Les Auteurs Narratifs Font-Ils Œuvre De Témoins De Leur Temps Musical?
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« Noter biaus chans por ramenbrance de chançons » : les auteurs narratifs font-ils œuvre de témoins de leur temps musical ? Cil qui mist cest conte en romans, ou il a fet noter biaus chans por ramenbrance des chançons, veut que ses pris et ses renons voist en Raincïen en Champaigne et que li biaus Miles l’apregne de Nantuel, uns des preus del regne ; car aussi com l’en met la graine es dras por avoir los et pris, einsi a il chans et sons mis en cestui Romans de la Rose, qui est une novele chose et s’est des autres si divers et brodez, par lieus, de biaus vers que vilains nel porroit savoir.1 Par ces vers, Jean Renart commence le prologue de son roman de Guillaume de Dole. Outre la volonté de nouveauté avérée au douzième vers, la revendication historique est clairement établie dès les second et troisième vers : il s’agit pour l’écrivain de « noter » les chansons, c’est-à-dire d’en consigner la musique, afin qu’elles demeurent dans la mémoire des lecteurs de son roman. Le procédé, nouveau pour les œuvres narratives2, se répètera dans de nombreux textes tout au long du XIIIe siècle et jusqu’au début du XIVe, dépassant d’ailleurs largement le cadre du roman. Si Gautier de Coinci, pour les œuvres didactiques, Jean Renart et Gerbert de Montreuil, pour les romans, sont les seuls à mentionner dans leurs textes leur intention de les farcir de chansons, nombre d’écrivains ont en effet inclus des pièces lyriques dans leurs œuvres. Celles-ci peuvent être complètes ou fragmentaires et comporter ou non une notation musicale sur les témoins les conservant : quel que soit leur état dans le texte qui les cite, elles sont des témoins de l’histoire musicale. Et cette dernière possède de surcroît deux réalités temporelles : celle de la citation et celle, souvent plus tardive, de son œuvre-hôte. C’est cette double réalité historique que je me propose d’examiner ici, afin de tenter de cerner les limites de cette mémoire dont parlait Jean Renart. Je me baserai sur les chansons courtoises, 1 Jean Renart, Le roman de la rose ou de Guillaume de Dole, éd. par Félix Lecoy, Paris, Champion, 1979, v. 1-15. 2 En 1228, date actuellement généralement admise pour le roman, des sermons latins ont déjà utilisé la lyrique comme niveau supplémentaire de discours : des rondeaux français sont parfois mis en exergue des sermons et réutilisés dans le cours du texte, à la manière d’exempla. On consultera avec profit à ce sujet l’ouvrage de Michel Zink, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, 1982. Gautier de Coinci insère également quelques-unes de ses propres compositions dans ses Miracles, dès 1223-1227. Cahiers de Recherches Médiévales (XIIe-XVe s.), 13, 2006 258 Anne IBOS-AUGÉ généralement plus aisées à dater que leurs homologues à danser, et dont, d’ailleurs, les auteurs sont parfois mentionnés dans les œuvres. Si les poèmes insérés par Gautier de Coinci dans ses Miracles sont bien de lui, il a eu souvent recours, pour les mettre en musique, au phénomène du contrafactum, courant chez les trouvères et qui consiste à adapter un texte nouveau sur une mélodie préexistante. Outre les sources liturgiques, difficiles à rattacher à un temps précis, et les auto-plagiats, les emprunts aux trouvères sont nombreux parmi les chansons citées dans le recueil marial. En voici une liste récapitulative, assortie de quelques remarques formelles qui permettront parfois de dégager les parentés musicales réelles de certaines des chansons, et donc d’en identifier les auteurs originels : Nbre de N° d’ordre et groupes Remarques Mode Ambitus Forme incipit de musicales versions 1-Amors qui seit 2 Fa authente à 8j ABCDEF Version en fa bien enchanter hauteur d’ut authente Sol plagal 5j ABCB’B’’A’ semblable à Sour cest rivage 2-Qui que face 3 Fa authente 8j ABABCDEFF’ Version en ré rotruenge Ré plagal 9M ABABCDEC’C’’ plagal : novele Ré authente 9M ABCDEFGHI contrafactum de ou fa authente étendue à R 482 10M ou 7m étendue à 8j 6-Quant ces 1 Sol plagal/Sol 7M AABCDD’ Les versions floretes florir plagal étendue à diffèrent voi finissant en ré 8j légèrement par la fin Contrafactum de R 2030 9-Sour cest 1 Fa plagal à 8j ABCDEF Même musique rivage, a ceste hauteur d’ut que le 1er crois groupe de versions de Amors qui seit bien enchanter 10-De sainte 1 Sol authente 8j étendue ABABCDEF Même musique Leocade à 9M ou que R 83, 10m Entendez tuit ensemble, aussi de Gautier, mais pas insérée dans les Miracles « Noter biaus chans por ramenbrance de chançons »… 259 11-Pour la 2 Ré plagal et 6M AA’AA’BB’CC’ Version en sol pucele en authente étendue à authente : chantant me 7m contrafactum de deport R 1429 Sol authente 8j étendue ababcdef à 9M 13-Amors dont 4 Ré authente 9M ABABCDEFC’DG Version 1 : sui espris finissant en ABABCDECDDB contrafactum de plagal ABABCDECDEF R 1545 ababcdefghi 14-D’une amor 1 Sol authente 9M ABABCDEFA’G Contrafactum de coie et serie R 1356 16-Ja pour yver 1 Sol plagal 7m ABABCDEF + Contrafactum de pour noif ne étendue à refrain variable R 1495 pour gelee 8j selon les strophes Trois des chansons dont s’est inspiré Gautier de Coinci, R 482, Bien doi chanter cui fine Amours adrece, R 1495, Li plus se plaint d’Amours, mais je n’os dire et R 1545, Amours dont sui espris, sont attribuées à Blondel de Nesle. R 2030, De chanter me semont amours, est attribuée à Vielart de Corbie. R 1429, Chanter me fet ce dont je crien morir est attribuée à Pierre de Molins. R 1356, Je chant, c’est mout mauvais signes, est attribuée à Gilles de Maisons3. L’activité créatrice du premier se place entre 1175 environ et 1200-1210. Gilles de Maisons, que l’on identifie généralement avec Gilles de Vieux-Maisons en est contemporain, quoique probablement légèrement plus tardif. Ami des deux précédents, Pierre de Molins a dû composer les trois seules chansons qu’on lui connaisse entre la fin du XIIe siècle et les années 1210-1214. Quant à Vielart de Corbie, trouvère également peu prolixe (deux chansons seulement lui sont attribuées avec certitude), il est presque inconnu4. Les sources profanes des chansons de Gautier, toutes contemporaines à quelques années près les unes des autres, nous ramènent donc aux dernières années du XIIe siècle ou aux premières du XIIIe, soit entre quarante et quinze ans avant leur utilisation dans les Miracles. Je n’ai retrouvé aucun contrafactum parmi les chansons insérées dans Guillaume de Dole. Le roman fournit cependant de précieuses indications quant aux poètes lyriques cités, la plupart d’entre eux étant expressément mentionnés par Jean Renart : 3 Jacques Chailley étudie précisément les sources de Gautier de Coinci dans son étude des Miracles : Jacques CHAILLEY, Les chansons de Gautier de Coinci, Edition critique d’après le ms. de Soissons (réputé perdu), Thèse complémentaire présentée à la Faculté des Lettres de Paris, 1952, 300 p. 4 Holger Petersen-Dyggve, Onomastique des trouvères, Helsinki, 1934 (Annales Academiæ Scientiarum Fennicæ, B, XXX, I), p. 249. 260 Anne IBOS-AUGÉ Attribution N° d’ordre dans N° de Attribution Position donnée Autres l’œuvre et répertoire donnée dans et dans localisations6 incipit biblio. les mss5 chanteur l’œuvre 11-Quant flors et R 1779 = MKNXPC : Gace Brulé V. 846 MKNXPVORLU glais et verdure 2119 Gace Brulé Conrad et C s’esloigne Juglet 12-Li nouviaus tens R 985 = MTaAKXP : Sans V. 923 MTaAKXPVLO et mais [et violete] 986 Châtelain de Conrad RUC Couci Couci 16-Lors que li jor PC 262 n° ABCDEJKMR Sans V. 1301 Mss Tbs : sont lonc en mai 2 SSgA1e : Nicole ABCDEJKMRSS Jaufré Rudel gA1eWX W : Gaucelm Faidit 17-Dés que Fromonz Geste de V. 1335 au Veneor tença Gerbert de Un Metz jongleur, ou sa sœur 18-Loial amor qui en R 1635 Renaut de V. 1456 OUC fins cuer s’est mise Beaujeu Conrad 22-Contre le tens R 857 = MTKNX : Sans V. 2027 MTKNXPVOLR que voi frimer 2027 Gace Brulé Juglet P : Gautier de Dargies 34-Je di que c’est R 1232 C : Gace Brulé Gace Brulé V. 3625 Violette granz folie (3ème st.) T : Aubuin de Conrad MTUC Sezanne Ms. Tbs Q M : Pierre de Beaumar- chais 35-Por quel forfet ne R 1876a = KXP : Sans V. 3751 MTKXPVORUC por quel ochoison 1872 = Châtelain de Conrad HZaG 1884 Couci MTR : Roger d’Andeli C : Gace Brulé 36-Ja de chanter en R 1229 M : Gace Renaut de V. 3883 MaOCKNXPH ma vie Brulé Sablœil Conrad a : Blondel de Nesle 5 Les attributions douteuses, dans ce tableau et les suivants, sont signalées par l’emploi de caractères italiques. Pour différencier les noms de trouvères des titres de romans (dans le cas du châtelain de Couci par exemple), ces derniers sont écrits en caractères italiques et soulignés. 6 Dans ce tableau et les suivants, les sigles des manuscrits sont notés en caractères italiques quand ils comportent des versions non musicales des chansons concernées. « Noter biaus chans por ramenbrance de chançons »… 261 37-Quant li dous R 2086 MTaKNX : Vidame de V. 4127 MTaKNXPVOR tens et la sesons Vidame de Chartres Un jeune BUC s’asseüre Chartres homme R : Châtelain de Couci C : Gace Brulé 41-Bele m’est la voiz PC 124 n° C : Daude de Sans V. 4653 Mss Tbs WC altane 5 Pradas Un chanteur non précisé 45-Quan voi l’aloete PC 70 n° Breviari Sans V.