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1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

31 | 2000 , nouveaux regards

Laurent Véray (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/51 DOI : 10.4000/1895.51 ISBN : 978-2-8218-1038-9 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2000 ISBN : 2-913758-07-X ISSN : 0769-0959

Référence électronique Laurent Véray (dir.), 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000, « Abel Gance, nouveaux regards » [En ligne], mis en ligne le 06 mars 2006, consulté le 13 août 2020. URL : http:// journals.openedition.org/1895/51 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.51

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© AFRHC 1

SOMMAIRE

Approches transversales

Mensonge romantique et vérité cinématographique Abel Gance et le « langage du silence » Christophe Gauthier

Abel Gance, cinéaste à l’œuvre cicatricielle Laurent Véray

Boîter avec toute l’humanité Ou la filmographie gancienne et son golem Sylvie Dallet

Abel Gance, auteur et ses films alimentaires Roger Icart

L’utopie gancienne Gérard Leblanc

Etudes particulières

Le celluloïd et le papier Les livres tirés des films d’Abel Gance Alain Carou

Les grandes espérances Abel Gance, la Société des Nations et le cinéma européen à la fin des années vingt Dimitri Vezyroglou

Abel Gance vu par huit cinéastes des années vingt Bernard Bastide

La Polyvision, espoir oublié d’un cinéma nouveau Jean-Jacques Meusy

Autour de Napoléon : l’emprunt russe Traduit du russe par Antoine Cattin Rachid Ianguirov

Gance/Eisenstein, un imaginaire, un espace-temps Christian-Marc Bosséno et Myriam Tsikounas

Transcrire pour composer : le d’Abel Gance Philippe Roger

Une certaine idée des grands hommes… Abel Gance et de Gaulle Bruno Bertheuil

Étude sur une longue copie teintée de La Roue Roger Icart

La troisième restauration de Napoléon Kevin Brownlow

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Sources

Le fonds Abel Gance à la Bibliothèque nationale de France Noëlle Giret

Bibliographie Bernard Bastide

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Approches transversales

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Mensonge romantique et vérité cinématographique Abel Gance et le « langage du silence »

Christophe Gauthier

L’orgueilleuse subjectivité symboliste promène sur le monde un regard distrait. Elle n’y découvre jamais rien d’aussi précieux qu’elle-même. Elle se préfère donc au monde et se détourne de lui. Mais elle ne se détourne jamais si vite qu’elle n’ait aperçu quelque objet. Cet objet s’introduit dans la conscience comme le grain de sable dans la coquille de l’huître. Une perle d’imagination va s’arrondir autour de ce minimum de réel. C’est du Moi et du Moi seul que l’imagination tire sa force. C’est pour le Moi qu’elle bâtit ses splendides palais. Et le Moi s’y ébat dans un bonheur sans nom jusqu’au jour où le perfide Enchanteur réalité effleure les fragiles constructions du rêve et les réduit en poudre.

1 René Girard nous offre en ces termes une représentation du « désir symboliste », pour en contredire la prétendue réalisation dans l’expérience « romanesque »1. Certes, il est ici question du narrateur de la Recherche, dont, pour ses lecteurs de la première moitié du siècle, le moi serait conçu en toute autonomie, dans le champ clos de sa subjectivité, alors que c’est à l’imitation de Bergotte ou des Guermantes qu’il se dévoile, se jouant comme en regard de la vérité de ces personnages. Un tel exemple autorise René Girard à fustiger avec force le « mensonge romantique » des auteurs, critiques ou personnages dont les attitudes « paraissent toutes destinées à maintenir l’illusion du désir spontané et d’une subjectivité quasi divine dans son autonomie »2.

2 Dans cette orgueilleuse – et vaine – subjectivité dont Girard fait le procès, peut-on reconnaître un portrait d’Abel Gance ? Elle semble correspondre dans une certaine mesure à l’image convenue du cinéaste, confronté aux difficiles réalités de la

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production et à de nombreux échecs. Roger Icart, son biographe3, ne l’a-t-il pas qualifié de « Prométhée foudroyé » ? De fait, jusque dans les années trente au moins, écrits intimes, notes préparatoires à Prisme et conférences permettent d’inscrire Abel Gance dans cette tradition romantique, individualiste et subjectiviste. Il se complaît à donner de lui-même une représentation qui adhère presque intimement à cette description d’un « moi symboliste » et campe un personnage de génie isolé, dont l’outil privilégié est dès 1914 cette expression nouvelle qu’il convient désormais d’affranchir des autres arts : le cinéma4. Mais ce serait une erreur de ne voir dans cette image, construite par le cinéaste lui-même autant que par ses biographes, qu’une simple posture intellectuelle : plus profondément, elle désigne sa culture philosophique et littéraire et détermine sa conscience d’auteur autant que sa conception du septième art. L’auteur et les auteurs 3 Pendant plus de quinze ans, en marge de ses projets cinématographiques, Abel Gance travailla à un livre qui vit le jour à l’été 1930, édité par Gallimard grâce à l’entremise de Robert Aron5. Prisme devait d’abord s’appeler le Livre qui se ferme, l’Invitation au voyage ou encore Ce que les dieux devraient savoir. Si le titre retenu est le plus cinématographique de tous, cet art y tient cependant peu de place. Certes, un chapitre est consacré au « langage du silence », mais Gance concevait davantage cet ouvrage comme une sorte de bréviaire personnel, un « évangile de travail »6, où lectures et notions philosophiques sont largement mises en exergue. Les notes préparatoires sont à ce titre particulièrement fécondes7. Nietzsche et Stendhal s’y taillent la part du lion, suivis par les maîtres anciens (Saint-Augustin, Plutarque, Héraclite, Ovide) des auteurs issus du mouvement symboliste international (Maeterlinck, , Canudo) des philosophes et moralistes parfois précurseurs du nietzschéisme (Ralph Emerson) ou attentifs à la société contemporaine (Gustave Le Bon). Dans une note non datée, Gance nous livre son panthéon personnel : « les hommes que j’aime : Charles d’Orléans, Ronsard, Du Bellay, Henri , Stendhal, Nietzsche, , ». Hormis les poètes, deux de ces auteurs méritent que l’on s’arrête sur l’interprétation probable qu’en fit le futur auteur de Napoléon.

4 On sait déjà l’influence que Nietzsche exerça sur lui8. Encore faudrait-il connaître la lecture que l’on en faisait à l’époque de sa jeunesse. Prisme est à cet égard particulièrement révélateur : « comprendre Nietzsche », y écrit-il, « c’est guérir l’anémie de l’âme. Il apprend comment on peut créer avec des mains vides, les cités de lumière que nous devrions déjà habiter »9. «Réconfort, modèle et guide », Nietzsche lui fixe en quelque sorte une règle de conduite qui va lui permettre « sur le plan artistique, de faire sienne une conception positive du héros, maître des destinées »10. L’association du philosophe allemand avec le consul de Civitavecchia est en revanche plus surprenante et méconnue. Stendhal fut redécouvert dans les dernières années du XIXe siècle, redécouverte dans laquelle, au côté des romans, les écrits intimes – Souvenirs d’égotisme, Projets autobiographiques – et les essais de jeunesse – en particulier De l’amour – tinrent la plus grande place11. En 1914, Léon Blum publie Stendhal et le beylisme qui témoigne de la faveur de l’époque pour un comportement inspiré des héros stendhaliens où s’allient l’individualisme et l’énergie passionnée. On voit déjà qu’aux yeux d’un lecteur de 1910, l’auteur de Lucien Leuwen et celui de la Naissance de la tragédie pouvaient entretenir des relations plus étroites qu’on n’aurait pu le penser. René Girard est plus explicite encore : selon lui, le Stendhal redécouvert à la fin du XIXe siècle est « romantique » car s’y opposent « passion » (désir spontané) et « vanité » (désir

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suscité par le désir d’autrui). Voilà qui rappelle un peu la dialectique gidienne du Moi naturel et du Moi social dans l’Immoraliste. Le Stendhal dont parlent les critiques, et en particulier Paul Valéry dans sa préface à Lucien Leuwen, est presque toujours ce Stendhal « gidien » de la jeunesse. On comprend que celui-ci ait été à la mode à l’époque où proliféraient les morales du désir dont il est le précurseur. Ce premier Stendhal qui triomphe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle nous propose un contraste entre l’être spontané qui désire intensément et le sous-homme qui désire faiblement en copiant les Autres.12

5 Fort de ces interprétations, mu par l’incoercible désir de bâtir de « splendides palais » cinématographiques, Abel Gance se révèle en ses notes de lecture imbu de lui-même certes, mais aussi d’une conception « romantique » du héros et de l’auteur, à la fois beyliste et nietzschéenne au sens où on l’entendait à l’époque : « Je me rends compte de mon incontestable supériorité (compréhension générale et sensibilité), écrit-il le 27 avril 1914. […] Il est dommage que par ma faute ma faiblesse physique fasse toujours rompre l’équilibre qui est nécessaire »13. Or, comme le Élie Faure dans la préface de Prisme, cette « volonté de génie », puisée aux sources des idéologies littéraires de sa jeunesse, va trouver dans « les armes techniques du cinéma »14 les instruments nécessaires à son accomplissement. Elle n’aura de cesse d’interférer dans le statut du cinéaste qui, pour justifier ses fins, va se doubler d’un théoricien. C’est pourquoi il est nécessaire d’insister sur les idées cinématographiques d’Abel Gance. Le grammairien du cinématographe 6 Pour ce dernier en effet, un film digne de ce nom doit réunir les caractéristiques des arts qui l’ont précédé. Bien plus, il doit pour accéder au statut d’œuvre artistique sublimer ces qualités en les fusionnant, à la fois « musique par l’harmonie des retours visuels, par la qualité même des silences, peinture et sculpture par la composition, architecture par la construction et l’ordonnancement, poésie par les bouffées de rêves volés à l’âme des êtres et des choses, et danse par le rythme intérieur qui se communique à l’âme »15. Ce n’est pas là le point le plus original de la pensée cinématographique de Gance. Les meilleurs des critiques, parmi lesquels Émile Vuillermoz, ne manquent pas de trouver ces conceptions « frappées au coin du bon sens »16, et pour cause : elles avaient été propagées dès le tout début des années vingt par Ricciotto Canudo dans sa fameuse théorie des sept arts, diffusée et largement reprise par la presse spécialisée de l’époque. Rappelons-en les termes : […] Notre temps a synthétisé, d’un élan divin, les multiples expériences de l’homme. Nous avons fait tous les totaux de la vie pratique et de la vie sentimentale, nous avons marié la Science et l’Art, je veux dire les trouvailles, et non les données de la Science, et l’idéal de l’Art, les appliquant l’une à l’autre pour capter et fixer les rythmes de la lumière. C’est le Cinéma. L’Art Septième concilie ainsi tous les autres. Tableaux en mouvement. Art plastique se développant selon les normes de l’Art rythmique.17

7 Canudo et Gance se connaissaient depuis les années 1911-1913, à l’époque des « Greniers de Montjoie », réunions qui avaient lieu rue du Quatre-Septembre, au domicile de Canudo ; on y lisait des vers et on échangeait divers propos sur les beaux- arts. La formule fut reprise avec succès pour le « grenier des sept arts » qui réunissait en 1921-1923 les membres du Club des Amis du Septième art dont Gance était alors vice-président18. La proximité entre les deux hommes est donc à la fois personnelle et théorique, et l’influence de Canudo sur l’ensemble des idées cinématographiques de Gance restera longtemps sensible, du moins jusqu’à un certain point.

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8 Pour l’heure, en ce début des années vingt, le cinéma n’est le plus souvent considéré que comme une promesse, dont la vocation-même est en quelque sorte de tendre vers son statut artistique. Or c’est dans cette permanente tension que se situe la « vérité cinématographique » de Ricciotto Canudo. Ce dernier écarte d’emblée toute analogie entre la « vérité » et le réalisme. Il ne s’agit pas au cinéma de transcrire des émotions, sentiments ou situations « d’après nature », ce qui n’en ferait qu’un théâtre privé de parole que les exégètes de l’art nouveau rejetaient avec force. C’est donc par contraste avec le théâtre que « l’art n’est pas le spectacle de quelques faits réels ; il est l’évocation des sentiments qui enveloppent les faits »19. Malheureusement, estime Canudo, le cinéma se contente bien trop souvent de redondances appauvrissantes, l’intertitre doublant parfois l’image qui elle-même à voir concrètement la pensée du personnage. Dans ce contexte, seuls quelques écranistes ont compris que la vérité cinématographique doit correspondre à la vérité littéraire, à la vérité picturale, à la vérité nuptiale même, qui est la plus indéfinie [sic]. Aucune d’elles n’est la réalité. […] En France, seuls Marcel L’Herbier et Louis Delluc, le premier surtout, et parfois Abel Gance, cherchent à répandre, avec leurs trouvailles évocatrices, le sens de la vérité cinématographique, d’un style cinématographique capable d’assurer au Cinématographe une équité artistique.

9 La vérité du cinéma se laisse donc entrevoir comme en creux, lorsque celui-ci s’éloigne du réel pour atteindre l’art. Remarquons au passage à quel point le septième art s’érige non seulement contre le théâtre mais aussi contre toute forme de naturalisme, que l’on envisage alors comme une pâle et plate imitation du réel, aussi documentée soit-elle.

10 Mais Abel Gance, s’il partageait en partie les vues de Canudo, avait le souci de bâtir un système cinématographique qui lui fût propre. De manière équivalente, la syntaxe promue par Gance fonde l’autonomie du cinéma en tant qu’art, elle est toutefois indissociable de la déclinaison de son statut d’auteur. « Mais qui sera notre Malherbe ou notre Rotrou ? » s’écrie-t-il avant de poursuivre ; « comme à la tragédie formelle du XVIIe, il faudra en effet assigner au film de l’avenir des règles strictes, une grammaire internationale. Ce n’est qu’enserrés dans un corset de difficultés techniques que les génies éclatent »20. L’ambition est immense qui vise, par la fixation d’une grammaire du film, à créer les conditions de production d’un âge classique du cinéma comme il y eut un grand siècle du théâtre : tel sera « le cinéma de demain », titre d’une conférence prononcée en mars 1929 à l’Université des annales qui énumère les procédés techniques grâce auxquels le metteur en scène pourra sortir le cinéma de l’enfance où il semble être plongé21. Le gros plan, la surimpression ou « réimpression » qui traduit en « la vie de l’espace », le rythme exprimé par le montage, la « mise en mouvement » de l’appareil de prises de vues, le triple écran enfin, deviennent les outils susceptibles de conférer au cinéma la plénitude de ses capacités expressives.

11 Que la même conférence se soit aussi appelée « autour du Moi et du Monde » n’en est pas moins révélateur. Cela indique clairement que l’identité de l’auteur de films se constitue par l’utilisation de ces procédés techniques, syntaxe du nouveau langage. On comprend alors que dans l’esprit de Gance leur simple énumération revienne à écrire une « histoire très abrégée des progrès de l’art cinématographique »22, dont ses films sont autant de jalons. En témoignent les rétrospectives qui lui furent consacrées dès la fin des années vingt. Ainsi au printemps 1930, Jean Arroy organise-t-il avec le soutien de l’Intransigeant un gala au titre explicite, « l’évolution du cinématographe vue à l’œuvre d’Abel Gance »23. La projection doit être accompagnée d’une conférence

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de Jean Arroy, approuvée par Gance, et comprend des extraits de (« vues déformantes »), la Zone de la mort (ralentis), Mater Dolorosa (scène du cimetière), J’accuse (le retour des morts), la Roue (la « mort » de Norma Compound, devenue une scène d’anthologie projetée dans tous les ciné-clubs dès le milieu des années vingt, le finale), Napoléon (la bataille de boules de neiges et la Marseillaise aux Cordeliers) et Au secours (quelques scènes en triple écran). Une autre mouture de cette rétrospective, organisée par la société « l’Effort » termine le programme par la projection de la plupart des triptyques de Napoléon (particulièrement « Tempête » et « l’Armée d’Italie »)24. La séance doit ensuite être vendue dans divers ciné-clubs de province (Montpellier, Lyon, Genève, Bruxelles, etc.) et dans les stations balnéaires de la saison, ce qui montre que Gance voyait aussi dans ces projections un moyen de gagner quelque argent à un moment où sa situation financière n’était point florissante.

12 Dans tous les cas, le cinéaste supervise l’organisation de la soirée, sa programmation ne saurait être pour cette raison considérée comme neutre. À chaque titre est associé un procédé technique marquant un jalon de cette histoire dont l’aboutissement demeure le triple écran. Gance n’éprouve pas de gêne à se présenter comme l’unique inventeur de ces prouesses techniques puisque à ses yeux prévaut la fin qu’il s’assigne : l’expression directe des « états d’âme »25, émotions perçues ou représentations du monde, par le biais du cinéma et partant l’amélioration du genre humain par le septième art. Il professe à plusieurs reprises sa foi dans la capacité du cinéma à transformer les foules, nouveau langage qui « fera penser beaucoup plus directement, avec plus d’exactitude »26. Autonome grâce à syntaxe, complet dans son expression, le cinéma est aussi un art soumis à évolution historique, un work in progress que son caractère silencieux autorise à considérer comme universel. Un langage universel ? 13 Semblable utopie était largement partagée par les cinéastes et critiques contemporains. Marcel L’Herbier, par exemple, évoque avec enthousiasme « ce langage magnifiquement international, le silence » ; « devant la poésie, ligotée dans sa propre langue et intraduisible de peuple à peuple, devant la sculpture fixée en terre, la peinture immobile au mur, la musique divine prisonnière de ses portées et de son hermétisme, le jeune cinématographe […] surgit, exact au rendez-vous de l’évolution » 27. Plus encore que chez Canudo, le silence des images suffit à fonder l’autonomie du septième art, il en accroît même la clarté expressive.

14 Dans « Mystique du cinéma »28, l’historien d’art Élie Faure s’attache également à promouvoir cette universalité du langage cinématographique, tout à la fois neuf et parfaitement synthétique des huit expressions artistiques qui l’ont précédé29. Bien que postérieur à la fin du Muet, ce texte n’en démontre pas moins à quel point la « mystique du cinéma » empreinte au paysage intellectuel du XIXe siècle finissant, au point de marquer la réalisation des espoirs les plus fous des artistes de l’époque précédente : On découvre dans le cinéma la réalisation concrète des intuitions philosophiques où la fin du XIXe siècle affleurait. Il projette la durée dans les limites planes de l’espace. Que dis-je ? Il fait de la durée une dimension de l’espace, ce qui confère à l’espace une nouvelle et immense signification de collaborateur actif, et non plus passif de l’esprit. L’espace cartésien n’a plus, depuis le Cinéma et grâce au Cinéma, qu’une valeur, si je puis dire, topographique. […] C’est là ce qui donne à cet art une dignité incomparable. C’est aussi là ce qui permet de le situer à la fois dans son indépendance absolue à l’égard des autres, et de découvrir par quelles lois physiques il se rattache à tous les autres.30

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15 Après avoir évoqué ce qui rapproche le cinéma des autres arts, Élie Faure en vient à ses modes d’expression privilégiés. Or il énumère quelques-unes des techniques (ralenti, accéléré, rythme) que Gance se faisait fort d’avoir découvertes dans sa fameuse conférence « la beauté à travers le cinéma ». Quant à la conclusion du texte de Faure, elle est, conformément au titre de l’article, véritablement porteuse d’une « mystique du cinéma » que l’on retrouve sans peine dans « l’utopie » gancienne du film : Le rendez-vous que nous avons donné sur l’écran magique à toutes les forêts et à toutes les mers, […] à tous les hommes pour y organiser leurs relations selon les innombrables harmonies que le Cinéma, en nous les révélant entre eux et en eux- mêmes, éveille entre nous et en nous-mêmes, n’est qu’au commencement des conquêtes qui nous sont promises. […] L’infinie diversité du monde offre pour la première fois à l’homme le moyen matériel de démontrer son unité. Un prétexte de communion universelle dont l’approfondissement n’exige de nous qu’un peu de bonne volonté, s’offre à nous, avec une complaisance infatigable.31

16 Que l’on ne se méprenne pas sur ce sentiment religieux dont parle le vieux libertaire. Il y envisage moins la réconciliation des dogmes existants que les prémisses d’un unanimisme radieux. L’on voit donc aisément que l’utopie cinématographique dont Élie Faure se fait ici le porte-étendard ne se limite pas à la seule croyance en un langage universel facilement porté par le caractère muet et donc international du cinéma. Ce dernier est à lui seul expression harmonique de l’unité du monde. Par ailleurs, « langage nouveau » affranchi des arts anciens, il s’ancre indubitablement dans la tradition littéraire et philosophique du symbolisme.

17 Si l’on en croit cependant Alain Masson, s’appuyant en cela sur la pensée symboliste, c’est d’ailleurs moins comme langage que s’impose l’image muette que parce que les images apparaissent comme une expression immédiate de la pensée, hors le langage donc : pour les théoriciens du symbolisme, celui-ci a en effet « cessé de constituer l’intelligible, il donne seulement accès, musicalement à la connaissance vague, sans concept et sans référence, imaginaire indécis où la chose se dissout en idée »32. Dans le prolongement de ces conceptions, le cinéma muet trouve donc sa meilleure expression lorsqu’il sacrifie au « dogme tainien » selon lequel esprit et matière sont unifiés dans l’image, désignant mieux que ne pourrait le faire le discours, la chose et le monde. Léon Moussinac lui-même ne participe-t-il pas de ce système lorsqu’il écrit à Gance : « j’ai foi, comme vous-même, en l’Image et je la vois plus prédestinée que le Mot aux œuvres infinies qui éblouiront l’âme des foules unanimement demain »33? Quant à Gance, imbu de culture symboliste, il en illustre avec bonheur l’accomplissement cinématographique, puisque les arts anciens « ne valent pas le mystérieux silence, le nouvel art que je découvrirai […] sorte de plaque lumineuse et sensible des états d’âme »34. « Langage du silence », certes, mais qui trouve à s’exprimer de manière immédiate, les images imprimant, au sens propre, les « états d’âme » d’une manière universellement compréhensible, comme si la parole ne pouvait qu’opacifier leur transparence. C’est là à notre avis la signification véritable de la phrase où Gance affirme que le cinéma à la capacité de « faire penser plus directement »35.

18 Dès lors, tout dans l’expression cinématographique doit tendre vers cette immédiateté que les procédés techniques s’efforcent de rendre sensibles. Gance explicite ainsi l’emploi de la surimpression dans Napoléon, « qui fait apparaître, au-devant des personnages et de leurs figures, l’image translucide de leurs passions et de leurs pensées, comme si selon la belle expression de Nietzsche, c’était véritablement “l’âme qui enveloppe le corps” »36. Ne peut-on lire ici l’interprétation gancienne de la formule

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de Canudo pour qui « l’art, ce sont les sentiments qui enveloppent les faits »37? L’utopie cinématographique d’Abel Gance peut donc être lue sur un double registre : d’une part l’institution d’un langage muet universel et autonome où le cinéma résumerait et synthétiserait tout à la fois les arts qui l’ont précédé ; de l’autre l’avènement d’un système cinématographique enclin à offrir au monde l’image de son unité, sans l’intercession ni l’obstacle du discours. La transparence et l’obstacle 19 Dans ces conditions, nous ne saurions voir un effet du hasard dans le souci qu’a toujours manifesté Gance de contrôler de bout en bout la chaîne de fabrication du film. Dès 1917 en effet, le cinéaste issu des rangs du Service cinématographique des armées a rédigé un rapport préconisant une réorganisation du cinéma français, concevant à cette fin une série de brochures rassemblées sous le titre générique de la Crise de l’industrie cinématographique française. Or le fondement de cette crise industrielle du cinéma est extrêmement simple aux yeux de Gance : il réside dans « la méconnaissance du rôle exact et capital du metteur en scène »38.

20 Le jeune Abel Gance souhaite donc contribuer à l’élaboration non seulement d’une terminologie moderne qui soit adaptée aux réalités de cette industrie, mais aussi à l’émergence d’un nouveau personnage, le « producteur », à qui une brochure est expressément consacrée39. Sa fonction est de création totale de l’œuvre cinématographique, « il est le cerveau qui conçoit et la main qui exécute », depuis l’écriture du scénario jusqu’au montage, en passant par le financement, la photographie, la direction d’acteurs et le choix des décors et accessoires. Tout se passe donc comme si pour que l’image reflète en toute transparence les « états d’âme universels », le cinéaste lui-même devait écarter tout médiateur qui fasse obstacle entre les spectateurs et son utopie projetée sur écran. Pour cette même raison, lorsqu’il s’interroge sur ce qui le lie aux spectateurs, Gance estime-t-il que toujours survient la barrière à peu près infranchissable des intermédiaires intéressés, capitalistes, fabricants de pellicule, vendeurs, loueurs, magnats des associations puissantes, trusteurs, directeurs de salles, etc. Or, si nous tentons de classer les événements, de les mettre chacun à leur place, nous verrons clairement que le cinéma se ramène à cette origine qu’est la prise de vues, à cette fin qui est la représentation en public. À mes yeux, il ne devrait pas y avoir autre chose que le commencement et la fin, nous devrions les rapprocher sans cesse, ne pas permettre à l’influence commerciale d’empêcher cette fusion nécessaire entre l’esprit du créateur et le jugement du spectateur […]40

21 Si de tels propos participent d’une vision impérialiste de l’auteur, il convient également de les lire à la lettre : l’oracle doit pouvoir parler à la foule immédiatement, sans risque de déformation, sans crainte du nécessaire mensonge créé par l’environnement industriel du cinéma. « Poésie directe », le cinéma est donc autant une représentation du monde sensible qui se passe de signes qu’un geste artistique pur qu’il s’agit de restituer dans sa primitivité. En fait, c’est à cette nécessaire condition que le cinéma peut réaliser sa fin, « art du peuple » parce que « avec l’écran [les cinéastes s’adressent] aux grands courants profonds, à l’âme universelle », mais aussi art permettant de « créer pour toute l’humanité une mémoire unique, une sorte de musique de la foi, de l’espoir, des souvenirs »41. C’est donc grâce à cette immédiateté qu’éclate la vérité du cinéma.

22 Plus éloignée qu’on n’aurait pu le croire à première vue de celle de Canudo, la vérité cinématographique gancienne est déterminée par une vision du cinéma et de ses fins

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plus riche et plus complexe qu’il n’y paraissait à première vue. Mais dans ce système dont le centre est l’auteur-cinéaste, il faut pour conclure ménager une place au triple écran. Annoncé comme le sommet de ses trouvailles techniques dans les conférences, projeté en fin de séance dans le cas de rétrospectives, le triple écran est toujours un peu le clou du spectacle. Gance y trouve bien entendu l’occasion de déployer le langage du silence dans tous ses fastes, mais, accompagné d’autres ressorts techniques, il lui offre aussi la possibilité de démontrer la capacité d’expansion quasi mathématique des possibilités expressives du cinéma. C’est du moins ainsi qu’il l’analyse à propos de Napoléon : J’ai pu projeter sur trois écrans, disposés en forme de triptyque, trois scènes différentes, mais toujours synchronisées, et élargir ainsi formidablement le champ de notre vision spirituelle. Je dis spirituelle, remarquez-le bien, et non pittoresque, car il ne s’agit pas ici d’amplifier la scène du drame, mais de créer des harmonies visuelles, de transporter l’imagination du spectateur dans un monde sublime et nouveau. Songez qu’en combinant la surimpression avec la vision triptyque, j’ai pu obtenir dans l’épisode de la double tempête de mon Napoléon une véritable fresque apocalyptique, une symphonie mouvante où, à raison de huit réimpressions par écran, apparaissent à certains moments vingt-quatre visions entrelacées.42

23 Certes Gance se donne en spectacle, lui et sa virtuosité technique, avec l’immodestie qui le caractérise, mais cette surenchère a un sens. Elle est moins une représentation du monde que sa recréation, expression démiurgique de la « volonté de génie » d’Abel Gance, pour reprendre les termes d’Élie Faure, et tente de s’approprier par l’écran une complexité symphonique, aussi irréductible que possible au texte, aussi éloignée en somme du théâtre et du verbe. C’est au même Élie Faure qu’il revient d’exprimer avec clarté ce qui semble bien être le but esthétique poursuivi par Gance : Quand l’ordre intellectuel est parvenu à s’introduire dans le désordre naturel, l’œuvre d’art est réalisée. […] Ses variations sur l’océan43, où il a osé plus encore, en projetant trois images semblables dont celle du milieu était simplement inversée, m’a fait [sic] avancer encore dans ce nouvel empire où s’accomplit le mystère esthétique essentiel, qui est de faire oublier la nature en négligeant son aspect rigoureusement objectif pour ne plus s’attacher qu’à surprendre ses lois dans leur activité et à les mettre en évidence.44

24 Ni art pur, ni art abstrait, le cinéma muet dans la plénitude de ses moyens, ce « langage du silence » dont tant de critiques se sont acharnés à définir l’essence, ne se détourne pas du monde ; loin d’en être la simple projection – aussi sublime soit-elle – il en dévoile le mécanisme.

NOTES

1.R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961, rééd. Hachette, 1999, p. 42 ; cette expérience romanesque permet d’accomplir le dépassement du stade romantique, « lorsque la vérité des Autres devient la vérité du héros, c’est-à- dire la vérité du romancier lui-même », le « génie romanesque » impliquant la révélation du caractère essentiellement illusoire de son désir et désignant de la sorte le

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poids de celui que Girard appelle « le médiateur », personnage interne au roman ou extérieur à celui-ci, qui indique au héros – et au romancier – le terme de sa route. 2.Ibid., p. 43. 3.R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983. 4.Un fragment autobiographique non daté, date sa découverte du cinéma de cette année 1914. Il écrit alors : « je cherche un instrument qui mieux que le mot pourrait jouer sur les imaginations humaines pour essayer d’arrêter ce drame [la guerre], et je découvre le cinéma. Je vais essayer de m’en servir dans ce but », 2 ff. dact., s. d. [1928], Bibliothèque nationale de France, dépt des Arts du spectacle, collection Abel Gance, 4° COL-36/840. Sur le volet politique de cette utopie gancienne, voir dans ce numéro l’article de Dimitri Vezyroglou, « les Grandes espérances. Abel Gance, la Société des nations et le cinéma européen à la fin des années vingt ». 5.Robert Aron, un des principaux instigateurs du Congrès international du cinéma indépendant de la Sarraz en 1929, avait permis que la Revue du cinéma fût éditée par la prestigieuse maison de la rue Sébastien-Bottin ; il fut aussi à l’origine de la collection de films racontés, Cinario, toujours chez Gallimard. Cf. Alain Carou, les Films racontés en France, 1906-1929. Économie, écriture, réception, mémoire de recherche pour le diplôme de conservateur, Villeurbanne, Enssib, 2000. 6.« Je dois écrire un livre qui s’apparente au mieux au Trésor des Humbles. Faire en quelque sorte un évangile de travail. Un livre qui donne du courage. De la volonté et de la puissance », 1 f. ms., 27 décembre 1914, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/840. 7.Les remarques qui suivent proviennent de la volumineuse liasse de notes pour le manuscrit original de Prisme, ibid. 8.Cf. R. Icart, op. cit., p. 22. 9.A. Gance, Prisme, Paris, Gallimard, 1930, p. 98. 10.R. Icart, op. cit. 11.À titre d’exemple, la première publication de la Vie de Henri Brulard date de 1890 (Paris, Charpentier), la seconde de 1913 (Paris, Édouard Champion). 12.R. Girard, op. cit., p. 33-34. 13.A. Gance, note préparatoire à Prisme, 1 f. ms., 27 avril 1914, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/840. 14.É. Faure, préface de Prisme, 5 ff. dact., s. d. [1929], BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/277. 15.A. Gance, « la Beauté à travers le cinéma », 10 ff. dact. et ajouts mss., BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/846. L’intégralité de la conférence a été reproduite dans Cinémagazine des 5, 12 et 19 mars 1926 (n°s 10, 11, 12), le fragment cité repris dans « le Temps de l’Image est venu », l’Art cinématographique, Paris, Alcan, 1927, article lui-même réédité (partiellement) dans Anthologie du cinéma, éd. M. Lapierre, Paris, la Nouvelle édition, 1946, p. 149. 16.É. Vuillermoz, « Aphorismes », le Temps, 20 mars 1926. 17.R. Canudo, « Manifeste des sept arts », Gazette des sept arts, n° 2, 25 janvier 1923, repris dans l’Usine aux images, éd. J.-P. Morel, Paris, Arte-Séguier, 1995, p. 163. 18.Sur le Club des Amis du Septième art, cf C. Gauthier, la Passion du cinéma, cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920 à 1929, Paris, École des chartes-AFRHC, 1999, p. 59 et sqq. 19.R. Canudo, « le Septième art et son esthétique », l’Amour de l’art, 9 septembre 1922, repris dans l’Usine aux images, op. cit., p. 127-131.

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20.A. Gance, « la Beauté à travers le cinéma », conférence, 3 ff. dact., s. d. [1926], texte cité. 21.« Autour du Moi et du Monde, le cinéma de demain », Conférencia, n° 18, 5 septembre 1929, p. 277-291, 4°COL-36/848. 22.Ibid. 23.Dossier « Gala Abel Gance », 3 ff. dact., 5 mai 1930, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/92. 24.Brochure de présentation de la soirée Gance organisée par « l’Effort », 1929, ibid. 25.Ibid. 26.A. Gance, « le Temps de l’Image est venu », texte cité. 27.M. L’Herbier, « Cinématographie et démocratie », Paris conférences, s. d. [1924]. 28.É. Faure, « Mystique du cinéma », Ombres solides, Paris, Malfère, 1934, repris dans Fonction du cinéma, l’art de la société industrielle, Paris, Denoël-Gonthier, 1976, p. 60. 29.Ne nous étonnons pas de ce décompte hétérodoxe ; peinture, sculpture, musique, architecture, danse, littérature, théâtre et photographie figurent pour Élie Faure au rang des arts majeurs, ce qui fait donc du cinéma le neuvième d’entre eux ! 30.É. Faure, op. cit., p. 60. 31.Ibid., p. 67-68. 32.A. Masson, l’Image et la parole, l’avènement du cinéma parlant, Paris, la Différence, 1989, p. 37. 33.L. Moussinac, lettre à Abel Gance, 1 f. ms., 20 mars 1921, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/417. 34.A. Gance, notes préparatoires à Prisme, 2 ff. mss., 23 décembre 1914, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/840 ; nous soulignons. 35.Voir supra. 36.A Gance, « Le cinéma de demain », texte cité. 37.Voir supra. 38.A. Gance, la Crise de l’industrie cinématographique française. Ses causes initiales, brochure dact., s. d. [1917], BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/849. 39.« Le Producteur », 4 p. dact., ajout ms : « écrit en 1917 », ibid. 40.A. Gance, « À l’état de balbutiements, pour l’heure présente, le cinéma… », conférence, 1 f. dact., s. d., BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/845. 41.« Le Cinéma de demain », op. cit. 42.Ibid. 43.Élie Faure fait ici allusion aux Marines, essais sur triple écran, que Gance a projetées au Studio 28. 44.É. Faure, [le triple écran d’Abel Gance], 2 ff. dact., s. d., [1928 ?], 4°COL-36/277.

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Abel Gance, cinéaste à l’œuvre cicatricielle

Laurent Véray

1 De tous les cinéastes ayant vécu la période du premier conflit mondial, Abel Gance est le seul, à notre connaissance, dont l’œuvre se trouve autant marquée par ce drame qui n’a jamais cessé de le hanter. La guerre, qu’il n’a pourtant pas faite (sur le moment, il a éprouvé un important sentiment de culpabilité, qui se mua en soulagement par la suite), a été pour lui une expérience à la fois traumatisante et stimulante. Elle ne fut pas seulement une source d’inspiration pour son imagination débordante, mais un choc moral qui suscita de puissantes émotions créatrices et une véritable esthétique eschatologique unique en son genre. Gance a cru, comme la majorité de ses contemporains, à cette force mystique de la terrible conflagration qui laissera en lui, à tout jamais, une profonde cicatrice1. À ce titre, l’amitié avec Blaise Cendrars, qui fut parmi les tout premiers à parler de l’effroyable brutalité du combat2, et plus tard avec Louis Ferdinand Céline, dont il envisagea d’adapter Voyage au bout de la nuit3, joua sans doute un rôle non négligeable.

2 On sait depuis longtemps que les processus d’élaboration artistique, quels qu’ils soient, renvoient à l’environnement socioculturel dans lequel ils ont été conçus. En ce sens, les créations ne sont pas isolées, coupées des réalités de leur temps. Bien au contraire, elles s’en nourrissent. Par conséquent, les séparer de leur contexte revient presque toujours à en brouiller l’exacte compréhension. Au lendemain de l’armistice, Dominique Braga, dans les colonnes du journal Le Crapouillot, partant justement du constat que l’art est toujours le produit d’une histoire, d’un moment, s’interrogeait sur les modifications que les événements récents allaient lui faire subir : Tout ceci changera puisque notre époque change. Un romantisme créateur et imprécis parcourt les masses fécondes d’Europe. Il se révèle au hasard des peuples en gestation par ces impulsions d’instinct où se devine une espérance qui se cherche. Il ne peut pas ne pas passer dans les esprits et se manifester dans l’art. Le bouleversement social lancera sur la surface du continent des créations spontanées qui exprimeront sa volonté nouvelle. Et l’art renaîtra de là. Il sera dans ceux qui sortiront de la mêlée avec la souffrance et l’inquiétude plein leurs entrailles. Il sera dans ceux qui s’intégreront à l’angoisse des jours pour en crier tout le désir.4

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3 Cette prédiction semble parfaitement convenir pour expliquer l’orientation nouvelle du cinéma de Gance. Les répercussions de la violence extrême et de la mort massive ont été considérables sur l’évolution de sa sensibilité à l’issue du conflit. Une sensibilité qui s’inscrit dans un contexte où l’on s’interroge sur le sens de tant de souffrances consenties, et où l’on vit dans la hantise d’un nouveau conflit.

4 C’est bien dans cette matrice cruelle, ce remords collectif, cette crainte de l’avenir, qu’il faut chercher le fondement de ses convictions universalistes, de son pacifisme viscéral, l’origine de son souci constant de rappeler à l’ordre une communauté oublieuse afin qu’une telle catastrophe ne se reproduise plus. De là viennent également ses rêves chimériques concernant les capacités du cinéma (en particulier du sien), ses attentes messianiques, ses illusions perdues sur l’impact de la « résurrection lumineuse ». Selon lui, réaliser des films, « ces grandes associations d’images » pour reprendre ses mots, « c’est créer pour toute l’humanité une mémoire unique, une sorte de musique de la foi, de l’espoir, des souvenirs »5.

5 La prégnance de ce drame laisse une trace perceptible dans ses écrits et certains de ses films où les références sont plus ou moins flagrantes. C’est donc à la lumière de ce constat qu’il faut revoir une partie de son travail pour mieux en saisir toute la portée. Il y a en effet, de toute évidence, une continuité évolutive (dont on pourrait dire que le fil conducteur est le personnage de Jean Diaz) entre ses premiers projets datant de 1914-1918, où ferveur patriotique et religieuse se mêlent inextricablement à une forte charge émotionnelle, et le J’accuse de 1937, qui, tout en étant le point culminant de son rapport à la Grande Guerre, est également une sorte de synthèse de ses considérations idéalistes. En passant, bien sûr, par sa fresque évangélique la Fin du Monde réalisée en 1930, qui est une étape intermédiaire importante. En d’autres termes, nous n’avons pas l’intention d’effectuer une interprétation exhaustive du contenu de tous ces films où Abel Gance a mis tant de lui-même, mais de les mettre en perspective les uns avec les autres, pour mieux comprendre le cheminement de sa pensée changeante, ainsi que les circonstances qui ont permis à ses projets de voir le jour.

6 À cet égard, l’examen des archives conservées au département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France est très instructif : notes et remarques provenant des carnets du cinéaste ; correspondances, articles divers et documents connexes ; mais surtout, pour chaque film, les étapes de l’écriture du scénario (textes manuscrits, puis dactylographiés, presque toujours annotés), tout cela apporte des indications précieuses et éclairantes6.

7 On a souvent dit et écrit que c’était un personnage ambigu, que ses prises de position étaient contradictoires. Certains historiens du cinéma ont été beaucoup plus loin. Ainsi Jean Mitry affirmait-il ironiquement à propos de la Fin du Monde qu’il s’agissait d’une « cacophonie de naïvetés emphatiques et de platitudes socialo-philosophiques », et que le second J’accuse était « un délayage philosophico-sentimental »7. Nous défendrons au contraire l’hypothèse que les paradoxes apparents dans ses œuvres cinématographiques successives sont révélateurs des relations particulières qu’entretient la société française avec la guerre de 1914 à 1918, puis, une fois la paix retrouvée, avec son souvenir. La guerre : entre répulsion et fascination créatrices 8 Abel Gance, comme la plupart des hommes de sa génération, pensait que la civilisation était nécessairement synonyme de progrès. La guerre ébranle sérieusement cette

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certitude. D’où l’idée de la perversion de la science qui devient une constante dans son cinéma à partir de 1915. Son univers est peuplé de savants, d’inventeurs visionnaires qui deviennent fous, dont les trouvailles, si elles n’étaient pas détournées de leur sens premier, pourraient servir l’humanité. Ses carnets montrent que très souvent il envisage de faire des films fantastiques à partir de procédés ou de découvertes techniques dont il a eu connaissance et qui exercent un pouvoir d’attraction puissant sur son imagination. Il est vrai que la Grande Guerre est le premier conflit militaro- industriel où la science joue un rôle aussi déterminant. Tous les belligérants cherchent en effet, dans les laboratoires et les usines, à mettre au point de nouvelles armes destructrices pour tenter de s’imposer. La presse publie fréquemment des articles à ce sujet. Gance s’en sert pour écrire ses scénarios.

9 L’un des premiers semble daté de la fin de l’année 1914, il s’intitule L’aéro-infernal8. Il y est question d’un avion équipé d’un appareil permettant d’enflammer à distance de dangereux explosifs qu’un industriel peu scrupuleux cherche à substituer à son inventeur pour le vendre aux Allemands. D’après ses carnets intimes, il envisage aussi de faire référence, dans « un épisode patriotique », à des bombardements aériens au- dessus de certains quartiers de Paris. Quoi qu’il en soit, le projet le plus ambitieux sur lequel il travaille à ce moment-là est le Spectre des tranchées9. Il précise qu’il s’agit-là de son plus beau scénario, qu’il va faire des repérages sur le front anglais (cela est interdit du côté français), et que les scènes de guerre seront réalisées à Fontainebleau. Mais son producteur, , ne semble guère avoir partagé l’enthousiasme de Gance. En parcourant le dossier constitué par le cinéaste, on découvre les deux coupures de presse avec illustration étant à l’origine de ce film qui ne sera pas tourné. La première concerne une certaine « cuirasse d’Achille », légère et pliante pour le transport, dont les fabricants assurent qu’elle protège les soldats, ni plus ni moins, contre les coups de baïonnette ou de sabre, les éclats d’obus, les balles de shrapnells… La seconde parle d’un masque de fer, lui aussi présenté comme une invention exceptionnellement efficace : C’est le heaume des paladins du temps de Charlemagne ou de Philippe Auguste, mais consolidé et habilement adapté aux nécessités de l’heure présente. Frappé du trop grand nombre, hélas ! de sous-officiers ou d’officiers observateurs mortellement ou grièvement atteints au moment où ils haussaient la tête au-dessus de la tranchée, pour repérer à la lorgnette les positions ennemies, un officier d’administration de l’armée territoriale, le capitaine Broyant, a imaginé ce casque protecteur dont la terrifiante silhouette, à elle seule, exercera sur les Boches une intimidation salutaire. L’armature est en tôle d’acier dur, chromé au nickel pur et imperforable. Non seulement la face de l’observateur se trouve ainsi protégée mais aussi ses mains ; les jumelles, grâce à un mécanisme aussi simple qu’ingénieux, étant mises au point automatiquement. Nul doute que le protège-observateur offert par son auteur à la commission des inventions dans un but exclusivement patriotique, ne devienne vite populaire dans les tranchées parmi les officiers, assurés désormais de l’incognito et appelés à bénéficier de l’impénétrabilité du masque de fer.

10 En lisant le Spectre des tranchées, on mesure combien Gance s’est inspiré de ces inventions que l’on peut qualifier de fantaisistes. C’est l’histoire d’un vieux chimiste (Féragus) qui fabrique une cuirasse dite « de Galva » dans un alliage plus résistant que l’acier. Pour remplacer son fils Gérard mobilisé (Gance envisageait de faire appel à Henri Roussel pour ce rôle), il engage un assistant (Fraz) qui n’est autre qu’un espion allemand. Lequel, bien sûr, sabote le travail de l’inventeur. Résultat : la vulnérabilité des cuirasses occasionne de nombreux morts parmi les soldats qui les portent. Féragus

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est emprisonné pour escroquerie et son fils, ayant été blessé après en avoir utilisé une, est persécuté par ses camarades de tranchée. Le vieux chimiste obtient finalement d’une commission militaire l’autorisation de faire la preuve de sa bonne foi. Il renouvelle donc son expérience en revêtant lui-même une cuirasse, mais Fraz parvient au dernier moment à intervertir la bonne avec une mauvaise. Féragus, touché par la balle dont il devait être protégé, devient fou et est interné. Il ne reconnaît même plus son fils venu le voir au cours d’une permission. Celui-ci retourne alors au laboratoire où il surprend Fraz en train de rédiger un rapport à ses supérieurs. Une bagarre s’engage entre les deux hommes durant laquelle Gérard tue l’Allemand. Décidé à innocenter son père, il repart pour le front avec la bonne cuirasse et le pare-figure qui donne « l’apparence d’un terrifiant masque d’or ». Il s’y illustre effectivement dans de nombreuses actions héroïques tandis que Féragus est réhabilité. Il serait erroné de penser qu’une telle affabulation est exceptionnelle. Elle correspond au contraire parfaitement à l’état d’esprit de l’époque où tout concourt à l’exaltation patriotique. On oublie en effet trop souvent aujourd’hui que l’immense majorité des créateurs (poètes, romanciers, peintres, dramaturges, cinéastes) participent alors activement à la « culture de guerre », c’est à dire à cette somme de représentations qui sert de cadre à l’investissement des populations dans le conflit.

11 Le 22 avril 1915, dans la région d’Ypres, les Allemands, au mépris des conventions internationales qu’ils ont signées, se servent pour la première fois de gaz asphyxiants devant le village de Langemarck. Dès lors, l’utilisation particulièrement cruelle de substances délétères sur le champ de bataille va marquer autant les chairs que les esprits10. L’horreur durable provoquée par les gaz dans l’opinion publique est amplifiée par de nombreux récits publiés dans les journaux (l’indignation et l’émoi que suscite cette attaque, considérée comme atrocement déloyale, renforce considérablement la haine de l’ennemi) dans lesquels Abel Gance puise des idées.

12 L’arme chimique, procédé abominable, tout en suscitant chez le cinéaste un fort sentiment d’aversion, le fascine au point qu’il lui consacre, en janvier 1916, un nouveau film aux allures de serial : (ou Brouillard de mort qui est le premier titre). Il s’agit de l’histoire d’un vieux savant, appelé Hopson, spécialiste en chimie expérimentale, qui, au début de la guerre, est sollicité par le gouvernement français pour inventer des substances toxiques afin de les utiliser contre les ennemis employant déjà ce « funeste moyen »11. Malgré son ardent patriotisme, le scientifique, « qui n’avait jamais pensé qu’au bien de l’humanité », refuse dans un premier temps de participer à un tel projet. Mais, après avoir appris le décès de son fils au front des suites d’une pneumonie due aux gaz asphyxiants, il décide de se mettre au travail dans une usine désaffectée mise à sa disposition. Hopson y élabore un terrible produit provoquant après inhalation une mort rapide. Là-dessus vient se greffer une sombre histoire de complot impliquant son neveu et sa nièce qui cherchent à l’éliminer afin de lui ravir sa fortune. Pour cela, ils sabotent les canalisations de l’usine, libérant une nuée de vapeurs nocives qui forment un épais brouillard. Lequel, au gré du vent, dérive dangereusement, menaçant de s’étendre sur la ville proche et d’empoisonner ses habitants. Toutefois, Hopson et son assistant parviennent à l’aide de puissantes fusées à disséminer les gaz mortels, évitant ainsi la catastrophe.

13 La mise en scène de Gance est résolument audacieuse, exploitant avec pertinence la dimension fantastique du sujet. On discerne déjà dans ce film les principales idées et figures de style qu’il perfectionnera par la suite et qui feront son succès. La séquence

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véritablement infernale de la panique des ouvriers qui, épouvantés, fuient l’usine envahie par une épaisse fumée blanchâtre, et celle montrant la course-poursuite pour stopper la nappe gazeuse sont très impressionnantes (ces images préfigurent celles de la terreur frénétique des vivants devant le cortège des morts dans les deux J’accuse, et celles de la panique de la foule à l’annonce de la destruction prochaine de la Terre que Gance tournera en 1929 dans les vieilles rues de Montmartre pour la Fin du Monde). La maîtrise formelle du cinéaste est parfaite : décors réalistes, grande variation dans l’échelle des plans, cadrages insolites, recours au montage alterné pour tenir le spectateur en haleine. Encore une fois, le souci du détail pousse Gance à faire porter par ses personnages des de protection (voir photographie ci-jointe) qui ressemblent énormément aux tampons respiratoires rudimentaires utilisés par les soldats, et qui ont été reproduits dans la presse illustrée et les actualités cinématographiques de l’époque. Ce film, étonnante expression indirecte des terribles répercussions de la guerre moderne, sort sur les écrans en septembre 1916, tandis que les Français utilisent à leur tour sur le front des engins suffocants, que l’escalade des hostilités chimiques ne fait que commencer, et que les autorités militaires alliées décident subitement de censurer toutes les informations à ce sujet. L’usage des gaz de combat, effroyable symbole du premier conflit industriel, va profondément marquer la mémoire collective, renforçant le sentiment d’horreur et de dégoût que suscitera le souvenir de 14-18 dans les années vingt et trente.

14 J’accuse, sur lequel Abel Gance travaille à partir de 1917, est bien évidemment son film le plus important et le plus original car il transcende les limites du simple film de guerre. Nous ne reviendrons pas sur l’élaboration complexe de ce projet et renvoyons à l’article que nous lui avons déjà consacré12. Il faut néanmoins rappeler qu’il s’agit d’une œuvre pluridimensionnelle s’intégrant dans un cadre de références sociales, artistiques, intellectuelles, économiques étroitement associées et interactives, qui a fortement conditionné la démarche du cinéaste. Oscillant entre mythe et réalisme, humanisme et nationalisme à tout crin, elle prouve à quel point Gance est impliqué dans la culture de guerre. L’étude de l’intertextualité du film est particulièrement intéressante tant est grande sa relation avec d’autres créations de l’époque. En outre, la composante documentaire de certains plans insérés notamment dans la troisième partie, largement inspirés dans leur composition plastique des récits de guerre d’Henri Barbusse, inscrit J’accuse dans l’univers contemporain et lui confère une force esthétique relativement nouvelle pour le cinéma français. Néanmoins, tout en faisant preuve d’innovation et de modernisme, Gance ne fait pas table rase du passé. Plusieurs aspects de son film ont des traits communs avec des formes de représentation anciennes, comme l’allégorie du chef gaulois, symbole de la résistance à l’invasion étrangère, qui incarne l’indéfectible combativité des soldats français. De tels clichés proches de l’imagerie d’Épinal, nombreux au début du conflit, s’estompèrent avec le temps, mais ne disparurent pas totalement comme l’atteste l’usage qu’en fit Gance, prouvant ainsi combien les mentalités, malgré l’expérience de la guerre, résistèrent au changement. L’utopie pacifiste 15 Au lendemain de l’armistice, en l’espace de très peu de temps, s’opère un considérable renversement de situation. On passe en effet d’une acceptation collective du sacrifice au nom de la victoire à tout prix – à laquelle Gance comme tout le monde n’a cessé de croire –, à une forme de condamnation de la guerre considérée comme un mal absolu dont il faut se préserver pour toujours. Ce qui pourrait paraître contradictoire est

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précisément emblématique de l’évolution de la pensée des courants pacifistes qui se développent durant l’entre-deux-guerres. Une rupture radicale que l’historiographie actuelle explique fort bien : Là où la guerre avait suscité, de 1914 à 1918, un profond consentement, lui-même adossé à un millénarisme d’espérance en une humanité neuve qui peut s’apparenter à un véritable « mythe de croisade », la trace de la guerre provoqua ensuite un rejet profond, au cours des années trente en particulier, un rejet à la mesure de ce qu’avait été la force de l’attente eschatologique initiale.13

16 On retrouve la trace de ce changement dans l’œuvre de Gance, qui prend une orientation nettement pacifiste à partir de 1919. S’inscrivant dans un système de référence fondamentalement différent, il réinterprète d’ailleurs son film J’accuse, lui donnant un sens pacifique qu’il n’avait pas à l’origine. Une lettre de 1925 à l’ancien député socialiste Albert Thomas (avec lequel il sera ensuite très lié), qui est devenu responsable du Bureau international de travail à la Société des nations (SDN), en porte témoignage : Vous connaissez de réputation je pense mon film J’accuse. J’accuse la guerre – et vous savez peut-être quelle influence morale il a eue dans le monde entier – pour essayer de faire comprendre l’inutilité des massacres. Il était dans mon esprit, en suite à J’accuse, de faire une trilogie dont le second film se serait appelé les Cicatrices et le troisième film la Société des Nations. Ceci se passait en 1918. Vous voyez que j’étais wilsonien et anticipateur. Des considérations commerciales m’ont détourné de ce grand but. Je le regrette amèrement et suis prêt à y revenir car, en fin de compte, les grands problèmes moraux de l’humanité sont à l’heure actuelle à la base de tous les autres graves problèmes, et le cinéma doit là jouer son rôle magique de silencieux prédicateur.14

17 Dès lors, la frayeur rétrospective de l’extrême brutalité de la guerre apparaît à plusieurs reprises dans les projets de Gance, notamment tout au long de la préparation de la Fin du Monde. Des notes de travail parlent du pessimisme de ses personnages ayant connu le néant et le début du prologue de son premier scénario daté du 25 mars 1929 est on ne peut plus clair : En ce temps-là les hommes se trouvaient si fatigués qu’ils ne pouvaient lever leurs yeux plus haut que les toits des banques ou les cheminées des usines. La guerre venait de terrasser les plus belles énergies, et les dernières croyances dans un Dieu juste s’en étaient allées au vent des haines. Le cœur du monde était anéanti par la douleur, les larmes et le sang en vain répandu. De la campagne la plus fleurie à la ruelle la plus déserte, la grande lassitude s’étendait comme un voile ou montait en tourbillons noirs avec la fumée des usines ; et les mères sur le seuil des portes n’apprenaient plus le rire à leurs enfants. Quant aux mâles, ils s’en étaient à peine revenus de la guerre, comme des troupeaux, échappés par hasard au massacre, que déjà l’ancien but, l’Argent, se rallumait, féroce, dans leurs prunelles.15

18 Ses deux héros, et Jean Novalic sont des êtres désabusés dont les aspirations pacifistes sont très fortes. Le premier, chimiste, physicien, astronome, bien qu’ayant encore le profil scientifique des personnages des films précédents, s’est rendu compte que le progrès n’apporte pas systématiquement le bonheur aux hommes et que « les dangers des guerres, les dangers des révolutions, les dangers scientifiques restent plus grands et plus graves qu’ils n’ont jamais été ». Son frère Jean, poète maudit, sorte d’apôtre voué au rachat de l’humanité, en proie à un sombre désespoir devant « les fiévreux préparatifs de guerre qui s’opèrent de toutes parts », se laisse mourir par dépit. Mais c’est la fin du film, moment paroxystique représentant les dernières journées avant la chute de la comète sur la Terre annoncée par Martial, qui traduit

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probablement le mieux la psychose de la guerre, « le summum de l’épouvante qu’il soit possible d’atteindre humainement » écrit Gance16. Une séquence qu’il envisage de réaliser avec des moyens techniques hors du commun. Tout indique d’ailleurs, contrairement à ce que le cinéaste dira par la suite pour essayer de justifier l’échec de son film, qu’il souhaitait dès le départ faire un travail important sur la bande sonore : Il n’y a pas, je le répète, de thème plus puissant. Chaque plan devient comme une sorte de dynamite visible qui fait sauter les charnières de la pensée normale. Les choses se présentent sous un angle absolument neuf, donc cinématographique, et jamais ressenties, jamais objectivées. Le synchronisme peut jouer dans tout ceci un rôle inimitable. Tous les bruits, toutes les sonorités connues et surtout inconnues pouvant intervenir comme facteur d’émotion dans cette apogée. La nouvelle densité de l’air ralentissant toutes choses, une partie des accidents seront vus au ralenti, permettant des catastrophes terrifiantes, permettant d’en décomposer l’épouvante. D’autre part le mélange dans l’air de protoxyde d’azote provoquera une sorte de bienheureuse torpeur muée en hilarité pour beaucoup, qui donnera à tous ces tableaux une physionomie inoubliable et dantesque.17

19 Et l’on comprend que le cataclysme provoqué par la collision imminente que Gance imagine fait écho, indirectement, à l’abomination de la guerre. Un aspect qui n’a pas échappé à certains critiques cinématographiques, comme le prouve ce texte publié après la sortie du film, et ce malgré plusieurs coupures opérées dans la séquence en question sans égard pour les intentions de l’auteur : D’évidence, la comète dont le passage sur le globe doit entraîner la fin de la planète n’est qu’un prétexte. Abel Gance eût tout aussi bien pu évoquer la guerre des gaz, à laquelle son film fait d’ailleurs souvent songer. Une ultime leçon est nécessaire pour que les hommes se regroupent. C’est dans un extrême péril mondial que Gance recherche cette leçon.18

20 On pourrait ajouter que, dans l’esprit du cinéaste, les scènes d’orgies, sorte de tableau général de la décadence sociale, renvoient aux comportements des « années folles », à cette débauche de plaisirs où l’on cherchait, en vain, à oublier définitivement la guerre. Années d’insouciances qui ont été brutalement interrompues par la crise économique, laissant place à l’inquiétude, à l’incertitude.

21 Dans l’épilogue, la séquence de la réunion des États Généraux s’inscrit dans la droite ligne des principes sécuritaires que la Société des nations essaye de faire appliquer depuis sa création en avril 1919, afin de permettre aux différents pays y appartenant de construire ensemble une paix durable19. Si, dans la réalité, les tentatives d’arbitrage de l’organisation supranationale sont souvent vouées à l’échec, il n’en est pas de même dans le cinéma de Gance où les situations les plus désespérées prennent toujours une tournure favorable. Martial Novalic, qui préside les fameux États Généraux, finit par imposer ses idées universalistes. Il décrète notamment la prison à perpétuité contre quiconque inventera, utilisera ou perfectionnera des armes. Il fait détruire solennellement et symboliquement le dernier canon. Grâce à lui, la haine des races et les rivalités entre les peuples sont condamnées à disparaître.

22 Il faut quand même préciser que cette surenchère d’optimisme s’enracine dans un apolitisme pour le moins déconcertant. Gance a une vision de la situation internationale extrêmement confuse. Il écrit ainsi à propos de son personnage, faisant preuve de peu de lucidité, « [qu’]il n’obéit à aucun parti, [qu’]il apprécie autant Karl Marx que Washington, autant Lénine que Mussolini, [qu’]il sait qu’on ne peut pas voir

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clair politiquement d’un seul côté de la barricade, mais qu’il faut regarder toutes choses du dessus pour bien en pénétrer la signification »20.

23 Plusieurs remarques du cinéaste, tout en étant conformes à son ambition artistique, montrent qu’il se croit investi d’une mission. Il est en effet intimement convaincu que son film messianique jouera un rôle déterminant : « Le tremplin idéaliste est nécessaire à cette œuvre pour lui donner une profonde signification dans les années qui vont venir, alors que l’humanité paraît de plus en plus en plein désarroi moral »21. Plus loin, il prend soin de préciser : « […] élevant ainsi le cinéma à la hauteur d’une chaire, d’un code, ou d’un livre sacré »22. Mais, de toute évidence, l’utopie gancienne23 ne fait pas l’unanimité. Il suffit pour s’en rendre compte de lire les articles publiés juste après la sortie du film sur les écrans. Même les critiques les mieux disposés à son égard, tout en admettant souvent ses louables intentions, émettent de sérieuses réserves sur sa naïve vision prophétique. C’est le cas de Jean Fayard qui écrit dans Candide : Nous avons affaire à un homme qui a des dons très exceptionnels de metteur en scène, qui cherche en chaque occasion à nous donner du nouveau, à se surpasser, à sortir des sentiers battus […] Certains passages, assez nombreux d’ailleurs, de ce film sont extrêmement réussis : d’abord tous les aspects de la vie mécanique moderne, imprimeries de journaux, stations de TSF, observatoires astronomiques […] Tout irait donc très bien, dans la meilleure des fins du monde, et nous applaudirions le plus vigoureux de nos metteurs en scène, s’il ne s’agissait que de quelques passages, et non d’une histoire qui se prétend coordonnée. Et là, hélas, on nage dans l’absurdité. On avait bien rarement entassé autant de sottises avec autant de conscience […] Quel malheur que tant de belles qualités soient gâchées et mises au service de sornettes aussi ridicules […] On aurait préféré des hypothèses défendables à toute cette idéologie à quatre sous.24

24 Georges Altman fait un constat à peu près similaire. Il commence son compte-rendu en précisant : « nous ne serons pas de ceux qui, par ailleurs permanents flatteurs de la plus basse production et des pires navets en cours, saisissent l’occasion d’une œuvre discutable, mais autre, pour s’acharner à belles dents et railler le destin malheureux d’Abel Gance ». Mais il reconnaît ensuite avoir assisté à la projection du film « crispé de gêne ». Il ajoute cependant à propos de la séquence de la panique : Il y a là des images maîtresses, qui restituent une atmosphère hurlante et déchirante de corps, de bras, de visages, de cris, entrechoqués en une symphonie frénétique bien maniée […]. Ainsi, lorsque Gance supprime ses pauvres dialogues et toutes ces défroques d’humanité à qui il pensait donner chair et vie, quand il fait appel à la seule puissance de l’élément, vent, mer, foule, se retrouve-t-il devant nous.25

25 Les principaux détracteurs du cinéaste se situent naturellement à l’extrême droite. C’est ainsi que les rédacteurs de l’Action française, farouchement hostiles à toute forme d’internationalisme qu’ils assimilent au bolchévisme ou au judaïsme, s’en donnent à cœur joie. Jean-Pierre Gelas écrit notamment : Si nous reprenons les passages les plus importants de la Fin du Monde, nous prenons sur le fait la corrélation entre l’indigence de l’esprit et la platitude de l’image et du dialogue : nous voulons parler de la scène des États Généraux de la Terre et des proclamations de l’astronome. Aucune grandeur ne peut et ne pourra jamais se dégager des bêlements couards sur la fraternité des hommes, des classes et des pays, ni des phraséologies ronflantes, ni des notions primaires sur les rapports sociaux.26

26 Mais le plus virulent est François Vinneuil (alias Lucien Rebatet), attaquant personnellement le cinéaste avec le style si haineux qui le caractérise :

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M. Abel Gance est le type du vieil adolescent qui traverse l’existence avec des rêves de collégien. Les gens de cette sorte, lorsqu’ils n’ont pas de génie, sont terriblement ridicules. Mais, vraiment, pourrait-on s’indigner contre eux ? Nous osons à peine ajouter que M. Abel Gance est juif, ce qui éclairerait toutefois le débat. Plus d’un Israélite pourrait s’offusquer à son bon droit de se voir confondu avec ce primaire en délire. Mais le messianisme de M. Gance prend des formes trop puériles pour qu’on veuille l’assimiler à des ferments destructeurs, aux souffles révolutionnaires qui accompagnent le peuple errant.27

27 Toutefois, son projet le plus ouvertement pacifiste est le second J’accuse, qu’il entreprend à partir de mai 1937. Il évoque la montée des périls pour en justifier la réalisation. Il est vrai que depuis 1931 la situation internationale s’est constamment dégradée. Les Japonais ont occupé la Mandchourie. En mars 1935, Hitler a rétabli le service militaire obligatoire. L’année 1936 a été marquée par le début de la guerre civile espagnole et l’invasion de l’Éthiopie par les troupes mussoliniennes. À peine dix ans après le pacte Briand-Kellog, qui déclarait la guerre hors la loi, les belles promesses de paix universelle auxquelles Gance était tant attaché ont volé en éclats et la menace d’un prochain conflit européen n’a jamais été aussi grande. Cependant, il croit encore, parmi d’autres, qu’il suffit de le vouloir pour empêcher la catastrophe.

28 Ce refus obstiné d’accepter la guerre comme inévitable est tout à fait symptomatique du credo pacifiste. Comme l’a bien montré Antoine Prost, à cette époque, les anciens combattants, niant l’évidence, continuent à penser que la guerre n’aura pas lieu car c’est pour eux un devoir moral que de rejeter jusqu’à son idée même28. Une position qui sera lourde de conséquences. Chez Gance, elle est d’autant plus surprenante qu’elle se nourrit toujours de cette croyance à un renversement de situation, quasi providentiel, par l’action de son cinéma, auquel, nous l’avons vu, il assigne un sens supérieur. En 1937, il se souvient sans doute qu’en octobre 1919 plusieurs journaux, dont le Neue Wiener Tageblatt, déclaraient que si son J’accuse avait été montré sur les écrans du monde entier en 1913, le conflit aurait été rendu presque impossible. D’où ce nouveau projet qu’il conçoit comme une création ambitieuse dont l’objectif affiché est de rapprocher les peuples par l’image afin, dit-il, de « rayer la guerre de l’avenir des hommes » : Au lendemain de la guerre, on parlait des États-Unis d’Europe. L’Europe aujourd’hui est divisé en deux blocs rivaux. Nous respirons un air empoisonné et nous dormons sur des millions de tonnes d’explosifs. N’est-il pas du devoir de tous ceux qui peuvent toucher un large public, qu’ils soient orateurs, écrivains ou cinéastes, de dénoncer les dangers qui nous environnent ? Comme le livre, le cinéma a sa mission et mon film n’aura pas été inutile si, comme je l’espère, il incite le spectateur à faire un retour sur lui-même. Ne sommes-nous pas, tous, un peu responsables de l’état de choses actuel ?29

29 La confiance excessive qu’il a en lui-même et en son projet le pousse à demander à l’armée de mettre à sa disposition la bagatelle de 1 000 soldats. On lui répond, naturellement, que dans les circonstances d’alors, cela n’est pas possible. Suite à ce refus catégorique, Gance envoie au ministre concerné une lettre où il exprime sa déception et son incompréhension, insistant encore sur le caractère exceptionnel de son film : Ainsi, en 1918, pendant la guerre, j’obtiens, pour un film qui en dénonce les dangers, le concours de plusieurs milliers d’hommes qui, revenant du front ou y repartant, étaient seuls les véritables acteurs du grand drame que j’exécutais et, en 1937, en temps de paix, les mêmes concours pour le même objectif me sont refusés sous des prétextes fallacieux. Que des bureaux ne comprennent pas, rien

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d’extraordinaire. Le contraire serait une originalité ; mais qu’un homme de votre qualité et de votre cœur ne saisisse pas l’importance considérable que ce film peut prendre, à un des tournants les plus tragiques de notre histoire européenne, me laisse dans une mélancolie indicible. […] Il est impossible, quand on la connaît, de ne pas sentir l’énorme importance que cette œuvre doit prendre dans la vie internationale pour défendre l’esprit pacifique de notre pays. Je suis trop loin de la politique, vous le savez, pour que le film, à aucun moment, puisse s’embarrasser d’une étiquette, mais il me paraît à ce point nécessaire qu’il est impossible qu’un ami ne comprenne pas la portée du cri d’appel et de souffrance qu’il jette aux hommes.30

30 Il est frappant de constater à quel point Gance veut donner l’impression d’une continuité dans son œuvre entre 1918 et 1937. À la fin de sa lettre, il prend aussi bien soin de dire avec insistance qu’il ne fait pas de politique. Ce qu’il avait déjà affirmé, peu de temps auparavant, dans un entretien accordé au quotidien Paris-Soir31 où il prétendait rejeter toute influence des thèses développées par Aristide Briand ou Ilya Ehrenbourg, revendiquant au contraire un pacifisme impartial proche, selon lui, des idées de Jean Giono et de Louis Ferdinand Céline. Pourtant, la dimension politique n’est pas totalement absente de son projet, du moins au départ, comme l’atteste la lecture du premier scénario. On y trouve en effet des références directes à certains discours, en particulier ceux du radical-socialiste Daladier, alors ministre de la Défense nationale du cabinet Blum.

31 Au demeurant, l’aspect le plus engagé de son récit, sur le plan idéologique, concerne l’un des épisodes parmi les plus sombres de la Grande Guerre : celui des fusillés pour l’exemple. Dans le prologue du scénario, Gance fait référence de façon explicite à l’affaire célèbre des exécutions sommaires de soldats français à Vingré32. Cependant, pour les besoins de la fiction, il la transforme considérablement. Un de ses personnages, François Laurin, exténué après de durs combats, est condamné à mort avec onze de ses camarades pour avoir refusé de remonter en ligne. Jean Diaz, son ami, désigné pour le peloton d’exécution, lâche son fusil et vient se placer parmi les soldats devant être fusillés. Un adjudant l’abat de deux coups de revolver. En fait, il ne meurt pas. Malgré une très grave blessure (un projectile s’est logé dans un lobe de son cerveau), il parvient à s’en tirer et retourne chez lui après l’armistice.

32 Un tel récit n’a rien de surprenant tant il est vrai que, durant l’entre-deux-guerres (surtout entre 1921 et 1935), la figure du fusillé pour l’exemple s’impose dans l’espace public à travers les multiples campagnes de réhabilitation qui défrayent la chronique33. La littérature de guerre34, que Gance connaît très bien, évoque aussi fréquemment le cas de ces martyrs imputés à l’arbitraire de la justice militaire. Cette figure du fusillé devient donc un enjeu de mémoire et une image obsédante35.

33 D’une façon générale, le débat autour de cette question, orchestré par les associations d’anciens combattants, la Ligue des droits de l’homme et les partis de gauche, est récupéré par tous les militants pacifistes qui y voient une des plus éclatantes preuves de l’absurdité de la guerre. D’où le vif intérêt que le cinéaste porte encore à ce sujet en 1937. Toutefois, craignant probablement que la censure (toujours extrêmement méfiante et intransigeante lorsqu’il s’agit de cinéma) refuse de laisser passer une telle scène, il abandonne cette position critique en cours de route. Du reste, tout comme qui, en 1930, dans son adaptation pour l’écran des Croix de bois de Roland Dorgelès, avait volontairement supprimé le chapitre « Mourir pour la patrie » relatant l’exécution d’un soldat français.

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34 Par ailleurs, Gance se souvient que, durant la guerre de 1914-1918, les constantes améliorations apportées aux systèmes de protection des soldats conduisirent les belligérants à inventer sans cesse de nouvelles armes toujours plus meurtrières. Aussi présente-t-il son héros Jean Diaz, rendu à la vie civile, comme une sorte d’antimilitariste : Prévoyant le cataclysme possible d’une nouvelle guerre, il cherche comment il pourrait déjà en diminuer les effets. Et il invente, car son esprit sur ce sujet n’est jamais en repos, un cristal plus résistant que l’acier le plus dur, verre qui peut remplacer les plus épais blindages des navires, verre qui peut protéger mieux qu’une tourelle d’acier en laissant la visibilité. Il expérimente ses fameux masques de verre qui résistent aux projectiles les plus forts et rendent les blessures à la face à peu près impossibles (très belle scène de cinéma). L’étonnement des ingénieurs militaires est sans précédent. Les lois de la guerre peuvent être bouleversées mais Jean ne veut pas vendre le secret de son invention quand il s’aperçoit qu’elle n’aurait pour effet que d’augmenter encore davantage les engins de destruction.36

35 Le temps n’est plus à la fabrication d’armes redoutables. Désormais, toutes les énergies doivent converger vers la paix. Le cinéaste dit d’ailleurs : « Il faut abolir l’esprit de guerre et non lutter avec les moyens scientifiques pour essayer de la supprimer »37. Il n’est pas inutile de noter qu’il avait déjà été question, au moment de l’écriture de la Fin du Monde, de faire du personnage de Martial Novalic un inventeur voulant servir la cause pacifiste. C’est Georges Buraud38, un assistant de Gance, qui lui suggéra d’aller dans ce sens39. Le moyen d’empêcher les guerres mis au point par Novalic, refusé par tous les gouvernements, fonctionnait avec des appareils émettant des ondes mortelles sur une très grande hauteur et sur une largeur presque indéfinie. Ces « murs d’électricité infranchissables », comme des remparts modernes, auraient permis de garder l’intégrité territoriale de chaque pays. Là encore on mesure combien l’influence de l’actualité avait pesé sur l’évolution du scénario. Il suffit de rappeler que depuis 1925, suite à une proposition de Paul Painlevé, ministre de la Guerre, on parlait de fortifier la frontière Nord-Est pour se protéger d’une éventuelle invasion ennemie, et que cela déboucha sur l’édification de la ligne Maginot (du nom du député qui fit voter la loi permettant sa construction) en 1930. La suggestion de Buraud était donc sur ce point précis particulièrement significative ; mais Gance, in fine, ne la retint pas. Le poids des morts sur les vivants 36 Les historiens, spécialistes de la période, ont bien montré que la question du deuil est absolument essentielle à la compréhension de l’entre-deux-guerres. Son ampleur est telle qu’aucune structure sociale n’y échappe40. Le rappel de la tragédie prend le pas sur celui de la victoire. D’où la multiplication des commémorations, depuis l’édification des monuments aux disparus jusqu’aux diverses cérémonies du souvenir, qui témoignent de la mise en place d’un véritable culte des morts.

37 L’œuvre de Gance, au cours des années vingt et des années trente, traduit en aboutissement cinématographique un tel processus. L’hécatombe de 14-18 est un fardeau qui pèse sur la conscience du cinéaste. Un état d’âme qu’incarne alors merveilleusement ce plan symbolique (et prémonitoire en ce qui concerne l’acteur puisqu’il succombera peu de temps après la fin du tournage) de la Roue représentant le calvaire de son héros aveugle, Sisif, qui porte une croix sur l’épaule, le long d’un chemin en pleine montagne, jusqu’à l’endroit où repose le corps de son fils. Or, en avril 1921, alors que Gance travaille sans relâche au montage définitif de ce film, sa jeune femme, Ida Danis, meurt de la grippe espagnole41. En juillet de la même année, alors

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qu’il est à New-York pour présenter J’accuse, il apprend le décès de son ami et acteur fétiche Séverin-Mars. On devine combien les disparitions consécutives de ces deux êtres chers l’ont affecté, tout en accentuant sa proximité avec la mort. Son chagrin et sa douleur entrent alors en résonance avec le deuil de la société française. Cette assimilation du drame personnelle au drame collectif paraît décisive pour comprendre la psychologie du cinéaste. D’ailleurs, le début du discours qu’il prononce en guise de notice nécrologique lors de l’inauguration du buste de l’acteur, en octobre 1922, en dit long sur cette obsession de la mort de masse : Nos morts, nos chers morts creusent leur tombe aussi dans notre cerveau et ils y font un trou noir où ils vivent en silence toujours… Toute ma tête est déjà un cimetière, et je ne sais même pas si je n’ai pas été obligé d’enlever d’anciens morts pour y placer les nouveaux !42

38 Face à qu’il considère comme une effroyable fatalité, il se demande s’il ne s’agit pas d’un signe du destin : « Est-ce pour m’exhorter à m’élever plus haut dans l’ombre de leur croix ? »43. On ne s’étonnera pas, non plus, de cette lettre de l’acteur disparu, qu’il imagine de toutes pièces, et qu’il lit également à cette occasion : Mon cher Gance. Il y a des morts qu’on n’enterre jamais ! Vous le savez bien, vous qui les fites revenir dans J’accuse. C’est parce que vous serez moins étonné qu’un autre en lisant cette lettre que que je vous ai choisi. J’ai appris qu’on parlait de moi aujourd’hui et j’ai décidé de venir moi aussi directement me mêler à la fête. Vous allez voir mes parents, mes amis, faites-leur bien comprendre, mon cher Gance, quel miracle s’est accompli avec votre Art. C’est peut-être la première fois que le film empêche réellement de mourir. Qu’ils se rassurent. Je reviendrai tous les soirs sur les écrans du monde entier, portant sur mes épaules l’invisible et lourde croix de la Fatalité qui alourdissait déjà les épaules d’Œdipe et de Prométhée.44

39 En fait, l’idée de faire revivre « les grands absents » par le cinéma, qu’expriment fort bien ces quelques lignes rédigées avec une émotion palpable lors de circonstances particulières, est récurrente dans l’œuvre de Gance depuis 1916. On pense immédiatement à cette séquence hallucinatoire de la résurrection des soldats tombés sur le champ de bataille dans son premier J’accuse. Cette scène, dans la pure tradition macabre, s’inspirant nettement de l’imagerie médiévale où l’on voit des irruptions de « transi » venant délivrer une leçon aux vivants terrorisés45, est une mixture assez singulière de valeurs nationales et de foi chrétienne. Elle scelle la dimension eschatologique du film. Gance reprend le thème pratiquement vingt ans plus tard46. Mais on oublie trop souvent le changement radical de signification entre les deux versions. En 1918, les morts sont des Français qui « se réveillent » pour aller à l’arrière vérifier que leur sacrifice n’a pas été inutile (et non pour condamner la guerre). Le message des défunts est une accusation contre les fils indignes, les femmes infidèles et les profiteurs de guerre. En 1937 le contexte historique est complètement différent. Le cinéaste, devenu ardent pacifiste, est persuadé que les populations des ex-belligérants ont oublié les innombrables victimes de la Première Guerre mondiale. Il conçoit donc son film comme un véritable monument, au sens propre du terme (d’ailleurs le générique a l’apparence d’un texte gravé dans une pierre tombale), érigé à la mémoire des disparus, une leçon d’histoire pour rappeler aux hommes le douloureux souvenir de la génération perdue. Il y met en scène une « levée » de tous les morts de la Grande Guerre (toutes les nationalités sont représentées, y compris les Allemands), qui sortent de leur nécropole à l’appel d’un ancien combattant (Jean Diaz alias Victor Francen) pour venir effrayer les vivants, afin, cette fois, de les dissuader de se battre à nouveau, d’éviter le retour de l’horreur. Visées pacifistes que résume parfaitement ce texte de

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Gance, dans un style morbide d’une rare dureté, figurant dans la brochure publicitaire du film : Il ne peut pas être vrai que le sacrifice de millions d’êtres humains, dont les corps refroidis ne sont pas tous encore pourris, ait été vain. Il ne peut pas être vrai que l’idéal pour lequel ils sont morts n’ait été qu’une immense duperie fardée de gloire. Il ne peut pas être vrai qu’on ne puisse empêcher de se rallumer l’incendie qui les a consumés. Ou si cela est vrai, tant pis pour nous. Vous tous, morts de Verdun et morts de l’Yser, morts de la Somme et de Champagne, morts des plaines boueuses et d’au delà des monts, morts tués en plein ciel, morts couchés au fond des océans, morts noircis par les gaz, morts déchiquetés, morts dont le sang n’est pas encore sec, levez-vous et criez : Assez ! Assez ! car on vous a juré, pour que vous acceptiez de mourir, que cette grande guerre des Peuples serait la dernière. Assez ! si à vos enfants on a appris à oublier que c’est pour eux que vous avez crevé. Assez ! s’il n’a servi à rien que vingt hivers vous gèlent, si vous n’êtes qu’un engrais moins bon que les phosphates, si l’Inconnu n’est plus qu’une idole falote, si l’on se hait encore, si les champs qui vous couvrent ne connaissent plus la Paix […].47

40 L’attitude du personnage principal est comparable à celle des nombreux anciens combattants qui, au lendemain de l’armistice, culpabilisent fortement en songeant à la mort de leurs camarades. D’ailleurs, pour atténuer sa douleur, Jean Diaz, désireux de vivre à l’endroit devenu sacré (ad sanctos) où il aurait pu (dû) mourir avec les autres, s’installe dans une maison à proximité de Douaumont car, dit-il, « c’est là que ma vie s’est arrêtée ». On découvre alors en gros plan, sur un mur de la pièce où il vit prostré, une croix constituée des portraits photographiques de ses amis disparus qu’il vénére. Un travelling arrière vient ensuite le cadrer : cet élargissement du champ, par un lent mouvement d’appareil, permet de relier symboliquement les onze morts au seul rescapé, à celui qui a fait le serment que « tant qu’il y aura des survivants de la guerre, il ne sera pas possible que ça recommence ». L’hommage que Jean Diaz rend à ses camarades s’apparente à une véritable sanctification. Toute son existence est désormais destinée à faire en sorte que les vivants se souviennent d’eux et qu’ils renoncent à la guerre. Venant se recueillir sur le lieu où ils sont enterrés, il leur parle en ces termes poignants : Vous dormez là, vous êtes onze morts dans la terre, mais dans mon esprit et dans mon cœur vous êtes terriblement vivants ! Vous me voyez, vous m’entendez, j’en suis sûr, vous réclamez de moi ce que je vous ai promis pour vous aider à mourir ! Je vous ai dit que cette guerre serait la dernière, que votre sacrifice ne serait pas inutile, que votre martyre serait sanctifié par l’amour et la paix entre les hommes !… Eh bien ! écoutez-moi : je ne vis plus que pour cette promesse, pour accomplir cette promesse ! Je ne suis qu’un pauvre homme seul, je ne suis qu’une ombre, je ne suis rien, mais j’ai toute votre force en moi, toute la force de tous les morts ! Et je serais votre parole et votre geste s’il fallait arrêter la guerre de demain !

41 Dans les films de guerre à tendance pacifiste réalisés en France entre 1928 et 1938, on trouve presque toujours des acteurs et des non-professionnels anciens combattants pour incarner les personnages de soldats48. La présence de ces hommes ayant vraiment connu l’épreuve du feu confère une dimension analogique aux images de fiction où ils apparaissent. Ils constituent, du moins c’est ce que les réalisateurs et le public pensent, un lien physique avec le passé, comme une garantie d’authenticité, un label de réalité.

42 Abel Gance va plus loin en faisant appel pour la première fois à des rescapés de la guerre très particuliers : les gueules cassées. Les mutilés de la face sont ceux qui, incontestablement, ont perdu, à travers leur visage, l’essentiel de leur identité

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personnelle49. Victimes vivantes emblématiques des horreurs de la guerre, leurs corps suppliciés renvoient à la vérité atroce d’une mort inachevée. Gance est persuadé que leur participation à son film est indispensable pour convaincre le public, une fois pour toute, de la monstruosité de la guerre. Ce qu’il appelle « la grande leçon de l’épouvante »50. Une intention que le colonel Picot, président de l’Association des gueules cassées, a bien compris, comme le prouve ce texte dans lequel il expose les raisons qui l’ont décidé à apporter son patronage au film : J’accuse est un appel à la paix, une dénonciation pathétique des horreurs de la guerre. Or, nous, qui sommes les blessés de guerre les plus douloureusement marqués dans leur chair même, ceux dont le visage reste un témoignage impitoyable des atrocités vécues, nous continuons à lutter de toutes nos forces pour éviter le retour de pareilles heures. […] Le dégoût de la guerre s’estompe, s’affaiblit ; on peut distinguer chez les jeunes gens qui n’en ont pas connu les réalités sanglantes, une espèce de consentement plus ou moins avoué à la réédition d’un pareil crime. Nous devons lutter contre cette tendance à l’oubli. Que nos souffrances servent au moins à cela, puisque le souvenir de la grande tuerie n’est pas chez nous qu’un sentiment intime, mais qu’il est, hélas, inscrit ineffaçablement dans notre chair et que nous avons le triste privilège d’en communiquer l’image grimaçante, exacte aux générations actuelles. Celle d’une calamité sans contreparties qui l’excusent.51

43 Le fait que quarante de ces hommes défigurés aient accepté de défiler devant la caméra de Gance est exceptionnel. Il ne faut pas oublier en effet que, compte tenu de leur cruel handicap, beaucoup d’entre eux vivaient en reclus, à l’abri des regards. Dans ces conditions, on peut imaginer combien il leur fut difficile et sans doute douloureux, pour satisfaire les exigences du cinéaste, d’être de nouveau plongés dans l’atmosphère de la guerre. Cela explique le vibrant hommage que Gance leur adresse, au début du tournage, sur le terrain militaire du polygone de Vincennes : Merci messieurs d’être venus. Merci d’avoir consenti à reprendre une tenue et des attitudes qui pour nous ne sont plus qu’un ignoble cauchemar. Ce cauchemar, cette vision d’horreur, que vous m’aiderez à réaliser, je veux qu’elle frappe tout le monde. Nul mieux que vous ne pouvait m’aider.52

44 Le résultat final est à la hauteur des espérances du cinéaste. Aujourd’hui encore, il n’est que de voir la fin de la séquence de la levée des morts, où les gueules cassées apparaissent en spectres, pour être saisi d’effroi. Il émane de cette composition symbolique, de ce « paroxysme visuel » comme disait Gance, une immédiateté brutale, envahissante et oppressante, qui met très mal à l’aise.

45 En fait, il s’agit d’une quadruple surimpression d’images (procédé esthétique déjà expérimenté dans la Roue et Napoléon) : l’arrière-plan correspond à un authentique ciel nuageux ; les croix ont été filmées devant l’ossuaire de Douaumont ; le « réveil des morts », constitué de dix-neuf figurants portant des masques de squelette qui sortent de leur tombe et des cimetières, a été tourné en studio. La marche des gueules cassées enregistrée au polygone de Vincennes vient donc se superposer aux trois vues précédentes53.

46 Du coup, dans un premier temps, on ne les distingue pas trop. Puis, lorsqu’ils avancent de toutes parts en direction de la caméra jusqu’à être cadrés frontalement, l’horreur s’impose. Soudain les mutilés semblent interpeller les spectateurs dans la salle de cinéma. La voix de Victor Francen, en contrepoint sonore, dit alors : « Regardez-les bien, pour que l’envie de vous battre s’arrache à jamais de vos cervelles ! C’est en remplissant vos yeux à satiété de tous les cadavres horribles de la guerre que les armes

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tomberont de vos mains ! ». La sensation de terreur est intense. Pour bien comprendre le sens de cette représentation de la mort, sous les traits d’hommes agonisants, de corps atrocement mutilés, il faut se rappeler que dès le début des années vingt les anciens combattants étaient persuadées que pour mobiliser l’opinion contre la guerre il fallait d’abord l’émouvoir et l’impressionner. On parlait ainsi de « saine épouvante » et « d’éducation par l’image » pour éviter le retour de la barbarie : « Ne serait-ce pas rendre un réel service à l’humanité que la forcer à voir ce qu’elle n’ose pas regarder, la mettre face à face avec la monstrueuse réalité, la contraindre à réfléchir aux conséquences de certains actes irréparables ? »54 s’interrogeait l’un d’entre eux, en 1926, alors que le préfet de police de Paris venait d’interdire à un artiste d’exposer au Salon des Indépendants une œuvre représentant le corps d’un soldat décomposé, ligoté à un barbelé. Or, visiblement, vingt ans après l’armistice, les autorités estiment encore que de telles images témoignent de façon trop violente des terribles conséquences de la guerre, puisque les censeurs demandent à Gance d’enlever ou de raccourcir cinq plans parmi les plus choquants avec les gueules cassées55.

47 Malgré les coups de ciseaux qu’ils devinent ça et là, et abstraction faite des lourdeurs de la partie mélodramatique, les critiques cinématographiques, dans leur grande majorité, soulignent l’indéniable effet de cette séquence envoûtante : Il n’empêche que le lyrisme de J’accuse, accusation véhémente contre la haine et la folie meurtrière, nous empoigne, que certaines images s’imposent violemment à l’imagination […] On reprochera quelques longueurs et la greffe inutile d’une intrigue romanesque. Le meilleur est l’évocation cauchemardesque des morts, avec au premier plan le défilé pitoyable et hallucinant des gueules cassées. À lui seul, ce défilé est un plaidoyer pour la paix.56

48 Quant à l’ancien cinéaste André Antoine, qui connaît parfaitement Gance, il l’égratigne en faisant ressortir les défauts structurels de son film : Au cours d’une carrière où il semble qu’il n’ait rien appris, nous retrouvons Abel Gance dans sa nouvelle production avec ses mêmes remarquables qualités et ses nombreux défauts […]. On peut estimer une si généreuse entreprise (faire se lever les morts pour s’opposer à la nouvelle guerre), mais il y a dans le film une rupture d’équilibre entre la première et la seconde partie qui en compromet l’intérêt et l’émotion. On ne peut évidemment qu’admirer le désintéressement et la foi d’Abel Gance qui a dû, comme il le fait si souvent, dépenser beaucoup de temps, beaucoup de travail et d’argent à une œuvre qu’il rêvait gigantesque, mais elle reste assez discutable.57

49 Mais, encore une fois, les plus outrageusement opposés à la démarche de Gance se situent à l’extrême droite de l’échiquier politique, comme en témoigne ce texte de Vinneuil dont les propos ignominieux sont absolument sidérants : Cet ancien virtuose de la caméra n’est même plus capable maintenant d’enchaîner deux plans. Prenons pour ce qu’il veut son « réveil des morts ». Il pourrait du moins être visuellement saisissant. Mais sa réalisation est d’une pauvreté ridicule. Ces minables surimpressions voltigeant dans un orage d’opéra sont au cinéma de 1938 ce qu’est un gribouillis d’écolier à la peinture. […]. On s’échappe de là abasourdi, écrasé par de tels flots d’imbécillité et de démence. Le crétin qui a signé J’accuse est le pompier n° 1 du cinéma français […]. Ce sont d’infâmes polissonneries de petit esthète prudemment embusqué – comme tous les objecteurs et tous les pacifistes – qui n’a jamais su ce qui se passait à Verdun […]. Comment le colonel Picot a-t-il pu prêter pour cette mascarade les plus tragiques des gueules cassées ? D’anciens soldats ont donc accepté qu’un jocrisse étalât ces plaies, qu’il en jouât comme des larmes d’une cabotine, qu’il en fît un mélo démentiel. Quelle tristesse ! Hélas ! J’accuse peut bien devenir le film officiel d’un régime qui a saboté la victoire, qui

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abrutit et qui émascule par la jérémiade juive et démagogique un des plus vieux et des plus fiers pays d’Occident.58 La faillite des illusions

50 Le 5 janvier 1938, Abel Gance remet une première copie de travail à la Société de Production et d’Exploitation du Film J’accuse. De nombreux problèmes vont alors se succéder à un rythme soutenu. Un ensemble de correspondances permet d’en reconstituer la chronologie59.

51 Il y a d’abord les exigences de la censure dont nous avons parlé. Puis, les deux gérants de la société de production, MM. Desbrosses et Renault-Decker, lui reprochent d’avoir terminé avec quatre mois de retard par rapport aux délais prévus dans son contrat, et d’avoir sensiblement dépassé le budget. Mais c’est surtout la longueur du film qui suscite de sérieuses critiques. La copie montée fait 4 000 mètres alors que le cinéaste s’était engagé à ne pas dépasser 3 200 mètres. Une fois n’est pas coutume, il consent à faire quelques coupures. Les producteurs décident alors, pour la première fois en France, avant la sortie officielle, d’organiser une projection pour tester les réactions du public dans la salle de cinéma du village de Villeparisis (commune de Mitry-Mory). Dans une lettre datée du 15 janvier, Gance exprime son désaccord : La copie qu’on y présentera ne sera plus conforme à l’originale puisque nous y avons fait des coupures et des changements. J’ajoute à cela que sa qualité défectueuse, quant au son et à la photographie, la rend impropre à une présentation dans un cinéma ne disposant pas des perfectionnements les plus modernes. Dans ces conditions, n’estimant pas que cette présentation réponde à son objectif qui était d’atteindre une véritable masse populaire, à Saint-Denis, par exemple, comme je l’avais suggéré, ou dans un quartier des boulevards extérieurs qui aurait donné une réelle impression de la réaction du grand public ouvrier, j’estime, à mon sens, inutile que j’y assiste car elle ne peut que fausser mon esprit dans tous les cas.

52 Finalement, il se rend à la projection qui, si l’on en croit la presse spécialisée60, est un succès. Il n’empêche que peu de temps après, les producteurs reviennent à la charge. Les tentatives de Gance pour justifier et défendre ses choix de metteur en scène ne servent à rien, il doit se résoudre à accepter de supprimer d’autres passages avant la sortie du film en exclusivité à l’Ermitage le 21 janvier. Le lendemain, il reçoit de la société de production une lettre recommandée exigeant de nouvelles coupures. Une liste de plans est établie contradictoirement le 23 janvier. Malgré cette troisième concession, les producteurs, que décidément rien n’arrête, prennent la responsabilité, sans l’accord de Gance qui s’est absenté de Paris, de raccoucir encore la copie. Dans une longue lettre envoyée à Gilbert Renault-Decker le 4 février, le cinéaste proteste vivement, faisant valoir sa compétence et son expérience pour défendre la structure narrative de son film : Je me refuse à croire que, derrière moi, vous auriez « arrangé » le film sous les influences diverses qui vous assiègent et dont votre jugement personnel n’a pas su faire le lit. Je le déclare tout net : le film ainsi émasculé court à un échec certain, le drame sentimental étant, pour la foule, la seule porte qui nous permette de passer au drame d’idée. Quand il ne reste que l’idée le public s’en va, son intérêt n’étant pas éveillé par le conflit des personnages. Ce sont ces premières leçons de dramaturgie qui ont fait la fortune aussi bien du premier J’accuse que du Maître des Forges et qui, ainsi méconnues, font d’une grande œuvre un film ennuyeux et soufflé. Et notez bien ce qui va se passer : plus le film sera coupé et plus il sera interminable. Il était déjà abîmé sérieusement avec les dernières coupures que j’avais acceptées à contrecœur et ce pour pouvoir partir d’accord avec vous et bien

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montrer ma bonne volonté. L’avis de vingt personnes bien intentionnées ne correspond pas, pour moi, à l’avis des salles populaires dont le sens critique ne s’exerce pas comme le vôtre. J’ai une expérience beaucoup plus solide que celle de tous les critiques sur cette matière et le succès d’un film ne va, avant tout, je le répète, qu’à l’histoire dramatique des personnages. Or, celle-ci, en supprimant le conflit entre Hélène et sa mère, entre Hélène et Jean, n’existe plus. Trois mille cinq cent mètres pour voir un homme ne pas faillir à son serment ne fait pas un sujet de film […]. Ainsi réduit, le film, pour les salles innombrables qui passent 5 000 mètres, devra s’accommoder d’une autre production. Ceci est, de beaucoup, le plus grave danger pour cette sorte de film qui demande à être vu avec un œil neuf et non fatigué. Vous me répondrez : « Nous ferons une séance de plus par jour ». Quel piètre raisonnement puisque vous n’aurez personne dans la salle. Il faut savoir gagner dans le temps ce qu’on perd dans l’instant. J’accuse, croyez-moi, aurait eu la vie longue. Vous n’avez pas entendu ma voix et j’ai perdu six mois de souffrance pour rien. […] Né avec ses défauts, longueur et lenteur du rythme, ce film pouvait faire une grande carrière en France. Coupé comme on me l’annonce, et je ne saurais trop vous le répéter, c’est un squelette sans vie où l’idéologie a pris la place de la sentimentalité. De deux maux, il faut choisir le moindre. Vous avez choisi le pire. […]

53 Cette lettre pleine d’amertume est emblématique des difficultés à répétition auxquelles Gance se heurte avec ses producteurs. Début février, à deux reprises encore, en dépit des protestations qu’il émet, J’accuse est amputé de plusieurs mètres. Le désarroi du cinéaste atteint son comble lorsqu’il s’aperçoit de la disparition de la scène du bûcher qui montrait, à la fin de la séquence de la levée des morts, le lynchage de Jean Diaz par la foule en délire. Il craint alors que le film, vidé de son contenu, ne devienne absolument indéfendable61. Sur ce point, Renault-Decker lui répond que, d’une part tous les acheteurs étrangers ont demandé que cette scène soit enlevée, et que, d’autre part, à la séance de gala organisée pour les gueules cassées et les anciens combattants, le public dans son ensemble a considéré l’épisode du bûcher comme « une anecdote superfétatoire ». Il termine son argumentation en disant : « Tel qu’il passe aujourd’hui à l’Ermitage, le film a deux heures de durée et aucune critique défavorable n’est plus recueillie auprès des spectateurs – hélas trop rares ! – qui y assistent ». Cette question de la bonne longueur du film ne se réglera pas pour autant. Du moins, c’est ce que tend à prouver une lettre adressée à Gance, le 4 octobre 1938, par son scénariste Steve Passeur, dans laquelle il lui conseille, avec moult précautions et en flattant son amour- propre, de réduire encore la copie de J’accuse : [Pour moi,] le film n’est pas trop long parce que j’ai pour le regarder les yeux d’un admirateur acharné. Dans l’absolu il est tout de même trop long parce qu’il est trop riche, trop dense et d’une intensité dramatique que le spectateur normal ne peut pas supporter si longtemps. Je me souviens de la protestation que vous avez faite un soir dans un restaurant de Billancourt alors que je ratiocinais sur la longueur de vos films, vous avez dit avec une certaine colère qu’il fallait vous accepter avec vos qualités et vos défauts, qu’ils forment un tout et que si vous vous imposiez une discipline vous perdriez une grande partie de votre pouvoir créateur. Quand vous parlez de cette façon, il n’y a plus rien à vous répondre. Je crois pourtant que vous ne connaîtrez votre pouvoir sur le public et même sur les critiques qu’en faisant un film de 2 800 mètres ne comportant qu’une seule situation […]. Bien qu’étant votre ami, bien qu’étant persuadé que vous êtes le premier scénariste du monde et un des meilleurs metteurs en scène qui se puisse rencontrer.62

54 Toujours est-il que Gance, dès le mois d’avril, se consacre à la promotion du film. Plus que jamais fidèle au credo pacifiste (à ce moment-là, on garde encore confiance dans la relation franco-allemande : nous savons que ce jusqu’au-boutisme conduira à

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l’acceptation des exigences d’Hitler à Munich le 29 septembre 1938), il pense que J’accuse pourrait être diffusé dans l’Allemagne nazie. Un échange épistolaire63 datant de 1938 avec la cinéaste officielle du IIIe Reich, Léni Riefenstahl, qui fait parti de ses connaissances, prouve qu’il compte sur son influence pour convaincre Hitler. Dans la réponse qu’elle lui adresse le 26 avril, cette dernière, qui n’a pas encore vu le film, lui assure qu’elle s’en occupera à son retour d’Autriche où elle présente son documentaire Olympiades sur les de 1936. Elle promet notamment de faire l’impossible pour montrer J’accuse au Führer lorsqu’il rentrera d’Italie. Elle termine en espérant avoir bientôt le plaisir de le revoir à Berlin. Fol espoir. Après la découverte du film durant un court séjour à Paris, alors que Gance était dans les Pyrénées, Léni Riefenstahl lui envoie une nouvelle lettre, datée du 8 juillet, où elle lui explique aimablement qu’il y a peu de chance pour que sa démarche aboutisse : J’ai vu votre film J’accuse, il montre une fois de plus, d’une façon extraordinaire, votre géniale capacité de voir et de sentir pour le cinéma. Cependant, je considère personnellement qu’il est tout à fait invraisemblable que ce film arrive à passer en Allemagne. Il m’est difficile de vous en donner les motifs par écrit. J’essaie de faire voir votre film au Docteur Goebbels, ce qui est assez difficile car il voyage beaucoup. Je crois qu’il serait bon, en dehors de mes propres efforts, que votre Ambassadeur propose lui-même au Docteur Goebbels de le voir.

55 Rétrospectivement, on conçoit mal, en effet, qu’un tel film ait pu séduire le régime hitlérien… La grande naïveté de Gance, comme de beaucoup d’autres, fut de croire que les immenses souffrances et le legs tragique de la Première Guerre mondiale étaient interprétés de la même façon dans le camp des vainqueurs et celui des vaincus. Or, en Allemagne, depuis l’entrée en vigueur du traité de Versailles perçu comme une humiliation, la défaite refusée a nourri un fort ressentiment que les nazis, arrivés au pouvoir en 1933, ont su instrumentaliser jusqu’au bellicisme. Comme l’a bien démontré George L. Mosse, le « processus de brutalisation »64 découlant de l’expérience de guerre avait infiltré toute la société allemande, de telle sorte que la tendance pacifiste, dans les années trente, était minoritaire. Alors, J’accuse, vibrant appel en faveur de la paix, s’il avait été projeté outre-Rhin, aurait-il pu contrebalancer l’idée développée par la propagande nazie que la guerre était une aventure glorieuse nécessaire, aurait-il pu changer le cours des événements ? Il fallait toute l’incrédulité de ce pacifiste inconditionnel et sentimental que fut Gance pour ne pas en douter. Un an plus tard, en septembre 1939, la Deuxième Guerre mondiale éclate, scellant le sort de son film- emblème, qui, comme la Grande Illusion de , est interdit par la censure. Il ne ressortira sur les écrans qu’en 1946, année de la disparition officielle de la SDN en laquelle Gance avait tant cru.

NOTES

1.D’ailleurs, une partie de la grande fresque sur la guerre que Gance envisageait de créer dès 1917, s’intitulait les Cicatrices. Par la suite, il reprendra à plusieurs reprises ce projet en le modifiant sans jamais pouvoir le faire aboutir.

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2.Cf. Blaise Cendrars, J’ai tué, Paris, G. Crès, 1919. 3.Le roman sort en octobre 1932. Gance, en accord avec Céline, envisage une adaptation cinématographique dès le mois de novembre. Les éditions Denoël et Steele consentent alors une cession des droits pour l’Europe moyennant la somme de 300 000F (d’après une lettre adressée à Gance le 4 mars 1933, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/199). Toutefois, le projet n’aboutira pas. En consultant le dossier de correspondances entre les deux hommes, on constate qu’il y a des manques importants. Une des rares lettres de Céline qu’on y trouve, rédigée sur des feuilles à en-tête des dispensaires municipaux de Clichy où il était médecin des pauvres, est très élogieuse à l’égard de Gance, l’écrivain lui faisant part de l’émotion qu’il a ressentie en lisant Prisme. Ceci explique sûrement cela… De toute évidence, Gance « a fait le ménage » dans les documents concernant sa relation avec ce vieil ami devenu, après sa compromission avec le régime de Vichy, beaucoup trop gênant pour le portrait parfait qu’il voulait laisser de lui- même. 4.« Serons-nous romantiques ? », Le Crapouillot, n° 8, 15 juillet 1919. 5.Extrait d’une conférence prononcée le 22 mars 1929 à l’université des Annales publiée dans Conferencia, n° 18, 5 septembre 1929. 6.Précisons néanmoins que l’impossibilité de consulter les archives Gance conservées à la BiFi maintient quelques petites zones d’ombre. 7.Jean Mitry, Histoire du cinéma, tome IV (1930-1940), Paris, édition J.-P. Delarge, 1980, p. 500. 8.Synopsis manuscrit destiné au Film d’Art ou à Eclipse, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/578. 9.Manuscrit autographe (scénario et notes de 1915), BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/746. 10.Cf. Olivier Lepick, La Grande Guerre chimique : 1914-1918, Paris, Presses universitaires de France, 1998. 11.Lettre figurant dans le film qui est reportée dans une liste dactylographiée, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/600. 12.Laurent Véray, « J’accuse, un film conforme aux aspirations de Charles Pathé et à l’air du temps », 1895, n° 21, 1995, p. 93-123. 13.Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18 retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 17. 14.Copie d’une lettre d’Abel Gance à Albert Thomas, 28 septembre 1925, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/810. 15.Schéma dramatique de la Fin du Monde vue par Abel Gance (25 mars 1929), BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/558. 16.Ibid., p. 28. 17.Ibid. 18.Le Soir, 31 janvier 1931. 19.Il n’est pas inutile de rappeler que cette idée de pouvoir changer le monde, de le rendre meilleur, avait amené Gance à s’investir, peu de temps auparavant, dans des projets ambitieux mais plutôt illusoires, comme la section cinématographique de la SDN, dont l’action, selon lui, pouvait être décisive. Voir à ce sujet dans ce numéro l’article de Dimitri Vezyroglou. 20.Schéma dramatique de la Fin du Monde, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/558. 21.Schéma dramatique de la Fin du Monde, op. cit., p. 27. 22.Ibid., p. 41.

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23.Voir dans ce numéro l’article de Gérard Leblanc. 24.Candide, 22 janvier 1931. 25.« Sur un film d’Abel Gance », Monde, 31 janvier 1931. 26.L’Action française, 23 janvier 1931. 27.L’Action française, 30 janvier 1931. 28.Antoine Prost, Les Anciens combattants 1914-1940, Paris, Gallimard, coll. Archives, 1977, p. 124-128. 29.Cinémonde, juillet 1937. 30.Copie de la lettre d’Abel Gance au ministre de la Guerre, 12 octobre 1937, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/567. 31.Paris-Soir, 3 juin 1937. 32.En novembre 1914 dans l’Aisne, près de Vingré, des soldats français qui se sont repliés devant une attaque allemande sont jugés en conseil de guerre sous l’inculpation d’abandon de poste face à l’ennemi. Six sont condamnés à mort et exécutés. Ils seront réhabilités en 1921. 33.Cf. Nicolas Offenstadt, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Paris, Odile Jacob, 1999. 34.Pour ne citer que les plus connus : Henri Barbusse, Roland Dorgelès, Henry Poulaille, Louis Guilloux et Florain-Parmentier. 35.Nicolas Offenstadt, op. cit. 36.Dossier comportant les scénarios et le découpage de J’accuse (1937), BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/567. 37.Ibid. 38.Selon Roger Icart, ce jeune philosophe, disciple d’Élie Faure, remplissait auprès de Gance le rôle de secrétaire général et de conseiller artistique. 39.Lettre non datée figurant dans une liasse de documents manuscrits sur la Fin du Monde, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/558. 40.Voir notamment de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18 retrouver la guerre, op. cit., p. 197-231. 41.Gance, lui-même touché par l’épidémie, parvint à en réchapper. 42.Dossier Séverin-Mars, BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/481. 43.Ibid. 44.Ibid. 45.Voir sur ce sujet l’excellente analyse de Michel Vovelle, L’heure du grand passage. Chronique de la mort, Paris, Gallimard, 1993, p. 40 et suivantes. 46.En fait, le thème du « retour des morts » est très présent dans l’art européen durant l’entre-deux-guerres. Voir à ce propos de Jay Winter, Sites of Memory, Sites of Mourning. The Great War in European Cultural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. 47.Document conservé à la BnF, Arts du spectacle, FOL-ICO-CIN 1006. 48.Voir à ce propos notre article, « La mise en scène du discours ancien combattant dans le cinéma français des années vingt et trente », les Cahiers de la cinémathèque, n° 69, novembre 1998, p. 53-66. 49.Cf. Sophie Delaporte, Les gueules cassées. Les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris, Noêsis, 1996. 50.Premier scénario du film, op. cit., p. 11. 51.« Opinion du colonel Picot sur le film J’accuse », Continents, revue mensuelle du CIDALC, n° 4, novembre 1937.

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52.Coupure de presse non identifiée, datée du 5 août 1937, figurant dans le dossier J’accuse, BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/567. 53.Cette précision technique est donnée par Jean Rossi dans La Liberté du mercredi 26 janvier 1938. Dans la même séquence, Abel Gance utilise une autre surimpression dont l’effet est assez saisissant : celle de l’animation de la statue réalisée par le sculpteur Jacques Froment Meurice pour le Mort-Homme près de Verdun. 54.Amédée Chivot, le Journal des mutilés, 27 mars 1926, cité par Antoine Prost, Les anciens combattants 1914-1940, op. cit., p. 115. 55.Rapport de la commission de censure concernant le film J’accuse, BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/567. 56.La Croix, 30 janvier 1938. 57.Le Journal, 31 janvier 1938. 58.L’Action française, 28 janvier 1938. 59.Dossier de production du film J’accuse, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/567. 60.La Cinématographie Française, 21 janvier 1938. 61.Lettre d’Abel Gance à M. Renault-Decker, 14 février 1938. 62.BnF, Arts du spectacle, correspondances Gance/Steve Passeur, 4°COL-36/432. 63.BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/454. 64.George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette littératures, 1999, p. 181-228.

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Boîter avec toute l’humanité Ou la filmographie gancienne et son golem

Sylvie Dallet

1 « Voulez-vous me chanter la Marseillaise douze fois de suite en crescendo ? » Cette demande d’Abel Gance aux 1 200 figurants de la scène révolutionnaire du Couvent des Cordeliers exprime, au-delà d’une exigence et d’un enthousiasme spécifiques, une véritable responsabilité du cinéaste devant l’histoire collective. « Mes amis, tous les écrans de l’univers vous attendent ! », telle est la suite logique du discours insufflé par le metteur en scène lors de l’épisode des armées d’Italie.

2 Le dossier que j’entrouvre aujourd’hui concerne, non seulement le cinéaste-démiurge, mais également tout un pan de croyances et de comportements français du début du XXe siècle.

3 Ces quelques phrases picorées dans l’épopée révolutionnaire caractérisent sans la résumer l’originalité des choix historiques ganciens. Cette perspective filmographique se compléte d’une série d’écrits personnels trés cohérents qui participent de la construction identitaire du cinéaste : Abel Gance a laissé des récits d’inventeur et des écrits théoriques qui, tel le livre Prisme1, ont conditionné, par leur richesse intellectuelle, le regard des contemporains sur Gance. Pour évaluer la portée de l’œuvre, il faut s’arracher aux traditionnelles approches de terrain, oublier le charisme du créateur et dissocier en paliers interprétatifs l’entrelac des archives de création et des films : sens littéral, sens historique, sens littéraire et symbolique, philosophie et transcendance de l’œuvre reliés par un tricot cabaliste complexe. À l’instar d’un Serguei Eisenstein, ou, dans un registre plus subtil, d’un Jean Epstein, l’œuvre d’Abel Gance porte en elle la richesse interprétative fondamentale des chefs-d’œuvre. La dynamique gancienne, cette « quatrième dimension » spiralée dont il se prévaut longuement à travers les chapitres de Prisme, demeure un guide précieux, dans le mélange hétéroclite de ses styles et l’incertitude de ses comportements politiques.

4 Ce premier cercle ainsi posé, les hypothèses à venir restent liées à l’expression d’un imaginaire politique et intellectuel tel qu’il s’exprime à l’écran des années vingt aux années quarante. Le cinéma, « source et agent de l’Histoire », pour réinscrire la phrase de Marc Ferro2 en exergue de ce travail, s’ausculte désormais dans une dialectique

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critique ou l’implicite, le symbolique et l’agencement des récits s’entrecroisent. Dans ce quadrillage serré du vivant, l’argument événementiel apparaît tantôt comme un indice tantôt comme une preuve, mais ne constitue plus ce référent unique que l’opinion consacre et que la presse amplifie. Malgré certaines archives en bouche d’ombre, l’observation de la relation Cinéma/Histoire restitue une histoire vivante, aux interstices des événements, plus attentive à un substrat culturel fondamental qu’aux « faits » fameux dont le souvenir s’édifie en écho.

5 La prudence est d’autant plus de mise que l’œuvre et le personnage forment un écheveau particulièrement opaque : l’ouverture récente des archives fragilise le récit issu des œuvres, souvent basé sur la connivence. Pour laisser du champ aux discours contradictoires, j’ai choisi d’écrire à la première personne et délivrer ainsi les précautions et scrupules qui émaillent la rédaction de cet article : le « voici comment cela s’est passé » masque trop souvent le « voici comment je vois les choses » pour que je préfère délibérément rester procureur de mes démarches selon le processus décrit par Pierre Schaeffer pour être celui de « l’Observateur/Observé »3.

6 Je distinguerai trois approches qu’il me semble nécessaire de délimiter avant de les combiner : Gance et l’évolution politique européenne, son art des formes et enfin, les principes de sa réflexion philosophique et mystique. Quand bien même la lecture des archives révélerait un homme privé bien différent du metteur en scène ou du penseur, ces découvertes ne peuvent rayer d’un trait la symbolique de l’œuvre : la source première reste le film parce que celui-ci a su rencontrer un public et nourrir son imaginaire.

7 Dans le registre filmographique, Abel Gance demeure un des rares auteurs français qui ait préféré l’épopée et le mélodrame à tout autre style cinématographique. L’affirmation de ses choix correspond à une véritable originalité nationale. Alors que la France a développé au XIXe siècle une abondante production théâtrale mélodramatique, alors que l’épopée vibre autour de personnalités romantiques, tels Victor Hugo ou Lamartine, le cinématographe tente de se dégager des styles du passé, au nom d’une expressivité nouvelle, dictée par la modernité des matériaux d’enregistrement et l’architecture du montage. Ce processus fonctionne à l’inverse dans les deux foyers cinématographiques occidentaux, États-Unis et Russie qui résistent à la production d’auteur au nom de l’approfondissement des styles hérités du siècle précédent.

8 Pour cette raison majeure, Abel Gance reste peu étudié, alors que ses homologues, Griffith et Eisenstein, ont déjà suscité d’abondantes exégèses. Ce premier constat est relevé ainsi en 1959 par Sophie Daria, sa première biographe4, dont le récit enthousiaste reste très imprégné de la lecture de Prisme : Il y a un « cas Gance ». Mais aussi un miracle Abel Gance : depuis cinquante ans il a ébloui nos pères et nous mêmes. Il éblouira nos enfants. Marchant avec son temps à l’époque du mélodrame, il le devance aujourd’hui en créant le vertige pour le cinéma de l’âge atomique.

9 En effet, la critique française semble avoir longtemps dédaigné les styles qu’elle honore dès qu’ils émergent des pays de référence, les États-Unis et l’Union soviétique. Gance, pour avoir magnifié les héros et le peuple, dans une démesure souvent indistincte au nom de valeurs éthiques romantiques, s’est confronté à une omerta critique réelle. Cette censure implicite interpelle les mécanismes d’actualisation comme les rouages de la culture dominante française, dans ses refoulés comme dans ses goûts officiels.

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10 En réalité, Abel Gance, bien qu’il s’en défende, participe de ce refoulé dans la mesure où il façonne à l’attention de la posterité son image de démiurge maudit. Pour exemple, il annote a posteriori la couverture du cahier Bleu, blanc rouge d’un : « pour un livre sur le cinéma ou le mal qu’un artiste doit se donner pour ne pas pouvoir faire un film ! » Ici encore, ce n’est pas de l’intention dont on se défie, mais du point d’exclamation. Dans le récit trop lisse que lui consacre Sophie Daria, le cinéaste passe sous silence certains épisodes de sa vie tandis qu’il déploie sa verve autour des anecdotes des tournages de la Roue et de Napoléon dont il a délégué, par ailleurs, l’habillage éditorial à ses amis Ricciotto Canudo, René Jeanne et Jean Arroy5.

11 Il y a douze ans, pour mesurer l’impact de l’imaginaire révolutionnaire français à travers les nouveaux relais audiovisuels, j’ai examiné les différentes versions du Napoléon6. Quelques années plus tard, presque par hasard, j’assistais à la projection de la Vénus Aveugle, un mélodrame flamboyant du début de la Seconde Guerre mondiale. L’étude des équations difficiles apporte toujours son lot de trouvailles : ces deux productions sont restées curieusement associées dans mon souvenir, comme deux phares dont il me faudrait, un jour, comprendre la complémentarité des signaux. C’est à cet exercice que je m’astreins aujourd’hui, grâce à une panoplie d’éléments divers, films et non-films, littérature et philosophie, cinéma et archives privées. S’il est vrai que le passé et le présent se télescopent et se contrarient dans les œuvres, les rituels et les usages, il faut aller chercher ses indices en eaux troubles quitte à plonger pour récupérer ce qui semblait, à l’œil nu, déformé, absurde et contradictoire. La méthodologie historique procède aussi du baroque et du mélodrame, quand la prise de risque conditionne sa recherche fondamentale : elle n’est pas en quête d’objets propres ni convenables et seul lui importe de lever le voile sur le bric-à-brac du vivant. Dans cette démarche, le cinéma, parfois involontairement, restitue au passé des correspondances et des relations que l’écheveau événementiel masquait sans remèdes.

12 Si le résultat s’est montré à la hauteur de mes espérances, je souhaite en distinguer, dès à présent, les apports essentiels. J’ai l’intuition que le destin politique d’Abel Gance s’est joué entre le Napoléon de 1927 et la Vénus aveugle de 1941. Ce destin politique reste lié à la revendication ganciennne d’être le meilleur médium d’une république forte. Abel Gance, comme Léon Poirier qui s’en inspire, devient pour la IIIe République une sorte de cinéaste officiel parce qu’il a su très habilement relier les traumatismes de la guerre de 1914 avec les souffrances des soldats de l’An II. Intellectuellement proche d’un Jules Michelet dont il relit les ouvrages, Gance a cependant usé son talent en esquivant les réalités nationales.

13 Après la Seconde Guerre mondiale, son travail apparaît à ses contemporains comme une sorte de nécrose du passé, figé en vignettes simples. Le cinéaste n’a pas su renouveler en profondeur ses thèmes de prédilection malgré des tentatives comparables à celles d’un Marcel Carné à la même époque : résistance, adaptation ou réforme, autant de termes qui n’appartiennent pas au monde gancien. En outre, l’après-guerre révèle un étiolement de ses amitiés et un éloignement des milieux de la création, tant musicale que poétique. Dans les années cinquante, entre la logique des blocs et la décolonisation, l’histoire de France fonctionne sur les écrans comme un récit d’aventures embourgeoisé, dans la veine d’un Sacha Guitry, d’un Richard Pottier, d’un ou d’un… Abel Gance dont le portrait fatigué d’Austerlitz, déchaîne la critique d’avant-garde et fait ironiser les historiens.

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14 Les projets non aboutis du réalisateur apparaissent durant ces années de plus en plus éloignés des choix historiographiques exprimés en 1927. Après un Mirabeau, dont il partage le projet avec Georges d’Esparbes, conservateur du Musée de Fontainebleau, attentif au tournage du Napoléon de 1927, on relève des : Lafayette (avec Jacques de Benac, 1956), Louis XVII ou la conspiration du silence (projet avec Gaston de Béarn, 1966), Cendres chaudes ou monsieur de Charette, ou enfin Lys rouge, la Buveuse de sang… Les liens de Gance avec les groupes d’influence restent encore mal connus. Comment évaluer, pour exemple, l’influence de l’aristocrate producteur du Napoléon de 1935, Henri de Béarn et le compagnonnage occulte de la famille de Béarn avec le cinéaste ? Abel Gance pouvait-il ignorer en 1927 l’extraordinaire succès du cinéroman Jean Chouan réalisé par Luitz-Morat en 19267 ? Dès les années vingt, les canevas français de la mise en scène révolutionnaire semblaient clos : seule la Marseillaise de Jean Renoir, dédiée au Front populaire, allait déjouer sans les bouleverser les schémas nationalistes (Volontaires de la république/Chouannerie) en place depuis quarante ans dans la filmographie révolutionnaire. Récit d’un basculement 15 Abel Gance entretient un rapport complexe avec la propagande nationale, dans la mesure où, attaché à toutes les majorités, il ne soutient aucun parti et ne se prévaut en public d’aucune opinion politique autre que celle associée à l’expression de son art. Cette relation paradoxale, menée de son propre aveu comme l’affirmation d’un idéalisme républicain, témoigne cependant d’un comportement opportuniste en vire- voltes, qui transparaît particulièrement au travers des régimes politiques qui se succèdent de 1939 à 1946.

16 Attachée à la revendication révolutionnaire de Gance, j’ai plus particulièrement étudié les projets qui semblaient répondre à cette attente. Le destin politique de Gance se construit entre 1927 et 1935 et se scelle entre 1935 et 1941 autour de la représentation des valeurs de la république. De l’aveu du cinéaste, filmer la geste révolutionnaire témoigne de l’expression personnelle de sa responsabilité politique. Ce cheval de bataille fonctionne plus subtilement en cheval de Troie, destiné à forcer la porte de tous les régimes.

17 Ce questionnement du paradoxe s’est imposé après la lecture des différents ouvrages biographiques consacrés au cinéastes et il s’est renforcé après consultation des liasses spécifiques de la collection Abel Gance conservée au département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France. Celle-ci a été remarquablement inventoriée sous la responsabilité d’Emmanuelle Toulet en 1999 après versement des collections de Claude Lafaye (don vrac) et de Nelly Kaplan (achat sélectionné) à la BnF. Ces archives de création, très riches en notes, devis et manuscrits, apportent cependant un témoignage partiel et comme organisé par le cinéaste.

18 Quelques indices me font porter cette appréciation : les carnets d’Abel Gance, régulièrement versés à l’inventaire s’interrompent entre 1928 (carnet 19, vente Nelly Kaplan) et janvier/mars 1950, date à laquelle ils sont à nouveau mentionnés dans l’inventaire. Par ailleurs, les éléments de correspondance classés par Emmanuelle Toulet font curieusement l’impasse sur les collaborateurs les plus proches d’Abel Gance, réservant aux acteurs, aux hommes de lettres (journalistes et écrivains) et à certains politiques prestigieux (Clémenceau, Malraux, François Poncet, Poniatowski…), la quasi-totalité des chemises. Il semble peu vraisemblable qu’Abel Gance ait uniquement communiqué oralement avec ses collaborateurs les plus proches d’autant

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qu’il a souvent réemployé les mêmes équipes. Pour exemple, le dossier du journaliste et cinéaste Claude Vermorel, avec qui Abel Gance a travaillé pour Napoléon et pour le Capitaine Fracasse (1943) ne contient qu’une carte postale. De même, rien sur Edmond T. Gréville (1906-1966), réalisateur assistant de la Vénus Aveugle. Rien sur la famille Danis (Pierre Danis directeur de production de 1925 à 1941 et Andrée Danis monteuse) auquel Abel Gance est professionnellement fidèle depuis le décès de sa compagne Ida Danis lors du tournage de la Roue.

19 Plus étonnant encore, le dossier Steve Passeur8, coscénariste des films ganciens depuis Un grand amour de Beethoven (1936) jusqu’à la Vénus Aveugle (1941) ne comporte que quatre pièces dont le gribouillis enfantin de Reine-Marie, filleule de Gance au dos d’une carte postale, une coupure de journal consacrée au mariage de Steve Passeur, une lettre tapuscrit de Passeur (octobre 1938) et une lettre manuscrite de Gance à Passeur dans une graphie codée illisible d’où émergent quelques noms tels que « Erynnies », « Renault », « maux croisés » et des chiffres à cinq zéros. Par ailleurs, le dossier Bleu, blanc, rouge, précieusement conservé par Gance comme pièce à conviction, ne comporte aucun texte de Passeur, pourtant co-scénariste. Il en va de même pour le dossier de la Vénus Aveugle, comme si Gance voulait transmettre pour la postérité son unique participation aux œuvres. Il est vrai que les archives de la BiFi n’étant pas encore accessibles on ne peut jurer de rien…

20 Le livre de Sophie Daria présente en un court paragraphe compatissant et indigné la version officielle qui prévaudra jusque dans les années 1960 : Abel Gance rédige en 1939 deux scénarios, l’un patriotique, Bleu, blanc, rouge, l’autre, alimentaire, la Vénus Aveugle. Faute de soutien gouvernemental, le premier scénario n’a pu être tourné, tandis que le second trouvait preneur dans une production commerciale. Abel Gance n’aurait cessé, par ailleurs, de rédiger des synopsis révolutionnaires durant cette période, des Soldats de l’An II en 1939 à Babeuf en 1945. En 1943, pourchassé par la Gestapo, le cinéaste choisit l’exil en Espagne. La réalité est un peu différente, telle que s’en gausse dès 1963 René Jeanne, pourtant lié d’amitié avec Abel Gance. Roger Icart rouvrira longuement le dossier en 1984, en citant des archives aujourd’hui consultables à l’Arsenal.

21 Il me paraît nécessaire d’établir une chronologie des faits. À la fin des années trente, Abel Gance est un cinéaste reconnu en Europe comme aux États-Unis. Il fréquente l’homme de lettres André François-Poncet, ambassadeur à Berlin (1931-1938) puis à Rome (1938-1940)9, cultive l’amitié du socialiste Albert Thomas au Bureau international de travail à la Société des Nations et se targue de l’estime du radical Paul Reynaud. Cependant, un échange épistolaire de 1937 témoigne combien il a sympathisé avec Léni Riefenstahl, rencontrée à plusieurs reprises à la station de sports d’hiver de Saint Moritz et à Berlin, lors de la projection du Napoléon : Abel Gance connaît les films de la cinéaste officielle du régime nazi et lui écrit pour lui recommander des films ou des artistes. Léni Riefenstahl, dans deux lettres manuscrites non datées (en anglais et en allemand) se plaint amoureusement de ne pas le voir assez, l’appelle « mon chéri » (en français) et signe « your child, your cherie ». Elle écrit également qu’elle va travailler avec Jean Epstein (sic) dans le même paragraphe où elle espère un rapprochement avec Gance.

22 Dans une lettre du 8 juillet 1938, d’une rédaction plus administrative (tapuscrit en français, seule la signature est manuscrite), elle confirme qu’elle tente, à la demande de Gance, de l’aider à diffuser J’accuse en Allemagne10. Ces documents authentiques sont contredits dans un long paragraphe des Mémoires de Léni Riefenstahl11 qui, si elle

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qualifie Abel Gance de « trés sympathique », indique, contre toute vraisemblance, que la demande de projection du J’accuse à Hitler émane de 1943. Enfin, le récit de Léni Riefenstahl, s’il brouille les repères chronologiques, rend un réel hommage au travail du metteur en scène : elle rappelle qu’avec la caméra liée à une luge napoléonienne, Gance a utilisé le premier au monde la caméra mobile pour une œuvre de fiction, procédé qu’elle est fière d’avoir adapté sur patins à roulettes pour son œuvre documentaire.

23 À l’automne 1939, Abel Gance se précipite auprès du ministère de la propagande, nouvellement constitué, afin de proposer ses services sous la forme d’un film patriotique. Le scénario s’intitule Bleu, blanc, rouge et doit, selon le cinéaste galvaniser le pays. Gance fait également savoir qu’il prépare un scénario consacré à Hoche et aux soldats de l’An II. Pour mieux convaincre ses interlocuteurs, il n’hésite pas à écrire qu’il est le seul à pouvoir relever le défi cinématographique.

24 Les faits sont têtus : en 1939, le film consacré à la mobilisation républicaine, les Trois Tambours (Vive la Nation) existe, réalisé par Maurice de Canonge sur le scénario d’une pièce radiophonique de René Jeanne. Gance ne peut ignorer ni la pièce de son ami, ni le film qui s’en inspire. Par ailleurs, les États-Unis exportent vers la France les œuvres de Charlie Chaplin et préparent la sortie française du Marie Antoinette de Van Dyke (1938) à la réalisation de laquelle a travaillé. En réalité, le synopsis gancien n’est pas terminé et son canevas ne suffit pas à emporter l’adhésion militaire malgré des devis réduits ; le concours de l’aviation militaire est cependant envisagée en partenariat. Selon les archives, Gance insiste auprès des ministères (Propagande en novembre ; Instruction publique en décembre 1939) pour obtenir un soutien officiel pour convaincre les banques de financer le film.

25 Par contrat du 20 novembre, il obtient 25 000 francs de l’exportateur de fruits et légumes (et mécène) Robert Capgras12 pour rédiger pour le 20 janvier 1940 un scénario complet ainsi qu’un premier découpage, en collaboration avec Steve Passeur. Durant l’hiver 1939, il contacte en parallèle les maisons de production Goldenberg, Osso, Rabinovitch et Serge Sandberg13 qui doivent ajouter à l’investissement futur de Capgras. On retrouve chez les producteurs français d’origine juive ou d’Europe Centrale, le souci des maisons de production américaines homologues (telle la Warner ou la firme de Charlie Chaplin) de participer à l’effort de guerre. Mais alors que les producteurs américains font état d’un engagement politique en accord avec le gouvernement, les producteurs français ne font aucune déclaration officielle qui puisse traduire leurs inquiétudes devant la situation outre-Rhin.

26 Les correspondances Gance/Capgras/Sandberg ont été conservées : elles démontrent que ce ne sont pas les producteurs qui abandonnent Gance (si ce n’est la firme Radio- Cinéma qui refuse net en décembre 1939) mais bien Gance qui hésite à poursuivre son projet et qui, dès que les producteurs s’inquiètent de sa lenteur, esquive leurs questions, élude les rendez-vous et se terre dans sa propriété de Châteauneuf de Grasse. Cette démission lui vaudra deux sèches mises en demeure des producteurs pressentis, Serge Sandberg et Roger Capgras. Ce dernier, dans un pli du 4 décembre 1941, lui réclame la restitution des 25 000 francs.

27 Parmi ces échanges épistolaires, citons la lettre (9 janvier 1940) de Gance à Passeur, alors mobilisé dans la Royal Air Force :

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Quant à Bleu, blanc, rouge, écrivez moi vite et franchement, le fonds de votre pensée. Il ne faut pas frapper dans l’eau inutilement. J’ai peur que vous manquiez d’entrain sur ce sujet. Si cela est, changeons en, cela vaudra mieux. Je travaille en ce moment aux Soldats de l’An II où je trouve des thèmes chauds et féconds, avec un pivot magnifique : Hoche, qui est bien l’un des plus remarquables français que je connaisse. Je vous adresse la copie de la dernière lettre de Capgras pour que vous compreniez mieux mon état d’esprit. Je lui répond qu’il vaut mieux reporter notre effort sur un autre sujet car il est « cabré » contre Bleu, blanc rouge, par Salacrou – c’est manifeste – et nous aurions les pires ennuis si nous nous obstinions. Nous avons passé les fêtes du Nouvel An avec de nouveaux amis de Nice d’une richesse incroyable (leur fortune atteint un milliard) et il y a eu de la féerie dans ce début d’année.

28 Quelques remarques : tandis que Gance passe confortablement l’année 1939, la « drôle de guerre » bat son plein, dans l’incertitude et le désarroi. La lettre de Gance à Capgras ne sera envoyée que le 4 août 1940, soit après l’armistice, après une longue période de silence de Gance. Cette lettre volontairement évasive et légère, attire l’attention de Capgras sur un autre film, sans le nommer. Il s’agit de la Vénus aveugle ; Robert Capgras, inquiété par la Gestapo, ne répondra pas.

29 L’armistice est conclue en juin 1940 et Gance commence à être interrogé par la Gestapo pour d’improbables ascendances juives. Les Français d’origine juive sont en effet interdits d’expression tout comme les cinéastes qui ont osé critiquer le régime allemand. Le terrible pamphlet antisémite, les Tribus du cinéma et du théâtre édité en 1941 par Lucien Rebatet dénonce l’amitié de Gance avec Epstein et persiste à assigner à Gance une origine juive malgré les certificats que celui-ci s’est empressé de produire. Par ailleurs, les producteurs Osso, Rabinovitch, Sandberg, Lévy, Goldenberg sont cruellement stigmatisés par Rebatet.

30 Quelques mois plus tard, le 13 août 1940, Abel Gance rédige alors à l’attention de Léni Riefenstahl une pitoyable missive, qui reste une lourde charge au dossier de l’opportunisme gancien. Le document conservé est un brouillon de quatre pages rédigé d’une grosse écriture nerveuse au crayon rouge et sans virgules. La mention du 13 août 1940 est portée en travers au crayon bleu. Le manuscrit est très raturé : beaucoup de mots rayés, plusieurs mots illisibles avec des corrections/rajouts à l’encre noire de l’écriture de Gance en graphie minuscule.

31 Le cinéaste explique à Léni qu’il a choisi de lui faire « passer cette lettre par un ami, c’est plus sûr » et il lui explique qu’il ne compte pas quitter la France, restant « dans sa petit maison ensoleillée », près de Cannes, parce que dit-il : Je prépare ici un film avec des moyens de fortune, interprété par Viviane Romance. C’est un drame domestique, sorte de paraphrase moderne d’Œdipe roi qui de près ou de loin n’offre aucune prise à la critique et peut passer sur tous les écrans du monde. Je vais y appliquer une technique nouvelle et une… aussi de mes nouveaux brevets et mise au point dans tous les plans. Les israélites depuis 12 ans ne m’ont pas compris et ont entravé mon essor. Je n’ai été que le domestique de leurs idées et pour la première fois depuis Napoléon je peux reprendre la chaîne (?) de mes efforts commencés avec J’accuse et la Roue dans un sens constructif. Vous savez ce que je pense de vous. Vous m’avez vue les larmes aux yeux à la projection de votre film de Nuremberg. Vous savez mieux que n’importe qui ce que vous avez à attendre de votre merveilleuse machine à fabriquer des rêves.

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Je vous demande de m’aider – de nous aider – car à quelques-uns nous avons quelque chose à finir (?) en ce moment. Après le film que je prépare et qui sera prêt en plusieurs (?) épisodes (?)… je ferai le Capitaine Fracasse ensuite un drame de cimentation des images créatrices les Cicatrices… [ratures] Vous savez que Nietzsche a toujours été mon conseiller et mon professeur d’énergie. Vous savez que mon sang est pur. [ratures] Vous savez que je crois assez en moi d’immenses réserves créatrices et qu’il serait dommage que l’état de l’Europe m’empêchât de les amener à la lumière des yeux. Il n’y a pas de cauchemar dont on ne s’éveille. Ce n’est pas l’homme qui appelle mais l’artiste et qui n’aura jamais d’autre politique que celle des oiseaux, des nuages et des poètes. Ces cathédrales du cœur ne doivent pas être détruites par les dysharmonies extérieures. [ratures] … pour m’aider à reconquérir mon royaume d’images sonores. … meilleur souvenir de ma femme Très cordialement, très dévoué A. Gance

32 « M’aider », « nous aider » : il reste difficile de savoir si Gance parle de lui ou s’il inclut dans sa requête plaintive d’autres metteurs en scène tels qu’Epstein ou Gréville. C’est peu probable, mais la formule, dans son flou évasif, porte en elle une ouverture. André François-Poncet dissuadera Gance d’aller à Berlin tandis que Jean Epstein sera sauvé de la Gestapo par la Croix Rouge, peut-être à la suite d’une intervention du même François-Poncet. Gance ne reverra pas Léni Riefenstahl et choisira en 1943 la fuite en Espagne, afin de conduire un nouveau projet, Christophe Colomb, sur capitaux franquistes. En 1979 le journaliste Mario de Castro, organisateur de l’Alliance Mondiale du Cinéma (pour la paix et contre la guerre), rappelle ingénument, par lettre, combien Léni Riefenstahl a été « une trés grande amie d’Abel Gance », et suggère une entrevue. Il n’y aura pas de retrouvailles entre les deux cinéastes.

33 Le 9 août 1940, la convention de tournage est signée et divers retards techniques font débuter au 11 novembre 1940 la réalisation de la « complainte » de la Vénus Aveugle dans les studios de la Victorine à Nice. Le titre de l’œuvre a varié durant l’élaboration du scénario, allant de la sublime Comédie, à Messaline, en passant par la Sirène aux yeux morts ou aux yeux violets… Le film, produit par l’industriel niçois Jean Jack Mecatti (crédité d’un petit rôle de figuration dans l’œuvre) à partir de la société de production France nouvelle (sic) créée pour l’occasion, dépasse le devis de 2,3 millions pour atteindre un coût de 4,8 millions de francs. L’épouse du cinéaste, Sylvie Gance (dite Sylvie Vérité ou Mary-Lou, ex-interprète de Théroigne de Méricourt en 1935), joue le rôle de Mireille, la sœur de Vénus. En septembre 1941, le cinéaste montre son œuvre à Vichy devant une salle comble et en présence de la Maréchale. La presse, très élogieuse, fait le parallèle entre Philippe Pétain, chef de la France et Abel Gance, premier cinéaste français. Le film porte en dédicace au maréchal une citation de Sénèque issue de Prisme et qu’il a réécrite dans la missive à Léni. L’accueil des autorités d’Occupation, sera plus réservé : le visa de censure allemand est obtenu le 5 avril 1943 sur une copie tronçonnée par le producteur qui, ayant modifié le texte et le découpage, cède pour distribution une copie amputée d’une demi-heure au « Consortium du film ». Gance trouvera cependant de l’argent à Paris pour réaliser avec Claude Vermorel un Capitaine Fracasse d’une grande neutralité politique.

34 La Libération voit fluctuer Gance vers la gauche. Le 8 décembre 1945, la Société des Auteurs et des Gens de Lettres enregistre le scénario de Babeuf. Les incipits du texte

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déposé sont les suivants : « Babeuf, mes amis, mes camarades, mes frères, la révolution est en train d’avorter. Des milliers d’êtres sont morts pour rien. La Bastille se reconstruit. » Les derniers mots « Tandis que la chanson de Cadet Roussel décroît, Buonarotti, éclairé par la flamme gigantesque dit : encore un siècle et Babeuf sera Dieu ! »

35 Le dossier « Babeuf » fourmille de petits mots griffonnés à la hâte tels : Il faut approcher moi-même d’urgence à travers (Rotival, Metivet, Renault14, Vermorel, Salacrou, Anouilh ?) Thorez ou Duclos ou les deux et Pleven et Malraux, René Blum […] faire ce film avec André Malraux, si possible avec Renault […] appuis de Cassou et Moussinac. Lui [Malraux] écrire que j’ai un projet d’une importance philosophique considérable à lui soumettre. Lui rappeler que j’ai incarné Saint Just et ma femme Théroigne, que j’étais un des meilleurs amis d’Albert Thomas et que Babeuf en prison à thermidor en même temps que Hoche et Bonaparte sont en prison à Antibes…

36 La documentation gancienne réinvestit celle des Soldats de l’An II sur une coloration marquée par les épreuves qu’il vient de surmonter. Pour exemple, il sélectionne des phrases de Babeuf telles que « réapprendre la liberté, c’est plus difficile que l’apprendre » ou de Michelet : « la défensive ne va pas à la France. La France n’est pas un bouclier. La France est une épée vivante ».

37 Cette dernière citation en dit long sur le vécu gancien : le parti de Vichy a eu beau jeu, à la fin de la guerre pour expliquer son attentisme, de présenter Pétain en bouclier de la France et de Gaulle comme son épée. Cette formule dualiste aurait été même suggérée par un grand résistant, le colonel Rémy, dans une tentative de pardon gaullien. Gance griffonne également, comme songeur : « la majorité de la Convention. Selon moi, ils étaient sincères mais changeants ? » Gance dit vouloir s’inspirer du cinéaste soviétique Dovjenko pour les images et du philosophe Jean Cassou pour la portée de l’œuvre tandis qu’il confierait à Jean P. Bloch le déroulé des dialogues…

38 En 1946-1947, devant l’échec de ses propositions révolutionnaires et ce, malgré une correspondance avec Malraux, Gance initie un Bonaparte en Égypte. Il appuie désormais ses négociations sur Édouard Driault, directeur-fondateur de la Revue des études napoléoniennes, un contemporain du Napoléon vu par Abel Gance, plus âgé de Gance de 20 ans. Là encore, le projet, prévu avec des soutiens officiels du gouvernement égyptien et du ministère français des Affaires étrangères ne peut décoller.

39 Dans les années soixante-dix, Abel Gance reportera fugitivement son ambition révolutionnaire vers le régime communiste chinois sans autre résultat. Pour conclure sur un dossier difficile à refermer, citons l’extrait fameux des carnets d’Ida Danis, la compagne décédée dont Gance mythifie le souvenir à travers les pages de Prisme : La naïveté voici son arme et sa plus grande habileté car elle séduit les plus avertis. Clairvoyant, il l’est certes, mais pas autant qu’il le croit. Les arbres qui promettent le plus ne sont pas toujours ceux qui donnent les meilleurs fruits. Hypocrite ? il l’est certainement, mais ne l’est il pas tout d’abord avec lui-même, volontairement peut-être par faiblesse…

40 Cet avis a souvent été cité à la décharge de Gance, une clairvoyance dont l’aveu ferait pardonner des compromissions ultérieures. C’est sans doute identifier une hirondelle au printemps. Récit d’une fascination historique

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41 L’oubli bien tempéré de l’histoire contemporaine, celle des conflits et des enjeux, se compense chez Abel Gance par une manipulation systématique de la métaphore. On peut parler à son égard d’une fonction vitale du symbole.

42 Persuadé de ses dons de médium, Abel Gance a souhaité, durant toute son existence créatrice, jouer le rôle de Méphisto, le démon familier et illusionniste à qui Faust demande de bien vouloir lui présenter les figures du passé. Au XXe siècle, le couple Faust/Méphistophélès, l’alchimiste et son démon, fusionnent autour du mythe revivifié de Prométhée. À propos de l’expédition d’Égypte, le cinéaste n’hésite pas à annoncer à l’historien Édouard Driault15 « qu’il va s’isoler la semaine prochaine au cabinet des devant ces images célèbres que je dois ressusciter au mieux ».

43 Abel Gance participe pleinement de cette dynamique prométhéenne/nietzschéenne tant par ses incertitudes politiques, ses choix d’acteur et la pleine conscience de ses qualités d’inventeur. Il n’hésite pas, depuis la Victoire en chantant (1913) à mettre en scène cet inventeur prométhéen, dont le destin s’apparente paradoxalement au parcours christique. Cette introduction du Calvaire et de ses attributs se relève dès le Napoléon Bonaparte de 1935, ou le peuple, réuni en veillée funèbre, parle de l’héritage spirituel de l’Empereur.

44 La figure du Christ-Prométhée révèle un tempérament et des axes de travail qui conditionnent étroitement la relation du cinéaste à l’Histoire. Plus attentif aux potentialités de « l’Histoire-bataille » qu’à une « Histoire-enjeu », il ne développe pas des qualités d’architecte au tournage et il a besoin d’assistants chevronnés qui le conseillent, même s’il n’hésite pas à les oublier dans les interviews. Si d’autres cinéastes se sentent proches du cameraman, du producteur ou du monteur, celui-ci se hisse au niveau des dernières professions par excès, en situation de transe virtuose, mais non par goût. Par ce choix entêté du symbole, Gance photographie l’Histoire plus qu’il ne la filme et ce, malgré ses remarquables trouvailles de tournage. Marqué par le catholicisme, né avec la photographie, attentif aux pouvoirs du gros-plan, Gance offre à son public une série d’icônes, des « photos de famille » sur lesquelles le peuple doit pouvoir se recueillir. Avec un entêtement que lui reprochent ses proches comme ses collaborateurs16, il se comporte, dans ses œuvres, comme un inventeur et un acteur ébloui de ses trouvailles.

45 Il émane alors de ses œuvres un caractère que Jean Tulard, proche de Gance à la fin de son existence, n’hésite pas à qualifier de « kitsch »17 relevant par ce terme suranné le malaise même du public cultivé devant le torrent des images symboliques triturées par le cinéaste. On peut répondre à cette critique que le sensible participe constitutivement du débordement. Par ailleurs, les mécanismes des passions déployées par Gance sont canalisées dans l’expressivité morale du sublime, dont tous les observateurs (critiques ou louangeurs) ont souligné le caractère hugolien. Malgré un héritage expressément revendiqué, la sensation de manipulation persiste, dans la mesure où Gance force le trait sur la geste romantique de la seconde moitié du XIXe siècle sans s’interroger sur les éclairages que le présent apporte. La confrontation des projets révolutionnaires inaboutis avec le scénario inachevé de Bleu, blanc, rouge ne lasse pas d’être sur ce point, éclairante. À l’inverse, la Vénus aveugle, axée sur le courage quotidien des humbles, dévoile, mieux que les thèmes révolutionnaire auquel Gance raccroche ses fantasmes officiels, une recherche sur la solidarité collective délaissée au nom de la vaillance extraordinaire des armées de la République.

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46 Le scénario de Bleu, blanc rouge, justifie en effet toutes les craintes de Capgras : cette histoire d’espionnage sur fond d’identité nationale donne l’impression d’accumuler les poncifs historiques, à travers la réutilisation d’anciennes marottes ganciennes.

47 Le scénario est en effet construit en miroir du J’accuse, à travers l’histoire de deux couples : en France, l’institutrice Florence refuse l’amour de l’aviateur/inventeur Jean Dalbret au nom de la fidélité qu’elle porte à son mari Martial Fantin, tué par les Allemands en 1916. En Allemagne, sur ordre du dignitaire nazi Berg, le baron von Klitsh18 persuade sa fille Elsa, « une héroïne wagnérienne », d’aller espionner les inventeurs français. Elsa dirige un orphelinat international destiné à rééduquer principalement les enfants français particulièrement rebelles à la discipline. Pour convaincre Elsa, Klitsh et Berg usent d’une gradation qui allie violences et séduction : Berg téléphone à Hitler qui confirme la mission de vive voix, ils agitent le livre de Giraudoux, Siegfried et le Limousin (« regarde ce livre qui ne veut pas brûler. Les Français sont comme ça, la mort même ne les tue pas »), commandent à un domestique, ancien « hussard de la mort » (sic) de se jeter du haut d’une tour et enfin, brutalisent un professeur d’histoire-géographie qui enseigne l’histoire des années 1930 au lieu d’habituer les enfants à un « espace vital » démesuré. Bouleversé par cette dernière demande, Puck, le laveur de carreaux défiguré, découvre sa dignité dans un exorde tapageur où il explique qu’espion depuis la Première Guerre mondiale (« soldat français en mission à l’étranger »), il a été pris colère en entendant l’énoncé des futures conquêtes allemandes. Se gaussant de la Gestapo « myope », il entonne la Marseillaise en plongeant dans le Rhin. Regagnant la France, il se fait reconnaître par Florence pour son mari. Le scénario ne va guère au delà des retrouvailles douloureuses. On sait seulement qu’Elsa se révélera être la fille de la directrice de l’école, Marthe, kidnappée par les Allemands en 1918. Son identité reconnue, devenue Jeanne, elle épousera l’aviateur français tandis que la haine raciale cède la place à l’amour conjugal et national.

48 Mis à part le ridicule du texte, décalé de la réalité politique, il faut remarquer son nationalisme, voire sa xénophobie. Les Allemands sont « un peuple moutonnier » ; « dans la foule, des types d’hommes et de femmes montrent l’éternel fossé qui séparera toujours nos deux peuples dans sa façon d’être, de voir, de sentir et de s’enthousiasmer ». La scène du château « burgrave » en surplomb du Rhin se situe dans le droit fil des films consacrés à la Révolution française, dans la mouvance de la guerre de 191419, mais le scénario s’évade du modèle par une scène en exergue consacrée à la parade de Nuremberg. On peut imaginer que l’œuvre de Léni Riefenstahl a fourni à Gance une matière première. Dans son exposition, Gance révèle qu’il n’ignore rien des exactions nazies : Des chefs de l’armée du travail tapent avec des fouets sur la foule […] Et voici le défilé du pas de l’oie, grotesque, d’un automatisme ridicule, rangeant l’homme au rang de la machine […] Bien marquer la synthèse, l’état de psychose, de violence guerrière dont les Polonais ont été les dernières victimes.

49 Pourtant Abel Gance, axé sur la rédemption de la haine nationale par l’amour familial, évite de parler des persécutions antisémites. Le trait est révélateur : le sort fait aux juifs n’est montré qu’en fraction de seconde, à travers le soupirail d’une cave. Ici, « deux vieilles figures d’israélites » observent horrifiées la parade à hauteur des bottes allemandes. Le « vieil israélite sort un poignard. […] les deux figures de vieux israélites exsangues sont tombées contre le soupirail. Le vieillard a tué sa femme et s’est tué. Il

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tient encore le poignard dans sa main. » L’ellipse est prudente : ce sont les vieux qui se sont tués eux-mêmes…

50 En bref, Gance, mal à l’aise avec la politique contemporaine, s’en remet au croisement des deux récits historiques qui ont fait sa renommée. Berg est « un sorte de Fouché », Martial Fantin, le martyr des tranchées, un professeur d’histoire chantant tandis que von Klitsh interroge les orphelins en ces termes : « qui a gagné Waterloo ? » « Cambronne », répond un bambin… On songe à Victor Hugo et aux mélodrames de Luitz-Morat, tout autant qu’aux astuces de Sacha Guitry.

51 Si on observe la trame de la Révolution française dans tous les projets ganciens, celle-ci n’est plus qu’un tissu qui s’effiloche depuis 1927 dans une double ramification : les volontaires de l’An II et la fraternité populaire. Si les volontaires de l’An II offrent une surface acceptable à tous les gouvernants, la fraternité populaire constitue bien pour le cinéaste un véritable combat humaniste, dont l’incarnation est souvent un femme, (Charlotte Corday en 1927, Théroigne de Méricourt en 1935 et, dans une dimension mariale apolitique, Vénus). Cette constante de la filmographie situe Abel Gance, avec Jean Renoir, parmi les cinéastes qui respectent l’image du peuple à l’écran, au contraire de l’imagerie anglo-saxonne et de la plupart des films français entre les années trente et cinquante20.

52 La préface de la Victoire en chantant de 191221 porte cette phrase en exergue : « Je pense qu’une femme peut être Christ. Je pense qu’une femme peut, par suite des circonstances du drame, devenir rédemptrice. Je pense qu’elle est nécessaire à ce moment de la vie d’un peuple, qu’il lui fallait une déesse ». Il semble qu’il faille désormais évaluer au delà du puzzle informatif, au delà d’une psychanalyse personnelle, combien la popularité publique du cinéaste fonctionne par recouvrements et par identifications/inhibitions entre le surhomme des armées de la République et la madone de la fraternité populaire.

53 La Vénus aveugle a été reniée par Gance au nom de l’Occupation. Le cinéaste sera sans doute intimement brisé par cette œuvre hors normes qui cessa d’être en distribution après 1950. Après la guerre, aucune figure de la fraternité populaire n’accédera plus sur les écrans ganciens. La Vénus Aveugle clôt le cycle expressif des années vingt et vide toutes les propositions ultérieures consacrées à la Révolution française. Le film en effet, s’il porte en lui les stigmates des bouleversements politiques contemporains sous la figure du vaisseau abandonné, exprime ses vents déchaînés à travers une femme : Abel Gance réemploie au montage les images de la tempête méditerranéenne qui faillit coûter la vie à Bonaparte (Napoléon, 1927) lors de la dispute décisive où Clarisse se sépare de Madère.

54 Quelques avis avant l’étude : « effroyable mélo » selon Roger Régent, « kitsch » selon Jean Tulard mais aussi, selon Claude Beylie22 : Film monstrueux et ingénu, épopée préhistorique et vaisseau astral, définitivement à l’abri de l’académisme, la Vénus aveugle est le seul film que je sache dont chaque plan, chaque réplique, chaque regard soit des promesses tenues de folie, d’amour et de mort.

55 Quel que soit l’avis esthétique des uns et des autres, cette œuvre n’est pas un produit tiède : ce n’est pas un hasard si Sophie Daria qualifie le film de « médiocre » en 1959 alors que Roger Icart s’attache à juste titre (en accord avec la souffrance gancienne) à le réhabiliter.

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56 La Vénus Aveugle témoigne de l’expression d’un christianisme animiste à son apogée qui contredit les tendances nietzschéennes des années vingt et, a fortiori, les allégeances dont Gance se targue dans la lettre à Léni de 1940. Plus subtilement, le thème chrétien doloriste se renforce dans la filmographie gancienne depuis 1935, alors qu’on assiste depuis 1927 au tarissement progressif des « énergies » ganciennes. Par contre l’animisme gancien, en référence au mythe de Dionysos, marche à éclipses depuis Prisme pour resurgir à la lumière à travers la Vénus Aveugle.

57 Trois originalités majeures se combinent dans le traitement du sujet. Celui-ci exprime un véritable féminisme23, même si le scénario s’enferre dans une structure mélodramatique traditionnelle axée sur la double identité. La promesse à Léni est tenue, nulle allusion politique ne situe ce port de légende où, sur plusieurs années, la carcasse rouillée d’un bateau, le « Tapageur », sert de bercail au chassé-croisé de trois couples. Cependant, on ne peut s’empêcher de comparer le rafiot à la France et ses gentils occupants désemparés aux Français après l’armistice. Dans ce mélodrame un peu particulier, aucune méchanceté n’anime en effet les personnages : seul le jeu tragique des destinées particulières combine le hasard avec les profondeurs de chacun. Il illustre totalement cette phrase de Prisme : « La haine comme la Fatalité est une roue ; la bonté, comme la Providence, est une hélice ».

58 En résumé, la belle Clarisse (Viviane Romance), ouvrière, chanteuse et modèle, aime Madère (Georges Flament), le commandant du « Tapageur ». Ils vivent en union libre sur le bateau en compagnie de Mireille, la sœur paralytique de Clarisse et Ulysse, le second de Madère. Quand le médecin annonce à Clarisse qu’elle devient aveugle, la jeune femme décide fièrement de ne pas imposer sa future infirmité à Madère et le quitte sans lui en dévoiler la véritable raison. Madère, croyant à la trahison de l’aimée, part faire le tour du monde, bientôt rejoint par une jeune bourgeoise, Gisèle, qu’il épouse par dépit. Clarisse a pris pension avec sa soeur au « Bouchon rouge », un café du port où elle chante. Quelques mois plus tard, elle accouche d’une petite fille, fruit de ses amours avec Madère et décide de tout lui raconter à son retour, en espérant que la maternité saura faire oublier l’infirmité. Madère revient, flanqué de Gisèle et de sa fille. Clarisse se sacrifie en silence. Un soir, l’enfant de Clarisse meurt de méningite. Les cortèges de baptême et d’enterrement se croisent à l’église. Réfugiée sur le « Tapageur », Clarisse devient aveugle, tandis que Gisèle, délaissée, quitte Madère en lui abandonnant la fillette. Petit à petit, grâce au dévouement de Mireille, d’Ulysse et des habitués du « Bouchon rouge », Clarisse finira par accepter le retour d’affection de Madère et l’enfant de celui-ci. Cette résurrection de l’amour s’effectuera sur le « Tapageur », qui se remet à flots doucement tandis que Clarisse reprend goût à la vie.

59 Le projet de la Vénus Aveugle apparaît extrêmement mûri, tant dans le choix de ses scènes que dans la symbolique qu’il développe. Toute désignation, toute incarnation correspond à un tiroir secret dont Gance manie les clefs. En effet, le film aborde les mécanismes de l’adoption et du transfert à travers des objets tels qu’une poupée, un paquet d’allumettes ou une affiche. Roger Icart dévoile en 1984 un secret de famille qui a échappé à Sophie Daria puisqu’elle dote Gance d’une famille de médecins : Abel Gance est le fils naturel d’Abel Flament (médecin) qui lui transmet un prénom, tandis que le mari (tour à tour chauffeur de taxi, concierge et commerçant) de sa mère lui donne son patronyme, en l’adoptant à l’âge de trois ans. Choyé par sa mère, Gance fréquente alors deux figures paternelles : Abel Flament subvient aux études de son fils tandis que Gance pourvoit à son quotidien. Il n’est pas interdit de penser que le débat autour de

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l’aryanisation/judéité d’Abel Gance ait occasionné une nouvelle séparation identitaire. La Vénus aveugle fonctionne alors en catharsis : le cinéaste emploie un Georges Flamant qui lui ressemble dans le rôle du commandant dépressif, père involontaire des deux fillettes, et il donnera le nom de Clarisse à l’enfant qu’il adopte en 1951 lors du décès de sa mère, Françoise.

60 Toute la structure du film est construite autour de la femme et du bateau, dans une série de métaphores mariales, matricielles et nationales exceptionnelles. La femme – chantante et aveugle – est regardée par le spectateur tandis que le bateau – ventre et logis – fait entendre sa plainte inarticulée à travers ses poulies, ses haubans et ses résistances au roulis. Gance reste depuis la Roue fasciné par le thème de l’aveuglement et par la mort. Par ailleurs, au delà des métaphores christiques de l’aveugle et du paralytique, Gance revisite les mythes des clairvoyants : Ulysse aux cent yeux, Clarisse, retoucheuse de clichés photographiques, dont le nom provient de la confrérie des Pauvres Dames ou Clarisses, fondée par Claire compagne de Saint François… Si l’on ajoute à ces traits mythiques la légende qui donne à Sainte Claire le pouvoir d’améliorer les maladies de la vue et de l’ouïe, point n’est besoin d’aller plus loin dans l’écheveau des mythes intercesseurs.

61 Viviane Romance, interprète à contre-emploi une orgueilleuse figure double (Vénus/ Clarisse), toute amour. Clarisse, fille d’ouvrier alcoolique incarne la mère, mater dolorosa, de tous les personnages : sa sœur, ses deux filles (naturelle et adoptive), son amant et tous les personnages de son entourage. Clarisse, comme l’ordre des sœurs en charité de Saint François/Vénus comme la beauté éphémère imprimée sur les paquets de cigarette. Clarisse qui a posé pour Vénus, quitte cette image par amour mais redevient Vénus, femme libre, dès qu’elle chante. Vénus, clamant des chansons féministes que lui compose Gance. Clarisse, ouvrière retoucheuse de clichés, filmée en gros plan, les yeux sans vie dirigés vers la lumière. Les gestes maladroits de la jeune femme recréent les objets par leurs contours et délivrent concrètement au public cette interprétation de la relation cubiste : des objets rencontrés à tâtons dans une pièce sombre.

62 La carcasse du « Tapageur » est également une figure du récit à part entière : il s’ébroue et crisse sous l’orage, geint, bouge dans une extraordinaire partition concrète, visuelle et sonore. Abel Gance a embauché comme assistant réalisateur Edmond T. Gréville (1910-1966), interdit de tournage par les Allemands pour avoir annoncé le péril nazi dans son film Menaces (société de production « 5 jours d’angoisse » de ) réalisé en septembre 1939, sorti en salle en janvier 1940. Fiché par la Gestapo comme metteur en scène « inféodé au judéo-marxisme », Gréville connaît bien l’œuvre de Gance : enfant, il est présent lors de la première de la Roue et fait de la figuration dans Napoléon. En 1930, il assiste au tournage de la Fin du Monde, dans lequel sa femme est actrice et gagne la confiance de Gance. Gréville réfugié à Nice a donc accepté de travailler au tournage de la Vénus Aveugle sans être crédité au générique. Il apporte à l’œuvre un humour anarchiste, un savoir-faire dans les huis clos et développe dans la bande-son les expériences innovantes de Remous (1934).

63 La « perspective sonore » importe en effet beaucoup à Abel Gance. Depuis le 13 août 1929, il a déposé un brevet de « cinématographe sonore » qui permet les combinaisons audiovisuelles, organise la hiérarchisation des sources sonores dans l’espace et joue en contrepoint d’une « matière sonore » dans une logique dont Pierre Schaeffer définira à la fin des années quarante, les implications concrètes et la théorie des principes24. C’est

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en 1929 que Gance écrit, de façon prémonitoire « chacune des série d’images pourra être accompagnée des bruits qui lui sont propres » et de rappeler le pouvoir affectif de l’image sonore à travers l’exemple de la Marseillaise au Cordeliers (Napoléon, 1927) dont il restituera en 1935 la complémentarité parlante. Citons encore quelques phrases poétiques de Prisme, qui s’attachent longuement aux relations lumière/musique et aux variations du sonore et au musical : Les règles musicales de plus en plus étroites ont fait tomber la musique dans le même travers. L’inspiration directe manque de langage. C’est cela qu’il faut chercher aux sources vives […]. Ce que nous appelons musique n’est en général que du bruit organisé. Ce que j’appelle silence c’est l’éternelle et colossale vibration de toutes les musiques du monde, comme la lumière est la vibration de toutes les couleurs du prisme. […] La musique c’est le silence qui s’éveille. Le silence, c’est la lumière qui s’endort. […] La parole, agonie de la musique, la musique, agonie de la lumière, la lumière agonie des dieux.

64 Peut être faut-il situer là la persistance de mes souvenirs : la Vénus aveugle intervient pour moi entre la clôture d’une thèse sur la Révolution française et ma rencontre avec Pierre Schaeffer. Entre ces deux expériences, ce film a semé des cailloux qui ont fait du lien : bruits, visages d’enfants idéalisés, surimpressions d’images collectives et sonores, dans un relief dont j’ai mis longtemps à comprendre la cohérence. Quand j’ai retrouvé une interview d’Abel Gance dans les archives de création du Centre Pierre Schaeffer, j’ai commencé à réfléchir aux correspondances de mes parcours. Les écrits de Gance et leur expressivité filmique ne pouvaient qu’entrer en résonance avec les recherches de Pierre Schaeffer (1910-1995), musicien, inventeur et chantre du service public de son observatoire audiovisuel (radio/cinéma).

65 Cependant, les destins associés ne se rencontrent pas toujours. Durant l’Occupation, Gance lance des passerelles entre ses divers projets et rêve de faire des acteurs Viviane Romance et Georges Flamant de modernes « soldats de l’An II » de même que l’acteur Fernand Gravey qui illustre son Capitaine Fracasse. Il échafaude aussi de se « servir de (s)on Bleu, blanc, rouge, pour les Soldats de l’An II ». Schaeffer, croix de guerre, crée « Jeune France », un organisme d’aide aux artistes rapidement dissout par Vichy à la suite d’une campagne venimeuse de l’Action française. Il entre en résistance à l’époque où Gance fuit vers l’Espagne pour y poursuivre des projets personnels. Idéalisant le service public de son poste de fonctionnaire, Pierre Schaeffer reste très critique à l’imaginaire nationaliste des Soldats de l’An II. Alors que Gance s’épuise dans les années 1950 à offrir aux dirigeants de la République, de nouvelles moutures de l’épopée révolutionnaire, Schaeffer se mobilise, de façon indépendante, pour libérer la radiophonie des territoires d’Outre-mer de la tutelle idéologique des colons.

66 Il n’empêche. En 1969, Pierre Schaeffer, alors directeur du Service de la Recherche (1960-1974), charge l’ambassadeur de la Recherche, le poète Jean Lescure, d’entrer en contact avec Gance afin de lui donner des responsabilités de création au Service. Il lui propose également de lui donner les moyens de relancer les recherches sur la grammaire de la polyvision. L’entretien donne une impression de malaise croissant dans la mesure où Gance s’embrouille dans des lieux communs, égrène les noms des dirigeants avec qui il parle prioritairement de cinéma (de Gaulle et le président de l’ORTF Claude Contamine) et déclare qu’il ne souhaite pas travailler à la Recherche parce qu’il ne connaît pas Schaeffer et que Contamine va lui donner des crédits. Dans le même temps, il se souvient que Contamine l’a orienté vers ce Schaeffer. Gance glisse

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dans la conversation, encore une fois, qu’il va réaliser les Soldats de l’An II en polyvision, parle d’argent, de la reconnaissance de son talent, puis se détourne définitivement du dialogue, donnant de son personnage une impression pénible, atrabilaire et obsessionnelle.

67 Abel Gance a souhaité mettre son talent au service des dirigeants qui lui semblaient incarner un pouvoir de salut public fort. Ce faisant, il a été soupçonné, aux heures sombres de l’histoire contemporaine de faire l’apologie du surhomme25. Cette évolution correspond à une fossilisation progressive de la pensée politique gancienne entre 1935 à 1945. En réalité, Gance le démiurge s’est construit un golem qui lui a échappé. Le golem Napoléon, cette créature révolutionnaire animée par des paroles incarnées a bientôt effrayé intimement le cinéaste qui voulut le retoucher, le dépasser, en bref l’oublier tout en l’admirant. Il a tenté de lui raboter des scènes, de lui rajouter des dimensions, de l’habiller de musiques afin que cet indomptable masse ne fonctionne plus comme le preneur de rats de Hameln, une légende de même origine, dont la mélodie attire les enfants, futurs petits soldats, pour les perdre. La réalisation de la Vénus Aveugle, par son insistance obsessionnelle sur la solidarité populaire, fonctionne en ultime contrepoids. Cependant, la découverte des profondeurs prit un chemin trop court, désorganisée par une série de chocs politiques rapprochés, et l’inspiration se tarit faute de générosité au monde.

68 Nonobstant, Gance intervient également en véritable historien du sensible, qui se révèle dans une volonté contradictoire, mais pleine, de concilier morale, réaction et révolution. Des années vingt à la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste a toute latitude pour exprimer cette démarche : la III e République accepte le mélange jusque à en réclamer, sous le choc de la Première Guerre mondiale, le vivant contraste. Du Napoléon de 1927 au scénario de la Vénus aveugle de 1941, le metteur en scène manipule un imaginaire de grandeur et de souffrances compatible avec les destins brisés de 1914-1918, mais dont la trace complaisamment revisitée occulte la nouvelle horreur de l’occupation nazie. Après 1945, la roue tourne sur un cinéaste qui comprend sans se l’avouer qu’il n’a pas su partager l’engagement des soldats de l’An II, ses modèles. Œdipe reste aveugle, dans une mélancolie et une avidité du passé tragiques, sans pouvoir arrimer à l’avenir les éléments de perception collective qu’il avait laissé disjoindre.

NOTES

1.Abel Gance, Prisme, Paris, Gallimard, 1930. 2.Marc Ferro, Cinéma et histoire, Paris, édition refondue, Folio, 1993. 3.Sylvie Dallet (avec la collaboration de Sophie Brunet), Pierre Schaeffer, itinéraires d’un chercheur/A Career in Research, Paris, éditions du Centre d’Études et de Recherche Pierre Schaeffer, 1997. Voir également Pierre Schaeffer, Machines à communiquer, tome I et II, Paris, Le Seuil, 1970 et 1971.

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4.Sophie Daria, Abel Gance, hier et demain, avec un texte inédit d’Abel Gance, La Palatine, 1956, Suisse. Après la première biographie de la journaliste Sophie Daria, sont publiées les monographies approfondies et spécialisées de René Jeanne et Charles Ford (1963) et surtout de Roger Icart (1984). Voir également le livre de Norman King, Abel Gance, a politics of spectacle, Bifi publishing, 1984. Les deux derniers ouvrages ont été publiés après le décès de Gance et prennent de la distance vis-à-vis du personnage. 5.Voir dans ce numéro l’article d’Alain Carou. 6.Sylvie Dallet, la Révolution française à travers le cinéma et la télévision, Paris, Lherminier/ Les Quatre Vents, 1988. 7.Sylvie Dallet, la Révolution française à travers le cinéma et la télévision, op. cit. Ces remarques ont été développées à travers des chapitres chronologiques spécifiques (Belle Époque/années vingt/années trente/soixante etc.). Les chapitres expliquent en détail les choix collectifs de la filmographie française, à partir des lectures, des partis- pris et des choix intellectuels exprimés par les manuels scolaires. Par exemple l’Action française (particulièrement au travers de ses représentants élus à l’Académie française) a un rôle dominant dans la filmographie révolutionnaire des années 1930, préparant les mentalités, bien avant l’arrivée au pouvoir du royaliste Philippe Pétain. Voir également, pour les fréquences thématiques, la Filmographie mondiale de la Révolution française, Sylvie Dallet & Francis Gendron, avant-propos Frantz Schmitt, préface Raymond Chirat, édité par Lherminier/les Quatre vents/CAC de Montreuil, 1989. Ces deux ouvrages, issus d’une thèse de doctorat, ont été labelisés par le Comité pour le Bicentenaire de la Révolution française. 8.Steve Passeur est le pseudonyme d’Étienne Christophe Nicolas Morin, né à Sedan en septembre 1899. Dramaturge à succès pour le théâtre (25 pièces représentées à la Comédie des Champs Élysées, auThéâtre de l’Atelier, au Théâtre Antoine ou au Théâtre Hébertot), il collabore à de nombreux films. Alors que ses interventions cinématographiques sont peu étudiées, son œuvre théatrâle est connue par l’ouvrage de Basile Ratiu, L’Œuvre dramatique de Steve Passeur, préface Steve Passeur, Éditions Marcel Didier, 1964. 9.L’agrégé d’allemand André François-Poncet, né en 1887 a écrit plusieurs ouvages consacrés à l’Allemagne dont le Souvenir d’une ambassade à Berlin (1946). Croix de guerre (1914-1918), déporté (1943-1945) médaille d’honneur de la Croix Rouge (1973), il prend le siège de Philippe Pétain à l’Académie Française en 1952. La relation de Gance à François-Poncet semble profonde durant toute la IIIe République. 10.Voir dans ce numéro l’article de Laurent Véray. 11.Léni Riefenstahl, Mémoires, édition française, Paris, Grasset, 1997 ; édition originale allemande 1987, pages 90 et 213. Cf. également de Glenn B. Infield, Léni Riefenstahl et le IIIe Reich, cinéma et idéologie, 1930-1946, Paris, Le Seuil, 1978. 12.Robert Capgras est administrateur de théâtres, mari de l’actrice Alice Cocéa qu’Abel Gance pressent pour un rôle dans son film. 13.En 1929, Serge Sandberg a racheté le scénario du Napoléon à Sainte Hélène de Gance et l’a confié pour réalisation à Lulu-Pick. C’est peut-être à cette occasion que Léni Riefenstahl rencontre Abel Gance : ses Mémoires racontent que Gance lui aurait proposé, après la réalisation du Napoléon, un rôle d’actrice, ce qui apparaît vraisemblable dans la mesure où son premier film comme réalisatrice date de 1932. 14.Il s’agit de Gilbert Renault Decker, administrateur de la société de production du film J’accuse en 1937, Colonel Rémy pour la Résistance. Jean Cassou (1897-1986), membre de l’Association des Écrivains et des Artistes Révolutionnaires en 1934, préside

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le premier meeting des intellectuels anti-fascistes et devient conseiller culturel de Léo Lagrange et de Jean Zay sous le Front populaire. Conservateur adjoint du Musée d’Art moderne à Paris en 1940, il en est écarté en 1941. Résistant sous le pseudonyme de Jean Noir, il est emprisonné en 1941. Compagnon de la Libération, collaborateur d’André Malraux, il est promu en 1946, Conservateur en chef du Musée d’Art moderne. Le critique communiste Léon Moussinac (1890-1910), ami de Louis Delluc, témoigne d’une certaine défiance envers l’évolution politique d’Abel Gance depuis 1935. Emprisonné par les Allemands, il devient directeur de l’IDHEC en 1945. 15.Lettre de janvier 1947. 16.Le dossier « Steve Passeur » conservé à la Bibliothèque nationale de France mentionne une dispute entre Gance et le dramaturge Passeur qui lui reproche de ne pas savoir resserer ses effets. 17.Cf. l’article consacré à Gance dans le Dictionnaire du Cinéma, Paris, Robert Laffont, 1985. 18.L’orthographe de Gance est parfois fantaisiste : von Klitsh, nazzi etc. 19.Cf. Sylvie Dallet, la Révolution française à travers le cinéma et la télévision, op. cit. 20.Cf. Sylvie Dallet, la Révolution française à travers le cinéma et la télévision op. cit. 21.La Victoire en chantant, op. cit. 22.Cf. Roger Régent, le Cinéma de l’Occupation, Paris, 1948 ; Jean Tulard, Dictionnaire des films op. cit ; et Claude Beylie, Cinéma 71, décembre 1971. 23.Cf. l’analyse sensible de la Vénus Aveugle dans l’ouvrage de Geneviève Sellier et Noël Burch, la Drôle de guerre des sexes dans le cinéma français, Paris, Nathan université, 1993. 24.En 1946, Pierre Schaeffer écrit dans les numéros 1 (octobre), 2 (novembre) et 3 (décembre) de la Revue du Cinéma trois articles complémentaires remarquables, notamment « l’Élément non visuel du cinéma » dans lequel il cite les bandes son du cinéaste Jean Grémillon pour exemples d’analyse. Cf. sur la découverte de la musique concrète (1948) la théorie image & son et leur poétique expérimentale, Pierre Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Paris, Le Seuil, 1952 et Traité des objets musicaux, essai interdisciplines, Paris, Le Seuil, 1966. Voir également Sylvie Dallet, Pierre Schaeffer, itinéraires d’un chercheur, op. cit. 25.Marc Ferro, op. cit.

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Abel Gance, auteur et ses films alimentaires

Roger Icart

1 On oublie trop souvent qu’un artiste, pour aussi doué qu’il soit, reste sujet à des contraintes matérielles quotidiennes qui souvent dérangent ses projets les plus ambitieux. Pour se procurer les ressources nécessaires à la satisfaction de ses besoins les plus élémentaires, il est souvent contraint à se livrer à des tâches qu’au fond de lui même il réprouve, les jugeant indignes de son art comme de ses aspirations les plus chères. Il en est ainsi pour tous les artistes et plus particulièrement pour les réalisateurs œuvrant dans l’art cinématographique, lequel exige le plus de moyens financiers pour pouvoir mener à bien les conceptions les plus personnelles, et plus encore pour les réalisateurs qui ont choisi cet art pour livrer au monde leurs pensées les plus intimes, ceux qui conçoivent entièrement leurs œuvres, les auteurs de films.

2 Abel Gance est de ceux-là. Des ambitions d’auteur dramatique l’amenèrent tout d’abord à concevoir de vastes fresques brassant des pans entiers des civilisations antiques et moyenâgeuses. Leur échec l’amenèrent alors à s’intéresser au cinématographe naissant dont il pressentit très vite les possibilités inexplorées. Il se fit vite un nom avec quelques œuvres ambitieuses qui sortaient du lot de la production courante et le plaçaient au rang des grands cinéastes internationaux, J’accuse, la Roue, Napoléon. Mais qu’un échec grave intervienne, la Fin du Monde, ce fut la ruine de ses projets les plus chers. Pour survivre, il fut alors contraint d’accepter des ouvrages qu’en lui-même il désapprouvait. C’est ce qu’il dénonça dans sa lettre du 5 août 1972 à M. Jacques Duhamel, alors ministre de la Culture : Si l’on m’avait donné, en France, […] les coudées franches et l’argent nécessaire pour faire du cinéma l’Art qu’il est en puissance […] je n’aurais pas été obligé, pendant un demi-siècle, de tourner des films alimentaires. Je veux parler du Maître de forge, de , du Roman d’un jeune homme pauvre, de Lucrèce Borgia, de la Dame aux camélias, de Louise, Jérôme Perreau, Mater Dolorosa, la Tour de Nesle, le Paradis perdu, le Voleur de femmes, etc. films de gagne-pain que j’ai dû réaliser non pour vivre, mais pour ne pas mourir !

3 Tous ces films, sauf un (la Tour de Nesles), furent réalisés durant les années trente. Ils sont la conséquence de l’échec de sa Fin du Monde, une très ambitieuse parabole

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moderne tournée à grands frais et au milieu des pires difficultés techniques, au tout début du parlant, et qui parut dans une version réduite de moitié par son distributeur. De ce fiasco retentissant (qui provoqua le suicide de son producteur) Gance ne put sortir qu’en s’abaissant à de basses tâches de metteur en scène. Il a évoqué ces moments dramatiques à Nino Frank : Quand je propose à des producteurs des scénarios tout prêts, on me répond en souriant qu’on a quelque chose de beaucoup plus sérieux à m’offrir… et on me tend un quelconque sujet à toute épreuve. Bon. Je rempoche mon scénario et je signe le contrat pour le sujet à toute épreuve. Le fantôme de l’auteur de la Fin du Monde n’est pas encore oublié.1

4 Un purgatoire qui devait durer de bien longues années et dont il devait sortir irrémédiablement écœuré.

5 Dans tous ces films dont il ne fut aucunement responsable quant au choix du sujet, Gance se comporta en honnête artisan, modifiant au minimum le plan de travail prévu, n’allongeant pas les délais de tournage et faisant seulement bénéficier le film de toute son expérience de metteur en scène. Pratique bien différente de son comportement d’auteur, lorsqu’il modifiait et reprenait ses scènes jusqu’à obtenir le résultat souhaité. De ces réalisations « alimentaires » il fut plus ou moins mécontent, suivant l’importance de sa participation lors de la préparation du tournage et aussi, bien sûr, de la thématique du sujet. Dans cette liste non-chronologique se présentent vraisemblablement en premier lieu les films que, pour diverses raisons, il eut le moins de plaisir à tourner. Un bref aperçu sur chacun d’eux le prouve.

6 C’est d’abord le cas de ce Maître de forges modernisé qu’il conduisit en 1933 pour Fernand Rivers. En fait, il n’en fut que le conseiller technique et ne mérite de figurer dans sa filmographie qu’à ce titre. Fernand Rivers, abandonnant la direction du Théâtre de la Porte Saint-Martin qui périclitait, désirait se lancer dans la réalisation de films populaires pour le public du samedi soir. Il a lui-même raconté dans ses souvenirs2 dans quelles conditions il choisit ce sujet, l’adapta et le réalisa avec le concours d’Abel Gance, auquel très honnêtement il rend hommage. Nul doute que, dans de telles circonstances, Gance n’eut guère la possibilité de manifester sa personnalité.

7 Avec Poliche, réalisé début 1934, Abel Gance fut certes réalisateur à part entière, mais à partir d’une adaptation qu’Henri Decoin fit de la célèbre pièce d’Henri Bataille, un auteur qu’il avait souvent joué lors de ses débuts d’acteur. De son travail de metteur en scène, il dira simplement lors d’une rapide interview : « Je suis étroitement la piste d’Henri Bataille, seulement je m’évade de ci, de là ; voyons ! Je suis le même rail, mais je m’attarde à la portière… Je suis mon but, évidemment ; mais il y a aussi des échappées » 3. Un aveu imagé qui démontre bien le peu d’enthousiasme qu’il éprouvait pour cette réalisation trop stricte.

8 Il en fut à peu près de même avec le Roman d’un jeune homme pauvre, réalisé en 1935 sur une adaptation modernisée par Claude Vermorel du fameux roman d’Octave Feuillet, les dialogues étant concocté par Claude Vermorel et le célèbre boulevardier Mouézy- Eon. Gance ne se fit pas grande illusion sur cette réalisation. Il déclara en effet à l’envoyé de Cinémonde : « J’ai voulu faire un film qui puisse permettre au bon public de France et d’ailleurs de passer une soirée agréable »4. Un autre aveu qui établissait bien les limites de ses ambitions et l’intérêt qu’il prenait à cette réalisation. Tout au plus le film bénéficiait-il d’une interprétation de classe avec Marie Bell et Pierre Fresnay.

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9 Avec Lucrèce Borgia, que Gance tourna en 1935 avec de bien faibles moyens pour un film historique, l’intérêt s’accroît quelque peu. Pourtant il ne s’en montra guère satisfait, contraint qu’il fut de s’appuyer sur un scénario d’Henri Vendresse et Léopold Marchand qui signa en outre les dialogues, et d’agrémenter son récit de scènes de nu qui firent scandale mais provoquèrent le succès du film. Dans un grand article que lui demanda Cinémonde il avouait5 : Un jour, peut-être très prochain, j’aurai l’impression d’attendre le verdict d’un jury. Je ne veux pas penser qu’il puisse me condamner car j’ai tant de circonstances atténuantes ! […] Pour tout cela, il me sera peut-être beaucoup pardonné.

10 Encore un aveu qui traduit bien son aversion pour un tel travail.

11 C’est en 1934 que fut réalisé la Dame aux camélias. Comme pour le Maître de forges, Gance ne fut que le conseiller technique de Fernand Rivers, qui en assura le découpage et la mise en scène, quelque peu affermi par sa réalisation précédente. Il en parle fort peu dans ses mémoires, Gance ne fut pas plus loquace pour cette tâche qui lui échappa presque entièrement en dépit d’un thème bien dans ses cordes. Tout au plus eut-il le plaisir de retrouver Pierre Fresnay et d’assister les premiers pas cinématographiques d’Yvonne Printemps. Une bien maigre compensation qui ne dut pas se passer très pacifiquement quand on sait le caractère de cette interprète.

12 On pourrait presque s’étonner de voir cité Louise, que Gance réalisa en 1938 avec des moyens convenables, non qu’il ait choisi le sujet, une adaptation par Roland Dorgelès (non crédité à l’écran) du célèbre opéra-comique de Gustave Charpentier, dialoguée par l’auteur dramatique Steve Passeur, mais bien parce qu’à plusieurs reprises il s’exprima favorablement sur sa réalisation6 qui fut présentée comme « un film d’Abel Gance » et dont il assura par son contrat du 4 juillet « le découpage, l’exécution « complète » ainsi que le montage ». Il put même à cette occasion expérimenter sa récente invention, le Pictographe, qui permettait de donner une netteté identique aux arrière-plans comme aux premiers plans. Mais ce contrat le livrait étroitement aux décisions de son producteur (il était contraint de reprendre les scènes qui ne lui convenaient pas). Le résultat fut un film dans l’ensemble correct mais absolument impersonnel qui ne pouvait que le décevoir et lui laisser un goût amer.

13 C’est encore dans des circonstances difficiles qu’il réalisa Jérôme Perreau. Sans argent, ses projets impossibles à monter, il dut accepter de mettre en scène ce film que Georges , en tant qu’acteur et producteur, avait décidé de monter. Par lettre-contrat du 22 juin 1935, il devait assurer « la direction artistique et technique du film Jérôme Perreau de Dupuy-Mazuel, découpage de Monsieur Fékété » dont il s’engageait à suivre le plan de travail. Les dialogues, dont le fameux appel final à un chef (qui fit plus tard gloser à contresens), étaient également de lui. Pour Gance, suivant une note personnelle7, ce fut seulement une curieuse expérience que de réaliser un film historique comique. Sans plus.

14 Lorsque Gance parvint à monter une version sonore modernisée de son grand succès muet Mater Dolorosa en 1932, il était à bout de ressources, depuis deux ans sans travail et cette réalisation imposée par les circonstances fut pour lui une planche de salut. Il l’a expliqué à ce moment : J’ai voulu prouver que je pouvais envers et contre tous, exécuter un film dans un délai prescrit, avec un devis imposé, et satisfaire en somme aux exigences de ceux qui font « commerce » cinématographique8

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15 Le film fut en effet mis en boîte en dix-huit jours, un record de rapidité pour un réalisateur qui avait l’habitude de fignoler longuement ses tournages. Et si l’on ajoute que pour lui « Mater Dolorosa n’a jamais voulu être du cinéma, mais du théâtre filmé », on comprend le peu d’estime qu’il tira de cette réalisation faite sur un sujet pourtant de lui.

16 Avec la Tour de Nesle qu’il entreprit pour Fernand Rivers en 1954 (contrat du 9 juin), Gance regagnait les studios après une absence de près de 12 ans. Les somptueuses dépenses engagées en pure perte pour le gigantesque projet de la Divine Tragédie l’avaient fait mettre à l’index et aucun de ses projets, même les plus faciles, n’avaient pu se réaliser. Lorsque nous lui rendîmes visite en juillet 1954 il nous dit ses regrets de n’avoir pu réaliser la Reine Margot dont il avait établi une adaptation qui l’avait séduit. Mais le producteur, sans doute effrayé par le coût de son projet, avait préféré confier ce travail à Jean Dréville, lequel réalisa sur d’autres bases une fort convenable adaptation. La Tour de Nesles fut pour Gance une maigre compensation. « Le cinéma français est devenu modeste, j’ai dû le devenir, voilà tout » avoua-t-il amèrement9. Pour cette réalisation franco-italienne tournée en double version, il aborda alors pour la première fois la couleur (procédé Gévacolor) et put même perfectionner son Pictographe. Mais ce fut une réalisation rapide qui le déçut, tout comme son producteur, lequel en tourna une nouvelle version quelque temps plus tard.

17 Paradis Perdu a fait couler beaucoup de larmes et suscité sur le tard, dans les milieux critiques, de curieux enthousiasmes. Pour Gance ce ne fut pourtant qu’un travail « alimentaire » effectué rapidement début 1939 (contrat du 15 janvier) alors que tous ses efforts portaient sur un Christophe Colomb qu’il espérait réaliser en Espagne dans les premiers jours de juin. « On m’a donné un scénario, on m’a donné un dialogue. J’ai fait le découpage avec Monsieur Than (PS le producteur et l’auteur du scénario). À aucun moment je n’ai pris de responsabilité personnelle en dehors de celle stricte de metteur en scène » précisera-t-il par lettre du 19 août alors qu’une vive polémique l’opposera au distributeur Jean Sefert qui avait en grande partie financé la production dont il se montrait fort mécontent et de ce fait exigeait de profondes modifications de montage, lequel s’était fait en dehors de Gance. Un titre tout à fait prémonitoire, une superbe chanson populiste et une très honnête mise en scène devaient assurer le succès du film aux heures sombres de l’occupation.

18 Enfin, le Voleur de Femmes, un film qui échut à Gance après avoir été proposé à Marcel L’Herbier, puis à Raymond Bernard. À l’origine, l’adaptation et les dialogues furent effectués par Pierre Frondaie lui-même, mais Gance ayant voulu modifier le découpage initial qui lui fut remis, un désaccord profond s’établit avec l’auteur. Le film fut finalement tourné en partie en Italie, à Tierrenia, puis interrompu pour d’obscures raisons juridiques, ce qui laissa à Gance le temps de réaliser une œuvre à laquelle il tenait beaucoup, une nouvelle version de J’accuse. Son achèvement se fit ultérieurement en France. Préoccupé par d’interminables discussions avec son producteur au sujet du montage final de J’accuse jugé trop long, Gance ne parla jamais de ce film qu’il termina rapidement et qu’il n’a jamais considéré comme une œuvre personnelle.

19 Cette liste reprend la totalité des onze films « alimentaires » que Gance dût réaliser dans les moments les plus pénibles de son existence. Elle s’achève pourtant sur un « … etc… » mystérieux. Clause de style ou réel oubli ? Toutes les autres réalisations qu’il entreprit le furent pourtant au titre d’auteur, même si leur point de départ fut commercial. Peut-être songeait-il à Vénus Aveugle dont il avait rédigé le scénario après

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l’échec de son Christophe Colomb et qu’il devait tourner avec les mêmes interprètes pendant la Drôle de Guerre sous le titre de Messaline. Mais il s’agissait d’un scénario personnel et le film, réalisé fin 1940 en Zone Libre au milieu d’énormes difficultés dont il porte les stigmates, deviendra de par sa volonté l’image emblématique de la France meurtrie. Peut-être aurait-il souhaité composer différemment cette évocation amoindrie par des différents incessants avec son producteur novice et surtout avec sa vedette féminine rétive. Mais il s’agissait malgré tout d’une œuvre bien personnelle.

20 Ainsi l’étude de cette liste démontre avec certitude le bien fondé des griefs d’Abel Gance. Pour aucun de ces films, il ne se présente en véritable auteur, même s’il put travailler plus ou moins à l’adaptation du sujet qui lui était fourni. Aussi serait-il plus correct de préciser, après avoir indiqué de qui proviennent le scénario, l’adaptation et les dialogues, que le film est seulement mis en scène par Abel Gance, ce qui correspond exactement à la participation de celui-ci à la production. De même, lorsque sont organisées des projections commémoratives, serait-il plus pertinent de bien séparer ses œuvres personnelles, conçues et réalisées en tant qu’auteur, de ces productions purement commerciales afin de prévenir un inévitable amalgame chez les spectateurs peu au courant des conditions de création exactes de celles-ci.

21 Car ces films ne sont pas non plus à rejeter entièrement. Gance effectuait les travaux auxquels il s’était astreint par besoin vital avec la plus parfaite honnêteté d’un artisan et comme il était doué d’un sens inné du cinéma, il parvenait souvent à sauver une scène difficile dans le peu de temps qui lui était imparti. Il est en effet extrêmement instructif d’étudier ces films de ce point de vue pour déceler l’habileté avec laquelle il sut, par moments, tirer son épingle du jeu. Mais à aucun moment il ne saurait être question de l’accuser de la médiocrité du scénario, ni de tel ou tel aspect d’un dialogue qui lui fut imposé par contrat et qu’il ne put guère modifier. Son œuvre personnelle ne pâtirait pas ainsi de ces rapprochements incongrus que des « critiques » trop pressés ou désinvoltes, ignorant la démarche historique, énoncent parfois sur un auteur et une œuvre qui méritent toute notre considération.

NOTES

1.« Pourquoi j’ai fait mes derniers films », interview de Nino Frank, Pour Vous, 9 avril 1936. 2.Fernand Rivers, 50 ans chez les fous ! Théâtre et cinéma 1894-1944, Éd. Georges Girard, 1945, p. 217-220. 3.Abel Gance nous parle de Poliche, interview de A.P. Barancy, Pour Vous, 1er mars 1934. 4.Abel Gance nous parle du Roman d’un Jeune Homme Pauvre, et de ses nombreux projets, interview de Serge Berline, Cinémonde, 27 février 1936. 5.Abel Gance, « Ce que je pense de Lucrèce Borgia », Cinémonde, 31 octobre 1935. 6.Voir notamment « Abel Gance nous dit comment il a adapté à l’écran le roman musical de Gustave Charpentier », interview de Doringe, Pour Vous, 18 janvier 1939.

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« L’esprit de l’œuvre de Gustave Charpentier ne sera pas altéré par sa transposition à l’écran », la Cinématographie française, 21 octobre 1937. 7.« Ça a été pour moi une récréation. Passer toujours avec un fond dramatique à côté du drame, faire saillir les situations comiques. Pourquoi se représente-t-on toujours l’Histoire comme une entité austère, à chapeau de forme, ne laissant tomber de sa bouche de glace que des paroles dramatiques… Le film historique aura une arme de plus, et pas la moindre, à sa disposition, le rire. » Note pour une intervention à Radio-Cité sur la demande de R. Régent (Dossier 132 avant son classement à la Bibliothèque nationale de France). 8.« Abel Gance nous parle de Mater Dolorosa, du Vaisseau Fantôme et de l’avenir du cinéma européen », interview de Lucie , Cinémonde, 3 novembre 1932. 9.Lettre à « Radio-Cinéma » en réponse à une critique acerbe de son film (1er mai 1955). L’intervention du producteur Fernand Rivers se borna à restreindre les dépenses et à réduire la durée du film (suppression entre autres d’une très originale transposition de la célèbre scène du caveau du Châtelet), lequel fut simplement présenté comme une « réalisation d’Abel Gance ».

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L’utopie gancienne

Gérard Leblanc

1 L’utopie gancienne, c’est d’abord une exaspération hypertrophiée du moi dont l’origine est dans un besoin de reconnaissance éperdue qui ne pourra jamais être satisfait : le père – qui fit de son jardinier l’époux de sa mère – restera éternellement muet. Tout se passe comme si, au fil plusieurs fois rompu de sa carrière, le cinéma que Gance projetait devant lui – je fais ici référence à ses grands projets, réalisés ou non, et non aux films qu’il réalisa « pour ne pas mourir » – ne pouvait pas avoir (de) lieu. Quant aux films qu’il parvient à réaliser, aussi audacieux et risqués soient-ils, il en réduit lui-même la portée. Si je me trouve devant l’œuvre achevée – déclare-t-il au cours d’une émission radiophonique, intitulée symptomatiquement Le bureau des rêves perdus –, ce qu’il est convenu d’appeler au cinéma une œuvre achevée, on est très loin d’avoir réalisé son rêve, il y a une telle perte de courant, de voltage… Notre métier si difficile passe dans tant de mains, par tant de censeurs, à travers tant de gens qui ont des goûts différents, des habitudes différentes, et qui sont en général fort peu artistes, c’est très rare que la vie reste dans un film qu’on a créé.1

2 « Je ne sais pas pourquoi vous vous intéressez à mes films », décline-t-il sur différents modes, s’adressant à Jacques Rivette et à François Truffaut venus l’interviewer pour les Cahiers du Cinéma2. « Il n’y a pas grand chose dedans. En tout cas, rien à côté de ce que j’aurais pu y mettre ». C’est ainsi que, lorsque Gance déclare qu’il n’est rien, il faut évidemment entendre le contraire : qu’il est tout. À l’image des héros qu’il affectionnait, et en particulier de Napoléon, il était trop grand pour le monde dans lequel il était né. Et ce monde a tout fait, à l’instar de l’Albatros de Baudelaire, pour l’empêcher de voler.

3 Dès les années vingt, le cinéma européen est trop petit pour lui. C’est dans le monde entier qu’il rêve de faire rayonner son cinéma, avec des sujets et des héros à la mesure de son ambition. Ainsi, un de ses plus grands scénarios inaboutis – la Divine Tragédie – se proposait-il de dépasser les divisions introduites par les religions en montrant leurs convergences. Gance se pose volontiers en sauveur suprême de l’humanité. Acteur, il joue le rôle du Christ dans la Fin du Monde (1930). Cinéaste, il affirme à maintes reprises que l’acte de création est souffrance dans un monde souffrant, en proie aux destructions générées par les guerres. Il s’agit de réconcilier les hommes par la paix

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universelle. Le « pacifisme humanitaire » de Gance est d’autant plus utopique qu’il transite par des institutions, telle la Société des nations (SDN), dont la fonction est de gérer les conflits, sur la base des rapports de force établis dans le monde, sans pouvoir en aucune façon les résoudre dans le sens d’une réconciliation universelle.

4 La naïveté politique de Gance n’est pas totale. Il croit que le cinéma, par la mise en jeu de ses pouvoirs, est susceptible de dépasser les clivages et les oppositions habituelles. Comme il l’explique dans le Temps de l’image est venu3, il pense que le cinéma peut « modifier à volonté toutes les psychologies » et il propose d’ailleurs à la SDN, la même année, la création d’un Laboratoire de recherches psychologiques4.

5 D’où vient cet étonnant pouvoir du cinéma ? – Du pouvoir affectif de l’image qui, en se déployant comme l’envisageait Gance, c’est-à-dire « en frappant l’imagination plus que les yeux », aurait pour effet de faire réagir l’ensemble des spectateurs comme un seul homme. Mais la résorption de la rationalité dans l’affect relève elle aussi de l’utopie. Le cercle des intérêts – individuels, de classe, de nation – ne se laisse pas aussi aisément déborder par les affects, ou alors ce sera le temps de la projection d’un film, après quoi chacun reprendra ses esprits. Gance n’est pas tout à fait naïf non plus sur ce terrain. Il tentera d’arrimer les rails de son cinéma, selon les circonstances, à de grandes figures politiques que tout oppose en principe, par exemple Franco, Mao tsé Toung ou le Général de Gaulle.

6 Au-delà des finalités qu’il affiche, en particulier dans sa jeunesse biologique, Gance cherche avant tout à faire exister son cinéma comme le plus grand qui ait jamais été conçu. Peu importe la nature des alliances politico-économiques qu’il doit nouer pour atteindre cet objectif. Néanmoins, l’intérêt de la démarche cinématographique n’est pas réductible à la psychologie de son auteur, à sa mégalomanie qui l’a rendu si antipathique à nombre de ses contemporains. Elle soulève des questions fondamentales qui demeurent ouvertes et vivantes aujourd’hui, et sa trajectoire – plutôt que son œuvre, décidément inégale – fait d'une certaine façon transition entre l’avant et l’après cinéma.

7 Pour aborder ces questions, liées me semble-t-il au caractère utopique de sa démarche, il est intéressant de partir de son dernier film réalisé pour le cinéma, Cyrano et d’Artagnan (1964), où le cinéaste, grâce à une critique désenchantée du pouvoir, parvient à libérer les forces de la création et à les situer, non plus du côté des pouvoirs, non plus du côté de la souffrance, mais du côté de la liberté et du plaisir. Gance ne prétend plus alors prendre en charge les malheurs de l’humanité mais accompagner son aspiration au bonheur. Le Christ descend de sa croix, les mains intactes, et peut maintenant se couler dans la peau d’un personnage auquel il s’est identifié plus qu’à aucun autre et qui, utopiste comme lui, n’était pas un homme de pouvoir : Cyrano dit de Bergerac. Ce déplacement, qui s’apparente plutôt à un renversement, lui permet de se débarrasser de tout moralisme et de donner libre cours à ce vers quoi le meilleur de son cinéma avait toujours tendu, y compris dans son Napoléon muet5, une tendance que je qualifierai volontiers « d’orgasmique ».

8 Cyrano et d’Artagnan. Avant de se rencontrer chez Abel Gance, ils avaient déjà fait connaissance chez Edmond Rostand puis ils avaient transité par plusieurs auteurs que Gance tenait en médiocre estime. « Après avoir lu le tome II de Cyrano contre d’Artagnan de Féval – relève-t-il le 9 août 1960, dans ses notes à garder pour un historique du film demeurées inédites –, je prends peur de ce sujet si superficiel, si invraisemblable, si

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poncif et j’aimerais mieux qu’il ne se réalise pas : je ne me sens pas capable d’être aussi bête ».

9 De fait, le cinéaste a réinventé la rencontre en réinventant les personnages et les situations. A-t-elle vraiment eu lieu ? Aucun historien ne s’aventurerait à l’affirmer. Mais, comme Gance le déclare, citant Goethe, en exergue de son film : « Il n’y a point, à proprement parler, de personnages historiques au théâtre ou en poésie. Seulement, quand le poète veut représenter le monde qu’il a conçu, il fait, à certains individus qu’il rencontre dans l’histoire, l’honneur de leur emprunter leurs noms pour les appliquer aux êtres de sa création ».

10 Le d’Artagnan revu et corrigé par Gance a certes beaucoup à voir avec le modèle dumasien d’origine. Il demeure le bouillant et courageux mousquetaire que Dumas nous a appris à connaître et à aimer. Mais le cinéaste s’est intéressé également à un autre aspect de la légende du personnage, celui d’écrivain, auteur de ses propres mémoires que de Courtilz, le véritable auteur, avait accréditée.

11 Voici donc d’Artagnan, auquel Gance a emprunté dans ses Mémoires une des principales situations du film, promu, dans la « Préface aux lecteurs du scénario », au rang de scénariste ou du moins au rang de fournisseur de matière première scénarique. Gance a en effet poussé beaucoup plus loin les prolongements et les implications possibles de cette « équation nouvelle de l’amour ». Mais, dans le scénario, outre qu’il ne reste rien de cette qualité d’écrivain dans le personnage de d’Artagnan, c’est à Cyrano que Gance attribue la paternité de cette idée audacieuse de se substituer l’un à l’autre, protégés par un masque, pour tenir dans leurs bras la femme qu’ils aiment.

12 Quant au Cyrano de Gance, il ne ressemble plus guère à celui de Rostand que par certains traits physiques et comportementaux. Il conserve son long nez et une solide réputation de laideur qui ne lui rend pas les femmes faciles. Il continue de souffler des vers de sa composition à un homme plus beau et moins inspiré que lui et demeure querelleur et batailleur à l’extrême. Chez Rostand, Cyrano est un personnage virevoltant et infiniment sympathique mais dépourvu de toute signification subversive.

13 Gance ne l’entend pas ainsi. Pour lui, Cyrano est avant tout le philosophe, le physicien et le poète subversif du XVIIe siècle. Celui qui lutta pour ses écrits dans lesquels, entre autres, il s’envolait vers la lune pour faire accepter la conception du monde défendue par Galilée et Gassendi dont il suivit les cours (en ces temps reculés, on ne l’aura pas oublié, il fallait « se rétracter » lorsqu’on avait découvert et prouvé que la terre tournait bien autour du soleil).

14 Gance admirait que Cyrano, comme l’écrit un de ses biographes, de Juppont, « ait osé s’affranchir de tout a priori ». Il admirait autant le Cyrano réel que le Cyrano auquel la légende, à travers ses écrits, attribuait de réelles tentatives d’ascension vers la lune, liant ainsi dans son œuvre la pensée à l’action. Il admirait en lui que la science s’alliant à la poésie, lui ait permis d’imaginer un engin spatial si visionnaire du futur dans son fonctionnement et qu’il ait en même temps participé dans son utopie, l’Autre monde, à l’anticipation de mondes inconnus. Aux constructions poétiques et littéraires, les machines volantes répondent ainsi en écho.

15 Si l’on ajoute que ce personnage célèbre fut envié, jalousé, plagié, conspué et trahi et que la poutrelle qu’il reçut accidentellement sur la tête devint dans la légende une tentative d’assassinat, on se demande comment Gance, l’assassinat physique en moins, ne se serait pas reconnu en lui. Ne fut-il pas lui-même philosophe et inventeur (entre

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autres du Pictographe-Pictoscope, de la Polyvision et de la Perspective Sonore), ne fut-il pas lui-même « envié, jalousé, plagié, trahi », puis finalement abandonné par l’industrie cinématographique avec, dans la tête et dans les mains, plein de projets à jamais inaboutis ?

16 Même s’il ne savait pas encore que si peu d’honneurs lui seraient rendus à son décès en 1981, et que l’assistance à la cérémonie de son enterrement serait à ce point clairsemée que, parmi les rares personnes qui s’étaient déplacées, l’une d’elles nous a confié avoir été recrutée d’office par les croque-morts pour faire nombre dans le corbillard qui l’accompagnait au cimetière… Gance reconnaît dans celui de Cyrano de Bergerac son propre destin, un destin contraire, un parcours semé d’embûches et d’obstacles.

17 Les circonstances de la production du film (et de beaucoup d’autres films de Gance) pourraient d’ailleurs confirmer aisément ce point de vue. Suite à un désaccord avec la coproduction italienne, qu’il serait trop long de narrer ici, le négatif est séquestré à Rome. Gance doit batailler ferme pour n’en récupérer finalement qu’une partie. La coproduction italienne, bien qu’elle ait perdu le procès que Gance lui avait intenté en France – l’Europe juridique n’étant pas encore à l’ordre du jour –, refuse de restituer les négatifs qu’elle avait unilatéralement décidé de monter elle-même pour la version italienne, avec toutes les coupures qu’il lui plairait d’effectuer. Ainsi le film, dont la sortie avait été annoncée pour mars 1963, ne fut finalement programmé qu’un an après, dans une version de 2 heures 30 (Gance avait prévu un film en deux parties, d’1 heure 30 chacune) qui fut encore écourtée par la suite.

18 C’est que les producteurs italiens ont contraint Gance de leur vendre sa société de production française en prétextant des dettes calculées sur la base de factures exorbitantes présentées par le strudio, qui en réalité leur appartenait. Et ce pour le contraindre de réaliser une version française aussi proche que possible de leur version italienne. Il faudrait évoquer enfin, pour compléter ce long martyrologue, qualifié par Gance « d’épopée héroï-comique », les coupures intervenues en cours d’exploitation.

19 Le paradoxe est que ce film, quoiqu’il ait été mutilé, reste d’une extraordinaire vitalité : exubérant, tonique, débordant d’énergie. Un film de jeune homme dont on s’émerveille qu’un cinéaste ait pu le réaliser à 73 ans. Outre que son désir de mettre plusieurs scènes en polyvision ne put se réaliser, c’est la partie politique qui a le plus souffert des mutilations. De très belles et fortes séquences (tournées) ont été supprimées, qui concernaient à la fois l’exécution de Cinq-Mars et la mort de Richelieu devant un Louis XIII lui-même moribond. Mais le rêve cinématographique d’Abel Gance vole au-dessus de ses films, et son cinéma comporte une dimension utopique, au sens premier du terme : il n’a pas de lieu.

20 Tous les films du cinéaste – du moins tous ceux qu’il eut l’ambition de faire correspondre à sa conception du cinéma – sont à la fois réels et rêvés. Tous portent les traces matérielles des blessures qui leur ont été infligées, au corps défendant de l’auteur, et en même temps, les traces d’un film virtuel, longuement mûri et projeté dont l’ombre plane sur le film effectivement réalisé. Certaines séquences n’ont pas été supprimées au montage, bien pire, elles n’ont pas été filmées, malgré une écriture scénarique minutieuse.

21 Revenons pour le moment sur la rencontre entre Cyrano et d’Artagnan, que Gance situe en 1642. Pourquoi 1642 ? C’est qu’il s’agit, nous dit Gance, d’un moment tournant dans l’histoire de France – d’un moment paroxystique dans une époque paroxystique, selon ses vœux –, un moment où la conspiration de Cinq-Mars est déjouée et réprimée, un

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moment où le pouvoir agonise par l’intermédiaire de ses principaux représentants, Richelieu et Louis XIII, qui meurent à quelques mois d’intervalle. Ce qu’il y a de funèbre dans le film, du moins ce qu’il en reste, est lié à l’agonie d’un pouvoir tout entier placé sous le signe de la mort qui tente, continûment, sans heureusement y parvenir, de saisir et de phagocyter le vif.

22 On notera qu’à cette époque Gance ne croit plus guère qu’il soit possible d’associer les forces de la vie – celles de la poésie, de la science, de l’amour – à celles du pouvoir, ce vers quoi il avait tendu tout au long de sa carrière. Il est temps pour lui de faire son deuil de cet espoir dont la matérialisation aurait assuré à ses films la plus large assise économique. Contradictoirement, il n’a en fait jamais renoncé réellement à cet espoir car, en 1972, il écrit une longue lettre programmatique à Jacques Duhamel, ministre de la Culture de l’époque, mais il s’agit surtout pour lui de prendre date.

23 Le choix de 1642 se justifie d’une autre façon encore. Les biographes de Cyrano disent ignorer ce qu’il a fait cette année-là. L’imagination de Gance a le champ libre. « D’Artagnan était parti de Gascogne pour tenter sa chance à Paris, au moment précis où Cyrano repartait de chez son père, à Bergerac, pour la seconde fois, dans le même dessein d’y chercher fortune, d’où leur rencontre et la naissance de leur amitié ».

24 La rencontre des deux futurs amis est placée sous le signe des oiseaux. Dissimulé derrière un arbre, d’Artagnan observe, n’en croyant pas ses yeux, l’étrange manège de Cyrano qui semble converser avec les oiseaux sur un mode familier. Et il le voit s’adresser de la même façon aux arbres, au ruisseau, aux cailloux du ruisseau. Gance met en scène un vertige de fusion et se souvient de l’obsession continuiste de Cyrano, du minéral au végétal, du végétal à l’animal, de l’animal à l’homme.

25 La réalisation est toutefois bien en deçà de ce qu’il avait projeté. Il aurait voulu mettre en perspective sonore « un triple langage où la musique, les chants d’oiseaux et les paroles se compénètrent, comme si toute la forêt que nous surplombons, par un travelling aérien, venait d’ouvrir son grand livre bruissant de secrets […] un bruit de milliers d’ailes se rapproche à toute vitesse de tous les haut-parleurs des salles, comme si le cœur de chaque oiseau venait battre à l’oreille de chaque spectateur ». D’après le brevet déposé par Gance le 3 août 1929, la Perspective Sonore « consiste à disposer dans la salle un peu partout, au plafond, sous les fauteuils, dans les murs, une série de microphones qui plongeront le spectateur dans l’atmosphère du film ».

26 Ainsi, le film devait-il s’ouvrir sur le chant d’un rossignol invisible dont le langage se métamorphosait insensiblement, par la magie de la musique, en « une tendre voix féminine de contralto ». Le rossignol jouait le rôle du narrateur. « Comme je ne suis pas un perroquet, vous êtes stupéfait qu’un rossignol parle », disait-il. Silyril – c’est son nom – ne se retrouve plus qu’à l’état de vestige dans la version finale du film. Bien que, pour permettre au spectateur de comprendre certains enchaînements, Gance ait eu un moment l’idée de faire passer par la voix des oiseaux le résumé de scènes supprimées. Il en est de même pour son alter ego, le Grand-Duc Noicaron et son cortège de hiboux, de chouettes et de chauves-souris. Les oiseaux de nuit garderont néanmoins leur pouvoir et une partie de leur envergure dans la séquence de « Cent contre un seul ». « Un morceau d’anthologie iconographique » déclarait Gance, où, crevant les yeux des derniers assaillants, ils sauvent Cyrano d’une mort certaine.

27 Comprendre le langage des oiseaux transforme celui du poète. Dans la nature, il y a continuité d’un langage à l’autre, de la terre au ciel. Travelling aérien, mouvement

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d’élévation vers le ciel, voyage dans la lune. Violer le royaume de Dieu, au risque d’affronter les foudres de la religion. Imaginaire en action. J’avais fait une machine que je m’imaginais capable de m’élever autant que je voudrais, en sorte que rien de ce que je croyais nécessaire n’y manquant, je m’assis dedans et me précipitais en l’air du haut d’une colline avec quantité de fusées volantes, mais, parce que je n’avais pas bien pris mes mesures, je culbutais rudement sur le sol.

28 … disait Cyrano de Bergerac, à la fois héros et auteur de l’Autre Monde.

29 N’importe, la littérature supplée l’impossibilité, toute provisoire, d’atteindre les astres. La plume de l’écrivain n’en décrit pas moins les habitants de la lune et du soleil que ses machines volantes lui permettent de rencontrer. Et la fiction les dote de toutes sortes d’équipements futuristes, incluant une machine à conserver les voix, ancêtre de notre magnétophone. Ces sauts que la science permet à l’imagination de réaliser émerveillent Gance qui cite Champigneule en note dans son scénario. Le bric à brac de son grenier contenait « des instruments disparates : boussoles, astrolabes, horloges à vent, un œil artificiel pour voir la nuit, une sphère armillaire où les astres suivent le mouvement qu’ils ont dans le ciel, des planches d’anamorphoses et des miroirs ».

30 Si d’Artagnan admire immédiatement Cyrano et devient son ami indéfectible, malgré leurs divergences de vues (l’un est pour la Reine, l’autre pour le Cardinal), c’est qu’il a reconnu en lui, au-delà des mirages de la parole gasconne, une pensée en action, y compris dans des domaines où le mousquetaire est passé maître, celui du duel à l’épée ou celui de la conquête amoureuse. D’où son émerveillement devant les talents de Cyrano, dont il sait qu’il tient beaucoup à la possession d’une botte secrète, dite « de Mauvières », du nom de son père qui la lui a transmise. D’où son ravissement devant la capacité de Cyrano à trouver une solution qui leur permettra de faire l’amour à la femme qu’ils désirent, au lieu d’avoir à subir les assauts de la femme qu’ils ne désirent pas. C’est la figure du quadrangle.

31 Au cours d’une soirée, mise en scène par Scarron pour ridiculiser Cyrano et qui se retourne contre ses instigateurs, Cyrano et d’Artagnan rencontrent Marion de l’Orme et Ninon de l’Enclos, réputées pour être les femmes les plus belles et les plus spirituelles de leur temps. La chronique raconte que ces deux libertines font un commerce éclairé de leurs charmes et ne se contentent pas de leurs amants ou maris obligés, qu’ils se nomment Richelieu ou Cinq-Mars. Elles choisissent aussi des amants selon leur goût. Éblouissement immédiat des deux amis. « Diantre ! » dit l’un, « Bigre ! » dit l’autre. Le langage galant de la préciosité ne leur est ici d’aucun secours, il est impuissant à décrire ce qu’ils éprouvent et qui est de l’ordre de l’accomplissement du désir sexuel.

32 Mais voilà. Cyrano est attiré par Ninon et d’Artagnan par Marion, alors que c’est tout le contraire pour les deux belles. Marion trouve bien fade le beau mousquetaire et Ninon n’a pas assez de sarcasmes pour stigmatiser la laideur de Cyrano (« il attaque la laideur de Scarron. Il ne s’est donc pas regardé ! »). Ninon et Marion donnent rendez-vous à leur « goût » respectif en l’assortissant de deux conditions. Cyrano et d’Artagnan se présenteront de nuit, partiront au chant du coq et devront se taire (ce sont là les circonstances empruntées aux Mémoires de d’Artagnan, mais elles ne concernaient qu’un seul amant dont d’Artagnan prenait la place, à son insu et à celui de la duchesse qui avait posé les conditions). L’un des deux, d’Artagnan, est même prié de venir masqué.

33 Comment faire ? Pourquoi ne pas échanger les rôles par le truchement des masques ? « Si nous réussissons nos exploits, dit Cyrano à d’Artagnan, l’amour devra

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changer son vieux code et ses lois. » Et le stratagème réussit. Marion croit aimer Cyrano alors que c’est avec d’Artagnan qu’elle prend du plaisir. Ninon ne doute pas un seul instant que c’est du corps ardent de d’Artagnan qu’elle jouit chaque nuit, tant il lui serait impossible d’éprouver le moindre désir pour cet horrible Cyrano. Quant aux deux amis, ce sont les deux hommes les plus heureux du monde, quoique… l’un et l’autre finissent un beau jour par céder à la tentation de recevoir en leur propre nom les félicitations que leur valent leurs performances. Mais c’est un fiasco pour tout le monde, dans une noire nuit de Mercredi des Cendres. Reprise du stratagème et tout va bien jusqu’au jour où l’amour pousse Ninon à retirer le masque de celui qu’elle croyait être d’Artagnan. Fureur des deux femmes qui ferment alors leur porte aux deux hommes.

34 Et c’est là que Gance va beaucoup plus loin que les Mémoires de d’Artagnan, dans lesquelles la femme ne pardonnait pas son imposture à l’homme qui lui avait donné tant de plaisir à la place d’un autre. Il pousse jusqu’au bout ce qu’il nomme « la victoire des sens sur la psychologie de l’amour ». Après la découverte du stratagème, après un premier, puis un second, puis un troisième mouvement de révolte, Marion et Ninon deviennent réellement amoureuses de ceux qui les ont abusées. Comme s’il fallait d’abord en retourner aux sens et à leur satisfaction pour être certain de ne pas se tromper en amour.

35 Le film de Gance, et c’est un de ses principaux mérites, réhabilite la portée du plaisir des sens en amour, son pouvoir de révélation du sentiment amoureux. Mais l’entreprise ne se limite pas à ce renversement « physiologique ». Elle s’étend à d’autres activités, ayant trait à la pensée et à l’action, que l’on ne lie pas d’ordinaire à l’idée de plaisir. Non que Gance veuille faire de Cyrano un sensualiste avant la lettre. Il sait que le physicien doit abstraire et calculer pour concevoir et fabriquer ses machines. Il n’en reste pas moins qu’il y a quelque chose du plaisir sexuel dans celui de la pensée, sans qu’il en soit le substitut ou la sublimation. Penser consiste à se mettre en position de recherche d’orgasmes propres à la pensée. Et il en va de même lorsque l’on parle ou se bat en duel. Sur tous ces points – sur toutes ces pointes – Cyrano et d’Artagnan établit des ponts, des passages, des relations dans tous les sens.

36 Si le film est audacieux (le film « le plus audacieux » que Jean-Luc Godard disait avoir vu cette année-là), c’est bien là que se situe son audace. Il y aura donc trois pointes : la pointe vive de l’érection, la pointe verbale et celle de l’épée.

37 On se bat beaucoup dans le film, au grand dam de Richelieu, mais le duel est à la fois physique et verbal. La victoire dépend au moins autant de la maîtrise de la parole que de la possession d’une botte secrète. Les duellistes parlent en croisant le fer et, du moins pour Cyrano, un langage versifié, implacablement rythmé et rimé. Il faut passer son adversaire au fil de la pointe verbale avant de la passer au fil de l’épée. Il faut faire deux fois mouche. « On a toujours bien fait pourvu qu’on ait bien dit », écrit Cyrano.

38 Et comme pour le prouver, le combat du Pré aux Clercs, qui devait être mortel pour l’un des deux, fait monter une explosion de rires à coups de pointes rimées pendant que, de la pointe de leur fleuret, Cyrano et d’Artagnan rivalisent de prestance pour mettre en lambeaux leur chemise.

39 Rhétorique de l’escrime et du discours, figures imposées et codifiées, feintes, esquives, on ne se fend pas d’entrée à coup sûr. Le défaut de la cuirasse, c’est la rhétorique de son

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adversaire prise doublement en défaut. On peut alors se fendre à nouveau et faire mouche d’un spirituel coup d’épée.

40 Les joutes verbales font également partie des joutes sexuelles. Gance fait parler Dahlia Lavi et Sylva Koscina, dans la tradition précieuse de l’époque, un langage qui épouse au plus près la rhétorique des postures, un langage qui est tout à la fois mémoire du plaisir et relance du désir.

41 L’expérimentation scientifique est présentée dans le film comme l’expression d’un désir – celui de s’envoler dans le ciel, celui d’enregistrer la voix humaine ou de capturer la lumière du soleil – qui ne se laisse décourager par aucun obstacle conceptuel, intimider par aucun interdit religieux. La science est elle aussi aventure, libre déploiement d’énergie, invention jaillissante. Les hypothèses du chercheur se matérialisent dans des dispositifs qui mettent sa vie en danger comme il la met en jeu dans un duel ou dans l’amour. Le Cyrano de Gance pousse à un point extrême l’affirmation de la vie jusque dans la mort.

42 Cyrano et d’Artagnan attire l’attention du spectateur sur un autre point encore : les relations entre poésie et rhétorique. Le cinéaste avait envisagé pour son film « un style d’écriture où la prose et la poésie se coudoient et se chevauchent selon le lyrisme de l’action ». Si la prose du monde se brise souvent en éclats poétiques, ce sont les conventions rhétoriques auxquelles la poésie est asservie que le film met en question. Il tend tout entier vers l’éclair qui aveugle et défait la conscience.

43 Abel Gance a une vision orgasmique du cinéma. Il est passé d’une conception littéraire du cinéma – et de son public – à une conception cinématographique fondée sur la découverte de ses pouvoirs. D’abord dramaturge et tragédien, Gance partage, au début des années 1910, le mépris des beaux esprits de son temps pour cette attraction foraine. S’il commence à écrire des scénarios, c’est, comme il l’indique sans fard dans ses carnets, dans l’espoir de « gagner beaucoup d’argent ». Quant à ses rêves d’artiste, il les réserve à la tragédie et à la poésie (Gance a écrit, dans sa jeunesse « biologique », d’assez nombreux poèmes de qualité également médiocre).

44 Il découvre pourtant peu à peu que le cinéma est susceptible de toucher tous les publics en un point que les autres arts, considérés individuellement, ne sauraient atteindre. Il découvre le « pouvoir affectif de l’image » et la possibilité d’intervenir sur les imaginaires, au delà des clivages sociaux et culturels, au point de basculement de « l’esprit critique ». Il rêve alors de transformer le spectateur en acteur. « Le spectateur va être un acteur, écrit-il dès les années vingt, comme il l’est dans la vie, au même titre que les acteurs du drame. Le propre de ma technique devra opérer cette transformation psychologique. Le spectateur devra s’incorporer au drame visuel ! »

45 Mais pour se transformer en acteur, le spectateur doit sortir de lui-même et des ses rôles psychologiques et sociaux. Il doit ressusciter. Depuis J’accuse, où les morts de la guerre de 14-18 se lèvent de leurs tombes pour indiquer la voie de la paix aux survivants, Gance est obsédé par la thème de la résurrection qui concerne également les soldats de la campagne d’Italie, dans l’état de vie apparente et de mort réelle où Bonaparte les trouve, s’en saisit et les amène à se ressaisir. Comme Gance l’écrit dans le Temps de l’image est venu6 : Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes, tous les fondateurs de religion et toutes les religions elles-mêmes, toutes les grandes figures de l’histoire, tous les reflets objectifs des imaginations des peuples depuis des millénaires, tous,

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toutes, attendent leur résurrection lumineuse et les héros se bousculent à nos portes pour entrer.

46 Le thème de la résurrection concerne aussi les spectateurs qui se sont endormis depuis longtemps dans un cinéma du « déjà vu, du déjà senti, du déjà fait »7. Le cinéma doit devenir « un art capable de transformer les gens », en faisant jaillir « dans le cerveau récepteur du public, des séries multiples d’images qu’il se fabrique lui-même ». Le lieu du film n’est pas l’écran mais le cerveau du spectateur. L’écran est certes une surface de projection d’images mais ce qui importe avant tout ce sont les images, mentales, oniriques, qu’elles sont susceptibles de produire dans le cerveau du spectateur. Le cerveau du spectateur est un autre haut lieu de l’utopie gancienne.

47 Le cinéma rêvé par Gance a une dimension utopique. Il n’a pas de lieu politique, car la Société des nations n’a pas donné naissance à un gouvernement mondial, et une société mondiale de production du cinéma, fondée selon Gance sur « l’alliance des principales religions de la terre », ne parvient pas à se mettre en place. Il n’a pas de lieu technique, car si la technique est un moyen de réaliser l’utopie – la transformation du spectateur en acteur – l’industrie cinématographique résiste et s’oppose à la polyvision comme à la perspective sonore. Elle se satisfait d’un cinéma du « déjà vu, du déjà senti, du déjà fait » et ne vise qu’à en gérer les acquis.

48 Contribue, sinon à la « résurrection », du moins au réveil du spectateur, la multiplicité de plans qualifiés « cassés » par Gance. Les plans dits « cassés » font un large usage des raccords prétendument « faux » et des sautes brusques dans l’échelle des plans : on passe ainsi fréquemment d’un plan moyen à un très gros plan (par exemple sur les yeux de la belle dans la dernière séquence de Cyrano et d’Artagnan).

49 « Le spectateur devra s’incorporer au drame visuel » ; de mutiples formulations scénariques dans Cyrano et d’Artagnan, gardent la trace de cette préoccupation majeure.

50 Entre mille exemples : L’épée de Cyrano sortant en éclair de l’objectif ; il se fend à fond, la coquille de son épée presque dans l’objectif ; l’épée de Cyrano, qui sort de l’objectif, vient trouer la tempe de Mâche-drû, tandis que Cyrano, en voix off, répond à sa question : – « il mâche la poussière » ; Cyrano se fend à fond sur l’objectif.

51 On remarquera que l’écriture scénarique chez Gance décrit moins l’action que l’effet qui devrait en résulter sur l’écran. Elle projette l’image devant les mots. Elle est vision.

52 On remarquera surtout que l’objectif figure l’écran transpercé par l’épée ; l’écran ne constitue pas seulement une limite par son cadre mais par son existence même. Il s’interpose entre l’action et l’acteur-spectateur. La réalité doit crever l’écran pour faire place au monde issu de l’imaginaire du cinéaste. L’image bi-dimensionnelle constitue celui qui la regarde en spectateur, et lui interdit de s’immerger dans l’image, puisque la réalité perçue est en trois dimensions. L’image de synthèse apporte justement la troisième dimension et la possibilité pour le spectateur de s’immerger dans une réalité que l’image ne représente plus. Il en devient l’un des acteurs.

53 Gance a ressenti depuis les années vingt ce manque constitutif du cinéma. Mais ce qui l’intéresse, ce n’est pas le passage de la deuxième à la troisième dimension (où l’écran est malgré tout conservé et où l’immersion dans l’image est mentale), c’est l’ouverture du cinéma à une quatrième dimension qu’on ne nomme pas encore « virtuelle ».

54 Au cours d’un débat organisé en avril 1963 par le Club Saint Gobain, il rêve à voix haute de projection dans l’espace (sans support, sans écran), où des personnages

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apparaîtraient en trois dimensions, dans le vide, sans autre appui que l’air. La quatrième dimension n’est pas spatiale, elle est temporelle, le temps y est conçu et traité comme espace. C’est le désir d’ubiquité enfin réalisé. Les personnages seraient vus simultanément dans le présent et dans d’autres temps. Il y aurait « une appréhension verticale et synthétique de la dimension temporelle – et non plus linéaire et successive ». Il s’agit là d’une scénarisation du futur, mais la perspective de la quatrième dimension est déjà présente dans la relation conflictuelle que Gance instaure avec l’image bi-dimensionnelle.

55 La conception du cinéma qui devient peu à peu la sienne, et qui culmine dans une vision orgasmique du cinéma, fait son lit de l’image éclatée – plus connue sous le nom de polyvision – et de la perspective sonore. Écran variable (pourquoi l’écran serait-il asservi à jamais à un seul format ?), image multiple, triple écran. Image pensée comme juxtaposition d’images à l’intérieur de chaque image. Incessants changements de rythme, montage qui parfois s’accélère jusqu’à dépasser les capacités de perception du spectateur. Recherche du point d’aveuglement spectatoriel, celui du basculement de son « esprit critique », celui qui marque sa transformation effective en acteur imaginaire. La démultiplication de l’image a pour but de réaliser « l’écroulement des frontières du temps et de l’espace ».

56 Gance ne cessera de réclamer les moyens économiques et techniques nécessaires à la mise en œuvre de son projet cinématographique. Il les obtiendra de moins en moins à compter de son Napoléon (1927). Il les réclame encore au moment de Cyrano et d’Artagnan, mais il ne les obtient pas, trop à l’étroit dans son budget et en conflit permanent avec les coproducteurs.

57 Voici par exemple la vision d’une séquence que le spectateur aurait pu voir – et entendre :

58 L’image se subdivise en trois secteurs. Polyvision. Nuit. Contre-point tambours. Clairons. Ordres. Contre-ordres. Dans un tiers de l’image gauche, à deux secondes d’intervalle, les trois courriers successifs annulant les ordres, le tiers central idem, le tiers droit idem.

59 Puis superpositions et surimpressions donnant l’impression de la justice égarée dans les suites d’ordres et de contre-ordres qui provoquent toujours les paniques et les catastrophes. Vertige de mouvement. Le son également donne très vite l’impression que devaient ressentir les témoins de la Tour de Babel.

60 Les mots « Justice – Prévôt de Justice Criminelle » reviennent en leitmotiv dans des bribes de phrases, se mêlent, s’imbriquent dans un tel bruit, un tel brouhaha, qu’il est bientôt impossible aux yeux de saisir le sens de dix images l’une dans l’autre, aux oreilles d’entendre, dans la même fraction de seconde, tant de sons différents superposés. Synthèse de cacophonie pour la vue et l’ouïe.

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NOTES

1.Cette émission enregistrée le 13 novembre 1956 a été publiée dans l’Écran en mai 1958. 2.Cahiers du cinéma n° 43, janvier 1955. 3.L’Art cinématographique, Paris, Librairie Félix Alcan, Gallimard, 1926. 4.Voir dans ce numéro l'article de Dimitri Veziroglou. 5.Cf. Gérard Leblanc, « Gance dans le regard de l’aigle » in Champs Visuels n° 12-13, janvier 1999. 6.Abel Gance, op. cit. 7.Le Bureau des rêves perdus, op. cit.

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Etudes particulières

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Le celluloïd et le papier Les livres tirés des films d’Abel Gance

Alain Carou

1 Les rapports de la culture audiovisuelle naissante avec la culture littéraire, et plus largement avec la culture de l’imprimé, ont atteint dans la France des années vingt une richesse rare, faite de conflits, d’alliances, d’emprunts, d’hommages, d’instrumentalisations. L’adaptation en est une des principales modalités : adaptations d’ouvrages littéraires au cinéma, mais aussi adaptation des films en textes, sous forme de scénarios édités ou plus souvent de récits romancés, publiés en feuilleton dans les journaux, en fascicules ou en volumes. Ce second phénomène, considéré avec beaucoup moins d’intérêt que le premier, revêt pourtant une importance historique considérable à tous égards : sur le plan économique, avec l’émergence des premières synergies entre industries culturelles et d’une logique de « produit dérivé » ; sur le plan de la réception et de la mémoire du spectateur, qui subissent l’influence de ces lectures préalables ou postérieures à la vision ; sur le plan créatif même, ainsi que l’on va s’en apercevoir. Pratique anti-cinématographique, purement mercantile ? L’exemple d’Abel Gance nous invite à en douter et à interpréter la mise en livre de ses films à la lumière de ses idées et de sa stratégie artistiques. L’idée originelle 2 En 1916, Abel Gance, âgé de vingt-sept ans, se trouve à la croisée des chemins. Comme la majorité des auteurs de scénarios de cette époque, il a des ambitions d’auteur dramatique. Il travaille notamment à une Victoire de Samothrace qu’il espère voir représentée. Certes, son attitude vis-à-vis du cinéma a évolué. Ses premiers travaux cinématographiques, à partir de 1907 ou 1908, avaient une motivation purement alimentaire. Puis quelques-uns de ses scénarios ont été vendus à un bon prix, notamment à la SCAGL, et l’ont fait sortir de l’anonymat, décidant d’une inflexion de sa stratégie de carrière. En 1912, il a créé sa propre société, le Film Français, et après l’interruption de la production cinématographique au début de la guerre, il cherche à se lier durablement avec le Film d’Art.

3 Il ne faudrait pas en déduire qu’il a décidé de se vouer au cinéma. Au milieu des années 1910, les ressources de la mise en scène et du montage commencent tout juste à être soupçonnées et le statut d’auteur n’est pas reconnu au metteur en scène. Dans ces

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conditions, l’ambition de créer et d’être reconnu grâce au cinéma – ambition dont Gance sera l’un des inventeurs – ne peut s’affirmer qu’au fil d’un chemin semé de doutes. Quelques passages relevés dans son carnet en 1915-1916 attestent ce cheminement heurté : Je dois arriver à gagner beaucoup d’argent avec le cinématographe. Il n’est pas indispensable que ma Victoire soit jouée […] mais je sens que je verrai cette œuvre un jour sur une grande scène. [septembre 1915] Peut-être pourrai-je parler plus tard aux hommes avec le cinématographe. [septembre 1915] Le cinématographe a développé en moi un côté d’homme cupide qui n’existait pas – et qui ira en s’accentuant si ma volonté ne se met pas en travers. Depuis un an je suis au Film d’Art – et je n’ai pas eu depuis une pensée intéressante. [12 mars 1916] [...] le cinématographe comme moyen de subsistance – la philosophie comme moyen de recherche et d’évolution et le théâtre comme moyen d’expression. [mars ou avril 1916] [...] il me faut prouver à moi-même que je suis toujours l’homme de la Victoire de Samothrace […] [avril 1916] Le 27 avril 1916 – après plusieurs longues causeries avec mon directeur [Louis Nalpas, directeur artistique du Film d’Art] sur le cinématographe – j’arrive exactement à reprendre mes idées du début – mes larges idées sociales. Le pain – etc. De l’ampleur et de l’audace dans les vues. Il est incontestable que j’ignorais alors les ressources de ce nouvel art. Je me reconnais à peine, me débattant pour vivre dans l’explication embarrassée d’un scénario qui absorbe une part de mes forces créatrices quand je sais pertinemment que cette part sera gâchée – et méconnue complètement. [27 juin 1916]1

4 À travers ces courts passages, on perçoit bien ce qui déchire Gance : il gagne confortablement sa vie mais il se sent insensiblement dépossédé de sa personnalité, dénaturé par son travail, éloigné de sa vocation première ; il ne parvient à placer ses espoirs dans l’art naissant que de manière épisodique, à la suite d’une conversation réconfortante par exemple.

5 C’est dans cet état d’esprit qu’il jette par écrit un nouveau projet, sous une forme plus développée que d’ordinaire : Le 8 octobre [1916] – Il me vient une excellente idée qui aura un très gros avenir – j’en suis persuadé – mais là-dedans comme dedans la stéréoscopie cela aura encore été à moi de voir clair pour les autres. La faiblesse du film vient surtout de ce que, disparu de l’affiche, il disparaît presque de la mémoire – la force du théâtre vient de ce que la belle pièce redonne encore plus de joie si possible à être relue chez soi tranquillement – ce qui permet d’en dégager les beautés que l’ambiance du théâtre masque souvent. Faire ainsi avec mes films. Les écrire très artistiquement – et les illustrer avec les photos du film – et dire sur l’écran : « Le drame de M. Gance paraîtra dans la collection… La semaine prochaine avec illust[rations] du film ». Le succès serait certes très grand pour les films d’envergure. Je pourrais réunir ainsi par an une dizaine de beaux contes qui, réussissant littérairement, redonneraient une nouvelle force aux films que l’on reverrait avec plaisir. Imaginez une Aphrodite filmée avant le roman. Ne reverrait-on pas après l’Aphrodite filmée avec encore plus de plaisir, en sachant que le même auteur a participé aux deux succès de son idée énoncée sous des formes presque contraires. Belle synthèse à obtenir. Le roman et l’écrivain se complétant [sic]. Je dis l’idée à Nalpas qui en marque la bonne compréhension. A.G. 8 Oct.2

6 Ce projet vise en fait rien moins qu’à remédier à la grande faiblesse que Gance trouve au cinéma : sa fugacité, qui condamne à l’oubli tout effort artistique. Il veut en fixer les

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beautés et les livrer à la contemplation paisible de la lecture, prenant pour modèle l’édition des textes dramatiques. Cette idée présente en outre l’avantage – jamais négligeable pour Gance – de pouvoir lui rapporter de l’argent. On a là un excellent exemple de la manière dont le jeune Gance se construit une vocation cinématographique : en y réinvestissant des aspirations et des valeurs associées au théâtre de son temps. Pour autant, il a déjà conscience de l’irréductibilité foncière du cinéma (ou en tout cas du cinéma qu’il veut pratiquer) au langage verbal. Il ne peut y avoir de système d’équivalences entre deux « formes presque contraires ». En cela, l’idée de Gance a peu à voir avec les récits de films à épisodes (ou « romans-cinéma ») publiés en feuilletons dans les journaux à partir de 1915. C’est l’écart et même la complémentarité des deux moyens d’expression qui lui font penser qu’il tient une clé de l’expression totale – ou, comme il dit, de la « synthèse » – à laquelle il aspirera sans cesse. Il n’est pas anodin qu’il fasse allusion à la stéréoscopie appliquée au cinéma : il cherchera toujours à élargir les dimensions du cadre cinématographique, que ce soit par le relief, la surimpression, le triple écran. Même s’il ne fait pas la comparaison, risquons-la : Gance envisage aussi le film publié comme un moyen d’ajouter une dimension supplémentaire à ses images. J’accuse, ou le temps des expériences

7 Il semble que le projet de Gance n’ait pas connu de réalisation concrète avant J’accuse, en 1919. Le film fait l’objet d’un supplément illustré au journal l’Afrique du Nord, sur le format de la Petite Illustration théâtrale. L’adaptateur est Edmond Gojon, un romancier et poète d’Algérie3. Si cet écrivain n’est pas connu pour avoir fait partie des proches de Gance4, on peut en revanche soupçonner l’intervention de ce dernier dans la conception visuelle du fascicule. Son portrait en médaillon orne le frontispice, précédant les photographies des trois principaux interprètes dans leur rôle. Cette mise en valeur du metteur en scène est sans précédent dans un film raconté et à une époque où les noms des grands maîtres commencent seulement à être assimilés par le public averti. Elle a pour corollaire un respect de l’image cinématographique tout aussi inconnu des publications ordinaires. Le texte de Gojon a en effet pour vis-à-vis des photographies pleine page de belle qualité, ni retouchées ni apparemment recadrées.

8 C’est également à J’accuse qu’il faut associer la première publication d’un scénario « brut ». Dans un numéro spécial de l’hebdomadaire Filma consacré à Abel Gance en 1920 est reproduit le découpage intégral de la troisième partie du film5. Quelques passages évoquant l’impression visuelle recherchée sont de type littéraire, mais le reste est dominé par le vocabulaire technique : cadrages, fondus, cartons à insérer, etc. Alain et Odette Virmaux, auteurs d’une belle étude sur le « ciné-roman », interprètent cette nouveauté comme le signe « qu’une fraction du public appelait de ses vœux autre chose que les “films racontés” »6. Il est permis d’en douter, car une courte introduction ne laisse aucun doute sur l’objectif poursuivi : Les spectateurs qui ont suivi avec émotion la projection de cette œuvre liront avec un vif intérêt le plan de ce film, tel qu’il a été conçu par l’auteur et dont les circonstances n’ont pas permis la réalisation intégrale. Les curieux d’art cinématographique verront le travail considérable qu’est le « découpage » d’une production de ce genre, véritable écriture mathématique où rien de ce qui doit être « tourné » n’est laissé au hasard.

9 Manifestement, ce scénario n’a pas vocation à faire (res)surgir des visions du film sous les yeux du spectateur, mais à satisfaire une curiosité d’ordre technique7. Sa publication est du même ordre que les fréquents articles dans lesquels la presse spécialisée prétend

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« dévoiler les coulisses du tournage » ou « les secrets de fabrication » d’un film. L’introduction suggère même au lecteur de voir en ce document la démonstration de la maîtrise a priori de Gance sur son film. Elle contribue modestement à installer la figure du visionnaire démiurge qui « ne laisse rien au hasard ».

10 En 1922 sort une version tronquée de J’accuse, qui fait connaître le nom de Gance auprès du grand public et à l’étranger. Les éditions de la Lampe Merveilleuse profitent de l’occasion pour publier un récit d’une centaine de pages. Il faut dire quelques mots de cette marque. Elle a été créée en 1921 par Louis Nalpas, après qu’il eut quitté les studios de la Victorine pour n’avoir pas obtenu les moyens de ses ambitions. Le nom choisi n’est certainement pas étranger à ses origines levantines, et l’idée elle-même doit sans doute un peu à Gance qui l’en a entretenu dès 1916. La Lampe Merveilleuse est hébergée par les Éditions de la Sirène, que dirige Paul Laffitte, toujours passionné de cinéma malgré son échec au Film d’Art et à la Compagnie des Cinémas Halls en 1908-19098. Le critique Léon Moussinac, démissionnaire de Comœdia Illustré, en assure la direction littéraire. Celle-ci sera de courte durée puisque seuls trois livres seront publiés. Le premier est probablement le plus abouti. Il s’agit d’Eldorado, de Marcel L’Herbier, adapté par Raymond Payelle (pseudonyme de Philippe Hériat, acteur de cinéma, futur romancier et membre de l’académie Goncourt)9. Le troisième et dernier titre sera les Aventures de Robinson Crusoë, réécriture de Daniel Defoë présentée d’une manière comparable à celle des films complets de Tallandier ou Ferenczi.

11 J’accuse est le second titre publié par la Lampe Merveilleuse. Curieusement, il n’est pas signé. Sa réclame pourrait avoir été soufflée à l’éditeur par Gance lui-même, tant elle fait écho aux carnets intimes. Avec force, elle pointe le besoin d’un texte comme pierre de touche de la mémoire des films : Un film comme J’accuse est une chose si riche, si touffue, qu’il n’est pas mauvais d’en avoir à portée de la main un souvenir concret, matérialisé, auquel l’on puisse confronter les images que la projection en a laissées en nous. C’est ce souvenir matériel que les éditions de la Lampe Merveilleuse vont nous permettre de conserver dans notre bibliothèque sous forme d’un élégant volume abondamment illustré de scènes empruntées au film. Le texte de ce volume est volontairement sobre, chacune de ses lignes n’est que l’analyse d’une image du film, si bien que l’ensemble n’est pas un roman, à peine un récit, mais donne bien plutôt l’impression d’avoir été le fil d’Ariane qui a guidé M. Abel Gance à travers la mise en scène de son admirable film. La lecture pourtant ne cesse d’en être émouvante et cette constatation est sans doute encore un hommage rendu à la valeur de ce film qui, à l’heure actuelle, est un des chefs-d’œuvre de l’art cinématographique.10

12 Le texte de ce « quasi-récit » qu’est J’accuse cherche visiblement à se rapprocher du rythme d’un découpage. La phrase, courte, se cantonne presque toujours à la description des faits et à une analyse succincte des raisons d’agir des personnages. Outre un portrait de Gance en frontispice, les 46 planches hors texte sur papier glacé font la part belle à la représentation du cinéaste au travail (par exemple : « Abel Gance règle avec des squelettes les apparitions de la danse macabre au-dessus des combattants »). La légende décode et invite à admirer les images emblématiques, telle celle-ci : « 4 000 soldats agenouillés forment les lettres vivantes et implacables du mot “J’accuse” ». Cette dernière adaptation de J’accuse présente déjà quelques caractéristiques des publications à venir : partenaires de confiance, recherche d’un compromis entre récit et fidélité à la forme cinématographique, célébration du génie du cinéaste. La Roue, ou l’adaptation comme hommage critique

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13 Tourné à partir de 1921, sorti en 1923 après une longue attente, la Roue est adapté par Ricciotto Canudo pendant l’année 192211. Le poète futuriste, théoricien précoce d’un art de l’écran, fondateur du Club des Amis du Septième Art (CASA), est lié à Gance depuis 191112. En 1921, il invite déjà celui-ci à le laisser imprimer le scénario de la Dixième Symphonie (1919) pour « inaugurer » la collection qu’il doit diriger à la Renaissance du Livre, « Les plus beaux scénarios du cinéma français ». « Je compte sur votre amicale collaboration », lui écrit-il, « pour le lancement idéal de cette collection. Elle est destinée, vous le savez, à la défense et illustration et à la plus grands gloire du Film français, dont vous êtes un sommet clair.13 » Cette collection de scénarios ne verra en fait pas le jour et reporte la collaboration des deux hommes.

14 Curieusement, c’est l’éditeur populaire Ferenczi qui publie les trois volumes de la Roue dans la collection des « Grands Romans-Cinéma ». Cet exemple montre bien la relative porosité des hiérarchies culturelles naissantes au cinéma : la Roue est au plus haut point un « film d’auteur » et vise néanmoins la conquête d’un très large public. Dans un avant-propos, Canudo, attaché (tout comme Gance) à une éthique de la création individuelle, anticipe les critiques : « Il peut paraître étrange qu’un écrivain, qui s’en défendit toujours, par principe, mette ici sa pensée au service de la pensée d’autrui. » Il rejette l’idée de collaboration artistique, mais en l’occurrence, écrit-il, il s’est reconnu dans la « vision de l’œuvre [achevée] d’un autre » parce qu’elle répondait à ses « propres penchants esthétiques ». La Roue est pour lui le premier film de la « psychologie des foules », qui cherche à « remplacer la figuration artistique de la passion individuelle par l’évocation des collectivités auxquelles et desquelles ils participent. Une vie immense grouille autour des millions d’êtres que le train, comme un geste implacable du destin des distances, remue, brise ou allonge à travers les espaces ». Cet éloge appuyé se double d’une dimension critique, nécessairement discrète, vis-à-vis de la mise en scène de Gance et vis-à-vis du cinéma en tant que tel. Canudo a exprimé dans d’autres textes ses réserves sur la Roue, où il trouve beaucoup du « fatras mélodramatique » des vieux romans-feuilletons14. Sur ce point, il est d’ailleurs en phase avec l’appréciation dominante de la critique. Aussi, quand il écrit que « Gance a tenté le premier cette synthèse au cinéma » dans son avant-propos, le mot « tenté » doit-il être entendu avec son poids de réserves quant au résultat. De manière tout aussi voilée, Canudo trace les limites de l’art muet : Les « faits » sont un aboutissant visible de mille raisons, de mille causes subtiles et lointaines, qui composent les nuances d’âmes déterminant un « acte ». Le cinéma, essentiellement visuel, ne saurait toujours le rendre. Je les ai cherchées autour de l’œuvre d’Abel Gance. Ce livre est de la sorte moins l’adaptation, ou le récit du film, que sa synthèse psychologique, exprimée par l’organe plus souple de la parole.

15 La posture prise par Canudo est tout à fait caractéristique de sa manière d’aborder le cinéma. Alors que les intellectuels « convertis » au cinéma de fraîche date expriment souvent leurs goûts et leurs dégoûts de manière catégorique, lui a coutume de ménager le cinéma tel qu’il est et, réciproquement, ne se laisse pas déborder par ses enthousiasmes, remettant en perspective les progrès artistiques de l’art naissant15. Le roman de la Roue se justifie par l’admiration de son auteur pour le film, mais son propos est d’en pallier les carences. Cette approche de la complémentarité entre littérature et cinéma diffère sensiblement de celle de Gance. En dépit d’atours avant-gardistes, l’adaptation de Canudo anticipe simplement les novélisations « à la française » de la deuxième moitié des années vingt, qui revendiquent leur caractère romanesque et dont toute l’ambition consiste à approfondir la matière humaine du film.

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Napoléon, ou le couronnement éditorial

16 Monument du cinéma français des années vingt, Napoléon vu par Abel Gance se distingue aussi par sa valorisation éditoriale : pas moins de trois livres vont être tirés de ce film, dont un – le premier – sans équivalent en son temps.

17 Ce n’est évidemment pas le lieu de revenir en détail sur les péripéties du tournage. Rappelons seulement qu’il débute en janvier 1925, s’interrompt après le krach de l’empire de Hugo Stinnes en juin 1925, reprend en janvier 1926, et qu’enfin le 30 juillet 1926 la Société générale de films signe un traité d’exploitation du film avec la Gaumont- Métro-Goldwyn. Avant même l’accomplissement de cette formalité, Abel Gance s’est mis d’accord avec la librairie Plon sur les termes d’un contrat d’édition16. Selon l’acte officiellement signé le 7 décembre 1927, Gance cède le scénario de son film et « un récit établi d’après le scénario, à paraître dans la Collection du Film avec les photographies tirées du film nécessaires à l’illustration de ce volume, qui seront fournies gracieusement ». Éditeur prudent mais confiant dans le succès de ce film, Plon fait « une exception […] au principe de notre collection qui est de n’accepter que des romans déjà parus en librairie et ayant fourni ultérieurement des scénarios de film »17. Le tirage minimal est fixé à 6 000 exemplaires pour le scénario (édité dans la collection à 16 francs) et à 30 000 pour le récit du film. Le bordereau du dépôt légal indique que le scénario de Napoléon a en fait été mis en vente avant la signature du contrat, très exactement le 28 novembre 1927, soit deux semaines seulement après la sortie du film en salles, et tiré à 7 000 exemplaires.

18 Le statut de ce texte pose problème, compte tenu des multiples versions du scénario et du film lui-même. Dans la réédition érudite publiée par Bambi Ballard en 1991, les plans conservés, perdus ou coupés au montage sont clairement identifiés18 ; mais l’origine du texte reste elle-même assez énigmatique, hormis une mention de date (3 décembre 1925). Or, les archives Gance renferment sous forme dactylographiée le début de ce scénario, précédé d’un avertissement en date du 4 décembre 1925 : Cette nouvelle version a été construite pour des fins dissemblables et je prie de ne pas considérer la longueur totale en raison des trois buts différents cherchés. Il y aura en effet trois versions : – une version dramatique européenne – une version dramatique anglo-saxonne – une version historique L’examen bien compris des nécessités commerciales internationales d’une part, et des nécessités artistiques et historiques d’autre part – pour les lycées, collèges, etc. – m’a amené à cette conception, fruit de longues réflexions. Et je ne pense pas qu’on doive s’en écarter sous aucun prétexte.

19 Ce scénario date donc de la période où Gance cherchait à reprendre son tournage interrompu et il correspond à une sorte de film fictif, synthèse des trois versions, correspondant à trois publics distincts, qu’il avait en projet à ce moment. Henri-Pierre Roché, le futur auteur de Jules et Jim, a pris une grande part à son écriture, bien qu’il ne soit pas crédité dans le livre. Peut-être a-t-il rencontré Gance à la Sirène – il y a publié un Don Juan sous le pseudonyme de Jean Roc. En 1924, il a proposé à Gance de lui apporter son aide sur l’écriture de Napoléon, précisément pour rendre le film exportable dans les pays anglo-saxons19. Ses cahiers conservés à l’université d’Austin (Texas) indiquent qu’il a terminé ce travail en août de la même année20. Dès la réception du premier à-valoir de 12 500 francs, Gance en reverse à Roché 50 %, comme pour une collaboration littéraire, ce qui prouve l’importance de sa contribution.

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20 Le texte publié par Plon reprend, on l’a dit, l’essentiel du scénario de décembre 1925. Toutefois, les données techniques (cadrage, fondu, mouvement de caméra, mention d’intertitre, etc.) ont été systématiquement laissées de côté, de sorte que seule reste la description concise et généralement objective de chaque plan l’un après l’autre, à la façon dont un spectateur les verrait à l’écran. La force d’évocation de ce texte est évidente. Citons par exemple le célèbre plan d’ouverture : De la neige partout. Un mur de neige au premier plan. Peu à peu le CHAPEAU célèbre émerge comme un soleil noir qui monterait sur la ligne d’horizon formée par le mur. Quand le chapeau est visible presque en entier, les boules de neige pleuvent, le chapeau disparaît. Au troisième escamotage, le chapeau reparaît plus haut et nous pouvons distinguer deux ou trois secondes la jeune TÊTE qui le porte. Elle est petite, maigre, si bronzée, si nerveuse, si comique à force d’autorité précoce, qu’on comprend qu’elle soit prise comme cible. […]21

21 Les procédés que nous soulignons, par lesquels la comparaison et la notation psychologique apparaissent dans le fil d’une description d’abord objective, sont employés de manière exceptionnelle. Il ne s’agit pas d’une simple licence que l’auteur s’accorderait de temps à autre par rapport à la règle de stricte objectivité : ces écarts répondent eux-mêmes à la volonté de faire saillir les plans fortement symboliques ou métaphoriques mis par Gance dans son film. Sans parler de la propension naturelle de Gance à la littérature, n’oublions pas que le scénario de décembre 1925 cherchait à parler à l’imagination des commanditaires, avant de s’adresser à celle du public…

22 La comparaison entre la version originale et la version éditée de la séquence de la tempête à la Convention est très instructive. Le tapuscrit énonce une proclamation d’intention sur le mode impératif : Cette vision devra être très courte et prise avec le même rythme et dans les mêmes mouvements visuels que les scènes de tempête objective. Mordre. Broyer l’analyse. Subjuguer. Il doit y avoir une étroite corrélation entre les deux tempêtes, pour que la signification profonde s’en détache. L’appareil tombera de haut en bas de vagues de trente mètres suivant la barque qui semble s’engloutir, comme dans le plan suivant il tombera du haut des tribunes jusque sur les Girondins saisis d’épouvante devant la fureur de l’assemblée. […] Le cinéma devient là une telle fonction directe de l’émotion que les notes ne peuvent plus traduire ni trouver les équivalences. Explique-t-on de la musique ?

23 Le scénario publié réassemble les mêmes termes sur le mode indicatif, comme si la « vision » intérieure s’était tout bonnement réalisée sur l’écran : Cette vision est courte, avec les mêmes rythmes et dans les mêmes mouvements que la tempête. Étroite corrélation entre les deux tempêtes. La signification profonde s’en détache. La barque semble s’engloutir. L’œil tombe du haut des tribunes, jusque sur les Girondins saisis d’épouvante devant la fureur de l’Assemblée. […] Les mots ne peuvent plus traduire les équivalences. Explique-t-on de la musique ?

24 Les deux phrases finales tirent un sens assez différent de ces modifications. Le scripteur dit l’impossibilité où il est de rendre justice aux images. Pourtant, dans les deux paragraphes qui précèdent, il énonce clairement l’intention symbolique qui motive le montage parallèle de l’arrestation des Girondins et de la tempête essuyée en mer par Bonaparte. Mais il la formule déjà d’une manière qui sous-entend son impuissance devant la capacité du montage cinématographique à faire sens, comme si celle-ci n’était pas de nature discursive : « Étroite corrélation entre les deux tempêtes. La signification profonde s’en détache. » Pour justifier de ses limites, le texte établit quasiment une analogie avec le commentaire des différents arts : comme un plan est offert à la lecture

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à la manière d’un tableau, le montage impose le même silence que la musique. Comme l’a très bien montré Alain Masson, cette révérence d’essence symboliste devant l’image mouvante est fortement ancrée dans les représentations du temps – en France du moins22. Elle a aussi pour corollaire l’élévation de la mise en scène au rang d’art majeur : désigner de l’indicible dans Napoléon, c’est pointer du génie en Gance.

25 Le luxueux ouvrage sorti des presses de Plon fait partie des plus remarquables publications jamais consacrées à un film. Plon en a repris jusqu’au sous-titre du scénario de décembre 1925 – « Épopée cinématographique en cinq époques » (Gance a barré « sept », puis « huit ») – alors qu’il n’est plus d’actualité en 1927. La mise en page et la typographie offrent une vision ample et structurée de l’œuvre, autorisant un critique à parler d’un « essai de projection typographique »23. Les titres des parties (« la Jeunesse de Napoléon », « Au Club des Cordeliers », « Adieux à la Révolution », etc.) sont en haut de page, en grandes capitales, entourés d’un double cadre ; les titres intermédiaires en capitales centrées, dans le fil du texte ; les intertitres dans un corps plus grand que le reste du scénario, en gras et centrés. Chaque plan est introduit par son numéro en gras. Des majuscules font de temps en temps ressortir un mot dans une phrase. Des passages en italique correspondent à des plans formant vis-à-vis avec l’action du ou des protagonistes, qu’il s’agisse d’un lieu (par exemple, plan 177 : « Un coin de quai. Clair de lune. Toujours du vent. Quelques quinquets. Des patrouilles de temps en temps. »), d’un contexte (par exemple, la description des méfaits des soldats à Toulon au plan 610), d’un contrechamp (par exemple, plans 472 et 473 : « Il désigne… Une petite embarcation à 50 mètres du rivage, amarrée à un rocher entourée d’eau »).

26 Cette publication constitue une opportunité de citer les sources du scénario et d’attester son respect de la vérité historique. Des notes assez longues renvoient, pour des épisodes peu connus ou d’une authenticité contestable, aux historiens et aux mémorialistes sur lesquels il s’appuie. Le livre dit aussi sans cesse le primat absolu du metteur en scène sur son film. En frontispice, une photo montre le metteur en scène surplombant ses techniciens du haut d’une plate-forme et leur donnant ses instructions par porte-voix. La légende insiste sur le sens de cette image : « La voix du maître ». Dans la suite, plusieurs planches mettent en miroir une photographie de l’équipe de tournage et une photographie du film. Le parallélisme est soigneusement entretenu : de la bataille de boules de neige dans la cour de Brienne au siège de Toulon, l’une et l’autre image se peuplent. Ainsi, en même temps qu’elles « dévoilent » au lecteur les coulisses du film, ces photographies établissent une analogie entre le charisme de Bonaparte et l’empire du metteur en scène sur ses propres troupes.

27 La critique accueille l’ouvrage sans grand enthousiasme. Cependant, les ventes satisfont pleinement les espérances de Plon24, pour qui il est grand temps de sortir l’édition « populaire », autrement dit le roman tiré du film. En vertu du contrat qu’il a signé avec Plon, c’est Gance qui doit fournir ce récit à l’éditeur. Il aurait pu se contenter de céder les droits d’adaptation littéraire, mais il a voulu conserver la mainmise sur l’écriture d’un récit qui conditionnera la mémoire de son film. Sa correspondance atteste le soin qu’il aura apporté à cette question.

28 À l’automne 1925, Gance sollicite la collaboration de Georges d’Esparbès, conservateur du palais de Fontainebleau, poète et romancier à grand succès de l’épopée napoléonienne (la Légende de l’Aigle, les Demi-Soldes , l’Épopée du sacre…). Il est en correspondance avec lui depuis plusieurs mois déjà, car Esparbès prétend pouvoir le mettre en contact avec Mme Caillaux et Mme Boas de Jouvenel, intime d’Édouard

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Herriot ; par l’intermédiaire de ces deux femmes proches du pouvoir, Gance espère trouver de nouveaux bailleurs de fonds pour lui permettre d’achever son film25. Tenu par les obligations de sa fonction, Esparbès décline dans un premier temps la proposition de Gance : Mon cher ami, […] J’ai senti le froid de la mort dès les premières paroles que j’ai dites, en confidence, [barré : au sujet de Napoléon] à l’un de mes chefs. On verrait avec surprise (en termes administratifs : mécontentement) que mon nom soit publié au sujet de votre « Napoléon ». Toutefois, je devine à la cantonnade une profonde sympathie et une admiration sans bornes pour votre personne et pour votre œuvre ; mais nous sommes, nous tous les artistes, sous le régime des « petites lâchetés ». Pas d’histoires, tel est le mot d’ordre général. […] Je vous embrasse.26

29 S’agit-il déjà d’écrire le roman de Napoléon ? La question est en tout cas soulevée quatre mois après par le metteur en scène, qui évoque également l’activité épisodique et sans doute bénévole du romancier sur le tournage : Mon cher ami, Vous m’aviez promis une réponse, et Dieu sait si je l’attends avec impatience, pour le roman de « Napoléon ». Chaque jour perdu, comme Il [sic] l’a dit, est une chance de plus pour le malheur. Le temps matériel fera bientôt défaut si vous ne répondez d’urgence. Je ne puis imaginer, devant la double considération morale et pécuniaire, que vous refuserez ; j’en aurais vraiment du chagrin. Il s’agit d’écrire une œuvre très publique, très simple, très humaine, et vous savez bien que vous n’avez pas de rival. J’aimerais vous voir au Studio plus souvent, où votre généreuse exaltation pourrait jouer un rôle dans certaines scènes difficiles que nous tournons en ce moment. Mais ceci est moins important que cela, et j’attends impatiemment la Bonne Réponse [sic].27

30 Deux ans après, alors que Napoléon est sorti sur les écrans, le roman n’est toujours pas écrit et le gérant de Plon commence à s’inquiéter, manifestement ignorant des démarches entreprises par Gance auprès d’Esparbès : Le moment nous semble venu d’envisager la publication dans notre collection du film à 3 francs du récit que vous deviez tirer de votre scénario. Nous nous rendons bien compte des difficultés que présente la réalisation de ce projet ; il est cependant nécessaire de le réaliser, mais pour obtenir le succès que nous escomptons, il faut publier un récit qui reproduira sous une forme accessible au grand public tout ce que vous avez réussi à exprimer du héros et de sa magnifique épopée, d’une façon aussi saisissante et souvent géniale. Un seul écrivain, à notre avis, serait capable d’écrire le récit dont nous rêvons ; c’est le grand admirateur passionné de Napoléon qu’est Monsieur Georges d’Esparbès. […] Voulez-vous examiner cette question, car il serait intéressant de pouvoir lancer votre nouvelle édition le plus tôt possible.28

31 L’éditeur fixe désormais le premier tirage à 50 000 exemplaires et, ne reculant devant aucun argument, estime les possibilités de vente à 100 000 exemplaires, soit 24 000 francs de droits d’auteur. Cependant, il s’accorde avec le cinéaste sur la nécessité d’un travail d’écriture particulier pour que le roman reflète quelque chose de la forme singulière du film.

32 Deux semaines plus tard, Plon demande une réponse ferme à Georges d’Esparbès. Devant le mutisme de ce dernier, Gance doit se résoudre à trouver un autre auteur. Ce sera J.-K. Raymond-Millet, déjà auteur d’une adaptation de Rue de la paix pour « Cinéma- Bibliothèque ». D’après une lettre de Raymond-Millet à Gance, il semble que celui-ci ait

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reçu une première mouture du roman courant mai 1928 et n’en ait pas été satisfait. Le romancier réclame alors une meilleure rémunération : J’ai commencé à me documenter, et me suis procuré quelques volumes. La lecture de ces volumes, le travail de classement et de comparaison, et l’écriture matérielle de l’œuvre demandent beaucoup de temps, d’autant plus que je voudrais faire quelque chose d’honorable dans la forme et en profondeur. À ma nouvelle lecture, je comprends la faiblesse de ce que je vous ai déjà soumis. Et je désirerais que l’œuvre que je vais commencer soit réellement supérieure. Comme elle m’attire particulièrement et que je serais heureux de la mener à bonne fin, j’avais pensé qu’il me faudrait interrompre et quitter un des travaux que j’assume actuellement […] Je quitterai donc Le Quotidien si je fais Napoléon, c’est-à- dire, en corollaire, si la réalisation de ce livre me permet, pendant les deux ou trois mois de sa confection, d’espérer un revenu à peu près égal.29

33 Comme Gance refuse, Raymond-Millet cède et s’engage à effectuer « la mise en roman, dans une forme populaire, d[u] premier scénario sur Napoléon »30. Il livre son manuscrit, revu par Gance, au début de septembre 192831. À ce moment, le film a disparu des écrans d’exclusivité mais Gance conseille à l’éditeur de « sortir ce roman le plus rapidement possible car je crois qu’on va reprendre incessamment Napoléon un peu partout en France »32.

34 Illustré uniquement par des photographies du film33, ce court roman obéit à peu près aux mêmes règles que tous les films racontés, en particulier la substitution d’un strict ordonnancement narratif aux ruptures et aux ellipses du récit cinématographique. L’ouverture in medias res du film est ici précédée par une copieuse introduction : « Le 14 mai 1779, entrait à l’École royale militaire de Brienne, pour y recevoir l’enseignement des Minimes, un élève de dix ans, mince, pâle, au visage déjà grave, et d’une taille de quatre pieds et dix pouces […] » Suivent le récit des dix premières années de sa vie, la caractérisation psychologique du jeune Bonaparte (« Si l’on touchait à sa patrie, il fallait le voir riposter ») et la citation d’une lettre à son père. C’est seulement à la troisième page que débute le récit du film proprement dit, signalé par le passage de l’imparfait au présent : « Nous sommes au 14 décembre 1783. La bataille à coups de boules de neige fait rage ». Le romancier privilégie les phrases courtes, retrouvant par moments le rythme du scénario. Mais les scènes essentielles du film n’apparaissent pas telles dans le livre. La séquence de la tempête, notamment, est évoquée très vite par une succession de paragraphes courts sur les événements à la Convention (en caractères droits) et sur Bonaparte en mer (en italique). Plutôt que la traduction des visions ganciennes, le livre est une biographie romancée de Napoléon. D’ailleurs, Plon a hésité à donner au roman le même titre qu’au film et au scénario34. Comme on l’a vu, Raymond-Millet s’est documenté lui-même et cite dans le corps du récit des passages entiers de documents historiques absents du film. La citation n’a pas comme dans le scénario un caractère érudit, mais une vocation pédagogique.

35 En 1928, Napoléon fait l’objet d’une troisième adaptation, cette fois dans la collection « Ciné-Or » éditée par Tallandier. La formule du récit en images trouve un matériau particulièrement adéquat dans la recherche plastique de Gance. Les tableaux larges fixent avec vigueur les contrastes de caractère et les rapports de force : victoire du jeune Bonaparte à Brienne, réunion du Comité de Salut Public (Danton lève le bras avec fougue, Robespierre reste assis imperturbable), Danton à la tribune, Bonaparte prisonnier de Pozzo… Cette iconographie rappelle souvent celle de la peinture d’histoire, impression renforcée par le contenu strictement factuel des légendes de René Jeanne35.

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36 Plon avait projeté de poursuivre l’édition du scénario par un volume consacré à « la grande innovation d’Abel Gance, les Triptyques, appliqués à la Tempête et à l’Entrée en Italie ».36 Ce qui aurait probablement consisté en un album de photographies ne verra jamais le jour, pour une raison inconnue. Par ailleurs, le tournage des époques suivantes n’est plus à l’ordre du jour. Serge Sandberg est à un moment tenté de produire la dernière d’entre elles, Sainte-Hélène, avant que le scénario ne soit finalement vendu à l’Allemand Peter Ostermayr. Gance en conserve les droits de publication « sous forme littéraire en entier ou en partie », ainsi que l’établit une lettre du producteur ; il a également le droit « d’utiliser dans son œuvre littéraire des photos de notre film, que nous mettrons à [s]a disposition en les prenant dans le matériel dont nous disposons »37.

37 Gance soumet logiquement le scénario de Sainte-Hélène à Plon. La réponse de l’éditeur est tardive et gênée : Au premier examen, le scénario nous avait semblé très prenant et évocateur mais, en le relisant de plus près et en étudiant les modalités d’une publication éventuelle, nous avons dû nous rendre compte qu’il ne nous serait pas possible d’entreprendre la publication de cet ouvrage. Un premier obstacle se rencontre dans la présentation matérielle du livre. Lorsque nous avons fait le Bonaparte, nous avons cherché à donner un aspect nouveau à la typographie. Pour celui-ci, il était entendu que nous ne recommencerions pas le même effort, mais cependant un scénario ne peut se présenter comme un roman ou comme un livre quelconque et on ne comprendrait pas pourquoi nous ne reprenons pas la présentation utilisée pour le Bonaparte. Nous aurions l’air de nous donner, à nous-mêmes, un désaveu qui serait assez sensible étant donné les critiques qui se sont mêlées aux louanges lors de la mise en vente du premier volume.38

38 En clair, Plon n’est pas certain de rentrer dans ses frais en publiant dans les mêmes conditions que le Bonaparte le scénario d’un film allemand dont la sortie n’aura pas été précédée, loin s’en faut, d’une publicité aussi intense. Il existe aussi une autre raison : Au point de vue moral, la publication nous semble encore plus difficile, tout au moins pour notre maison, car nous devons dès maintenant vous préciser que l’ouvrage nous semble très digne d’être publié et d’atteindre un public […] Cette objection d’ordre moral provient de l’impression pénible que laisse à la lecture le personnage de Napoléon. Vous vous êtes tenus certainement très près de la vérité historique, mais la vérité elle-même est souvent difficile à publier. Nous devons tenir compte que nous avons été et que nous sommes encore les éditeurs d’ouvrages touchant de très près les héritiers de l’Empereur et que nous avons, par suite, une clientèle bonapartiste très fidèle et relativement importante. D’ailleurs, d’une façon générale, dans notre public habituel, nous aurions à craindre une réaction contre votre évocation trop pénible, peut-être même d’ailleurs, trop vraie, de Napoléon. Nous ne nous sentons pas, par suite, qualifiés pour faire rendre au livre ce qu’il peut donner.

39 De fait, Gance n’a pas cédé à la représentation mythique de l’exil de Napoléon. Il montre une fin de vie « sans fastes, déchirée de regrets, de révoltes sourdes, de tristesse, et empoisonnée par les querelles intestines du clan français »39. Pour mettre en scène ce scénario, le producteur n’a pas choisi par hasard Lupu-Pick, réalisateur marqué par le Kammerspiel, qui avait excellé dans ses collaborations avec l’auteur naturaliste Carl Mayer (le Rail, la Nuit de la Saint-Sylvestre). Cela ne pouvait convenir à Plon, comptable de son passé d’imprimeur des œuvres de Napoléon III40. La fin d’une époque

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40 En quête d’un éditeur pour Sainte-Hélène, Abel Gance consulte Blaise Cendrars, qui lui donne quelques pistes : Je ne connais pas d’éditeurs ayant une collection cinéma. Il y a encore Ferenczy [sic], mais il publie surtout des scénarios romancés et ce n’est pas encore ce qu’il te faut, n’est-ce pas ? Pourquoi ne vas-tu pas voir Gallimard, c’est, je crois, actuellement le seul qui puisse s’intéresser à ton affaire, il publie des tas de choses, a deux collections cinéma, une revue cinéma, etc. Personnellement, je suis plutôt en froid avec la NRF mais Gallimard te connaît. À ta place, j’irais le voir directement.41

41 À ce moment, Gance a peut-être déjà pris contact pour cette affaire avec Gallimard, qui doit publier Prisme, carnets d’un cinéaste. Deux semaines seulement après la lettre de Cendrars, il signe le contrat d’édition de Sainte-Hélène. La publication du « scénario romancé » dans la collection « le Cinéma romanesque » présente probablement pour lui un intérêt davantage financier qu’artistique, même s’il n’est sans doute pas insensible au prestige de la NRF : il reçoit 10 000 francs sur les 30 000 premiers exemplaires et 10 % du prix de chaque exemplaire supplémentaire42. Il écrit à Robert Aron, directeur de la collection : « Je pense faire avec votre maison des affaires de longue haleine, et par conséquent il y va de mon intérêt de vous donner toutes mes publications »43. Intéressé au succès du roman, il encourage l’éditeur à le sortir avant même l’arrivée du film sur les écrans français, car il « pourrait profiter de l’intense publicité qui sera faite autour de mon film la Fin du Monde si vous la sortiez en octobre ou novembre [1929] au plus tard »44. Manifestement, Gance aimerait détenir le même pouvoir sur la mise en valeur commerciale de ses idées que sur leur réalisation. Le retard pris, probablement dû à une hésitation de Gallimard quant à l’avenir de la collection, le déçoit et le conduit, en avril 1930, à chercher une solution de rechange en Tallandier45.

42 En mai 1929, alors qu’il est plongé dans la préparation de la Fin du Monde, Gance contacte Bosch-Stein, directeur de « Cinéma-Bibliothèque », en vue d’une nouvelle publication de la Roue46. Il a déjà choisi un nouvel adaptateur : Jean Arroy, jeune journaliste à Cinémagazine et fidèle admirateur de son œuvre47. Avec son ami Jean Mitry, Arroy a été en 1923 l’un des critiques les plus dithyrambiques au sujet de la Roue. Il écrivait : Le jeu des contrastes ne s’est peut-être jamais affirmé avec autant de force, de volonté, et de sûreté que dans cette tragédie moderne, tumultueuse, grandiloquente, mais d’une inspiration et d’une exécution géniales quand même.48

43 En 1926, il a traversé une phase d’adoration tourmentée pour Gance, dont la correspondance de celui-ci porte témoignage. Reporter et figurant sur le tournage de Napoléon, il en a publié un récit « autorisé » en 1927, sous le titre Souvenirs d’un sans- culotte.

44 Pourquoi Gance veut-il réadapter la Roue ? Les motifs pécuniaires ne sont certainement pas à exclure : la cession des droits d’adaptation à Tallandier doit en principe lui rapporter 5 000 francs. Toutefois, il accepte volontiers que cette somme soit révisée à la baisse pour satisfaire les exigences de Jean Arroy, ce qu’il avait refusé à un Raymond- Millet49. Sans doute faut-il invoquer une raison d’un autre ordre, même si elle ne peut être formulée qu’à titre d’hypothèse : c’est qu’à la faveur de la ressortie de la Roue, Gance espère voir son film réhabilité, lavé des critiques lancées en 1923. Il se situe alors au grand tournant de sa carrière, comme l’a bien souligné Roger Icart : durant tout le reste de sa vie, il ne cessera de vouloir faire reconnaître son grand œuvre des années

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vingt. La publication d’un texte plus fidèle que le roman de Canudo représente pour lui une chance de renouveler le regard des spectateurs.

45 Sur la formule que devrait prendre ce texte, les vues affichées par Gance varient en fontion des événements. Ferenczi a autorisé Tallandier à publier une nouvelle adaptation du film, le roman de Canudo ayant achevé sa carrière50. En revanche, Gance et son éditeur, qui veulent se prémunir contre tout contentieux, peinent à obtenir l’accord de la veuve de Canudo. Dans sa première missive, Gance lui écrit que Tallandier veut « faire une adaptation de la Roue pour le gros, gros public, en style adéquat », sous- entendant qu’il ne s’agit pas de surpasser le premier roman51. Après plusieurs relances infructueuses, Gance doit mettre en veille son projet à la fin juin pour se consacrer au tournage de la Fin du Monde52. Quelques jours après, la veuve Canudo lui réclame que « la Roue reste littérairement l’œuvre de Canudo » et ne dissimule pas ses motivations financières53. Une note manuscrite de Gance sur la lettre montre qu’il incline alors à « rééditer [le] roman de Canudo ». Mais « malgré les promesses réitérées » de sa correspondante, aucune offre ne lui parvient, ce qui le conduit à trancher en faveur de « la publication pure et simple de mon scénario qui m’appartient en pleine propriété », ainsi qu’il l’écrit dans une lettre sans ménagement à Madame Canudo, bien obligée de se plier54.

46 Gance renégocie alors un contrat plus avantageux avec Tallandier. Il doit désormais percevoir 10 000 francs, soit la somme qu’il aurait dû antérieurement partager avec Jean Arroy. Sans doute a-t-il annoncé ses intentions de manière ambiguë à l’éditeur, car celui-ci s’empresse de lui écrire : Il [Jules Tallandier] désirerait avant tout que votre scénario ne soit pas uniquement présenté sous la forme de découpage comme celui de Plon pour Napoléon, mais au contraire qu’il ait une forme un peu plus romancée, car cette forme est nécessaire pour le genre de public auquel nous nous adressons. […] Je serais très désireux de savoir à qui vous confierez le soin de mettre en forme votre œuvre, mais j’espère que vous signerez vous-même, ce serait très préférable pour la vente de l’ouvrage.55

47 Or, précisément, Madame Canudo spécifie à Gance qu’elle « ne voi[t] aucun inconvénient à ce que vous publiiez votre propre scénario de la Roue, remanié dans ce but, comme vous l’avez fait pour Napoléon »56. Comme elle souhaite rééditer le roman de son mari en même temps, Gance lui répond non sans hypocrisie : Il est évident que l’éditeur ne veut publier le scénario de la Roue qu’à la condition de ne pas trouver concurremment sur le marché une œuvre du même titre s’y apparentant. Je n’ai pu le faire revenir sur sa décision. […] Si donc je vous donne l’autorisation pour la réédition du roman de Canudo, je m’aliène la possibilité de faire sortir mon scénario, et j’aurais à le regretter d’autant plus que j’avais toujours attaché à cette publication possible un intérêt particulier, en-dehors de toute considération d’argent, cette affaire ne présentant pour ainsi dire aucun intérêt à ce point de vue là.57

48 En échange de la promesse faite par Gance de l’aider à rééditer dignement le roman de son défunt mari le moment venu, Madame Canudo consent à suspendre son projet pendant deux ans, bien qu’Offenstadt – prétend-elle – soit preneur58.

49 En octobre 1929, avec six mois de retard, Gance peut donc définitivement convenir avec Tallandier de « l’édition d[u] scénario de la Roue dans une forme se rapprochant le plus possible de l’original et dont les liens entre les scènes seraient arrangés par M. Jean Arroy pour en rendre la lecture encore plus attrayante »59. Le travail de Jean Arroy prendra en fait plusieurs mois et ne s’achèvera qu’à la fin mars 1930. Confronté à

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« plusieurs centaines de pages, raturées, surchargées, souvent maculées et déchirées », le jeune écrivain devra « défricher » et « alléger » en profondeur le scénario original, pour lui donner la forme d’un récit60. Une de ses lettres extravagantes à Gance donne une idée de son investissement personnel dans une entreprise d’ordinaire dévolue à des professionnels du genre : Votre scénario est lent à s’accrocher, mais au bout de cinquante pages de lecture, c’est la lecture la plus prodigieuse qu’on peut encore faire sur le cinématographe. […] Je reste toujours profondément convaincu que la Roue est le plus grand film de toute l’histoire cinématographique mondiale, et aussi élevés que soient les sommets auxquels vous atteindrez dans votre prochain film, je ne pense pas qu’il puisse jamais surpasser la Roue. Ce qui caractérise cette tragédie avant tout, c’est le style et la PURETÉ. En plus des cornes que je porte au front, il m’en pousse au bout des doigts, à force d’écrire, et ma plume en est usée. J’ai 50 francs d’électricité de plus ce mois-ci et des crampes à force de rester assis. J’ai la tête pleine de vues gigantesques et la nuit, je me réveille en sursaut pour gueuler : – « Fermez les désengageurs, tas d’affolés !… 45 secondes pour bloquer la voie 6 au 2020 qui vient sur nous !… Merde ! alors, dégrouillez-vous ! » Il paraît qu’on m’a aperçu ces jours- ci dans les rues nocturnes de Montmartre, faisant la locomotive en somnambule. Cela me vaut d’être convoqué chez le commissaire de police, pour être confronté avec les témoins qui m’ont vu culbuter un autobus. Je vous dis très loyalement que je ne recommencerai jamais à transposer une œuvre de cette envergure, même pour vous, dans les mêmes conditions de temps et d’argent. C’est trop long, trop fatiguant. J’ai été obligé de balancer deux de mes femmes sur trois parce que je n’avais plus le temps de leur donner mes leçons pratiques d’éducation sexuelle. Elles sont donc parties la parfaire ailleurs. Une d’elles s’est embarquée pour Buenos-Ayres et l’autre est entrée dans un couvent de la rue des Martyrs. Mon gigolo m’a plaqué, il s’est mis à aimer les femmes. C’est une catastrophe ! Vous m’avez littéralement mis sur la paille. J’espère que vous tiendrez à réparer et que vous me ferez nommer cheminot honoraire de première classe, et adjoint à un chef de gare marié. […] Épilogue

50 Pour la sortie de la Fin du Monde, Gance désire éditer un découpage. Quoique son film soit inspiré du roman d’anticipation homonyme de Camille Flammarion (ainsi que de la Fin du Monde filmée par l’Ange Notre-Dame de son ami Cendrars), le cinéaste prétend détenir sans réserve les droits d’adaptation littéraire et théâtrale61. Il s’adresse à Bosch- Stein, qui l’a invité de longue date à traiter avec lui62. Mais Tallandier ne veut pas « envisager d’autre formule que celle de la collection “Cinéma-Bibliothèque” » et craint, en tant qu’éditeur populaire, de « n’avoir pas un public suffisant, malgré tout l’intérêt que cela puisse présenter pour votre découpage, dans une édition à douze francs »63. Il lui propose simplement d’éditer un roman à 30 000 exemplaires dans « Cinéma-Bibliothèque ».

51 Dans la filmographie d’Abel Gance, la Fin du Monde représente l’entrée dans le cinéma parlant, mais elle marque aussi le terme de la partie de sa carrière où il a presque incarné tous les espoirs du cinéma français, bénéficiant d’une liberté assez grande et de moyens exceptionnels pour mettre à exécution ses projets. La valorisation éditoriale subit les contrecoups de l’échec du film, d’autant que Gance, dépossédé de son œuvre remontée contre son gré, paraît s’en désintéresser. En effet, la novélisation est effectuée par Joachim Renez, un professionnel de la « novélisation » en série, avec qui il n’a apparemment pas eu de relations personnelles. Le roman, « inspiré du scénario d’Abel Gance » selon les termes prudents de la page de titre, est publié en 1932 par Tallandier dans la première série de « Cinéma-Bibliothèque », celle des productions les

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plus ordinaires – les films français qui se détachent tant soit peu du lot ont d’habitude droit à la seconde série et à de meilleures plumes.

52 L’histoire de la mise en livres des films de Gance aura en somme épousé fidèlement sa trajectoire de cinéaste. Les expériences novatrices de l’après-guerre trouvent en partie leur consécration avec Napoléon, couronnement teinté pourtant d’hésitations et d’adversités. S’ensuit un déclin qui s’accompagne de la tentation, chez Gance, de faire revenir le public sur l’œuvre accomplie. Durant toute la période, Gance intègre le livre à sa stratégie, l’utilise comme faire-valoir. Mais probablement aussi le sentiment est-t-il resté vif, chez cet écrivain manqué, de la fragilité de l’expérience du cinéma par rapport à celle de la littérature – la ressortie périodique de ses films est là pour le suggérer. Ainsi, la fixation des « beautés » fuyantes de l’écran a peut-être eu aussi pour lui – au moins quand elle a été réalisée d’une manière point trop éloignée de ses idéaux – la valeur d’une conjuration, même imparfaite, de la vulnérabilité du septième art au passage du temps.

NOTES

1.Carnet IV (janvier 1915-mai 1917), BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/458. 2.Carnet IV, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/34, p. 72. 3.Edmond Gojon fait partie des principaux auteurs d’une Anthologie algérienne parue en 1906. Ce fait incite bien sûr à penser que le journal a été le commanditaire du récit, mais il n’est pas exclu que d’autres titres l’aient acheté et publié. 4.Aucune lettre de lui n’est conservée dans le fonds de la BnF, Arts du spectacle. 5.Filma, 15 mai 1920, n° 67, p. 9-16. 6.Alain et Odette Virmaux, le Ciné-roman : un genre nouveau ? Paris, Edilig, s.d. [1984], p. 106. 7.Dans un autre numéro de Filma, un court extrait du découpage du Père Goriot de est publié de même « à titre de curiosité et pour renseigner les lecteurs » (Filma, 11 octobre 1920, n° 88). 8.La Sirène a publié en 1920 la Jungle du Cinéma de Louis Delluc et Bonjour Cinéma de Jean Epstein, sans parler des projets non réalisés de Blaise Cendrars et d’Abel Gance ; Pascal Fouché, la Sirène, Paris, Bibliothèque de littérature française contemporaine, 1984. 9.Ibid. 10.Le Petit Journal, 24 février 1922. 11.Canudo écrit à Gance : « Quant au roman, le premier volume est déjà sous presse, et le second très avancé. Il est donc nécessaire que vous m’envoyiez d’urgence la suite et fin » ; lettre de Ricciotto Canudo à Abel Gance, 31 octobre 1922, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/190. 12.Cf. Ricciotto Canudo, L’Usine aux images, éd. intégrale établie par Jean-Paul Morel, Paris, Séguier, 1995. 13.Lettre de Ricciotto Canudo à Abel Gance, 12 mars 1921, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/190.

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14.Jean Caneparo, « Canudo et la Roue d’Abel Gance », in Ricciotto Canudo 1877-1977 : atti del congresso internazionale nel centenario della nascita, éd. Giovanni Dotoli, Fasano, Grafischena, 1978, p. 231-235. 15.Christophe Gauthier, la Passion du cinéma : ciné-clubs, cinéphiles et salles spéciali- sées à Paris (1920-1929), Paris, AFRHC/École nationale des Chartes, 1999, p. 78. 16.Dans une lettre du 8 décembre 1927, Plon lui écrit : « nous [étions] déjà d’accord sur les conditions, en particulier par votre lettre du 6 juillet 1926 dont nous avons repris les termes dans la rédaction du traité » ; BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/554. 17.Lettre de Joseph Bourdel (co-gérant de la librairie Plon) à Abel Gance, 5 septembre 1928, ibid. 18.Napoléon : épopée cinématographique en cinq époques…, éd. Bambi Ballard, Paris, Jacques Bertoin, 1991. 19.Lettres d’Henri-Pierre Roché à Abel Gance, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/458. 20.Philippe et Scarlett Reliquet, Henri-Pierre Roché : l’enchanteur collectionneur, Paris, Ramsay, 1999, p. 185, n. 1. 21.Nous soulignons. 22.Alain Masson, l’Image et la parole : l’avènement du cinéma parlant, Paris, Éd. de la Différence, 1989. 23.Pierre-F. Quesnoy, « Littérature et cinéma », le Rouge et le Noir, juillet 1928, p. 85-104. 24.Lettre de Joseph Bourdel à Abel Gance, 5 avril 1928, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/554. En 1957, la maison d’édition informe Abel Gance du pilonnage des exemplaires restants, au nombre de 450 seulement. 25.Correspondance entre Abel Gance et Georges d’Esparbès, BnF, Arts du spectacle, 4°- COL-36/272. 26.Lettre de Georges d’Esparbès à Abel Gance, 12 octobre 1925, ibid. 27.Copie de lettre d’Abel Gance à Georges d’Esparbès, 26 février 1926, ibid. 28.Lettre de Joseph Bourdel à Abel Gance, 5 avril 1928, ibid. 29.Lettre de J.-K. Raymond-Millet à Abel Gance, 23 mai 1928, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/554. 30.Lettre de J.-K. Raymond-Millet à Abel Gance, 7 juin 1928, ibid. 31.Lettres de Bourdel à Abel Gance, 9 juin 1928 et 5 septembre 1928, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/554. 32.Lettre d’Abel Gance à Plon, 8 septembre 1928, ibid. 33.C’était l’exigence de Plon : « éliminer toutes les photographies de prises de vues et s’en tenir uniquement à des vues du film, même au besoin dans les parties qui ont été coupées pour la présentation à l’Opéra et à Marivaux » ; lettre de Joseph Bourdel à Abel Gance, 5 septembre 1928, ibid. 34.« Nous n’avons pas encore de propositions ferme [sic] à vous faire pour le titre » ; ibid. 35.Notre analyse se fonde seulement sur les trois premiers cahiers du livre, car nous n’avons pas pu en trouver d’exemplaire entier. 36.C’est ce qui est annoncé à la fin du scénario édité. 37.Traduction d’une lettre de Peter Ostermayr Produktion à la SIC Éclair, 9 janvier 1929, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/557. 38.Lettre de Maurice Bourdel à Abel Gance, 26 janvier 1929, ibid. 39.Art. paru dans Cinémonde, 13 mars 1930, ibid. 40.Jean-Yves Mollier, l’Argent et les Lettres : naissance du capitalisme d’édition (1880-1920), Paris, Fayard, 1988, p. 110.

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41.Lettre de Blaise Cendrars à Abel Gance, 16 mars 1929, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/200. 42.Contrat entre Abel Gance et la librairie Gallimard, 15 mars 1929, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/839. 43.Lettre d’Abel Gance à Robert Aron, 30 mars 1929, ibid. 44.Lettre d’Abel Gance à Raymond Gallimard, 8 août 1929, ibid. 45.Lettre d’Abel Gance à S. Bosch-Stein (directeur de la collection « Cinéma- Bibliothèque »), 11 avril 1930, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/190. Sainte-Hélène ne paraîtra qu’en 1931, peu de temps avant que la collection de Gallimard ne s’interrompe. 46.Lettre de S. Bosch-Stein à Abel Gance, 16 mai 1929, ibid. 47.Arroy et Gance se sont mis formellement d’accord par un échange de lettres en date du 25 mars 1929 ; lettre d’Abel Gance à Jean Arroy (copie), 28 juin 1929, ibid. 48.Cité par Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1983, p. 137. 49.Lettre de S. Bosch-Stein à Abel Gance, 29 mai 1929, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/190. 50.Lettre de Ferenczi à Tallandier (copie), 24 mai 1929, ibid. 51.Lettre d’Abel Gance à J. Canudo, 12 juin 1929, ibid. 52.Lettre d’Abel Gance à Jean Arroy (copie), 28 juin 1929, et lettre d’Abel Gance à S. Bosch-Stein (copie), 28 juin 1929, ibid. 53.Lettre de J. Canudo à Abel Gance, 3 juillet 1929, ibid. 54.Lettre d’Abel Gance à J. Canudo (copie), 31 juillet 1929, ibid. Gance a ajouté au crayon sur la copie qu’il conserve : « Suspens ». 55.Lettre de S. Bosch-Stein à Abel Gance, 20 septembre 1929, ibid. 56.Lettre de J. Canudo à Abel Gance, 1er octobre 1929, ibid. Nous soulignons. 57.Lettre d’Abel Gance à J. Canudo (copie), 2 octobre 1929, ibid. 58.Lettres de J. Canudo à Abel Gance, 7 et 14 octobre 1929, ibid. 59.Lettre d’Abel Gance à Tallandier, 19 octobre 1929, ibid. 60.Lettre de Jean Arroy à Abel Gance, 19 mars 1930, ibid. 61.Art. 26 du premier et du deuxième contrat avec l’Écran d’Art, art. 43 du troisième, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/558. Dans un document préparatoire à l’établissement du deuxième ou du troisième contrat, l’Écran d’Art a demandé que les droits de Gance soient « formellement réservés à la condition de ne pas léser les droits d’auteur de Camille Flammarion ». Gance répond : « Ne pas accepter puisque par leur rachat [des droits] ils se sont mis à couvert et que c’est eux qui doivent pâtir de tout procès de cet ordre. Leur lettre d’achat de droits aurait (sic) dû en effet comporter cette clause de sauvegarde de mes droits littéraires. Ils ne l’ont pas fait, tant pis. » 62.Lettre de S. Bosch-Stein à Abel Gance, 16 mai 1929, ibid. 63.Lettre de S. Bosch-Stein à Abel Gance, 18 septembre 1930, ibid.

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Les grandes espérances Abel Gance, la Société des Nations et le cinéma européen à la fin des années vingt

Dimitri Vezyroglou

« Le postulat ? Que ce qui n’a pas eu lieu (et aussi pourquoi pas, ce qui a eu lieu), les croyances, les intentions, l’imaginaire de l’homme, c’est autant l’Histoire que l’Histoire. » Marc Ferro, Cinéma et Histoire

1 L’histoire s’écrit aussi sur du vide. Ou, plus précisément, sur du non-advenu : si la filmographie d’Abel Gance présente un creux de près de trois ans entre la présentation de Napoléon (1927) et le tournage de la Fin du Monde (1929-1930), cette période est pourtant remplie d’une activité intense de l’auteur autour de deux projets de grande envergure qui n’ont finalement pas vu le jour, mais qui témoignent, chacun à sa façon, des relations entre Gance et son temps.

2 La coutume historiographique fait du mitan des années vingt un moment de renversement dans la politique internationale, et spécialement européenne. Le règlement progressif du problème allemand – avec le plan Dawes pour l’étalement des réparations de guerre, en 1924, et surtout la signature du pacte de Locarno en octobre 1925, garantissant les frontières occidentales de l’Allemagne – ouvre la voie à une période d’optimisme et de confiance dans les nouvelles idées de sécurité collective et de coopération internationale, que viennent couronner l’entrée de l’Allemagne à la Société des nations (SDN), en 1926, et la signature du pacte Briand-Kellog, en 1928. Cet optimisme est symbolisé par « l’esprit de Genève », fondé sur l’arbitrage et la coopération entre les nations sous l’égide de la SDN.

3 Certes, cet optimisme est contredit par de nombreux problèmes – comme la remilitarisation clandestine de l’Allemagne ou l’absence des États-Unis et de l’URSS à la SDN –, mais il n’en imprègne pas moins les mentalités de l’époque. Surtout pour ceux qui ont fait la Grande Guerre et voient dans ce nouveau climat les fondements d’une possible paix universelle.

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4 L’industrie cinématographique européenne est, au même mo- ment, en proie à de profondes mutations. Sous la pression de plus en plus forte de la concurrence américaine, l’Allemagne, le Royaume-Uni, et, dans une moindre mesure, la France et l’Italie voient leurs firmes de production et de distribution s’organiser, se concentrer, et tisser des alliances transnationales destinées à protéger leur production et leur marché, tout en obtenant des pouvoirs publics, à partir de 1926, un contingentement des films étrangers sur les marchés nationaux. Cette place croissante des grandes firmes et ce mouvement de concentration ne vont pas sans mettre à mal le statut du réalisateur, à un moment où la notion d’auteur de films fait l’objet de nombreux débats1.

5 Les deux projets que Gance élabore et tente de réaliser à partir de 1925-1926 s’inscrivent pleinement dans ce double contexte. Il s’agit, d’un côté, de la création d’une « Section cinématographique de la SDN », et, de l’autre, de la formation d’un consortium européen de production et de distribution – « l’Occident » – qui se mettrait au service des principaux réalisateurs du continent2. Leur étude, sous l’angle historique, tentera à la fois d’éclairer des facettes peu connues du personnage de Gance et de cerner, à travers cet exemple singulier, une partie des mentalités de l’époque. L’œil des nations : la « Section cinématographique de la SDN »Genèse du projet 6 En septembre 1925, Gance se voit contraint de renoncer au tournage de Napoléon : l’homme d’affaires allemand Hugo Stinnes, qui détient les deux tiers des parts de l’association fondée en 1924 pour la réalisation du film, a fait faillite, et Gance ne trouve pas de nouveau commanditaire susceptible de se plier à ses exigences3. Il se tourne alors vers un ancien projet : la réalisation d’une « suite logique de J’accuse ! »4. Dès 1917 en effet, il aurait eu la volonté d’inscrire son film dénonçant les massacres inutiles de la Première Guerre mondiale dans une trilogie qui aurait comporté un second volet sur les blessures de l’après-guerre (les Cicatrices) et un troisième sur l’avènement de la paix entre les peuples (la Société des nations, qui deviendra ensuite la Fin du Monde)5.

7 Cet intérêt de Gance pour la politique internationale, son empathie avec l’esprit de Genève ne sont pas étonnants. Ils résultent d’abord de son histoire personnelle, et en particulier de sa participation à la guerre, bien qu’il n’ait pas combattu, et du pacifisme viscéral qui en a découlé. De plus, sa conception du cinéma comme moyen moderne par excellence de propagation des idées l’amène à établir une concordance entre ce nouveau langage universel et l’esprit d’arbitrage et de conciliation qui règne à Genève6. Enfin, Gance est ami, de longue date, semble-t-il, d’Albert Thomas, figure importante de la SFIO et surtout directeur du Bureau international du travail (BIT), un des organismes de la SDN.

8 Gance prend donc contact avec Albert Thomas et Lucien Luchaire, directeur de l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI), pour réclamer leur soutien auprès de la SDN afin de réaliser « ces films qui ne feraient qu’objectiver les grandes idées qui bouillonnent à Genève »7. Il est accueilli favorablement par Albert Thomas, qui, séduit par l’idée d’une propagande cinématographique en faveur de la SDN, envisage d’intervenir auprès de financiers et d’aider Gance dans l’élaboration de son scénario8.

9 En novembre-décembre 1925, cependant, après des pourparlers avec la Société Générale de Films (SGF), Gance réussit à convaincre cette firme de reprendre la production de Napoléon9. Le projet SDN ne reprend donc vie qu’après la présentation triomphale de ce film, en avril 1927. Entre temps, Gance a néanmoins poursuivi ses

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démarches auprès des banquiers pour trouver un financement pour ses projets ultérieurs, la SDN n’étant pas disposée à lui avancer des fonds, et encore moins à lui dégager une ligne budgétaire10.

10 Ces efforts l’occupent jusqu’à la fin de l’année 1927, mais la rédaction par Lucien Luchaire, en janvier 1928, d’un rapport sur « Le cinématographe dans ses rapports avec la vie intellectuelle »11 destiné à la Commission de coopération intellectuelle de la SDN, semble pousser Gance à sortir du bois. Ce rapport, qui fait le point sur le développement du cinéma, loisir désormais incontournable, et de son influence sur les masses dans le monde entier, préconise d’abord une utilisation plus poussée du cinéma dans l’enseignement. Il propose surtout, reprenant à son compte des résolutions du Congrès international du cinéma tenu à Paris en octobre 1926, une prise en main de la question du cinéma (protection des œuvres, lutte contre les excès de la taxation et de la censure, projet de Fédération internationale du cinéma) au niveau des instances internationales, et en particulier de la Commission de coopération intellectuelle.

11 Albert Thomas fait parvenir ce rapport à Gance, en l’encourageant à développer ces idées et en lui suggérant une collaboration avec Luchaire pour faire entrer le cinéma à la SDN12. Gance se lance alors dans la rédaction de son propre rapport, sous la forme d’une lettre aux délégués de la SDN, intitulée : « La Section cinématographique de la Société des nations. Rapport sur l’utilité d’organiser et d’élargir l’influence de la Société des nations à l’aide du cinéma et de la radiophonie ». Ce texte-fleuve de 57 pages13 est adressé en mai 1928 au BIT et au Secrétariat de la SDN. Un projet multiforme 12 Dans l’exposé des motifs de son rapport, Gance tente d’abord de convaincre les délégués de la « familiarité naturelle et profonde » qui existe selon lui entre la SDN et le cinéma14, et surtout de l’utilité potentielle du second pour la première. Le cinéma, juge- t-il en effet, en offrant une « reproduction mécanique mais vivante » de la réalité, en permet une vision exacte et une compréhension immédiate : la SDN serait ainsi pourvue d’un instrument d’observation incomparable15. Mais il conçoit aussi le cinéma comme un « instrument d’action d’une persuasion et d’une rapidité invraisemblables » 16 ; c’est ce qui détermine la double tâche qu’il assigne à sa Section cinématographique : renseignement et propagande.

13 L’activité de renseignement serait prise en charge par des groupes de personnes situés dans chacune des zones de tension des pays adhérents – et à terme, du globe. Chaque groupe comprendrait un observateur, bon connaisseur du pays et de sa population, et des opérateurs chargés de filmer « sur le vif des scènes de foules, des manifestations populaires, des conversations d’hommes au café, de femmes dans les boutiques, ou bien des documents de revendication, d’états d’âme, fournis par la bonne volonté de tous, dans toutes les classes », et si possible d’effectuer ces prises de vues à l’insu des personnes filmées17. Les films documentaires ainsi réalisés seraient ensuite projetés à Genève, dans la salle publique de l’Assemblée de la SDN – mais aussi dans des salles du monde entier –, sur un double-écran permettant de confronter les points de vue opposés. Des groupes identiques seraient chargés d’effectuer le même travail, mais dans des lieux où un conflit éclate inopinément (l’idéal étant, selon Gance, d’être présent sur les lieux dès le début, s’il s’agit d’un assassinat politique, par exemple).

14 Quant à la propagande, elle s’exercerait d’abord par le moyen de « grandes œuvres dramatiques conçues dans un esprit largement humain » et qui apporteraient « pour chacun des problèmes internationaux qui […] préoccupent [la SDN] une réponse toute

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préparée »18 : les tensions germano-polonaises ou roumano-bulgares, par exemple, se trouveraient ainsi illustrées et résolues par la confrontation des images représentant les aspirations des deux parties et la synthèse élaborée à Genève, projetées dans les endroits touchés par l’agitation pour agir immédiatement sur le psychisme des foules. La propagande cinématographique de la SDN s’exercerait en outre en direction des masses du monde entier, familiariserait les peuples les uns avec les autres et ferait naître une « opinion universelle » tout acquise aux idées de Genève19.

15 Gance multiplie ensuite les tâches assignées à la Section cinématographique : organisation d’une contre-censure internationale, élaboration d’une législation internationale du cinéma destinée à soustraire cet art à l’influence des industriels, centralisation des statistiques… Il compte également lui adjoindre un Comité de protection du cinéma pour décerner un prix aux œuvres « de valeur internationale et humaine » et organiser un concours de création20 ; une cinémathèque recueillant les bilans annuels en image de l’action de la SDN ; un Conservatoire international pour l’enseignement de tous les métiers du cinéma.

16 Il est à noter que Gance se trouve ici directement en concurrence avec un organisme déjà existant : l’Institut international du cinéma éducatif (ICE), fondé en 1927 sous les auspices de la SDN et de l’IICI, mais dont l’initiative revient au gouvernement italien. Cet institut est d’ailleurs installé à Rome. Au courant des travaux pour l’élaboration des statuts de l’ICE, en février 1928, Gance met donc en garde les délégués, dans son rapport, contre l’influence que pourrait exercer le gouvernement fasciste sur un organisme à vocation internationale. Cette inquiétude est moins inspirée par un antifascisme politique que par un double souci d’universalisme et d’exclusivité21.

17 L’universalisme dont Gance fait preuve n’est certes pas totalement désintéressé : d’abord parce que dans ce dispositif, il s’attribue, à mots couverts, la première place – celle de Monsieur Cinéma de la SDN –, mais aussi parce qu’il estime que le cinéma, ainsi placé sous la protection d’une instance internationale, acquerrait une totale liberté politique et financière. Il n’en reste pas moins que ce projet s’inscrit dans un courant de pensée plus large, l’idéalisme mondialiste et pacifiste qui baigne cette fin des années vingt et qui préside aux manifestations officielles, comme le pacte Briand-Kellog ou le célèbre discours de Briand à la SDN, en septembre 1929, projetant la formation d’une Fédération européenne. Cet idéalisme rejoint ainsi la conception gancienne du cinéma, langage universel susceptible d’influencer psychologiquement les masses22 et de servir d’auxiliaire – voire de vecteur – à la politique de conciliation et d’arbitrage.

18 Le projet de Section cinématographique de la SDN, si monumental soit-il, n’est pourtant pas le seul axe de travail de Gance concernant sa collaboration avec la SDN. Désireux d’accélérer l’avancement de son projet, il n’attend pas de connaître l’accueil fait à son rapport pour se faire une place à Genève. Dès le mois de mai 1928, il passe un accord avec Pierre Comert, directeur de l’information au Secrétariat de la SDN, pour obtenir l’exclusivité des prises de vues cinématographiques dans l’enceinte du Secrétariat : cette exclusivité lui est officiellement accordée pour un an à compter du 15 juillet 1928 pour le Secrétariat23, ainsi que pour le BIT24. Parallèlement, Gance fait engager par la SGF un certain Aloysius Derso25, journaliste et homme de cinéma visiblement bien introduit dans les milieux diplomatiques, qui devient son homme à tout faire à Genève : outre son travail de repérage et de contact avec les personnalités de la SDN, il élabore pour Gance le scénario d’un documentaire sur l’activité de la SDN26. Les deux hommes sont en contact constant durant l’été et l’automne 1928, Derso profitant de la réunion

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de l’Assemblée de la SDN en septembre pour tourner son documentaire, qui est présenté aux officiels et à la presse en décembre27.

19 Enfin, Gance n’abandonne pas pour autant son projet de long métrage de fiction en hommage à l’action de la SDN. Cependant, pour la réalisation de la Fin du Monde, Gance a besoin de garanties financières plus substantielles. C’est la recherche de ces garanties et d’une combinaison lui apportant l’indépendance financière qui absorbent en fait l’essentiel de son énergie entre 1927 et 1929. Une idée neuve en Europe : la société « l’Occident »Genèse du projet 20 Lorsque la SGF reprend, en décembre 1925, la production de Napoléon, Gance est d’abord soulagé de pouvoir enfin mener à bien cette entreprise. Mais les relations semblent se tendre assez rapidement, dans le courant de 1926, entre le réalisateur et la société de production, au point que celle-ci demande à René Clair de se tenir prêt à prendre la relève de Gance28. À la fin de l’année 1926, celui-ci a fait son deuil d’une collaboration durable avec la SGF, au delà du premier épisode de Napoléon. Pour la production de la Fin du Monde et de ce qui devait constituer les épisodes suivants de Napoléon, il a déjà projeté de créer sa propre société et prospecté pour son financement dans diverses directions. Du côté bancaire, il est en négociation avec Chappey – une connaissance d’Albert Thomas –, de la Banque de Paris et des Pays-Bas, et Maurice Devies, de la Banque nationale de crédit (BNC)29. Mais il engage aussi des pourparlers fructueux avec la Paramount : par l’intermédiaire d’Adolphe Osso, représentant de la major en France, il élabore une combinaison entre la Paramount et la BNC, bornant cependant leur rôle à un appui financier et technique. Il désire avant tout garantir son entière indépendance et sa « liberté absolue » sur le plan artistique, et même commercial30.

21 Car Gance a de ce point de vue des exigences obsessionnelles. Le fait de vouloir constituer sa propre société de production ne constitue pas en soi une aberration : non seulement c’était une pratique courante chez nombre de réalisateurs dans les années vingt – L’Herbier, mais aussi Baroncelli, André Hugon, Gaston Roudès ou Maurice de Marsan –, mais elle se justifie d’autant plus dans le cas de Gance, compte tenu de sa personnalité et de la place qu’il occupe dans le champ de la production cinématographique. Allergique à toute entrave dans le domaine de la création, et plus encore au comportement des industriels et financiers de tous ordres31, il est en outre persuadé – en partie à juste titre – d’occuper une place à part dans le cinéma français et d’être en situation d’exiger ce qu’on n’accorde à personne : un apport de fonds sans contrepartie.

22 Ces efforts de Gance se situent pourtant dans un contexte où la concentration des firmes de production et de distribution tend à réduire l’autonomie des réalisateurs. N’ignorant pas ce contexte, Gance cherche donc à donner une autre ampleur à son projet, et à y réserver une place spécifique aux auteurs de films. Un projet à deux échelles 23 Le succès de Napoléon, dès sa présentation en avril 1927, semble conforter Gance dans sa volonté d’indépendance : il pense être enfin en situation de pouvoir créer sa propre société, à laquelle il veut d’ores et déjà donner une dimension particulière en y associant Albert Thomas32. Celui-ci est d’ailleurs tenté par l’aventure, mais il semble vouloir tiédir quelque peu l’enthousiasme de Gance, qui, dès le mois de mai 1927, échafaude un projet de Conseil d’administration dans lequel, outre Albert Thomas, il fait figurer André François-Poncet (pourtant homme de droite), député de Paris et personnalité montante de la classe politique française33. Albert Thomas exprime

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surtout d’importantes réticences à un autre aspect du projet de Gance : celui d’une association avec la UFA, le géant allemand de la production cinématographique. Gance semble en effet ignorer que la UFA est contrôlée par Alfred Hugenberg, magnat de la presse et puissant industriel, qui est par ailleurs entré en politique sous la bannière du nationalisme anti-locarnien le plus virulent34.

24 C’est à ce moment que Gance semble avoir pris sa décision : il souhaite prendre le contrôle de la SGF. Des contacts sont pris avec des financiers en liaison avec Chappey, qui cherche à se mettre en relation avec Louis Aubert pour une éventuelle participation de celui-ci à l’opération. Outre Chappey, l’allié principal de Gance est Grinieff, le principal actionnaire de la SGF, qu’il semble avoir convaincu de l’aider35.

25 Le projet de Gance est de faire de la SGF une firme combinant production, distribution et exploitation. Il souhaite d’abord racheter les droits des deux fleurons du catalogue de la firme : son Napoléon, mais aussi la Passion de Jeanne d’Arc, que Dreyer tourne durant l’été 1927. Ses visées ne s’arrêtent cependant pas là : outre la production de la fin de Napoléon, il envisage la construction d’une salle prestigieuse sur les Champs Élysées, ainsi que celle d’un studio dans le Jardin d’acclimatation. Il souhaite également placer son ami Jean Tedesco à la tête d’une section de production de films d’une bobine sur des personnalités célèbres36.

26 Pour réaliser cette prise de contrôle de la SGF et la réorganisation qu’il souhaite, Gance a cependant besoin d’un appui financier important. Il pense pouvoir le trouver auprès de la BNC, en la personne de Devies, auquel il offre comme garantie un contrat de distribution avec la Paramount37. Mais celui-ci se perd en atermoiements, pour finalement refuser de s’engager38.

27 Au printemps 1928, un nouvel espoir relance l’affaire : Gance change d’allié au sein de la SGF, et choisit Serge Sandberg contre Grinieff, qui lui semble trop tièdement engagé dans l’entreprise. Sandberg, devenu actionnaire majoritaire, tente de prendre le contrôle total de la firme39. La hantise de Gance est que celle-ci, sous l’influence de Grinieff, voie son capital augmenté avant cette prise de contrôle par Sandberg, ce qui mettrait la majorité hors de leur portée40. Durant tout l’été, les deux hommes se démènent pour trouver les fonds nécessaires : les négociations sont reprises avec la BNC, mais aussi avec la Société Générale, le Crédit Lyonnais, et même une banque américaine, la Dillon Read and Co41. Là encore, c’est un échec : les banques – notamment la BNC – refusent à nouveau de s’engager42.

28 Les difficultés qu’il rencontre dans cette première dimension du projet n’empêchent pas Gance de développer par ailleurs un plan plus vaste. Dès 1927, il espère pouvoir inclure la SGF dans un consortium de dimension européenne, auquel il donne le nom de « l’Occident »43. Malgré les réticences d’Albert Thomas à l’égard de la UFA, il contacte Meydam, l’un des dirigeants de la firme allemande, en décembre 1927, ainsi que Charles Lapworth, de la Whitehall Film Ltd de Londres, pour leur proposer la formation, avec la SGF, d’un « Syndicat européen du Film »44.

29 Cette association, dont chaque société souscrirait un tiers du capital – fixé par Gance à 250 000 dollars45 –, se voit assigner deux objectifs ambitieux : la production des films « de dix grands metteurs en scène européens », regroupés dans une « Académie des Dix »46, et d’autre part « l’amélioration des conditions d’exploitation » de façon à drainer vers le cinéma un public jugé de plus en plus rétif47. Le conseil d’administration de l’Occident serait constitué de deux représentants de chacune des trois firmes, d’une personnalité politique importante pour chacun des trois pays (pour la France, Gance

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songe à Albert Thomas), et de deux représentants de « l’Académie des Dix ». Pour la distribution, chaque société serait en charge d’une aire géographique : l’Allemagne et l’Europe centrale pour la UFA, la France et l’Europe latine pour la SGF, et l’empire britannique pour la Whitehall Films48. Gance donne donc à cette entreprise une dimension exceptionnelle : il s’agit de lutter à la fois sur le terrain commercial – contre la concurrence américaine – et sur le terrain artistique – contre la médiocrité ambiante du cinéma –, tout en mettant les réalisateurs au centre du dispositif, dont le fonctionnement serait garanti par un lien renforcé avec des institutions internationales – notamment la SDN.

30 Un tel projet ne peut être compris seulement comme le fruit d’une singulière mégalomanie. Il s’inscrit pleinement dans le contexte de la fin des années vingt, où le cinéma européen se trouve face à des choix décisifs. L’industrie cinématographique américaine connaît en effet d’importantes difficultés à partir de 192749, et les mouvements de concentration dans le cinéma européen, bien que trop limités, en fait, pour lutter efficacement contre le système des studios d’outre-Atlantique, constituent une amorce de stratégie pour faire pied à cette concurrence et, pourquoi pas, s’introduire sur le marché de l’adversaire. Gance cherche donc à suivre cette tendance, et à en profiter pour imposer, au niveau européen, un statut éminent pour le réalisateur en le libérant des contraintes industrielles, financières et politiques. « Si j’avais réalisé ce projet au début de 1928, je sortais le cinéma de son ornière »50 : le regard rétrospectif que Gance porte sur son entreprise montre à quel point ses espoirs étaient fortement fondés. Comme pour le projet SDN, il a été encouragé par des personnalités importantes et porté par un contexte qui, tant sur le plan économique que sur le plan politique, était marqué par un optimisme inventif. Mais pour réaliser l’Occident, le contrôle de la SGF était nécessaire, et cette perspective s’éloigne dès la fin de l’année 1928. Espoirs déçus 31 Il faut cependant reconnaître que ces projets, largement utopiques, avaient peu de chances d’aboutir. Ils ont buté, tous deux, sur des réalités qui contredisent l’optimisme de cette époque, et qui sont peut-être les prémices des difficultés qui s’abattent sur l’économie et la politique internationales dès le début des années trente, sonnant la fin d’un âge d’innocence. De ce point de vue, les projets de Gance étaient de leur temps ; leur échec l’est également.

32 Le projet SDN, en particulier, était dès le début confronté à un grand nombre de difficultés. En premier lieu, malgré ses relations privilégiées avec Albert Thomas et la confiance dont lui font preuve les plus hautes personnalités de Genève, Gance n’est pas seul en course. Son entreprise a éveillé de nombreuses jalousies dans les milieux cinématographiques51, et même suscité une concurrence : des réalisateurs et scénaristes semblent vouloir profiter de la brèche qu’il a ouverte dans les institutions internationales pour s’y infiltrer à leur tour52. Mais le danger le plus menaçant se trouve dans la place : le projet de Gance est loin de faire l’unanimité parmi les fonctionnaires de la SDN, dont beaucoup manifestent une méfiance, voire une franche hostilité, à une présence aussi importante du cinéma dans les instances internationales53. De plus, le fonctionnement de l’administration de Genève est extrêmement lourd, et cette lourdeur joue contre Gance, qui veut à tout moment brûler les étapes et fait montre d’une impatience susceptible de rebuter les diplomates les plus accommodants54.

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33 La désillusion vient surtout, pour les deux projets, du côté financier. Certes, Gance a poussé très loin les négociations avec les banques, et il a pu s’appuyer sur des relations solides qui lui ont ouvert beaucoup de portes. Durant l’été 1928, il semble même sur le point de réaliser son projet de prise de contrôle de la SGF grâce à l’alliance avec Sandberg, alors même que les pourparlers avec la UFA et la Whitehall Films s’annoncent fructueux, et que son implantation à la SDN est acquise. Mais les banquiers – au premier rang desquels Devies et la BNC – reculent toujours au dernier moment, montrant par là leur méfiance fondamentale vis à vis du cinéma et le décalage profond qui existe entre les grandes espérances utopiques de la fin des années vingt et des réalités économiques et financières beaucoup plus terre à terre. De plus, les producteurs eux-mêmes – en particulier la SGF de Sandberg – n’ont pas soutenu Gance jusqu’au bout dans son entreprise55, empêchant la jonction rêvée entre la finance, l’industrie et la politique internationale.

34 La société l’Occident n’a donc pas vu le jour, et seule la Fin du Monde, que Gance tourne en 1929-1930, a survécu au projet SDN. Encore, pour la production de ce film, Gance doit-il se débattre à nouveau pour trouver des commanditaires. Son amertume est grande au sortir de ces trois années d’activité stérile ; à peine un mois après le krach boursier qui sonne le début de la crise économique mondiale et le glas des espérances internationales, il écrit : Devies ? Des promesses vagues, des paroles, un brillant crépuscule de financier pas encore arrivé. Le Comité de patronage pas encore développé parce que nous cherchons la formule d’extension de la Société au préalable. La Fin du Monde en route, pour arriver je pense avant la fin du cinéma… car notre métier se décompose un peu plus chaque jour et me rappelle furieusement une Babel sonore.56

35 Singulier désenchantement pour celui qui s’est cru, un moment, le Messie de son temps.

NOTES

1.Voir Vincent Pinel, « L’entre-deux-guerres : mais qui est donc l’auteur du film ? », in Jean-Pierre Jeancolas, Jean-Jacques Meusy, Vincent Pinel, L’auteur du film. Description d’un combat, Lyon-Arles, Institut Lumière-Actes Sud, 1996, p. 49-118. 2.Les archives concernant ces deux projets sont conservées dans le fonds Abel Gance du département des Arts du spectacle de la BnF sous les cotes 4° COL-36/810 (projet SDN) et 4° COL-36/783 (« l’Occident »). Roger Icart en dresse un panorama dans Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1983, p. 203-209. 3.Lettre de Gance à Albert Thomas, 18 septembre 1925 (4° COL-36/810). 4.Lettre de Gance à Lucien Luchaire, 2 octobre 1925 (4° COL-36/810). 5.Voir dans ce numéro l'article de Laurent Véray, « Abel Gance : un cinéaste à l'œuvre cicatricielle ». 6.Dans une note préparatoire à son livre Prisme, probablement écrite en 1928, Gance explicite très clairement sa conception du cinéma comme instrument d’action pacifiste. Voir dans ce numéro l’article de Christophe Gauthier, « Mensonge romantique et vérité

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cinématographique. Abel Gance et le “langage du silence” », note 4. Voir aussi Roger Icart, Abel Gance, Paris, Institut pédagogique national, 1960, p. 28-29. 7.Lettre de Gance à Luchaire, 2 octobre 1925, doc. cit. 8.Lettre de Thomas à Luchaire, 20 octobre 1925 (4° COL-36/810). 9.Lettre de Gance à Luchaire, 16 décembre 1925 (4° COL-36/810). La SGF, fondée en 1925 par un certain Grinieff, est une firme de taille moyenne, au capital de 1 025 000 F. 10.Lettre de Thomas à Luchaire, 20 octobre 1925 ; lettres de Gance à Thomas, 5 octobre 1926 et 13 mars 1927 (4° COL-36/810). 11.Un exemplaire en est conservé dans les archives Gance (4° COL-36/810). 12.Lettre de Thomas à Gance, 2 février 1928 (4° COL-36/810). 13.Le rapport dactylographié, ainsi que des versions manuscrites, sont conservés dans les archives Gance (4° COL-36/810). 14.« La Section cinématographique de la SDN », p. 1. 15.Ibid, p. 4-5. 16.Ibid, p. 7. 17.Ibid, p. 10. 18.Ibid, p. 14-15. 19.Ibid, p. 24-25. 20.Ibid, p. 38-39. 21.Ibid, p. 44-49. Sur l’ICE, voir Ch. Taillibert, l’Institut international du cinéma éducatif. Regards sur le rôle du cinéma dans la politique internationale du fascisme italien, Paris, L’Harmattan, 1999, en particulier p. 53-61 pour l’implication de la SDN dans la création de cet Institut. 22.Cette conception du cinéma est en fait assez proche formellement de celle de l’école soviétique de la même époque, et notamment de l’Eisenstein d’Octobre et de la Ligne générale. Il est d’ailleurs significatif que la fin des années vingt voie là aussi se clore une période d’expérimentation extrêmement inventive dans le domaine du langage cinématographique, et finalement s’éteindre une certaine conception épique du film. 23.Lettre d’Avenol, secrétaire général adjoint de la SDN, à Gance, 19 juin 1928 (4° COL-36/810). 24.Lettre de Gance à Thomas, 4 juillet 1928 (4° COL-36/810). 25.Brouillon de lettre de Sandberg à Derso, 28 juin 1928 (4° COL-36/810). 26.Ce scénario est conservé dans les archives Gance (4° COL-36/810). 27.Lettre de Derso à Gance, 13 décembre 1928 (4° COL-36/810). 28.Clair refuse cette offre par admiration pour Gance. Voir Pierre Billard, le Mystère René Clair, Paris, Plon, 1998, p. 118. 29.Lettres de Gance à Thomas, 27 juillet et 5 octobre 1926 (4° COL-36/810). La BNC fera une deuxième apparition, beaucoup plus remarquée, dans l’histoire du cinéma : c’est elle qui finance, en 1930, la fusion Gaumont-Franco-Film-Aubert (Devies devient même président du groupe), et qui, par sa faillite et son renflouement par l’État en 1934, se retrouve au centre d’une ténébreuse affaire financière à l’origine d’un refroidissement des relations entre l’État et le cinéma. 30.Notes confidentielles de Gance, 29 novembre et 4 décembre 1926 (4° COL-36/783). 31.Il attaque sévèrement les industriels du cinéma dans son rapport sur « La Section cinématographique de la SDN » (doc. cit., p. 32-34). Derso doit même l’avertir, avec beaucoup de réalisme : « Oubliez-vous que presque tous les membres des Comités économiques, financiers […] sont des agents, sinon des représentants de la haute

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finance ou de la grande industrie ? Bref, la SDN est nettement un organe du capitalisme. » (lettre à Gance, 13 juin 1928, 4° COL-36/810). 32.Lettre de Gance à Thomas, 16 avril 1927 (4° COL-36/810). 33.Lettre de Thomas à Gance, 31 mai 1927 (4° COL-36/810). 34.Ibid. Hugenberg sera même l’un des principaux alliés politiques et financiers d’Hitler à partir de 1930, et une pièce maîtresse de son accession au pouvoir. 35.Lettre de Chappey à Gance, 23 mai 1927 (4° COL-36/783). 36.Lettre de Gance à Chappey, 8 juillet 1927 (4° COL-36-783). 37.Ibid. 38.Lettres de Gance à Thomas, 6 août 1927 (4° COL-36/810), et à Devies, 23 août 1927 (4° COL-36/783). 39.Lettre de Gance à Thomas, 3 mai 1928 (4° COL-36/810). 40.Notes de Gance, mars 1928 (4° COL-36/783). 41.Lettres de Gance à Thomas, 8 juillet et 9 août 1928 (4° COL-36/810). 42.Lettre de Gance à Thomas, 8 septembre 1928 (4° COL-36/810). 43.Lettre de Gance à Thomas, 31 mai 1927 (4° COL-36/810). 44.Lettres de Gance à Meydam, 6 décembre 1927, et à Lapworth, 8 décembre 1927 (4° COL-36/783). 45.Cette somme est peu importante, compte tenu du programme d’action assigné à l’Occident. Mais Gance pense toujours pouvoir faire jouer des apports de fonds extérieurs, l’Occident ne servant finalement que d’intermédiaire et de garant vis à vis des banquiers comme des réalisateurs. 46.Outre lui-même, Gance a déjà contacté Dreyer, Pabst, Lupu Pick et Raymond Bernard, qui ont donné leur accord. Il songe, pour le reste de la liste, à Lang, Dupont, Eisenstein, Poudovkine, Protazanov, Feyder, Tourneur, ou encore Clair et Genina. 47.Note B du plan de formation de la société l’Occident jointe à la lettre de Gance à Meydam, 6 décembre 1927 (doc. cit.). 48.Ibid. 49.Voir le rapport de M. Didot, représentant de la France à Los Angeles, au ministère des Affaires étrangères, reproduit dans le Bulletin officiel de la Chambre syndicale française de la cinématographie et des industries qui s’y rattachent, n° 46, 15 juillet 1928. 50.Note manuscrite sur le projet « l’Occident », sans date – probablement 1929 (4° COL-36/783). 51.À la nouvelle de l’obtention par Gance de l’exclusivité des prises de vues, « le Bureau de l’information [de la SDN] a reçu des lettres et il y a des menaces de protestation ». Lettre de Derso à Gance, août 1928 (4° COL-36/810). 52.Lettre de Gallois, chef de cabinet adjoint de Thomas, à Gance, 24 novembre 1928 (4° COL-36/810). 53.Lettre de Charrère à Gance, 25 juillet 1928 (4° COL-36/810). 54.Lettre de Comert à Gance, 4 août 1928 (4° COL-36/810). 55.Lettre de Gance à Wiple, chef de cabinet au BIT, 3 mai 1930 (4° COL-36/810). 56.Lettre de Gance à Thomas, 20 novembre 1929 (4° COL-36/810).

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Abel Gance vu par huit cinéastes des années vingt

Bernard Bastide

1 S’il est de notoriété publique que l’œuvre d’Abel Gance a souvent été malmenée par la critique, on sait peu de choses, en revanche, sur l’accueil que lui réservèrent ses pairs, ses confrères cinéastes. Désireux de simplement ouvrir quelques pistes d’exploration dans ce domaine, nous avons pris comme point de départ la correspondance Gance déposée à la BnF. Notre choix a consisté à ne retenir que des cinéastes en activité dans les années vingt et appartenant à des horizons différents : avant-garde, courant naturaliste, cinéma commercial. Les appréciations sur l’œuvre de Gance contenues dans ces correspondances ont ensuite été confrontées à d’autres documents – écrits cinématographiques, mémoires ou entretiens – afin de les inscrire dans la durée. André Antoine 2 Metteur en scène de théâtre venu à la réalisation cinématographique en 1916 avec l’adaptation des Frères Corses d’Alexandre Dumas, André Antoine sera le chantre d’un cinéma naturaliste très éloigné de celui d’Abel Gance. Néanmoins, il aura maintes fois l’occasion de saluer les qualités plastiques des œuvres du « maître », tout en lui reprochant avec virulence l’écriture de ses scénarios.

3 Dès 1917, il écrit à Abel Gance : Voulez-vous me permettre, cher Monsieur, de vous féliciter bien chaleureusement pour Mater Dolorosa ? Vous venez de réaliser le plus beau film français produit jusqu’à ce jour et, grâce à vous, nous pouvons ne pas désespérer – croyez-en quelqu’un qui, si inexpérimenté qu’il soit encore, a beaucoup regardé depuis deux ans. Encore une fois bravo.1

4 En 1923, se confiant à André Lang, Antoine n’hésite pas à affirmer : Le maître, c’est Gance, notre seul cinéaste. Un photographe prodigieux, le Photographe avec un grand P… S’il se contentait de mettre en scène de vrais scénarios conçus par des écrivains, ce serait peut-être un homme de génie… Mais voilà, il les écrit ! Cela nous vaut cette folie dans le sommaire qui s’appelle J’accuse et les enfantillages de la Roue…2 Jacques de Baroncelli

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5 Tenté à la fin des années dix par le cinéma d’avant-garde, Jacques de Baroncelli va ensuite se rapprocher du courant naturaliste dont il sera l’un des meilleurs illustrateurs, notamment avec Nène (1923) et Pêcheur d’Islande (1924).

6 De quand date sa première rencontre avec Gance ? On peut supposer qu’elle remonte au moins à 1916. Cette année-là, afin de donner plus d’éclat à la reparution de la revue le Film, Henri Diamant-Berger étoffe son équipe avec quelques réalisateurs de renom, dont Gance et Baroncelli.

7 Le fonds Gance, quant à lui, conserve une seule lettre de Jacques de Baroncelli, datée de 1921. Le cinéaste provençal s’y excuse de n’avoir pas pu assister à la cérémonie religieuse accompagnant les funérailles d’Ida Danis, la compagne d’Abel Gance3.

8 Les Écrits sur le cinéma de Jacques de Baroncelli, quant à eux, font peu de place à l’œuvre d’Abel Gance. Seul un paragraphe, consacré au cinéma des années vingt, évoque son nom, parmi d’autres : Une foi ardente exaltait ceux qui travaillaient dans les studios. Abel Gance, Jean Epstein, Marcel L’Herbier, Germaine Dulac, René Clair, Louis Delluc, Jacques Feyder et Jean Renoir ont été les grands artisans de cette Renaissance.4

9 C’est, en fait, dans un entretien avec André Lang, daté de 1923, qu’il faut chercher la plus importante réserve de Baroncelli à l’égard de l’œuvre de Gance : Nos efforts doivent tendre vers la simplicité et non vers la complication. Il faut rester simple et vrai, et penser davantage à émouvoir qu’à émerveiller […]. Je ne crois pas que le cinéma soit la langue universelle, telle que la rêve Abel Gance. Je crois que c’est une erreur de chercher à provoquer « l’émotion internationale »… Je ne dis pas cela par chauvinisme, mais c’est, au contraire, en restant « national » et bien Français, en songeant à nos mœurs, à nos habitudes, à nos livres, que nous gagnerons des sympathies, des cœurs à l’étranger.5 Louis Delluc

10 Pionnier de la critique cinématographique, Louis Delluc écrit des scénarios (la Fête espagnole) avant de passer lui-même à la réalisation en 1920 avec Fumée noire.

11 Sa correspondance avec Gance se résume à deux mots manuscrits non datés, réclamant des photos et un article, sans doute à paraître dans la revue le Film.

12 Par contre, Gance étant un des rares cinéastes à trouver grâce aux yeux de Delluc, celui- ci lui fait une large place dans ses chroniques cinématographiques. « Vous ferez de fortes choses. Ne cessez jamais de “voir trop grand” », prophétise-t-il à la sortie de la Zone de la mort, en 19176. Lorsque la Dixième symphonie paraît sur les écrans, en 1918, il synthétise en quelques mots le principal défaut de Gance. « Il n’est pas simple. Il est tout prêt à l’emphase, non pas trop de mots, mais de pensée : il habille de choses riches les pensées les plus nues »7. À la présentation de J’accuse, en 1919, Louis Delluc reproche à Gance sa lumière plus « photographique » que « cinématographique ». « Il serait dommage qu’un homme aussi bien doué que Gance pour comprendre le rythme cinématographique, s’interrompit de chercher – à peine en vue de la mine d’or. Lui doit savoir ce que veut dire la lumière »8.

13 En 1923, un article de Delluc paru dans Le Crapouillot va rompre leurs affinités et faire naître une polémique entre les deux hommes. Reprochant à Abel Gance de faire étalage de sa culture littéraire dans ses films, le critique parle de « dons prestigieux malheureusement gâtés trop de fois par une littérature de troisième ordre et de première prétention ». Et de conclure : « Il reste pour moi un compositeur de belles images et non un inventeur de rythmes et d’idées »9.

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14 Profitant de la tribune que lui offre André Lang, Gance réplique peu après à ces critiques par des attaques touchant la personne même de Delluc : « Il est à l’écran comme il est à la ville : insaisissable, fuyant. Il est très doué. Peut-être gâté par un peu trop de présomption… »10.

15 La disparition de Delluc, en 1924, viendra balayer ces dissensions. Dans un article intitulé « À la mémoire de mon ami Delluc », Gance brosse un portrait poétique de l’homme, « ce grand triste aux yeux de gazelle touchée par le plomb […] qui promenait sa tristesse comme le bouleau argenté promène son front sur le ruisseau »11. Germaine Dulac 16 Figure de proue de l’avant-garde cinématographique des années vingt, Germaine Dulac réalise les Sœurs ennemies, son premier film, en 1915. À travers ses œuvres, ses articles et conférences, elle milite pour un « cinéma pur », dépouillé de tous « les éléments qui lui sont impersonnels ».

17 Dès la création du « Club des amis du septième art » (CASA), en avril 1921, Abel Gance sera le premier vice-président de l’association, aux côtés de Germaine Dulac. La correspondance Gance conserve, quant à elle, une seule lettre de Germaine Dulac, datée de 1922. La réalisatrice invite son confrère à participer à la réunion constituante « d’une coopérative de réalisateurs de films pour la meilleure sélection des œuvres cinématographiques »12. En l’absence de réponse, on ignore quelle suite Abel Gance donna à cette invitation et quelle fut la fortune de ce projet.

18 Deux ans plus tard, dans l’une de ses nombreuses conférences, « Le mouvement créateur d’action », Germaine Dulac présente un extrait de la Roue (la Chanson du rail) et prononce un éloge appuyé de son auteur : Jamais le cinéma n’a été à mon sens au plus haut de lui-même que dans ce court poème dû à notre maître Abel Gance. Jeux de lumières, jeux de formes, jeux de perspectives. Une émotion intense due à une simple vision d’une chose ressentie sensiblement […] Abel Gance, Mesdames et Messieurs, est avant tout un poète. Il ne chante pas avec des mots, mais avec des images. Les histoires qu’il nous conte valent surtout par le souffle intense qui les anime et la philosophie qu’il sait en extraire.13 Jean Epstein

19 Cinéaste et théoricien du cinéma, Jean Epstein va inaugurer, en 1922, une double carrière de documentariste et de réalisateur de fiction marquée par une perpétuelle recherche de formes nouvelles.

20 À la fin de l’été 1920, Blaise Cendrars souhaite présenter Jean Epstein à Abel Gance, qui tourne la Roue, à Saint-Gervais (Isère). Mais à leur arrivée, Gance et son équipe sont déjà partis.

21 « J’eus la consolation de loger dans la villa abandonnée par Gance […]. Sur le perron, je trouvai même une image de film, un fragment de bout d’essai, une relique », raconte Epstein14.

22 En 1922, ils débutent une correspondance qui se prolongera tout au long de la décennie et apporte de précieuses informations sur la production, le tournage et la commercialisation des films de Jean Epstein, notamment les Vendanges (1922), Pasteur (1922) l’Auberge rouge (1923), Cœur fidèle (1923), etc. À partir de 1927, leur relation prend une autre tournure : Abel Gance met à profit son carnet d’adresse pour trouver un distributeur à la Glace à trois faces (1927), reçoit les pleins pouvoir pour signer les ventes,

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locations ou concessions de la Chute de la Maison Usher (1928), gère les traites qui accablent son ami lors du long et difficile tournage de Finis Terrae (1929).

23 Au fil des échanges, on sent qu’une profonde connivence unit les deux hommes, connivence que Gance résume très bien dans une de ses lettres à Epstein : « J’ai l’impression que je puis vous écrire n’importe quoi et que vous lisez à travers le verre inutile des mots. Alors, à quoi bon celui-ci ? »15.

24 Dans un article de 1927, maintes fois réédité, Jean Epstein esquisse le portrait de son ami : Aujourd’hui que nous sommes vous à Nice, moi à Biarritz, je vous vois mieux, Gance. Vous avez toujours la figure d’un ange, et comme votre métier est de ravir à Dieu sa lumière et à l’homme son visage le plus souffrant, vous êtes donc un démon. Aux anges j’ai toujours préféré les démons, qui sont des anges volontaires, désabusés et pensifs.16 Henri Fescourt

25 Auteur et réalisateur chez Gaumont dès 1912, Henri Fescourt s’illustra principalement dans le film d’aventures à épisodes : Mathias Sandorf (1920), Rouletabille chez les bohémiens (1922) ou encore Mandrin (1923).

26 En 1920, Abel Gance, qui vient de créer sa propre société de production, se met en rapport avec Henri Fescourt. Il flatta mon amour-propre en m’écrivant pour me proposer de lui tourner un film. J’acceptai son offre, assuré du travail instructif que je ferais sous l’inspiration de ce grand artiste. Malheureusement pour moi, à la suite de déboires, il renonça à produire.17

27 L’année suivante, Henri Fescourt et Abel Gance se retrouvent comme membres fondateurs du Club des amis du septième art (CASA) fondé par Riccioto Canudo, leur ami commun.

28 Datée de février 1960 seulement, la seule lettre de Fescourt conservée à la BnF restitue avec justesse l’impact de l’œuvre de Gance sur toute une génération : Cher Abel Gance, Vous allez recevoir un livre dont je suis l’auteur, la Foi et les Montagnes, où, de mon mieux, je me suis efforcé de vous rendre l’hommage que mérite votre talent épique et exceptionnel. Il aurait fallu dire plus de choses encore. Je le ferai dans un autre travail que je prépare. Nous nous sommes quelque peu côtoyés dans notre existence. Nous n’avons jamais eu l’occasion de nous connaître. Je tiens cependant à vous confier – il n’y a aucune raison pour que je vous le cache – qu’au retour de la guerre de 1914, d’où je suis revenu bien, bien éprouvé et tellement désorienté, votre J’accuse a produit sur moi une impression qui m’a bouleversé – et ce terme, je lui enlève tout son attirail banal et usé – Elle est restée dans ma mémoire. J’ai écrit dans mon livre que vous avez poussé le premier grand cri du cœur du cinéma. Du coup, vous l’avez anobli. Puissent ces pages vous faire ressentir de quel cœur sincère elles ont été écrites. Croyez, cher Abel Gance, à mes sentiments de déférence pour votre foi et de sympathie. Henri Fescourt.18 Marcel L’Herbier

29 La découverte de Forfaiture de Cecil B. de Mille, en 1915, incite Marcel L’Herbier à mettre au service du cinéma sa grande culture plastique et littéraire. Il fait ses premiers pas dans la mise en scène en signant Rose France, en 1919.

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30 Composée de brèves missives, sa correspondance avec Abel Gance offre peu d’intérêt. En juillet 1923, L’Herbier donne son accord à Gance pour qu’il garde Specht, son opérateur, trois jours de plus, le temps nécessaire pour terminer les prises de vues d’Au Secours !19

31 L’année suivante, Gance ayant demandé une entrée de faveur pour l’Inhumaine, L’Herbier l’éconduit un peu sèchement en lui précisant qu’il s’agit d’une projection de travail, réservée aux seuls collaborateurs du film20.

32 Dans son volumineux livre autobiographique, la Tête qui tourne (Belfond, 1979), Marcel L’Herbier fait bien peu de cas de l’œuvre d’Abel Gance. À peine l’évoque-t-il à deux reprises. En 1926, lors du 1er Congrès international de la profession cinématographique, un journaliste un rien perfide demande à chacun des participants quel est, selon eux, le meilleur terme pour désigner les gens qui font des films. « Abel Gance imperturbablement se nommait “metteur en scène de cinématographe”. Drôle d’idée ! », commente L’Herbier.

33 Évoquant le tournage de l’Argent, en 1928, il se souvient que le film fut tourné avec le directeur de la photographie « Jules Kruger champion, après le Napoléon de Gance, des prises de vues éberluantes ».

34 Dans un entretien plus tardif, Marcel L’Herbier explique par quel biais curieux le Napoléon d’Abel Gance lui servit de source d’inspiration pour l’Argent : Un an auparavant, Gance avait entrepris son colossal Napoléon et je m’étais dit « Il a raison, il a choisi une de ses idoles, un personnage qu’il adore, qu’il admire, et il va sûrement en faire un film magnifique (ce qu’il a fait, d’ailleurs). Mais ne pourrait-on pas penser à un amour négatif, à une haine ? ». J’ai cherché ce que je haïssais le plus, comme cinéaste et comme particulier. Et l’argent était vraiment la haine de tous les cinéastes, puisqu’on ne pouvait rien faire sans lui.21 Roger Lion

35 Tout à la fois scénariste, metteur en scène et producteur, Roger Lion est un pionnier du cinéma français, entré à la Gaumont dès les années dix.

36 On peut supposer qu’Abel Gance et Roger Lion aient été amenés à se rencontrer très tôt dans leur carrière. En effet, lors de la création de la Société des auteurs de films (SAF), en 1917, ils figurent tous les deux dans le premier comité, présidé par Louis Feuillade22.

37 En raison de son parcours professionnel – réalisateurs de comédies, de chansons filmées, etc – on a, spontanément, du mal à envisager Roger Lion parmi les correspondants d’Abel Gance.

38 À tort. La BnF conserve une lettre de soutien de Roger Lion, postée de Lisbonne le 21 février 1923, et sur laquelle Gance a pris soin de rajouter au crayon « Amis », sans doute pour guider la tâche de classement de son (sa) secrétaire. […] Nous avons lu les plus fantaisistes critiques sur votre œuvre : du meilleur au pire ! Mon pauvre ami, comme vous avez dû souffrir de voir votre pensée trahie, vos idées incomprises, votre production disséquée, analysée ! par d’incompétents pontifes qui ont l’impudeur, d’un trait de plume, de tenter de détruire un film comme la Roue. Pour ma part, j’estime que vous ne devez point vous attarder à ces attaques. Seul compte l’avis du public pour lequel vous avez donné le meilleur de vous-même. Sans établir de rapprochement entre les deux productions mais dans un cas semblable, vous avez l’exemple de l’Atlantide. Peu d’œuvres ont eu une aussi mauvaise presse à la sortie ! Voyez le résultat ! Il est oiseux de ma part, d’ailleurs, d’épiloguer sur les faits. Je sais votre douce philosophie, votre énergie devant la réalité des choses, vous ne serez en rien abattu par l’attaque et vous allez avec plus

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d’ardeur encore vous remettre au travail. Et puis tout cela, c’est la vie. Vous êtes la victime de votre immense talent ! […]23

39 Le soutien appuyé de Roger Lion à l’auteur de la Roue prend tout son relief à la lecture de son article, Honneur à l’arrière-garde, publié trois ans plus tard dans Comœdia : L’avant-garde ! Mais elle est composée de tous ceux qui créèrent, mirent au point, propagèrent cet « art-industrie » merveilleux qu’est le cinématographe. L’avant- garde, c’est un Zecca, un Leprince, un Monca, un de Morlhon créant les premiers drames de l’écran, c’est un Max Linder inspirant tous les comiques du monde, un Feuillade inventant le sous-titre écrit, composant le premier ciné-vaudeville, établissant le premier ciné-roman, un Abel Gance appliquant le premier montage ultra-rapide !24

NOTES

1.Lettre d’André Antoine à Abel Gance, mars 1917, BnF, Arts du Spectacle, 4°COL-36/133. 2.André Lang, « la Confession d’Abel Gance », La Revue hebdomadaire, 23 juin 1923. Repris dans André Lang, Déplacements et villégiatures littéraires, suivi de Promenade au royaume des images ou entretiens cinématographiques, la Renaissance du livre, 1924. 3.Lettre de Jacques de Baroncelli à Abel Gance, 14 avril 1921, BnF, Arts du Spectacle, 4°COL-36/145. 4.Jacques de Baroncelli, Écrits sur le cinéma, suivi de Mémoires, Perpignan, Institut Jean Vigo, 1996. 5.André Lang, « M. de Baroncelli, M. Diamant-Berger, M. Louis Aubert : les adaptations et la question d’argent », la Revue hebdomadaire, n° 27, 7 juillet 1923. Repris dans André Lang, Déplacements et villégiatures littéraires, suivi de Promenade au royaume des images ou entretiens cinématographiques, la Renaissance du livre, 1924, p. 148-153. 6.Le Film, n° 84, 22 octobre 1917. Repris dans Louis Delluc, Écrits cinématographiques, Paris, Cinémathèque française, 1985. 7.Le Film, n° 99, 4 février 1918. Repris dans Louis Delluc, Écrits cinématographiques, Paris, Cinémathèque française, 1985. 8.Paris-Midi, 16 juin 1919. Repris dans Louis Delluc, Écrits cinématographiques, Paris, Cinémathèque française, 1985. 9.Louis Delluc, « Abel Gance », Le Crapouillot, 16 mars 1923. 10.André Lang, « la Confession d’Abel Gance », La Revue hebdomadaire, 23 juin 1923. Repris dans André Lang, Déplacements et villégiatures littéraires, suivi de Promenade au royaume des images ou entretiens cinématographiques, la Renaissance du livre, 1924. 11.Abel Gance, « À la mémoire de mon ami Delluc par Abel Gance », Aux Écoutes, s. d. ca mars 1924. 12.Lettre de Germaine Dulac à Abel Gance, 10 mars 1922, BnF, Arts du Spectacle, 4°COL-36/260. 13.« Mouvement créateur d’action », conférence de Germaine Dulac faite à la séance des « Amis du cinéma », donnée le 7 décembre 1924 dans la salle du Colisée. Repris dans

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Germaine Dulac, Écrits sur le cinéma (1919-1937), textes réunis et présentés par Prosper Hillairet, Paris Expérimental, 1994. 14.« La Rose du Rail », dans Jean Epstein, Écrits sur le cinéma : 1921-1953, Paris, Seghers, 1974, p. 33-34. 15.Lettre d’Abel Gance à Jean Epstein, 22 juin 1926, BnF, Arts du Spectacle, 4°COL-36/267. 16.Jean Epstein, «Les cinéastes: Abel Gance», Photo-Ciné, n° 8, septembre-octobre 1927. Repris dans Jean Epstein, Écrits sur le cinéma : 1921-1953, Paris, Seghers, 1974, p. 173-177. 17.Henri Fescourt, la Foi et les Montagnes ou le 7ème art au passé, Paris, Paul Montel, 1959. 18.Lettre d’Henri Fescourt à Abel Gance, (?) février 1960, BnF, Arts du Spectacle, 4°COL-36/279. 19.Lettre de Marcel L’Herbier à Abel Gance, 4 juillet 1923, BnF, Arts du Spectacle, 4°COL-36/355. 20.Lettre de Marcel L’Herbier à Abel Gance, 6 mai 1924, BnF, Arts du Spectacle, 4°COL-36/355. 21.Entretien avec Marcel L’Herbier par Jean-André Fieschi. Cité dans Marcel L’Herbier et son temps, Festival international de Locarno, 1980. 22.Cf. Jean Pierre Jeancolas, Jean-Jacques Meusy et Vincent Pinel, l’Auteur du film, Lyon, Institut Lumière/Actes Sud, 1996, p. 39. 23.Lettre de Roger Lion à Abel Gance, 21 février 1923, BnF, Arts du Spectacle, 4°COL-36/381. 24.Roger Lion, « Honneur à l’arrière-garde », Comœdia, 20e année, n° 4806, 19 février 1926. Cité dans Nourreddine Ghali, l’Avant-garde cinématographique en France dans les années vingt : idées, conceptions, théories, Paris Expérimental, 1995, p. 37-38.

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La Polyvision, espoir oublié d’un cinéma nouveau

Jean-Jacques Meusy

1 L’idée du triple écran ou « Polyvision », tel que les spectateurs de 1927 ont pu le découvrir dans Napoléon, émanait d’un réalisateur qui se déclarait poète, Abel Gance, et nullement d’un technicien ou d’un ingénieur1. Le cas est inhabituel : Henri Chrétien, père de l’Hypergonar (CinémaScope), était un astronome doublé d’un inventeur ; Mike Todd, qui a donné son nom au Todd-AO, était un producteur ; Fred Waller, créateur du Cinérama était un spécialiste des effets spéciaux, etc.

2 La Polyvision n’a pas non plus résulté de préoccupations économiques, comme ce fut le cas des procédés américains de projections panoramiques sur grand écran qui ont fait une brève apparition en 1929-1930 pour combattre la baisse de fréquentation cinématographique. Les majors leur avaient alors préféré le « sonore », mais elles en exhumèrent l’idée dans les années cinquante, lorsqu’une nouvelle crise apparut aux États-Unis, causée cette fois par le développement de la télévision.

3 Au contraire, ce sont uniquement des considérations d’ordre artistique qui ont incité le réalisateur de la Roue à faire éclater l’écran traditionnel en trois images distinctes qui se raccordent en un vaste panorama lorsque culmine le souffle épique de l’œuvre, telles des rivières unissant leur impétuosité pour former un large fleuve dont les eaux assagies et puissantes se dirigent vers l’immensité de . Un nouveau concept de représentation de l’espace-temps 4 Dès lors que le cinéma narratif a abandonné le plan unique de ses débuts – relation en durée réelle d’une action généralement unique se déroulant en un lieu unique – dès lors qu’il a voulu raconter des histoires complexes, il s’est trouvé confronté au problème du mode de représentation d’actions multiples se déroulant en des lieux et des temps eux- mêmes multiples. La trame spatio-temporelle du récit, composée de fils savamment entremêlés, ne semblait pouvoir être restituée au cinéma que séquentiellement, compte tenu du déroulement linéaire du matériau filmique et de l’unicité spatiale de sa représentation, limitée à un seul écran rectangulaire. Montage alterné ou parallèle, flash-back sont des procédés directement hérités du livre qui a en commun avec le film

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le déroulement linéaire, unidirectionnel, de sa lecture. Ces procédés, quoique purement conventionnels, ont été assez vite assimilés par les spectateurs puisqu’ils reproduisaient, en les aménageant plus ou moins, les procédés de la littérature narrative.

5 Il y eut, certes, quelques petites entorses à ces modes dominants d’écriture filmique qui constituèrent les prémices de la Polyvision. Ainsi chercha-t-on à représenter plusieurs images dans l’espace de l’écran, soit en fractionnant celui-ci, soit au moyen de surimpressions.

6 La surimpression a été utilisée très tôt, mais pas toujours pour faire éclater les conventions de représentation de l’espace-temps. Souvent elle a servi à montrer l’invisible, par exemple les pensées intimes des individus ou leurs rêves. Ainsi dans Histoire d’un crime (Ferdinand Zecca, 1901), le condamné à mort, endormi dans sa cellule, revoit en rêve les jours heureux de son enfance auxquels le spectateur est convié grâce à une surimpression (ce qui est aussi, au second degré, une incursion dans un autre espace-temps permis par le rêve et secondairement par sa représentation à l’écran, la surimpression).

7 Le fractionnement de l’écran (split screen) a été et est encore parfois utilisé pour montrer simultanément des scènes généralement corrélées mais se déroulant en des lieux distants. Ainsi, sous une forme élémentaire, deux personnes qui sont en conversation téléphonique peuvent apparaître sur deux parties de l’écran et le spectateur voit ainsi les expressions de la personne qui parle en même temps que les réactions de son interlocuteur. L’écran divisé sert aussi à montrer des scènes appartenant à un autre couple « espace-temps ». Dans la première version de J’accuse (1919), Abel Gance montre sur la partie supérieure de l’écran les soldats harassés avançant en désordre, tandis qu’on voit dans la partie inférieure le déroulement impeccablement orchestré des fêtes de la Victoire sur les Champs-Élysées.

8 Bien qu’Abel Gance ait très largement utilisé les surimpressions, comme beaucoup de cinéastes de l’époque du muet, il a voulu pour son Napoléon dépasser les limites de cet embryon de montage simultané, horizontal, en créant deux écrans latéraux. Dès lors, le montage acquérait de plein droit une double dimension et devenait, pour employer le terme de Gance, une véritable « orchestration » d’images animées, chaque écran jouant le rôle d’un instrument, selon une métaphore qu’il se plaisait à employer. Les relations des images entre elles ne s’établissaient plus seulement séquentiellement, dans leur continuité temporelle, mais aussi dans la simultanéité, selon une continuité spatiale. Ce qui faisait dire à Gance qu’avec la Polyvision le cinéma entrait dans la quatrième dimension, faisant l’impasse de la troisième dimension qu’il jugeait peu intéressante sur le plan artistique2.

9 La Polyvision est donc à la fois la confrontation simultanée des images entre elles et leur union pour former un immense panorama comme le fera plus tard le Cinérama en utilisant d’ailleurs les mêmes principes techniques. Mais le Cinérama, en refusant l’écran variable, restera un outil bien peu souple, certes idéal pour les effets spectaculaires mais fort mal adapté à la représentation d’espaces limités, de scènes intérieures. Malgré de rares tentatives pour lui faire « raconter des histoires » (en particulier, en 1962, la Conquête de l’Ouest, western de plus de 2 h 1/2 formé de plusieurs épisodes que réalisèrent H. Hathaway, G. Marshall et J. Ford), le Cinérama se consacrera essentiellement à la production de pseudo-documentaires dont les gigantesques cartes postales animées étaient surtout conçues pour susciter chez le spectateur des

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sensations physiologiques fortes. Ainsi le Cinérama restera plus proche parent des attractions foraines que du cinéma proprement dit. Aux sources de la Polyvision 10 Comme je l’ai déjà dit, Abel Gance évoquait toujours la polyphonie pour faire comprendre ce qu’est la Polyvision. Par exemple, dans ce texte daté du 26 novembre 1957 et intitulé « Le Spoutnik du Cinéma : la Polyvision3 » : Je ne saurais trop répéter que la POLYVISION correspond à ce que fut la POLYPHONIE. Au XIVe siècle, celle-ci transforme l’art musical – qui pendant des siècles était resté pétrifié dans l’immobilisme du plain-chant et de la mélodie solitaire. Certes les oreilles jusqu’au moyen âge s’accommodaient encore du seul récit chanté – mais, peu à peu, un appétit auriculaire vint aux auditeurs. Et avec circonspection des tentatives audacieuses permirent d’imbriquer un son à un autre son, puis deux, puis trois, puis vint l’organum à 4 notes, le contrepoint était né et avec lui l’orchestration qui ouvrait dès lors à la musique des portes triomphales. Par le jeu des associations simultanées la Polyvision agira de même – car le cinéma actuel retarde de plusieurs années sur les appétits visuels qui se sont développés d’une façon si grave que les salles peu à peu se vident. […]

11 Cette métaphore possède une incontestable valeur pédagogique, mais elle n’implique pas une filiation musicale directe de la Polyvision. Abel Gance laissait plutôt entendre que les « triptyques-panoramas », puis les triptyques à images inversées (comme vues dans un miroir) étaient nés d’une réflexion purement cinémato- graphique : Quand j’ai fait Napoléon, je me sentais comme quelqu’un dont on a lié les bras et qui voudrait sortir ses bras des liens qui l’entourent. Et je me disais : mais comment pourrais-je présenter ces scènes, que les gens soient assez pris, qu’ils soient assez nombreux, que j’aie un champ immense, parce que plus j’aurai un champ immense, plus les gens devront être loin, et finalement je perdrai par l’éloignement ce que je gagnerai par le nombre, et je n’aurai pas du tout la sensation que je cherche. Et brusquement l’idée m’est venue : mais si j’avais un écran à droite et un écran à gauche, agrandissant mon champ visuel, c’est-à-dire me donnant trois fois la grandeur de l’image, alors je pourrais avoir un écran panoramique de mes soldats, quand j’ai besoin de soldats, qui aurait infiniment plus de puissance que ce que je pourrais avoir en une seule image en les éloignant… Et l’idée m’est venue primitivement de l’écran panoramique qui était en somme le grand écran de Napoléon. Ensuite, au montage, je me suis aperçu que si je montais l’image centrale, où Napoléon réfléchissait à la façon dont il allait diriger sa campagne, et que si je voyais en même temps à gauche ses armées descendant d’une colline par exemple, et que si j’inversais l’image de gauche par rapport à celle de droite, la même image d’armée descendant de cette colline, j’avais comme une architecture mouvante merveilleuse, tandis que lui, au centre, continuait ses rêves de construction de l’Europe d’alors…4

12 Les héritages culturels ne sont pas toujours conscients chez les créateurs et, dans le cas présent, ce qui m’a frappé est le parallélisme de la démarche de Gance et de celle des peintres de retables du XVe siècle (principalement) auxquels on doit tant de diptyques, triptyques et polyptyques. Ces dispositifs jouent en effet sur l’espace-temps mais ils ne sont pas les seuls dans ce cas : les tangkas tibétains, par exemple, présentent généralement des sagas religieuses éclatées en de multiples représentations miniaturisées d’événements distants par les époques et les lieux supposés de leur déroulement. Si Gance se référait toujours à la polyphonie dans ses textes, le mot de « triptyque », qu’il avait d’abord choisi, était une allusion très claire à la peinture. À ma connaissance, il ne développa cette filiation dans aucun des nombreux articles et interviews qu’il consacra à ses triptyques et à la Polyvision5.

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13 L’origine grecque du mot « triptyque » implique un pliage en trois, effectivement réalisé dans les triptyques picturaux. Le repliement des volets latéraux sur le panneau central implique que ceux-ci aient une largeur moitié moindre. Cette contrainte renforce la suprématie que la représentation centrale possède déjà par sa position même, face à l’observateur. Malgré la largeur identique des écrans de la Polyvision, Gance n’a pas remis en cause cette hiérarchie, installant ainsi son invention révolutionnaire dans une continuité culturelle. Il est à noter que l’équilibre généré par la suprématie de la peinture centrale dans les triptyques est fort difficile (sinon impossible ?) à atteindre dans les diptyques, du moins si l’artiste opte pour la dualité de leurs représentations. C’est probablement la raison pour laquelle les diptyques sont beaucoup moins nombreux que les triptyques (ou les polyptyques). De la Sainte Trinité au drapeau tricolore (adopté par un grand nombre de pays), la symbolique ternaire a d’ailleurs fait fortune.

14 Considérons le triptyque « Scènes de la Passion » qui est l’œuvre d’un peintre connu sous le nom du Maître de Delft et date des toutes premières années du XVIe siècle (fig. 1). Trois scènes distinctes y figurent. Le panneau central représente la scène classique de la Crucifixion. Le panneau de gauche relate un événement antérieur à la Crucifixion et situé en un autre lieu : il s’agit de la Présentation au peuple du Christ (portant une couronne d’épines) par Ponce-Pilate (Ecce Homo ou « Voici l’Homme »). Le panneau de droite est la Descente de la croix, événement bien évidemment postérieur à la Crucifixion mais situé dans le même lieu, la colline du Golgotha. Le triptyque concerne donc trois moments successifs de la vie du Christ et deux lieux distincts, articulés autour de la scène centrale de la Crucifixion.

15 En réalité, si nous observons avec davantage d’attention ces trois panneaux, nous nous apercevons que le jeu des temps et des espaces est beaucoup plus complexe. Ceux-ci correspondent non seulement au sujet principal (comme nous venons de le voir) mais aussi à des événements qui lui sont complètement anachroniques. Ainsi, le donateur (c’est-à-dire le commanditaire de l’œuvre) est figuré sur le panneau central sans être, bien évidemment, contemporain du Christ. D’une façon analogue, la tour à l’arrière plan gauche du panneau central appartient à la Nouvelle Église de Delft, terminée en 1496, à la fois anachronique et fort éloignée géographiquement de la colline du Golgotha. Ces chimères spatio-temporelles n’étaient pas rares dans la peinture religieuse où le donateur était souvent représenté ainsi que certains éléments qui lui étaient contemporains. On peut trouver des correspondances chez Gance lorsque celui- ci, dans les triptyques finaux, procède à des surimpressions qui mêlent des éléments hétérogènes par le lieu et/ou l’époque (souvenirs de Brienne, de Joséphine, carte d’Italie évoquant la prochaine campagne, tandis que des colonnes de l’armée avancent dans l’enthousiasme, etc.).

16 Considérons un autre exemple de triptyque : la Vierge et l’enfant avec les Saints et le Donateur, de Hans Memling (probablement 1 470) (fig. 2). Ici nous avons un lieu unique (l’espace des trois panneaux est en effet en continuité) et, semble-t-il, un seul temps. Le panneau central est centré sur l’enfant Jésus vers lequel convergent tous les visages. Au premier plan, à gauche, est représenté agenouillé Sir John Donne de Kidwelly qui reçoit la bénédiction de l’enfant Jésus (le triptyque était une commande de Sir John Donne d’où la désignation de « Triptyque de Donne » également employée). En face de lui, Lady Donne. Les deux panneaux latéraux représentent des espaces en continuité avec l’espace central. Toutefois la nécessité matérielle d’un encadrement de bois portant les

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charnières crée une certaine rupture visuelle (à la différence, bien sûr, des « triptyques-panoramas » du Napoléon qui ne subissent pas cette contrainte) 6. Cette rupture partielle est mise à profit par le peintre dans sa composition : Saint Jean (John)- Baptiste avec l’agneau de Dieu, sur le panneau de gauche, et Saint Jean (John)- l’Évangéliste, sur celui de droite (les saints patrons de Sir John Donne), sont dans des situations quelque peu distanciées par rapport à la scène centrale. Leur visage n’est pas dirigé vers l’enfant Jésus, contrairement à celui de tous les personnages représentés sur le panneau médian. Ils assistent à la scène mais n’y participent pas. Ajoutons, mais cela sort de la confrontation avec la Polyvision gancienne, que les faces extérieures des deux panneaux centraux sont décorés de peintures en trompe-l’œil de statues de deux saints, Christophe et Anthony Abbot. Cette décoration extérieure atteste que le triptyque n’était ouvert que les jours de fête.

17 Comme dans le premier triptyque, une analyse plus approfondie révèle une très grande complexité du traitement de l’espace-temps. L’unité spatio-temporelle du triptyque est en fait une pure construction idéologique du peintre répondant à une intention religieuse. Outre que le donateur n’est pas contemporain de l’enfance du Christ, ses deux saints protecteurs ne pouvaient être, selon la tradition, plus âgés que le fils de Dieu !7 Ajoutons que le paysage à l’arrière plan est celui familier au donateur, non celui de la Galilée qui vit naître le Christ.

18 Les exemples fourmillent dans l’histoire de la peinture occidentale qui expriment des relations spatio-temporelles très variées à la fois entre les trois panneaux des triptyques et à l’intérieur même d’un panneau, entre ses divers éléments. Remarquons que Gance, s’il a souvent mêlé au sein d’un (ou de plusieurs) écran de Napoléon des lieux et des époques différents au moyen de surimpressions, a toujours évité ces procédés dans ses triptyques-panoramas. Sans doute a-t-il voulu que ceux-ci produisent surtout une impression d’immensité et de puissance qu’une sophistication d’écriture, entraînant une lecture moins immédiate, aurait probablement compromise.

19 Il est un autre aspect, moins secondaire qu’il n’y paraît d’abord, qui rapprochent aussi les triptyques de Napoléon des triptyques picturaux aussi bien que des tangkas : les uns et les autres ne sont offerts à la vue qu’en certaines circonstances. On sait que les tangkas sont équipés d’un petit rideau jaune qui en cache les fines représentations et que les volets latéraux des triptyques se replient sur le panneau central pour mettre à l’abri leurs précieuses peintures. Le rideau de scène de la Polyvision dévoilant l’écran médian puis, au moment voulu, les volets latéraux, joue le même rôle, renforçant l’effet de surprise. Le rideau de cinéma, comme celui du théâtre, est, en effet, la fenêtre qu’on ouvre et qu’on ferme sur la vie : il délimite le temps et le champ de la diégèse. Gance y attachait beaucoup d’importance pour la présentation des triptyques de Napoléon : Il faut, à cet instant de l’Armée d’Italie, que deux rideaux s’ouvrent brusquement à droite et à gauche de l’écran, en démasquant deux autres écrans sans solution de continuité. Comme si les trois vannes d’une écluse étaient simultanément ouvertes, va s’engouffrer alors dans le public, le torrent le plus véhément et le plus riche de puissance humaine que l’histoire ait vu se déchaîner.8

20 Durant l’hiver 1956-1957, lorsque Abel Gance et Nelly Kaplan présentèrent au Studio 28 un spectacle de Polyvision intitulé Magirama dont je parlerai plus loin et qui reprenait notamment les triptyques de Napoléon, Philippe Soupault avait, lui aussi, été frappé par la parenté de la Polyvision avec les triptyques picturaux. Dans un article intitulé « Des primitifs italiens au cinéma de l’avenir », on pouvait lire :

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En sortant de ce petit cinéma qui fut jadis glorieux puisque ses anciens directeurs eurent l’audace de présenter, les premiers, des films dont l’importance pour l’histoire du cinéma est aujourd’hui manifeste, je ne pouvais m’empêcher de faire un rapprochement entre les techniques de deux grands artistes dont j’admire profondément et depuis longtemps le génie, l’audace et le courage intellectuel : Paolo UCCELLO et Abel GANCE. Les découvertes de Paolo UCCELLO, son désir éperdu de faire sortir l’art pictural des ornières, son œuvre la plus importante et la plus significative (les trois panneaux de la Bataille de San-Romano), je les comparais aux découvertes d’Abel GANCE, à son désir persévérant de délivrer le cinéma de ses routines et à son œuvre déjà célèbre qu’il a nommée Polyvision.9

21 Ces quelques remarques n’épuisent pas les rapprochements que l’on peut faire avec la peinture. Celle-ci a recherché par des voies diverses les moyens de montrer un sujet sous plusieurs aspects, sous plusieurs angles, à plusieurs époques et dans ses rapports avec d’autres éléments. Outre les triptyques et polyptyques, on pourrait aussi évoquer les collages et le cubisme (dans sa définition originelle) comme tentatives picturales témoignant de préoccupations analogues.

22 Si Gance n’a guère évoqué la peinture dans ses textes, c’est peut-être parce qu’elle ne peut fixer qu’un seul instant (éventuellement plusieurs) et n’a pas, comme le cinéma, la possibilité d’accéder de plein droit à un développement temporel. Elle reste inapte à « fonctionner » dans la durée, dans la continuité. La musique, au contraire, fait entendre les sons à la fois dans leur succession (temps) et dans leur simultanéité (espace) comme le fait la Polyvision avec son montage horizontal et vertical. Une production hors du commun : Napoléon

23 Ce fut Napoléon qui révéla ce nouveau mode d’écriture filmique proposé par Abel Gance, bien que le film ne l’employa que pour certaines séquences seulement. La réalisation de Napoléon fut une épopée de quatre années semée d’embûches qui se poursuivirent au cours de son exploitation. Bien qu’elles aient déjà été relatées, il est utile de les rappeler ici10.

24 Lorsqu’en 1923 Abel Gance, âgé de 33 ans, commençait à écrire le scénario de Napoléon, il était déjà un réalisateur très en vue, considéré comme un des représentants les plus doués de la nouvelle vague du cinéma français. Mater Dolorosa (1917), la Dixième Symphonie (1918), J’accuse (1918) et la Roue (1923) avaient assis sa réputation. Homme du XIXe siècle par son romantisme hugolien, il était aussi un avant-gardiste par ses recherches sur l’écriture cinématographique. La Roue, qui lui avait demandé trois années de travail, annonçait par son montage les travaux des cinéastes soviétiques. Par la représentation humanisée et sublimée d’un des principaux héros du film, la locomotive Pacific Compound, resplendissante de ses bielles et de ses pistons, il annonçait les recherches plastiques de la fin de la période du muet.

25 Par le sens de l’épopée allant jusqu’à la démesure, la Roue menait logiquement son auteur sur la voie de procédés inédits d’écriture à la mesure de son nouveau projet, Napoléon. Cette œuvre devait initialement comporter six films distincts, de 1 500 à 2 000 mètres, couvrant toute l’épopée napoléonienne depuis l’enfance à Brienne jusqu’à Sainte-Hélène. Il ne s’agissait pas d’un serial mais d’un ensemble de films indépendants dont « l’action centrée et indépendante tant du précédent que du suivant assure la possibilité d’exploitation la meilleure puisqu’il ne sera aucunement nécessaire pour être intéressé de voir tous les films du sujet11 ». Gance envisagea même un moment de porter à huit le nombre de films et leur longueur à 2 400 mètres12. Ainsi Napoléon, avec

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une longueur totale de 9 000 à 19 200 mètres, selon les hypothèses, une figuration considérable, des lieux de tournage nombreux et éloignés, était le projet le plus colossal du cinéma français.

26 Une Association en participation devait fournir les sept millions de francs estimés alors nécessaires à la réalisation. Le consortium allemand Stinnes (sidérurgie et industries électriques) s’engageait à en fournir la plus grosse partie, 4,7 millions de francs, par l’intermédiaire des sociétés Westi et Wengeroff Film13. Dans le contrat originel, Gance avait accepté de réaliser le premier film pour le 31 décembre 1924, mais à cette date seuls des tests avaient été réalisés et le tournage ne débuta réellement qu’en janvier 1925 au studio de Billancourt. Gance avait affiché sur les murs du studio une proclamation destinée à galvaniser ses troupes – pardon, ses collaborateurs : Il faut, entendez bien le sens profond que je mets dans ces mots, il faut que ce film nous permette d’entrer définitivement dans le Temple des Arts par la gigantesque porte de l’Histoire. Une angoisse indicible m’étreint à la pensée que ma volonté et le don de ma vie même ne sont rien si vous ne m’apportez pas tous un dévouement de toutes les secondes. Nous allons, grâce à vous, revivre la Révolution et l’Empire. La tâche est inouïe. Il faut retrouver en vous la flamme, la folie, la puissance, la maîtrise et l’abnégation des soldats de l’An II. L’initiative personnelle va compter : je veux sentir en vous contemplant une houle qui puisse emporter toutes les digues du sens critique, de façon que je ne distingue plus, de loin, entre vos cœurs et vos bonnets rouges…14

27 Etc., etc.

28 Quelques mois plus tard, le 25 juin 1925, les difficultés du consortium Stinnes, faisant suite au décès d’Hugo Stinnes en avril 1924, amenèrent Westi et Wengeroff Film à renoncer à leur participation ! Par une lettre en date du 29 août 1925, la gérance du film, assumée par la Société des Films Abel Gance, adressait une lettre de congédiement à 33 collaborateurs. La Société des Films Abel Gance subissait elle aussi les contrecoups de cette déconfiture, puisque sur un capital de 200 000 F, 72 000 F avaient été souscrits par Westi-Wengeroff Films15. Selon Abel Gance, un tiers du film seulement était réalisé (en particulier les scènes de l’enfance de Bonaparte à Brienne, tournées aux studios de Billancourt et à Briançon pour les extérieurs, les scènes de Corse et du départ de Bonaparte pour le continent sur une chaloupe en pleine tempête, la scène de la Marseillaise au Club des Cordeliers). L’avenir de Napoléon devenait incertain. Charles Pathé continuait à soutenir le film sans toutefois lui apporter un financement déterminant : dans une lettre à Abel Gance datée du 29 septembre 1925, il l’autorisait à user de son nom auprès des financiers sollicités. Il ajoutait : « Je ne doute pas un seul instant de votre réussite, pour laquelle je vous apporterai mon concours le plus complet dans la mesure où la chose m’est permise »16.

29 Abel Gance reprit son bâton de pèlerin, en quête d’un partenaire pour remplacer les sociétés du groupe Stinnes. Dans un « rapport financier confidentiel » on lit : Le total du prix de revient du premier film s’élève dès lors à 9 000 000 F . Cinq millions de francs sont déjà dépensés. Les dépenses restant à courir s’élèvent donc à 4 000 000 F. Il reste donc au futur participant qui entrerait dans le groupe, à verser 4 000 000 F. Sur les cinq millions déjà dépensés, le groupe Stinnes a versé 3 700 000 F ; ainsi qu’on le verra dans les conditions de liquidation ci-incluses, le groupe Stinnes perd deux millions sur ces 3 700 000 F. Le reste, soit 1 700 000 F, est payable au prorata après exploitation du premier film.17

30 Ce « futur participant », Gance le trouva après quelques mois de recherche : il s’agissait de la Société Générale de Films qui s’engageait à fournir 8 millions18. Le contrat entrait

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en vigueur le 1er novembre 1925 pour se terminer le 15 octobre 1926, date ultime de remise de la copie de montage19. Le délai ne sera pas tenu, pas plus que la longueur de ce premier épisode commençant avec la jeunesse de Napoléon pour s’achever au départ de la campagne d’Italie. Abel Gance s’engageait en effet à ce que son métrage ne dépasse pas 3 000 mètres ou, à défaut, acceptait que la SGF pratique les coupures nécessaires. Il fera quelque 12 000 mètres dans la version longue (12 800 selon Kevin Brownlow), réduite à plus de 5 000 mètres dans la version présentée à l’Opéra (environ 3 h 1/4) ! Quant au coût de ce premier film, il était passé de 7 à 9 millions, puis à 13 pour finalement atteindre environ 18 millions, si l’on en croit les articles de presse parus lors de sa sortie20. Le contrat ne concernait pas la suite des épisodes de Napoléon, pour lesquels la SGF devait faire connaître à Abel Gance ses intentions dans un délai d’un mois après la sortie du premier film.

31 Comme Abel Gance l’écrivait le 4 novembre 1925 « le navire repart avec une hélice neuve ». À Billancourt, on termina la scène de la tempête sur mer, puis on tourna des plans de la bataille de Toulon, dans la boue des tranchées (le reste de la bataille devant être tourné plus tard sur place).

32 Ce n’est qu’au début de l’année 1926 qu’Abel Gance fit appel à André Debrie pour lui fabriquer un dispositif à trois caméras Parvo synchronisées, permettant d’embrasser ensemble un large panorama. Le 3 février 1926, la maison Debrie lui adresse un devis qu’elle accompagne de sérieuses réserves techniques : [...] Cependant, nous nous faisons un devoir de vous indiquer, dès maintenant, la difficulté que présentera une telle projection au point de vue réalisation, car la juxtaposition des 3 images ne pourra pas être absolument invisible, ou tout au moins, nous ne pouvons pas la garantir. Ainsi, malgré que nous prenons comme projecteurs des appareils Pathé, il est compréhensible que le manque de fixité de chaque appareil, qui est invisible pour une seule projection, sera doublé par le fait d’avoir deux images qui peuvent varier séparément l’une à côté de l’autre. De plus, comme il faut prévoir le retrait de la pellicule qui est une matière élastique, chaque image doit être à la prise de vues, photographiée de telle façon qu’elle recouvre légèrement sa voisine ; des écrans dégradateurs, placés sur les projecteurs, seront réglés pour fondre les deux images l’une sur l’autre de la façon la plus parfaite possible. […]21

33 Le dispositif de prise de vues comprenait trois caméras métalliques Parvo K montées selon un axe vertical sur trois plateaux superposés. Un moteur électrique commandait « les trois appareils ensemble ou séparément, par l’intermédiaire d’un arbre avec embrayages qui engrainera à volonté avec chaque appareil, par l’intermédiaire de pignons fixés à l’arrière de ceux-ci ». La caméra fournissant l’image du milieu était orientable de 10 degrés de chaque côté, tandis que les deux caméras fournissant les images latérales pouvaient pivoter de 10 degrés vers le centre et de 90 degrés vers l’extérieur. Le prix du dispositif était de 35 000F sans les trois caméras qui étaient tarifées 15 000F l’unité. Pour la projection, la maison Debrie proposait de monter sur une table métallique trois projecteurs Pathé complets, commandés par un moteur électrique unique, pour la somme de 35 000F. Le délai de fabrication des dispositifs de prise de vues et de projection était de l’ordre de deux mois et demi à trois mois.

34 Le 15 mai, la SGF faisait savoir à la maison Debrie qu’elle souhaitait faire les premiers essais de prises de vues triples le 25 ou le 26 mai et lui demandait de lui fournir un opérateur pour ces premières séances. La lettre ajoutait :

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Je compte que Monsieur Maurice voudra bien, comme il nous l’a proposé, s’occuper des brevets à prendre pour les trois écrans au nom de Monsieur Gance, car il est indispensable d’être protégé et surtout de ne pas risquer d’être devancé dans cette innovation.22

35 Le brevet fut déposé au nom d’Abel Gance le 20 août 1926 sous le n° 633.415 (« Procédé d’obtention d’effets artistiques dans les projections cinématographiques »)23. En fait ce brevet ne concernait que l’idée de ce qu’Abel Gance appellera plus tard la Polyvision, à l’exclusion de tout dispositif technique précis destiné à la mettre en œuvre. Les deux aspects fondamentaux de la Polyvision y étaient mentionnés : … les images pourront se raccorder exactement, ou bien encore elles pourront être séparées, si l’on veut montrer simultanément plusieurs scènes différentes prises à des instants différents.

36 Les moyens pour parvenir à ce résultat étaient indiqués de la façon la plus vague : À la prise de vues on se servira de plusieurs objectifs ou d’un objectif multiple combiné placés judicieusement dans un ou plusieurs appareils spéciaux ou normaux. Ces objectifs pourront correspondre chacun à une bande de pellicule lesquelles seraient ensuite synchronisées à la projection. Ces objectifs pourront aussi produire simultanément leurs images sur une seule pellicule ayant des dimensions différentes des dimensions standard.

37 Quelques mois plus tard, le 16 octobre 1926, André Debrie déposait un brevet couvrant le dispositif que la maison avait fabriqué pour Abel Gance, sous le n° 636.620 (« Debrie, André Léon Victor Clément – Procédé permettant de prendre simultanément au moyen de plusieurs objectifs une vue cinématographique présentant une certaine étendue »).

38 La réalisation et le dépôt de brevet du triple écran datent donc de 1926, alors qu’Abel Gance avait commencé à préparer le scénario de Napoléon depuis trois ans environ. La fabrication du dispositif et les essais durent être exécutées dans une certaine précipitation. Les prises de vues panoramiques ne furent réalisées qu’à la fin du tournage, dans la scène du départ pour la campagne d’Italie (les autres triptyques ne comportaient pas de panoramas et ne nécessitaient donc pas l’emploi du dispositif à trois caméras couplées). On peut se poser la question de l’époque à laquelle Abel Gance eut véritablement l’idée du triple écran. On serait immédiatement tenté de répondre en 1926 si un texte traduit en anglais et daté du 28 décembre 1926 indiquait une date bien antérieure. On lit dans ce document intitulé « Rapport sur les origines du brevet secret 11.035 déposé en France, Allemagne, Angleterre et Amérique le 20 août 1926 » : En septembre 1922, à propos d’une série de scènes importantes de son film NAPOLÉON, M. Abel Gance écrivait dans son scénario, et sur feuillets séparés pour que cette remarque ne tombe pas sous des yeux intéressés, ce qui suit : Remarque confidentielle – Il y aura deux rideaux cachant deux écrans sur les côtés, et au signal de Bonaparte les 2 rideaux s’ouvriront sur un écran rouge à droite, sur une écran bleu à gauche, pour ensuite, comme si les troupes françaises étaient une immense fresque, voir se dérouler les 3 actions qui n’en formeront plus qu’une sur les 3 écrans confondus en un seul, l’écran blanc conservant le centre de l’action. L’idée principe du double, triple ou quadruple écran était trouvée ; à savoir, l’élargissement du cadre, en permettant à l’œil de voir infiniment plus de choses que sur un écran ordinaire ou la vision de ces mêmes choses à une échelle infiniment plus grande. M. Abel Gance rencontra de vifs obstacles pour la réalisation matérielle de son idée, et des remises successives le renvoyèrent de 1922 à 1925, époque à laquelle il put enfin faire admettre à la Société Générale de Films, où il continuait Napoléon, l’importance et l’envergure de sa conception.

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Après maints échecs de pourparlers, il décida cette Société à examiner à fond sa proposition, et celle-ci fit construire pour M. Gance 3 appareils synchrones de prise de vue, avec des angles calculés, ce qui lui permet de réaliser enfin son projet. […]24.

39 Sous réserve de recherches ultérieures, notamment dans les archives conservées à la BiFi et actuellement inaccessibles, cette thèse paraît bien peu vraisemblable, bien qu’elle ait été reprise beaucoup plus tard par I. Landau dans un article de la Technique Cinématographique25. En admettant que la SGF (et précédemment l’association dominée par la Westi ?) ait reculé devant un procédé audacieux, on ne voit guère pourquoi Abel Gance aurait attendu quatre ans pour en déposer le brevet, au risque de se voir doubler. D’ailleurs il ne semble pas avoir confirmé ailleurs cette indication de 1922, laissant le plus souvent planer un certain flou sur l’époque à laquelle l’idée des triptyques lui était venue. Quant à sa collaboratrice Nelly Kaplan, elle n’hésitera pas à affirmer que Gance n’a conçu les moyens techniques de faire « exploser » l’écran unique qu’en 192626.

40 Au mois d’août 1926, la troupe avait émigré à La Garde (Toulon). Dans le cadre d’une campagne médiatique parfaitement orchestrée par la SGF, les journalistes étaient invités une nouvelle fois à assister au tournage. Ils publièrent nombre de reportages traduisant leur émerveillement devant l’ampleur des moyens mis en œuvre et tinrent ainsi le public en haleine. Le 11 août étaient tournés les premiers triptyques-panoramas du départ pour la campagne d’Italie. Gance, à l’affût des derniers progrès de la technique, réalisait des plans en couleurs par le procédé Keller-Dorian (une bobine, semble-t-il) ainsi qu’en stéréoscopie27. Il renonça toutefois à poursuivre ces expériences qui étaient trop tardives et qui risquaient, pensa-t-il, de flatter l’œil plus que l’esprit et de nuire au rythme du film.

41 De retour à Paris, commença le laborieux montage de quelque 400 000 mètres de rushes ! Puis le 9 octobre 1926 fut signé entre la Société Générale de Films et la Gaumont-Metro-Goldwyn un accord de distribution. La Lœw-Metro-Goldwyn (à laquelle était liée depuis peu la Gaumont) n’accepta de se charger de la distribution aux États- Unis que si on lui accordait aussi la distribution en France, colonies, protectorats, Suisse et Belgique28. Le marché fut conclu pour une somme de près de 9 millions de francs. Le 16 octobre un banquet était organisé à l’hôtel Ritz par la SGF en l’honneur d’Arthur Lœw, fils du puissant Marcus Lœw et directeur général des départements étrangers de la MGM. Celui-ci déclarait dans son allocution : « On a dit que l’Amérique boycottait les films européens : c’est une erreur. […] Un film, de quelque provenance qu’il soit, sera toujours bien accueilli en Amérique dès lors qu’il apportera de fructueuses recettes aux exhibitors29 ». Propos que l’avenir allait cruellement démentir.

42 Des accords de distribution avaient été conclus précédemment avec l’UFA pour l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, la Pologne, la Finlande et, en outre, pour le Danemark, la Suède, la Norvège. Au total les contrats de vente se montaient à un minimum garanti de près de13 millions de francs30.

43 À partir du 1er avril 1927, le prologue du film (la Jeunesse de Bonaparte à l’école de Brienne) fut présenté en complément de programme aux cinémas Madeleine et Gaumont Palace, exploités l’un et l’autre par la Gaumont-Metro-Goldwyn31. Il servit de publicité au film dont la première eut lieu à l’Opéra le jeudi 7 avril en soirée et fut suivie par neuf autres représentations. La version projetée, sous le titre de Napoléon vu par Abel Gance, avait été réduite à un peu plus de 3 h 1/4 (5 600 mètres) et amputée notamment du prologue. Le montage « horizontal » et la Polyvision dans Napoléon

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44 Dans Napoléon vu par Abel Gance, le réalisateur a mis en œuvre tous les procédés plus ou moins classiques pour représenter des événements extérieurs à l’action principale ou surgis de la mémoire. Je n’évoquerai pas les montages alternés, suffisamment familiers pour qu’on ne s’y attarde pas et qui, surtout, n’appartiennent pas à la logique du montage horizontal (ou simultané) comme les triptyques, les surimpressions et les écrans divisés. Gance a utilisé les surimpressions sur une large échelle et avec une grande maestria, y compris dans ses triptyques. Les séquences les plus importantes à cet égard sont celle de la « Double tempête » (à la fin de la version non polyvisée de la séquence, la guillotine apparaît en surimpression sur la Convention ; puis, sur fond de mer déchaînée et de Convention secouée elle-même comme la barque de Bonaparte, les visages en gros plans de Marat, Robespierre, Bonaparte se succèdent dans un ensemble qui devient rapidement inextricable) ; celle de la salle de la Convention déserte que visite Bonaparte avant son départ pour l’armée d’Italie (progressivement apparaissent les spectres des grands leaders de la Révolution qui vont s’adresser à lui) ; celle de la fin du film lorsque Bonaparte, entré en Italie, se trouve sur les hauteurs de Montezemolo (le visage de Joséphine, la silhouette de Bonaparte, la carte d’Italie, des souvenirs de Brienne, le globe terrestre, des troupes, des calculs sur un tableau noir, l’aigle emblématique, des cieux d’orage, des flammes, etc., se succèdent bientôt, sur un, deux ou trois écrans, en surimpressions alternées ou simultanées, à un rythme de plus en plus effréné) (fig. 3). Abel Gance s’était vanté d’avoir superposé jusqu’à 16 images ! Il considérait que ces images multiples restaient présentes lors même qu’on ne parvenait plus à les distinguer et jouaient leur rôle, à la façon d’un instrument de l’orchestre que l’oreille ne perçoit pas individuellement mais qui participe au son d’ensemble. On est alors proche du concept d’images subliminales. En réalité, Gance s’est largement appuyé sur la mémoire du spectateur : les surimpressions étaient la répétition d’images déjà vues auparavant, donc plus faciles à identifier que des images nouvelles, et leurs apparitions à l’écran, en particulier à la fin du film, étaient d’autant plus brèves qu’elles avaient été souvent répétées.

45 Les écrans divisés ont été peu utilisés dans Napoléon vu par Abel Gance. On en trouve dans deux passages. Dans l’épisode de la bataille d’oreillers, au dortoir de l’école de Brienne, l’écran est divisé en quatre, puis en neuf images horizontales différentes. Le procédé suggère ici la confusion de cette bataille enfantine. Dans un autre épisode, lors de la bataille de Toulon, après la prise de la dernière redoute anglaise et la séquence des tambours, l’écran est divisé à plusieurs reprises en trois bandes verticales. Au milieu se trouve Bonaparte debout et sur les côtés des soldats qui s’affairent sous une pluie diluvienne. Dans ce dernier cas, l’effet est le même, mais avec beaucoup moins de puissance, que lorsque Bonaparte, sur l’écran central du triptyque, harangue ses soldats présents sur les écrans latéraux. La parenté des deux procédés est ici directe.

46 Les triptyques sont, de toute évidence, l’apport le plus significatif de Gance au cinéma et il est impensable d’évoquer Napoléon sans leur consacrer une large place. Malheureusement, une grande partie du public ne vit le film que dans une version pour écran unique, comme nous le préciserons plus loin. De plus, les triptyques n’interviennent dans l’œuvre que de façon assez limitée : pendant environ 1/7 du film (version de l’Opéra) selon Gance32. Sans doute la disponibilité tardive du système spécial de prise de vues y a-t-elle été pour quelque chose mais, de toute façon, Gance n’avait jamais considéré que les triptyques dussent constituer la totalité d’un film, que ce soit sous forme de trois images distinctes ou de trois images raccordées en une seule

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(« triptyques-panoramas »). L’écran unique traditionnel lui paraissait tout aussi nécessaire que l’écran multiple ou l’écran panoramique pour satisfaire les besoins du scénario. Dans la version précitée, les triptyques intervenaient deux fois. La première dans la séquence de la « Double tempête », offrant en simultanéité les désordres de la Convention et la lutte acharnée de Bonaparte contre la Méditerranée déchaînée33. La seconde fois dans la séquence finale du départ pour la Campagne d’Italie (fig. 4) qui seule comportait des triptyques-panoramas, en particulier la vision somptueuse du camp d’Albenga reconstitué dans les carrières de La Garde, près de Toulon (fig. 5).

47 Gance avait effectué un montage sur trois écrans de la scène du « Bal des victimes ». Le résultat l’avait pleinement satisfait sur le plan artistique mais, craignant qu’il diminue l’impact des triptyques finaux, il y renonça peu de temps avant la présentation à l’Opéra34. La mise au point du montage se déroula d’ailleurs dans la fièvre et l’accompagnement musical en souffrit beaucoup. Honegger, en particulier, n’eut le temps de composer qu’une partie de la partition prévue (les thèmes de Napoléon et de Violine ainsi que l’orchestration du Chant du départ).

48 Techniquement, les trois projecteurs synchronisés étaient installés à l’Opéra sur un même plan horizontal (à la différence des caméras qui avaient été disposées selon un axe vertical) et étaient très proches les uns des autres. Les axes optiques de ces trois appareils ne se croisaient pas. De ce fait, il était difficile de projeter sur un écran fortement concave comme ceux utilisés plus tard par le Cinérama et le Kinopanorama où le projecteur de gauche projetait à droite et celui de droite à gauche. Au demeurant, Gance ne semble d’ailleurs pas avoir envisagé d’envelopper ses spectateurs avec un tel écran et celui de l’Opéra était complètement plat. L’accueil réservé par la critique à Napoléon vu par Abel Gance

49 Abel Gance comptait envoûter littéralement son public, comme Napoléon le fit à l’égard de ses soldats, et balayer ainsi toutes les critiques qu’on aurait pu porter à son œuvre. Il avait écrit en effet : Pour la première fois au cinéma le public ne devra pas être spectateur comme il l’a été jusqu’à présent, ce qui lui laissait la faculté de résistance et de critique. Il devra être acteur comme il l’est dans la vie, et au même titre que les acteurs du drame. Le propre de ma technique devra opérer cette transformation psychologique et le public devra se battre avec les soldats, souffrir avec les blessés, commander avec les chefs, fuir avec les vaincus, haïr, aimer. Il devra s’incorporer au drame visuel comme les Athéniens aux tragédies d’Eschyle – et si complètement que la suggestion étant collective – il ne formera plus qu’une seule âme, qu’un seul cœur, qu’un seul esprit.35

50 Une telle disposition d’esprit, quoique s’appliquant seulement à un film, n’est pas sans susciter des craintes : comment ne pas songer à tous les dictateurs de l’Histoire qui voulaient eux aussi que leur peuple ne forme « qu’une seule âme, qu’un seul cœur, qu’un seul esprit » ! Dans le même texte on peut lire aussi : La critique peut élever ses plus hautes barrières, les chevaux de l’enthousiasme collectif sauront les renverser sans efforts si j’amène tous mes publics à jouer littéralement dans mes drames.

51 La magie gancienne parvint-elle à emporter l’adhésion du public et des critiques ? La première à l’Opéra, le jeudi 7 avril en soirée, sur un écran géant de 15,3 m de large sur 3,85 m de hauteur, fut effectivement un immense succès, le public, debout, acclamant Abel Gance qui dut venir saluer36. Les représentations suivantes (il y en eut dix en tout, durant les mois d’avril et de mai) confirmèrent cet accueil et Napoléon vu par Abel Gance

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écrasa par ses recettes les deux films précédemment présentés en ce lieu prestigieux : le Miracle des loups, de Raymond Bernard (1924) et Salammbô de Pierre Marodon (1926). La plupart des journalistes qui avaient écrit leur compte rendu dans le feu de l’enthousiasme formulaient peu de réserves. Mais ceux qui s’étaient donné le temps de la réflexion furent plus critiques. Comme l’écrivait Jean Prévost dans les Nouvelles littéraires, « le spectateur, même celui qui a été transporté d’admiration, lorsqu’il a rassemblé ses souvenirs, ne peut pas accepter l’incohérence, les puérilités, les aberrations du scénario »37. Il y eut alors des couacs dans le concert de louanges. On critiqua notamment le manque de fluidité du récit, l’accompagnement musical qualifié parfois de « cacophonie », les libertés prises avec l’Histoire, la vision négative de la Révolution française, la célébration débridée du mythe du chef38.

52 Si l’unanimité de la critique ne se fit pas sur le fond, en revanche le triple écran rallia la presque totalité des suffrages. J.-L. Croze laissait éclater son enthousiasme dans Comœdia du 9 avril : Pour la première fois, nous avons vu le triple écran qui était attendu avec curiosité. Le souffle, l’ampleur épique de cette invention technique n’avaient jamais été atteints. Toutes les scènes ayant trait à la bataille de Toulon, à la Révolution, à l’ouverture de la campagne d’Italie ont pu, grâce à ce procédé, atteindre l’impression désirable qu’on n’aurait pas supporté d’être médiocre. Quel effet ! Quelle portée !

53 Même enthousiasme chez Jean Moncla, dans la Volonté du même jour : Les trois écrans déployés sur quoi s’inscrivent en une fresque inoubliable le choc des batailles et la rumeur des camps, où se confondent en un même tourbillon la houle méditerranéenne et la tempête des fureurs politiques, et la vue des Cordeliers dont les voûtes retentissent des rugissements du lion populaire enivré par le chant révolutionnaire, transporteront le spectateur le plus blasé hors de lui-même en dépit de certaines redites.

54 Appréciation identique dans le premier numéro de la revue Cinéma du 25 avril : Nous donnerions tous les films du monde pour deux choses d’ailleurs multiples : la réalisation en triptyque et les incomparables tableaux de nature qui parent la première partie de Napoléon. On a tout dit sur la technicité du triple écran synchronisant avec une rigueur mathématique trois prises de vues juxtaposées. L’effet, dans le cadre immense de l’Opéra, fut formidable. Nous avons vu, grâce à une combinaison très ingénieuse de vues séparées et de surimpressions, la Convention ballottée par les flots orageux des passions révolutionnaires cependant que Bonaparte, seul sur sa barque symbolique et fuyant son ingrate patrie, venait se mettre au service de la France.

55 Jean Tedesco fut également convaincu par les triptyques, en particulier ceux de la « Double Tempête », aujourd’hui disparus : Ce morceau gigantesque qui termine la première partie de Napoléon [avant l’entracte, lors des représentations à l’Opéra], nous offre déjà un grand nombre de combinaisons nouvelles appliquées à l’écran multiple, nous entraîne véritablement bien au-dessus des problèmes actuels du cinéma ; il en jaillit une forme saisissante du symbolisme direct, pour ainsi dire réaliste.39

56 Même enthousiasme sans partage chez Antoine : L’événement de la semaine, et il est considérable, c’est Napoléon, qui a triomphé lors de sa présentation à l’Opéra. C’est que cette œuvre nous apporte, à mon sens, beaucoup plus que des beautés déjà vues en d’autres grands films ; l’expérience triomphale de ce triple écran élargit magnifiquement les possibilités du cinéma. La vaste scène de l’Opéra nous est subitement apparue peuplée d’une foule grouillante,

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de milliers d’hommes manœuvrant et combattant dans le grandiose paysage d’un champ de bataille, prodigieux spectacle, annonçant, je le crois, la fin de la mise en scène théâtrale. À moins que, grâce à d’autres trouvailles, que l’on peut espérer après celles-ci, le théâtre et le cinéma n’arrivent quelque jour à collaborer étroitement.40

57 André Lang, dans un article déjà cité, voyait dans le triple écran un acquis historique du cinéma : L’idée des trois écrans et le parti qu’il a tiré de cette trouvaille, sans avoir pu l’expérimenter auparavant, est une de ces idées-forces auxquelles le progrès cinématographique devra son ascension tranquille.41

58 Émile Vuillermoz soulignait « comme une grande victoire de l’écriture cinégraphique son invention du triple écran. » dans Cinémagazine du 25 novembre 1927. Il ajoutait à cet égard : Ce qu’il en a tiré dans Napoléon n’est encore qu’une indication de précurseur. Les appareils ont été mis au point trop tard pour lui permettre d’utiliser ce procédé aussi librement qu’il l’aurait souhaité. Mais nous en voyons assez dans ce film pour comprendre que la preuve est faite. Il y a là un élément de polyphonie et de polyrythmie extrêmement précieux qui peut modifier de fond en comble notre conception traditionnelle de l’harmonie visuelle. […] La triple répétition du même motif à l’unisson n’en est pas la plus heureuse [utilisation].

59 Le New York Herald du 11 avril était également très élogieux tout en émettant aussi quelques réserves sur la répétition d’images identiques, inversée ou non : L’utilisation du triple écran offre des possibilités infinies au cinéma. M. Abel Gance l’utilise pour montrer tour à tour Napoléon dans un secteur de l’image, tandis que dans un autre apparaît le visage de Joséphine en surimpression, et que, sur un troisième, nous voyons l’armée marchant vers la victoire. Vers la fin du film, pendant la campagne d’Italie, une vue de l’armée en marche apparaît sur l’écran central, pendant que les écrans latéraux montrent la même image inversée. Ce procédé, qui donne une forte impression, semble toutefois devoir être évité dans certains cas, comme lorsqu’il nous montre en même temps deux Napoléon et deux soleils…

60 Gance tenait beaucoup à l’effet de symétrie des images projetées sur les écrans latéraux puisqu’il réutilisa le même procédé en 1956 dans son spectacle Magirama. Il ne s’en expliqua jamais très clairement, ressentant sans doute intuitivement plutôt qu’intellectuellement l’intérêt du procédé : Les possibilités de la polyvision sont innombrables, parmi celles-ci les inversions d’images répondent à ce que la rime est dans la poésie. La structure architecturale des inversions correspond également à l’ordonnancement des colonnes dans un temple grec. L’esprit qui souffle où il veut aime s’abriter dans une construction visuelle équilibrée qui jette un pont entre la réalité du dehors et l’abstraction du dedans. Les inversions d’images ont ce magique pouvoir de ramener à une arithmétique transcendantale les vagues de poésie qui baignent nécessairement toute œuvre d’art.42

61 Plus tard il dira : L’image de droite était inversée par rapport à l’image de gauche. Vous avez une absorption par l’image centrale de quantités de forces humaines qui donnent à l’image centrale un essor incroyable.43

62 Ces images inversées enchâssent en effet l’image centrale dans une composition symétrique, par principe rigoureusement « équilibrée ». Elles ramènent infailliblement le regard du spectateur vers cette image centrale dont la puissance suggestive se trouve ainsi portée à son paroxysme. C’est une construction graphique, aux intentions

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esthétiques et poétiques, que n’auraient sans doute pas reniée les partisans de « l’image pure » mais qui pouvait rebuter certains critiques, habitués aux représentations visuellement réalistes du cinéma. Je me souviens moi-même, encore adolescent, de ma perplexité en sortant du Studio 28, durant l’hiver 1956-1957, après avoir vu ces étranges triptyques aux images inversées dans le spectacle intitulé Magirama (voir ci- après). Il est vrai que j’étais encore sous le choc tout récent et quasi physiologique du premier spectacle du Cinérama, Place au Cinérama, qui m’avait mal préparé à des mets plus raffinés. Pourtant le redoublement de l’image de Bonaparte, critiqué par le journaliste du New York Herald, n’exprimait-il pas l’omniprésence du futur empereur et n’était-il pas fort éloigné d’un jeu visuel gratuit ?

63 Gance, et là est le malentendu, se refusait au naturalisme, au vérisme. Comme le soulignait le critique du Petit Parisien, Bonaparte, fuyant la Corse et se jetant dans une barque, n’eut pas été très loin en déployant en guise de voile le drapeau tricolore qu’il avait caché sous son habit, d’autant que la mer était bientôt démontée44. Qu’importe ! Cette scène, mêlée aux images de la tempête humaine déferlant sur la Convention, possédait une considérable force symbolique. Et ce critique de souligner avec pertinence : « Parfois, ce sont des idées de poète, et chicane-t-on un poète sur la vraisemblance de ses suggestions ? » De même les images latérales inversées, bafouant tout réalisme élémentaire, eussent été un simple « procédé » si Gance ne les avait mises au service de son propos. Elles étaient si bien intégrées au film qu’elles ne firent qu’exceptionnellement l’objet de critiques. Lorsqu’il s’agissait de foules denses ou d’éléments plus ou moins répétitifs couvrant les trois écrans, les spectateurs croyaient généralement voir une image unique là où il y avait en fait trois images identiques, avec inversion de l’image centrale45.

64 Les triptyques, sous leurs diverses formes, reçurent donc un accueil presque unanimement enthousiaste. On trouve tout de même un détracteur convaincu en la personne du journaliste Jean Prévost (les Nouvelles littéraires, 21 mai 1927) : Je ne sais trop si cette innovation, qui surprend par l’ampleur de ses effets matériels, pourra devenir pratique, être adoptée partout. Mais il faut distinguer entre les deux emplois qu’en fait Gance. Le triptyque, chacun des trois écrans montrant un objet différent, fatigue non les yeux, mais l’esprit. Je vois bien que Gance a voulu adapter un effet de la peinture. Mais devant trois tableaux formant triptyque, nous regardons d’abord chacun de près, séparément, puis nous reculons pour saisir l’effet d’ensemble. Le cinéma qui ne nous laisse pas de loisir pour revenir sur les images, n’admet pas bien cet effet : les surimpressions, dont M. Gance use merveilleusement, tendent mieux au même but, et sont plus faciles à combiner avec l’action principale. Quant à la fresque qui fait collaborer les 3 écrans à une même action, l’effet en est puissant, mais il vaudrait mieux garder un écran unique en agrandissant l’image de façon à lui faire prendre tout le rideau. En effet, l’écran, pour ne pas déformer les objets, ne doit pas être plat comme un rideau, mais adopter une courbure adaptée à celle des lentilles du projecteur, ce qui empêche ainsi des images juxtaposées.46

65 Les réserves d’ordre technique sur le triple écran furent encore plus exceptionnelles. La réalisation technique des « panoramas » était pourtant loin d’être satisfaisante. L’éclairement des trois écrans n’était pas toujours homogène, soit à cause de différences de densité dues au tirage des copies, soit du fait du réglage toujours délicat des arcs électriques dans les trois lanternes. Plus graves étaient les imperfections dans les raccords entre les trois images. On se souvient que la maison Debrie avait prévu « que le manque de fixité de chaque appareil, qui est invisible pour une seule

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projection, sera doublé par le fait d’avoir deux images qui peuvent varier séparément l’une à côté de l’autre. » Mais une autre cause que n’avait pas évoquée la maison Debrie découlait de la disposition même des trois caméras disposées verticalement et insuffisamment proches les unes des autres. La parallaxe verticale, négligeable sur des vues lointaines, devenait extrêmement gênante lorsque, par exemple, des soldats ou des cavaliers passaient au premier plan d’un écran à l’autre : ils paraissaient alors sauter deux marches ! De même lorsque l’aigle en gros plan déployait ses ailes sur l’ensemble des trois écrans, celles-ci ne se raccordaient pas. Gance s’en était aperçu et avait demandé, lors de l’exploitation du film au Marivaux, que l’on procède à un rattrapage manuel lors de la projection en modifiant à ce moment-là le cadrage : Les triptyques ne sont pas assez surveillés. Les titres sur les trois écrans ne sont pas rattrapés à temps ; notamment en ce qui concerne l’aigle il est très facile d’élever un tout petit peu le cadre à droite et à gauche lorsque la scène arrive, ce qui éviterait ce décalage de l’image. […] Je pense qu’il faudrait une personne exprès, comme à l’Opéra, qui ne ferait que surveiller le triptyque…

66 … écrivait-il dans une note du 24 novembre 192747. En réalité, les trois images ayant été prises avec une perspective légèrement différente, leur raccordement parfait était impossible pour des plans rapprochés. Heureusement, l’effet produit par les triptyques- panoramas était tellement saisissant que les spectateurs ne remarquaient généralement pas ces défauts ou les oubliaient. Ce problème de parallaxe verticale justifia de la part d’André Debrie une addition qu’il déposa en 1928 à son brevet de 192648. Tout en maintenant les trois caméras superposées, Debrie avait conçu un dispositif comprenant notamment deux miroirs qui, placés au niveau de l’objectif de la caméra médiane, renvoyaient les parties droite et gauche du champ sur les deux autres caméras (fig. 6).

67 Quelques critiques déclarèrent que Gance n’avait rien inventé avec sa triple projection puisque Raoul Grimoin-Sanson avait, disaient-ils, projeté des images animées sur un écran circulaire dès 1900, lors de l’Exposition universelle49. Certes R.G.-S. avait fait breveter un dispositif constitué par dix appareils de prise de vues et de projection montés en étoile et avait fait construire un pavillon dans l’Exposition pour présenter au public les films qu’il avait réalisés. Mais, contrairement à ce que son inventeur avait affirmé dans ses mémoires50, il n’y eut aucune représentation publique car la technique de l’époque ne permettait pas, semble-t-il, une synchronisation convenable des dix projecteurs51. Au demeurant, même si R. G.-S. avait réussi à faire fonctionner son Cinéorama, ce type de dispositif relevait davantage de l’attraction foraine que de l’art cinématographique (le Circarama de , présenté par Walt Disney à l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958, basé sur un principe de base analogue au Cinéorama, est venu le confirmer). Ces « attractions » sont à mille lieux des possibilités sophistiquées et variées d’écriture cinématographique permises par l’invention d’Abel Gance. L’exploitation chaotique de Napoléon vu par Abel Gance

68 Les 9 et 10 mai 1927, une version « intégrale », malheureusement sans les triptyques, fut présentée aux exploitants et aux critiques en deux demi-journées au cinéma Apollo52. Malgré l’absence du triple écran, la critique quasi unanime jugea cette version longue beaucoup plus homogène, beaucoup plus fluide que la version abrégée de l’Opéra dont les différentes parties paraissaient peu liées entre elles. Les rôles

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secondaires étaient aussi plus fouillés, moins simplistes. On lit, par exemple, dans Cinémagazine du 20 mai 1927 : Ainsi, plus complet, plus dense, plus architecturé, le film de Gance offre non seulement plus d’intérêt à la curiosité historique du spectateur, mais croît aussi en puissance émotive. Il y a plus de cohésion entre les parties, les passages de paroxysmes sont mieux amenés par des crescendos dramatiques logiquement progressifs, l’ensemble s’harmonise et se construit pour constituer, sinon le chef- d’œuvre – peut-on déjà parler de chef-d’œuvre ? – du moins l’œuvre la plus puissante et la plus foncièrement novatrice que le cinéma nous ait jamais donnée.53 69 Le critique du Soir (21 mai 1927) fait exception qui écrit, après s’être rendu à l’Apollo : « Quand cet animateur cinégraphique de grand talent cessera d’être un poète trop bavard – il le fut déjà dans la Roue –, nous aurons en lui le premier metteur en scène français de l’écran ».

70 Sans doute eut-il été logique que Napoléon vu par Abel Gance sortit en exclusivité au cinéma Madeleine, fleuron des cinémas d’exclusivité Gaumont-Metro-Goldwyn à Paris, peu de temps après les séances prestigieuses de l’Opéra afin de bénéficier de leur impact médiatique. Compte tenu de la proximité de l’été, période peu favorable au cinéma, sa programmation au Madeleine avait été annoncée pour septembre54. Il n’en fut rien. « Que devient Napoléon ? » demandait Antoine dans le Journal du 8 septembre. La MGM exploitait alors une superproduction au budget faramineux, Ben-Hur de Fred Niblo, avec Ramon Navarro, qui occupait l’écran du Madeleine depuis le 29 avril 1927 et ne le quitta que le 18 septembre 1928 (16 mois et demi d’exclusivité !). Il n’y avait donc pas de place pour Napoléon et celui-ci dut attendre l’hospitalité d’une autre salle. Les aimables paroles de d’Arthur Lœw, lors de la signature du contrat de distribution, étaient déjà bien loin. Le film sortit finalement en première exclusivité le 18 novembre 1927 à la salle Marivaux où il resta deux mois55. Peut-être la présence dans les salles d’exclusivité parisiennes de trois autres films colossaux lui porta-t-elle préjudice (Metropolis à l’Impérial, le Roi des Rois au Théâtre des Champs-Élysées, Ben-Hur au cinéma Madeleine). La version projetée était celle de l’Opéra quelque peu modifiée par Gance lui-même (le prologue de l’enfance à Brienne avait notamment été remis en place) et exploitée en deux parties, avec les triptyques (fig. 7)56.

71 Abel Gance ne restait pas inactif. Il avait pris contact avec Jean-Placide Mauclaire qui préparait l’ouverture d’un cinéma « d’avant-garde » sur la butte Montmartre dont l’enseigne allait porter le millésime de sa création : le Studio 2857. Le 6 décembre 1927, il avait signé avec lui un contrat qui stipulait que « M. Mauclaire est disposé à équiper la salle pour la projection sur trois écrans, selon l’invention de M. Abel Gance ici dénommée “triptyques” » et à programmer les triptyques que Gance lui proposerait, les frais de tirage des copies étant à la charge du Studio 2858. Mauclaire passait aussi un accord de coopération amicale avec le Vieux Colombier, dirigé par Jean Tedesco. Après plusieurs reports, la salle était enfin inaugurée le 10 février 1928. Le programme comportait Autour de Napoléon, un documentaire de 1 605 mètres réalisé par Abel Gance sur le tournage de son film59, Marine, Danse, Galop, essais « tripartites » par Abel Gance qui n’étaient autres que trois montages en triptyques d’éléments de Napoléon, des projections de lanterne magique « avec bonimenteur » et, comme long métrage, l’excellent Lit et sofa, plus communément connu sous le nom de Trois dans un sous-sol, du soviétique Abram Room. L’accompagnement musical était assuré par un Pleyela électrique et une table de deux phonographes. Dans une lettre à Abel Gance, son ami Élie Faure lui écrivait :

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Votre grande marine sur trois écrans est étonnante. Les trois photos identiques, dont l’une est inversée, produisent l’effet le plus grandiose. Je ne crois pas qu’on ait trouvé, dans l’ordre rythmique, quelque chose de plus fort. Pour les foules et la mer – et vous êtes le poète des foules et des mers – on pourra tirer de votre invention un parti extraordinaire, je dis « invention », je devrais dire découverte. Car plus je vois, plus je crois que l’homme n’invente rien.60

72 À la mi-avril, le second programme du Studio 28 comprenait, outre un film suédois, Kate, et le premier film chinois projeté en France, la Rose de Pu Chui, un court métrage hollandais (Au Royaume des cristaux) remonté en triptyques par Abel Gance sous le nom de Cristallisation.

73 Il fallut attendre deux mois après le passage à la salle Marivaux, pour voir réapparaître Napoléon vu par Abel Gance sur un écran parisien, celui du Gaumont Palace. Le film était présenté en deux parties : « De Brienne à Toulon » (23 mars au 6 avril 1928) et « Vers la gloire » (6 au 20 avril). La direction de l’établissement avait indiqué sur ses programmes : « Albert Dieudonné […] paraîtra personnellement à chaque représentation ». Le film possédait bien ses triptyques, mais la rédaction des intertitres et le montage avaient été modifiés par la GMG à l’insu d’Abel Gance. C’est ainsi que, selon René Jeanne, on y voyait un Bonaparte en uniforme de général avant le siège de Toulon (alors qu’il n’était encore que lieutenant) et que des personnages inconnus apparaissaient brutalement dont le spectateur aurait dû faire la connaissance auparavant si certaines scènes n’avaient été supprimées61. L’Union des Artistes dramatiques, lyriques, cinématographiques déclarait le 7 avril que « ces changements divers sont de nature à porter un préjudice aux artistes intéressés dans ce film, présenté d’une façon normale sous la garantie de l’auteur62 ». Antoine écrivait : En dépit de toutes les précautions prises dans son contrat par Abel Gance, la bande a été invraisemblablement mutilée jusqu’à devenir, selon l’expression même du jeune maître « une véritable parodie de son œuvre ». On connaît déjà l’importance et la gravité de cette question par les nombreuses protestations des metteurs en scène français et M. Abel Gance annonce l’intention de demander à Qui de Droit de la régler définitivement.63

74 Une ordonnance de référé rendue le 3 juillet faisait état d’un engagement formel du distributeur de rétablir intégralement la version longue de Napoléon et confirmait qu’» aucune interprétation du contrat ne donne droit à la Metro Goldwyn de faire des coupures ou des mutilations susceptibles de dénaturer l’œuvre et la pensée de l’auteur »64. Mais ce ne fut qu’une victoire à la Pyrrhus : les déboires de Napoléon ne faisaient que commencer et le film devait connaître encore de nombreuses versions qui allaient le dénaturer de plus en plus.

75 Après une nouvelle et longue absence (5 mois), Napoléon revenait le 28 septembre 1928 sur les écrans parisiens, cette fois en exploitation générale. Le film avait été découpé en trois « époques ». Première époque : l’École de Brienne, le Club des Cordeliers, le Retour en Corse, la Convention. Deuxième époque : le Siège de Toulon, l’Assassinat de Marat, Thermidor, le Général en chef. Troisième époque : le Bal des Victimes, le Temple de l’Idole, Sur la route d’Italie, l’Armée en guenilles, les Mendiants de la gloire. Quatre vagues principales de salles se sont succédé pour passer successivement, semaine après semaine, ces trois périodes65. L’essentiel de l’exploitation s’était étendu ainsi jusqu’au 2 novembre. Après le 7 décembre, Napoléon avait complètement disparu des écrans parisiens (néanmoins quelques rares salles allaient le reprendre occasionnellement au début de l’année suivante).

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76 En province, hormis dans quelques rares grandes villes, Napoléon fut exploité sans les triptyques.

77 À l’étranger les résultats furent fort inégaux. Le film fut présenté avec succès le 11 octobre 1927 à l’UFA Palast am Zoo de Berlin, avec les triptyques, et fit une assez belle carrière en Allemagne et dans les « empires centraux ». Sur la lancée, Gance proposa à l’UFA d’ouvrir un cinéma sur les Champs-Élysées et de créer un organisme de défense du cinéma occidental contre la cinématographie américaine qui serait basé à Genève et aurait le soutien de la Société des Nations66. Le projet n’eut pas de suite.

78 En Angleterre, Napoléon fut présenté au cinéma Tivoli de Londres le 28 juin 1928 par la société Jury-Metro-Goldwin. Selon Émile Vuillermoz, « les coupures, les modifications, les interpolations et les interversions auxquelles s’est livrée la société d’exploitation sont, affirme Abel Gance, plus inadmissibles encore qu’en France »67. Les triptyques n’ont pas été supprimés mais projetés sur une surface réduite : Au moment où l’on va projeter les scènes triptyques, un rideau vert est abaissé à environ 7 ou 8 mètres en avant de l’écran ordinaire. Sur ce rideau vert est placé un écran blanc, de hauteur environ moitié moindre que l’écran ordinaire et de largeur à peu près triple.68

79 Pour le changement d’écran, la projection devait être interrompue quelques instants, ce qui rompait le rythme du film, et l’effet d’élargissement que les triptyques auraient dû produire était considérablement affaibli, sinon supprimé. L’exploitation en Angleterre fut très limitée. La société distributrice en était-elle le principal responsable ou le public anglais jugeait-il que le film faisait la part trop belle au grand ennemi d’antan ?

80 Aux États-Unis où le Chanteur de jazz produit par la Warner Bros remportait un gros succès, la MGM n’avait aucunement l’intention de déployer de gros efforts pour assurer le succès de Napoléon. Il était hors de question que les salles, qui s’équipaient alors pour le Vitaphone, transforment leur cabine pour projeter un film utilisant un procédé dont l’avenir était des plus incertains. La MGM remonta et mutila Napoléon afin qu’il puisse être projeté en une seule séance et les triptyques furent réduits optiquement pour tenir dans la largeur d’un film 35 mm ! L’accueil de la critique fut très défavorable et les recettes des plus médiocres69. Espoirs déçus et nouvelles tribulations de Napoléon La méfiance de l’esprit est telle que les prophètes ne sont pas écoutés. Il faut que les canons et les mitrailleuses tirent [sur] les hommes pour qu’ils croient à la poudre. N’aurai-je pas même destinée ? Je ne le pense car je trouverai les fissures pour entrer chez les thermites [sic] mes frères, et j’allumerai à l’intérieur un incendie dont ils parleront longtemps.

81 … avait écrit Abel Gance dans ses carnets, en mars 192870. Ferme espoir qui allait s’effriter au cours de plusieurs décennies de combat acharné pendant lesquelles il dût pratiquer sans cesse cette maxime de Guillaume d’Orange qu’il se plaisait à citer : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer71 ».

82 À la fin du mois d’août 1927, Gance était parti dans le Var pour préparer le scénario de De Waterloo à Saint-Hélène. Les vicissitudes de l’exploitation de Napoléon lui enlevèrent bientôt tout espoir de réaliser l’ensemble des films initialement prévus et il vendit son scénario Saint-Hélène à Lupu Pick (en janvier 1930 le Napoléon à Sainte-Hélène du réalisateur allemand, avec Werner Krauss dans le rôle-titre, paraissait sur l’écran du Gaumont Palace).

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83 Abel Gance avait envisagé en 1927 de fonder avec la Société Debrie une société anonyme pour l’exploitation de leurs brevets respectifs concernant la triple projection sous le nom de « Le Triptyque » mais il ne semble pas que le projet ait eu une suite72. Au courant des dernières techniques de reproduction du son au cinéma, il entrevit immédiatement ce que pourrait apporter à sa technique de triple écran la spatialisation du son qu’il nommera plus tard « perspective sonore » et qui, développée par d’autres, deviendra la « stéréophonie ». En août 1929, à l’aube du cinéma sonore, il écrivait prophétiquement dans une demande de brevet : […] Conformément à la présente invention, au lieu d’un seul enregistrement sonore, on en utilise plusieurs pour la représentation. Ces divers enregistrements sonores permettent de réaliser toutes sortes de combinaisons. Ils peuvent être identiques les uns aux autres et se dérouler simultanément ce qui renforcera simplement, d’une manière temporaire, les sons produits. Ils peuvent être identiques et décalés les uns par rapport aux autres, de sorte que le spectateur pourra à la fois entendre des bruits, des musiques, des voix venues de différents points de l’espace, ou même de lieux extrêmement éloignés, tels qu’en réalité il ne pourrait les percevoir ensemble, ce qui lui procurera une sensation extraordinaire d’ubiquité et d’élargissement de la perception. Bien entendu un ou plusieurs de ces enregistrements sonores pourront être discontinus de sorte qu’ils interviennent à certains moments, ce qui ajoute encore à la représentation une nouvelle cause de variété. […] La multiplicité des enregistrements sonores peut évidemment être employée en combinaison avec la représentation visuelle d’un film unique. Cependant, le maximum d’effet sera obtenu en le combinant à la multiplicité des projections visuelles, telle que l’inventeur, par exemple, l’a pratiquée en faisant accompagner l’image centrale, produite par un film visuel normal, d’images d’encadrement prolongeant temporairement l’image centrale ou l’accompagnant selon les exigences du scénario. Chacune des séries d’images pourra être accompagnée des bruits qui lui sont propres, sans que cependant cela soit indispensable, le procédé conforme à la présente invention présentant une souplesse pour ainsi dire infinie. […].73

84 Avec l’aide d’André Debrie, il concrétisa ces idées nouvelles et il déposa un brevet avec lui le 10 mai 193274. Cette invention lui permit d’entreprendre en 1934 une version sonorisée de Napoléon.

85 À défaut de pouvoir tourner l’ensemble des épisodes initialement prévus de Napoléon, Abel Gance conservait l’espoir d’en réaliser certains et de relancer ainsi son invention des triptyques. En juin 1931, il rencontrait l’ambassadeur de l’URSS à Paris pour tourner dans ce pays 1812 ou la Campagne de Russie. Il se rendit le mois suivant à Berlin pour y rencontrer le responsable de la Cinématographie soviétique. Rien ne se fit. Il envisagea ensuite les Cent Jours (la Chute de l’Aigle) sans plus de suite. Après la guerre, il continua inlassablement ses tentatives. En 1947, il fut question de tourner la Campagne d’Égypte dans ce pays avec Jean-Louis Barrault en Napoléon. Puis des tractations eurent lieu pour D’Austerlitz à Sainte-Hélène en 1958. Nouveaux échecs. Le seul autre film de l’épopée napoléonienne que Gance put réaliser fut Austerlitz (1960), tourné en Yougoslavie. Cette coproduction franco-italo-yougoslave fut réalisée en couleurs, mais seulement en Scope classique (Dialyscope). Elle avait comme atout commercial une multitude de stars, mais valait surtout par sa belle reconstitution de la bataille d’Austerlitz.

86 L’histoire du Napoléon de 1927 était pourtant loin d’être terminée. Avec l’accord et l’appui financier du Comte de Béarn, qui avait investi de grosses sommes dans le film,

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Gance entreprit de sonoriser son Napoléon. Prémonition ou intention réaliste, il avait fait prononcer à ses acteurs les véritables paroles inscrites au scénario, ce qui lui permit d’effectuer une post-synchronisation dans d’assez bonnes conditions. Des scènes sonores avaient été également tournées. Le 10 mai 1935, Napoléon Bonaparte, vu et entendu par Abel Gance – son nouveau titre – sortit avec succès au Paramount. Le critique de Comœdia écrivait : La fresque d’Abel Gance remporte devant la foule les mêmes applaudissements que devant la presse. Critiques et public sont d’accord et le Cinéma bien servi. […] L’important était de voir comment Abel Gance utiliserait ses anciennes images, mêlées à de nouvelles ; et ici il est étonnant de constater la probité de l’artiste et l’habileté du technicien. Un peu plus de mesure, et ce serait parfait. Mais Abel Gance serait-il Abel Gance avec un peu plus de mesure ? Le plus sage n’est-il pas de se laisser aller et de suivre ? Il ne s’agit plus, cette fois, de l’épopée napoléonienne, mais du récit qu’en fait Stendhal à un imprimeur ou de témoignages. C’est long mais il fallait « la distance ». Abel Gance n’avait pas le choix, il a bien fait de ne pas tenter un montage.75

87 Malheureusement, si Gance avait réussi à mettre en pratique sa « perspective sonore » (il l’utilisera également en 1936 pour Un grand amour de Beethoven), il avait renoncé dans cette nouvelle version aux triptyques, peut-être pour ne pas ajouter à la complexité déjà grande de la projection76. Napoléon resta quatre semaines à l’affiche du Paramount (l’établissement ne faisait pas de très longues exclusivités) et fut repris en seconde exclusivité au Gaumont Palace le 21 juin.

88 Le 23 février 1955, alors que le Cinérama n’avait pas encore débuté à l’Empire77, Napoléon réapparaissait sur l’écran du Studio 28 qui était alors exploité par la famille Roulleau. La version projetée était celle de 1935 à laquelle avaient été ajoutés les triptyques de la fin. Le fils cadet, Georges Roulleau, qui assurait alors la projection, m’a raconté plus tard comment Albert Dieudonné tenait à revivre son rôle, 29 ans après le tournage, devant les spectateurs de cette petite salle historique à plus d’un titre : Albert arrive, Albert Dieudonné, habillé en Napoléon, il monte à la cabine et il dit : « Jojo, tu éteins le son. Aussitôt que le truc va commencer en triptyque, c’est moi qui déclame ! » Et il se mettait devant l’écran : « Soldats, je suis content de vous !… » Les gens étaient complètement stupéfaits. Il y avait des applaudissements ! Il l’a fait, je vous jure, au moins 400 fois le père Albert ! Il venait exprès pour faire sa déclaration ! C’était Napoléon, Albert. Gance l’avait… Vous savez, je suis allé avec mon frangin dans sa petite maison à Tours, son petit château qu’il avait à Tours : c’était pas possible, il y avait Napoléon dans tous les coins ! Il se croyait Napoléon ! Il avait tous les livres… Vous savez comment était Gance, c’était un meneur d’hommes. Gance l’avait installé dans ce rôle et c’était fini, il était devenu Napoléon. 78

89 François Truffaut fut enthousiasmé : Il est bon d’aller revoir le Napoléon d’Abel Gance là-haut au Studio 28. Chaque plan est un éclair et fait irradier tout autour de soi. Les scènes parlantes sont prodigieuses et non pas, comme on l’écrit aujourd’hui encore en 1955, indignes des muettes. « Sir Abel Gance », comme dit Becker ! Ce n’est pas de sitôt que l’on retrouvera dans le cinéma mondial, un homme de cette envergure, prêt à bousculer le monde, en user comme de la glaise, prendre à témoin le ciel, la mer, les nuages, la terre, tout cela dans le creux de la main. Pour laisser travailler Abel Gance, cherche commanditaire genre Louis XIV. Écrire : Cahiers du Cinéma qui transmettront. Urgent.79

90 Napoléon resta jusqu’au 4 octobre 1955 à l’affiche du Studio 28 (soit 6 mois, fermeture estivale déduite).

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91 En 1968, le ministre de la Culture André Malraux demanda à Abel Gance une nouvelle version de Napoléon pour le bi-centenaire de Bonaparte. Claude Lelouch accepta d’en être le producteur et acheta les droits de toutes les versions précédentes. Abel Gance se remit à l’ouvrage et une seconde version sonorisée fut programmée au Kinopanorama du 8 septembre au 21 décembre 1971 sous le titre Bonaparte et la Révolution. Des scènes avaient disparu, d’autres avaient été ajoutées, des plans avaient été tournés au banc- titre et un texte en voix-off était lu par Jean Topart. Abel Gance aurait voulu que les triptyques fussent projetés, mais cela n’était pas possible avec le système soviétique « Kinopanorama » qui était installé dans l’établissement et la direction se refusait à financer des transformations80. Cette version, que l’on appela à tort « version Lelouch » (car celui-ci n’en fut que le producteur), s’éloignait encore un peu plus de la version d’origine et fut décriée par les cinéphiles. Malgré tout, une partie de la critique lui fut favorable. Ainsi Jean-Louis Bory écrivait dans le Nouvel Observateur du 27 septembre : Les images de 1926, celles de 1936 [sic], on les retrouve ici. Mais remodelées, en quelque sorte, repensées par Gance à la lumière des récents événements, en particulier de mai 1968. Par la totale reprise du montage ; par l’insertion de séquences récentes habilement complétées de gravures et chargées d’assurer la continuité entre les parties en évitant tout disparate ; en développant la « perspective sonore » de 1936 grâce au commentaire d’un narrateur en voix off, grâce aux dialogues mis dans la bouche des personnages dont on entend enfin les paroles qu’on ne pouvait que lire sur leurs lèvres, grâce à la musique et à un bruitage « poétique » (la foule assistant comme public aux séances de la Convention a des feulements de tigre qui se calme ou s’irrite). Gance a procédé à plus d’une modernisation hardie de son œuvre : à une re-création. Ce n’est pas un film ressuscité, c’est un nouveau film. Un film de 1971…

92 Un chercheur anglais passionné par le film, Kevin Brownlow, se donna pour mission de restaurer la version originale muette avec le soutien du British Film Institute. Abel Gance, à qui l’accord avec Claude Lelouch (les Films 13) laissait la disponibilité des éléments de Napoléon qui avaient été déposés à la Cinémathèque française, les mit à sa disposition81. S’appuyant sur le découpage publié par Gance lui-même en 192782, Kevin Brownlow présenta en 1979 une première restauration au festival de Telluride (Colorado) en plein air, en présence d’Abel Gance. Après quelques améliorations, cette version d’environ 5 heures, comprenant les triptyques finaux, fut projetée en 1980 à l’Empire Theatre de Londres avec une musique composée et arrangée par Carl Davis. Henri Ford Coppola l’acheta, y pratiqua quelques coupes, la dota d’une musique due à son père, Carmine Coppola, et la présenta en grande pompe au Radio City Hall de New York, (6000 places, janvier 1981) et au Colisée de Rome (septembre 1981)83. C’est aussi en cette année 1981 que Gance disparut.

93 La version Brownlow de 1980 fut encore allongée de 23 minutes, grâce à des éléments retrouvés par le BFI, et présentée au Palais des Congrès, à Paris, les 22, 23 et 24 juillet 1983 (après une première au Havre huit mois plus tôt). Organisées par la Cinémathèque française, ces représentations de gala connurent le succès, malgré le prix élevé des places (100 à 150 F de 1983)84. La partition musicale était celle de Carl Davis qui dirigeait les Concerts Colonne. Deux ans plus tard, les 20, 21 et 22 septembre 1985, trois nouvelles représentations furent données sous l’égide du ministère de la Culture au Zénith (Parc de la Villette, Paris 19e) avec la partition composée par Carmine Coppola qui dirigeait l’orchestre de la Garde républicaine. Ainsi Napoléon paraissait dès lors condamné à aller de gala en gala et à se faire applaudir par un public « bon chic bon genre ».

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94 On crut en avoir terminé avec les restaurations, mais Kevin Brownlow continua à chercher obstinément de nouveaux éléments. Le 3 juin 2000 vient d’avoir lieu la projection de la dernière restauration au Royal Festival Hall de Londres. Le film atteint maintenant 7 495 m et sa durée de projection est portée à 5 h 31 à la vitesse de 20 images/seconde, sauf pour la bobine sur Brienne, projetée à 18 images/seconde. Plus que d’un allongement important, cette dernière version a bénéficié surtout d’une notable amélioration de la qualité des images grâce au remplacement de certaines parties déficientes par des éléments de meilleure qualité récemment découverts. Quand le public français y aura-t-il droit ? Un combat don quichottesque pour la Polyvision 95 Abel Gance a cherché à promouvoir la Polyvision au moyen d’autres réalisations cinématographiques que son Napoléon. Il considérait que les films en Polyvision devaient être réalisés en deux versions : l’une pour le passage dans quelques établissements privilégiés où pourrait être installés la triple projection et le vaste écran allongé, l’autre en version pour écran normal, à destination de la grande exploitation. À la prise de vue, seuls les triptyques-panoramas, dont les trois images se raccordaient, nécessitaient un tournage spécial. Les autres triptyques étaient obtenus par un montage adéquat des plans communs aux deux versions. Gance voyait dans cette possibilité d’effectuer assez facilement deux versions un avantage notable sur le Cinérama dont les films étaient condamnés à ne passer que dans des salles spécialement équipées.

96 Les projets les plus ambitieux de Gance étaient inséparables de la Polyvision mais il n’en put réaliser aucun ! Il y eut Christophe Colomb qu’il chercha vainement à faire produire dans l’Espagne de Franco, au Brésil, en Angleterre, aux États-Unis et en France par l’ORTF, entre 1939 et 1973 environ85. Après la guerre et jusqu’au début des années cinquante il s’employa à défendre la cause de la Divine Tragédie, fit un voyage au Caire, en vue du tournage en Égypte, et eût une audience privée avec le Pape pour lui présenter le sujet du film et les diverses personnifications du Christ. En 1952, il écrivit le scénario du Crépuscule des Fées. Puis, en collaboration avec Nelly Kaplan, il essaya au milieu des années cinquante d’intéresser des producteurs à une grande fresque de l’âge atomique, le Royaume de la Terre, « basée sur l’utilisation du côté bénéfique de la désintégration nucléaire, qui est sans doute la façon inattendue d’apporter aux hommes le Paradis terrestre, et nous aurons rendu au Cinéma d’une part, et à une opinion terrifiée par les perspectives de la bombe d’autre part, des services inappréciables. » Le projet prit pour lui une importance capitale : « Le film le Royaume est la tâche la plus importante que jamais le cinéma ait eu à remplir. C’est une mission, un sacerdoce. Il faudrait 350 millions. France seule ? ou France US, ou France US et URSS ? Quel conseil ? […] », écrivait-il dans ses notes86. Il travailla avec un architecte, Jacques Bosson, sur un projet de cinéma démontable de 2 500 places, destiné à l’exploitation itinérante des films en Polyvision, baptisé « Chapiteaurama »87. Après que le Cinérama itinérant gonflable se fut effondré, le 17 octobre 1961 à Lunéville (il avait été inauguré le 4 septembre précédent !), il proposa sans succès le projet de Bosson à « Cinérama-Europe »88.

97 Il crut un moment que le nouvel homme fort de Cinérama, le financier Nicolas Reisini, lui était favorable. Celui-ci souhaitait orienter la société vers la production de films de fiction et, lors d’un voyage à Paris, il confia à Gance qu’il avait assisté en 1927 à la présentation de son Napoléon à l’Opéra. Il évoqua les injustices commises par ses

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compatriotes à son égard (Gance et Debrie n’avaient même pas été invités à l’inauguration du Cinérama, le 16 mai 1955) et, tandis que l’Empire-Cinérama était en plein travaux de modernisation, il proposa que la nouvelle salle porte le nom d’« Empire Cinérama, Théâtre Abel Gance ». Celle-ci allait effectivement être inaugurée sous cette enseigne le 5 février 1962 et Reisini allait prononcer à cette occasion un joli discours en forme d’hommage (Gance eut même droit à une médaille !). Plein d’espoir, Gance publiait dans la Technique cinématographique un article étonnamment bienveillant intitulé « Le Cinérama vu par Abel Gance »89. Le 28 décembre 1961, il écrivait à Nicolas Reisini pour lui recommander l’étude de salle itinérante faite par Bosson et l’entretenir de son projet de film Cyrano de Bergerac et d’Artagnan pour lequel il ne parvenait pas à trouver les 600 millions nécessaires (« C’est un SOS que je vous adresse à ce sujet », écrivait-il)90. Un film de Gance allait-il bientôt paraître sur l’immense écran du Cinérama ? Nouveau déboire : sa collaboratrice Nelly Kaplan recevait d’un certain Max E. Youngstein, de la société Cinérama, une lettre à peine courtoise, datée du 8 janvier 1962 : I read the synopsis of the script of 185 pages by Abel Gance, which I am returning to you herewith. I am extremely sorry but I don’t like this material at all for Cinerama. I don’t think it would be of international interest. In addition, as I mentioned to you when the material was handed over to me, Cyrano has been done as a picture recently and The Three Muskateers has been done several times as a movie within recent years. There is nothing new in this outside of the mistaken identity bedroom situation and I don’t see that as being material for a large screen process such as Cinerama. It is hard to come to a final decision on the 25 pages synopsis, but it is the only material that was left with me and based on that I would have to vote a firm no. […]91

98 On se tromperait lourdement si l’on pensait que l’activité de Gance se résumait à cela. Il faudrait un livre entier pour évoquer tous les projets qu’il avait échafaudés, les innombrables démarches qu’il avait entreprises, notamment pour commercialiser son Pictographe, pour préparer seul ou en collaboration divers brevets, pour fonder diverses sociétés, pour entrer en contact avec les personnages qui pouvaient l’aider, fussent-ils le chef de l’« État français », le Caudillo, de Gaulle ou Mao Tsé-toung, enfin pour réaliser les quelques rares films plus ou moins alimentaires que des producteurs voulaient encore bien lui confier. Cet homme qui subissait échec après échec, se relevait chaque fois et se remettait au travail, profondément pénétré qu’il était de la fameuse maxime de Guillaume d’Orange. Après la guerre surtout, Gance figurait en effet en bonne place sur la liste noire des producteurs. Pour eux, il incarnait le risque et ils n’ont jamais aimé le risque, surtout lorsque de gros budgets sont en jeu.

99 Pourtant Gance n’était pas l’homme du tout ou rien. Pour ce qui concerne la Polyvision, il ne se contenta pas de projets ambitieux (ou « mégalomanes » si l’on veut être péjoratif). Il se livra aussi à un travail en profondeur, réalisant de petits films avec des bouts de ficelles, travaillant toujours d’arrache-pied. Car ce cinéaste-poète était aussi un gros travailleur.

100 Après la Libération, il reprit avec André Debrie les travaux d’avant-guerre afin d’améliorer le système de prise de vue des triptyques. Le 24 octobre 1949, il commandait à la maison Debrie un dispositif comprenant trois caméras Parvo « L » montées sur une plate-forme unique et, sur le dessus, une Super Parvo. Chaque caméra étaient alimentée par un moteur synchrone 220 V. André Debrie s’engageait à lui

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confier cet équipement pour effectuer des essais préliminaires et à ne lui débiter que lorsqu’il serait utilisé pour la réalisation de son prochain film92. Quelques jours plus tard, il insistait auprès d’André Debrie pour passer rapidement un nouveau brevet : … J’attire votre attention sur l’importance qu’il y a à prendre le plus vite possible, à nos deux noms respectifs, les nouveaux brevets triptyques en France et en Amérique, de façon que la Société que nous comptons fonder à New York, dans les prochaines semaines, puisse se baser tout au moins sur ces demandes…93

101 En réalité, ce n’est que quatre ans plus tard qu’André Debrie passa un brevet à son seul nom : 10 juin 1953, n° 1.078.237. Debrie (A.-V.-L.-C.). – Dispositif pour la prise de vues ou la projection de trois images aisément raccordables94.

102 Techniquement, Debrie reprenait le principe de suppression de parallaxe grâce au système de miroirs qui avait fait l’objet de l’addition n° 35.247 du 27 mars 1928 à son brevet n° 636.620 du 16 octobre 1926, mais cette fois-ci les caméras étaient disposées côte à côte sur une plate-forme unique, les axes optiques n’étant toujours pas croisés. La caméra centrale pouvait se déplacer selon son axe optique en fonction de la distance de prise de vue, afin que le chemin optique des trois caméras soit toujours de longueur identique. L’ensemble des miroirs était fixé sur un socle amovible qui permettait leur remplacement par d’autres miroirs calculés et réglés pour l’emploi d’objectifs de focale différente.

103 J’évoquerai plus loin un quatrième brevet, passé en 1954 aux noms de Gance et Debrie, qui concernait un système destiné à produire le même résultat que la triple projection de la Polyvision, mais avec un seul appareil (il ne sera jamais mis en pratique).

104 En mars 1954, Gance publiait dans la Technique cinéma - tographique, dirigée par son ami Landau, un manifeste de la Polyvision qu’il débaptisa alors au profit de « Protérama » (du nom du nouveau dispositif auquel je viens de faire allusion et qui, dans son esprit, devait remplacer celui de la Polyvision)95.

105 Sans attendre le tournage d’un hypothétique long métrage en Polyvision, Gance voulut tourner un court métrage en Eastmancolor à l’occasion des fêtes du 14 juillet 1953 (défilé sur les Champs-Élysées et bals populaires). Les Films d’Ariel (Georges Rosetti) en étaient le producteur et Gaumont assurait le (maigre) financement. Mais le matériel, qui correspondait au brevet Debrie de 1953 cité plus haut, n’avait pas été suffisamment essayé au préalable. Les problèmes s’accumulèrent. Le 24 juillet, après la vision des rushes, Gance prenait sa plume et envoyait une lettre pleine d’amertume à André Debrie96 : Le malheur s’est donc produit. Il n’y a rien d’utilisable. Les glaces, trop petites pour le 32 mm, ont laissé réimpressionner sur les côtés quelques dixièmes de millimètres d’images invisibles à l’œil sur les viseurs clair et évidemment invisibles sur la pellicule qui n’est pas transparente…

106 Il se plaignait aussi de la très mauvaise définition des objectifs de 32 mm, de l’absence d’un viseur d’ensemble, du manque de protection des miroirs contre la pluie et le soleil. En résumé, pellicule gâchée. Très mauvaise impression pour tous ceux qui s’attendaient à voir au moins l’équivalent de ce que j’avais fait en 1927 et cascade de répercussions de tous ordres risquant d’annihiler mon effort à son début.

107 Il ajoutait qu’il persistait « à penser qu’il n’y a rien à faire de grand en France » et qu’il lui fallait lutter « dans ces conditions contre « Cinérama » qui réunit de jour et de nuit

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autour de ses appareillages les plus hautes compétences techniques des USA sous la conduite de J.B. Mayer. »

108 L’amertume des premiers moments apaisée, il parvint tout de même à réunir suffisamment de plans de qualité acceptable pour faire un petit montage qu’il présenta en compagnie d’André Debrie, le 19 août suivant, au Gaumont Palace. Rien de comparable avec la présentation du CinémaScope au Tout Paris du cinéma et de la presse que la 20th Century Fox avait organisée le 18 juin au Rex. Il n’y avait dans l’immense salle du Gaumont Palace qu’à peine plus d’une dizaine d’invités, avec parmi eux, Jacques Flaud, directeur du CNC. Jacques Doniol-Valcroze rapportait dans l’Observateur du 27 août à quel point cet essai restait expérimental et souffrait de la pauvreté des moyens mis en œuvre : Les conditions techniques très médiocres de l’expérience (écran de fortune en plusieurs panneaux de luminosité inégale, montage trop rapide de la bande présentée, 14 Juillet, tournée par A. Gance à la sauvette lors de la dernière fête nationale, non étalonnage de la couleur des trois pellicules projetées) ne permettent pas de se faire une opinion définitive. […]

109 E.-M. Arlaud, dans Combat du 20 août, précisait que « l’écran large, prolongé avec des toiles accrochées, atteignait 23 mètres et [que] la projection le dépassait largement de part et d’autre. » Le film 14 Juillet, montage achevé, fut présenté en complément de programme du film Orage au Gaumont Palace du 16 au 27 juillet 1954. Quelques journalistes en ont fait état, ainsi celui de France-Observateur du 22 juillet 1954 : Il s’agit du défilé militaire du 14 juillet 1953 et des bals populaires dans la rue, filmés le même jour. Cette bande est projetée sur un écran sensiblement identique au format adopté par le cinémascope (2,55 x 1). L’image centrale étant le motif de tapisserie, celles de droite et de gauche orchestrent ce motif et le développent : c’est quelque chose comme l’avènement d’un cinéma symphonique. L’ensemble est parfois extraordinairement saisissant et saisissant aussi la confrontation des trois images ; par exemple, lorsqu’au centre de l’écran, on nous montre des soldats défilant tandis que les volets de côtés suivent en panoramiquant les avions qui survolent l’Arc de Triomphe ; les étonnantes possibilités d’un cinéma érotique nous sont de la même façon révélées lorsque des couples valsent au centre de l’écran et qu’à droite et à gauche nous sont montrées, en plans rapprochés, les jambes des danseuses. Il arrive que les trois écrans soient pleins d’une même image, le procédé cumulant ainsi les avantages du Cinémascope à ceux du Cinérama. […]

110 Dans une lettre à Abel Gance, datée du 15 septembre 1954, Roger Sallard, alors directeur général de la Société nouvelle des établissements Gaumont (SNEG), reconnaissait que la présentation de 14 Juillet au Gaumont Palace n’avait pas été satisfaisante : Nous avons commis une erreur en faisant cet essai dans notre Grande Salle où notre écran, malgré ses énormes dimensions, n’est vu que sous un angle assez modéré… L’effet recherché n’est pas obtenu, et c’est dans une salle plus petite qu’il faudrait opérer. La difficulté est alors de loger le nombre de projecteurs nécessaires (au moins quatre, si l’on veut pouvoir enchaîner 14 Juillet avec un programme ordinaire). C’est cette difficulté qui nous arrête.[...]97

111 De toute façon, ce court métrage ne pouvait pas rivaliser avec les réalisations spectaculaires et largement médiatisées de la 20th Century Fox dont le premier film en CinémaScope, La Tunique, avait commencé sa carrière au Rex et au Normandie le 4 décembre 1953, ni avec This is Cinerama dont les échos du lancement au Broadway Theatre de New York, le 30 septembre 1952, était parvenus jusqu’au vieux continent (Place au Cinérama allait être présenté à l’Empire, avenue Wagram, le 16 mai 1955).

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Gance, que Jacques Flaud avait assuré de son soutien, faisait état de son impatience dans une lettre qu’il lui adressait le 21 août 1954 : […] Je pense une fois de plus que les commentaires sont inutiles mais il me faut constater que c’est en Avril 1953 que j’ai attiré votre attention sur l’urgence de l’utilisation de mes procédés en France pour contrebalancer les travaux américains dans le même domaine et qu’en fin Août 1954 non seulement je n’ai pas encore reçu le plus petit octroi de subvention qui aurait pu nous être utile, mais qu’une sorte de paralysie règne en maîtresse dans la profession lorsqu’il s’agit de faire le moindre pas en avant. […]98

112 Le CNC finit par consentir une avance de 11 millions pour la production d’un programme baptisé initialement Polyvision, réalisé par Abel Gance et Nelly Kaplan. Ce programme de 1 heure 55, auquel étaient associés les Films d’Ariel, l’UGC et la Régie Renault, était composé de plusieurs films qu’on pourrait qualifier de « démonstration ». Il sortit le 19 décembre 1956 au Studio 28 sous le nom de Magirama et comprenait :

113 -Auprès de ma blonde (279 m x 3), financé par Renault, était une « histoire funambulesque d’un client inexpérimenté [Michel Bouquet] qui vient d’acheter une 4 H.P. […] » Grâce au Pictographe, « on verra ainsi la voiture dans les mains de ce conducteur inexpérimenté monter et descendre le long de la Tour Eiffel, tourner sur le dôme du Sacré-Cœur [dans un autre texte, la 4 CV monte les marches du Sacré-Cœur], courir sur les façades de Notre-Dame, traverser la Seine, traverser des immeubles sans les briser, franchir des précipices, grimper des parois de montagnes à pic. Dans son chemin, la 4 HP. rencontrera les différents modèles pour montrer la diversité de ceux- ci. […]99 » -Fête foraine en Eastmancolor (273 m x 3) « synthèse surréaliste où les mouvements contrariés et le sentiment d’ubiquité offrent quelques exemples saisissants des possibilités multiples données par la Polyvision dans la symétrie et l’asymétrie ». -Des extraits de Begone Dull Care de Mac Laren, polyvisés par Abel Gance (94 m x 3). -Châteaux de nuages, sur une musique de (131 m x 3). -Les triptyques du départ de la Campagne d’Italie extraits de Napoléon (207 m x 3) -J’accuse, version polyvisée et condensée du J’accuse de 1938 (1799 m x 3).

114 Dans un commentaire enregistré, Abel Gance, d’une voix prophétique, expliquait les possibilités de la Polyvision et sa foi dans l’avenir de son invention. Une piste sonore optique sur chaque bande assurait une reproduction stéréophonique.

115 Jean Mitry devait participer à ce programme et avait tourné pour la Polyvision un court métrage intitulé Symphonie mécanique, accompagné d’une partition de Pierre Boulez. Un différend avec Abel Gance intervint, selon Mitry, pour des raisons de « préséance » et la version Polyvisée de ce film ne fut jamais projetée en public100.

116 Je me souviens de la salle presque vide, de ma perplexité devant ces jeux d’images symétriques – je l’ai dit plus haut – et aussi de la pauvreté de ce programme hétéroclite comparé au luxueux spectacle forain, ruisselant de dollars, qu’était Place au Cinérama. Pourtant j’eus le sentiment confus que l’intelligence soufflait dans ces modestes pellicules que, peut-être, plus d’argent aurait permis de rendre véritablement convaincantes. J’accuse, que je ne connaissais pas dans sa version pour écran unique, me laissa une forte impression et à lui seul ce film me paraissait proche d’atteindre son but… je veux dire d’apporter la preuve que la Polyvision était un pas en avant irréversible du cinéma. Je partageais en définitive l’opinion de Martine Monod101 : La polyvision a, en elle, toutes les possibilités de révolution dont parle prophétiquement Abel Gance. Telle qu’elle est, ce n’est pas encore le cas.

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Souhaitons-lui d’être moins formelle et plus intérieure, de jouer moins sur l’image pure et davantage sur le sens de l’image ; souhaitons-lui d’obéir davantage à l’exigence profonde de la vision qu’à l’esthétisme… Alors, nous ne la saluerons plus seulement avec sympathie, mais avec admiration.

117 Magirama eut aussi quelques admirateurs célèbres, mais leur voix n’atteint pas le grand public. Ainsi André Breton102 : Sera-t-il dit qu’il pouvait être encore, lors du passage de 1956 à 1957, une salle de spectacle d’où l’on serait appelé à sortir autre qu’on y était entré ? Eût-on précisé que la mise au point d’une nouvelle technique cinématographique y serait pour quelque chose, je crois que les moins désabusés, les plus innocents auraient souri… [...] J’accuse, que ma chance est peut-être de n’avoir pas connu dans sa version initiale à la date fatidique de 1939, est, sous son nouvel aspect, une œuvre qui suffirait à consacrer pour le plus GRAND celui qui l’a conçue et réalisée. Je ne sais ce que j’honore le plus, des qualités de cœur qui y président ou du véhicule prodigieux qu’elles empruntent. De celui-ci – dont le brevet inaliénable lui revient en commune part avec Nelly Kaplan – je sais qu’il nous fait faire le pas décisif vers cette nouvelle structure du temps que Paul Valéry, dans ses « Méthodes » de 1896, Marcel Duchamp de 1912 à 1921 appelaient avec plus ou moins de scepticisme ou d’ironie, que John Dunne, en 1927, a réussi à appréhender théoriquement dans son ouvrage trop connu : le Temps et le rêve. Cette Nouvelle structure, que savants et philosophes s’ingénient à découvrir et, en effet, faute de quoi ils continueront à s’embourber toujours davantage, j’ai toujours pensé qu’elle ne saurait se révéler qu’à la faveur de nouveaux états affectifs. Ils sont bien plus qu’en germe dans « MAGIRAMA ». Gloire à la Polyvision d’Abel Gance et Nelly Kaplan.103

118 Philippe Soupault, compta également parmi les admirateurs, qui conclut ainsi le texte cité au début de cet article : Il me paraît prodigieux qu’après une seule expérience que ces promoteurs considérèrent comme une première tentative, on puisse être persuadé que le cinéma a franchi une si gigantesque étape. Car il est bien évident que la Polyvision n’est pas comme le film parlant ou comme le cinéma en relief seulement une amélioration technique. C’est en quelque sorte une prophétie. Nous savons en effet désormais ce que sera le cinéma de demain. Et nous avons hâte que cet avenir nous soit donné.

119 En revanche, Jean-Luc Godard fut assez critique104 : Châteaux de nuages et Auprès de ma blonde sont indignes du parrainage du plus grand cinéaste français de l’époque muette. [...] En fait, la polyvision ne diffère du cinéma normal que par cette particularité de pouvoir montrer à la fois ce que le cinéma normal montre l’un après l’autre. Souvenons-nous dans Napoléon du départ de l’armée d’Italie pour les plaines du Pô. Sur l’écran du centre : un bataillon en marche ; sur les écrans latéraux : Bonaparte galopant le long d’un chemin creux. L’effet était saisissant. Après quelques minutes nous avions la sensation d’avoir couvert les milliers de kilomètres de cette prodigieuse campagne d’Italie. Le triple écran, associé ou non avec l’écran variable, peut donc provoquer dans certaines scènes des effets supplémentaires dans le domaine de la sensation pure, mais pas davantage, et j’admire précisément Renoir, Welles ou Rossellini d’être parvenus par une voie plus logique à un résultat égal sinon supérieur, brisant le cadre sans pour cela le détruire. [...] En définitive, le don d’ubiquité est probablement le pire cadeau que l’on puisse faire à un cinéaste. Si l’on veut raconter une histoire, un conte, une aventure, force sera, la plupart du temps de considérer le triple écran comme un écran unique, autrement dit comme un écran de cinémascope, car, jusqu’à preuve du contraire, le cinéma restera euclidien. Au Royaume de la terre, prochaine production polyvisée

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d’Abel Gance (et Nelly Kaplan) fera-t-elle preuve du contraire ? Il est permis de l’espérer.

120 En tout cas, Magirama fut un fiasco commercial d’autant plus dur à supporter pour le Studio 28 que le contrat signé avec la société Magirama, constituée par Gance au mois d’octobre105, prévoyait que les frais de copie seraient à sa charge (1 034 661 F) et qu’il lui verserait 50 % des recettes brutes (défalcation faites des taxes d’exploitation et droits d’auteur) pendant une période d’exploitation minimum de 12 semaines106. Au terme de la huitième semaine, Edgar Roulleau décida de retirer Magirama de l’affiche. Le nombre d’entrées hebdomadaires, au cours des 4 premières semaines, était compris entre 300 et 400 et bien qu’il s’élevât notablement à partir de la cinquième semaine (entre 450 et 800), le nombre total de spectateurs dépassa à peine 4 000. Malgré un prix élevé des places (400F sauf en matinées de semaine, 300 F), les recettes brutes (sans aucune déduction) n’atteignirent pas 1 700 000F. On conçoit que les rapports entre Gance et Edgar Rouleau devinrent vite des plus mauvais…

121 Cet échec ne marqua pas la fin des efforts de Gance pour promouvoir la Polyvision, mais il ne put réaliser aucun autre film avec son procédé. Magirama n’eut guère de chance par la suite. Le spectacle fut présenté à l’Exposition internationale de Bruxelles, en 1958, dans le cadre de la Compétition international du Film expérimental, où sa projection fut massacrée par des incidents techniques ; il n’y reçut aucune distinction. La Cinémathèque française, compte tenu des difficultés de projection, ne le projeta que très rarement107. Curiosité historique ou invention d’avenir ? 122 Je pense qu’il faut distinguer très nettement les buts que Gance cherchait à atteindre avec la Polyvision des moyens techniques qu’il mit en œuvre à cette fin. Nul doute que les projections nécessitant un dispositif triple de projection appartiennent au passé. Le Cinérama lui-même, malgré les énormes capitaux dont disposait la société qui l’exploitait, ne parvint pas à s’imposer. D’ailleurs Gance avait parfaitement conscience que la Polyvision ne pourrait gagner la partie que lorsqu’elle ne nécessiterait plus d’installation spéciale. C’est pourquoi il déposa en 1954, avec André Debrie, le brevet d’un dispositif permettant d’utiliser des matériels standards aussi bien pour filmer en Polyvision (triptyques-panoramas) que pour projeter les films adoptant ce procédé108. Le principe consistait à enregistrer séquentiellement sur un film standard les trois images – gauche, centre, droite – d’un même panorama grâce à un système de miroirs tournants couplés à l’obturateur et placés devant l’objectif. Le champ, découpé en trois parties, formait ainsi sur le film un triplet. À la projection, un dispositif analogue à celui de prise de vues, placé devant l’objectif du projecteur, restituait sur l’écran l’ensemble du panorama filmé (ou bien trois images différentes). Gance et Debrie pensaient obtenir un résultat suffisant en adoptant une cadence de 48 images/seconde, ce qui correspondait à 16 images/seconde pour chaque élément du triplet. Malheureusement, les essais révélèrent un scintillement inacceptable. Jean Vivié travailla sur le problème, remarqua que le scintillement disparaissait par l’emploi d’une lumière ultraviolette et envisagea l’emploi d’un écran phosphorescent109. Il n’y eut pas de suite. Parallèlement à ces recherches, Gance et Jean Debrix explorèrent d’autres voies, en particulier l’inscription des triptyques sur un film à déroulement horizontal (à la façon de la Vistavision). Rien n’aboutit.

123 Si l’histoire du cinéma (celle qui est déjà écrite ou celle qui reste à écrire) ne peut que constater l’échec de la Polyvision d’Abel Gance, elle fait aussi état de recherches et de

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réalisations qui témoignent de l’intérêt soulevé par les triptyques et, plus généralement par les images multiples. Il faut rappeler d’abord, car cela est très peu connu, qu’Abel Gance et Nelly Kaplan ne furent pas les seuls à utiliser la Polyvision. Philippe Arthuys, cinéaste qui mériterait mieux que l’oubli, réalisa selon ce procédé un long métrage, Des Christs par milliers, ainsi que deux autres films montés en Polyvision (Et courir de plaisir, Paris sur scène). Il rencontra, on s’en doute, les mêmes difficultés que Gance pour l’exploitation de ses films. Des Christs par milliers, réflexion généreuse sur le monde où l’on affame, charge, matraque et tue, fut projeté en 1971 aux Halles de Paris, avant leur démolition110, puis, de décembre 1973 à février 1974, au Carré Thorigny en alternance avec Et courir de plaisir, Paris sur scène et les projections de la Cinémathèque française, enfin à certaines séances de l’Eldorado, en décembre 1978 et janvier 1979111.

124 Le dialogue des images fut tenté ici et là par beaucoup de réalisateurs, avec divers moyens dont souvent le « split screen ». Déjà à la fin de la période du muet, Henri Chomette y avait eu recous dans le Chauffeur de Mademoiselle (1927) et son frère René Clair dans les Deux Timides (1929). Citons, après la guerre, Inauguration of the Pleasure Dome (Kenneth Anger, 38 min, 1954) qui reçut une récompense à l’Exposition Universelle de Bruxelles de 1958, The Thomas Crown Affair (Norman Jewison, 102 min, 1968) qui faisait un très large usage du « split screen », The Boston Strangler (Richard Fleischer, 116 min, 1968), The Pillow Book (Peter Greenaway, 120 min, 1996), etc.

125 Les spectacles de la Laterna magica de Prague, remarquable fusion d’un jeu scénique très élaboré et de multiples images animées, se rattachent, d’une certaine manière, à ces préoccupations.

126 A-t-on remarqué, plus banalement, que la télévision utilise un écran divisé dans ses journaux quotidiens, lorsque le journaliste de service passe l’antenne à un confrère envoyé sur le terrain ? Au cours des émissions-plateau, l’écran divisé permet aussi d’éviter le recours à des plans trop larges, peu signifiants, ou à un montage systématique de type « balle de ping-pong ». Ces procédés élémentaires et plus ou moins heureux dénotent l’insuffisance de l’écriture filmique dominante pour la représentation de l’espace-temps.

127 L’écran large est sans nul doute un acquis irréversible du cinéma mais, lancé par les Américains après la guerre, il a laissé en arrière une partie des avantages que présentaient les inventions françaises du triple écran et de l’Hypergonar, datant l’une et l’autre de la fin des années vingt. Aussi bien Abel Gance que les quelques réalisateurs qui ont utilisé l’Hypergonar avant qu’il ne devienne CinémaScope, n’ont jamais voulu faire de l’écran large un format unique tout au long de leur film. Utilisant, selon les besoins du scénario, tantôt l’image traditionnelle, tantôt l’image multiple, tantôt l’image panorama (parfois même en hauteur au moyen de l’anamorphose verticale), ils ont réalisé concrètement l’écran variable. C’est le cas de Claude Autant-Lara (Construire un feu, 1928-1930), d’André Hugon (la Femme et le rossignol dans sa version anamorphosée jamais exploitée, 1931), de Jean Tedesco (Panorama au fil de l’eau, réalisé pour l’Exposition internationale de 1937). On pourrait aussi citer le court métrage produit par Pathé-Natan en 1931 et intitulé l’Exposition coloniale.

128 Bientôt la diffusion des films en salles se fera essentiellement par projection d’images numériques, d’abord emmagasinées sur disques durs (ou sur tout autre support) dans la cabine de projection112, puis, dans quelques d’années, envoyées par satellite ou par câble dans de nombreux cinémas répartis dans tout l’hexagone. Ainsi les grosses sociétés de production et de distribution feront-elles l’économie du tirage de très

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nombreuses copies argentiques. Les technologies numériques rendront très faciles la fabrication et l’exploitation d’images multiples ou de format variable. Peut-être redécouvrira-t-on à cette faveur la richesse d’écriture que permettait la Polyvision d’Abel Gance.

129 L’auteur remercie pour leur aide particulièrement Yasmine Attab, Stephen Bottomore, Georges Loisel, Laurent Mannoni, Nicole Meusy-Dessolle, la Bibliothèque nationale de France, la Cinémathèque française, la National Gallery de Londres.

NOTES

1.Abel Gance a employé le nom de Polyvision après la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, il désignait son invention (ou plutôt son résultat) par le terme de « triptyques », les « triptyques-panoramas » désignant spécifiquement ceux dont les trois images se raccordaient pour n’en former plus qu’une seule. Bien qu’écrit souvent sans majuscule, le nom « Polyvision » avait été déposé le 10 octobre 1956 comme nom de marque par la collaboratrice d’alors d’Abel Gance, Nelly Kaplan, sous le n° 79.788. Le même jour, celle-ci avait aussi déposé le nom de « Magirama » sous le n° 79.789. 2.Voir Le Cardinet Gazette, bulletin des spectateurs du Cardinet, n°2, été 1954. .Rétrospective Gance (BnF, Arts du spectacle, ASP, 4° COL-36/833). 3.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/836, boîte 172. Le Spoutnik était d’actualité car il avait été lancé trois semaines plus tôt par l’Union soviétique à la grande surprise du monde entier. 4.Le Bureau des Rêves perdus d’Abel Gance, 20 décembre 1956, émission radiophonique de Louis Mollion réalisée par Albert Riera (Texte publié dans l’Écran n° 3, avril-mai 1958 et cité par Roger Icart dans Abel Gance, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1983, p. 185). 5.Il existe toutefois dans le fonds Abel Gance (BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/836, boîte 172) un document intitulé « Importantes notes pour article de fond : Polyvision (1955) » qui recèle une liste de peintres et d’œuvres (fresques, triptyques, polyptyques) avec souvent la mention « Polyvision » accolée. Gance a donc songé tardivement à rapprocher son invention de certaines formes anciennes de la peinture mais il ne semble pas que cet article ait été écrit et publié. 6.Le cadre a été réalisé par l’atelier de la National Gallery de Londres (à laquelle appartiennent les deux triptyques évoqués ici), sur le modèle de celui d’un autre triptyque de Memling. Il succède probablement à un ancien encadrement disparu. 7.Saint Jean-Baptiste aurait eu exactement le même âge que le Christ et Saint Jean- l’Évangéliste serait né une dizaine d’années plus tard. 8.La Technique Cinématographique, suppl. au n° 141, mars 1954. 9.Cet article, retranscrit à la machine à écrire, figure dans le fonds Abel Gance (BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/836, boîte 172). Paolo di Dono, dit Uccello, né et mort à Florence (1397-1475), basa sa conception personnelle de la perspective sur la science de son époque et particulièrement sur l’optique. Son triptyque la Bataille de San-Romano (1456-1460) est une évocation quelque peu onirique de trois épisodes du combat. Le destin absurde de l’œuvre voulut que les trois panneaux fussent dispersés : ils sont

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actuellement conservés au Louvre, à la National Gallery et aux Offices ! Uccello fut salué avec enthousiasme par les surréalistes français pour sa volonté de rompre avec les traditions picturales. Philippe Soupault lui consacra un livre (Paolo Uccello, Paris, Éditions Rieder, 1929). 10.Pour plus de détails on se référera notamment aux ouvrages classiques de Kevin Brownlow, le restaurateur du film (Napoleon : Abel Gance’s classic film, London, Jonathan Cape, 1983 et The parade’s gone by, Berkeley – Los Angeles, University of California Press, 1968) et de Roger Icart (Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1983). 11.Notes manuscrites s.d. du fonds Abel Gance, BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/554, boîte 63. Les titres de ces six épisodes étaient : Arcole ; 18 Brumaire ; Austerlitz ; Campagne de Russie ; Waterloo ; Sainte-Hélène. 12.Document daté du 4 septembre 1924, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/554, boîte 63. Les titres des huit épisodes étaient : la Jeunesse de Bonaparte ; Bonaparte et la Terreur ; Arcole ; les Pyramides ; Austerlitz ; La Bérésina ; Waterloo ; Ste-Hélène. 13.WESTI = WEngeroff STInnes. Après Westi et Wengeroff Film, on trouve Pathé Cinéma (1,5 MF), suivi de plusieurs autres participants : Vilaseca et Ledesma d’Espagne, 0,5 MF ; Svensk Filmindustri de Stockholm, 0,5 MF ; Kanturek de Prague, 0,350 MF ; Wilton de Voorburg des Pays-Bas, 0,3 MF ; restaient 0,350 MF « à souscrire par un tiers ou par la Gérance ». Moins de six ans après la signature de l’armistice de 1918, cette participation allemande majoritaire à un film concernant un « héros national » provoqua une vive réaction nationaliste d’une partie de la presse (l’Écho de Paris, 23 mai 1924 ; Hebdo-Film, n° 431, 31 mai 1924 ; Tout-Paris-Ciné, 6 avril et 7 juin 1924 ; la Rampe, 22 juin 1924, etc.). Par exemple, André de Reusse écrivait dans Hebdo-Film : « Je continue, mon cher Gance, à penser, dire et soutenir, que vous jouez une partie dangereuse et que ça risque de vous coûter cher ». Charles Le Fraper et Gaston Thierry le menaçaient des foudres de la censure dans Tout-Paris-Ciné : « Que l’on n’imagine pas au moins que nous souhaitons voir, de façon si imperceptible que ce soit, limiter les prérogatives du metteur en scène ou entraver ses initiatives, mais tout le monde sait qu’il existe une censure – nous n’en sommes pas plus fiers pour ça ! – et il n’est pas douteux qu’elle aura conscience de sa responsabilité lorsque le film sur Napoléon lui sera soumis ». 14.Texte reproduit notamment dans le programme des représentations à l’Opéra. 15.Au 15 août 1925, les actions de 500 F de la Société des Films Abel Gance étaient répartis entre : M. Bloch (200), M. de Bersaucourt (95), M. Abel Gance (95) et M. Charles Pathé (10). Sur les 200 actions de M. Bloch, 180 appartenaient à la Westi et furent rachetées par M. Bloch au moment de la liquidation de cette société (BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/554, boîte 63). 16.Ibid. 17.Ibid. 18.Le Conseil d’administration de la Société Générale de Films était composé de Henri de Cazotte, président, le Duc d’Ayen, Charles Pathé, le Comte H. de Béarn, le Comte J. de Breteuil, E. Karmann et C. Lemoine. J. Grinieff était directeur général et de la Rozière, secrétaire général. La SGF produira en 1928 la Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer qui avait assisté comme journaliste au tournage de Napoléon. 19.Fonds Abel Gance, BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/554, boîte 63. 20.Le fonds Abel Gance conservé à la bibliothèque des Arts du Spectacle ne permet pas de vérifier la véracité de cette information. En fait, les indications fournies par la presse varient quelque peu. Si la plupart des publications retiennent le chiffre de 18 millions,

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certaines indiquent 17 ou 19 millions, exceptionnellement 15 (l’Humanité du 23 avril 1927, sous la plume de Léon Moussinac). 21.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/554, boîte 63. 22.Ibid. 23.Abel Gance déposait des brevets similaires en Allemagne et aux États-Unis le 23 octobre 1926, ainsi qu’en Angleterre. 24.Ibid. 25.La Technique Cinématographique, suppl. au n° 141, mars 1954. Landau précise même que c’est le 7 juillet 1922 que l’idée de la Polyvision serait venue à Gance. 26.Nelly Kaplan, Napoléon, adapted and compiled from French originals by Bernard McGuirk, London, British Film Institut, 1994. 27.Le Cinéopse du 1er septembre 1926 rapportait : « À Toulon, selon le procédé Keller- Dorian, […] on a pris en couleurs naturelles les tableaux pour ajouter encore à l’inédit et à l’intérêt ». Lorsqu’en 1928 Abel Gance devint conseiller artistique du nouveau cinéma ouvert par Jean-Placide Mauclaire sur la butte Montmartre, le Studio 28, il envisagea de présenter ces essais en couleurs et en 3D, preuve qu’ils ont effectivement été réalisés. Dans une note manuscrite à usage personnel, Abel Gance écrivait en effet : « Pour prochains spectacles Mauclaire : Scènes en couleurs Napoléon. Scènes en relief. Danses. Galops » (BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/801). 28.L’Entracte (Perpignan) de novembre 1926 écrivait : « M. Abel Gance, écrit le Cri de Paris [24 octobre 1926], désirait que son film Napoléon fut exploité en France par une société française. Mais les Américains ne l’ont pas entendu ainsi. Ils déclarèrent que si une firme américaine n’exploitait pas, même en France, ce film, il serait boycotté aux États-Unis. C’est pourquoi la Metro-Goldwyn-Gaumont a acquis pour 9 millions de francs les droits d’exploitation pour l’Amérique, l’Angleterre, la France, la Belgique, l’Égypte, de ce film. » 29.Le Courrier cinématographique, 23 octobre 1926. 30.Le tableau des contrats de vente ci-dessous figure dans le fonds Abel Gance (BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/554, boîte 64) : Territoires concédés Minimum garanti France – Colonies françaises – Protectorat du Maroc – Belgique, Suisse, Espagne, Hollande : 3 080 000,00 ; Amérique du Sud et Amérique latine : 508 207,45 ; Italie – Tripolitaine et Colonies – Roumanie – Égypte – Syrie – Palestine – Turquie – Grèce – Bulgarie : 662 123,87 ; Tchécoslovaquie – Yougoslavie : 199 242,60 ; Allemagne (Sarre, Memel, Dantzig compris) – Autriche – Hongrie – Pologne – Finlande – Danemark – Pays Baltes – Suède – Norvège : 1 695 750,00 ; Angleterre et colonies : 2 136 082,00 ; Contrat d’exploitation 50 % aux États-Unis et Canada par la Metro-Goldwyn-Mayer (800 contrats conclus à ce jour) assuré pour un minimum : 5 080 000,00 ; Frais escompte des contrats et copies : 431 565,80 ENCAISSEMENT NET : 12 929 840,12 31.Respectivement 14 boulevard de la Madeleine, (Paris 8e), 1-3 rue Caulaincourt et 114-116 boulevard de Clichy (Place Clichy, Paris 18e). 32.Ibid. Nous n’avons pas le moyen de juger de l’exactitude de cette estimation, car les diverses versions muettes de Napoléon ne sont pas parvenues jusqu’à nous sous leur forme originelle. C’est en tout cas un ordre de grandeur tout à fait vraisemblable. 33.Jean Tedesco décrivait ainsi les triptyques de la « Double tempête » : « … nous vîmes sur l’écran central apparaître une mer déchaînée et l’embarcation du futur maître de

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l’Europe, cette image symbolique encadrée par les vues orageuses de la Convention en désordre, attendant son destin ». (Cinéa-Ciné pour tous, 15 avril 1927, cité par Georges Sadoul dans Histoire générale du cinéma, tome 6, L’Art muet, Paris, Denoël, 1919-1929). 34.Seuls les triptyques finaux ont survécu, Abel Gance ayant, selon ses dires, détruit en 1940 les triptyques de la « Double tempête » dans un accès de « neurasthénie » (les Lettres françaises, n° 914, 12 au 18 février 1962, entretien avec Georges Sadoul). 35.Texte manuscrit, BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/554, boîte 63. Ce texte a été souvent reproduit et cité. 36.La soirée avait été donnée au bénéfice des mutilés de guerre. 37.Les Nouvelles littéraires, des arts, des sciences, et de la société, 21 mai 1927. 38.Cf. Roger Icart, op. cit. 39.Cinéa-Ciné pour tous, n° 83, 15 avril 1927. 40.Le Fascinateur, 1er juin 1927. 41.Jugement similaire chez René Jeanne pour qui les triptyques étaient « peut-être la trouvaille la plus importante dont l’art cinématographique ait jusqu’à présent été gratifié » (Revue hebdomadaire, 18 juin 1927). 42.Texte d’après-guerre intitulé « le Spoutnik du Cinéma : la Polyvision » et se trouvant dans les archives d’Abel Gance (BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/836, boîte 172). 43.Compte rendu de la réunion de la Commission de recherches historiques de la Cinémathèque française, réunion du 5 avril 1952 (BiFi, CRH070). 44.Le Petit Parisien, 15 avril 1927. 45.Cette disposition des images triplées avec inversion de l’image centrale fut jugée par Gance suffisamment importante pour qu’il lui consacre une addition à son brevet de 1927 (1re addition n° 35034, 15 mars 1928, au brevet d’invention n° 633415). 46.Il est intéressant de noter que Jean Prévost avait entrevu l’intérêt de l’écran concave (celui de l’Opéra, rappelons-le, était plat), mais se trompait en estimant qu’il était incompatible avec des images juxtaposées : le Cinérama et le Kinopanorama en ont apporté la preuve après la guerre mais, il est vrai, en croisant les axes optiques des trois appareils. Quant à la proposition d’agrandir l’image « de façon à lui faire prendre tout le rideau », il faut noter qu’elle a été réalisée grâce à un additif optique placé devant l’objectif du projecteur pour diminuer sa longueur focale (Magnascope, Ampliviseur). Un tel dispositif présentait l’inconvénient d’agrandir l’image dans ses deux dimensions et de nuire à la fois à sa finesse et à sa luminosité. L’emploi de l’Ampliviseur avait débuté au Gaumont Palace le 11 novembre 1927 (une semaine avant la sortie de Napoléon vu par Abel Gance au Marivaux) avec le film la Forêt en flammes. 47.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/554, boîte 65. 48.Addition n° 35 247 du 27 mars 1928 au brevet n° 636620 du 16 octobre 1926. 49.Par exemple Marcel Defosse dans Cinéa Ciné pour Tous, 16 mai 1927. 50.Grimoin-Sanson, le Film de ma vie, Paris, les Éditions Henry Parville, 1926. 51.Il est symptomatique que, malgré les travaux que j’ai publiés et dont les résultats n’ont pas été contestés à ce jour (Jean-Jacques Meusy, « L’énigme du Cinéorama », Archives, n° 37, janvier 1991, p. 1-16 et Paris-Palaces ou le temps des cinémas 1894-1918, Paris, CNRS Éditions, 1995, p. 80-87), des « historiens » continuent à accréditer sans aucune preuve la légende forgée par Raoul Grimoin-Sanson d’un Cinéorama fonctionnant parfaitement, dont les séances avaient été interrompues par les services de police pour raison de sécurité. 52.Apollo, 20, rue de Clichy, Paris (9e).

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53.Même appréciation dans la Cinématographie française, 21 mai 1927, dans l’Information du 23 mai 1927, dans Cinéma du 25 mai 1927, dans Cinéma-Spectacles, Marseille, 30 mai 1927, le Cinéopse, n° 94, 1er juin 1927, etc. 54.Cinéma, 25 mai 1927. « Napoléon vu par Abel Gance », par Jean Arroy (note). 55.Salle Marivaux, 15 boulevard des Italiens, Paris (2e). La capacité de la salle Marivaux était à cette époque de 1 200 places. Le 20 janvier 1928, Napoléon laissait la place au Gaucho, avec Douglas Fairbanks. 56.« Ceux qui l’ont vu à l’Opéra et qui le reverront le trouveront singulièrement modifié. Certaines de ces modifications ont été opérées par l’auteur lui-même, désireux de porter son œuvre à un point plus proche de la perfection, quelques autres ont été exigées par les services commerciaux de la maison d’édition chargée de la diffusion du film, d’autres enfin ont été imposées par la censure. Ces dernières ont trait aux événements de la période révolutionnaire et portent même sur des textes. » (René Jeanne, la Rumeur, 18 novembre 1927). 57.Studio 28, 10, rue Tholozé, Paris (18e). La salle, qui a vu se dérouler nombre d’événements cinématographiques, fonctionne toujours. 58.BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/801. 59.Nelly Kaplan a utilisé des éléments de Autour de Napoléon pour réaliser en 1984 son documentaire Abel Gance et son Napoléon. 60.BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/801. 61.La Rumeur, 25 mars 1928. 62.BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/554. 63.L’Information, 26 mars 1928. 64.L’Information, 16 juillet 1928. 65.La première vague de salles comprenait le Gaumont-Théâtre 2e, Palais des Fêtes 3e, Palais de la Mutualité 3e, Cluny 5e [60, rue des Écoles], Monge 5e, Danton 6e, Crystal 10e, Cigale 18e, Idéal 18e, Cocorico 20e. La seconde vague était moins nombreuse : Pépinière 8e, Alexandra 16e, Family 20e, Luna, 20e, auxquels étaient venus s’ajouter la semaine suivante le Majestic 3e, Raspail 6e, Montcalm 18e, Cyrano Roquette 11e et le Splendide Gaumont 15e (2 périodes pour ce dernier). À la troisième vague appartenaient le Rambouillet 12e, Éden des Gobelins 13e, Royal Cinéma 13e, Cambronne 15e, Maillot 17e, Vincennes Palace à Vincennes, Splendide Gaumont 15e (2 époques pour ce dernier). La quatrième vague n’était constituée que du Palladium 16e, Améric 19e et Flandre 19e. Enfin deux retardataires fermaient le cortège : le Daumesnil 12e et le Nouveau Cinéma 18e. 66.Lettre du 2 novembre 1927 à M. Meydam de l’UFA. (BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/554, boîte 63). 67.Le Temps, 14 juillet 1928. 68.L’Information, 16 juillet 1928. 69.Voir à ce sujet Kevin Brownlow, 1983, op. cit. 70.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-49. 71.Notamment BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/46, janvier 1924. 72.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/554, boîte 63. Le projet est daté du 28 mai 1927. Le capital envisagé était de « 50 000 ou 100 000F ». 73.BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/822. Demande de brevet n° 280.255, datée du 13 août 1929, lequel brevet ne sera jamais délivré ni publié (« Procédé pour améliorer et renforcer l’effet des représentations du cinématographe parlant. » M. Gance, Abel,

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Alexandre, Eugène). Le texte est un exposé des buts mais ne précise pas les moyens techniques à mettre en œuvre pour les atteindre. 74.Brevet n° 750.681, du 10 mai 1932 (délivré le 29 mai 1933). Gance (A.-A.-E.) et Debrie (A.-L.-V.-C.) – « Projection sonore à haut-parleurs multiples. ». Une bande perforée, se déroulant en relation avec le film, commande un commutateur-distributeur qui dirige le son sur un ou plusieurs des haut-parleurs de la salle. 75.Jean-Pierre Liausu dans Comœdia du 17 mai 1935. 76.Cf. R. Alla, « la “belle-époque” du cinéma parlant », Bulletin de l’AFITEC, 1960, n° 20. 77.Place au Cinérama allait être présenté à la presse trois mois plus tard, le 16 mai 1955 à l’Empire (41, avenue de Wagram, Paris 17e). 78.Entretien avec l’auteur, enregistré le 28 avril 1988. Je ne suis pas tout à fait certain qu’Albert Dieudonné soit réellement venu 400 fois rééditer cette surprenante scène car les facultés d’exagération de Georges Roulleau étaient grandes, mais il est tout à fait vraisemblable que l’acteur ne ménagea pas sa peine. Déjà en 1928, lors des représentations au Gaumont Palace, il parut à chaque représentation, pendant les quinze jours où le film fut à l’affiche, ce qui correspond à 60 séances ! 79.Les films de ma vie, Paris, Flammarion, 1975, p. 52. 80.Jean-Charles Edeline, président de l’UGC, écrivait le 10 décembre 1971 à Abel Gance : « Cher Monsieur, J’ai pris connaissance de votre honorée du 26 novembre avec beaucoup d’attention. Je ne vois malheureusement pas, et à mon grand regret, la possibilité de vous donner satisfaction. En effet, le Kinopanorama est une salle qui ne nous appartient pas, elle nous est simplement confiée en gérance et le propriétaire n’a pas l’intention d’investir une somme quelconque pour transformer ses installations de projection. Monsieur Lelouch et nous-mêmes espérions un succès plus important et c’est la raison pour laquelle nous n’avions prévu aucun film pour enchaîner à la suite de Bonaparte. Les résultats, malgré l’effort publicitaire de Monsieur Lelouch, se sont avérés décevants et, de ce fait, nous allons être amenés à stopper très prochainement son exploitation au Kinopanorama. Je souhaite vivement que Monsieur Lelouch puisse trouver une suite qui vous donnera satisfaction. Je vous prie de croire… » (BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/554, boîte 65). 81.Au début de l’année 1982, Claude Lelouch faisait don de ses droits pour la France de Napoléon au ministère de la Culture (lettre à Viot, directeur général du CNC, du 27 janvier 1982 et à Jack Lang du 25 février 1982). 82.Abel Gance, Napoléon vu par Abel Gance. Épopée cinégraphique en cinq époques. Première époque : Bonaparte, Paris, Librairie Plon, 1927. Malheureusement, les triptyques n’y figurent pas et une note en fin de volume précise : « la grande innovation d’Abel Gance, les triptyques, appliquée à la “Tempête” et à “l’Entrée en Italie”, fera l’objet d’une publication spéciale. » Ce n’est qu’en avril-mai 1958, à l’occasion d’un numéro spécial de l’Écran sur Gance, que le découpage des seuls triptyques de « l’Entrée en Italie » furent publiés. Il a été ajouté à la réédition de l’ouvrage de Gance : Abel Gance, Napoléon. Épopée cinégraphique, Paris, Jacques Bertoin, 1991. 83.Cette version, éditée aux États-Unis avec les séquences teintées, est à ma connaissance la seule disponible actuellement en cassette vidéo (2 cassettes VHS-NTSC, Zoetrope Studios, MCA Home Video, 80 086). Malheureusement, elle est cadencée à 24 i/s (3 h 55) et les triptyques, réduits à la largeur de l’écran des téléviseurs, font un bien piètre effet.

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84.Le Figaro du 25 juillet 1983 indique que « quelque 12 000 happy few auront donc assisté à la grandiose projection-concert du Napoléon d’Abel Gance ces trois derniers soirs. » 85.Bambi Ballard s’est efforcé de retrouver les éléments épars du scénario que Gance avait traîné de producteur en producteur et modifié au fil des années (Abel Gance, Christophe Colomb, Paris, J. Bertoin, 1991). 86.BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/836, boîte 173. 87.Les plans détaillés, dressés par Jacques Bosson, figurent dans le fonds Abel Gance (BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/832). La date qui figure est le 20 février 1962, surchargée « 1964 ». 88.Ibid. 89.La Technique cinématographique, février 1962. 90.BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/832. 91.BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/836, boîte 172. Gance parviendra néanmoins à réaliser Cyrano et d’Artagnan, mais largement revu à la baisse et sans grand écran ni Polyvision. Cela allait être son dernier film. 92.Bon de commande n° 17310 du 24 octobre 1949 et lettre de Ch. Gregy, chef du service Studio-Laboratoire, du 26 octobre 1949 (BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/829). 93.Lettre d’Abel Gance à André Debrie, 27 octobre 1949 (Ibid). 94.Le brevet suivant déposé en 1950 par Abel Gance et son addition de 1952 ne concernaient pas la Polyvision, mais le Pictographe (25 octobre 1950, n° 1.026.515. Gance (A.). – Perfectionnement aux installations de prises de vues cinématographiques. 9 février 1952. 1re addition n° 62.463 au brevet n° 1.026.515). 95.« Abel Gance. Le Protérama », la Technique Cinématographique, suppl. au n° 141, mars 1954. 96.BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/829. Cette lettre n’a été toutefois conservée que sous forme de brouillon. A-t-elle été réellement envoyée ? 97.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/833. 98.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/836, boîte 172. 99.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/836, boîte 173. 100.Voir à ce sujet : « Jean Mitry, Abel Gance et moi », par Roger Icart et « Filmographie de Jean Mitry » par Claude Beylie, ces deux articles dans 1895, numéro hors série « Jean Mitry », septembre 1988 ; Cinéma 57, n° 16, mars 1957 ; Jean Mitry, le Cinéma expérimental, Paris, Seghers, 1974, p. 218 (par ailleurs l’auteur évoque la Polyvision p. 132) ; Jean Mitry, À propos du Magirama, Cinéma 57, n°15, février 1957. 101.Les Lettres françaises, 20 décembre 1956. 102.Cahiers du Cinéma, mars 1957. 103.Dans la copie tapée à la machine de ce texte qui se trouve dans le fonds Abel Gance, le nom de Nelly Kaplan dans la phrase finale a été rayé au feutre rouge. 104.Cahiers du Cinéma, n° 67, janvier 1957. 105.Les statuts de la SARL Magirama, au capital de 1 million de francs ont été déposés sous seing privé le 24 octobre 1956. Son siège social était au 171-173 de la rue Saint- Martin. L’enregistrement au Tribunal de Commerce de la Seine a été fait le 26 octobre 1956 sous le n° 2 781 (Journal spécial des Sociétés françaises par actions. Le Quotidien juridique, n° 98, 27 octobre 1956). 106.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/833. 107.Par exemple le jeudi 29 novembre 1973 au Carré Thorigny (8, rue Thorigny, Paris 3e) où la Cinémathèque fit pendant quelque temps une partie de ses projections.

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108.Brevet n° 1.096.994, du 17 février 1954 (délivré le 9 février 1955). Gance (A. A. E.) et Debrie (A. L. V. C.) – « Perfectionnement aux projections cinématographiques d’images élargies ». Gance appela souvent ce procédé le Proterama, bien qu’il désignât parfois aussi la Polyvision classique par cette nouvelle dénomination. 109.BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/836, boîte 173. 110.Cinéma 2000, pavillon 8 des Halles de Paris, entrée rue Baltard, du 14 mai au 24 juin 1971. 111.4, boulevard de Strasbourg, Paris 10e. 112.Je ne me livre nullement à un exercice de science-fiction. Un film a déjà été exploité à Paris de cette façon : Toy Story n° 2 au Gaumont Aquaboulevard, à Paris 15e, à partir du 2 février 2000.

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Autour de Napoléon : l’emprunt russe Traduit du russe par Antoine Cattin

Rachid Ianguirov

1 La participation d’immigrants russes à la réalisation du Napoléon d’Abel Gance est à la fois connue et méconnue. Elle demeure en tout cas peu étudiée. Si les témoignages et mémoires du réalisateur et de participants au tournage évoquent bien cette « empreinte russe », ce n’est que de manière superficielle et les historiens n’ont guère été cherché plus loin, notamment en raison de la sous-évaluation des sources russes. Cet « emprunt russe »-là, dont la France, cette fois, est débitrice, n’a, en quelque sorte jamais été « remboursé ».

2 La presse et les archives de l’émigration russe contiennent pourtant beaucoup d’informations aussi bien générales que de détails sur le sujet, élargissant le cercle des gens qui ont participé au film et jetant ainsi un éclairage nouveau sur les péripéties de sa réalisation.

3 Dans cet article, nous ne chercherons qu’à esquisser et documenter la présence de quelques protagonistes russes, liés d’une manière ou d’une autre à l’histoire du film d’Abel Gance1. La presse russe 4 La majorité des publications russes à Paris – Poslednyje novosti (Les dernières nouvelles), Dni (le Temps), Kinotvortchestvo (la Création cinématographique), Illustrirovannaja Rossija (la Russie illustrée) – n’éclairent que de manière parcimonieuse les événements qui entourent la réalisation de Napoléon2, mais, pour une certaine période, c’est le Russkaja gazeta v Paris (le Journal russe de Paris, 1923-1925) qui se montra le plus informé d’entre elles. Au début de 1924, son rédacteur et éditeur, Alexandre Filippov, qui avait ses entrées à Ciné-France-Film3, écrivit un scénario de fiction, le Prince charmant, réalisé cette même année par un nouveau collaborateur de la compagnie, Viatcheslav Tourjansky4. Certains épisodes furent d’ailleurs tournés dans les décors du film d’Abel Gance5. Il n’est pas étonnant que le compte rendu le plus laudatif et le plus développé

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sur cette mise en scène soit paru dans les colonnes du journal de Filippov et que son auteur en soit le collaborateur principal, Alexandre Kouprine6…

5 Le succès personnel rencontré par Filippov n’affaiblit pas son intérêt pour le projet cinématographique le plus intriguant de l’année, celui d’Abel Gance, auquel le Journal russe fait allusion dès la mi-mai. La nouvelle est assortie de détails, comme la proposition faite à Mosjoukine par le réalisateur d’incarner le personnage de Napoléon, et le fait que plus de la moitié de l’équipe de tournage serait composée de Russes7. Bientôt le Journal russe fait part du passage d’Alexandre Volkoff et du décorateur Alexandre Lochakoff8 d’Albatros à Ciné-France-Film et de l’engagement de Volkoff dans l’équipe de tournage de Napoléon9.

6 Après le début du tournage aux studios de Billancourt, le journal informe ses lecteurs du fait que « le célèbre film Napoléon d’Abel Gance prend véritablement forme » et résume le contenu de la huitième époque cinématographique parmi les séries prévues. En outre, on annonce que « notre chanteur populaire G. Koubitzky jouera le rôle de Danton ». Plus tard on apprend que l’assistant du réalisateur « G. C. Geftman10 invite au studio 49, Quai du Point du Jour, de 2 à 4 [heures de l’après-midi], des jeunes filles de 15 à 23 ans pour des petits rôles dans Napoléon », en leur demandant de se munir d’une petite photo11. Toutefois, avant la recherche de figurants, Filippov apprenait qu’Abel Gance recherchait « un petit Napoléon » : « yeux bleus, petite taille ; il doit être mince, sûr de lui, avec énormément d’amour-propre et d’un caractère ombrageux »12. Contre toute attente, le « type » est trouvé très rapidement : après une semaine, on annonce qu’un adolescent russe, Kolia Roudenko, a été choisi comme « petit Napoléon » : « Kolia Roudenko ne sera certainement pas Napoléon. Mais devant lui s’offre un autre destin : la perspective d’être le héros d’un film »13.

7 L’échec de la réalisation du deuxième scénario de Filippov14, conduisant vraisemblablement à sa brouille avec la direction de Ciné-France-Film, puis l’interruption du tournage de Napoléon en novembre 1925, dissipèrent tout l’intérêt de cet observateur pour le cinéma, interrompant de ce fait l’information sur le travail d’Abel Gance dans la presse parisienne. Vladimir Wengeroff 8 L’œuvre et la vie de Vladimir Wengeroff (1891-1946) ne sont guère connues des historiens du cinéma, pourtant elles n’ont pas moins de valeur pour le destin de l’émigration russe et de la cinématographie européenne des années vingt que celles de Josef Ermolieff, Alexandre Kamenka ou Noé Bloch.

9 Sa première grande réussite fut un placement réussi en Bourse, mais à l’été 1915, à l’étonnement de tous, il se prit de passion pour le cinéma en ouvrant, avec le réalisateur Vladimir Gardine, son propre studio de production. D’après les mémoires de Gardine, son associé se distinguait des autres producteurs par l’ambition véritablement hollywoodienne de ses projets (recrutement pour les tournages d’une troupe du Théâtre d’Art, construction de sa propre fabrique de production de pellicule, etc.)15. Pourtant, cette entreprise ne vécut guère : à l’automne 1918, elle est liquidée. Néanmoins son directeur, qui avait alors quitté la Russie, ne perd nullement son intérêt pour le cinéma dans l’émigration.

10 À l’automne 1921, Wengeroff est à Berlin : avec l’emphase qui le caractérise, il annonce la création d’une compagnie regroupant des industriels du cinéma russes, allemands et français. Cette entreprise ne verra pourtant pas le jour16. Au début de l’année suivante, il devient l’un des fondateurs de l’Union des artisans du cinéma russe en Allemagne,

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créée pour la « défense de la dignité et des intérêts de l’art russe dans le domaine du théâtre et du cinématographe »17 qui réunit pratiquement tous les travailleurs du cinéma émigrés du pays18.

11 À cette époque, Wengeroff déploie une activité considérable : il participe, de manière directe ou indirecte, aux affaires de toute une série d’entreprises de cinéma russe à Berlin (Atlantic-film, Viking-film, etc.), et, au printemps 1923, il entre à la direction de Caesar-film, avec des priorités affichées : L’idée de mettre en scène des films russes, dans leur sujet comme dans leur esprit, interprétés par des acteurs russes, possède en sa personne un partisan énergique, et son esprit d’initiative sera sans aucun doute en mesure de favoriser la future mise en pratique de cette idée.

12 Ainsi les écranisations de la littérature russe classique sont déclarées productions prioritaires de la compagnie : Eaux printanières d’après Ivan Tourguéniev et le Démon d’après Léon Tolstoï – qui ne furent d’ailleurs jamais réalisés19. D’après ses contemporains, Wengeroff se distinguait par une « rare capacité à soutenir et redonner de l’assurance à quiconque s’adressait à lui ». Son amitié et ses talents de communicateur, alliés à une énergie bouillonnante, une poigne dans les affaires et un don de persuasion attiraient les gens, qui voyaient en lui un leader et un organisateur hors du commun20. C’est visiblement grâce à ses qualités qu’à la fin de cette même année Wengeroff réussit à intéresser le magnat de l’industrie Hugo Stinnes à ses plans et à organiser avec son aide financière le consortium de cinéma WESTI. Au groupe se joignirent des industriels allemands, italiens, français, polonais, autrichiens, roumains, balkaniques, baltes et même chinois et japonais. Le slogan choisi comme devise de la nouvelle entreprise était : « Nous construisons une organisation mondiale ». Il convient cependant de noter que de nombreux participants-clefs de cette entreprise, formellement internationale, venaient du cinéma russe émigré à l’Ouest (Dimitri Charitonoff, Noé Bloch, Grigori Rabinovitch, Andréï Kerre, Zakh, Zagrodski et autres)21.

13 L’objectif principal de Wengeroff était la création du Syndicat Européen du Film, alternative continentale de production capable de résister à la domination du marché européen d’après-guerre par l’Amérique. L’un de ses objectifs visait à incorporer au projet des organismes cinématographiques soviétiques, pour la distribution des films européens en URSS et pour des co-productions où l’on tournerait sur place des films destinés au marché occidental. À la fin de 1923, des négociations tout à fait sérieuses furent menées à ce sujet entre le Goskino et Stinnes. Dans la foulée, fut élaboré le projet germano-soviétique de « Société de cinéma de l’Est », qui aurait dû posséder, pour l’Europe, les droits exclusifs de tournage sur territoire russe.

14 Il ne fait pas de doute qu’en présence de telles possibilités d’organisation et de financement, l’œuvre de Wengeroff se serait réalisée, si la mort subite de Stinnes n’avait brusquement mis fin à l’entreprise en plein essor. Toutefois, la propagande imprimée du projet, déployée par son initiateur en parallèle avec ses efforts de mise en place, fit beaucoup de bruit dans la presse européenne et dans les cercles cinématographiques22. L’argumentation de Wengeroff était la suivante : Je m’adresse en premier lieu aux directeurs et je leur dis : concluez entre vous des alliances franco-anglaises, franco-italiennes, anglo-françaises, anglo-italiennes, franco-suédoises, anglo-suédoises autant que vous voudrez, mais unissez-vous ! […] Chaque film doit être fait de manière à convenir au monde entier, c’est-à-dire à pouvoir atteindre aussi l’Amérique. Les sommes qui doivent être dépensées pour un film sont telles, qu’un seul pays n’est pas en mesure de les assumer. […] Je m’adresse

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à la presse, aux écrivains, aux acteurs et aux réalisateurs et je leur dis : soutenez- nous dans notre entreprise européenne, faute de quoi la riche littérature européenne et ses trésors artistiques seront à peine utilisés ou à ce point accommodés au goût américain qu’ils deviendront méconnaissables. […] Enfin, je m’adresse à chacun en particulier et sans me mêler des questions politiques je leur dis : la guerre est finie, désormais il nous est indispensable de créer une union européenne sur le plan du travail, dans le domaine de l’art et du commerce… 23

15 À la lumière de tels propos, ce qu’a raconté Abel Gance à Kevin Brownlow sur sa rencontre quasi fortuite avec Wengeroff, sur l’intérêt tout aussi inopiné de Stinnes pour son projet cinématographique, se réduit au mieux à une anecdote, au pire à une rouerie délibérée du cinéaste24. En réalité, il était inévitable que les deux hommes se rencontrent et toute une série de motivations propres à chacun formaient la base de leur future collaboration. Pour Wengeroff, collaborer avec Gance signifiait avant tout la réalisation de sa thèse sur le regroupement du cinéma européen. D’autre part cette union revêtait également pour lui une signification commémorative particulière au cinéma russe : en 1924, en effet, dix ans s’étaient écoulés depuis la triple écranisation du roman de Tolstoï, Guerre et paix, réalisée en Russie à la fois – et concurremment – par Alexandre Taldykine, Alexandre Khanjonkov et Paul Thiemann. C’est pourquoi Wengeroff ne pouvait pas ne pas s’intéresser au projet de Gance, proche de cette œuvre littéraire par son sujet et qui, de surcroît, offrait à ses compatriotes l’occasion de participer largement à sa création. On peut penser que le consentement de Stinnes à financer cette production cinématographique coûteuse avait avant tout une signification politique : il s’agissait d’en faire un geste symbolique de réconciliation entre l’Allemagne et la France.

16 On peut supposer que le réalisateur prit en compte les motivations intimes de ses partenaires et que cela facilita une prise de décision « non-patriotique » sur le soutien financier allemand d’une telle production.

17 Après la faillite de WESTI, Wengeroff poursuivit ses activités de producteur, constituant, à Berlin, la compagnie Wengeroff-Film et travaillant en parallèle à Paris par l’intermédiaire de ses associés Charitonoff et Simon Schiffrin25. Après l’arrivée au pouvoir des nazis, il gagna définitivement Paris, où il vécut de nombreuses années à l’Hôtel Claridge, survivant à l’Occupation allemande. Dans les dernières années de sa vie, il était connu de ses compatriotes comme un mécène généreux et un bienfaiteur26, mais c’est là le sujet d’une autre recherche. Nikolas Koline 18 Chacun sait que Nikolas Koline (1888-1973) joue dans Napoléon le rôle de Tristan Fleury, mais il y a une préhistoire à sa participation au film.

19 Il semble que son principal complice et intermédiaire dans les négociations avec le réalisateur fut Alexandre Kouprine dont il a déjà été question. Comme Koline rencontrait de sérieuses difficultés avec la langue française, d’après le témoignage de la fille de l’écrivain, « ils sont allés ensemble trouver Abel Gance pour les négociations »27. Cette visite eut lieu à l’automne 1923, au moment du tournage du Kean d’Alexandre Volkoff où Koline jouait le rôle important du partenaire de Mosjoukine. L’acteur mentionne cette visite à Kouprine dans la lettre non datée (sûrement début janvier 1924) ci-dessous : Alexandre Ivanovitch, Une fois j’ai été un impertinent sans borne, quand je vous ai entraîné chez A. Gance en qualité de traducteur. Par votre bonté sans limite, vous avez accédé à ma

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demande de manière brillante. Hélas, je suis à nouveau impertinent, et toujours pour la même raison. Nous sommes à la Riviera et nous ne savons quels ont été les pourparlers de Gance avec Albatros et de manière générale, quelle sera ma destinée. Peut-être la direction a-t-elle refusé catégoriquement ? Peut-être Gance m’a-t-il écrit, et sa lettre m’attend-elle à mon appartement parisien ? Peut-être faut-il prendre une décision depuis longtemps et de son côté, ne recevant aucun signe de ma part, il peut se ficher de moi. Je vous supplie de lui écrire un petit mot en français, qu’à ce qu’il dit, Nikolas Fiodorovitch Koline, qui se repose à M[onte] Carlo […] après le [tournage du] film, s’intéresse beaucoup aux résultats de vos négociations avec Albatros et demande de vous rappeler que le dernier mot sera le mien et non celui de la direction, après mon arrivée à Paris entre le 10 et 15 janvier. Je lui aurais écrit moi-même, d’autant plus que son domestique est russe, mais j’ai oublié son adresse. Vous ne vous en rappelez pas ? Avenue Kleber, 16 ? 52 ? 27 ? Vous la trouverez dans le bottin de téléphone. Pour moi, cette question est désormais de grande importance, car à la fabrique28, Bloch est à couteaux tirés avec Kamenka29 et l’affaire risque de partir en poussière. Vu komprene ?30 Faites donc s’il vous plaît cela pour moi, Al[exandre] Iv[anovitch] et excusez-moi, fils de chienne que je suis. Koline […]31

20 Visiblement, la médiation de Kouprine se montra efficace, et bientôt Koline fut invité à rejoindre l’équipe de tournage de Napoléon, ce dont l’écrivain rendit compte avec satisfaction dans le même Journal russe : Ce n’est désormais plus un secret : N. F. Koline, notre acteur préféré, remarquable, a signé un contrat avec Abel Gance. Pour deux ans. Il s’agit d’une gigantesque pièce cinématographique (6 épisodes), embrassant toute la vie de Napoléon, des bancs d’école à l’Ile de [Sainte] Hélène. Ici, il s’agira plutôt pour Koline d’un second rôle, un rôle accompagnateur. Mais à l’intérieur de celui-ci, le talentueux acteur a réussi à placer la juste admiration pour la personne du petit caporal et la juste simplicité de relations qu’on ne peut qu’imaginer, avec l’Empereur, génial par le caprice du hasard. Ce qui est également remarquable, c’est que ce n’est pas Koline qui a cherché Abel Gance, mais le contraire, ce qui fait grand honneur au goût et à l’intuition du magicien moderne de la « création cinématographique ». Abel Gance a poussé sa gentillesse amicale et affectueuse jusqu’à laisser à Koline quelques mois pour les tournages dans la firme précédente. […] déjà avant Abel Gance, Koline était devenu le favori du public ouvrier ordinaire, sans prétention mais bourru : « Attention ! C’est Koline ! Bravo Koline ! » Suivaient pleurs et applaudissements. Deux qualités se côtoient chez Koline : un grand jeu (je dirais sublime) présenté avec une inhabituelle simplicité. Il est à la portée de tous. Toutefois, ces deux qualités de Koline ne sont pas exhaustives : il a tout une réserve de moyens et il ne cesse d’apprendre. En effet. Le chemin s’est désormais largement ouvert devant Koline. Il ne fait pas de doute qu’il le traversera dignement et avec succès. Mais quel dommage que le cinéma actuel, peu perfectionné, puisse nous ravir – et pour toujours – un remarquable acteur. […] Mais il n’y a pas ici de place pour la jalousie. Grâce à une conquête culturelle russe de plus…32 Marc Aldanoff

21 Au nombre des participants « perdus » dans la mise en scène de Napoléon, il convient de nommer l’auteur de romans historiques, le dramaturge et publiciste Marc Aldanoff (1885-1957), dont l’œuvre a joui d’une grande popularité, non seulement parmi les Russes de l’étranger mais aussi du lecteur occidental. L’activité cinématographique de cet auteur est restée pratiquement inconnue à l’exception d’un document. Le 21 juin 1924, Aldanoff écrivait à l’homme de lettres Victor Iretsky, qui vivait à Berlin :

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Cher Victor Iakovlevitch, la société de cinéma Ciné-France (Bloch, Lunz, Charitonoff) m’a invité comme « consultant littéraire ». Cela signifie que je dois : 1) leur indiquer les nouveaux et anciens romans dont ils pourraient tirer un scénario. 2) leur donner mon point de vue sur des scénarios originaux. Ne voulez-vous pas proposer quelque chose à la Société ? […] Vous êtes l’un des rares écrivains russes à avoir de la fantaisie et des sujets et qui pourriez écrire un scénario très intéressant. L’inconvénient consiste dans le fait qu’en cas de refus (et le refus, malheureusement, dépend seulement de la direction de la Société et non du consultant), l’auteur en est pour sa peine. Dans le cas contraire, ils paient bien. Pourquoi ne m’enverriez-vous pas sur 4-5 pages le résumé de votre scénario ou au moins de votre sujet ? Je serais très content de le présenter à la Société. […] Dans l’attente de votre prompte réponse je vous envoie mes salutations cordiales. Votre dévoué M. Landau-Aldanoff33

22 Dans les cercles littéraires et artistiques français et des émigrés russes, l’écrivain possédait une réputation méritée de grand connaisseur de la Révolution française et, à en juger par quelques renseignements indirects, il semble avoir été le principal consultant historique des réalisateurs au moment de la préparation du scénario de Napoléon. La collaboration entre Aldanoff et Volkoff eut une suite dans le Casanova34 et l’écrivain écrivit le scénario d’un Alexandre Ier, d’après Guerre et paix, que Volkoff s’apprêtait à réaliser pour les studios UFA à Berlin35. Alexandre Volkoff 23 L’acteur et réalisateur Alexandre Alexandrovitch Volkov (1881-1942) passe à juste titre pour l’une des figures de proue de l’histoire de la cinématographie russe en exil. Descendant lointain du célèbre auteur de tragédies Fiodor Volkov, il étudie la peinture et la musique et fait ses premiers essais de baryton et d’acteur dramatique quand éclate la guerre russo-japonaise à laquelle il prend part. En 1906, il lie sa vie au cinéma, d’abord comme collaborateur technique au sein de la succursale Pathé à Moscou36. Ayant acquis une maîtrise professionnelle élargie, Volkov est engagé par Paul Thiemann pour diriger ses studios à Tiflis. Il est scénariste et acteur, et double en particulier le populaire acteur danois Voldemar Psilander (dans la distribution russe : Garrison) dans les finals tragiques de ses films, adaptés spécialement pour la distribution en Russie. Il supervise en outre plusieurs metteurs en scène37. Il passe lui- même à la réalisation en 1911 avec le Prisonnier du Caucase et devient dès lors un maître de l’écran réputé. Grièvement blessé lors de la Première Guerre mondiale, il est réformé et, à son retour, est engagé par la Société de Iosif Ermoliev38. Après la victoire des bolcheviques, il gagne la Crimée avec l’ensemble de la troupe Ermoliev qui émigre à Constantinople en février 1920, puis se rend à Marseille et Paris-Montreuil. Volkoff se hisse alors rapidement au rang des réalisateurs populaires du cinéma français39.

24 Bien que le fait ne soit pas apprécié à sa juste valeur par les historiens, il importe de reconnaître le rôle qu’il a joué dans la réalisation de Napoléon, en particulier lors de la première étape de sa production40. Volkoff, qui avait quitté Albatros pour venir auprès d’Abel Gance, comptait jouer un rôle de premier plan dans cette nouvelle réalisation cinématographique41. Mais, comme on va le voir, ses espoirs furent déçus.

25 En décembre 1926, le réalisateur se tourne vers l’avocat Manouil Margouliès (1868-1935), célèbre et influent juriste, personnalité publique du Paris russe, afin de régulariser ses relations financières avec la direction de Ciné-France-Film, laissées en

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suspens après son départ de l’équipe de tournage d’Abel Gance. Au nombre des documents transmis par le réalisateur à Margouliès figurait un descriptif détaillé de son travail sur Napoléon42 : À partir du mois de mai 1920 et jusqu’à juin 1924 j’ai travaillé à la maison de production de cinéma Société Ermolieff-Cinéma, réorganisée par la suite en S[ocié]té Albatros. Pendant cette période, j’ai joué dans le 12e film à épisodes la Pocharde et mis en scène les films suivants : la Maison du mystère en 6 épisodes, Kean et les Ombres qui passent.43 Tous ces films connurent un grand succès artistique. Dans les premiers jours d’avril 1924, M. Bloch, ancien directeur de la Société Albatros qui était passé un mois auparavant aux sociétés nouvellement créées Films Abel Gance et Ciné-France-Film, est entré, comme administrateur de la Société Abel Gance, en pourparlers avec moi au sujet de mon passage à la société susmentionnée en qualité, d’une part, de « metteur en scène adjoint »44 dans la réalisation d’Abel Gance du film Napoléon, et de l’autre en tant que metteur en scène45 pour la réalisation parallèle au Napoléon de films totalement indépendants pour cette même société. J’ai accepté la proposition aux conditions suivantes : je recevrai 6 000 F de rétribution par mois et en plus de cela 20 000 F par année garantis pour les films auxquels je prendrai part à la réalisation. Le contrat aurait dû être signé pour deux ans. Je sais que toute l’administration a été mise au courant de mes conditions et, me semble-t-il, que M. Bloch a même écrit à Berlin à ce sujet, car je me souviens qu’il m’avait montré une lettre de Berlin où on lui confirmait le consentement aux conditions mentionnées. Sans attendre l’élaboration et la signature du contrat, j’ai commencé le travail. Après quelque temps, le secrétaire de la Société, M. Lunz, m’a présenté un projet de contrat, que je lui ai rendu après vérification, demandant de faire les corrections et ajouts nécessaires et de remettre ensuite le contrat à l’administration et à moi- même afin d’être signé. Ce n’est pas ma signature qui importait dans ces contrats mais celles des deux administrateurs de la Société, M. Bloch et M. de Bersancourt, puisque le contrat était important pour moi avant tout. En changeant d’entreprise, je voulais m’assurer et me protéger de tout désagrément éventuel. Jusqu’à maintenant, je n’ai toujours pas vu ce contrat, on ne m’a pas demandé de le signer. Je l’ai rappelé quelques fois aussi bien à M. Bloch qu’à M. Lunz, qui m’ont tous deux fait des promesses qui n’ont pas été au-delà. Ayant toujours fait confiance aux gens sur parole et ayant travaillé toute ma vie sans contrat, je n’avais pas de raison de douter de l’honnêteté des gens, c’est pourquoi je n’ai pas jugé bon d’insister ni d’exiger ce contrat. Je me souviens parfaitement de la fois où M. Ermolieff, apprenant que mon contrat n’avait pas été signé, le reprocha à M. Bloch, lui rappelant qu’on ne savait pas ce qui pouvait lui arriver, ni qui alors répondrait de moi. M. Bloch déclara alors à M. Ermolieff que ce n’était pas à lui de se soucier de cela, que M. Volkoff savait à qui il avait affaire et que c’est pourquoi il n’avait pas à craindre que ses droits ne soient pas respectés, même si le contrat n’était pas signé. Lorsque qu’advint la faillite de Stinnes, je me suis rappelé mon contrat non signé et m’en suis inquiété. Mais en voyant combien la direction devait faire face à des problèmes généraux, j’ai décidé de ne pas la déranger en un tel moment avec mon affaire personnelle. J’étais convaincu que cette administration était fiable et qu’au moment de présenter les comptes à la commission de liquidation, on ne laisserait pas passer une telle négligence, celle d’ un contrat non signé. Il ne se passa que peu de temps avant que les nuées du tourbillon destructif ne se condensent encore plus et menacent l’affaire, et je décidai de faire part de mes désagréments à M. Abel Gance. Ce dernier s’empressa de me rassurer, me tranquillisant que je ne devais pas me

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faire du mauvais sang, puisqu’il répondrait de l’exécution de mon contrat, bien qu’il ne fût pas régularisé. Faisant une confiance totale à la parole d’Abel Gance, je n’ai jamais jusqu’ici soulevé cette question. Quelle ne fut pas ma surprise dès lors quand je reçus une lettre officielle datée du 29 août de cette année signée de MM. Abel Gance et de Bersancourt, m’avertissant de l’échéance de mon engagement par la société pour le 30 septembre. Mon embarras et mon trouble le plus complet furent tout à fait naturels. J’ai compris que ni les représentants de l’administration, ni M. Bersancourt, ni M. Gance ne prenaient en considération mes conditions. Ressentir cela et en prendre conscience fut trop pénible pour moi. Je ne pouvais nullement me résigner à cette injustice et c’est pourquoi j’ai décidé de répondre à ces gens en leur écrivant mes conditions. Il en a résulté une correspondance sans résultat avec M. Gance. On peut l’examiner, elle n’est pas dénuée d’intérêt. Je n’ai pas non plus compris le comportement de MM. Bloch et Lunz, qui ne firent que hausser les épaules à mes questions sur ce qui se passait, souriant mystérieusement sans rien pouvoir me dire d’essentiel. M. Bloch m’a tranquillisé, prétendant que tout cela n’avait pas d’importance, qu’au pire des cas il serait prêt à témoigner avec Lunz de l’existence de mes conditions, qu’il serait même prêt à présenter le contrat, qui alors était encore signé sur papier timbré, que je n’avais pas à m’inquiéter, etc. Ainsi, rempli d’espoir sur la réalisation légale et équitable de mes conditions, j’ai continué à vivre jusqu’à ces tous derniers jours. En ce qui concerne mon compte : du 15 juillet 1924 au 16 juillet 1925, j’ai touché tout ce qu’on me devait. Pour le 31 juillet de cette année, je n’ai reçu que 1 500F, c’est-à-dire la moitié de la somme afférente. Jusqu’au 15 juillet 1925, on doit encore me verser environ 6 300F (je ne me souviens plus exactement), rétribution pour les films de la première année (c’est-à-dire sur la somme de 20 000F). Cela s’est passé de la manière suivante. J’ai reçu la première moitié de cette somme, c’est-à-dire 10 000F déjà fin juillet 1924. Je voulais recevoir les 10 000F restants avant mon départ pour la Corse, au début du mois d’avril, car je devais payer mes impôts. M. Bloch, qui ne disposait pas alors d’une telle somme, me proposa de lui laisser ma déclaration de redevances, me promettant de les payer avant mon départ et pour le reste de la somme (6 300 sur les 10 000F), de le déposer sur mon compte en banque. J’ai accepté et suis parti tranquille en Corse. Quel ne fut pas mon étonnement quand à mon retour de Corse au début du mois de juin, j’ai appris que ma redevance de 3 700 avait été payée par M. Bloch, mais qu’il avait oublié de verser les 6 300F sur mon compte. Avant que je ne parvienne à recevoir cette somme, la commission de liquidation des affaires de Stinnes se présenta de Berlin et toute possibilité pour moi de recevoir cet argent disparut. Ainsi, le sort de cette somme reste toujours en suspend et non par ma faute il me semble ! Pourquoi dois-je donc en souffrir les conséquences ?[…] En ce qui concerne mon rapport au film Napoléon, je dois dire la chose suivante : Bien que d’après les conditions je m’étais imaginées, étant entièrement mis au courant de la réalisation du film Napoléon, que je pourrais en même temps me consacrer à des mises en scène indépendantes, il m’est apparu, confronté à la réalité, qu’il était absolument impossible de mener de front ces deux activités, c’est- à-dire concrètement de réaliser ce que j’avais prévu. Ainsi, cherchant à satisfaire aussi bien l’administration qu’Abel Gance lui-même, j’ai décidé de me retirer de mes propres réalisations en sacrifiant de fait mes propres intérêts artistiques et de me consacrer entièrement au travail sur le film Napoléon. Cette réalisation avait beaucoup d’ennemis, aussi bien intérieurs qu’extérieurs, et je dois dire que j’ai dépensé beaucoup de force et d’énergie, de sang et mes nerfs à la défense de ce grandiose projet artistique. Je croyais profondément à son importante signification artistique. Plus d’une fois, l’administration perdit sa bonne humeur, perdit patience, courage ; suivirent les doutes, les incertitudes, les hésitations. Plus d’une fois, l’existence même du film fut menacée, et chaque fois je me suis empressé d’apporter réconfort à l’humeur vacillante du conseil d’administration, je me suis dépêché de venir à la rescousse du film et M. Bloch, M. Abel Gance et, je pense,

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même M. de Bersancourt ne refuseront pas de le confirmer. Comme exemple concret le prouvant, je peux citer l’exposé que j’ai rédigé à la demande de M. Becker pour défendre la réalisation de Napoléon devant la direction berlinoise [WESTI] au moment où il était le plus menacé. J’inclus ci-joint une copie de l’exposé susnommé, car j’estime qu’il caractérise remarquablement bien mon attitude à l’égard du film en général et envers M. Abel Gance, son créateur, en particulier. Est-il possible qu’après tout cela on puisse accepter les conditions qui m’ont été présentées au moment de la liquidation comme équitables ! Alexandre Volkoff

26 Outre les descriptions de ses griefs envers la compagnie, le réalisateur transmet au juriste ses échanges épistolaires avec la direction de la Société des Films Abel Gance, où fut décidé son licenciement inattendu de l’équipe de tournage.

27 La première de ces lettres, datée du 29 août 1925, est une circulaire officielle (en français) notifiant la décision de mettre fin à l’engagement du réalisateur : Vous saviez déjà que la défaillance de la Société WESTI (Consortium Stinnes) a compromis injustement la continuation de nos travaux. Nous sommes donc dans l’obligation actuelle, malgré le ferme espoir que nous avons d’une reprise d’activité, de nous priver de vos services, sauf à vous rappeler le plus tôt possible dans la mesure où les circonstances le permettront. Veuillez donc bien considérer la présente lettre comme un congé sur préavis à la date du 30 septembre prochain. Pour le réglement des sommes qui pourraient vous rester dues ou des appointements encore à courir, la Gérance, croyez-le, adoptera les conditions les plus libérales dans les difficultés qu’elle traverse, et elle est persuadée que dans l’esprit de collaboration qui vous unissait à elle vous ne verrez aucun inconvénient à les accepter. Veuillez agréer, Monsieur, nos sincères salutations. La Gérance du Film Napoléon de Bersaucourt, Abel Gance.

28 Le 4 septembre, Volkoff répond – en français – à son ancien employeur : Monsieur Abel Gance 8, Rue de Richelieu PARIS Monsieur, Je viens de recevoir une lettre datée du 29 août signée par vous comme un des gérants de la Gérance du Film Napoléon, me donnant congé. N’ayant jamais eu à faire avec la gérance susnommée, dont l’existence m’a été pour la première fois révélée par la lettre du 29 août, n’ayant donc à recevoir d’elle aucune signification ni de congé ni de quoi que ce soit en géneral, je considère cette lettre comme resultat d’un malentendu aussi malveillant qu’injustifié. Je suis au service de la Société des Films Abel Gance avec laquelle j’ai passé, comme vous le savez fort bien, un contrat en la personne de M. Bloch – un de ses directeurs : le contrat qui a été observé pendant un an par la société et dont l’écheance n’aura lieu que dans un an. Je considère donc la lettre de la Gérance du Film Napoléon comme ne me concernant pas. Veuillez agréer mes salutations distinguées. Alexandre Volkoff

29 Le 7 septembre, le réalisateur reçoit une lettre plus catégorique de la direction de production : à Monsieur A. Volkoff Hôtel Raguenaud 6, Rue des Petits Champs PARIS

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Mon Cher Ami, Je ne comprends pas du tout votre réponse. Je vous avais prévenu de cette sorte de circulaire et vous n’auriez pas dû vous en formaliser car elle n’est que le résultat automatique d’une situation difficile. Je pars à Venise ce soir et vous verrai à mon retour. J’espère réussir. Croyez, mon Cher ami, à mes sentiments les plus cordiaux. Abel Gance

30 Mais cette lettre ne convainquit pas Volkoff du fait qu’on n’avait plus besoin de ses services. Le 10 septembre, il s’adresse à nouveau (en français) à Gance avec émotion : Monsieur Abel Gance 27, Avenue Kleber PARIS Cher Monsieur Gance, Je ne peux pas vous cacher que la réception de la lettre circulaire du 29 août signée par vous m’avait bien et sensiblement frappé. Je n’étais point étonné d’y trouver la signature de M. de Bersaucourt, mais j’étais infiniment étonné, je le répète d’y trouver votre signature – la signature d’Abel Gance. Abel Gance que je connais pour un homme d’une haute et fine culture, un artiste extraordinaire dont le nom est connu dans tout l’univers. Abel Gance qui savait très bien que je suis engagé pour deux ans et que dû à la négligence de l’administration on ne m’avait pas encore donné à signer mon contrat et moi, je ne disais rien, ne voulant pas être indélicat. Abel Gance qui après la faillite du consortium Stinnes m’avait rassuré au sujet de mon contrat qui restait toujours non signé et me confirmait qu’il répond de l’exécution de toutes mes conditions. Abel Gance qui devrait mieux que tous les autres connaître mon dévouement sincère au film Napoléon. C’est donc à sa demande, en vue de la collaboration étroite avec vous, en vue des intérêts communs que j’avais cédé à mes propres intérêts artistiques, avais renoncé à mes mises en scène personnelles, m’ayant donné complètement au Napoléon. Abel Gance, enfin, qui me connaît comme un metteur en scène avec un certain nom qui avait une bonne situation dans la Société Albatros et qui ne l’aurait jamais quittée pour rien sans contrat. On ne peut donc pas me classer au même rang avec Mrs Komerovsky et M. René en me prévenant d’un mois d’avance de mon congé ! C’est à cause de tout cela que j’étais bien sensiblement et douloureusement frappé ayant aperçu votre signature sur cette lettre du 29 août, qui est vraiment indigne. […] Vous avez tort, cher monsieur Gance, de m’en vouloir pour ma réponse en disant que je m’en formalise. – À votre lettre circulaire j’étais obligé de vous adresser une réponse officielle. Vous voyez bien que je ne cherche pas à formaliser nos relations et la meilleure des preuves – c’est le cas avec mon contrat. Ayant pleine confiance en vos efforts, j’attendrai avec impatience votre retour triomphal et dans cette attente Agréez, cher Monsieur Gance, l’assurance de mes plus cordiaux sentiments. Alexandre Volkoff

31 C’est le directeur administratif de la compagnie, Émile Karmann, qui poursuit ensuite la correspondance, le 5 novembre, dans les termes les plus durs : Monsieur, D’après les renseignements que j’ai pu recueillir, le scénario Charlotte Corday par Lenôtre, qui fait partie de l’actif de la Société FILMS ABEL GANCE, vous aurait été remis pour examen et n’aurait pas été retourné à la Société.

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D’autre part, il vous a été remis un exemplaire de chacun des deux premiers découpages du film Napoléon. Je vous serais, en conséquence, obligé de bien vouloir me faire parvenir de toute urgence ces différents scénarios. Avec mes remerciements, veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués. Émile Karmann, Administrateur de Sociétés.

32 La dernière lettre de cette correspondance, est datée du 10 novembre : Monsieur, En réponse à votre lettre du 8 novembre 1925, je vous prie de bien vouloir passer jeudi matin de 9 h 1/2 à 11h, 6 Rue de Richelieu au siège de la liquidation. Vous voudrez bien vous munir de toutes vos pièces afin de m’expliquer votre affaire dont je ne suis pas au courant. […] Je vous rappelle, puisque vous paraissez l’ignorer, que la Société des Films Abel Gance est en liquidation et que cette liquidation a été publiée conformément à la loi. Ci-joint le journal d’annonces légales46. Recevez, Monsieur, mes sincères salutations. Émile Karmann Administrateur de Sociétés.

33 Cependant il convient de distinguer cette controverse entre employé et employeur de l’appréciation artistique qu’a donnée Volkoff du travail d’Abel Gance sur Napoléon. C’est peut-être l’un des documents le plus important de ce fonds d’archives. Il a été écrit – en français – expressément pour la direction berlinoise de WESTI en 1925, au moment où des doutes surgissent quant à la capacité du réalisateur de mener à bien la réalisation du film alors en cours.

34 En voici l’intégralité : AVIS de Monsieur Volkoff sur le film Napoléon. Avant d’émettre mon opinion sur le travail de Monsieur Gance pour le film Napoléon , je voudrais rappeler ce qui précédait ce film. Il faut dire exactement que depuis la Roue, on n’avait pas cessé de raconter sur Gance des histoires tout à fait invraisemblables qui devaient discréditer sa faculté de travail et sa valeur commerciale. Oubliant tout ce que Gance avait fait dans ce film, tant au point de vue de la réalisation qu’au point de vue technique, tous ses ennemis et même ses amis criaient qu’il est inadmissible de travailler pendant une si longue période pour un film, qu’il est inadmissible de dépenser tant d’argent, que c’est un crime, qu’on ne doit pas laisser Monsieur Gance s’occuper d’un film, que c’est un bluffeur etc, etc. Malheureusement toutes ces médisances devaient produire leur effet et avaient des conséquences funestes pour Gance. On ne croyait plus en lui comme en un travailleur sérieux ; je dois avouer que moi aussi je manquais de confiance. Survint un miracle ! On trouve des capitalistes qui ont donné les fonds nécessaires et qui ont confié le film Napoléon à Abel Gance ; je jubilais, d’une part, et d’autre, je dois avouer que je n’avais pas la foi nécessaire en Gance. Je ne croyais pas que ce travail grandiose serait accompli. Mais un beau jour j’ai dû m’associer à ce travail et c’est avec une grande appréhension que je l’ai commencé. J’ai été envahi par les mêmes sentiments de peur et de scepticisme. Peu de temps après, en m’associant pleinement au travail j’ai compris que toutes nos craintes, toute notre appréhension à ce sujet, en ce qui concerne Gance, n’étaient pas fondées. Apres avoir travaillé étroitement, 5 mois, avec Gance je peux affirmer ce qui suit : Gance possède une puissance de travail énorme ; il est tellement exigeant pour lui que ses collaborateurs sont, à son contact, entraînés dans une besogne souvent au-

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dessus des forces normales. Il a continuellement le désir de faire mieux et plus, il cherche toujours une nouveauté cinémographique, il combine toujours de nouvelles méthodes techniques. Il s’efforce toujours d’aller plus loin et, ayant une connaissance parfaite de la technique, il ne perd pas son temps pour appliquer des principes déjà éprouvés. Il ne s’obstine pas dans les répétitions avec ses artistes, il n’y perd pas son temps. Mais on a un peu raison quand on l’accuse de travailler lentement. En préparant le scénario de Napoléon et en collationnant la correspondance de Gance je fus étonné par le nombre important de questions techniques qui l’intéressait, par le nombre colossal de demandes de matériel technique pour l’éclairage, objectifs, appareils, caches, etc. Tout ce qui apparaît à Gance comme une nouvelle possibilité technique est transmis immédiatement par lui au laboratoire. Ses forces créatrices recherchant constamment une méthode technique et c’est pour cette raison qu’il lui faut beaucoup de temps, mais c’est là qu’est le progrès dont dépend l’avenir de la cinématographie. Le travail déjà fait par Gance pour la première partie de Napoléon peut servir comme exemple ; on n’a fait jusqu’à présent que la moitié du film – le prologue et les extérieurs des scènes de Corse et l’on voit déjà que Gance a trouvé la solution d’un nombre de questions techniques extrêmement difficiles. Je citerai comme exemple la persécution de Bonaparte par les gendarmes ; il a fait là un tableau extrêmement dramatique. L’appareil, dans cette scène ne restait pas sur place comme on le faisait jusqu’à présent ; l’appareil parfois fixé sur la selle d’un cheval suivait le rythme de la chasse du cavalier, parfois il était en mains d’un opérateur à cheval parmi d’autres cavaliers, qui prenait les meilleurs moments de la chevauchée. Souvent l’appareil était fixé sur une auto qui filait vite, étant poursuivie par les cavaliers ; mais il arrivait aussi que l’appareil se balançait sur un fil placé au-dessus des cavaliers et fixait leur attitude d’en-haut. Dans les scènes de Brienne (le combat de boules de neige) l’appareil jouait souvent le rôle d’un ennemi de Napoléon. Il était fixé sur la poitrine de l’opérateur ou était posé sur un petit traîneau et attaquait les ennemis en recevant à la figure (c’est-à- dire dans l’objectif) des boules de neige ou il reculait devant des ennemis. Un autre exemple : la bataille des écoliers dans le dortoir de l’école de Brienne ou certaines scènes ont été prises avec 6 surimpressions ; on avait pris sur la même pellicule 6 différents moments de la bataille. De cette manière on détruit la rampe qui est entre les spectateurs et la scène ; le spectateur participe à l’action. D’après ces exemples, on peut voir combien sont difficiles et compliquées ces nouvelles méthodes et combien de temps il faut pour les appliquer. C’est à ce travail qu’il faut attribuer la lenteur que l’on reproche à Gance. Il est évident que seul un connaisseur de la cinématographie peut apprécier ces procédés ; ceux qui ne savent que peu de choses de l’art cinématographique, ceux qui ne comprennent pas ce que c’est que le montage, ne peuvent pas juger d’une façon adéquate le matériel accumulé. Il est naturel qu’une scène de la cavalcade ou de la bataille des écoliers prise par 5 ou 6 appareils serait fastidieuse pour celui qui serait obligé de la visionner ; cette scène ne donnerait pas le résultat attendu. À cette occasion, je dois me rappeler la façon dont, en son temps, la direction de l’Albatros envisageait mes multiples prises de vues de jambes dansantes et des accessoires de la scène de danse de Kean dans la taverne. J’ai très bien senti le sentiment de suspicion et même d’inimitié dont j’étais entouré à ce moment et ce n’est qu’après avoir vu ces séquences, montées complètement, qu’on a compris que c’était une des meilleures scènes de Kean47. Je répète que ce n’est qu’un connaisseur qui peut se rendre compte du travail qu’accomplit Gance. Il est à ajouter que le scénario n’est pas une loi pour lui qu’il estime nécessaire d’exécuter littéralement, ce n’est qu’un schéma, qu’un croquis et

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c’est pour cette raison qu’on ne peut pas mesurer son travail comme on le fait avec les autres metteurs en scène, par le nombre de scènes prises, par le nombre de mètres de négatif, par l’exactitude du service. Gance peut avoir à tout instant une nouvelle idée créatrice et il essaie de la réaliser immédiatement dans son travail et son œuvre devient en conséquence plus fraîche et plus nouvelle. C’est un « Grand talent » mais ce ce n’est pas un sorcier et si on l’occupe dans une production moyenne, il ne pourra pas montrer ce qu’il est capable de faire. Si on limite son travail, les frais énormes ne seront pas justifiés ; on ne doit pas oublier malheureusement qu’en ce qui concerne le côté pratique Gance n’a qu’une réputation bien triste, mais ne c’est pas juste. On cite toujours la malheureuse mise en scène de la Roue en oubliant complètement les autres films de Gance qui sont d’une aussi grande valeur artistique comme Mater Dolorosa, la Dixième Symphonie, J’accuse ; ces films peuvent être pris comme exemples de réalisation et sont en même temps d’une grande valeur commerciale. Ils sont encore programmés et donnent toujours des bénéfices. Je dois ajouter que ceci n’est pas l’avis d’un nouveau venu, mais une appréciation réfléchie et sérieuse d’un spécialiste de 15 ans d’expérience. Il ne faut pas oublier que Gance a devant lui une tâche grandiose de ressusciter l’épopée de Napoléon ; il est naturel que cette tâche a pour conséquence un afflux des forces créatrices chez lui. Il n’est pas difficile de prévoir le « sort » de Napoléon si on laisse Gance exécuter ce qu’il veut et doit faire. Le film sera le plus grand événement de la cinématographie ; le succès financier ne sera qu’une conséquence naturelle mais il ne faut pas oublier le proverbe arabe qui dit : « Il est idiot de laisser un cheval arabe dans l’étable des vaches et de lui faire porter de l’eau ». Il faut avoir confiance en Gance, il faut avoir foi en son travail et vaincra celui qui a des nerfs plus solides. Alexandre Volkoff

35 Comme on peut le voir, ce document ne se borne pas à décrire les innovations techniques et artistiques introduites par Gance dans sa réalisation, il détermine également les priorités d’auteur de Volkoff lui-même qui a dirigé des épisodes importants du film. Pour autant que l’on puisse en juger, l’article de Volkoff, publié dans la revue Photo-Ciné en avril 1928 48, reprenait son évaluation de 1925 et ainsi, on peut dire avec certitude que l’auteur s’est servi du vieux texte « de service » pour la propagande écrite sur les mérites artistiques du film Napoléon.

36 Les documents que le juriste reçut de Volkoff l’aidèrent à régler à l’amiable l’affaire qui lui avait été confiée et il n’eut pas à la conduire jusqu’au tribunal. Toutefois, le réalisateur ne parvint toujours pas à conclure tout à fait ses affaires avec Noé Bloch. Une lettre à Margouliès datée du 20 décembre en témoigne, dressant le bilan du travail avec l’équipe de tournage de Napoléon : Je dois admettre n’avoir finalement pas pu régler tout à fait mes comptes avec la S[ociét]té Films Abel Gance. J’ai reçu à l’époque un paiement de dix mille francs comptant et le scénario d’un historien français M. Lenôtre, Charlotte Corday, pour lequel Bloch devait me donner dix mille francs. Bloch a longuement traîné avec le paiement, et finalement il m’a proposé de me verser déjà 4 000 francs ; pour le reste, il le verserait soit quand il mettrait en scène ce scénario (!!) soit lorsqu’il aurait l’occasion de le vendre à quelqu’un (!!!). Puisqu’à cette époque il menait déjà les pourparlers pour la réalisation du film Casanova, j’ai dû, pour ne pas ternir les relations, serrer les dents et accepter sa proposition. C’est de cette manière peu glorieuse que prit fin cette longue épopée de mes affaires difficiles avec la S[ocié]té Films Abel Gance. Malgré tout cela, je vous suis sincèrement reconnaissant, Manouil Sergueïevitch, pour vos conseils bienveillants et pour votre participation active à cette affaire.

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Société Générale de Films

37 Dans les archives de Margouliès sont également conservés quelques documents en rapport aux activités de la Société Générale de Films, dont il devint le conseiller légal dans la dernière étape de son existence. Comme l’on sait, cette compagnie poursuivit le financement de la réalisation de Napoléon après la faillite de WESTI. Pourtant, les dossiers de la société ne contiennent presque aucun document en rapport avec l’histoire de la réalisation du film. Toutefois, ils permettent de reconstituer « l’empreinte russe » dans cette entreprise. D’après K. Brownlow, Grineff a organisé expressément la compagnie pour financer Napoléon49, or ce témoignage n’est pas confirmé par les documents. La Société Générale de Films a été créée en 1926 comme entreprise de grande échelle, polyvalente dans le domaine de la production et la distribution de ses propres films mais également de ceux d’autres maisons de production ; elle s’est également spécialisée dans la production d’équipements photographique et cinématographique ainsi que de pellicule50. Dans la liste des actionnaires de la société apparaissent les compagnies Gaumont-Metro Goldwyn de Paris, Metro Goldwyn de New York, Metro Goldwyn de Londres, Société Anonyme Alliance Cinématographique Européenne, le fils de l’industriel Schneider-Le Creusot, le comte Hector de Béarn, Serge Sandberg, François Mijos, Alfred Lignac, le collaborateur de Gance Émile Karmann et d’autres. Parmi eux, il y avait également des Russes d’origine, parmi lesquels le plus important actionnaire, connu à Paris comme le « roi de la perle », Leonard Rosenthal51 et son fondé de pouvoir Mara Iakoubovitch, qui apportait 550 000F au capital de base. Le président du conseil d’administration de la Société était également d’origine russe, Gourliand, et Jakob Grineff en était le directeur- administrateur52.

38 Comme en témoignent les documents, c’est justement à travers la Société Générale de Films que fut réalisé le transfert des droits d’Abel Gance à Lupu Pick pour la réalisation du film Napoléon à Sainte-Hélène53. De plus, on retrouve également parmi la documentation une correspondance concernant l’invitation d’Alexandre Granovsky à travailler pour la société54.

39 Cependant, un des documents est directement lié au sort de la distribution du film de Gance. Il s’agit du « Tableau des contrats de vente du film Napoléon vu par Abel Gance », dans lequel est dressé le bilan de distribution pour la première année. D’après ces données, le film a rapporté, en France, Belgique, Suisse, Hollande et dans les colonies françaises 3 080 000F ; en Amérique du Sud, 508 207F ; en Italie et dans ses colonies, en Égypte, en Syrie, dans d’autres pays du Moyen-Orient, en Turquie, Grèce, Bulgarie et Roumanie, 662 123F ; en Tchécoslovaquie et Yougoslavie, 1 999 243F ; en Allemagne, Autriche, Hongrie, Pologne, Finlande, Danemark, Suède, Norvège et dans les pays baltes, 1 695 750F ; aux USA et Canada, 6 080 000F (ici les bénéfices ont été partagés de moitié avec la société MGM) ; en Angleterre et dans ses colonies, 2 136 000F. La somme totale des bénéfices de tous les contrats se montait à 13 361 405F, et après déduction des frais de copies et d’autres frais logistiques, à 12 552 256 F55. D’après ses fameux coûts de production, le film était déficitaire. Toutefois, il vaut la peine de comparer les montants de Napoléon avec ceux de la Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer, également financé par la Société Générale de Films : il a rapporté 9 214 985F56 et, manifestement, cela n’a pas permis de ramener aux investisseurs les dividendes attendues, ce qui a vraisemblablement conduit la société à sa perte au printemps 1929.

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40 Comme on le voit, les sources de l’émigration russe, liées à la réalisation du film le plus connu d’Abel Gance, en complètent le tableau de manière essentielle. Cela dit, l’histoire de l’emprunt russe est loin d’être « remboursée » avec ce qui vient d’être dit. Il est probable qu’une étude plus approfondie des documents de WESTI et des entreprises cinématographiques de Vladimir Wengeroff ajoutera de nouveaux détails et circonstances, mais il s’agit là d’une autre recherche.

41 L’auteur exprime sa reconnaissance à Tatiana Osokina (Moscou), qui s’est chargée de la partie française de cette étude.

NOTES

1.L’orthographe des noms russes se conformera ici aux transcriptions usuelles en français contemporain mais respectera la transcription adoptée par les intéressés dans les années vingt, telle qu’elle apparaît dans la presse et les génériques de l’époque (ex. : Volkoff, Wengeroff, Ermolieff). 2.Voir l’annonce de la création de Ciné-France-Film dans Illustrirovannaja Rossija (la Russie illustrée), 1924, n° 2 (mai), p. 16. 3.Alexandre Filippov (1887-1942, pseudonyme « l’Observateur »), journaliste, littérateur, éditeur, par la suite rédacteur au journal Russkoje vremja (le Temps russe) (1925-1928) et à la revue Teatr i Jizn (Théâtre et vie) (1928-1933). C’est le journaliste Stéphane Losan qui a donné au Journal russe et à ses collaborateurs (au nombre desquels Kouprine) sa caractéristique marquée, publiant un essai dans Le Matin en janvier 1925. La traduction russe de son article a alors été reproduite dans le journal de Filippov (le Journal russe, 18 janvier 1925, p. 3-4). 4.V. Tourjansky venait de quitter Albatros, dont il était un des piliers avec Volkoff et Mosjoukine, pour Ciné-France-Film où les moyens techniques et matériels lui paraissaient supérieurs. Le Prince charmant inaugurait une « série Kovanko-Films » du nom de l’épouse de Tourjansky, Nathalie Kovanko, l’une des vedettes « orientales » du moment. Il sera également réalisateur sur Napoléon (NdE). 5.La mise en scène du film le Prince charmant a été commencée en juin. Ibid., 22 juin 1924, p. 3. Voir également le reportage : « Tournage du Prince charmant » (l’Observateur [A. Filippov]), ibid., 25 juillet 1924, p. 3. 6.« Le thème de la pièce ne reflète pas de nouveauté marquante (d’ailleurs, essayez de nos jours d’inventer un thème tout nouveau !). Pourtant, A. I. Filippov a réalisé un scénario habile, intelligent, subtil et très intéressant. On voit qu’il a travaillé avec amour et soin. Un tel scénario ferait même honneur à un artisan expérimenté. Tout était bien : les décorations des palais, la mer, la foule, les courtisans, les eunuques, les scènes de groupes, la course sur la corde à une hauteur effroyable, le couronnement, etc. Et V. K. Tourjansky intarissable dans le brillant et le goût de la mise en scène ».A. Kouprine, « Le Prince charmant », ibid., 22 février 1925, p. 3. À la première du film, qui eut lieu le 31 janvier 1925 au Gaumont-Palace à Paris, se trouvait parmi les hôtes d’honneur l’ancien Président Raymond Poincaré. Ibid., 3 février 1925, p. 3.

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7.Ibid., 16 mai 1924, p. 3. À ce sujet, voir également Kinotvortchestvo i teatr, 1924, n° 3, p. 24. En juin, le refus de Mosjoukine de prendre part au tournage de Napoléon est annoncé, ibid., 1924, n° 5, p. 28. On peut découvrir quelques circonstances de cette collaboration manquée dans une lettre d’Abel Gance à l’acteur (conservée dans le fond Mosjoukine, RGALI, Moscou, reproduite dans Iskusstvo kino, 1987, n° 1, p. 135-136). 8.Le Journal russe, 24 juillet 1924, p. 3. Au sujet du passage de Volkoff et Lochakoff d’Albatros à Ciné-France-Film, voir également Kinotvortchestvo, 1924, n° 6-7, p. 33. Alexandre Lochakoff ou Ivan Lochavoff (les deux écritures coexistent à l’époque dans la presse comme dans les génériques), qui avait travaillé sur le Père Serge en Russie, fut le plus fameux décorateur « orientaliste » des années vingt auprès de qui Bilinsky et Meerson – qui prirent une autre orientation – furent formés à Albatros (voir François Albera, Albatros, des Russes à Paris 1919-1929, Cinémathèque française-Mazzotta, Milan- Paris, 1995, p. 19-52 notamment). Notons qu’à ses côtés on peut remarquer la présence d’autres décorateurs russes sur Napoléon : le fameux Alexandre Benois, fondateur du « Monde de l’Art » et collaborateur de Diaghilev, Pierre Schild[knecht], Eugène Lourié (NdE). 9.A. Volkoff dans « Abel Gance Film », Le Journal russe, 13 août 1924, p. 3. 10.Autre transfuge d’Albatros – que les génériques de Napoléon ne mentionnent pas (NdE). 11.Ibid., 25 février 1925, p. 2. 12.(Anonyme [A. Filippov]) « Cherche petit Napoléon », ibid., 11 février 1925, p. 3. 13.Ibid., 17 février 1925, p. 3. Georges Sadoul, Raymond Chirat, Kevin Brownlow et d’autres donnent par erreur au jeune acteur le prénom de Vladimir. 14.Le scénariste avait décidé d’affermir son succès par une nouvelle réalisation : « A. I Filippov, auteur du film le Prince charmant, qui a fait grand bruit à Paris par son succès éclatant, à l’affiche il y a peu. Les critiques d’une même voix ont relevé la vivacité du récit, l’élégance de sa construction et la riche fantaisie de sa conception. Dans un avenir proche, un nouveau film sera réalisé, Dans les neiges, également dû à la plume talentueuse de A. I. Filippov. Ce qui nous procure particulièrement de joie, c’est que ce succès rare revient à la cause russe ». (sig. E. Efimovsky [A. I. Filippov], Rodina [Patrie], Paris, 8 mars 1925, p. 4. Ce scénario ne fut pas réalisé). 15.« Wells, ce n’est pas de la science-fiction, c’est de la prose, un prosaïsme comparable aux plans de Wengeroff », V. Gardine, Mémoires, t.1, 1912-1924, Moscou, 1949, p. 91-93. 16.Rul’[Le gouvernail], Berlin, 4 novembre 1921, p. 5. 17.Satzung des Zentralverbandes der russischen professionellen Buhnmenkunstler in Deutschland, Berlin 1922. 18.Golos Rossii (la Voix de la Russie), Berlin, 6 mai 1922, p. 5 ; ibid., 17 mai 1922, p. 5. 19.Kino-Ekho. Kinematograf dlja Rossii (le Ciné-Echo, le Cinéma pour la Russie), Berlin, 1923, n°1, p. 56. C’est Iosif Sojfer qui était indiqué comme réalisateur du deuxième film, et l’écrivain Sergueï Gornyj (Mark-Alexandre Otsoup) comme scénariste. Dni (le Temps), Berlin, 5 juin 1923, p. 5. Au début de l’année suivante, l’associé de Wengeroff, Charitonoff, quitte la société, ce qui conduit visiblement à la fermeture de l’entreprise, Kinotvortchestvo i teatr, 1924, n° 2, p. 10. 20.Ibid. Comparer également avec les souvenirs attribués à Wengeroff par le célèbre photographe français de cinéma et du business, Evguéni Reïs : Rejs E. Kojevnikov, Kto Vy ? (Qui êtes-vous ?), Moscou 2000, p. 11-12. NB : les rapports Kamenka-Wengeroff en revanche – en dépit de leur association en 1929 sur le Cagliostro de R. Oswald –, sont marqués par la méfiance. Voir un extrait de leur correspondance dans François Albera, Albatros, des Russes à Paris 1919-1929, op. cit., p. 159 (NdE).

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21.« Une grande quantité de Russes – car, comme l’on sait, une écrasante majorité de travailleurs dans ce domaine, en commençant par les acteurs, les décorateurs, les réalisateurs, en terminant par les comptables ou tout genre d’ouvriers, étaient russes – aurait une bonne paye régulière. Et cela aussi avait une signification de grande importance. » (Anonyme [A. Morskoï ?]), « Cinématographie stinnesienne », Kinotvortchestvo, Paris 1925, n° 13, p. 20. 22.Voir Kinotvortchestvo, 1924, n° 3, p. 69 (Anonyme [A. Morskoï ?]) Syndicat européen. Ibid., 1924, n° 6-7, p. 30-31. 23.V. Wengeroff, « Syndicat européen du film », Russkoje Ekho [l’Écho russe], Berlin, 1924, n°42, 12 octobre, p. 14 ; « Il ne faut pas tarder ! », Ekran, Berlin, 1924, n°1, p. 14. 24.K. Brownlow, The Parade’s gone By…, Berkeley-Los Angeles 1969, p. 547-548. 25.Autre transfuge d’Albatros (NdE). 26.Sovietskij patriot (le Patriote soviétique), Paris, 27 juin 1947, p. 2. 27.K. Kouprine, Kouprine – mon père, Moscou, 1979, p. 136. 28.Terme russe pour « studio » (NdT) 29.N. Bloch, M. Hache et A. Kamenka avaient racheté ensemble les parts d’Ermolieff au studio de Montreuil au départ de ce dernier pour fonder Albatros en août 1922, mais la place prise par la famille Kamenka parmi les actionnaires était prédominante. (Voir Fr. Albera, op. cit. [NdE]). 30.En français (sic) dans le texte (NdT). 31.RGALI, 240/2/32/1 (Rossijskij Gosudarstvennyj arxiv literatury i iskusstva) [Archives d’État russe pour la littérature et l’art]. 32.Ali-Khan [A. Kouprine], Pamjatnaja Knijka/Russkaja gazeta, 3 juin 1924, p. 3. Ce n’est qu’à la fin de l’année qu’une autre publication russe – Illustrirovannaja Rossija – annonça la participation de Koline à l’équipe de tournage d’Abel Gance (1924, n°9, p. 20). NB : Koline, formé au Théâtre d’Art de Stanislavsky, était venu en France avec la troupe de la « Chauve souris » de Nikita Ballieff ; ses succès au cinéma « l’arrachèrent » de la sorte au théâtre… (NdE). 33.RGALI, 2 227/1/156/6. Voir R. Ianguirov, « Le cinéma historique de Mark Aldanov », Iskusstvo kino, 2000, n° 4. 34.Vozrojdenie (Renaissance), Paris, 5 juin 1926, p. 4 ; Novoje russkoje slovo (la Parole russe nouvelle), New York, 17 août 1926, p. 3. 35.Rul’, 8 octobre 1927, p. 4. 36.Dont le représentant français est Maurice Hache qui participera après la Révolution à Ermolieff-Cinéma et Albatros (NdE). 37.C’est lui qui aurait confié à Meyerhold le tournage du Portrait de Dorian Gray (NdE). 38.Il réalise plusieurs comédies et drames et collabore au scénario de Satan triomphant de Protazanov (NdE). Dans le Journal russe, Volkoff publie une lettre précisant sa participation au tournage du Père Serge : « J’ai effectivement dirigé quelques scènes de ce film, mais l’essentiel du travail de mise en scène a été le fait de Protazanov, à qui revient l’honneur de la création de ce remarquable film » (27 juillet 1924, p. 3). 39.Sur la place d’A. Volkoff dans le cinéma français pendant sa période Ermolieff- Albatros, le départ de N. Bloch d’Albatros, etc., voir Fr. Albera, op. cit. Il existe une biographie « autorisée » de Volkoff parue dans Cinémagazine n°30, 29 juillet 1927, p. 201-204, signée Jack Conrad [Jean Arroy] dont Volkoff conservait plusieurs exemplaires dactylographiés dans ses archives (fonds Volkoff, Cinémathèque française-BiFi) (NdE). 40.K. Brownlow, qui a reconstitué en détail l’histoire de la création du film, se borne à en faire l’assistant du réalisateur (Abel Gance’s Classic Film, New York 1983, p. 256). NB :

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Lenny Borger et Catherine Morel avaient mieux apprécié son apport et celui des Russes en général dans leur étude « L’angoissante aventure. L’apport russe de l’entre-deux guerres », Positif n° 323, janvier 1988 (NdE). 41.Interview avec A. Volkoff, voir Kinotvortchestvo, 1924, n° 6-7, p. 21 et p. 30. 42.Tous les documents cités ci-dessous proviennent des Archives d’État de la Fédération de Russie (Gosudarstvennyj arkhiv Rossiskoj Federatsii), GARF, 6 270/1/154. NB : Dans la lettre ci-dessous, les mots soulignés par Volkoff apparaîtront en italiques (NdE). 43.La Pocharde, film d’aventures en séries, réal. : Henri Etievant, prod. : Ermorlieff- Cinéma, sortie juin 1922 ; La Maison du mystère : film d’aventure en séries, réal. : A. Volkoff, scén. : A. Volkoff et Ivan Mosjoukine d’après le roman de Jules Mary. Prod. Ermolieff-Cinéma-Albatros, sortie mars 1923 ; Kean, drame, réal. : A. Volkoff, prod. : Albatros, sortie février 1924 ; les Ombres qui passent, film d’aventures en série, réal. : A. Volkoff, prod. : Albatros, sortie août 1924. Sur tous ces films (génériques, documentation, commentaires), voir Fr. Albera, op. cit. (NdE). 44.En français dans le texte (NdT). 45.En français dans le texte (NdT). 46.Voir l’annonce du directeur administratif de la Compagnie Pierre-Victor-Émile Karmann du 30 octobre 1925 sur la liquidation de la Société des Films Abel Gance, Société Anonyme au capital de 200 000F : les Annonces parisiennes. Journal Officiel d’Annonces Judiciaires et Légales, lundi, 2 novembre 1925, n° 133, p. 5022. 47.La séquence de la gigue dans Kean était un morceau d’anthologie pour son montage et son rythme, on avait même coutume de la détacher du film (voir les écrits de F. Léger et Germaine Dulac) (NdE). 48.K. Brownlow le reproduit avec une référence au livre de G. M. Coissac. les Coulisses du cinéma pittoresque, Paris, 1929, p. 113-114 (Abel Gance’s Classic Film, op. cit., p. 54-57). 49.K. Brownlow, The Parade’s Gone By…, op. cit., p. 553. 50.Société Générale de Films. Société Anonyme au capital de 1 025 000 francs. Siège social : 36, Avenue Hoche, Paris. Statuts, [Paris] 1926, p. 3 (article 2). 51.Lequel produira le film Romance sentimentale réalisé en 1929 par Grigori Alexandrov (avec la caution d’Eisenstein) pendant le séjour des trois Soviétiques à Paris, film parodiant jusqu’à l’obscénité à la fois les recherches avant-gardistes du type Kirsanoff et la mythologie russe alors en vogue (NdE). 52.GARF, 6 270/1/45/19-38. 53.Ibid., 6 270/1/45/40. 54.Ibid., 6 270/1/45/47-60. 55.Ibid., 6 270/1/45/42. 56.Ibid., 6 270/1/45/41.

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Gance/Eisenstein, un imaginaire, un espace-temps

Christian-Marc Bosséno et Myriam Tsikounas

1 Dans une lettre adressée à Abel Gance en août 1971, Kevin Brownlow, qui devait consacrer une partie de sa vie à reconstituer, bandelette après bandelette, le « film- momie » qu’est Napoléon, s’émerveille d’une découverte faite à Moscou, lors de sa visite au « Cabinet Eisenstein » : une photo de Gance, dédicacée à l’auteur d’Octobre. On connaît l’aventure de ce cliché, pieusement conservé dans la mémoire muséale du réalisateur soviétique : Gance l’avait remise à Eisenstein, lors de leur entrevue aux studios de Joinville, le 25 février 1930, sur le plateau de la Fin du Monde1 ; rencontre éphémère de deux cinéastes qui, en des lieux différents mais à une même période de l’histoire du cinéma, celle de l’apogée du muet et des dernières tentatives de conciliation entre cinéma narratif et avant-gardes esthétiques, s’attelèrent chacun au filmage de « sa » Révolution. Réalisant au même moment leurs épopées historiques respectives, Abel Gance et Sergueï Eisenstein ont des trajectoires artistiques parallèles. Mais chacun des deux a-t-il pu influencer l’autre ? Le Cuirassé Potemkine, Octobre et Napoléon, tous trois nourris de sources d’inspiration et de références intellectuelles proches, présentent de nombreuses similitudes, sans qu’il soit possible de parler d’une contamination ou d’une migration d’images d’un cinéaste à l’autre2. Il est vrai que Gance et Eisenstein considèrent autrement, tant l’inscription de leur(s) film(s) dans l’histoire que son (leur) sens politique et, au delà, divergent quant à leur conception même du 7e Art.

2 Les deux metteurs en scène n’auraient-ils pas alors pour seul dénominateur commun la démesure qui les aménera à rédiger d’innombrables scénarios mais à achever peu de films – inlassablement repris, refondus – et leur occasionnera, au sein de deux systèmes de production fort dissemblables, des déboires professionnels quasi identiques ? Les deux hommes partagent aussi les mêmes goûts littéraires et artistiques, et, chacun, la même passion pour l’histoire et pour le pays de l’autre. Assez logiquement donc, ils se livrent aux mêmes types d’expérimentations cinématographiques et font des trouvailles très proches. Et pourtant, à partir de réflexions analogues, ils fabriquent des

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images et des récits radicalement différents, relevant de « lignes générales » ouvertement opposées. Des goûts communs 3 Depuis sa prime enfance, Eisenstein baigne dans la culture française, spécialement dans l’histoire des révolutions du XIXe siècle, de 1789 à la Commune. Tout petit, il prend l’habitude de tourner les pages des « tas d’albums parisiens » que son père a, pour la plupart, « rapportés de l’Exposition Universelle de 1900 »3. Dès qu’il sait regarder et lire, il se « plonge avidemment » dans les « albums sur Napoléon Bonaparte », personnage qui le séduit4. À Paris, en 1906 (il a alors huit ans), le réalisateur est vivement impressionné par les figures de cire du Musée Grévin et voit sur les Boulevards plusieurs fééries de Méliès, des productions Pathé sur la Terreur et l’Empire5. Il parcourt également les ouvrages sur la Révolution française, l’Empire et la Commune qui sont alignés dans la substantielle bibliothèque familiale, et dit avoir connu les révolutions parisiennes avant l’histoire de son propre pays. Immédiatement après, il découvre les Misérables et l’intégralité des « Rougon-Macquart ». Dumas, Hugo, , Zola et Maupassant n’ont guère de secret pour lui. Rapidement aussi, Eisenstein se met à collectionner les estampes et les caricatures françaises. Ultérieurement, il acquiert, parfois grâce au concours de Léon Moussinac6, des lithographies originales d’Honoré Daumier, des gravures de Gustave Doré, des numéros de l’Éclipse et de l’Assiette au beurre ainsi qu’un « choix étonnant d’images d’Épinal »7.

4 Abel Gance, qui a évidemment énormément lu sur la Révolution française et l’Empire, est, lui, fasciné par le monde slave. Dans ses rares écrits et ses carnets intimes, il ne cesse de convoquer Tolstoï et Dostoïevski. Il connaît tout sur la Campagne de Russie car il ambitionne de tourner la suite de Napoléon, 1812, à Moscou, dans les studios de la Mejrabpom. Pour incarner Napoléon à l’écran, il n’envisage que le grand acteur russe en exil Ivan Mosjoukine8. Le rôle de Danton ne peut, selon lui, qu’être confié au chanteur lyrique Alexandre Koubitsky. En 1929, lorsque Gaumont rompt ses relations avec le Sovkino, le cinéaste n’hésite pas à s’aventurer dans la distribution des films soviétiques en France, ce qui lui vaudra bien des soucis. La commission de censure lui impose, en effet, des coupures drastiques, mal vécues non seulement par la représentation commerciale du Sovkino9, mais par les communistes français, Léon Moussinac en tête10.

5 Les deux artistes partagent également, sans le savoir, la même passion pour la philosophie allemande. L’un comme l’autre, par exemple, se sent spécialement proche de Novalis. Alors qu’en janvier 1928 Gance consigne dans son carnet : « Tout Novalis m’apparaît comme un moi oublié qui se retrouve »11, Eisenstein note, deux mois plus tard, à propos du Cuirassé Potemkine : « Involontairement nous nous sommes remémorés le poète Novalis qui voilà bien longtemps écrivait… »12. Unis par ce réseau d’influences littéraires communes, d’où émerge la double figure du héros et de l’artiste romantiques, frappés au coin d’un destin prométhéen, Gance et Eisenstein s’attèlent tous deux, au même instant, entre 1924 et 1927, à la représentation des grandes heures de leurs révolutions nationales respectives. Des expérimentations cinématographiques similaires… 6 Imprégné de la même culture et des mêmes images, les deux cinéastes s’intéressent, assez naturellement, à des sujets semblables. Ils songent, par exemple, aux mêmes adaptations. Très ami avec Blaise Cendrars qu’il avait rencontré sur le tournage de J’accuse et qui fut son assistant sur la Roue, Gance envisage d’adapter l’Or. Quelques

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années plus tard, en juin 1930, Eisenstein, qui ignore vraisemblablement ce projet inabouti, rédige pour la Paramount un premier scénario… d’après le même roman13.

7 Au même moment, puisque Eisenstein élabore Octobre en 1926-1927 et que Gance tourne Napoléon de 1925 à 1927, les deux artistes mettent aussi en scène de manière presque identique les deux chefs issus de la révolution. Avant d’accéder au pouvoir, Bonaparte et Oulianov sont pourchassés et condamnés à l’exil dans des plans comparables. Ils sont isolés de tout, dans un espace nocturne, purement plastique et marqué par la présence des quatre éléments : la terre sur laquelle est plantée l’humble tente de Lénine en Finlande, l’île que quitte Bonaparte ; l’eau, étang brumeux de Carélie ou Méditérannée déchaînée ; l’air, qui gonfle la toile, de la tente dans un cas, du drapeau français converti en voile dans l’autre ; le feu, qui réchauffe une théière/qui semble embraser la Convention. Dans les deux films, des trames et des tulles, placés devant l’objectif, rendent ces images spécialement photogéniques. Lorsque ces « grands hommes » sortent de leur clandestinité pour exposer leur programme, leur charisme et la lueur d’espoir qu’ils représentent pour les humbles sont également exprimés de la même façon. La scène de Bonaparte refusant le joug anglais en Corse répond à l’épisode de la gare de Finlande, où, en avril 1917, Lénine énonce ses thèses. Des visages radieux captés en gros plan, s’illuminent en apercevant leur héros au pouvoir presque hypnotique, lui- même auréolé d’une lumière quasi céleste (Gance évoque dans son scénario la « radioactivité » de Bonaparte).

8 Les deux films trahissent aussi chez les deux réalisateurs la même conviction : pour prendre le pouvoir, il faut, au préalable, s’être forgé des symboles. Et les deux leaders ont le même emblême : l’aigle. Au visage de Bonaparte se substitue plusieurs fois, par surimpression, celui d’un oiseau de proie. Dans un curieux cadrage, Lénine qui harangue la foule, subitement pris de dos, en forte plongée, avec son manteau noir ouvert, sa tête nue et son crâne rasé devient lui-même un aigle, donc la métaphore d’un nouveau tsar. Suspendu entre le ciel – qu’il semble quitter – et la terre – sur laquelle il descend – entre-deux, donc à l’instant prégnant où l’événement se cristallise, Lénine comme Napoléon au sommet de son promontoire (sur les hauteurs d’Albenga), au début de la campagne d’Italie, deviennent l’allégorie même de l’Histoire en marche. Ces deux visions traduisant sans doute une réinterprétation commune du Bonaparte au pont d’Arcole de Gros, qui réussit à capter l’instant précis où la figure du dirigeant s’impose, s’irradie, s’isole du flux révolutionnaire, pour désormais l’incarner entièrement.

9 Gance et Eisenstein tentent tous deux de transposer à l’écran les mêmes descriptions littéraires. Le scénario initial de Napoléon prévoyait une longue séquence consacrée au supplice de Théroigne de Méricourt, fustigée par les Tricoteuses. Au moment de tourner les « journées de Juillet », Eisenstein se remémore « le célébre épisode de l’assaut des poissardes contre Théroigne de Méricourt ». Par associations d’idées, il songe que Zola s’est inspiré de ce drame pour bâtir un passage de Germinal. Et cet extrait en rappelle un autre, celui des femmes de mineurs châtrant l’usurier Maigrat. Il décide alors de mettre en scène des bourgeoises en furie lynchant un porte- étendard bolchévik, se souvenant pour cette séquence de l’image des Versaillaises frappant de leur parapluie les prisonniers de la Commune14.

10 Les deux cinéastes s’appuient également sur un vaste héritage pictural. Ils retraitent parfois les mêmes chromos. Ainsi les sans-culottes qui gardent la porte de la Convention et les sous-prolétaires qui envahissent les caves du Palais d’Hiver le 25 octobre sont-ils tout droit sortis des gravures de Gustave Doré.

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11 Les deux artistes ont aussi la volonté commune de fabriquer des « images musique ». Dans Octobre, Eisenstein cherche à donner l’impression du grondement d’un canon roulant dans les enfilades du Palais d’Hiver jusqu’au salon où les ministres tsaristes se sont repliés. Il met au point un système de diaphragmes en iris, s’ouvrant et se fermant sur les salles vides selon un rythme élaboré, simulant un peu l’écho qui se propage à travers les salles15. Abel Gance, de même, veut construire des « symphonies visuelles », grâce à ses triptyques et surtout à l’usage répété des surimpressions (il parle, lui, de réimpressions) qui auront pour mission d’organiser la musique visuelle de son film, par exemple dans l’apothéose de sa Marseillaise aux Cordeliers.

12 Eisenstein et Gance se livrent, enfin, aux mêmes réflexions sur le cinéma. Chacun décide d’insérer de la couleur dans des films en noir et blanc. Tandis que le premier, dans le final du Cuirassé Potemkine, rougit au pochoir chacun des photogrammes du drapeau qui claque fièrement au sommet du navire, le second fait surgir des derniers plans de son Napoléon, projeté sur trois écrans devenus étendard, du bleu sur la gauche et du rouge sur la droite.

13 Tous deux expérimentent de concert des montages flash où s’entrelacent des plans composés de deux ou trois photogrammes seulement, où les effets de parallèlisme visent à opposer les nombres et les mouvements : la Convention noire de monde/ Bonaparte seul sur une barque ; un peloton de soldats qui descend les marches du grand escalier d’Odessa, une unique figurante qui les remontent, son enfant mourant dans les bras… … Mais des films radicalement autres 14 Si les deux réalisateurs sont convaincus que leur art consiste, non pas à reproduire mécaniquement l’univers sensible, mais à l’interpréter et font les mêmes découvertes, en revanche, ils ne s’accordent pas sur la signification à donner à ce réel réfracté par le prisme de la fiction.

15 Les deux artistes cherchent à outrepasser les limites inflexibles du cadre, qui ont été imposées par les fabricants de pellicule. Pour atténuer cette rigidité, tous deux multiplient les jeux de cache, de fondus, d’iris, de dégradés. Par contre, leur objectif est tout autre. Gance conçoit une projection sur triple écran pour agrandir le champ de vision, pour donner un droit de regard circulaire sur l’immensité d’un paysage, pour « restituer le souffle de l’épopée » et permettre, mieux encore que par des divisions d’écran en quatre, six ou neuf parties, des « rapprochements d’images inattendus ». Sur ces trois écrans, l’espace est centrifuge. Les personnages regardent fréquemment vers un ailleurs qu’on découvre par panoramique ou travelling latéral. En outre, dans ses films, les mouvements d’appareil abondent. La virtuosité de la caméra, arrachée de son trépied, n’est là que pour faire mieux voir le monde dans sa continuité physique et événementielle : restituer la vision d’un cavalier qui galope, d’un enfant sur un traîneau, en un mot, c’est le leitmotive de Gance : « faire du spectateur un acteur », l’intégrer dans le dispositif narratif comme partie-prenante de l’histoire en marche. Les effets de subjectivité sont tels que le réalisateur, dans l’un de ses découpages préalables de Napoléon, avait conçu la scène de l’exécution de Danton comme filmée par une caméra qui aurait pris la place de la tête du guillotiné, voyant par ses yeux, basculant dans le panier avant d’être brandie à la foule par le bourreau, le regard du spectateur s’obscurcissant de sang.

16 Si Eisenstein souhaite, lui aussi, modifier le cadre filmique, c’est pour de toutes autres raisons, non pas pour permettre au public de mieux voir, d’éprouver l’espace, la vitesse,

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mais pour orienter son regard, le diriger, faire en sorte que son attention ne puisse se disperser et pratiquer un « cinéma coup de poing ». Le cinéaste n’élargit pas le cadre mais le verticalise ou le redouble par la présence d’un rectangle dans le rectangle, pour fabriquer un espace centripète : éliminer le hors-champ, faire converger « l’ensemble des lignes vers le centre ». De même, s’il veut en finir avec la planéité de l’écran, c’est pour obtenir « le façonnage (du) spectateur dans le sens désiré »16. Le projet de réalisation prévoyait que, dans l’image finale, la proue tranchante du Cuirassé Potemkine s’avance sur l’objectif, donc sur la salle, et crève au sens propre l’écran, la toile sur laquelle était projetée le film se déchirant à cet instant.

17 Eisenstein vise au centre et trace une ligne, là où Gance ouvre sans cesse à de nouvelles perspectives, comme le soulignera Élie Faure à propos des tryptiques de Napoléon : « La gloire de l’écran est de suggérer sans cesse l’existence d’espaces nouveaux, de dimensions naissantes, d’univers mouvants, par-delà celui qu’il délimite sous nos yeux »17.

18 Les deux hommes expérimentent un autre procédé : il disposent savamment dans le périmètre filmé un miroir. Chez Gance, la technique vise, comme les précédentes, à amplifier l’espace. Tout Brienne se mire dans le métal argenté tenu par Bonaparte enfant, lors de la bataille de boules de neige. Chez Eisenstein, l’utilisation est diamètralement opposée. La glace, subitement posée sur une marche de l’escalier d’Odessa, ne vise pas à reflèter le paysage mais à resserer l’attention du destinataire sur le drame, à capter la terreur sur le visage d’un jeune figurant, vu sous deux angles simultanément. Les autres surfaces réfléchissantes – rétroviseurs, boules en verre, phares… – sont convexes, pour altérer la vision du spectateur, le mettre « en état de transe », lui délivrer une vision analogue à celle d’un fumeur d’opium ou de peyotl18.

19 Les deux cinéastes inventent également des effets de montage parallèle. Dans l’épisode de la « double tempête », Gance, en entrelaçant des plans de Napoléon seul sur une mer déchaînée et des plans de la Convention très agitée, exprime la parenté entre l’homme et la nature, l’Einfühlung. Eisenstein, au contraire, ambitionne, par cette technique, d’instaurer des causalités illusoires entre deux actions autonomes se jouant sur deux espaces disjoints. Dans Octobre, par un subtil entrelacs des plans, le spectateur a l’impression qu’un soldat, dans une tranchée, va être écrasé par un tank qui descend d’une chaîne de fabrication. Il cherche aussi à faire évoluer ses personnages simultanément en deux lieux contigus. Le petit garçon – véritable copie du Gamin des Tuileries de Daumier – est alternativement à proximité du trône de Nicolas et enfoncé dedans.

20 Les deux artistes ont des positions inconciliables non seulement sur la représentation de l’espace mais du temps. Gance, à la suite de Michelet, se fixe pour objectif la « résurrection du passé », sa reconstitution fidèle, avec cependant toutes les ambiguités d’usage pour un artiste pris entre volonté pédagogique proclamée et désir de retravailler le matériau. Dès 1927, il se réjouit que la parole puisse bientôt venir consacrer le film historique en donnant la possibilité de faire dire aux personnages les textes exacts rapportés par les contemporains. En ajoutant à cela, autant que faire se peut, l’authenticité des sites, des monuments, de tout ce qui rappelle encore les époques de l’histoire, on arrive à en réaliser une véritable résurrection.19

21 Le cinéaste cultive une vision de l’histoire marquée par les historiens romantiques, et ne se permet de la romancer (notamment par l’introduction d’intrigues secondaires)

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qu’à compter du moment où un substrat documentaire strict est établi. L’histoire devient donc libre de droits pour l’auteur qui s’appuie sur une documentation précise, a compulsé des bibliothèques entières et frappe nombre de citations en intertitre d’un péremptoire « authentique », le fanatisme du détail étant supposé cautionner la vraissemblance du tout.

22 Eisenstein se moque éperdument de la véracité des faits. Il réécrit l’histoire en fonction des enjeux du temps présent. Il rectifie certains plans d’Octobre en fonction des mésaventures officielles de Trotski et n’hésite pas à transformer l’échec du Cuirassé Potemkine en victoire, arrêtant le récit « au point jusqu’où elle peut passer à l’actif de la Révolution. Au-delà c’est l’agonie »20. Surtout il remet en cause l’historiographie traditionnelle. Alors que Gance relate linéairement les faits, filme les combats, les chevauchées, les tirs d’obus…, détaille les temps forts comme les déliés de la geste napoléonienne, Eisenstein s’efforce de suggérer sans montrer. Dans Octobre, par la seule force du montage, il parvient à fabriquer artificiellement un tir à partir de deux séries de plans immobiles, en croisant les gros plans d’un visage de soldat et d’une mitraillette. Il tente aussi de prouver, par les seuls moyens de l’art, que certains événements ne changent rien alors que d’autres induisent des bouleversements irréversibles. Il fait défiler à l’envers un fragment de la bande image, de telle sorte que la statue d’Alexandre III, déboulonnée en février 1917, se ressoude durant la Kornilovtchchina, pour symboliser la Restauration. Il suggére que les rapports qui étaient possibles au départ entre les groupes sociaux ne le sont plus à la fin, en jouant sur l’architecture globale du récit, en bâtissant chacun des actes qui compose son film en deux parties égales qui se répondent en s’inversant.

23 Les montages apparents les plus sophistiqués n’ont pas non plus les mêmes finalités chez les deux metteurs en scène. Eisenstein ne s’intéresse qu’à l’instant révolutionnaire, au moment où le temps s’enraye, où les logiques spatiales s’inversent. Sur chaque victoire des communistes, fût-elle éphémère, des pauses descriptives dilatent la durée et les acteurs effectuent subitement des gestes décomposés en plans ultra-brefs et remontés dans le désordre. Ses deux épopées tendent vers l’instant zéro de la révolution, montrent les préparatifs, la mise en marche et l’organisation du « grand soir », qui ne peut survenir que lorsque les Bolcheviks sont devenus les maîtres du temps. Le propos de Gance est tout autre : il vise à exprimer comment un événement long de dix ans, la Révolution, se condense en un homme, Bonaparte, qui se devra d’être son héritier et son continuateur. Pas d’instant révolutionnaire donc, mais une accumulation d’épisodes qui vont légitimer la prise du pouvoir, ce mécanisme narratif (qui justifie la construction du film en une série de tableaux épiques menant chacun à un paroxysme) culminant avec la séquence de la visite de Bonaparte, sur le point de partir en Italie, aux fantômes de la Convention. Dans ce qui n’est encore que le prologue d’une vaste fresque (qu’il croit pouvoir poursuivre mais il n’atteindra pas même « l’instant zéro » du Pont d’Arcole, sans parler de celui de Brumaire), le cinéaste filme la façon dont dix-huit siècles d’histoire, du Christianisme aux Droits de l’homme, se cristallisent (pour reprendre un terme stendhalien) en un individu et un principe de pouvoir. Chez l’un, la révolution est donc un processus rectiligne, entièrement organisé par un chef qui élimine progressivement ses opposants, chez l’autre, elle est un maëlstrom dont Bonaparte émerge autant par nécessité historique qu’au hasard d’une partie de colin-maillard. En effet, là où Eisenstein campe un Lénine monolithique, Gance dessine un Bonaparte polymorphe, souvent héroïque (entre iconographie

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classique et western), parfois drôle, à l’occasion ridicule. Pour l’un l’histoire ne progresse que par ruptures, pour l’autre, elle est accumulation, sédimentation, stratification. En ce sens, l’usage gancien de la réimpression est une formidable métaphore de tout processus d’écriture historique, le palimpseste visuel répondant à celui des récits et des réinterprétations.

24 Eisenstein tente de mettre au jour une béance originelle quand Gance recherche un aboutissement. Dès lors que les horloges d’Octobre indiquent au monde entier l’heure H, la révolution est terminée, l’histoire finie et le nouveau régime mis sur ses rails. Bonaparte, lui, bascule des hauteurs de la campagne d’Italie vers l’inconnu. Fidèle aux historiens de la Troisième République qui l’inspirent, Gance abandonne son personnage en héritier de 1792 et ne parvient guère à l’imaginer en souverain. Il renonce d’ailleurs à son projet d’histoire complète de l’itinéraire napoléonien, pour des raisons de production certes mais pas seulement. En effet, l’unique projet que le succès du « premier » épisode inspire dans l’immédiat au réalisateur est celui, précisément, de la chute de l’Empereur, de Waterloo à Sainte-Hélène, comme si seules l’ascension et la déroute du héros étaient figurables.

25 Ainsi, ces divergences esthétiques trahissent-elles des oppositions politiques fondamentales entre un cinéaste soviétique qui répond à une commande sociale et un artiste français qui a créé sa propre maison de production. Ce qui rend leur expérience captivante, c’est qu’à l’aide des mêmes matériaux et à partir des mêmes réflexions, Eisenstein et Gance révèlent des attentes contradictoires du monde à venir, l’assise différente des deux sociétés dans lesquelles ils inventent le 7e Art.

NOTES

1.« Épopée. Gance. Colette », Mémoires 1, Œuvres/3, Paris, UGE 10/18, 1978, p. 369-379. Eisenstein rend visite à Gance, qui « possède deux ministres » suite à ses démêlés avec les autorités françaises qui ont interdit, quelques jours plus tôt, la projection de son film la Ligne générale en Sorbonne et lui ont demandé de quitter le territoire. La Fin du Monde, film dans lequel Abel Gance incarne le Christ, ne sera jamais achevé. 2.La Roue ne sort en URSS que le 26 décembre 1927. Mais Eisenstein a vraisemblablement vu des extraits de ce film et de J’accuse dès 1926, quand Ilya Ehrenbourg donne en Russie une série de conférences sur le cinéma français et projette des fragments des « œuvres les plus représentatives de Gance, l’Herbier, Epstein, Kirsanoff et Delluc ». 3.Mémoires 1, Œuvres/3, op. cit., p. 165-166. 4.Mémoires 1, Œuvres/3, op. cit., tout spécialement p. 80. 5.Mémoires 1, Œuvres/3, op. cit., p. 170-171. 6.Cf. Lettres de Léon Moussinac à Sergueï Eisenstein des 2 août 1930 et 17 février 1931, BnF, Arts du spectacle, 4° Folio/35 (1).

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7.Mémoires 2, Œuvres/5, Paris, UGE 10/18, 1980, p. 249. Quand il n’achète pas à Paris via Léon Moussinac, Eisenstein fait ses emplettes dans une librairie de Saint-Pétersbourg/ Pétrograd, située près de la place Znamenski. 8.Contrairement à la légende, Mosjoukine n’a pas du tout refusé le rôle, la mort dans l’âme, parce qu’étant russe il ne se sentait pas le droit d’interpréter un personnage historique français. Il a décliné l’offre pour « inconcordance des conditions matérielles » (il n’acceptait de signer un contrat de deux ans avec les Films Abel Gance que s’il était payé davantage). Cf. lettre d’Ivan Mosjoukine à Abel Gance, en date du 4 juillet 1924, BnF, Arts du spectacle, « Napoléon », 4° COL-36/554. 9.Voici, par exemple, la teneur d’une conversation téléphonique retranscrite entre Tovbini – représentation commerciale de Paris – et Nigel – représentation commerciale de Berlin pour les films russes : « j’ai donné l’ordre de renvoyer immédiatement la copie de l’Homme… » (il s’agit de Débris d’Empire) car […] « les contrôles de nos services ont projeté les coupures faites par Monsieur Abel Gance et ils ont été effrayés du massacre que le film a subi. Si dans Aïna, vous avez coupé partout les photos du buste de Lénine, vous avez épargné au moins l’idéologie du film, tandis que dans l’Homme…, vous avez fait un véritable massacre et le film a perdu nettement le sens soviétique. Nous ne pouvons admettre cela ». (conversation du 29 juillet 1931, « Gance distributeur de films russes », BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/801. 10.Cf. Léon Moussinac, « Notre point de vue – un scandale », l’Humanité, 4 mars 1932. Moussinac reproche à Gance d’avoir « tripatouillé et remanié artistiquement après la censure les films soviétiques », notamment l’Express Bleu d’Ilya Trauberg, rebaptisé pour la France le Train mongol. Le 6 mars 1932, dans une lettre à Gance, Moussinac persiste. Faisant grief au cinéaste d’avoir remanié des montages et réécrit des sous-titres de films russes, il morigène : « Nous préférons qu’on ne les montre pas au public, que celui-ci ignore le cinéma soviétique. Au moins il ne sera pas trompé », BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/48.. 11.« Carnet 2 », BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/48. 12.Cité dans La Non Indifférente Nature 2/Œuvres/4, Paris, UGE 10/18, 1978, p. 313. 13.Cf. Ivor Montagu, With Eisenstein in Hollywood, Berlin, Tagenblatt, 1968. 14.Sergueï Eisentein, Mémoires, Paris, Julliard, 1989, p. 565-566. 15.Sergueï Eisenstein, Mémoires/3. Œuvres/6, Paris, UGE 10/18, 1980, p. 30. 16.Sergueï Eisenstein, « Le montage des attractions au cinéma », dans Au-delà des étoiles, Paris, UGE 10/18, 1974, p. 127. 17.Élie Faure, Photo-ciné, n° 12, avril 1928. 18.Cf. Sergueï Eisenstein, Cinématisme. Peinture et cinéma, Bruxelles, Complexe, 1980, p. 95-97. 19.Abel Gance, synopsis de 1812 ou La Chute de l’Empire, adressé en 1927 au Soyouzkino, BnF, Arts du spectacle, 4° COL-36/48. Il faut noter que le cinéma tsariste avait déjà produit, en 1912, un 1812, réalisé par Vassili Gontcharov, Kai Hansen et Alexandre Ouralski, co-produit par Khanjonkov et Pathé. Abel Gance ne fait jamais allusion à ce film. 20.Cf. Sergueï Eisenstein, « Constantza », dans Au-delà des étoiles, op. cit., p. 33. Arrivés le 25 juin à Constantza, port sur la mer Noire, les marins se rendirent aux autorités roumaines moyennant la promesse de ne pas être inquiétés. Ces engagements ne furent pas respectés et les membres de l’équipage, livrés à la justice tsariste, furent pour la plupart déportés en Sibérie. Matiouchenko fut exécuté. Cf. aussi, sur cette conception

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de l’histoire au service du politique, Sergueï Eisenstein, « les Douze Apôtres », Mémoires 1, Œuvres/3, op. cit., p. 260-275.

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Transcrire pour composer : le Beethoven d’Abel Gance

Philippe Roger

1 Le film que Gance consacra en 1936 à Beethoven n’a guère fait l’objet d’études conséquentes. Pourtant le projet gancien a de quoi séduire ; les envolées du cinéaste semblent s’accorder à l’évocation d’un compositeur de l’envergure de Beethoven. Mais un certain nombre d’obstacles peuvent détourner du film. Le premier est son état fragmentaire. On sait que Gance, parti d’un premier état de 6 515 mètres, aboutit à une version de 3 800 mètres, encore bien trop longue pour autoriser une exploitation dans le cadre des doubles programmes d’alors ; c’est cette version d’Un grand amour de Beethoven qui fut présentée à Paris en soirée de gala, le 7 décembre 1936 à la Salle Pleyel, puis qui concourut le 16 décembre pour le Grand Prix du Cinéma Français. Mais ce n’est pas le film que découvrit le public en janvier 1937 : après une bataille judiciaire, les exploitants avaient en effet eu gain de cause, obtenant auprès de la production cinquante-cinq coupures et modifications. Ce qui s’est perdu est peut-être la ligne du récit, et par voie de conséquence celle des personnages ; tel est en tout cas le sens d’une lettre adressée au plus fort du conflit par Jany Holt au directeur de production Christian Stengel : Lorsque vous m’avez fait l’honneur de m’engager pour interpréter le rôle de Juliette Guicciardi, vous m’avez confié un scénario où j’ai pu voir une courbe psychologique intéressante. Les coupures faites actuellement dans votre film lui enlèvent toute valeur psychologique, et si j’avais lu mon rôle tel qu’il est, je ne l’aurais certes pas accepté […]. Vous n’aviez pas le droit de […] mutiler mon rôle au point de le rendre incompréhensible. J’estime que vous m’avez fait le plus grand préjudice moral et commercial.1

2 Des figures schématiques, un montage abrupt, autant de traits qui ont contribué à faire du film un drôle d’objet.

3 Les tribulations du Beethoven de Gance n’ont pourtant rien d’exceptionnel : tant d’autres films du cinéaste furent mutilés qu’on est amené à penser que le peu d’empressement des analystes relève d’un autre ordre. Il touche à la nature même de l’ouvrage entrepris par Gance, où le matériau musical s’avère déterminant. En dépit des

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rapports souvent invoqués par Gance lui-même entre musique et cinéma, les publics de ces deux arts du temps ne se fréquentent guère, à tel point que l’inculture des cinéphiles en matière musicale est notoire. Il suffit de feuilleter le numéro de l’Avant- scène cinéma censé rendre compte du film : non seulement une partie des morceaux n’est même pas identifiée, mais ceux qui se trouvent référencés le sont souvent de façon erronée ; pire : il n’est jamais fait état dans le découpage établi de la façon dont se présente l’œuvre jouée (l’est-elle dans sa formation originale, ou bien transcrite ?). Voilà bien des légèretés, quand les descriptions visuelles se veulent des plus précises. Pour beaucoup, le cinéma se réduit encore à son seul aspect visuel ; quelles que soient par ailleurs les ronflantes et périodiques déclarations d’intention, le son, sous toutes ses formes, demeure le parent pauvre de la réflexion. Pourtant Beethoven n’est pas en l’occurrence le plus méconnu des musiciens classiques. Que penser du puzzle musical que présente le film ? Il se peut que son étude renseigne sur la nature du cinéma de Gance ; c’est du moins notre hypothèse.

4 Le générique fait entendre la réexposition du premier mouvement, allegro con brio, de la Cinquième symphonie en ut mineur, op. 67, dont l’orchestration est respectée. Cette citation en épigraphe place l’œuvre2 sous le signe du Destin. La fin abrégée de l’allegro a été retenue en raison de son caractère implacable. La première scène montre Juliette Guicciardi, écoutée par sa cousine Thérèse de Brunswick, jouant au piano… un lied (Zärtliche Liebe WoO 123, souvent appelé Ich liebe dich). La transcription est double, opérant à la fois en réduction et expansion : la mélodie (voix et piano) est réduite visuellement pour piano seul, mais entendue à l’orchestre : ce qui sort du piano est le son d’un orchestre de chambre ! Paradoxe, on se trouve en même temps dans le registre de la musique filmée et dans celui de la musique de film ; la musique est à la fois justifiée (un instrument est censé produire le son) et renvoyée à son statut de musique de film, c’est-à-dire de commentaire3. Cet arrangement est aussitôt repris, comme une sorte d’écho – cette fois sans justification visuelle, donc en tant que commentaire classique – lors de la conversation qui s’engage. Lui succède une nouvelle musique de film, cette fois à l’orchestre symphonique, quand Thérèse s’éloigne du groupe pour se diriger vers un arbre ; il s’agit de la transcription du court adagio cantabile ouvrant la Vingt-quatrième sonate pour piano en fa dièse majeur, dite « à Thérèse », op. 78. La scène se conclut par un « dialogue » entre Thérèse et le cèdre Beethoven, ce dernier « répondant » par le début (dans l’orchestration originale, sans l’accord introductif) de l’Allegretto de la Septième symphonie en la majeur op. 92. Que retenir du début du film ? Gance identifie Beethoven à la forme symphonique, qu’il cite textuellement (Cinquième, puis Septième symphonie) ; pour l’instant, il réserve les transcriptions aux deux femmes amoureuses du compositeur : à Juliette le lied débutant par Ich liebe dich, à Thérèse sa phrase de la sonate qui lui est dédiée. Autant d’allusions exigeant une forte culture musicale, qui ne seront donc pas perçues consciemment par le public.

5 La deuxième scène s’ouvre de façon burlesque par un Beethoven déboutonné, chantant à tue-tête un thème, qu’il vient de trouver, de l’ouverture Coriolan en ut mineur op. 62. Thème aussitôt fredonné par sa servante Esther, puis au violon seul en musique filmée par le fidèle Schuppanzigh, enfin en musique de film (dans la bonne orchestration) après le passage à cheval du comte Gallenberg, en quête de musique pour son ballet ; la scène s’achève dans un ton plus sombre sur la menace d’un suicide, avec en

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commentaire le début du deuxième mouvement (adagio affetuoso ed appassionato) du Premier quatuor en fa majeur op. 18 n °1, joué dans sa formation.

6 Avec la troisième scène, Gance entend passer du trivial au sublime, avec un tableau naïf qui pourrait facilement paraître ridicule ; isolé du reste de l’action, un intertitre l’annonce à la façon du cinéma muet : « Passant devant la maison d’une voisine, Beethoven s’étonne de voir les volets fermés. Improvisation de la Pathétique ». On l’aura compris, il s’agit d’« expliquer » l’inspiration par un choc affectif. Gance plante d’abord le décor : « Chambre de l’enfant mort. On retient une femme hurlante de douleur qui veut se tuer, une femme littéralement en train de devenir folle et qui est aux confins extrêmes de la souffrance »4. Puis le cinéaste passe au musicien : « Beethoven, au piano, prélude si doucement qu’on peut s’imaginer qu’il s’agit de la plainte musicale de la douleur elle-même »5. Comme annoncé, on entend la Huitième sonate en ut mineur op. 13, dite Pathétique, plus précisément son adagio cantabile – mais transcrit à l’orchestre, comme pour la Sonate à Thérèse de la première scène.

7 Reprenant le cours narratif, la scène suivante inaugure un procédé qui reviendra souvent6, celui de la ponctuation musicale : Gance isole un bref extrait (ici le tout début de la Cinquième déjà entendue au générique) pour le jeter sur l’image en une sorte de « point expressif » ; le plus curieux est que cette première utilisation est plus lyrique que dramatique : elle pointe un moment de bonheur de Beethoven auprès de Juliette, accompagnée par Thérèse. Ces points expressifs seront toujours orchestraux, ce qui confirme la vision symphonique du cinéaste. La scène est interrompue un temps par un échange entre les parents de Juliette dans leur château, avec comme toile de fond l’ allegro molto e vivace (sans l’adagio introductif) du dernier mouvement de la Première symphonie en ut majeur op. 21, jouée comme toujours en pareil cas dans sa version orchestrale d’origine. Cette musique légère entend traduire la frivolité des aristocrates. Façon, aussi, de renforcer le contraste avec le retour chez Beethoven ; il fait travailler à Thérèse le début adagio cantabile de sa sonate, ce début qu’on avait découvert à l’orchestre au début du film, entendu cette fois au piano car la situation s’y prête : Gance filme une leçon de piano. Thérèse partie, la scène prend son envol : Beethoven, bouleversé d’émotion, vient d’écouter les aveux de Juliette. Il n’y a pas à s’y tromper. Il entend, comme dans un rêve, les mots d’amour que la jeune fille ne retient plus et, grandi par la joie, tandis qu’elle pleure sur son épaule, il fait surgir du néant, en gouttes sonores que l’immortalité va figer, les indicibles arpèges de la Sonate au Clair de Lune. Mais voici que, peu à peu, tandis qu’une lumière sonore semble entourer ses mains, il se rend compte que ce n’est pas de lui dont il s’agit, que cet aveu, cette explosion de passion amoureuse, ce soir, n’étaient pas pour lui.7

8 L’allegro sostenuto de la Quatorzième sonate, dite Clair de lune, en ut dièse mineur op. 27 (dédiée à la comtesse Guiletta Guicciardi) est entendu au piano ; quand la Pathétique se faisait tout à l’heure symphonique, la Clair de lune, également déclenchée par un choc affectif, garde son instrument. Après le départ de Juliette, Ludwig peut laisser libre cours à son désespoir ; mais c’est une musique lyrique qui clôt alors la scène : une phrase de la Romance pour violon en fa majeur op. 50. Après le point musical dramatique, de nature exclamative, Gance expérimente ainsi un point musical de suspension, qui est aussi une « idée fixe » (la phrase reviendra), leitmotiv de « l’Immortelle Aimée »8. Peut- on parler ici de transcription ? Gance a ôté l’accompagnement orchestral, confiant la mélodie nue au seul violon. Le souffle symphonique reviendra peu après, avec la scène du moulin, entièrement portée par le troisième mouvement, allegro, de la Cinquième. Friant de contraste, Gance fera ensuite interpréter à Harry Baur9 le début enjoué du

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deuxième mouvement (tempo di minuetto) de la Sonate pour piano n° 20 en sol majeur (l’op. 49 n° 2), pour remercier les enfants qui l’ont aidé dans son déménagement – avant de souffler à nouveau le froid : « Vint le matin le plus tragique de la vie de Beethoven », proclame l’intertitre tandis que retentissent les deux premiers accords de Coriolan.

9 C’est le morceau de bravoure du film : l’irruption cauchemardesque de la surdité, le désarroi conséquent et la victoire par la création qui transcende le mal physique et moral. Gance élabore une grinçante partition concrète (Beethoven ne perçoit plus que des bruits incohérents) ; alternant écoute subjective et objective, le cinéaste installe le malaise avec une conviction rare. N’est-ce pas, inversée (le silence devenant l’ennemi), la lutte du cinéma muet contre le cinéma parlant que brosse, en un tableau énergique, un homme du muet ? Une idée forte prend le relais : le silence absolu est rendu par une musique – le lento assai, cantante tranquillo du Seizième quatuor (le dernier) en fa op. 135 ; le mouvement est transcrit pour orchestre à cordes, sans doute pour lui donner plus d’ampleur. Puis Gance procède à un montage accéléré de bruits d’où surgit, miracle, l’ allegro ma non troppo de la Sixième symphonie en fa op. 68 : composer devient transcrire un paysage sonore désormais inaccessible aux sens. Après la parenthèse du testament d’Heiligenstadt, accompagné par l’andante con brio de la Cinquième, retour au programme de la Sixième, à savoir Orage, Tempête. Et les mains de Beethoven courent sur le clavier tandis que l’orchestre tonne, avant de s’apaiser dans l’allegretto qui suit ; pourquoi la scène fonctionne-t-elle infiniment mieux que celle de l’improvisation de la Pathétique ? Parce qu’on entend ici l’œuvre telle qu’elle a été instrumentée par Beethoven ? Certes ; mais aussi parce que l’idée d’un compositeur jouant au piano une symphonie qu’il écoute intérieurement déjà comme telle, est bien plus juste que le poncif précédent. Beethoven n’entend pas le piano, mais sa Sixième.

10 Nouveau morceau de bravoure, la messe de mariage de Juliette avec Gallenberg. Beethoven s’est enfermé dans l’orgue : il y déploie sa Marcia funebre sulla morte d’un eroe de la Douzième sonate en la bémol majeur op. 26. La transcription se justifie par le lieu et la situation ; faire retentir une marche funèbre en plein mariage a de l’allure. Plus anodine, la scène de la répétition du ballet chez le comte donne l’occasion de retrouver le dispositif de la première scène : quelqu’un joue du piano mais c’est un orchestre qu’on entend… L’entrevue qui suit entre Beethoven et une Thérèse désabusée est plus intéressante : on y retrouve en musique de film la phrase adagio cantabile de la sonate « à Thérèse », de nouveau à l’orchestre, mais pas dans la même interprétation ni la même orchestration ; jouée plus lentement et plus doucement, aux cordes, elle est tout de suite reprise aux vents avec accompagnement des cordes. On se trouve en présence d’une transcription de transcription… Après ce coup d’oreille à la « rêveuse et fantastique Sonate op. 7810 », Gance sort un tour de bien étrange facture : pour célébrer l’annonce impromptue des fiançailles de Ludwig avec Thérèse, Schuppanzigh et ses trois amis jouent en quatuor à cordes… le début de la Sixième, entendu dans sa version orchestrale. Bien que le cinéaste ait déjà fait preuve de son intrépidité, le choc est un peu rude.

11 C’est au tour de Juliette à souffrir ; elle joue au piano le premier mouvement de sa Clair de lune, qu’on entend… au piano. Cette fidélité inattendue vient de la situation : il faut que le mari jaloux entende la sonate pour que la « scène » se produise. C’est aussi au piano que Beethoven joue quelques passages (allegro assai et andante con moto) de sa Vingt-troisième sonate, l’Appasionnata en fa mineur op. 57 ; qu’on l’entende au piano n’est pas sans logique : ce que Gance montre alors n’est pas la composition de la sonate mais

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son interprétation (Ludwig parcourt la partition manuscrite). L’absence de transcription se justifie. La suite de la scène ne manque pas d’invention : de retour de son exil romain, Juliette était apparue dès le début du mouvement lent ; quand elle se met à parler à Beethoven, qui s’est arrêté de jouer, l’andante con moto est alors repris en musique de film, transcrit pour un ensemble de cuivres et joué avec toute la solennité sacrée d’un cantique : ce choral irréel auréole sa déclaration d’amour. Le goût baroque, immodéré de Gance pour les contrastes fait succéder à cet air noble un divertissement cocasse : tous les amis du compositeur, cuisinière comprise, s’approchent de lui et attaquent les Ruines d’Athènes (op. 113-114) jouées à l’orchestre ; l’effet est cependant plus heureux que lors de la Pastorale pour quatuor, sans doute parce qu’il s’agit maintenant d’une œuvrette, traitée visuellement comme telle (tous sont affublés d’instruments réduits, donc comiques) ; bientôt, le groupe entonnera le même air (même jeu que pour l’improvisation de Coriolan), repris un peu plus tard en musique de film. Le contraste sera d’autant plus saisissant avec la scène contiguë de la lecture par Thérèse de la lettre à l’Aimée, lecture transfigurée par un admirable mouvement de quatuor ; s’il n’y a pas amplification (on distingue les seuls quatre instruments) à l’inverse du tableau de la surdité, il ne s’agit pas moins d’une transcription pour quatuor à cordes de l’andante espressivo, surnommé « l’Absence », de la Vingt-sixième sonate pour piano en mi bémol majeur, op. 81 a, dite « les Adieux »… Que dire d’un tel choix ? Celui de la sonate s’explique à la fois par son caractère tragique et son titre ; quant à la transcription, elle rappelle que les interventions de quatuors (amplifiés ou non pour orchestre) accompagnent toujours des moments douloureux. L’ensemble fiançailles s’achève par un morceau inattendu : s’accompagnant au piano, Beethoven chante ce que Gance présente comme « le magnifique chant de Jean-Sébastien »11. Il est vrai qu’un portrait de Bach (ainsi qu’un autre de ) orne les murs de la chambre de Ludwig.

12 Les années passent et Beethoven s’assombrit. Gance le montre devant une partition pour quatuor titrée « la Mélancolie », et l’on entend de fait l’introduction adagio, dite « la Malinconia », du Sixième quatuor en si bémol majeur, op. 18 n° 6. Sauf que le quatuor est quelque peu « gonflé » en orchestre de chambre : la tentation symphonique reste forte chez Gance. La suite de la scène le confirme, d’abord par le retour en musique de film de la Cinquième, dont le premier mouvement est enfin entendu dans son exposition ; puis par l’arrivée, au moment où Beethoven en écrit la partition pour orchestre (il peut donc composer à la table !), de la première phrase de l’adagio assai, Marcia funebre, de la Troisième symphonie en mi bémol majeur, op. 55 – Thérèse venant de l’enjoindre de finir l’Héroïque… Enfin, par le développement de la Septième lors de la confession de Thérèse : comme si le temps s’était arrêté pour elle depuis l’apparition céleste de cette symphonie, auprès du cèdre beethovénien auquel il est fait explicitement référence. Faut-il préciser que dans les trois cas, les symphonies sont jouées à l’orchestre, conformément à la partition ? L’orchestre demeure par son ampleur le modèle pour Gance. Le cinéaste poursuit avec quelques mesures orchestrales de la Cavatine de Rosine du premier acte12 du Barbier de Séville (Rossini est alors plus apprécié des Viennois que le vieux maître de Bonn). Après cette courte parenthèse assassine, retour au Beethoven symphoniste pour l’andante con moto de la Cinquième, lors de la rencontre de Juliette et de sa fille avec un Ludwig définitivement sourd. Si la fameuse Lettre à Élise13 est ensuite jouée au piano telle quelle, c’est, comme pour la scène similaire avec Thérèse, que la situation l’exige : Beethoven donne une leçon de piano. Dès que Gance peut repartir dans le monde symphonique, il s’y

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précipite : les ultimes retrouvailles des deux cousines sont bercées de compassion par l’ adagio cantabile de la Pathétique, dans l’arrangement orchestral de son « improvisation » ; comme la durée de la scène excède celui de la transcription, Gance fait même entendre deux fois la première phrase.

13 Comment comprendre que Gance confie ensuite à deux quatuors la disparition de Beethoven ? Pour la maladie, il revient à l’adagio affetuoso ed appassionato du Premier quatuor ; pour l’agonie, il a recours au passage central du lento assai du Seizième quatuor. S’il s’en était tenu à la formation de quatuor, pour l’opus 18, il ne peut s’empêcher de revenir au procédé du « gonflage » des cordes, pour l’opus 135 ; il ne fait que se conformer aux précédentes utilisations de ces mêmes œuvres. Malgré l’orchestre de chambre, on reste dans le domaine du quatuor ; et c’est finalement justifié : cela lui permet d’opposer la coulisse obscure à la scène lumineuse : au moment où Beethoven agonise, ses œuvres triomphent enfin au concert. Le retour en musique de film du troisième mouvement de la Cinquième n’attire pas d’abord l’attention, mais soudain la symphonie accède au statut de musique filmée14 : on se trouve transporté au concert où elle est jouée devant un parterre conquis. Retour à l’agonie, avec l’arrangement du lied initial (car Juliette est présente), puis nouvelle incursion à la salle de concert. Mais, surprise, c’est pour les triomphales dernières mesures non de la Cinquième, mais de l’ouverture d’Egmont (en fa mineur, op. 84) ! Gance compose donc une sorte de symphonie idéale à partir des œuvres existantes. Le cinéaste s’enhardit jusqu’à inventer une œuvre : le Miserere d’une Messe de Requiem. C’est qu’il compte filmer l’hallucination finale du compositeur, mêlant temps et lieux : c’est, au concert, le début de la Clair de lune, mais ce piano aussi improbable (comment aurait-il succédé à l’orchestre ?) qu’invisible accompagne un chant de déploration, voix puis chœur féminins. Serait-ce, dans l’imagination de Ludwig agonisant, la plainte de Juliette, figée dans la pose d’une fresque ? La mort ayant accompli son œuvre, éclate enfin l’Hymne à la joie de la Neuvième symphonie en ré mineur op. 125.

14 Un tel parcours était nécessaire pour mesurer la complexité du travail musical entrepris par Gance, avec l’aide de Louis Masson15. Ce relevé commenté permet de mesurer à quel point, chez Gance, deux éléments distincts, voire antagonistes, suivent leur cours : le littéraire et le cinématographique. Dans l’analyse la plus fine publiée à l’époque, Émile Vuillermoz met en cause la teneur littéraire du portrait musical entrepris par Gance. Son témoignage est d’autant plus précieux qu’il a vu la version intégrale. Revenant notamment sur l’improvisation de la Pathétique, il s’interroge sur « cette apothéose systématique du sublime littéraire réalisé aux dépens de la vraisemblance la plus élémentaire. »16 Ainsi le père de la critique cinématographique, par ailleurs l’un des critiques musicaux majeurs de son temps, estime que « le portrait ressemblant d’un musicien ne peut être dessiné que par un musicien »17. Le film pêche par l’image erronée dont il affuble la composition. « Lorsqu’on demande à Beethoven d’improviser au piano, il exécute immédiatement, comme au concert, sa Sonate au Clair de lune sans la moindre hésitation et sans la moindre bavure »18. Les transcriptions multiples qui émaillent le film ne pouvaient échapper à Vuillermoz, mais – chose étonnante sur laquelle il faudra revenir – il se montre nuancé à leur égard : s’il en rejette certaines, il en admet d’autres : Passons sur le fait que ce qui sort automatiquement du piano de Beethoven, c’est une exécution de l’orchestre du Conservatoire dirigé par Philippe Gaubert : l’auteur pourra me répondre que, pendant que Beethoven pose les doigts sur son clavier, c’est sa future orchestration qu’il entend. Soit. Mais il est plus difficile d’admettre

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que, lorsque Pauley veut régaler son ami d’une petite aubade de violon, exécutée sur une pochette de maître de danse, ce soit la Symphonie pastorale, avec toute son orchestration, ses hautbois et ses flûtes, qui jaillisse de ce modeste instrument ! Bref, au point de vue musical pur, la conception du film de Gance n’est pas défendable.19

15 Si le musical est de fait parasité par le littéraire, il nous paraît en revanche défendu par le cinématographique. Cette thèse pourrait s’appliquer à l’ensemble de l’œuvre de Gance, cinéma hétérogène où coexistent le pire et le meilleur – à savoir le prétexte littéraire, ce placage d’un discours verbal, et le texte cinématographique, cette texture non verbale où se joue un sens qui, pour être implicite, n’en reste pas moins déterminant : celui de la forme. Bien qu’il ne développe pas cet aspect, Vuillermoz pourrait cependant mettre sur la voie ; il emploie trois fois dans son article le même terme, de transposition : Lorsqu’un dramaturge ou un metteur en scène est amené à matérialiser, devant nous, la vie intime d’un compositeur, il commet immédiatement de telles erreurs techniques et se trouve entraîné dans de telles transpositions que les spectateurs qui aiment et connaissent la musique sont vite exaspérés. […] Le film tout entier se maintiendra dans cette transposition semi-symbolique. […] Et, je le dis sans paradoxe, il est possible que, grâce à cette transposition irritante et arbitraire, le cinéaste et son interprète atteignent plus sûrement le cœur innombrable de la foule ignorante, qui serait peut-être déçue si le film serrait de plus près la réalité.20

16 Dans son langage naïf, Gance ne parle-t-il pas lui aussi de transposition ? « C’est dans ces alternatives d’amour et de révolte orgueilleuse qu’il faut chercher la source la plus féconde des inspirations de Beethoven, jusqu’à l’âge où la fougue de sa nature s’apaise dans une résignation mélancolique21 », écrit-il lors de la préparation du film. Vingt ans plus tard, il confiera que ce qu’on entend dans son Beethoven, c’est « la montée géniale de la musique qui sortait de sa souffrance, la transmutation de la douleur humaine22 » ; ce que Roger Icart nomme un « phénomène de conversion lyrique23 », dont Gance revendiquera le caractère personnel : « Alors que j’essayais, récemment encore, de forcer Abel Gance dans ses retranchements, de trouver le pourquoi de ce film, il me répondit : “Le personnage est si puissant que je n’ai eu qu’à écrire mes sensations, pas à les chercher” »24. Transposer, c’est pour Gance procéder à une transmutation, terme alchimique. Qu’est-ce que transposer, sinon prétendre faire passer d’un état à un autre, comme l’alchimiste ? « Faire changer de forme ou de contenu en changeant de domaine25 », n’est-ce pas là le projet gancien ? Ce terme aussi musical (la transposition fait changer de ton) ramène chez Gance à celui de transcription (changer d’instrument). Pour Gance, transposer c’est transcrire ; mieux : transcrire c’est composer. Le « compositeur » de films qu’est Gance travaille comme un transcripteur qui « écrit ses sensations » en cinéma. Le constat de Vuillermoz sur le travail transcripteur de Gance doit être étendu au style même du cinéaste, réussites et échecs compris. Ce que montre l’analyse des transcriptions musicales agissantes dans Un grand amour de Beethoven, c’est qu’à côté des mécanismes sommaires du scénario, d’ordre littéraire, il existe d’autres dispositifs nettement plus vivants qui manifestent l’art cinématographique de Gance.

17 L’intuition féconde sur laquelle se fonde à notre sens le Beethoven de Gance, c’est que la musique est un acte transcripteur. Composer, c’est transcrire. Le compositeur Ferrucio Busoni remarquait que « toute notation est déjà la transcription d’une idée abstraite » 26. Laissons à un Vuillermoz d’aujourd’hui, le critique musical Jacques Drillon, le soin de s’expliquer sur la question :

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Le compositeur pense en musique, mais il parle en sons ; et cette violence qu’il se fait à soi-même, sans doute parce que cet art-là lui oppose une moindre résistance, est déjà de la transcription. Que le musicien se fasse transcripteur, et d’autres résistances se font jour. […] Il va opérer la transcription d’une transcription […]. En l’interprétant, les musiciens ajoutent un niveau de transcription supplémentaire à ceux que nous avons déjà décrits. Auxquels il faudrait ajouter les autres, ceux que la vie quotidienne nous impose : l’acoustique de la pièce ou de la salle ; la qualité des moyens de reproduction, et même l’état d’esprit dans lequel on est. Autant dire que les étapes sont nombreuses entre la conception et la perception de la musique. Autant d’étapes, autant de transcriptions.27

18 C’est à cette cascade de transcriptions que nous fait assister Un grand amour de Beethoven. Film paradoxal, puisqu’il trahit d’un côté Beethoven par l’imagerie d’Épinal qu’il reconduit, tout en demeurant fidèle à son esprit dans la façon dont sa forme se trouve agencée ; son réseau transcriptionnel est juste, musicalement parlant. En opérant de la sorte, le cinéaste adopte une démarche que ne renierait pas le compositeur ; Beethoven lui-même transcrivait ses œuvres : la marche funèbre de la Douzième sonate pour piano fut orchestrée en 1815, une autre sonate transcrite pour quatuor… Et transcrivit pour piano les symphonies ! Quant au cinéma, la transcription y est fréquente ; rappelons, tant la coïncidence est belle, que Max Ophuls ouvrit son Werther français de 1938 par le même lied Ich liebe dich, qui plus est dans une autre transcription orchestrale que celle adoptée par Gance ! Autant que Gance, Ophuls agit d’ailleurs comme compositeur de film, donc comme transcripteur. Les cinéastes du musical sont des transcripteurs nés. Mais l’idée de transcription est davantage au cœur de l’œuvre gancienne. Une transcription qui excède le champ de la musique, chez Gance : elle concerne tous les domaines et touche au jeu, dangereux, avec les limites.

19 On aborde ainsi la signification métaphysique de la transcription. Transcrire, c’est « réaliser l’impossible »28. D’abord parce que la transcription « veut noter la chose même, comme si la notation n’intervenait pas dans la prise en compte de l’objet noté. Il y a là, pour la transcription, une butée réelle puisque l’objet visé ne sera jamais l’objet obtenu, puisque est impossible qu’elle produise le tel quel de l’objet »29. Pour le cinéma parlant des années trente, cet impossible serait par exemple le fantasme d’une écoute totale ; pour son Beethoven, Gance conçut des projections avec sa « perspective sonore » (une série de haut-parleurs répartis dans la salle « transcrivant » un son rêvé dans sa multiplicité). Voir cet extrait du découpage : 354. Et au milieu d’un silence impressionnant, voici venir sa seconde hallucination sonore dans toute son horreur : (Bruits sourds d’abord et qui vont s’amplifiant, puis cris, éclatements, bruits de marteaux et d’enclumes, cloches, déchirements d’air, sifflets aigus). Cela lui écrase le tympan, il n’y peut tenir. 355. Il s’enfuit comme poursuivi par des flammes avides. Tous ces multiples bruits […] si possible en perspective sonore.30

20 Il s’agit de dépasser les limites. La démesure où Liszt, le plus fameux transcripteur, excellait : « Dans ses transcriptions, il se mesure à l’orchestre, comme dans un roman médiéval le chevalier au dragon. C’est ainsi qu’il aimait à jouer un mouvement de la Pastorale, ou la Marche funèbre de l’Héroïque au beau milieu d’un concert symphonique » 31. Un défi à Dieu, en fin de compte : Car c’est bien de Dieu qu’il s’agit : Liszt veut tout être, tout avoir, tout donner, tout faire. Il veut être le dieu, le prêtre et le fidèle. […] Il est la fin, il est les moyens. Par la transcription, il s’affiche comme le seul être doué de cette nature double. Il est un saint, uniquement préoccupé de soi-même, possédant tout par la seule volonté de tout donner.32

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21 C’est le nœud gancien, qui ne choisit pas entre le père et le fils. La transcription est le domaine du et, pas du ou : Dieu et le Christ, Napoléon et Bonaparte, Beethoven et Karl. On doit attirer l’attention sur ce personnage apparemment secondaire, ce « fils indigne » en quelque sorte : le neveu de Beethoven (joué chez Gance par Jean-Louis Barrault). Pourquoi figure-t-il dans le film ? Si Gance tient tant à la présence de cette figure négative, c’est qu’il tint son rôle au théâtre, avant-guerre (vers 191333) dans une tournée de Beethoven, la pièce de René Fauchois créée au théâtre de l’Odéon sous la direction d’André Antoine en 1909. L’intérêt de Gance pour ce personnage peut se comprendre : il est ce qui résiste au poids de la culture. De son oncle génial, Karl van Beethoven n’a que faire. Cet iconoclasme adolescent explique qu’Abel Gance échappe à l’académisme, en dépit de sa verbosité littéraire ; le cinéma de Gance vit par ses contradictions. Sans même évoquer la Dixième symphonie réalisée en 1918, Un grand amour de Beethoven est-il une transcription du Beethoven de Fauchois ? Pour partie, peut- être ; et pas seulement en raison de la présence du neveu renégat. Nombre de situations du film s’y retrouvent. Citons seulement trois passages. D’abord la surdité du compositeur, dans la scène 15 de l’acte I : Ah ! mes bourdonnements d’oreilles… L’ouragan Qui vient de se ruer encor sur mon tympan… Ce bruit terrible d’eau, de vent et de feuillage Pareil au bruit profond qui sort d’un coquillage, Et qui vient par instants m’étourdir… Oh ! tais-toi, Cloche de je ne sais quel monstrueux beffroi !… Ton carillon funèbre est l’horreur de mes veilles… Ne sonne plus ainsi, cloche, dans mes oreilles !… Le bruit décroît, s’éteint… Ô sombre et rude émoi !… Je n’entends plus que l’ombre éparse autour de moi.

22 Puis le dépassement du handicap, dans la transcription du cosmos par l’écoute intérieure (scène 6 de l’acte III) : Mais non, n’accusons pas le sort !… Peines intimes, C’est pour vous fuir aussi que j’ai gravi les cimes ! Et, sourd, je le suis moins, en somme, qu’autrefois : Un bruit vain me masquait la profondeur des voix ! Quand j’ai cru pour toujours que tout allait se taire, La musique est entrée en moi comme un mystère, Et le ciel et les monts, la mer et les forêts, Se sont mis dans mon cœur avec tous leurs secrets !…

23 Enfin, la scène 7 de l’acte III où les neuf symphonies viennent au chevet de Beethoven ; la Troisième déclarant au nom des autres : Nous serons, pour tous ceux qu’empliront nos cantiques, Le chœur ressuscité des neuf Muses antiques.

24 L’apparition allégorique de ses œuvres au compositeur agonisant préfigure sur bien des points le Miserere du film, cette transcription délirante de la Clair de lune.

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NOTES

1.Lettre du 4 décembre 1936 publiée in Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1983. p. 275. 2.Le carton du générique indique : « Une œuvre de Abel Gance ». 3.La réalité du film est encore plus complexe, puisque cette musique démarre sur un panoramique de Vienne, suivi d’un travelling partant de l’arbre surnommé Beethoven, avant de découvrir Juliette au piano dans la prairie. 4.« Continuité littéraire » de la scène de la Pathétique, in Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., p. 273. 5.Ibid. 6.Nous ne le mentionnerons plus, afin de ne pas surcharger l’analyse. 7.Abel Gance, Résumé synthétique du drame d’amour de Beethoven, tapuscrit sans date (vers 1935-1936 ?), Cinémathèque de Toulouse (Document XII C 5), p. 2. 8.Comme le confirmera l’écriture de la lettre à l’Aimée, accompagnée par le même motif au violon seul. 9.Baur savait jouer du piano, mais ce n’est pas lui qui interprète les œuvres pour piano dans le film. 10.Abel Gance, Résumé synthétique du drame d’amour de Beethoven, op. cit., p. 7. 11.Ibid., p. 6. 12.Le passage se situe dans l’air Una voce poco fa, juste avant que Rosine chante Io sono docile. 13.Klavierstück en la mineur WoO 59. 14.Liebelei (1933) d’Ophuls offrait déjà un tel déplacement, qui plus est avec cette même symphonie. 15.Masson est crédité au générique pour l’« adaptation et [la] présentation musicale ». 16.Émile Vuillermoz, compte-rendu du film dans Le Temps, 12 décembre 1936. 17.Ibid. 18.Ibid. 19.Ibid. 20.Ibid. 21.Abel Gance, Résumé synthétique du drame d’amour de Beethoven, op. cit., p. 1. 22.Propos recueillis en 1955, in Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., p. 272. 23.Ibid. 24.Claude Nerguy, « L’Empereur des sensations », in l’Avant-scène cinéma n° 213, 1er octobre 1978, p. 5. 25.Cf. le Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, p. 2157. 26.Cité par Jacques Drillon in Eurêka, Paris, Gallimard, 1995, p. 80. 27.Ibid., p. 81-82. 28.Jacques Drillon, Liszt transcripteur ou la charité bien ordonnée, Arles, Actes Sud, 1986, p. 77. 29.Jean Allouch, Lettre pour lettre, Toulouse, Érès, 1984, p. 19. 30.Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit., p. 299. 31.Ibid., p. 65. 32.Jacques Drillon, Eurêka, op. cit., p. 80.

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33.Renseignement fourni à l’auteur par Roger Icart.

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Une certaine idée des grands hommes… Abel Gance et de Gaulle

Bruno Bertheuil

1 Des années soixante jusqu’à sa mort, Abel Gance reste l’homme des projets grandioses mais inaboutis. On se souvient de Ecce Homo et de Christophe Colomb, beaucoup moins de Non, je ne suis pas mort ! un film à la gloire de son contemporain, le général de Gaulle. Le projet n’a jamais été véritablement développé. Gance en a glissé quelques mots ici ou là, mais, rapidement abandonné, il n’y a nulle trace d’une ébauche véritable de ce film. Quoi qu’il en soit, dans le panthéon du cinéaste, le fondateur de la Ve république finit par devenir – pour reprendre la terminologie gancienne – un de ces « bâtisseurs d’Histoire », aux côtés du Christ et de Bonaparte. Dans un entretien de 1973, il s’en explique : Ils n’avaient pas besoin de réfléchir pour agir […]. La réflexion, au fond, dans certains instants d’illumination, ce ne devait être qu’un contrôle de cette sorte d’instinct inexplicable de l’action qui les poussait, qui les animait. Je crois profondément que les grands créateurs, les fondateurs de religion aussi ont tous cela en commun. Et je crois que de Gaulle respirait à la même hauteur que les fondateurs de religion […]. Il était un exemple. Un héros. Un inspirateur…1

2 Le lyrisme aidant, l’admiration devient peu à peu dévotion et l’homme du 18 juin fait figure de nouveau prophète2. Il n’en a certes pas toujours été ainsi. Faut-il le rappeler ? Abel Gance ne fut pas un gaulliste de la première heure et, en 1941, au moment où la France libre organisait la résistance, il dédiait son film, Vénus aveugle, au Maréchal Pétain. Les itinéraires de l’imaginaire politique gancien peuvent ainsi sembler sinueux et paradoxaux. Pourtant, ne révèlent-ils pas une certaine continuité et une attirance pour ces hommes providentiels, du moins, ceux qui voulaient apparaître comme tels3 ? Retour sur un parcours, du cinéma à la politique, et inversement… De Gaulle, nouveau Prophète 3 Outre les quelques notes qu’Abel Gance a laissées sur son projet Non, je ne suis pas mort ! et l’interview parue dans les Cahiers de l’Herne, un autre élément permet de saisir l’admiration pour de Gaulle : la lettre qu’il lui envoie le 16 décembre 1964. Elle éclaire

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d’autant plus sur l’enthousiasme de Gance que cette missive de 7 feuillets a été un long travail d’écriture et de réécriture dont tous les brouillons sont conservés dans le fonds Gance de la BnF4.

4 Le but de cette lettre est, à l’habitude de son auteur, pour le moins ambitieux : soumettre au Président de la République un projet de réforme du cinéma. Gance revient de Chine où, à la demande de l’association des cinéastes chinois, il a été amené à dresser un bilan de la cinématographie. Puisqu’il a été écouté en Chine (par Mao Zedong et Chou En Lai en personne), il estime que son pays doit en faire autant, à commencer par le chef de l’État5. Il demande ainsi que Malraux dispose de crédits permettant de développer davantage de films de télévision en couleurs – ces productions diffusées dans les salles de cinéma devant progressivement remplacer les films en 35 mm – et surtout, il souhaite que soit mis en place tout un programme de films épiques dont, bien évidemment, il serait l’auteur.

5 Cependant, plus qu’une requête, ce courrier est peut-être d’abord une envolée lyrique à la gloire du destinataire. À partir de cette lettre et de ses brouillons, se dessine chez Gance à l’égard du général de Gaulle un processus d’héroïsation6 dont la rhétorique s’organise principalement autour de deux axes : la grandeur et l’exemplarité du personnage. Il présente le chef de l’État comme l’homme qui a redonné à la France sa place – il ajoute dans l’interview de 1973, « au moment où elle entrait en pleine décomposition ». La grandeur de cette « re-fondation » s’accompagne d’ailleurs d’un projet européen dans lequel le cinéaste voit l’aboutissement de ses préoccupations depuis les années vingt. Dans les brouillons d’une lettre qui ne fut pas envoyée, Gance retrouve par exemple la tonalité du discours de Bonaparte dans la scène des Adieux à la Révolution quand il souligne, à propos du Général, qu’il « faut des grands guides pour faire abaisser les frontières entre les religions ». Par ailleurs, la vie de Charles de Gaulle, son œuvre et ses inspirations se doivent d’être enseignées et montrées aux générations futures. Ainsi, les processus d’héroïsation passent par une adhésion à la légende gaullienne, à commencer par une lecture attentive des Mémoires de guerre. Par exemple, après en avoir cité un extrait, le réalisateur se demande : « Pourquoi vos admirables écrits ne sont-ils pas imposés dans toutes les écoles et les collèges ? » Interrogation à laquelle il répond en partie lorsque, à la fin de la lettre, il cherche à défendre son projet sur les soldats de l’an II : Lorsque les Français sauront comment est née leur liberté avec les soldats de l’An II, ils comprendront mieux encore la secrète et géniale trajectoire de vos actes à travers le monde.

6 Peu de temps après la mort du général de Gaulle, cette « trajectoire géniale et secrète » n’attendait plus que le cinéaste pour devenir épopée. L’initiative du projet de film ne revient peut-être pas à Abel Gance mais à des membres de l’Institut Charles de Gaulle qui lui en suggèrent l’idée. À en juger par certaines notes, le projet l’enthousiasme aussitôt. Il veut montrer la dimension prophétique du personnage. Le processus d’héroïsation trouve ici son aboutissement et le personnage historique devient mythique. L’ombre de Bonaparte, surtout celle du film de 1927, plane alors derrière le nouveau projet. Dans un brouillon daté du 2 avril 1974, il donne quelques détails sur ce que le film devrait être : Il sera traité comme je l’avais fait avec les ombres à la Convention avec Bonaparte, à cette différence que de Gaulle, juge et précurseur, verra surpris les députés puis à certains d’entre eux, Chaban, Debré, Peyrefitte, Sanguinetti, Guichard et surtout Pompidou, il leur adressera des compliments et aussi des critiques. Il bâtira l’avenir

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de la France à nouveau. Il faut que j’y mêle des résonances de ma Marseillaise des Cordeliers et des mêmes gens qui l’écoutent.

7 7 Mais le projet reste sans suite. Dans une lettre, sans doute adressée à Malraux , alors président de l’Institut Charles de Gaulle, Gance justifie l’abandon du sujet. L’argumentation est là encore explicite : Vous savez bien que l’on dresse des statues aux grands hommes que lorsque les passions politiques sont apaisées. On ne trouve pas de statues du Christ dans les rues, on les enferme toujours dans les églises. Il est trop tôt pour la résurrection de de Gaulle.

8 De Gaulle rejoint alors Bonaparte et le Christ au sein de cette nouvelle trilogie gancienne. Dans l’esprit du cinéaste, le Général incarne ainsi un nouveau Bonaparte, à la fois sauveur et prophète, il finit même par apparaître comme un démiurge qui a littéralement construit la France8. À l’instar de son prédécesseur corse, son rôle n’est plus celui d’un soldat ni d’un homme politique mais d’un poète qui, guidé par un destin prométhéen, a fait rêver la France. Cette vision peut surprendre mais, comme le suggère Maurice Agulhon, le mythe gaullien s’est aussi construit sur l’idée qu’il existe « une catégorie d’hommes qui touchent à la poésie »9. Vers une approche de l’imaginaire politique gancien… 9 S’il faut poser la question en termes d’imaginaire politique, c’est que le problème dépasse largement celui de la simple appartenance ou communauté de vue avec un parti. Autrement dit, peu importe que Gance soit gaulliste ou non. Certes, il appelle à voter pour de Gaulle lors de l’élection présidentielle de 1965, mais, ainsi que le rappelle Roger Icart, l’appel à voter est accompagné d’une déclaration dans laquelle il refuse la distinction gauche/droite10. Néanmoins, contrairement à ce que suggère le biographe de Gance, ce soutien n’est pas uniquement la conséquence du dessein européen du Général. En appelant à voter pour lui, il ne cherchait pas à souligner son adhésion à des idées politiques mais à montrer son admiration pour un homme. Le Général incarnait en fait un ensemble de valeurs qui le hissait à la stature des grands hommes, personnages essentiels de son imaginaire politique.

10 Les racines de cet imaginaire s’ancrent autour des années dix et vingt. Cette période évidemment est marquée par la Première Guerre mondiale, événement central pour Abel Gance dans la mesure où le cinéaste adhère au pacifisme utopique des années vingt/trente. C’est ici, par exemple, que se trouvent les origines de cette République fraternelle et universelle dont parle Jean Diaz dans J’accuse, Jean Novalic dans la Fin du Monde et bien sûr Bonaparte11. Cependant, au-delà de ce pacifisme, la guerre, comme situation historique, est intégrée dans l’imaginaire gancien comme une expérience politique et artistique. Il est éclairant de relier sa perception du conflit mondial à la découverte de Nietzsche et du mouvement futuriste. De la lecture d’Ainsi Parlait Zarathoustra12, Gance retient surtout l’idée développée dès le début par Nietzsche : « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé13 ». Le Futurisme, quant à lui, même si les liens sont moins explicites, permet d’intégrer cette attente et cette représentation des hommes forts dans un projet artistique. Il faudrait d’ailleurs dresser des ponts entre l’iconographie futuriste des années vingt et les images de son Napoléon (en particulier dans les triptyques et les surimpressions).

11 Ainsi, l’art et l’Histoire sont nécessairement liés et la politique est nourrie par la force symbolique de la poésie. La vision de l’Histoire se construit alors autour du lien dialectique entre ces hommes forts et les situations dramatiques (guerres, révolutions

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et autres cataclysmes). Ces hommes ont besoin du marasme pour faire éclore leur génie et les grands drames, témoins de la dégénérescence de la société, sont les seuls moments véritablement dynamiques de l’Histoire. Nous retrouvons alors la « décomposition » dont parle Gance à propos de la situation de la France au moment où de Gaulle l’a « reprise en main ». Or, Maurice Agulhon, là aussi, l’a montré, cette conception de la dynamique historique est aussi celle du général de Gaulle14. L’idée est développée dans les Mémoires de guerre que Gance a lues. Tout à fait symptomatiquement, l’extrait qu’il cite dans sa lettre du 16 décembre 1964 porte la marque de cette vision de l’Histoire : Et moi pauvre homme, aurais-je assez de clairvoyance, de fermeté, d’habilité, pour maîtriser jusqu’au bout les épreuves ! Trêve de doute ! Du fond de l’abîme, la France se relève à mon appel15, elle marche, elle gravit la pente. Ah ! mère, tels que nous sommes, nous voici pour vous servir !

12 Enfin, il reste un point où les pensées historiques de l’homme d’État et du cinéaste se retrouvent : pour apparaître comme des hommes providentiels, ces êtres supérieurs ont besoin du peuple. Le lien entre les deux doit être direct afin de rendre possible les processus d’ignation, c’est-à-dire de reconnaissance et de désignation de l’homme providentiel par le peuple lui-même. Violine, en tant qu’incarnation de la France éternelle joue, par exemple, ce rôle fondamental dans le Napoléon de 1927. De Gaulle, quant à lui, en usant du référendum et en permettant l’élection du président de la République au suffrage universel direct contribuait à activer ce lien et séduire par là même des hommes comme Gance. Le Général, retrouvant alors la posture largement mythique de « l’homme au-dessus des partis », alimentait la dimension populiste de l’imaginaire politique d’Abel Gance, dimension dont Norman King a montré le fonctionnement16.

13 Société en perdition, besoin d’homme providentiel, personnification de la France dans son chef et populisme, les jalons de l’imaginaire politique gancien sont posés, et ce, dès les années vingt. En fin de compte, même si on peut y déceler une forme d’opportunisme, l’attirance pour Pétain et l’admiration pour de Gaulle par la suite, ne semblent, en rien, paradoxales. Toutes deux participent à des moments historiques différents d’un même mouvement. L’homme de Vichy et celui de Londres apparaissent simplement comme des incarnations de ces hommes qu’attendait Gance et que ses films mettaient en avant. Ainsi, en dépit de Jérôme Perreau héros des barricades, en 193516 ou Vénus aveugle en 1941, il n’est peut-être pas si évident de parler de pétainisme à propos des opinions politiques d’Abel Gance pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette sympathie, passagère mais réelle, pour Pétain est peut-être davantage à mettre sur le compte d’un maréchalisme que d’un véritable pétainisme pour reprendre des distinctions maintenant habituelles. Gance demeure légitimiste et, surtout, il adhère au mythe du Maréchal vainqueur de Verdun qui a fait le « don de sa personne à la France ». La dédicace au chef de l’État est ainsi davantage marquée par un intérêt pour la personne que par une adhésion à la politique du régime.

14 Cependant, l’admiration pour Pétain ne fut jamais aussi exacerbée que pour de Gaulle. « Le prophète » de la cinquième République avait pour lui le sens de l’Histoire, et Gance ne pouvait y être insensible, lui qui fit prononcer à son Bonaparte « Depuis ce matin, la Révolution, c’est moi ! ». Il ne pouvait dès lors plus s’agir d’une simple attirance mais d’une véritable dévotion. Gance pensait avoir enfin trouvé parmi ses contemporains

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celui au service duquel il pourrait enfin mettre son talent. La lettre du 17 décembre 1964 se termine par cette supplique : Ne me laissez pas mourir les bras croisés, alors que je crois être un des seuls au monde dans ma profession à pouvoir placer, au carrefour des chemins où les peuples hésitent sur la route à prendre, le gigantesque écriteau du cinéma avec ces mots : « Par ici ! »

15 Cette route, c’est bien sûr celle qu’avait ouverte le général de Gaulle, mais, au grand désarroi du cinéaste, il laissa l’écriteau vierge et ne donna pas suite à la lettre…

NOTES

1.« Le génie et le prophète » Entretien avec Abel Gance réalisé par Michel Cazeneuve et Olivier Germain-Thomas, « Charles de Gaulle », Cahiers de l’Herne, n° 21, 1973. 2.La vision de de Gaulle comme prophète n’est pas propre à Abel Gance, elle trouve son pendant en politique, d’une manière évidemment moins exacerbée. Ainsi, Brigitte Gaïti dans son étude particulièrement stimulante sur la construction du mythe Gaullien autour de la mise en place de la cinquième république montre comment la dimension prophétique du personnage s’élabore, surtout à partir du discours de Bayeux. Brigitte Gaïti, De Gaulle Prophète de la cinquième république, Paris, Presse de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1998. 3.Cet article est la suite et le pendant d’une communication intitulée « De l’homme providentiel à la société régénérée : Abel Gance de Napoléon à de Gaulle », Du Directoire au Consulat : Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, Rouen, P.U.R. à paraître en 2001. 4.Voir la liasse sur la correspondance avec le général de Gaulle au département des Arts du spectacle de la BnF, 4°COL-36/110. Cette liasse comprend une copie de la lettre du 16 décembre 1964, ses brouillons, la correspondance avec Galichon, directeur de cabinet du président de la République, divers projets de courriers et quelques notes sur son projet de film, Non je ne suis pas mort ! 5.Il regrette d’ailleurs que contrairement à la Chine, la France n’ait rien organisé d’officiel pour ses soixante-quinze ans. 6.Sur le fonctionnement des processus d’héroïsation, on pourra se référer à Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, p. 70-73. 7.Nous n’avons jusqu’alors retrouvé que des brouillons de cette lettre dans les liasses consacrées à la correspondance avec de Gaulle et celle de la correspondance avec Malraux, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/116. 8.Voir « De l’homme providentiel à la société régénérée… » art. cit. 9.Maurice Agulhon, De Gaulle, histoire, symbole et mythe, Paris, Plon, 2000, p. 101. 10.Roger Icart, Abel Gance, ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1983, p. 402-403 11.Pour Bonaparte, l’idée n’est pas une découverte de Gance. Il s’agissait d’un thème fréquent dans l’historiographie napoléonienne des années vingt. Élie Faure, par exemple, en parle explicitement, suggérant directement les répliques du film. Cf. Élie

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Faure, Napoléon, Paris, Denoël, p. 149. Sur l’historiographie napoléonienne, voir Nathalie Petiteau, Napoléon de la mythologie à l’histoire, Paris, Seuil, 1999, p. 151 12.En 1915, dans une lettre à Albert T’Serstevens, Gance dit « voir le soleil pour la première fois » après avoir lu ce livre, BnF, Arts du spectacle, 4°COL-36/497. 13.Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, Paris, Flammarion, 1996, p. 48. 14.Voir Maurice Agulhon, op. cit., p. 42. 15.Nous soulignons. 16.Cf. Norman King, Abel Gance, London, BFI books, 1984. Surtout le chapitre VI « Politics and the aesthetic » (p. 140-178). Une partie de ses analyses a été publiée en français : « Patrie et nation : fictions populistes dans le Napoléon d’Abel Gance et la Marseillaise de Jean Renoir » dans Europe, n° 715-716, novembre-décembre 1988, et « Une épopée populiste » dans Cinématographe, n° 83, 1982. 17.À propos de ce film, Jean-Pierre Jeancolas met en parallèle le discours de Jérôme Perreau à la fin du film et un extrait du livre de Gustave Hervé, c’est Pétain qu’il nous faut. Jean-Pierre Jeancolas, Quinze ans d’années trente, le cinéma des Français 1929-1944, Paris, Stock, 1983. p. 140-143.

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Étude sur une longue copie teintée de La Roue

Roger Icart

1 Il est unanimement admis que la Roue représente une date capitale dans l’évolution artistique du cinéma. Rappelons simplement le mot fameux de Jean Cocteau : « Il y a le cinéma d’avant et d’après la Roue comme il y a la peinture d’avant et d’après ». Œuvre-phare aussi importante que Naissance d’une Nation ou le Cuirassé Potemkine, acclamée par beaucoup mais aussi vilipendée par bien d’autres, elle n’a en fait jamais pu occuper la place privilégiée qui lui revient, ni dans les circuits de distribution de l’époque, ni dans les commentaires trop souvent erronés ou tendancieux qu’elle suscita, encore moins dans les programmes de restauration et de sauvegarde lancés de nos jours. Comme J’accuse ou Napoléon, les deux autres œuvres majeures d’Abel Gance, ses dimensions hors normes l’ont vouée à de multiples altérations qui en ont dégradé la signification et les qualités, rendant malaisée une appréciation convenable de ses avantages.

2 L’étude présente tente d’apporter quelques éléments positifs pour cette appréciation, en se fondant sur un examen de la copie d’époque la plus longue connue à ce jour. Les diverses versions 3 À l’origine, l’œuvre ne devait pas dépasser 3 000 mètres, soit le temps de projection d’une grande exclusivité. Mais son tournage s’était heurté à toute une série de contretemps qui en avaient allongé la réalisation et augmenté considérablement le coût1. Gance par ailleurs s’était passionné pour elle, si bien qu’il l’avait allongée de nombreuses scènes, bien des fois reprises. Cet excès de dépenses aurait contraint Pathé-Consortium-Cinéma à présenter non plus un grand film en version unique, mais bien une œuvre découpée en un certain nombre d’épisodes, comme cela se pratiquait alors pour les cinéromans. Gance s’y employa dès le premier montage en 1921 avec d’autant plus de conviction que cet allongement correspondait à l’ampleur et au rythme qu’il entendait en dernier lieu imprimer à son œuvre. Comme il l’a déclaré à Jean Mitry2 quelque temps après la sortie du film sous cette forme : Plus encore que le résultat d’une obligation commerciale, cette longueur était voulue, et je me suis attaché à faire une œuvre plus en nuances qu’en action. Je

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pouvais évidemment la condenser ; mais si l’intensité dramatique y gagnait, l’intérêt psychologique et le style s’affaiblissaient. Malheureusement, je n’ai pas été suivi par le public qui ne m’a pas compris. Parce que le fond de l’œuvre était sensiblement égal tout le long du film ; parce qu’il ne rebondissait pas et ne faisait en quelque sorte aucune saillie particulière pouvant servir de point de repère à l’évaluation générale de ce fond, on a cru qu’il n’y en avait pas ou qu’il était faux. Parce que ce fond était extériorisé avec une puissance psychologique restant toujours à un même niveau et un même degré, on a cru que cette puissance n’existait pas…

4 Cette première version fut présentée au Gaumont-Palace en décembre 1922 au cours de trois séances mémorables, divisée en six chapitres. Ce n’était, aux dires de son auteur, qu’une copie de travail sans cesse modifiée jusqu’à l’extrême limite, soumise à l’appréciation des professionnels et des journalistes. Celle mise au point pour l’exploitation et annoncée au programme n° 5 de 1923 comprenait un prologue et six chapitres de 1 800 mètres, soit l’équivalent de 31 bobines. Mais avant même sa diffusion, cette version fut remaniée et montée en un prologue et quatre chapitres de 2 300 mètres. C’est elle qui fut projetée en exclusivité au Gaumont-Palace et au Madeleine-Cinéma à partir du 17 février 1923 à raison d’un chapitre par quinzaine. Certaines villes de province toutefois, Toulouse, Nantes… accueillirent la version en six chapitres, de même que tout sérial en épisodes.

5 Mais la critique, comme les professionnels, s’élevèrent avec force contre cette longueur jugée excessive, dénonçant de nombreuses redites, l’inutilité de bien des scènes comiques, une intrigue trop peu mouvementée pour s’accommoder d’un découpage en chapitres… Aussi Gance dut-il se résoudre à établir une version plus ramassée de son œuvre, éliminant digressions et scènes accessoires mais aussi bien des éléments d’une beauté intrinsèque, ramenant le métrage à 4 200 mètres, soit 14 bobines. Cette version fut présentée le 24 janvier 1924 par le Club Français du Cinéma, association présidée par Léon Poirier, à l’appréciation des critiques, lesquels saluèrent chaleureusement cette décision.

6 Ultérieurement, le film devait subir d’autres avatars : en 1928 Gance accepta de réduire encore son œuvre afin qu’elle puisse cette fois être projetée en une séance normale, comme tout film commercial. Elle ne mesurait alors plus que 2 100 mètres, soit sept bobines. Cette version sortit ainsi sur les Boulevards en juin, puis dans une version encore remaniée en novembre de la même année au Ciné-Latin. Bien que Gance ait fait savoir en mars 1929 qu’il envisageait d’établir une grande version sonorisée, ce fut la dernière sortie commerciale du film, dès lors voué à l’indifférence et à l’oubli comme toute la production muette avant que, sur le tard, les cinémathèques naissantes se préoccupent de sa survie. Les versions actuellement visibles 7 Le film n’est aujourd’hui plus visible dans sa version intégrale en 31 bobines mais seulement dans divers montages plus ou moins éloignés de cette version initiale voulue par l’auteur.

8 Les téléspectateurs ont pu à plusieurs reprises, et tout récemment sur Ciné-Classics (septembre 1998), connaître une version très moyenne du film, hélas diffusé à 25 images par seconde, tirée à partir du négatif détenu par la maison Pathé, laquelle avait financé cette production des « Films Abel Gance ». Comme ce négatif ne possédait pas d’intertitres, ceux-ci étant alors tirés à part, un minimum furent maladroitement

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recomposés à partir des sous-titres originaux rédigés par Gance. Leur insuffisance et leur graphisme médiocre amoindrissent considérablement l’œuvre.

9 Certaines cinémathèques programment une version moyenne obtenue du Gosfilmofond de Moscou. Cette cinémathèque fort bien pourvue détient en effet la version du film qui fut diffusée en URSS en 1927 sous le titre Au son des roues, version qui ne retient que la première moitié du film, allégée de nombreux passages par la censure soviétique et tirée à partir d’une version française déjà raccourcie, sans doute celle de 1924. Le Gosfilmofond possède la deuxième partie de l’œuvre réduite à cinq bobines et dépourvue de tout sous-titre. Ces projections permettent une connaissance éventuelle de l’œuvre mais bien partielle et insatisfaisante.

10 C’est grâce à la Cinémathèque française que l’on peut connaître une version encore partielle mais bien plus proche de ce que fut la version initiale, grâce à un tirage noir et blanc effectué à partir d’une copie teintée d’époque que Marie Epstein, à la fin de sa vie, a tenté de compléter par des emprunts à d’autres copies. Le résultat, quoiqu’encore insuffisant et que près de dix bobines fassent encore défaut, permet bien mieux qu’avec les autres versions accessibles, de se faire une idée plus précise de l’œuvre originale, ne serait-ce que par la présence de la plupart des sous-titres d’époque. Le plaisir éprouvé à sa vision est encore accru lorsque sa projection est accompagnée par la musique composée et interprétée par le musicien britannique Adrian Johnston, la partition composée alors par Arthur Honegger, à part l’ouverture, étant aujourd’hui perdue. Caractéristiques de la copie teintée d’époque 11 Cette copie, qui a servi de base à la réédition de la Cinémathèque française, conservée actuellement par la Cinémathèque de Lausanne, est un tirage de la version originale. Mais elle ne comporte que 21 bobines (en réalité 20 car la bobine 15 manque) car il s’agit d’un des premiers efforts pour réduire le film, lequel se divise en sept épisodes de trois bobines, une version apparemment jamais diffusée, du moins en France. Cet effort de réduction se traduit par un grand nombre de collages qui affectent très inégalement les bobines, dont les longueurs subséquentes s’établissent ainsi :

12 Bob. 1, 230 m env ; Bob. 2, 305 m ; Bob. 3, 400 m env ; Bob. 4, 251 m ; Bob. 5, 415 m ; Bob. 6, 300 m env ; Bob. 7, 270 m ; Bob. 8, 239 m ; Bob. 9, 243 m ; Bob. 10, 280 m env ; Bob. 11, 292 m ; Bob. 12, 305 m ; Bob. 13, 288 m ; Bob. 14, 343 m ; Bob. 15 manque ; Bob. 16, 300 m env ; Bob. 17, 260 m env ; Bob. 18, 260 m env ; Bob. 19, 255 m ; Bob. 20, 313 m ; Bob. 21, 286 m.

13 Quand on sait qu’à cette époque les bobines de film mesuraient environ 400 mètres, on peut se rendre compte de l’importance des coupures déjà effectuées sur cette copie. Il est possible d’évaluer leur répartition en relevant le numérotage inscrit en bas et à gauche de la première image de chaque plan. Ainsi le dernier plan repérable (les dernières images manquent) porte-t-il le numéro 5037. Encore ce chiffre doit-il être revu à la hausse car en plusieurs endroits, notamment les scènes de montage rapide, certains plans ne portent pas de numéro ; parfois certains autres sont-ils prolongés en numéros bis et ter ; ailleurs enfin d’autres sont subdivisés en plans de A à Z (n° 316, 317, 318, 319), ce qui semblerait indiquer plusieurs reprises de montage. Quant à savoir si ce numérotage remonte au premier montage effectué par Gance dès la fin du tournage, en collaboration avec Marius Nalpas, ou au montage définitif qu’il effectua en 1922 après son séjour aux USA et sa rencontre avec D.W. Griffith…

14 Le relevé si révélateur de ce numérotage est parfois rendu malaisé par les coupures pratiquées lors de ce remontage, la première image de bien des plans ayant disparu lors

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du collage. Cela affecte certains passages importants comme le tout début du film après le générique (lui-même amputé, les noms de Gabriel de Gravone et de Térof ayant mystérieusement disparu) où le numérotage n’apparaît qu’avec le plan 41, le départ de Norma avec ses adieux aux lieux tant aimés… Ailleurs ce sont des dizaines et même des centaines de plans manquant qui révèlent l’importance des coupes dont on peut se faire une idée en se reportant au scénario initial, souvent des scènes secondaires mais qui amoindrissent considérablement la conception de l’auteur et le rythme du film. Sur les tendances naturalistes du film 15 Bien qu’incomplète, cette longue version teintée permet de nombreuses observations, à commencer par un côté naturaliste très poussé de l’œuvre. En réalisant son film, Gance avait en effet tenu à éviter le studio et ses artifices, en tournant toutes les grandes scènes du film sur les lieux-mêmes de l’action. Ainsi la maisonnette de Sisif avait-elle été édifiée au milieu des voies dans la gare de triage de Nice-St Roch. Gance s’en expliqua plus tard : Il va sans dire que lorsque la vérité entre ainsi à plein ciel, par tous les côtés du décor, l’ambiance de travail est tout autre, et qu’il s’opère une véritable transfiguration chez l’acteur. Celui-ci se trouve dans la musique exacte de ce qu’il exprime3.

16 De même employa-t-il pour sa figuration des cheminots volontaires pour encadrer et sensibiliser ses acteurs peu au courant du milieu ferroviaire.

17 Cette volonté de tourner dans un cadre réel, bien qu’antinomique avec ses intentions symbolistes développées par ailleurs, pare cette longue version d’une intensité de vie extraordinaire. La tragédie de Sisif, dans sa première partie, se déroule dans une ambiance querelleuse, enfiévrée, qui exaspère les passions. Les « scènes de la vie du rail » avec leurs cheminots aux « masques de suie », ces « gueules noires4 » marquées par la dure peine des hommes, frappent surtout par leur côté naturaliste à la Zola jusque dans leurs excès. D’une peinture pittoresque volontairement outrée, on glisse insensiblement vers un constat social. Les travailleurs du rail, abrutis par un métier exténuant et dangereux, vivent dans un décor triste de suie et de fumée. Le cabaret est l’univers où ils exhalent leurs joies bruyantes, où ils oublient leur vie de labeur. Il est étrange que les critiques de gauche, tel Moussinac, n’aient jamais souligné cet aspect naturaliste du film.

18 Ceux qui les dirigent (on pourrait même préciser, les exploitent car le film le sous- entend) sont dépeints avec une verve caricaturale et sarcastique. C’est d’abord Jacques de Hersan (on notera la dénomination noble, exacte ou factice) « inspecteur au devis AM/Construction matériel » qui poursuit de ses assiduités Norma jusqu’à obtenir sa main par chantage. Hautain, méprisant, profiteur des inventions de Sisif, c’est un noceur dépravé que l’on montre enterrant sa vie de garçon avec des femmes légères. Les enquêteurs de la compagnie, des bourgeois prétentieux en chapeau melon, bien mis, sont présentés avec une semblable dérision. Lorsque Sisif leur reproche leur inaction au moment de l’accident, puis se moque d’eux en exhibant une rose qu’il aurait trouvé sur la voie (allusion à la petite Norma recueillie à ce moment), ils s’estiment offensés, d’autant plus que les paroles de Sisif provoquent l’hilarité des employés qui s’agitent paresseusement dans leur bureau poussiéreux et en désordre.

19 L’espion anonyme de la compagnie (dans le scénario original il se dénomme Tunu), un être servile et hargneux qui a pris Sisif en grippe (« Pourquoi j’en veux à Sisif ? Je n’en sais rien !… Et c’est pis que si j’avais une raison », dit-il à son chef de service) est

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dépeint avec la même verve. On souligne sa bêtise et son ignorance de l’orthographe. Ainsi note-t-il dans son carnet : « Le mécanicien Duterne boie du vin – le chauffeur Sarment boie de bier – le chaffeur Leger boie du vermoute… » Ou encore, après la tentative de suicide de Sisif, « Mécanicien Sisif a le cervot détraqué. A voulu se faire tué par sa propre machine. Sa mise d’auffice à la retrête s’impose ». Ce regard critique inspiré par l’écrivain prolétarien Pierre Hamp, lequel dans son livre le Rail souligne le profond fossé qui sépare les administratifs, les cols-blancs, de l’exploitation, les gueules noires, confère une dimension supplémentaire à cette tragédie des âmes trop souvent admirée pour ses seules qualités plastiques. Toutes ces scènes naturalistes, bien plus développées dans le scénario original, sans doute tournées puis censurées, qui subsistent dans cette version longue, furent bien entendu retirées dans toutes les versions courtes. De quelques particularités visibles du montage 20 L’examen à la loupe de cette grande version fournit de précieuses informations sur les caractéristiques de montage de cette œuvre, de même d’ailleurs que sur toutes les modifications et allégements que Gance opéra sur les parties non rejetées lors de ce premier effort de contraction. Cet examen sur ce second montage effectué après sa rencontre avec D.W. Griffith (lequel dût sûrement influer sur sa conception) prouve combien il fut l’objet de révisions nombreuses, d’hésitations, d’ultimes changements avant que ne soit tirée la première copie standard.

21 On donne toujours comme modèle les deux séquences fameuses pour leur rythme visuel, celle du train emballé (plans 1678 à 1808) et de la course contre l’obstacle (plans 2433 à 2485). Pour cette dernière séquence, l’examen comparé du scénario et du film démontre bien tout le travail de montage effectué par Gance5. Tous les éléments déterminants figurent dès l’abord dans le manuscrit, mais le nombre de plans y est fort réduit, chacun étant décrit dans sa continuité totale, alors que dans le montage final ils apparaissent infiniment morcelés afin de prolonger par leur agencement le dynamisme visuel imprimé aux images. Ce montage, jugé sans doute trop long, fut d’ailleurs réduit d’une dizaine de plans lors de la première diminution du métrage.

22 En fait, toutes les grandes scènes du film sont des modèles de montage. Ainsi la séquence d’ouverture, l’accident suivi des scènes de panique et de sauvetage, lesquelles dans cette longue version ne durent pas moins d’un quart d’heure ; le combat mortel entre Élie et de Hersan au dessus du vide ; l’interminable ronde des guides s’élevant vers le sommet de la montagne tandis que Sisif s’éteint… Similaire du « sauvetage de dernière minute » expérimenté par D.W. Griffith, une autre scène modèle située peu après le dramatique accident (plans 114 à 164), lorsqu’un rapide se précipite à toute vapeur sur les lieux de la catastrophe, et dont les signaux bloqués ne peuvent arrêter la course, jusqu’à ce que Sisif, conscient du danger, réussisse au prix d’efforts surhumains à dégager le câble de commande. Nous voyons successivement le train en pleine course, les roues, les bielles de la locomotives, les câbles bloqués, le signal ouvert, Sisif s’efforçant de les dégager, en visions brèves, jusqu’à ce qu’enfin le câble libéré permette le fonctionnement des diverses transmissions, la fermeture du signal, puis le freinage et l’arrêt du train.

23 Montage également, mais bien plus subtil, celui consistant à scinder les plans pour obtenir un montage plus coulé, plus dynamique, bien différent de celui en plans continus fondés sur le seul mouvement interne inscrit dans la profondeur de champ. Les plans sont ainsi fragmentés par un savant montage alterné qui modifie la

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conception initiale de la scène. Témoin la scène jamais évoquée où Sisif reçoit un jet de vapeur qui va détériorer sa vue : • 2210/Plan d’ensemble/Sisif est accroupi devant le piston gauche de sa machine. Il se lève lourdement, prend une grosse clef anglaise puis une petite de l’autre main et regarde attentivement le robinet du purgeur. • 2211/Plan américain/Dans la cabine, Mâchefer, appuyé contre la paroi, tient un livre de la main gauche. Sa main droite est appuyée sur la commande de la tringle des purgeurs. Il s’endort à moitié en lisant. • 2212/Plan américain/Sisif s’accroupit et regarde attentivement le robinet qui fuit. Il lui donne de petits coups de marteau. • 2213/Plan américain/Suite du 2211/Mâchefer s’assoupit. Le livre lui tombe des mains. • 2214/Plan américain/Suite du 2212/Sisif continue de donner des petits coups, puis s’approche du robinet. • 2215/Plan américain/Suite du 2213/Mâchefer dodeline de la tête. • 2216/Plan américain/Sisif de dos face au robinet. Il le regarde de plus près. • 2217/Plan américain/Suite du 2215/Mâchefer finit de dodeliner. Sa main rabat le levier. • 2218/Plan américain/Suite du 2216/Sisif reçoit un jet de vapeur en pleine figure et s’abat sur la droite. • 2219/Plan américain/Suite du 2217/Mâchefer de plus en plus assoupi • 2220/Plan d’ensemble/La fumée s’échappe. Un cheminot arrive à gauche et se baisse pour relever Sisif. • 2221/Plan d’ensemble/L’avant de la locomotive entouré de fumée. Un autre cheminot arrive. • 2222/Plan américain/Suite du 2219/Mâchefer toujours assoupi. • 2223/Plan d’ensemble/Suite du 2221/D’autres cheminots arrivent et soulèvent Sisif. • 2224/Plan américain/Suite du 2222/Mâchefer se réveille peu à peu et s’étonne de voir tant de fumée. • 2225/Plan d’ensemble/Suite du 2221/Au milieu de la vapeur des cheminots courent. • 2226/Plan d’ensemble/Suite du 2223/Les cheminots soulèvent Sisif. L’un d’eux s’avance vers la cabine en gesticulant. • 2227/Plan américain/Suite du 2224/Mâchefer tout étonné se penche au dehors. • 2228/Plan d’ensemble/Suite du 2226/Le cheminot lui dit de couper la vapeur. • 2229/Plan américain/Suite du 2227/Mâchefer se penche et regarde. • 2230/Plan d’ensemble/Suite du 2228/Le cheminot se tourne vers ceux qui emmènent Sisif. • 2231/Gros plan/Mâchefer se tourne vers l’intérieur et… • 2232/Gros plan/… il rabat la commande de la tringle. • 2233/Plan américain/Suite du 2229/Il sort de la cabine. • 2234/Plan d’ensemble/Suite du 2230/Les cheminots longent la machine en emmenant Sisif.

24 Ce long et patient travail de construction dote toutes ces scènes d’une efficacité nouvelle pour l’époque et explique l’enthousiasme d’une bonne partie de la critique dès la présentation du film. Cette création de rythmes purement visuels, ce foisonnement de nouveautés, cette richesse technique incessante ne pouvaient qu’émerveiller les tenants du modernisme… et irriter profondément les rétrogrades de tout poil. Du rôle des sous-titres 25 De tout temps, leur existence a été discutée et souvent condamnée, surtout en cette période de renouveau, particulièrement ceux placés en grand nombre par Abel Gance dans une œuvre qui démontrait par ailleurs l’usage novateur du rythme cinématographique. Car tous les essais de « cinéma pur » découlèrent de la Roue. Tout

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en se déclarant partisan d’une telle évolution, Gance tint à justifier et à défendre l’emploi parfois excessif qu’il en fit dans son œuvre au cours du même interview accordée à Jean Mitry6 : J’ai voulu dans ce film, avant de réaliser une œuvre exclusivement visuelle, m’attacher à démontrer le rapport « image-texte », c’est-à-dire à prouver le rayonnement de l’image autour de ces citations. Comme un diamant retourné dans tous les sens brille pareillement sous toutes ces facettes, ces citations, comprises et interprétées de différentes façons, irradiaient leur puissance par ces images qui rayonnaient autour d’elles.

26 Pour que s’opère au mieux cette symbiose texte-image, la plupart des sous-titres furent composés en mouvement par surimpression sur des images se rapportant à leur contenu, vues de locomotives, de train en déplacement ou vision de rails qui défilent… images toujours teintées en accord avec les plans correspondant du film. Dans la deuxième partie, Gance eut souvent recours à des textes en noir sur fond blanc pour ne pas casser la vision de paysage neigeux. Souvent une partie du sous-titre est mise en relief en n’apparaissant qu’après le début, lequel disparaissait alors… Les caractères utilisés pour ces textes peuvent également changer suivant leur nature. Ainsi pour l’évocation moyenâgeuse d’Élie (« J’aurais voulu être luthier il y a plusieurs siècles… ») les caractères sont-ils gothiques.

27 Une bonne partie de ces sous-titres, commentaires et dialogues, sont chargés d’expliciter les données du drame. Prolixes et souvent de ton mélodramatique, tels que les aimait le bon public du temps, ils sont souvent devenus inutiles mais certains, brefs et efficaces, frappent encore par leur force : « Il reviendra dans vingt-sept ans », dit Sisif à Mâchefer après la mort d’Élie, « les glaciers mettent vingt-sept ans à rendre leur mort ». Mais à plusieurs reprises, Gance utilise avec bonheur le style poétique pour transcrire l’ambiance de certaines scènes émouvantes. Ainsi lorsque Sisif retourne après avoir conduit Norma à la ville : L’homme de la Roue, seul désormais avec son indicible chagrin, allait essayer de reporter son amour sur sa vieille compagne aux cheveux de fumée. Et déjà compréhensive, comme seules les choses parfois savent l’être, Norma- Compound lui disait dans son langage d’acier : « Je te resterai toujours fidèle, moi, et quand tu seras trop triste, je te parlerai d’elle ».

28 Sous-titres suivis d’images de sa locomotive au dessus de laquelle Norma danse sans fin au milieu de ses panaches de fumée.

29 Citons encore les deux derniers sous-titres du film accompagnant la ronde des guides pendant que Sisif vient de s’éteindre : Sisif venait doucement de quitter la vie comme un rayon de soleil quitte une fenêtre au crépuscule… L’âme de Sisif en se libérant caressa encore d’une de ses ailes d’ombre la petite Norma insouciante qui continuait la Roue…

30 Restent les citations proprement dites, que l’on a vivement reprochées à l’auteur dès la présentation du film. Il en reste bien peu dans cette copie déjà expurgée, si l’on compare avec la liste qu’en a relevé Jean Arroy à partir du scénario original7. Elles ont soulevé une vive polémique, les critiques même les plus favorables à l’œuvre ayant reproché leur inutilité. Tel n’était pas l’avis de Gance ainsi que le rapporta André Lang venu l’interviewer vers la même époque8 : Lorsque naît le symbole, il est besoin de le souligner dans l’esprit populaire, d’ouvrir au public d’autres fenêtres sur des horizons nouveaux, de lui montrer le

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chemin qui reste à parcourir, de l’idée suggérée par l’image à l’idée exprimée par le style. … Avec les citations de ces maîtres, je suis tranquille. On peut en nier l’opportunité ou l’utilité, on ne peut condamner la citation elle-même, qui demeure inattaquable… Peut-être est-ce une faiblesse que de vouloir ainsi étayer mes idées de telles autorités, et je me rends compte que les citations n’ont rien ajouté au film. Je persiste pourtant à les préférer à mon texte, convaincu qu’on me reprocherait alors bien davantage mes intentions symboliques.

31 Beaucoup sont en situation et traduisent souvent le climat véritable de l’œuvre telle que l’a voulu l’auteur. Ainsi à la fin du prologue : La tragédie de Sisif va commencer. car « il est sur la Roue des Choses, enchaîné à la Roue de la vie, toujours de désespoir en désespoir » ()

32 Ailleurs, avant la scène où Sisif reçoit un jet de vapeur par la faute de son chauffeur, accident qui va le priver de sa machine aimée et le plonger dans les affres du désespoir : Il y a de vraies damnations, des hommes qui portent le mot Guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis de leur front. (Baudelaire)

33 Bien entendu, la volonté de l’auteur de hausser son œuvre au niveau d’une tragédie à l’Antique autorisait une citation de Sophocle (Œdipe-Roi) : Mais pour m’anéantir, hélas ! je sais trop bien Que toutes les douleurs sur moi ne peuvent rien ! Que si ma triste vie autrefois fut sauvée C’est qu’à des maux plus grands elle était réservée : Oh ! bien donc, mes destins, qu’ils soient tous accomplis

34 Ou encore cette forte citation de son ami et collaborateur Blaise Cendrars, dans la seconde partie, alors que Sisif et Élie broient du noir dans leur cabane solitaire : La Roue du désespoir tourne dans les ornières du ciel et éclabousse de boue la face de Dieu.

35 Ainsi semble-t-il évident que le sous-titre, bien conçu et réduit à son rôle de commentateur, tel qu’il subsiste dans cette version déjà réduite, peut sans dommage accompagner une œuvre de cette importance. Sur l’emploi des teintages 36 C’est l’avantage majeur de cette copie sur tous les tirages noir et blanc effectués par la suite : comme tous les films de cette époque tournés et édités sur pellicule orthochromatique, dure et sans nuances, la Roue était à l’origine teintée. Avantage d’autant plus évident que cette coloration fut effectuée par l’auteur et non par un quelconque distributeur pressé d’encolorer au petit bonheur une bande à lui confiée. Il aura fallu attendre l’époque actuelle pour que l’on se préoccupe de rendre aux grands films dits « muets » leur éclat d’antan. Car déjà en ce temps-là certains réalisateurs s’étaient préoccupés d’associer virages et teintages à la conception artistique de leurs films.

37 Les teintages de la Roue, tels que les a utilisés Gance, ne présentent pas une recherche très poussée. Ils demeurent dans l’ensemble assez élémentaires mais apportent néanmoins au film, en bien des endroits, une tonalité qui souligne l’ambiance propre à certaines scènes. Ils ne sont pas utilisés en permanence mais interviennent à des moments bien précis. Les grandes scènes restent en noir et blanc, un superbe noir et blanc dû au talent de Burel, qui dépeint exactement dans la première partie (la Symphonie noire) la triste atmosphère de suie qui enrobe les personnages, ainsi que dans

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la seconde partie (la Symphonie blanche) où la dureté des paysages montagneux, enneigés ou non, modèle le drame qui poursuit toujours les personnages.

38 Bien entendu, comme toujours à cette époque où la sensibilité de la pellicule ne permettait pas ce rendu, les scènes de nuit, tant intérieures qu’extérieures, sont teintées en bleu. À noter toutefois une tentative incroyable pour l’époque, filmer une scène de nuit avec l’unique éclairage des phares de la locomotive ou d’un rare projecteur : la tentative de suicide de Sisif. Ailleurs, les grandes scènes noir et blanc du drame sont ponctuées de passage teintés qui en renforcent la puissance.

39 C’est d’abord l’accident de chemin de fer et le sauvetage des victimes : toute cette longue séquence est teintée en un rouge qui en souligne l’horreur, agrémentée par des plans noir et blanc d’une main ensanglantée, d’un front taché de sang, plus loin d’une rose peinte lors de la découverte de la petite Norma, en des plans plus doux, d’un jaune pâle. L’arrivée inquiétante d’un rapide (scène en noir et blanc) est ponctuée d’un plan où le mécanicien aperçoit au loin une énorme lueur rouge. Bien entendu, tous les signaux, disques, carrés, sémaphores sont également teintés de leur couleur naturelle.

40 Plus tard, lorsque Élie se plaint de la laideur du milieu (noir et blanc) et évoque pour Norma un moyen-âge où il aurait été luthier, l’image de cette vision se colore en sépia orangé, agrémentée d’une superbe scène de nuit bleutée, évocation que vient rompre un triste retour à la réalité et le coup de sifflet (que l’on devine strident) d’une locomotive.

41 Autre belle scène teintée, lorsque Sisif dit adieu à ce paysage de voies ferrées qu’il a tant aimées pour partir dans la montagne conduire la crémaillère du Mont-Blanc. Cette vision de rails luminescents est teintée en orange pour s’achever sur le long plan viré en violet d’un train arrivant de l’horizon.

42 La seconde partie, dominée par les séquences en noir et blanc, ne comporte qu’une grande scène teintée au pochoir avec des couleurs vives, entrecoupée de plans teints en rose : le triomphe du violon d’Élie au Grand Palais. Scène d’autant plus frappante qu’elle est combinée en montage alterné avec des plans noir et blanc de Sisif chez l’oculiste, lequel diagnostique la perte prochaine de sa vue. Frappent par ailleurs les taches de sang peintes lorsque Hersan blessé à mort, rampe péniblement sur la neige immaculée. Bref, un usage modéré de la couleur mais très efficace qui souligne le drame vécu. Pour une restauration définitive du film 43 Tous les efforts de restauration, en particulier ceux de Marie Epstein, ont surtout porté sur les nombreuses séquences manquant à cette longue copie. En particulier pour cette bobine 15 égarée dont une partie a pu être récupérée sur la copie russe. Mais bien des plans isolés, que révèle le numérotage, peuvent également être intégrés. Ils ne sont pas indispensables à l’intelligence des scènes, ce pourquoi ils passent inaperçus, mais participent à l’ampleur du rythme voulu par l’auteur. Comme par exemple la soirée d’orage où Sisif et Élie crèvent de solitude dans leur cabane isolée de la montagne. L’étude détaillée de la copie démontre qu’une vingtaine de plans manque à cette symphonie de la solitude, plans qui par contre figurent dans telle copie courte. D’autres copies pourraient certainement apporter bien d’autres éléments manquants9. Mais il est fort probable que l’on ne parviendra jamais à reconstituer la version intégrale de cette œuvre monumentale mutilée par l’usure du temps et la négligence des hommes.

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NOTES

1.Voir à ce sujet « Le tournage épique de la Roue », dossier établi par R. Icart, Archives n° 63, juin 1995. 2.Voir « Le présent et l’avenir – Rêves et réalités », interview d’Abel Gance par Jean Mitry, le Théâtre et Comœdia illustré, 1er mai 1924. 3.« Le cinéma au paradis », l’Alerte, 22 octobre 1940. 4.« Les masques de suie », « les gueules noires » furent les premiers titres retenus par Gance lors de l’écriture du scénario, preuve de ses préoccupations sociales. Le second titre était tiré d’une enquête de Pierre Hamp sur les hommes du rail. C’est son livre le Rail (1912) qui lui avait suggéré un film sur le milieu des chemins de fer. 5.Voir ces deux documents dans R. Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1983, p. 151 à 156. 6.« Le présent et l’avenir – Rêves et réalités », op. cit. 7.« Abel Gance, la Roue, scénario original arrangé par Jean Arroy », Paris, Tallandier, 1930. 8.« La confession d’Abel Gance – La puissance du cinéma », dans la Revue hebdomadaire, 23 juin 1923. 9.Dans les années soixante, la Fédération centrale des ciné-clubs, dont Abel Gance était président, diffusait des extraits de la Roue, en réalité des chutes d’un remontage du film comprenant des scènes aujourd’hui disparues, notamment le final de la première partie. Beaucoup d’éléments qui auraient pu servir utilement et qu’une inconcevable négligence a sans doute fait perdre à jamais.

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La troisième restauration de Napoléon

Kevin Brownlow

1 J’allais encore à l’école quand eut lieu ma première rencontre avec le Napoléon d’Abel Gance. Sur mon projecteur 9,5 mm, j’ai visionné le film en deux bobines qui m’ont littéralement stupéfait. Je n’avais jamais rien vu de tel et j’ai immédiatement entrepris toute sorte de recherches sur ce film visant notamment à le compléter. J’étais aussi dérouté par l’aversion qu’il soulevait parmi les critiques et les historiens qui se souvenaient de la version originale. À chaque nouvelle séquence retrouvée je m’attendais à ce qu’ils aient finalement raison, et à ce que le film perde tout crédit à mes yeux. Or c’était le contraire qui se produisait : il s’améliorait au fur et à mesure que je l’étoffais. J’ai alors compris que la plupart de ces auteurs n’avaient vu que des versions incomplètes.

2 Quand je suis devenu réalisateur, j’ai commencé à gagner assez d’argent pour entreprendre une restauration correcte du film. La National Film Archive m’a fourni des moyens, avant de finalement reprendre le projet à son compte. Chaque projection des travaux en cours au National Film Theatre attirait beaucoup de monde et provoquait des réactions toujours très fortes. Au Telluride Film Festival, dans le Colorado, en 1979, des gens ont passé toute la nuit à regarder le film, bien que la projection avait lieu dehors dans un froid glacial. Abel Gance lui-même, alors dans sa quatre-vingt-dixième année, assistait au spectacle de la fenêtre de son hôtel.

3 L’apogée était atteinte en 1980, quand Gill et moi-même organisions la première représentation accompagnée en direct par un orchestre pour Thames Television et le British Film Institute à l’Empire Theatre (Leicester, Londres). En trois mois, Carl Davis avait composé l’impressionnante partition pour le Wren Orchestra. Nous étions tous extrêmement nerveux avant le spectacle : en effet, pouvions-nous attendre du public contemporain qu’il reste tranquillement assis à regarder un vieux film muet de cinq heures ? Bien sûr personne n’est resté assis ; tout le monde s’est levé pour applaudir. C’était le moment le plus émouvant auquel j’aie jamais assisté au cinéma.

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4 En 1981, Bambi Ballard, une jeune femme qui avait été profondément impressionnée par le film, vint en France pour rencontrer Abel Gance ; ce qu’elle fit, juste avant qu’il meure. Michelle Aubert lui permit d’accéder aux différents négatifs existant dans les laboratoires français, afin de l’aider à constituer une version plus complète. Bambi Ballard a ainsi retrouvé des éléments d’une qualité exceptionnelle, en partie jusqu’alors inconnus. Elle se rendit ensuite en Corse où elle lança un appel à la radio, demandant si quelqu’un avait une copie du film dans son grenier. Chose étonnante, elle découvrit ainsi une version qui s’avéra presque correspondre à celle projetée lors de la première représentation à l’Opéra, où seul l’épisode de l’école d’officiers de Brienne manquait. Une bonne partie de cette copie correspondait manifestement à la version définitive, en particulier le passage de la Marseillaise. De plus, la copie était teintée et étalonnée. Comme de mon côté j’avais commencé un inventaire des teintes trouvées, ceci m’a permis de l’enrichir.

5 Nous voulions tirer profit de ce que Bambi Ballard avait découvert il y a déjà quatre ou cinq ans, mais il nous manquait l’argent nécessaire, jusqu’à ce qu’une fondation danoise, l’Eric Anker-Peterson Charity, ne subventionne notre entreprise. Les matériaux supplémentaires ont alors été apportés au National Film and Television Archive, et copiés par Joao Oliveira. Le résultat de son travail de copie surpassait à ce point la vieille version que j’avais l’impression de refaire le film (hélas, une grande partie de la restauration d’origine avait été accomplie à partir d’une copie détruite lors d’un incendie dans les années soixante-dix). Joao a également conçu et fabriqué l’équipement pour teinter le film, de même il a su reproduire la formule exacte que Pathé avait mis au point dans les années vingt. Mais il s’est vite rendu compte que les actuelles lampes au xénon effaçaient une bonne partie de la couleur ; il a donc dû en augmenter l’intensité. Au final, un peu plus de la moitié du film est teintée.

6 Les titres de l’ancienne restauration avaient été réalisés à bas prix et n’avaient rien à voir avec les caractères gras type XVIIIe siècle utilisés dans l’original. Nous avons donc retiré – et retraduit – tous les titres en utilisant les caractères d’origine, romains pour les descriptions et italiques pour les dialogues, ce qui a donné au film un aspect bien plus satisfaisant.

7 Lors de ma première restauration, j’étais heureux à chaque découverte supplémentaire. Durant ce dernier travail, j’ai eu jusqu’à trois versions de la même scène, avec de légères différences de jeu ou de mise en scène. Bien sûr j’ai toujours choisi de monter les meilleures images. Il m’est arrivé aussi de trouver des plans d’une excellente qualité photographique, mais où l’interprétation des acteurs était médiocre. Par exemple, dans le passage se déroulant à Toulon, où l’on voit Napoléon descendre de cheval à deux reprises : cette erreur de montage est vraisemblablement due à un malencontreux assemblement de deux négatifs. J’ai évidemment conservé la meilleure scène, où il ne met pied à terre qu’une seule fois, très professionnellement (bien qu’on puisse regretter la présence d’une bande son effacée : une grande partie du métrage muet a été réimprimée pour la version sonorisée de 1935).

8 Dans la scène du mariage, les nouveaux matériaux étaient de bien meilleure qualité, et je les ai utilisés pour la première moitié du film. En revanche l’interprétation de Dieudonné n’était pas aussi bonne dans la seconde moitié de la séquence, je me suis donc à nouveau tourné vers l’original, malgré certains signes de décomposition de la pellicule.

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9 Parfois, la décision était évidente. Par exemple, quand Mme Tallien arrive au Bal des Victimes, elle se tient simplement là, debout, élégante. Dans une autre version (probablement retirée), Mme Tallien reçoit à son arrivée une pluie de pétales de roses. Dans certains cas l’interprétation est meilleure, mais l’angle de la caméra est légèrement moins bon, ou vice-versa. Il était alors difficile de choisir la bonne séquence. C’est pour une toute nouvelle Mort de Marat, deux fois plus longue que celle déjà utilisée, que la décision a sans doute été la plus délicate à prendre. Je m’étais d’abord décidé à monter ce nouvel élément, mais quand nous l’avons projeté, nous avons remarqué des défauts dans le maquillage de Marat, ce qui avait manifestement incité Gance à la supprimer. Il fallait aussi quelquefois ajouter une scène sans intérêt particulier afin d’expliquer la scène excellente qui suivait : par exemple le passage où Joséphine joue du piano, qui est suivi d’une superbe scène où sa fille parle à son perroquet de sa mère et de Napoléon.

10 Cette nouvelle restauration de Napoléon a été projetée à Waterloo au Royal Festival Hall le 3 juin 2000 ; ce fut un événement spectaculaire. Les trois projecteurs étaient enfermés dans une énorme boîte. L’écran, large de plus de vingt mètres, était équipé d’un système de dissimulation amovible, du coup l’apparition du triptyque final fut une véritable surprise. Plusieurs spectateurs ont affirmé en avoir eu « le souffle coupé ». Carl Davis a dirigé l’interprétation de son magnifique accompagnement musical, comprenant des œuvres de compositeurs contemporains de Napoléon, la plus longue pièce jamais composée pour un film. Le public, fortement impressionné, s’est levé pour applaudir, et beaucoup ont déclaré avoir vécu le plus grand événement cinématographique de leur vie.

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Sources

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Le fonds Abel Gance à la Bibliothèque nationale de France

Noëlle Giret

1 La collection Abel Gance du département des Arts du spectacle s’est constituée en plusieurs étapes. Les premiers documents – essentiellement des dossiers de coupures de presse et du matériel publicitaire – proviennent de la collecte régulière effectuée dans les années dix et vingt par Auguste Rondel. Fondateur à la fin du XIXe siècle de la collection dont est issu le département, Rondel ne sous-estima aucune des formes de spectacle, et mit autant d’ardeur dans sa quête documentaire à sauver les traces du théâtre d’art comme du Boulevard, des fêtes de cour comme des fêtes populaires, de l’Opéra comme de la chanson des rues. Il appliqua au cinéma alors naissant cette même préscience de l’inter-complémentarité de toutes les branches du spectacle. Attitude commune à ses proches tels André Antoine ou Georges Wague, qui dès les années dix expérimentèrent les possibilités de ce nouveau mode d’expression.

2 Cette première ébauche de « bibliothèque cinématographique » prit sa dimension définitive sous l’impulsion de Léon Moussinac. En 1926, Jacques Doucet, conseillé par les Surréalistes dont il est le mécène, et plus particulièrement par Robert Desnos, passe commande à Moussinac d’une enquête sur le cinéma, travail qui sera suivi de l’établissement d’une bibliographie, puis enfin du plan de classement d’une « bibliothèque idéale »1. Abel Gance, Alberto Cavalcanti, René Clair, Jean Epstein, et Marcel l’Herbier sont les premiers, parmi les cinéastes sollicités, à soutenir le projet et le concrétiser par un don de manuscrits et de photographies. À la mort de Jacques Doucet en 1929, Léon Moussinac et son épouse Jeanne poursuivront leur travail auprès d’Auguste Rondel auquel ils apporteront les documents qu’ils avaient pu collecter.

3 En mars 1993, Nelly Kaplan, qui fut dans les années cinquante et soixante la collaboratrice d’Abel Gance, met en vente une part importante des archives du cinéaste. À l'approche de la célébration du centenaire du cinéma, la possibilité que puissent être dispersés aux quatre coins du monde les témoignages de cette œuvre originale, puissante et constamment inventive, suscite une très vive émotion. Différentes instances du ministère de la Culture se mobilisent et se concertent pour être présentes à la vente et éviter la dispersion de pièces majeures. Le 3 mars 1993 à

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l’Hôtel-Drouot, la Direction du Livre et de la Lecture, la Direction des Musées de France, les Archives de France et la Bibliothèque nationale préemptent 126 numéros sur les 298 proposés par le catalogue de la vente2. Ainsi sont acquis la correspondance d’Élie Faure pour la Bibliothèque municipale de Bordeaux, les lettres de Jean Epstein et le matériel du film la Roue pour le Centre national de la cinématographie. Aux Archives de la Meuse iront le manuscrit et les photographies de la première version de J’accuse ; au Musée de Boulogne, l’un des manuscrits du Napoléon et le matériel d’Austerlitz. Le département des Arts du spectacle pour sa part enlève l’une des pièces maîtresses de la vente : les 19 carnets où, de 1914 à 1928, Abel Gance consigna notes de travail et faits intimes, idées et projets, notes de lecture, impressions esthétiques, littéraires, scientifiques et métaphysiques. Essentiels à la recherche, les carnets accompagnent et éclairent l’œuvre du cinéaste. À cette acquisition s’ajoutent l’ensemble des scénarios de Gance écrits entre 1908 et 1919, des lettres de Charles Pathé et de .

4 En 1994, le département a l’opportunité de se porter acquéreur du manuscrit de Prisme, ouvrage publié en 1931 chez Gallimard et qui utilise certains éléments des carnets, d’un important lot de documents relatifs au film J’accuse et des lettres adressées par Gance entre 1925 et 1949 au peintre et critique d’art Gaston de Craecke. On ne peut cependant parler d’un véritable « fonds Abel Gance » à la Bnf qu’en 1995, lorsque Claude Lafaye, ami du cinéaste et son plus fidèle soutien dans les dernières années de sa vie, fait don à l’État des archives qui lui avaient été confiées. Comprenant à la fois papiers personnels et documents de travail, ces archives couvrent l’ensemble de la carrière de Gance. Les documents de tout type ainsi réunis au fil des ans ont été l’objet d’un inventaire établi par Emmanuelle Toulet et disponible à l’accueil de la Bibliothèque3. Le lecteur limitant sa recherche aux photographies, affiches et brochures publicitaires, peut interroger la sous-base cinéma d’Opaline, accessible sur le site Internet de la BnF4. Cette sous-base signale également l’existence des affiches conservées au département des Estampes et de la photographie. D’autres collections aux Arts du spectacle abritent des documents Gance, plus particulièrement de la correspondance. Parmi les plus importantes citons les collections Léon et Jeanne Moussinac, Louis Jouvet et Jean-Louis Barrault.

NOTES

1.Voir à ce sujet François Chapon, Mystères et splendeurs de Jacques Doucet, 1853-1929, Paris, J.-C. Lattès, 1984, p. 320-326. 2.La vente du 3 mars 1993 fut largement médiatisée. Le dossier de presse et le catalogue sont conservés dans la collection Abel Gance sous la cote 4°COL-36/30. 3.Bibliothèque nationale de France. Département des Arts du spectacle. Bibliothèque de l’Arsenal, 1, rue de Sully, 75 004 Paris. Téléphone : 33(0)1 53 01 2 525-Télécopie : 33(0)1 42 77 01 63 – Mél : [email protected] 4.http://www.bnf.fr//web-bnf/catalog/opaline/htm

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Bibliographie

Bernard Bastide

1 La présente bibliographie reprend et complète celles précédemment établies par Roger Icart, René Jeanne et Charles Ford, Steven Philip Kramer et James Michael Welsh, Norman King, Emmanuelle Sruh. I-Écrits d’Abel GanceLivres 2 – Prisme, Paris, Gallimard/Éditions de la NRF, 1930.

3 – Prisme : carnets d’un cinéaste, préface d’Élie Faure, Paris, Samuel Tastet éditeur, 1986. Textes divers (articles, conférences) 4 – « Qu’est-ce que le cinématographe ? Un sixième art ! », Ciné-journal, 5e année, n° 185, 9 mars 1912, p. 10. Repris in Marcel L’Herbier, Intelligence du cinématographe, Paris, Corréa, 1946 (Les Grandes Professions françaises), p. 91-92. Repris in Pierre Lherminier, l’Art du cinéma, Seghers, 1960, p. 413 (extraits).

5 – « Inauguration du buste de Séverin Mars : discours de M. Abel Gance », Comœdia, 16e année, n° 3 595, 19 octobre 1922.

6 – « Le Cinématographe c’est la musique de la lumière », Comœdia, 16 mars 1923. Repris in Cinéa-Ciné pour tous, nouvelle série, n° 3, 15 décembre 1923, p. 11.

7 – « À la mémoire de mon ami Delluc par Abel Gance », Aux Écoutes, s. d. (ca mars 1924).

8 – « La Porte entr’ouverte », Paris-Soir, 3e année, n° 529, 17 mars 1925, p. 1.

9 – « La Beauté à travers le cinéma : conférence », Bulletin de l’Institut Général Psychologique, 26e année, n° 1-3, 1926, p. 5-16. Repris in Cinémagazine, 6e année, n° 10, 5 mars 1926, p. 485-486 ; n° 11, 12 mars 1926, p. 524-526 ; n° 12, 19 mars 1926, p. 588-590.

10 – « Une lettre », l’Éveil de la Corse, 20 mai 1925. Repris in François Albera, Albatros : des Russes à Paris 1919-1929, Éditions Mazzotta/Cinémathèque française, 1995, p. 77.

11 – « Le Temps de l’image est venu ! », in l’Art cinématographique II, Paris, Librairie Félix Alcan, 1927, p. 83-104. Repris in Pierre Lherminier, l’Art du cinéma, Seghers, 1960, p. 60-62 (extraits).

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12 – « Comme j’ai vu Napoléon », Programme du Théâtre National de l’Opéra, 7 avril 1927. Repris in Photo-ciné, n° 6, juin-juillet 1927, p. 98. Repris in Cahiers Élie Faure, n° 1, 1981, p. 94-96.

13 – « Abel Gance parle… : conférence prononcée à l’Université des Annales le 14 mai 1928 et reproduite avec l’aimable autorisation de Mme Brisson », Cinéa-Ciné pour tous, n° 112, 1er juillet 1928, p. 11-14 ; n° 113, 15 juillet 1928, p. 8-10.

14 – « Le sens moderne – Comment on fait un film : conférence de M. Abel Gance accompagnée de projections cinématographiques […] », Conférencia, 22e année, n° 16, 5 août 1928, p. 197-209. Repris in Pierre Lherminier, l’Art du cinéma, Seghers, 1960, p. 414-415 (extraits).

15 – « Autour de moi et du monde – Le Cinéma de demain », Conférencia, 23e année, n° 18, 5 septembre 1929, p. 277-291.

16 – « Maladie et guérison du cinéma », Pour Vous, n° 89, 31 juillet 1930, p. 3.

17 – « Ce que je pense de Lucrèce Borgia », Cinémonde, n° 367, 31 octobre 1935, p. 810.

18 – « Où je voyais une église, on fait un bazar », l’Intransigeant, 57e année, 19 avril 1936, p. 9 (sur Louis Lumière).

19 – « J’accuse ! », Cinémonde, 11e année, n° 476, 1er décembre 1937, p. 1068.

20 – « Je tournerai Christophe Colomb parce que le cinéma est une machine à ressusciter les héros », Cinémonde, 12e année, n° 546, 5 avril 1939, p. 5.

21 – « Le Cinéma au paradis », l’Alerte : l’hebdomadaire de la rénovation française, n° 5, 22 octobre 1940.

22 – « À propos de Vénus aveugle : lettre », Cinéma-Spectacle, n° 1044, 6 décembre 1941.

23 – « Progrès techniques du cinéma », La Technique cinématographique, n° 33, 12 décembre 1946, p. 695.

24 – « Un Grand Projet : la Divine Tragédie », Revue internationale du cinéma, 1re année, n° 2, 1949, p. 33-34.

25 – « Pourquoi je veux tourner la Divine Tragédie », Ecclesia : lectures chrétiennes, n° 10, janvier 1950, p. 62-64.

26 – « Jean Epstein, cinéaste-philosophe », La Technique cinématographique, n° 132, mai 1953, p. 149-150.

27 – « Les Nouveaux Chapitres de notre syntaxe », Cahiers du cinéma, n° 27, octobre 1953, p. 25-33.

28 – « Le Protérama », La Technique cinématographique, n° 136, octobre 1953, p. 231-233.

29 – « L’Orchestration des images », La Technique cinématographique, n° 139, janvier 1954, p. 33 (sur le Protérama).

30 – « Un mort parle à un vivant », Combat, 13 janvier 1954 (sur Louis Lumière).

31 – « Entre le cinéma d’hier et celui de demain », Le Cardinet-Gazette : bulletin des spectateurs du Cardinet, n° 2, juin-septembre 1954, p. 2. Repris in la Technique cinématographique, n° 145, juillet 1954, p. 180.

32 – Préface, in Lachambre, R. V. Corbeilles d’automne : contes et poèmes. Alençon : Imprimerie alençonnaise, 1954.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 205

33 – « Départ vers la polyvision », Cahiers du cinéma, n° 41, décembre 1954, p. 4-9. Repris in Pierre Lherminier, l’Art du cinéma, Paris, Seghers, 1960, p. 165-167 (extraits).

34 – « Le Spectacle, clef du rêve », Bien-être, 2e année, n° 15, décembre 1954, p. 34.

35 – « Les Brumes de l’amour », Cahiers du cinéma, n° 42, décembre 1954, p. 52.

36 – « Éviter le naufrage du cinéma », Les Lettres françaises, n° 559, 10-17 mars 1955, p. 1.

37 – « Mon ami Epstein », Cahiers du cinéma, n° 50, août-septembre 1955, p. 57-58.

38 – « Le Temps de l’image éclatée », Demain, n° 22, 10 mai 1956. Repris in Sophie Daria, Abel Gance, hier et demain, Genève – Paris, La Palatine, 1959.

39 – « Un nouveau départ : Le Magirama », Le Technicien du film, n° 21, 15 octobre 1956, p. 8-9.

40 – Préface, in Michel Humbert, les Mains vides, Paris, s. n., 1962.

41 – « Ce sera l’Illiade avec Mao Tsé-Toung », le Nouvel Observateur, nouvelle série, n° 1, 19 novembre 1964, p. 36 (sur la Longue Marche et les Soldats de l’An II).

42 – « Un cœur qui s’appelle Langlois », Le Monde, 21 février 1968.

43 – « Cyrano et d’Artagnan » : préface aux lecteurs, Cahiers du cinéma, n° 200-201, avril-mai 1968, p. 10-11.

44 – « Quand Gance écrivait à Élie Faure », Cahiers Élie Faure, n° 1, décembre 1981, p. 72-86.

45 – « Plus les poètes ont menti, plus ils sont grands… », Ciné-file, n° 2, juillet 1983, p. 39-40. Scénarios, découpages, films racontés 46 La Digue (1911)

47 – Scénario dramatique, l’Écran, n° 3, avril-mai 1958, p. 33-34.

48 Le Masque d’horreur (1912)

49 – Fac-similé du manuscrit, Revue internationale d’histoire du cinéma, n° 2, 1975 (microfiche).

50 Mater Dolorosa (1917)

51 – Paul Lores, Mater Dolorosa, le Film complet du dimanche, 5e année, n° 274, 5 septembre 1926.

52 – Le Film Triomphe présente Mater Dolorosa, comédie dramatique d’Abel Gance, Paris, Imprimerie Gauthier-Villars, 1927.

53 J’accuse (1917-1919)

54 – La Cinématographie française, n° 17, avril 1919, p. 37-52 (extraits).

55 – Filma, n° 67, 15-31 mai 1920, p. 9-16 (extraits).

56 – Edmond Gojon, J’accuse, tragédie des temps modernes de Abel Gance. Alger, supplément de l’Afrique du Nord illustrée, 1er juin 1919.

57 – Léon Moussinac, J’accuse, d’après le film d’Abel Gance, Paris, Éditions La Lampe merveilleuse, 1922.

58 La Roue (1920-1922)

59 – La Cinématographie Française n° 215, 16 décembre 1922, p. 15 (Prologue ; première partie) ; n° 216, 23 décembre 1922, p. 8 (troisième époque ; quatrième époque) ; n° 217, 30 décembre 1922, p. 11-12 (les dernières époques).

60 – Ricciotto Canudo, la Roue : roman d’après le film d’Abel Gance, Paris, J. Ferenczi & Fils, 1923 (Les grands romans cinéma), 3 vol.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 206

61 – La Roue, scénario original arrangé par Jean Arroy, Paris, Éditions Jules Tallandier, 1930 (Cinéma-Bibliothèque ; HS 91).

62 – Extraits du scénario in Charles Ford, On tourne lundi, Paris, Vigneau, 1947 ; in René Jeanne, Charles Ford, Abel Gance, Seghers, 1963 (Cinéma d’aujourd’hui ; 14).

63 Napoléon (1925-1927)

64 – Napoléon vu par Abel Gance, Épopée cinégraphique en cinq époques. Première époque : Bonaparte, Paris, Librairie Plon, 1927.

65 – Napoléon vu par Abel Gance. I. Bonaparte, adapté par J.-K. Raymond Millet. Illustré d’après le film d’Abel Gance, Paris, Librairie Plon, 1928.

66 – « Le Premier Napoléon », Cinématographe, n° 83, novembre 1982, p. 5-7.

67 – Abel Gance, Jean Tulard, préf. Napoléon : épopée cinégraphique en cinq époques, Paris, Éditions Jacques Bertoin, 1991.

68 Extraits du scénario original in Photo-ciné, n° 4, avril 1927, p. 58-61 (les Cordeliers) ; Photo-ciné, n° 5, mai 1927, p. 85-86 (la bataille de boules de neige) ; Cinéa-ciné pour tous, 15 août 1927, p. 13-16 (l’enrôlement de 1792) ; la Revue française, 17 avril 1927 (le siège de Toulon) ; le Rouge et le Noir, juillet 1928, p. 7-17 (le 10 août 1792) ; l’Écran, n° 3, avril- mai 1958, p. 50-63 (les triptyques).

69 Sainte-Hélène (1928)

70 – Extrait du scénario original in Revue internationale d’histoire du cinéma, n° 2, 1975 (microfiche).

71 La Fin du Monde (1930)

72 – Joaquim Renez, la Fin du Monde, roman inspiré du scénario d’Abel Gance, Paris, Éditions Jules Tallandier, 1931 (Cinéma-Bibliothèque ; 432).

73 – Extraits du scénario original in Charles Ford, On tourne lundi, Paris, Vigneau, 1947, p. 160-167 ; l’Écran, n° 3, avril-mai 1958, p. 41-47.

74 Mater Dolorosa (1932)

75 – Joaquim Renez, Mater Dolorosa, roman illustré de nombreuses photographies du film, Paris, Éditions Jules Tallandier, 1933 (Cinéma-Bibliothèque ; 580).

76 Lucrèce Borgia (1935)

77 – Renée Leyral, « Lucrèce Borgia, film raconté », le Film complet du mardi, 15e année, n° 1800, 26 mai 1936.

78 – René Lorris, Lucrèce Borgia, roman illustré de nombreuses photographies du film de Abel Gance, Paris, Jules Tallandier, 1936 (Cinéma-Bibliothèque ; 706).

79 Un grand amour de Beethoven (1936)

80 – Jacques Fillier, « Un grand amour de Beethoven », le Film complet du jeudi, 16e année, n° 1941, 22 avril 1937.

81 – Extraits in Charles Ford, On tourne lundi, Paris, Vigneau, 1947, p. 101-106.

82 – Abel Gance, « Un Grand Amour de Beethoven : découpage et texte des dialogues in extenso », l’Avant-scène cinéma, n° 213, 1er octobre 1978.

83 Le Royaume de la terre (projet inabouti)

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 207

84 – The Kingdom of the Earth in le Surréalisme même, n° 2, 1957, p. 115-142 ; Film Culture, 3, n° 5, issue 15, décembre 1957, p. 10-13 ; 4, n° 1, issue 16, janvier 1958, p. 14-16 ; l’Écran, n° 3, avril-mai 1958, p. 69-75.

85 Le Vampire de Dusseldorf (projet inabouti)

86 – Abel Gance, Nelly Kaplan, « le Vampire de Dusseldorf : extraits du découpage », l’Écran, n° 1, 1958, p. 24-26.

87 Christophe Colomb (projet inabouti)

88 – Abel Gance, Christophe Colomb, Paris, Éditions Jacques Bertoin, 1991. II-Entretiens avec Abel Gance 89 – Roger Lion, « Un grand artiste français : Abel Gance », Filma, n° 67, 15-31 mai 1920, p. 5-15.

90 – « Abel Gance aux États-Unis », Scénario, n° 20-23, juin-juillet 1921, p. 822-823.

91 – « La Question du scénario : l’opinion de M. Abel Gance », La Cinématographie française, 5e année, n° 200, 2 septembre 1922, p. 4.

92 – V. Remay, « Abel Gance nous parle de la Roue et de ses projets », Mon Ciné, 12 avril 1923.

93 – André Lang, « La Confession d’Abel Gance », La Revue hebdomadaire, 23 juin 1923. Repris in

94 – André Lang, Déplacements et villégiatures littéraires, (suivi de) Promenade au royaume des images ou entretiens cinématographiques. Paris : La Renaissance du livre, 1924, p. 139-144.

95 – Jean Mitry, « Abel Gance nous parle du cinéma », Cinéa-Ciné pour tous, nlle série, n° 3, 15 décembre 1923, p. 8.

96 – Jean Mitry, « Abel Gance nous parle de la Roue », Cinéa-Ciné pour tous, nlle série, n° 3, 15 décembre 1923, p. 8.

97 – Dany, « Comment M. Gance voit Napoléon », Comœdia, 17e année, n° 4021, 21 décembre 1923, p. 4.

98 – Jean Mitry, « Le Présent et l’avenir du film : Rêves et Réalités : Abel Gance », Le Théâtre & Comœdia illustré, 27e année, nlle série, n° 33, 1er mai 1924, non paginé.

99 – Jean Arroy, « Quelques minutes avec Abel Gance », Cinéa-Ciné pour tous, nlle série, n° 43, 15 août 1925, p. 7-8.

100 – Raymond-Millet. « Cinémas : Abel Gance », Comœdia, 19e année, n° 4648, 12 septembre 1925, p. 3.

101 – Victor Meric, « Une journée chez Gance », Paris-Soir, 28 juin 1926.

102 – Pierre Lagarde, « Le “Cinéma pur” et M. Abel Gance », Comœdia, 20e année, n° 5107, 24 décembre 1926, p. 3.

103 – Maurice-J. Champel, « Abel Gance projette… », Pour vous, n° 2, 29 novembre 1928, p. 14.

104 – Jean Arroy, « Avec Abel Gance, face à l’océan », Cinémagazine, 9e année, n° 6, 8 février 1929, p. 239-242.

105 – Jean Vidal, « Quand le réalisateur de Napoléon tournait un film en huit jours », Pour Vous, n° 12, 7 février 1929, p. 9.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 208

106 – Nino Frank, « Deux metteurs en scène… Abel Gance et F. W. Murnau », Pour Vous, n° 16, 7 mars 1929, p. 8-9.

107 – Claude Doré, « Abel Gance choisit ses interprètes », Ciné-Miroir, 8e année, n° 208, 29 mars 1929, p. 3.

108 – M. H. « Ce qu’ils pensent du film parlant », Ciné-Miroir, 31 mai 1929.

109 – Pierre Heuzé, « Abel Gance nous dit sa foi dans le film parlant », Cinémonde, n° 39, 18 juillet 1929, p. 667.

110 – Réponse à l’enquête « Le Film sonore – Qu’en pensent nos réalisateurs ? », Cinéa-Ciné pour tous, n° 138, 1er-15 août 1929, p. 9-10.

111 – Pierre Leprohon, « À Versailles, Abel Gance nous parle de la Fin du Monde », Pour Vous, n° 43, 12 septembre 1929, p. 14.

112 – Nino Frank, « Avec Abel Gance, à l’ombre de la Tour Eiffel », Pour Vous, n° 115, 29 janvier 1931, p. 11.

113 – Jean Beaux, « Entretien avec Abel Gance qui se rend à Moscou pour y tourner La Campagne de Russie, suite de Napoléon », Pour Vous, n° 141, 30 juillet 1931, p. 3.

114 – Yvonne Droux, « Abel Gance va tourner en Russie la suite de Napoléon », Pour Vous, n° 144, 20 août 1931.

115 – Jean Vidal, « Les Projets et les conceptions de M. Abel Gance », Pour Vous, n° 195, 11 août 1932, p. 6 et p. 14.

116 – Lucie Derain, « Abel Gance nous parle de Mater Dolorosa, du Vaisseau fantôme et de l’avenir du cinéma européen », Cinémonde, n° 211, 3 novembre 1932, p. 885.

117 – J. K. Raymond-Millet, « Abel Gance 1933 », le Courrier cinématographique, 22 avril 1933, p. VIII.

118 – Claude Vermorel, « Je perds confiance en moi quand je vois un mauvais film émouvoir, nous dit Abel Gance », Pour Vous, n° 232, 27 avril 1933, p. 3.

119 – Claude Vermorel, « Une heure avec Abel Gance “bâtisseur de cathédrales en bobines de film” », Marseille Matin, 5 juillet 1933.

120 – « Abel Gance annonce que la Perspective Sonore va révolutionner le film parlant », Cinémonde, n° 279, 22 février 1934, p. 143.

121 Roger Régent, « Napoléon d’Abel Gance ressuscité, enrichi de la Perspective Sonore », Pour Vous, n° 337, 2 mai 1935, p. 7.

122 – Serge Berline, « Le Roman cinématographique d’un jeune homme pauvre », Cinémonde , n° 383, 20 février 1936, p. 124-125.

123 – Serge Berline, « Interview express… », Cinémonde, n° 384, 27 février 1936, p.146.

124 – Nino Frank, « Pourquoi j’ai fait mes derniers films : le cas Abel Gance », Pour Vous, n° 386, 9 avril 1936, p. 2.

125 – Maurice Romain, « La Littérature au cinéma. Il faudrait au cinéma son langage à lui, nous dit M. Abel Gance », Les Nouvelles littéraires, n° 704, 11 avril 1936, p. 8.

126 – Pierre-J. Laspeyres, « Napoléon et Beethoven ne sont pour Abel Gance que les premiers tours de roue vers la synthèse qu’il rêve des grands initiés », Comœdia, 27 décembre 1936.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 209

127 – L. R. Dauven, « Vingt ans après, Abel Gance tourne J’accuse », Cinémonde, n° 452, 17 juin 1937, p. 550.

128 – A.-G. Appel, « Leurs projets. Trois films d’Abel Gance », Le Jour, 1er février 1938.

129 – Doringe. « Abel Gance nous dit comment il a adapté à l’écran le roman musical de Gustave Charpentier », Pour Vous, n° 531, 18 janvier 1939, p. 8-9 (sur Louise).

130 – Doringe. « Abel Gance, qui vient de tourner Louise (…)», l’Intransigeant, 20 janvier 1939.

131 – Aimée Barancy, « Comment Abel Gance va ressusciter Christophe Colomb », Pour Vous, n° 540, 22 mars 1939, p. 11.

132 – Yvonne Moustiers, « Abel Gance veut énergiquement servir la France avec cette arme puissante : le cinéma », Cinémonde, n° 576, 15 novembre 1939, p. 4.

133 – Claude Vermorel, « Le Cinéma demande un chef, dit Abel Gance qui va réaliser Bleu, Blanc, Rouge », Pour Vous, n° 576, 29 novembre 1939, p. 7.

134 – G. V., « Abel Gance rentre d’Espagne où il a perdu… Christophe Colomb », Cinémonde, n° 599, 24 avril 1940, p. 2.

135 – M. R. « Vers la suppression du décor ? Le “Pictographe” d’Abel Gance », Panorama, 27 mai 1943.

136 – « 20 minutes avec Abel Gance, le père du Pictographe », Voilà, 27 août 1943.

137 – Hervé Le Boterf, « Sans Abel Gance, il n’y aurait pas eu Citizen Kane », Cinémonde, 28 janvier 1947.

138 – Roger Cantagrel, « Comment Abel Gance traduira en images la Divine Tragédie », Le Figaro, 16 janvier 1948.

139 – Fernand Millaud, « Il faut spiritualiser le cinéma, nous dit Abel Gance qui va tourner en trois versions la Divine Tragédie », Votre cinéma, 6 juillet 1948.

140 – Une interview d’Abel Gance sur le cinéma en relief, Nice-Matin, 22 avril 1953.

141 – François de Montferrand (pseud. de François Truffaut), « Abel Gance : mes tiroirs sont pleins de films impossibles à tourner », Radio-Cinéma-Télévision, n° 242, 5 septembre 1954, p. 4-5.

142 – Jacques Rivette, François Truffaut, « Entretiens avec Abel Gance », Cahiers du cinéma, n° 43, janvier 1955, p. 6-17.

143 – Dominique Arban, « Abel Gance s’explique sur la polyvision », Le Figaro littéraire, 30 avril 1955.

144 – Nelly Kaplan, « La Polyvision : Ceci tuera cela, nous dit Abel Gance », Le Technicien du film, n° 15, 15 mars 1956, p. 4-5.

145 – Simone Dubreuilh, « Si j’étais le Saint-Just du cinéma… », Les Lettres françaises, n° 718, 17-23 avril 1958, p. 1 et p. 6.

146 – Albert Riera, « Le Bureau des rêves perdus : émission radiophonique de Louis Mollion », L’Écran, n° 3, avril-mai 1958, p. 16-26.

147 – Anne Philipe, « Le cinéma est-il un vandale ? » Les Lettres françaises, n° 752, 18-24 décembre 1958, p. 7.

148 – Bernard Lesquilbet, « Abel Gance : La télévision manque de flamme et de sincérité », Télé 59, 18 janvier 1959.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 210

149 – Nelly Kaplan, « Le même ? Non ! Un autre Abel Gance ! », Les Lettres françaises, 29 décembre 1960-4 janvier 1961.

150 – Georges Sadoul, « Le cinéma de l’an 2000 », Les Lettres françaises, n° 914, 12-19 février 1962, p. 1 et p. 7.

151 – Marcel Martin, « Réunis par Abel Gance, Cyrano et d’Artagnan “héros d’une épopée amoureuse” », Les Lettres françaises, n° 1027, 30 avril-6 mai 1964, p. 12.

152 – Michel Guibert, « Abel Gance parle du cinéma d’aujourd’hui, de la Longue Marche et des Soldats de l’An II, de la Chine et de De Gaulle », Notre République, 5 février 1965.

153 – Judith Weiner, « À 80 ans, le cinéma c’est une course contre la montre », France-Soir, 27 septembre 1969.

154 – Jacques Deslandes, « Gance avant Napoléon », Cinéma 71, n° 152, janvier 1971, p. 57-63.

155 – Dominique Jamet, « Abel Gance (82 ans) entre son passé et ses projets », Le Figaro littéraire, 10 septembre 1971.

156 – Jacques Parrot, « À 84 ans Abel Gance pense à dix films », Télé 7 jours, n° 704, 20 octobre 1973, p. 88-89.

157 – Jacques Parrot, « À la télévision, j’ai droit aux hommages… aux commandes, jamais », Télé 7 jours, 24 novembre 1973.

158 – Stephen Philip Kramer, James Michael Welsh, « Film As Incantation : An Interview with Abel Gance », Film Comment, 10, n° 2, -april 1974, p. 19-22.

159 – Hélène Vuischard, « Abel Gance prépare un monumental Christophe Colomb», Nice- Matin, 18 avril 1979. III-Écrits sur Abel Gance1. Livres et numéros spéciaux de revues sur Abel Gance 160 – « Numéro spécial Abel Gance : son œuvre, ses projets », Filma, 12e année, n° 67, 15-31 mai 1920.

161 – Evy Friedrich, préface d’André Robert, Remarques sur Abel Gance, Le Film Luxembourgeois, 1931.

162 – Nelly Kaplan, Manifeste d’un art nouveau, la polyvision, Paris, Caractères, 1955.

163 – « Abel Gance », L’Écran, n° 3, avril-mai 1958.

164 – Sophie Daria, Abel Gance : hier et demain, Genève-Paris, La Palatine, 1959.

165 – Roger Icart, Abel Gance, Institut Pédagogique National, 1960.

166 – René Jeanne, Charles Ford, Abel Gance, Seghers, 1963 (Cinéma d’aujourd’hui ; 14).

167 – Stephen Philip Kramer, James Michael Welsh, Abel Gance, Boston, Twayne Publishers, 1978.

168 – Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, L’Âge d’Homme, 1983 (Histoire et théorie du cinéma).

169 – « Dossier Abel Gance », Cinéfile, n° 2, juillet 1983, p. 21-44.

170 – Norman King, Abel Gance : a politics of spectacle, London, BFI Publishing, 1984.

171 – Abel Gance : archives d’un visionnaire, collection Nelly Kaplan, Catalogue de vente publique, Drouot Richelieu, 3 mars 1993. 2. Livres mentionnant Abel Gance 172 – Ricciotto Canudo, l’Usine aux images, Genève, Office Central d’édition / Paris, Éditions Étienne Chiron, 1927.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 211

173 – Fernand Rivers, Cinquante ans chez les fous, Paris, Girard, 1945.

174 – Marcel Lapierre, les Cent visages du cinéma, Paris, Grasset, 1948, p.150-152

175 – Pierre Leprohon, Présences contemporaines : cinéma, Paris Debresse, 1957, p. 9-27.

176 – Henri Fescourt, la Foi et les Montagnes, ou le septième art au passé, Paris, Paul Montel, 1959. Rééd. Plan-de-la-Tour : Éditions d’aujourd’hui.

177 – Jean Mitry, Histoire du cinéma muet (1895-1930), Paris, Éditions du Cerf, 1961.

178 – Jean Mitry, Histoire du cinéma : art et industrie (1895-1914), Tome 1, Paris, Éditions universitaires, 1967.

179 – Arthur Lenning, The French Film : Abel Gance, in The Silent Voice : A Text, Troy, New York, Walter Snyder Printer Inc., 1969.

180 – Jean Epstein, Écrits sur le cinéma : 1921-1947, Paris, Seghers, 1974 (Cinéma club).

181 – Léonce-Henry Burel, « Souvenirs », Revue internationale d’histoire du cinéma, n° 3, 1975.

182 – Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, Tome 3 : 1909-1920, Paris, Denoël, 1975.

183 – Pierre Leprohon, Histoire du cinéma muet : vie et mort du cinématographe, 1895-1938, Plan- de-la-Tour, Éditions d’aujourd’hui, 1982.

184 – Louis Delluc, Écrits cinématographiques, Paris, Cinémathèque française, 1985. 3. Articles généraux sur Abel Gance 185 – Lucien Doublon, « les As du cinéma : Abel Gance, metteur en scène », La Liberté, 14 février 1920.

186 – Jean Morizot, « Marchands d’enluminures : Abel Gance », Bonsoir, 24 juillet 1920.

187 – René Jeanne, « Abel Gance est revenu d’Amérique », Cinémagazine, 1e année, n° 40, 21 octobre 1921, p. 11-13.

188 – Paul de la Borie, « M.M. Gance et Nalpas reviennent d’Amérique », La Cinématographie française, 4e année, n° 155, 22 octobre 1921, p. 1-3.

189 – Jean Epstein, « Abel », La Revue Mondiale, 1er février 1923, p. 341-344.

190 – René Jeanne, « Les metteurs en scène français : Abel Gance », Ciné-Miroir, 2e année, n° 22, 15 mars 1923, p. 86.

191 – Louis Delluc, « Abel Gance », Le Crapouillot, 16 mars 1923.

192 – André Tinchant, « Un grand réalisateur : Abel Gance », Cinémagazine, 3e année, n° 37, 14 septembre 1923, p. 363-367.

193 – Gaston Phélip, « Les idées et les projets d’Abel Gance », La Cinématographie française, 5e année, n° 260, 27 octobre 1923, p. 14.

194 – Juan Arroy, « Abel Gance, sa vie, son œuvre », Cinéa-Ciné pour tous, nlle série, n° 3, 15 décembre 1923, p. 5-7.

195 – Jean Eyre, « Nos metteurs en scène : Abel Gance », Mon Ciné, 3e année, n° 104, 14 février 1924, p. 8-10.

196 – Géo London, « M. Abel Gance et huit de ses collaborateurs sont blessés par une explosion de magnésium », Le Journal, 12 mars 1926.

197 – Pierre Bonardi, « Abel Gance », Paris-Soir, 3e année, n° 549, 17 mars 1925, p. 1.

198 – Émile Vuillermoz, « Une innovation saisissante », L’Impartial français, 4 janvier 1927.

199 – Jean Arroy, « L’Homme Bell-Howell », Photo-Ciné, n° 5, mai 1927, p. 70-73.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 212

200 – Jean Epstein, « Les cinéastes – Abel Gance », Photo-Ciné, n° 8, septembre-octobre 1927, p. 152-154. Repris in les Cahiers du cinéma, n° 50, août-septembre 1955, p. 59-61. Repris in Jean Epstein, Écrits sur le cinéma : 1921-1953, Paris, Seghers, 1974 (Cinéma Club), p. 173-177.

201 – Alexandre Volkoff, « Abel Gance vu par Alexandre Volkoff », Photo-Ciné, 2e année, n° 12, avril 1928, non paginé.

202 – Pierre Leprohon, « Portraits et silhouettes : Abel Gance », Mon Film, 5e année, n° 97, 21 septembre 1928, p. 11.

203 – Alexandre Arnoux, « Avec Abel Gance avant la Fin du monde », Pour Vous, n° 27, 23 mai 1929, p. 11.

204 – R. Valançay, « Dans la lumière d’Abel Gance », Demain : cahiers trimestriels de littérature et d’art, 2e année, n° 4, hiver-mars 1931, p. 11-13 (sur « Prisme »).

205 – « Le roman d’Abel Gance », Mon Film, 9e année, n° 228, 15 avril 1932.

206 – François Vinneuil, « Grandeur et décadence d’un romantique », Cinémonde, n° 434, 11 février 1937, p. 121.

207 – Pierre Leprohon, « Abel Gance, Désordre et Génie », Ciné-France, 26 février 1937.

208 – Marcel Lapierre, « Abel Gance », Messidor, 24 juin 1938.

209 – Roger Régent, « Abel Gance veut créer en Amérique du Sud un bloc « européen » du cinéma », Comœdia, 27 septembre 1941.

210 – Guy Haumet, « Un grand bâtisseur : Abel Gance », Filmagazine, 1er octobre 1941.

211 – Max Piquebe, « Avec les grands metteurs en scène : Abel Gance », Cinéma Spectacle, 31 octobre 1942.

212 – « Abel Gance se bat depuis cinq mois avec Fernand Gravey pour tourner le Capitaine Fracasse », 7 jours, n° 107, 13 décembre 1942, p. 9.

213 – Pierre Rambaud, « La Rentrée d’Abel Gance », in « Petite histoire du Film européen », Cinéma Spectacle, 27 mars 1943.

214 – « Le “pictographe”, d’Abel Gance, doit économiser la moitié des décors des films », Le Film, n° 66, 5 juin 1943, p. 7.

215 – Gabriel Moulan, « Sur une découverte », Cinéma Spectacle, 2 juillet 1943.

216 « Le Pïctographe d’Abel Gance », Le Film, n° 71, 21 août 1943, p. 11.

217 – René Jeanne, « Une invention intéressante : le Pictographe », Agence d’information cinégraphique de la presse française et étrangère, 4 septembre 1943.

218 – « Pictographe contre Simplifilm : Abel Gance et Henri Mahé se disputent en justice l’invention qui ruinerait les décorateurs de cinéma », 7 jours, n° 140, 3 octobre 1943, p. 4.

219 – Jean Epstein, « Deux grands maîtres à filmer », Technique cinématographique, n° 38, 20 février 1947, p. 839-840 (sur Abel Gance et Marcel L’Herbier).

220 – Hervé Le Boterf, « Abel Gance, prophète et chef d’orchestre », Cinémonde, 16e année, n° 749, 13 décembre 1948, p. 17.

221 – Hervé Le Boterf, « Abel Gance, le précurseur », Cinémonde, 16e année, n° 750, 20 décembre 1948, p. 17.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 213

222 – Alexandre Astruc, « Abel Gance n’ira pas en enfer », Opéra, 8e année, n° 299, 4 avril 1951, p. 9.

223 – A. de. Saint-Vincent-Brassac, « Philosophe avant d’être cinéaste, Abel Gance prédisait au début du siècle l’avènement de la guerre atomique pour le meilleur et pour le pire », La Dépêche du Midi, 30 octobre 1951.

224 – I. Landau, « Un homme d’hier, l’homme de demain : Abel Gance », La Technique cinématographique, n° 132, mai 1953, p. 150-152.

225 – Rodolphe-Maurice Arlaud, « Abel Gance présente l’écran à dimension variable », Combat, 20 août 1953.

226 – Charles Le Frapper, « Quelle est l’entreprise française qui prendra l’initiative de réaliser le Protérama d’Abel Gance ? », La Technique cinématographique, n° 139, janvier 1954, p. 19.

227 – Philippe Esnault, « Visages de Gance, polypier d’images, polyvision », Le Cardinet- Gazette : bulletin des spectateurs du Cardinet, n° 2, juin-septembre 1954, p. 1.

228 – Claude Mauriac, « Hommage à Gance », Le Figaro littéraire, 17 juillet 1954.

229 – Robert Lachenay (pseud. de François Truffaut), « Abel Gance et la polyvision », France Observateur, n° 219, 22 juillet 1954, p. 26.

230 – Jacques Chastel, « Perspectives de la polyvision », Combat, 24 juillet 1954.

231 – Jean Pelleautier, « Abel Gance voudrait réaliser son automne », Combat, 17 août 1954.

232 – « Connaissez-vous le pictographe ? », Arts, n° 479, 1-7 septembre 1954, p. 3.

233 – François Truffaut, « Sir Abel Gance », Arts, n° 479, 1-7 septembre 1954, p. 3.

234 – François Brigneau, « Abel Gance, raté génial, a inventé le cinéma moderne », Semaine du Monde, 24 septembre 1954.

235 – Philippe Esnault, « Avec la polyvision, Abel Gance entr’ouvre la porte magique du cinéma de l’avenir… », Cinéma 55, n° 4, février-mars 1955, p. 45-51.

236 – Robert Lachenay (pseud. de François Truffaut), « Abel Gance, désordre et génie », Cahiers du cinéma, n° 47, mai 1955, p. 44-46.

237 – Jean Epstein, « Mon ami Gance », Cahiers du cinéma, n° 50, août-septembre 1955, p. 59-61.

238 – Albert Plécy, « Abel Gance prépare l’Âge nouveau du cinéma », Point de vue, 11 février 1956.

239 – Jacques Chastel, « Vers la revanche d’Abel Gance », Combat, 10 août 1956.

240 – Martine Monod, « Au-delà du Cinémascope, Abel Gance crée le “Magirama” », Les Lettres françaises, n° 650, 20-26 décembre 1956, p. 6.

241 – Éric Rohmer, « Magirama cinéma de l’avenir », Arts, n° 600, 2-8 janvier 1957, p. 3.

242 – Georges Reyer, « Une fée de 20 ans lance “Magirama” », Paris Match, 19 janvier 1957.

243 – Michel Delahaye, « Avec la Polyvision Abel Gance dote le cinéma de nouvelles possibilités d’expression », Regards, février 1957.

244 – Nelly Kaplan, « L’Aventure de la Polyvision », L’Écran, n° 1, janvier 1958, p. 21-23.

245 – Maurice Baptissard, « Abel Gance ou l’inventeur de la “Polyvision” sur le petit écran », Télé-Radio 58, n° 691, 19-25 janvier 1958, p. 4.

246 – Jacques Chastel, « Le Cas Abel Gance », Combat, 27 janvier 1958.

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247 – Jean-Claude Carrière, « Abel Gance : l’homme le plus pillé du cinéma mondial », Carrefour, 7 février 1958.

248 – Jacqueline Tuillier, « La Cathédrale de Cendres au Théâtre d’Aujourd’hui », Libération, 27 octobre 1958.

249 – Georges Sadoul, « Avec Abel Gance, j’ai vu à Moscou un cinéma “total” : le Kinopanorama », Les Lettres françaises, n° 787, 27 août-3 septembre 1959, p. 1 et 7.

250 – Jacques-Louis, « Abel Gance l’abandonné revient enfin », Paris-Jour, 2 janvier 1960.

251 – Jean Deroman, « Grâce à une femme, Abel Gance, le Napoléon du cinéma, a gagné la bataille d’Austerlitz », Détective, 1er juillet 1960.

252 – « Abel Gance inaugure une salle qui porte son nom », Paris-Jour, 6 février 1962.

253 – Jean-Charles Varennes, « L’Enfance commentryenne d’Abel Gance », Centre-Matin, 8 février 1962.

254 – Jean-Charles Varennes, « Madame Vangeon nous parle d’Abel Gance », Centre-Matin, 23 février 1962.

255 – « Le Napoléon du cinéma sauvé par le Napoléon du rock », Telstar, 28 décembre 1963.

256 – Jean Montfort, « À 75 ans, Abel Gance débute à la télévision », Paris-Jour, 13 mai 1965.

257 – Jean Nohain, « Le Grand Film de la vie d’Abel Gance », Notre Temps, janvier 1971.

258 – Jean Delannoy, « Abel Gance ou le Cinéma », Bulletin de la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques, n° 51, 1er juin 1973, p. 7-11.

259 – Stuart , « Abel Gance : Cinéma’s Last Romantic », The Real Paper, August 14, 1974, p. 26-27.

260 – James M. Welsh et Steven Philip Kramer, « Abel Gance’s Accusation Against War », Cinema Journal, n° 14, Spring 1975, p. 55-67.

261 – Jean-Luc Douin, « Abel Gance – C’est un Hugo de la pellicule qu’on a assassiné », Télérama, 14 février 1976.

262 – Penelope Gilliatt, « The Current Cinema : Work of a Master », New Yorker, Septembre 6, 1976, p. 71-75.

263 – Roger Icart, « Abel Gance ou le Défi épique », Lumière du cinéma, n° 5, juin 1977, p. 48-55.

264 – Éric de Goutel, « Abel Gance : déjà célèbre au début du siècle », Télé 7 jours, n° 966, 2 décembre 1978, p. 44-45.

265 – Élisabeth Fechner, « L’Amérique découvre Abel Gance (92 ans) », VSD, 22 janvier 1981.

266 – Chantal de Tourtier-Bonazzi, « Archives privées et cinéma : l’exemple d’Abel Gance », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1981, tome XXVIII, p. 358-365.

267 – Philippe Labro, Nelly Kaplan, « Abel Gance le géant oublié », Paris Match, 27 novembre 1981.

268 – Louis Skorecki, « Abel Gance », Cahiers du cinéma, n° 330, décembre 1981, p. III.

269 – Jean-Pierre Jeancolas, « Abel Gance entre Napoléon et Philippe Pétain », Positif, n° 256, juin 1982, p. 17-21.

270 – Roger Icart, « Le Sort de l’albatros », La Revue du cinéma, n° 383, mai 1983, p. 51-57.

271 – Claude Lafaye, « Avant tout, un homme », La Revue du cinéma, n° 383, mai 1983, p. 44-45.

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272 – Marcel Martin, « Identification d’un cinéaste », La Revue du cinéma, n° 383, mai 1983, p. 46-50.

273 – Antoinette Weber-Caflisch, « Claudel, Gance, Valéry : 1919-1929 », Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 92, 1983, p. 24-32.

274 – Jean-Pierre Jeancolas, « Gance au Havre : pour prendre date… », Positif, n° 263, janvier 1983, p. 64-66.

275 – Roger Icart, « Jean Mitry, Abel Gance et moi », 1895, n° hors série Jean Mitry, septembre 1988, p. 13.

276 – Danièle Heymann, Emmanuel de Roux, « le Centenaire d’Abel Gance à la Cinémathèque : portrait d’un visionnaire sans influence ; entretien avec Nelly Kaplan », Le Monde, 28 décembre 1989, p. 22-23.

277 – Denis Rolland, « Abel Gance en Amérique Latine, 1942 : autour d’une mission avortée », Cahiers des Amériques Latines, 1990, n° 9, p. 139-158.

278 – Emmanuel de Roux, « les archives d’un visionnaire : les manuscrits d’Abel Gance dispersés à Drouot », Le Monde, 5 mars 1993, p. 13.

279 – Vincent Noce, « OPA de l’État sur les archives d’Abel Gance », Libération, 5 mars 1993. 4. Livres et revues sur les films 280 – Ricciotto Canudo, « La Roue » d’Abel Gance. Éditions Ferenczi, 1923.

281 – Jean Arroy, En tournant Napoléon avec Abel Gance. Souvenirs et impressions d’un sans-culotte, Paris, Plon/La Renaissance du Livre, 1927.

282 – « Napoléon : analyse, critique, documents », Photo-ciné, n° 4, avril 1927.

283 – René Jeanne, « Napoléon » vu par Abel Gance, Éditions Jacques Tallandier, 1927.

284 – Pierre Scize, La seconde jeunesse de Bonaparte, Arthème Fayard, 1927 (Œuvres libres ; 73).

285 – O. P. Gilbert, La Rou,. Librairie Plon, 1956.

286 – Nelly Kaplan, préf. d’Abel Gance, Le Sunlight d’Austerlitz, Plon, 1960 (journal de tournage).

287 – « Abel Gance et Napoléon », Cinématographe, n° 83, novembre 1982.

288 – Kevin Brownlow, Napoleon, Abel Gance’s Classic Film, London, Jonathan Cape, 1983.

289 – Kevin Brownlow, Napoleon, Abel Gance’s Classic Film, New York, Alfred A. Knopf, 1983.

290 – Nelly Kaplan, Bernard Mc Guirk, Napoléon, British Film Institute, 1994 (BFI Film Classics).

291 – Roger Icart, « Le tournage épique de la Roue », Archives, n° 63, juin 1995. 5. Articles sur les films 292 – Colette, « Mater Dolorosa », Le Film, 4 juin 1917. Repris in Colette, Au cinéma, Textes réunis et présentés par Alain et Odette Virmaux, Flammarion, 1975, p. 45-47.

293 – « Les interprètes de la Rose du rail », Filma, n° 67, 15-31 mai 1920, p. 8-9 (sur la Roue).

294 – « Screen – People and Plays : A French Film », New York Times, May 23, 1920, Sec. VI, p. 2 (sur J’accuse).

295 – « The Screen », New York Times, October 10, 1921, p. 16 (sur J’accuse).

296 – Robert de Beauplan, « Un effort de régénération du cinéma français : la Roue », L’Illustration, 17 décembre 1921, p. 598-600.

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297 – Léon Moussinac, « Après J’accuse et avant la Roue », Mercure de France, 1er mai 1922, p. 785-787.

298 – Jean Epstein, « la Roue », Comœdia, 16e année, n° 3648, 12 décembre 1922, p. 3.

299 – Fernand Léger, « La Roue », Comœdia, 16e année, n° 3652, 16 décembre 1922, p. 4.

300 – Paul de la Borie, « Une grande première : la Roue d’Abel Gance », La Cinématographie française, 5e année, n° 215, 16 décembre 1922, p. 13-15.

301 – Émile Vuillermoz, « La Roue », Comœdia, 16e année, n° 3657, 21 décembre 1922, p. 3.

302 – Paul de la Borie, « Les grandes journées du cinéma : la Roue d’Abel Gance », La Cinématographie française, n° 216, 23 décembre 1922, p. 7-8.

303 – Jacques Thévenet, « À propos de la Roue d’Abel Gance, » Comœdia, n° 3661, 25 décembre 1922, p. 4.

304 – Ricciotto Canudo, « Pourquoi j’écris le roman de la Roue », Comœdia, 16e année, n° 3665, 29 décembre 1922, p. 5. Repris in Ricciotto Canudo, l’Usine aux images. Paris : Séguier/ Arte, 1995, p. 171-172.

305 – Jean-Louis Croze, « La Roue a tourné en triomphe », Comœdia, 16e année, n° 3665, 29 décembre 1922, p. 5.

306 – Paul de la Borie, « les grandes journées du cinéma : la Roue d’Abel Gance », La Cinématographie française, n° 217, 30 décembre 1922, p. 11.

307 – Émile Vuillermoz, « La Roue », Comœdia, 16e année, n° 3667, 31 décembre 1922, p. 4.

308 – Edmond Epardaud, « Les Présentations de la semaine : la Roue », Cinéa, 3e année, n° 83, 12 janvier 1923, p. 6-7.

309 – Pierre Desclaux, « La Roue », Mon Ciné, 2e année, n° 48, 18 janvier 1923, p. 8-10.

310 – Léon Moussinac, « La Roue », Comœdia, 17e année, n° 3686, 19 janvier 1923, p. 5.

311 – Ricciotto Canudo, « La Roue », Paris-Midi, 23 février 1923, p. 1-2. Repris in Le Siècle, 24 février 1923, p. 1-2. Repris in Ricciotto Canudo, L’Usine aux images, Paris, Séguier/Arte, 1995, p. 197-199.

312 – Marianne Alby, « Abel Gance tourne », Cinéa-Ciné pour tous, nlle série, n° 3, 15 décembre 1923, p. 9-10 (sur le tournage d’« Au secours ! »).

313 – Gaston Phélip, « Autour du Napoléon de Gance : comment ce grand film sera réalisé », La Cinématographie française, 6e année, n° 288, 10 mai 1924, p. 10.

314 – E. S. de Bersaucourt, « Lettre ouverte au sujet de la production Napoléon », La Cinématographie française, n° 291, 31 mai 1924, p. 10.

315 – Robert Trévise, « Abel Gance va commencer Napoléon », Cinéa-Ciné pour tous, nlle série, n° 28, 1er janvier 1925, p. 27-28.

316 – Juan Arroy, « Quelques minutes avec Napoléon Bonaparte », Cinéa-Ciné pour tous, nlle série, n° 34, 1er avril 1925, p. 19 (entretien avec Albert Dieudonné).

317 – « L’Interviewer. En Corse avec Bonaparte et Abel Gance », Cinéa-Ciné pour tous, nlle série, n° 41, 15 juillet 1925, p. 6-8.

318 – Pierre Scize, « On “tourne” au pays de Napoléon », Lectures pour tous, août 1925, p. 1459-1468.

319 – Gaston Phélip, « Autour du film Napoléon », La Cinématographie française, 7e année, n° 358, 12 septembre 1925, p. 12.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 217

320 – Gaston Phélip, « C’est bien M. Abel Gance qui fera Napoléon pour le compte de la Société Générale de Films », La Cinématographie française, 7e année, n° 366, 7 novembre 1925, p. 9 et p. 11.

321 – « Mater Dolorosa », Mon Film, 3e année, n° 35, 26 février 1926, p. 6.

322 – Au studio de Billancourt : Napoléon, Cinémagazine, 6e année, n° 12, 19 mars 1926, p. 590.

323 – Jean de Mirbel, « On tourne… Napoléon », Cinémagazine, 6e année, n° 13, 26 mars 1926, p. 639.

324 – Georges d’Esparbès, « Le Napoléon de Gance », Comœdia, 20e année, n° 4861, 16 avril 1926, p. 3.

325 – Yves Dartois, « En causant avec Napoléon », Comœdia, 20e année, n° 4875, 30 avril 1926, p. 3 (entretien avec Albert Dieudonné).

326 – Victor Méric, « Une journée chez Gance », Paris-Soir, 29 juin 1926 (sur le tournage de Napoléon).

327 – Jean-Louis Croze, « Nos grands films : le sort de Napoléon », Comœdia, 20e année, n° 5038, 15 octobre 1926, p. 1.

328 – Élie Faure, « Napoléon », Programme du Théâtre National de l’Opéra, 7 avril 1927. Repris in Cahiers Élie Faure, n° 1, 1981, p. 96-98.

329 – « Napoléon […] », Photo-Ciné, n° 4, mai 1927, p. 83-84.

330 – Lucie Derain, « Napoléon vu par Abel Gance », La Cinématographie française, 9e année, n° 446, 21 mai 1927.

331 – James Graham, « Shadow Version of Napoleon’s Life », New York Times, June 5, 1927, section VII, p. 5.

332 – « Napoléon à l’Opéra : les résultats de l’exploitation », La Cinématographie française, 9e année, n° 449, 11 juin 1927.

333 – Jean Arroy, « Le Triptyque d’Abel Gance », Photo-ciné, n° 6, juin-juillet 1927, p. 98-101.

334 – Jean Arroy, « Napoléon-Paroxysme », Photo-ciné, n° 7, août 1927, p. 123-126.

335 – Marcel Colin, « Napoléon d’Abel Gance vu par Berlin », La Cinématographie française, n° 468, 19 octobre 1927.

336 – « France Films Her Napoleon », New York Times, March 4, 1928, Sec. IX, p. 6.

337 – Gérard de Wybo, « Réalisé en 1917, vu en 1928 : J’accuse !, tragédie des temps modernes d’Abel Gance », Photo-Ciné, 2e année, n° 12, avril 1928, non paginé.

338 – « Napoléon à Bruxelles », Cinémagazine, 9e année, n° 4, 25 janvier 1929, p. 164.

339 – Pierre Leprohon, « Une nouvelle production d’Abel Gance : la Fin du monde », Cinémonde, n° 39, 18 juillet 1929, p. 667.

340 – Rémy Garrigues, « Abel Gance, amateur des foules », Ciné-Miroir, 10 janvier 1931.

341 – « Mater Dolorosa », Ciné-Miroir, 11e année, n° 386, 26 août 1932, p. 556.

342 – « On a présenté… », Pour Vous, n° 205, 20 octobre 1932, p. 8. (sur Mater Dolorosa).

343 – Lucien Walh, « Les Films nouveaux », Pour Vous, n° 217, 12 janvier 1933, p. 6 (sur Mater Dolorosa).

344 – « Mater Dolorosa », Cinémonde, 6e année, n° 221, 12 janvier 1933, p. 7.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 218

345 – Mordaunt Hall, « Le Serment, a Gallic Domestic Tangle », New York Times, March 14, 1934, p. 23 (sur Mater Dolorosa).

346 – Serge Berline, « Au studio : Abel Gance réalise Poliche », Ciné-Miroir, 13e année, n° 471, 13 avril 1934, p. 238.

347 – « Les Films nouveaux : Poliche », Pour Vous, n° 287, 17 mai 1934, p. 7.

348 – René Lehmann, « Les Films de la semaine : Poliche », Pour Vous, n° 297, 26 juillet 1934, p. 6.

349 – Jean Méry, « la Triste Histoire d’un pauvre homme ou Comment Abel Gance a revu Henry Bataille », Cinémonde, 7e année, n° 301, 26 juillet 1934, p. 606 (sur Poliche).

350 – Roger Régent, « À Joinville, Abel Gance sonorise Napoléon », Pour Vous, n° 300, 16 août 1934, p. 14.

351 – A. P. Barancy, « Quand Abel Gance ressuscite Napoléon », Pour Vous, n° 318, 20 décembre 1934, p. 14.

352 – Roger Régent, « Napoléon d’Abel Gance ressuscite enrichi par la perspective sonore », Pour Vous, n° 337, 2 mai 1935, p. 7.

353 – « Sur les écrans de Paris », Cinémonde, n° 342, 9 mai 1935, p. 411 (sur Napoléon).

354 – « Napoléon-Bonaparte vu et entendu par Abel Gance », Ciné-Miroir, 14e année, n° 529, 24 mai 1935, p. 328-329 (film raconté).

355 – Yves Dartois, « Notre scénario romancé : Napoléon film d’Abel Gance », Pour Vous, n° 347, 11 juillet 1935, p. 14.

356 – Raoul Bérenguier, « Dans les studios de France et du monde entier », Pour Vous, n° 353, 22 août 1935, p. 10 (sur Jérôme Perreau).

357 – Benjamin Fainsilber, « Du pilori de Jérôme Perreau… à la piscine de Touche à tout », Cinémonde, n° 358, 29 août 1935, p. 666-667.

358 – Alain Beauvoir, « Au studio : Bouboule est mort… Vive Jérôme Perreau ! », Ciné-Miroir, 14e année, n° 546, 20 septembre 1935, p. 598.

359 – Tonnie Davy, « À Joinville dans le Palais des Borgia », Pour Vous, n° 361, 17 octobre 1935, p. 10.

360 – René Manevy, « Au studio : Gabriel Gabrio devient César Borgia », Ciné-Miroir, 14e année, n° 552, 1er novembre 1935, p. 694.

361 – R. de Thomasson, « Les Films nouveaux :Jérôme Perreau », Pour Vous, n° 367, 28 novembre 1935, p. 6.

362 – « Sur les écrans de Paris : Jérôme Perreau », Cinémonde, n° 371, 28 novembre 1935, p. 880.

363 – « Jérôme Perreau », Ciné-Miroir, 14e année, n° 556, 29 novembre 1935, p. 760-761.

364 – Charles Cuvillier, « Comment j’ai écrit la musique du film : Le Roman d’un jeune homme pauvre », Ciné-Miroir, 14e année, n° 558, 13 décembre 1935, p. 794.

365 – Lucie Derain, « L’âme du peuple s’exprime dans Jérôme Perreau, alias Milton », Cinémonde, n° 374, 19 décembre 1935, p. 932-933.

366 – Nino Frank, « Les Films nouveaux : Lucrèce Borgia », Pour Vous, n° 371, 26 décembre 1935, p. 4-5.

367 – « Lucrèce Borgia est réhabilitée », Cinémonde, n° 376, 2 janvier 1936, non paginé.

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368 – Serge Berline, « Renouveau du Romantisme : le Roman d’un jeune homme pauvre », Cinémonde, n° 381, 6 février 1936, p. 89.

369 – Serge Berline, « Le Roman cinématographique d’un jeune homme pauvre », Cinémonde , n° 388, 20 février 1936, p. 124-125.

370 – Jean Vidal, « Les Films nouveaux : Le Roman d’un jeune homme pauvre », Pour Vous, n° 380, 27 février 1936, p. 6.

371 – « Lucrèce Borgia », Ciné-Moiroir, 15e année, 20 mars 1936, p. 184-186 (film raconté).

372 – « Au Studio… le roman de Beethoven par Steve Passeur », Cinémonde, 9e année, n° 402, 2 juillet 1936, p. 474.

373 – Odile Cambier, Pierre Alary, « Au Studio… Un grand amour de Beethoven […], Cinémonde, 9e année, n° 405, 23 juillet 1936, p. 524.

374 – René Manevy, « Au studio : Abel Gance tourne Un grand amour de Beethoven », Ciné- Miroir, 15e année, n° 590, 24 juillet 1936, p. 470.

375 – M. Bussot, « En France, on tourne… […] Un grand amour de Beethoven », Pour Vous, n° 402, 30 juillet 1936, p. 11.

376 – Claude Bernier, « Un nouveau visage d’Harry Baur : Beethoven », Ciné-Miroir, 15e année, n° 597, 11 septembre 1936, p. 579.

377 – Jean Vignaud, « Notre opinion : Procès », Ciné-Miroir, 15e année, n° 611, 18 décembre 1936, p. 802.

378 – « Un grand amour de Beethoven », Cinémonde, 10e année, n° 430, 14 janvier 1937, p. 27.

379 – Henry Malherbe, « Une œuvre d’Abel Gance : Un grand amour de Beethoven », Pour Vous, n° 426, 14 janvier 1937, p. 5.

380 – Odile Cambier, « Beethoven, titan blessé de la musique », Cinémonde, 10e année, n° 431, 21 janvier 1937, p. 57.

381 – « Un grand amour de Beethoven, film d’Abel Gance », Ciné-Miroir, 16e année, n° 616, 22 janvier 1937, p. 56-57 (film raconté).

382 – L.-R. Dauven, « Vingt ans après… Abel Gance tourne J’accuse », Cinémonde, 10e année, n° 452, 17 juin 1937, p. 550.

383 – Jean Vignaud, « Notre opinion : Casse-cou ! », Ciné-Miroir, 16e année, n° 638, 25 juin 1937, p. 410.

384 – Odile Cambier, « Abel Gance ressucite J’accuse version 1937 », Cinémonde, 10e année, n° 454, 1er juillet 1937, p. 607.

385 – Jean Vignaud, « Notre opinion : Cinéma éducateur », Ciné-Miroir, 16e année, n° 641, 16 juillet 1937, p. 458.

386 – Jany Casanova, « Pour la première fois, “les Gueules cassées” conduites par le colonel Picot participent à la réalisation d’un film (…) », Paris-Soir, 2 août 1937 (sur « J’accuse », 1937).

387 – Jean Rollot, « Des “Gueules cassées” ont tourné J’accuse sous la direction d’Abel Gance, Pour Vous, n° 455, 5 août 1937, p. 14.

388 – Marguerite Boussot, « Abel Gance termine le Voleur de femmes », Pour Vous, n° 462, 23 septembre 1937, p. 11.

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389 – Frank S. Nugent, « The Gallic Film-makers Turn Inquisitive Eyes Upon Lucrezia Borgia and Her Family », New York Times, October 13, 1937, p. 27 (sur Lucrèce Borgia).

390 – Jany Casanova, « Le beau rôle de Victor Francen dans J’accuse », Ciné-Miroir, 16e année, n° 656, 29 octobre 1937, p. 710.

391 – Frank S. Nugent, « Echoes of The Life and Loves of Beethoven », New York Times, November 22, 1937, p. 15 (sur Un grand amour de Beethoven).

392 – Lucien Wahl, « Les films nouveaux : J’accuse », Pour Vous, n° 480, 26 janvier 1938, p. 6.

393 – Jean Rollot, « “Dégoûter les hommes de la guerre, c’est le but le plus noble”, déclare le colonel Picot au lendemain de la première de J’accuse », Pour Vous, n° 480, 26 janvier 1938, p. 2.

394 – Maurice Bessy, « Au cinéma tous les deux… : J’accuse », Cinémonde, 11e année, n° 485, 3 février 1938, p. 83.

395 – Veber, Serge. « Notre scénario romancé », Pour Vous, n° 486, 9 mars 1938, p. 14.

396 – Lucien Wahl, « Les films nouveaux : le Voleur de femmes », Pour Vous, n° 490, 6 avril 1938, p. 29.

397 – Maurice Bessy, « Au cinéma tous les deux… le Voleur de femmes », Cinémonde, 11e année, n° 495, 14 avril 1938, p. 340.

398 – « Georges Thill et Grace Moore vont se retrouver à Paris pour y tourner Louise », Cinémonde, 11e année, n° 518, 22 septembre 1938, p. 818-819.

399 – René Manevy, « Grace Moore incarne Louise […] », Ciné-Miroir, n° 705, 7 octobre 1938, p. 638.

400 – René Manevy, « La réalisation de Louise : cinq cousettes parisiennes ont été élues pour tourner auprès de Grace Moore », Ciné-Miroir, n° 709, 4 novembre 1938, p. 702.

401 – Odile Combier, « Au studio : À Saint-Maurice, Louise coud une robe de mariée bleue… », Cinémonde, 11e année, n° 527, 24 novembre 1938, p. 108-109.

402 – « Configuration bénéfique sur la constellation de la lyre », Cinémonde, 11e année, n° 529, 7 décembre 1938 (sur Louise).

403 – « D’un mercredi l’autre : Conduit par Abel Gance, Victor France va découvrir l’Amérique », Pour Vous, n° 538, 8 mars 1939, p. 6 (sur Christophe Colomb).

404 – A. Barancy, « Louise au studio […] », Pour Vous, n° 538, 8 mars 1939, p. 7.

405 – Rémy Garrigues, « Louise », Ciné-Miroir, 18e année, n° 731, 7 avril 1939, p. 3.

406 – Jean Vignaud, « Notre opinion : un conquérant », Ciné-Miroir, 21 avril 1939 (sur Christophe Colomb).

407 – Odile Cambier, « Quoi de neuf ? », Cinémonde, 12e année, n° 549, 26 avril 1939, p. 8-9 (sur Paradis perdu).

408 – Georges Fronval, « Paradis perdu a retrouvé l’Éden sur la Côte d’Azur… », Cinémonde, 12e année, n° 558, 28 juin 1939, p. 11.

409 – Doringe, « Une œuvre d’un nouveau genre : Louise », Pour Vous, n° 560, 9 août 1939, p. 5.

410 – Henry Malherbe, « Louise à l’écran », Pour Vous, n° 563, 30 août 1939, p. 8-9.

411 – Odile Cambier, « La Foire aux films : Louise », Cinémonde, 12e année, n° 567, 30 août 1939, p. 25.

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412 – Marguerite Bussot, « Notre scénario romancé : Louise, film d’Abel Gance », Pour Vous, n° 564, 6 septembre 1939, p. 11.

413 – « Louise », Ciné-Miroir, 18e année, n° 753, 8 septembre 1939, p. 584-585 (film raconté).

414 – Frank S. Nugent, « That They May Live, a Bitter Tragedy of the War », New York Times, November 7, 1939, p. 31 (sur J’accuse, 1937).

415 – Doringe, « Le Paradis Perdu d’Abel Gance », Pour Vous, n° 576, 29 novembre 1939, p. 7.

416 – Theodore Strauss, « Four Flights to Love », New York Times, April 13, 1942, p. 12.

417 – Georges Cravenne, « La Divine Tragédie qu’Abel Gance va tourner […] », L’Intransigeant, 30 novembre 1947.

418 – Roger Cantagrel, « Abel Gance doit renoncer à tourner en Égypte sa Divine tragédie », Le Figaro, 8 octobre 1948.

419 – « Le Christ de Gance sera un agrégé de mathématiques », Samedi soir, 20 août 1949.

420 – Paule Sengissen, « Après douze ans d’absence Abel Gance tourne la Tour de Nesle », Radio-Cinéma-Télévision, n° 242, 5 septembre 1954, p. 5.

421 – J. L. Horbette, Luc Fournol, « le Victor Hugo du cinéma français a voulu rajeunir le plus vieux des mélos : la Tour de Nesle », Jours de France, 6 janvier 1955.

422 – Robert Lachenay (pseud. de François Truffaut), « Comment fut tourné Napoléon », Arts, n° 505, 2-8 mars 1955, p. 5. Repris in François Truffaut, Les Films de ma vie, Flammarion, 1975, p. 45-49.

423 – Georges Sadoul, « Une date dans l’histoire : Napoléon, vu par Abel Gance, sur triple écran », Les Lettres françaises, n° 558, 3-10 mars 1955, p. 6.

424 – Robert Lachenay (pseud. de François Truffaut), « La Tour de Nesle », Arts, n° 508, 23-29 mars 1955, p. 5. Repris in François Truffaut, Les Films de ma vie, Flammarion, 1975, p. 49-52.

425 – Eugene Archer, « José Ferrer Portrays Cyrano Again », New York Times, Septembre 26, 1964, p. 16.

426 – « Abel Gance a inspiré à Mao Tsé-Toung l’idée d’un film sur la Longue Marche », Télé 7 jours, n° 243, 14 novembre 1964, p. 70.

427 – Howard Thompson, « Film Festival : 1927 Vintage », New York Times, September 25, 1967, p. 56 (sur Napoléon).

428 – Arthur Lenning, « Napoléon and la Roue », in Persistence of Vision, Éd. Joseph McBride. Madison ; Wisconsin Film Society Press, 1968.

429 – R. H. Blumer, « The Camera as Snowball : France 1918-1927 », Cinema Journal, n° 9, Spring 1970, p. 31-39.

430 – Jean-Louis Bory, « Un courant d’air fou », Le Nouvel Observateur, 27 septembre 1971. Repris in Jean-Louis Bory, La Lumière écrit, Paris, UGE, 1975 (10/18 ; 964), p. 85-91 (sur Bonaparte et la Révolution).

431 – Gérard Talon, « À propos de la Vénus aveugle », Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 4, automne 1971, s. p.

432 – Roger Greenspun, « Abel Gance’s Movie on Napoleon », New York Times, October 16, 1971, p. 22.

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433 – Kevin Brownlow, « Bonaparte et la révolution », Sight and Sound, n° 41, Winter 1971/72, p. 18-19.

434 – Vincent Canby, « Abel Gance’s Bonaparte and the Revolution », in Film 71/72. Éd. David Denby. New York, Simon and Schuster, 1972.

435 – Marcel Oms, « Un grand amour de Beethoven », Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 12, hiver 1974, p. 4-5.

436 – Richard Abel, « The Contribution of the French Literary Avant-Garde to Film Theory and Criticism (1907-1924) », Cinema Journal, n° 24, Spring 1975, p. 18-40 (sur la Roue).

437 – Steven Philip Kramer, James M. Welsh, « Gance’s Beethoven », Sight and Sound, Spring 1976, p. 109-111 (sur Un grand amour de Beethoven).

438 – Norman King, « Poètes de l’action : les Napoléon d’Élie Faure et d’Abel Gance », Cahiers Élie Faure, n° 1, 1981, p. 52-71.

439 – Roger Icart, « À la découverte de la Roue », Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 33-34, automne 1981, p. 185-192.

440 – Jean-Loup Rivière, « Napoléon au Colisée », Cahiers du cinéma, n° 329, novembre 1981, p. IV.

441 – Olivier Assayas, « Mensonges et vérités : Napoléon d’Abel Gance », Cahiers du cinéma, décembre 1981, n° 330, p. XI.

442 – Jean-Philippe Domecq, « Napoléon vu par Abel Gance : une épopée ? », Positif, n° 256, juin 1982, p. 2-8.

443 – Yann Tobin, « Sur Napoléon d’Abel Gance », Positif, n° 256, juin 1982, p. 9-13.

444 – Roger Icart, « La représentation de Napoléon Bonaparte dans l’œuvre d’Abel Gance », Les Cahiers de la cinémathèque, n° 35-36, automne 1982, p. 121-132.

445 – Jean-Claude Bonnet, « Table ronde sur Napoléon », Cinématographe, n° 83, novembre 1982, p. 16-20.

446 – Lenny Borger, « Vingt images/seconde », Cinématographe, n° 83, novembre 1982, p. 2-3.

447 – Kevin Brownlow, « Corse, île enchantée », Cinématographe, n° 83, novembre 1982, p. 11-15.

448 – Bernard Eisenschitz, « La musique du silence », Cinématographe, n° 83, novembre 1982, p. 25-28.

449 – Norman King, « Une épopée populiste », Cinématographe, n° 83, novembre 1982, p. 8-10.

450 – Jérôme Tonnerre, « Entretien avec Claude Lafaye », Cinématographe, n° 83, novembre 1982, p. 22-24.

451 – Alain Bergala, « Le Havre acclame Napoléon », Cahiers du cinéma, n° 342, décembre 1982, p. I-III.

452 – Yann Lardeau, « Napoléon fait étape à Paris : Napoléon d’Abel Gance », Cahiers du cinéma, n° 350, août 1983, p. IV.

453 – Yann Lardeau, « L’Empereur contre-attaque : Napoléon d’Abel Gance », Cahiers du cinéma, n° 351, septembre 1983, p. 28-29.

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454 – Hervé Le Roux, « Abel Gance et son Napoléon de Nelly Kaplan », Cahiers du cinéma, n° 360-361, été 1984, p. 64-66.

455 – Christian-Marc Bosseno, « Abel Gance : Napoléon ou la double nécessité », Vertigo, n° 4, 1989, p. 99-100.

456 – Jacques Gerstenkorn, « “Paille au nez” monte en bateau », Vertigo, n° 4, 1989, p. 101-102.

457 – Marcel Oms, « Sur le Capitaine Fracasse », Les Cahiers de la cinémathèque, n° 51-52, mars 1989, p. 121-132.

458 – Claude Lafaye, « Gance et son Napoléon », Les Cahiers de la cinémathèque, n° 53, décembre 1989, p. 79-83.

459 – Jacques Gerstenkorn, « L’Empire de l’analogie : Napoléon d’Abel Gance », Vertigo, n° 6/7, 1991, p. 91-101.

460 – Laurent Véray, « J’accuse : un film conforme à la volonté de Charles Pathé et à l’air du temps ? », 1895, n° 21, décembre 1996, p. 93-124.

461 – Roger Icart, « Les Divers Visages du Napoléon d’Abel Gance », in Jean-Pierre Mattei (dir.), Napoléon et le cinéma : un siècle d’images, Éditions Alain-Piazzola/Cinémathèque de Corse, 1998, p. 83-103.

462 – Jean-Michel Brèque, « Le Film d’Abel Gance : mélodramatique et charmeur », in Louise de Gustave Charpentier, L’Avant-scène Opéra, n° 197, juillet-août 2000, p. 80-83 (sur Louise). 6. Travaux universitaires 463 – De l’écrivain au cinéaste, une transition rendue publique : transcription et présentation des carnets manuscrits d’Abel Gance (1914/1920), mémoire de maîtrise soutenu par Emmanuelle Sruh. Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3, Études cinématographiques et audiovisuelles, octobre 1995. IV-Documents sonores et audiovisuels1. Émissions radiophoniques 464 – Sur l’évolution du cinéma, 28 février 1953.

465 – Hommage à Jean Epstein, 25 avril 1953.

466 – Le Relief n’est pas l’art ; ce qui compte, c’est la photographie, 7 décembre 1953.

467 – Discours au congrès de Filmologie sur la Polyvision, 22 février 1955.

468 – Henri Spade et Robert Chazal, la Joie de vivre d’Abel Gance, RTF, Chaîne parisienne, 20 mars 1955.

469 – Le Crépuscule des fées : scénario d’Abel Gance, adaptation radio Albert Riéra, France III, 18 mai 1955.

470 – René Jeanne et Charles Ford, Entretiens avec Abel Gance, RTF, Chaîne parisienne, 7, 14, 21, 28 juillet-4, 11, 18, 25 août 1955.

471 – Hommage à Arthur Honegger, RTF, Chaîne nationale, 11 décembre 1955.

472 – Louis Mollion, Le Bureau des rêves perdus, réal. Albert Riera. RTF, Chaîne parisienne, 20 décembre 1958.

473 – L’évolution du cinéma : entretien avec Georges Franju, 19 mars 1958.

474 – Cinéma par les ondes, RTF, Paris Inter, 8 juin 1958.

475 – Causerie à l’Exposition de Bruxelles, 24 janvier 1959.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000 224

476 – Napoléon à Austerlitz, 2 décembre 1959.

477 – Cinéma par les ondes, RTF, Paris Inter, 11 novembre 1960.

478 – René Jeanne et Charles Ford, Napoléon à la scène et à l’écran, 7, 14, 21, 28 août, 4 septembre 1961, RTF, Chaîne nationale.

479 – Hier 20 ans, Europe n° 1, 17 février 1962.

480 – Sur Cyrano et d’Artagnan et ses projets, 19 avril 1964.

481 – Jacques Chancel, Radioscopie Abel Gance, France Inter, février 1971.

482 – Philippe Esnault, La Musique de la lumière : portrait d’Abel Gance, France Culture, 20 mars 1982. 2. Disques 483 – Abel Gance parle : entretien d’Abel Gance avec Hugues Desalle, Paris, réalisation sonore Hugues Desalle, 1 disque 33 T. (coll. Français de notre temps hommes d’aujourd’hui ; 43). 3. Émissions télévisées 484 – La Cinémathèque imaginaire de Marcel L’Herbier, 10 mars 1952.

485 – Stellio Lorenzi, Abel Gance, l’homme et l’œuvre, RTF, 25 janvier 1958.

486 – Hubert Knapp, Abel Gance portrait brisé (Cinéastes de notre temps), 2 e chaîne, 19 novembre 1964.

487 – Armand Panigel, Hommage à Abel Gance : un soleil dans chaque image, 1ère chaîne, 25 octobre 1973.

488 – Michel Lancelot et Pierre Laforêt, Message pour l’an 2000, A2, 17 mai 1975.

489 – Jean-Pierre Chartier, les Grandes Heures d’Abel Gance, 15, 22 et 29 février, 7 mars 1976. Contient : Avoir 20 ans en 1908 ; Autour de la Roue ; Une œuvre hantée par Napoléon ; Et le cinéma devint parlant.

490 – Armand Panigel, Portrait d’Abel Gance, TF1, 3 décembre 1978.

491 – Claude-Jean Philippe, Les années vingt : Abel Gance l’inspiré (L’Encyclopédie du cinéma ; 9), FR3, 19 novembre 1978.

492 – Claude-Jean Philippe, Le Cinéma en son temps : les années trente ou le Paradis perdu (L’Encyclopédie du cinéma ; 17), FR3, 4 février 1978.

493 – Claude-Jean Philippe, Abel Gance ou le Romantisme des années trente(L’Encyclopédie du cinéma ; 19), FR3, 11 mars 1979.

494 – Guy Olivier, Hommage à Abel Gance, FR3, 16 janvier 1982 (d’après les Grandes Heures d’Abel Gance). 4. Films documentaires 495 – Autour de la Roue, réalisation Blaise Cendrars (1923).

496 – Autour de la Fin du monde, réalisation Eugène Deslaw (1931).

497 – Abel Gance, hier et demain, scénario et réalisation Nelly Kaplan, commentaire écrit par Abel Gance, production Office de documentation par le film, 1963.

498 – Abel Gance et son Napoléon, réalisation Nelly Kaplan (1984).

499 – The Charm of Dynamite, réalisation Kevin Brownlow.

500 Remerciements à Frédéric Binet, William Galindo, Laurent Véray.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000