titre comparatif, on peut relever que lorsque les Gaz mortels est mentionné dans le Ciné-Journal à l’occasion de sa sortie le 1 er septembre 1916, soit quelques mois avant cette entrevue, l’auteur Abel Gance n’est pas mentionné dans l’encart promotionnel du numéro du 12 août 1916, et c’est le nom de l’actrice Maud Richard qui apparaît dans le même encart du 19 août 191663.

33 Il ressort donc que ce développement contemporain de la place prépondérante de l’auteur dans la réception, surtout cinéphilique, a conditionné le fait qu’une majeure partie des ouvrages que nous avons dépouillés pour notre analyse historiographique situe les véritables débuts artistiques d’Abel Gance en 1917. Voilà encore un autre paramètre qui peut expliquer la mise de côté des Gaz mortels, film tourné à un moment charnière de la carrière de Gance, mais juste avant la montée en importance du statut de l’auteur, alors que le cinéma s’institutionnalise. 34 En plus de l’importance de la mise en place de la figure de l’auteur et des attentes créées entre celle-ci et certains genres relativement définis, viennent se glisser les théories développées surtout au cours des années 1920 autour de la « spécificité » du médium cinématographique. Voilà qui a pu rendre problématique le cas du Film d’Art

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et des films à épisodes, tout deux liés à la production littéraire et particulièrement à la littérature de masse pour le second. Relevons chez Bardèche et Brasillach une remarque qui cristallise certaines positions critiques de l’entre-deux-guerres : « Dans l’ensemble, le bilan du cinéma français pendant la guerre est assez affligeant. Aucun progrès, aucune invention. D’un côté le film d’art, de l’autre le feuilleton » 64. 35 En effet, un autre facteur qui a très probablement contribué à la mise de côté des films de Gance tournés dans les années 1910 est que la quasi-totalité de ces œuvres a été produite par le Film d’Art65, posé et moqué depuis les années 1920 comme le parangon du « mauvais cinéma », prétentieux et théâtral66, et donc par essence « non- cinématographique » pour les défenseurs de la spécificité du nouveau médium ; le souci de légitimation du Film d’Art, fonctionnant pour sa part sur le mode exactement inverse par une démarche intermédiale, a précisément conduit au mépris de cette production dans les années 1920 et 193067. Même si, dans les faits, la production du Film d’Art se diversifie dans les années 1910 et que c’est surtout l’Assassinat du duc de Guise (1908) qui est la cible principale des attaques68, la mauvaise réputation dont jouit la maison auprès des cinéphiles est sans doute une des causes qui a favorisé l’oubli d’un film comme les Gaz mortels. 36 Icart et Véray relèvent en outre que le film a des « allures de serial » 69. Comme nous venons de l’observer, dans les années 1920, la construction d’un discours valorisant l’autonomie du cinéma a éclipsé ce qui ne correspondait pas à cet idéal de « spécificité ». C’est le cas des films à épisodes, qui reprennent la tradition du roman- feuilleton ; ainsi Feuillade est-il devenu un repoussoir pour Canudo et Delluc70. L’hétérogénéité de style ainsi que les motifs feuilletonesques repérables dans les œuvres de Gance ont d’ailleurs fréquemment posé problème aux critiques ; lors de la sortie de Barberousse, Guillaume Danvers fait remarquer en avril 1917 dans le Film qu’il aimerait « voir le talent réel de M. Abel Gance se manifester sur un sujet un peu moins rocambolesque » et Canudo parle du « fatras mélodramatique des vieux romans- feuilletons » qu’il voit dans la Roue au début des années 1920 71. Mais si ces aspects sont clairement identifiables dans les films de Gance, il s’agit certainement plus d’un effet que d’une visée, le réalisateur étant clairement tenté d’abord par une carrière littéraire prestigieuse et non commerciale72 ; il semble d’ailleurs lui aussi dévaloriser les films à épisodes, implicitement décrits comme ordinaires et sans psychologie ainsi que nous pouvons l’observer dans cette réflexion extraite du Carnet 4 au sujet de la Zone de la mort : Non-paginé [p. 123]. Au 28 Avr. 1917 — je vois la Zone — [taillée ?] – arrangée – remaniée – retitrée par [Marius N –] [suite illisible]. C’est du Judex en moins intéressant. Tout ce qui tenait et les caractères et le côté scientifique, ainsi que la profonde psychologie de la fin a disparu — Rien qu’une structure ordinaire, un film ordinaire où on a osé même coupé [sic] deux rappels de Shakespeare qui ne pouvaient mieux être à leur place. Ceci me décourage tout à fait quant au F. d. A. Je ne puis rien manifester pour l’instant. Je ne dois que prendre mes précautions pour mes plans à venir – et surtout empêcher ma [présenton ?] à la fin de la Zone. A G.73 37 Notons que cette tradition de rejet du style feuilletonesque n’est alors pas une nouveauté, puisque la forme littéraire de ce style d’écriture lié à un certain mode de diffusion est déjà décriée dès 1839 par le critique Sainte-Beuve pour son caractère industriel et mercantile, trois ans après son apparition et son essor rapide. Au grief esthétique reprochant à cette production de désacraliser la littérature en

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l’industrialisant s’ajoutent des arguments moraux dénonçant le caractère pernicieux de ces écrits qui exciteraient les plus viles passions et abrutiraient les masses en les détournant de leur labeur ; la lecture est alors perçue par les élites comme un loisir leur étant réservé et une forme de paresse lorsqu’elle se répand dans les classes inférieures, auxquelles le roman-feuilleton est directement destiné et accessible74. Ces arguments seront réactivés lors de l’apparition des serials, dont l’effet criminogène est fréquemment dénoncé dans la presse75. Enfin, les romans-feuilletons pouvant être rédigés à deux mains de façon mécanique ou même commandés à des « nègres », les textes n’étant souvent pas relus par manque de temps, recyclés, plagiés, puis enfin remaniés et réadaptés par l’éditeur sans droit de regard de l’écrivain, tout cela a fortement mis à mal l’importance mythique de l’auteur unique et seul responsable de son œuvre76. Voilà encore un point qui a contribué à la mauvaise réputation de ce style de productions sur le plan artistique, à la réactivation de certains jugements méprisants à l’avènement des films à épisodes, et donc au mauvais accueil réservé aux films de Gance les plus proches de ce type de productions au niveau thématique et stylistique.

38 Enfin, dernier point que nous rattachons à notre problématique : le contexte socio- culturel particulier pendant lequel les Gaz Mortels est tourné et les liens avec le premier conflit mondial tant du film que du réalisateur. Brouillard rouge, Brouillard sur la ville, Brouillard de mort77 et finalement les Gaz mortels sont autant de titres très évocateurs en 1916 puisque le film est tourné quelques mois après les premières utilisations à large échelle de gaz de combat sur les champs de bataille. Nous ne pouvons débattre ici des aspects qui permettent d’affirmer que ce film de Gance n’est ni pacifiste comme le sous- entend Icart78, ni à l’inverse ouvertement cocardier comme nous aurions pu nous y attendre lorsqu’on sait que le Film d’Art entre autres s’est spécialisé dans ce type de productions dès 191579, mais qu’il est patriotique, son système de représentations participant pleinement de la culture de guerre propre à la Première Guerre mondiale80 : la haine de l’ennemi, l’idéologie d’un patriotisme défensif ainsi que l’acceptation du conflit, la totalisation du combat et la banalisation de la violence peuvent se retrouver très clairement et à divers niveaux au sein des Gaz mortels. 39 Or, Gance est connu pour son pacifisme engagé dans l’entre-deux-guerres. Mais il faut souligner que ce basculement pacifiste ne s’effectue qu’après la fin de la Grande Guerre, le réalisateur s’inscrivant bel et bien pendant les hostilités dans un mouvement général d’acceptation du conflit ; un revirement propre à la société française en général d’ailleurs, et qui ne s’est pas effectué dès la fin des hostilités81. Le réalisateur n’est donc pas un créateur hors de l’histoire et des idéologies, en avance sur son temps ; il s’insère au contraire parfaitement dans le mouvement de pensée de la société de son époque. Le « non-pacifisme » de ce film de Gance ainsi que d’autres des années 1910, voilà encore une piste qui permet probablement d’expliquer le malaise face à ce corpus devenu gênant après la fin des hostilités, tout comme la participation au combat au nom d’une idéologie peu à peu surannée a pu l’être pour les anciens combattants devenus militants pacifistes dans l’entre-deux-guerres. 40 En conclusion, il ressort de notre analyse qu’outre le problème de l’accès aux sources, un croisement de plusieurs discrédits historiographiques œuvrant à des degrés divers a fortement contribué à l’éclipse de la majeure partie des films qu’Abel Gance a tournés dans les années 1910, et donc des Gaz mortels. Il est à souhaiter que de nouvelles recherches soient un jour menées autour de ce riche corpus encore sous-étudié.

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Les Gaz mortels82 Réalisation et scénario : Abel Gance Directeur de la photographie : Léonce-Henri Burel, Louis Dubois Production : Le Film d’Art, Louis Nalpas Éditeur : Pathé Frères No de Catalogue Pathé : 7706 Date de sortie (Paris) : 1er septembre 1916 Interprètes : Léon Mathot (Mathus), Émile Keppens (Edgar), Doriani (Ted), Henri Maillard (Hopson), le petit Fleury (André), Maud Richard (Maud), Germaine Pelisse (Olga) Ayant droit : Société des auteurs et compositeurs dramatiques (succession d’auteur) Sauvegarde-restauration : Cinémathèque française Autre titre : Brouillard sur la ville 1380 ou 1440 mètres

ANNEXES

ANNEXE : résumé du film Hopson, un savant français réputé, installé provisoirement au Texas dans le cadre de ses recherches en médecine et en chimie, et son aide-préparateur, le chimiste américain Mathus, sont appelés à l’aide par Maud, une jeune fille exploitée et maltraitée par Ted, un ivrogne qui fournit les deux chercheurs en serpents depuis le Mexique. Les savants arrachent Maud aux griffes de Ted, furieux, et ramènent la jeune fille dans leur propriété texane. Elle entre à leur service comme servante de laboratoire et une idylle se noue entre Maud et Mathus. C’est alors qu’Hopson apprend par la presse la prochaine déclaration de guerre en Europe ; tous sont très affectés par la nouvelle [fin de scène à 521,8 mètres83]. En France, le fils d’Hopson est mobilisé et confie son petit André à son cousin Edgar et à la femme de celui-ci, Olga. Averti de la situation, Hopson décide de rentrer au pays, ce qui alarme le couple de petit-bourgeois vulgaires et sadiques qui maltraite l’enfant. Lors d’une entrevue familiale, Maud fait naïvement part de sa situation de fugitive à Olga en lui montrant un billet inquiétant rédigé par Ted. Scandalisés par le fait qu’Hopson leur reprenne son petit-fils et les prive par là d’une précieuse source de revenus, le couple malintentionné élabore des plans de vengeance en écrivant à Ted [612,4 m]. Un an plus tard, à Paris, Hopson continue ses recherches dans son nouveau bureau fourni par le gouvernement. Par courrier, le Ministère de la Guerre fait appel à son patriotisme pour trouver une réponse chimique plus puissante que les gaz asphyxiants des ennemis. Accablé et bien décidé à refuser dans un premier temps, le savant change

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d’avis lorsqu’un télégramme l’avertit que son fils est décédé, terrassé par les gaz ennemis. Il se décide alors à se mettre au travail. Apprenant la nouvelle de cette mort, Edgar et Olga réalisent qu’ils seraient seuls héritiers d’Hopson si André venait à mourir ; Ted les rejoint à ce moment et tous trois s’unissent dans la vengeance [769 m]. Deux mois après, le gouvernement fournit aux savants une modeste usine éloignée de toute habitation. Mathus a inventé un contrepoison, utile au cas où les vapeurs toxiques tomberaient en mains ennemies. Pour sa part, Edgar arrive à se faire engager comme contremaître, et introduit Ted dans l’usine ; les malfrats planifient un mauvais coup et demandent par lettre à Olga de supprimer André, l’informant des qualités particulières d’un certain serpent. Edgar et Ted dévient l’arrivée des gaz sur la serrure du laboratoire des deux chercheurs qu’ils ont préalablement condamnée, dans le but de les asphyxier. Alors que Mathus et Hopson jugent leur situation désespérée, Edgar arrache par mégarde le tuyau reliant l’arrivée des gaz à la serrure du laboratoire ; horrifié, suffoquant, il tente de boucher l’ouverture [1022,8 m]. Au même moment, Olga dîne chez Maud à Paris [975,9 m]. Les deux femmes accompagnées du petit André pénètrent dans un laboratoire à côté du salon ; tandis que Maud va coucher l’enfant dans la chambre attenante au laboratoire, Olga reste dans celui-ci pour repérer discrètement le serpent venimeux mentionné dans la lettre d’Edgar [1064,4 m]. Les gaz s’échappent maintenant dans toute l’usine, et les ouvriers paniqués courent se munir de masques avant de s’enfuir. Edgar informe Ted du problème et tous deux fuient affolés, volant la voiture d’Hopson. Les savants parviennent enfin à s’échapper, et se rendent compte devant le compteur de gaz que tout va sauter sous peu. Ils s’enfuient, tout aussi épouvantés que les deux malfrats [1129,5 m]. Olga attend que Maud retourne au salon pour se diriger vers la cage du serpent, dont elle fait tomber le dessus ; le reptile se dirige alors lentement vers la chambre d’André, paisiblement endormi. Olga revient au salon l’air faussement affable [1165,6 m]. Les savants comprennent qu’ils sont trop loin de toute habitation pour espérer du secours et sont terrorisés par l’ampleur de la catastrophe, surtout lorsqu’ils réalisent que les gaz sont poussés par le vent et que dans peu de temps ils seront sur la ville. Mathus se rend compte que ses fusées de contrepoison pourraient éviter cela. Il part courageusement les chercher dans l’usine et prend un cheval afin de dépasser le nuage de gaz et déposer ses fusées de l’autre côté, le rendant ainsi inoffensif [1248,9 m]. [Le montage alterné rend ensuite compte de la mort par asphyxie de Ted et d’Edgar, de l’avance inexorable du serpent vers sa victime, tandis que les deux femmes bavardent au salon, et des efforts de Mathus alors que les gaz progressent vers la ville]. Finalement, le jeune homme sauve la ville [1387,3 m], Maud l’enfant [1392,8 m] et après l’arrestation d’Olga, tout rentre dans l’ordre. Le nuage inoffensif passe au-dessus de la ville, tandis qu’Hopson, Mathus, Maud et André sont réunis et que le jeune savant semble demander la jeune femme en mariage [FIN à 1431,4 mètres].

NOTES

1. Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983, p. 59.

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2. Alain Carou, « Le celluloïd et le papier. Les livres tirés des films d’Abel Gance » dans Laurent Veray (dir.), Abel Gance. Nouveaux regards, 1895, no31, octobre 2000, pp. 104-105. 3. Si la date de tournage et de sortie du film est 1916, gardons à l’esprit que la source à laquelle il est possible d’avoir accès est une restauration du film, effectuée par Claudine Kaufmann à la Cinémathèque française d’après un découpage technique original des Gaz mortels conservé à la Cinémathèque de Toulouse. Toutes les indications concernant l’archéologie de la copie physique nous ont été transmises en mai 2009 par Christophe Gauthier, que nous remercions ici. 4. Aurore Lüscher, « Les Gaz mortels (Abel Gance, 1916). Dans les brumes de l’historiographie : problèmes de légitimation et culture de guerre » (mémoire de licence sous la direction de Laurent Guido, UNIL, Lausanne, septembre 2009). 5. Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., p. 69 ; Alain Carou, « Le celluloïd et le papier… », art. cit., p. 103. 6. Abel Gance, Prisme : carnets d’un cinéaste, Paris, S. Tastet, 1986 [1930]. Notons tout de même qu’une moitié de l’ouvrage est consacrée à la période 1908-1921. 7. Maurice Bardèche et Robert Brasillach, Histoire du cinéma, Paris, Denoël et Steele, 1935 ; René Jeanne, Charles Ford, Histoire encyclopédique du cinéma, Paris, Laffont-SEDE, 1947 [7 e édition], vol. 1 ; Marcel Lapierre, les Cent Visages du cinéma, Paris, Grasset, 1948, pp. 127-128. Signalons qu’il en est de même pour un ouvrage bien postérieur qui fait complètement l’impasse sur les films des années 1910 en ne les mentionnant pas (Steven Philip Kramer et James Michael Welsh, Abel Gance, Boston, Twayne Publishers, 1978). 8. Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, Paris, Denoël, vol. 4 « Le cinéma devient un art 1909-1920 » (deuxième volume : « la Première Guerre mondiale), 1975 [1952], pp. 377-378. La photographie est datée de 1917 ; cette information erronée vient probablement du fait que Sadoul n’a eu accès qu’à un dossier de presse relativement restreint, dont la critique de Delluc devait faire partie. 9. Sortie le 12 octobre 1917 (voir Éric Le Roy, « Filmographie », dans L. Véray (dir.), Abel Gance. Nouveaux regards, op. cit., p. 328). 10. La critique cinématographique institutionnalisée ne s’étant pas mise en place avant novembre 1916 (Pascal Manuel Heu, « Vuillermoz », dans François Albera, Jean Gili (dir.), Dictionnaire du cinéma français des années vingt, 1895, n o33, juin 2001, pp. 406-408). Nous parlons bien ici de réception critique, puisqu’il est souvent très difficile de se renseigner sur l’accueil réservé par le public, qui peut être bien différent. 11. Sophie Daria, Abel Gance. Hier et demain, Paris-Genève, La Palatine, 1959, pp. 151-162 ; Jean- Jacques Meusy, « La polyvision, espoir oublié d’un cinéma nouveau », dans L. Véray (dir.), Abel Gance. Nouveaux regards, op. cit., pp. 203-207. 12. Sophie Daria, op. cit., p. 53. 13. Roger Icart, Abel Gance, Toulouse, Institut Pédagogique National, 1960, p. 69. 14. Ibid, p. 70. Tout comme dans l’ouvrage de Daria, signalons que Barberousse a droit à des développements particuliers, ici plus d’une page entière (pp. 70-72) ; l’accès à la copie semble donc être à ce moment un paramètre déterminant dans l’approche historienne des œuvres. 15. Cinémathèque française (CF-BiFi), ESNAULT41-B6. 16. CF-BiFi, ESNAULT41-B6 : Aubusson, le 30 juin 1955. 17. Ibid. Précisons qu’on ne sait pas ici de quel film il s’agit. 18. CF-BiFi, ESNAULT41-B6 : Aubusson, le 2 juillet 1955. 19. CF-BiFi, ESNAULT41-B6 : Toulouse, le 27 juillet 1955. 20. R. Icart, Abel Gance, op. cit. p. 195. 21. CF-BiFi, ESNAULT41-B6 : Aubusson, le 21 avril 1955. 22. R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., pp. 59, 69-70. Comme dans l’ouvrage de Daria ainsi que celui de Jean Mitry quelques années plus tard (J. Mitry, Histoire du cinéma. Art et industrie, Paris, Éditions universitaires, 1969, vol. 2 « 1915-1923 », p. 255), les Gaz mortels est ici

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clairement situé à un tournant ; selon Icart l’année 1916 marque un moment charnière dans la carrière de Gance puisqu’il s’oriente alors définitivement vers le cinéma. 23. R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., pp. 89-93. 24. Ibid, p. 69. 25. Quelques erreurs se glissent également dans ce qu’Icart développe à propos de la seconde partie : ainsi dans le film le serpent ne progresse-t-il pas vers un berceau (mentionné comme tel au no209 dans le découpage technique original), mais un lit. 26. Norman King, Abel Gance. A politics of spectacle, Londres, BFI, 1984, pp. 126-129. 27. L. Véray, « Abel Gance, cinéaste à l’œuvre cicatricielle », dans L. Véray (dir.), Abel Gance. Nouveaux regards, op. cit., pp. 24-26. 28. R. Pithon, « Il cinema ritrovato 2006, Bologne, 1er-8 juillet 2006 ; Le giornate del cinema muto 2006, Sacile, 6-14 octobre 2006 », 1895, no51, mai 2007, p. 124. 29. Brochure à laquelle nous n’avons pas eu accès directement ; nous remercions R. Pithon de nous avoir aidée à éclaircir ce point et de nous avoir transmis ces informations. 30. Ciné-Journal, 19 août 1916, p. 30 ; É. Le Roy, « Filmographie », art. cit., p. 326. Le contrat de visionnage que nous a remis la Cinémathèque française indique 1462 mètres pour la copie restaurée. 31. CF-BiFi, GANCE212-B62, lettre 23 décembre 1921. 32. Norman King, op. cit., p. 5. 33. Georges Sadoul, op. cit., vol. 4, pp. 377-378 ; Jean Mitry, op. cit., vol. 2, p. 255. 34. Maurice Bardèche et Robert Brasillach, op. cit, p. 54 ; Sophie Daria, op. cit., pp. 50-51 ; René Jeanne et Charles Ford, op. cit., p. 183 ; Marcel Lapierre, op. cit., p. 127 ; Roger Icart, Abel Gance, op. cit., pp. 17 et 69 ; Steven Philip Kramer et James Michael Welsh, op. cit., p. 29 ; Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., pp. 55-56 ; Norman King, op. cit., p. 3. Notons néanmoins que la place centrale accordée à la Folie du Dr Tube est surtout influencée par un texte publié par Henri Langlois en 1952 qui contredit la version sadoulienne selon laquelle le film n’aurait pas pu avoir d’influence déterminante, étant resté inédit pendant dix ans (Georges Sadoul, « Histoire générale du cinéma » Tome III, 2, 1952, p. 320, cité dans François Albera, l’Avant-garde au cinéma, Paris, Armand Colin Cinéma, 2005, pp. 82-83 et 126-128). 35. F. Albera, « Considérations introductives », dans Irène Bessière, Jean A. Gili (dir.), Histoire du cinéma. Problématique des sources, Paris, AFRHC, p. 15. 36. R. Icart, Abel Gance, op. cit., p. 70. 37. L. Véray, « Abel Gance, cinéaste à l’œuvre cicatricielle », art. cit., p. 21. 38. Voir par exemple R. Icart, Abel Gance, op. cit., p. 77. 39. Ibid., p. 68. À noter que l’effet de linéarisation se retrouve à un niveau plus global dans l’approche chronologique et anthropomorphique que la plupart de ces classiques de l’histoire du cinéma ont de leur objet ; il n’est qu’à consulter les tables des matières pour s’en apercevoir. 40. R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., p. 72 (tiré de Prisme, p. 110 de notre édition). Voir aussi S. Daria, op. cit., p. 52 ; R. Icart, Abel Gance, op. cit., p. 17. Soulignons néanmoins que les extraits de sources figurant dans les pages 43 à 74 du livre d’Icart de 1983 sont plus représentatifs des sentiments variables de Gance envers le cinéma ; ils sont toutefois présentés comme des moments d’amertume du réalisateur face à ce qui est dépeint comme l’adversité. Et gardons à l’esprit que les extraits de Prisme sont biaisés dès le départ, puisque Gance a réarrangé en 1930 les propos qu’il tenait dans ses Carnets pendant la Première Guerre mondiale. 41. BnF-Arts du Spectacle (AdS), Carnet 4, 4°-COL-36 / 34. Dans la mesure du possible, la ponctuation particulière de Gance a été respectée. Les diverses indications rajoutées postérieurement au crayon n’ont pas été prises en compte ; tous les retraits à la ligne n’ont pas été observés, même si la disposition du texte dactylographié tente de rendre au mieux celle du carnet. Entre crochets et / ou en italique : nos remarques, résumés d’une partie de texte, ou interprétations possibles de mots difficiles à déchiffrer.

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42. A. Carou, « Le celluloïd et le papier… », art. cit., p. 105. 43. Ibid, p. 104. 44. R. Icart (dir.), Abel Gance. Un soleil dans chaque image, Paris, CNRS Éditions / Cinémathèque française, 2002, p. 17. Notons que ce texte illustre parfaitement le propos de Carou, selon qui Gance se construit une vocation cinématographique « en y réinvestissant des aspirations et des valeurs associées au théâtre de son temps » (« Le celluloïd et le papier… », art. cit., p. 105). 45. L. Véray, « Abel Gance, cinéaste à l’œuvre cicatricielle », art. cit., p. 22. 46. BnF-AdS, Carnet 4, 4°-COL-36 / 34, remarque du 25 avril 1915, par exemple. 47. BnF-AdS, Carnet 4, 4°-COL-36 / 34. Les Gaz mortels a été désigné sous plusieurs titres successifs avant d’être nommé ainsi lors de sa sortie par la société exploitante. 48. BnF-AdS, Carnet 4, 4°-COL-36 / 34. À noter que Nalpas est lui aussi ambivalent dans ses appréciations, et que les relations avec Gance se révèlent très houleuses. Il s’agit donc ici de se montrer méfiant envers l’appréciation enthousiaste du directeur artistique du Film d’Art ; peut- être Nalpas cherche-t-il à amadouer un Gance fâché qui menace de partir en Amérique. 49. R. Icart (dir.), Abel Gance. Un soleil dans chaque image, op. cit., p. 22 (reproduction d’un extrait de l’article « Quand le réalisateur de Napoléon tournait un film en huit jours », Pour Vous, 7 février 1929). Il est évident que le propos développé dans une telle revue grand public n’est pas le même que dans une publication nettement plus prestigieuse et personnelle dans l’optique de Gance comme Prisme en 1930. 50. R. Icart, Abel Gance, op. cit., pp. 86-87. 51. R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., pp. 82 et 99-101. 52. CF-BiFi, cote GANCE414-B93. Cette coupure de presse n’est pas datée, mais comme il s’agit d’une critique du film suivie d’un résumé de l’action, nous pensons que celle-ci doit avoir été rédigée pour la sortie de la Zone de la mort, en octobre 1917 (É. Le Roy, « Filmographie », art. cit., p. 328). 53. R. Icart, Abel Gance, op. cit., p. 69 ; R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., pp. 59, 69-70. 54. R. Icart (dir.), Abel Gance. Un soleil dans chaque image, op. cit., p. 22. 55. Guglielmo Pescatore, « Nascita dell’autore cinematografico », dans Gian Piero Brunetta (dir.), Storia del cinema mondiale, vol. 1, Torino, Einaudi, 1999, p. 206. Voir aussi Jean-Pierre Jeancolas, Jean-Jacques Meusy, Vincent Pinel, l’Auteur du film. Description d’un combat, Lyon-Arles, SACD- Institut Lumière-Actes Sud, 1996, p. 11. 56. Dans le cas de Gance, la notion d’auteur n’est pas complètement impertinente puisque le réalisateur s’investit à un maximum de niveaux dans l’élaboration de ses films (Christophe Gauthier, « Mensonge romantique et vérité cinématographique. Abel Gance et le “ langage du silence ” », dans Laurent Véray (dir.), Abel Gance. Nouveaux regards, op. cit., p. 15). 57. N. King, op. cit., p. 10. 58. C. Gauthier, « Mensonge romantique… », art. cit. ; Sylvie Dallet, « Boiter avec toute l’humanité ou la filmographie gancienne et son golem », dans L. Véray (dir.), Abel Gance. Nouveaux regards, op. cit., respectivement pp. 6-8 et p. 55. 59. N. King, op. cit., p. 6. 60. Ibid., p. 179 (notre traduction). 61. G. Pescatore, op. cit., p. 207 (notre traduction) ; remarquons qu’à part Delluc, qui est cité à diverses reprises pour son rôle de critique et théoricien, le premier réalisateur que Pescatore mentionne dans son chapitre « L’auteur comme rôle esthétique » est précisément… Gance. Rappelons aussi l’importance de la désignation de Gance comme « artiste » dans la critique de Diamant-Berger que nous avons évoquée plus haut ; ce cinéaste et critique-ci est d’ailleurs très engagé dans la défense du rôle du metteur en scène dès 1916 (J-P. Jeancolas, J.-J. Meusy, V. Pinel, op. cit., pp. 35-36).

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62. BnF-AdS, Carnet 4, 4°-COL-36 / 34. Pour une retranscription plus complète de cette note, voir R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., p. 81 ; on pourra entre autres y repérer que selon Charles Pathé, « M. Gance a une valeur sur le marché », ce qui confirme nos dires au sujet du souci commercial du fondateur de la maison au coq. 63. Ciné-Journal, 12 août 1916, deuxième de couverture, et Ciné-Journal, 19 août 1916, deuxième de couverture. 64. M. Bardèche et R. Brasillach, op. cit., p. 147 ; nous soulignons. Il ne faut pas oublier la grande influence qu’ont eue ces deux auteurs malgré leurs positions d’extrême-droite (V. Pinel, « Les histoires du cinéma : du singulier au pluriel », dans Cinéma pleine page, Paris, Lherminier, 1985, pp. 20-22). 65. D’Un Drame au château d’Acre (1915) à la Dixième Symphonie (1918), tous sont en effet produits par Le Film d’Art, sauf Mater Dolorosa (1917), produit par Nalpas et Films de France (É. Le Roy, « Filmographie », art. cit., pp. 324-328). 66. Bardèche et Brasillach parlent par exemple de « monument de grandiloquence et de sottise », expression discutée par Sadoul qui note qu’il s’agit de « l’écho de lieux communs fort répandus il y a vingt ans » (M. Bardèche et R. Brasillach, op. cit., p. 52 ; G. Sadoul, op. cit., vol. 2, p. 509). 67. L. Guido, « “ Quel théâtre groupera jamais tant d’étoiles ? ” Musique, danse et intégration narrative dans les attractions gestuelles du Film d’Art » ; Christophe Gauthier, « Histoire d’un crime. Vies et morts du duc de Guise », tous deux dans Alain Carou, Béatrice de Pastre (dir.), le Film d’Art & les films d’art en Europe, 1908-1911, op. cit., pp. 172 et 176-178. Pour un compte rendu historiographique synthétique de la dévalorisation du Film d’Art, voir les pages 173 à 179 de l’article de Gauthier. Notons enfin que si cette démarche intermédiale permettait de valoriser les auteurs, elle ne favorisait guère l’essor de l’auteur cinématographique (G. Pescatore, op. cit., p. 214). 68. Florence Girgiel, « Le Film d’Art en 1913 : le souci de la perfection », dans Thierry Lefebvre, Laurent Mannoni (dir.), l’Année 1913 en France, 1895, hors-série, octobre 1993, pp. 122-123 ; Christophe Gauthier, « Histoire d’un crime. Vies et morts du duc de Guise », art. cit., p. 174. 69. L. Véray, « Abel Gance, cinéaste à l’œuvre cicatricielle », art. cit., p. 24 ; R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., p. 69. 70. F. Albera, J. A. Gili (dir.), Dictionnaire du cinéma français des années vingt, op. cit., pp. 7, 132, 135. Des critiques se font entendre dès 1916 à l’égard de Feuillade, désignant celui-ci comme un représentant du cinéma « archaïque » et préjudiciable au développement du cinéma français (Vicky Callahan, Zones of Anxiety. Movement, Musidora and the Crime serials of Louis Feuillade, Detroit, Wayne State University Press, 2005, p. 28). Soulignons que toute une autre partie de l’avant-garde cinématographique, peu attachée à une perspective de légitimation et de reconnaissance, a simultanément valorisé cette tradition ainsi que l’aléatoire et l’hétérogénéité de ce type de productions (F. Albera, l’Avant-garde au cinéma, op. cit., pp. 74-75, 81-83). 71. Danvers et Canudo sont cités respectivement par R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., p. 72 ; A. Carou, « Le celluloïd et le papier… », art. cit., p. 110. Il s’agit d’un topos critique à l’époque d’opposer dans la Roue deux films en un ; voir par exemple É. Vuillermoz, « Un film d’Abel Gance la Roue », Cinémagazine, no8, 23 février 1923, pp. 329-331, et no9, 2 mars 1923, pp. 363-366 (cité dans F. Albera, « Du Rail à La Roue », dans Décadrages, no6, automne 2005, p. 30). 72. A. Carou, « Le celluloïd et le papier… », art. cit., pp. 103-106. 73. BnF-AdS, 4°-COL-36 / 34. King voit néanmoins une influence de Feuillade sur Gance ; il précise que celui-ci aurait écrit au moins un scénario pour Feuillade et aurait eu l’idée de faire des serials populaires (N. King, op. cit., p. 180). 74. Dominique Kalifa, la Culture de masse en France. 1 : 1860-1930, Paris, La Découverte, 2001, pp. 8-9, 25-26, 100-108. 75. Monica Dall’Asta, « La diffusione del film a episodi in Europa », dans G. P. Brunetta (dir.), Storia del cinema mondiale, vol. 1, op. cit., pp. 288-289.

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76. D. Kalifa, op. cit., pp. 87, 93-94 ; Danielle Aubry, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle. Pour une rhétorique du genre et de la sérialité, Berne, Peter Lang, 2006, pp. 31-53. En lien à ces observations pensons à la réaction extrêmement frustrée de Gance que nous avons retranscrite ci-dessus face aux remaniements opérés sur la Zone de la mort. 77. BnF-AdS, 4°-COL-36 / 34. 78. R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., p. 70. Précisons que le terme « pacifiste » n’apparaît pas dans le propos d’Icart sur ce film, mais il est clair que c’est à cette notion qu’il est fait référence. 79. J. Mitry, op. cit., vol. 2, p. 137. Il convient de ne pas oublier que les écrits de Mitry et d’Icart faisant partie de notre corpus datent d’avant le renouvellement historien de la Grande Guerre amorcé au milieu des années 1980 (voir par exemple au bilan historiographique de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, coll. Folio Histoire, 2000, pp. 17-18 et 24-25) ; leur propos ne peut donc tenir compte des références que nous avons maintenant sur le premier conflit mondial, principalement en ce qui concerne le concept fondamental de « culture de guerre » emprunté par Audoin-Rouzeau et Becker à George Mosse et appliqué plus spécifiquement à la période qui intéresse les deux chercheurs français, puisque Mosse n’use de l’expression que d’une façon extrêmement ponctuelle voire unique au sujet de la guerre civile espagnole (G. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette Littératures, 1999 [1990], p. 220). 80. Piste offerte par les réflexions de Véray (« Abel Gance, cinéaste à l’œuvre cicatricielle », art. cit., pp. 24-27). 81. L. Véray, art. cit., pp. 27-28 ; L. Véray, la Grande Guerre au cinéma. De la gloire à la mémoire, op. cit., p. 87. Précisons bien qu’acceptation ne veut pas dire enthousiasme à entrer dans la guerre, du moins pour la majorité de la population (S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, 14-18, retrouver la guerre, op. cit., p. 133). 82. Nous reproduisons ici intégralement la fiche technique établie par É. Le Roy en 2000 (« Filmographie », art. cit, p. 326). Cette filmographie résulte de la confrontation d’un maximum de sources qui la rendent aussi complète que possible. Pour ce qui concerne le métrage du film, se référer à la note 30 de notre article ainsi qu’à celle figurant dans l’annexe. 83. Le découpage technique partiel effectué pour notre travail de mémoire se termine à 1434,4 mètres, les amorces n’ayant pas été comptabilisées.

RÉSUMÉS

Souvent réduit à la seule mention de son titre dans les Histoires générales du cinéma ou les monographies sur Abel Gance, et malgré sa restauration par la Cinémathèque française et sa présentation au festival de Bologne en 2006, les Gaz mortels reste un film oublié. L’objet de cet article n’est pas de réhabiliter une œuvre négligée dans le « panthéon gancien », mais de faire ressortir le faisceau de discrédits critiques et historiens dans lequel il s’inscrit, lesquels ont conduit à cette mise à l’écart ainsi qu’à celle d’une grande partie des films tournés par Gance pendant les années 1910.

Often reduced to a title barely mentioned in the main cinema histories or in monographs about Abel Gance, and despite its restoration by the Cinémathèque française and its presentation at the Bologna festival in 2006, les Gaz mortels is mostly forgotten by film historians. The idea of this

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article is not to rescue a neglected work in the “ Gance pantheon ”, but to point out the various ways in which the film been discredited by critics and historians and how this has led to the marginalisation of this film and a large part of Gance’s film of the 1910s.

AUTEUR

AURORE LÜSCHER

Aurore Lüscher, doctorante FNS ProDoc, assistante diplômée à la section d’Histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne, membre du Comité de rédaction de la revue Décadrages. Sa thèse, sous la direction de Maria Tortajada et Vincent Barras, a pour objet les dispositifs de vision et d’audition émergeants autour de 1900 tels qu’ils ont été commentés et utilisés en médecine à partir des discours médicaux et des pratiques liés aux différents appareils. Aurore Lüscher, FNS ProDoc doctoral student and assistant at the Department of Film History and Aesthetics of the University of Lausanne since 2009, member of the editorial board of the journal Décadrages. Her doctoral thesis, supervised by Professors Maria Tortajada and Vincent Barras (IUHMSP, Lausanne), examines the uses and discourses of emerging devices of vision and audition in the medical field around 1900. The approach is based on a study of medical discourses and practices linked to these devices.

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La guillotine et le pressoir Les débats des commissions de censure en Pologne populaire The guillotine or the clamp : the debates of the censorship commission in the People’s Republic of Poland

Ania Szczepanska

Si avec des changements on peut sauver la doctrine, il vaut mieux traiter avec les Auteurs en exigeant d’eux des retranchements et des adoucissements, et permettant le fond de l’ouvrage, que les rebuter par une défense absolue qui les portera à recourir aux imprimeries furtives s’il y en a encore, ou à celles des pays étrangers.1 1 En tant que responsable de la censure royale et fidèle soutien des Encyclopédistes, Malesherbes formule dans son Mémoire sur la Librairie un conseil subtil : il ne suffit pas de censurer, encore faut-il convaincre ceux que l’on censure de la justesse de sa décision. Contrôler ne signifie donc pas imposer des modifications à tout prix, mais réussir à persuader les auteurs de procéder finalement eux-mêmes aux modifications nécessaires à la publication de leurs écrits. Cette délégation partielle de la censure, animée par la recherche de son efficacité maximale, incite à étudier les relations entre censeurs et artistes sous un nouvel angle, celui des stratégies rhétoriques et des négociations.

2 C’est donc à travers la parole des censeurs que je souhaiterais étudier le contrôle de la cinématographie polonaise, à l’époque où le Parti Ouvrier Unifié Polonais (POUP) et l’État se partageaient cette prérogative. Comme le souligne l’historien Krzysztof Persak, « il n’existe jusqu’à présent aucune étude d’ensemble sur l’activité de la censure durant la deuxième moitié du XXe siècle » en Pologne, à l’exception faite de « quelques rares publications fragmentaires » 2. Dans le domaine du cinéma, les quelques travaux polonais consacrés à la censure s’appuient en général sur l’étude des institutions chargées du contrôle. Ils l’illustrent ensuite à travers des effets de censure sur quelques grands films phares de la production polonaise3. Ma démarche sera différente. Plutôt

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que de m’intéresser à une cartographie institutionnelle, nécessaire mais parfois en décalage avec les pratiques réelles, mon point de départ a été un ensemble de films réalisés dans un même groupe de production. 3 Structure fondamentale de la cinématographie polonaise dès 1947, les groupes de production ont été le lieu de convergence entre le laboratoire de création des cinéastes et le contrôle exercé par les autorités politiques4. Leurs modalités de fonctionnement n’ont pas été homogènes jusqu’en 1989 ; ces évolutions cristallisaient les rapports de force entre les professionnels et les institutions. Produits au sein de ces groupes, les films étaient donc vus, commentés et remodelés par les dirigeants politiques au cours d’un long processus de validation des films qui commençait avec l’écriture du scénario et se terminait au moment de la diffusion. La seule étape qui échappait à ce contrôle était le tournage. 4 Pour comprendre ces mécanismes d’ingérence et les négociations qui en résultaient, j’ai choisi d’étudier les rapports des commissions de validation des films produits par le groupe de production appelé « X ». Le choix de ce groupe en particulier s’explique par la notoriété de son directeur artistique, le cinéaste Andrzej Wajda, mais également par l’intérêt de la période durant laquelle il a fonctionné, de sa fondation (janvier 1972) à sa dissolution (juin 1983). Le groupe X a existé entre deux crises politiques majeures où le Parti a tenté de réaffirmer son pouvoir en verrouillant les milieux artistiques. La création de ce groupe résulte en effet d’une double réaction du milieu professionnel : contre la politique de censure et contre la campagne antisémite lancée en 1968 par une frange du Parti, qui a privé le cinéma polonais de quelques-uns de ses cinéastes et techniciens les plus talentueux5. Pour affaiblir le pouvoir de décision des cinéastes, la direction des groupes avait été alors confiée en 1968 à des non-professionnels, nommés directement par le ministère de la Culture. Des bureaucrates qui étaient loin de faire l’unanimité du milieu cinématographique. La naissance du groupe X en 1972 fut ainsi le résultat d’une reprise en main par les cinéastes des structures de production. Si la naissance de ce groupe est placée sous un signe politique, la date de sa dissolution – juin 1983 – ne l’est pas moins. Seize mois après l’instauration de l’état de siège par le général Jaruzelski, la Direction de la Cinématographie décide du limogeage d’Andrzej Wajda. Il est jugé responsable d’avoir produit des films « non conformes à la ligne thématique de la politique culturelle d’un pouvoir populaire »6. Cette méfiance progressive entre le directeur artistique et les responsables politiques du cinéma rend le cas du groupe X particulièrement intéressant.

Des archives qui débattent

5 Conservés à la Filmothèque nationale de Varsovie, les rapports des commissions rendent compte des discussions qui avaient lieu avant l’obtention d’un visa d’exploitation du film, une fois le montage terminé. Auparavant, pour que la production soit lancée, le projet du film devait avoir été accepté par la direction de la cinématographie, le NZK7, sur la base d’un synopsis, de l’intention du réalisateur et d’une présentation du projet par la direction du groupe de production. Les débats dont il sera question ici avaient donc lieu après le montage et concernaient essentiellement la possibilité et les modalités de diffusion des films. L’étude de ces archives éclaire non seulement les sujets de discordes, mais aussi les arguments avancés pour attaquer ou défendre un film.

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6 Il serait faux de croire que ces commissions regroupaient uniquement des représentants de l’État et du Parti responsables du cinéma. Certes, ils en faisaient partie, mais les membres de ces commissions représentaient en réalité des milieux professionnels très divers, essentiellement des journalistes, des universitaires, des militaires, mais aussi des membres du milieu cinématographique (cinéastes, scénaristes, directeurs de production etc.). Chose étonnante et spécifique à la Pologne populaire : la scénographie de ces débats impliquait toujours la présence du réalisateur dont le film était examiné ainsi que d’un représentant de la direction du groupe où ce film avait été produit8. En règle générale, le réalisateur du film prenait la parole à la fin de la commission, une fois que tous les autres membres avaient donné leur avis et juste avant la conclusion formulée par le président de séance. Le réalisateur n’avait pas à reprendre l’ensemble des critiques soulevées par les membres de la commission mais, de fait, son temps de parole augmentait proportionnellement avec sa notoriété et l’ampleur de sa filmographie. La plupart du temps, il prenait acte des opinions exprimées et reprenait seulement un ou deux points qui avaient suscité une controverse importante pour tenter de défendre son point de vue. À la lecture de ces archives, on peut affirmer que le cinéaste n’était présent dans la salle que pour entendre les critiques – ou les éloges – qui lui étaient adressés. Dans la mesure où sa réponse ne jouait qu’un rôle mineur, exclusivement formel ou symbolique, dans le cours de la discussion, j’ai choisi de me focaliser uniquement sur le discours critique des autres membres9. La présence des cinéastes doit néanmoins être gardée à l’esprit pour comprendre les précautions oratoires et les formules rhétoriques utilisées lors de ces débats. 7 Quel était le rôle des commissions de validation ? Elles avaient avant tout une fonction consultative. Les débats qui s’y déroulaient étaient censés éclairer la décision finale portant sur la diffusion du film, décision prise par le chef de la cinématographie, et, dans certains cas, par le ministre de la Culture dont il dépendait structurellement. Elles avaient également une seconde finalité : donner une note au film, et plus exactement une double note, « artistique » et « idéologique », fondée sur une distinction peu claire entre fond et forme. Ces deux notes étaient importantes car c’était d’elles que dépendait la prime financière accordée au réalisateur et à son équipe10. 8 Précisons également que le passage devant cette commission n’était pas automatique. Il arrivait que certains films dont le scénario avait été validé par le NZK et qui avaient été réalisés soient bloqués par cette même administration à la fin du tournage. Le passage devant la commission était tantôt retardé, tantôt suspendu par le chef de la cinématographie ou le ministre de la Culture, lorsque ces derniers voulaient empêcher qu’un débat autour d’un film puisse avoir lieu. Ces cas étaient rares mais ils ont existé. Le fonds d’archives dont il sera question ne rend donc pas compte de toutes les décisions d’interdiction de diffusion. Pour preuve, dans le rapport de commission du E0 film Index (l’Index) de Janusz Kijowski qui date du 13 octobre 1980, le scénariste 4D cibor- Rylski précise : « Le ministre précédent [Wilhelmi] avait estimé que ce film était antisocialiste, et il ne fut pas autorisé à être présenté à la commission. » Le film a donc attendu trois ans et la victoire du syndicat « Solidarność » (Solidarité) en août 1980 avant d’être examiné. On peut aisément supposer que d’autres films ont subi le même sort, sans forcément connaître une seconde chance comme dans le cas d’Index. 9 Un second argument incite à lire ces archives avec précaution. La prise de parole dans un contexte institutionnel, semi-officiel, impliquait nécessairement une rhétorique

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particulière. Elle était caractérisée – on a tout lieu de le penser – par l’euphémisation et par l’allusion. D’une part, les prises de parole étaient nominatives, d’autre part, une fois retranscrites, elles pouvaient circuler dans les administrations et parvenir à d’autres responsables de la cinématographie absents à la réunion de la commission. Ce contexte pouvait être lourd de conséquences pour tous les membres. Enfin, il faut garder à l’esprit le fait que ces rapports sont des retranscriptions. En plus d’avoir peut-être été mal retranscrites, les prises de parole ont pu être en partie caviardées ou arrangées par les fonctionnaires chargés ensuite de les archiver, comme c’est le cas pour toute archive administrative. 10 Néanmoins, les comptes-rendus de débats témoignent d’un processus d’évaluation des films qui est riche d’enseignement sur le fonctionnement de la censure. La valeur de ces sources repose d’abord sur la possibilité de retracer précisément les termes des débats entre les différents acteurs de la cinématographie polonaise. Elles permettent surtout de mettre en évidence les divergences d’opinion que pouvait susciter un film. Les arguments convoqués par un membre de la commission, qu’il soit cinéaste, fonctionnaire du NZK ou universitaire, membre du Parti ou non, nous fournissent en effet une matière foisonnante pour penser plus précisément les prises de position individuelles, les enjeux de conflits mais aussi la place d’un cinéaste ou d’un membre de l’administration, du gouvernement ou du Parti dans le champ politique et cinématographique. 11 En ce qui concerne les possibles précautions oratoires des interlocuteurs, elles sont à prendre en compte, mais comme toute prise de parole en public, qu’elle soit retranscrite ou non. Convoquer un prétendu idéal de franchise n’est jamais pertinent. Au contraire, la rhétorique de l’éloge ou celle de la condamnation offre autant de signes à interpréter pour mieux comprendre les formes que pouvaient prendre les rapports de force au sein de ces commissions. Les silences ou les sous-entendus, autrement dit les creux de la parole, mais aussi les dits et les déclarations clairement prononcées sont tout aussi instructifs que les prises de positions formulées dans des circonstances moins officielles. Certes, ces archives ne nous donnent pas accès à la voix des intervenants, mais elles nous transmettent tout de même une parole, à travers une syntaxe et un style pris dans des conditions d’énonciation particulières. Le choix du vocabulaire, la construction des phrases, et même les élans de colère ou les traits d’humour, tout ce qui est souvent lissé dans les archives administratives, confère à ces retranscriptions une plus-value. D’une archive à l’autre, le lecteur retrouve des noms et finit parfois par être familier avec la façon de « parler » de certains. Chaque prise de parole est d’autant plus vivante qu’elle s’inscrit dans un échange. Elle est donc à la fois une réaction (au film vu quelques instants plus tôt ou au jugement entendu dans la salle) et une source de commentaires puisqu’elle provoque les prises de parole des autres membres de la commission. 12 Enfin, la valeur consultative de ces commissions a son importance. La décision finale du chef de la cinématographie correspondait la plupart du temps aux conclusions exprimées à la fin de la discussion par le chef de la commission, qui était en général soit le chef de la cinématographie lui-même, soit son représentant. Autrement dit, les suggestions de modification ou les passages jugés sensibles, mais surtout les arguments donnés pour justifier ces propositions ou ces obligations de changement, figuraient dans ces retranscriptions. Savoir si toutes ces demandes de modification étaient ou non

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prises en compte par le réalisateur dans la forme finale du film est un autre problème, intéressons-nous pour l’instant aux débats eux-mêmes. 13 Sur les quatre-vingt-deux films produits par le groupe X, quarante-deux rapports de commission se trouvent dans les archives de la bibliothèque de la Filmothèque nationale de Varsovie. Celle-ci possède un fonds très riche d’archives liées à la production des films polonais (story-boards, dépenses budgétaires, notes d’intention des cinéastes envoyés à l’administration) et conserve l’essentiel des rapports de commission d’après 196211. À quoi ressemblent matériellement ces archives ? Le nombre de pages constitutives de chaque rapport est très variable, le plus court compte trois pages (Wesele [les Noces]), le plus long quarante (Człowiek z marmuru [l’Homme de marbre]). Sur chaque première page on trouve la date de la commission, les noms de tous ses membres, ainsi que le titre du film dont il est question. Les pages suivantes retranscrivent les débats dans l’ordre des prises de parole.

Un code non explicite

14 Contrairement aux fonctionnaires américains du PCA (Production Code Administration), les responsables des administrations chargées du cinéma en Pologne, du simple fonctionnaire au ministre de la Culture, n’ont jamais eu à leur disposition de textes équivalents au Don’t and be careful ou au Code Hays 12 qui recensaient ce qui ne pouvait apparaître à l’écran. Il faut dire que le but affiché du Code qui régissait la production américaine était d’anticiper les plaintes des groupes de pression et d’assurer la meilleure exploitation possible des films. La finalité du contrôle de la cinématographie en Pologne populaire était moins claire. Le code sur lequel auraient pu s’appuyer les représentants du Parti et de l’État était donc inexistant. Mais en étudiant les sujets de désaccords dans les commissions, il est néanmoins possible de reconstruire a posteriori un code non formulé, ou plus exactement, « un cadre conceptuel de la dispute » nous permettant d’établir des « facteurs de différenciation » 13 entre les différents acteurs de la cinématographie. La lecture de ces quarante-deux rapports permet d’établir une première typologie des sujets de désaccords. Il est ainsi possible de distinguer quatre ensembles d’arguments récurrents. Dans un ordre croissant d’importance, ils pourraient se résumer ainsi : les arguments d’ordre dramatique, technique, moral et politique. Revenons sur chacune de ces catégories de discorde.

15 Un premier ensemble de désaccords s’organise autour de questions dramatiques, comme la clarté de la narration, la construction des personnages ou le rythme du film. Lors de la commission du film Ćma (le Papillon de nuit) de Tomasz Zygadło du 2 avril 1980, le rédacteur14 Wieczorkowski juge le film de manière très positive mais propose quelques coupures « pour dynamiser la dramaturgie, surtout dans la deuxième moitié du film ». La suggestion de coupe n’est donc pas forcément le signe d’un jugement global négatif à l’égard du film. Le réalisateur Janusz Kijowski critique lui aussi la composition du film, mais de manière plus radicale. Le problème de construction gêne selon lui le développement de l’action : « Il me manque une progression dramatique. [...] c’est comme si le réalisateur déplaçait les mêmes pièces de puzzle et les réagençait dans différentes positions. » Mais la plupart de ces critiques ne s’accompagnent pas de suggestion pour améliorer le film ; elles ne sont pas non plus dirigistes, puisqu’elles ne désignent pas de modifications précises à apporter.

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16 Lorsque ces critiques d’ordre dramatique sont formulées par des scénaristes, elles sont alors exprimées avec beaucoup plus d’assurance. Lors de la commission réunie le 19 octobre 1979 pour examiner le film Kobieta i kobieta (Une femme et une femme), un film psychologique de Ryszard Bugajski, le scénariste Ścibor-Rylski met vivement en garde le réalisateur contre les problèmes de construction scénaristique. Il finit par lui suggérer d’y consacrer plus de temps avant d’entreprendre le tournage de son prochain film. Les professionnels du cinéma invités à la commission (essentiellement des réalisateurs et des scénaristes) n’hésitent donc pas à critiquer les films même lorsqu’ils ont été réalisés par des cinéastes dont ils sont proches, avec lesquels ils ont déjà travaillé ou qui font parfois partie du même groupe de production. Alors qu’on s’attendrait à une solidarité corporatiste en présence des dirigeants politiques, c’est souvent le contraire qui se passe. En commentant le film Dyrygent (le Chef d’orchestre) de Wajda, lors de la commission du 20 octobre 1979, le même scénariste Ścibor-Rylski parle ainsi de « dramaturgie qui a le hoquet ». Il conclut en disant : « Je suis malheureusement assez loin d’être enthousiaste devant ce film et prie le réalisateur de bien vouloir m’en excuser. » Et pourtant, Ścibor-Rylski n’est autre que le scénariste de l’Homme de marbre, réalisé trois années plus tôt par le même Andrzej Wajda. La critique de Ścibor-Rylski revient finalement à dire que les films de Wajda sont meilleurs lorsque c’est lui qui les scénarise ! Les cinéastes peuvent donc être à la fois collaborateurs sur un tournage et critiques les uns envers les autres dans un contexte semi-officiel. Ou plus exactement, s’ils n’ont pas besoin de faire bloc, c’est sans doute aussi que l’opposition entre les dirigeants et les cinéastes n’est pas si forte à ce moment donné et ne met pas en danger la diffusion du film. 17 Un deuxième ensemble de critiques concerne la qualité technique des films. Bien qu’elle soit très minoritaire dans l’ensemble des rapports consultés, cette question constitue un élément notable, car elle représente un critère de qualification professionnelle pour un réalisateur débutant. Les reproches concernant la qualité du son et de l’image sont désignés par l’expression d’« atelier du réalisateur », empruntée au monde artisanal et directement repris du russe. Par « atelier » (« warsztat »), on entend la maîtrise technique des outils cinématographiques, c’est-à-dire l’enregistrement du son et de l’image. Cet « atelier » se trouve critiqué dans quelques premiers longs métrages du groupe X. Lors de la commission consacrée au film W środku lata (Au Cœur de l’été), premier long métrage de Feliks Falk, le réalisateur Petelski critique ainsi sévèrement le traitement du son qui l’a profondément dérangé. L’image, quant à elle, lui paraît « en grande partie en dessous du minimum professionnel requis. » Le réalisateur Poręba argumente dans le même sens en affirmant qu’il a de nombreux reproches à formuler au réalisateur concernant la qualité de l’image. Mais quand Poręba critique « l’atelier du réalisateur », c’est en fait pour lui reprocher plus loin des images « trop statiques » et une caméra qui « ne sait pas filmer le visage des gens » : sous couvert de critères objectifs dus à la nature du médium utilisé, ce second type de divergences désigne en réalité souvent des désaccords d’ordre esthétique assez vagues. 18 Les reproches d’ordre moral constituent un troisième ensemble de controverses. « L’excès de naturalisme » est ainsi un euphémisme dénonçant la nudité à l’écran. Mais l’argument est rarement employé, ce qui s’explique probablement par la pudeur préventive des cinéastes eux-mêmes qui évitent en général de filmer des corps nus ou le font de manière très elliptique. Dans l’ensemble, le cinéma de la Pologne populaire

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est caractérisé par une certaine pudibonderie. L’explication de ce conservatisme moral n’est peut-être pas à chercher du côté du catholicisme polonais (le contre-exemple du cinéma polonais contemporain le prouve). Il est à chercher davantage dans le lien entre le conservatisme moral et l’idéologie communiste telle qu’elle est interprétée par les responsables de la politique culturelle du Parti. Ceux-ci récusent en effet le « naturalisme », caractéristique d’une pensée bourgeoise décadente. Par ailleurs, les critiques qui concernent la morale s’expriment souvent à travers l’idée d’« excès ». Dans ces débats, l’art rencontre alors des questions de proportions. Mais la frontière entre l’excès et ce qui ne l’est pas n’est pas définie, comme s’il s’agissait d’une notion empirique qui allait de soi et que chacun serait capable de reconnaître grâce à son bon sens. 19 Cette notion d’« excès » se retrouve également à propos de la violence. Lors de la commission de Wierna rzeka (Fleuve fidèle), Trepczyński suggère au réalisateur Tadeusz Chmielewski de raccourcir les premières scènes du film qui lui paraissent d’une « cruauté extrême ». Le film s’ouvre en effet sur un champ jonché de cadavres. La caméra s’attarde longuement sur les visages ensanglantés des insurgés et leurs corps transpercés. Cette même critique avait déjà été formulée pour le film Wśśrod nocnej ciszy (Dans le silence de la nuit) du même réalisateur, mais elle avait été accompagnée d’une autre explication. Ce n’était pas tant le meurtre d’un enfant par son père qui était condamné par la commission que sa « gratuité ». Plus généralement, la question de l’axiologie des personnages est au centre des discussions. Elle est souvent abordée par des cinéastes de l’immédiat après-guerre, ceux qui avaient forgé le projet d’un cinéma socialiste porteur des nouvelles valeurs de la société, contre le cinéma bourgeois d’avant-guerre. est de ceux-là. Elle critique par exemple la façon dont le jeune réalisateur Feliks Falk a construit ses personnages du film W śśrodku lata (Au Cœur de l’été) : Pour moi, c’est un film sur les apparences, un film sur rien, et c’est pourquoi ce premier long métrage m’inquiète. [...] Dans ce film, tous les gens sont inhumains. [...] La philosophie du film n’est pas correcte, c’est une pseudo-philosophie et des pseudo-points de vue. Et c’est cela qui m’a beaucoup inquiétée. 20 L’inquiétude de Jakubowska est due à la morale véhiculée par le film et à l’adultère qu’il met en scène, mais aussi à ce qu’elle appelle « l’inhumanité » des personnages. Si « la philosophie du film n’est pas correcte », c’est sans doute aussi parce que les personnages n’incarnent aucune posture claire à l’égard de ce qui leur arrive. Ils restent imprévisibles et inaccessibles au spectateur. Mais il faut préciser que l’ambiguïté psychologique des personnages est surtout liée à l’ambiguïté générique du film. Falk fait en effet tour à tour usage des codes du drame psychologique (la relation adultère) et de ceux du thriller (le meurtre). Et c’est encore une fois le scénariste Ścibor- Rylski qui propose l’analyse la plus juste du film, sur un ton qui lui est propre : « Il faut dire en somme que Falk doit se dépêcher de faire un second film. Il devra prendre une décision d’homme et choisir enfin le genre de film qu’il veut réaliser. » Encore une fois, nous retrouvons donc le scénariste qui ne mâche pas ses mots, faisant preuve d’une certaine condescendance paternaliste à l’égard du jeune cinéaste. À travers ces exemples, il est clair que les sujets de controverse dite « morale » sont difficiles à analyser car ils mélangent en réalité différents problèmes : celui de l’axiologie des personnages, celui de la construction dramatique et celui de l’identité générique du film. À ces trois axes propres aux films se superpose également la morale des membres de la commission qui prennent la parole. C’est pourquoi à la lecture de ces débats, il est

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souvent difficile de démêler ce qui relève du film ou des convictions morales et idéologiques des interlocuteurs.

Controverses politiques

21 Le dernier ensemble de controverses regroupe des sujets que l’on qualifiera de politiques. Ce sont tout d’abord les relations polono-soviétiques qui apparaissent comme un sujet extrêmement sensible. La plupart du temps, il n’est abordé qu’en filigrane ou en arrière-plan lointain dans des films dont l’action se situe dans le passé, essentiellement avant 1918. Cette question est primordiale dans le cas de Wierna rzeka (Fleuve fidèle) de Tadeusz Chmielewski, qui met en effet en scène l’insurrection polonaise de janvier 1863 contre les Russes en affirmant le caractère éternel de l’idéal national insurrectionnel. Bien que très favorable au film, le rédacteur Klaczyński demande au cinéaste de prendre en compte « les émotions et les sentiments antisoviétiques du public fondés en grande partie sur des ressentiments historiques ». Le parallèle historique qui pourrait être fait par le public, entre la domination russe de la Pologne au XIXe siècle et la dépendance politique de la République Populaire de Pologne vis-à-vis de l’URSS, lui paraît dangereux. Il pense que ce film pourrait être mal reçu par les Russes. Kuszewski (ancien directeur de l’École nationale de cinéma de F7 ŁdF3źź de 1972 à 1980) confirme très clairement la difficulté à aborder ce thème sensible : Il est nécessaire de rappeler qu’il existe des accords passés entre tous les pays du bloc socialiste qui stipulent qu’aucun thème qui menacerait l’intégrité des pays du bloc socialiste ne sera abordé. En suivant cette voie, les Tchèques ne font pas de film sur Zaolzie15, les Allemands n’abordent pas une quantité de sujets sensibles, et c’est pourquoi il faut se poser la question de savoir si nous pouvons être les premiers à briser cette règle. [...] Ce n’est pas uniquement une question de politique culturelle mais c’est une question qui touche aux relations avec nos pays frères socialistes. 22 L’argument de Kuszewski s’appuie également sur l’existence d’accords signés régulièrement entre les chefs de la cinématographie des démocraties populaires. Autoriser le film de Chmielewski reviendrait à aller à l’encontre de cette entente. Il est vrai que ces accords cinématographiques constituaient un acte politique important, presque un rituel dans la politique internationale des pays socialistes. Si cette alliance est ici rappelée, la possibilité d’enfreindre cette règle est également envisagée. Mais, comme souvent, bien qu’il s’agisse d’une question cinématographique, les membres de la commission ne veulent pas assumer la responsabilité de cette prise de décision. Ils la délèguent donc aux responsables de la politique internationale. Le film Wierna rzeka (Fleuve fidèle), produit en 1983, ne sera diffusé qu’en 1987. Entre ces deux dates, la situation internationale a bien changé. En 1987, Gorbatchev est au pouvoir depuis plus de deux ans et a lancé sa politique de glasnost à l’été 1986. Ce bouleversement des relations entre l’URSS et les pays satellites explique pourquoi le film de Chmielewski, interdit l’année de sa production, a pu sortir sur les écrans quatre ans plus tard.

23 Un second sujet de désaccord concerne la représentation de crises politiques sous la forme de grèves ou de manifestations. Le 19 octobre 1979, à la fin de la commission du film Kobieta i kobieta (Une femme et une femme) de Bugajski le chef de la cinématographie Juniewicz demande explicitement que soit supprimée la scène de la grève :

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La première scène qui doit être supprimée est celle de la grève, ou de ce qu’on appelle suspension du travail. Je ne vois pas pourquoi nous devrions afficher ce genre d’événement, même si notre système n’y est pas étranger, mais si nous voulons que ce film circule en dehors de nos frontières, je ne vois pas pourquoi nous devrions révéler cet aspect-là de notre réalité. Si c’était un film sur les événements de décembre 1970, nous regarderions cette grève d’une autre manière, mais dans ce film-ci je ne vois pas pourquoi nous devrions montrer une grève. Je comprends que le réalisateur ait voulu suggérer par là les tensions à venir, mais je lui demande de supprimer cette scène, c’est la première chose que je demande, pour dire les choses de manière délicate. 24 Le mot même de « grève », non utilisé dans la rhétorique officielle, pose lui-même problème. Juniewicz s’efforce ici d’employer le double langage, l’officiel (suspension du travail) et le commun (grève). Il est intéressant de replacer les craintes de Juniewicz dans une chronologie plus large. La commission a lieu le 19 novembre 1979, soit moins d’un an avant les grèves d’août 1980 aux chantiers navals de Gdańsk. Si Juniewicz ne veut pas autoriser cette scène, c’est donc sans doute aussi à cause du climat de forte tension politique qui règne en cette fin d’année 197916. Au contraire, toujours selon lui, la mise en scène des grèves de décembre 1970 aurait pu être tolérée par la commission. Pourquoi ? Parce qu’elles ont été en quelque sorte « résolues » par le Parti avec l’arrivée au pouvoir d’un nouveau secrétaire du Parti, Edward Gierek. À la question de savoir si la grève était ou non un sujet autorisé dans le cinéma polonais, il n’y a donc pas de réponse univoque. La décision finale du chef de la cinématographie prenait surtout sens en fonction d’un moment politique et d’un rapport de force variable entre les ouvriers et la classe dirigeante.

25 La mise en scène des conflits (grèves, insurrections) n’est pas la seule source de désaccord politique. Le thème qui pose le plus souvent problème est celui de la corruption. Le rapport de la commission du Wodzirej (Meneur de bal) de Feliks Falk est à ce titre emblématique. Le film raconte l’ascension d’un homme qui n’hésite pas à faire fi de toute moralité pour parvenir à ses fins et réaliser son rêve : mener le grand bal organisé par la municipalité de sa ville. S’il y parvient, c’est parce que la société tout entière agit comme lui en usant et abusant de pots-de-vin et de chantage. L’ensemble des critiques du film condamne cette image corrompue de la société socialiste. Citons quelques extraits savoureux de ce débat : Réalisateur Poręba : C’est un film bien fait, mais la société qu’il décrit correspond plutôt à celle du monde capitaliste où l’homme est un loup pour l’homme. [...] Je ne pense pas que quelqu’un qui vienne de la campagne soit forcément quelqu’un d’honnête, mais je trouve que la manière dont se comporte ce personnage ne correspond pas à ses origines paysannes. Rédacteur Roliński : Je trouve que ce film est le mal incarné. À part le directeur du département culturel, nous n’y voyons aucun représentant du pouvoir, or nous savons bien que la lutte contre le mal est prise en charge par nos dirigeants. Est-ce qu’à travers ce film nous aidons les gens à vivre ? Je crains que non. Vice ministre Wilhelmi [chef de la cinématographie] : Ce film nous dit qu’il n’y a pas de gens honnêtes et nous ne pouvons être d’accord avec ce constat, de même que je ne peux pas être d’accord avec la thèse selon laquelle c’est la vie qui pousse les hommes à agir de la sorte. [...] Si c’était vraiment le cas, pourquoi ne m’avez-vous pas proposé des compensations matérielles pour que j’autorise la diffusion de votre film ? 26 On retrouve dans ces trois prises de parole une présentation quelque peu caricaturale de l’idéologie socialiste, qui rappelle davantage la rhétorique des années 1950 que celle des années 1970 : l’opposition entre un monde socialiste vertueux et un monde

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capitaliste perverti, la question des origines sociales dans la détermination de l’identité morale d’un individu, la lutte contre le mal menée par la classe dirigeante. Remarquons également que ces critiques dévoilent au passage l’humour à froid de Janusz Wilhelmi, qui est l’un des traits caractéristiques de ses prises de parole. Ce trait stylistique est également à l’image des relations tendues que ce dernier entretient avec la direction du groupe X pendant toute la durée de ses fonctions à la tête de la cinématographie. Les différents interlocuteurs qui s’opposent au film utilisent des arguments divers mais se rejoignent sur un point. Ils reprochent au film de véhiculer l’image unilatérale d’une société socialiste corrompue. Cette vision de la société est aggravée par l’absence de personnages en contrepoint qui pourraient à tout le moins indiquer au personnage principal une voie plus vertueuse à suivre. Malgré toutes ces objections, le film de Feliks Falk sortira sur les écrans en 1978. Cette décision paradoxale s’explique par la mort accidentelle (et salvatrice pour le film de Falk !) du chef de la cinématographie Janusz Wilhelmi, dans un accident d’avion, le 16 mars 1978. Le nouveau chef de la cinématographie Antoni Juniewicz sera plus clément à l’égard du film, sans doute pour se démarquer de son prédécesseur.

27 Le conflit autour de la corruption généralisée permet d’aborder un sujet de controverse complexe qui revient sous différentes formes dans les rapports : l’image de la réalité socialiste véhiculée par un film et le degré de représentativité de celle-ci. La justesse de la représentation d’un milieu professionnel est par exemple un sujet de débat récurrent, et alimente souvent les désaccords de la commission. Cette question peut prendre une forme assez anodine, voire amusante, lorsqu’elle concerne par exemple la représentativité des milieux universitaires. Lors de la commission du film W środku lata (Au Cœur de l’été) de Feliks Falk, le professeur Jankowski critique la construction du personnage principal du film, un universitaire venu rédiger sa thèse à la campagne en compagnie de son épouse : « Il est rare que dans ce milieu on rencontre des gens qui sachent si bien se battre. » Le professeur Jankowski fait ici allusion à la scène de bagarre finale, où l’universitaire terrasse son rival. Ce type de critique se retrouve dans d’autres rapports. Il s’appuie toujours sur le même argument d’autorité, la personne qui énonce la critique se targuant de connaître le milieu professionnel représenté dans le film. Pendant le débat qui entoure Aktorzy prowincjonalni (les Acteurs provinciaux), et qui est dans l’ensemble très positif à l’égard du film, le réalisateur Poręba prend tout de même la parole pour dénoncer l’image négative des techniciens de théâtre donnée dans le film : Si j’ai eu l’occasion de voir de nombreux acteurs ivres pendant les répétitions, je n’ai jamais vu de techniciens dans cet état. Je ne dis pas qu’ils ne boivent pas, mais en tout cas ils le font après les répétitions ou après les représentations. 28 Cette critique fonctionne selon un mécanisme récurrent : elle sous-entend la possibilité pour le spectateur de généraliser des scènes du film et de les considérer comme des transpositions exactes de la réalité (ici l’alcoolisme des techniciens de théâtre).

29 Le désaccord peut également prendre la forme d’un débat historiographique. Lors de la commission de Bestia (la Bête) de Jerzy Domaradzki, dont l’action se situe en Galicie en 1914, le rédacteur Wieluński souligne ainsi deux « erreurs historiques » en précisant que les soldats prussiens marchaient par rangs de trois, et non par quatre, et que François-Ferdinand était archiduc et non pas duc, contrairement à ce qui est dit dans le film. La première remarque est jugée anodine par le président de la commission M. Soluba : « Comme je suis moi-même un passionné d’histoire militaire, ce détail ne m’a

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pas échappé, mais je ne pense pas que cela ait été remarqué par d’autres. » En revanche, la confusion entre duc et archiduc est jugée comme « une erreur grave » et Soluba demande au réalisateur de la corriger. La référence à une « vérité historique » (l’expression est utilisée à plusieurs reprises) revient à maintes reprises.

Mettre en scène l’histoire du Parti

30 À première vue, les deux types de désaccords développés précédemment (la représentation plus ou moins juste d’une corporation ou celle d’une époque passée) s’insèrent difficilement dans la catégorie des controverses politiques. Pourtant, cette question prend une toute autre signification dès lors qu’entre en jeu la représentation du Parti au sein d’un film. La question de la « vérité historique » est en effet d’autant plus sensible que la période abordée est proche de l’époque contemporaine. La représentation de la politique du Parti des années 1950 suscite ainsi des réactions très vives. Trois films du groupe X situent leur action dans les années 1950 : Człowiek z marmuru (l’Homme de marbre) d’Andrzej Wajda, Był jazz (Il était une fois le jazz) de Feliks Falk et Matka Królów (la Mère des Rois) de Janusz Zaorski. Pour la plupart des membres de la commission, les années 1950 sont celles de leur jeunesse ; elles évoquent leurs premiers engagements politiques dans une Pologne en pleine reconstruction, à peine sortie de sa période stalinienne la plus répressive. Chacun se sent donc encore plus autorisé à donner son avis et à commenter la manière dont Wajda ou Zaorski ont représenté la politique du Parti dans les années 1950 pour dénoncer les erreurs du passé. Le rédacteur Bajer considère ainsi que le film de Wajda est une « caricature » de cette époque : « C’est une sorte de science fiction, car les règlements de compte se passaient autrement, tant dans la sphère privée que dans la sphère professionnelle. » Le rédacteur Koniczek trouve quant à lui que le film ne dit rien de nouveau sur cette période : Je trouve que le film est vrai, qu’il est excellent mais je ne dirais pas qu’il est courageux, car tout cela, nous le savons déjà, et ces réalités ont même été décrites de manière plus tranchante dans les documents du Parti que dans ce film. 31 L’éventail des positions est donc très large. De même que les années 1950 apparaissent comme un objet évident de controverse, un des sujets les plus problématiques reste assurément la représentation des secrétaires du Parti et des organes de sécurité. Pour les membres de la commission qui abordent cette question, la légitimité à prendre la parole reste la même (l’expérience personnelle élevée au rang de critère ultime de connaissance), mais les enjeux du débat deviennent immédiatement plus graves. Autant la peinture d’un universitaire sous les traits d’un boxeur pouvait donner lieu à un débat amusant et léger, autant celle d’un secrétaire du Parti corrompu ou idiot suscite des réactions beaucoup plus vives. Le chef de la commission et chef de la cinématographie Juniewicz conteste ainsi farouchement l’image que le cinéaste Bugajski donne des secrétaires du Parti des années 1970 dans son film Kobieta i kobieta (Une femme et une femme) : Je suis moi aussi secrétaire, je l’ai été pendant plusieurs années et j’ai gravi quelques échelons. Je connais beaucoup de gens qui occupent cette fonction et je connais aussi des secrétaires à l’échelon communal, qui ont beaucoup de mal à obtenir des bons pour avoir une voiture, même une petite Fiat 126p. C’est pourquoi je vous demanderais d’être plus prudent dans les jugements que vous formulez. [...] Il se passe beaucoup de choses dans notre pays, des bonnes et des mauvaises, mais

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nous sommes confrontés à de nombreuses fausses accusations, et nous devons faire attention à ce que nos films ne défendent pas un point de vue unique. 32 Cette susceptibilité quant au niveau de vie des secrétaires du Parti, mais plus généralement quant à leurs qualités intellectuelles, est souvent à l’origine de conflits. Le même chef de la cinématographie Juniewicz demande ainsi au cinéaste Feliks Falk de supprimer une scène dans laquelle un secrétaire apparaît à l’écran en tendant le journal ŻŻycie (la Vie), journal porte-parole de la voix officielle du Parti. Ce qui dérange Juniewicz dans cette scène, c’est cette réplique prononcée par le personnage : « Des doutes ? Mais il n’y a pas le moindre doute ! », réplique qui sous-entend que le personnage adhère totalement à la ligne éditoriale du journal sans jamais la remettre en cause. Le chef de la cinématographie ajoute alors : « Je trouve cela blessant pour les secrétaires du Parti, car enfin, ils ne sont pas si stupides ! »

33 La tension atteint son paroxysme lorsqu’il s’agit de la représentation des organes de sécurité. C’est indéniablement le sujet le plus sensible qui provoque les prises de parole les plus virulentes. Que ce soit dans Człowiek z żżelaza (l’Homme de fer) de Wajda, dans Matka królów ( la Mère des Rois) de Zaorski ou dans Przesłuchanie ( l’Interrogatoire) de Bugajski, les scènes d’interrogatoire ou de torture concentrent l’essentiel des reproches formulés à l’égard des réalisateurs. Le chef de la cinématographie Stefański demande ainsi à Zaorski d’« adoucir » les scènes où les policiers forcent la détenue à parler, car il ne souhaite pas « être accusé de faire l’apologie de la cruauté, même si ce type de scène a réellement eu lieu à l’époque dont parle le film ». De même, un certain Janik critique la manière dont Wajda met en scène les représentants de l’ordre dans Człowiek z żżelaza (l’Homme de fer) : « Dans la mesure où le film est à caractère documentaire, il ne faut pas noircir la réalité. » 34 Les échanges violents qui animent la commission de Przesłuchanie ( l’Interrogatoire) incarnent incontestablement le paroxysme de ces tensions. Rappelons que le cinéaste Ryszard Bugajski a fait de ces scènes d’interrogatoire et de torture le fil narratif de son film. L’Interrogatoire est d’ailleurs devenu ce qu’on pourrait appeler un film emblématique du fonctionnement de la censure en Pologne aux yeux du public étranger, et c’est d’ailleurs à cela qu’il doit d’avoir fait grand bruit lors de sa projection au festival de Cannes en 199017. En lisant en détail le rapport de la commission, il est intéressant de remarquer que la plupart des membres ne contestent pas la véracité des événements mis en scène par Bugajski, même ceux qui s’indignent ouvertement qu’un tel film ait pu être produit en Pologne populaire. Certains, comme le réalisateur Poręba, affirment même que les méthodes de torture employées à l’époque étaient bien plus cruelles. Pour répondre à ces accusations, Bugajski s’appuie sur les témoignages F7 d’anciens prisonniers comme Szymon Jakubowicz, Wanda Podg F3 rska, Stanisława Sowińska, bien qu’il ne cite pas explicitement ces noms lors de la commission. Il fait d’eux les garants de la « vérité historique » et ses principales sources d’information sur le traitement réservé aux prisonniers politiques. Il s’appuie également sur les travaux de l’historienne Maria Turlejska, sa conseillère historique pendant le tournage. À l’opposé, deux arguments concentrent toutes les accusations. D’une part, il est reproché au cinéaste de ne jamais expliquer les tortures qu’il met en scène, comme le souligne le rédacteur Koźniewski : Il y a là incontestablement une accusation, et l’artiste a le droit d’accuser, mais nous ne savons jamais si les méthodes employées étaient justifiées par quoi que ce soit. [...] Nous savons que toute révolution charrie avec elle des choses terribles, mais la question à se poser concerne les causes de cette méthode, et de cela on ne sait rien.

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Le réalisateur Waskowski prolonge cette argumentation en déplaçant la critique et en sous- entendant que les véritables coupables sont absents du film : Pourquoi le réalisateur ne nous dit-il rien des mécanismes, et pourquoi ne nous parle-t-il que des gens que ces mécanismes font agir ? Pourquoi ne montre-t-il pas les gens qui ont été les moteurs de ces mécanismes ? 35 Il est vrai que tout au long du film, le spectateur en sait aussi peu sur les raisons de l’arrestation et de détention que le personnage lui-même. Les scènes de torture se succèdent ainsi dans une temporalité abolie, accomplies par des bourreaux dont on ne sait rien, et qui resteront opaques jusqu’à la fin du film. Le personnage joué par Krystyna Janda est la victime d’un jeu de dénonciation dont ni elle ni le spectateur ne connaîtront jamais les enjeux. Le cinéaste choisit donc d’épouser avec empathie la situation existentielle d’une femme qui « subit le joug sans connaître les causes »18.

36 Le second argument avancé par les opposants au film pour justifier son interdiction s’appuie sur la perception que pourrait avoir le public de la politique du Parti. Les parallèles possibles entre les méthodes utilisées par le Parti au début des années 1950 et dans les années 1980 sont d’autant plus pris en compte par les représentants du ministère et du Parti que le débat a lieu en avril 1982, soit à peine quatre mois après l’instauration de l’état de siège en Pologne. Ainsi que l’explique un des membres de la commission, un certain Lenart, « ce film ne peut rien désamorcer, il ne peut qu’électriser encore plus une atmosphère déjà suffisamment électrique ». Cette peur de voir des faits passés utilisés au service d’une critique politique du présent amène le président de séance et chef de la cinématographie, M. Stefański, à affirmer clairement son opposition à la diffusion de ce film : Non seulement je ne vois pas de possibilité de diffuser ce film, mais je ne vois pas non plus la possibilité d’accepter la thèse qu’il défend. C’est une thèse avec laquelle je ne peux pas être d’accord, car nous ne pouvons pas tenir sur le passé des discours aussi simplistes. 37 Le débat autour du film l’Interrogatoire est incontestablement le plus vif des quarante- deux rapports qu’il m’a été donné de consulter. Andrzej Wajda est absent de la commission en raison du tournage de son Danton en France. Ce n’est pas sans raison que le réalisateur Janusz Zaorski, membre du groupe X, qui le représente, conclut la séance par cette formule radicale : « Je crains que notre discussion prenne une tournure telle que bientôt nous aurons envie de nous entre-déchirer, non pas comme des chats mais comme des panthères ». Mais il faut préciser qu’au regard des quarante-et-un autres rapports, la violence de cette discussion n’est pas représentative du climat habituel des débats. Il s’agit là du cas le plus manifeste. Or c’est aussi celui qui est le plus souvent cité par les historiens du cinéma pour illustrer les relations entre cinéastes et dirigeants.

38 La typologie des sujets de désaccords ainsi tracée permet de formuler plusieurs conclusions. Premièrement, les commissions ne sont pas des lieux où s’expriment uniquement des désaccords. Les consensus, voire les louanges, sont en effet très fréquents. C’est d’ailleurs pour cette raison que de nombreux films du groupe X n’ont pas été cités dans les analyses qui précèdent. Certains de ces films n’ont en effet suscité aucune controverse parmi les membres de la commission. Pour n’en donner qu’un exemple, le rapport du film Wesele (les Noces) de Wajda ne fait que trois pages et se présente comme une suite d’éloges adressées au cinéaste et à son film. C’est là une occasion de rappeler que les commissions sont également des moments propices aux louanges exprimées par les membres de la commission aux cinéastes. Vanter les

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mérites d’un réalisateur est bien sûr un moyen habile pour faire l’éloge du cinéma polonais, et par ricochet, pour souligner la qualité de la politique culturelle du Parti à l’égard du « septième art ». C’est également une occasion parfaite pour montrer sous un aspect fructueux la coopération entre les cinéastes et les représentants du gouvernement et du Parti. En ce qui concerne les désaccords d’ordre politique, ils représentent certes la majorité des cas de conflits, mais certains sujets, comme les relations avec l’URSS ou la représentation de la police se révèlent plus sensibles que d’autres, et surtout, non négociables. Ils constituent finalement moins des objets de débat (comme pourrait l’être la corruption) qu’une frontière nettement tracée entre ce qui peut passer à l’écran et ce qui ne peut définitivement pas être montré. À côté des questions politiques, d’autres sujets que l’on peut qualifier d’esthétiques, alimentent les débats. On oublie trop souvent que les membres de la commission réagissent eux aussi comme des spectateurs. Un film peut donc leur déplaire uniquement parce qu’il les a profondément ennuyés, et non pas à cause de son propos désobligeant à l’égard de la société socialiste. Ces prises de parole résultent autant des positions politiques des intervenants que de leur sensibilité à l’égard de tel ou tel genre, et parfois même, osons le terme, de leurs goûts cinématographiques.

La rhétorique de la censure

39 La critique prend-elle toujours la forme d’un ordre imposé ou lui arrive-t-il de se parer d’autres ornements, celui du conseil ou de la suggestion désintéressée ? Autrement dit, l’exercice de la censure est-il une activité qui requiert tact et diplomatie comme le suggérait Malesherbes ? En somme, les membres de la commission cherchaient-ils à « charcuter » et à « défigurer »19 les films qu’ils venaient de voir ? La lecture de ces débats permet de distinguer différents degrés de pression exercée par les membres de la commission. L’éventail est large. Essayons de caractériser ces différents niveaux, selon une courbe croissante de pression exercée sur le cinéaste.

40 Un premier type de proposition revient régulièrement, accompagné d’une formule très idiosyncrasique et qu’il est délicat de transposer en français : « Nie są to uwagi kolaudacyjne » : « Cette remarque n’est pas décisive ». Elle est utilisée par les membres de la commission pour laisser entendre que les critiques formulées n’ont pas de caractère impératif et constituent un simple avis non imposé au cinéaste. Des indications de ce type, à caractère non obligatoire, sont nombreuses. Elles le sont d’autant plus que le réalisateur à qui elles s’adressent est un cinéaste confirmé, qui se présente devant la commission avec une filmographie conséquente. Les « remarques non décisives » sont en effet considérablement plus nombreuses dans les rapports des films de Wajda, de Chmielewski ou de Majewski, mais aussi dans les rapports des troisièmes longs métrages des jeunes cinéastes du groupe X comme Holland ou Falk, constituant ainsi un des baromètres explicites de la notoriété d’un cinéaste. Pour cette raison, on pourrait voir dans cette précaution oratoire une manière de proposer une modification au film sans pour autant se risquer à contester l’autorité d’un réalisateur. Ces opinions peuvent également être interprétées comme une volonté de s’adresser indirectement à un supérieur hiérarchique absent à la commission, en signalant un désaccord sur un aspect sensible du film. Régulièrement, en effet, le chef de la cinématographie ne fait pas partie de la commission, celle-ci étant convoquée dans le but de le conseiller dans sa décision finale. Il n’est pas excessif de supposer que la trace

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écrite de ces débats ait pu servir de signe de ralliement. En effet, au moment où des cinéastes comme Poręba ou Petelski prennent la parole pour critiquer un film du groupe X, ce qui arrive régulièrement, ils usent de cette pirouette rhétorique. Cette hypothèse me semble d’autant plus justifiée que les remarques dites « non décisives » n’impliquent pas de confrontation directe avec le cinéaste visé et n’appellent pas de réponse de sa part. 41 À l’autre extrême, la commission est également l’occasion pour le chef de la cinématographie de formuler une liste précise des modifications qu’il impose explicitement au cinéaste et qui sont présentées comme des conditions à la diffusion du film. Il arrive que la liste exhaustive des modifications parvienne au réalisateur quelque temps après le déroulement de la commission20, mais l’essentiel des demandes de modifications sont explicitées le jour même. Lors de la commission de Szansa (la Chance), le chef de la cinématographie Juniewicz adresse ainsi au réalisateur Feliks Falk le propos suivant : « Je voudrais proposer quelques coupes comme condition, je répète, comme condition, à l’acceptation du film. » Il est pour l’instant très clair, à la lecture des archives, que certaines « propositions » pour reprendre le terme utilisé par Juniewicz correspondent plus à des injonctions qu’à des suggestions et qu’elles se présentent, au moment de la commission, comme des obligations non négociables. 42 Entre ces deux pôles extrêmes, on trouve une quantité de paliers d’incitations qui constituent finalement la forme la plus couramment utilisée. Une série de modalisations est employée pour amener le réalisateur à accepter les modifications souhaitées par le membre de la commission. Face à ces diverses strates de formulations détournées, le lecteur ne peut s’empêcher de sourire : « Je voudrais être bien compris : je n’incite pas [le réalisateur] à des coupes drastiques […]. Néanmoins, si nous prenons en compte la diffusion de ce film, la première partie devra être allégée. »21 L’usage de la première personne du pluriel (« si nous prenons en compte la diffusion de ce film ») dans un cas où le singulier serait plus adapté (la décision finale sera de toute façon prise par le chef de la cinématographie) résume très bien la stratégie employée, celle d’un rapport de force qui vise à persuader le réalisateur de la nécessité de ces changements. Certes, comme cela a été dit, il arrive souvent que les modifications soient explicitement imposées au cinéaste pendant la réunion de la commission. Mais dans la grande majorité des cas, elles s’inscrivent plutôt dans un discours de persuasion. Si la direction de la cinématographie exige une coupe, elle adresse un courrier à la direction du groupe de production avant ou après la réunion de la commission. 43 Les débats des commissions ressemblent ainsi davantage à de longues et laborieuses tentatives de conversion, plutôt qu’à des couperets de guillotine, car « toute instance politique a moins le souci de bâillonner la culture que de la faire servir à son projet »22. L’art de la persuasion dont font preuve certains responsables de la cinématographie pour inciter les cinéastes à se soumettre à leur opinion confirme cet objectif. Ce qui se joue là est bien de l’ordre du pouvoir symbolique. Outre d’éclairer ces diverses stratégies, l’étude de ces rapports apporte des éléments importants dans la compréhension du fonctionnement de la censure. Résumons-les ainsi : la commission s’apparente beaucoup moins à un tribunal qui décide du sort d’un film qu’à une vitrine de la politique culturelle, dans laquelle s’exposent des marges de manœuvre possibles. Le destin d’un film devient alors un signe politique qui rend surtout compte de l’équilibre des forces en présence et de l’autorité individuelle des individus rassemblés.

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Si ces pratiques devaient être comparées à des machines, ce seraient donc moins à des guillotines qu’à des pressoirs23.

NOTES

1. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, Mémoire sur la Librairie [1759], Paris, Agasse, 1809, p. 96. 2. Krzysztof Persak, « Mutations et usage public de l’historiographie polonaise de la seconde moitié du XXe siècle », dans Sonia Combe (dir.), Archives et histoire dans les sociétés postcommunistes, Paris, La Découverte / BDIC, 2009, p. 302. 3. Un des ouvrages les plus pertinents et complets sur le sujet et qui illustre cette approche est celui d’Anna Misiak, Kinematograf kontrolowany, Cracovie, Universitas, 2006. L’auteur y propose une analyse comparative des systèmes de censure américain (de 1907 à 2002) et polonais (de 1944 à 1990) en décortiquant minutieusement l’évolution des structures institutionnelles chargées de ce contrôle. 4. En 1947, trois groupes de production se partagent la production des films en Pologne : Blok, Warszawa et ZAF. Ils n’ont fonctionné qu’un an, mais la structure des groupes de production a été reconduite dès 1954 et a fonctionné jusqu’en 1989, date à laquelle certains groupes ont disparu et d’autres se sont transformés en sociétés de production. 5. Comme le souligne Tadeusz Lubelski, professeur à l’Institut de l’Audiovisuel de l’Université Jagellon de Cracovie, un grand nombre de professionnels du cinéma ont dû s’exiler. Ce fut entre autres le cas de Jerzy Toeplitz (alors directeur de l’École de Łódźź), du réalisateur Alexander Ford (fondateur de la cinématographie polonaise en 1945 et directeur de Film Polski jusqu’en 1948), des opérateurs Władysław Forbert, Jerzy Lipman et Kurt Weber, du documentariste Tadeusz Jaworski, ou encore de la chef des Chroniques polonaises du cinéma (l’équivalent polonais des Actualités filmées) Helena Lemańska. Tadeusz Lubelski, Historia kina polskiego, twórcy, filmy, konteksty, Chorzów, Videograf II, 2009, p. 297. 6. Note interne du 2 mai 1983 rédigée par Stanisław Godzczurny, directeur du Département de programmation à la direction de la cinématographie et adressée au porte-parole du gouvernement Jerzy Urban. Wanda Wertenstein, Zespół Filmowy « X », Varsovie, Officina, 1991. 7. Naczelny Zarząd Kinematografii, Direction générale de la cinématographie. 8. Cela tenait au fait que la composition précise de ces commissions était décidée par la direction du NZK en accord avec le président de la SFP (l’Association des cinéastes polonais), en la personne de Jerzy Kawalerowicz (de 1966 à 1977) puis d’Andrzej Wajda (de 1978 à 1983). 9. Pour une étude plus détaillée des prises de parole des cinéastes, je renvoie le lecteur au chapitre « La voix des réalisateurs » de ma thèse : « Le groupe de production X d’Andrzej Wajda : un cinéma d’opposition en République populaire de Pologne (1972-1983) », Université Paris 1- Panthéon Sorbonne, 2011 (sous la direction de Sylvie Lindeperg). 10. Malheureusement, ces notes artistiques et idéologiques ne figurent pas sur les comptes rendus de séances qui concernent uniquement les débats. On les trouve dans les courriers envoyés par le NZK aux groupes de production. Des copies de ces documents sont consultables dans les fonds du ministère de la Culture aux Archives des Actes Nouveaux (AAN) à Varsovie. 11. Voir le descriptif des fonds sur le site internet www.fn.org.pl. Pour des raisons inconnues, tous les rapports postérieurs à 1962 ne s’y trouvent pas.

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12. La liste « Don’t and be careful » acceptée par la MPPDA en 1927 recensait trente-sept thèmes interdits à l’écran tels que le trafic de drogues, le mariage interracial, la profanation de l’image de l’État américain ou encore les braquages de banques. Le Code Hays fut rédigé en 1930 par Martin Quigley et Daniel Lord afin d’améliorer l’efficacité de ce code d’autorégulation de la production et éviter ainsi des censures locales qui représentaient un manque à gagner pour l’industrie cinématographique. Il est en vigueur entre 1934 et 1968 et est supplanté par un système de classement des films en catégories restrictives. 13. Je reprends ici une terminologie élaborée par Gisèle Sapiro, la Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999. 14. Dans le contexte polonais, le terme de « rédacteur » ne renvoie pas à une fonction occupée au sein des groupes de production (comme dans le cinéma soviétique notamment) mais à une fonction de journaliste. À chaque fois que le terme est utilisé, il désigne donc un journaliste dont la participation à cette commission prouve une certaine notoriété publique. 15. La Zaolzie est une région située au nord-est de l’ancienne Tchécoslovaquie qui compte une forte minorité polonaise. La région faisait l’objet d’un conflit territorial entre la Pologne et la Tchécoslovaquie. 16. Quelques jours après, en décembre 1979, le comité de défense des ouvriers, KSS KOR diffusait « la carte des droits des ouvriers » dans laquelle il rappelait entre autres le droit à la grève. 17. Voir Gilles Jacob, la Vie passera comme un rêve, Paris, Laffont, 2009. Ryszard Bugajski consacre également un livre à son film, de la production à la diffusion. On y trouve des fragments du rapport de la commission consultable à la Filmothèque nationale de Varsovie (Ryszard Bugajski, Jak powstało Przesłuchanie, Varsovie, świat książki, 2010). 18. Victor Hugo, « À Villequier », les Contemplations, Paris, Garnier Flammarion, 1995 [1856], p. 212. 19. Les deux expressions sont de Jean-Luc Douin, à propos des films le Robinson de Varsovie de Jerzy Zarzycki et Une maison dans le désert de Jan Rybkowski dans son Dictionnaire de la censure au cinéma, Paris, PUF, 2001. Voir notice « Pologne », p. 350. 20. Ces demandes de coupes – qui parviennent à la direction du groupe de production – ne sont pas aussi précises qu’on pourrait se le figurer : elles n’indiquent pas les numéros exacts des plans, mais désignent en quelques mots la scène ou la réplique à couper. Dans le cas de l’Homme de fer par exemple, le document qu’a reçu Andrzej Wajda indiquait entre autres : « Enlever la réplique : “ le monopole du Parti de la crèche à la tombe ” », ou encore : « Couper la scène où Tomczyk est frappé au ventre après la perquisition de son appartement » (Archives privées d’Andrzej Wajda, Cracovie). 21. Propos tenus par le président de séance Jerzy Bajdor à l’intention de Janusz Majewski, lors de la commission du film Wierna rzeka. 22. Pascal Ory, l’Histoire culturelle, Paris, PUF, 2004, p. 69. 23. Un grand merci à François Albera et à Valérie Pozner pour leurs corrections minutieuses et pour leurs suggestions qui m’ont permis d’améliorer cet article.

RÉSUMÉS

« Je voudrais tout simplement que nous en discutions de manière plus personnelle, je ne pose pas ces questions en tenant le rôle de la guillotine administrative ! » Ces paroles sont extraites d’un

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rapport de la commission de validation des films, étape obligée avant l’obtention du visa d’exploitation en Pologne populaire. Grâce à ces retranscriptions, conservées à la Filmothèque de Varsovie, nous avons accès à une vitrine semi-officielle de la politique cinématographique du Parti, à destination des professionnels du cinéma. Ces archives témoignent également de l’atmosphère particulière qui régnait de ces débats parfois enflammés, animés autant par les professionnels du cinéma, membres des commissions, que par les représentants des institutions cinématographiques. L’objet de cet article est d’analyser les causes des discordes entre les membres des commissions, mais également la rhétorique particulière dans laquelle se drapait la censure des films.

“ I just want us to have a one-on-one conversation about it. I’m not asking these questions as if I were some kind of administrative guillotine ! ” These words are taken from a report published by the film validation commission, without whose seal of approval no film could be screened in the People’s Republic of Poland. These transcripts, which are kept at the Film Library in , give us access to a semi-official picture of the Party’s film policy at the time. These archives also testify to the particular atmosphere during these – at times heated – debates, which were hosted by cinema professionals, members of commissions and representatives of government institutions. This article aims to analyse the reasons for the struggle that took place between the various members of the commissions, as well as the specific rhetoric employed by censors in this context.

AUTEUR

ANIA SZCZEPANSKA

Ania Szczepanska Maître de conférences en histoire du cinéma à l’Université Paris 1 après avoir été chargée de cours dans la même université et à Sciences Po Paris. Sa thèse, sous la direction de Sylvie Lindeperg, était consacrée aux relations entre cinéastes et dirigeants politiques en Pologne populaire, à travers les films du groupe de production X (1972-1983) dirigé par Andrzej Wajda. Auteure de plusieurs articles sur le cinéma polonais des années 1960-1980, elle achève la réalisation de Nous filmons le peuple !, un film documentaire qui sera diffusé sur Cinécinéma et TVP Kultura. Ania Szczepanska is a lecturer in film history at the University of Paris 1, having previously worked as a teaching assistant at the same university and at Sciences Po Paris. Her thesis, under the supervision of Sylvie Lindeperg, was about the relationship between filmmakers and political leaders in the People’s Republic of Poland, especially the films of the production unit X (1972-1983) dirigé par Andrzej Wajda. Author of several articles on Polish cinema of the 1960-1980 period, she is completing a Nous filmons le peuple !, which will be broadcast on Cinécinéma and TVP Kultura.

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Archives

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De la Terre à la Lune Dossier about film preservation and A Trip to the Moon by George Méliès

François Albera, Laurent Le Forestier et Benoît Turquety

1 Ce dossier « Archives » est de nature un peu particulière. En résonance avec le « Point de vue » de Paolo Cherchi Usai de ce numéro, il revient sur les questions qui se posent violemment aujourd’hui aux archivistes, aux conservateurs, aux collectionneurs et aux chercheurs – le public étant lui convoqué à une autre place – liées aux nouvelles conditions de reproduction-conservation-restauration des films dues à la généralisation des technologies liées au numérique. Il le fait à partir d’un cas particulier sur lequel se croisent l’ensemble de ces questions générales produisant un effet de loupe : en effet, la réédition du Voyage dans la Lune (1902) de Georges Méliès a déclenché des discussions, ouvert un débat. Mais il le fait dans le dessein d’amorcer une réflexion d’ordre épistémologique sur ces questions avec l’espoir de susciter des réactions, réponses, propositions de la part des intéressés.

2 Cent dix ans après, ce petit film a généré émissions de radio et de télévision, projections dans des festivals et des musées (Cannes aussi bien que Pordenone, le MoMA ou le Festival du film d’Abu Dhabi), DVD, numéros spéciaux de revues, dossiers et même – signe de vitalité – : polémiques. Car on a beau faire, multiplier les garde-fous, ériger des périodisations, marquer des césures, évoquer des tournants voire des révolutions, la période dite – depuis les années 1970 – « des premiers temps » du cinéma ne cesse de faire retour dans les débats actuels ; elle le fait même de plus en plus pour les chercheurs qui y trouvent matière à réfléchir à des phénomènes actuels (voir dans notre n° 66 « Game Story, une histoire du jeu vidéo ») comme pour les spectateurs « ordinaires » qui appréhendent les films de multiples façons et se les approprient tout autrement que selon le « canon » qu’on avait fait prévaloir. C’est que, décidément, nombre des problèmes auxquels se confronte de nos jours le cinéma s’y posaient : les distinctions légitimantes à la Canudo, les ontologies, les classements n’y peuvent rien ! Cette époque du cinéma nous parle, nous intéresse, nous fascine. Le cinéma y est hybride, transgenre, médium autant que média, dispositif social (voir « Le paradigme cinématographique » dans le même n° 66).

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3 Le texte que nous ont adressé Roland Cosandey et Jacques Malthête l’an dernier – trop tard pour prendre place dans le n° 67 de la revue – à propos de cette réédition du Voyage dans la Lune engage toute une série de questions. Serge Bromberg (Lobster) et Béatrice de Pastre (AFF) ont répondu dans le Journal of Film Preservation, organe de la FIAF, sur le cas particulier. Nous n’ajouterons rien à ces échanges mais nous avons choisi d’aborder deux ensembles de problèmes liés entre eux et liés à cette circonstance qu’ils éclairent : a) ceux de la « construction » du Voyage dans la Lune de Méliès comme chef-d’œuvre de son auteur, sommet du patrimoine du cinéma des premiers temps, qui culmine avec cette édition DVD et que sanctifie un récent numéro de l’Avant-Scène ; b) ceux de la conservation du patrimoine filmique d’une part et de sa restauration d’autre part que la manifestation de la Cinémathèque française de novembre dernier, « Toute la mémoire du monde », a mis en pleine lumière à la faveur d’une table ronde et de quelques conférences (nous y revenons dans la première partie de ce texte). 4 La position de Paolo Cherchi Usai, dans le « Point de vue » qui ouvre ce numéro comme dans ses interventions lors de « Toute la mémoire du monde », a le mérite d’une radicalité épistémologique. Il part en effet de cette hypothèse heuristique : « Le numérique est un médium en voie de disparition, et la migration est son cancer. Le numérique doit être préservé avant son effondrement. »1 De là, la nécessité de se placer dans la situation d’un « après le numérique », comme les évolutions technologiques et les décisions de divers « décideurs » nous placent dans un « après l’argentique » (pour la photographie on a parlé de la « parenthèse argentique »). 5 C’est seulement au prix de ce renversement de perspective qu’une compréhension des réels problèmes des archives contemporaines peut avoir lieu. Non pas tant imaginer comment numériser les images mobiles argentiques pour les conserver, démarche qui n’a de validité qu’à court terme, que la manière de préserver à long terme à la fois les images argentiques et les images numériques, sous une forme qui permettrait leur expérience.

Une histoire de la catastrophe

6 Pourquoi un conservateur refuse-t-il d’être enregistré ? Lorsque Paolo Cherchi Usai, conservateur en chef de la prestigieuse George Eastman House, s’installa pour donner sa conférence, « Le Lindgren Manifesto - 8e partie… », ce 30 novembre 2012 au matin, une caméra – numérique – trônait pourtant au milieu du public de la salle Georges Franju, avec son opérateur à ses côté. Sa présence inerte semblait n’avoir pour but que de mettre en scène le refus même de l’orateur – impression corrigée a posteriori par sa mise en route lors de la deuxième partie de la séance, une table ronde sur « Éthique et restauration », organisée par la FIAF et elle, dûment archivée.

7 Le refus manifeste et confirmé de Cherchi Usai de se laisser filmer pendant sa conférence suscita remarques et étonnements ; il était de fait pleinement cohérent avec son propos même. 8 Le co-fondateur des Giornate del Cinema Muto développait là le huitième point de son « Lindgren Manifesto », prononcé en 2010 lors d’un hommage au premier conservateur des archives cinématographiques nationales anglaises. Ce huitième des principes et aphorismes proposés au « film curator of the future » étant celui de l’obsolescence à venir du numérique.

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9 Pour Cherchi Usai la « culture numérique » s’inscrit dans un « millénarisme culturel ». Elle répugne à se représenter comme un phénomène historique qui prend place dans une succession de procédés dont elle ne serait qu’une étape ; elle se veut un achèvement destiné à exister de toute éternité, un accomplissement messianique universel. 10 La question centrale développée par Cherchi Usai est donc d’imaginer ce qu’impliquerait la création d’une institution encore inexistante, une archive audiovisuelle à but non lucratif spécifiquement dédiée aux objets numériques – ce que seraient sa forme, ses contraintes, ses enjeux spécifiques. Les images numériques n’étant pas immatérielles, mais toujours déposées sur un support physique (disque dur, serveur, etc.), quoi qu’il advienne et quoi qu’on en dise, cette institution devrait bel et bien disposer de lieux concrets, et ne pourrait être « dématérialisée ». Elle devrait conserver les images, mais aussi leurs lieux et modes d’exhibition, leurs conditions de réception et de perception. Moniteurs, ordinateurs, tablettes tactiles, téléphones « intelligents », sont aujourd’hui des systèmes importants de monstration d’images ; leur viabilité commerciale et technique est pour le moins limitée : comment s’assurer que l’on puisse faire voir à des spectateurs de 2043 ou 2143 ce que les enfants d’aujourd’hui perçoivent concrètement avec ces machines ? 11 Une archive numérique aurait en outre d’autres types de spécificités, pour d’autres types de raisons, engageant son objet même. Un premier problème serait celui de l’élaboration de sa « collection » – le terme employé ici par Cherchi Usai n’est pas neutre, son modèle étant sans doute d’abord muséal : on constitue la collection d’une archive de « films » comme on constitue celle d’un musée. La manière dont une archive numérique édifie son fonds ne peut être similaire à celle d’une archive traditionnelle, parce que les modes de circulation des objets en jeu ne sont pas les mêmes. Les collections des cinémathèques sont aujourd’hui fondées sur des copies oubliées par les producteurs, ou laissées là par indifférence au sort final des éléments, ou enfin par leur volonté de conserver leur œuvre – sans en payer la conservation ou le stockage. Ces raisons, selon Cherchi Usai, ne valent pas pour les copies numériques, à la fois pour des raisons techniques et – surtout – pour des raisons culturelles, sauf pour une proportion très limitée des producteurs, insuffisante pour qu’elle puisse servir de fondement aux historiens à venir. Comment alors s’assurer de constituer un fonds représentatif – et d’être ensuite en mesure de le conserver ? 12 L’urgence à comprendre cette difficulté est liée à l’autre spécificité contemporaine de l’image en mouvement numérique : l’extraordinaire débit de sa production. Si l’on en intègre tous les modes, des documents sur téléphone portable aux films produits par Hollywood en « D-cinema » (cinéma digital – « né numérique »), la masse d’images en mouvement produite et même diffusée quotidiennement sur les réseaux divers est simplement vertigineuse – et de cette masse, précise Cherchi Usai, une proportion a été perdue, d’ores et déjà plus importante que pour toute la production argentique de l’histoire. La conclusion logique est le deuil nécessaire du principe selon lequel la tâche d’une archive serait de tout préserver. Un conservateur est obligé concrètement (financièrement, notamment) de faire des choix ; il doit l’assumer ouvertement et y engager sa responsabilité. C’est ici que Cherchi Usai retrouve une position proche de celle de Lindgren, dans le débat entre ce dernier et Henri Langlois. 13 La contribution de Cherchi Usai est conçue clairement avant tout comme une prise de position dans le champ archivistique. Un énoncé comme celui qui précède constitue

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encore aujourd’hui une provocation pour le milieu professionnel. Ses conceptions sont fondées sur l’idée que la préservation doit se penser dans le très long terme. Dans ce cadre de réflexion par exemple, perdre un objet est le meilleur moyen de le préserver : tout le monde l’ayant oublié dans l’intervalle, il pourra être retrouvé un jour (et si l’on pense à suffisamment long terme, toutes les chances existent pour qu’il soit retrouvé) dans le meilleur état possible. Le travail d’un conservateur consisterait donc avant tout à dissimuler des choses, pour qu’elles soient retrouvées le plus tard possible. Cette tâche est, selon Cherchi Usai, particulièrement compliquée dans le cas du numérique pour deux raisons. D’abord, la culture numérique serait celle de la visibilité généralisée – idée que l’orateur n’a pas justifiée – rendant ardu de trouver des lieux où une image de ce type pourrait être efficacement cachée. Mais ensuite et surtout, la nature codée de l’image numérique implique que sa conservation suppose de garder avec le fichier les moyens de le décoder : logiciels, machines, supports – et / ou les moyens de faire migrer les données d’un fichier, d’un support, d’un codage à l’autre, sans pertes, et si possible de manière tout à fait imperceptible. Voilà qui met le conservateur à rude épreuve. Mais, rappelait Cherchi Usai, après tout une forme aussi volatile que la poésie orale est parvenue à se préserver jusqu’à nous : il s’agit donc de ne pas désespérer. 14 À cette conférence fit suite une table ronde modérée par Christophe Dupin, administrateur actuel de la FIAF, à laquelle participaient, outre Cherchi Usai, Thomas Christensen (restaurateur au Danish Film Institute), Bryony Dixon (conservatrice en chef au British Film Institute), Gian Luca Farinelli (directeur de la Cineteca di Bologna), Laurent Mannoni (directeur scientifique du patrimoine à la Cinémathèque française), et Béatrice de Pastre (directrice des collections des Archives françaises du film). La thématique annoncée était « éthique et restauration », mais les problèmes évoqués débordèrent sur des questions connexes. Le contexte, rappelé par Dupin au début de la discussion, était d’abord celui de la controverse née de la restauration du Voyage dans la Lune, telle qu’elle apparaissait à travers les pages du Journal of Film Preservation, organe de la FIAF (voir le document 1 : Roland Cosandey et Jacques Malthête, « Ce que restaurer veut dire : le Voyage dans la Lune » et le document 3 : « La copie espagnole du Voyage dans la Lune : un objet à restituer »). Toutefois ce n’est pas sur le fond des questions éthiques posées par cette restauration que les débats portèrent, mais sur le rôle (ou l’absence de rôle) joué par la FIAF dans ce type de problèmes durant ces dernières années, depuis notamment la généralisation des méthodes de restauration numériques. La FIAF fut prise à partie d’emblée, notamment par Farinelli, pour n’avoir pas tenu, dans ce contexte de bouleversement des pratiques, son rôle d’instance de médiation et de réflexion, destiné à fournir un cadre global pour les nécessaires discussions à venir. Cherchi Usai fit ainsi remarquer que cette polémique dans le Journal of Film Preservation était la première du genre, et que, comme par hasard, elle pointait les pratiques d’une archive qui n’était pas membre de la FIAF (Lobster Films) – l’organisation semblant peu encline à provoquer des débats qui impliqueraient une remise en cause potentielle des pratiques de ses propres membres. 15 Quel pourrait être le rôle de la FIAF dans ces circonstances ? Farinelli proposait d’abord que soit précisé et étendu, en fonction des possibilités nouvelles du numérique, le code de déontologie de l’association. Cette idée présuppose que les nouveaux outils pourraient entraîner une transformation même de la conception des objets et de la nature du travail. Il est possible que, d’une certaine façon, ce soit vrai : l’ampleur nouvelle des possibilités de reconstruction, rectification, « rajeunissement », peut avoir affecté la nature même des questions… Pourquoi laisser des poussières, rayures, traces

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d’âge sur un film, lorsqu’on pourrait les ôter ? Pourquoi devrait-on envisager de faire moins, lorsque l’on peut faire plus ? Pourtant, il reste difficile d’imaginer que les principes fondamentaux de la restauration d’œuvres, les problèmes et enjeux, ne soient pas profondément les mêmes… 16 Mais, plutôt que sur les questions de base, c’est sur les moyens concrets de leur application que la discussion parut la plus fertile – moyens pour lesquels la FIAF pourrait produire des éléments décisifs. Deux idées notamment furent introduites, correspondant à des besoins des restaurateurs. Mannoni demanda d’abord que fût créé un répertoire historique des techniques cinématographiques, permettant de donner aux restaurateurs un cadre de référence d’ensemble par lequel chaque production filmique pourrait être replacée dans son contexte technique. Ainsi, un film pourrait être restauré en fonction du type de rendu engagé par le procédé dans lequel il fut conçu et réalisé. C’est aussi la méconnaissance de cette histoire matérielle du cinéma qui entraîne des restaurations entièrement dégagées du contexte visuel d’origine : qualité sonore anachronique, matière visuelle sans rapport avec les procédés employés, etc. La FIAF, dont Mannoni rappela qu’elle produisit jadis des documents de référence de ce type, pourrait être le lieu de réflexion en vue d’élaborer un tel instrument, monumental a priori, et réalisable seulement sur une base internationale. 17 La seconde demande, adressée plus explicitement encore à la FIAF, déclencha une approbation unanime voire enthousiaste parmi les participants, et une surprise assez marquée dans le public, étonné qu’une telle chose n’existât pas encore. Il s’agit de créer un système commun de documentation des objets et des restaurations, prenant modèle sur la pratique du « dossier d’œuvres », usage muséal commun dans les autres arts. Un dossier documentaire serait établi décrivant la copie considérée, son état, son histoire, son identité dans une archive donnée. Ce dossier conserverait la trace de chacune des actions de restauration, de telle manière que tout restaurateur futur éventuel du même film, tout historien de cette œuvre ou de cette archive, pût avoir la connaissance la plus précise des autres copies du film existantes, mais aussi des procédés de restauration qui auront été appliqués sur l’élément original et sur l’élément mis en circulation par telle archive. C’est là clairement le seul moyen pour qu’une histoire des restaurations puisse s’établir, et que la réflexion éthique puisse s’incarner concrètement dans des choix conscients et surtout réversibles, condition cruciale d’une déontologie réelle de la pratique restauratrice. Qu’une telle pratique, inscrite dans beaucoup de manuels de la profession, pût ne pas être la norme d’une association telle que la FIAF, institution qui se donne pour l’une de ses tâches principales précisément la réflexion déontologique, choqua manifestement nombre de spectateurs. 18 Ainsi, cette table ronde fut le moment non pas tant d’une réflexion générale sur les liens entre éthique et restauration, que de l’expression d’une urgence, dans laquelle la FIAF, modératrice initiale du débat, se trouva directement prise à parti par quelques- uns de ses membres les plus éminents et fondateurs. Le caractère concret des demandes exprimées laisse espérer qu’elles ne restent pas lettre morte, engageant les restaurateurs non pas au niveau abstrait de leur éthique professionnelle, mais bien dans leurs manières de faire les plus matérielles. Farinelli rappelait en ouverture que la conservation reste la question essentielle pour l’archiviste, et que l’activité de restauration comportait inévitablement une dimension catastrophique. L’éthique consisterait alors à établir les conditions de possibilité d’une histoire de la catastrophe

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– histoire nécessaire, car elle est celle de la monstration des films comme événement, celle de l’expérience visuelle concrète des spectateurs de cinéma.

Conserver, sauvegarder, dupliquer, restaurer

19 La restauration est à la mode, pas de réédition d’un film sur DVD sans restauration, pas de restauration sans dramatisation de l’état des sources à disposition : pellicule en voie de décomposition (support ou émulsion), négatifs endommagés, positifs en mauvais état, rayures, son inaudible… On a déjà commenté cette dramaturgie promotionnelle qui se complique d’une sûreté de diagnostic et surtout d’une assurance dans les interventions réparatrices et pour dire mieux transformatrices (voir « Restaurez, restaurez, il en restera toujours quelque chose… », 1895, n° 40, 2003). « Toute la mémoire du monde » n’était-il pas sous-titré : « Festival international du film restauré » ? Mais situons-nous au-delà de la pertinence ou de l’abus des restaurations, questions dont on a bien pu comprendre depuis quelques décennies qu’elle relevait de choix, de goûts, de normes, toutes catégories changeantes et donc susceptibles de générer régulièrement des restaurations nouvelles, différentes, le plus souvent des mêmes titres : couleurs plus vives ou au contraire plus discrètes, son multipiste ou au contraire mono, réécriture « neutre » des cartons ou au contraire restitution d’un style d’époque, etc., etc. On y reviendra sur le cas du Voyage dans la Lune. Il convient en effet de dissocier la chaîne qui se présente comme insécable des quatre opérations énumérées ci-dessus (sous-titre). 20 Parce que le cinéma est un « multiple », on a longtemps considéré que conserver c’était recopier, établir un nouveau tirage d’un titre, d’un document (c’est-à-dire une copie). Aujourd’hui que la copie s’opère au prix d’un transcodage d’un système à un autre (analogique / numérique), le transfert d’un support sur un autre (pellicule argentique / disque), voire la mémorisation du seul code sur un disque dur ou une clé USB, la séparation de nature entre la source et sa copie s’est aggravée. Elle permet cependant de voir qu’à un degré moindre ou divers (étant donné la continuité de substance entre les supports) il en a toujours été ainsi : qui prétendra qu’on pouvait tirer en 1929 un nouveau positif d’un négatif de 1902 « à l’identique » alors que les pellicules et les procédures de tirage avaient changé ? A fortiori lors d’un tirage actuel. La conscience que toute « copie » est un objet singulier (sinon unique) est donc apparue et l’importance pour les archives de conserver les objets qu’elles collectionnent aussi longtemps que possible s’est faite jour. Est-elle admise depuis lors ? Non puisque des archives ont détruit les copies nitrate après report safety avec bonne conscience et régularité et que le service des poudres et explosifs allemand, relayé par un expert des Archives fédérales, Egbert Koppe, a même intimé l’an dernier aux archives cinématographiques de ce pays de détruire toutes les copies après transfert ou numérisation. Martin Koerber, conservateur à la Deutsche Kinemathek de Berlin a protesté dans Der Spiegel (10 février 2012) sans que cette question ne soulève le vaste débat public qu’il aurait dû soulever : peut-on assimiler des biens culturels à des explosifs ? Peut-on se cacher derrière l’impossible transfert sur acétate des stocks de films concernés et leur numérisation tout aussi impossible à effectuer – et en outre « utile » à court terme ? Qu’ont dit à ce propos la FIAF, l’Unesco ?

21 Précisément, en août 1984, le Courrier de l’Unesco (dont le rédacteur en chef était alors Édouard Glissant) consacrait un numéro entier à la question qui nous occupe sous le

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titre « Éternel cinéma ». Les intervenants étaient pour une part des conservateurs d’archives de films de la deuxième génération, aujourd’hui disparus ou plus en fonction (Borde, Buache, Daudelin, Schmitt, Edmonson entre autres, à l’exception de Vladimir Dmitriev du Gosfilmofond toujours à son poste). 22 Qu’est-ce qui frappe à la lecture de ce numéro ? D’une part la permanence des questions et des réponses et la même confusion entre les différents aspects du problème (conserver / dupliquer / montrer), les mêmes illusions sur les « nouvelles technologies ». D’autre part la place marginale qu’occupe alors la question de la restauration des films. La couverture du magazine présente bien la confrontation (avant / après) d’une photographie devenue invisible de Fox Talbot et de sa résurrection par « activation neutronique » faisant réapparaître la nature morte d’une table de petit déjeuner dressée, et l’on exalte bien, sur trois pages, la reconstitution du Napoléon de Gance, mais on parle de reconstruction et non de restauration. 23 Les problèmes dominants concernant le cinéma sont alors ceux de la disparition du patrimoine des années 1910 à 1930, les dangers qui guettent le patrimoine des pays pauvres (ou émergents : Afrique, Inde…), les difficultés de conservation des films collectionnés par les archives, les problèmes d’accès aux films pour les chercheurs (ayants droit). 24 Ray Edmonson (des Archives du film d’Australie) traite, avec Henning Schou, de la question du film nitrate et en voit la résolution dans la seule duplication sur pellicule safety : tout film nitrate étant promis à l’auto-destruction, « le seul moyen d’en préserver les images (et le son) est d’en tirer des contretypes sur les nouveaux supports ininflammables qui ont une espérance de vie de plusieurs siècles [sic] » (p. 11). Mais il convient aussi qu’il faut faire des choix, qu’on ne pourra pas tout sauver. 25 C’est pourquoi les nouvelles technologies paraissent déjà offrir une issue à cette situation. Ces dernières qui se développent dans le domaine de la production (en particulier la télévision) tant au plan de la diffusion des films que des réalisations proprement télévisuelles se voient sollicitées comme des moyens de résoudre les problèmes de conservation des films, de stockage (place) et de consultation. Dans un long article, Kerns H. Powers, vice-président pour la recherche en communications des laboratoires de la Radio Corporation of America au Centre de recherches David Sarnoff à Princeton (New Jersey), et président d’un groupe de travail sur les technologies du futur de la Society of Motion Picture and Television Engineers, présente « L’électronique au secours du cinéma ». L’article offre l’exemple même de la confusion des différents aspects qu’il s’agirait au contraire de distinguer : le transfert sur vidéo du patrimoine cinématographique entrepris dans le cadre de ses programmes par la télévision commerciale, la diffusion à domicile du cinéma (abonnement, câble, vidéocassettes, vidéodisques, télédiffusion) et la naissance d’une nouvelle industrie afférente, celle des laboratoires de transfert de films. L’anarchie régnant dans le secteur aboutit, l’auteur en convient, à des différences de qualité importantes d’une copie à l’autre, des colorimétries disparates, une moindre définition, des problèmes de vitesses, de cadrage et en fin de compte une moindre qualité par rapport aux matrices ou aux copies commerciales des films. Néanmoins M. Powers a foi dans les progrès les plus récents (télévision à haute définition et procédé numérique d’enregistrement) qui « laissent espérer qu’on finira par trouver une solution à ce problème » et produire des signaux numériques « d’une qualité d’image comparable à celle des films 35 mm », ce qui exigera « une capacité de codage et d’enregistrement de plus d’un milliard de bits

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par seconde, ce qui n’est pas encore techniquement réalisable » (p. 13). Les techniques électroniques lui paraissent donc susceptibles de produire à brève échéance des « matrices dont on sait que toutes les copies qui en seront tirées sur n’importe quel support – pellicule ou bande vidéo – seront absolument conformes à l’original. Ce procédé vidéo numérique permet en effet de tirer de multiples copies […] avec une fidélité totale en ce qui concerne la couleur, le contraste, la brillance et l’équilibre de l’image. Archivée sur vidéobande, cette matrice numérique peut se conserver aussi longtemps que les bandes d’ordinateur tout en étant beaucoup moins exposées aux risques de démagnétisation et de surimpression que les supports analogiques équivalents. 26 D’ores et déjà on attribue aux disques optiques et vidéo à enregistrement numérique une espérance de vie encore plus longue et peut-être une économie d’encombrement (bits par mètre cubique) plus avantageuse que celle des bandes vidéo » [nous soulignons]. 27 « L’archivage électronique » constitue ainsi pour lui une « panacée » dont les obstacles sont moins d’ordre technologique que de « normes universelles » (vitesses, formats), une « standardisation » qui pourrait même avoir « un effet rétroactif grâce à la mise au point de normes de conversion pour les films et vidéobandes disponibles actuellement ». 28 On voit bien à relire ces lignes combien les (possibles) capacités des nouvelles technologies en matière de son et d’image (vidéo puis numérique) en viennent à contaminer et dominer les problématiques de la conservation et de la reconstruction. La dimension instauratrice de la restauration (Cf. Recherches poïétiques n° 3, 1995-6, « Restaurer / Instaurer ») est patente, fût-elle drapée dans les oripeaux de remise en état, amélioration, etc.

Retour à Langlois ?

29 Il n’est peut-être pas inutile, cinquante ans plus tard, de revenir à un entretien que Langlois donna à Michel Mardore et Éric Rohmer dans les Cahiers du cinéma (n° 135, septembre 1962) car il pose un ensemble de principes qui étaient déjà discutés à cette époque (en contradiction avec Lindgren) et dont on devrait admettre qu’ils continuent de l’être de nos jours, en particulier la question du choix que la nouvelle situation créée par la numérisation repose à nouveau. Cherchi Usai se réclamant de Lindgren fait le choix du choix au nom de la responsabilité et de l’engagement du « curator », sans pour autant mesurer, nous semble-t-il, combien ce principe, emprunté à l’histoire de l’art et à la muséologie, est gros de contradictions dans le secteur du cinéma où la dimension artistique n’a ni la même place, ni la même pérennité. Pour ne pas revenir à Feuillade – dont ni Delluc, ni Canudo, ni Moussinac n’auraient choisi de conserver les films –, on peut évoquer les déplacements de frontières entre artistique et non-artistique et, plus simplement, entre documents et œuvres, sans compter la reconnaissance de corpus voués à l’oubli ou au dédain comme le cinéma industriel, médical, pédagogique, etc. Langlois, étonnamment peut-être pour certains, paraît conscient de ces problèmes et semble quelque peu isolé au sein de la FIAF de l’époque. Il n’est pas moins en porte-à- faux d’ailleurs par rapport à ses interlocuteurs des Cahiers : Rohmer n’affirme-t-il pas dans son chapeau introductif que « ce sont les cinéphiles et eux seuls qui, malgré leur jeune âge, leurs partis pris, leurs snobismes, ont charge de prononcer ce “ jugement de la postérité ” devant quoi il n’est, pour ainsi dire, point d’appel »…

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30 Tactique ou non, sincère ou pas, le propos de Langlois prône la modestie, l’humilité et contraste avec les certitudes des experts passés et présents, bardés de certitudes pourtant vite caduques (Cf. M. Powers ci-dessus). Ceux qu’il appelle les Diafoirus. 31 Là encore il ne s’agit pas tant de prendre Langlois – comme Cherchi Usai – au mot mais de mesurer la force heuristique que peut prendre l’énoncé d’un principe. Il peut être « irréalisable » (comme le dit Brecht cité par Jean-Luc Godard : « J’examine avec soin mon plan : il est irréalisable ») mais il a l’avantage d’obliger à poser d’autres questions que celles de l’aménagement du « réalisable ». D’autant plus que cet empirisme, ce pragmatisme se révèle le plus souvent l’envers complice de l’illusion technolâtre, c’est- à-dire de la foi du charbonnier dans le fait qu’« on va trouver un moyen ». 32 Ne revenons pas sur l’illusion de la conservation par la numérisation : tous les spécialistes de l’informatique honnêtes conviennent que l’industrie concernée ne développe aucune recherche actuellement allant dans le sens de la pérennité des systèmes. Elle favorise au contraire les changements, améliorations, etc. continuels aux fins de reproduction élargie des profits nécessaires à l’augmentation de son capital (l’exemple, vécu par la plupart, des téléphones portables est là pour illustrer cette constatation qui s’étend à l’ensemble des appareils liés à l’informatique qu’ils soient destinés au plus grand nombre ou aux professionnels). Il est donc illusoire de croire que la facilité d’accès, la disponibilité, la légèreté, la maniabilité des supports informatiques – qui concernent la consultation des films numérisés – puisse développer comme naturellement un versant concernant le stockage et la conservation. C’est mentir que de le soutenir : si chacun convient qu’un disque DVD n’a guère plus de cinq années de vie devant lui, il faut savoir que les disques durs, les « mémoires » ne valent pas beaucoup mieux et que conserver des films sur ces supports reviendrait à les copier régulièrement sur d’autres machines, les transcoder à nouveau, etc., donc consacrer plus de temps, de personnel et de moyens (financiers et matériels) à la duplication « infinie » d’un corpus qu’à l’exploration, l’enrichissement des collections, etc., dans la mesure où l’accroissement des tâches tous azimuts ne peut être assumé par les institutions concernées ni leurs tutelles et sponsors. Un rapport très complet et très clair sur « l’impact du numérique sur les normes et les supports traditionnels de préservation » de Francine Gauthier, du Centre de conservation du Québec, disponible sur internet développe nombre de ces aspects de manière documentée et argumentée. (http://www.ccq.gouv.qc.ca/fileadmin/images/img_centre-ress / impact_numerique. pdf)

Restauration à toute heure

33 Si l’on hiérarchise les différentes opérations en distinguant la conservation de l’objet film, sa duplication, son report sur supports informatiques, sa mémorisation (temporaire), quid de la restauration dont l’outil informatique paraît uniment proposer des performances imbattables ?

34 Les problèmes de la restauration ont été posés de différentes façons et là aussi, en peu de temps, des débats et des changements se sont opérés (Cf. Enno Patalas « répondant » aux critiques que lui ont portées Archimedia dans les années 2000 ou les débats au sein de ce programme pédagogique avec divers représentants d’archives cinématographiques – Dominique Païni, Claudine Kaufmann, Jean-Pierre Cot, Serge Bromberg notamment).

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35 On peut grosso modo distinguer la restauration matérielle d’un objet (nettoyage, bain propre à combler les rayures, raffermir les liens de l’émulsion et du support) de sa reconstruction aux fins de le « compléter » (parties manquantes, détériorées). Cette dernière démarche entre de plein fouet en contradiction avec la reconnaissance de chaque objet film comme un original ou un objet singulier. Si un film est incomplet il peut y avoir à cela des raisons contingentes (détérioration, dégradation, accident), mais il y a surtout des raisons qui intéressent l’historien : censure, modifications de distribution, variantes de production, d’auteur, etc. « Compléter » revient en l’occurrence à effacer ces particularités. Ainsi, que le Voyage dans la Lune américain fût amputé de deux tableaux est un fait : les spectateurs américains ont-ils vu ce film-là et non la version française « complète » ? Et pourquoi ? Conserver la copie incomplète a donc un intérêt et produire aujourd’hui des assemblages à partir de copies ayant toutes leur identité propre peut se discuter. À tout le moins devoir être annoncé comme tel et non « naturalisé » comme s’il s’agissait d’un « retour à l’origine », au film tel que l’avait voulu son « auteur » voire tel qu’il aurait voulu qu’il soit (argumentaire usuel des restaurations mises en vente commerciale). 36 La logique cumulative et valorisant le plus et le plein prévaut manifestement dans la vision restauratrice, se prévaudrait-elle de « l’intention de l’auteur », et elle éloigne le spectateur d’un rapport tant soit peu juste de l’expérience qu’ont pu avoir des spectateurs du passé avec l’œuvre en question (voir « L’œuvre de Vigo à l’époque de sa reproduction numérique », 1895, n° 42, 2008). 37 Georges Méliès n’a, lui-même, pas eu ces préventions et on peut parfaitement le comprendre : il n’était pas l’historien de ses œuvres, mais leur auteur et la présentation à Pleyel de quelques-unes de ses anciennes bandes – dont le Voyage dans la Lune – ne pouvait que l’inciter à en restituer l’état le plus proche de l’original ou du souvenir qu’il en avait conservé, ce qu’il s’efforce de faire en 1937 quand le MoMA lui offre une copie de la version américaine du film. J’ai été convoqué hier au cinéma Marignan, Champs-Élysées, par la société de la Cinémathèque française. J’ai eu la surprise et le plaisir d’y voir projeter, pour la presse, un exemplaire tout neuf de mon vieux Voyage dans la Lune. On a retrouvé à New York le négatif de ce film et c’est la société Kodak de Rochester qui en a exécuté le positif. Or, ici, en France, on n’avait pu retrouver que des morceaux de ce film, en bien mauvais état d’ailleurs. […] Enfin, l’exemplaire du Voyage dans la Lune qui provient du musée de New York (possesseur du négatif) m’a été offert et est en ma possession, ce qui me permettra à l’occasion, de la faire participer à des séances de films2. 38 D’autant plus que les circonstances de la diffusion du Voyage aux États-Unis participaient pour Méliès du « piratage » et de la production de ce qu’il appelait des « surcopies » ou « épreuves falsifiées ». Situation qui l’amena d’ailleurs à tourner désormais deux négatifs de ses films afin d’en assurer la distribution hors de France sans tarder – produisant par là un cas de double original gros d’éventuelles variantes : Trois épreuves du film furent achetées par des commissionnaires qui les expédièrent de suite à trois grosses maisons américaines qui s’empressèrent de les contretyper. Le copyright pour les films n’existant pas encore, elles se mirent à inonder le monde d’épreuves falsifiées. C’est par milliers que ces surcopies furent expédiées dans les pays de l’univers3… Méliès suggère dès lors de tirer un contretype et une copie positive du premier tableau de sa propre copie et de procéder de même pour la partie manquante dans le film qui lui a été offert par le MoMA :

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Orly, le 24 février 1937 Cher Monsieur, J’ai tardé quelque peu à vous répondre. Voici pourquoi : l’épreuve du « Voyage dans la Lune », neuve, que je possède est absolument complète, sauf le dernier tableau qui manque entièrement. D’autre part, l’épreuve que possède, à Paris, la Cinémathèque française, n’a pas le premier tableau et, dans le cours du film, il y a eu de nombreuses réparations ou suppressions qui le déparent fortement. Or, comme c’est un film muet et sans aucun sous-titre, il est nécessaire qu’il soit complet pour être suivi et compris sans difficulté. De plus, je ne désire pas le projeter incomplet comme les épreuves tronquées que j’ai vues par-ci par-là, depuis dix ans, et qui ne sont plus que de pauvres débris. Je me suis donc adressé à la Cinémathèque, dont le conseil doit examiner la question, pour leur offrir un échange, c’est-à-dire qu’ils contretyperaient le premier tableau sur mon film et en tireraient une épreuve pour compléter le leur, et qu’ils en feraient autant du dernier tableau qui me manque et m’en remettraient une épreuve. Par la même occasion, ils pourraient aussi contretyper les parties disparues en cours de route dans leur épreuve. Nous aurions ainsi chacun un film complet. Je dois donc attendre leur décision à ce sujet4. 39 Ce double tirage sera réalisé quelques mois plus tard, et lors du gala de la Fédération internationale de la presse cinématographique (FIPRESCI) le 6 juillet 1937, on peut annoncer la projection de la version intégrale du Voyage dans la Lune 5. L’attitude de Méliès s’explique aisément, nous l’avons vu. D’abord parce qu’il est le metteur en scène / éditeur du film et qu’il entend donc mettre en conformité les diverses versions du Voyage dans la Lune avec ce qu’il se souvient avoir été LE film. Ensuite, et surtout, parce que l’époque n’était bien évidemment pas encore à la prise en compte de la variabilité des copies. Bref, cette pratique s’ancre dans un hic et un nunc très précis et ne saurait donc servir de justification pour procéder aujourd’hui à un tel assemblage de copies (voire d’éléments exogènes) à des fins de restauration. D’ailleurs, personne ne revendique dans le cas présent un quelconque lignage avec la pratique méliésienne de recomposition du Voyage dans la Lune. Sans doute parce que ladite restauration relève plus simplement de deux autres logiques, dont notre dossier entend témoigner par la publication de quelques documents supplémentaires.

(Restaurer /) Conserver / Montrer6

40 Il a déjà beaucoup été question ici de l’opposition entre Lindgren (et plus largement la FIAF) et Langlois. Ajoutons donc seulement que celle-ci ne tenait pas qu’à la question du choix (ou non) des films à conserver : l’enjeu central était surtout de savoir quelle prééminence établir entre les deux missions principales des cinémathèques, conserver et montrer. Certains membres de la FIAF ont pendant longtemps prôné le primat de la conservation (les cinémathèques œuvrant alors pour les générations futures), rechignant à projeter des copies rares. La position de Langlois – logique, si l’on se souvient que la Cinémathèque française naquit originellement sous la forme d’un ciné- club – était exactement inverse : l’essentiel était de dupliquer les copies retrouvées pour les montrer, quel que soit leur état « textuel » (sans intertitres, etc.). Plus précisément, la Cinémathèque française paraît avoir fonctionné pendant longtemps sur une sorte de modèle à deux vitesses : d’un côté les films conservés et dupliqués, destinés à alimenter les projections de l’institution ; de l’autre les films conservés mais non dupliqués (parce que, le plus souvent, non projetés : Langlois conservait tout, certes, sans jugement esthétique, mais celui-ci faisait retour au stade de la

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programmation). Bref, les « grands » films (pensés comme tels pour leurs qualités esthétiques ou pour leur valeur métonymique par rapport à une période, à un courant, etc., idée proche de l’histoire telle que l’entendait Sadoul) opposés aux films mineurs. Cette politique de duplication tous azimuts, aussi bien des copies acquises que des copies prêtées, a eu pour conséquence la volonté d’entretenir un certain flou sur l’origine de ces duplications. Dès lors, les copies projetées se sont trouvées déconnectées délibérément de leur hic et de leur nunc. Produire du « montrable » à partir de tout ce qu’il était possible de récupérer, voilà sans doute qui résume assez bien la « politique patrimoniale » (syntagme évidemment anachronique) de Langlois.

41 Cette pratique a donc tout à la fois favorisé la circulation proliférante de copies certes singulières mais détachées de leur origine, et habitué le champ cinéphilique à ne pas prendre en compte l’histoire d’une copie dans son appréciation d’un film (ce qui n’a pas été sans conséquence sur la pensée du cinéma qui s’est développée en France). Mais on peut se demander surtout dans quelle mesure la ligne Langlois n’a pas dérivé aujourd’hui vers de nouvelles pratiques, puisque ce « produire du montrable » paraît se construire dorénavant moins à partir des copies qu’en spéculant sur les attentes supposées des spectateurs : à présent, le « montrable » concerne moins la matérialité du film (dupliquer pour projeter) qu’il ne désigne ce qu’il est acceptable de montrer au public, ou plus exactement ce que l’on pense être acceptable du point de vue (fantasmé) du public (restaurer pour projeter : donner à voir une « belle » copie – certes recomposée grâce aux innovations technologiques – au spectateur, justement suréquipé technologiquement). Le dialogue, que nous reproduisons partiellement, entre Dominique Païni (alors directeur de la Cinémathèque française) et Serge Bromberg montre non seulement qu’il a pu y avoir accord, sur ce point, entre deux institutions aussi différentes que la Cinémathèque française et Lobster. Il atteste surtout que les pratiques de restauration discutées aujourd’hui à partir du Voyage dans la Lune ne sont pas apparues avec le numérique mais avant la généralisation de son usage à des fins patrimoniales. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure elles ne constituent pas une sorte de réponse paradoxale au positionnement philologique de la « nouvelle histoire du cinéma » (voir le traitement exemplaire de la variabilité des copies dans Pathé 1900, Fragments d’une filmographie analytique du cinéma des premiers temps, paru en 1993), laquelle a évacué de son approche tout jugement de valeur. Or c’est justement cette question de la « valeur » qui justifie pour une bonne part ces pratiques archivistiques, Dominique Païni expliquant par exemple que la restauration permet d’inscrire les films « dans un processus de réactualisation et de réévaluation critique »7. Bien évidemment, cette opposition entre pratiques historiennes et pratiques archivistiques a été déjà largement discutée, par exemple dans le cadre d’Archimédia (et lors de la table ronde publiée dans Bref dont nous reproduisons une petite partie), et l’on peut percevoir quelque écho de ces polémiques dans la série de textes publiés par Claudine Kaufmann dans Cinémathèque (n° 11, 12, 13 et 17 entre 1997 et 2003). Cependant, là où le numérique joue un rôle majeur (et inédit), c’est dans la visibilité nouvelle qu’il accorde à ces restaurations, via les nouveaux canaux de diffusion (DVD, mise en ligne, etc.) : dorénavant, ces objets peuvent toucher plus largement le grand public, qui devient donc une sorte de prétexte naturel (mise en conformité d’objets envisagés comme obsolètes avec le prétendu goût dominant du public ; argument par ailleurs à l’origine, en son temps, du remontage si problématique de Life of an American Fireman !).

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42 L’échange, au sein de cette table ronde, entre Païni et Bromberg suggère aussi que l’acceptation – et la revendication – de ces pratiques par la Cinémathèque française a peut-être contribué à légitimer des méthodes de restauration, qui débouchent aujourd’hui sur le cas du Voyage dans la Lune. On remarquera d’ailleurs que la position défendue alors par Bromberg s’est depuis en quelque sorte extrêmisée puisque la revendication de présenter « le film en mentionnant qu’il s’agit d’une version retouchée » paraît avoir été abandonnée, au point que le site internet consacré à la restauration du Voyage dans la Lune (dont Bromberg, dans la réponse publiée par le Journal of Film préservation, dit qu’il contiendra toutes les informations relatives au travail de restauration) ne présente à ce jour aucun des éléments annoncés. Les scrupules du restaurateur soucieux de laisser visibles ses traces ont disparu, en même temps que sont apparus des moyens technologiques qui assurent justement la possible invisibilité des interventions du restaurateur.

De quoi le Voyage dans la Lune est-il le nom ?

43 Par ailleurs, il n’est sans doute pas insignifiant que ces « nouvelles » pratiques de restauration (et les problèmes qu’elles posent, comme le montre ce dossier) aient concerné le Voyage dans la Lune. S’il y a sans doute plusieurs raisons susceptibles d’expliquer le choix de cet objet (liberté des droits, etc.), les principales tiennent probablement à la place qu’occupe ce film dans l’historiographie francophone du cinéma, depuis le gala de la salle Pleyel du 16 décembre 1929. Roland Cosandey a déjà étudié la manière dont, avec ce gala, « s’établit un corpus d’opinions souvent contradictoires ou divergentes à propos de l’œuvre du cinéaste et comment s’en dégagea une vision prédominante qui sera communément partagée durant un bon demi-siècle »8, laquelle vision s’est immédiatement articulée autour du cas du Voyage dans la Lune (en dépit même de l’avis de Méliès, qui ne le considérait pas comme son meilleur film) et consiste à peu près en ceci : Georges Méliès doit être regardé comme le père du spectacle cinématographique : c’est là une vérité qui est apparue indiscutable en 1929 [au moment du gala de la salle Pleyel], mais dont aucun de ceux qui auraient dû faire à cette vérité le sort qu’elle méritait, ne s’aperçut au cours des années 1896-1905.9 44 Nous présentons ici un ensemble d’articles écrits plus ou moins longtemps après ce gala et qui, sauf erreur de notre part, n’ont pas été repris depuis. Ils émanent de sources très disparates et montrent que l’œuvre de Méliès, et plus précisément « le fameux Voyage dans la Lune »10, ont fait l’objet de récupérations discursives très diverses. En effet, Méliès peut servir, dans les années 1930, de point de comparaison afin de stigmatiser le cinéma des années 1930, aux mains des mercantis (position d’André Imbert, dans Ciné, ciné pour tous, qui correspond à un discours très présent à l’époque, dont on trouve par exemple la trace chez Bardèche et Brasillach), mais aussi d’exemple de la foisonnante diversité du cinéma français des premiers temps (aux côtés de Lumière et Cohl), laquelle est censée avoir joué le rôle d’une sorte de catalyseur de l’art cinématographique des années suivantes (Chaplin, Griffith, Lang, Riefenstahl, Cavalcanti), enfin d’incarnation d’une nécessaire opposition à l’industrie américaine11, voire de père de la première avant-garde française : C’est alors qu’Abel Gance, dans la Dixième symphonie, matérialisa les pensées que l’exécution d’une page de musique suggérait à ses auditeurs et dans J’accuse ! l’évocation des morts de la guerre venant demander des comptes à leurs parents, à

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leurs amis ; c’est alors que, dans le Penseur, Léon Poirier substitua aux images d’une vérité que, seul, son « Penseur » pouvait percevoir. Tous les procédés techniques imaginés en 1896 par G. Méliès trouvèrent leur application et prirent une signification nouvelle.12 45 Bref, la lecture de l’œuvre de Méliès par les historiens et critiques de cette époque réduit systématiquement les films du metteur en scène à une seule fonction historique, mais jamais tout à fait la même. Dans presque tous les cas, c’est le Voyage dans la Lune qui est mis en avant, mais rarement seul : « C’était l’Escamotage d’une dame chez Robert- Houdin, le Manoir du diable, le Voyage dans la Lune, qui se lançaient hardiment dans le domaine de la fantasmagorie et du rêve »13. Si bien qu’aujourd’hui, restaurer le film en l’isolant de tous ceux (mis en scène par Méliès) auxquels il fut relié jusque dans les années 1930 (on le voit avec les divers documents que nous reproduisons, et il faut rappeler que la séance de Pleyel comportait huit films, dont notamment des « copies originales » des Hallucinations du Baron de Münchhausen et de À la conquête du pôle) revient tout à la fois à objectiver le statut que l’historiographie a commodément érigé à ce film et à amplifier la position de certains programmateurs des années 1930 (le film passe au Studio 28, en 1930, aux côtés des courts métrages de Léger et Deslaw), qui statufièrent le film en modèle artistique surnageant au-dessus d’une masse ne relevant pas de l’art (le cinéma français des premiers temps). En ce sens, la restauration du film s’inscrit doublement dans cette lignée : d’abord parce que cette histoire contribue à la déterminer, ensuite parce qu’il s’agit toujours, contre là encore certains principes développés par la « nouvelle histoire du cinéma », de réduire les significations historiques du film et de ses copies. Ce qu’ils nous disent d’une histoire de la circulation internationale des bandes durant les premières années du cinéma, d’une histoire des modalités de coloriage, d’une histoire des pratiques de remontage à des fins d’adaptation culturelle se trouve purement et simplement effacé, au profit de la seule valorisation esthétique (la « belle » copie). S’il est sans doute encore trop tôt pour analyser de quoi cette restauration est le nom, disons déjà qu’elle incarne le parfait symptôme de la dialectique qui caractérise le patrimoine cinématographique à l’ère de la « perfectibilité numérique » : un élargissement de l’audience des films restaurés, au risque d’un rétrécissement de leur signification. Dominique Païni reconnaît que « restaurer un film c’est accroître l’éloignement de l’original »14… qui, au plan « matériel », est de toute façon une notion utopique. De fait, il apparaît que les restaurations de ce type accroissent surtout l’éloignement par rapport à ce que furent le hic et le nunc. Plus exactement, en composant une nouvelle version à partir de diverses sources fort disparates, on agrège des hic et des nunc incompatibles qui créent des objets uchroniques.

46 On remarquera juste, pour conclure, que la chose ne manque pas de piquant à l’heure où l’on réédite Méliès (Georges Méliès, la Vie et l’œuvre d’un pionnier du cinéma, édition établie et présentée par Jean-Pierre Sirois-Trahan, Paris, les Éditions du Sonneur, 2012), au motif que les précédentes éditions de ce texte ne furent pas assez scrupuleuses et dénaturèrent (bien que légèrement : quelques titres ajoutés, par exemple) le manuscrit original. Si Méliès est donc dorénavant mieux édité que restauré, espérons néanmoins que les questions philologiques soulevées par ce dossier ne resteront pas lettre morte.

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ANNEXES

DOCUMENTS

1. Ce que restaurer veut dire : le Voyage dans la Lune (Lobster Films / Georges Méliès, 2011) i par Roland Cosandey et Jacques Malthête Dans notre domaine, l’année 2011 est à marquer d’une pierre blanche. À l’exception d’une poignée de vues Lumière, jamais encore un film appartenant à l’héritage européen du cinéma n’avait été célébré à pareille échelle. Le Voyage dans la Lune de Georges Méliès réaffirmé comme l’icône même du cinéma, de Cannes en Pordenone, de Scorsese en groupe AIR, assure à l’obus fiché dans l’œil de l’astre fin de siècle une présence quasi universelle. Le culte commença Salle Pleyel en 1929. Méliès s’y prêta de bonne grâce, voyant là un des moyens d’obtenir la reconnaissance qu’il revendiquait depuis quelques années. Cette ambition ne l’empêchait pas de considérer que cette bande ne représentait pas vraiment ce pourquoi il tenait tant à être reconnu comme cinéaste parmi les pionniers. De ce culte, les historiens établiront un jour l’alternance des phases et la composition des serviteurs. Ils s’interrogeront peut-être sur l’écart, apparemment impossible à combler, entre la connaissance effective que l’on a de l’œuvre de Méliès et la réduction persistante de sa production à ce film moindrement représentatif. Ils examineront certainement à quelle vision du cinéma il se prêta chaque fois et qui s’en firent les interprètes. Dans notre domaine, l’année 2011 est à marquer d’une pierre noire. Jamais peut-être la remise en circulation d’un film ancien n’a été accompagnée d’une telle confusion sur le sens du mot restauration. Laisser dire qu’avec ce Voyage dans la Lune en couleurs, on a découvert un film oublié ou perdu est facile. L’idée même de la trouvaille est trop attrayante pour qu’une fois suggérée tout le monde n’en fasse pas son miel, du journaliste d’agence au critique spécialisé. Et penser que l’importance de la somme investie dans la remise en circulation d’un film aussi premier, aussi fragile, aussi emblématique finalement, soit une garantie d’excellence, la chose vient sans peine, tant qu’on ne s’interroge pas sur l’usage publicitaire qui est fait des chiffres – 400 000 euros pour 13 375 images, précise-t-on, mais pour dire quoi ? – et sur le produit lui-même. Pourquoi est-il si difficile à des archives d’appeler un chat un chat, voire de l’exiger, dès lors qu’elles sont nommément impliquées dans une entreprise de cette sorte ? Pourquoi des lieux comme Le Giornate del cinema muto ou Il Cinema ritrovato n’engagent-ils pas le débat, plutôt que de couvrir de leur prestige une remise en circulation que leur complaisance permet de faire passer pour ce qu’elle n’est précisément pas, c’est-à-dire une restauration dans les règles de l’art ?

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Pourquoi ne dit-on pas de cet artefact qu’il provient en partie d’une copie dont on sait bien qu’elle ne sort pas du laboratoire de Méliès, passage de l’Opéra à Paris, mais qu’il s’agit très vraisemblablement d’un tirage piraté à l’époque, à l’image floue et granulée, et que ses coloris y furent posés à une date inconnue par d’autres petites mains que celles qui œuvraient vers 1902 pour la marque Star Film ? Les lacunes de cette copie apocryphe ont été comblées par des emprunts faits à une deuxième copie d’époque, appartenant à Madame Madeleine Malthête-Méliès. Celle-ci est authentique et en bel état, bien qu’un « défaut » la dépare : elle est en noir et blanc. Qu’à cela ne tienne, le défaut a été rectifié. Les prélèvements ont été laborieusement masqués par l’adjonction d’un coloriage numérique aux teintes non seulement très criardes – alignées sur les teintes du nitrate lacunaire, elles aussi exagérément rehaussées par un traitement numérique –, et sans qu’aient été reproduits ni le tremblé ni le débordement typiques des coloris appliqués au pinceau. Les interventions sont radicales. Elles n’épargnent ni le cadre de l’image d’origine, raboté, ni les particularités matérielles de celle-ci. La « restitution » efface la double origine du matériel, gomme la teinte primitivement jaune de la copie en couleurs – une caractéristique fort probablement associable au piratage d’origine –, supprime enfin les traces originelles de retouche liées principalement aux trucages, qui font partie intégrante du style de Méliès comme de ses contemporains. Pourquoi faire accroire que LA copie en couleurs du film de Méliès fut découverte à la Filmoteca de Catalunya, et ne pas dire qu’elle appartient à un fonds de 250 boîtes déposé anonymement en 1993 et qu’il s’agit du versement d’un lot de copies anciennes ayant circulé régionalement, en Catalogne, au début du XXe siècle ? Celle du Voyage dans la Lune présente un type de perforations américaines qui ne correspondent pas aux perforations Méliès originelles et il est clair, encore une fois, que ce nitrate espagnol n’est pas un tirage de première génération, comme on doit savoir qu’il est loin d’être la ruine complète que les images promotionnelles de son traitement donnent à voir. Enfin, d’autres copies de ce film fameux, les unes colorées, les autres en noir et blanc, peuplent depuis longtemps les archives, en France, en Hollande, au Royaume-Uni, aux États-Unis... Pourquoi ne s’offusque-t-on pas du fait que des archives publiques se sont vues dépossédées d’une copie qui tire son sens du territoire où elle fut utilisée, transmise et déposée – ce sont bien les couleurs du drapeau espagnol qu’on y voit peintes, non celles du drapeau français ? Est-il insignifiant que ces mêmes archives n’ont pas été consultées sur l’usage de cette copie et ne disposent aujourd’hui d’aucune documentation à son sujet ? Outre cette pratique alarmante, serions-nous en présence d’un faux historique et artistique ? Nous sommes en tout cas devant un objet qu’aucune archive digne de ce nom ne saurait, à nos yeux, cautionner comme restauration, car sa fabrication n’obéit à aucun des principes destinés à éviter que l’œuvre, dans sa forme nécessairement nouvelle, dénature les éléments dont elle procède et que soit empêchée toute recherche sérieuse à partir de la copie restaurée. Dans son livre si fidèlement adapté par Scorsese, l’Invention de Hugo Cabret, Brian Selznick avertit le lecteur qu’il a fait œuvre de fiction et que si « le cinéaste Georges

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Méliès a réellement existé, la personnalité qu [’il] lui prête est née de [s] on imagination ». Pourquoi ne pas reconnaître aussi, dans ce Voyage dans la Lune que l’on prétend ressusciter dans toutes ses nuances, une invention d’aujourd’hui ? Et si cette invention a une légitimité, celle-ci est à chercher ailleurs. C’est celle de tous les « miracles » analogues qui jalonnent l’histoire du cinéma. Ils se résument à la remise en circulation spectaculaire d’une production ancienne, « améliorée » pour le confort supposé du public contemporain, établissant avec lui un commerce neuf. Ce nouveau commerce ne manque évidemment pas d’intérêt comme tel. Mais il ne va pas sans véhiculer des valeurs auxquelles les archives ont le devoir d’opposer leurs propres principes. Au nom d’une sorte de prépotence technique déguisée en respect (il suffit d’aller voir comment les sites d’évaluation de DVD ont salué l’édition en Blu-ray de ce Voyage dans la Lune), ce sont ces valeurs qui autorisent l’adjonction de sons et de couleurs aux images d’archives, pour qu’elles soient « plus vraies », à l’exemple d’une fameuse série télévisuelle comme Apocalypse. La Deuxième Guerre mondiale (France 2, 2009). Avec le temps, Méliès est définitivement devenu l’inventeur du cinéma et le Voyage dans la Lune le cinéma même. Pourtant, si grande que soit la plus-value symbolique que représente l’interprétation numérique de cette œuvre-là pour ceux qui l’ont réalisée comme pour ceux qui l’ont soutenue, on prendra acte de cette version comme il faut prendre acte, parmi d’autres, de la Sorcellerie à travers les âges de Christensen devenu sonore en 1968, du Metropolis de Lang revu par Moroder en 1984, de l’œuvre de Vigo réaccordée aux oreilles de 2001 : en disant d’abord, et clairement, ce qu’il en est. S’agissant de nommer, faisons un pas de plus. On se souvient du fameux cas de Life of an American Fireman, étudié naguère. Quand les cinémathèques appliqueront la norme catalographique permettant enfin de saisir les variantes, combien de jolis monstres muséaux sortiront-ils des boîtes ? Quand elles feront enfin état des informations documentant leurs propres tirages – encore faudrait-il qu’elles aient établi des dossiers de restauration... –, de combien de gestes irréversibles, de films améliorés, de copies rectifiées ferons-nous le constat ? Le nombre importe moins, dans ce débat, que les raisons et la manière, les circonstances et les décideurs. Ce serait l’esquisse d’une véritable histoire de la transmission. Dans un domaine que l’on sait historiquement et matériellement déterminé par la variation et la reproduction, considérer que la variante est la norme, soumettre le régime des auteurs au régime des copies, ce serait instaurer une position qui rende toutes les autres possibles plutôt que de les exclure.

2. Lettre à Carl Vincent sur le Voyage dans la Lune (1937)ii par Georges Méliès Orly, le 11 février 1937 Cher Monsieur,

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[…] J’ai été convoqué, hier, au Cinéma Marignan, Champs-Élysées, par la Société de la Cinémathèque française. J’ai eu la surprise et le plaisir d’y voir projeter, pour la presse, un exemplaire tout neuf de mon vieux « Voyage dans la Lune ». On a retrouvé à New York le négatif de ce film et c’est la Société Kodak de Rochester qui en a exécuté le positif. Or, ici, en France, on n’avait pu retrouver que des morceaux de ce film, en bien mauvais état d’ailleurs, de sorte que cela a causé une bonne surprise à tout le monde et le succès a été très vif. On y a projeté aussi une autre de mes féeries, « La Fée Carabosse », mais celle-là en couleur, en très bon état, et que l’on vient de récupérer. Succès également très accentué. J’ai commenté, moi-même, les deux films pendant la projection, avec mon habituelle manière humoristique et gaie. Enfin, l’exemplaire du « Voyage dans la Lune », qui provient du Musée de New York (possesseur du négatif), m’a été offert en hommage et est en ma possession, ce qui me permettra, à l’occasion, de le faire participer à des séances de films anciens. C’est un film de 1902, le premier ayant une certaine importance de durée, quand on en était encore aux films de 40 à 50 mètres. Comme il avait été surcopié, sans vergogne, par cinq maisons américaines, Essanay, Edison, Lubin de Philadelphie, Vitagraph, et Carl Laemmle, et comme ceux-ci avaient inondé, à l’époque, de copies tous les Cinémas du monde, cet acte de piraterie m’empêcha de réaliser un bénéfice, mais eut pour effet de me faire une réclame considérable. À quelque chose malheur est bon ! En tout cas, c’est ce qui fait que le film est resté célèbre dans les annales cinématographiques et qu’on en parle encore, après trente-cinq ans, en le citant comme un chef-d’œuvre. Erreur d’ailleurs, j’ai fait beaucoup mieux par la suite, mais c’était le premier film s’évadant délibérément du documentaire ou des vues à poursuite, pour se lancer dans la fantaisie. Le musée de New York ayant entre les mains nombre de mes négatifs volés pendant la guerre dans la maison de cette ville, la Cinémathèque compte bien pouvoir se procurer des positifs des plus importantes de ces pièces. Ce serait une vraie résurrection, alors que je croyais toute ma production définitivement anéantie ! Meilleure santé et tous mes compliments. G. Méliès

3. La copie espagnole du Voyage dans la Lune : un objet à restitueriii

En 1993, la Filmoteca de Catalunya reçut d’un collectionneur anonyme une copie nitrate en couleur du fameux Voyage dans la Lune de Georges Méliès (1902). En 1999, M. Serge Bromberg, de Lobster Films (Paris), obtint cette copie de M. Anton Giménez, alors directeur de la Filmoteca, décédé en 2010. La présentation publique du film de Méliès tel que Lobster Films l’a reconstitué en la combinant à une autre source eut lieu lors du Festival de Cannes en mai 2011. Soulignons d’emblée qu’il faut distinguer deux aspects dans ce cheminement, la nature de la collaboration entre les deux parties et l’évaluation scientifique du travail mené par Lobster Films. Le texte publié par Roland Cosandey et Jacques Malthête dans la tribune libre du Journal of Film Preservation (n° 87, octobre 2012) expose clairement pourquoi un tel travail,

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mené avec le soutien du Groupama Gan et de la Fondation Technicolor, ne peut être considéré comme une restauration dans les règles de l’art. La Filmoteca de Catalunya partage cette analyse et considère le film remis ainsi en circulation comme une forme de re-création, à la manière dont peut l’être le Metropolis de Giorgio Moroder. Quant à l’accord entre Lobster Films et la Filmoteca de Catalunya, M. Bromberg explique lui-même, à la page 182 du livre la Couleur retrouvée du Voyage dans la Lune, que M. Giménez avait accepté de lui prêter la copie parce qu’il pensait que rien, dans l’état où elle était, ne pouvait être entrepris pour la sauver. Gentlemen’s agreement adopté en dernier recours, cette collaboration, qui n’a pas fait l’objet d’une convention formalisée, prit la forme d’un échange, M. Bromberg ayant offert en contrepartie le tirage moderne d’un film de Chomón. À voir les photos illustrant le livre et le documentaire figurant dans le DVD, on peut conclure que la copie nitrate a été sauvée. C’est une nouvelle qui ne peut que réjouir une institution comme la nôtre, vouée à la conservation du patrimoine cinématographique. Les travaux effectués avec cette copie nitrate provenant de sa collection étant terminés, la Filmoteca de Catalunya a demandé formellement que celle-ci lui soit rendue, quelle que soit la condition dans laquelle elle se trouve après traitement. Nous en avons expressément demandé la restitution par une lettre datée 12 juillet 2012, dans laquelle nous faisions savoir à M. Bromberg que nous cessions toute collaboration avec Lobster Films. Nous nous proposions aussi de lui retourner le tirage du film de Segundo de Chomón. À ce jour, fin janvier 2013, notre lettre reste sans réponse. La Filmoteca de Catalunya est une institution publique relevant de la Generalitat de Catalogne. Elle est chargée de la préservation de l’héritage cinématographique sur le territoire de la région et cette mission est fondée sur deux lois, 9 / 1993 et 20 / 2010. À ce titre, elle ne peut céder ce qu’elle préserve à un tiers. La loi l’autorise seulement de prêter temporairement des copies à des fins de conservation ou de restauration. La Filmoteca de Catalunya est membre de la Fédération internationale des archives du film depuis 1992. Son statut de membre permanent implique des devoirs qui sont en partie stipulés dans le code d’éthique élaboré par la FIAF. Ce texte énonce en préambule que « les archives de films et les archivistes sont les gardiens du patrimoine mondial des images animées. Il leur appartient de protéger ce patrimoine et de le transmettre à la postérité dans les meilleures conditions possibles et dans la forme la plus fidèle possible à l’œuvre originale. Les archives du film ont un devoir de respect à l’égard des originaux qu’elles conservent, aussi longtemps que ces documents sont en bon état. Lorsque les circonstances rendent nécessaires le transfert des originaux sur un nouveau support, les archives ont le devoir de respecter le format des originaux. […] Les archives du film reconnaissent que leur devoir premier est de conserver les collections dont elles ont la charge, de les rendre en permanence accessibles à la recherche, l’étude et la projection publique, à condition que ces activités n’aillent pas à l’encontre de la bonne conservation des collections ». (Voir : http://www.fiafnet.org /~fiafnet / fr / members / ethics. html)

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L’importance que l’on donne au Voyage dans la Lune pourrait laisser penser que nous survalorisons l’objet physique original, que nous cultivons un fétichisme de la copie d’époque. Mais le film de Méliès n’est pas une copie isolée. La principale raison pour laquelle nous réclamons sa restitution, c’est qu’elle fait partie d’une collection de plus de deux cents titres, dont sept autres productions du grand Méliès. Ces films forment un corpus d’une grande importance pour l’étude des origines de l’industrie cinématographique à Barcelone. La connaissance des premières années du cinéma a été considérablement enrichie par la prise en compte d’ensembles comme la Collection Corrick (Australie), Sagarminaga (Espagne) ou Desmet (Hollande). Une histoire de cette période ne peut être menée en isolant tel ou tel « classique », si prestigieux soit-il. L’approche d’une collection homogène – quand c’est sous cette forme que les films nous sont parvenus – permet de comparer et de saisir un contexte global, qui inclut laboratoires, distribution, exploitation, public… La Filmoteca de Catalunya souhaite récupérer la copie nitrate originale et la préserver dans ses propres lieux, là où elle doit être conservée de droit. M. Bromberg l’a empruntée à M. Gimenez, qui croyait naïvement qu’il était impossible d’en faire quelque chose. Nous sommes heureuses de constater qu’elle n’a pas seulement été en grande partie sauvée, mais qu’elle a même rendu possible la spectaculaire remise en circulation du Voyage dans la Lune par Lobster Films. Maintenant que ce projet a été mené à bien, cette copie nitrate doit retrouver sa seule place légitime. Nous pourrons enfin l’étudier comme archivistes et en permettre l’éventuelle consultation aux chercheurs et aux étudiants. Mariona Bruzzo, directrice des collections films Rosa Cardona, conservatrice Filmoteca de Catalunya, Barcelone

4. Le vandalismeiv par Henri Langlois Pour pouvoir montrer une œuvre ancienne, il faut d’abord qu’elle existe. C’est-à-dire qu’il faut l’avoir conservée. Pour pouvoir la conserver, il faut d’abord l’avoir collectionnée : le vandalisme consiste à l’oublier, et que la tâche primordiale pour une cinémathèque est dans la collection. C’est-à-dire dans la recherche et la prise en charge par elle des films non encore sauvegardés. [p. 3] […] d’autres cinémathèques, avant guerre, avaient des crédits importants et pouvaient beaucoup sauver : pourquoi n’y ont-elles pas réussi ? Parce qu’alors on pensait à choisir alors qu’il aurait fallu penser tout conserver. Nous aussi, à l’époque, nous avions cru que notre tâche consistait à collectionner ce qui nous paraissait être les meilleurs films, comme on collectionne des œuvres d’art. Or, c’était une position monstrueuse en raison du contexte qui fait qu’un tableau de Renoir existe même s’il n’est pas aux mains de la Tate Gallery, du Frick Museum ou

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exposé au Jeu de Paume. Alors qu’un Méliès ou un Griffith, ne se trouvant pas aux mains d’une cinémathèque, avaient peu de chances de survivre. D’ailleurs, plus les cinémathèques avançaient dans leur travail, plus elles développaient leurs connaissances, plus reculaient les bornes de cette terra incognita qu’était le passé de l’art cinématographique, plus nous nous rendions compte à quel point le recul modifiait déjà les notions acquises. À chaque instant nous prenions plus conscience de notre ignorance et, avec elle, de nos responsabilités. C’est pourquoi nous en sommes arrivés à concevoir très vite qu’il fallait s’efforcer de tout conserver, de tout sauver, de tout maintenir, de renoncer à jouer à l’amateur de classiques. [pp. 9-10] […] Il y a quelques semaines, le comité de sélection des films à conserver d’une importante et très sérieuse cinémathèque, discuta le plus froidement du monde, pendant trois quarts d’heure s’il convenait ou non de sauvegarder Man of Aran. Que de temps perdu ! Les plus terribles, dans notre métier, ce sont les « Diafoirus ». [p. 10] […] Ainsi Diafoirus, ignorant totalement que l’art muet est essentiellement plastique et photographique envoie à la fonte, sans regret, les merveilleuses copies d’époque, devenues à ses yeux inutiles, puisqu’il les a fait contretyper. […] [p. 11] [Tout conserver À la question de savoir si actuellement la Cinémathèque française accepte tout, Langlois répond :] Tout, absolument tout. Si la Cinémathèque française faisait une sélection, où irions-nous ? Comme la Bibliothèque nationale, nous prenons tout ce qu’on nous offre. Nous ne sommes pas Dieu, nous n’avons pas le droit de croire à notre infaillibilité, d’ailleurs, d’après quel critère ? Il y a l’art et il y a le document. Il y a de mauvais films qui restent de mauvais films, mais qui, avec le temps peuvent devenir extraordinaires. De quel droit rejeter, par exemple, la Caserne en folie ? Pour moi, c’est une chose fabuleuse, un monument. Une sorte de monstre sacré qui résume en lui tout ce que fut un certain cinéma : plus le temps passera, plus il sera formidable. Et puis il y a des films qui paraissent sans valeur et qui en ont, car le temps leur donne un style invisible aujourd’hui, d’autres qui paraissent ridicules et qui, dans quelques années, vont retrouver toute leur magie, même s’ils continuent à faire hausser les épaules de certains – les mêmes qui n’osent avouer tout haut la mauvaise opinion qu’ils ont de Gustave Moreau. Voyez dans un autre domaine, dans le film de Nicole Vedrès, cette prise de vue anonyme, pleine aujourd’hui d’une vie extraordinaire. [p. 12] [Et puis il faut conserver avant tout les négatifs originaux, soutient-il, c’est la base :]

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[...] seule la survie du négatif original peut assurer la survie dans, toute sa beauté originale, de l’œuvre d’art cinématographique. Assurer la survie le plus longtemps possible du négatif original, obtenir de pouvoir veiller sur lui, voilà quel est l’objectif le plus difficile et le plus essentiel. [p. 4] [mais il faut conserver les films sous toutes les formes permettant de les sauver :] Mieux vaut encore une copie usagée que rien du tout. [p. 12] [Les positifs, y compris en mauvais état, doublés, etc. sont des pis-aller, dans la mesure où l’on n’a pas mieux. Le contretype est un moyen de rendre le film projetable, échangeable, ce n’est pas la panacée de la conservation.] Tant qu’un film existe, on n’a pas le droit de renoncer à sa conservation. [p. 14] [Les contretypes qu’on a pu faire en 1910 n’avaient pas la finesse des nôtres et de ceux à venir dans quarante ans.] C’est pourquoi l’œuvre originale doit être conservée autant qu’il est possible et le plus longtemps possible et même indéfiniment. […] [p. 14] Détruire les copies anciennes, non encore effectivement décomposées, est simplement la preuve qu’on ne comprend rien à l’essence même de l’art cinématographique. […] [p. 15] Honte à ceux qui s’abritent derrière des principes de choix et de sélection pour s’esquiver de cette tâche, qui s’abritent derrière une fausse culture pour masquer la complicité de leur indifférence, de leur paresse, de leurs ambitions sociales, de leur sinistre satisfaction de soi. [p. 5]

5. La restauration en questionv

[…] Dominique Païni : […] Restaurer les films participe évidemment d’un acte historique, philologique, un acte qui relève pleinement de ceux qui déjà depuis longtemps participent de la fonction des musées et de l’histoire de l’Art en général. Mais pour le cinéma c’est aussi un acte qui va au-delà, un acte qui, au fond, appelle une certaine audace. Aujourd’hui, restaurer les films, les reproduire, c’est aussi les produire une seconde fois. L’acte de restauration suppose qu’on les reporte sur des supports dits de sécurité. Et si on veut vraiment leur donner toute leur valeur historique et culturelle, c’est aussi les remettre dans le circuit de la vision pour le public. Les questions sont multiples : goût du public, muétude des films, la grande question de la couleur, oubliée pour une partie d’entre eux, la question de leur durée – leur brièveté suppose qu’il faut à nouveau les assembler comme ils l’étaient, dans les premiers temps, selon des principes de programme ou selon des alternances entre les films eux-mêmes et du spectacle. Donc quelles sont les formes nouvelles pour, à la fois, conjuguer l’intérêt de les remontrer en respectant de manière historique et quasi archéologique leur fonction initiale ? Que faire avec le cinéma, à la fois commerce, industrie et incontestablement quelque chose qui a participé à l’échelle du siècle, à une révolution profonde du regard. De ce point de vue, la Cinémathèque se pose exactement la même question que Lobster, dans la mesure où l’on doit tenter de conjuguer la nécessité, l’obligation quasi par vocation de permettre aux scientifiques, historiens, chercheurs, étudiants d’accéder

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aux œuvres telles qu’elles parviennent jusqu’à nous. En même temps, on sait que ce qui parvient jusqu’à nous, on n’est jamais sûr de ce que c’est : est-ce la bande parvenue jusqu’à nous car elle a reçu les faveurs du public ? Celle choisie par le metteur en scène, celle voulue par le producteur ? Ce matériau, il faut le restituer dans son état le plus originel possible pour les chercheurs, scientifiques, historiens… Et il faut aussi, ce qui n’est pas toujours évident à conjuguer, redonner un circuit spectaculaire, un circuit divertissant à ces films qui le méritent. Le spectateur contemporain a une « alphabétisation audiovisuelle » plus grande que le public du cinéma des premiers temps. La question des intertitres pose problème. Faut-il en remettre, les refaire, les garder tous, ne pas les garder, les transformer ? La question est de réfléchir sur les droits que se donnent les archives, quelles libertés. Quel est l’équilibre juste entre l’accès scientifique et l’incontestable nécessité de remettre ces films dans le circuit du spectacle ? Car c’est servir ces films que de les réinscrire comme spectacle, que de faire rire, émouvoir, émerveiller à nouveau en les adaptant à la sensibilité d’aujourd’hui. Cette dialectique très compliquée, chacun peut la résoudre comme il le peut, mais elle reste un décalage, une ouverture entre ces deux points de vue, qu’il s’agit d’investir, de réfléchir et d’expérimenter. L’intégrisme archiviste ou antiquaire me paraît une attitude réductrice. [...] Serge Bromberg : Moi, j’ai un avis, comment dire, objectif, pragmatique. Nous avons la grande chance justement que restaurer un film soit une œuvre de reproduction. Une fois qu’on a le négatif on a la possibilité de le reproduire à quelques réserves près, autant de fois que nécessaire. Il est donc tout à fait imaginable que d’un point de vue muséal, pour les historiens et pour la consultation, on fasse une reproduction à l’identique de ce qui nous est parvenu. Maintenant il est clair que le large public qui peut être intéressé par ces images-là, peut ne pas avoir envie d’avoir des images décomposées, des cartons instables voire manquants. À partir du moment où le programmateur présente le film en mentionnant qu’il s’agit d’une version retouchée, ou en tout cas interprétée en fonction de ses goûts et de ses connaissances, le montreur d’images essaie, dans le pur respect de l’œuvre originale, de mettre les films à la portée du spectateur, sans s’embarrasser d’un discours trop sophistiqué. Car les films ont en général pour but premier de transporter un rêve, une illusion, un plaisir, une « magie cinéma » ! Ensuite, charge au chercheur, s’il décide d’aller plus loin, de consulter auprès des organismes spécialisés les éléments de tirage, conformes au matériel tel que parvenu dans les archives. Je pense que les restaurateurs doivent aussi penser à cela : séparer l’orthodoxie technique du restaurateur de la responsabilité qu’a le montreur d’images de ne pas décevoir son public. [...] Dominique Païni : [...] J’ai tendance à penser que, indépendamment de permettre la consultation pour les chercheurs de la totalité des matériels retrouvés, j’assume pleinement, pour en rester à la question des intertitres, de supprimer un intertitre de sorte que le film gagne en rythme ou en capacité d’intéresser le spectateur, au nom des lois narratives qu’il a intériorisées aujourd’hui. C’est néanmoins un vrai problème, car aujourd’hui le spectateur réagit avec des critères nés dans les années trente, en particulier le goût de la fluidité narrative. Or, on s’aperçoit que dès les années vingt c’était pareil : souvent le carton, soit dans raréfaction, soit dans son insertion, avait une fonction pour rendre fluide la narration. Avec les recherches des historiens du cinéma, on s’aperçoit aussi, en particulier dans le cinéma des années dix, qu’il n’y avait pas, au contraire, une telle crainte de la rupture et beaucoup plus de goût qu’on ne le croie

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pour la brutalité du récit interrompu par un intertitre. Alors c’est vrai, il y a là quelque chose qui est de l’ordre de la trahison. [...] Serge Bromberg : Il y a un petit chouchou des cinémathèques, Charley Bowers. La plupart de ses films ont été retrouvés, en France, par la Cinémathèque de Toulouse. Il se trouve que pour l’édition de ces films dans les années vingt, le distributeur français, probablement payé au mètre de pellicule, a pris un malin plaisir à ajouter des cartons truffés de jeux de mots tous plus minables les uns que les autres et qui vraiment cassent le film. Nous avons retrouvé un de ses films, et nous n’avons pas hésité à couper ces cartons ; je le dis chaque fois que je les montre. Je crois que c’est servir le film que d’enlever ces cartons qui ont été ajoutés par quelqu’un qui n’avait rien à voir avec Bowers. Dominique Païni : Il n’y a pas d’original pour l’art du film. L’art du film relève, pour reprendre la formule de Walter Benjamin, de « l’ère de la reproductibilité technique ». Le seul fait de contretyper un film est déjà une « trahison » : le contretypage produit un voile sur l’image, comparable à la vitre qui, aujourd’hui dans les musées, est posée sur des peintures, conçues, y compris grâce aux vernis, pour ne pas avoir de protection. Lorsqu’on regarde la copie « originelle », nitrate, on voit combien le piqué de l’image participe pleinement du travail des cinéastes, du travail avec les acteurs, la relation que les cinéastes avaient avec la réalité et la notion d’espace grâce à leur pellicule et à l’optique de l’époque. Quand je pense qu’on a parlé de la profondeur de champ à partir de Welles et quand on voit Zecca, quand on voit tous les « primitifs » pré-Feuillade, même dès les Lumière et Méliès, l’attention qu’ils avaient aux accidents de la réalité au fond du champ. Serge Bromberg : Je ne suis pas du tout d’accord avec ce qui vient d’être dit sur le voile et le contretypage. Et je voudrais citer l’exemple des films de Méliès, pour lesquels on a très peu de négatifs originaux. La plupart des films sont des tirages positifs qu’on a contretypés. Lorsqu’on retrouve les négatifs originaux et qu’on les tire – ce qui vient de se passer récemment –, on obtient une image totalement différente de ce qu’on obtient si on part d’un positif tiré à l’époque et qu’on essaye de le contretyper. À partir d’un même négatif, les copies tirées sont donc différentes suivant les dates de tirage ! [...]

6. Un gala rétrospectifvi par D. A. [Daniel Abric] La semaine dernière a eu lieu, à la salle Gaveau, un grand gala en l’honneur de Georges Méliès qui fut l’un des premiers metteurs en scène français. Les films de Méliès avaient été retrouvés par hasard dans une cave. Ils étaient dans un état lamentable. Pour pouvoir les représenter, il fallut les contretyper, c’est-à-dire faire de nouveaux négatifs d’après les vieux positifs, et faire un nouveau tirage ; puis on les recoloria au pochoir. Et vraiment, le jeu en valait la chandelle. On ne peut s’imaginer ce qu’il y a d’invention, de génie burlesque dans des petits films (il est vrai qu’à son époque c’étaient de grands films), comme La conquête du Pôle ou Les quatre cents coups du Diable. Que d’innovations dans la technique, trucs aujourd’hui courants, mais qui alors n’avaient jamais servi, surimpressions, fondus enchaînés.

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Quant aux scénarios, à la réalisation, ils sont d’une formule très curieuse qui n’a pas été suivie et que rien du cinéma d’aujourd’hui ne peut faire soupçonner. Qu’on imagine pourtant une action prise au domaine du fantastique, et soutenue au moyen de poupées et de dessins animés, auxquels viennent se mêler des personnages stylisés, qu’assistent des girls genre Mack Sennett. Car Méliès avait découvert les « girls » avant les Américains. Espérons que cette exhumation de ses films lui sera utile et qu’un producteur intelligent lui fournira les moyens de réaliser encore quelques-unes de ces petites bandes, pleines d’invention, de gaîté et de malice.

7. Qu’avez-vous fait du cinéma ?vii par André Imbert Remercions ceux qui ont organisé le gala Méliès à la salle Pleyel. Nous avons vu, grâce à eux, quelques-uns des premiers films du cinéma français, des films de celui que l’on a appelé le créateur du spectacle cinématographique : Georges Méliès. Nous avons souvent dit ici-même, combien, au début du cinéma, les films français possédaient de fantaisie et de mouvement, mais combien vite cette exubérance avait été étouffée par les pontifes du théâtre et du commerce. Les films de Méliès sont peut-être les plus cinématographiques qui aient jamais été tournés. Dans le Voyage dans la Lune, dans les 400 coups du Diable, quelle imagination ! quelle fantaisie ! quel renouvellement perpétuel ! Les films américains les plus extravagants contiennent moins de trouvailles, moins de mouvement, que ces petits films du début du cinéma. Et tout cela amené avec tant de naturel que l’on s’intéresse à toutes les péripéties de ces voyages fantastiques. Voilà un spectacle visuel. Après la projection de ses films, Georges Méliès dit quelques mots. Modeste, il s’excusa presque des enfantillages de ses œuvres et demanda à ne pas comparer ces films faits à la naissance du cinéma, à l’aide de moyens de fortune, avec les films actuels bénéficiant de procédés techniques perfectionnés. Nous avons comparé, au contraire. Nous avons comparé la fantaisie stupéfiante des films de Georges Méliès avec les mornes et prétentieuses images du cinéma actuel. Et lorsqu’on pense que Méliès devait presque tout créer, tout inventer, ses films n’en paraissent que plus étonnants. D’ailleurs, ces films féeriques ne doivent pas faire oublier qu’il y eut aussi, jadis, un cinéma comique français. Il y eut ces fameux films-poursuites qui, avec leurs personnages épileptiques, mettaient les spectateurs en joie. À cette naïve époque on ignorait encore les moyens d’ennuyer le public avec de grands films solennels et de soi- disant intrigues psychologiques. Et maintenant que, malgré l’avis de Georges Méliès, nous avons comparé, nous pouvons mieux comprendre ce que pourrait être le cinéma français, mieux comprendre ce qu’il est en réalité. Que l’on vienne dire à présent : nous n’avons ni auteurs, ni vedettes, ni argent.

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Ce sont vos auteurs, vos vedettes, votre argent qui ont tué le cinéma. Ce sont vos dancings, vos décors luxueux, qui le tuent. Les opinions les plus diverses, les plus contradictoires, ont été émises sur le cinéma. Et de toutes ces opinions, il ne reste d’à peu près certain que ceci : il faut aborder le cinéma avec un cœur simple et dompter les images animées par un travail acharné. Le manque de sincérité, la vanité, ces ennemis du cinéma que l’on essaye de dissimuler sous une apparente « sobriété », l’esprit mercantile, et finalement, le désordre général, ont amené le cinéma français à l’état que l’on connaît.

*

Cependant, ceux qui attendent un sursaut du cinéma français ont désormais lieu d’espérer. Maintenant que le cinéma parle, le théâtre, ainsi qu’il était facile de le prévoir, achève de l’envahir. Les auteurs dramatiques, les acteurs de théâtre, l’esprit théâtral, rendront vite complètement désespérée la situation du cinéma français. Alors viendra l’inévitable réaction. Alors, il faudra bien que prennent le gouvernail ceux qui ont la main assez ferme pour la tenir. Au moment du naufrage, il ne s’agit plus de paraître, ou de faire de l’esprit ; tous alors se groupent instinctivement auprès de ceux qui ont une âme forte. Parce qu’ils auront un cœur pur, ils auront le droit, ces hommes nouveaux, de demander à ceux qui, depuis si longtemps, fabriquent des images inanimées et qui, maintenant, vont sonoriser toute la vanité française : qu’avez-vous fait du cinéma ?

8. L’envers du cinéma. Une rétrospectiveviii par André Page On parle depuis longtemps de créer officiellement une cinémathèque complète où il soit possible de retrouver tous les chefs-d’œuvre de l’écran depuis les premiers balbutiements jusqu’au dernier film en couleurs en passant par les films muets, sonorisés, parlants et en relief. Jamais cette nécessité ne s’était tant fait sentir à ceux qui s’intéressent à cette question qu’après la rétrospective du cinéma organisée la semaine dernière à la Cité Universitaire sous le patronage de notre confrère Cinémonde. Cette rétrospective comprenait des films de 1895 à 1925 qui avaient été extraits des archives de la « Cinémathèque française ». On commença par une bande de M. Raoul Grimoin-Samson [sic] qui montra aux spectateurs comment a évolué l’image animée de Daguerre à Lumière en passant par Edison. Puis M. Georges Méliès, aujourd’hui âgé de soixante-seize ans, présenta sa Conquête du Pôle Nord [sic] qui, malgré son archaïsme – elle date de 1907 – est absolument irrésistible. Le mouvement, l’entrain, le rythme de ce film sont tels qu’on le voit avec un très grand plaisir. On vit encore un dessin animé français d’Émile Cohl, l’inventeur du genre. À propos de dessin animé français, signalons que bientôt nous allons en avoir un de M. Pierre Bourgoin, dont nous avons déjà parlé. Nous y reviendrons d’ailleurs la semaine prochaine. Cette séance n’était d’ailleurs pas réservée aux films français : un Jules César italien, des passages du Kid de Charlie Chaplin, de la Naissance d’une nation de Griffith, des Niebelungen de Fritz Lang.

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Quant à la période actuelle, elle fut représentée par une partie du film de Leni Riefenstahl : les Olympiades et par un film en couleur de Cavalcanti.

9. Inventions françaisesix

Anonyme Combien pourrait-on citer d’inventions qui, nées en France, sont demeurées inaperçues, mais furent exploitées avec succès à l’étranger. Pauvres inventeurs qui avez peiné toute votre vie, qui vous êtes ruinés, non seulement vous ne tirerez aucun profit de vos travaux, mais encore votre nom sombrera dans l’oubli. Sic vos non vobis. Les exemples abondent, nous nous bornerons aujourd’hui à parler de Georges Méliès. Voici Georges Méliès qui dirigeait le Théâtre Robert-Houdin quand le 28 décembre 1895, les frères Lumière projetèrent leurs premiers films, au grand café, 12, boulevard des Capucines. G. Méliès devina tout de suite quelles possibilités offrait l’invention. Il construisit un appareil, acheta un terrain à Montreuil, y édifia un atelier qui peut être considéré comme le premier studio. Il imagina le procédé permettant le dédoublement d’un personnage sur une même image, le « fondu », le « fondu enchaîné », le « tour de manivelle », c’est-à-dire l’enregistrement d’une bande image par image, avec un temps d’arrêt pour modifier la position des objets. Et ainsi il composa des films qui demandaient tout à la féerie, tel son fameux voyage dans la lune, d’une longueur inusitée de 280 mètres. C’est précisément ce film dont les Américains tirèrent de nombreuses copies qui marqua le début des déboires de l’inventeur général [sic]. En effet, pour éviter le retour de la contre-façon dont il était victime, Méliès ouvrit une succursale à New-York, mais Edison ayant obtenu le monopole du visa des films, la succursale dut être fermée. Méconnu en France, refusant des concours qui s’étaient offerts, Georges Méliès ne tira aucun profit de ses inventions et mourut pauvre au début de cette année, sur un lit d’hôpital.

NOTES

1. Paolo Cherchi Usai, « The Lindgren Manifesto : The Film Curator of the Future », donné à la Ernst Lindgren Memorial Lecture, British Film Institute’s National Film Theatre, BFI Southbank, Londres, 24 août 2010, publié dans le Journal of Film Preservation, n° 84, avril 2011, p. 4 (traduction avec le souvenir de la version française donnée par Cherchi Usai dans sa conférence). 2. Lettre de Georges Méliès à Carl Vincent, 11 février 1937, Turin, Museo nazionale del Cinema, fonds Carl Vincent. 3. Madeleine Malthête-Méliès, Méliès l’enchanteur, Paris, Hachette, 1973, p. 270. Selon l’auteure, c’est Al Abadie de Londres qui fait acheter une copie envoyée à New York, portée dans les

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laboratoires d’Edison à West Orange, contre- typée par les soins d’Arthur White – qui en réalise également pour son propre compte qu’il vend à la Vitagraph Company et au producteur Lubin de Philadelphie. À partir de janvier 1903 Méliès réalise deux négatifs pour chacun de ses films (p. 274). 4. Lettre de G. Méliès à C. Vincent, 24 février 1937, ibid. 5. Voir « Vingt-cinq ans de cinéma sous le signe de la jeunesse et de Cinémonde », Cinémonde, n° 454, 1er juillet 1937 ; « Le Tout-Paris a rendu un suprême hommage au cinéma d’hier », ibid., n° 456, 15 juillet 1937 ; Lucie Derain, « Le Gala de la Cinémathèque française à la Cité universitaire », la Cinématographie française, n° 974-975, 2-9 juillet 1937. 6. Référence, outre au livre de Dominique Païni Conserver, montrer (Yellow Now, 1992), à l’article du même, « Restaurer, conserver, montrer », dans coll., la Persistance des images, Paris, Cinémathèque française, 1996, pp. 5-11. 7. Ibid., p. 8. 8. Roland Cosandey, « L’inescamotable escamoteur ou Méliès en ses figures », dans Jacques Malthête et Michel Marie (dir.), Georges Méliès, l’illusionniste fin de siècle ?, Paris, Colloque de Cerisy / Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 48. 9. René Jeanne, « L’évolution artistique du cinématographe », dans coll., le Cinéma des origines à nos jours, Paris, Éditions du Cygne, 1932, p. 176. 10. Marcel Lapierre, « De Georges Méliès à Charlie Chaplin », les Primaires, n° 13, 1931, p. 840. Nous avons fait le choix de ne pas reproduire ce texte très long. 11. La récupération de Méliès par certains chroniqueurs à des fins « nationalistes » a été étudiée par Christophe Gauthier (« L’Invention des « primitifs » à l’orée du parlant : le cas Méliès », Cahiers parisiens-Parisian Notebooks, University of Chicago Center in Paris, volume 2, 2006, pp. 148-175). 12. René Jeanne, « Les faux du cinéma », Lectures pour tous, août 1937, p. 31. Seule la première page de ce texte de trois pages concerne Méliès. 13. Ibid. 14. « Restaurer, conserver, montrer », art. cit., p. 11.

NOTES DE FIN i. Texte publié dans Journal of Film Preservation, n° 87, octobre 2012, pp. 7-10. ii. Turin, Museo nazionale del Cinema, fonds Carl Vincent. iii. Lettre adressée à 1895 revue d’histoire du cinéma, faisant écho à celle que la Filmoteca de Catalunya a envoyée en juillet 2012 à la société Lobster – sans réponse. Il s’agit par ailleurs d’une version améliorée d’une lettre que la Filmoteca a fait parvenir aux institutions membres de la FIAF le 4 février 2013. iv. « Entretien avec Henri Langlois par Éric Rohmer et Michel Mardore », Cahiers du cinéma, n° 135, septembre 1962, pp. 1-25. On a prélevé dans cet entretien un choix d’extraits, parfois une phrase seulement, les italiques condensant ou résumant certains passages (Réd.). v. Table ronde animée par Jacques Kermabon, reproduite sous ce titre dans Bref, n° 35, hiver 97/98, pp. 47-52. vi. L’Européen, n° 37, 1 ère année, 25 décembre 1929, p. 8 (« Hebdomadaire économique, artistique et littéraire »).

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vii. Cinéa, Ciné pour tous, n° 148, 15 janvier 1930, p. 10. viii. Ric et Rac, n° 436, 9e année, 14 juillet 1937, p. 6 (« Grand hebdomadaire pour tous »). ix. La Voix du combattant, n° 988, 19ème année, 2 juillet 1938 (n. p.) (« organe officiel de la Fédération départementale des associations de mutilés, blessés, anciens combattants de la Grande guerre, leurs veuves, orphelins et ascendants », Gironde).

RÉSUMÉS

La récente restauration du Voyage dans la Lune de Georges Méliès (1902) a suscité une série de discussions, commentaires et controverses dans le milieu des archives cinématographiques, des chercheurs en histoire du cinéma et plus largement dans le public. À partir de ce cas particulier, des questions plus générales se posent autour du statut de tels films à la fois comme biens culturels et comme objets physiques appartenant au patrimoine. Un texte de deux spécialistes de Méliès, de l’archive détentrice de la copie-source, conduisent à poser d’autres questions en amont : le Voyage dans la Lune a-t-il fait l’objet d’une « invention » comme chef-d’œuvre majeur de son auteur, Méliès et quand ? On doit remonter pour cela au gala Méliès de 1929, à la correspondance de Méliès au sujet de ce film en 1937, et s’interroger sur les philosophies de la conservation qui ont prévalu entre temps (propos d’Henri Langlois de 1962).

The recent restoration of George Méliès’s A Trip to the Moon (1902) led to a series of discussions, commentaries and controversies among film archivists, film historians and the wider public. From this particular case more general issues arise regarding the status of such films as both cultural and physical objects that are part of a cultural heritage. Texts by two Méliès specialists, and one from the archive holding the source-copy, lead to further basic questions : was A Trip to the Moon “ invented ” as the principal master-piece of its author, Méliès, and if so when did this happen ? To answer this we need to go back to the “ Méliès Gala ” in 1929, to Méliès’s correspondence about this film in 1937, and we need to reflect on the philosophies of conservation that have prevailed since then (e.g. the position of Henri Langlois, 1962).

AUTEURS

BENOÎT TURQUETY

Benoît Turquety Maître d’enseignement et recherche à la section Histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne. Auteur de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, « Objectivistes » en cinéma (2009), « Formes de machines, formes de mouvement » dans Ciné-dispositifs (2011). Ses dernières publications et contributions à des colloques portent sur les questions liées à l’historiographie des techniques cinématographiques. Benoît Turquety is lecturer in the History and Aesthetics department of the University of Lausanne. Author of Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, « Objectivistes » en cinéma (2009), « Formes de machines, formes de mouvement » in Ciné-dispositifs (2011). His recent publications and conference papers deal with questions related to the historiography of film technologies.

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Chroniques

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Chroniques

Historiographies

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Les cinémas africains dans l’histoire. D’une historiographie (éthique) à venir

Samuel Lelièvre

1 Alors que les publications relatives aux cinémas africains se sont multipliées depuis une quinzaine d’années, que connaît-on de l’histoire de cinématographies parfois présentées comme les plus jeunes au monde ? Se poser cette question laisse généralement la place à d’autres interrogations : que sont ces cinémas africains ? Quelle est leur existence au sein des autres histoires du cinéma ou d’une histoire des cinémas du monde ? Existent-ils en tant que « cinémas enracinés » dans ce vaste continent africain et non pas (seulement) comme des films distribués et projetés dans les salles de cinémas « art et essai » des pays occidentaux, comme des films bénéficiant de soutiens techniques, financiers ou moraux extérieurs à l’Afrique et qui, finalement, seraient destinés à des publics non-africains ? En bref, il s’agit pour l’historien non seulement de se demander « de quel cinéma il est question » et de se situer à l’intérieur de cette vaste et riche Afrique, mais aussi d’appréhender les deux composants du syntagme cinéma africain dans leur complexité historique, en incluant les dimensions politiques, économiques, ou socioculturelles liées à son émergence et à son développement. En outre, faisons remarquer dès à présent que les cinémas du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie et, surtout, Égypte), d’une part, et le cinéma sud-africain, d’autre part, doivent être appréhendés différemment ; entre les deux se déploient tous les cas particuliers des pays d’Afrique subsaharienne1.

2 L’accroissement du nombre de publications sur le sujet ne pourrait-il pas être également interprété comme un symptôme du décalage entre cinéma africain et recherche, quelque chose comme une inflation des « discours » plus ou moins spéculatifs au regard de l’évolution de la production de films depuis le milieu du XXe siècle2 ? Le premier constat qui s’impose, c’est que très peu de travaux se sont placés dans une perspective historique en tant que telle. De là découle la difficulté de recherches d’ordre historiographique au sens défini, entre autres mais de manière déterminante, par Robert C. Allen et Douglas Gomery : des « questions générales qui transcendent tout

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exemple particulier de littérature historique sur le cinéma »3. L’une des raisons tient à la fragilité même de ce « cinéma africain » et, par ailleurs, à la nécessité de défendre son altérité pour ceux qui s’en faisaient, d’une certaine façon, les « historiens ». Avant même d’entrer dans le débat polémique sur le point de vue depuis lequel l’histoire des cinémas africains peut se faire, le seul fait qu’il n’existe peu ou pas de discussion d’ordre épistémologique ou méthodologique concernant la façon de faire cette histoire pose question. Est-ce que les cinémas africains seraient si particuliers qu’ils existeraient en dehors des débats sur l’histoire du cinéma en général ? Je pense, pour ma part, que c’est précisément là que devrait s’appuyer une critique (bienveillante) des études conduites dans les marges de l’historiographie, parfois de manière auto-justifiée ou auto-complaisante.

Les deux modèles d’une pré-historiographie du cinéma en Afrique

3 En se mettant en quête de « modèles » pour une historiographie des cinémas africains, on s’aperçoit que ceux-ci n’étaient pas totalement absents des travaux qui, tant bien que mal, se sont mis en place. On pourrait ainsi considérer deux sources ayant pu fonctionner comme des modèles dans les discours sur une production cinématographique que l’on fait traditionnellement remonter à la fin des années 1950 et au début des années 1960 ; à chacun de ces modèles issus du « champ occidental » correspond un développement plus spécifiquement africain. Il s’agit tout d’abord de l’approche « socio-anthropo-logique » ou « anthropologique » introduite par Edgar Morin en 1956 à travers le Cinéma ou l’homme imaginaire 4. Toutes les approches de ce type qui sont apparues par la suite ne sont pas similaires à celle de Morin, mais celle-ci est historiquement liée au domaine africain, notamment à travers le lien avec Jean Rouch. Un texte « fondateur » de ce point de vue est celui d’Amadou Hampâté Bâ, « Le dit du cinéma africain » publié en 1967, précisément, par Jean Rouch : il relate des difficultés d’intégration de cet étrange « tiyatra » dans des milieux traditionnels marqués par l’Islam, évoquant les relations entre le cinéma et ces milieux – et constatant souvent une forme de décalage entre les deux5. Une seconde approche est directement issue de l’histoire du cinéma proprement dite, et en particulier de l’approche encyclopédique (et marxisante) de Georges Sadoul6. Des auteurs aussi importants que Paulin Soumanou Vieyra ont placé directement leurs travaux dans cette perspective7.

4 On a oublié aujourd’hui que Rouch s’est intéressé de près à l’histoire du cinéma en Afrique, que ce soit dans sa relation avec une histoire coloniale ou par rapport à la naissance d’un « cinéma africain » : son rapport intitulé « Situation et tendance du cinéma en Afrique », commandé par l’UNESCO en 1961, constituait un état des lieux incontournable, en revenant aux origines du cinéma en Afrique, en faisant le lien entre les époques et les pratiques, et en ne se limitant pas à l’Afrique francophone8. Ayant travaillé sous la direction de Rouch, Pierre Haffner peut être situé dans une certaine continuité – avec une référence induite à Morin9. Il a publié, en 1978, un Essai sur les fondements du cinéma africain rendant compte de son expérience de terrain, en republiant en ouverture le texte d’Hampâté Bâ cité plus haut10. Dans son principe, ce livre s’appuie sur un terrain particulier, celui du Mali et de sa capitale, Bamako, pour tenter d’en déduire certains principes généraux – selon une procédure hypothético- inductive classique pour un terrain encore largement inexploré –, en tentant aussi de le

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relier à l’histoire des cinémas occidentaux. Ces réalités africaines, Haffner veut d’abord les situer sur le plan de la réception des films (de l’attente des spectateurs, des habitudes de consommation, de la culture, etc.), ce que l’auteur appelle « l’éthique du spectateur » ; d’un autre côté, il traite de ce qu’il appelle « l’esthétique du cinéma africain » en tentant d’approcher plus directement les films mêmes. Haffner parle de « cinéma africain », au singulier donc, mais reconnaît aussi, dans son introduction, que « L’Afrique n’est pas plus une que l’Europe, peut-être l’est-elle encore beaucoup moins »11. D’une manière générale, il cherche à être au plus près de son terrain de recherche ; pour cette raison, son discours est souvent élaboré sur le mode du témoignage, voire du journal de bord. Ce qui le conduit, d’une manière qui peut paraître étonnante, à dire qu’il est plus « légitime » quand il s’intéresse aux « spectateurs africains » que quand il aborde les « films africains » en tant que tels. Mais en l’absence de « modèle » et de concepts généralisables à l’ensemble dudit « cinéma africain », les résultats de cette recherche ne semblent pas être contrebalancés par une procédure hypothético-déductive. En fait, après ces enquêtes de terrain, Haffner s’est engagé dans ce qu’il appellera lui-même une « critique idéologique », en prenant appui sur les discours de légitimation issus de la mouvance panafricaniste, laquelle constituera, selon lui, une clé pour la compréhension d’une évolution historique. Ce faisant, il s’est éloigné du pragmatisme de ses débuts pour définir le « cinéma africain » à l’aune de la lecture unifiante du panafricanisme. 5 La tradition de l’enquête de terrain a perduré jusqu’à nos jours, mais en revenant davantage à la perspective « socio-anthropologique » ou « anthropologique » initiée par Rouch. Ainsi, une partie de l’anthropologie culturelle et sociale contemporaine travaille désormais sur ces « cinémas africains » – souvent en se situant sous la rubrique des media studies, plus conforme à un habitus des champs académiques concernés. Il convient de mentionner ici les recherches sur le film vidéo nigérian et ghanéen, une production qui émerge à partir des années 1990 comme une réponse aux problèmes d’intégration structurelle (incluant les aspects techniques et économiques) du médium cinématographique dans les milieux socioculturels africains. Dans Signal and Noise, Brian Larkin a enquêté sur le développement et l’« économie » de ce « video film » dans les grandes villes nigérianes. Son approche, selon l’aveu même de son auteur, implique une critique d’un présupposé de l’histoire « traditionnelle » des cinémas africains, à savoir « la focalisation sur la production par des Africains en tant que signifié légitime de ce qui constitue le cinéma africain – bien que la plupart de ces films aient circulé en dehors du continent – laissant sous-développée l’analyse des cultures cinématographiques en Afrique même »12. Comme chez Haffner, une histoire du « cinéma africain » se joue d’abord dans les milieux socioculturels. Mais, Larkin insiste sur la complexité de ces milieux, s’intéresse par exemple à l’influence du « film hindou » sur le film vidéo nigérian, et veut décrire comment, depuis cinq décennies, ces pratiques filmiques sont inséparables du développement d’une vie urbaine. Par rapport aux années 1970 et 1980, nous sommes passés d’un « cinéma africain » à la diversité des pratiques cinématographiques africaines. 6 « La focalisation sur la production », c’est clairement ce qui était en jeu dans l’approche historique, cette fois, de Paulin Soumanou Vieyra. Ce dernier avait commencé à répertorier les films produits dans chacun des pays africains depuis les indépendances, en incluant, selon la perspective panafricaniste évoquée précédemment, les pays du Maghreb – mais en excluant le cinéma d’Afrique du Sud compromis avec le régime de l’apartheid. L’un de ses ouvrages les plus importants, le Cinéma africain, des origines à

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1973, se situe dans le prolongement de Sadoul – jusque dans la formulation de son titre13. Une perspective politique et sociale est inséparable de ce projet, laquelle adhère à la conception sadoulienne d’un cinéma au service de la culture, de la communication entre les hommes, et de la fraternité entre les peuples14. Une caractéristique de l’œuvre de Vieyra est de s’être construite en relation étroite avec les milieux professionnels, en particulier avec des organisations comme la Fédération panafricaine des cinéastes. Par ailleurs, au-delà de cette orientation politico-idéologique, ce projet impliquait d’apporter plus directement une information concernant l’Afrique subsaharienne, quand Sadoul s’était surtout intéressé au Maghreb15. Des auteurs tels que Victor Bachy ou Ferid Boughedir, entre beaucoup autres, viendront compléter les travaux de Vieyra en apportant une information plus détaillée sur des pays émergents et en se risquant à aborder des questions de fonctionnement économique, de contenus et de « consommation » de ces films africains16. 7 Au regard de la situation de la production, des « institutions » ou de la diffusion- exploitation des films africains, la bibliographie qui s’est constituée jusqu’à la fin des années 1980 proposait un tour d’horizon à peu près complet. Ce tableau devait toutefois être complété à mesure que la production augmentait quantitativement et (surtout) qualitativement. Des auteurs comme Souleymane Cissé, Idrissa Ouédraogo, Gaston Kaboré, et d’autres ont commencé à bénéficier d’une reconnaissance internationale importante permettant, d’une certaine façon, de hisser ce « cinéma africain » sur la scène internationale. Sur le plan bibliométrique, la démultiplication des publications en langue anglaise est le phénomène marquant de ces années 1990, avec des titres, tels qu’ African Cinema. Politics and Culture de Manthia Diawara, qui émergeront de la masse. Ce phénomène a perduré jusqu’à aujourd’hui. Tout en venant enrichir le regard sur des cinémas venus essentiellement de pays francophones, cette nouvelle littérature émanait d’un environnement économique et socioculturel n’entretenant que peu de liens avec l’Afrique subsaharienne, ce qui a en partie abouti au développement de discours sans rapport concret avec le développement réel de ces cinémas. Pour comprendre ce phénomène, il faut le rapporter au déploiement de l’« enseignement des cinémas africains » dans les universités américaines, souvent en relation avec l’enseignement des littératures africaines et francophones et en se plaçant dans le prolongement du mouvement des droits civiques des années 196017. La fin de la « Guerre Froide » et la chute du Mur de Berlin avaient conduit à une crise des tiers- mondismes et des grands engagements « idéologiques ». Mais quand un certain nombre de centres universitaires anglo-saxons ont développé des travaux sur une « histoire post-coloniale », l’Université française a semblé revenir à un certain conservatisme disciplinaire et dans ses objets d’études18.

Mémoires africaines et la part sombre de l’histoire

8 On constate, cependant, que la majorité de ces nouveaux discours se sont appuyés sur une conception linéaire, voire téléologique, de l’histoire, en s’attachant à décrire un processus de « libération » ou de « décolonisation » vis-à-vis des cinémas coloniaux ou « ethnographiques ». On commence alors à mesurer un certain sous-développement de la réflexion historiographique : en effet, étant donné cette complexité des cinémas africains (mise en avant par les historiens eux-mêmes), il peut paraître étonnant que la crise de « l’histoire », qui a touché l’historiographie du cinéma (en déboulonnant en partie

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l’œuvre de Sadoul), ne se soit guère insinuée dans les travaux concernant l’Afrique. La remise en cause d’une histoire encyclopédique opérée par Allen et Gomery, par exemple, ne semble pas avoir été prise en compte – y compris pour pouvoir la contester. En dehors de l’Afrique du Nord et de l’Afrique du Sud19, le cinéma ne s’est pas implanté en Afrique au travers d’industries ou d’institutions au sens traditionnel du terme ; les recherches d’ordre historique ne peuvent se jouer par rapport à des événements ou des séquences temporels (l’invention du cinématographe ou le passage au parlant, par exemple) qui seraient internes à l’évolution historique du cinéma sur le continent et qui seraient partagés par l’ensemble des films et des pratiques que recouvre le syntagme « cinéma africain ». D’autre part, la recherche historique sur ces cinémas africains est confrontée, plus que d’autres, à la difficulté de s’appuyer sur des données du réel au sens de l’École des Annales. Les historiens sont clairement confrontés à un problème d’identification et de constitution de leurs corpus – archives et cinémathèques inexistantes ou dans un état précaire, statuts juridiques des films ou des auteurs parfois indéterminés, etc. Ils doivent tenir compte de l’écart entre « production de films » et « économie du cinéma » : les films africains ne sont guères accessibles depuis l’Afrique, sinon à travers les réalisateurs et producteurs eux-mêmes – vivant et travaillant sur le continent mais aussi, souvent, depuis l’extérieur20. En somme, alors que la nécessité d’entrer dans le cadre d’une « histoire-problème » est de plus en plus évidente – pluri-, inter-, et transdisciplinarité sont devenues la règle –, les approches historicisées des cinémas africains restent attachées au cadre d’une « histoire-récit » (l’histoire politique de l’Afrique).

9 Est-ce la conséquence de ces insuffisances : le fait est qu’une bonne partie de la littérature sur les cinémas africains relève davantage de la « critique sociale », ou d’une critique littéraire versée dans la « critique sociale », que de l’histoire. Entre les années 1960 et 1980, la connaissance de l’évolution historique du cinéma en Afrique était la conséquence d’une pérennité des modèles « socio-anthropologique » et « historique » cités plus haut. D’une part, cela allait dans le sens d’une nécessaire « dé- singularisation » de l’Afrique et de ses cinémas – le fait qu’un sol commun existait malgré tout entre l’histoire du cinéma au sens large et les études sur les cinémas africains. D’autre part, cette connaissance était souvent inséparable d’un engagement politique de la part des historiens eux-mêmes. Se posait dès cette époque la question du décalage entre, d’une part, le « cinéma africain » en tant que projet, comme quelque chose qui devait advenir et qui revêtirait d’abord un sens politique et, d’autre part, la réalité de la présence du cinéma en Afrique, d’une « économie cinématographique » et des pratiques socioculturelles qui y sont associées. Non seulement la recherche se déploie dans un environnement où un rapport à l’oralité demeure important, mais les traditions orales elles-mêmes doivent être prises en considération à travers les récits élaborés par les films africains. La question du cinéma en Afrique induit de considérer des rapports de force et d’influence entre un développement cinématographique interne au continent et l’impact des pratiques cinématographiques occidentales sur les sociétés et les imaginaires africains, conduisant nécessairement à traiter de ce qui, depuis un point de vue africain, sera considéré inévitablement comme la part sombre de l’histoire. Le problème qui apparaît déjà à ce stade est celui de pouvoir prendre en compte cette dimension mémorielle tout en restant dans le cadre d’une objectivité historienne et non pas dans une nouvelle forme de relativisme.

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10 Débordant du cadre de ce qui est considéré comme le « cinéma africain », l’exemple des cinémas coloniaux pourrait être rappelé ici. Par rapport aux cinémas qui ont émergé après les indépendances, ces cinémas coloniaux constituent probablement l’un des champs les mieux établis quand on parle de cinéma en Afrique21. C’est bien évidemment le recul indispensable au travail de l’historien qui a permis une structuration plus scientifique de ce champ. Mais concernant le sujet qui nous occupe ici, deux ouvrages récents peuvent être mentionnés qui se situent sur ces deux périodes de l’histoire africaine, l’histoire coloniale et l’histoire « postcoloniale »22 : tout d’abord Images et démocratie. Les Congolais face au cinéma et à l’audiovisuel de Guido Convents qui resitue le cinéma congolais contemporain par rapport à la période coloniale et, d’autre part, le Cinéma post-colonial français de Caroline Eades qui considère un ensemble de films français réalisés après les indépendances en s’appuyant sur un imaginaire lié à l’ère coloniale tout en ouvrant sur un univers dans lequel des « films africains » vont commencer à émerger23. Bien que traitant de corpus très différents, l’intérêt de ces deux études est de mettre clairement en évidence l’importance des héritages coloniaux dans les cinémas qui s’élaborent en Afrique et de montrer, bien que partiellement ou de manière indirecte, le caractère arbitraire et idéologique de cette « coupure épistémologique » qui est à la base d’une bonne partie de la littérature sur les cinémas africains. 11 L’exemple du cinéma sud-africain semble s’imposer dans un second temps. Il est, en effet, emblématique d’un lien étroit entre cinéma et politique et, d’autre part, il a souvent été tenu à l’écart de la recherche qui nous occupe ici. Or, l’Afrique du Sud est, avec l’Égypte, le pays du continent qui a produit (et continue de produire) le plus de films ; dans le même temps, il s’agit d’une industrie qui est inséparable de l’histoire de l’apartheid elle-même. Un certain nombre d’ouvrages nous permettent aujourd’hui d’avoir une vision assez claire de cette histoire, en particulier concernant les relations entre l’industrie cinématographique et le régime de l’apartheid ; certains de ces ouvrages nous permettent même d’avoir une information très utile pour comprendre la période s’étendant de la fin des années 1950 à la fin des années 1980, alors que le « cinéma de l’apartheid » est monté en puissance et s’est effondré24. Mais on ne s’étonnera pas qu’à côté des travaux traitant d’une période que nous pouvons aujourd’hui regarder avec un peu de recul, les publications traitant de la période post-apartheid soient beaucoup moins convaincantes sur le plan historique et relèvent, dans certain cas, d’une critique idéologique consistant à juger l’histoire contemporaine à l’aune de ce que nous savons aujourd’hui de l’histoire de l’Afrique du Sud au XXe siècle25. 12 Ces rapports à l’histoire coloniale ou au cas sud-africain ont naturellement eu un impact sur une « conception commune » – au sens où on parle de « langage commun » – de l’histoire des cinémas africains. Cela aura ensuite des conséquences sur un rapport à l’historiographie. Certaines approches avaient en fait une conscience relativement claire du cadre dans lesquelles elles voulaient se placer, en établissant notamment des liens avec le mouvement latino-américain du « Terce Cinema » : c’est ce qui sera développé sous le thème du « Third Cinema », lequel va être très présent dans une partie de la littérature anglophone26. En définissant le « Third Cinema » comme un contre-modèle ne pouvant être compris que par rapport à une « norme » (Hollywood), Allen et Gomery avaient contribué à démythifier les soubassements idéologiques de cette perspective et les contradictions qu’elle drainait27. Leur propre approche, qualifiée de « réaliste », n’offrait pas cependant de « modèle » de substitution pour les

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cinémas du « tiers-monde ». Et, depuis les années 1980, l’évolution de la littérature dans ce domaine n’est pas allée dans le sens de la recherche de « modèles » mais vers des approches se réclamant parfois clairement du post-modernisme ; elles remettront en cause certains des présupposés du « Third Cinema » (rapport au réel, à une authenticité, etc.) tout en cherchant à perpétuer sa perspective idéologico-politico- historique. L’un des derniers exemples en la matière est celui de Kenneth Harrow28 : cet auteur ne souhaite pas se placer dans le cadre d’une histoire des cinémas africains – il développe, par ailleurs, une critique du « rapport à l’histoire » interne à la pratique des cinéastes29 –, mais sa perspective « déconstructionniste » met en péril la possibilité même d’une historiographie des cinémas africains.

Cinémas africains, écriture de l’histoire, éthique

13 Cette situation de confusion, voire de tension, pourrait expliquer en partie la faible structuration de ce champ de la recherche – ce qui va se traduire ensuite par une augmentation quelque peu anarchique du nombre de publications. Elle a contribué, par ailleurs, à l’essoufflement des approches historiques en direction des cinémas africains. De fait, il convient de resituer ceux-ci au sein d’une histoire générale de l’Afrique et un processus historique qui, après les indépendances des années 1960 dans les « pays francophones », a vu l’achèvement des « libérations nationales » dans les zones anglophones et lusophones, avec comme point d’orgue, 1994, et la fin du régime d’apartheid en Afrique du Sud. L’ère qui s’ouvrait – dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui – a permis qu’on puisse poser, mais sous la forme d’une double contrainte cette fois, les problèmes déjà en partie exposés précédemment : non seulement les cinémas africains sont complexes sur le plan historique – ils nécessitent la mise en œuvre de recherches empruntant à l’histoire politique ou culturelle, à l’économie, à l’anthropologie etc. – mais nous manquons souvent du recul historique nécessaire à l’appropriation de cette complexité ; or, aucune histoire, et à plus forte raison, aucune historiographie ne peut se faire sans qu’une distance minimale ne soit installée vis-à- vis de ce qui est étudié. Je considérerai que la résolution, même temporaire, de cette double contrainte va se jouer à travers une historiographie incluant une dimension éthique.

14 Revenons tout d’abord sur cette question des modèles dont nous avons besoin pour poser les bases d’une connaissance historique. Ne pourrait-on pas penser qu’un décrochage a eu lieu précisément à partir du moment où ces modèles n’étaient plus reconnus ou avaient été oubliés et pour autant que l’engagement politique a laissé la place à des formes de relativisme ? Un écart n’a cessé de s’aggraver, depuis lors, entre la recherche à tout prix d’une « spécificité cinématographique », d’un côté, et des manières de faire l’histoire peu adaptées aux « spécificités » des contextes africains, d’un autre côté. À côté de la référence d’Allen et Gomery au « Third Cinema », des éditions récentes de Film Art de Bordwell et Thompson renvoyaient aussi à des exemples africains30. Tout en aidant au désenclavement du « cinéma africain », il s’en faut de beaucoup pour que ces dernières approches puissent proposer une historiographie des cinémas d’Afrique. Dudley Andrew avait montré que l’articulation entre « cinéma » et « histoire » oblige à retrouver des chemins de traverses et à se situer, par définition, dans des milieux culturels complexes31. De la même façon, entre les impasses des discours post-modernistes et les autoroutes du réalisme épistémique

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ou du cognitivisme, la nécessité d’autres modèles historiographiques ne s’est jamais autant fait sentir pour parcourir le paysage et l’écologie complexe des cinémas africains. Mais aucune historiographie ne peut se faire en dehors des normes d’une rationalité épistémologique. 15 C’est pourquoi les discours identitaires et essentialistes – un danger auquel ont toujours été exposées les recherches sur les cinémas africains – doivent être combattus vigoureusement32. Ce problème fait partie intégrante des difficultés que l’historien des cinémas africains doit être prêt à affronter. Et par « dérives essentialistes », il s’agit moins de faire référence à des définitions se rapportant au médium cinématographique lui-même – au sens où on peut dire, par exemple, que « Gilles Deleuze développe une conception “ essentialiste ” du cinéma » – qu’à des travaux qui, d’une manière beaucoup plus dramatique, abordent les cinémas africains et son histoire : 1) en n’hésitant pas à s’appuyer sur des arguments d’ordre « racialiste » (« un film africain est un film réalisé par un “ auteur noir africain ” »), 2) à limiter le contenu scientifique de ses travaux à cela (« tout film réalisé par un auteur africain revêt de facto une signification historique »), et 3) à aller jusqu’à considérer que les seuls historiens légitimes sont les historiens africains. À noter que ces principes semblent parfois être admis par des chercheurs ou critiques sans qu’ils soient réellement conscients de leurs conséquences sur les plans idéologique, politique ou éthique : c’est souvent le cas concernant les deux premiers arguments, les deux derniers sembleraient même être considérés comme « évidents » et inoffensifs – ils sont évidemment aussi fallacieux, contestables, et dangereux que les premiers. Ce problème, qui pourrait sembler négligeable, car d’ordre purement idéologique, n’est pourtant pas si simple à résoudre – si tant est qu’on puisse parler de « résolution d’un problème » dans ce cas. Il correspond probablement à la partie la plus pénible et ingrate des recherches sur les cinémas africains33. On serait en fait confronté à la question du ressentiment qui, comme le remarquait Marc Ferro, rend « artificielle la coupure entre le présent et le passé »34. Le ressentiment est aussi la conséquence d’une difficile sortie hors de l’histoire téléologique35 ; il contribue au « sous-développement théorique » non pas des études sur les cinémas africains – en la matière, on a pu assister, au contraire, à une forme d’hyper-théorisation – mais des approches véritablement historiques ou historiographiques dont ce champ de la recherche a besoin. 16 Une stratégie pour contrer ou sortir de cette logique du ressentiment serait de ramener l’histoire des cinémas africains à ses « conditions ontologiques » en s’appuyant sur des indicateurs et des données objectives sur ce que sont ces cinémas. On reviendrait à une problématique qui a toujours existé dans la littérature sur le sujet. Bien entendu, cela suppose d’avoir pu surmonter la difficulté, déjà évoquée, à collecter des données fiables et pertinentes. De plus, cela ne peut permettre que de produire un état des lieux à un moment donné ou pour une courte période. Les études les plus avancées sur le plan scientifique se sont généralement situées à la croisée des approches « économiques » (développement) et « politiques » (relations internationales) ; elles sont en train d’être complétées, par ailleurs, par la prise en compte des évolutions « technologiques » – la « révolution numérique » ayant commencé à changer de manière irréversible ce que sont les cinémas africains. Mais on aborderait aussi, par ce biais, le terrain de l’éthique. En effet, Thomas Elsaesser a récemment envisagé ce « tournant éthique » comme une stratégie pour sortir des contradictions du « culturalisme » ou, plus exactement, du multiculturalisme – un développement « éthique » qui s’appuierait donc sur une impulsion d’ordre « politique »36. Cette perspective induit une dimension critique à

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l’égard d’une économie politique ou d’une gestion purement administrative des questions identitaires qui sont au cœur de la recherche sur les cinémas africains. Elle répond à la nécessité de sortir de la contradiction entre, d’un côté, le fait que les cinémas africains ont existé et continuent d’exister grâce à des aides financière et techniques venues de l’extérieur et, d’un autre côté, la dénonciation d’un état de dépendance par les discours de victimisation ou de « ressentiment ». Il en avait résulté un brouillage d’un rapport apaisé à l’histoire. 17 Faudrait-il en déduire qu’un « rapport à l’éthique » précéderait un « rapport à l’histoire » ? Ricœur peut nous aider à trouver un chemin qui ne nous mette pas non plus en porte-à-faux sur le plan épistémologique. On dira alors qu’un rapport à l’éthique se joue plus simplement dans une dialectique entre la mémoire et l’histoire. À l’intérieur de cette dialectique, l’articulation entre mémoire personnelle et mémoire collective – qui jalonne l’ensemble de son livre, la Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) – trouve une forme de dénouement à travers la question du « pardon », laquelle est aussi une manière de sortir des malheurs de l’Histoire et du ressentiment. Au terme de ce vaste développement, Ricœur écrit qu’il ne sait pas si on peut parler d’une « histoire malheureuse ». Mais il précise aussitôt que le « privilège » de l’histoire est « non seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenir effectif, mais de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée »37. En ce sens, la mémoire selon Ricœur doit suivre « le chemin de la critique historique » pour rencontrer « le sens de la justice ». Une manière de revenir à l’histoire et à l’historiographie. Car les deux sont inséparables : l’historiographie est « écriture de l’histoire » et l’histoire est « de bout en bout écriture »38. Pour ce qui nous concerne, l’enjeu est de ramener un peu d’objectivité dans la recherche sur les cinémas africains. Certes, l’historien n’est pas séparable du contexte social et idéologique dans lequel il travaille ; néanmoins, les outils dont il dispose et le discours qu’il élabore impliquent une certaine distance vis-à-vis non seulement de ce qu’il étudie mais aussi du lieu depuis lequel il conduit cette étude. De fait, le temps travaille en faveur de cette « mise à distance » et on peut penser que l’historiographie des cinémas africains s’en trouvera améliorée dans ce nouveau siècle qui a commencé, avec peut-être quelques premières tentatives sérieuses dans les deux décennies à venir.

NOTES

1. Un vocable qu’on préférera à celui de « cinéma d’Afrique noire » utilisé parfois mais induisant une dimension « raciale » dont il convient de faire l’économie au nom de la complexité même de ce champ de recherche. Je précise ici qu’il n’est pas possible, dans l’espace de ce seul article, de citer tous les ouvrages consacrés aux cinémas africains ; je me limiterai à ceux traitant, directement ou indirectement, d’une histoire de ces cinémas. 2. L’économiste du cinéma Claude Forest a édité récemment un dossier pour la revue Afrique contemporaine (n° 238, février 2011), lequel insiste sur le recul de la production africaine depuis une vingtaine d’années et, plus généralement, sur la nécessité d’une « structuration pérenne » des cinémas africains.

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3. Robert C. Allen et Douglas Gomery, Faire l’histoire du cinéma. Les modèles américains, Paris, Nathan, 1994 [1985], p. 17. 4. Edgar Morin, le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’Anthropologie sociologique, Paris, Minuit, 1956. 5. Le terme « tiyatra » est une corruption du mot « théâtre » et désigne le « cinéma ». Cf. Amadou Hampâté Bâ, « Le Dit du cinéma africain », Catalogue du Comité international du film ethnographique, Paris, UNESCO, 1967. 6. Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, des origines à nos jours, Paris, Flammarion, 1990 [1949]. 7. Paulin Soumanou Vieyra, le Cinéma africain, des origines à nos jours, Paris, Présence africaine, 1975. Vieyra, né au Bénin en 1925 mais Sénégalais d’adoption, a été formé à l’IDHEC et était réalisateur avant de devenir historien du « cinéma africain ». Il est notamment co-auteur, avec Robert Caristan, Jacques Mélo Kane et Mamadou Sarr d’Afrique-sur-Seine qui est considéré comme le « premier film africain » (réalisé à Paris en 1955). 8. Jean Rouch, « Situation et tendance du cinéma en Afrique », Catalogue films ethnographiques sur l’Afrique noire, UNESCO, 1967 [1961], pp. 374-408. 9. Pierre Haffner, « Le cinéma et l’imaginaire en Afrique noire. Essai sur le cinéma négro- africain », Thèse de doctorat sous la direction de Jean Rouch, Université de Paris 10, 1986. 10. Pierre Haffner, Essai sur les fondements du cinéma africain, Abidjan / Dakar, Nouvelles Éditions Africaines, 1978, pp. 11-22. Haffner précise avoir rédigé son ouvrage quatre ans avant sa publication. Le texte d’Amadou Hampâté Bâ a été republié dans Trafic n° 11, 1994 (pp. 131-140). 11. Pierre Haffner, op. cit., p. 30. 12. Brian Larkin, Signal and Noise. Media, Infrastructure, and Urban Culture in Nigeria, Durham, Duke University Press, 2008, p. 254 (notre traduction). Concernant le film vidéo nigérian ou ghanéen, on peut aussi mentionner Onookome Okome, Jonathan Haynes, Cinema and Social Change in West Africa, Jos, Nigerian Film Corporation, 1997 (seconde édition) ; Jonathan Haynes, Nigerian Video Films, Athens, Ohio University Press, 2000 (édition augmentée) ; le chapitre IV de Samuel Lelièvre (dir.), Cinémas africains, une oasis dans le désert ? CinémAction, n° 106, Paris, Corlet / Télérama, 2003 ; Pierre Barrot (dir.), Nollywood : le phénomène vidéo au Nigeria, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Saul Mahir, Ralph A. Austen (dir.), Viewing African Cinema in the Twenty-first Century : Art Films and the Nollywood Video Revolution, Athens, Ohio University Press, 2010, ce dernier ouvrage tente une « comparaison » entre le « video film » et le « cinéma africain traditionnel » (placé ici dans la catégorie du « film d’art »). 13. Paulin Soumanou Vieyra, op. cit. Il avait publié auparavant une monographie : Sembène Ousmane, cinéaste, Paris, Présence Africaine, 1972. 14. Georges Sadoul (1960), « L’importance sociale du cinéma dans le monde », Fonds Georges Sadoul, collection Cinémathèque française (BiFi), GS-A 158. 15. Georges Sadoul, les Cinémas des pays arabes, Beyrouth, UNESCO / Centre interarabe du cinéma et de la télévision, 1966. 16. À côté des n° 14 (1981), n° 26 (1983), n° 34, (1985), et n° 39 (1986) de la revue CinémAction fondée par Guy Hennebelle en 1978, un ensemble de livres a été publié, parfois en coédition avec l’Harmattan, par l’Organisation Catholique Internationale du Cinéma (OCIC), devenu SIGNIS en 2001. On peut citer, entre autres titres, Victor Bachy, le Cinéma au Mali, Bruxelles / Paris, OCIC/ L’Harmattan, 1983 ; CESCA (dir.), Camera Nigra, Le Discours du cinéma africain, Bruxelles / Paris, OCIC/L’Harmattan, 1984 ; Françoise Balogun, le Cinéma au Nigéria, Paris, OCIC / L’Harmattan, 1984 ; Ferid Boughedir, le Cinéma africain de A à Z, Bruxelles, OCIC, 1987 ; Victor Bachy, Pour une histoire du cinéma africain, Bruxelles, OCIC, 1987. 17. Les autres départements concernés sont ceux des études africaines, des Black Studies et des Cultural Studies. Certains centres universitaires d’Europe du Nord ont largement assimilé les publications venues des États-Unis, ce qui a parfois conduit à une (nouvelle) méconnaissance des

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travaux en français – sinon à une forme de soupçon à leur endroit. Pour autant, de la production à la diffusion, la France reste centrale pour les cinémas africains. Les départements de Film Studies ou d’Études cinématographiques ont été moins concernés par ces débats idéologico-politiques, mais les « cinémas africains » n’y occupent, somme toute, qu’une place marginale. 18. Parmi les nombreux ouvrages publiés, en français ou en anglais depuis la fin des années 1980, on peut citer Roy Armes, Third World Filmmaking and the West, Berkeley, University of California Press, 1987 ; Françoise Pfaff, Twenty-Five Black African Filmmakers : A Critical Study, Wesport, Greenwood Press, 1988 ; Roy Armes, Lizbeth Malkmus, Arab and African Film making, Londres / New Jersey, Zed Books Limited, 1991 ; Manthia Diawara, African Cinema. Culture and Politics, Bloomington, Indiana University Press, 1992 ; Frank Nwachukwu Ukadike, Black African Cinema, Berkeley / Los Angeles / Londres, University of California Press, 1994 ; Frank Nwachukwu Ukadike (dir.), « New discourses of African Cinema / Nouveaux discours du cinéma africain », Iris, n° 18, 1995 ; Imruh Bakari, M. Cham (dir.), African Experiences of Cinema, Londres, BFI Publishing, 1996 ; Olivier Barlet, les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Association des Trois Mondes (ATM) / Fespaco, les Cinémas d’Afrique. Dictionnaire, Paris, Karthala / ATM, 2000 ; June Givanni, Symbolic Narratives / African cinema : Audiences, Theory and the Moving Image, Londres, BFI Publishing, 2000 ; Samuel Lelièvre (dir.), Cinémas africains, une oasis dans le désert ? op. cit. ; Roy Armes, African Filmmaking North and South of the Sahara, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2006 ; Denise Brahimi, Cinquante ans de cinéma maghrébin, Paris, Minerve, 2009 ; Manthia Diawara, African Film : New Forms of Aesthetics and Politics, Londre, Prestel, 2010 ; Olivier Barlet, les Cinémas d’Afrique des années 2000 : perspectives critiques, Paris, L’Harmattan, 2012. 19. Où la situation n’est pas non plus comparable à celle des pays occidentaux ou certains pays d’Asie. 20. Une partie des travaux sur les cinémas africains intègrent la production des diasporas africaines dans la production cinématographique globale. 21. Pierre Boulanger, le Cinéma colonial. De l’Atlantide à Lawrence d’Arabie, Paris, Seghers, 1975 ; Kenneth M. Cameron, Africa on Film. Beyond Black and White, New-York, The Continuum Publishing Company, 1994 ; Abdelkader Benali, le Cinéma colonial au Maghreb. L’imaginaire en trompe-l’œil, Paris, Corlet-Cerf, 1998 ; James Burns, Flickering Shadows. Cinema and Identity in Colonial Zimbabwe, Athens, Ohio University Press, 2002. Citons également Vivian Bickford-Smith, Richard Mendelsohn (dir.), Black and White in Colour. African History on Screen. Oxford / Athens / Cape Town, James Currey / Ohio University Press / Double Storey, 2007 qui analyse de grandes fictions occidentales (européennes ou hollywoodiennes) traitant de l’histoire de l’Afrique – dans une perspective différente du « cinéma colonial », donc. 22. L’adjectif « post-colonial » est devenu d’un usage courant et, en quelque sorte, à la mode depuis le début des années 2000. Je le mets entre guillemets pour autant qu’il contribue parfois – paradoxalement – à opérer une distinction artificielle entre des périodes de l’histoire. 23. Guido Convents, Images et démocratie. Les Congolais face au cinéma et à l’audiovisuel, Une histoire politico-culturelle du Congo des Belges jusqu’à la République Démocratique du Congo (1896-2006), Kessel- Lo, Afrika Filmfestival, 2006 ; Caroline Eades, le Cinéma post-colonial français, Paris, Cerf-Corlet, 2006. En 2008, Convents a publié Images et paix. Les Rwandais et les Burundais face au cinéma et à l’audiovisuel. Une histoire politico-culturelle du Ruanda-Urundi allemand et belge et des Républiques du Rwanda et du Burundi (1896-2008), Kessel-Lo, Afrika Filmfestival, dans le prolongement de son ouvrage sur le Congo. 24. Citons notamment Thelma Gutsche, The History and Social Significance of the Motion Pictures in South Africa, 1895-1940, Cape Town, Howard Timmins, 1972 ; Keyan Tomaselli, The Cinema of Apartheid. Race and Class in South African Film, Chicago, Smyrna / Lake View, 1989 ; Martin Botha, Johan Blignaut, Movies, Moguls, Mavericks. South African Cinema, 1979-1991, Cape Town, Showdata,

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1992 ; Peter Davies, In Darkest Hollywood. Exploring the Jungles of Cinema’s South Africa, Johannesbourg, Raven, 1996. 25. On pourra toutefois consulter les ouvrages suivants, lesquels ne portent pas exclusivement sur la période post-apartheid : Isabel Balseiro, Ntongela Masilela (dir.), To Change Reels. Film and Culture in South Africa, Detroit, Wayne State University Press, 2003 ; Keyan Tomaselli, Encountering Modernity. Twentieth Century South African Cinemas, Amsterdam / Unisa, Rozenberg Publishers / Unisa Press, 2006 ; Jacqueline Maingard, South African National Cinema, Londres / New York, Routledge, 2007 ; Martin Botha, South African Cinema, 1896-2010, Bristol, Intellect Books, 2011. 26. Après Fernando E. Solanas, Octavio Getino, Cine : Cultura y Descolonizacion, Buenos Aires, Siglo XXI Argentino Editores, 1973, on peut citer : Testhome H. Gabriel, Third Cinema in the Third World, The Aesthetics of Liberation, University of Michigan Research Press, Ann Arbor, 1982 ; Jim Pines, Paul Willemen (dir.), Questions of Third Cinema, Londres, BFI Publishing, 1989 ; Anthony R. Guneratne, Wimal Dissanayake, Rethinking Third Cinema, New York / Londres, Routledge, 2003. 27. « On peut difficilement lire un film du Tiers-Monde tel que l’Heure des brasiers de Solanas et Getino autrement que comme une réaction au style hollywoodien et à l’approche de la production et de la consommation cinématographiques qu’il représente » (Robert C. Allen et Douglas Gomery, op. cit., p. 103 ; cf. également pp. 103-104). 28. Kenneth W. Harrow, Postcolonial African Cinema. From Political Engagement to Postmodernism, Bloomington / Indianapolis, Indiana University Press, 2007. 29. Il s’agit de la question de la « représentation de l’histoire » à l’intérieur même des cinémas africains qu’il n’est pas possible de traiter ici. Cf. Samuel Lelievre, « Histoire, mémoire, et légitimation politique dans les cinémas africains », Revue de l’Université de Moncton, vol. 40, n° 1, pp. 5-31. 30. David Bordwell, Kristin Thompson, Film Art : An Introduction, New York, McGraw-Hill, 2009 [1979]. Des références à des films de Souleymane Cissé (Finyé et Yeelen) sont notamment apparues au fil des éditions – qu’il n’est pas possible de détailler ici. De manière significative, cependant, ces références sont faites dans la quatrième partie de l’ouvrage, qui traite du « style cinématographique » (« Film Style ») et plus particulièrement des questions du montage et de mise en scène. Par ailleurs, Bordwell et Thompson consacrent un chapitre de Film History : An Introduction (New York, McGraw-Hill, 2009 [1994]) aux cinémas latino-américains, asiatiques, de la région du Pacifique, et africains depuis les années 1970. 31. Cf. Dudley Andrew, « Film and History », dans John Hill, Pamela Church Gibson (dir.), Film Studies. Critical Approaches, New York, Oxford University Press, 2000. Andrew a, par ailleurs, écrit un texte important pour l’étude des cinémas africains : « The Roots of the Nomadic : Gilles Deleuze and the Cinema of West Africa », dans Gregory Flaxman (dir.), The Brain is the Screen : Gilles Deleuze and the Philosophy of Cinema, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2000, pp. 215-249. 32. On ne trouve pas aisément une telle critique dans la littérature sur les cinémas africains. 33. Je renvoie à ma recension du livre de Frank Nwachukwu Ukadike, Questioning African Cinema : Questioning African Filmmakers, Minneapolis / Londres, University of Minnesota Press, 2002, dont certains développements exemplifient, selon moi, cette question du ressentiment (Cf. Screening the Past, n° 17, décembre 2004 ; journal en ligne : http://www.latrobe.edu.au/screeningthepast/ reviews/rev_17/SL2br17a.html) 34. Marc Ferro, le Ressentiment dans l’Histoire. Comprendre notre temps, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 14. 35. Au-delà du cadre de cet article, il convient de remarquer que cette question du « ressentiment » est d’autant plus complexe qu’elle peut être une conséquence indirecte des luttes pour la « reconnaissance » au sens d’Axel Honneth, la dimension normative de la notion de « reconnaissance », dans cette reformulation de la « Théorie critique », conduisant à postuler, à nouveaux frais, une « conception téléologique de l’histoire » (Cf. Axel Honneth, la Lutte pour la

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reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 [1992]). Pour autant que ses travaux ne sont pas séparables de l’espace public, l’historien ne peut, non plus, ignorer des questions qui demeurent sensibles sur le plan politique. 36. Pour Thomas Elsaesser, un « tournant éthique » apparaît à la « frontière où la multiplicité des identités basées sur des marqueurs d’une différence définie comme “culturelle” (et incluant ou subsumant ainsi la nationalité, l’ethnicité, la religion, le genre) ne permet pas un cadre commun ou une base d’accord sur laquelle des revendications concurrentes peuvent être arbitrées ou négociées autrement que par des formes bureaucratiques de redistribution (par exemple : les “quotas” ou l’“affirmative action” aux États-Unis, les subventions pour favoriser les “autonomies régionales” et l’expansion des industries culturelles et l’administration du multiculturalisme dans l’Union Européenne). » (dans Boaz Hagin, Sandra Meiri, Raz Yosef, Anat Zanger (dir.), Just Images. Ethics and the Cinematic, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2011, p. 4 [notre traduction]). Il existe, par ailleurs, ce qu’Elsaesser appelle un nouveau « tournant politique » s’opposant au « tournant éthique » tout en dialoguant avec lui. 37. Paul Ricœur, la Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, p. 650. 38. « L’écriture, en effet, est le seuil de langage que la connaissance historique a toujours déjà franchi, en s’éloignant de la mémoire pour courir la triple aventure de l’archivation, de l’explication et de la représentation. L’histoire est de bout en bout écriture. » (Ibid., p. 171).

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Écrire l’histoire du cinéma grec à l’heure du troisième mémorandum

Eliza Anna Delveroudi Traduction : Mélisande Leventopoulos

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le troisième mémorandum est le plan de rigueur, faisant suite aux deux précédents, adopté par la Grèce sous les injonctions de ses créanciers en novembre 2012. À l’occasion de la parution de son article « Silent Greek Cinema : In Search of Academic Recognition » dans Greek Cinema : Texts, Histories, Identities dont il est rendu compte dans ce même numéro, l’historienne du cinéma et du théâtre Eliza Anna Delveroudi intervient sur les enjeux historiographiques du cinéma grec de la période du muet dont elle est spécialiste, dans le temps de crise que vit aujourd’hui son pays. Propos recueillis et traduits du grec par Mélisande Leventopoulos.

Faiblesse des recherches

1 Le nombre de chercheurs intéressés par l’histoire du cinéma grec de la période du muet est minime et les publications sur le sujet sont très réduites, ce qui incombe plus globalement au faible nombre de spécialistes du cinéma grec, toutes périodes confondues. La recherche en histoire du cinéma manque de visibilité en Grèce et n’est pas en mesure d’affirmer ses besoins scientifiques à l’échelle nationale, comme le montrent les évaluations des projets de recherche et l’absence récurrente de financements. Comparer l’état florissant de la recherche en Occident et ses développements en Grèce est frustrant. L’État ne soutient aucunement la recherche dans le champ du cinéma, relégué au rang de divertissement et par là même considéré comme indigne de quelque intérêt épistémologique. En outre, à cause de ses dimensions réduites, la communauté scientifique n’est pas en mesure d’entretenir une revue : même les tentatives de lancement, non pas de périodiques à comité de lecture,

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mais de revues plus largement informatives en direction d’un vaste lectorat de cinéphiles sont, tôt ou tard, abandonnées. Rien qui ressemble à la revue qui nous accueille aujourd’hui… De sorte que les résultats de la recherche sont publiés de façon éclatée en Grèce et à l’étranger dans une pléthore de revues et d’ouvrages tant d’histoire que de sociologie, de science politique et d’anthropologie, ce qui les rend très difficilement localisables. On assiste à quelque chose d’analogue pour les thèses de doctorat. Peu d’entre elles, les plus récentes et soutenues en Grèce, sont répertoriées par le Centre national de documentation et on apprend parfois par hasard l’achèvement de thèses sur le cinéma grec dans des universités étrangères. À l’heure du numérique, on fait donc paradoxalement face à une pénurie d’informations.

2 Ce manque d’intérêt universitaire pour le cinéma muet se ressent également au niveau terminologique, l’historiographie et la critique cinématographique helléniques des années 1990 l’ayant perçu comme « préhistoire » de la production à venir. Derrière cette formulation se cache bien entendu un jugement de valeur : seule la production depuis les années 1950 pourrait donc être considérée comme partie prenante de « l’histoire » du cinéma grec. Ce qualificatif de « préhistoire », qui dans son sens premier suggère l’absence de sources écrites, laisse aussi croire que le champ de recherche ne dispose pas des matériaux nécessaires à son étude scientifique. Or ce n’est pas le cas ici. Seulement, nous n’avons pas, jusqu’à aujourd’hui, été en mesure d’identifier clairement l’ensemble de la masse documentaire exploitable. Ainsi les sources existantes sont-elles pour beaucoup restées non valorisées. 3 La recherche sur le cinéma muet s’est, de la sorte, trouvée confrontée en Grèce à des obstacles dus à la pauvreté des centres d’archives nationaux sur la question cinématographique et à l’indifférence de l’État pour créer, maintenir et utiliser un réseau d’institutions fonctionnelles en histoire du cinéma ; elle a été entravée par notre méconnaissance des sources existantes et les difficultés de consultation des documents connus. En Grèce, la relation à l’archive n’est pas entièrement acquise et peu de gens imaginent qu’un fonds personnel est susceptible d’intéresser la recherche historique. Les familles ou les entreprises ne savent pas à qui s’adresser et quand elles ne sont pas en mesure de conserver les documents, elles les jettent ou les vendent. On se repose donc sur les collectionneurs privés qui pallient les carences étatiques en matière d’archives papier surtout, la sauvegarde des films constituant malgré tout un champ d’intervention prioritaire pour l’État grec.

L’histoire du spectacle cinématographique et les objets d’études

4 On manque d’outils heuristiques primaires si bien que les lacunes concernent tant les films réalisés et leurs auteurs, les œuvres étrangères projetées ainsi que leurs lieux de projection, les relations des distributeurs grecs avec les circuits internationaux… Nos connaissances sur les programmes des salles et l’évolution progressive de leur composition, sont également limitées. Enfin, on constate l’absence de recherches sur les stars de la période du muet en dépit de l’intérêt du public pour le vedettariat international. Le fait est que la Grèce n’a pas eu le temps de créer son propre star- système. Très peu d’informations ont été récoltées quant aux préférences des spectateurs et leur conditionnement, de même que sur les modalités de la réception spectatorielle des stars hors des salles de projection, tandis que l’influence des

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autorités censoriales, de la presse et de groupes sociaux, politiques ou religieux sur les goûts du public mériterait d’être étudiée sérieusement. L’appréhension des rapports entre cinéma et littérature populaire demeure en outre minorée par l’historiographie grecque.

5 La restauration de huit films de fiction issus des collections de la Cinémathèque grecque (Tainiothiki tis Ellados) constitue le principal acquis. Ces derniers, réalisés entre 1924 (oi Peripeteies tou Villar, les Aventures de Villar) et 1932 (Koinoniki sapila, Corruption sociale, Stelios Tatasopoulos et o Agapitikos tis voskopoulas, l’Amoureux de la bergère, Dimitris Tsakiris), ont pu être visionnés par les chercheurs, qui ne les appréhendent plus uniquement au prisme de leur valeur esthétique. Désormais les questionnements se sont diversifiés, dans le sillage des approches théoriques se développant au sein des études cinématographiques. Je pense par exemple aux articles de Vassiliki Tsitsopoulou ainsi que de Yiannis Christofidis et Melissanthi Saliba dans Greek Cinema ou à l’Amoureux de la bergère, premier film parlant produit en Grèce, qui a donné lieu à des publications autour de la grécité, les évolutions techniques et l’émergence d’un cinéma national – voir notamment les études de Franklin Hess1 et de Panagiota Mini 2. P. Mini a en outre étudié récemment l’avènement sur les écrans grecs du Cuirassé Potemkine en 1927, dont l’interdiction première puis l’autorisation, révèlent les tergiversations du gouvernement dans son recours à la censure3. 6 D’ailleurs, les films de fiction ne monopolisent plus exclusivement l’intérêt des chercheurs qui se penchent aussi désormais sur l’étude des actualités, grâce notamment à la contribution du cinéaste Fotos Lambrinos. Celui-ci a travaillé pendant de nombreuses années sur les actualités de l’entre-deux-guerres puis de périodes postérieures, localisant des fonds dans de multiples centres d’archives étrangers, mais également aux Archives du ministère grec des affaires étrangères et à celles du bureau de presse du ministère de l’intérieur ; d’où la fondation des Archives audiovisuelles nationales (Ethniko optikoakoustiko arheio) dont l’existence a été remise en cause par le mémorandum, puisqu’elles ont très récemment fusionné avec les Archives de ERT (EPT), la radio-télévision nationale. Outre qu’il a valorisé ces sources en réalisant la série télévisée le Panorama du siècle (to Panorama tou aiona, 1984-1987), en publiant un livre4 et divers articles, l’un des apports inestimables de Lambrinos réside dans l’identification du film le Miracle grec (to Ellinikon thavma), tourné par les frères Gaziadis, à la demande du ministère des affaires étrangères, durant la campagne militaire d’Asie Mineure en 1921. Le film n’a jamais été projeté du fait des incidences historiques de la défaite de l’armée grecque et était considéré perdu. Par la restauration de ce film, Lambrinos nous a donc transmis le plus ancien document filmique grec conservé à ce jour, tout au moins dont l’existence est connue. Car cette découverte et la profusion d’activité autour des archives du film me font croire qu’il n’est pas du tout inespéré de retrouver d’autres films égarés, par exemple dans des centres d’archives étrangers de régions d’immigration hellénique. 7 En outre, la soutenance de quelques travaux de master et de doctorat constitue un facteur fondamental de progrès : c’est ainsi que le master d’Eleni Liarou consacré à la représentation du régime dictatorial de Metaxas (Université de Londres, 2001) envisage la période à partir d’archives inédites qu’elle réinscrit dans le cadre européen, tout comme Elene Psoma dans sa thèse (Friedrich-Alexander Universität, 2006) 5, qui ouvre des pistes d’étude sur les rapports méconnus des cinémas grec et allemand. Manolis

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Arkolakis (Université ouverte hellénique, 2009) s’est quant à lui focalisé sur la production et la distribution en Grèce entre 1896-1939 dans son doctorat. 8 Enfin, la diffusion active des résultats de la recherche en histoire du cinéma grec doit être retenue parmi les évolutions positives. Les colloques et journées d’études sur la question ne sont plus exceptionnels, ce qui contribue à rendre audible l’historiographie hellénique dans le débat scientifique international, comme en atteste la récente publication que vous présentez ici.

Les dangers que fait courir la situation économique et sociale contemporaine

9 En ce moment la recherche, comme l’enseignement universitaire en Grèce, sont absolument en éclats. Je parle bien sûr de la recherche financée par l’État et les universités. Désormais il n’y a même plus de budget pour l’enrichissement des bibliothèques universitaires au point que fréquemment l’accès aux bases de données anglo-saxonnes telles que muse ou jstor est compromis, faute d’une cotisation réglée en temps voulu. Les universitaires n’ont pas même le loisir de compléter leur bibliothèque personnelle puisque leurs salaires ont connu jusqu’à présent une baisse considérable. Les déplacements en colloques de même que les voyages de recherche en Grèce comme à l’étranger ne sont plus financés. Il y a bien sûr les programmes européens mais ils ne suffisent pas à financer l’ensemble des disciplines et il est naturel que des priorités nationales se dégagent, excluant la très jeune histoire du cinéma. Une autre difficulté incombe au licenciement massif du personnel qui va d’autant plus porter atteinte au fonctionnement des bibliothèques et archives que leur existence importe peu à l’élite politique au regard d’autres services.

10 Face à ce paysage affligeant, n’oublions pas cependant que la vie est toujours victorieuse. Je pense que, malgré l’impasse professionnelle, les jeunes chercheurs vont poursuivre la recherche, seule susceptible de leur apporter une solution créative mais également existentielle alors qu’ils luttent face au chômage, au sous-emploi et au travail non rémunéré. La recherche est pour eux un défi positif, qu’il faut encourager.

NOTES

1. Franklin Hess, « Sound, Film, and the Nation : Rethinking the History of Early Greek Cinema » The Journal of Modern Greek Studies, n° 17, 2000. 2. Panayiota Mini, « L’Amoureux de la bergère d’Olympia film comme combinaison d’éléments grecs et européens s’adressant à un vaste public » (« Syndyazontas to elliniko me to evropaïko stoiheio kai stohevontas se ena evry koino : o Agapitikos tis voskopoulas tis Olympia film »), Ta Istorika, n° 23/44, juin 2006. 3. Panayiota Mini, « Greek Film Censorship in 1927 : The Case of Eisenstein’s The Battleship Potemkin », Journal of the Hellenic Diaspora, 37 1-2, 2011.

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4. .Fotos Lambrinos, « L’amour de l’objectif est ma puissance » : les actualités cinématographiques comme documents historiques (1895-1940) (« Ishys mou i agapi tou fakou » : ta kinimatografika epikaira os tekmiria istorias (1895-1940)), Athènes, Kastaniotis, 2005. 5. Elene Psoma, Filmland Griechenland – Terra incognita : Griechische Filmgeschichte zwischen Politik, Gesellschaft und internazionalen Impulsen, Berlin, Logos, 2008.

AUTEURS

ELIZA ANNA DELVEROUDI

Titulaire d’une thèse sur le répertoire de la scène théâtrale athénienne (1901-1922) soutenue à Paris IV en 1982, Eliza Anna Delveroudi a par la suite travaillé sur diverses périodes de l’histoire du cinéma grec. Parmi ses nombreuses publications figure une étude de la Jeunesse dans les comédies du cinéma grec (1948-1974) (Oi neoi stis komodies touellinikou kinimatografou, Athènes, Fondation nationale hellénique de la recherche, 2004). Concernant la période du muet, elle est en particulier l’auteur des chapitres consacrés au cinéma dans les premier et second tomes de la monumentale Histoire de la Grèce du XXe siècle dirigée par Christos Hatziiossif (Istoria tis Elladas tou 20ou aiona, Athènes, Vivliorama, 1999 et 2003). Elle a été chercheur à la Fondation nationale hellénique de la recherche (1988-1991) et a enseigné l’histoire du théâtre et du cinéma à l’Université de Crète (1984-2011) et à l’École des Beaux-Arts d’Athènes (2008-2009).

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Chroniques

Festivals, rétrospectives, colloques

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Rétrospective Rossellini à Montpellier (Festival international du cinéma méditerranéen, octobre 2012)

François Amy de la Bretèque

1 Le Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier (dit « Cinéméd ») atteignait en novembre dernier sa trente-quatrième année d’existence. Il a conquis désormais sa place dans le paysage des festivals français avec 82 000 spectateurs déclarés cette année. Bien que cette manifestation soit consacrée principalement à l’actualité des cinématographies des pays du pourtour de la Méditerranée, elle n’a jamais négligé de proposer aussi un volet « rétrospective ». Cette année, c’est à Roberto Rossellini que les organisateurs ont rendu hommage avec une sélection abondante, à défaut d’être exhaustive : dix-huit films couvrant l’ensemble de sa carrière. Il n’y avait pas d’échéance particulière dans le calendrier des commémorations. Le centenaire était en 2006 : Le Cinema Ritrovato de Bologne l’avait célébré avec la projection de cinq films retrouvés ou restaurés. La Cinémathèque française avait programmé la même année les cinquante films accessibles du réalisateur. Pour autant, les films de Rossellini ne sont pas souvent sur les écrans. Cinéméd lui-même était jusqu’ici passé à travers l’hommage au cinéaste romain si l’on excepte les classiques de la période néoréaliste projetés dans des éditions antérieures et la présentation en 2007 de Centre Pompidou (1977), sa dernière réalisation, en présence de Jacques Grandclaude, son producteur.

2 La rétrospective de cette année a été conçue en accord avec le fils du cinéaste, Renzo, et montrée en sa présence. Sa fréquentation a été un vrai succès. Renzo fut l’assistant de son père à partir de General della Rovere (1959) et, comme il l’a exposé au public lors d’une master class qu’il anima, il se considère comme son héritier spirituel. À ce titre, il a entrepris de réaliser l’encyclopédie de l’histoire humaine voulue par son père par le biais de la « Fondazione Roberto Rossellini per lo sviluppo del pensiero enciclopedico » qu’il préside avec Adriano Aprà. Cette fondation se propose d’abord de réaliser les projets inaboutis de Rossellini : on sait que celui-ci avait dès 1965 établi un plan général

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regroupant tous ses films déjà faits ou à faire, ces derniers au nombre prévu de vingt- cinq dont il parvint à tourner seulement dix avant sa mort. Renzo a présenté une base de données considérable en cours de constitution qui contiendra tous les films et tous les documents préparatoires. Mais le projet de la Fondation va bien au-delà et vise à concrétiser le rêve didactique de Rossellini. Elle propose des manifestations multimédia associant spectacles vivants, extraits de films, conférences sur l’histoire, expositions, ateliers (par exemple sur le thème « Roberto Rossellini cantastorie », conteur d’histoires). 3 Sur la base de données qui a été présentée, les films ont été reclassés en suivant l’ordre de l’histoire humaine. Elle commence donc avec la Lutte de l’homme pour sa survie (1967-1969) et s’achèverait avec Beaubourg, centre d’art et de culture Georges Pompidou (1977), chacun des films trouvant sa place en fonction de l’ancrage de l’action qu’il représente et non de sa date de réalisation ou de sortie. Il s’agit, on le voit, d’une conception hyper-auteuriste supposant qu’un concept a présidé à toute la réalisation de l’œuvre, tel Balzac projetant à l’avance les cinquante volumes de la Condition humaine. Alors que, bien évidemment, le projet de Rossellini n’a pris corps qu’à une certaine date et progressivement. 4 Une telle présentation peut paraître curieuse et heurter les convictions épistémologiques des historiens du cinéma. Cependant, elle présente un mérite : elle contraint à rompre avec le plat déroulement de la chronologie de l’œuvre et, conséquemment, avec la périodisation académique d’usage quand il s’agit de Rossellini : période d’apprentissage sous le fascisme, trilogie néoréaliste, tournant vers la « modernité », conversion à la télévision. Ainsi envisagée, la rétrospective invitait à remettre en question la double doxa qui fait de Rossellini le « père du néoréalisme » et le « père du cinéma moderne ». C’est ce que souhaitaient Renzo et les organisateurs. 5 Si l’on étale les films de Rossellini en suivant cette chronologie de l’histoire générale, des points de cristallisation apparaissent. Ses films marquent une prédilection pour les moments de mutation : l’invention de la métallurgie, les débuts du christianisme, la révolution franciscaine, la Renaissance dans le cités-États italiens, les débuts de la monarchie absolue, le Risorgimento, la Deuxième Guerre mondiale et ses conséquences. On constate un intérêt pour la longue durée sur le fond de laquelle s’inscrivent les révolutions de la pensée humaine qui viennent de loin. Curieusement, Rossellini se transforme presque en un adepte de l’École des Annales. Mais il accorde néanmoins un certain pouvoir à des êtres singuliers, prophétiques. Roberto Rossellini, a dit Renzo, se voulait « hérétique ». Ses personnages sont presque tous en rupture avec la pensée dominante. 6 Sur cette trame, des blancs apparaissent : il n’a jamais traité de la Première Guerre mondiale, par exemple. Une lacune est particulièrement criante, celle de la période fasciste à laquelle il n’a consacré aucun film. Cette observation réactive le débat sur la position du cinéaste par rapport au régime sous lequel il a fait ses premières armes. 7 Cinéméd a présenté deux des trois films de cette période : La Nave bianca (1941) et L’Uomo della Croce (1943). Nul doute, à les revoir, qu’il s’agissait de films de propagande, nul doute non plus que le cinéaste y essayait de nouvelles manières de filmer le combattant de base. 8 Rossellini a-t-il complètement contourné le sujet du fascisme ? En fait, non, comme on pouvait s’en convaincre en revoyant plusieurs des films réputés « secondaires ». Dans les dix films réalisés entre 1947 et 1954, qui tous dépeignent l’Europe désolée de l’après-

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guerre et celle à nouveau prospère et amnésique de la reconstruction, fascisme et nazisme restent un arrière-plan toujours présent qui ronge la conscience morale de la société. Il y a de périodiques retours de ce refoulé. Dans la Machine à tuer les méchants (1952), le premier habitant du village éliminé par l’appareil photographique magique est un ancien fasciste qui meurt avec le bras dressé dans le salut mussolinien. Le héros de Où est la liberté ?… (1954) a passé les vingt-deux ans du fascisme et de la guerre en prison, transparente (et involontaire ?) allégorie du désengagement rossellinien ; mais quand il retrouve sa femme et sa famille, il découvre qu’elle s’est installée dans l’appartement d’un Juif spolié qui a survécu à Auschwitz. (Ces deux films ont constitué deux redécouvertes du festival). L’objet de cette notule n’est pas de développer ce propos mais on pourrait poursuivre la démonstration. 9 Pour construire une rétrospective de ce genre, il fallait trouver les copies et si possible les copies les plus pertinentes. Cinéméd a dû composer en la matière entre l’idéal et la nécessité. 10 Les supports de diffusion se répartissaient entre films sur pellicule, restaurés ou non, numérisés ou pas, et une diffusion en Beta SP (la Prise de pouvoir par Louis XIV provenant de l’INA). Conséquemment, la qualité des visionnements était très variable. 11 Les plus belles copies proposées étaient les versions restaurées et numérisées par L’Immagine Ritrovata de Bologne : une bonne part du succès qu’a rencontré la Machine à tuer les méchants à Montpellier était due à la qualité de sa restauration numérique toute récente (2012). Revoir Voyage en Italie dans une copie de même provenance (et même date) était un cadeau incomparable. Le lissé de l’image, dont on aurait pu craindre qu’il nuise à la « modernité » du film, rendait au contraire justice à un aspect de son esthétique que les historiens ont eu tendance à négliger : sa finesse dans le rendu des matières (chromes, marbres, eau, terre) et dans la définition des paysages. 12 De belle qualité étaient aussi les copies restaurées par Cineccità : l’Homme à la croix, Rome ville ouverte, Allemagne année zéro, Stromboli, Où est la liberté ?.. avaient été restaurés par Cineccità Estero pour le Festival de Cannes 1993, signe que l’Italie se soucie de soutenir la réputation de Rossellini à l’étranger. La Cineteca Nazionale avait envoyé des copies récemment et soigneusement restaurées de La Nave Bianca et d’Europe 51. 13 Pour d’autres films, il a fallu se contenter de copies de distributeur. Il est à remarquer que ce sont souvent les films non italiens de Rossellini qui n’ont pas bénéficié des meilleures restaurations. Ainsi Amore, que nous avons vu quand même dans sa version italienne et pas dans la version française diffusée à l’époque, ce qui ne fut pas le cas pour la Peur, film qui fut tourné dans deux versions, allemande (il a été tourné à Munich) et anglaise mais dont le distributeur a fourni la version doublée en italien. Cette circonstance n’a pas empêché d’en faire une des grandes redécouvertes de cette rétrospective. Comme quoi le support n’est pas tout. 14 On n’en dira pas autant de la version envoyée par la Cinémathèque française de India, Matri Buhmi (1957-1958) et de celle de la Cinémathèque Gaumont du Messie (1975). Pour le premier film, on sait que la question des versions est complexe. Outre les deux séries de dix épisodes tournées en 16 mm pour la RAI et pour l’ORTF, le long métrage cinéma, tourné en 35 et en Ferraniacolor avec des fragments en 16, existe en deux versions, une italienne avec le commentaire de Vicenzo Talarico, et une française, avec celui de Jean Lhote (selon le générique, car les filmographies ne donnent pas cette précision). C’est la seconde que nous avons vue. À en juger par celle-ci, le film a quelque peu usurpé sa réputation. Outre la couleur qui était virée tout au long – mais c’est une version non

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restaurée –, le commentaire se trouve projeté au premier plan sonore et devient envahissant d’autant plus qu’il est rempli de bons mots et de plaisanteries qui ont mal vieilli. Il me semble que la version italienne naguère vue à Bologne n’avait pas ces défauts. On nous a été expliqué que la copie de la CF provenait d’un exemplaire donné par Rossellini à Langlois, que celui-ci avait confiée au peintre Severini, puis perdue : ce que nous pouvons voir serait donc un contretype. Quant au Messie, il souffrait des mêmes travers. Or il avait été tourné en trois versions : anglaise (celle d’abord voulue par le producteur), italienne, puis française, l’adaptation de celle-ci étant signée Jean Gruault. Cette signature ne présentait pas la garantie qu’on aurait pu croire. Le commentaire est conventionnel et ampoulé. Dans les deux cas, le spectateur était contraint de faire un effort pour capter, derrière ces défauts peut-être conjecturels, les qualités d’œuvres réputées mais devenues paradoxalement difficiles à voir d’un réalisateur parmi les plus célèbres de l’histoire du cinéma. Grâce soit donc rendue au festival de Montpellier d’avoir fourni l’occasion d’une réévaluation de l’entreprise ambitieuse et de l’œuvre de cet homme complexe. 15 (On peut consulter pour plus de détails le site http:// www.robertorossellinifoundation.org /. La Fondation Rossellini a traversé une crise en février 2012 dont nous ne savons pas comment elle est sortie.)

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Il Cinema Ritrovato (Bologne, 23-30 juin 2012) XXVIe édition

Jean-Pierre Bleys, Jean Antoine Gili, Pierre-Emmanuel Jaques, Myriam Juan et Priska Morrissey

1 Il y a une certaine répétitivité à écrire année après année combien Il Cinema Ritrovato constitue un rendez-vous quasi obligé pour de nombreux cinéphiles : le programme parle même d’une cinéphilie « retrouvée ». L’un des volets de l’édition 2012 poursuivait d’ailleurs l’analyse d’un phénomène tiraillé entre une position archéologique et la recherche de nouvelles pistes de réflexion : David Bordwell, Ian Christie, Thierry Frémaux, Jean Douchet, Michel Ciment, Serge Toubiana, Jean A. Gili, Gian Luca Farinelli, Roy Menarini, Paolo Mereghetti, Jonathan Rosenbaum… en ont débattu lors de rencontres animées.

2 Difficile de rendre compte d’un festival aussi riche et aussi hétéroclite que celui de Bologne, à l’heure où pas moins de quatre salles – sans parler des projections vespérales sur la Piazza Maggiore – diffusaient en continu des programmations et rétrospectives aussi différentes que celles consacrées, par exemple, à Raoul Walsh, à Ivan Pyriev, à Jean Grémillon (du programme Grémillon il ne sera pas question ici, on aura l’occasion d’y revenir), aux premiers films sonores japonais, à la crise de 1929, à l’année 1912 (un programme annuel commencé en 2005), aux maîtres du documentaire italien ou encore aux vidéo-clips, des phonoscènes aux scopitones. L’identité du festival se situe donc bien dans cette opulence qui confirme l’insatiable curiosité de son directeur artistique, Peter von Bagh, et de son équipe comme dans le sérieux de chacune des programmations (toujours accompagnées par un catalogue fort riche et des présentations en début de chaque séance). Cette profusion, si excitante et satisfaisante soit-elle, n’est cependant pas sans conséquence sur la frustration ressentie par les spectateurs : au-delà de la nécessité d’effectuer des choix parfois drastiques dans sa programmation personnelle (à chaque spectateur, « son » festival), on regrette de n’avoir pu davantage profiter de la présence de cinéastes vivants invités pour l’occasion. Nous pensons par exemple à John Boorman – qui introduisait le seul de ses films projetés lors de cette XXVIème édition (le baroque et crépusculaire Point Blank, 1967) et accompagnait la sortie du documentaire Me and My Dad (2012) signé par sa fille,

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Katrine Boorman – ainsi qu’à Paul Vecchiali, invité mais dont aucun film n’était programmé : deux cinéastes ayant probablement beaucoup à partager et dont les œuvres auraient sans doute mérité une rétrospective, même incomplète. 3 Parmi les fils rouges de l’édition 2012, qui peuvent néanmoins être décelés dans cette exubérance et qui témoignent d’une perspective historiographique renouvelée depuis plusieurs années, les hommages rendus à deux femmes, la cinéaste Loïs Weber et la monteuse-scénariste-assistante-réalisatrice Alma Reville, épouse d’Alfred Hitchcock à partir de 1926. 4 La rétrospective consacrée à Loïs Weber nous a donné l’occasion de découvrir l’étendue d’une œuvre méconnue, parfois enthousiasmante, parfois plus conventionnelle. Ce fut notamment l’occasion de voir ou revoir Suspense (1913) mais également Shoes (1916), film hanté par la douceur désabusée de Mary MacLaren et les gros plans lancinants des paires de chaussures, neuves ou abîmées. 5 S’attaquer à l’œuvre d’Alma Reville constituait une tâche plus ardue et, à bien des égards, plus excitante. L’intelligente programmation reposait sur seulement cinq films : deux films d’Alfred Hitchcock, Murder et Mary de 1930 et surtout trois films de 1928-1929 scénarisés par Alma Reville Hitchcock mais non réalisés par le maître du suspense dont le sémillant The First Born de Miles Mander, 1928. L’ambition était de mettre au jour une éventuelle « Reville’s touch » en abordant son travail de scénariste dans une perspective comparatiste, avec et sans Hitchcock. L’opération visait donc la revalorisation d’Alma Reville (dans une démarche similaire à celle de leur fille, Patricia Hitchcock, qui a publié en 2003 un Alma Hitchcock : The Woman Behind the Man) mais supposait aussi une entreprise, plus souterraine, de réévaluation de l’apport des collaborateurs de l’œuvre de celui qui est considéré, depuis la parution de l’ouvrage d’entretiens de François Truffaut et le travail effectué par le critique Andrew Sarris aux États-Unis, comme l’un des « Auteurs » hollywoodiens par excellence (au sujet de la réception différenciée du cinéaste en France et outre-Atlantique, voir les travaux de Robert E. Kapsis). Programme passionnant mais difficile et qui mériterait sans doute une rétrospective élargie comme une analyse comparative à partir de sources primaires, à l’image de ce qu’a pu effectuer Steven Derosa à propos de l’apport du scénariste John Hayes dans Writing with Hitchcock : The Collaboration of Alfred Hitchcock and John Michael Hayes (2001, 2011). 6 Second fil rouge qui permettait de tresser des liens entre plusieurs programmations et qui excède d’ailleurs la seule édition 2012 : la couleur. Ainsi, les roses bonbons et jaunes sableux de The Thief of Bagdad de Raoul Walsh (1924) – merveilleusement accompagné au piano par Gabriel Thibaudeau – pouvaient entrer en écho avec les beiges, carmins et verts militaires photographiés par Georges Périnal dans The Life and Death of Colonel Blimp (Michael Powell, 1943) comme avec les expérimentations de divers procédés couleur, procédés qui auraient sans doute mérité des explications techniques plus complètes afin qu’on apprécie à leur juste valeur les somptueuses démonstrations des procédés Chronochrome Gaumont, Friese-Greene Biocolor et Versicolor. Cette question de la couleur conduit d’ailleurs à nous interroger, une fois de plus, sur les modalités de restauration et, désormais, de projection numérique. Un certain nombre de films étaient, cette année, projetés en numérique : au-delà d’un rendu des couleurs plus sourd, voire grisonnant, et de la tentation d’un nettoyage excessif de l’image pour certaines restaurations, nous avons cru repérer plusieurs sautes non expliquées dont nous n’avons pu savoir si elles étaient présentes dans l’œuvre originale, liées à la

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restauration (photogrammes manquants) ou encore (ce qui nous a semblé le plus probable) à la projection numérique. 7 Enfin, Bologne reste aussi et avant tout le lieu de découvertes aussi réjouissantes qu’imprévisibles, à l’image de ce film projeté à l’occasion des 60 ans de la revue Positif : La nave delle donne maledette (le Navire des filles perdues, Raffaello Matarazzo, 1954), œuvre fantaisiste et érotique, à voir dans sa version non censurée. (P.M.) 8 1912. Quatre-vingt-seize films d’il y a cent ans. Suivant le modèle des éditions précédentes, Il Cinema Ritrovato a offert en 2012 un programme extrêmement riche, comportant une quinzaine de sections. La plus importante, en termes de titres rassemblés mais aussi en fonction de son intérêt intrinsèque, a été celle consacrée à l’année 1912. Rassemblant comme sa dénomination l’énonçait « novantasei film di cento anni fa », ce vaste ensemble se combinait avec d’autres sections du festival, comme celles consacrées aux couleurs du muet ou aux sons du muet, ouvrant à des prolongements bienvenus vers des périodes ultérieures. Si 1912 est une année, comme déjà celle la précédant, ouvrant à l’allongement des films – c’est en 1912 que Capellani dirige les Misérables présentés à Bologne en 2010 –, il est difficile en l’état de la retenir comme faisant rupture entre deux époques. Comme souvent, les changements se font de manière graduelle : 1912 participe bien d’un moment de changements structurels, qui se manifestent par des changements de format, des variations stylistiques mais aussi par une redéfinition des équilibres stratégiques. Ces années de transition menèrent à l’adoption progressive du long métrage comme standard et participèrent à des changements d’équilibres internationaux, parachevés par la Première Guerre mondiale. Si Pathé reste certainement l’une des plus importantes sociétés de production cinématographique au monde, aux États-Unis, la montée des indépendants face au Trust (MPPC) témoigne du développement d’entreprises qui vont gagner en importance, jusqu’à dominer le marché international dès la période de la Première Guerre mondiale. Aux États-Unis, Pathé a su trouver un produit de choix avec ses Pathé Weekly qui dès août 1911 figurent au programme de très nombreuses salles. 9 La sélection effectuée par Mariann Lewinsky, qui en a souligné la difficulté au vu de l’accroissement général de films tournés en 1912 mais aussi de ceux conservés jusqu’à nos jours, constituait un véritable festival dans le festival qui s’efforçait, avec succès nous semble-t-il, de traduire l’évolution de la production annuelle en 1912. 10 Regroupés en sections thématiques, les films de ce programme relevaient des principaux genres de l’époque. Une part importante des films tournés ressortissait au documentaire ou aux actualités qui s’inséraient dans des programmes dont la principale caractéristique est à nos yeux l’éclectisme. Tout en étant rassemblés autour de thèmes clairement énoncés, les différents programmes liés à 1912 cherchaient eux aussi à refléter cette mixité des programmes. Le programme consacré au colonialisme mêlait ainsi vues d’après nature avec des comiques échevelés, retrouvant ainsi, un peu, la mixité du cinéma de cette époque. On voyait ainsi le film d’Alfred Machin les Chasseurs d’ivoire auquel répondait le film Éclair Gontran engendre une sombre postérité uni dans un même mouvement colonial (et raciste pour le second). L’exotisme se donne à voir ici comme fascination pour un monde sauvage et dominé par l’homme occidental alors que la négritude passe pour le comble de l’altérité – et engendre son net refus, au vu des réactions que provoque la découverte du bébé, noir. 11 Le comique se déployait aussi sous la forme de la destruction comme dans la Lune de miel de Zigoto où, littéralement, tout s’écroule autour des nouveaux mariés. Le film est

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dû à Jean Durand, dont la verve cataclysmique avait été soulignée avec poésie par le regretté Francis Lacassin. 12 Si les films mentionnés ci avant prolongent des genres présents dès les débuts d’une production régulière, ils démontrent aussi pour certains une sophistication exprimant les modifications de cette période de transition. Dans ce sens, le programme consacré à la Vitagraph a frappé tous les fidèles de ce programme. Rendant compte de ses recherches préparatoires, Mariann Lewinsky déclare dans le catalogue : « En 1912, la qualité générale [des films] est élevée, mais durant mes visionnages dans les archives européennes, ce sont les films Vitagraph qui ressortent du lot, grâce à leur constante qualité ». Deux films ont particulièrement retenu mon attention : How a Mosquito Operates (1912), un film d’animation de Winsor McCay. Un moustique géant et coiffé d’un chapeau haut de forme pique à plusieurs reprises un dormeur chauve et ventru. Son dard pénètre profondément et à de nombreuses reprises dans le nez, la nuque, le cerveau de sa victime. Son abdomen gonfle au point d’exploser dans la dernière image. Tant le geste de succion vampirique que le jeu sur le cadrage, qui découpe le visage en parts d’autant plus grotesques, confère à ce film une puissance encore effective sur les spectateurs actuels. Projeté en avant programme sur la Piazza Maggiore, le film a fasciné et troublé un vaste public, d’autant que l’accompagnement de Donald Sosin imitait à la perfection le son terrifiant de l’insecte. 13 Dans le registre de la comédie, The Picture Idol (signé par James Young) témoignait au mieux des qualités des films édités par la Vitagraph – et largement diffusé dans le monde comme en témoigne l’ouverture d’une filiale à Paris en 1908 déjà, expliquant ainsi qu’un Jasset mentionne cette compagnie dans ses fameux articles parus en 1911 dans Ciné-journal, « Étude sur la mise en scène en cinématographie ». Trois points diffèrent particulièrement : le champ de l’appareil, le jeu des artistes, la construction des scénarios. Insistant sur le jeu, Jasset laisse entendre que le public aussi en France se serait pris de passion pour ces acteurs et actrices que l’on retrouvait de film en film, formant sans le nommer la base d’un star system. Dans The Picture Idol, ce sont bien deux stars de la Vitagraph qui occupent le devant de l’écran, Clara Kimball Young et Maurice Costello. Film hautement réflexif, The Picture Idol met en scène une jeune femme qui assistant à la projection d’un film se trouve littéralement hypnotisée par l’acteur qu’elle a vu sur l’écran, Maurice Costello. Après l’avoir suivi, lui avoir envoyé des fleurs, elle n’est plus capable de suivre correctement ses cours. Ses parents décident d’agir et contactent la star qui accepte de se mettre en scène sous un jour détestable pour que la jeune femme cesse d’être sous l’emprise de cette image. Invité à manger, il se conduit comme un rustre, ce qui dessille un peu les yeux de l’ingénue. Il faut une mise en scène au cours de laquelle la star apparaît comme marié et père de nombreux enfants pour que la jeune femme perde ses dernières illusions amoureuses. 14 Si Clara Kimball Young et Maurice Costello sont bien les stars du film, ce n’est pas seulement leur jeu qui les caractérise comme tel, mais bien l’ensemble des traits énoncés qui les désignent ainsi. Outre la réflexivité – qui laisse entendre que l’on peut être fasciné par l’écran –, ce sont bien des traits formels et stylistiques qui les désignent comme stars : tant Clara Kimball Young que Maurice Costello, lorsqu’ils sont visibles à l’écran, occupent une position qui les distingue des autres personnages, que ce soit la proximité de la caméra, la centralité dans le cadre, l’éclairage, un jeu plus marqué : le regard des spectateurs est directement orienté vers l’un ou l’autre par la mise en scène et le cadrage. D’autre part, la proximité renforcée de la caméra par rapport aux acteurs

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favorise un jeu psychologique, construisant des personnages animés par des sentiments. Enfin, la construction les distingue d’emblée des personnages secondaires, ceux-ci apparaissant comme des adjuvants ou des faire-valoir destinés à renforcer la seule importance des protagonistes. Une scène est ainsi particulièrement représentative : lors du repas durant lequel Maurice Costello incarne un rustre, les parents, tournés en direction des spectateurs, se font un signe de connivence qui les distingue des stars et établit au sein même du plan une attitude d’entente entre les parents servant de modèle pour les spec-tateurs réels, qui rient, comme eux, face au jeu redoublé de l’acteur et heureux de l’effet produit sur la jeune femme. 15 Ces caractéristiques inaugurent largement des pratiques qui seront approfondies dans les films hollywoodiens, et qui participent à une différenciation en termes de style national des films produits dans le monde. Les films Vitagraph tranchent ainsi considérablement avec la production italienne, notamment Padre de l’Itala Film mis en scène par Giovanni Pastrone. Le jeu renvoie davantage à une série de codes issus de la pantomime alors que les épisodes dramatiques renvoient aux conventions de la péripétie mélodramatique, jouant sur la (non-) reconnaissance de l’identité des personnages, les liens de sang et le destin. 16 Que 1912 corresponde aux derniers films de Méliès alors que tourne son premier, un court sujet amateur calqué sur le modèle du western, De wigwam, ne peut paraître qu’une simple coïncidence mais qui comme souvent peut être lue comme un symbole des transformations en cours. Le programme en tout cas a su au mieux exploiter ces tensions en ouvrant à une variété qui comportait encore un aperçu des modifications sociales et urbaines (surtout dans les programmes italiens) mais aussi dans les spectacles comme en témoignaient les nombreuses performances dansées ou la mode (dans les programmes français). Enfin la programmation a aussi souligné l’émergence de nouveaux venus dans le paysage cinématographique, avec notamment la projection de l’Autorenfilm, Der Andere de Max Mack. (P-E.J.) 17 Après la chute. Le cinéma et la crise de 1929. Cette année, comme les précédentes, Il Cinema Ritrovato proposait à ses spectateurs une passionnante programmation explorant les relations entre le cinéma et l’Histoire. Après le socialisme des années 1930-1940 en 2011, c’est sur la Grande Dépression que s’est penchée l’édition 2012 du festival. La crise que traverse le monde actuel a renouvelé l’intérêt pour cet événement et son traitement (contemporain ou postérieur) par le cinéma, comme en témoignent plusieurs publications récentes (parmi lesquelles un ouvrage de René Prédal, paru au Cerf-Corlet en 2010, et un dossier de la revue Positif, sorti au mois de novembre 2011). Peter von Bagh, responsable de la sélection, a fait le choix d’un petit nombre de films (onze en tout, dont trois courts métrages) tournés entre 1929 et 1936, dans les années qui suivirent immédiatement le krach. Deux continents étaient représentés (l’Amérique et l’Europe) à travers sept pays (États-Unis, Pays-Bas, France, Allemagne, Autriche, Italie et Suède). La crise de 1929 a si profondément touché les sociétés qu’elle imprègne au demeurant une grande partie de la production cinématographique de l’époque. Aussi en retrouvait-on parfois l’impact dans des films programmés dans d’autres rétrospectives (à l’instar de Me and My Gal, 1932, de Raoul Walsh). 18 La présence et le rôle joué par la Grande Dépression dans les dix films retenus étaient du reste variables. Ce sont des difficultés économiques antérieures que doit par exemple affronter le jeune couple de Rotaie ([Rails], 1929, Mario Camerini). Le film, présenté dans sa version muette, fut en effet réalisé avant l’éclatement de la crise et sa

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propagation en Italie ; nul doute néanmoins que l’actualité de son propos favorisa sa ressortie sonorisée en 1931. De même, si la situation du puissant homme d’affaires David Golder (David Golder, 1931, Julien Duvivier) fait écho aux conséquences du krach de 1929, celles-ci n’ont pourtant pas encore atteint la France quand le cinéaste entreprend l’adaptation du roman d’Irène Némirovsky, écrit avant même le « jeudi noir ». La crise n’en constituait pas moins un rouage dramatique essentiel de la plupart des films projetés et le sujet central de plusieurs d’entre eux. Faisant, conformément à l’esprit du festival, la part belle aux découvertes et aux raretés, tout en réunissant de nombreuses œuvres d’auteurs reconnus (Frank Borzage, Max Ophuls, Joris Ivens…), cette sélection illustrait ainsi une fois de plus combien le cinéma est un témoin – non un simple reflet – de son temps. 19 À l’exception de David Golder et de Gabriel over the White House (Gabriel au-dessus de la Maison Blanche, 1933, Gregory La Cava), déjà projeté en 2011, les films présentés se situaient loin des forces du pouvoir et de l’argent, du côté des petites gens victimes de la crise. On n’y trouvait de ce fait aucune de ces comédies mondaines dont le cinéma français était si friand au début des années 1930. Était également absente de la programmation la comédie musicale, pourtant très populaire en cette période, correspondant pour le cinéma à une autre crise majeure, le passage du muet au parlant. Les genres représentés n’en étaient pas moins divers, de la comédie satirique au drame, en passant par la comédie dramatique, le mélodrame et le documentaire social. 20 À cette dernière catégorie appartiennent Zeitprobleme. Wie der Berliner Arbeiter Wohnt ([Problème de notre temps. Comment se loge l’ouvrier berlinois], 1930, Slatan Dudow) et Nieuwe Gronden (Nouvelle terre, 1933, Joris Ivens). Le premier, pensé comme un élément d’une série de courts métrages, est la première réalisation de Slatan Dudow, dont Kuhle Wampe ([Ventres glacés], 1933) avait été montré au festival l’an passé. Sa charge satirique tire son efficacité de son montage qui juxtapose des images très crues des conditions de vie des ouvriers berlinois (absence totale de confort, expulsion, tuberculose…) avec des plans dénonçant l’absurdité du système capitaliste et l’inhumanité des classes supérieures. La mise en cause du capitalisme est également au cœur de Nieuwe Gronden, réalisé par Joris Ivens à partir d’un précédent documentaire, Zuyderzeewerken (Zuyderzee, 1930). L’hymne initial au travail des hommes construisant des polders a été remonté et complété afin de dévoiler le scandale de la crise sociale, alimentée par la destruction d’une partie des récoltes de blé pour maintenir des prix élevés. 21 Sur un mode plus léger, Bulles de savon (1934 – commencé en 1931 sous le titre Seifenblasen –, Slatan Dudow) et Komedie om Geld ( la Comédie de l’argent, 1936, Max Ophuls) prennent également à partie le système capitaliste et l’égoïsme des classes dirigeantes. Dans Pettersson & Bendel (1933, Per-Axel Branner), le responsable désigné des mésaventures que connaît le héros (au demeurant hautement antipathique) n’est pas seulement un représentant du capitalisme. C’est avant tout un émigré juif, qui concentre tous les stéréotypes antisémites ravivés par la crise (fourberie dissimulée sous des dehors obséquieux, avarice, art de la manipulation, etc.). Ce film, produit en Suède, connut semble-t-il un grand succès en Europe. Il est aujourd’hui pénible à voir, tant il allie à un propos nauséabond une réalisation d’une extrême pauvreté. 22 Qu’elles désignent explicitement des coupables ou non, les œuvres de fiction réunies dans la programmation mettent toutes en scène des personnages descendant ou remontant (parfois pour mieux redescendre) l’échelle sociale avec une rapidité déconcertante. Si, à l’exception de David Golder et Bulles de savon, le happy end l’emporte,

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le désespoir n’est jamais loin. C’est un coup de vent qui renverse opportunément le poison avec lequel les amoureux de Rotaie envisageaient de mettre fin à leur existence. C’est sur le point de commettre une tentative de suicide que le héros de Sonnenstrahl ([Rayon de soleil], 1932, Paul Fejös) sauve pour sa part de la noyade une jeune fille ayant elle-même décidé d’en finir avec la vie. Après avoir multiplié les petits métiers et connu un douloureux revers de fortune, les deux jeunes gens trouvent finalement le bonheur. L’amour, le courage et la solidarité des habitants d’un immeuble viennent ainsi à bout de la crise (tout comme dans le film de Camerini, où de pauvres gens viennent secourir les jeunes héros). Tourné en plusieurs versions, ce film est par ailleurs emblématique de la période de transition vers le parlant. Face à Gustav Fröhlich, Annabella reste quasiment muette de bout en bout. Il serait intéressant de pouvoir comparer cette version avec son pendant français, Gardez le sourire, interprété par le même couple vedette (mais avec des seconds rôles francophones). 23 On retrouve dans Bulles de savon et Komedie om Geld le motif de la tentative de suicide évitée de justesse, ainsi que la description des aléas de la condition sociale. Dans le film de Dudow, celle-ci est représentée allégoriquement par un escalier. Le héros, employé de bureau mis au chômage, ne cesse d’en descendre les marches, à l’exception d’une courte séquence qui le voit remonter ces dernières mais qui se révèle n’être qu’un rêve. Chez Ophuls, la verticalité cède la place au motif de la ronde qui parcourt toute l’œuvre du cinéaste (personnages qui se croisent et mouvements circulaires de la caméra, donnant lieu à quelques plans étonnants). Histoire d’un modeste employé de banque injustement frappé par la déchéance sociale, puis promu de façon inattendue à de hautes responsabilités qui lui apportent l’aisance mais non le bonheur, le film est introduit, commenté et conclu par un maître de cérémonie très ophulsien. Imposé par ce deus ex machina, le happy end, totalement artificiel, est chargé d’une profonde ironie. 24 Nul mouvement de verticalité ni de circularité dans Hard to Handle (l’Affaire se complique, 1933, Mervyn LeRoy) qui puise son dynamisme dans l’énergie de sa star, James Cagney. Celui-ci interprète un héros ambigu, dont la débrouillardise verse souvent dans l’escroquerie. Organisateur d’un marathon de danse, puis d’une chasse aux trésors, il parvient à faire fortune en faisant la promotion d’un crème cosmétique impénétrable reconvertie en produit amincissant. Arrêté à la suite d’une autre campagne publicitaire, il rebondit en prison même, en trouvant une nouvelle idée à promouvoir. La satire des mœurs américaines est féroce et l’abattage de l’acteur, impressionnant. 25 Le héros de Man’s Castle (Ceux de la zone, 1933, Frank Borzage) interprété par Spencer Tracy, est également un Américain débrouillard. Homme sandwich en smoking ou monté sur des échasses, il aspire cependant davantage à survivre et préserver sa liberté qu’à faire fortune. Bourru mais bon cœur, il recueille un soir une jeune fille au bord du désespoir, à laquelle Loretta Young prête ses grand yeux tristes. C’est dans le cadre misérable d’un bidonville (un Hooverville comme on disait alors, en référence à l’échec du président Hoover) que s’épanouit dès lors leur histoire. Présenté dans une piètre copie encombrée de larges sous-titres, le film mériterait une restauration et une ressortie. Comme dans ses grands mélodrames de la fin du muet, Frank Borzage touche ici au sublime et compose une nouvelle ode à l’amour fou, plus fort que la crise et plus précieux que toutes les richesses matérielles après lesquelles les hommes courent en ce bas monde. (M.J.) 26 Cinéma documentaire invisible : le cas du documentaire italien. Dans les années cinquante et soixante, à l’instar de ce qui se passait en France, le documentaire a connu

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en Italie une floraison exceptionnelle. De nombreux cinéastes dont l’œuvre s’épanouira dans le long métrage ont commencé par ces films courts dans lesquels pouvait s’exprimer une créativité exigeante. Michelangelo Antonioni, Dino Risi, Valerio Zurlini, Elio Petri, les frères Taviani, Vittorio De Seta, Florestano Vancini, Francesco Maselli, Gianfranco Mingozzi… ont signé des œuvres qui révélaient déjà leur personnalité artistique. Le documentaire était parfois un passage obligé – à côté de l’assistanat ou de la collaboration à l’écriture de scénarios – pour arriver au long métrage. Il était aussi un terrain d’expression permettant de s’épanouir dans une durée – contrainte de programmation – presque toujours bornée à 10-12 minutes. 27 À Bologne, à côtés d’œuvres plus connues, ce sont des zones rarement visitées qui ont été explorées. Si Florestano Vancini et Gian Vittorio Baldi font partie des auteurs qui se sont ensuite affirmés dans le long métrage et dont certains courts sont célèbres (Portatrici di pietre ou Teatro minimo, commenté par Giorgio Bassani, de Vancini ; Il pianto delle zitelle, La casa delle vedove ou Luciano de Baldi), d’autres n’ont fait que des incursions occasionnelles dans la fiction comme Aglauco Casadio (Un ettaro di cielo, 1958) ou Rafaele Andreassi (Flashback, 1969). Quant à Luigi Di Gianni – un ethnographe avant la lettre qui s’essaya lui aussi à la fiction avec Il tempo dell’inizio (1974) –, Cecilia Mangini ou Elio Piccon, le cœur de leur travail s’est situé dans le documentaire, domaine dans lequel ils se sont exprimés avec une grande liberté, à l’image de Cecilia Mangini passant du documentaire traditionnel au long métrage de montage avec All’armi siam fascisti et La statua di Lenin (coréalisés avec Lino Del Fra et Lino Miccichè pour le premier). 28 Chaque programme de projections était composé de cinq à six films pour une durée totale d’environ une heure. Avec un peu de recul, l’ensemble des œuvres marque finalement une certaine homogénéité dans les types d’approches. On est frappé par ce qui relève finalement d’une réalité mise en scène : à l’évidence, les personnes représentées refont les gestes de leur activité pour les besoins du film. On est loin d’une caméra cachée ou même d’une caméra discrète qui enregistrerait de manière brute des événements saisis sur le vif. Ainsi, dans tel documentaire de Cecilia Mangini, La canta delle marane (auquel a collaboré Pasolini), lors d’une cérémonie funéraire, les pleureuses disent la douleur devant un corps mort auquel un garçon bien vivant prête son apparence d’une immobilité absolue. Dans Piccola arena Casartelli de Aglauco Casadio, les artistes d’un petit cirque exécutent leur numéro non pour le public mais pour la caméra. Il est vrai que la poésie de ces chapiteaux posés dans les terrains vagues naît du regard d’un cinéaste. Dans ce panorama, il faut attirer l’attention sur un film singulier, L’antimiracolo (1965), d’un cinéaste ignoré Elio Piccon : d’une durée de 87 minutes, le film, à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, analyse la situation de l’Italie en pointant, dans l’histoire de deux frères vivant pauvrement dans les Pouilles, tous les aspects d’un anti-miracle économique accentuant les disparités sociales et les fractures culturelles. Autre œuvre singulière de ce même cinéaste – totalement à découvrir –, un film expérimental jouant sur les relations entre figures linéaires et musique, Tre tempi di cinema astratto. 29 Au travers des programmes consacrés à ces cinéastes émerge la représentation d’une Italie modeste, largement rurale, à la recherche d’un bien être matériel très inégalement réparti entre les classes sociales et entre les régions, une Italie où le Sud – de la Sicile à la Campanie – fonctionne comme un aimant tant les coutumes ancestrales, les mythes et les croyances y gardent une intensité visuelle que la caméra cherche à saisir. À signaler que parallèlement à cette section était également programmé un

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hommage à un autre documentariste, Mario Ruspoli, un des pionniers du cinéma- vérité. À cette occasion, on a pu voir ou revoir les Hommes de la baleine, les Inconnus de la terre, Regard sur la folie, la Fête prisonnière, le Dernier Verre, Vive la baleine (auquel collabora Chris Marker). (J.A.G.) 30 La Grande Aventure de Raoul Walsh. C’est maintenant une tradition qu’un réalisateur hollywoodien « classique » soit au programme de Bologne. En 2012, il s’agissait de Raoul Walsh, et de lui nous vîmes sept films muets (un court métrage, six longs), huit parlants, dont cinq particulièrement rares tournés entre 1930 (The Big Trail / la Piste des géants) et 1933 (Sailor’s Luck / Amour de marin). 31 Genres et registres : The Mystery of the Hindu Image, vingt-six minutes, sorti en juin 1914, est le plus ancien film de Walsh à subsister aujourd’hui. Un jeune homme accusé de meurtre réussit à prouver son innocence grâce à l’enquête d’un détective (joué par Walsh lui-même) engagé par sa fiancée. D’après leurs résumés, quasiment tous les films de deux bobines tournés en 1914 et 1915 (on peut les consulter dans le Raoul Walsh de Pierre Giuliani, Edilig, 1986) relèvent pareillement de l’aventure policière. En 1915, Regeneration, deuxième long métrage du cinéaste, marqua les critiques et le public par sa peinture des bas-fonds new-yorkais, d’un réalisme jamais vu auparavant. À part The Thief of Bagdad (le Voleur de Bagdad), une « fantaisie » arabe, tous les muets visionnés s’inscrivent dans le registre dramatique, auquel Walsh semble voué jusqu’en 1929. Pour les cinq films du début du parlant, nous trouvons un western (The Big Trail), un drame russe (The Yellow Ticket [le Passeport jaune], 1931), et trois comédies (Wild Girl, 1932 ; Me and my Gal, 1932 ; Sailor’s Luck, 1933). Mais il y a des poursuites, un lynchage par pendaison, dans Wild Girl. Et Me and my Gal, qui raconte sur le mode léger l’histoire d’un couple, intègre à celle-ci une intrigue policière. Il est sans intérêt de se demander si les préférences de Walsh allaient vers le comique ou le dramatique. Dans la suite de Shakespeare, dont il connaissait des tirades par cœur, il aimait mélanger les deux ou les alterner, estimant qu’ils se complétaient au lieu de s’opposer, désireux de donner une vision synthétique de la vie. 32 Acteurs : Walsh semble avoir eu des relations sobres avec ses acteurs. D’après le témoignage de plusieurs d’entre eux, il avait pour habitude de tourner le dos à ce que filmait la caméra, jugeant à l’oreille si le plan était réussi ou pas. Façon de travailler appréciée par Alexis Smith, mais détestée par Kirk Douglas (voir son Fils du chiffonnier, Presses de la Renaissance, 1989). Très vite dans sa carrière, il sut obtenir des comédiens une grande sobriété. Dans Regeneration en 1915 et Pillars of Society en 1916, les acteurs sont dans leur personnage et le vivent de l’intérieur, sans recourir à des expressions stéréotypées du visage ou du corps. N’oublions pas que, dans beaucoup de films, même américains, de ces années-là, le désespoir se marque par de grands gestes de bras tendus vers le ciel. Par ailleurs, on ne peut dire que Walsh impose un style de jeu qui lui soit propre. Robert Mitchum (Persued [la Vallée de la peur] ou Gary Cooper (Distant Drums [les Aventures du Capitaine Wyatt]) déploient la même présence simple que dans d’autres personnages. Il est vrai que ce sont des acteurs dont le jeu se fonde sur le naturel plutôt que sur la composition. Une certaine liberté semble laissée à l’interprète, par exemple quand on voit Lionel Barrymore distiller des menaces sadiques dans un cabotinage que l’on peut trouver grandiose ou boursouflé (The Yellow Ticket). Deux actrices laissent une impression profonde, grâce à un talent qui a su tirer le maximum de leur personnage : Joan Bennett campe avec naturel et relief deux jeunes femmes à la personnalité affirmée (Wild Girl, Me and my Gal) ; Teresa Wright dans Persued, oscillant entre amour et

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haine, montre une intensité frémissante dont on ne la croyait pas capable après ses interprétations « sages » de l’Ombre d’un doute (Hitchcock, 1943) ou les Plus Belles Années de notre vie (Wyler, 1946). 33 Style et récit : dès Regeneration, Walsh filme d’une façon qui s’éloigne du canon traditionnel hollywoodien. Jamais chez lui de ces introductions stéréotypées où s’enchaînent plan d’ensemble, plan moyen, plan américain. À la place, une taille d’image liée à la nature de l’action, qui nous place d’emblée au cœur de celle-ci et nous en montre tous les aspects. Une amorce de ce style apparaît dans The Mystery of the Hindu Image, avec un plan du héros assis tristement dans sa prison, pendant que le détective mène son enquête : plan non nécessaire mais qui se justifie par le désir d’embrasser l’action dans sa totalité. Alors qu’au début du parlant (1929 à 1931), on filme souvent en caméra statique et dans un rythme lent, The Yellow Ticket présente un récit fluide et rapide. Un panoramique-travelling audacieux nous fait passer d’un couple attablé dans un restaurant à celui de Maria et Julian (Elissa Landi, Laurence Olivier) venant s’asseoir à une autre table. Une scène d’amour entre les deux personnages, filmée en un seul plan, se révèle juste, vivante, éloignée de tout cliché. Dans la séquence du train, le cinéaste pratique un réalisme pittoresque qui est un peu sa marque de fabrique : de petits épisodes annexes entourent l’action principale et la rendent plus crédible. On constate aussi que Walsh préfère souvent un mouvement de caméra à une coupe (bel exemple dans la séquence chez la couturière de Band of Angels [l’Esclave libre]), et qu’il pratique peu le champ / contre-champ, presque absent de certains films (The Yellow Ticket, Persued), et rendu presque impossible par le déplacement fréquent des personnages (Me and my Gal). Cette façon de filmer correspond à l’idée que la vie est une, et qu’il ne faut pas la représenter dans une fragmentation trop voyante. 34 Thèmes : le corpus visionné a fait émerger un thème rarement étudié chez Walsh, celui de la filiation, avec son corollaire l’éducation. La Marie de Regeneration arrache le jeune Owen à son activité de gangster et lui inculque le sens moral. Dans les deux « films russes », l’éducation est opposée à la violence d’un pouvoir sanguinaire : The Red Dance (la Danse rouge) montre une institutrice de campagne, mère de l’héroïne, assassinée par les Cosaques alors que le tableau de la salle de classe proclame que « le savoir est lumière, l’ignorance obscurité ». Dans The Yellow Ticket, Maria explique l’agitation antisémite aux enfants à qui elle fait la classe. Les personnages de Robert Mitchum (Persued), Gary Cooper (Distant Drums), Clark Gable (Band of Angels) luttent pour surmonter des traumatismes liés à l’enfance, la leur ou celle d’êtres proches : assassinat de ses parents sous ses propres yeux d’enfant (Mitchum), assassinat de sa femme dont il a un fils de huit ans (Cooper), massacre auquel il a collaboré mais dont il a sauvé un nourrisson devenu son fils spirituel (Gable). Moins intéressant est l’enfant de Kindred of the Dust (1922), victime d’un grand-père qui refuse la « mésalliance » de son fils. Le film relève du mélodrame typique du cinéma des années vingt. Enfance et éducation rentrent dans une vision globale de la vie, préoccupation manifeste, qu’elle soit consciente ou non, d’un cinéaste qui a filmé la mort de son personnage principal bien plus souvent qu’un autre réalisateur américain de sa génération, depuis le Bogart de High Sierra (la Grande Évasion) jusqu’au Cagney de White Heat (l’Enfer est à lui). Un traumatisme ancien, la souffrance qu’il a laissée, les efforts pour le surmonter : ce n’est pas par hasard que ces ressorts sont si fréquents dans les films de Raoul Walsh. Lui- même subit à quinze ans, au milieu d’une jeunesse heureuse, un choc terrible avec la mort de sa mère : « Elle était partie et je n’étais encore qu’un enfant », écrit-il dans son

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autobiographie Un demi-siècle à Hollywood (Calman-Lévy, 1976, p. 23 ; aux États-Unis, Each Man in his Time, 1974). Désormais, selon sa biographe américaine Marilyn Ann Moss, l’aventure, la fantaisie, la création cinématographique, devaient être les seuls moyens possibles d’échapper à son chagrin (Raoul Walsh, The University Press of Kentucky, 2011, p. 2). 35 De cet ensemble émergent bien sûr certains titres pour leur richesse, leur plénitude narrative qui, action et psychologie confondues, produit un éclat romanesque propre à ce réalisateur. Nous avons déjà signalé les mérites de Regeneration. The Thief of Bagdad me paraît avoir conservé son pouvoir d’envoûtement, mais l’accompagnement au piano de Gabriel Thibaudeau y était sans doute pour quelque chose. Parmi les cinq films du début du parlant, tous du studio Fox, deux au moins sont de grandes réussites : The Big Trail, projeté dans un format scope qui se rapprochait de l’image 70 mm d’origine, constitue un chant épique à la gloire de l’entreprise humaine et d’une nature grandiose. Me and my Gal fut une découverte pour beaucoup, puisque inédit dans les salles françaises (mais présenté voici quelques lustres sur Ciné Classic). Le film s’ouvre sur un gros plan de mains qui enfilent des gants blancs, et avec le travelling arrière qui suit nous voyons qu’il s’agit de Spencer Tracy en train de prendre son travail de policier dans le port de New York. Ouverture typique de Walsh, qui montre que l’aristocratie morale peut se déployer dans un cadre quotidien et populaire. Cette œuvre est aussi réussie que The Strawberry Blonde, titre unanimement célébré de la période Warner (1939-1950). Comme il y a de beaux moments dans The Yellow Ticket, feuilleton politico- policier, et Wild Girl, feuilleton westernien tourné dans le Sequoia National Park de Californie, on peut affirmer que cette période 1930-1933 ne mérite pas le désintérêt qu’elle suscite chez beaucoup de critiques walshiens. Enfin, Persued, par la perfection de son récit, la force de son sujet psychanalytico-westernien, confirme la place que lui attribuent ces mêmes critiques : un des sommets de toute l’œuvre de Walsh. (J-P.B.)

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VIe Jornada brasileira de cinema silencioso (São Paolo, 11-19 août 2012)

Rosa Magalhaes

1 Comment rendre le « cinéma des premiers temps » accessible à « tout le monde » et comment le peuple advient-il en tant que sujet dans le cinéma soviétique des années vingt ? Ces deux interrogations, a priori sans rapport entre elles mais qui concernent l’une et l’autre l’histoire et la théorie du cinéma et notre rapport présent à ce que les films du passé nous transmettent, s’articulaient cet été, neuf jours durant, au sein d’une manifestation de grande ampleur, la Jornada brasileira de cinema silencioso, à la Cinemateca brasileira de São Paulo, au Brésil.

2 Polarisée de fait autour de ces deux questionnements – ce qui impliquait aussi deux régimes différents dans la pratique des espaces offerts par l’architecture même de la Cinemateca –, cette Jornada 2012 se singularisait donc par sa forme comme dans son fond, des rendez-vous des années précédentes qui avaient surtout regroupé chercheurs et spécialistes autour de cinémas primitifs nationaux (Japon, Italie, Suède). 3 Dans les jardins et salles d’exposition de la Cinemateca tout d’abord, se déployait une présentation festive du cinéma à l’adresse du grand public. Celui-ci, informé par la presse et les médias et sollicité dans les quartiers voisins par une troupe de bateleurs, répondit au-delà des espérances des organisateurs. Plus de 15 000 visiteurs, familles, enfants, étudiants et cinéphiles mêlés se pressèrent dans les lieux. Sous l’impulsion du jeune chercheur Adilson Mendes, concepteur de la manifestation (avec Felipe de Moraes, Juliano Gentile et Rafael Zanatto) et spécialiste du critique Paulo Emilio Salles Gomes dont il disait vouloir reprendre l’une des aspirations majeures – cette relation du cinéma à un public élargi d’amateurs –, il s’agissait en effet de rendre concrète pour tout un chacun l’expérience du cinéma à ses débuts, en reconstituant ce que les historiens donnent aujourd’hui pour ce que fut son environnement naturel, à savoir les différentes « attractions » qui participèrent à l’émergence et à la popularisation du nouveau médium à la fin du XIXe siècle. Aux spectacles variés proposés dans ce cadre à ce public familial venu en grand nombre, « la femme élastique », « le Magicien

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chinois », « le Bonimenteur », « le Docteur Caligari », mais aussi des sketches du Grand Guignol, des jongleurs et des cracheurs de feu, s’ajoutait la visite d’un musée d’appareils anciens, la présentation d’un praxinoscope géant, et des projections régulières issues des collections mêmes de la Cinemateca sur un projecteur à incandescence Ernemann de 1920 (charbons et manivelle). Un workshop pratique animé par le bruiteur parisien Jean-Charles Feldis sur le thème du doublage dans le cinéma muet, et ouvert à tous, complétait cette première partie de programme. 4 À l’intérieur de la Jornada, et au-delà de cette proposition festive expérimentale, permise ici par les infrastructures mêmes dont dispose la Cinemateca (qui bénéficie d’un vaste patio pour avoir récemment pris place dans les bâtiments de brique d’anciens abattoirs), le travail sur le cinéma se poursuivait sur un autre mode, théorique et historique celui-là. Parallèlement à ces attractions de plein air, on présentait en effet un ensemble de programmes de films et de conférences. L’un des programmes était centré sur l’année 1922 – année de l’exposition national du centenaire de l’indépendance du pays – à travers des films de cette époque. Rielle Navtiski (de Berkeley) et Eduardo Morettin (de l’Université de São Paulo) parlèrent du cinéma muet brésilien et des différentes formes de production documentaire et de fiction qui existaient alors. Deux programmes de films des années 1910 (l’un centré sur des comiques l’autre sur la présence du cinéma dans la vie quotidienne, issus notamment de la collection Desmet) dus à Elif Rongen-Kaynakçi (EYE Film Instituut) et David Robinson (Pordenone), un programme « Lumières et ombres » comportant surtout des films allemands (Wiene, Rippert, Leni, Robison) et un Sjöström (Körkarlen). Enfin un programme de films soviétiques des années vingt dont certains rarement montrés comme l’Aigle blanc (Bely orël) de Yakov Protazanov, le Rayon de la mort (Lutch smerti) ou encore Un débris de l’empire (Oblomok imperii) de Friedrich Ermler, assortis d’un séminaire en quatre séances sur le rapport du cinéma au politique intitulé Masses et puissance – animé par François Albera –, creusaient en effet tout autrement cette thématique du peuple pour le public pauliste. La Jornada ne cherchait-elle pas là opérer une sorte de glissement sémantique de la question de la médiation populaire du cinéma à celle de la représentation du peuple dans les films ? Plus précisément, de quoi s’agissait-il là qui concernât l’histoire du cinéma ? 5 Comme nous le rappela l’orateur en s’appuyant sur les films projetés dans de belles copies 35 mm venues de diverses archives qui ponctuaient les journées de séminaire, le cinéma soviétique des années vingt, loin de se réduire au seul rôle d’instrument de l’État ou du Parti, avait développé des thématiques et des formes longtemps négligées ou inaperçues par la critique internationale, telles que le burlesque ou le serial. Mais surtout, la tâche esthétique et politique dévolue aux cinéastes et, plus que cela, la tâche que plusieurs d’entre eux, par conscience politique, se donnèrent, était d’une telle importance et d’une telle nouveauté qu’il semblait opportun d’y revenir de plus près, eu égard à ce qui s’engageait là pour la pratique et la théorie générale du cinéma, et leurs enjeux.

6 Car, si ces cinéastes s’étaient donnés pour « modèle » Intolérance de Griffith (en raison de la place offerte par ce film à la multitude), plutôt que la foule filmée « au hasard » des vues Lumière, et si raconter une histoire revenait à cautionner la disparition du collectif en raison de la prégnance des personnages individués, comment allait-on faire advenir en cinéma ce collectif comme « sujet de l’Histoire » ? Partant, si le travail pionnier de compilation d’archives mettant en lumière le fonctionnement social de

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l’empire des Romanov par la monteuse Esfir Choub était une première proposition radicalement novatrice, la question des formes nouvelles permettant de porter à l’écran le nouveau régime révolutionnaire restait entière. C’est pourtant cette interrogation sur la manière de promouvoir le sujet historique qui venait d’entrer en scène (prolétariat et paysannerie) à ce moment-là, et la question de la représentation correspondant à ce régime politique neuf, en rupture avec le système tel qu’il avait été pensé depuis Hobbes, que s’engageaient les réflexions autant esthétiques que politiques du jeune cinéma soviétique. 7 Comment filmer la foule, le groupe, la masse, les masses ? Comment narrer ou figurer, comment inscrire un discours, comment filmer un texte politique ? Dans le cinéma soviétique de cette époque, il s’agit effectivement de constituer le peuple dans la lutte de classes, car c’est dans cette lutte même qu’il advient et que se construit le socialisme. En outre, déconstruire la machine d’État à tous les niveaux où elle exerçait son pouvoir, signifie aussi continuer la lutte dans tous les aspects de la vie, dans la mesure où la révolution n’est pas un processus figé et que des forces socio-politiques antagonistes s’affrontent à tous les niveaux de la vie sociale. Des clivages esthétiques s’installent alors entre les tenants du cinéma non joué et les partisans du cinéma joué (ce qui recoupe à peu près l’opposition actuelle entre documentaire et fiction avec un grand nombre de nuances qui peuvent évoquer les débats opposant, dans les années 1960, les tenants du « cinéma-vérité » aux partisans du « cinéma direct ») et ces options se mélangent, qui sont autant d’enjeux théoriques liés à la révolution. Même dans la fiction il y a détestation de l’imitation, et les artistes s’opposent sur la question des gradients de falsification du matériau (du profilmique) tolérables dans les films. 8 Très attentifs aux problèmes de la société, les films de cette époque semblent rejouer sans cesse ce mouvement d’avènement du peuple en tant que sujet. Car l’ancien se confronte encore violemment au nouveau, comme le montre brillamment le film d’Ermler, Un débris de l’empire (1929) qui met en scène un homme ayant perdu la mémoire à la suite de blessures et de traumatisme de guerre. Devenu un paysan pauvre, il reconnaît un jour celle qui fut sa femme lors d’un arrêt de train dans la gare du petit village où il végète, et décide de partir à la ville. À Leningrad, elle-même en pleine transformation urbaine, il va découvrir peu à peu, tout en récupérant progressivement sa mémoire et son identité, la société socialiste en cours d’édification, processus que son amnésie lui avait fait manquer. Cette trame, qui permet à Ermler de mettre en scène – à travers les yeux d’un homme marqué par l’ancien régime et qui en porte encore le poids de peurs, d’allégeances et de coutumes – ce que cette société comporte de radicalement neuf, lui donne aussi l’occasion d’évoquer dans un passage plastiquement très suggestif, cette thématique du collectif. Au mitan du film en effet, un montage documentaire de forme expérimentale – un travail de l’image digne d’un Stan Brakhage et qui offre des coupes de plans plus rapides encore que celles des films de Dziga Vertov – est censé nous présenter toutes les activités laborieuses de la société par lesquelles celle-ci se constitue en collectif, c’est-à-dire en ce peuple édificateur du socialisme. C’est, via ce passage, justement d’une grande force et audace plastiques, que se construit visuellement la puissance collective et que le héros du film, simple ouvrier dans une usine, comprend in fine que « nous sommes les patrons ». 9 L’Aigle blanc de Protazanov qui met en scène un massacre ouvrier lors d’une manifestation de protestation, par le gouverneur d’une lointaine province, avant l’époque de la révolution, nous rappelle quant à lui l’autre domaine vers lequel les

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cinéastes ont porté leurs efforts et nombre de leurs réflexions et théories esthétiques, celui du jeu de l’acteur. C’est dans ce film en effet que Vsevolod Meyerhold, acteur de théâtre et metteur en scène théoricien, trouve à mettre en pratique ses propres théories biomécaniques, en opposition et refus de la psychologie, en se composant le personnage « typique » d’un ministre de haut rang qui accable ses subalternes de son mépris et de sa morgue. Car, si le jeu de l’acteur a été longtemps sous-estimé par la critique, il n’en joue pas moins un rôle essentiel dans les films, et les théories qu’il suscite à l’époque chez les cinéastes soviétiques sont d’égale importance à celles suscitées par la question du montage. 10 C’est de ce travail considérable opéré autour du jeu d’acteur que témoignent encore les films montrés au cours de la Jornada de Koulechov et de son atelier, Mr West ou le Rayon de la mort. 11 Quant à Arsenal d’Alexandre Dovjenko, qui met en scène un épisode de la guerre civile voyant s’affronter les Bolchéviques et le gouvernement ukrainien nationaliste de cette époque, il ressortit à ce qui deviendra par la suite un véritable genre – au même titre que le western aux États-Unis – c’est-à-dire la geste révolutionnaire comme mythe fondateur de la société soviétique. Mais le film, qui s’ouvre sur la misère paysanne et l’agonie d’un soldat asphyxié par un gaz hilarant dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, peut aussi être lu, au moins dans cette première partie, comme un plaidoyer contre la guerre, d’une puissance esthétique rarement égalée. 12 En somme, comme l’a rappelé François Albera au terme du séminaire et des projections, les cinéastes soviétiques avaient réussi dans et par l’effervescence révolutionnaire des années 1920 à se confondre avec la puissance du peuple souverain devenue celle du cinéma. Une fois le socialisme édifié, une question demeurait en suspens, à laquelle se confronteraient tragiquement les générations postérieures : jusqu’où l’État, réassuré dans son pouvoir parce que désormais figé, immobilisé par ses acquis, allait-il pouvoir assumer de se laisser critiquer par le cinéma ? La VI Jornada de cinema silencioso laissait dans la « ville-monde » de São Paulo cette question de cinéma et d’histoire en suspens.

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Techniques, machines, dispositifs : perspectives pour une nouvelle histoire technologique du cinéma, Colloque international, Université de Lausanne, Section d’histoire et esthétique du cinéma, 22-24 novembre 2012

Mireille Berton

1 La Cinémathèque suisse a accueilli fin 2012 un colloque international destiné à ouvrir des « perspectives pour une nouvelle histoire technologique du cinéma ». Parente pauvre des études cinématographiques, la technique au / du cinéma a trop rarement été saisie sous l’angle d’une histoire épistémologique qui la restitue au sein d’un faisceau complexe de déterminants économiques, sociaux et culturels. C’est précisément ce défi que les organisateurs du colloque, Benoît Turquety et Selim Krichane de la section d’histoire et esthétique de l’Université de Lausanne, ont relevé avec succès en sélectionnant des interventions qui ont su croiser analyse rigoureuse des discours / dispositifs / usages / représentations et réflexion historico-théorique.

2 De cette nouvelle histoire technologique émerge ce qui est en passe de devenir un axiome dans les études sur le cinéma d’hier et d’aujourd’hui : l’hybridation des techniques et de leurs fonctions. À travers des objets historiquement déterminés (le dispositif télévisuel du film intermédiaire [Ann-Katrin Weber, Lausanne], le film d’animation, le rotographe, [Jean-Baptiste Massuet, Rennes], la couleur dans le cinéma premier [Jelena Rakin, Zurich], les manuels d’usage de lanterne magique [Alain Boillat, Lausanne], le moniteur vidéo [Joana Pimenta, Harvard], le téléphone portable [Richard Bégin, Montréal], la prise de son directe [Gilles Mouëllic, Rennes], etc.), plusieurs chercheurs et chercheuses ont montré la nécessité d’envisager l’histoire des techniques

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en termes d’intermédialité, confirmant la fécondité de l’une des lignes principales de recherche de la Section cinéma de Lausanne axée sur l’épistémologie des dispositifs de vision et d’audition. 3 Jean-Baptiste Massuet a ainsi procédé à une lecture des films à trucs d’Émile Cohl afin de mettre en évidence l’assimilation ontologique entre prise de vue réelle et animation ; en réalité, loin de constituer deux régimes différents de représentation, elles cohabitent pleinement au sein d’une même image. Certaines techniques d’animation ultérieures (le rotographe, le cache mobile à la vapeur de sodium), quand bien même nécessitent-elles la séparation des opérations techniques de captation, prolongent cet idéal d’amalgame, alors que les outils numériques actuels (performance capture) remettent en question l’existence même du cinéma d’animation et son principe d’« assimilation scissionnelle » (le film comme suite d’images filmées séparément puis superposées en une seule entité). 4 Après avoir présenté en détails le fonctionnement du système du film intermédiaire élaboré en Allemagne par la Fernseh A.G. dans les années 1930, Anne-Katrin Weber a signalé la très forte interdépendance médiatique en jeu dans les premières expérimentations sur la télévision – la prolifération sémantique à laquelle donne lieu ce dispositif (Fernkino, Funkkino, Telefotografie, Radiokinematografie, Fernfotografie) attestant ce phénomène. Or l’hybridité de la télévision intermédiaire n’est pas seulement technique et économique (sa production repose sur un réseau de contributeurs allant de Robert Bosch à Carl Zeiss, en passant par Loewe et Baird TV Ltd). Elle est également idéologique car, conclut Weber, cette absence de spécificité ontologique des médias (encouragée par la mise en commun des capitaux et des compétences) peut être vue comme une métaphore du système capitaliste et de sa logique à la fois circulaire, réticulaire et tentaculaire. 5 Toute une série de conférences sur le cadrage (les caméras et leurs modalités d’usage (les caméras légères et son synchrone du « cinéma-vérité » [Séverine Graff, Lausanne], la grue au tournant du cinéma parlant et sonore [Jakob-Isak Nielsen, Aarhus], la Arri 35 mm du cinéma nazi [Valentina Miraglia, Limoges]) a non seulement indiqué le poids des enjeux politiques et économiques dans l’élaboration / exploitation de ces techniques, mais invite plus globalement à révoquer l’idéalisme de la neutralité des dispositifs vis- à-vis des modes de représentation filmiques. Dans ce cadre, il s’agissait pour Manlio Piva (Università di Padova) d’esquisser une histoire des fonctions du viseur fondée sur le postulat de la caméra comme instrument articulé et multiforme. Compte tenu de la solidarité ou de la séparation entre l’objectif et le corps de l’opérateur, le geste de la prise de vue prend des significations tout à fait différentes au plan des pratiques filmiques. Alors que les premières caméras étaient dépourvues de viseur, entraînant la scission nette entre l’œil de la caméra et l’œil humain (la qualité de la prise de vue dépendant de l’habileté des opérateurs), dès les années 1930, la caméra et le corps fusionnent pour former un véritable œil mobile. Ce processus d’identification de la technique au corps humain se vérifie jusqu’à l’apparition des dispositifs numériques, l’oculaire électronique impliquant alors une forme de dématérialisation du regard, suggère Piva. De fait, l’histoire des techniques cinématographiques doit aujourd’hui prendre en considération, non plus seulement le paradigme oculaire de la prise de vue et de la perception spectatorielle, mais aussi celui de la tactilité et de la manualité, comme le montrent les travaux récents de Thomas Elsaesser (Film Theory : An Introduction Through the Senses).

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6 Si chacun des participants a nourri sa réflexion de considérations théoriques, certains ont en fait le cœur de leur conférence, à l’instar de Benoît Turquety (Université de Lausanne) qui a proposé de relire des essais de « cinématique » à l’aune des médias audio-visuels (dont le cinéma), lesquels ont contribué à reconfigurer, dans les années 1930, ce champ de pensée dédié aux rapports entre l’humain, la technique et la machine ; Trond Lundemo (Stockholm Universitet), de son côté, a avancé le terme de « technologies archéographiques » pour sonder l’impact des techniques de montage sur l’écriture de l’histoire du cinéma et des médias ; Maria Tortajada (Université de Lausanne), à partir d’une analyse des notions d’« instant prégnant » et d’« instant quelconque », a expliqué combien les conceptions du dispositif cinématographique chez Bergson et Marey divergent ; sur la base des thèses de Simondon, Guy Fihman (Université Paris 8) a, pour sa part, suggéré d’affilier le cinéma à une lignée technologique de « ciné-machines » tantôt abstraites tantôt concrètes en fonction des configurations envisagées. 7 Dans le droit fil de ces discussions, André Gaudreault (Université de Montréal) a dressé, via la mise en scène d’une fable déclinée au futur antérieur, un état lieux des études cinématographiques à l’ère des technologies numériques et digitales. Si certains s’alarment de voir disparaître cette discipline absorbée par les départements de Moving Images Studies et autres Institute of Audiovisual Communication, Gaudreault appelle les chercheurs et chercheuses à s’adapter au mouvement de déplacement continuel qui affecte les frontières du médium « cinéma », afin de l’appréhender sous le prisme d’une « histoire résolument fragmentée ». 8 Partant d’une étude de l’ouvrage d’Ernest Coustet (le Cinéma, 1921), Laurent Le Forestier (Université Rennes 2) a noté la prégnance d’un discours qui, dans les années 1910-1920, envisage le cinéma, non seulement dans sa multiplicité d’applications (le cinéma comme art, comme instrument scientifique, comme outil pédagogique), mais également dans son articulation avec d’autres dispositifs audiovisuels. Le texte de Coustet révèle notamment que le cinéma appartient depuis le début de son histoire à une tradition de conjonction d’instruments (« cinéma-radiographie », « cinéradiographie », « radiocinéma », etc.) mise au service d’une nouvelle idéologie du visible, l’institutionnalisation du cinéma correspondant précisément à un processus de hiérarchisation de ses applications diverses et multiples (mais aussi au masquage de son hybridité technologique principielle, comme l’a relevé Maria Tortajada lors de la discussion). 9 Engendrant des débats nourris, ce colloque a témoigné de l’impératif d’observer la technique au / du cinéma relativement à des constellations historiques, sociales et culturelles données où interviennent des dispositifs, des usages, des pratiques, des discours etc., que l’analyse ne peut autonomiser. À l’inverse des répertoires fétichistes d’outils consignant leurs perfectionnements décisifs en termes de progrès, ces nouvelles perspectives offrent la possibilité de construire une histoire technique du cinéma redéfinie et nuancée. L’urgence de cette reformulation doit naître autant de la mutation incessante des paysages technologiques et audiovisuels qui nous entourent, que d’une exigence guidée à la fois par une rigueur historienne et le plaisir de la découverte sans cesse renouvelée.

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Marc Azéma, La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe Paris, Errance, 2011

François Amy de la Bretèque

RÉFÉRENCE

Marc Azéma, La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe… Préfaces de Jean Clottes et Bertrand Tavernier, Paris, Errance, 2011, 300 p. + DVD

1 Le livre de Marc Azéma, avec son titre et surtout son sous-titre accrocheurs, a suscité un certain émoi lors de sa sortie l’an dernier, voire un véritable enthousiasme dans la presse généraliste : Midi Libre (26 octobre 2011) lui consacre une pleine page titrée « L’homo sapiens a inventé le film d’animation » ; Laurent Brasier écrit dans le Monde (31 mars 2011) un article sur une colonne, « Quand la préhistoire faisait son cinéma », et, en en-tête, « Les représentations du mouvement des animaux dans l’art pariétal seraient la “ première séance ” ». Il attaque ainsi : « Et si les salles obscures avaient d’abord été des grottes ? Oubliez l’histoire officielle de la première projection […] et préparez-vous à un flash-back de 32 000 ans […] c’est là que seraient jetées les bases de la grammaire et de la technique du cinéma ». Olivier Séguret lui-même, dans Libération (14 mars 2012), se fend d’une pleine page intitulée : « Il y a 35 000 ans naissait “ l’Homo Cinematographicus ” » et, en dépit d’une restriction de conscience (« cette thèse, qui rejoint pourtant le cœur de la problématique historique, n’est pas la nôtre »), il souscrit à l’idée que « le film, dans cette perspective, n’est que le véhicule historique, contextuel et provisoire de la capacité immémoriale à (se) “ faire du cinéma ” ».

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2 Un tel emballement peut surprendre. La thèse ou plutôt l’hypothèse avancée par Marc Azéma n’est pas nouvelle, loin de là. On la trouve dans le livre de Paul Léglise sur le pré- cinéma dans l’Enéide (Une œuvre de pré-cinéma : L’Enéide, essai d’analyse filmique du premier chant. Préface de B. Georgin, 1958. Voir l’article récent de Jacqueline Nacache « Virgile cinéaste, le pré-cinéma comme utopie pédagogique », dans J. Nacache et J-L. Bourget, dir., Cinématismes, La littérature au prisme du cinéma, 2011). Il évoquait déjà en 1956 les grottes de Lascaux en se référant à une étude encore antérieure de Germaine Prudhommeau, À l’origine du dessin animé (résumée dans un article d’Image et son, n° 89, février 1956). Elle y écrivait à propos de la frise des têtes de cerfs de Lascaux : « si l’on y applique le procédé de synthèse cinématographique, on voit l’animal donner des grands coups de tête en avant […] », ce qui décrit par avance la démarche de Marc Azéma. 3 D’autres, avant ou après Léglise, voyaient l’origine du cinéma – on devrait dire plutôt : le cinéma avant le cinéma – dans le mythe de la Caverne de Platon, emboîtant le pas à Paul Valéry, ou dans les frises des Panathénées sur le Parthénon comme le suggérait Roger Leenhardt dans l’introduction de Naissance du cinéma (1948) – idée reprise de nos jours par Jacques Rancière –, ou encore dans la Tapisserie de Bayeux, selon Marie- Thérèse Poncet qui avait consacré à cette idée une thèse et un livre en 1952 (« Étude comparative des illustrations du Moyen Âge et des dessins animés » – sous la direction de Louis Réau). Chacun de ceux-ci s’était entouré, on le remarquera, de cautions prestigieuses – tout comme Azéma qui se fait préfacer par Clottes et Tavernier. 4 Marc Azéma n’est en aucune façon un historien du cinéma. Il est docteur en préhistoire et chercheur au CNRS dans une UMR spécialisée dans l’étude de l’art préhistorique. Sa compétence de spécialiste en ce domaine semble incontestable. À ce titre, il est membre de l’équipe scientifique chargée d’étudier la fameuse grotte Chauvet, ce magnifique site pariétal découvert en 1994 dans les gorges de l’Ardèche, une des plus spectaculaires trouvailles archéologiques du siècle dernier. On se souvient du film en 3D que lui consacra Werner Herzog (la Grotte des rêves perdus, 2010). Rappelons à ce propos que bien avant Herzog, Mario Ruspoli, que l’on redécouvre aujourd’hui, avait réalisé un très beau film pour la télévision sur la grotte de Lascaux : l’Art au monde des ténèbres (1981) d’où il tira un livre (1986) préfacé par Yves Coppens. Ruspoli y jouait déjà du déplacement de la lumière des torches pour suggérer une mise en mouvement.

5 L’enthousiasme de cette découverte a probablement déteint sur le chercheur et ensuite sur ses lecteurs, et la réalisation du cinéaste allemand a pu relancer sa rêverie. D’autant qu’il est lui-même réalisateur de films documentaires. Il existe en gros deux positions sur le sujet de l’apparition du cinéma. 6 L’une selon laquelle le cinéma existe virtuellement depuis toujours dans la tête des hommes ou au ciel des Idées. André Bazin peut faire figure de plus illustre défenseur de ce postulat. N’écrivait-il pas en 1946 : « Le cinéma est un phénomène idéaliste. L’idée que les hommes s’en sont faite existait toute armée dans leur cerveau, comme au ciel platonicien » (« Le Mythe du cinéma total », [1946], Qu’est-ce que le cinéma ? t. 1, p. 21). On pourrait invoquer bien d’autres autorités qui ont avancé cette opinion.

7 Azéma donne une version plus naïve de ce credo : il écrit : « depuis les origines, l’homme “ fait son cinéma ”… Bien avant Edison et les frères Lumière, les parois des cavernes et les objets décorés par les artistes paléolithiques témoignent de la mise en

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place de processus, graphiques, techniques et narratifs caractéristiques d’une véritable “ préhistoire du cinéma ” » (4e de couverture). Il place dans son livre une illustration faite de sa main montrant un homme des cavernes en train de dessiner tandis qu’à l’intérieur de son crâne on voit une salle de projection, le projecteur étant relié à son œil par un câble (p. 22). Sur la couverture, un montage photographique présente les dossiers rouges d’une salle vide faisant face à la paroi sur laquelle est peinte la fresque des lions de la grotte Chauvet. Les deux allégories sont un peu alambiquées mais pas synonymes : l’une se rapporte au processus créatif, l’autre au dispositif spectatoriel. 8 L’autre position épistémologique est celle selon laquelle le cinéma est un mode d’expression attaché à une époque précise et à un état particulier de la société : Pierre Francastel l’a soutenue par exemple, qui polémiqua ouvertement avec Léglise (et Ragghianti) lors du 2e congrès de filmologie. 9 On ne peut pas trancher un tel débat en quelques lignes, on s’en doute, et comme toujours il y a un peu de vrai dans chaque théorie – mais davantage dans l’une que dans l’autre, tout de même. 10 Marc Azéma expose ainsi son programme : « notre propos est de montrer que les concepts qui vont aboutir à l’invention de ce procédé technique (le cinéma) […] sont contenus en germe dès l’avènement des arts graphiques (figuratifs) […] Cette hypothèse […] expose les bases probables d’un système de “ monstration ” pouvant servir de support à des croyances animistes ou des mythes divers, mais non encore expliqués » (p. 23). Ces « concepts », quels sont-ils ? Ce sont d’une part les « bases de la narration graphique », d’autre part celles de « l’animation séquentielle ». Azéma aurait été bien inspiré de dissocier les deux. Le premier (« narration graphique ») ne concerne en aucune façon le cinéma, qui n’est pas un art graphique sauf dans sa forme de cinéma d’animation, et à moins de prendre à la lettre l’aphorisme de Walter Ruttmann (« Das Kino muss graphik sein »). Du reste, c’est de la bande dessinée qu’il rapproche en la matière les dessins préhistoriques. Cela aussi serait discuté par les spécialistes du neuvième art, mais laissons. 11 Pour Azéma, la « figuration narrative » aurait posé les bases de la « grammaire cinématographique » : faisons-lui grâce de cette notion démodée ; il entend par là les règles qui permettent d’enchaîner deux images l’une à l’autre et donc concernent les raccords et l’articulation de l’espace-temps (« comment s’articule l’espace-temps » de Noël Burch dans Praxis du cinéma [1969] reste toujours pertinent). Pour le démontrer sur son corpus, il s’appuie sur un bon livre du sémioticien Philippe Sohet qui pose clairement les conditions permettant de parler de narration en images au sein d’une suite d’images ou dans une image seule (Images du récit, 2007, cité et résumé, pp. 61-62). C’est ce qu’il appelle « l’intrication iconique ». Soit, encore qu’il reste à prouver que certaines suites d’images ont une visée narrative et d’autres non. Azéma emploie donc beaucoup d’énergie à nous convaincre que les gravures pariétales contiennent « les prémices d’une grammaire visuelle préhistorique ». 12 Mais il néglige une première objection de taille : il fait systématiquement abstraction de la question du cadre. L’art pariétal, comme la fresque, n’en a pas, alors qu’il est fondamental dans le cinéma tout comme dans la bande dessinée, du moins dans sa forme classique. Certes, l’un (le cinéma) et l’autre (la BD) ont cherché à s’en affranchir, mais ces tentatives sporadiques ne font que confirmer le caractère essentiel du cadre dans ces deux modes d’expression.

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Bien sûr, la narration en images est infiniment plus ancienne que le cinéma ou la BD modernes mais cela ne signifie pas qu’elle est « du cinéma ». 13 Quant à « l’animation séquentielle » telle qu’elle est ici comprise, elle nous renvoie à la question de la décomposition et de la synthèse des phases d’un mouvement. Elle reposerait sur deux procédés différents : la « superposition d’images » ou la « juxtaposition d’images » (p. 125). Tous deux auraient pour objet de procurer l’illusion du mouvement en reposant sur le principe de la « persistance rétinienne ». On sait que ce concept est obsolète depuis Wertheimer, mais il est vrai qu’il a servi de postulat aux pionniers comme Joseph Plateau. Pour mieux nous convaincre, Azéma exhume ce qu’il pense être un « thaumatrope préhistorique » (p. 148) qu’il anime dans l’un de ses films. Or celui-ci, comme tous les thaumatropes historiques, n’anime pas la figure, il fait de deux images une seule, mettant par exemple un oiseau dans une cage. En outre, il n’a qu’une perforation centrale ce qui oblige à des contorsions pour prouver qu’il était destiné à tourner autour de son axe.

14 Les effets kinésiques qu’Azéma relève dans de multiple gravures (selon lui, 40 % des images cherchaient à rendre graphiquement le mouvement, sans compter les effets produits par la lumière, p. 55) sont incontestables mais pour autant, est-on sûr qu’ils visaient à produire une synthèse du mouvement ? Pourquoi pas plutôt une expression de ce mouvement, ou de la vitesse, comme tous les dessinateurs de BD le pratiquent ? Quant aux cerfs nageants de Lascaux que l’on retrouve ici (p. 141), à condition d’admettre que le peintre a voulu figurer un seul animal dans des positions différentes et non plusieurs nageant de concert – ce qui n’est pas démontré (c’est là un autre débat, qui concerne la communauté des préhistoriens, dans lequel je ne me lancerai pas étant parfaitement incompétent) –, ne peut-on les lire plutôt comme l’analyse d’un mouvement qui « anticiperait » alors la chronophotographie, si l’on y tient, mais pas le cinéma ? Pour faire bouger ses animaux, Azéma est obligé de les filmer, c’est-à-dire à faire intervenir une technologie de notre temps. 15 La troisième objection que l’on peut présenter à Azéma est celle du dispositif. Nous avons signalé son illustration de couverture : les hommes préhistoriques y sont pour ainsi dire invités à s’asseoir face à la paroi et à rester immobiles devant le spectacle. Or, Azéma base une bonne partie de sa démonstration, surtout dans ses films, sur le fait que le spectateur se déplaçait le long de la paroi, voire autour d’un angle ou d’un stalactite. C’est ce déplacement, conjoint à celui de l’éclairage, qui aurait animé les scènes. Or le spectateur de cinéma, lui, tous les anthropologues en ont tiré argument, ne se déplace pas (d’où l’assimilation aux prisonniers enchaînés de Platon rappelée plus haut). Azéma croit que ces déplacements du spectateur sont l’équivalent des travellings du cinéma, se livrant ainsi à une confusion fréquente dans l’esprit commun mais que les théoriciens du mouvement au cinéma ne partagent pas. 16 Emporté par son élan, Azéma propose dans une deuxième partie un parcours cavalier du Livre des Morts égyptien aux appareils de « pré-cinéma » proprement dit, un parcours déjà fait mille fois avant lui et dont il aurait mieux fait de s’abstenir. Il cite comme caution au passage les travaux de Danièle Alexandre-Bidon qui a exploré sur une période plus limitée qui va du Moyen Âge finissant au XIXe siècle les diverses formes de narration en images (elle est en train de recenser une grande collection de récits en images antérieurs à l’invention du cinéma et de la BD sur un site internet en cours de développement). Mais la médiéviste de l’EHESS prend d’autres précautions que Marc Azéma. Elle ne cherche pas à tout prix à finaliser ce qu’elle découvre.

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17 Quelques affirmations imprudentes feront bondir l’historien comme reculer la lanterne magique au premier millénaire avant notre ère alors que Mannoni ne la voit pas attestée avant Huygens, soit en 1659 ; faire remonter la chambre noire à Aristote quand le même Mannoni montre qu’elle apparaît au XIIe siècle avec Bacon et encore, seulement comme instrument d’observation des éclipses. 18 Ce que livre Azéma, c’est une vision rétroactive de l’art kinésique des siècles passés tout entière finalisée vers un aboutissement supposé, le cinéma. Il y a longtemps que les historiens du cinéma se sont défaits de cette conception linéaire et téléologique qui, comme l’a écrit Laurent Le Forestier, « paraît induire un regard rétrospectif, lancé depuis l’avènement du cinéma pour aller débusquer dans un passé aux contours illimités […] des indices […] préfigurant cette invention » (« Pré-cinéma » dans De Baecque, Chevalier, dir., Dictionnaire de la pensée du cinéma). 19 Pour savoir comment les hommes d’un passé lointain percevaient et interprétaient les tentatives de rendre le mouvement et de développer une narration en images, il faut pouvoir s’informer des cadres perceptifs et notionnels qui étaient les leurs. On le sait à peu près pour Phidias (on connaît les théories du temps et du mouvement de la philosophie grecque, de Zénon à Aristote), ou pour la princesse Mathilde (on connaît celles de Saint Augustin ou de l’École de Chartres), mais c’est évidemment autrement plus difficile pour les hommes de la Préhistoire. 20 L’ouvrage de Marc Azéma a quand même un intérêt pour nous, gens de cinéma : il montre par effet boomerang la façon dont le regard des hommes d’aujourd’hui sur ces œuvres très anciennes est définitivement modélisé par les modes d’expression de l’ère contemporaine. Azéma, tout comme nous, regarde les peintures pariétales d’il y a 35 000 ans comme des images d’un film possible, d’un film à faire. C’est son regard à lui (et le nôtre) qui est relié à un projecteur dans son crâne.

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Maurice Gianati, Laurent Mannoni (dir.), Alice Guy, Léon Gaumont et les débuts du film sonore New Barnet, John Libbey Publishing, 2012

Quentin Gille

RÉFÉRENCE

Maurice Gianati, Laurent Mannoni (dir.), Alice Guy, Léon Gaumont et les débuts du film sonore, New Barnet, John Libbey Publishing, 2012, 258 p.

1 Depuis sa création en 2008, le Conservatoire des techniques de la Cinémathèque française propose, une fois par mois, une conférence consacrée à l’histoire des techniques cinématographiques. L’ouvrage collectif qui nous intéresse ici réunit plusieurs versions remaniées d’interventions qui furent proposées par certains conférenciers réguliers du Conservatoire. Il s’agit d’un ensemble de textes richement illustrés qui offre un panorama assez complet des débuts du cinéma sonore en France, avec comme toile de fond les activités et les recherches sur le synchronisme image / son menées par Léon Gaumont et son équipe entre 1900 et 1920.

2 Bien que depuis plusieurs années maintenant, les débuts du cinéma sonore aient fait l’objet d’études remarquables (inaugurées par Rick Altman puis, en France, Giusy Pisano et Martin Barnier), les responsables de ce recueil, Maurice Gianati et Laurent Mannoni, partent du constat qu’en France, « aucune étude technique sur le procédé sonore Gaumont n’existait jusqu’à présent. Et nous n’avions aucune étude précise, ni même de filmographie, sur la vaste production de “ films sonores ” de Gaumont pour les années 1900-1920 » (p. IX). C’est donc ce « vide » au sein de l’histoire et de l’archéologie du cinéma sonore (vide que l’on pourrait relativiser en songeant aux travaux de Roger Icart, Alison McMahan, Édouard Arnoldy) que les auteurs visent à combler avec ce recueil de textes qui ne se contentent pas de cataloguer les appareils et de les classer chronologiquement mais essayent aussi de rendre compte des

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circonstances dans lesquelles se sont produits certains développements technologiques ou d’expliquer a contrario certaines impasses technologiques. 3 D’emblée l’ouvrage se distingue par la richesse et la variété de sa documentation iconographique. En effet, de nombreuses reproductions d’archives d’époques (photographies, brevets, plans, catalogues, etc.) viennent étayer les études et permettent bien souvent de mieux visualiser la complexité de certains appareils ou l’agencement de certains lieux (comme la cité Elgé située Buttes Chaumont par exemple). Il faut souligner au passage qu’en plus des nombreux documents et appareils conservés à la Cinémathèque française, les auteurs ont également eu accès aux archives de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, des Archives françaises du film, du Musée Gaumont et du Musée des arts et métiers. C’est donc en s’appuyant sur cet important corpus documentaire que les différents intervenants proposent de dresser une histoire technologique des dispositifs phono-cinématographiques en France entre 1895 et 1930. 4 Au commencement il y avait… Alice Guy. Contre toute attente l’ouvrage ne débute pas avec une contextualisation et une déclinaison des différents dispositifs phono- cinématographiques (celles-ci viendront plus tard), mais avec un texte de Maurice Gianati consacré à Alice Guy Blaché, l’une des figures emblématiques des Établissements Gaumont que le titre de l’ouvrage met d’ailleurs en évidence. L’objectif poursuivi par l’auteur est de « donner une chronologie et une filmographie plus fiable à cette pionnière d’importance » (p. 1). Cela implique, selon lui, de faire « abstraction, autant que faire se peut, de l’historiographie actuelle concernant Alice Guy et de retourner aux sources : articles, mémoires, courriers, textes périphériques dispersés dans différentes archives, en accordant crédit et confiance à leur rédactrice avec pour seul but d’en tirer peut-être une autre vision tant factuelle que chronologique de ses débuts de réalisatrice » (p. 5). En s’appuyant ainsi exclusivement sur des textes d’Alice Guy et des sources primaires (dont les mémoires de la cinéaste, des correspondances et des catalogues), Gianati relance à nouveaux frais, la polémique qui entoure son œuvre. Comme ses prédécesseurs – qu’il n’ignore pas (Francis Lacassin, Victor Bachy, Alison Mc Mahan, Joan Simon) –, Gianati relève de nombreuses incohérences et contradictions entachant la filmographie d’Alice Guy. Sa principale hypothèse est qu’elle ne peut avoir réalisé la Fée aux choux en 1896 comme elle le prétend dans son Autobiographie d’une pionnière du cinéma (1873-1968) publiée 1976. Tout d’abord parce que si la Fée aux choux avait été réalisé au cours de l’année 1896, ce film l’aurait été sur une pellicule 60 mm. Or non seulement un tel négatif n’a jamais été retrouvé mais ce titre n’apparaît nulle part dans le catalogue Gaumont 1900, catalogue censé répertorier tous les films tournés sur ce support. Enfin ce film ne fait son apparition dans un catalogue Gaumont qu’en 1901 sous le titre la Naissance des enfants (n° 379). Gianati évoque (et écarte aussitôt) l’hypothèse de Victor Bachy selon laquelle la Fée aux choux aurait bien été tourné en 1896 sur format 60 mm, dans l’indifférence générale, et que ce n’est que progressivement, via le bouche à oreille, que le film aurait acquis son succès, poussant les Établissements Gaumont à le transférer sur pellicule 35 mm en 1901. Il n’évoque pas par contre l’hypothèse d’Alison McMahan pour qui la Fée aux choux aurait servi de film de démonstration afin de décrocher un contrat avec le Châtelet pour le tournage et la projection de la Biche aux bois (1986). Ensuite, outre cette absence du film dans le catalogue 60 mm, Gianati relève qu’au cours d’une correspondance entretenue dans les années 1950 avec Léon Gaumont, Alice Guy ne reconnaît qu’un seul de ses films parmi un catalogue Gaumont 1900. Une correspondance dans laquelle l’auteur pointe également une certaine confusion chez Alice Guy entre les années 1896 et 1902. En

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s’appuyant sur ces différentes observations, il avance alors l’hypothèse selon laquelle ce n’est pas Alice Guy qui a tourné la Fée aux choux en 1896 (ce film serait plutôt l’œuvre d’Hatot, de Breteau et / ou de Lear, voire d’autres), et que sa carrière de réalisatrice n’a débuté qu’en 1902, avec la mise en scène de Sage femme de première classe dont la description correspond à celle donnée par Guy dans ses mémoires. Dans son entreprise louable de vouloir établir une chronologie et une filmographie fiables d’Alice Guy, Gianati nous semble cependant manquer de la suspicion nécessaire et systématique face aux témoignages et aux souvenirs de cette pionnière. Rappelons-nous les mises en garde de Philippe Lejeune et Michèle Lagny sur ce sujet. L’auteur du Pacte autobiographique, parlant des mémoires où des artistes s’attardent sur leurs motivations, leurs espoirs et leur réussite, voit ces textes, « écrits à des fins commerciales par des tiers, pour un public friand de “ contes de fées ” », comme « peu fiables retra[ça]nt des parcours exemplaires pour inspirer aux lecteurs des rêves de mobilité sociale et de réussite ». 5 Il y a, par ailleurs, quelque chose de paradoxal et un peu dérangeant dans la démarche de Gianati : d’un côté, il accorde d’emblée « crédit et confiance » à Alice Guy, alors que, de l’autre, il ne cesse de souligner les incohérences de ses souvenirs (ce qui n’a rien de vraiment étonnant quand on sait que ces mémoires ont été rédigés cinquante ans après les faits). Quoi qu’il en soit, au-delà de la polémique autour d’Alice Guy, cette étude montre bien qu’en histoire aucun acquis n’est définitif. Un témoignage, valable aux yeux de certains à un moment donné, cesse de l’être dès que se modifient les méthodes et dès que changent les compétences des historiens. 6 Après ce premier texte, Laurent Mannoni propose, avec son article « Gaumont pionnier du film sonore », de retracer pas à pas, les différentes étapes qui mèneront Léon Gaumont et son équipe à la réalisation et à la commercialisation des différents modèles du chronophone. Il parcourt ainsi les dizaines de brevets que les Établissements Gaumont déposeront entre 1900, année des premiers essais de projection « phono- cinématographique », et 1911, année au cours de laquelle seront commercialisés les premiers modèles du chronomégaphone (le modèle le plus abouti de la gamme). Une décennie consacrée au film sonore et au cours de laquelle Léon Gaumont et son équipe chercheront à résoudre les nombreux problèmes de synchronisation entre le phonographe et le cinématographe ainsi que le problème de l’amplification sonore. Il faut attendre 1906 pour que les Établissements Gaumont proposent à la vente des dispositifs qui apportent des solutions satisfaisantes à leurs yeux. D’une part, les éventuels décalages entre la musique et les images peuvent être corrigés manuellement grâce, notamment, à l’utilisation d’un téléphone lors de la projection qui permet « de transmettre des instructions entre la personne qui manipule le phonographe et le projectionniste, ou d’écouter la façon dont le son est diffusé dans la salle » (p. 69). D’autre part, le problème de l’amplification sonore est, quant à lui, relativisé grâce à la puissance de l’« Elgéphone » à flammes ou à air comprimé, deux chronophones commercialisés par Gaumont dès l’année 1906. En cours de route, Mannoni ouvre une parenthèse en évoquant les accords que Léon Gaumont passe avec un rival étranger potentiel, l’Allemand Oskar Messter, qui avait déposé en Allemagne, en France et en Angleterre, des brevets assez semblables aux siens pour la reproduction de scènes animées et parlantes. En 1908, les deux hommes parviennent à un accord, Messter s’engageant à ne pas vendre son Biophon en France tandis que Gaumont ne vendra pas son chronophone sur le territoire allemand. Mannoni conclut ce panorama des dispositifs sonores de la firme à la marguerite en évoquant les recherches de Gaumont

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sur les films réalisés en prise de son direct. Une technique qui, aujourd’hui encore, reste un mystère. En effet, Gaumont ne dévoilera jamais le procédé technique qui lui permit, dès les années 1910, de produire ce qu’il nomme des « filmparlants », c’est-à- dire des films à enregistrement direct. Des recherches qu’il mettra en suspens pendant la Grande Guerre, pour les reprendre au début des années 1920. Et bien qu’il entame des recherches sur l’inscription du son sur pellicule, Gaumont finira par délaisser cette voie pour se concentrer sur l’option « son sur disque ». Ce n’est que bien des années plus tard que Léon Gaumont reconnaîtra qu’avec ce choix, il s’était engouffré dans une impasse technique, lui qui, jusqu’alors, était « si à l’avance sur l’industrie du film sonore » (p. 103). 7 Dans son second article intitulé « Alice Guy et les phonoscènes », Gianati s’intéresse cette fois aux processus d’enregistrement et de production des « phonoscènes », ces films d’une à deux minutes en moyenne (la capacité maximale d’un disque à l’époque) mettant en scène des artistes et des musiciens et qui étaient destinés à alimenter les différents modèles du chronophone. Un répertoire de « films chantants » auquel le nom d’Alice Guy est indiscutablement associé, elle qui en réalisera près d’une centaine (sur les 700 qui furent enregistrés entre 1905 et 1916). Lorsque débutent les premiers tournages de phonoscènes vers 1905-1906, l’enregistrement simultané de la voix et de l’image n’est pas possible. L’opérateur doit donc procéder en deux temps : l’artiste commence par enregistrer sa voix sur un disque, en se plaçant aussi près que nécessaire du pavillon phonographique. Et ce n’est qu’une fois cette prestation correctement phonographiée et le disque pressé, que l’artiste peut mimer son interprétation devant la caméra pendant que le disque qu’il venait d’enregistrer était joué. Par ailleurs, et c’est là l’une des hypothèses les plus intéressantes, on apprend que d’autres méthodes, plus économiques, furent mises en place par les Établissements Gaumont. Étant donné que l’enregistrement en deux temps (d’abord le disque et ensuite le film) entraînait des coûts de production importants (monopolisation des locaux pendant au moins deux jours, enregistrement du son sur disque puis de l’image sur pellicule, etc.), plusieurs solutions alternatives furent envisagées. En l’absence d’un cadre légal strict, la première consistait à filmer directement des artistes en ayant préalablement acheté leurs enregistrements dans le commerce. La seconde, encore plus économique, consistait à acheter dans le commerce le disque d’un interprète connu et de le faire mimer à l’écran par un tiers. Une solution économique que Georges Mendel adoptera également pour Cinémato-Gramo-Théâtre et qui ne manquera pas de soulever une certaine indignation auprès des artistes de l’époque. 8 Au sein de cet ouvrage, l’article intitulé « Charles Proust et le chronomégaphone » est le plus anecdotique de tous, car essentiellement autobiographique. À partir de souvenirs d’enfance et d’objets collectés au fil des ans (affiches, films, etc.), Gabriel Proust y retrace en effet le parcours américain de son oncle, Charles Proust, qu’il présente comme l’un des premiers forains à proposer un spectacle de cinématographe (sonore) au Mexique et ensuite à Cuba. 9 Si, comme l’indique le titre de l’ouvrage, celui-ci est avant tout concerné par les activités des Établissements Gaumont, les recherches de ses prédécesseurs ainsi que celles de ses principaux concurrents n’ont toutefois pas été écartées. À travers une « étude des procédés utilisés, des machines fabriquées, des films et des disques produits » (p. 141), Éric Lange dresse, à travers son article « L’exploitation du cinéma sonore en France avant 1914 », un panorama assez exhaustif des nombreux dispositifs

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qui, en France, tenteront d’adjoindre le son enregistré à l’image animée. De l’invention jamais exploitée d’Auguste Baron jusqu’aux scènes phono-cinématographiques Pathé en passant par le Phonorama, le Phono-cinéma- théâtre et le Théâtroscope, tous trois présentés lors de l’Exposition 1900 à Paris, ce tour d’horizon dresse un état des lieux assez précis des nombreux appareils de synchronisation image / son inventés et parfois commercialisés sur le territoire français avant la Première Guerre mondiale. Tout un ensemble de dispositifs qui seront pendant de longues années confrontés à trois problèmes d’ordre technique : 1) Le synchronisme parfait entre le phonographe et le cinématographe ; 2) l’amplification du son ; et 3) l’enregistrement simultané du son et de l’image. Si des solutions aux deux premiers problèmes sont proposées dès l’année 1906 (des solutions qui, bien souvent, nécessitèrent l’attention constante et le savoir- faire du projectionniste), le troisième problème – l’enregistrement en son direct – ne sera résolu qu’après la Grande Guerre. Et ce, même si, dès 1896, Auguste Baron, « était sur la bonne voie », comme le dira plus tard Gaumont, avec son système d’enregistrement du son à distance. Quoi qu’il en soit, et en attendant de trouver la solution à ce problème d’enregistrement simultané, tous les inventeurs auront recours à ce que nous appellerions anachroniquement le play-back. 10 Enfin, le dernier article, rédigé par le collectionneur belge Jean-Pierre Verscheure, propose de traverser l’Atlantique et de s’intéresser à l’émergence du sonore cinéma aux États-Unis et aux premiers systèmes : le Vitaphone (Warner), le Movietone (Fox) et le Photophone (RCA). Ce déplacement géographique et temporel (nous sommes après la Seconde Guerre mondiale), permet de prendre conscience d’une différence importante : contrairement à la France et à l’Europe, où ce sont de petits artisans qui travaillent chacun de leur côté sur les techniques et les technologies d’enregistrement sonore, aux États-Unis, ce sont de grandes compagnies de l’électricité qui acquièrent de nombreux brevets en provenance du monde entier et les développent grâce à des possibilités de financement incomparables. D’ailleurs, souligne Verscheure, « pour une meilleure compréhension du déroulement de l’histoire, il faut comprendre le rôle significatif joué par les hommes d’affaires, les banquiers et les actionnaires, avant d’aborder les procédés et systèmes sonores d’un point de vue technique » (p. 186). 11 L’ouvrage se conclut avec la reconstitution de deux filmographies. Grâce à un important recoupement de sources (catalogues, affiches, notes de tournage, etc.), Maurice Gianati et Éric Lange dressent un état des lieux de la filmographie des phonoscènes, ainsi que de la filmographie des filmparlants Gaumont, c’est-à-dire les vues réalisées en prise de son direct. 12 Une histoire technique du cinéma sonore. L’angle d’approche général adopté par les auteurs se rattache à celui de l’histoire technologique. Après avoir étudié de près divers documents de première main (brevets, correspondances, notes de tournage, appareils, etc.) et observé attentivement les appareils encore conservés, les auteurs cherchent à établir les circonstances qui entourent la mise au point et les diverses évolutions des différents appareils phono-cinématographiques, c’est-à-dire de tous les dispositifs qui permettaient la synchronisation (mécanique ou manuelle) entre un cinématographe et un phonographe (et plus tard un gramophone). Un angle d’approche qui choisit de privilégier le « non-film » sur le « film ». On ne trouvera pas ici d’analyse esthétique de films chantants et parlants encore disponibles actuellement. Pourtant l’analyse de l’évolution esthétique des films sonores peut ouvrir à d’autres pistes de réflexion. Si l’on peut regretter que bien souvent les analyses esthétiques fassent bon marché des

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réalités techniques, on peut, à l’inverse, avec Édouard Arnoldy, trouver que « l’histoire du cinéma a parfois tendance – sous le couvert d’une louable et rigoureuse précision – à faire l’économie des films et de l’esthétique, et à préférer certains documents (le “ non- film ”) contre d’autres (le film). Pourtant, il n’y a, à tout le moins, rien d’intempestif à dire que l’histoire du cinéma, c’est aussi une histoire de films, de figures, de formes ». 13 Le travail archéologique qui sous-tend cet ouvrage important sur les débuts du cinéma sonore en France balise un terrain historique qui comportait jusqu’ici des zones d’ombres ; il devrait susciter d’autres études touchant aux formes et aux représentations dont il fournirait, en quelque sorte, les soubassements.

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Valérie Pozner, Natacha Laurent (dir.), Kinojudaica. Les représentations des Juifs dans le cinéma de Russie et de l’Union soviétique des années 1910 aux années 1980 Paris, Nouveau Monde, 2012

Sylvie Lindeperg

RÉFÉRENCE

Valérie Pozner, Natacha Laurent (dir.), Kinojudaica. Les représentations des Juifs dans le cinéma de Russie et de l’Union soviétique des années 1910 aux années 1980, Paris, Nouveau Monde, 2012, 585 p.

1 L’ouvrage dirigé par Natacha Laurent et Valérie Pozner a le double mérite de combler un vide historiographique et de poser de précieux jalons pour la recherche. Car si les travaux dédiés à la thématique juive dans le cinéma occidental sont innombrables, rares sont les études consacrées au même sujet dans les cinémas russe et soviétique. Pour guider le lecteur français sur cette terra incognita, les deux historiennes se sont entourées d’une équipe internationale de chercheurs allemands, américains, britanniques, français, russes, ukrainiens. L’autre originalité de leur démarche tient à la volonté d’articuler recherche scientifique et programmation des films. Le livre Kinojudaica est en effet le premier fruit de la rétrospective organisée par la Cinémathèque de Toulouse dont Natacha Laurent est la déléguée générale. En son temps Henri Langlois avait revendiqué les vertus d’un cinéma « exposé » selon les principes du « Musée imaginaire » de Malraux. Pour lui, programmer, c’était pleinement écrire l’histoire. Langlois fut le chantre d’un « montage-cinéma » fait de rapprochements, de confrontations, de juxtapositions audacieuses venant souvent

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bousculer les synthèses encyclopédiques établies par les historiens du septième art. Des décennies plus tard, s’appuyant sur le renouvellement profond des études cinématographiques, de leurs questionnements et de leurs méthodes, la Cinémathèque de Toulouse favorise une synergie féconde entre recherche historique et programmation ambitieuse où les films retrouvés, exhumés, projetés sont appréhendés dans leur dimension d’œuvre comme dans leur statut de document. Kinojudaica publie, dans le sillage de la rétrospective toulousaine, une imposante filmographie, issue des travaux du chercheur ukrainien Vladimir Mislavski. Cette publication inédite en français constitue un outil précieux qui recense les fictions, les documentaires, les actualités, les documents filmés à « thématique juive » dans les cinémas russe et soviétique des années 1910 aux années 1980.

2 Les co-directrices ont construit leur corpus en identifiant les formes d’expression de la culture juive et de la judéité, privilégiant les films qui mettent « en scène des sujets, des récits, et des personnages censés être repérés par le spectateur cible de l’époque comme juifs » (pp. 9-10). Cette focale large permet d’inclure les œuvres de réalisateurs non juifs négligées dans les travaux centrés sur le « cinéma yiddish ». 3 Les contributions proposées varient les approches et les échelles d’observation : du catalogue raisonné embrassant de vastes corpus aux monographies de films en passant par la trajectoire de réalisateurs emblématiques, le panorama proposé est mis au service d’une histoire socio-politique et culturelle du cinéma étayée par un solide travail en archives qui relie les représentations filmiques aux grands cycles de l’histoire des Juifs dans l’Empire russe et soviétique. 4 Natacha Laurent et Valérie Pozner ont choisi d’organiser leur ouvrage selon cinq axes thématiques. « Ciné-judéité » pose la question des modalités d’expression de la judéité dans les films des années 1910 aux années 1940 ; « Le cinéma, outil de propagande » évoque les usages politiques du septième art en URSS ; « devant la Shoah » propose trois contributions importantes sur les images et représentations du génocide des Juifs. Les parties 3 et 5 apparaissent plus nébuleuses : « Juifs proches et lointains » se propose d’élargir « le regard aux Juifs de l’étranger vus par le cinéma soviétique » ; « Réalité- fiction : allers-retours » s’attache aux « modalités de construction de figures importantes de la culture juive ». Les contours de ces deux parties restent toutefois assez flous, comme définis par défaut. Nous choisissons pour notre part plus classiquement un déroulé chronologique, mettant en lumière ce qui nous a particulièrement intéressée dans la richesse foisonnante de l’ouvrage. 5 Valérie Pozner fait émerger le continent perdu du cinéma de l’Empire russe des années 1910 -1918 : près de 120 films à thématique juive, pour la plupart malheureusement disparus. Après un premier cycle de sujets bibliques produit par des firmes étrangères comme Pathé, le succès de l’Khaim (Maître et Hansen, 1910) ouvrit la voie à une véritable « mode » des films abordant la question juive dans sa dimension contemporaine. La plupart de ces fictions furent réalisées dans les « studios juifs » de la Zone de résidence (Varsovie, Riga, Kiev). Cette prégnance des sujets et des personnages juifs dans le cinéma s’explique par un milieu professionnel fortement judaïsé et par l’importance d’un public juif susceptible d’être attiré par de telles productions. Les stratégies des producteurs et des cinéastes juifs ne sauraient pour autant être réduites à la réalisation de films à sujet ou thématique juives. Rarement judéo-centrés, prônant l’assimilation et l’intégration, ces professionnels étaient surtout mus par une quête de reconnaissance au sein du monde cinématographique. Sans renier leur identité, ils

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furent rares à lui dédier toute leur carrière, adoptant des stratégies de légitimation au sein d’un espace dominé par la culture et la langue russes. Éric Le Roy complète les réflexions de Valérie Pozner par un court texte stimulant sur la Vie des Juifs en Palestine (1913), illustrant la place du cinéma dans la propagande du mouvement sioniste. 6 La révolution bolchévique marqua une rupture franche dans la définition de la « question juive » et de la judéité. Avant 1917, les discriminations allaient de pair avec une relative autonomie juive qui favorisa une culture protéiforme. Avec la révolution, les Juifs émancipés devinrent des citoyens soviétiques à part entière de nationalité juive. La contrepartie en fut l’assimilation à marche forcée : si elles encouragèrent un temps l’épanouissement de la culture yiddish, les autorités soviétiques s’employèrent à liquider systématiquement les mouvements bundistes et sionistes, à éradiquer la langue hébraïque et les manifestations de la religion juive. 7 Les riches contributions de Claire Le Foll, Valérie Pozner, Éric Aunoble, Alexandre Ivanov, Oksana Bulgakova et Oleg Budnitski, toutes consacrées aux films des années 1920 et 1930, détaillent les traces, les effets et les scansions de cette politique ambivalente sur un cinéma étroitement contrôlé, devenu l’outil privilégié de la propagande de masse. 8 Pour combattre un antisémitisme présent dans toutes les couches de la population soviétique, certains films de la fin des années 1920 furent chargés de relayer la campagne contre le fléau antisémite lancée en 1927 par l’Agitprop du Comité central. Son Excellence (Grigori Rochal, 1927) constitue l’un des films emblématiques de cette nouvelle vague de représentation. Sa genèse révèle la marge étroite laissée aux réalisateurs qui s’engagèrent sur cette voie, sommés de lutter contre l’antisémitisme sans faire pour autant l’apologie d’un quelconque particularisme. Au sein de la commission chargée d’examiner Son Excellence, les uns virent ainsi dans la peinture des milieux juifs un penchant à l’idéalisation de la tradition juive, les autres un risque de propagation de clichés antisémites… Claire Le Foll place son étude du cinéma biélorusse sous le signe de l’émergence impossible d’un « cinéma national juif » « en cohérence avec d’une part les attentes de l’intelligentsia juive et la politique soviétique des nationalités » (p. 81). Ces contradictions se retrouvent quelques années plus tard lors de la production de Frontière (Mikhaïl Dubson, 1933-1935). Valérie Pozner retrace la genèse complexe de ce film qui invitait le spectateur à une plongée dans un shtetl polonais. Lorsque le film sortit sur les écrans en 1935, le contexte avait changé. La priorité était désormais à l’intégration des Juifs dans la vie industrielle et agricole. Les inflexions de la politique soviétique se lisent aussi dans les actualités et les documentaires des années 1927-1939 consacrés aux Juifs kolkhoziens qu’étudie Éric Aunoble. Elles marquent encore l’histoire mouvementée du film Birobidjan retracée par Alexandre Ivanov. Produit par le studio cinématographique Soyoukinokhronika en vue de l’Exposition universelle de 1937, Birobidjan évoquait l’histoire de ce district national juif transformé en 1934 en région autonome au sein de la province d’Extrême-Orient. Temps fort des initiatives du régime soviétique pour établir des colonies agricoles juives sur le territoire de l’URSS, le film avait été initié par l’OZET (société pour l’établissement agricole des travailleurs juifs) qui faisait un usage intensif du cinéma et de la photographie comme outil de propagande. Parfaitement conforme aux attentes idéologiques du pouvoir quand il célébrait le succès de la politique des nationalités, le film fut par la suite victime du retournement de mai 1938 qui donna un coup d’arrêt à

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l’activité des organisations étrangères juives sur le territoire soviétique : le thème de la construction d’une république juive aux confins de l’URSS n’était déjà plus d’actualité. 9 Natacha Laurent saisit le regain d’antisémitisme des années 1940 et 1950 à travers la trajectoire du cinéaste Mikhaïl Romm. Juif russifié et soviétisé, membre du parti communiste, Romm ne fut nullement marginalisé par le pouvoir soviétique. Figure majeure du cinéma, quatre fois récipiendaire du prix Staline, il réalisa de nombreux films parfaitement conformes à l’idéologie et aux attentes du Parti. Pourtant la « campagne de russification » de 1943-1944 qui entraîna une épuration drastique dans les milieux de l’art et de la culture (mais peut-être aussi, comme pour Grossman et Ehrenbourg, l’ampleur du génocide nazi sur les terres soviétiques) le conduisit à faire pour la première fois état de sa judéité dans deux lettres adressées à Staline et à Alexandrov. La conscience de son identité juive s’exprima également dans ses films le Rêve (1943) et le Fascisme ordinaire (1965). Et Natacha Laurent de conclure : « L’itinéraire de Mikhaïl Romm illustre toutes les difficultés pour un cinéaste soviétique d’assumer sa judéité. Concilier son appartenance à la patrie du socialisme et son identité de Juif assimilé sans pour autant être contraint de participer à la négation de la culture juive, telle est la complexité à laquelle Romm fut confronté » (pp. 127-128). 10 Avec les années 1940, l’ouvrage Kinojudaica aborde une autre question centrale : celle des images et des représentations de l’extermination des Juifs, largement occultée par l’historiographie et la mémoire soviétiques dans les décennies d’après-guerre. Si le cinéma ne fut guère plus disert sur l’événement, quelques nuances doivent être toutefois apportées. Olga Gershenson retrace la gestation du film les Insoumis (Mark Donskoï, 1945), adapté d’un roman de Boris Gorbatov, qui constitue sur ce plan une première exception. Si le film fut tourné dans les studios de Kiev, il comporte une séquence tournée en décors réels dans laquelle Donskoï reconstitue le massacre de Babi Yar. Cette scène constitua la principale pierre d’achoppement lors de l’examen du film par le conseil artistique du Comité du cinéma. Plus généralement, certains censeurs reprochèrent à Donskoï de constituer le génocide en catégorie distincte au sein des crimes nazis et de singulariser le sort des Juifs dans la masse des victimes soviétiques. Au sein du conseil, le cinéaste bénéficia cependant du soutien d’Eisenstein et de Romm. Sauvé des ciseaux d’Anasthasie, le film reçut un accueil élogieux dans la presse soviétique qui critiqua toutefois à son tour les scènes de Babi Yar. Retiré des écrans en 1948 après l’arrestation de Veniamine Zuskin, l’acteur qui interprétait le rôle d’un médecin juif, les Insoumis fut diffusé dans les années 1960 par la télévision soviétique dans une version amputée de la scène controversée. Ajoutons que ce fragment censuré des Insoumis a récemment refait surface, transfiguré en « document d’archive », dans le film de Michael Prazan, Einsatzgruppen. Les commandos de la mort (2009). 11 Les années 1940 furent aussi celles des procédures judiciaires contre les criminels nazis et leurs collaborateurs soviétiques. Inaugurée en 1943 par les procès de Krasnodar et de Kharkov, elle fut stoppée quatre ans plus tard à la faveur de la Guerre Froide. Jeremy Hicks consacre un article novateur et très documenté au Tribunal Militaire International de Nuremberg en s’attachant au film présenté par l’accusation soviétique : Documents filmés sur les atrocités commises par les envahisseurs germano- fascistes. Ce film a été largement ignoré par une historiographie trop exclusivement focalisée sur l’accusation américaine et sur le film Nazi Concentration Camps. Ce déséquilibre a généré des effets d’oblique et des erreurs d’appréciation que l’auteur se propose de corriger grâce à une analyse minutieuse du film, de ses enjeux, de son

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contexte de réalisation. Il démontre notamment que le documentaire de l’accusation soviétique, en dépit de ses angles aveugles et de ses zones d’ombre, contribua à façonner un premier imaginaire de la « Shoah ». En dépit d’un commentaire très orienté qui occultait le sort des victimes juives, Documents filmés levait un premier coin du voile sur le génocide grâce au choix et à l’agencement des images. 12 Le film consacré aux crimes commis par les nazis sur les territoires soviétique et polonais suit les avancées de l’Armée Rouge et sa progression géographique d’est en ouest, révélant une à une les traces des atrocités commises par l’occupant (ces traces et ces images-preuves commencèrent à être réunis par les Soviétiques dès 1941). Le documentaire dévoile ainsi tout à la fois les plans de l’ouverture des camps d’Auschwitz et de Majdanek (lequel fut filmé par les équipes soviétique de Roman Karmen et polonaise d’Aleksander Ford) et les images attestant les massacres commis par les Einsatzgruppen à Babi Yar ou Drobitski, près de Kharkov. La troisième caracté- ristique du film tient à la volonté de nommer les victimes montrées à l’écran, de leur rendre nom et destin (sans signaler pour autant l’identité juive de nombre d’entre elles). Ainsi Documents filmés proposait-il une réserve d’images sur les épisodes majeurs de l’extermination des Juifs ; images muettes cependant, en attente du commentaire qui leur aurait donné sens, les aurait affectées à l’événement génocidaire dont elles témoignent. Dans le même texte, Jeremy Hicks analyse le Jugement des peuples (1946) de Roman Karmen. Le célèbre opérateur fut choisi par les autorités soviétiques pour couvrir le procès de Nuremberg et réaliser un long métrage sur l’ensemble de la procédure judiciaire. En tous points conforme à la ligne idéologique tracée par l’accusation soviétique, le Jugement des peuples souffrit à sa sortie du nouveau contexte de Guerre Froide dont Karmen avait éprouvé les premiers effets à Nuremberg au cours de l’été 1946. Jeremy Hicks prend le soin de resituer le Tribunal des peuples dans la filiation des nombreux films de procès soviétiques, outil de propagande privilégié des autorités du régime. À cet égard, la commande passée à Karmen entendait notamment renouer avec le succès international du documentaire sur le procès de Kharkov réalisé en 1943 par Ilya Kopalin. 13 À son tour, Vanessa Voisin inscrit le film méconnu de Léon Mazroukho Au nom des vivants (1964) dans la longue tradition du film judiciaire soviétique inaugurée en 1922 lors du procès des SR couvert par Dziga Vertov (voir Julie A. Cassiday, The Enemy on Trial : Early Soviet Courts on Stage and Screen, 2000). Son passionnant article retrace la genèse du film tourné par Mazroukho à Krasnodar, en 1962-1963, pendant l’instruction et le procès de neuf tortionnaires du Sonderkommando 10-a. Pour réaliser Au nom des vivants, commandité par les autorités soviétiques, le réalisateur eut accès aux pièces confidentielles du dossier d’instruction ; il fut également autorisé à filmer l’interrogatoire de l’un des prévenus ainsi que les reconstitutions sur les lieux des massacres. Pour enregistrer le procès lui-même, le cinéaste bénéficia d’un équipement imposant et peu discret. Comme le remarque justement Vanessa Voisin, la tradition soviétique du filmage judiciaire s’inscrit aux antipodes de celui des Cours occidentales exigeant l’invisibilité du tournage et soucieuse de ne point voir la salle d’audience se transformer en studio de cinéma. Le dispositif de filmage adopté par Mazroukho fait au contraire des caméras parfaitement visibles et mobiles, un « acteur à part entière » en même temps qu’un témoin et un auxiliaire de justice. Le film Au nom des vivants est donc symptomatique de la reprise des procès spectacles abandonnés en 1947 à la faveur de la Guerre Froide et d’un regain d’intérêt manifesté dès la fin des années 1950 pour les procédures judiciaires intentées à l’étranger. Ainsi le scénariste d’Au nom des vivants,

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Lev Guinzbourg, portait-il un intérêt particulier au châtiment des criminels nazis ; il signa en 1966 un ouvrage intitulé le Cas Eichmann consacré au procès de Jérusalem dont Mazroukho, réalisateur issu d’une famille juive de Rostov, monte quelques plans et qui joua sans doute un rôle dans la reprise des procédures soviétiques. Au nom des vivants a enfin pour caractéristique d’évoquer – même discrètement – le génocide des Juifs qui fut de nouveau placé sous le boisseau à partir de 1967. 14 Les évolutions du cinéma soviétique des décennies 1970-1980 n’apparaissent guère qu’en creux dans l’ouvrage Kinojudaica qui leur consacre un seul article. On peut le regretter. La contribution de Maria Maiofis ne manque ni d’intérêt ni de subtilité : l’auteure s’intéresse au cinéma d’animation soviétique à travers les séries populaires le Chat Léopold (Anatoli Reznikov, 1975), les 38 Perroquets (Ivan Oufimtsev, 1977) et le Retour du perroquet prodigue (Valentin Karavaev, 1984) tous scénarisés par des auteurs juifs. Maria Maiofis décrypte dans ces dessins animés tout un jeu de signes, de références littéraires ou théâtrales, et s’emploie à relever les marques d’une pénétration de la culture juive dans l’espace culturel russo-soviétique. Cette empreinte est cependant à ce point souterraine qu’elle semble avoir échappé aux scénaristes eux-mêmes qui, interrogés par l’auteure, ne songent à s’en prévaloir. Ainsi le lecteur reste-t-il un peu sur sa faim d’autant que la filmographie présentée dans l’ouvrage recense de nombreux titres de documentaires ou de fictions consacrés à la thématique juive dans le cinéma soviétique de ces deux décennies. Cette lacune est certainement à mettre sur le compte des limites inhérentes à la conception d’un ouvrage collectif consacré à un domaine pionnier encore inégalement défriché et qui, nous le souhaitons, sera comblée par une prochaine publication. 15 Cette critique est bien mineure au regard de l’importance de cette somme novatrice qu’est l’ouvrage dirigé par Natacha Laurent et Valérie Pozner. Kinojudaica s’imposera comme un livre de référence sur la question.

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Viva Paci, La Comédie musicale et la double vie du cinéma Udine / Paris, Forum / Aleas, CINETHESIS, 2011

Fanny Beuré

RÉFÉRENCE

Viva Paci, La Comédie musicale et la double vie du cinéma, Udine / Paris, Forum / Aleas, CINETHESIS, 2011, 206 p.

1 Publié en 2010 dans la collection Cinéthesis, la Comédie musicale et la double vie du cinéma est issu d’une partie de la thèse de doctorat de Viva Paci, intitulée De l’attraction au cinéma, et soutenue à Montréal en 2007. Si l’auteure attribue au cinéma une « double vie », c’est pour désigner la tension entre narration et attraction qu’elle estime fondamentale au cinéma et ambitionne d’étudier à travers l’exemple de la comédie musicale américaine.

2 En premier lieu, soulignons la singularité du travail de Viva Paci, par sa méthode comme par l’étendue du corpus de films considérés. Afin de mener à bien ses analyses, elle recourt de manière extensive à des champs extérieurs à celui de l’analyse filmique et convoque, tour à tour, les théories littéraires et de la communication, la sémiotique, l’histoire de l’art et l’esthétique. Cette transdisciplinarité est d’autant plus salutaire qu’elle est quasi-inexistante dans les ouvrages en langue française portant sur la comédie musicale. En France, les approches esthético-cinéphiliques dominent l’appréhension du genre, sous la plume d’Alain Masson comme sous celle de Patrick Brion. Nulle surprise que ce livre en français soit d’une auteure québécoise ! En effet, l’essentiel des travaux analytiques sur la comédie musicale émane du monde anglo- saxon, que ce soit des théoriciens du genre cinématographique (Rick Altman, Jane Feuer) ou des nombreux auteurs rattachés aux cultural, gay ou queer studies (Richard Dyer, Steven Cohan, Alexander Doty, etc.).

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3 Une deuxième originalité de ce livre tient à l’étendue du corpus analysé ou, plus exactement, à la façon dont l’auteure articule les différentes facettes du genre. Tandis que de nombreux ouvrages sur la comédie musicale évoquent de manière autonome les diverses périodes du genre dans son âge classique, Paci embrasse ici les multiples aspects du corpus générique. Elle conduit ainsi son analyse en oscillant entre des films largement commentés (tels que les films de Fred Astaire et Ginger Rogers à la RKO ou ceux ayant été produits au sein de la Freed Unit à la MGM) et des œuvres davantage négligées par la critique universitaire (comme les films de Busby Berkeley à la Warner, la série de films MGM sur Florenz Ziegfeld, ou encore Moulin Rouge, de Baz Luhrman). L’auteure manifeste non seulement une bonne connaissance de la comédie musicale, mais aussi une très grande culture cinématographique (que certains qualifieraient d’érudition), qui s’étend au-delà des limites du genre et du cinéma américain. Cela lui permet ainsi de convoquer des formes assez rarement mises en relation avec la comédie musicale classique hollywoodienne, telles que le cinéma des premiers temps (en particulier Méliès) et le cinéma expérimental. Si ce livre permet donc de revisiter de façon stimulante un genre classique, notons que l’analyse, pourtant conduite de façon très précise, reste parfois un peu difficile d’accès pour le lecteur qui n’est pas familier des études littéraires. 4 Dans un premier temps, Paci entreprend de cerner les bases du fonctionnement de l’attraction (ce terme désignant, tout au long du livre, les séquences chantées et dansées de la comédie musicale). Pour ce faire, elle recourt aux études rhétoriques et littéraires en tissant un parallèle entre attraction et description. Partant du constat que ces dernières partagent une même capacité à faire chanceler le récit, elle introduit rapidement, en s’appuyant sur les analyses de Gérard Genette sur le texte littéraire, une distinction entre « montrer pour faire voir » (l’attraction) et « montrer pour raconter » (la narration). Il est d’ailleurs souligné, à juste titre, que le statut supposé subalterne de la description par rapport à la narration n’est pas sans lien avec celui de l’attraction vis-à-vis du récit. Si l’auteure mentionne un possible rapprochement entre genres narratifs ayant en commun de donner une large part à l’attraction et qu’elle évoque, au détour d’une phrase, le film pornographique, de science-fiction ou d’aventure, on peut regretter que cette piste ne soit davantage développée. Ce n’est effectivement pas du côté de la théorie des genres cinématographiques que l’intérêt de Paci se dirige : elle poursuit son analogie entre attraction et description en s’appuyant notamment sur les analyses de Philippe Hamon. L’autonomie des segments et l’importance accordée aux détails sont, dès lors, considérées comme les principaux points de contact entre les segments descriptifs du texte littéraire et les attractions du cinéma (celles de la comédie musicale comme celles du cinéma des premiers temps, l’auteure amorçant là le premier d’une série de rapprochements entre les deux formes filmiques). 5 Paci propose ensuite plusieurs observations sur les affinités entre description et attraction. Ces similarités concernent d’abord le type de communication que la description / attraction instaure avec le récepteur (lecteur / spectateur). Dans un passage particulièrement intéressant, elle analyse comment les numéros musicaux relèvent d’une pratique de monstration, c’est-à-dire sont des lieux privilégiés pour l’exposition des éléments de base du langage cinématographique, de la même façon que la description littéraire peut s’envisager comme une célébration de la langue. Les séquences chantées et dansées seraient donc l’occasion de célébrer le cinéma au plus haut point, qu’il s’agisse des propriétés photographiques de l’image (on pense aux

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couleurs flamboyantes d’un Minnelli), de ses dimensions spatiales (les plongées de Berkeley, le format CinémaScope) ou temporelles (les plans qui laissent admirer la danse dans son intégralité), ou encore d’un traitement du son sans lien apparent avec le récit. Puisque les affinités entre attraction et description sont également stylistiques, Paci passe en revue les différentes fonctions de la description (fonctions d’ornement, expressive et symbolique) et montre que chacune peut être prise en charge par l’attraction. La démonstration s’affine lorsqu’elle considère la fonction narrative de la description : ainsi, chacune des fonctions de la description / attraction peut-elle avoir une valeur diégétique (du côté du dramatique, du symbolique, de l’informatif ou du stylistique). L’attraction aurait donc la capacité d’articuler, à l’intérieur même de la narration, un temps et un mode du discours la qualifiant. 6 L’auteure interroge enfin la façon dont l’attraction de la comédie musicale travaille notre rapport au temps et propose, avec Genette, de considérer la description comme un procédé d’appréhension simultanée de divers traits de la chose décrite. Elle évoque également le « mouvement du monde » théorisé par Gilles Deleuze pour désigner la façon dont le cinéma se fait pulsion dans laquelle le génie individuel du danseur s’efface pour devenir partie du décor, pure description du monde. 7 Ce deuxième chapitre se clôt sur le constat que l’attraction advient lorsque le temps de l’action s’arrête et que l’espace et le temps du spectacle se donnent à voir : l’attraction serait, dès lors, l’état de toute narration qui persiste sur une image. 8 Une fois cette analogie établie, ce sont les derniers chapitres du livre qui nous ont paru les plus féconds, notamment dans la manière dont le concept d’attraction permet à l’auteure d’aborder des interrogations classiques à propos de la comédie musicale, en particulier la question de l’intégration des numéros au fil narratif et celle du spectaculaire. Paci continue de mobiliser le cinéma des premiers temps et de la période du muet (en particulier, Méliès et Eisenstein), ainsi que le cinéma expérimental. Elle cherche à montrer comment l’attraction émane de formes extérieures au cinéma, tout en étant un procédé fondamental de ce dernier, puisqu’elle est ce qui nous permet de voir, en les singularisant, des éléments qu’elle arrache au flot de la réalité (le cinéma n’a-t-il pas longtemps été, lui-même, considéré comme une attraction ?). La démonstration de cette double hérédité a pour conséquence logique que l’attraction trouve sa forme la plus achevée dans la comédie musicale filmée. 9 D’abord est rappelée la proximité du cinéma des premiers temps avec les spectacles populaires comme le vaudeville américain, les revues et le spectacle de variétés (éclaircissant au passage les différences entre ces trois formes, les termes étant souvent, à tort, utilisés de façon indifférenciée). La nature de ces spectacles est fondamentalement composite puisqu’il s’agit d’assemblages de numéros indépendants, s’adressant au public sur le mode de l’apparition / disparition et misant sur la force d’un pointeur (bonimenteur ou spotlight) pour diriger le regard du spectateur. La structure hétérogène de ces spectacles rappelle donc celle de la comédie musicale, qui doit sans cesse composer avec des fragments musicaux qui cadencent un canevas joué de manière à peu près réaliste. Dès lors, Paci aborde la question de la transition vers le numéro en s’interrogeant sur les marqueurs syntaxiques préparant la disposition du spectateur à l’attraction. Elle utilise alors le concept de « degré zéro », introduit par Masson et repris par Deleuze, qui désigne le ralentissement de la narration avant les séquences musicales. Pour elle, cette temporalité est un aspect caractéristique de la cinématographie-attraction, qu’on retrouve aussi bien dans les séquences

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spectaculaires de la comédie musicale que dans le cinéma des premiers temps (via la présence d’intertitres) ou encore au théâtre (l’attente avant la levée du rideau). 10 Dans cette partie, un des mérites essentiels de l’auteure est de nuancer les discours habituels sur la comédie musicale. Dans une vision téléologique (et rétrospective) de l’histoire du genre, l’hétérogénéité des numéros a ainsi été progressivement considérée comme un primitivisme, auquel on oppose la forme, supposée plus adulte, des œuvres dites « intégrées » (celle des productions de la Freed Unit, où les numéros musicaux font « avancer » l’action). Un des aspects fondamentaux du travail de Paci est de redonner ainsi une cohérence à un genre trop souvent pensé de manière fragmentaire. Elle le fait notamment en rendant visibles des discours alternatifs sur le genre, qui considèrent la comédie musicale comme étant, avant tout, rattachée à des phénomènes culturels autres que le cinéma et ne recherchant pas la construction de structures fermées régies par une narration. Cette perspective permet donc d’injecter dans les gènes même de la comédie musicale le caractère forain du cinéma des premiers temps, et de montrer qu’un film de la Freed Unit entretient avec le public la même relation basée sur l’attraction qu’un des musicals kaléidoscopiques de Berkeley. 11 S’ensuit alors un développement sur la notion d’alternance : la force attractionnelle de la comédie musicale serait due à sa structure alternante entre des moments qui font avancer le récit et d’autres dans lesquels la temporalité narrative est interrompue, moments alors organisés dans un présent continu et selon un principe monstratif. Là encore, c’est une façon de situer la comédie musicale comme à la fois hors du cinéma et tirant sa spécificité d’un principe de base de la construction filmique, la cohérence d’un film s’appréhendant grâce à la reconnaissance des éléments d’une structure hétérogène. L’auteure souligne l’importance de la répétition dans la comédie musicale : au sein des numéros musicaux (multiplication des motifs et répétition des mouvements), mais aussi par son ancrage générique et l’héritage de Broadway. Si elle évoque une alternance au niveau « architextuel » du film pour désigner la façon dont un film de comédie musicale s’inscrit dans un corpus générique, on peut objecter qu’il s’agit davantage d’emprunts et de répétitions. Plus intéressant, Paci évoque l’alternance qui se situe au niveau textuel, entre les moments où les acteurs se comportent « normalement » et ceux où ils chantent et dansent. Non seulement c’est dans la répétition de cette alternance que naît le genre de la comédie musicale, mais c’est, plus encore, cette alternance qui dispose le spectateur à l’attraction. La vocation des moments musicaux est alors précisément d’apparaître et de disparaître : elle laisse le spectateur dans l’attente, pour ensuite mieux combler sa satisfaction. En dépit de ce développement intéressant, on regrettera pourtant que Paci n’en dise encore davantage sur la notion d’attente du spectateur, la tension que cette attente crée et sur la façon dont, dans l’apaisement de cette tension, naît le plaisir du spectateur. 12 Le quatrième chapitre cherche à déceler des correspondances entre différentes formes d’images attractionnelles à travers l’histoire du cinéma, en examinant notamment les liens entre la musique et la danse. L’auteure s’attache, entre autres, à tisser une relation triangulaire entre Méliès, Ziegfeld et Berkeley, par la forte parenté que tous trois entretiennent avec le théâtre de variétés et par l’indépendance des tableaux qui forment les numéros musicaux. Elle dégage les fils conducteurs traversant le genre, tels que l’usage non-réaliste de la lumière (élément essentiel du music-hall) ou l’ambition de créer des spectacles purement optiques où hors-cadre et hors-champ se confondent. Elle théorise ensuite la notion de spectaculaire diffus et de spectaculaire pur.

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13 Au-delà du repérage de ces concordances, un développement particulièrement riche d’enseignements est conduit sur Moulin Rouge. Le choix du film de Baz Luhrman peut, de prime abord, sembler provocateur et dérouter le cinéphile, tant ce film de 2001 affiche des codes esthétiques fortement éloignés de ceux de la comédie musicale hollywoodienne classique (qui semble, du moins dans le cinéma occidental, être la forme emblématique du genre). Pourtant, Paci y applique avec méthode les analyses qu’elle a précédemment développées. Ce faisant, elle permet de renouveler notre approche du film et, dans une certaine mesure, du cadre générique. Elle inscrit en partie le film dans le genre : on retrouve dans Moulin Rouge la structure duplex théorisée par Rick Altman et la fonction narrative des moments chantés et dansés, ceux-ci exprimant les émotions des personnages. Par ailleurs, Paci localise des « situations empruntées » : plongées verticales à la Busby Berkeley, qu’elle interprète comme une touche cinéphile et ludique. Mais, en dépit de ces points de concordance, l’ancrage générique du film se situe plutôt du côté du mélodrame. Les étrangetés aux lois de la comédie musicale sont ainsi multiples : les numéros musicaux se déploient rarement en entier, les chorégraphies étant souvent coupées et montées en très gros plan, à la façon d’un vidéo-clip. Ce morcellement s’exprime également à travers les musiques, où des chansons très populaires sont remixées. En réalité il s’agit, selon l’auteure, d’une négociation complexe des codes du genre : redonner vie à la puissance merveilleuse du cinéma et recréer chez le spectateur contemporain, avec les technologies modernes, un enthousiasme visuel et sensoriel comparable à celui éprouvé autrefois. Cette « actualisation » des fragments d’attraction passe par le choix de morceaux populaires connus des spectateurs, mais remixés. En cela, le film s’inscrit pleinement dans la veine nostalgique qui a toujours existé dans le genre. Moulin Rouge opère également un travail multi-sensoriel sur le corps du spectateur, en particulier par le rythme. L’émerveillement et la fascination visuelle sont suscités par les mouvements de caméra, le rythme serré de mouvements en trois dimensions. 14 C’est alors que, dans un passage particulièrement intéressant du livre, l’auteure explique comment, tout au long de son histoire, la comédie musicale n’a eu de cesse de célébrer et d’exploiter les innovations technologiques du cinéma (le son, la couleur, les grands formats, etc.). L’attraction revient alors périodiquement comme lieu privilégié pour le déploiement de ces nouvelles technologies. C’est là que l’on comprend que le cinéma attractionnel n’a de cesse de revenir aux bases du cinéma et de restaurer son identité comme novelty (« nouveauté »). Dans Moulin Rouge, c’est ainsi la technologie, alors nouvelle, des effets spéciaux numériques, qui se donne à voir. Encore une fois, un tournant médiatique du cinéma est donc célébré dans une comédie musicale. 15 Paci clôt son ouvrage sur un chapitre, plus succinct, qui ouvre des perspectives de recherches sur le vidéo-clip et sur la façon dont Internet modifie notre appréhension des films. 16 Il nous semble effectivement que la question de la diffusion en ligne d’images cinématographiques est particulièrement pertinente dans le cas des comédies musicales. Si les plateformes de partage de vidéos, comme YouTube ou DailyMotion, constituent de formidables vitrines d’une cinématographie patrimoniale, elles exposent une version souvent tronquée des films, où les séquences musicales sont isolées. Dès lors, certains afficionados (jeunes ou moins jeunes) du genre sont parfois familiers des numéros chantés et dansés, sans pour autant être capable de les resituer dans leurs contextes originaux. En poursuivant l’analyse de Paci, on peut en conclure que

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l’attraction manifeste, ici encore, son pouvoir de séduction et sa capacité à se constituer en « florilèges ». Pour autant, une telle appréhension des numéros interroge le fonctionnement de l’attraction telle qu’elle est définie par l’auteure : si celle-ci est isolée, que devient la tension avec le fil narratif, supposée, dans son apaisement, à la source du plaisir du spectateur ? 17 Grâce à son approche pluridisciplinaire et ses analyses précises, Paci ouvre des perspectives de recherche très stimulantes. Une piste, non évoquée, serait alors de relier la notion d’attraction à celle d’entertainment (laborieusement traduit en français par « divertissement »). En effet, le genre de la comédie musicale est si profondément lié au concept d’entertainment qu’il a fini par en symboliser la forme parfaite, au point que le terme nomme la série de films-hommages produits par la MGM à partir des années 1970 (That’s Entertainment ! [Jack Haley Jr., 1974], That’s Entertainment, Part II [Gene Kelly, 1976], That’s Entertainment ! III [Bud Friedgen et Michael J. Sheridan, 1994]). Mais, au sein du champ universitaire, la notion s’illustre surtout par une absence de théorisation. Si certains se sont attachés à la déconstruire, il a souvent été question de voir ce que l’entertainment était d’ autre (dénonciation du contenu idéologique ou réhabilitation de la légitimité culturelle des œuvres « de divertissement »). Rares sont ceux qui se sont interrogés sur ce qui faisait l’entertainment, le livre de Richard Dyer, Only Entertainment (Londres-New York, Routledge Book, 2002) constituant une notable exception. Il nous semble que l’attraction peut être considérée comme une composante essentielle de l’entertainment, au cinéma comme ailleurs. En effet, si le terme n’est jamais évoqué par Viva Paci, elle s’en approche à maintes reprises, notamment avec les notions d’expérience multi-sensorielle et de spectaculaire. En outre, par son interrogation constante sur ce qui provoque la joie du public et le plaisir du spectateur, elle envisage, à sa manière, un domaine jusqu’alors essentiellement investi par les psychosociologues et dont les études cinématographiques tardent encore à s’emparer.

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Giovanni Spagnoletti (dir.), Il Reale allo specchio. Il documentario italiano contemporaneo Venise, Marsilio, 2012, 208 p.

Delphine Wehrli

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Giovanni Spagnoletti (dir.), Il Reale allo specchio. Il documentario italiano contemporaneo, Venise, Marsilio, 2012, 208 p.

1 Ce livre – le Réel dans le miroir – donne une image quelque peu déformée de ce qu’est le cinéma documentaire italien aujourd’hui et depuis une dizaine d’années. Ouvrage collectif, publié par Marsilio à l’occasion de la 48e Mostra Internazionale del Nuovo Cinema de Pesaro (25 juin-12 juillet 2012) et dirigé par Giovanni Spagnoletti, il propose des essais et des interviews (par exemple, celui de Mariangela Barbanente à Leonardo Di Costanzo (l’Intervallo, 2012) et de Davide Ferrario (Tutta colpa di Giuda, 2009) : « Où est la vérité ? Comment le Cinéma du Réel raconte le monde ») ainsi qu’un « Dictionnaire des réalisateurs » du documentaire italien, un secteur en pleine expansion (on parle, comme toujours, de « renaissance » du genre) qui a compté en 2011 la production de 519 films, devenant ainsi un des facteurs privilégiés de renouvellement esthétique et culturel du cinéma en Italie. Ce volume tente donc de documenter ce phénomène, en analysant l’univers du documentaire italien avec un arrêt notamment sur le système et les problèmes de la production, de la distribution entre festivals et chaînes télévisées, la « fuite des cerveaux » à l’étranger et la récente mise en place de stratégies collectives.

2 En juillet dernier, Paolo Mereghetti définissait sur les pages du Corriere della Sera (« La revanche du nouveau cinéma vérité », 31 juillet 2012) le genre documentaire en Italie « comme la partie la plus vive et stimulante de notre panorama audiovisuel », présenté dans des manifestations courageuses, mais souvent dans des lieux peu attrayants « également en raison d’un journalisme qui somnole ». Il renvoie le lecteur, à des fins

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d’approfondissement, au livre Il reale allo specchio, dont le sous-titre « Le documentaire italien contemporain », peut être engageant – même si la formule est reprise, telle un slogan pour best-seller, dans presque toutes les publications de Spagnoletti–, parce que la proposition de raconter les dernières douze années de la production documentaire italienne est louable et nécessaire, permettant de mettre à jour l’important travail de l’historien Marco Bertozzi, Storia del documentario italiano : Immagini e culture dell’altro cinema, publié en 2008 par le même éditeur (sous sa direction, en 2003 déjà, L’idea documentaria : altri sguardi del cinema italiano, Turin, Lindau). Bertozzi intervient ici dans la partie Réflexions, avec un chapitre « Sur certaines tendances du documentaire italien au troisième millénaire » qui aborde les différentes modalités du genre (« found footage », expérimentation à la frontière du réel, documentaire d’observation), cherchant à spécifier l’esthétique actuelle du documentaire italien qui était, il y a peu encore, un genre « peu vu, peu critiqué et peu connu ». 3 Subdivisé en trois sections, « Réflexions », « Matériaux et instruments » et le « Dictionnaire des réalisateurs », ce livre cite et analyse en partie différents titres, raconte la variété des thèmes et l’autonomie stylistique du genre en Italie, en cherchant à définir ce qui relève du réel et ce qui, au contraire, relève de la fiction ; il considère en outre l’initiative productive du secteur, même s’il ignore les expériences significatives de ces dernières années, mis à part l’excellente intervention de Luca Mosso, « Dix ans en Italie : notes sur le documentaire, le marché, les institutions et les technologies ». 4 Cependant, le volume n’inclut et ne traite que certains titres, en en excluant tant d’autres : à part les deux essais – « Le documentaire italien classique » d’Adriano Aprà et « Le dernier Olmi » de Giulio Latini – dédiés à des sujets du passé, pour le reste, l’attention se tourne uniquement vers les œuvres de certains auteurs italiens, qui ont été « élus » pour représenter le genre entier (Gianfranco Pannone, Alessandro Rossetto, Leonardo Di Costanzo, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, Daniele Segre, Davide Ferrario, Francesca Comencini, Alina Marazzi, Pietro Marcello). Mais le critère utilisé pour le choix des œuvres citées et analysées ne suit a priori aucune logique, au point de laisser apparaître un soupçon qui semble légitime : le fait que l’inclusion, et donc l’exclusion, ait été déterminée par des choix « politiques », par des raisons d’opportunité et d’intérêt, par « mode » et donc seulement d’après les prix reçus par certains auteurs dans le cadre des festivals italiens ou internationaux (on mentionne, entre autres, comme festivals étrangers, « Visions du Réel » de Nyon comme étant « un des plus importants festivals européens de documentaires », le « Cinéma du Réel » de Paris ou encore le FID de Marseille). De plus, on s’arrête sur ceux qui ont choisi de vivre à l’étranger, où ils trouvent des sources de financement pour leurs productions, ignorant les très nombreux cinéastes qui réalisent chaque jour en Italie, leurs œuvres dans d’énormes difficultés, parfois après avoir décidé de rentrer au pays, au terme de longues expériences de travail à l’étranger. 5 On en vient ainsi à se demander sur quelle documentation s’est fondée cette recherche. En effet, les auteurs oublient complètement des œuvres fondamentales, comme l’Histoire du chameau qui pleure de Luigi Falorni (2003), vainqueur d’un Oscar en 2005, et Letters from the Desert (Eulogy to Slowness) de Michela Occhipinti (2010), vainqueur de plus de 20 prix internationaux, pour rappeler les cas les plus éclatants. De plus, on ne signale aucun des travaux « documentaires » produits à partir de 2000 (année qui marqua le début de l’analyse du volume) d’auteurs reconnus par la critique et apprécié par le public, comme par exemple, Umberto Asti, Giancarlo Bocchi (The Rebel : Guido

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Picelli – The Forgotten Hero, 2011), Armando Ceste (Movimento, 2008), Giorgio Diritti, Carlo Mazzacurati (Sei Venezia, 2010 ; Portraits de Luigi Meneghello, 2002 et de Mario Rigoni Stern, 1999), Enza Negroni (We Called Him Vicky, 2011), Franco Piavoli (Terra Madre, scénario et concept en collaboration avec Ermano Olmi), Basile Sallustio. Lacunes qui, à la conclusion du livre, sont confirmées par un « Dictionnaire des réalisateurs », incomplet, qui contient à peine plus de 100 entrées et où la jeune génération n’est quasiment pas représentée. Dans une note introductive, en guise de justification à sa non exhaustivité, il est dit qu’en raison du nombre grandissant, jour après jour, des noms de « candidats » potentiels, il a été décidé de se limiter à ceux qui figuraient parmi les plus représentatifs du genre. 6 On ne parvient vraiment pas à comprendre ce caractère incomplet de la recherche et l’inadéquation de la documentation, qui ont amené à dessiner un panorama aussi partiel, d’autant plus que Giovanni Spagnoletti est un grand chercheur, expert en cinéma allemand, critique adroit, qui s’est certainement entouré de collaborateurs à sa hauteur. Peut-être est-ce justement parce que cet ouvrage naît d’un événement tel que la Mostra, qui se veut non exhaustif dans son programme (l’Allemagne, l’Italie dans le miroir, avec des documentaires qui témoignent de l’« état des choses (et des choses de l’état) » du pays, et une rétrospective sur le « regard moral » de Nanni Moretti, fruit également d’une publication) et encore moins dans le compte rendu réalisé pour un ouvrage collectif. Quoi qu’il en soit, on a parfois l’impression de participer, au fil de la lecture, à un colloque de critiques prédestinés à la tutelle et à la sauvegarde du territoire filmique du documentaire italien et qui sélectionnent les « élus » (jeune talent ou vieil ami, collègue). Par conséquent, il ne faut pas s’étonner des références rhétoriques à Roberto Rossellini et Cesare Zavattini dans une éternelle volonté de perpétuer une descendance directe idéale, faute d’être biologique. 7 On reporte à plusieurs reprises des données extraordinaires (en 2011, la production a atteint 519 films, ce qui fait de l’Italie un « cas spécifique » dans le panorama européen) mais seulement quantitatives. À un moment de grande difficulté à produire des films de qualité, il aurait été important de livrer un travail plus documenté, complet et impartial. Face à une conjoncture si dramatique, à l’indifférence des institutions, au pouvoir télévisé excessif et imperméable, il est étonnant de trouver un ouvrage qui ne respire pas toujours, semble-t-il, la loyauté, en raison d’un filtrage et donc d’une sélection du patrimoine historique d’un certain cinéma. En substance, Il reale allo specchio est une publication nécessaire, qui tente de faire connaître un secteur varié et vital du cinéma italien mais qui manque à plus d’une occasion sa réelle intention. 8 En compléments de lecture citons : Pietro Montani, L’immaginazione intermediale. Perlustrare, rifigurare, testimoniare il mondo visibile, Bari, Laterza, 2010 ; Vittorio Spinazzola (dir.), Tirature’10. Il New Italian Realism, Milan, Il Saggiatore et Fondazione Arnoldo e Alberto Mondadori, 2010 ; Emiliano Morreale, « Nouvelles images du cinéma italien », Cahiers du Cinéma, n° 662, déc. 2010 ; Matteo Garrone, « La forza del vero e della sorpresa », interview réalisé par Anna Barison, Cinecritica, XIII, n° 52, oct.-déc. 2008 ; Daniele Vicari, Il mio paese, Milan, Feltrinelli, 2007 ; Antonio Scurati, La letteratura dell’inesperienza, Milan, Bompiani, 2006 ; Pier Luigi Basso, « Il trattamento della realtà. Frontiere teoriche ed estetiche del cinema documentario », dans Id. (dir.), Vedere giusto. Del cinema senza luoghi comuni, Rimini, Guaraldi, 2003 ; Davide Ferrario, « I documentari devono avere una faccia », in Tullio Masoni et Paolo Vecchi (dir.), Cinenotizie in poesia e prosa. Zavattini e la non-fiction, Turin, Lindau, 2000.

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Federica Capoferri, I romanzi in vetrina dal barbière : le scritture alla prova del film Lavis, La Finestra, 2008, 145 p.

Delphine Wehrli

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Federica Capoferri, I romanzi in vetrina dal barbière : le scritture alla prova del film, Lavis, La Finestra, 2008, 145 p.

1 L’effet miroir – le reflet de la vitrine – est abordé ici à travers la question complexe du rapport entre littérature et cinéma.

2 L’essai de Federica Capoferri est introduit par une préface d’Alessandra Ruffino (« Le regard re-fait parole : séduction et vérité dans les scénarios italiens de la moitié du XXe siècle ») et une de Flaminio Di Biagi (« Les films incultes du cinéma italien ») et se divise en quatre chapitres. Bien que le texte soit en italien, le premier chapitre (en réalité défini dans l’index comme chapitre 0) s’intitule « Screenplay as (another) litterature », en référence au volume de Douglas G. Winston, Screenplay as Literature (Rutherford, Fairleigh Dickinson University Press, 1973), qui souligne que le binôme scénario / littérature est au centre de sa recherche, non seulement pour se demander si le scénario est à considérer comme de la littérature, au point d’imposer une relecture du canon littéraire, mais surtout pour identifier les modalités à travers lesquelles le cinéma a infiltré et influencé la littérature du XXe siècle, en particulier durant les années 1960 et 1970. 3 Le point de départ de l’analyse de Capoferri tient aux réflexions de Pasolini sur le lien cinéma et littérature, présentes dans l’Expérience hérétique, langue et cinéma (Paris, Payot, 1976 ; voir aussi les récents essais de Giuseppe Panella, Pier Paolo Pasolini : il cinema come forma della letteratura, Florence, Clinamen, 2009 et de Angela Biancofiore, Pasolini :

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devenir d’une création, Paris, L’Harmattan, 2012), où il reconnaît dans le scénario une « allusion continue à une œuvre cinématographique à faire », une forme instable qui demande au lecteur une compétence intermédiale particulière. 4 De nombreuses problématiques s’ouvrent donc à partir du statut même de scénario, qu’il soit compris comme « genre », « technique », littérature mineure ou forme narrative « historicisable ». Quoi qu’il en soit, il est considéré, d’après la définition d’Ugo Pirro, comme une « autre littérature » (Per scrivere un film, Turin, Lindau, 2001) ou, comme le suggère l’auteure, une « hypothèse, impulsion, question » (p. 15), un processus d’élaboration plus qu’un point d’arrivée (cf. parmi les adversaires des aspirations littéraires du scénario, M. Porro, « Le pagine morte. Nota sulla sceneggiatura », Autografo, n° 1-3, 1984, p. 34). 5 Beaucoup d’auteurs parmi les plus importants de l’histoire littéraire du XXe siècle se sont en effet confrontés au scénario, à commencer par des hommes de lettres-écrivains de cinéma – Verga, Pirandello et Gozzano, actifs « scénaristes » – pour arriver à la période incluse entre 1959-1975 (la première date correspond à l’écriture de La dolce vita de Federico Fellini et Ennio Flaiano, et la seconde à la mort de Pasolini) et caractérisée par différents phénomènes : l’ouverture du secteur de l’édition aux scénarios ; les débats critiques et théoriques sur le scénario en tant que genre littéraire ; l’enrôlement croissant des hommes de lettres dans le cinéma. Ce premier chapitre, très riche en annotations et en références bibliographiques utiles (par ex. I. Pernolia (dir.), Cinema e letteratura : percorsi di confine, Venise, Marsilio, 2002 ; M. Comand, Sulla carta. Storia e storie della sceneggiatura in Italia, Turin, Lindau, 2006), que ce soit en note ou dans le texte, présente toutefois une division en paragraphes peu claire. Le deuxième et le troisième paragraphes portent eux aussi des titres non italiens et sont mis entre parenthèses : « (Dilemma or Crisis) » et « (Dénouement) ». Le second chapitre (qui est en fait le premier, selon l’index), intitulé « Una musa tranquillante », débute par des réflexions relatives à l’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires (« Surimpressions ») puis passe au rapport difficile entre Pasolini et Fellini – décrit comme un réalisateur qui prenait possession des idées des scénaristes avec une certaine nonchalance –, qui avaient collaboré à l’élaboration du scénario des Nuits de Cabiria (1957). 6 Une fois précisés certains exemples de la complexité des transferts pasoliniens entre littérature et cinéma, on constate ensuite que la même praxis a aussi caractérisé Flaiano et Moravia dans la thématisation littéraire du dispositif cinématographique (de Flaiano, elle cite la nouvelle La luna nuova, alors qu’elle mentionne Adieu la banlieue, une des Autres nouvelles romaines de Moravia). Dans le paragraphe « The Author Who Wasn’t There », elle montre quelle a été l’image et la condition du scénariste, née de la plume des auteurs des années 1960, tels que Tonino Guerra, Giuseppe Berto, Zavattini, Alvaro, et enfin Flaiano, qui avait bien saisi le côté comique d’une telle condition. Comme pour les autres chapitres, celui-ci aussi, au lieu de se conclure sur une réflexion personnelle, présente une longue citation (mise ici curieusement en italique et entre parenthèses, dans le texte même). On pourrait comprendre, toutefois, que la « Muse rassurante » à laquelle l’auteure fait allusion est celle d’un genre de cinéma qui passe « aux écrivains, des formules et des tournures faciles [...] muse frauduleuse, qui déforme et qui remodèle la littérature, la dépiste et la replace ; en la séduisant, elle la perd » (p. 50). Le troisième paragraphe porte le même titre que le livre. À partir d’une longue épigraphe de Flaiano, datée de 1962, nous découvrons que la formule « Les romans en vitrine chez

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le barbier » faisait référence au nouveau cours de l’industrie culturelle, le livre étant ainsi devenu, selon l’écrivain, un produit de même rang que les lotions capillaires (p. 52). Toutefois, le paragraphe ne reprend pas ce discours, mais propose plutôt des réflexions relatives au rapport entre espace narratif et espace filmique, avec des références à la sémiologie du cinéma de Metz et des exemples chez Pasolini et Fellini, ainsi qu’au rapport cinéma et poésie, avec des références à Bernardo Bertolucci. Le chapitre se conclut par deux citations (l’une de Flaiano et l’autre de Zavattini). 7 « State & Main (del fare e del non fare) » est le troisième chapitre. Au premier paragraphe, « Strade oltre la periferia » (« Routes au-delà de la périphérie »), l’auteure affronte la question de la dimension « présentielle » (p. 67) du cinéma, surtout en référence aux atmosphères et aux circonstances historiques, qui distinguent le cinéma du miracle économique de celui du néoréalisme. On trouve ici aussi des citations de Visconti et de Flaiano, suivies d’un examen attentif de l’image de la ville de Rome dans différentes œuvres, de Roma, cita aperta à La dolce vita. Une quantité considérable de matériel intéressant de l’influence pasolinienne sur d’autres réalisateurs contemporains est reléguée, étrangement, dans une très longue note de bas de page (pp. 68-69). On parle dans le deuxième paragraphe « I viaggi di G. Mastorna », du célèbre projet filmique homonyme de Fellini, jamais réalisé, comme également du projet de Pasolini relatif à Saint Paul, « couvé de 1966 à 1974 » (p. 81). « Don’t forget », dernier paragraphe, parle quant à lui de la « discorde entre Pasolini et Fellini » (p. 93), qui retentit dans leurs films et scénarios, à partir de Accattone (1961) ; et on passe ensuite à l’intérêt aussi bien de Pasolini que de Flaiano pour des thématiques religieuses. Le chapitre finit sur une citation de Carlo Emilio Gadda, typographiquement scindée en deux parties, à cheval entre cette fin et le début du chapitre suivant (fondu sur le titre) ; elle fait ainsi aussi office d’épigraphe au dernier chapitre « Melampus, Melampo o Melamphta ?, o del ritorno dell’autore ». Il traite du projet du film homonyme de Flaiano, transformé ensuite en nouvelle, ce qui permet à l’auteure de questionner une fois de plus la « dialectique entre homme de lettres et scénariste » (p. 125). L’essai se conclut avec « Per una fine » où l’auteure retient que son essai a su revendiquer « pour les écritures de cinéma des années 1960, un espace chargé de sens dans l’histoire de la littérature » (p. 141). En effet, le mérite de Capoferri est d’avoir montré que le statut, artistiquement et linguistiquement ambigu, contaminé, mineur du scénario a consenti à ce genre, entre les années 1960 et 1970, avant même d’être un miroir de la société, d’être un symptôme des denses débats intellectuels de l’époque. Un style d’écriture plus fluide, un titrage qui aurait aidé le lecteur dans ce sujet complexe et une intégration plus cohérente des nombreuses et longues citations à l’intérieur du texte auraient été bénéfiques à cette très riche recherche de Capoferri. 8 Autre contribution importante dans le champ et sur la question spécifique de l’adaptation : Armando Fumagalli, I vestiti nuovi del narratore : l’adattamento da letteratura a cinema, Milan, Il Castoro, 2004, qui illustre, de manière un peu provocatrice, l’importance de la relation entre cinéma et littérature, en entrant pleinement dans la pratique de l’adaptation et des dynamiques de construction du scénario. En outre, l’ouvrage est accompagné par quatre analyses approfondies et par de nombreuses fiches de films tirées de classiques de la littérature. Giorgio Tinazzi, la Scrittura e lo sguardo : cinema e letteratura, Venise, Marsilio, 2010 [2007] (nouvelle édition augmentée), 240 p.

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9 Dernière publication en date de Giorgio Tinazzi, connaisseur et expert d’une tradition cinématographique et littéraire, italienne ou non, l’Écriture et le regard constitue une analyse complète et essentielle des innombrables rapports entre le cinéma et la littérature (à la suite de G. Tinazzi, M. Zancan, Cinema e letteratura del Neorealismo, Venise, Marsilio, 1983). Un rapport controversé et complexe, fait de convergences et d’influences réciproques, de sorte qu’il se révèle difficile de pouvoir définir avec clarté les limites qui séparent ces deux milieux. Pour lui, l’écriture et le regard se conjuguent en ces moments de convergence et de divergence alternées, dans ce que nous pourrions définir, d’après la théorie de Gaudreault, comme un « regard intermédiaire ». En étudiant les origines des deux formes d’expression artistique et leur manière de s’articuler dans le temps, il cherche à identifier les zones d’interférence et d’influence entre les deux arts, allant au-delà du problème important, mais non exclusif, de l’adaptation (voir notamment sur ce sujet N. Dusi, Il cinema come traduzione. Da un medium all’altro : letteratura, cinema, pittura, Turin, Utet Libreria, 2003 ; Antonio Costa, Immagine di un’immagine : cinema e letteratura, Turin, Utet Libreria, 2001).

10 Dans la dualité propre aux deux milieux en apparence contradictoires, Tinazzi a pensé à partir des débuts du cinéma, en tant que dispositif technologique, instrument encore peu connu et trop innovateur pour pouvoir obtenir une légitimation sociale immédiate ; les hommes de lettres par exemple ne reconnurent pas immédiatement une dignité artistique à ce nouvel art. 11 Le cinéma en revanche exploita tout de suite le grand réservoir d’histoires que la littérature pouvait garantir, avec naturellement l’« ennoblissement » qu’elle offrait à une forme de spectacle née comme une simple curiosité ou une technique attractive. Des exigences économiques et culturelles poussèrent pourtant de nombreux littéraires (en Italie Marinetti, Prezzolini, Campana, par exemple) à s’approcher du cinéma, même s’ils avaient beaucoup de réserves. Nombreux sont les exemples que l’auteur nous donne : Cabiria en est un, film de Giovanni Pastrone de 1914, appuyé par la contribution importante de Gabriele D’Annunzio. Mais le soutien de la littérature au cinéma s’est déplacé dans le rapport ambigu que les hommes de lettres ont eu à son égard, entre acceptation / attraction et répulsion / aversion. 12 Le parcours se poursuit le long de deux voies parallèles, trajectoires partagées que le cinéma et la littérature ont dû suivre : en premier lieu, le dénominateur commun de la narration. Dans ce chapitre, un des plus denses du point de vue conceptuel, Tinazzi tente de faire le point sur la valeur ontologique du développement de la narration comme axe privilégié d’une évolution centrée sur la construction d’un langage spécifique à l’art cinématographique. L’auteur démontre alors que le cinéma est intrinsèquement doté d’une valeur ajoutée par rapport aux autres arts, en particulier à l’égard de la littérature : c’est le temps, rendu visible, qui fait la différence. Recourant d’abord à Aumont puis à Ricœur (pour lequel il existe une corrélation non accidentelle entre le fait de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine, expérience certainement non mimétique, mais reproductrice), Tinazzi conclut qu’« on peut considérer les sens d’un film, quand la dimension temporelle est l’objet privilégié de la narration » (p. 26) et que c’est « dans cette direction de liberté – contrainte, dilatation, coïncidence entre le temps du récit et le temps raconté – que cinéma et littérature se meuvent » (p. 29). Le cinéma adopte donc la forme prédominante du récit « littéraire », le projetant dans la manipulation temporelle – propre au montage –, et le

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défi que de nombreux auteurs ont tenté de relever dans l’histoire du cinéma a justement été contre ce modèle narratif. 13 Tinazzi sonde ensuite les influences réciproques : la littérature comme arrière-pays, étape de formation, point de référence (comme pour Ophuls, Rohmer et Truffaut), l’importance du cinéma pour la formation d’un écrivain (de Sciascia à Pavese jusqu’à Ammaniti), mais aussi les échanges « linguistiques » entre les deux arts, à savoir les procédures « cinématographiques » en littérature – qui ont connu de nombreuses étapes –, avec le cinéma qui « a enlevé à la littérature la persistante tentation du naturalisme » (p. 50). Le cinéma consolide sa manière de raconter au moment où le roman littéraire entre en crise, pour entrer à son tour en crise après la tragédie du second conflit mondial. Montrer et raconter : « Je raconte des histoires que je vois autour de moi » disait Antonioni. L’auteur nous invite ainsi à réfléchir à la continuité possible entre les deux arts, affirmant qu’aujourd’hui il serait plus correct de parler de « zones intermédiaires ». 14 Ces mêmes questions se posent à nouveau dans le chapitre consacré aux genres, en qualité d’éléments structurels non rigides, eux aussi soumis à des influences réciproques. Le thème qui a peut-être le plus intéressé les chercheurs qui se sont lancés dans l’approfondissement des dynamiques entre littérature et cinéma, est sans doute la question de l’adaptation, en parcourant le chemin tortueux selon lequel adapter équivaut à transposer, transcrire, traduire, refaire. Dans l’impossibilité de définir avec exactitude une telle pratique, Tinazzi s’est référé à la critique née au sein des Cahiers du Cinéma qui, par la plume du jeune François Truffaut, attaquait une certaine tendance de l’adaptation littéraire. Mais les renvois ne finissent pas là : dans le texte, on affronte les thèmes de la littérarité, du passage inverse à celui de l’adaptation, soit du film à la page écrite, à la citation et l’élaboration du texte « embryonnaire », le scénario. 15 La deuxième partie du livre est elle-même segmentée en deux sous-parties : l’une dédiée aux « métiers » (les imbrications se réalisent aussi dans les croisements des métiers : les hommes de lettres critiques de cinéma, les écrivains réalisateurs) et l’autre aux « systèmes » : les identités entre les deux moyens d’expression se lient inextricablement, dans la double pénétration du cinéma dans la littérature (le cinéma comme expérience ; le cinéma comme « monde » derrière la « machine » ; la machine vécue à la première personne ; le cinéma comme mécanisme narratif, comme possibilité, comme technique ; le spectateur) et de la littérature dans le cinéma (le livre, l’écriture, la lecture), la littérature comme référence, comme méthode, tenant compte également, en dernier lieu, du destinataire et du marché. 16 Dans ce cadre complexe, le cinéma et la salle deviennent pour les écrivains et les poètes une sorte d’initiation, de découverte, de participation à un rite collectif de formation, mais aussi un arrière-plan significatif, une métaphore de l’éphémère, un règne des possibilités et de la technique (sur ce qui précède, cf. G.P. Brunetta, Gli intellettuali italiani e il cinema, Milan, Mondadori, 2004 et G.P. Brunetta (dir.), Letteratura e cinema, Bologne, Zanichelli, 1976). 17 Les fiches d’approfondissement que Tinazzi insère à l’intérieur de certains chapitres sont précieuses, pour expliquer des « cas exemplaires » en rapport avec les thèmes traités et qui constituent un utile vade-mecum pour le lecteur, de sorte qu’il est amené au centre d’une série de réflexions plus amples (comme celles sur Pirandello, sur les possibles correspondances secrètes entre Truffaut et Calvino, et entre Welles et Blixen) sur des thèmes qui, bien qu’ils aient déjà été longuement débattus et approfondis, ne

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manquent pas de révéler, aujourd’hui encore, leur attrait, justement pour leur caractère de réciproque dialectique. 18 Bien qu’il y ait un peu trop de sujets laissés volontairement en suspens, ce livre est didactique et écrit dans un langage accessible à ceux qui ne sont pas du métier ou du secteur. Un « manuel » synthétique, de vulgarisation volontaire, mais en même temps un instrument utile pour un approfondissement historique et critique sur la réciprocité des échanges culturels que le monde du cinéma et de la littérature ont construit depuis plus d’un siècle. L’éventail des thèmes et des problèmes étant très – ou trop – vaste, Tinazzi privilégie un développement par thématiques individuelles, en effectuant des séparations qui, si leurs limites sont parfois floues, rendent pourtant la lecture plus fluide et systématique. Mais il ne dit en somme rien de nouveau ; il résume de manière succincte – parfois même trop synthétiquement – toute une série de théories dispersées et difficiles à trouver autrement (en Italie du moins), lançant de temps en temps quelques idées qui éclairent transversalement les champs traités. Riche en liens et références entrecroisées, parfois répétitifs, il est surtout question de références au cinéma français, pour lequel il a une prédilection sinon une réelle obsession (il annonçait aux premières pages « un regard particulier sur le cinéma italien », ce qui n’est pas vérifié dans le texte).

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Lydia Papadimitriou, Yannis Tzioumakis (dir.), Greek Cinema : Texts, Histories, Identities Bristol-Chicago, Intellect, 2012, 279 p.

Mélisande Leventopoulos

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Lydia Papadimitriou, Yannis Tzioumakis (dir.), Greek Cinema : Texts, Histories, Identities, Bristol-Chicago, Intellect, 2012, 279 p.

1 Publié aux éditions Intellect en 2012 sous la direction de Lydia Papadimitriou et Yannis Tzioumakis, Greek Cinema : Texts, Histories, Identities, entend remédier au nombre extrêmement réduit de publications anglophones sur le cinéma hellénique – un constat qui vaudrait aussi pour la bibliographie en français, peu renouvelée depuis la parution du Cinéma grec de Michel Demopoulos dans la collection « Cinéma Pluriel » des éditions du Centre Pompidou en 1995 – tout en ouvrant de nouvelles perspectives d’étude sur cette filmographie nationale. Cela explique que la figure tutélaire de Theo Angelopoulos, dont l’œuvre est mieux connue, soit relativement discrète, ou du moins reléguée au rang de comparaison. De cette recherche de renouveau émane aussi le caractère polyphonique, voire les discordances méthodologiques assumées par les concepteurs de l’ouvrage. Pourtant, à la lecture des quatre parties (approches / histoires / identités / esthétiques) de Greek Cinema, l’éclatement ne paraît pas total et le livre semble permettre, a contrario, d’outrepasser certaines discontinuités historiographiques traditionnelles du cinéma grec.

2 L’ouvrage s’organise d’abord autour d’un premier temps fort contemporain, quelque peu inattendu, cristallisé par le succès international de Kinodontas ( Canine, Yorgos Lanthimos, 2009) et par un film acclamé en Grèce que tout sépare du précédent, Politiki kouzina (Un ciel épicé, Tasos Boulmetis, 2003). Alors que le premier, huis-clos primé dans des festivals internationaux et longuement analysé par Sight and Sound, dissone avec les

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représentations convenues de la grécité, le second, puisant ses ressources dans l’attachement mémoriel au passé grec d’Istanbul, propose un voyage en flash-back, que Dimitris Elefteriotis confronte au Regard d’Ulysse (to Vlemma tou Odyssea, Theo Angelopoulos, 1995) pour souligner l’enfermement d’un cinéma jusqu’alors confiné dans ses frontières nationales. Rompant avec une production grecque sans débouchés intérieurs au point de n’être souvent pas distribuée, cette coproduction inédite avec la Turquie se trouve aussi, avec d’autres succès commerciaux inattendus du blockbuster national d’après 1995 (tels que Nyfes [les Mariées, Pantelis Voulgaris, 2004]) et El Greco [Yannis Smaragdis, 2006]), au cœur du questionnement de Michalis Kokonis. L’histoire de l’industrie du cinéma grec et de son effondrement à la suite de la dictature des colonels se laisse ici saisir par l’aval. Kokonis montre d’abord comment l’audience de ces quelques films-événement dépasse le clivage institué au cours de la période 1967-1974, opposant ce qui est communément caractérisé comme « l’ancien cinéma grec » des années 1950-1960 – socialement conservateur, dont l’aura se prolonge jusqu’à aujourd’hui grâce à la télévision – au « nouveau cinéma » de nature auteuriste qui, sans constituer d’école, a été, à l’instar de l’œuvre d’Angelopoulos lui-même, négligé par le grand public hellénique au point de faire quasiment disparaître des écrans des cinéastes tels que le chypriote Michalis Cacoyannis ou Nikos Koundouros. Kokonis dresse ensuite un large panorama du marché de l’audiovisuel grec des vingt dernières années, attentif aux évolutions différées des pratiques culturelles, pour finalement interroger à travers les rares succès précités, la capacité d’adaptation du cinéma hellénique aux technologies du 3D. 3 Ce prisme économique trouve un prolongement dans l’étude menée par Gary Needham où sont esquissés les tenants et aboutissants de la réception internationale, et plus spécialement britannique, des films grecs. Needham ne s’arrête pas au constat de leur marginalisation culturelle sur le marché international. Passant au crible la diffusion de la production en versions sous-titrées et doublées (cassettes vidéo pour la période 1979-1984, DVD pour 2008-2010), il construit un contre-panthéon des films vus, ou possiblement visibles, par les publics non-hellénophones. Les représentations véhiculées hors de Grèce s’avèrent profondément ambivalentes d’après les données récoltées, laissant entrevoir un tableau dual oscillant entre les ressources de la culture classique (Antigone de Georges Tzavellas (1961), Électre (1962) et Iphigénie (1977) de Cacoyannis) et celles de la pornographie, dont se démarquent toutefois trois œuvres, parmi les mieux vendues sur internet – Jamais le dimanche (Pote tin Kyriaki, Jules Dassin, 1960), Zorba et Stella (tous deux signés par Cacoyannis en 1964 et 1955 respectivement) – qui confirment, sans surprise pour deux d’entre elles, Melina Mercouri comme icône cinématographique du pays. 4 Auteur d’une thèse sur les relations de genre dans le cinéma grec (1950-1967) soutenue à l’Institut européen de Florence, Achilleas Hadjikyriakou envisage ce dernier film de Cacoyannis sous l’angle de « la représentation et [de] la réception d’une anomalie patriarcale » au point de l’interpréter comme une renégociation des sphères du féminin et du masculin après la fin de la guerre civile (1949). La subversion de Stella ne résiderait pas dans une modernité importée mais bien dans un processus interne à la société grecque selon Hadjikyriakou, combattu, au nom de ses dangers sociaux et moraux présumés, par la presse communiste à la sortie du film, qui en dénonça l’orientalisme et le caractère criminogène. Dans cette étude comme dans la tentative de réhabilitation du cinéaste méconnu Takis Kanellopoulos, menée par Panagiota Mini, et l’analyse de quelques comédies musicales, poursuivie par Lydia Papadimitriou au sein

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de Greek Cinema, les jalons d’une histoire visuelle de la Grèce des années 1940-1960 sont posés avec acuité sans isoler pour autant l’espace cinématographique grec. Alors que Papadimitriou réintroduit le paramètre hollywoodien, Mini, par ailleurs spécialiste de Poudovkine, insiste sur les influences des filmographies bulgare, polonaise et soviétique sur Ouranos ( Ciel, 1962) premier film, profondément pacifiste et antimilitariste, de Kanellopoulos. 5 D’analyse en analyse, les pistes ouvertes pour les milieux du XXe siècle partagent avec les études consacrées à la période du muet – d’habitude négligée par l’historiographie comme en témoigne Eliza Anna Delveroudi dans ce même numéro de 1895, à la suite de son article dans Greek Cinema – un questionnement sur le façonnement de la culture hellénique face à l’avènement d’un média d’importation. L’évaluation de l’impact d’une culture de masse étrangère sur la société grecque des premières décennies du XXe siècle amène, d’une part, Vassiliki Tsitsopoulou à percevoir la distribution cinématographique comme le moteur d’un impérialisme culturel occidental au prisme du périodique corporatiste Kinimatografikos astir (soit l’Étoile cinématographique) créé en 1924. Yiannis Christofides et Melissanthi Saliba suggèrent, d’autre part, dans leur essai sur les cinémas de plein air athéniens des années 1910 aux débuts des années 1930, la nature contradictoire des expériences vécues par les spectateurs de la capitale entre fantasmes urbains et projections ruralistes. Cependant, leur chapitre n’aboutit pas à une indexation systématique des espaces de projection ni à une ébauche de typologie. Alors que les pratiques cinématographiques apparaissent plus globalement comme les grandes oubliées de l’ouvrage, cet ensemble de contributions oblitère l’étude des expressions nationales de la cinéphilie qui aurait pourtant pu constituer un terrain de prédilection pour cerner l’hybridation des identités. 6 C’est probablement en termes de périodisation que Greek Cinema fait le plus explicitement état d’un renouvellement de l’écriture de l’histoire du cinéma grec depuis les premiers temps. Évaluant la contribution hellénique « en quête de reconnaissance universitaire » à l’histoire du cinéma muet, Delveroudi dénonce les a priori causés par le lieu commun de l’impossible mise en place d’une industrie du film viable avant la Seconde Guerre mondiale qui justifiait jusqu’alors, dans l’historiographie, la ligne infranchissable entre la filmographie d’avant 1945 et le cinéma national de l’après-guerre. Selon elle, certains pionniers (Joseph Hepp, Orestis Laskos, Mavrikios Novak, Kostas et Michalis Gaziadis), qui continuent justement de travailler durant les années 1940 et 1950, pourraient possiblement avoir transmis un savoir-faire à la jeune génération, preuve potentielle d’une filiation entre les deux périodes que Maria A. Stassinopoulou entreprend également de démontrer. Refusant le récit historiographique convenu du cinéma grec marqué de longues interruptions, d’inévitables défaites et de courts moments d’incroyable succès, Stassinopoulou abat les cloisons pour entreprendre l’étude de continuités sur quatre décennies, si bien que le cinéma, réinscrit dans une analyse non déterministe de la modernisation du pays de la dictature de Metaxas à la junte des colonels, trouve enfin sa place comme acteur à part entière de l’histoire sociale et culturelle grecque.

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Philippe Langlois, Les Cloches d’Atlantis. Musique électroacoustique et cinéma. Archéologie et histoire d’un art sonore Paris, Éditions MF, « Répercussions », 2012, 487 p.

Benoît Turquety

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Philippe Langlois, Les Cloches d’Atlantis. Musique électroacoustique et cinéma. Archéologie et histoire d’un art sonore, Paris, Éditions MF, « Répercussions », 2012, 487 p.

1 Il n’est pas si fréquent que soit recensé dans les pages de 1895 Revue d’histoire du cinéma un ouvrage tiré d’une thèse de musicologie. Le sous-titre de celui-ci laisse toutefois voir immédiatement combien il peut concerner notre revue – qui avait publié jadis un numéro Musique ! (n° 38). L’ambitieux livre de Philippe Langlois se présente en effet comme une sorte d’histoire du cinéma, des débuts à nos jours, réalisée sous un angle particulier : celui du bruit appréhendé sous l’angle musical et non, comme Martin Barnier a pu le faire, sous celui des divers bruits émanant de la salle (durant les premières années du cinéma).

2 Le volume couvre donc un champ très large, et les œuvres décrites ou évoquées y sont nombreuses et de tous ordres, depuis Luigi Russolo et les avant-gardes historiques, jusqu’aux films de David Lynch ou aux performances de la Cellule d’Intervention Metamkine. L’ensemble profite des possibilités offertes par les nouvelles configurations de « convergence » technique, accompagnant l’ouvrage d’un site internet (http:// www.lesclochesdatlantis.com) qui présente un ensemble de documents et extraits vidéo et sonores pour l’illustration de certains points, extraits auquel le texte renvoie alors. Ceci ne va d’ailleurs pas sans ambiguïtés : un certain nombre de ces extraits sont

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qualifiés, dans les notes de bas de page, d’« inédits », quand aucun d’entre eux ne le furent. S’ils ne connurent pas d’édition vidéographique commerciale (pour certains, puisque Entusiasm de Vertov est indiqué « inédit » [pourquoi ?] alors qu’il est disponible en DVD), la mise en ligne ne peut toutefois pas être considérée comme une « édition » du film. Ce problème de confusion des supports et des conditions de perception des œuvres se trouve renforcé lorsque, par exemple, certains auteurs des films proposés sur le site ont explicitement refusé que leurs œuvres soient vues sur d’autres formats que le 35 mm original, tel Peter Kubelka, dont Arnulf Rainer est pourtant montré là, indiqué lui aussi comme « inédit » (pourquoi ?), sous forme de reprise d’un lien vers une vidéo YouTube… 3 Cette vaste histoire des formes de la présence du bruit au cinéma est structurée autour de quelques points de focalisation. Le premier est la théorisation et la mise en pratique de l’art des bruits par le futuriste Luigi Russolo au début des années 1910, et ses suites dans les pratiques musicales et sonores des avant-gardes. Le second est l’apparition de la « nouvelle lutherie électronique » (Theremin, Ondes Martenot) dans les années 1920. Le troisième est l’émergence du cinéma sonore synchrone, et surtout de cet extraordinaire dispositif technique (aujourd’hui en voie de disparition…) que fut la reproduction sonore sur piste optique. Le quatrième est le moment de la naissance de la « musique concrète » à la fin des années 1940, et plus particulièrement de ses développements audiovisuels au sein du Service de la recherche de l’ORTF, dirigé par Pierre Schaeffer entre 1960 et 1974. L’auteur poursuit ensuite l’analyse du développement et de l’intégration de ces procédés électroacoustiques dans les différents courants, formes, genres cinématographiques : cinéma de science- fiction, cinéma « d’auteur », cinéma expérimental… 4 La position intermédiaire de Langlois, entre histoire du cinéma et histoire de la musique, produit des décalages intéressants. Ainsi, si l’ouvrage revient sur de nombreux cinéastes connus déjà pour leur travail sur le son (Vertov, Ruttmann, etc.), il permet aussi de valoriser l’importance de cinéastes tels que Jean Grémillon, invoqué à de nombreuses reprises pour différents films. La description de la circulation de certains procédés – la partition rétrograde par exemple – met également au jour certaines connexions entre cinéastes ou compositeurs, ou le croisement de certaines recherches contemporaines quoique s’opérant dans des contextes différents. 5 Mais l’hypothèse forte de l’ouvrage concerne d’abord l’histoire de la musique au vingtième siècle. Il s’agit de remettre en cause l’idée reçue dans cette discipline selon laquelle les procédés électroacoustiques naîtraient pratiquement sans antécédents de l’esprit de Pierre Schaeffer en 1948 avec les Cinq études de bruits, qui constituent l’origine de la musique concrète. Pour Langlois en effet, une archéologie de ces procédés ne peut que renvoyer au rôle central joué par le cinéma, à plusieurs titres. D’abord, en ce que Schaeffer lui-même a développé une « pensée de l’image », visible notamment par ses publications sur le cinéma dès le milieu des années 1940 (citant d’ailleurs Grémillon notamment) dans la Revue du cinéma, et qui structurera plus tard toute l’entreprise du Service de la recherche. Ensuite, et peut-être surtout, parce que les procédés techniques concrets et une partie des enjeux esthétiques liés à la manipulation des bruits, à leur traitement, à leur mise en forme plastique et à la « musicalité » qui peut en naître, sont en fait nés dans le domaine cinématographique, dès l’apparition de la piste optique. Certains cinéastes et artistes, selon Langlois, perçoivent en effet d’emblée les potentialités propres du médium nouveau que

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constitue le son sur support linéaire, permettant le montage, les variations de vitesse, etc. En outre, la transcription visuelle du son qui y est opérée va également susciter immédiatement des recherches formelles nouvelles : la nouvelle technique sera utilisée à l’inverse de son but supposé, à savoir non pas la reproduction des sons de la réalité, mais la production de sons synthétiques inouïs par dessin direct sur la pellicule. Ainsi, méthodes électroacoustiques et son synthétique naissent au cinéma, longtemps avant leur intégration comme procédés esthétiques dans la « musique pure » – même si bon nombre de compositeurs (Antheil, Varèse, etc.) avaient déjà pu faire entrer les bruits dans la salle de concert. 6 Bien sûr, cette hypothèse pourrait être discutée dans plusieurs de ses aspects. D’abord, le rôle donné à la piste optique comme cristal technologique de ces potentialités pourrait être relativisé au vu du rôle joué dès avant (chez Moholy-Nagy par exemple) et encore longtemps après (jusque chez Schaeffer lui-même) par le support disque. Ensuite, le rôle crucial de la radio, et de ce genre déterminant dans ces années que fut la dramatique radio, paraît singulièrement sous-estimé. On pourrait également interroger les motivations autres que théoriques ou esthétiques dans l’intérêt d’un Schaeffer pour l’image. Le lien de ses conceptions avec le travail cinématographique (et radiophonique) du son paraît juste et convaincant, mais il est clair également que les procédures de production sonore adoptées ou inventées par lui, n’étant pas acceptables à l’époque pour le milieu de la « musique pure », ne pouvaient trouver légitimité et financement que dans ce cadre de musique d’accompagnement, ce que l’éminent « politicien » Schaeffer devait comprendre. Mais l’hypothèse reste intéressante, en ce qu’elle montre un mode de diffusion des problématiques cinématographiques, liées à une série de dispositifs techniques concrets (que l’on aurait aimé voir décrits plus précisément), dans des champs connexes. 7 Cette position intermédiaire de Philippe Langlois entre deux disciplines historiques distinctes et longues chacune de leur propre histoire n’est pas, par ailleurs, sans poser des problèmes. Paradoxalement il en est qui concerne l’histoire de la musique elle- même puisque la contribution d’un pionnier de la musique électronique, Pierre Barbaud est « oubliée » (fondateur du Groupe de Musique Algorithmique de Paris) mais qui a composé de nombreuses musiques de films, notamment pour Resnais, Varda et Marker… (Cf. l’étude de Nicolas Viel publiée dans 1895, n° 58, 2009). Pour ce qui concerne le cinéma, tout d’abord, certains passages se trouvent un peu encombrés par des erreurs ou approximations factuelles, notamment sur les débuts du cinéma, les avant-gardes et leur contexte, le cinéma expérimental – ici distingué en genres problématiques –, etc. Les œuvres invoquées ou décrites sont très nombreuses, ce qui donne une vue d’ensemble appréciable, mais on peut regretter la place restreinte accordée à certains cinéastes travaillant pourtant centralement sur les questions liées au son ou au bruit (Guy Sherwin seulement mentionné, Bruce McClure ou Phill Niblock totalement absents, pour ne choisir que deux artistes contemporains ayant produit à la fois des disques et des films), tandis qu’une place plus importante aura été accordée à des cinéastes chez qui le son n’intervient que comme l’un des éléments d’un système plus global, et ne s’intéressant pas particulièrement à la matière sonore en tant que telle… 8 On peut regretter également une méconnaissance des recherches historiques récentes sur certains des objets considérés, depuis Vertov jusqu’au Service de la recherche – le livre aurait bénéficié par exemple d’une connaissance de la thèse de Grégoire Quenault,

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« Reconsidération de l’histoire de l’art vidéo à partir de ses débuts méconnus en France entre 1957 et 1974 », dont les chapitres sur le Service auraient pu amener Langlois à relativiser le désintérêt des historiens pour l’institution. Il reste vrai que l’accès de Langlois aux films du Service met au jour des objets aussi passionnants que toujours mal connus de manière dominante. 9 Il se révèle également, à mesure de la lecture de l’ouvrage, un décalage méthodologique avec les problématiques contemporaines de l’historiographie du cinéma. La question esthétique, qui pourrait y être passionnante, s’y pose notamment de manière problématique, non interrogée – ce qui se retrouve par exemple dans les considérations peu convaincantes sur le supposé « paradoxe de la nouvelle lutherie », fondé sur le présupposé selon lequel, en art, un innovateur technique devrait aussi être un innovateur sur le plan esthétique, sans que soit jamais pris en compte son contexte de travail culturel, financier et conceptuel propre. Le parcours historique dessiné par Langlois demeure radicalement centré sur les œuvres, les (grands) films et les (grands) artistes, et ce même dans des domaines organisés par un mode de production industriel tel le cinéma hollywoodien de science-fiction. L’ouvrage ne dit rien de la présence – parfois importante et révélatrice de tout autres enjeux – de ces procédés dans la publicité, le cinéma scientifique, les actualités, les productions télévisées, voire, à partir des années 1960 et de la diffusion plus large des enregistreurs à bande magnétique, dans le cinéma amateur – pour s’en tenir aux productions audiovisuelles. 10 Le problème s’avère particulièrement dommageable pour l’étude de l’objet central de l’ouvrage, le Service de la recherche. S’il est passionnant de pouvoir analyser les œuvres des artistes tout à fait considérables liés au Service (Pierre Schaeffer, Bernard Parmegiani, Luc Ferrari, Ivo Malec, Peter Foldès, Piotr Kamler, Robert Lapoujade, etc.), la compréhension de leur évolution paraîtrait grandement enrichie d’une mise en contexte dans la structure et la politique de production du Service. Quelle fut l’armature juridique et légale du service ? Comment sa mission était-elle formulée ? Comment cela fut-il négocié, accepté ? Quels liens institutionnels avec le reste de l’ORTF, et quelles évolutions entre le Service et le Studio puis Club d’essai auparavant dirigé par Schaeffer ? Quels budgets lui étaient alloués ? Quels salaires, quels statuts pour les employés ? De quel appareillage était-il doté ? Les quelques éléments d’organisation qui nous sont fournis sont souvent passionnants (à partir de l’existence du Groupe de recherches musicales – GRM – sont créés des divisions équivalentes pour l’image – GRI –, la technique – GRT –, et l’étude critique – GEC – ; les cahiers des charges des participants se trouvent répartis en « séances » – demi-journées de travail –, scindées entre « essai, recherche, application »…) ; mais l’évolution propre de la structure, ses enjeux, sa place, son rôle, les polémiques institutionnelles, ne sont pas évoqués. Une étude de l’achat de matériel par exemple eût été riche d’enseignements à de nombreux niveaux (financier, technologique, esthétique, etc.). L’histoire institutionnelle du Service de la recherche de l’ORTF, sur le modèle du travail de Caroline Zéau sur l’Office national du film du Canada (Bruxelles, Peter Lang, 2006), ou de Louis Niebur sur le BBC Radiophonic Workshop (New York, Oxford University Press, 2010), reste donc à réaliser. 11 Cette mise en contexte historique et institutionnelle concrète des œuvres produites par le Service manque également au niveau international. Le Service de la recherche n’est en effet pas une entreprise isolée, et ces années voient la naissance d’un nombre important d’institutions consacrées aux recherches en musiques électroacoustiques,

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ayant toutes ou presque un lien avec des institutions médiatiques existantes, souvent radiophoniques, confirmant l’importance de cette généalogie – les plus célèbres étant certainement le Studio für elektronische Musik de Cologne, créé en 1951 dans le cadre de la Nordwestdeutschen Rundfunk (aujourd’hui WDR), et le Studio di Fonologia Musicale, créé en 1955 au sein de la Rai à Milan par Luciano Berio et Bruno Maderna. Certaines institutions académiques parmi les plus prestigieuses créèrent leur propre laboratoire de recherche, par exemple le Columbia-Princeton Electronic Music Center, qui trouve son origine au début des années 1950, sous l’impulsion de Milton Babbit, Roger Sessions, Otto Luening, Vladimir Ussachevsky et quelques autres. On voit combien l’entreprise schaefferienne est à comprendre dans tout un ensemble de recherches sonores collectives contemporaines, englobant certains milieux musicaux d’avant-garde en décalage plus ou moins prononcé avec l’establishment dominant, certains ingénieurs du son, certains dramaturges et réalisateurs de la radio, de la télévision ou du cinéma, voire de la danse ou du théâtre. Dans ce cadre, on regrette l’absence complète dans l’ouvrage d’une étude du Radiophonic Workshop de la BBC, créé en 1958, et qui fut un organe très important de la recherche et de la diffusion de la musique électronique dans la production radiophonique, télévisuelle et cinématographique britannique, sur des bases théoriques et politiques radicalement différentes du Service de la recherche. Le Radiophonic Workshop fait l’objet d’un intérêt accru ces derniers temps (passionnantes éditions discographiques d’archives sonores de Daphne Oram, exposition au Science Museum de Londres, publication d’études historiques – notamment celle de L. Niebur déjà mentionnée) qui aurait bénéficié à l’ouvrage, et fait contraste avec les problématiques françaises liées à l’ORTF. L’Oramics, machine inventée par Daphne Oram (mentionnée brièvement par Langlois), est d’ailleurs un bel exemple pour la thèse de l’auteur, puisque cet appareil destiné à produire des sons synthétiques, sans rapport aucun avec le cinéma, utilise néanmoins comme support de la pellicule 35 mm transparente perforée… 12 On notera que cet intérêt récent pour le BBC Radiophonic Workshop n’est qu’un moment d’une préoccupation contemporaine des milieux musicaux expérimentaux pour les productions électroacoustiques analogiques de la période, qui a pour autre conséquence par exemple qu’un label discographique autrichien de cette mouvance, Editions Mego, consacre une collection entière à la réédition sur disque vinyle exclusivement d’œuvres du GRM, dont l’Œil écoute (1970) de B. Parmegiani et le Trièdre fertile (1975) de Schaeffer, pistes sonores de bandes vidéographiques produites par leur compositeur au sein du Service de la recherche (Editions Mego, respectivement REGRM 003 et REGRM 001, 2012). 13 Cette histoire du cinéma comme art de la manipulation des sons et des images est intéressante en ce qu’elle propose l’idée qu’une histoire de la musique aujourd’hui peut être amenée à devoir intégrer le cinéma comme l’un de ses moments – le cinéma comme phénomène culturel ou esthétique, ou le cinéma comme dispositif technique et conceptuel.

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Quand la politique se mêle de cinéma. Héloïse Tillinac, la Critique cinéma au prisme de l’engagement politique Paris, Le Bord de l’eau, « Clair & Net », 2012, 210 p.

François Amy de la Bretèque

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Quand la politique se mêle de cinéma. Héloïse Tillinac, La Critique cinéma au prisme de l’engagement politique, Paris, Le Bord de l’eau, « Clair & Net », 2012, 210 p.

1 Les ouvrages français ne sont pas si nombreux qui abordent les rapports du cinéma et de la politique. Depuis l’excellent Camera politica, dialectique du réalisme dans le cinéma politique et militant d’Emmanuel Barot (Vrin, 2009) et le livre de Jean-Louis Comolli Cinéma contre spectacle (Verdier, 2009) qui contenait la réédition mise à jour du classique « Technique et idéologie » (1971-1972), aucun livre d’envergure n’est paru dans le domaine français. Celui d’Héloïse Tillinac est donc le bienvenu et vient combler une lacune. En effet, si depuis quelque temps on se penche beaucoup sur l’histoire de la critique de cinéma, on ne l’a pas fait jusqu’ici du point de vue de l’engagement politique, ou plutôt de la couleur politique qu’a prise et que prend cette forme d’écriture.

2 Héloïse Tillinac est titulaire d’un doctorat de sciences politiques et chercheur en sciences de l’information et de la communication. Le livre est probablement une rédaction de sa thèse. Cela définit le « lieu d’où elle parle » et explique certaines limites, notamment dans la connaissance de l’histoire du cinéma. On y reviendra. 3 Le sous-titre, plus explicite que le titre qui pourrait tromper (il ne s’agit pas d’étudier l’intervention du pouvoir politique dans le champ cinématographique, comme l’a fait

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par exemple jadis Paul Léglise), rend compte de l’objet du travail que la quatrième de couverture résume ainsi : « l’auteur montre que les pages “ cinéma ” de nos journaux foisonnent de représentations socio-culturelles : comment et pourquoi la rubrique cinéma est-elle un lieu de chronique politique ? », et ajoute : « l’auteur met au jour les enjeux et les représentations dissimulées “ derrière ” les pages cinéma de nos quotidiens : problèmes de légitimité, enjeux de positionnement dans le champ journalistique et culturel, prises de position socio-politiques ». Voilà un programme tout à fait excitant. 4 À quoi sera-t-il appliqué ? L’image de couverture trompe, ce n’est pas l’ensemble de la presse française qui forme la base de l’étude mais seulement trois grands quotidiens : le Monde, le Figaro, Libération. C’est déjà beaucoup, certes. Le travail sur les hebdomadaires (l’Express, le Nouvel Observateur…) et les magazines (Télérama, Studio…) reste à faire. Sur la presse régionale également. Mais le choix de la presse quotidienne nationale (PQN) est cohérent.

5 Toutefois, premier défaut grave, les limites chronologiques du corpus ne sont jamais précisées. Il faut déduire de la lecture des notes que l’étude porte sur l’année 2003. Elle s’autorise divers retours en arrière notamment dans les premiers chapitres. Elle revient à plusieurs reprises sur la décennie 1990 soit pour prendre un recul de dix ans, soit pour des raisons factuelles, on ne sait. 6 La lecture eût été facilitée, et l’usage du livre aussi, s’il y avait eu un index des titres de films mais on ne trouve qu’un index des noms. En outre, circonstance aggravante, les extraits d’articles critiques cités ne sont jamais référés aux films dont ils parlent : le lecteur est contraint de jouer à la devinette ! Le travail perd de la sorte beaucoup de sa pertinence et son utilisation possible s’en trouve très amoindrie. 7 L’auteure dit avoir réuni un corpus de 350 articles portant sur 128 films. Elle expose assez clairement la méthode qui a présidé à son choix : souci de tenir compte de la provenance géographique des films, des thèmes qu’ils abordent, ces derniers pris dans la liste établie chaque année par l’Annuel du cinéma (liste qui n’a pas de valeur absolue et qui aurait pu être interrogée elle-même en tant qu’objet idéologique). Et d’autre part équilibre entre les trois organes de la PQN retenus. 8 Dès le départ un écart est constaté entre deux de ceux-ci et le troisième. Le Figaro, nous dit l’auteure, répugne à aborder dans sa rubrique « cinéma » les thèmes sociaux et politiques. De là à avancer une « relative absence de représentations socio-politiques » dans ce quotidien (p. 11), il y a un pas ! Cette remarque est répétée (p. 33, par exemple), et on pourrait penser qu’elle croit à une possible neutralité… ce serait confondre l’énonciation et l’énoncé, l’explicite et l’implicite ! Il faut attendre beaucoup de pages pour que l’ambiguïté soit levée. Elle est corrigée à la page 157 : le « non engagement » affiché du Figaro est ici bien donné pour ce qu’il est, un « contre-engagement » en réponse aux autres organes de la PQN. On cite l’adage célèbre de Sartre selon lequel le refus d’engagement cache toujours une position de droite. En effet, le Monde et Libération représentent la « légitimité culturelle » dans le champ considéré et le Figaro s’en trouve exclu (sans doute à tort). Cela est vrai. 9 Le début du livre prend une position historique pour montrer que cinéma et politique connaissent « une longue intrication ». La démonstration remonte aux années 1920. Malheureusement, elle est entachée d’erreurs dues à un grand flou chronologique. L’auteure avance que le cinéma est né dans un contexte où la pensée marxiste dominait

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(pp. 15-17). Elle confond sans doute les années 1900 et les années 1950… Elle croit que les Cahiers du cinéma étaient « marqués dans l’ensemble par un positionnement fortement ancré à gauche » sur toute la période et que « le magazine rejoint le Parti Communiste » en 1969 ! (p. 24). Elle avance que la diffusion des films aussi bien que la parole critique étaient à cette époque soumis à la censure d’inspiration communiste, interprétant faussement ce qu’elle a pu lire sur la composition de la commission de contrôle, et surtout ne tenant aucun compte de l’autre censure bien plus puissante, celle des appareils d’État. Au fond, elle projette en arrière une situation qui – dans une certaine mesure – caractérise une période plus contemporaine : la domination de la pensée de gauche dans les années 1960 et 1970. Il vaut mieux partir de là, et encore faudrait-il relativiser et rapporter ce phénomène à certains champs sociologiques, sous peine de donner du grain à moudre aux imprécateurs qui parlent de « dictature de la pensée marxiste ». L’auteure note encore que la critique des années 1980 a connu un large recul du politique avant que celui-ci fasse un retour à partir de 1995 comme l’avait relevé Denis Lévy (« cinéma et politique », l’Art du cinéma n° 17, 1997. Je renvoie à mon article : « Le Retour de la parole politique dans le cinéma français », Paul Bacot et al., dir., Mots, Les langages du politique, n° 94, « Trente ans d’étude des langages du politique (1980-2010) », Lyon, ENS éditions, nov. 2010). 10 On trouve à deux endroits du livre une étude de cas. La première à propos de la réception des Nuits fauves de Cyril Collard (1992). Le film ayant été très clivant, il est pertinent de le choisir pour voir comment les journaux de la PQN se répartissent en fonction des valeurs dans lesquelles ils se reconnaissent. Anticapitalisme, antilibéralisme, critique de l’ordre social, défense des conduites sexuelles minoritaires…, alors que le Monde et Libération s’engagent sur ces points, le Figaro se retranche dans un « non marquage ». Le deuxième moment est la querelle qui opposa Patrice Leconte et le milieu des critiques en 1999 : on se souvient du pamphlet rédigé par l’auteur de Ridicule et la Fille sur le pont, ulcéré par la mauvaise réception de son film, dans Libération le 4 novembre 1999, et signée par un certain nombre de ses confrères. Sur le thème classique « qu’ils essaient d’abord, on en parlera ensuite ». Tillinac montre que cette dispute mettait bien en évidence les positions sociales des uns et des autres et note justement que « les cinéastes ont ainsi alimenté eux-mêmes l’imaginaire d’une critique extra-ordinaire, extra-journalistique ». 11 Les jugements sur la qualité artistique engagent en effet, cela est bien vu, les positions sociales des deux groupes que sont les créateurs et les critiques, le troisième étant le public, auquel est consacré le dernier chapitre. Le critique de cinéma cherche constamment sa juste place : il ne se veut pas journaliste, il n’est pas reconnu universitairement (ce serait à nuancer : Daney est aujourd’hui enseigné dans les facs, mais il est vrai qu’il est mort depuis vingt ans), il aimerait être écrivain, il est contesté par les artistes dont le travail le fait vivre. Une grille bourdieusienne est ici d’un bon usage. 12 La question de la position politique qu’exprime la critique de cinéma, fût-ce à son corps défendant, renvoie nécessairement à la question de l’idéologie. Tillinac a choisi avec raison de dépasser rapidement les engagements explicites qui font l’objet de son deuxième chapitre pour aller vers les « positionnements philosophiques », et surtout « les différentes facettes de l’engagement esthétique », sujet du troisième chapitre qui est l’un des meilleurs. Elle y montre que les divers styles d’écriture ne sont pas choisis accidentellement mais obéissent à des stratégies de légitimation (et pas seulement de

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reconnaissance par le public, quoique cela joue aussi). Ainsi Libération se distingue par un « travail de poétisation » (au sens linguistique du terme), ce qui s’inscrit dans la politique d’ensemble du journal : en relèvent non seulement les fameux calembours qui sont la marque de fabrique du quotidien, mais aussi sa syntaxe, son lexique. Alors que le Monde est reconnaissable, certes, à son légendaire « sérieux » (encore que les contaminations entre l’un et l’autre seraient à étudier), mais aussi son goût du paradoxe et sa montée vers les concepts philosophiques. Le Figaro choisit une écriture « hédoniste » qui se veut non élitiste ni excluante. 13 Pour traiter de la question de l’idéologie Tillinac recourt avec raison à des exemples extra-cinématographiques. La querelle qui entoura la réalisation du Centre Pompidou, qu’a étudiée Louis Pinto (« Déconstruire Beaubourg », Genèses, n° 6, 1991), est une des références. Elle cherche un modèle à l’interaction de l’idéologie et de la création artistique dans les écrits d’Erwin Panofsky – excellente idée –, mais malheureusement elle croit que l’historien de l’art aurait montré l’antériorité du système de pensée sur les réalisations plastiques, ce qui est une erreur d’interprétation… Quant aux choix esthétiques, non plus de l’écriture des journalistes mais des films dont ils traitent, ils sont finement analysés et on en tire une vue générale : Libération « construit sa spécificité sur une in-tolérance », le Monde se veut « sérieux, pointu et exhaustif », tandis que le Figaro défend une « approche grand public ». 14 Ces conclusions seraient un peu attendues. Mais voici justement où l’idéologie (et non plus la politique) fait un retour : l’opposition de surface des trois journaux peut recouvrir des points communs, au moins deux à deux. Les discours critiques s’organisent selon deux couples notionnels : progressisme / conservatisme et : originalité / conformisme. « Le goût classique est-il de droite, le goût avant-gardiste de gauche ? », s’interroge le chapitre 4 (p. 89). Il faut se garder de répondre trop vite. Tillinac met le doigt sur l’aporie qui ronge la critique « de gauche », supposée avoir des options sociales populaires mais faisant des choix élitistes. Comment est-elle résolue ? Par une application des thèses de l’École de Francfort, pense l’auteure : la critique de gauche se donnerait toujours pour mission d’arracher les masses à l’influence des industries culturelles. Demeure néanmoins la contradiction de la gauche entre sa vision politique et sa vision culturelle. (Une remarque qui retrouve toute son actualité sous le mandat de François Hollande !) 15 Pour finir, Héloïse Tillinac pense que la critique de cinéma est perçue et vécue comme « la plus distinctive du champ journalistique ». Quant à son influence sur le lectorat, elle ne la croit pas directe (car chacun de ces lectorats adhère a priori globalement au positionnement de son journal dans le champ), mais pense qu’elle fonctionne sur le modèle « en deux temps » des sociologues Katz et Lazarsfeld : « les médias n’influencent pas directement les individus mais […] la reprise des messages médiatiques par des personnes influentes auprès de leur entourage (les leaders d’opinion) […] sont des critères pouvant emporter la discussion ». 16 Quitte à paraître pointilleux, on aimerait faire une remarque finale. L’auteure devrait écrire : « la rubrique “ cinéma ” » ou « la rubrique cinéma », et « la critique de cinéma » et non « la critique cinéma » ; l’extension du génitif anglo-saxon est une faute à la mode, mais une faute quand même. Malheureusement on la trouve tout au long du texte.

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Verónica Cortínz, Manfred Engelbert, La tristeza de los tigres y los misterios de Raúl Ruiz Editorial Cuarto Propio, Santiago de Chile, 2011, 357 p.

François Amy de la Bretèque

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Verónica Cortínz, Manfred Engelbert, La tristeza de los tigres y los misterios de Raúl Ruiz, Editorial Cuarto Propio, Santiago de Chile, 2011, 357 p.

1 La mort en août 2011 de Raoul Ruiz, cinéaste reconnu et admiré en France où il fit la seconde partie de sa carrière, a donné lieu à un concert de louanges en général convenues dans lesquelles les termes de « cinéaste surréaliste », « intellectuel et onirique », « conceptuel et ludique », reviennent en leitmotiv pour masquer une carence d’analyse réelle. Le livre de Veronica Cortínez et Manfred Engelbert arrive à point nommé pour remettre les choses au point, quoiqu’ils n’aient évidemment pas prévu la disparition du réalisateur. La familiarité et le recul que leur permet leur situation (l’une est chilienne, l’autre est allemand) ouvre singulièrement la compréhension de ce cinéaste transnational.

2 L’ouvrage est consacré à Tres tristes tigres, le premier long métrage sorti en salle de Ruiz (qui n’est pas son tout premier film) mais cette étude fournit des clés pour entrer dans l’ensemble de l’univers du cinéaste franco-chilien. Sorti en 1968 – cette date n’est évidemment pas indifférente –, couronné à Locarno, salué par la critique mais reçu tièdement par le public du Chili, Tres tristes tigres avait été montré en France dans des festivals comme Confrontation en 1976, puis était devenu invisible. Nous avons pu le revoir dans le festival perpignanais en 2012 grâce aux deux auteurs qui en avaient apporté une copie de la cinémathèque de Montevideo à partir d’un original conservé en

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Uruguay : la plus conforme selon eux, car ce film a subi des aléas multiples dont leur livre parle (pp. 189 sqq.). 3 Tres tristes tigres suit, à la manière d’une chronique déconstruite, les errances de trois personnages principaux : deux jeunes hommes (Rudi, Tito) et la sœur de l’un d’entre eux (Amanda), et d’un certain nombre de comparses, dans les bars et les milieux nocturnes d’un Santiago qui est sans doute le personnage central du film. Ces « Vitelloni » désœuvrés et désa-busés appartiennent à une classe sociale intermédiaire, ni aisée, ni prolétaire, et frisent à tout moment la violence, une violence qui éclate soudainement dans deux scènes, en particulier dans le dénouement. Mais ce n’est en aucune façon un récit criminel pas plus qu’une tragédie ni un film de dénonciation. Tres tristes tigres est un film déroutant, assez hermétique d’apparence, mais considéré comme un moment fondateur des nouveaux cinémas des années 1960. 4 L’ouvrage appartient à un genre codifié de l’écriture sur le cinéma : une monographie globalisante sur un film. Il se caractérise d’abord par la solidité de la construction qui structure une véritable argumentation, ce qui le rend constamment intéressant car la pensée progresse, s’enrichit, se complexifie et ce faisant nous conduit à réfléchir au cinéma et à l’acte de création en général et pas seulement à ce film-là. Il repose en outre, et c’est ce qui fait sa qualité, sur l’affichage clair et argumenté de l’approche adoptée, ou plutôt, des approches. Une proposition de méthode est posée d’emblée dans l’introduction : le cinéma est envisagé comme un fait de production sociale, d’où la grande place accordée à la mise en contexte historique, politique, sociologique ; l’étude des formes n’est pas négligée pour autant mais pas isolée. D’autre part, les deux auteurs (qui se sont sans doute divisé le travail selon cette ligne de partage) considèrent comme fondateurs les éléments biographiques d’ordre privé (d’où le titre de l’ouvrage) : Ruiz broderait sur un roman familial articulé autour de la maladie de Raúl enfant et du rapport au père toujours absent qui fournit la matière du chapitre 3 (pp. 83 sqq.). Avouons que nous avons été moins convaincus par les développements d’inspiration freudienne que suscite cette hypothèse (pp. 289 sqq.) mais il est vrai que cette clé ouvre des horizons insoupçonnés pour comprendre certains films comme les Trois couronnes du matelot et même les Mystères de Lisbonne. 5 Pour entrer dans Tres tristes tigres, donc, on commence par une minutieuse mise en contexte dans les années 1960 en général, dans le cinéma mondial, et en Amérique Latine. Cortínez et Engelbert abordent d’entrée la réception du film, puis sa production, ce qui est inusuel, mais pertinent, car on ira ainsi progressivement de l’enveloppe au noyau de l’œuvre. Les concepts de la sociologie bourdieusienne sont utilisés ici à bon escient. Ruiz fait partie d’un « champ émergent » qui, au Chili, s’oppose à la « vieille sentimentalité » représentée par Germán Becker, auteur du grand succès de la période Ayúdeme Ud. compadre. Ruiz cherche à se faire une place dans ce champ, quitte à consentir à certains compromis. L’analyse fine des conditions de production (son père et les « trois marins » qui ont financé la réalisation, le Cinéma expérimental universitaire, la pièce de Sieveking qui est à l’origine du scénario) montre comment se prépare la transformation du « capital culturel » que représente le film (par son succès critique) en « capital économique », métamorphose que Paolo Branco fera aboutir plus tard. 6 On entre davantage dans le vif du sujet, mais pas encore dans le film, au chapitre 2 qui présente les idées esthétiques de Ruiz déduites de ses entretiens et confrontations de l’époque. Il apparaît que le système du réalisateur, mis en forme beaucoup plus tard

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dans Poétique du cinéma (Dis / voir, 2005), est déjà bien en place. Sa « métaphysique matérialiste du cinéma », son « surréachilinisme », font l’objet d’une présentation claire. Trois clés expliquent le cinéma de Ruiz selon Cortínez et Engelbert : l’expression personnelle, l’image expérimentale, et le « chilinisme » précisément. Sur celui-ci, dont la critique française n’a guère idée, le livre apporte une foule d’informations. J’en retiens en particulier le goût pour la « concaténation arbitraire » dans la construction des histoires, que Ruiz oppose à la dictature du conflit central dans les scénarios communs. Les auteurs rattachent cette structure aussi bien aux « miscellaneas » du Siècle d’Or qu’aux nouvelles de Cortázar et Borges (j’y verrais pour ma part, aussi, la tradition des « fatrasies » du Moyen Âge européen). Mais, disent-ils, il ne faut pas exagérer la parenté du cinéaste avec l’auteur de Fictions (p. 106), qui a fourni un secours commode aux critiques européens en mal d’explications. 7 Le chapitre suivant se consacre aux éléments biographiques, comme je l’ai déjà indiqué. Il y ajoute des considérations sur les études théologiques de Ruiz qui ont fait se creuser la tête à bien des commentateurs. Il montre comment Ruiz a adapté les concepts théologiques à sa vision profane, sinon matérialiste (Ruiz est matérialiste au sens où Breton l’était). Les auteurs font à cette occasion un sort à un autre cliché, celui d’un Ruiz « baroque ». Au croisement de ces deux lignées intertextuelles, Ruiz invente sa figure mythologique centrale, celle du « mort en vie », mort-vivant ou vivant-mort. À cet égard, l’exil du réalisateur ne marque pas une coupure radicale dans l’œuvre. Les auteurs s’emploient au contraire à en montrer la continuité. Ainsi (le chapitre 4 s’attache à le démontrer en parlant des modèles d’écriture), l’œuvre tout entière est contenue virtuellement dans le premier film. Parler d’écriture de Ruiz, c’est parler de son écriture filmique : d’accord avec la pensée bazinienne sur cela, Ruiz s’en écarte quant au rôle du montage qu’il juge central pour donner un équivalent de la rapidité de la pensée. 8 On passe alors à la « biographie artistique » de Ruiz avant et pendant la préparation de Tres Tristes Tigres. Importance est redonnée à sa première expérience cinématographique, La maleta (1963), film longtemps considéré comme perdu et récemment redécouvert : nous avons pu le voir à Perpignan. C’est une expérience assez proche du théâtre de l’absurde européen. Il est ici longuement analysé et commenté à la lumière de la théorie de la dialectique du maître et de l’esclave, dialectique que l’on reverra fonctionner dans Tres tristes tigres. À cette époque, Ruiz fait surtout du théâtre et c’est de cette pratique que découle son intérêt pour la pièce de Sieveking : il en conservera les interprètes (la troupe « El Cabildo ») pour le film. L’étude de la préparation et de la réalisation est minutieuse mais ne se noie pas dans les détails. On en revient toujours à la double postulation : sociale (la classe représentée dans la pièce, le public qu’elle vise) et biographique (il s’agissait de « convaincre le père »). Les deux lignes interprétatives suivies par les auteurs se croisent ici harmonieusement. 9 Quelle est cette classe ? Sa définition fait l’objet d’un long développement dans la première partie du sixième chapitre ; Ruiz voyait ses personnages comme représentatifs d’une classe majoritaire, une classe moyenne appelée en chilien « el medio pelo ». Elle est définie par sa précarité sociale et sentimentale. Elle est donc, pense Ruiz, une bonne matière première scénaristique. Il y a quelque chose de prémonitoire dans cette intuition : nous sommes juste avant 1968 et quelques années avant le coup d’État de Pinochet en 1973.

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10 Pour étudier le contenu du film, ce qui intervient à partir de la page 192, les auteurs procèdent selon une méthode à laquelle nous a habitués Manfred Engelbert (voir ses contributions à la Fischer Filmgeschichte de Faulstich et Korte) : ils procèdent à un découpage minutieux en segments et sous-segments minutés (mais non en plans et séquences, ce qu’ils justifient). Cela permet une étude structurelle qui n’avait jamais été faite. Il apparaît que, loin d’être totalement déconstruit et monté n’importe comment, Tres tristes tigres repose sur un schéma rigoureux. Les outils pris dans la « Grande syntagmatique » de Metz permettent de dégager un fonctionnement alterné qui passe d’un groupe de personnages (Tito-Rudi, le « maître » et l’« esclave ») à un autre (Luis- Amanda), Tito faisant articulation de l’un à l’autre et s’érigeant peu à peu en protagoniste de l’histoire. Selon les auteurs, les personnages acquièrent une sorte de statut d’allégories et le drame figure une « psychomachie » opposant le Devoir et le Plaisir, mais une psychomachie dépourvue de jugement moral. La violence qui éclate dans la deuxième partie du film est inscrite dans les formes mêmes du montage. Il ne faut pas interpréter celle-ci trop vite par une lecture uniquement politique comme on serait tenté de le faire. L’étude détaillée du règlement de comptes qui se situe presque à la fin du film montre qu’il est construit en cinq actes, mais pour autant il ne faut pas y chercher une signification tragique ou dramatique : le coup de couteau fatal est filmé hors de toutes les conventions en usage. Il faut donc, pour interpréter ce dénouement qui n’en est pas un, revenir à la fois aux attendus sociologiques, aux soubassements philosophiques (l’existentialisme sui generis) et au roman familial de Ruiz. On arrive ainsi aux niveaux profonds de la signifiance du film et le livre se boucle élégamment par un retour au contexte des années 1960 puis conclut par une prospective dans laquelle est proposée une lecture renouvelée des Mystères de Lisbonne (pp. 299 à 305). 11 On ne regrette que deux choses : d’une part, l’ouvrage ne comporte pas de filmographie ; mais les auteurs s’en justifient en disant qu’établir une filmographie « définitive » de Ruiz est impossible, ce qui est vrai de la plupart des cinéastes. D’autre part, les images ne sont pas légendées. 12 Cortínez et Engelbert nous donnent ici une belle leçon de méthode (ils annoncent un livre dans lequel ils la développeront) mais aussi l’hommage que méritait un des grands maîtres secrets du cinéma contemporain.

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Agone, n° 48, 2012

François Albera

1 La revue AGONE, éditée à Marseille, publie dans son numéro 48 (2012) un ensemble original concernant l’histoire du cinéma, dans les marges, si l’on peut dire, d’un numéro voué à tout autre chose puisqu’il est consacré au philosophe Jacques Bouveresse et à son œuvre (« La Philosophie malgré eux », pp. 7-189). Ce dossier, appartenant à la rubrique « Histoire radicale » – dirigée par Charles Jacquier –, occupe néanmoins une quarantaine de pages. Il comporte deux textes sur le cinéma soviétique : le premier de Victor Serge (« La gestion bureaucratique du cinéma »), publié en France sous le nom de Panaït Istrati en 1929 ; le second de Dwight MacDonald (« Le cinéma soviétique : une histoire et une élégie »), publié aux États-Unis entre 1938 et 1955 ; ainsi qu’une nouvelle analyse de Mission to Moscow (1943) par Daniel Sauvaget (qui avait commencé son enquête sur ce film singulier dans Théorème n° 8 en 2005), centré sur les controverses dont il fut l’objet à sa sortie au sein du monde intellectuel politisé américain d’abord puis dans la grande presse.

2 En fait, au-delà du lien un peu lâche à l’Union soviétique, ces trois contributions sont souterrainement reliées : non seulement parce que MacDonald aida Victor Serge à quitter la France après la défaite de 1940, l’édita et correspondit avec lui jusqu’à sa mort, au Mexique, en 1947, mais aussi parce qu’il fut parmi les détracteurs les plus virulents de Mission to Moscow. Ajoutons pour notre part que, par une ironie de l’histoire, il se trouve que Jay Leyda, à qui MacDonald s’adressa pour lui soumettre son texte sur le cinéma soviétique afin d’en corriger d’éventuelles erreurs, avait joué un rôle non négligeable dans la préparation du scénario de Mission to Moscow… 3 Dwight MacDonald (1906-1982), journaliste, rédacteur en chef du magazine Fortune, se radicalisa en 1936 et prit alors la direction de la Partisan Review jusqu’alors d’orientation communiste (issue des cercles John Reed) et qu’un groupe trotskiste avait investie à la faveur de divisions et de luttes de tendances. Il y publia Orwell, Greenberg, Schapiro. Pacifiste, opposé à l’entrée en guerre des États-Unis, il la quitta en 1943 (ainsi que le trotskisme) pour créer Politics où il publia Victor Serge, James Agee, Simone Weil, Camus, Jaspers (Agone a déjà publié des textes sur et de MacDonald par le passé). 4 Son étude, en deux parties que séparent seize années, est parue en trois livraisons dans la Partisan Review en 1938, 1939 et en deux dans Problems of Communism en 1955 – revue

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qu’il créa après la guerre où il fut un adversaire tenace de l’URSS, ayant, selon ses mots, « choisi l’Ouest » – ce qui n’empêcha pas J. Edgar Hoover de le faire surveiller par le FBI comme agent communiste en ouvrant un dossier à son nom en 1944… Ces différents textes furent repris, avec des modifications, dans un recueil sur le cinéma, On Movies en 1969. 5 Dans cette série d’articles, l’évolution du cinéma soviétique est retracée de manière vigoureuse par découpes de périodes : 1925-1930, l’âge d’or, l’émergence de l’école soviétique ; 1930, coup d’arrêt et décadence brutale due à l’intervention de Staline dans le cinéma ; 1941-1945, brève embellie due à la guerre ; 1946-1955, perpétuation d’un blocage qui a pour noms réalisme socialiste et dirigisme idéologique. 6 Ce schéma qui a longtemps été en usage (peut-être en partie grâce à MacDonald dont l’étude fit référence) est maintenant battu en brèche par les connaissances nouvelles qu’on peut avoir du sujet. Le livre de Jay Leyda, Kino, qui date de 1960 (mais fut surtout travaillé à la fin des années 1930 et durant les années 1940), donnait déjà une image plus complexe au tissu plus serré, plus contradictoire. Et le phénomène n’a cessé de s’accroître depuis lors avec les travaux anglo-saxons avant tout (Taylor, Kepley, Lawson, Youngblood…) et maintenant les chercheurs soviétiques exilés aux États-Unis et au Canada. Les nombreuses publications académiques anglo-saxonnes comme la revue Studies in Soviet & Russian Cinema – dont on signale régulièrement les parutions dans ces colonnes – témoignent de cette évolution qui s’est affranchie d’une survalorisation de ladite « école soviétique » ou « avant-garde » pour s’intéresser à la production courante, aux publics, aux différents usages du médium, à la culture de masse et aux conditions de production. 7 L’approche « anti-stalinienne » – en ce domaine comme en d’autres – se fonde avant tout sur un renversement. À l’exaltation on oppose le discrédit, à l’enthousiasme la suspicion, les réussites deviennent des échecs, etc. Ce reflet inversé ne laisse pas apercevoir ce que Moshe Lewin avait mis au centre de ses travaux sur la formation sociale soviétique : le fonctionnement d’une société dans son épaisseur, sa complexité, ses contradictions et son inscription dans une histoire dont ne rend pas compte la réduction aux discours et actes du pouvoir politique (État, parti, idéologie) imposant sa volonté à une société passive, réifiée. On en vient ainsi rapidement à ne mettre en scène que Staline face aux artistes brimés sans percevoir les médiations, les autonomies sectorielles, la pesanteur des institutions et, corrélativement, leurs interstices, leur « jeu », les conflits enfin qui traversent tout cet ensemble et la partie que peuvent jouer les uns et les autres. 8 On comprend dès lors que Leyda, qui avait vécu en URSS et entretenait des relations suivies avec Eisenstein en particulier, sollicité de donner son avis et d’apporter d’éventuels amendements au texte de MacDonald s’y refusa, y voyant un travail trop unilatéral. 9 Il est vrai que les matériaux dont disposait alors l’auteur étaient maigres et tous de seconde main : il s’agissait essentiellement de quelques publications soviétiques à destination de l’étranger (le Cinéma soviétique d’Arosev, livre du 15e anniversaire publié par la Voks en 1935 en français et en anglais), de quelques articles des Nouvelles de Moscou et d’articles du New York Times, du New York Herald Tribune ou de quelques revues ou livres de cinéma occidentaux (Close Up, Kurt London, Paul Rotha) et, plus tard, des livres de Marie Seton (sur Eisenstein) et surtout de Paul Babitsky – scénariste soviétique émigré aux Etats-Unis – et John Rimberg (The Soviet Film Industry, New York, Praeger,

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1955). On mesure ce déficit d’information au peu de noms qui sont évoqués (absence de Barnet, Matcheret, Medvedkine, Raïzman, etc.), à la méconnaissance des débats au sein des associations, des revues, des instances, et aux caractérisations rapides (Ioutkévitch « fondateur de l’école stalinienne du cinéma ») ou franchement erronées (« Du jour au lendemain, [le] Ciné-Œil s’enfla jusqu’à exercer une quasi-dictature sur l’ensemble de l’industrie » ! [p. 210]). MacDonald propose un récit simplificateur : Âge d’Or, Âge de Glace, Crépuscule des dieux, Marasme, Ouragan, Accalmie, Ouragan, Désespoir, etc., chaque phase entrant dans une démonstration rhétorique souvent ternaire. S’agissant de l’avènement de cette « nouvelle école cinématographique » qu’impose au monde le Potemkine en 1925, il distingue une première phase bouillonnante, brouillonne, dont le seul point commun est de récuser le cinéma d’avant la révolution et où la FEKS (grotesque, artifice, acrobatie) s’oppose à Vertov (« fanatique du documentaire » aboutissant « soit au plat journalisme, soit à des tours de force maniérés ») ; une seconde phase avec Koulechov (« moins fanatique »), découvrant les « possibilités véritables du montage » ; et une troisième, offrant une « synthèse », avec Eisenstein. Au-delà de ses partis pris (on a vu que Vertov est particulièrement honni), MacDonald est coincé entre une revendication révolutionnaire qu’il reproche au système soviétique de ne pouvoir satisfaire parce qu’il brime les créateurs, et le fait que « l’expérimentalisme d’avant-garde » de ces derniers échappant aux « masses russes » arriérées, les cinéastes sont amenés à aller « chercher à l’étranger des auditoires plus subtils », rendant en somme compréhensible l’instauration du réalisme socialiste accessible à des millions – sinon les formes qu’il a prises ! 10 C’est donc avant tout un document historique sur la connaissance approximative qu’on pouvait avoir dans ces années-là et du prisme réducteur que posait sur ces maigres données un intellectuel américain antistalinien, encore que la fusion des différents textes et le recours aux ressources nettement plus nombreuses après la guerre (en particulier Babitsky et Rimberg auxquels toutes les données chiffrées et les sources primaires sont empruntées) ne permettent pas de savoir exactement ce que savait MacDonald – qui a révisé ses textes de 1938-39 à la lumière de 1955 –, sauf à revenir aux textes originaux. 11 Le texte attribué à Victor Serge (Victor Kibalchich, 1890-1947), quoique procédant de données récoltées sur place, est également un document. Le fait qu’il paraisse sous la signature de Panaït Istrati à son retour d’URSS, dans un livre en trois tomes marquant la distance que prenait désormais l’écrivain roumain, « compagnon de route » du PCF, ami de Barbusse et de Romain Rolland, avec la « patrie du socialisme », en fait au moins autant l’expression d’un positionnement politique qu’un témoignage sur le phénomène du cinéma soviétique. Il occupe d’ailleurs une part très modeste dans l’ouvrage (auquel Boris Souvarine collabora également ; Vers l’autre flamme comporte trois tomes, respectivement : Après seize mois dans l’URSS, Soviet 1929 et la Russie nue). 12 Paru peu après le Cinéma soviétique de Moussinac (ils voyagèrent ensemble en URSS au début du séjour d’Istrati), il vient en quelque sorte refroidir l’enthousiasme assez général en France pour ce cinéma. L’argument est le suivant : « quelques chefs d’œuvre le Cuirassé Potemkine, la Mère), un certain nombre de films excellents (la Fin de Saint- Pétersbourg, Tempête sur l’Asie, le Poète et le Tsar, les Décembristes), ou passables (Octobre, la Salamandre) ont fait à l’étranger, au cinéma soviétique, une réputation excellente et méritée » : ce cinéma a su « pose[r] magnifiquement le problème social », « il a révélé la puissance des actions des masses ». Il doit continuer ce « sain et bon travail » et pour

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cela « il doit guérir, lui aussi, de ses maux ». Quels sont-ils ? La mauvaise gestion des entreprises de cinéma, le déficit – sauf la Mejrabpom – et le fait que pour se renflouer, faire face à la demande de films, le Sovkino « inonde littéralement l’URSS de productions étrangères généralement vieilles et médiocres sinon très au-dessous du médiocre. La province russe est inondée de films américains de la pire sorte. » Or : « Que peuvent donner ces films américains même plus ou moins coupés et accompagnés de textes nouveaux, souvent peu réussis, aux travailleurs de l’URSS si avides de savoir, de culture et de vie nouvelle ? » (p. 199). Résultat : un différentiel qui s’aggrave entre ce cinéma importé et la production soviétique, et celle-ci de surcroît « franchement mauvaise », « de plates imitations de la fabrication étrangère ». Autre symptôme de cette gestion bureaucratique, « Eisenstein a raté son Octobre » parce qu’on lui a commandé un Octobre « sans Trotski »… 13 Serge était hostile à la NEP suspecte d’embourgeoisement, et cette stigmatisation des films américains participe de son radicalisme (il cite Harold Lloyd, Douglas Fairbanks, Mary Pickford sans comprendre l’intérêt que leur portaient les cinéastes d’avant- garde). Rallié à l’Opposition de gauche et à Trotski, il est alors exclu du Parti bolchévik et persécuté, mais son appréciation d’Octobre s’aveugle sur la question de la « visibilité » de Trotski dans un film où il n’est guère de personnages individués, hormis, assez brièvement, Lénine, le cinéaste s’efforçant de développer un cinéma « intellectuel » échappant à la représentation des faits et gestes des leaders (que Serge met en scène, par contre, dans son An I de la Révolution Russe, Librairie du Travail, 1930). 14 C’est aussi ce type de critère, mais à propos d’un film revendiquant lui la représentation des événements et des hommes, qui conduisit MacDonald à mobiliser l’opinion contre Mission to Moscow en 1943. Ce film est dû au même couple de réalisateur et scénariste que le film culte de la période, Casablanca : Michael Curtiz et Howard Koch. C’est une première singularité qui devrait faire réfléchir à la nature de l’un comme de l’autre. Si, comme Edgar Morin le disait d’une formule éclairante, il n’y a, au cinéma que des co-auteurs parmi lesquels on distingue selon les cas tel ou tel (un acteur, un producteur, un scénariste, un metteur en scène…), il est certain que ces deux films n’ont pas le(s) même(s) auteur(s)… Réalisé pour soutenir la politique rooseveltienne d’alliance avec l’URSS contre le nazisme, Mission à Moscou n’a pas la chance de réunir un couple d’acteurs mythiques ni de bénéficier d’un air de musique qui fait mouche. Son personnage central est un ambassadeur américain, Joseph E. Davies (interprété par Walter Huston), que Roosevelt envoya en URSS (de 1937 à 1939). Aucune intrigue amoureuse mais des rencontres, des visites et des événements auxquels assiste l’ambassadeur. Ce récit – tiré d’un livre homonyme paru un peu auparavant (Simon and Schuster, New York, 1941) et qui fut un best-seller – est intéressant par la transparence de son dessein propagandiste. Cela en fait une proie toute désignée pour un exercice du type « cinéma et histoire » puisque parmi les événements auxquels Davies assista en 1937 – les procès contre les dirigeants bolchéviks que Staline voulait éliminer (le « Bloc des droitiers et des trotskistes », Boukharine, Radek… Victor Francen interprétant le procureur Vychinski), la signature du pacte germano-soviétique, etc. – sont ici présentés dans la version officielle soviétique d’alors. Il croise donc une question qui avait créé un clivage dans la gauche radicale américaine car les procès de 1937 avait donné une audience inédite au courant trotskiste : John Dewey présida une commission d’enquête. Le mouvement d’alors se mobilisa à nouveau à la faveur de ce film sans

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s’arrêter à son but avoué d’opérer un rapprochement entre les deux pays devenus alliés contre les forces de l’Axe. 15 Le livre de Davies était un recueil de notes personnelles, correspondances diplomatiques, de rapports tels qu’un ambassadeur en échange avec son ministère (son sous-titre est : A record of confidential dispatches to the State Department, official and personal correspondence, current diary and journal entries, including notes and comment up to October 1941), comme les Souvenirs d’une ambassade à Berlin, septembre 1931-octobre 1938 d’André-François Poncet. On le considère aujourd’hui comme l’exemple même de l’aveuglement ou de la naïveté, et Henry Kissinger ironisa à son endroit. Mais juste après la guerre, rendant compte de cet ouvrage – ainsi que de ceux de Foster R. Dulles, le Chemin de Téhéran et de Walter Duranty, USSR. Story of the Soviet Union –, un spécialiste de la diplomatie, Jacques Vernant, soulignait sa « remarquable lucidité politique » ainsi que son « souci profond d’information objective »… « Nombreux sont les exemples où s’avère la clairvoyance de Davies en regard de l’étonnante myopie de certains prétendus spécialistes » (Politique étrangère, n° 2, 1945). L’heure de la guerre froide n’avait pas encore sonné… Cependant, comme le montre John Sbardellati dans son livre J. Edgar Hoover Goes to the Movies : The FBI and the Origines of Hollywood’s Cold War (Cornell University, 2012), c’est dès l’époque du tournage de ce film que le FBI se mit à traquer toute supposée propagande communiste susceptible de troubler la conscience américaine, en ayant la conviction que le cinéma hollywoodien en serait l’un des principaux vecteurs. Mission to Moscow, produit dans le cadre de l’alliance URSS / États- Unis et sur l’incitation de Roosevelt, parut au Bureau Fédéral d’Investigation emblématique à cet égard ; il distilla d’ailleurs l’hypothèse (rapport de juillet 1943) selon laquelle Curtiz n’était qu’un prête-nom et que c’est Jay Leyda qui était le réalisateur du film. Il faudrait consulter les archives Leyda, déposées à la Tamiment Library et à UCLA, pour savoir ce que contiennent les boîtes dévolues au film de Curtiz, et compulser sa correspondance. Ce qui est sûr en revanche c’est que de nombreuses mains intervinrent dans la préparation du film, dont Howard Koch, un « compagnon de route », reçut un premier traitement dû à l’écrivain Elskine Cadwell tandis que Davies lui-même multipliait les pages de recommandations, modifications et adjonctions aux dialogues et au scénario. 16 Daniel Sauvaget a choisi de se concentrer sur la réception du film dans son article, réception particulière puisqu’elle prend place au sein d’un débat politique et historique qui s’engage dans la presse avant la sortie du film mais à son propos et influe sur l’accueil critique – et peut-être public –, le « programme » en quelque sorte. « La gauche non communiste se méfiait déjà de Davies » écrit l’auteur : « il exist [ait] une défiance a priori contre le film », d’autant plus qu’on croyait savoir que Caldwell en avait écrit le scénario, qu’on disait qu’une scène montrait une rencontre entre Trotski et Ribbentrop… De telle sorte que le Daily Worker, organe du PC américain, se mit à contre-attaquer en dénonçant une campagne isolationniste, défaitiste et réactionnaire, tandis que Variety spéculait sur les effets bénéfiques de la polémique sur le box-office. Dès la sortie du film, le New Leader (dont le correspondant à Mexico était Victor Serge) – qui était déjà intervenu préventivement – énumère les erreurs factuelles et se concentre sur les procès de Moscou. Dans The New Republic, Manny Farber ridiculise Davies, le journal des catholiques de gauche dénonce sa naïveté, la plupart des revues politiques et culturelles se mobilisent (Partisan Review, The Nation avec des interventions de plumes connues : James Agee, Meyer Schapiro et bien sûr Dwight MacDonald). Des pétitions et des tracts sont lancés contre « la glorification de la dictature stalinienne »

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et les risques que ce film fait courir à la démocratie américaine en raison de sa quasi- officialité. À tel point que la presse généraliste s’en fait l’écho d’autant plus que les protestataires écrivent aux rédactions pour dénoncer les erreurs du film et ses méthodes dignes des « techniques hitlériennes » (ainsi John Dewey). Les critiques réguliers, a priori plutôt favorables au film, font amende honorable (notamment celui du New York Times). Le film se trouve donc disqualifié sous les feux croisés des attaques « de gauche » et de la droite anti-rooseveltienne et sa presse, laissant seul en face le Daily Worker à l’audience assez restreinte… 17 Des différentes positions critiques évoquées dans l’article, il semble que celle de James Agee soit la moins sectaire qui disait approuver tout ce qui pouvait favoriser la coopération avec l’URSS dans la guerre contre le fascisme (car la polémique perd manifestement de vue cette circonstance) tout en s’inquiétant de voir le gouvernement s’immiscer ouvertement dans la production cinématographique, a fortiori pour soutenir « le premier film soviétique issu d’un studio américain ». Il dénonce enfin les clichés dont le film est nourri, son mélange de « stalinisme, hollywoodisme, rooseveltisme, opportunisme », sans s’appesantir sur les manipulations historiques et politiques (qui d’ailleurs n’occupent pas l’entièreté du film : dans une longue première partie on présente la société soviétique, évidemment de manière plus attirante que dans Ninotchka, en insistant sur le potentiel économique, la production industrielle, etc., toutes choses susceptibles de convaincre des capacités de l’URSS à faire la guerre à l’Allemagne et, incidemment, d’offrir des débouchés pour l’industrie américaine – vente d’usines, de machines-outils). 18 Il reste des interrogations au terme de cette analyse cependant. Qu’en a-t-il été de l’accueil du livre de Davies deux ans plus tôt ? A-t-il fait l’objet d’une campagne dénonçant « ses falsifications et ses objectifs propagandistes », ou réserva-t-on ce combat au seul film ? On a peine à croire que la presse – radicale comme généraliste –, les membres du « front » antistalinien découvrent tout à la fois le livre de Davies grâce au projet de film puis au film réalisé. L’audience de masse du cinéma n’est sans doute pas la bonne réponse puisque le livre a été un best-seller. Il faut alors penser que ce sont les circonstances qui ont changé : en 1943 la guerre fait rage, les États-Unis y sont engagés depuis deux ans et se préparent à intervenir en Europe où l’URSS fait face seule, sur son sol, à l’armée allemande. S’agissait-il alors de freiner l’ouverture d’un second front (réclamé par Staline) de manière à laisser l’URSS s’affaiblir ? En 1944, Victor Serge n’écrivait-il pas : « Je suis enclin à penser que le sort de l’Europe ne pourra se décider que lorsque le totalitarisme stalinien aura été limité ou détruit par les nouveaux conflits qu’il ouvre nécessairement » (cité par Roland Vasic). 19 Quoi qu’il en soit le film ne remporta pas le succès commercial escompté par la Warner qui en avait pris l’initiative en raison du succès du livre. Elle perdit quelques centaines de milliers de dollars dans l’opération. Le film ne joua manifestement pas non plus le rôle escompté en terme de « politique intérieure » – construire une image positive de l’URSS pour le peuple américain. Sa « réussite » cependant s’est peut-être située ailleurs. Sur le plan diplomatique d’abord : présenté à Moscou aux dirigeants du pays par Davies lui-même, le film y fut apprécié. Il représentait en somme une manifestation de reconnaissance de la part de la présidence américaine sinon du pays. Au point de connaître une distribution en salles pour le public soviétique – dont on ne sait apparemment rien (ampleur, durée, réception). Or, comme l’a montré Jindriska Blahova, l’industrie hollywoodienne se préoccupait très activement de l’après-guerre et

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des parts de marché que son cinéma aurait à reconquérir dans une Europe désorganisée, dominée jusque-là par l’Allemagne désormais hors-jeu ; quant à l’URSS, elle anticipait la compétition qu’elle aurait à mener avec elle en Europe et dans le monde, tout en lorgnant sur le vaste marché qu’elle représentait, fermé depuis la fin des années 1920, et que les nouveaux rapports américano-soviétiques semblaient pouvoir rendre accessible. Nommé à la tête de la MPPDA, Eric Johnston, conseiller spécial de Roosevelt pour les affaires soviétiques, se rendit en 1944 à Moscou discuter avec Staline lui-même de la coopération économique entre les deux pays une fois la paix revenue (« A Merry Twinckle in Stalin’s Eye : Eric Johnston, Hollywood and the Soviet Union », Film History, vol. 22, n° 3, 2010)… 20 ÉPILOGUE : en 1947 Mission to Moscow est l’objet d’une enquête de la Commission des activités anti-américaines. Jack Warner, interrogé, est blanchi et Howard Koch, renvoyé du studio, est mis sur la liste noire en 1951.

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Livres, Revues, DVD

Comptes rendus

DVD

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Historical films about the Korean Empire Coffret 4 DVD, KOFA, 2012

Simon Daniellou

Remerciements à Chung Chong-hwa (Korean Film Institute) et Kim Ki-ho (Film Conservation Center) du Korean Film Archive de Séoul en Corée du Sud.

1 Fondé en 1974 et rattaché à la FIAF en 1985, le Korean Film Archive (KOFA) a débuté en 1999 un important travail de numérisation du patrimoine cinématographique coréen accompagné depuis 2004 d’une édition numérique conséquente. Ont ainsi été édités plusieurs films-clés de l’histoire du cinéma sud-coréen (Piagol [1955] de Lee Kang- cheon, The Housemaid [1960] de Kim Ki-young, Mr Park [1960] de Kang Dae-jin, The DMZ [1965] de Park Sang-ho), de prestigieux coffrets consacrés à des cinéastes prolifiques (Yoo Hyeon-mok en 2009, Lee Man-hee en 2010, Kim Soo-yong en 2011), ou encore des films réalisés durant l’occupation japonaise à travers la série « The Past Unearthed » débutée en 2007 et comprenant à ce jour quatre volumes dont un ensemble de bandes d’actualités propagandistes pro-japonaises produites de 1937 à 1943 et retrouvées grâce au Gosfilmofond de Moscou. Consultables et vendus au Film Archive Center de Séoul que le KOFA a intégré depuis 2007, ces DVD sont présentés sur son site (http:// www.koreafilm.org/publica/dvds.asp) et disponibles à la vente sur internet (http:// www. seoulselection.com/bookstore).

2 En 2012, le KOFA a notamment proposé le coffret « Historical films about the Korean Empire » regroupant quatre longs métrages sous un élégant conditionnement cartonné : Emperor Gojong and An Jung-geun, the patriot (Jeon Chang-geun, 1959), The Daehan Empire and Min Yeong-hwan (Yun Bong-chun et Nam Hong-il, 1959), Rhee Syngman and the Independence Movement (Shin Sang-ok, 1959), Baekbeom Kim Gu (Jeon Chang-geun, 1960). Les copies sont issues de sources vidéo télécinéma de qualité à l’exception d’ Emperor Gojong and An Jung-geun, the patriot qui a bénéficié d’une restauration particulière dont un court supplément animé illustre les effets. C’est en 1999 que le négatif original 35 mm, un contretype 16 mm et une copie d’exploitation 35 mm du film ont été récupérés par le KOFA auprès d’un propriétaire de cinéma. Cette dernière

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s’avérant très abîmée, le centre d’archives s’est, à l’époque, tourné – ironie de l’histoire lorsque l’on mesure la portée nationaliste du film – vers la compagnie japonaise IMAGICA Corporation pour créer un nouveau master à partir du négatif 35 mm, le contretype 16 mm servant à combler les manques occasionnels (fin du film et générique de début par exemple). Le KOFA a, par la suite, tiré un nouveau positif qui a servi à la restauration numérique aujourd’hui présentée en DVD. Chaque film du coffret est, par ailleurs, sous-titré en anglais et accompagné en bonus de photos et affiches promotionnelles. Un livret bilingue coréen-anglais fournit fiches techniques détaillées et synopsis, tandis qu’un bref essai de Lee Sun-jin, enseignant à l’Université Yonsei de Séoul, rappelle le contexte de production et de réception de ces œuvres et en étudie la portée historique. 3 Ces longs métrages documentent effectivement une certaine conception de l’histoire, celle d’une vieille garde de politiciens et d’artistes sud-coréens qui tentent de s’approprier le passé d’une nation sur le point de basculer dans trois décennies de dictature militaire. Et leur rassemblement un demi-siècle après leur réalisation pose question quant à la gestion d’un patrimoine filmique par un pays dont l’identité subissait une refonte perpétuelle alors même que se développait le médium cinématographique (mainmise grandissante du Japon de 1894 à 1910 puis occupation jusqu’en 1945, partition en deux États indépendants en 1948, guerre civile de 1950 à 1953). Le travail éditorial du KOFA, établissement public financé à plus de 95 % par l’État grâce à son fonds de développement du cinéma, traduit ces problématiques historiographiques que pointait déjà le symposium « Repatriation or share of film heritage : lost film collection and description of the history of East Asia » organisé en mai 2008 par le centre d’archives. L’introduction de Kim Han-sang, chercheur au KOFA, y dégageait notamment l’aporie d’une quête obsessionnelle du « premier film coréen » étant donné les flottements légaux, identitaires et culturels qui caractérisent l’histoire de la Corée durant la première moitié du XXe siècle mais aussi celle d’une large part de l’Asie de l’Est alors sous influence et menace croissantes d’un Japon expansionniste. 4 Les quatre films réunis dans ce coffret exemplifient justement l’instrumentalisation nationaliste d’une production cinématographique sud-coréenne en plein âge d’or dans les années 1950 et leur regroupement dans un tel coffret cinq décennies plus tard n’est en lui-même pas anodin. Certains des enjeux géopolitiques qu’ils abordent résonnent en effet encore fortement aujourd’hui, telles les relations diplomatiques tendues avec le Japon ou les conceptions très politisées d’une histoire locale encore sensible, l’élection à la tête du pays en décembre 2012 de Park Geun-hye, fille du dictateur assassiné en 1979, creusant encore davantage le clivage gauche-droite à ce sujet. Le caractère biographique de ces films, tous produits et distribués au cours des deux seules années 1959-1960, impose leur orientation idéologique dans une Corée du sud qui traverse alors une période de fortes tensions politiques et sociales se cristallisant autour de la dernière réélection entachée d’irrégularités du président Rhee Syngman, le 15 mars 1960. À ces quatre longs métrages produits et distribués à peu d’intervalle peuvent d’ailleurs s’ajouter Yu Gwan-sun (Yun Bong-chun, 1959) sur la vie d’une célèbre résistante morte en prison en 1920 à l’âge de 18 ans, The 1919 Independence Movement (Jeon Chang-geun, 1959) ou encore Nameless Stars (Kim Gang-yun, 1959) sur les luttes étudiantes contre l’occupant survenues à Gwangju en 1929. 5 Comme le titre du coffret l’indique, le KOFA a toutefois choisi de regrouper des films évoquant des événements survenus principalement lors de l’éphémère Empire Taehan

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(1897-1910) qui fit suite aux cinq siècles de royauté de la dynastie Choseon (1392-1897) et prit fin avec l’occupation japonaise. Un ensemble plus fourni d’œuvres datant de 1959-1960 aurait certes pu dégager davantage encore les enjeux d’une production nationale focalisée sur les actions de la résistance coréenne. Mais il apparaît qu’aux décisions éditoriales particulières du centre d’archives s’ajoutent des contingences liées à des questions de droits et à l’état de conservation des œuvres. The 1919 Independence Movement n’a par exemple pu être adjoint aux deux autres réalisations similaires de son auteur Jeon Chang-geun (Emperor Gojong and An Jung-geun, the patriot et Baekbeom Kim Gu) car le centre n’en possède aucune copie. Signalons également que le KOFA a fait le choix depuis le début de son activité d’édition numérique de limiter pour des raisons budgétaires le nombre de DVD à quatre par coffret. Considérant leur intérêt historiographique et leur valeur socioculturelle, les chercheurs du Korean Film Institute participant au projet affirment dès lors avoir sélectionné les titres les plus représentatifs des drames historiques produits durant cette période. 6 En l’état, les quatre films du coffret ne cessent de graviter autour d’un trauma décisif, à savoir la signature le 17 novembre 1905 du traité d’Eulsa établissant le protectorat du Japon et marquant le début d’une privation progressive de la souveraineté de la Corée. Et les figures historiques – dont ils se veulent les porte-paroles comme l’annoncent leurs titres respectifs – ont toutes à voir, de près ou de loin, avec la signature de ce traité vécu comme une infamie. Il paraît de plus évident que ces longs métrages affichent davantage une volonté pédagogique qu’une ambition esthétique. Les monologues énumérant la chaîne des événements ayant conduit la nation coréenne dans une telle situation de dépendance vis-à-vis de l’Occident et du Japon remplacent ainsi bien souvent l’évocation par l’image, malgré l’emploi occasionnel de documents d’archives, d’ailleurs rarement contextualisés. Lors des reconstitutions de la signature du traité d’Eulsa dans Emperor Gojong and An Jung-geun, the patriot et The Daehan Empire and Min Yeong-hwan, les réalisateurs prennent bien soin d’en présenter un à un les ministres signataires, traîtres unis dans la vilenie par des séries appuyées de travellings latéraux en plan rapproché. 7 Rhee Syngman and the Independence Movement, produit et distribué par le Parti libéral de Rhee et interprété par des membres du « Groupe d’artistes anti-communistes coréens », se montre lui relativement ambitieux dans sa reconstitution d’événements militaires et politiques majeurs, embrassant une large partie de l’histoire récente de l’Extrême- Orient de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Le film de Shin Sang-ok débute ainsi avec le coup d’État de Gapsin de 1884 et la rébellion paysanne du Donghak de 1894 pour avancer jusqu’à la guerre russo-japonaise (1904-1905) et la signature du traité d’Eulsa, en passant par l’assassinat de la reine Myeongseong en 1895 et la première guerre sino- japonaise (1894-1895). L’engagement du futur premier président sud-coréen, Rhee Syngman, et l’activité du Mouvement d’indépendance servent de fil conducteur à un récit jouant de l’ellipse dans un souci d’efficacité dramaturgique. 8 The Daehan Empire and Min Yeong-hwan de Yun Bong-chun et Nam Hong-il se focalise plus précisément encore sur les jours entourant la signature du traité, période où se succèdent tractations, complots et tentatives des ministres fidèles à l’empereur pour déjouer les plans de ministres à la solde du Japon, par l’envoi notamment d’émissaires secrets à la convention de La Haye de 1907. S’ils ont, à l’occasion, recours à des effets de suspense lors de scènes d’espionnage ou d’assassinat, les auteurs du film privilégient surtout le pathos des situations et choisissent de terminer leur récit sur le suicide du

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ministre Min et la résignation du souverain Gojong face au puissant résident-général japonais, Ito Hirobumi. 9 Emperor Gojong and An Jung-geun, the patriot prend cette fois comme point de départ la signature du traité et suit le parcours du résistant An Jung-geun qui parviendra à assassiner ce même Ito à Harbin, en Mandchourie, le 26 octobre 1909, et deviendra un héros national après son procès et son exécution. Réalisé par Jeon Chang-geun qui interprète également le rôle titre, le film bénéficie d’un budget trois fois plus important que la moyenne pour l’époque. Très didactique dans son illustration de faits historiques dont il souhaite « canoniser » les figures marquantes, le film remporte à l’époque un grand succès public. Le même Jeon Chang-geun réalise l’année suivante Baekbeom Kim Gu sur une autre personnalité de la résistance dont il interprète à nouveau le rôle, Kim Chang-am. Devenu Kim Chang-soo suite à sa participation à la rébellion paysanne de Donghak puis Kim Gu lors de son emprisonnement en 1910, il devient finalement président du gouvernement provisoire coréen installé à Shanghai durant l’occupation japonaise. 10 Les forces en présence dans cette région du monde à l’époque ne subissent globalement pas le même traitement au sein de ces œuvres. Finalement peu représenté à l’écran, l’empire japonais demeure l’ennemi éternel dont la seule puissance symbolique écrase les pays d’Asie, la figure emblématique du résident-général Ito suffisant à l’incarner (Emperor Gojong and An Jung-geun, the patriot, The Daehan Empire and Min Yeong-hwan). Les rapports sont en revanche plus ambigus avec un empire russe affaibli par sa défaite de 1905 face au Japon. Dans Rhee Syngman and the Independence Movement, il est tantôt un allié de fortune contre un ennemi commun, son ambassade servant de refuge au gouvernement ou aux révolutionnaires coréens, tantôt pointé du doigt pour ses velléités impérialistes typiques des puissances occidentales, n’hésitant pas à verser dans le complot pour contrecarrer à l’occasion ces mêmes révolutionnaires. Mais ce sont surtout les collaborateurs coréens que l’on cherche le plus largement à dénoncer dans ce type de productions, les agissements des comploteurs et autres traîtres assurant une grande part des rebondissements scénaristiques. Quant au roi et futur empereur Gojong, il y est dépeint comme un souverain faible mais patriote, qui refuse le traité mais ne peut empêcher sa signature par un gouvernement corrompu. Bien qu’imposé par les historiens japonais, ce portrait d’un dirigeant maintenu impuissant par la corruption généralisée de son environnement politique est effectivement celui qui a prévalu en Corée du Sud longtemps après la Libération. 11 Un certain syncrétisme entre confucianisme et christianisme se dégage également de ces longs métrages et traduit une évidente influence américaine, le président Rhee entretenant dès la Libération de très fortes accointances avec les États-Unis. D’un côté, le soutien indéfectible de leur famille est présenté comme indispensable à l’épanouissement des héros de la résistance, l’amour filial et l’abnégation des épouses en étant les deux manifestations principales (Kim Gu se remémorant en rêve les sermons de sa mère dans Baekbeom Kim Gu, An Jung-geun acceptant avec sérénité sa sentence de mort devant une femme et un fils résignés dans Emperor Gojong and An Jung- geun, the patriot). De l’autre, une imagerie chrétienne est à plusieurs reprises revendiquée. Les barreaux de prison dessinent ainsi une croix sur le visage illuminé du même An Jung-geun, rebaptisé « Thomas » juste avant son exécution. De la même manière dans Rhee Syngman and the Independence Movement, une lumière quasi divine illumine la cellule du personnage éponyme en pleine révélation mystique alors que le

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film le montrait plus tôt contestant l’importance du catéchisme au profit des cours de langue anglaise. 12 Dans son essai accompagnant le coffret, Lee Sun-jin s’interroge sur une telle « mode » du film historico-biographique en Corée du sud après plus de dix années de relatif silence sur l’Occupation, une fois passées les productions patriotiques faisant directement suite à la libération de 1945. Il revient notamment sur l’inhabituelle appellation avec laquelle la presse sud-coréenne de l’époque désigne ces films, à savoir celle de « films traitant de questions d’actualité » et non de « films historiques ». Pour leurs auteurs (réalisateurs, scénaristes, producteurs, acteurs) qui, à l’exception de Shin Sang-ok, appartiennent à la « vieille génération » déjà en activité sous l’Occupation, ces productions permettent de légitimer une place indiscutable d’artistes patriotes au sein de l’intelligentsia. Elles se présentent comme des « mémoriaux » filmiques permettant non pas d’écrire l’histoire mais de la transcender par l’intermédiaire de figures de résistants hors du commun. Et les reconstitutions parfois spectaculaires qu’elles proposent valent davantage comme preuves de la bonne santé d’un pays en plein développement économique, technologique et industriel que pour leur portée historiographique. 13 Avec son film consacré aux débuts du futur président Rhee Syngman en tant qu’activiste, Shin Sang-ok prend par exemple soin de dresser le portrait d’un nationaliste refusant l’idée d’un gouvernement pro-russe et reprenant une imagerie propre à la démocratie américaine (propagande par le biais d’un journal clandestin, discours publics enflammés, résurrection symbolique par le christianisme). En comparaison, Kim Gu, alors à la tête de son gouvernement provisoire en Chine, apparaît bien loin des préoccupations réelles du peuple coréen, ne prônant qu’une lutte armée meurtrière. Lee Sun-jin perçoit ici un écho au climat de la « guerre froide » et souligne que cette capacité, supposée par le film, de Rhee à obtenir sa force du seul peuple se retournera ironiquement contre lui le 19 avril 1960 lors du soulèvement étudiant faisant suite à son élection contestée. Et le film de Jeon Chang-geun, réalisé après cet événement, Baekbeom Kim Gu, prend directement acte de ce changement dans l’opinion publique en faisant cette fois de Kim Gu le véritable chantre de la résistance. Mais vaincu par Rhee lors des élections de 1948, Kim est assassiné l’année suivante dans des circonstances aujourd’hui encore assez floues, vraisemblablement sur ordre de la police secrète. Le film tente donc de compenser son effacement de l’histoire durant les douze années de mandat de son adversaire et insiste lourdement, par la même occasion, sur le soutien à la Chine nationaliste de Tchang Kaï-chek que les autres films n’évoquaient pas jusqu’alors. 14 Lee Sun-jin souligne enfin la tendance majeure de ces films à figer l’idéologie de la résistance telle qu’elle apparaît lors du soulèvement du 1er mars 1919 et à faire l’impasse sur les hésitations et tensions qui secouèrent les indépendantistes durant les deux décennies suivantes, notamment chez les artistes. De cette manière, ceux-ci évitent d’avoir à statuer sur les facteurs d’une modernisation dont les Coréens récoltent les fruits durant les années 1950. Bien qu’entamée sous le règne de Gojong qui cherchait à attirer l’attention des pays occidentaux par la proclamation d’un fragile empire coréen, l’accélération de cette modernisation à partir des années 1920 se voit attribuée à la présence de l’occupant par les pro-japonais tandis que les anciens résistants privilégient une représentation de la vie quotidienne au cours de cette période soigneusement expurgée de l’influence nipponne (langage, vêtements, etc.).

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Lee conclut ainsi sur l’idée que ces films « taxidermisent » pour le musée l’histoire de la lutte contre le Japon, sans en accepter les connexions évidentes et lourdes de conséquences avec l’époque contemporaine. Pourtant, c’est justement un ancien collaborateur des Japonais, le général Park Chung-hee, qui prendra la tête du pays suite à un coup d’État en 1961, avant d’imposer une dictature militaire en étroite collusion avec les États-Unis. La production cinématographique sud-coréenne se verra dès lors pratiquement débarrassée de toutes références politiques durant près de deux décennies.

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Annette Becker, Octave Debary (dir.), Montrer les violences extrêmes Paris, Créaphis, 2012, 349 p

François Albera

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Annette Becker, Octave Debary (dir.), Montrer les violences extrêmes, Paris, Créaphis, 2012, 349 p. + illustrations

1 Issu d’un colloque tenu en 2008 à l’INHA et au Musée du Quai Branly, ce volume rassemble une vingtaine de contributions distribuées selon quatre entrées – « Théoriser », « Créer », « Historiser », « Muséographier » –, émanant d’auteurs qui appartiennent à des horizons différents : chercheurs universitaires, conservateurs de musées et artistes, dont, à dessein sans doute, les éditeurs n’ont guère précisé les appartenances (ils sont philosophe, artiste, historien, conservateur, anthropologue…). Chacun se confronte à la question de montrer, représenter, évoquer les violences extrêmes (essentiellement liées aux guerres mais non limités aux champs de bataille) dans le domaine de l’exposition, de l’image exposée. Cet ensemble s’attache donc avant tout à des problématiques de mises en espace, mises en images et en sons et fait se croiser des démarches proprement théoriques (émanant d’historiens, d’anthropologues – qui écrivent des livres ou des articles) et des démarches de théories d’une pratique (soit muséale – conservateurs, muséographes, architectes qui exposent des objets, organisent des espaces –, soit artistique – plasticiens, vidéastes, cinéastes – qui produisent des objets, des images et des sons). Cette perspective à multiples points de fuite – trois principaux mais qui se subdivisent encore – se trouve rarement mise en œuvre dans un colloque et un livre, encore qu’on puisse citer, dans un ordre un peu différent, les Mises en scène de la guerre au XX e siècle, paru en 2011 sous la direction de Laurent Véray et David Lescaut, et qui conjuguait théâtre, cinéma et analyses théoriques et historiques. On relèvera que ces deux ouvrages ont un point commun, les guerres et leurs atrocités (notamment sur les civils, la violence de masse, les

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exterminations) comme si ce sujet signalait par lui-même l’insuffisance de la seule approche analytique à laquelle l’historien est habitué quand ses objets sont lointains. Les voies de la scénographie d’objets, de situations, la fiction même paraissent susceptibles de seconder l’approche historienne « froide » par la convocation de sensations, participations, épreuves physiques des phénomènes envisagés. Dans Montrer les violences extrêmes, du fait même qu’on s’est donné le projet de « montrer » et non d’analyser, l’historien voit forcément sa place relativisée par rapport à celle des praticiens, son travail pratique à lui ne donnant pas le dernier mot sur les faits, les événements, les phénomènes (il ne « montre » pas) mais fournissant parfois des matériaux aux concepteurs. Il reste que ces derniers, convoqués ici à réfléchir théoriquement sur ce qu’ils ont fait ou font se retrouvent, nolens volens, dans la situation des premiers : ils ont à se faire historiens et analystes de leur propre travail et ce ne sont plus les intuitions, les appétences, les sensations, les goûts qui priment alors. D’autant plus que les « objets » que se donnent les historiens peuvent apparemment être les mêmes que ceux que se donnent les artistes (« traces », « ce qui reste », « mémoires », « archives », « témoins », etc. circulent d’un champ à l’autre). On pourrait continuer longtemps à échanger ainsi les places des uns et des autres, dans la mesure où, de fait, ce ne sont pas in fine les identités institutionnelles et même professionnelles qui l’emportent mais bien la place qu’occupe tel ou tel, provisoirement et de manière complexe.

2 D’où le caractère parfois inégal des contributions proposées. « Peut-on faire une belle exposition sur la guerre ? » demande-t-on, à propos de la tendance à « esthéticiser » l’exposition du matériel militaire dans les musées. Les nouveaux espaces intitulés « Mémorial » ou « Historial » jouent manifestement une « carte » scénographique qui s’inspire des installations d’art contemporain. Mais cette importation n’emporte-t-elle pas inévitablement l’esthétisation en question ? Les exigences de communication, d’accès au grand public repoussent l’austérité des musées cumulatifs, énumératifs et explicatifs producteurs de « connaissances » (horresco referens) et s’orientent vers un étalagisme de bon goût. C’est la question même à laquelle s’était confronté Georges Franju dans Hôtel des Invalides (1951), curieusement oublié de tous et pourtant si subtilement pertinent aujourd’hui par la proposition qu’il fait d’un regard, un point de vue sur des objets exposés – pourtant – « à l’ancienne » ! En ce sens les artistes ne peuvent que déranger une certaine bonne conscience des curators. Ainsi les « anti- monuments » de Jochen Gerz (à Hambourg le monument contre le fascisme, colonne qui s’enfonce dans le sol pour disparaître ; le monument contre le racisme à Sarrebruck, 2 146 pavés gravés chacun d’un nom de victime, retourné et re-scellé sur la place) ; l’installation éphémère de Claire Angelini (à Munich sur une colline artificielle faite des débris et ruines des bombardements qui détruisirent la ville en 1945, convoquant par des sons et des images et objets « décalés » l’élimination des enfants handicapés mentaux sous le nazisme) ; la série photographique « Effroi » de Natacha Nisic. Justement l’ouvrage – dont il faut souligner la grande qualité de fabrication, en particulier touchant à sa riche iconographie (noir et blanc et couleur) – porte en couverture une photographie prise à Birkenau et résultant d’un agrandissement (Blow Up) d’un premier cliché d’une surface liquide immobile, reflétant le ciel, au bord duquel se tenait un crapaud. L’agrandissement a révélé, dit l’artiste, « une forme terrible » dont elle « n’a toujours pas l’explication », surgissant des profondeurs. C’est cette forme, qu’elle appelle « effroi », condensant peur, silence, suspension qui devient « moteur » d’un développement ultérieur (la porte de Birkenau, le Mémorial des

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enfants). On voit donc bien ici comment s’enclenche une démarche esthétique (hasard de l’agrandissement qui « révèle » puis associations). Comme chez Gerz, Angelini ou Liza Nguyen (cartes postales de l’Indochine coloniale), elle procède d’une dialectique très matérielle (objets, territoires) entre le visible et l’invisible et le rôle de la parole et de l’imagination dans ce va-et-vient (ainsi dans Retour au pays de l’enfance le témoin retrouvant un lieu jamais revu). Est-elle de nature à « inquiéter » l’historien en lui proposant une butée à son investigation, en convoquant de « l’innommable » qu’il n’appartiendrait qu’à l’art d’évoquer ? Dans la présentation d’« Effroi », Annette Becker parvient bien à déplier, développer cette image « bloquée » en mobilisant tout un savoir sur l’extermination et en rattachant l’image à Gorgô, figure de la monstruosité analysée par Jean-Pierre Vernant dans le monde antique. On pourrait aussi bien identifier la « forme terrible » pour ce qu’elle est de toute évidence, le mufle d’un rat musqué, animal familier des étangs, dont le cadavre flotte entre deux eaux, et déplier une autre isotopie, moins acceptable peut-être, du côté d’Élisabeth de Fontenay ou de Charles Patterson (Un éternel Treblinka).

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Jean-Pierre Esquenazi, Le Film noir. Histoire et significations d’un genre populaire subversif Paris, CNRS, 2012, 438 p.

François Albera

RÉFÉRENCE

Jean-Pierre Esquenazi, Le Film noir. Histoire et significations d’un genre populaire subversif, Paris, CNRS, 2012, 438 p.

1 C’est un gros ouvrage (saluons la levée d’un « interdit » que les éditions du CNRS faisaient peser sur la seule collection « cinéma ») dont le sous-titre dit à la fois l’ambition (historique et analytique) et l’enjeu : le film noir serait un genre critique, subversif – non seulement sous l’angle de l’érotisme, qui lui vaut reconnaissance dans le milieu « surréaliste », mais de celui de la critique sociale. Le film noir est un sujet classique en historiographie du cinéma : naissance, délimitation, ambiguïté des traits distinctifs, clôture ou non ; l’auteur écrit que depuis le développement des études académiques américaines sur le sujet, il est devenu l’un des sujets les plus traités avec le western. Il y a quelques années, Anne-Françoise Lesuisse avait donné une remarquable synthèse historiographique de la question dans la première partie de sa thèse, Du film noir au noir (2002) ; c’est donc plutôt dans la perspective d’approche du « genre » (en est-il un ? la question est largement examinée) que l’on trouvera du nouveau dans le livre d’Esquenazi. Quitte à revenir sur cet ouvrage, dense et pourtant parfois trop allusif, disons que son originalité tient à l’articulation construite ici entre les courants idéologiques antifascistes, « de gauche », voire communistes, au sein de l’intelligentsia hollywoodienne, et l’émergence de ce genre, qualifié d’« accident industriel », dont le succès public assurera la pérennité. Intelligentsia définie comme une « communauté » formée d’immigrés européens (généralement juifs et antifascistes – on pourrait, a contrario, citer le cas de Lang qui ne l’est pas à son arrivée mais le

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devient) et new- yorkais. Hypothèse qui, dans un second temps, conduit l’auteur à accorder une place structurante à la réaction anticommuniste qui démarre à la disparition de Roosevelt et conduit aux procès de l’HUAC, à l’« épuration » des studios et au maccarthysme (si Lesuisse allait du « film noir » au noir comme « puissance plastique figurale », Esquenazi va du « film noir » à la liste noire). La thématique amère, désabusée, « noire » de ces films, l’auteur la rattache à la critique de la modernité (c’est-à-dire la société industrielle) telle que Walter Benjamin et Siegfried Kracauer l’ont développée sous Weimar puis en exil, en fragilisant les récits et les personnages que le genre « policier » ou « gangster » avait mis en place dans le cinéma américain. Esquenazi, pour asseoir sa démonstration, procède à un certain nombre de resserrements chronologiques (1943-1950) et thématiques (Asphalt Jungle, par exemple, est exclu du corpus, malgré le thème urbain du titre et ses anti-héros).

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Pascal Mérigeau, Jean Renoir Paris, Flammarion, 2012, 1102 p.

Jean-Paul Morel

RÉFÉRENCE

Pascal Mérigeau, Jean Renoir, Paris, Flammarion, 2012, 1102 p.

1 À l’heure des pavés ! et ça n’est peut-être pas un hasard si sortent simultanément ces deux « sommes », le Renoir de Pascal Mérigeau (deux parties en un seul volume) et l’ Aragon de Pierre Juquin (La Martinière, 806 p., 1ère partie 1897-1939...). Les familiers des années 1930 comprendront tout de suite.

2 Pour Pascal Mérigeau donc, un travail d’Hercule, nous n’en doutons pas, qui s’est étendu sur cinq années, pour tenter de s’y retrouver dans une des plus grosses bibliographies qui ait jamais été enregistrée, consacrée à un seul réalisateur. Et, « cerise sur le gâteau », notre biographe est sans doute le premier à avoir vu s’ouvrir pour lui le « trésor » que constituent les 107 boîtes déposées à l’UCLA au titre des Jean Renoir Papers (45 pieds de linéaire, inventaire de 120 pages réalisé en 1998, accessible sur internet) et à s’être attelé à leur dépouillement. Signalons toutefois qu’une bonne partie de sa correspondance avait déjà été publiée, et dans deux éditions curieusement concurrentes (Presses de la Renaissance, 1984 et Plon, 1998). 3 Seulement, et là où le bât commence à blesser – pardon de commencer par la fin –, pour une démarche qui se veut « scientifique » (à la Totò dans le Pigeon ?), dans le fourmillement des 85 pages de notes (pp. 929 à 1014), il n’est jamais fait mention de la moindre pagination, quand la date censée préciser la source n’est pas franchement oubliée. Un lecteur un tant soit peu scrupuleux ne saurait se contenter des « op. cit. », des « Ibid. », et des « cités par » (vérifiés ?), surtout quand par ailleurs les textes ont été complètement démantelés, et comme passés à la hache. Seulement pour la question du « droit de citation » ? Pas sûr du tout, il semble bien plutôt s’agir d’« arrondir les angles » un peu trop saillants...

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4 Mais il y a fondamentalement plus grave à notre sens : une erreur méthodologique profonde. Quand on veut s’attaquer à un « monstre sacré », il faut s’en donner les armes. Notre historien-biographe veut-il « déconstruire » une légende ? S’agissant d’un homme qui n’a cessé de la construire et de la reconstruire, et, bien avant ses thuriféraires, de son propre vivant, le cas Renoir est idéal. Car c’est sa vie durant et pas seulement sur la fin comme le suggère le livre, quand Renoir est flatté de la légende que tissent autour de lui quelques jeunes critiques et cinéastes parisiens. Maintenant, et au regard de l’Histoire, ce qu’il a caché n’est-il pas plus important à révéler que ce qu’il a bien voulu montrer ? On ne saurait laisser passer « la mémoire lui joue des tours » ! Ratée donc la « déconstruction », d’autant que Pascal Mérigeau n’a pas non plus entendu parler de la « théorie de la réception » – pratiquée, au moins en littérature rappelons-le, depuis l’essai de Hans Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception [1972], Gallimard, 1978). 5 Pour aborder la question ici concrètement, comment peut-on en appeler au témoignage d’Alain Renoir, certes fils de Jean, comme si l’attache familiale était une garantie d’authenticité, et à l’épaulement plutôt tardif de Renoir par la « Nouvelle vague » vers la fin des années 1950 (dont par Truffaut, – mais tiens, il me semblait que son « dieu » était Jean Cocteau ?) ? Mérigeau tombe donc dans l’erreur rétrospective, – bousculant en outre à plus d’une reprise la chronologie et se payant inévitablement de joyeux anachronismes –, mais comble, pratiquant lui-même ce qu’il dit entendre reprocher aux autres : je cite page 184 :« La tendance est grande, et beaucoup y ont cédé, de lire après coup la trajectoire de Renoir » !.. Et c’est tout aussi contradictoirement qu’il condamne certains historiens d’avoir « pris à la lettre » les propos de Renoir (par exemple p. 158) lors même que, – comme Truffaut, au nom d’un Renoir « pur jus » –, il entend se faire le « commissaire-priseur » des vrais et des faux. 6 Presque anecdotique alors, comparativement, le fait qu’il ne sache pas hiérarchiser ses sources, mettant sur le même plan comptes rendus événementiels, – puisés un peu, et l’on peut dire, de droite et de gauche... – et véritables analyses de fond. Quand au surplus il ne saute pas les articles « qui dérangent » ou les analyses « qui fâchent », dont il ne peut pas ne pas avoir eu connaissance, mais qui risquaient de bousculer sa propre analyse. Dans son panoramique de départ d’ailleurs, si nous pouvons à peu près identifier les « encenseurs » (Claude Beylie n’aura toutefois droit dans le corpus qu’à deux occurrences), les dits « détracteurs » resteront dans l’ombre pour tout juste être mentionnés dans la bibliographie – qui n’est pas commentée. À l’inverse de quoi nous avons « la critique unanime », sans que soit fait mention du moindre exemple et où il faut donc croire l’auteur sur parole. 7 Alors oui, nous suivons bien néanmoins « globalement », malgré ces absences ou erreurs d’éclairage, la lente ascension du caméléon-opportuniste, sinon schizo (futur Dr Folamour), au moins double (l’homme à deux vies, selon la répartition de cette biographie), qui n’a jamais rien improvisé (la démonstration est ici convaincante), doit son début de reconnaissance, sinon au groupe Octobre – dont le nom est ici à peine prononcé – (avec le Crime de Mr Lange, 1934), groupe bientôt qualifié d’infâmes trotskistes..., en tout cas sûrement au PCF (à partir de la Vie est à nous, 1936), qui connaîtra enfin « le grand public » avec la Grande Illusion (1938). Et globalement, on connaît bien, et mieux la suite. Mais pourquoi Renoir a-t-il « édulcoré » cette (première) période de ses mémoires (Ma vie et mes films, 1974) ? Comment dire que la langue de bois qu’il pratiqua alors était une pure question de vocabulaire qui

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n’atteignait pas sa pensée ? Pourquoi vouloir l’absoudre de son antisémitisme, qu’il a au moins hérité de son père, anti-dreyfusard ? Autant de questions qui surgissent, et auxquelles nous ne voyons pas que réponse soit apportée. 8 En leur lieu et place, on trouve un pseudo-dilemme : comment l’auteur de la Grande Illusion a-t-il pu être aussi celui de la Règle du jeu ? Faudra qu’on nous explique l’incompatibilité. Passons sur le bluff de la Marseillaise – film dit « réalisé par le peuple et pour le peuple », en soi-disant coopérative –, auquel notre analyste se laisse prendre, qui envisage tout de même une intervention possible côté subsides du Komintern. Renoir n’a effectivement cessé de vitupérer sa vie durant contre les producteurs et l’industrie cinématographique ; seulement, entre le Front populaire et les débuts de l’Occupation, si lui n’a pas changé, c’est la situation qui a changé, on ne peut plus tenir le même discours (funeste article donné à l’Alerte, 24 septembre 1940, en même temps qu’a été par lui déposé à Vichy, enregistré le 26 novembre 1940, un étrange projet de « Cité du cinéma », structurellement organisée autour d’une église !). On (le biographe) reconnaît que l’épisode italien de la Tosca, avec la bénédiction du Duce, est tout de même « peu flatteur », mais – et on entre là dans les francs dérapages –, voilà son attaque contre Marcel Carné, dans une conférence donnée à la Maison de la Culture en juillet 1938 visant le Quai des brumes et le transformant en « Cul des brèmes », qualifiée par notre auteur de « contrepèterie anodine » – surajoutant que Renoir « savait aussi être drôle », pour omettre qu’il qualifiait aussi le film, sur la même ligne que Sadoul, de « bonne propagande fasciste » ! 9 L’épisode Lisbonne, avant son départ pour les États-Unis, tel que rapporté et condensé, est encore plus navrant. Il s’agirait, dit Mérigeau, de déclarations « prêtées » à Renoir, ce sont les journalistes qui ont déformé ses propos... L’auteur n’a, en tout cas, pas jugé utile de consulter le catalogue d’hommage de la Cinémathèque de Lisbonne en octobre- novembre 1994, qui consacre quelques trente pages à ce passage, et où, dans l’interview accordée à Balthazar Fernandes (publiée dans Animatografo, n° 5, 9 décembre 1940), figure bien la préconisation par Renoir d’« uma verdaderia e indispensavel depuraçao », qui ne vient jamais que confirmer son souhait de voir « éliminer » la « racaille » qui traîne sur la Côte d’Azur (lettre à Tixier-Vignancourt, 14 août 1940). Cette « racaille » n’est pas clairement identifiée ? Reprenant peut-être et sans doute un cliché de l’époque – que Mérigeau a trouvé dans la bouche de Jacques Feyder en mars 1938, puis dans celle de Marcel Carné en septembre 1940 (p. 475) –, Renoir a clairement désigné, lui aussi, ces producteurs en « -itch » ou en « -zky » dont l’État devra « s’occuper énergiquement », pour – « question de vie ou de mort » –, « se débarrasser de l’ingérence étrangère » (interview de Claude Vermorel, Pour Vous, n° 572, 1er novembre 1939, p. 15 – non citée par Pascal Mérigeau, qui relève tout de même, dans un entretien donné à la Semaine de Vichy-Cusset, publié le 21 septembre 1940, que sont visés les « producteurs en majorité étrangers et israélites » – p. 474). L’historien-biographe dit avoir travaillé « en empathie », mais l’empathie n’a-t-elle pas ses limites quand elle devient aveuglement ?

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Ismail Xavier, Glauber Rocha et l’esthétique de la faim Paris, L’Harmattan, « Recherches Amériques latines », 2008, 216 p.

Claire Angelini

RÉFÉRENCE

Ismail Xavier, Glauber Rocha et l’esthétique de la faim, Paris, L’Harmattan, « Recherches Amériques latines », 2008, 216 p.

1 Préfacée par Mateus Araújo Silva, cette édition française d’un livre paru en 1983 au Brésil, par l’un des commentateurs essentiels du Cinema Novo, par ailleurs grande plume de la critique dans ce pays, a curieusement été publiée dans le champ des études latino-américaines, ce qui en a rendu la parution invisible jusqu’à ce jour auprès des spécialistes français du cinéma. Or cet ouvrage mérite à plus d’un titre une lecture attentive.

2 Privilégiant d’emblée l’analyse individuelle de certains films-clé de Rocha, en particulier Barravento, ou le Dieu noir et le diable blond (Deus e o Diabo na Terra do Sol), le livre cherche à dégager, dans le contexte du cinéma brésilien de son temps, la spécificité du projet esthético-politique de Glauber, et pour cela, va développer une méthode d’analyse au plus près de son objet, et dans la relation aux productions de son temps (tel que O Cangaceiro de Lima Barreto). 3 De quoi s’agit-il, en effet ? Posant d’emblée les éléments de contradiction observables dans l’œuvre de Rocha comme ferments de la réflexion qu’il développe, Xavier se livre à une étude minutieuse de ce que la matière des films comme organisation d’images, de sons, de plans délivre. Cette méthode, qui n’est pas sans rappeler le postulat benjaminien selon lequel il s’agit de tirer enseignement d’un matériau donné et non d’appliquer à celui-ci une grille d’interprétation préétablie, porte ici ses fruits tout au long du livre en ce qu’elle nous montre (et nous démontre) comment l’invention stylistique est bien, chez Rocha, la condition de son art politique, via la texture même

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des œuvres et dans les agencements effectifs d’images et de sons producteurs de sens, et comment le passé et la violence sont, chez lui, « l’objet d’une réflexion tendue et dramatique » qui ne prétend pas résoudre mais porter à leur incandescence les contradictions d’un pays (le Brésil) et d’une époque (les années 1960), en récusant justement le partage entre l’invention formelle et la vivacité politique. Cette conjonction comme projet de cinéma, nous est rappelée ici dans un livre qui, tout en permettant une relecture de Rocha aujourd’hui, s’offre donc aussi comme un possible manifeste en direction du jeune cinéma actuel et de son rapport au politique, au-delà d’un simple « partage du sensible ».

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Livres, Revues, DVD

Notes de lecture

Revues

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Revista da Cinemateca brasileira, n° 1, juillet 2012

Rosa Magalhaes

1 La Cinémathèque de São-Paulo – institution nationale depuis l’arrivée du président Lula à la tête du Brésil, dotée désormais de moyens matériels et humains (encore insuffisants pour ce qui est des seconds) – lance une revue sous la direction d’Adilson Mendes et un conseil éditorial comportant notamment les noms d’Ismaïl Xavier et d’Isabelle Marinone et dont les ambitions avouées sont d’offrir un lieu d’expression à la recherche scientifique. Elle est avant tout consacrée à des sujets concernant le Brésil où beaucoup de travail d’investigation historique reste à faire concernant le cinéma, en particulier celui des années 1910-1950, comme pour une période plus récente – que domine le « cinema novo ». Ce dernier est à la fois connu et méconnu en dehors du Brésil puisqu’il souvent réduit à l’un de ses protagonistes principaux, Glauber Rocha, que les commentateurs européens ont rarement envisagé dans le contexte culturel et politique qui lui permet d’émerger. Par ailleurs les chercheurs brésiliens comme Xavier et Bernardet ont abordé le « cinema novo », y compris sous l’angle esthétique, par rapport à des enjeux socio-politiques liés aux luttes d’émancipation sociale dans le pays et dans le continent latino-américain, voire dans l’ensemble du « Tiers monde », dont on ne s’est guère fait l’écho ici (quasi absence de traduction). Cette première livraison éclaire la « Formation du cinema novo » en s’attachant au cas d’Arraial do Cabo (1959) de Saraceni et Carneiro (par Rafael Morato Zanatto) et à la production écrite de Glauber Rocha (« Glauber critico » par Mateus Araujo Silva). Mais comme cette attention aux écrits de Rocha en est l’indice, la revue déplace l’angle de vue traditionnel des investigations historiques en accordant une place importante à l’archive – ce qui est évidemment cohérent avec le fait qu’elle est produite par une cinémathèque, mais ne va pas pour autant de soi au plan intellectuel. « La bibliothèque de Paulo Emilio » d’Adilson Mendes s’intéresse ainsi au fonds Salles Gomes déposé à la Cinemateca brasileira et comportant des milliers de manuscrits, documentation, ouvrages et revues et qui permet d’approcher la pensée et l’action culturelle et politique de Salles Gomes, personnalité qui a dominé non seulement la critique de cinéma brésilienne mais aussi la vie intellectuelle. De même Jair Leal Piantino étudie les « Trajectoires des archives

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Pedro Lima » (journaliste qui a constitué une première base documentaire sur le cinéma au Brésil), et Rodrigo Archangelo les collections des Actualités produites entre 1942 et 1986 par la compagnie Atlantida ainsi que les « Noticias da Semana » (1945-1986) et « Canal 100 » (1959-1986). Dans un entretien, « Archive, histoire et cinéma » (F. Albera et A. Mendes), les questions de l’articulation de ces trois entités dans une perspective de recherche historique sont débattues. Seule contribution extra- brésilienne, une étude sur la « musique appliquée » de Hanns Eisler ou « le cinéma comme médiateur entre musique d’avant-garde et politique radicale » par Manoel Dourado Bastos. Ce premier numéro comporte en outre un « bonus » sous forme de brochure présentant un inventaire des archives et collections de la Cinémathèque brésilienne, soit une cinquantaine de fonds dont on indique l’époque concernée, l’ampleur, la provenance accompagnées d’une brève description. Elles concernent avant tout des acteurs de la scène cinématographique brésilienne (critiques, réalisateurs, producteurs) parmi lesquels Alberto Cavalcanti (dont la carrière est tout autant française et britannique), mais aussi Arne Suckdorff ou Rex Endsleigh (Polonais venu en Grande Bretagne où il travaille à la Rank Organisation puis avec Korda avant de rencontrer Cavalcanti et émigrer au Brésil).

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Studies in Russian & Soviet Cinema, vol. 6, n° 2, 2012

François Albera

1 Cette nouvelle livraison de la précieuse revue anglophone consacrée aux cinémas russe et soviétique propose une étude d’Anna Kovalova consacré au scénariste Nikolai Erdman (qui signe plusieurs scénarios de Barnet qu’il écrit avec Volpine), en particulier à ses travaux pour les films destinés aux enfants. Alexander Graham examine la question de « l’immersion dans le temps » (histoire et mémoire) et de la « réadaptabilité » dans les films d’Alexei Guerman. Deux études de Nikolaï Mayorov s’intéressent à des aspects techniques. Celui du relief dont l’histoire est retracée de 1911, où l’électro-théâtre « Tanagra » de Saint-Pétersbourg montre des images stéréoscopiques selon le système Oskar Messter, au Robinson Crusoe de 1947 selon le système Semen Ivanov, puis par la suite dans les années 1950 et continûment jusque dans les années 1990, notamment en 70 mm, une trentaine de villes de l’Union étant équipée d’écran « stéréo ». Une enquête du même type est menée sur la couleur, apparue dans les salles dans les années 1910. C’est en 1931 que l’industrie soviétique commence à développer des recherches au sein de l’Institut de recherche scientifique pour le cinéma et la photo (NIKFI), lesquelles aboutissent à la fin des années 1930 (Medvedkine réalisant le premier documentaire). Dans la partie « Documents » Jamie Miller examine la question politique dans le studio de la Mejrabpom en publiant plusieurs sources. La charte du studio définissant ses tâches, ses moyens, son capital ; une lettre de 1924 de B. Pavlovski, au nom du parti bolchévique adressée à Madiaru du Komintern, rappelant l’origine de la Compagnie Rouss et ses relations avec le Mejrabpom et la nécessité de séparer les deux entités et d’unifier la Mejrabpom et le Proletkino pour produire des fictions, organiser les actualités internationales et d’aider le Komintern à développer sa propagande. Le troisième document provient du Glavrepertkom et a pour objet le Miss Mend de Barnet et Ozep qui, en l’état, présente une « distorsion de la lutte révolutionnaire » et ne saurait être diffusé sur les écrans soviétiques ni exporté. Une série de modifications visant à faire mieux apparaître le lien entre le fascisme et le capitalisme dont il procède sont préconisées ainsi que des coupes (dont des scènes qualifiées de « sadiques », une scène de danse d’une femme

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noire, des gros plans de coups de poing, etc.). Un télégramme de 1936 de Molotov à Kerchentsev et Choumiatski juge le film l’Accordéon « stupide, vulgaire et étranger [aux valeurs soviétiques] » et demande qu’il soit retiré des écrans et interdit d’exportation. La réponse de Choumiatski deux jours plus tard précise que ce film a été produit par la Mejrabpom « qui ne relève pas de la juridiction du GUFK », qu’il a été accepté par la Commission du cinéma et le Glavrepertkom, qu’il a été montré à une série de camarades et de dirigeants du Komsomol. Enfin il informe des mesures qu’il a prises visant à faire retirer le film de la distribution et interdire de le vendre à l’étranger. Plusieurs articles sont ensuite repris concernant la Mejrabpom parus dans Sovietski ékran (de 1929), Vertcherniaïa Moskva (de 1930 et 1933) faisant état globalement de la production du studio, de sa politique et de sa situation financière (les dépassements de coûts sont relevés, des primes dénoncées) et des purges effectuées en son sein. Enfin deux documents illustrent la fin de la Mejrabpom avec une lettre de Münzenberg au secrétaire du Comité Central du parti communiste, Ejov, datée de 1935, relevant un certain nombre de difficultés liées à l’autonomie et la direction de la Mejrabpom ainsi qu’à la fermeture d’un second studio et le décret de juin 1936 du parti communiste signant la liquidation de la Mejrabpom.

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Livres, Revues, DVD

Notes de lecture

DVD

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Freddy Buache 2 DVD, Cinémathèque suisse / Radio Télévision Suisse, 2012, 194’

François Albera

1 La Cinémathèque suisse, alliée à la RTS, rend hommage à l’un de ses fondateurs et son animateur durant une cinquantaine d’années (nommé directeur en 1951) à son entrée dans sa quatre-vingt-dixième année. Le coffret comporte un livret avec des témoignages d’admiration ou d’amitié de Frédéric Maire, Gilles Pache, Serge Toubiana, Michel Piccoli et Gilles Jacob, une chronologie très succincte et surtout des photographies (Buache avec notamment Langlois, Franju, Lotte Eisner, Sternberg, Michel Simon, Buñuel, Godard, Rouch, Angelopoulos, Busby Berkeley, Jeanne Moreau – et hors cinéma Edmond Gilliard, Gustave Roud, Gilles) et deux DVD. Un documentaire de Michel Van Zele tourné en 2007 (Freddy Buache, passeur du 7e art, 53’) auquel le réalisateur a donné une « suite » ou plutôt un complément pour l’occasion (Freddy Buache, passeur du 7e art 2, 44’) en reprenant les chutes du premier. De son côté, Fabrice Aragno (opérateur de Godard et auteur d’un documentaire sur le cinéaste pour la RTS) a réalisé Freddy Buache, le cinéma (46’) à partir des archives concernant Buache conservées à la télévision suisse. Enfin – idée plus que louable des concepteurs du coffret – on a joint un portrait de Buache alors qu’il était en activité, Cinéma en tête, réalisé en 1969 pour la télévision suisse romande, dans la série « Personnalités suisses », par la réalisatrice Krasimira Rad et la journaliste Marie-Magdeleine Brumagne (51’). Ce troisième film est « exploité » en tant qu’archive par les deux + un documentaires de 2007 et 2012, mais le voir dans son entièreté est plein d’enseignement. Le contraste est en effet frappant entre les différents « films ». On pourrait d’emblée y voir une différence de « points de vue » : comment appréhende-t- on Buache alors qu’il est en activité, que l’institution « Cinémathèque suisse » subsiste dans des conditions précaires (exiguïté du bureau où travaille le directeur, absence de locaux d’entreposage des bobines adéquats, dispersion des lieux de stockage des différents objets que conserve la CS – films, livres et revues, photographies, affiches, appareils…) ? Et comment l’appréhende-t-on quand il est devenu une « légende » et qu’on l’a célébré plus d’une fois (prix, décorations) et écouté évoquer sa vie et sa passion (un livre, de nombreux articles, des entretiens, un film déjà) ? Mais au-delà ou en deçà de ces questions de regards documentaires fort différents d’un film à l’autre, il

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y a, plus évidentes encore, les différences de conditions de travail des uns et des autres aussi bien en termes de temps alloués à un tournage, un montage qu’en termes d’attente et de standard de la part du commanditaire, la télévision (« format » comme on dit, c’est-à-dire durée, équipe technique ou non, construction du public…). Le film de Krasimira Rad (c’en est un) a été tourné en 16 mm noir et blanc, éclairé, découpé, il a été monté sur une Steenbeck, mixé, etc. : il relève d’une convergence de savoir-faire techniques (l’équipe), d’une réflexion avec le sujet filmé afin de choisir des moments de son activité, des lieux, il est mis en scène. Cas très particulier en outre, la journaliste qui interroge Buache est sa compagne. Avec la réalisatrice, elles ont donc convenu d’un « dispositif » qui distingue la journaliste « off » qui voussoie l’intéressé, l’épouse qui témoigne (maison, travail, mondanités – remise d’une coupe honorifique par le ciné- club de Rolle…), et en troisième lieu l’interlocutrice, la partenaire qui est alors filmée avec lui et le tutoie, conduisant l’entretien sur des aspects plus « existentiels ». Cet artifice avoué présente l’avantage de ne pas masquer la construction à laquelle se livre le film (tout film), de ne pas singer une spontanéité feinte tout en se permettant de montrer des scènes quotidiennes (travail ou domicile). Ces scènes sont dès lors filmées sans hésitation ni approximation – cadre, perception d’un espace, son – ce qui n’empêche en rien l’inattendu de surgir au détour d’un geste, d’un mot (« Là, je reste sans voix… »). Elles permettent en tout cas à Buache, en particulier dans le cas des entretiens, de développer un propos tout à fait cohérent sur la manière dont il conçoit son travail de directeur de cinémathèque (importance à la fois du sauvetage des films promis à la destruction et de la diffusion des films du patrimoine mondial dans des ciné-clubs ou des manifestations), lui prenant à la fois tout son temps et cependant inséparable d’activités extérieures, soit comme critique de cinéma, soit comme amateur d’art, de poésie, de philosophie. Buache, dont on perçoit à l’entendre combien la pensée de Sartre l’a nourri, se dépeint d’une part en « bâtard » (campagnard venu en ville, fils de prolétaire chez les bourgeois) et d’autre part se revendique comme un intellectuel en révolte permanente contre la société, soucieux de ne rien devoir aux institutions qui le paient (« ce qui est la moindre des choses ») en ne se laissant pas « acheter ».

2 Ces convictions, les engagements par rapport au « nouveau » cinéma suisse naissant, la place de la Cinémathèque dans le contexte culturel, les combats politiques dans un climat de guerre froide où la Suisse développa un « maccarthysme » local, tout cela est repris sur un mode rétrospectif par un Buache toujours pugnace mais tourné vers le passé dans les deux documentaires de Van Zele et Aragno (en couleur, caméra numérique et grand angulaire – trop souvent…). Alternent alors des entretiens, une rencontre avec Godard, des témoignages de proches (Alain Tanner, Pietro Sarto, Michel Contat qui évoque la période de la guerre d’Algérie pendant laquelle Buache et surtout son épouse étaient engagés aux côtés du FNL), des documents (plateaux de télévision où Buache s’insurge contre des membres d’une commission de censure, des critiques ineptes ou exalte au contraire, face à Pialat, le cri, l’expression nue) et des extraits de films (de Baratier, Godard, Brandt, Tanner, Soutter, Schmidt, Yersin) dont on aurait pu souhaiter que le livret en donne la liste, comme des autres sources, tout cela restant assez opaque… 3 Cet ensemble propose donc le portrait chaleureux d’une « personnalité ». Les spectateurs pourront s’interroger sur ce qui demeure en creux, l’histoire de l’institution « Cinémathèque suisse », son évolution après le départ de Buache (elle va changer de statut, être nationalisée, elle a réorganisé ses dépôts, doit choisir des

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orientations en fonction de la conjoncture qu’on évoque dans ce numéro – numérisation, mise à disposition du public des collections, développement ou non des projections en salles, des supports argentiques ou non, etc.).

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Livres, Revues, DVD

Ouvrages reçus

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Livres reçus

Masao Adachi, le Bus de la révolution passera bientôt près de chez toi. Écrits sur le cinéma, la guérilla et l’avant-garde (1963-2010), Pertuis, Rouge Profond, 2012, 255 p. 1 Ce cinéaste japonais – qui joue dans la Pendaison et le Retour de trois soûlards, écrit le scénario du Journal d’un voleur de Shinjuku d’Oshima (dont un texte préface ce recueil de ses écrits) – est avant tout un activiste. Récusant la formule du cinéma « d’auteur », il revendique un cinéma réalisé collectivement ; récusant la notion d’« œuvre », il préfère parler de « cérémonie » (ainsi le film Vagin clos conçu, écrit et mis en scène à soixante- dix qui, chacun, peuvent devenir l’auteur du film). Subjugué par Oshima, Godard et Rocha, Achadi se rend en Palestine et entreprend un film en 1971, Armée rouge / FPLP : déclaration de guerre mondiale qui l’amènera à prendre le maquis, être arrêté au Liban en 1997 et extradé au Japon où il demeure un prisonnier politique interdit de sortie du territoire. Postface de Nicole Brenez. François Albera, Modernidade e vanguarda do cinema, Sao-Paulo, Azougue / Cinemateca brasileira, 2012, 258 p. 2 La première partie du livre s’attache à définir la question de la modernité dans le champ culturel et artistique au sein de la période des deux premières révolutions industrielles définies par l’avènement de la société de masse, l’urbanisation, la production en série, la division du travail avec leurs conséquences anthropologiques : vitesse, simultanéité, ubiquité, duplication. Le mouvement social des saint-simoniens puis celui de la valorisation des arts appliqués permettant de sortir l’art de son autonomie et de son caractère élitaire en direction d’un art social, mouvement porté notamment par quelques critiques et historiens de l’art comme Roger Marx puis Léon Rosenthal qui exaltent la reproductibilité de l’œuvre d’art à l’époque de la reproduction technique quarante ans avant Benjamin. C’est au croisement de l’autonomisation du champ artistique et de cette aspiration à un art social qu’émergent à la fin du XIXe siècle les mouvements d’avant-garde convaincus d’avoir à démanteler ce champ « clos » et d’entrer dans le social. Le cinéma advenant comme médium et comme média dans ce contexte offre à la fois un modèle de pratique collective, anonyme et de masse et un modèle de transformation des « canons » artistiques. Préface d’Ismail Xavier. Carole Aurouet, l’Amitié selon Prévert, Paris, Textuel, 2012, 144 p., illustré

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3 Ode à l’amitié, ce sont les éphémérides de Jacques Prévert que Carole Aurouet, inlassable prévertienne, publie, dessins et petits textes autographes (et en couleur) célébrant anniversaires, rendez-vous, dîners que le poète, à partir de la fin des années 1950, avait pris l’habitude de rédiger chaque jour en choisissant une fleur. Les amis qui se trouvent çà et là portraiturés ont pour nom Arletty, Maurice Baquet, Pierre Brasseur, Robert Doisneau, Marcel Duhamel, Jean Gabin, Paul Grimault, Joan Mirò, Mouloudji, Piaf, Picasso, Trauner, Vian et bien sûr son frère Pierre. Carole Aurouet (dir.), Bernard Chardère, 60 ans de cinéma, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 2012, 251 p. + 1 DVD 4 La première partie du livre regroupe principalement des témoignages amicaux et divers souvenirs cinéphiles en hommage à Bernard Chardère, fondateur de la revue Positif et animateur par la suite et des années durant de la collection Premier Plan (dont l’un des artisans majeurs, le plasticien Max Schœndorff qui en conçut l’élégant graphisme, vient de disparaître), directeur-fondateur ensuite de l’Institut Lumière à Lyon. La dimension historique n’est cependant pas totalement absente, grâce à la contribution de Sylvain Portmann qui interroge la place de cette personnalité lyonnaise dans le fonds Barthélemy Amengual, les deux hommes ayant été liés et ayant beaucoup échangé sur une longue période. Une anthologie sélective d’articles, parmi lesquels il faut mentionner « À la Ciotat, avec Antoine, Auguste, Louis et les autres » signé par Chardère dans le n° 7 de 1895, compose la seconde partie de l’ouvrage. Enfin, le DVD contient trois courts métrages de Chardère (dont la Ricamarie 1869-1969, formidable histoire sociale en images sur les mines de charbon de la région de Saint- Étienne, avec Jean Dasté) ainsi qu’un documentaire instructif de Vincent Lowy – Bernard Chardère ou le cinéma comme humanisme – reconstituant le parcours biographique manquant au livre. Annette Becker, Octave Debary (dir.), Montrer les violences extrêmes, Paris, Créaphis, 2012, 349 p. + illustrations « Théoriser », « Créer », « Historiser », « Muséographier » les violences de guerre, au- delà des seuls événements militaires. Voir les Notes de lecture. Aldo Bernardini, Cinema muto italiano. Le imprese di produzione. I. Il Centro-Sud, Turin, Kaplan, 2012, 350 p. 5 L’ouvrage ajoute une pierre à l’œuvre monumentale dressée par Bernardini pour la connaissance du cinéma muet italien. Compte rendu dans le prochain numéro de 1895. Giuseppe Bertolucci, Cosedadire, Milan, Bompiani, 2011, 216 p. 6 Un recueil de textes d’un cinéaste disparu en juin 2012. On relèvera les pages très fines sur Cesare Zavattini, Mario Soldati, Roberto Benigni – qu’il mit en scène dans plusieurs films –, Federico Fellini, et surtout – admiration jamais contrastée – Pier Paolo Pasolini. Pietro Bianchi, Appunti dalla prima fila. La grande critica cinematografica sulle pagine del « Gatto Selvatico » (1955-1964), Milan, BUR Rizzoli, 2012, 194 p. 7 Surtout connu pour ses textes publiés dans Candido, Settimo Giorno ou Il Giorno, Pietro Bianchi écrivit dans de nombreux quotidiens et hebdomadaires. L’ouvrage de ce grand nom de la critique italienne que préface Gianni Canova, rassemble les articles parues

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dans le mensuel de l’ENI d’Enrico Mattei, Il Gatto Selvatico. Bianchi y démontre son sens aigu de l’analyse, une analyse portée par une grande culture littéraire et un jugement très sûr qui le faisait célébrer Hitchcock alors considéré comme un habile faiseur. On retiendra aussi les textes sur Accattone et l’Évangile selon Saint Matthieu de Pasolini. Vincent Bouchard, Pour un cinéma léger et synchrone ! Invention d’un dispositif à l’Office national du film à Montréal, Villeneuse d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 286 p. 8 Comme le souligne Michel Marie dans une préface enthousiaste, ce livre « appartient au domaine encore assez peu fréquenté de l’histoire des techniques » en s’attachant à retracer l’évolution des matériels de tournage que l’on associe à la nébuleuse du « cinéma direct ». Les lecteurs de 1895 ont lu il y a quelques années une étude de Vincent Bouchard qui examinait les résistances à cette évolution des matériels et des pratiques au sein d’une institution de production, l’ONF (n° 51). Précisément, le fait d’avoir étudié les archives de l’ONF et aussi d’avoir recherché les prémices à l’orientation des documentaristes canadiens de cet organisme du côté du cinéma « direct » en repartant de John Grierson, distingue la démarche de Bouchard de celle des « historiens » du documentaire et du cinéma « direct » (comme Marsolais) qui demeuraient « dans une perspective esthétique et évaluative » (M. Marie). A contrario on pourrait s’étonner du parti pris de l’auteur d’isoler le Canada du reste du monde et en particulier des expériences européennes et étatsuniennes qui n’interviennent qu’incidemment. L’étude de Séverine Graff ici même (n° 64) montrait combien les débats autour des notions (cinéma-vérité, cinéma direct) comportaient d’enjeux y compris pratiques. Catherine Brunet, le Monde d’Ettore Scola. La famille, la politique, l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2012, 382 p. 9 Tiré d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris 1, le livre de Catherine Brunet comble une lacune dans le panorama éditorial français : un seul livre jusqu’ici consacré à l’auteur d’Une journée particulière. Catherine Brunet examine les films de Scola à partir des trois notions contenues dans le titre, notions qui structurent toute l’œuvre du cinéaste. Ugo Casiraghi, Storie dell’altro cinema, Turin, Lindau, 2012, 438 p. 10 Critique au quotidien communiste L’Unità de 1947 à 1977 (à laquelle il continue de collaborer ensuite occasionnellement), Ugo Casiraghi (1921-2006) a été une des plumes les plus averties et les plus intègres de la critique italienne. Auteur d’un livre sur Stroheim dès 1945 (Umanità di Stroheim), plus tard sur Buñuel (Il diabolico Buñuel), très tôt intéressé par l’œuvre de Duvivier, activiste culturel (ciné-clubs, cercles du cinéma), collaborateur de la revue Cinema (dont le rédacteur en chef était Aristarco), il a publié de nombreux ouvrages et s’est intéressé, outre le cinéma italien, aux cinémato- graphies étrangères, notamment française, anglaise, américaine, russe, brésilienne, chinoise, japonaise, africaine, yougoslave, arménienne, cubaine, tchécoslovaque…, sans négliger le cinéma exigeant formellement et politiquement comme celui des Straub qu’il a régulièrement commenté et défendu dans les colonnes de L’Unità. Une curiosité encyclopédique. Retiré sur la fin de sa vie à Gorizia, sa famille a légué les 4 000 volumes de livres et revues de cinéma et les 100 000 photographies de films, acteurs, réalisateurs qu’il a laissés, à la Casa del Cinema di Gorizia (un fonds dont l’inventaire est consultable en ligne – goriška pokrajinska mediateka). Les textes de ce recueil ont été réunis par

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Lorenzo Pellizzari (qui a déjà publié plusieurs volumes d’articles de Casiraghi, notamment Alfabetiere del cinema et Naziskino, ebrei e altri erranti) avec une préface de Gian Piero Brunetta. Gianluigi Cecarelli, Lilia Ricci (dir.), Gina Lollobrigida. Una vita per l’arte, Assisi, Amarcord, 2012, 148 p. 11 Publié à l’occasion d’un hommage organisé par la ville d’Assise, l’ouvrage rend compte d’une brillante carrière qui s’est développée en Italie mais aussi en France et surtout aux États-Unis. Le livre s’inscrit dans une collection qui a abordé les plus grands noms du cinéma italien, cinéastes d’abord mais aussi comédiens et producteurs. De multiples études éclairent la carrière avec un très riche matériel iconographique. Anne Crémieux (dir.), les Minorités dans le cinéma américain, Condé-sur-Noireau, CinémAction, n° 143, Corlet, 2012, 230 p. 12 Largement centré sur les minorités ethniques, des Indiens aux Noirs, des Latinos aux Asiatiques, l’ouvrage consacre aussi une large place aux mino-rités sexuelles. Olivier Curchod, Partie de campagne – Renoir – La Grande Illusion, Paris, Armand Colin, 2012, 331 p. 13 Refonte de deux monographies antérieurement publiées chez Nathan dans la défunte collection « Synopsis » qui analysent de manière détaillée ces deux films dont les conditions d’élaboration, de production et de sortie diffèrent du tout au tout. Partie de campagne, interrompu avant la fin du tournage, monté en dehors de Renoir – par Marguerite Houlé sa compagne de l’époque –, sorti également sans lui – sous l’impulsion de P. Braunberger – est-il un « film-de-Renoir » au même titre que la Grande Illusion, maîtrisé de bout en bout par le metteur en scène ? C’est une des questions qui traversent l’ouvrage lequel, dans le même sens que Pascal Mérigeau dans sa biographie, s’efforce de réexaminer la « légende » Renoir imputée aux « gardiens du temple » des Cahiers du cinéma et entretenue par Renoir lui-même dans la dernière partie de sa vie (en particulier sa « méthode » fondée sur l’improvisation et la relativisation du scénario). Une postface de Martin O’Shaughnessy aborde le synopsis inédit de Renoir les Évasions du colonel Pinsard. Raffaele De Berti, Il volo del cinema. Miti moderni nell’Italia fascista, Milan, Mimesis Cinema, 2012, 340 p. 14 Le cinéma de l’époque fasciste continue à nourrir de nombreuses recherches dans l’historiographie italienne. Professeur à l’Université de Milan, De Berti présente une étude originale sur les mythes qui alimentèrent l’imaginaire cinématographique des années 1930 : le mythe de la conquête, « le regard ailleurs » ; un mythe d’importation, « la fascination pour l’Amérique » ; un mythe réflexif, « la conversion des écrivains au cinéma » ; enfin des mythes diffus, « le cinéma dans l’industrie culturelle » où il examine la critique cinématographique dans la revue Futurismo, le rôle du cinéma dans la naissance des hebdomadaires modernes, les rapports du cinéma avec la radio. Quelques inserts photographiques illustrent utilement le propos. Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L’Œil de l’histoire 4, Paris, Minuit, 2012, 266 p. + illustrations 15 L’interrogation sur l’image (peinture, photographie) que mène l’auteur dans sa série « l’Œil de l’histoire », s’engage de plus en plus du côté du cinéma. Ici la question posée est celle de la représentation des peuples, entendus ici comme les sans-noms, les petits- peuples qui sont, au cinéma, les figurants – par opposition aux acteurs principaux, aux

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stars. Or le cinéma a à voir constitutivement avec les gens ordinaires, les foules, les masses, les figurants ; qu’il s’agisse de la représentation sur l’écran ou de la composition du public, ils sont nécessaires au fonctionnement même du médium et du média. Le livre d’Emmanuel Plasseraud a justement cerné cette problématique dans l’Art des foules, croisant Gustave Le Bon et émergence du cinématographe et étudiant combien cette question de la foule, des masses, du collectif innerve tout un courant de pensée théorique et esthétique du cinéma dans les années 1920 (au premier chef Léon Moussinac). L’ouvrage de Didi-Huberman prend le problème par un autre biais ; partant de l’histoire de l’art et d’une importante séquence dévolue à la photographie, il s’intéresse à la manière dont les cinéastes se réclamant d’un « réalisme social » s’y sont pris avec les gens du peuple, les anonymes : d’Eisenstein à Rossellini. Puis il s’attache longuement à la démarche tant poétique et littéraire que filmique de Pasolini, à la recherche des « peuples perdus » et des « gestes perdus », achevant sa réflexion sur le film de Wang Bing, l’Homme sans nom. Jean-Pierre Esquenazi, le Film noir. Histoire et significations d’un genre populaire subversif, Paris, CNRS, 2012, 438 p. 16 Voir les Notes de lecture. Florent Fourcart, le Péplum italien. Grandeur & décadence d’une Antiquité populaire, Paris, Imho, 2012, 240 p. 17 Après les travaux de Claude Aziza (le Péplum, un mauvais genre, 2009) et d’Hervé Dumont (l’Antiquité au cinéma, 2009), Florent Fourcart livre une somme efficace où la qualité du texte rejoint la richesse de l’iconographie, ici particulièrement bienvenue. Filmographie exhaustive. Préface de Jean A. Gili. François Garçon, le Dernier Verrou. En finir avec le CNU, Paris, The Media Faculty, 2012, 206 p. 18 L’auteur d’Enquête sur la formation des élites (Perrin) s’attaque ici au Conseil national des universités, « gigantesque machine de près de mille cinq cents universitaires » en charge de la qualification des thésards, du suivi des carrières et des promotions des enseignants-chercheurs, désormais chargé également d’évaluer individuellement à intervalles réguliers ces mêmes enseignants-chercheurs. Le livre propose une radiographie de la machinerie du CNU dont le « poids grandissant » dans le fonctionnement de l’université française inquiète l’auteur de même que l’étonne « l’indulgence dont [elle] bénéficie » de la part du ministère de l’Enseignement supérieur. Sa proposition est de supprimer purement et simplement cet organisme qui lui apparaît comme « une machine incontrôlable, abandonnée ou peu s’en faut à ses fantasques acteurs » et dont « les dysfonctionnements desservent la recherche française et ceux qui l’animent ». Brigitte Gauthier (dir.), Kubrick. Les films, Montpellier, L’Entretemps, 149 p. 19 La coordinatrice de ce petit mais dense ouvrage collectif, issu d’un colloque à l’université d’Évry, dit en ouverture que Kubrick, « à l’image du monolithe de 2001 » « se dresse dans l’histoire du cinéma comme un repère, un cinéaste philosophe qui ouvre l’esprit sur une réflexion et un espoir d’humanité ». Son œuvre, qui suscite une « fascination-répulsion » « va de la peur et du désir » « au désir et à la peur », « à la recherche de ce qui fonde notre humanité ». Ainsi de The Killing (« rythme et silence de

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la voix off ») à Eyes Wide Shut (« De la Vienne de Schnitzler au New-York de Kubrick ») en passant par Lolita (« Les rôles masculins, du roman à l’écran », « traduction de la censure »), 2001 (« l’avènement des effets visuels », « Les rapports homme-machine »), Barry Lyndon (« Ecritures ») plusieurs auteurs interviennent-ils sur quelques-uns des films de Kubrick, écartant Spartacus, les Sentiers de la gloire, Dr Folamour notamment. Brigitte Gauthier (dir.), Kubrick. Les musiques, Montpellier, L’Entretemps, 145 p. 20 Autre volet du volume précédent émanant d’un même colloque à Évry où les linguistes et LEA sont allés à la rencontre des musicologues avec cet objet, « l’un des cinéastes les plus propices à être partagés avec [leurs] collègues musiciens », Kubrick, les films, les musiques. On retrouve ou trouve donc cette fois The Killing, Lolita, 2001, The Shining, Eyes Wide Shut – et Clockwork Orange où la musique se voit octroyer un rôle bien précis que Damien Ehrhardt confronte au film du compositeur Mauricio Kagel, Ludwig van. Ein Bericht von Mauricio Kagel (1969) dans la perspective d’un « tournant dans la réception de la Neuvième symphonie de Beethoven après 1968. « La figure de Ludwig van chez Kubrick est proche de celle chez Kagel. Il s’agit d’une figure de l’extrême et non seulement de l’ultra-violence » qui peut être associée à l’ultra-marcato (de la Neuvième symphonie dont Kubrick utilise la marche du quatrième mouvement actualisée au synthétiseur) et à l’ultra-scherzando (le scherzo chez Kubrick – scène auto-érotique lors de son audition par Alex chez lui, puis dans l’appartement de M. Alexander), mais en aucun cas à l’infra-cantabile (le premier extrait de l’Hymne à la joie chez Kubrick marquant in fine l’apaisement d’Alex)… L’analyse de la voix off dans The Killing du premier volume (due à Alain Cohen) se voit reprise ici par le linguiste Javier Sanchez (« Kubrick et la voix off : analyse filmométrique de l’Ultime razzia »). Maurice Gianati, Laurent Mannoni (dir.), Alice Guy, Léon Gaumont et les débuts du film sonore, Londres, John Libbey, 2012, 258 p. + illustrations 21 Un bel ouvrage aux très nombreuses et précieuses illustrations (provenant de collections privées et d’institutions patrimoniales) qui réunit plusieurs contributions historiennes et érudites autour de la sonorisation des films allant des expériences menées en pionnier par Léon Gaumont (L. Mannoni) aux phonoscènes tournées par Alice Guy (M. Gianati), au chronomégaphone de Charles Proust (G. Proust), à l’exploitation du cinéma sonore en France avant 1914 (E. Lange), jusqu’aux premiers systèmes Vitaphone, Movietone et Photophone (J-P. Verscheure). En ouverture M. Gianati reprend sa conférence qui a suscité quelques remous en posant la question : « Alice Guy a-t-elle existé ? » Non qu’il soit envisagé qu’Alice Guy, première femme metteur en scène de l’histoire du cinéma mondial, entrée dans la société Gaumont & Cie en 1895 comme secrétaire, soit un faux ou un prête-nom, mais Gianati s’est efforcé de vérifier les données acceptées depuis les années 1970 quant à la carrière de celle-ci, et relève doutes, contradictions, impossibilités afin de reconfigurer la place d’Alice Guy, en particulier l’année où elle débute effectivement comme metteur en scène qui n’est pas 1896 comme elle l’écrit dans des mémoires tardives (1976) avec un film qu’elle intitule la Fée aux choux, mais 1900. L’écart peut paraître faible voire insignifiant mais pour Gianati gît sous ce déplacement de dates (dont l’histoire de l’art est coutumière, plus d’un peintre et non des moindres ayant antidaté certains tableaux pour paraître en pionnier d’un mouvement) la concurrence avec Georges Méliès. Ce dernier, en effet, a- t-elle déclaré à plus d’un de ses interlocuteurs (Bachy, Lacassin) a commencé « deux

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ans » après elle. L’enquête ne se tient cependant pas qu’à cette question de préséance, elle aborde en détail des éléments contextuels et interroge les données à disposition souvent cumulées et non interrogées par leurs utilisateurs. Ainsi cet article prend-il une valeur méthodologique. Un dernier tiers du livre est consacré à des filmographies commentées – celle des phonoscènes, des filmparlants Gaumont ainsi qu’à une analyse des catalogues des phonoscènes, celle des filmparlants des années 1910-1920, auxquelles s’ajoute la filmographie révisée concernant la seule Alice Guy –, offrant, avec l’iconographie, un ensemble de ressources documentaires de première main. Voir les Comptes rendus. Ugo Gregoretti, la Storia sono io (con finale aperto), Rome, Aliberti Editore, 2012, 144 p. 22 Un livre de souvenirs en forme de scénario pour un film rêvé. L’humour ravageur et l’élégance formelle d’un cinéaste méconnu en France dont les adaptations d’œuvres littéraires pour la télévision furent dans les années 1970 d’une intelligence rare. Le « g » de Rogopag, c’est lui ! Frank Lafond (dir.), Cauchemars italiens, Paris, L’Harmattan, 2011, vol. 1 : le Cinéma fantastique, 186 p. ; vol. 2 : le Cinéma horrifique, 182 p. 23 Le cinéma de genre a trouvé en Italie un terreau fertile : les deux volumes en témoignent grâce à une série d’études qui mettent en évidence des auteurs comme Antonio Margheritti, Mario Bava, Lucio Fulci, Dario Argento, Riccardo Freda… et qui évoquent aussi les incursions dans le genre de Dino Risi, Puppi Avati, voire Pier Paolo Pasolini. Les comédiens ne sont pas oubliés avec un texte sur Barbara Steele. On note des développements dans les domaines du giallo, filon co-latéral et, plus inattendu, du péplum (un texte de Florent Fourcard, par ailleurs auteur d’un livre sur le sujet). Gérard Leblanc, Sylvie Thouard (dir.), Numérique et transesthétique, Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 225 p. 24 Plusieurs auteurs – majoritairement de l’École Louis-Lumière – s’interrogent à partir d’un aspect (le 3D, la vidéo militante, les nouvelles technologies musicales, l’immersion auditive, le moteur de jeux RPG Maker, les nouveaux territoires du net, etc.) sur les changements apportés par les nouvelles technologies dans le domaine de l’esthétique. Dans sa conclusion, Gérard Leblanc critique « l’économisme » de Walter Benjamin dans sa réflexion sur la technique – qu’il doterait d’une « intentionnalité libératrice » – car il voit toute innovation technologique devoir répondre à un double objectif : « participer à l’accumulation du capital et renforcer l’assujettissement des individus qui composent cette société au mode de production et de consommation capitaliste ». Sa réponse est la promotion des « pratiques artisanales partagées entre filmeurs, filmés et spectateurs, les rôles étant réversibles ». Leblanc récuse la réception par la « distraction » que valorisait Benjamin, où il voit « une forme d’attention éclatée qui ne laisse aucune place à la concentration sur des enjeux de vie ou de représentation », tandis que Sylvie Thouard s’appuie, elle, sur cette réception par la « distraction » qu’elle pense susceptible de fonder des « espaces communs » rancièriens via la promotion des amateurs comme spectateur- créateur. Jean-Marc Leveratto, Analyse d’une œuvre : To be or not to be. Ernst Lubitsch, 1942, Paris, Vrin, 2012, 128 p.

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25 Dans une élégante collection de petites monographies (on trouve aussi des films de Becker, Hitchcock, Vertov, Wenders, Corneau, Melville, Rohmer), Jean-Marc Leveratto analyse la dimension comique du film, dans ses rapports au sexe, à la politique, au spectacle. Il réserve une étude spécifique à l’accueil critique et public du film sous le titre humoristique de « Le rire à l’époque de sa repro- ductibilité technique ». En annexe, Laurent Jullier propose un découpage technique du film. Sylvie Lindeperg, la Voie des images. Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Paris, Verdier « Histoire », 2013, 320 p. 26 S’interrogeant sur l’appauvrissement de « l’écriture de l’histoire » à la télévision (Apocalypse), l’auteure examine en détail l’histoire de quatre tournages effectués dans la même période du printemps-été 1944 dans les maquis du Vercors et Paris insurgé, dans les camps de transit de Terezin en Tchécoslovaquie et de Westerbork aux Pays-Bas, afin de mettre en évidence, au contraire, la richesse, la complexité et même l’ambivalence de ces images d’archives aujourd’hui standardisées, coloriées, montées dans des récits édifiants qui les châtrent. En revenant sur les conditions de ces tournages, les présupposés qui les informaient, les choix qui en décidèrent ou qu’ils induisirent, les gestes qu’ils mobilisèrent, il s’agit en amont de cerner l’imaginaire dont ils procédaient et en aval de prendre la mesure de leur impensé, des « réserves de sens » que la perception décalée qu’on peut en avoir de nos jours peut délivrer. L’auteure parle de « réveiller des éléments dormants ». Le livre s’achève sur un dialogue avec Jean-Louis Comolli. Enrico Magrelli (dir.), Sergio Castellitto, Senza arte né parte, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2012, 164 p. 27 Un des rares acteurs italiens contemporains à être connu à l’étranger pour des films dirigés par Marco Ferreri, Ettore Scola, Marco Bellochio, Gianni Amelio…, Castellito a aussi tourné en France avec Luc Besson et Jacques Rivette. Le livre permet de faire le point sur une abondante carrière dans laquelle alternent films d’auteurs et films à gros budget. Depuis 1999, Castellito est également passé à la réalisation. Pascal Mérigeau, Jean Renoir, Paris, Flammarion, 2012, 1102 p. 28 Monumentale biographie de Jean Renoir alimentée aux archives de UCLA et de quelques autres. Si la première partie de sa vie et de son itinéraire professionnel et politique est assez bien connue, la période américaine l’était moins, en particulier pour ce qui touche aux conditions de travail, aux contraintes exercées par la production sur les choix que souhaitait faire le cinéaste (et auxquels il renonce régulièrement). Quant à la troisième période, l’apport de Mérigeau tiendra sans doute à la place importante qu’il accorde aux projets inaboutis, aux difficultés à engager des tournages et à la satisfaction finalement que trouve Renoir à devenir écrivain, partie de son œuvre la plus mal connue (romans, théâtre). Voir les Comptes rendus. Richard Misek, Chromatic Cinema. A History of Screen Color, Chichester, John Wiley-Blackwell, 2010, 227 p., illustrations en couleur 29 Cette histoire de la couleur au cinéma se dis- tribue selon cinq entrées : la couleur du film (coloriage des premiers temps, avènement du Technicolor, généralisation de la couleur) ; la couleur de la surface (la couleur dans les films européens, la dimension

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artistique) ; la couleur absente (la revendication du noir et blanc dans les années 1965-1983, le noir et blanc des flash-back, les pastiches et la nostalgie) ; la couleur optique (naturalisée) ; la couleur digitale. Albert Montagne (dir.), le Train des cinéastes, Condé-sur-Noireau, CinémAction, n° 145, Corlet, 2012, 170 p. 30 Thème iconographique récurrent depuis l’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, le train a inspiré d’innombrables cinéastes, de Lumière à Renoir, des westerns aux mélodrames, des films de guerre aux évocations de la Shoah. L’ouvrage propose une série d’études qui balisent un territoire largement en friche auquel la revue Décadrages avait consacré un numéro il y a quelques années. Viva Paci, la Machine à voir. À propos de cinéma, attraction, exhibition, Villeneuse d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 282 p. 31 Préfacé par Tom Gunning, cet ouvrage, tiré d’une thèse dirigée par André Gaudreault, est consacré à la question de « l’attraction » au cinéma à laquelle les deux noms qu’on vient de citer sont liés : de l’attraction telle qu’elle existe avant le cinéma (spectacle) au cinéma des attractions (le cinéma des premiers temps) puis à l’attraction au cinéma avec la théorie eisensteinienne du montage au début des années 1920, jusqu’à l’attraction du cinéma (le cinéma spectaculaire), au cinéma expérimental et aux pratiques artistiques contemporaines (installations) enfin.

32 L’ambition de l’ouvrage est d’élaborer la « catégorie théorique » de l’attraction, d’en faire une « loupe » permettant de considérer autrement le cinéma : « nous proposerons une ontologie du cinéma qui ne soit pas fondée sur sa capacité à raconter des histoires mais sur ses qualités originaires de machine à voir qui génère une nouvelle manière, fragmentaire et stupéfiante, de voir, et qui engendre par là une véritable épiphanie du monde ». Ce que Gunning, dans sa préface, propose d’appeler « monstration ». Jean-Pierre Pagliano, le Roi et l’Oiseau. Voyage au cœur du chef-d’œuvre de Prévert et Grimault, Paris, Belin, 192 p., 300 illustrations 33 300 illustrations en quadrichromie, 95 images du film (photogrammes), des photographies, storyboards, dessins préparatoires et décors du film, des documents d’archive ou d’illustration (partitions de musique, écrits de Prévert, documents des Gémeaux, modelages, portraits de Paul Grimault, biofilmographie illustrée, etc.) pour un film qui a connu bien des aléas avant de voir le jour tel que ses auteurs l’avaient conçu. Une somme. Alberto Pezzotta, Ridere civilmente. Il cinema di Luigi Zampa, Bologne, Cineteca di Bologna, 2012, 352 p. 34 Luigi Zampa n’a jamais fait l’objet d’un ouvrage monographique si l’on exclut un petit livre de Domenico Meccoli paru en 1956. L’ouvrage de Pezzotta comble ainsi une lacune d’autant plus grave que Zampa a donné quelques films essentiels dans l’histoire du cinéma italien, par exemple Vivere in pace, l’Onorevole Angelina, Anni difficili, Processo alla città, La romana, l’Arte di arrangiarsi, Gli anni ruggenti… En 2011, lors de la 30e édition du Cinema ritrovato de Bologne, l’hommage qui lui était rendu remporta un très grand succès. On est donc en présence d’un livre qui remet Zampa à sa juste place, un livre qui explore les différentes composantes de l’œuvre et qui offre une indispensable filmographie commentée.

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Geneviève Sellier, Jean Grémillon. le Cinéma est à vous, Paris, Klincksieck, 2012, 346 p. 35 L’auteure et son éditeur rééditent un ouvrage paru au siècle dernier et depuis longtemps épuisé : la seule monographie complète consacrée à celui qu’on a coutume de qualifier d’« un des plus grands cinéastes français » sans n’en rien dire de plus (voir la récente recension du DVD l’Amour d’une femme dans l’Avant-Scène). L’anti-Renoir en somme. Pourquoi ? Sans doute trouvera-t-on une réponse possible dans la thèse de Geneviève Sellier dont elle a tiré ce volume : parce que Grémillon fut l’un des rares cinéastes français à engager dans ses films une remise en cause des figures figées et commodes des hommes et des femmes. Gabin pleure dans Gueule d’amour, fuit les contradictions conjugales dans le viril sauvetage des navires en perdition dans Remorques, l’ingénieur de Lumière d’été ou de l’Amour d’une femme n’admettent pas que la femme qu’ils aiment ait un métier, ce à quoi, seul, le mécanicien Vanel consent dans le Ciel est à vous… L’autre réponse tient la constante préoccupation de Grémillon pour la grandeur des métiers, de gardien de phare à médecin de campagne, de menuisier à rouleur, de chauffeur dans les soutes d’un navire à peintre des matières, graveur ou lissier. La troisième réside dans la position politique du cinéaste et ses projets d’ordre historique (1848, La Commune) et son refus des compromissions. De ses ambitions contrariées témoignent ses courts métrages qui en ébauchent la réalisation. Georges Sifianos, Esthétique du cinéma d’animation, Paris, Cerf, « 7e art », 2012, 310 p. 36 Lui-même cinéaste et plasticien, l’auteur présente une synthèse des études sur le cinéma d’animation. Il analyse l’esthétique de cette forme d’expression et l’évolution récente – des techniques traditionnelles aux images de synthèse – de ce qu’il appelle un artefact. Giovanni Spagnoletti (dir.), Il reale allo specchio. Il documentario italiano contemporaneo, Venise / Pesaro, Marsilio / Mostra del nuovo cinema, 2012, 208 p. 37 Une utile mise au point sur le documentaire italien contemporain, domaine qui connaît depuis quelques années une floraison exceptionnelle. Voir les Comptes rendus. David Trotter, Cinema and Modernism, Malden-Oxford-Victoria, Blackwell, 2007, 205 p. 38 L’auteur, professeur de littérature anglaise à Cambridge, montre combien le cinéma, appréhendé comme médium d’enregistrement, fut central pour Joyce, Eliot et Woolf et d’autre part comment les œuvres de Chaplin et Griffith se rattachent au modernisme. Pour le premier point son hypothèse est qu’au lieu d’envisager comme cela s’est fait traditionnellement les éventuels emprunts mutuels de la littérature et du cinéma (en termes de procédés : le montage en particulier), ou de se demander dans quelle mesure le cinéma aurait produit la littérature moderniste, il convient d’évaluer en quoi le cinéma, en tant que media (non en tant qu’art), représente un « exemple » de neutralité (l’automatisme de l’enregistrement) pour une littérature cherchant à retrouver le réel. Le foisonnement de celui-ci (Trotter fait fonds sur le mot « thicket » employé par Kracauer) excède les constructions qui relèvent de la représentation en privilégiant un lien matériel avec le réel plutôt que de ressemblance ou d’analogie. Curieusement l’auteur ne mentionne pas le mouvement des « Objectivistes » qui offrirait pourtant une

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exemplification de sa théorie. La technologie du film et l’esthétique moderniste, soutient le livre, se combinent pour « explorer les limites de l’humain ». Christian Viviani (dir.), le Costume, Condé-sur-Noireau, CinémAction, n° 144, Corlet, 2012, 164 p. 39 Sur un sujet qui avait donné lieu à un fameux – et ultime – numéro de la Revue du cinéma de 1949, et le plus souvent à des études monographiques (liées à un décorateur, un dessinateur, un créateur – songeons à Boris Bilinsky en France), Christian Viviani, a rassemblé un ensemble de collaborateurs (dont beaucoup écrivent dans Positif ou dans 1895) afin d’explorer des problématiques et d’envisager les évolutions et les transformations qu’elles connaissent dans le cinéma américain : costume et particularités culturelles, costumes et genres cinématographiques, costume, masque et nudité, personnalités et styles, témoignage, patrimoine et conservation. Des entretiens avec des créatrices de costumes (réalisés en 2005) complètent l’ouvrage. La faible part accordée à l’iconographie par la collection se fait cependant ressentir. Scott Walden (dir.), Photography and Philosophy. Essays on the Pencil of Nature, Malden-Oxford, Wiley-Blackwell, 2010, 325 p. 40 C’est une sorte d’anthologie de textes théoriques concernant la nature de la photographie situés après les réflexions nées de la conjoncture des années 1970-1980 (Barthes, Sontag, Sekula) et prenant en compte les changements opérés dans le rapport du médium à la « vérité » depuis l’avènement de la technologie digitale, la manipulation accrue de l’image. Le premier texte, dû à Kendall Walton, sert de point de départ à plusieurs des contributions suivantes. Walton postule une « transparence » de l’image photographique liée à son processus mécanique tout en considérant que l’image qu’obtient le photographe ne coïncide pas dans tous ses aspects avec celle qu’il a visée (position qui offre un écho croisé des positions de Bazin et de Francastel). Repartant de là, Cynthia Freeland développe une réflexion à partir de l’image religieuse laquelle n’a pas une fonction de représentation mais de manifestation. Aaron Meskin et Jonathan Cohen quant à eux tiennent à distinguer dans ladite « transparence » les informations concernant les propriétés visuelles de l’objet photographié et les informations concernant le corps du regardeur. Scott Walden s’interroge sur les notions de vérité et d’objectivité associées à la photographie depuis son invention et qui sont aujourd’hui l’objet de doute. Il préconise avant tout de distinguer les deux notions l’une de l’autre. Barbara Savedoff dans la même veine s’attache à la notion d’« autorité documentaire ». Roger Scruton se penche sur les critères d’acceptation de la photographie comme art (les réquisits de la représentation, du point de vue de l’artiste, etc.) et David Davies repart d’Arnheim et examine une photographie de Cartier-Bresson (dans les Abruzzes) offrant une construction géométrique parfaite. Patrick Maynard, comme Davies, s’intéresse à la construction géométrique. Dominic Lopes part, lui, des Brillo Boxes de Wahrol pour examiner la question de l’adéquation. Une deuxième contribution de Walton compare et distingue des paysages et natures mortes peintes et filmiques. Noel Carroll analyse les deux voies par lesquelles un public de film de fiction utilise sa connaissance du monde réel dans le processus de compréhension du film qu’il voit. Gregory Currie distingue de son côté deux types de représentation : par origine et par usage. Arthur Danto enfin s’attache à l’éthique du portrait photographique, stigmatisant le recours à des ressources de l’appareil comme les instantanés à très haute vitesse figeant des expressions faciales ou des détails artificiels par rapport à la vue « naturelle ».

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Ismail Xavier, Encontros, Rio de Janeiro, Azougue, 2009, 294 p. 41 Un recueil d’entretiens établi et présenté par Adilson Mendes que le critique et chercheur brésilien Ismail Xavier a donnés des années 1980 à la première décennie des années 2000. Spécialiste du cinéma brésilien en particulier moderne et contemporain, Xavier a donné les meilleures analyses du « Cinema novo » (spécificité de sa première phase, son rapport de continuité et de rupture avec le cinéma antérieur, l’influence qu’il a exercée, sa place dans la société, de l’évolution économique et idéologique du cinéma de son pays, croisant l’histoire proprement dite du médium avec celles de la société mais aussi du théâtre). Ismail Xavier, Glauber Rocha et l’esthétique de la faim, Paris, L’Harmattan, « Recherches Amériques latines », 2008, 216 p. 42 La première monographie sur un auteur pourtant très commenté qui l’inscrive dans le contexte culturel et politique qui le rend possible.

43 Voir les Notes de lecture. Vito Zagarrio (dir.), Nanni Moretti. Lo sguardo morale, Venise / Pesaro, Marsilio / Mostra del nuovo cinema, 2012, 272 p. 44 Ouvrage publié à l’occasion de l’hommage rendu au cinéaste par le festival de Pesaro. De nombreuses contributions analysent les films de Moretti et en cernent l’accueil critique en Italie et à l’étranger. Guido Zauli, Gian Vittorio Baldi. Ricerca e trasgressione, Bologne, Archetipo Libri, 2011, 294 p. 45 Souvent évoqué pour un seul film, Fuoco (1968), œuvre novatrice en son temps, célébrée en France, Gian Vittorio Baldi est l’auteur d’un grand nombre de documentaires, de films pour la télévision et le cinéma, notamment ZEN sur la pauvreté des périphéries urbaines en Sicile (1988) et Temporale (1999) où il évoque la guerre en Serbie. L’ouvrage de Zauli fait l’inventaire d’un travail protéiforme accompli également dans le domaine de l’enseignement (il fonde une école de cinéma) et de la production avec la IDI Cinematografica (Baldi a produit des cinéastes comme Mingozzi, Straub, Pasolini, Bresson, Nelo Risi…).

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Livres, Revues, DVD

Revues reçues

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Revues reçues

Agone, n° 48, 2012 1 Un dossier autour de Victor Serge et Dwight MacDonald, militants de gauche parmi les premiers commentateurs occidentaux du cinéma soviétique et du film de propagande pro-soviétique de Michael Curtiz, Mission to Moscow. Voir les Notes de lecture. Bianco e Nero, n° 572, janvier-avril 2012 ; n° 573, mai-août 2012 2 La revue du Centre Expérimental de Cinématographie poursuit son travail monographique en consacrant son avant-dernière livraison au cinéma italien des années 1970. À noter des textes sur le film de Bellocchio, Fous à délier, ou sur le personnage populaire de Fantozzi (Paolo Villaggio) ; l’ensemble comporte également des études sur la télévision et la radio. La dernière livraison, « Nouvelles tendances de la recherche sur le cinéma en Italie », balise des territoires très divers, les blockbusters, le mélodrame selon Stanley Cavell, Chaplin et l’évolution de l’écriture critique, Bergman et la mise en scène de la temporalité, le cinéma érotique des années 1960, la restauration numérique de Ballet mécanique de Fernand Léger, la naissance de Cinecittà, cinéma et spiritisme… Le recueil, très hétérogène, n’en offre pas moins des pistes stimulantes de réflexion. Immagine. Note di storia del cinema, n° 1, 1er semestre 2010 ; n° 2, 2e semestre 2010 ; n° 3, 1er semestre 2011 3 La revue de l’Associazione italiana per le ricerche di storia del cinema renaît de ses cendres. Rappel : Immagine est né en 1981 (quelques années avant 1895 qui s’inspira de son modèle) et a publié régulièrement quelques dizaines de livraisons. Après des interruptions et le lancement de « nouvelles séries » éphémères, la revue connaît enfin une vraie renaissance. Sous la responsabilité de Carlo Montanaro et de Michele Canosa et éditée par Cattedrale à Ancône, cette revue semestrielle se présente sous la forme F0 d’élégants volumes au format 14,5 B4 21. Chaque livraison comporte une série d’études portant prioritairement sur le cinéma muet italien. À noter dans le numéro 1 des articles sur les studios de cinéma et sur le Film d’Art I Carbonari (1912) ; dans le numéro 2 des textes sur Guazzoni, Caserini, Gallone et Matilde Serrao ; dans le numéro 3 un

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dossier sur la guerre italo-turque (1911-1912) vue par le cinéma documentaire et par la fiction et une analyse du film Nozze d’oro (1911) de Luigi Maggi. MicroMega, n° 6, 2012 4 La revue MicroMega, que dirige à Rome Paolo Flores d’Arcais, publie régulièrement des dossiers consacrés au cinéma italien sous le titre « Almanaco del cinema » (quatre numéros à ce jour parus en 2006, 2010, 2011, 2012). La dernière livraison propose de nombreux textes et des entretiens avec de grands anciens comme les frères Taviani ou Francesco Rosi ou avec des cinéastes plus jeunes comme Marco Tullio Giordana ou Matteo Garrone. Le numéro comporte aussi un ensemble sur Elio Petri décédé en 1982. Les diverses contributions indiquent des ambitions éditoriales dépassant la simple connaissance cinéphilique. Revista da Cinemateca brasileira, n° 1, juillet 2012 5 Une nouvelle revue de cinéma en langue portugaise. Voir les Notes de lecture. Le Rocambole. Bulletin des amis du roman populaire, n° 54, printemps 2011 6 Cette livraison de l’Association des Amis du Roman Populaire célèbre le centenaire de la publication du roman de Pierre Souvestre et Marcel Allain, Fantômas. L’objet d’étude, énoncé d’emblée par Alfu, n’est pas tant le mythe issu du personnage de Fantômas que les trente-deux volumes édités par Fayard entre 1911 et 1913. Si Marc Georges analyse les différentes adaptations cinématographiques, une bande dessinée parue en feuilleton dans Gavroche (1940-1942) et un roman-photo composé par les Éditions Mondiales (1962-1963), la réflexion des autres textes s’organise autour du roman (genèse, personnages, illustrateur, titre des volumes) et des contributions de Souvestre et Allain. En complément Jean-Luc Buard présente quatre contes de Souvestre, publiés par l’Auto entre 1909 et 1911. L’un d’eux, intitulé « Le cinéma », met en scène quelques voleurs, équipés d’une automobile et d’un cinématographe afin de cambrioler la villa du directeur de la Comédie-Française, avec l’aide de policiers zélés. Studies in Russian & Soviet Cinema, vol. 6, n° 2, 2012 7 Voir les Notes de lecture. Vertigo, n° 43, été 2012 8 Un numéro intitulé « Fins de mondes » avec en couverture une image du Costa Concordia naufragé, image d’actualité et non tirée d’un film (sinon, par métonymie, Film : socialisme), renvoyant pourtant à l’iconographie d’une des catastrophes les plus mythiques, celle du Titanic. Fukushima, sublime kantien, Katrin Bigelow, un entretien avec Tariq Teguia, etc. En deuxième partie un dossier consacré à Mafrouza d’Emmanuelle Demoris, chronique d’un bidonville d’Alexandrie édifié sur une ancienne nécropole gréco-romaine, « film-monde » propre peut-être à faire contrechamp au goût de l’apocalypse distillé dans la première partie du numéro.

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Livres, Revues, DVD

Correspondance

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Correspondance

Vicente Benet et Vicente Sanchez-Biosca

Notre revue a régulièrement rendu compte des numéros de la revue Archivos de la filmoteca (créée en 1989 par Ricardo Muñoz Suay) pour en relever la qualité, l’originalité, les apports à l’histoire du cinéma. Or le numéro d’avril dernier publiait un éditorial alarmant des deux responsables de la publication, Vicente Benet et Vicente Sanchez-Biosca, sur le péril que courait désormais la ligne de la revue, les amenant à se retirer. Quoi qu’il en soit de la poursuite de cette publication de l’Instituto Valenciano de Cinematografía sous une forme numérique (désormais dirigée par Francisco Ravier Gómez Tarín et Augustín Rubio Alcover), il convenait d’en informer nos lecteurs.

Archivos de la filmoteca : fin d’une époque

Dans un passage de ses mémoires intitulées Mon dernier soupir, Luis Buñuel rendait compte des films de sa longue expérience mexicaine, dont il ne se montrait pas particulièrement fier : tournages rapides, stars imposées, sources littéraires décidées par d’autres… Il en faisait cependant le bilan avec une sereine dignité, dans la perspective d’une mort qu’il savait proche : « Je crois n’avoir jamais tourné aucune scène qui ait été contraire à mes convictions, à ma morale personnelle ». Il serait incongru de vouloir nous comparer à l’insigne don Luis. Cependant on invoque les modèles non pour se flatter de la comparaison mais pour aspirer à les imiter parce qu’on les admire. Disons donc humblement que, quelle qu’ait pu être la valeur des textes publiés par Archivos de la filmoteca au cours des quelque vingt années où nous avons conduit la revue en tant que directeur et rédacteur en chef, nous pensons n’y avoir jamais publié quoi que ce soit de contraire à nos convictions intellectuelles et morales. C’était la seule condition que nous avions posée à notre cher Ricardo Muñoz Suay en novembre 1992, une figure qui n’est pas associée par hasard au souvenir et à l’histoire de son ami Buñuel ; condition qui fut accordée sans restriction. Ce fut également ce pacte tacite, de gentlemen, disait-on jadis, de générosité humaine et de confiance intellectuelle, si l’on préfère, qui nous lia par la suite à nos collaborateurs, équipe de rédaction et interlocuteurs divers dans les cinémathèques et universités. Bien que nous ayons senti souvent que l’avenir de la revue pouvait être en péril, nous

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devons reconnaître que cette condition originelle fut respectée. Et cela fut suffisant pour alimenter notre enthousiasme et nos désirs de progrès. Ne nous méprenons pas : Archivos de la filmoteca a évolué, lentement, mais inexorablement, depuis 1992. Évolution qui obéissait aux nouvelles tendances propres aux revues d’histoire du cinéma, au rythme des élans et mouvements des autres publications de ce genre dans d’autres langues et d’autres pays du monde. La part qu’elle accordait à l’histoire s’intensifia, la présence des études hispaniques fut de plus en plus visible dans ses pages, le nombre d’auteurs augmenta en raison des exigences croissantes de spécialisation et de rigueur. Ce n’était pas là la seule option possible, mais il ne nous incombe pas de juger si ce fut la bonne. Elle fut en tout cas cohérente, et nous nous sommes sentis accompagnés dans notre aventure par cette invisible communauté imaginaire qui configure la réflexion et le savoir. Un DVD a rassemblé les cinquante premiers numéros, un reading d’articles sur le cinéma espagnol a été traduit en français, et la digitalisation de la revue par Digitalia nous orientait vers une modernisation de qualité avec un critère choisi de diffusion… Eh bien ! ce lien imaginaire avec l’origine, ce souffle vital et intellectuel, n’ont désormais plus leur place au sein de l’institution qui publie Archivos de la filmoteca. Ses critères d’évaluation ont changé, et ses priorités également. Il ne s’agit pas d’une conséquence de la crise économique, mais de ce que nous qualifierions de crise morale et intellectuelle des institutions publiques. Le temps dira un jour qui avait raison et qui avait tort. Ou peut-être jamais. Mais détachés de l’engagement éthique et scientifique, des paris d’une amélioration constante et de plus en plus rigoureuse, continuer à conduire cette revue sans pouvoir en garantir les résultats ou l’approche serait vouloir s’agripper au gouvernail d’un navire à la dérive ou simple vanité. Quels que soient nos sentiments, notre adieu importe peu sur un plan émotionnel, mais il doit, en revanche, être perçu comme la fin d’un projet. Un projet qui a été soutenu par des intellectuels, des institutions, universités, cinémathèques, chercheurs du monde entier, prend fin aujourd’hui et c’était pour nous une obligation morale que d’expliquer à ceux que nous avions sollicités pour nous accompagner dans cette aventure, que nous ne sommes plus désormais appuyés par l’institution et que nous ne pouvons plus garantir le niveau que nous avions promis et la liberté de jugement que nous considérons indispensable à toute vie intellectuelle authentique. Un projet qui a duré vingt ans prend fin et avec ces pages, nous voudrions rappeler que nous en devons les succès – mais non les défauts – à tous ceux qui y ont imprimé leur signature. Et surtout, consacrer un dernier hommage à celui qui nous en avait confié l’avenir, Ricardo Muñoz Suay. Nous le remercions de sa confiance avec gratitude, mais également avec l’humble sérénité du devoir accompli. Le futur, s’il existe, appartient à d’autres et il leur reviendra de l’expliquer.

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Livres, Revues, DVD

Erratum

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Erratum

À propos de Partie de campagne (n° 57, avril 2009).

Une précision de Jean-Pierre Pagliano Je viens seulement de découvrir, dans le numéro 57 de la revue 1895 (avril 2009), l’étude de Marie Robert sur Partie de campagne. Elle me cite p. 99 (note 1) en me faisant dire exactement le contraire de ce que j’avais écrit dans Positif (n° 408, février 1995). À propos du titre, je précisais page 91 (note 2) : « […] il est, sur l’affiche de Dignimont, fidèle à celui de Maupassant : Une partie de campagne) ». D’après Marie Robert, « Jean- Pierre Pagliano souligne que c’est avec l’article défini (la Partie de campagne) qu’apparaissait le titre sur l’affiche conçue par André Dignimont, comme pour la nouvelle de Maupassant ». Pour l’anecdote, j’ai sous les yeux l’affiche originale que m’avait offerte (en douce !) la secrétaire de Pierre Braunberger le jour où j’étais allé interviewer le producteur pour France Culture (émission « Mémoires du siècle » du 28 août 1987). Jean-Pierre Pagliano Cette précision donne l’occasion de dire deux mots d’André Dignimont (1891-1965) qui semble n’avoir pas réalisé d’autres affiches que celle-là (Une partie de campagne, 1946, lithographie couleur, 60 x 80, 23 x 33) – sinon quelques publicités commerciales (Perrier), mais qui a joué de petits rôles dans quelques films de Renoir (la Nuit du carrefour, Chotard et Cie) et dans Donne-moi tes yeux de Guitry. C’est moins un affichiste qu’un graveur, peintre et dessinateur, illustrateur d’ouvrages rares (Mimi Pinson de Musset) et de nombreux textes d’Octave Mirbeau, Colette, Francis Carco, Pierre MacOrlan, collaborateur de journaux illustrés comme le Rire et le Crapouillot, décorateur de théâtre et de cabaret. Collectionneur de photographies érotiques anciennes, son univers est essentiellement celui du monde du spectacle et du milieu interlope tel que les écrivains des années 1930-1940 aimaient à l’évoquer.

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