Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon

L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Emmanuel Michaud Mémoire de master Amérique latine Sous la direction de : Madame Carla Fernandes (Soutenu le : 5 septembre 2011 )

Membres du jury : Madame Carla Fernandes Monsieur Charles Capela

Table des matières

Remerciements . . 5 Introduction . . 6 I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis . . 14 A. Qui étaient les criminels de guerre ? Des trajectoires nombreuses et très diverses . . 14 1. Quand ? Et Combien ? Des cadres temporel et quantitatif difficiles à établir . . 14 2. Une grande diversité des cas, l'impossibilité de construire un profil type . . 16 3. Des destins différents . . 17 B. Un contexte international qui va permettre la mise en place de différentes routes migratoires . . 19 1. Le contexte de la Guerre Froide : les nazis favorisés par l'anticommunisme ambiant et la nécessaire reconstruction de l'Allemagne de l'Ouest . . 20 2. La Croix-Rouge et l'Eglise catholique, des institutions au service de la fuite des nazis vers l'Argentine . . 23 3. ''Las rutas de las ratas'', les différentes routes migratoires vers l'Argentine . . 25 C. L'Argentine, acteur de ce système . . 29 1. Des largesses qui ne sont pas toujours dictées par des positions idéologiques . . 29 2. Des choix réfléchis : la Dirección de Migraciones(Direction des Migrations) . . 30 3. Juan Domingo Perón et les réfugiés nazis : une relation ambiguë . . 33 II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales à moyen et long termes . . 38 A. L'extrême-droite argentine : entre produit national et influence européenne . . 38 1. Les fondements historiques et les caractéristiques idéologiques . . 39 2. Deux pans importants de l'idéologie d'extrême-droite en Argentine : l'antisémitisme et l'eugénisme . . 45 3. Une mise en pratique des idées d'extrême-droite : la presse, les ligues et les expériences gouvernementales . . 48 B. La compatibilité des dynamiques migratoires argentines avec l'accueil des réfugiés nazis . . 53 1. Une immigration européenne, blanche et catholique . . 53 2. Des restrictions à l'encontre de l'immigration juive . . 59 3. Le rôle de l'existence d'une communauté germanique . . 63 C. L'Argentine, un pays qui adopte un positionnement ambiguë face à la Seconde Guerre Mondiale . . 71 1. La neutralité argentine et le précédent de la Première Guerre Mondiale : un pays au coeur d'une guerre économique . . 72 2. L'Argentine une nouvelle fois objet de lutte d'influence entre puissances mais sur fond de relations ambiguës avec l'Allemagne nazie . . 76 3. Une position difficile à tenir face aux pressions des puissances alliées et aux tensions intérieures qu'elle provoque . . 78 III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ? . . 81 A. L'absence d'apports technologiques . . 81 1. L'absence de personnes compétentes parmi les nazis accueillis et l'échec des projets menés . . 82 2. L'instrumentalisation des processus de transfert de technologie et ses conséquences . . 84 Les erreurs dans la gestion des transferts de technologie . . 86 B. Les pertes économiques liées au blanchiment d'argent . . 88 1. Les mécanismes de blanchiment d'argent . . 88 2. Pourquoi l'Argentine a subi des pertes ? . . 92 C. Les conséquences à moyen et long termes . . 93 1. Des comportements qui rappellent l'idéologie nazie . . 93 2. Des éléments directement dus à la présence de nazis . . 95 Conclusion . . 99 Bibliographie . . 102 Ouvrages . . 102 L'histoire argentine . . 102 L'Argentine et le nazisme . . 102 Autres ouvrages . . 103 Articles de périodiques . . 103 L'histoire argentine . . 103 L'Argentine et le nazisme . . 104 Autres ouvrages . . 104 Webographie . . 104 Annexes . . 107 Première annexe : Carte politique de l'Argentine . . 107 Deuxième annexe : photo de l'Hôtel de la Maison Rouge de Strasbourg au début du ème 20 siècle . . 107 Annexe 3 : photo du sous-marin U-977 dans le port de Mar del Plata . . 108 Annexe 4 : photo de la couverture de Kahal et de Oro . . 109 Annexe 5 : photo de l'Hotel de Inmigrantes . . 109 Annexe 6 : Tableau : mouvement des étrangers par période . . 110 Annexe 7 : Circulaire n°11 . . 110 Annexe 8 : la tradition de la bière allemande dans la province de Córdoba. . . 111 Annexe 9 : photo du lycée Primo Capraro. . . 112 Index des noms . . 114 Acronymes . . 116 Remerciements

Remerciements Bien qu'il soit difficile de sortir du caractère très formel de cette étape obligée des remerciements, l'attention que j'y porte doit être considérée par les personnes qui y figurent comme tout à fait sincère. Je tiens tout d'abord à remercier Madame Carla Fernandes ; d'une part pour avoir rendu possible la tenue de ce séminaire consacrée à l'Amérique latine ; et d'autre part, pour le temps qu'elle a consacré au suivi de mon travail. Je tiens également à remercier Monsieur Charles Capela pour avoir accepté d'être membre du jury. Je n'oublie pas non plus le personnel de la bibliothèque de l'IHEAL-Pierre Monbeig pour l'assistance qu'ils ont apporté à mes recherches. J'ai également le souhait d'adresser un clin d'oeil à Leandro Montti, la première personne qui m'a parlé de la fuite des nazis vers son pays, l'Argentine. Enfin, je ne peux oublier de remercier Anne-Elise, Jean-Claude et toutes les personnes qui m'ont encouragé dans le projet de réalisation de ce mémoire.

Michaud Emmanuel 5 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Introduction

Cela fait aujourd'hui plus de soixante cinq ans que le Troisième Reich s'est écroulé. Mais cela fait aussi plus de soixante cinq ans que des hommes et des femmes se battent pour retrouver et traduire en justice les anciens chefs de ce régime qui a terrorisé l'Europe et le monde. Cette longue chasse menée à travers la planète est proche de la fin. En effet, en raison de leur âge avancé, ces criminels vivent aujourd'hui leurs dernières années et il faut aller vite si on veut encore espérer les voir devant un tribunal. L'actualité nous fournit d'ailleurs un exemple particulièrement pertinent avec l'ouverture le 5 mai 2011 du procès de Sandor Kepiro, ancien capitaine de la police hongroise et accusé de crimes de guerre lors d'une rafle entre les 21 et 23 janvier 1942 à Novi Sad. Ce procès ressemble aujourd'hui à une exception tant le fait de traduire en justice des personnes accusées de crimes commis il y a presque soixante dix ans est une tâche difficile. Ainsi, il est chaque jour plus compliqué de trouver les coupables qui ont souvent refait leur vie et parfois changé de nom. De plus, l'éloignement des faits dans le temps pose le problème de leur reconstitution et les approximations ne risquent pas d'être éclaircies lors d'un procès où le nombre de témoins directs est pour le moins limité. En outre, après tant d'années, on peut tout simplement se demander si cela est encore pertinent de juger des criminels, on peut s'interroger sur le sens à donner à ces procès. Pour tenter de répondre à ces questions, il faut bien avoir à l'esprit que ces personnes sont les auteurs présumés de crimes d'une nature supérieure. C'est ce que nous rappelle Jorge E. Viñueles : Au-delà de ce qui peut être pardonné par l'homme s'étendent les plaines du mal radical, mal qui dépasse aussi tout châtiment humain. Et pourtant, face à des actes tels que le génocide, l'homme ne peut pas, tout simplement, succomber à la résignation ou à la volonté de revanche. Que faire alors ? Peut-on envisager de punir ou de pardonner la volonté qui incarne le mal radical ? Peut-on véritablement rendre justice1 ? En effet, on peut observer un certain nombre de difficultés auxquelles il faut faire face dans le cadre de crimes ''hors du commun''. Tout d'abord il faut prendre en considération le fait qu'il devient impossible de rendre la justice en restant dans le cadre de la proportionnalité entre la peine et le crime. Ainsi, si un meurtrier récidiviste est condamné à la prison ferme à perpétuité, quelle peine peut-on alors envisager pour quelqu'un qui a participé à un génocide ou à des crimes contre l'humanité ? Une peine supérieure, torture ou peine de mort, induirait que l'on entre dans un processus de revanche et de vengeance, restant alors dans le cercle de la violence. Ce n'est en aucun cas le rôle qui est réservé à la justice. Pourtant, les raisons sont nombreuses pour persévérer dans la volonté d'amener les criminels de la Seconde Guerre Mondiale devant les tribunaux. Tout d'abord, on retrouve l'argument très simple qui consiste à dire qu'il faut punir les responsables de crimes et qu'à chaque fois qu'un criminel meurt en toute impunité c'est un constat d'échec qui s'impose à la justice. En outre, face à de telles atrocités, il fallait

1 VIÑUELES, Jorge E., ''Autour du « crime des crimes » : au-delà des affaires humaines ?'', Raisons politiques, janvier 2005, n°17, p. 11. 6 Michaud Emmanuel Introduction

2 empêcher que le temps fasse plonger les faits dans l'oubli. Le témoignage d'Elie Wiesel lors du procès de à Lyon est particulièrement éclairant sur ce point dans le sens où il invoque un devoir pour les vivants de ne pas oublier les victimes de ces crimes : ''Il s'agit plus que de la justice. Aucune justice n'est possible pour les morts, Et le tueur tue deux fois. La première en tuant, la seconde en essayant d'effacer les traces de son crime. Nous avons à empêcher la seconde mort car si elle avait lieu, ce serait alors de notre faute.'' Enfin, dans le cadre des crimes commis par les nazis et leurs alliés durant la Seconde Guerre Mondiale, ''il fallait réprimer ces actes, non par goût de revanche, mais pour affirmer sans réserves leur caractère répréhensible et la ferme détermination du genre humain à les combattre3.'' On retrouve ici les enjeux futurs que la justice doit relever lorsqu'elle traite de sujets aussi graves. En effet, laisser mourir en toute impunité les coupables de crimes odieux crée un précédent historique dangereux pour l'avenir. Ainsi, on peut craindre que cela alimente l'espoir pour les personnes qui seraient en passe de commettre des atrocités semblables de pouvoir mener une vie tranquille malgré leurs crimes sans être poursuivi par la justice. En outre , le plus gros problème aujourd'hui dans la traque et le jugement des anciens criminels de guerre nazis réside dans l'urgence imposée par leur vieillesse. C'est d'ailleurs ce qui ressort du programme de recherche des criminels nazis lancé en 2007 pour l'Argentine par le Centre Simon Wiesenthal4 et baptisé à juste titre ''Ultima Chance''. Condamné en 1944 et 1946 par la justice hongroise, c'est justement vers l'Argentine que s'était enfui dès 1944 Sandor Kepiro, avant de rentrer dans son pays en 1996. C'est dans ce pays que se concentrent désormais les recherches pour retrouver les derniers criminels de guerre nazis potentiellement en vie. Pour le Centre Wiesenthal, la raison est simple, comme l'explique son représentant pour l'Amérique latine Sergio Widder : ''Empezamos en porque es el país que fue mayor receptor de criminales de guerra después de la caída del Tercer Reich5.'' Si aujourd'hui l'Argentine coopère dans la poursuite des anciens hauts dignitaires du Troisième Reich, cette phrase sonne comme une accusation contre les régimes argentins en 6 place au moment de la fuite des criminels de guerre ; le pays aurait été complice de la fuite devant la justice de personnes responsables d'actes odieux. D'emblée, on se rend compte qu'étudier le rôle de l'Argentine dans l'accueil des nazis est un sujet très sensible. En effet, il s'agit d'analyser la responsabilité d'un pays face à des accusations graves ; la collaboration ème avec certains des plus grands criminels du 20 siècle : ou entre autres. D'ailleurs, on se rend compte que c'est une question très délicate lorsque l'on s'aperçoit que beaucoup de documents clés concernant l'accueil d'anciens nazis ont été détruits. A ce propos, ce qui est frappant c'est que ces destructions ont eu lieu à des moments différents de l'histoire, c'est le constat qui est fait par Uki Goñi : ''En ,

2 Elie Wiesel est un écrivain, rescapé du camp de concentration de Buchenwald. Il consacre une grande partie de son oeuvre à l'importance de la mémoire, en particulier s'agissant de l'Holocauste. En 1986, il reçoit le prix Nobel de la Paix. 3 VIÑUELES, Jorge E., ''Autour du « crime des crimes » : au-delà des affaires humaines ?'', Raisons politiques, op. cit., p. 26. 4 http://www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-95375-2007-11-28.html , [dernière consultation le 22 mai 2011]. 5 Ibid. 6 Si on considère que la fuite des nazis s'est étalée entre 1943 et 1955 (nous reviendrons au cours du développement sur le choix de ces bornes temporelles), les régimes en place sont donc : -1943-1944 : gouvernement du Président Pedro Pablo Ramírez. -1944-1946 : gouvernement du Président Edelmiro Farrell. -1946-1951 puis 1951-1955 : gouvernements du Président Juan Domingo Perón. Michaud Emmanuel 7 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

gran parte de la más importante documentación fue supuestamente destruída en 1955, durante los últimos días del gobierno de Perón, y de nuevo en 1996, cuando, al parecer, se ordenó la quema de los expedientes confidenciales de Migraciones que registraban el desembarco de los principales criminales nazis7.'' Face à une telle problématique, il convient de s'attacher à l'étude d'éléments concrets en parvenant à faire la part des choses entre la vérité historique et mythes populaires. Or, concernant la fuite des criminels de guerre nazis vers l'Argentine, la limite entre réalité et fiction est parfois ténue et les fantasmes vont bon train ; le sujet prend parfois une teinte presque folklorique. Par exemple, à Villa General Belgrano, dans la province de Córdoba8, on vend des guides de voyage nazi dans lesquels on apprend où peuvent être cachés les lingots d'or issus du trésor de guerre nazi et où Eva Braun et ont mis au monde le petit Adolfo.9 Face à ces difficultés, il convient de mettre sur pied une méthodologie rigoureuse. Dans un premier temps, pour bien saisir les problématiques liées à notre thématique, un rappel de l'histoire du nazisme et de son organisation s'impose. D'un point de vue étymologique, le terme ''nazi'' renvoie à l'abréviation de nationalsozialismus (national- socialisme). Le national-socialisme est un mouvement politique qui voit le jour le 24 février 1920 avec la fondation dans une brasserie munichoise du Nationalsozialistische deutsche Arbeitpartei (Parti national-socialiste ouvrier allemand, NSDAP) sous l'impulsion d'Adolf Hitler. A sa naissance, le parti est idéologiquement marqué par un fort antisémitisme un rejet catégorique du Traité de Versailles. Dans la foulée, le 9 novembre 1923, Hitler tente un coup d'Etat pour prendre le pouvoir mais cette tentative se termine par un échec cuisant, il est envoyé en prison. C'est durant cette période de détention de treize mois que Hitler va rédiger que l'on peut considérer comme la base idéologique du nazisme. Dans cet ouvrage, Hitler développe ses théories raciales qui placent en position de supériorité exclusive les Aryens. Ces derniers sont définis par leur origine nord-européenne et des caractéristiques physiques particulières : grands, blonds et aux yeux bleus. Selon Hitler, les Aryens constituent la race la plus pure et elle doit donc être préservée pour continuer à jouer un rôle moteur dans l'histoire de l'humanité. Pour pouvoir profiter pleinement de cette supériorité, les Aryens ont besoin, d'après Hitler qui reprend ici certains arguments du pangermanisme, d'un Lebensraum (espace vital) suffisant. Ce Lebensraum rassemblerait les peuples aryens et correspondrait au centre du monde. La conséquence de cette théorie d'un Lebensraum peuplé d'une race aryenne pure est la volonté d'expulser toutes les personnes qui pourraient venir perturber ce processus, c'est à dire tous les non aryens. Très vite, face à l'impossibilité pratique de cet objectif, la volonté d'expulsion va se transformer en un projet d'extermination des populations jugées indésirables et dangereuses pour la pureté de la race aryenne ; et conduire au massacre d'environ six millions de juifs, un million de Tziganes mais aussi d'handicapés, d'homosexuels et d'opposants politiques. En effet, malgré son premier échec, Hitler accède au pouvoir le 30 janvier 1933 lorsqu'il est nommé chancelier de l'Allemagne. Ensuite, les choses s'enchaînent très vite, le 15 mars il proclame le IIIe Reich, le 14 juillet 1933, il interdit les partis politiques autres que le NSDAP et le 3 août 1934, il cumule à sa fonction de chancelier celle de Président de la République suite à la mort du Chef de l'Etat Paul von Hindenburg. Et, si la République de la Weimar n'est jamais officiellement abolie, l'Allemagne est désormais organisée d'une manière bien particulière entre la hiérarchie du IIIe Reich et la bureaucratie du NSDAP. 7 GOÑI, Uki, La auténtica Odessa, Buenos Aires, Area Paidós, 2008, p. 23. 8 Annexe 1, carte politique de l'Argentine 9 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, Buenos Aires, Edhasa, 2005, p. 44. 8 Michaud Emmanuel Introduction

En effet, les deux systèmes vont cohabiter en ayant chacun son mode de fonctionnement ce qui va d'ailleurs créer certains conflits. D'une part, on retrouve donc le NSDAP. Le parti, pour asseoir sa domination sur le pays, va mettre en place deux milices paramilitaires : la SA (, section d'assaut) et la SS (, escadron de protection). La SA est créée en 1921 et elle va surtout jouer un rôle dans l'accession au pouvoir de Hitler. En effet, fin juin 1934, elle est victime d'une épuration lors de la Nuit des Longs Couteaux et son influence va décliner par la suite. C'est à ce moment-là que la SS, créée en 1925, va commencer à prendre de l'importance. Initialement prévue pour assurer la sécurité de la personne de Hitler, elle va en réalité avoir des missions beaucoup plus variées, c'est notamment elle qui est en charge des camps de concentration. La SS se divise en différentes sections : les Waffen-SS (sa branche militaire), les SS-Totenkopfverbände (les gardiens des camps de concentration), la Allgemeine-SS (qui correspond à la SS originale mais qui prend ce nom en 1934 justement pour se distinguer des autres groupes) et le SD (, service de sécurité qui est en fait le service de renseignement de la SS). Le SD se divise lui-même en deux avec le SD-Inland pour les questions intérieures et le SD- Ausland pour les questions internationales. A côté de ces sections d'intervention, le NSDAP dispose d'une organisation pyramidale à la tête de laquelle se trouve Hitler, suppléé dans cette tâche par . Ainsi, le NSDAP organise le territoire allemand en nombreuses subdivisions qui comptent chacune un responsable auprès du parti pour un contrôle de la population au niveau local : Blockleiter (responsable à l'échelle de l'immeuble), Zellenleiter (à l'échelle d'un quartier), Ortsgruppenleiter (à l'échelle de la commune), Kreisleiter (à l'échelle d'un regroupement de communes) et les Gauleiter (à l'échelle des régions appelées Gau). Cette bureaucratie partisane compte environ 25 000 employés en 1935. Le dernier élément que l'ont peut évoquer par rapport au NSDAP, c'est la rapide ascension dont il a été l'objet. En effet, aux élections générales de 1928, il ne rassemble que 3% des votes contre 37,3% seulement 4 ans plus tard aux élections qui se tiennent en juillet 1932. De même, le nombre de ses membres augmente rapidement passant de 1,5 millions d'adhérents en 1932 à cinq millions en 1939. Parallèlement au NSDAP, interviennent les institutions classiques d'un Etat totalitaire. En haut de cet Etat, on retrouve Adolf Hitler qui dirige un gouvernement composé de ministères à la tête desquelles il place progressivement des membres du NSDAP : aux Affaires Etrangères, Wilhelm Frick à l'Intérieur, etc. Par ailleurs, il existe dans l'organisation de l'Etat nazi une police politique, la pour Geheime Staatspolizei (Police secréte d'Etat) qui joue en réalité le rôle de police politique, elle est dirigée entre 1934 et 1945 par Heinrich Müller. Bien entendu, l'Etat hitlérien va réformer l'Armée qui devient en 1935 la dont le chef d'Etat-Major est Alfred Jodl. Elle se compose de trois divisions : la Heer (Armée de terre), la Kriegsmarine (la Marine) et la Luftwaffe (l'Armée de l'air). La superposition du NSDAP et de l'administration du IIIe Reich va provoquer un certain nombre de conflits entre les dirigeants de ces deux bureaucraties. A aucun moment, le partage des responsabilités ne sera clairement défini, ce flou peut être illustré par une déclaration de Hitler au Congrès de Nuremberg en 1935 : ''Ce que l'Etat ne pourra réaliser, sera fait par le parti.''En réalité, la pratique va faire que généralement les plus hauts dirigeants cumulent des fonctions importantes dans les deux hiérarchies. Ces ambiguïtés organisationnelles ne vont pas empêcher l'Allemagne nazie de commettre les crimes qu'on lui connaît et lorsque l'on parle de criminels nazis, on peut considérer que cela englobe toutes les personnes qui ont participé à ce processus meurtrier en jouant un rôle soit dans l'administration allemande soit dans celle du NSDAP ; un Gauleiter qui par ses décisions va envoyer des centaines de Juifs à la mort ou un agent de la Gestapo qui va arrêter un militant communiste par exemple. A l'étranger, quand on parle de criminels nazis d'autres pays, on peut dire que cela correspond aux personnes qui

Michaud Emmanuel 9 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

ont collaboré avec les projets nazis ou les forces d'occupation dans les pays conquis par la Wehrmacht (comme la par exemple). Cette collaboration a pu prendre des formes très variées : une collaboration d'Etat dans un cadre gouvernemental comme avec Ante Pavelic, le chef d'un Etat à la solde des nazis durant l'occupation de la Yougoslavie ; une collaboration idéologique en soutenant des secteurs proches des forces allemandes comme avec sa participation à des journaux et des partis politiques qui soutenaient l'occupation de la Belgique ; ou encore une collaboration économique de dirigeants d'entreprises comme ce fut le cas de Emile Dewoitine dans le secteur aéronautique français. Nous reviendrons plus en détails sur la diversité et le parcours de ceux qui composent les réfugiés nazis lors de notre première partie. Néanmoins, il convient dès à présent d'effectuer une précision quant à l'emploi du vocabulaire. En effet, pour les personnes n'ayant jamais été soumises à un procès et condamnées par la justice, le respect de la présomption d'innocence nous obligerait à utiliser des expressions telles que ''criminels de guerre présumés'' ou ''soupçonnés d'avoir commis des crimes contre l'humanité''. Mais de manière générale, notre sujet s'intéresse à des criminels qui ont été soumis à un procès comme Sandor Kepiro par exemple ou à des personnes pour lesquelles les preuves historiques de leur culpabilité sont trop accablantes pour nous imposer une telle rigueur en terme de vocabulaire comme dans le cas de Josef Mengele. La question de la fuite des criminels de la Seconde Guerre Mondiale peut être abordée de points de vue très différents. On peut s'attacher à suivre la trajectoire personnelle de hauts dignitaires en particulier comme c'est le cas dans de nombreux ouvrages10. On peut également s'attacher à analyser les conséquences que ces fuites ont pu avoir en Europe notamment en terme de mémoire collective et de reconstruction des sociétés bouleversées par la Seconde Guerre Mondiale. Mais, et ce sera notre angle d'approche, l'objectif peut aussi être de se situer de l'autre côté de l'Atlantique en étudiant la fuite des anciens criminels de guerre nazi du point de vue des sociétés sud-américaines. Pour délimiter géographiquement le sujet, là encore les solutions sont multiples même si la question de l'exil des nazis européens concerne surtout les pays de ce qu'on a coutume d'appeler le Cône Sud, prenant alors en compte le Chili, le , l'Argentine, l'Uruguay et le Sud du Brésil. Dans tous ces pays, des cas de criminels en fuite on été répertoriés. Tout d'abord au Chili avec l'exemple de la Colonia qui fut le siège d'une sorte de secte dirigée par l'ancien fonctionnaire SS Paul Dignidad Schaeffer puis l'un des centres de torture sous la dictature d'Augusto Pinochet ; depuis

2007, le lieu a été transformé en village de vacances 11 . En outre, on peut citer l'exemple du

Paraguay qui a, selon toutes vraisemblances accueilli les derniers jours de Martin Bormann

er dont on a perdu la trace durant la nuit du 1 au 2 mai 1945 en plein siège de

12 . Enfin, on peut évoquer le cas du Brésil où s'est réfugié Josef Mengele jusqu'à sa mort

en 1979. Certaines hypothèses attribuent même à « l'Ange de la Mort » des expériences

10 Voir par exemple : -CAMARASA, Jorge, Le mystère Mengele : sur les traces de l'ange de la mort en Amérique latine, , Robert Laffont, 2009, 170 pages. -CESARANI, David, Adolf Eichmann, Paris, Tallandier, 2010, 556 pages. 11 http://www.rue89.com/2010/12/08/au-chili-une-colonie-nazie-devenue-centre-de-vacances-179819 , [dernière consultation le 25 mai 2011]. 12 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, Montevideo, Rumbo editorial, 2005, pp.48-49. 10 Michaud Emmanuel Introduction

concernant la gémellité dans le village de Cândido Godói, elles expliqueraient les taux de

naissances de jumeaux hors norme de cette localité de l'Etat du Rio Grande do Sul 13 . Mais, comme nous avons déjà eu l'occasion de l'aborder, le pays qui a accueilli le plus de nazis est l'Argentine. Nous choisirons donc de nous concentrer sur le cas argentin en analysant du point de vue de ce pays l'arrivée de centaines de personnes fuyant la justice. Par ailleurs, le fait de ne choisir qu'un seul pays pour l'étude de la question permet de dresser des parallèles intéressants entre les évolutions politiques, économiques et sociales propres à ce pays et son comportement vis-à-vis de ces réfugiés au statut bien particulier. Ainsi, l'un des objectifs de ce travail sera de mettre en relief certains aspects de l'histoire argentine en s'appuyant sur l'attitude de ce pays vis-à-vis des criminels de guerre nazis réfugiés. Par exemple, l'étude de la question de la fuite d'anciens nazis vers l'Argentine peut nous permettre d'aborder des éléments comme l'évolution des politiques migratoires argentines ème depuis le 19 siècle ou encore la position de neutralité du pays durant la Seconde Guerre Mondiale. Mais notre thème renvoie aussi à des questions qui touchent à une histoire plus récente, notamment lorsque l'on aborde des problématiques liées à la dictature militaire de 1976-1983 en analysant le rôle politique des réfugiés nazis durant cette période. Ainsi, notre travail s'intéressera à des questions touchant principalement à l'histoire mais sans pour autant négliger les enjeux actuels comme l'arrestation des derniers criminels présumés pour les traduire en justice. En outre, la coopération de l'Argentine dans ce processus a une influence particulière sur l'image que le pays donne de lui au monde. Pour atteindre ces objectifs, nous allons devoir nous pencher sur des documents de nature très variée, pour rendre compte justement des aspects historiques et actuels du sujet. Tout d'abord, une grande partie de notre bibliographie va résider dans des ouvrages et des articles historiques qui analysent la fuite des anciens criminels de guerre nazis vers l'Argentine. Dans la plupart des cas, ces documents proposent une étude assez sobre de la question en se cantonnant à une investigation d'un genre presque policier. Beaucoup des auteurs se contentent de retrouver les traces des trajectoires des hauts dignitaires du Troisième Reich sans proposer une approche très problématisée. Cette limite est probablement due au fait que ce sujet d'étude est presque l'exclusivité d'auteurs argentins qui sont encore peu nombreux à se pencher sur la question ce qui limite les perspectives de débats historiographique. De plus, comme nous l'avons déjà évoqué, beaucoup de documents concernant la question ont été détruits et dans ce contexte le simple fait de trouver des pièces du puzzle est déjà une grande avancée pour la recherche. En outre, décortiquer les pièces à conviction est un travail de longue haleine qui prend beaucoup de temps ; or, les archives n'ont été ouvertes aux historiens que dans les années 1990. Face à ce constat, l'enjeu pour nous est donc de parvenir à détecter dans les ouvrages à portée historique les éléments qui peuvent ouvrir au débat. Un autre document important pour le traitement de notre sujet est le rapport de la Comisión para el Esclarecimiento de las Actividades Nazis en la República Argentina (Commission pour l'Eclaircissement des Activités Nazis en Argentine, CEANA)14. Ce rapport avait émané d'un processus initié au début des années 1990. Ainsi, en 1992 le Président Carlos Menem ordonne l'ouverture des archives de la Police Fédérale concernant la la présence de nazis en Argentine. Un an plus tard, en 1993, ce sont au tour des archives du Ministerio de Asuntos Exteriores (Ministère des Affaires Etrangères) d'être ouvertes au

13 http://www.nytimes.com/2009/02/23/world/americas/23iht-twins.1.20365644.html , [dernière consultation le 25 mai 2011]. 14 Rapport de la CEANA disponible à l'adresse suivante : http://www.bnaibrith.org.ar/PDFs/CEANAINFORMEFINAL.pdf , [dernière consultation le 28 mai 2011] Michaud Emmanuel 11 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

public puis en 1996 celles de la Banque Centrale. Cette démarche aboutit en 1997 avec la création de la CEANA en 1997. Comme mentionné dans l'introduction du document, ce rapport s'inscrivait dans un processus double : ''conceder la extradición de nazis acusados de haber sido criminales de guerra por una parte, y por la otra (...) ingresar al dominio público documentos acerca de los criminales de guerra nazis en la Argentina15.'' Si le lancement d'une démarche officielle concernant les activités nazies en Argentine a dans un premier temps réjoui les historiens qui travaillaient sur le sujet, ils ont finalement été relativement déçus. En effet, d'après eux, les documents rendus publics n'apportaient pas d'informations très intéressantes et ils mirent également en cause la rigueur et la véracité historique de certains développements. Par exemple, Uki Goñi se montre très critique vis- à-vis du rapport de la CEANA dans la conclusion de son ouvrage La auténtica Odessa.16 Pourtant, dans le même ouvrage, l'auteur se sert d'informations données par ce document, notamment lorsqu'il évoque les relations du gouvernement de Perón avec le Vatican.17 Il semble donc que l'utilisation du rapport de la CEANA pour nos recherches soit conditionnée par une lecture critique du document et une nécessaire confrontation à d'autres sources des informations qu'il contient. En effet, il faut garder à l'esprit le fait qu'il soit l'émanation d'une commande politique et que par conséquent son objectif exclusif n'est pas la recherche historique, d'autres intérêts entrent forcément en compte. Le troisième élément sur lequel nous allons nous appuyer est la presse. D'une part, ce support de recherche nous permet d'analyser la situation comme elle était perçue au moment des faits. D'autre part, l'étude des articles de journaux permet de mettre en relief l'actualité du sujet tant sur l'évolution des recherches scientifiques que sur l'apparition de faits nouveaux comme l'arrestation d'un criminel de guerre présumé. A partir de ces documents, il s'agit de fournir un travail qui ouvre le débat pour sortir d'un cadre simplement descriptif en proposant une approchant problématisée de la position de l'Argentine vis-à-vis des criminels de guerre nazis en fuite. Il a donc fallu confronter les différents éléments déjà existants pour arriver à quelque chose de nouveau à travers une question qui interpelle. Le meilleur moyen pour aider à l'émergence d'un débat est de trouver une problématique polémique dans le sens où elle déclenche des réactions de la part des lecteurs. Le fil conducteur de notre travail va donc être de se demander si l'Argentine est condamnable pour son attitude envers les criminels de guerre nazis en fuite à l'issue de la Seconde Guerre Mondiale. Pour permettre de prendre en compte tous les éléments de cette problématique nous entendons l'Argentine au sens large du terme c'est à dire l'Etat et ses Institutions mais aussi la société argentine dans son ensemble. Notre légitimité a priori pour mener une telle démarche -analyser la culpabilité d'un pays- est relativement faible, d'autant plus qu'il s'agit de l'Argentine étudiée d'un point de vue français, nous allons donc tâcher de mener un développement rigoureux en nous appuyant sur des éléments concrets. Dans un premier temps, nous tâcherons d'étudier le système mis en place depuis l'Europe pour permettre l'exil des fuyards vers l'Argentine. Sur ce point il est important de voir que l'Argentine a joué un rôle non seulement dans l'accueil de ces personnes mais aussi dans leur protection une fois installées en Argentine en leur offrant la possibilités de mener

15 Ibidem, p. 10. 16 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 171. 17 Ibidem, p. 136. 12 Michaud Emmanuel Introduction

des vies ''normales''. Dans cette première partie de notre développement, il est aussi crucial d'analyser les interactions de l'Argentine avec d'autres acteurs de la scène internationale, le Vatican et le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) entre autres. Dans un second temps, on analysera les dynamiques sociales argentines en lien avec notre sujet sur le long terme (pour l'immigration par exemple) ou sur des périodes plus courtes (l'étude des secteurs d'extrême-droite dans la population argentine des années 1930). Cette partie nous permettra de questionner l'argument souvent avancé qui consiste à dire que l'accueil de criminels nazis n'était guidé que par des arguments réalistes : servir les intérêts du pays. N'y avait-il pas en parallèle des arguments plus idéologiques dictés par des mouvements en action dans la société argentine ? Enfin, il s'agira de se pencher sur les conséquences concrètes de la présence sur le territoire argentins d'anciens criminels de guerre. Là encore, l'idée est de remettre en cause l'argument réaliste mais cette fois en lui opposant une analyse pragmatique des faits. Les anciens nazis réfugiés en Argentine ont-il vraiment servi les intérêts du pays ?

Michaud Emmanuel 13 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

Cette première partie a pour objectif principal de poser les bases de notre sujet en proposant une description des mécanismes qui ont provoqué et rendu possible l'exil vers l'Argentine de criminels nazis de la Seconde Guerre Mondiale. Ce panorama va toutefois aspirer à une description problématisée, notamment en ce qui concerne le rôle joué par l'Argentine. Ainsi, dans un premier temps, il convient de démontrer la diversité des cas et la difficulté pour établir des profils type de criminels de guerre en fuite. Par la suite, il est intéressant d'étudier l'articulation entre d'une part, les éléments extérieurs à l'Argentine (le contexte et les acteurs internationaux) et d'autre part les acteurs internes au pays (les dirigeants politiques et l'administration).

A. Qui étaient les criminels de guerre ? Des trajectoires nombreuses et très diverses

Ainsi, on peut commencer par chercher à définir quelle était l'identité de ces personnes qui ont fui leur Europe natale pour trouver refuge à l'autre bout du monde. Après nous être penchés sur une analyse temporelle et quantitative, nous tâcherons de voir qu'il n'existe pas de profil type concernant les nazis en fuite en Argentine. Enfin nous nous intéresserons à ce qu'ils sont devenus une fois arrivés en Argentine.

1. Quand ? Et Combien ? Des cadres temporel et quantitatif difficiles à établir Il est relativement compliqué de donner une date précise marquant le commencement de l'exil de criminels de guerre vers l'Argentine. Néanmoins, les historiens s'accordent à dire que les migrations ont commencé au cours de l'année 1943, c'est en tout cas le parti pris par Carlos De Nápoli18. Il est vrai que le choix de 1943 apparaît comme assez pertinent. En effet, après la défaite allemande de Stalingrad le 31 janvier 1943, des tribunaux soviétiques commencent à juger les criminels de guerre faits prisonniers au cours de cette bataille. De plus, c'est lors de cette même année 1943 que la radio britannique BBC diffuse pour la première fois à l'antenne des listes de criminels de guerre. C'est donc cette pression naissante qui aurait poussé certains nazis à choisir l'exil vers l'Argentine bien avant la fin du conflit. Néanmoins, il n'existe aucune preuve matérielle de l'arrivée de tels migrants si tôt. D'autre part, si des nazis ont fui dès l'année 1943, ils ont été peu nombreux et cette émigration a concerné des personnes ayant des relations haut placées et probablement

18 DE NAPOLI, Carlos, Los cientifícos nazis en la Argentina, Buenos Aires, Edhasa, 2008, p. 54. 14 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

beaucoup d'argent pour pouvoir s'offrir un exil vers l'Amérique du Sud. Ce n'est donc que lorsque la défaite se faisait imminente à partir de la fin de l'année 1944 que les nazis ont véritablement commencé à s'inquiéter pour leur avenir. Dans un premier temps, nombreux sont ceux qui ont eu pour réflexe d'aller se réfugier dans des pays européens proches qui leur offraient une certaine sécurité : l'Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou encore la neutralité de la Suisse. Pour ce qui est de l'exil vers l'Argentine, celui-ci a débuté de manière importante surtout à partir de l'armistice du 8 mai 1945. Cet exode est provoqué principalement par deux éléments. La première raison est la volonté des criminels de guerre de fuir la justice. En effet, dès la fin de la guerre, naît l'idée qu'il faut organiser un grand procès des crimes nazis. Cette idée est impulsée par les vainqueurs et notamment Franklin Roosevelt qui se justifie en expliquant ''qu'il sera plus équitable et efficace d'ouvrir un procès régulier qui fournira aux générations futures un dossier complet des forfaits et des crimes nazis19.'' C'est ainsi que s'ouvre le 20 novembre 1945 le procès de Nüremberg dont les chefs d'accusation sont crimes de guerre, crimes contre l'humanité et complot contre la paix. Mais si Nüremberg est resté comme le symbole de cette justice des vainqueurs post-Seconde Guerre Mondiale, les nazis et leurs collaborateurs étaient aussi confrontés à la justice des pays occupés et ce à travers toute l'Europe. Egalement menacés par la vengeance spontanée et parfois très violente des populations victimes de leurs exactions, les nazis et leurs complices vont très rapidement avoir le sentiment de ne plus être en sécurité nulle part en Europe. C'est ce qui va les pousser à s'enfuir vers des pays lointains, à la recherche de davantage de tranquillité. Plus tard, certains vont fuir ou rester en exil pour échapper aux condamnations par contumace dont ils ont fait l'objet. C'est le cas par exemple de Emile Dewoitine condamné le 9 février 1948 à 20 ans de travaux forcés par la justice française ou encore de Klaus Barbie condamné deux fois à mort en France en 1952 et 1954. La seconde raison qui explique l'exil de certains nazis est leur volonté de fuir la société allemande d'après-guerre. Ainsi, nombre d'entre eux, même s'ils ne sont pas recherchés par des tribunaux vont quitter leur pays dans lequel ils ne se reconnaissent plus. En effet, la reconstruction de l'Allemagne occidentale, soutenue par les EU, est synonyme de démocratie et d'économie de marché, ce qui est insupportable pour les adorateurs du Troisième Reich pas plus enthousiasmés d'ailleurs par le chemin pris par l'Allemagne de l'Est. Beaucoup vont refuser d'assister impuissants à la transformation de leur pays et préférer l'exil. Les exils vers l'Argentine vont se poursuivre jusqu'au début des années 1950 mais là encore il est difficile d'établir une date précise qui correspondrait à la fin de l'arrivée d'anciens nazis. Le cadre temporel est donc assez difficile à définir mais on peut affirmer de manière assez satisfaisante qu'il s'étend de 1943 à 1955. Mais il est également difficile d'être précis par rapport au nombre d'anciens nazis qui sont entrés en Argentine durant cette période. A ce propos, on peut remarquer que les historiens sont loin d'être d'accord entre eux. Ce débat est mis en perspective par Jorge Camarasa20 qui confronte les chiffres avancés par les différents spécialistes avec lesquels il a réalisé des entretiens. Ainsi, d'après Ignacio Klich et Holger Meding, entre 1945 et 1955, 80 000 Allemands et Autrichiens sont arrivés avec des papiers légaux, 20 000 environ vont rester vivre en Argentine. Il faut y ajouter un groupe estimé à entre 11 000 et 20 000 individus qui sont entrés avec de faux documents ou de faux noms. Parmi tous ces migrants, les 19 CLARKE, Isabelle, La traque des nazis, Paris, France Télévision Distribution, 2007. 20 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refuio de nazis y criminales de guerra, Buenos Aires, Planeta, 1995, p. 317. Michaud Emmanuel 15 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

deux investigateurs estiment qu'il y a eu 800 militants nazis 50 criminels de guerre qui sont entrés en Argentine. Néanmoins, ces chiffres n'incluent pas les Belges les Français ou encore les Croates qui ont été très nombreux. Pour qui s'est entretenu avec Jorge Camarasa en 1994, en prenant en compte les Allemands, les Autrichiens et les Croates, on arrive à une estimation qui s'élève à 60 000 migrants dont seulement la moitié a fait usage de papiers d'identité en règle. Pour compléter cette analyse, on peut se pencher sur le travail effectué par la CEANA21. Carlota Jackisch observe pour son étude une distinction intéressante entre les criminels de guerre, les agents des services secrets et ceux qui les ont aidés à s'enfuir vers l'Argentine, effectuant un décompte pour chacune de ces catégories. Pour reprendre sa typologie, elle dénombre 65 ''criminales de guerra'', 4 ''propagandistas y agentes de inteligencia'' et 6 ''colaboradores en la huida de los nazis''. Ce travail se concentre donc sur les responsables directs des crimes de guerre, laissant de côté les milliers de militants nazis aux responsabilités inférieures qui ont fui le continent européen. Pour compléter cette analyse des différentes estimations faites par les historiens, on peut encore citer Santiago Tricánico22 qui évoque l'entrée de 7 500 nazis dont 5 000 Croates ou Gaby Weber23 qui parle elle de 50 000 Allemands, 8 000 Croates, des Français et des Belges (sans préciser le nombre) parmi lesquels les criminels de guerre recherchés ne dépasseraient pas les 300. Au vu de ces divergences, on peut observer encore une fois une certaine forme de flou autour de notre sujet. Néanmoins, si les historiens peinent à s'accorder sur le nombre total d'anciens nazis qui sont entrés en Argentine, ils semblent converger vers l'idée selon laquelle le nombre de criminels de guerre, qui n'excède jamais 300, demeure relativement limité par rapport à l'ensemble. Il est donc assez compliqué de donner des éléments temporels et quantitatifs précis concernant l'arrivée d'anciens nazis en Argentine, les données dont nous disposons permettent davantage de tracer des grandes lignes. Une fois cette analyse effectuée, il convient désormais de chercher à comprendre quel était le profil des nazis qui se sont enfuis vers l'Argentine.

2. Une grande diversité des cas, l'impossibilité de construire un profil type Ce qui est d'emblée frappant concernant les caractéristiques de ces populations est la grande diversité qui prédomine avec de grandes différences entre les différents individus ; concernant leur nationalité, leur grade mais aussi les crimes qu'ils ont commis et leur responsabilité. Tout d'abord, si, comme nous l'avons vu, les Allemands constituent une grande majorité, on peut être frappé par le nombre de nationalités différentes représentées. Ainsi, on retrouve aussi des Français comme Charles L'Escat, des Tchèques (Pavel Eisner par exemple), des Belges (Pierre Daye entre autres), des Danois (représentés par Carl Vaernet), etc. On peut véritablement reconstituer une mosaïque de l'Europe avec les nazis enfuis en Argentine. Mais ces exilés se différencient également les uns des autres par les crimes qu'ils ont commis. Il convient de préciser qu'on observe des degrés d'atrocité très variable. Il n'est peut-être pas forcément opportun d'établir une échelle de l'horreur nazie car on risque de 21 Rapport de la CEANA, op. cit., voir : JACKISCH, Carlota, « Cuantificación de criminales de guerra según fuentes », pp. 76-113. 22 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 23. 23 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, Buenos Aires, Edhasa, 2005, p. 10. 16 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

minimiser certains crimes alors que tous ont été commis au service de buts abominables. Cependant, il est important de mettre en exergue certaines différences. Ainsi, au summum de l'horreur, on retrouve certains symboles de la barbarie nazie avec des médecins qui ont profité de leur pouvoir pour faire des expériences sur les hommes. C'est le cas très connu de ''l'Ange de la mort'', Josef Mengele. Chargé de la sélection des déportés à l'entrée d'Auschwitz, il profite de son poste pour réaliser de lugubres expériences ''scientifiques'' portant notamment sur les jumeaux qu'il traite comme de véritables rats de laboratoires. L'enjeu des jumeaux pour Mengele est crucial car pour lui la compréhension et la maîtrise du phénomène pourraient permettre de démultiplier la race aryenne. Un autre exemple de médecin tortionnaire est celui de Carl Vaernet. ''Spécialiste'' de l'homosexualité qu'il considère comme une maladie, il va faire des expériences sur les déportés de Buchenwald pour y trouver un remède. Ces expériences consistent à castrer, stériliser ou encore implanter des capsules de testostérone aux détenus. Ces personnes, souvent comparées à des ''monstres'' ne peuvent pas être mises sur le même niveau que des gens comme Emile Dewoitine par exemple. Ce français, spécialiste de l'aéronautique va travailler pour des entreprises de ce secteur dans la zone occupée. Enfui en Argentine, il est condamné par contumace, comme nous l'avons déjà mentionné, à 20 ans de travaux forcés pour intelligence avec l'ennemi et atteinte à la sécurité nationale. Sur un tout autre plan encore, on peut évoquer le cas d'Auguste Joseph Ricord, alias Lucien Dargelles qui est davantage un bandit qu'autre chose. Déjà condamné avant guerre pour des vols, il collabore avec la Gestapo à Marseille. L'exposé de ces différents exemples nous montre bien qu'on ne peut pas mettre sur le même plan tous les réfugiés nazis vers l'Argentine. Si tous ont participé de près ou de loin au régime nazi, il faut probablement garder à l'esprit qu'il existe une différence entre un industriel ayant collaboré économiquement avec le régime et quelqu'un qui a torturé de sang froid des dizaines de victimes. Cette distinction ne doit toutefois pas faire oublier qu'ils ont tous été acteurs de ce système meurtrier ; émettant ou non des réserves à certains pans de la pensée de Hitler, tous ont une part de responsabilité qui ne peut être contestée. Il faut également remarquer qu'on observe un large panel dans les degrés de responsabilités des personnes qui ont fui vers l'Argentine. Ainsi, on retrouve des individus qui étaient tout en haut de la hiérarchie nazie comme le dictateur Ante Pavelic, chef d'Etat de la Croatie nazie ou , membre de la SS et commandant de différents camps de travail en Pologne. A l'opposé, on va retrouver une multitude de simples sympathisants du parti nazi. Il est donc difficile d'établir un profil type, les différences sont très grandes entre les personnes qui ont fui l'Europe pour se réfugier en Argentine. Néanmoins, on peut remarquer que dans certains cas des similitudes notamment de nationalité vont pousser des fuyards à se regrouper pour former de véritables communautés. Cette observation est particulièrement vraie pour les Croates qui vont se rassembler autour des anciens dignitaires de la dictature nazie : Ante Pavelic, Branko Benzon ou Vjekoslav Vrancic. Cette grande diversité des cas parmi les arrivants va nous amener à montrer qu'une fois sur place aussi les destins des nazis en fuite vont être très différents les uns des autres.

3. Des destins différents Tout d'abord, il faut établir une distinction entre les nazis en fuite qui on gardé leur identité et ceux qui ont décidé de changer de nom et de faire une croix sur leur vie passée, n'évoquant parfois rien de leur vie antérieure. Ensuite, il faut rappeler qu'on ne dispose pas d'informations rigoureuses pour toutes les personnes. On peut opposer sur ce point

Michaud Emmanuel 17 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

les exemples d'Adolf Eichmann et de Martin Bormann, tous deux des hauts dignitaires du Troisième Reich. Si nous disposons de nombreux témoignages et informations sur la vie que mena le premier en Argentine, tout est beaucoup plus aléatoire pour ce qui est du parcours de Martin Bormann, officiellement décédé le 2 mai 1945 à Berlin mais dont de nombreux éléments établissent qu'il est décédé en Amérique du Sud24 dans les années 1970. Ainsi, grâce à l'importante littérature sur son cas, on sait qu'Adolf Eichmann est arrivé en Argentine le 14 juillet 1950 avec un passeport de la Croix Rouge au nom de Ricardo Klement. C'est sous cette identité d'emprunt qu'il va mener sa vie en Argentine. Il travaille dans un premier temps pour l'entreprise CAPRI à Tucumán. Il est rejoint par sa femme en 1952 et part pour Buenos Aires durant l'année 1953 où il occupe un poste d'électricien dans l'entreprise Mercedes-Benz Argentina. C'est en quelque sorte une coïncidence qui va mettre le Mossad sur ses traces. En effet, son fils se noue d'amitié avec la fille d'un rescapé de Dachau, Lothar Hermann. Celui-ci, choqué par les propos antisémites de la famille Klement alerte le responsable du procès de Francfort Fritz Bauer ; ce dernier met au courant le Mossad. Le 11 mai 1960, Adolf Eichmann est capturé par les services secrets israëliens à la sortie de son travail. A l'issue de son procès à Jérusalem il est condamné à mort le 11 décembre 1961 et exécuté par pendaison le 1er juin 1962. Concernant le cas d'Adolf Eichmann, il est intéressant de se pencher sur son niveau de vie en Argentine. En effet, il semblerait que ce haut fonctionnaire du Troisième Reich, responsable de la solution finale, menait finalement une vie relativement modeste par rapport à ses fonctions durant la Seconde Guerre Mondiale. En Argentine, il vivait dans le quartier pavillonnaire d'Olivos à Buenos Aires, et subvenait aux besoins de sa famille grâce à son salaire de technicien d'usine. Cette idée selon laquelle les nazis exilés vivaient en Argentine de façon plutôt modeste est toutefois démentie par Uki Goñi : ''las lujosas casas y las elegantes y sinosas calles del barrio Palermo Chico desmienten la creencia de que los colaboradores de Hitler estuvieron poco menos que condenados a vivir en la miseria durante su largo exilio en Argentina25.'' D'ailleurs, beaucoup de hauts gradés vont faire perdurer leur statut social élevé durant la domination nazie de l'Europe lorsque leur nouvelle vie argentine commence. On peut citer l'exemple de , capitaine de la SS à , il va bénéficier de sa notoriété pour devenir un véritable notable à Bariloche et sa région. Propriétaire de la boucherie Viena Delicatessen, il devient plus tard Président de l'Association Culturelle germano-argentine. On peut également évoquer le cas de qui s'installe dans la province de Córdoba où il devient conseiller municipal chargé de la chasse et de la pêche à Rio Tercero26. Il mourra en 1970 sous le nom de Carlos Lücke. Néanmoins, quelle que soit la position sociale qu'ils occupent en Argentine, ils se rendent vite compte que leur rêve de renaissance du Reich que ce soit en Allemagne ou ailleurs s'éloigne de plus en plus. Ainsi, dès les années 1960, l'Allemagne de l'Ouest s'est reconstruite et tente de tourner la page sur son passé en s'orientant vers la construction européenne et les Etats-Unis ; en 1955 la RFA rejoint l'OTAN. Ainsi, dans cette Allemagne qui veut passer à autre chose, l'heure est plutôt à l'oubli et à la dénazification et les anciens nazis y sont de moins en moins inquiétés. De plus, en Argentine aussi le contexte change par rapport au moment de leur arrivée. En 1955, la Revolución Libertadora chasse Perón qui était perçue par nombre de nazis comme un soutien dans les plus hautes sphères de l'Etat. Et, même s'ils ne sont pas plus inquiétés par les nouveaux dirigeants argentins, ils 24 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 49. 25 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 24. 26 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refuio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 82. 18 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

vont avoir le sentiment d'être moins protégés par cette nouvelle élite politique. Les nouveaux hommes forts de l'Argentine instaurent une dictature militaire qui s'inscrit dans un rejet total de l'héritage péroniste. Après avoir fermé le Congrès et court-circuité la Cour Suprême, ce mouvement politique place à la tête du pays Arturo Frondizi le 1er mai 1958, il ne montrera pas de volonté particulière de chasser les nazis présents en Argentine. L'évolution du destin des nazis en exil en Argentine est très bien résumé par Gaby Weber : La mayoria de los 50 mil nazis inmigrados regresan a Alemania, no para tomar el poder en Bonn, sino para no perder sus derechos jubilatorios. Alli guardan silencio sobre su pasado, aunque no por temor a un improbable procesamiento penal, sino para evitar el rechazo o el desprecio. (...) A fines de los años 50, los nazis que permanecieron en Argentina comienzan a llevar una vida normal, pero en contraste con quienes regresaron, mantienen abiertamente sus costumbres y 27 continuan viviendo en su mundo politico imaginario . Une fois installés en Argentine, les nazis en fuite vont donc avoir des trajectoires bien différentes ; certains vont s'intégrer à la société argentine tandis que d'autres vont préférer retourner en Allemagne une fois le calme revenu. Ce panorama liminaire nous a permis de mieux comprendre la diversité des cas en ce qui concerne les nazis en exil en Argentine. Les parcours de ces réfugiés tant pendant la guerre qu'une fois installés dans le Cône Sud divergent fortement les uns des autres et il est tout à fait impossible de mettre sur pied un profil type ; c'est tout juste si l'on peut rassembler les individus en groupe comme c'est le cas pour les Croates par exemple. A partir de ce constat, on peut se demander pourquoi des personnes si différentes ont choisi de manière massive une même terre d'exil. Nous allons voir que l'explication provient principalement de l'articulation entre d'une part, le contexte et des acteurs internationaux ; et d'autre part, l'Etat argentin. C'est ce qui va nous permettre de comprendre la mise en place de routes migratoires vers l'Argentine.

B. Un contexte international qui va permettre la mise en place de différentes routes migratoires

En introduction de ce développement, il convient d'aborder le point de départ de la construction des routes migratoires qui vont permettre aux nazis de s'échapper une fois la guerre perdue. Ce point de départ réside dans ce que les historiens vont appeler la réunion ou rencontre de la Maison Rouge, pour le nom de l'hôtel où cet événement eut lieu à Strasbourg le 10 août 194428. Il faut bien comprendre que cette réunion était secrète et il est très difficile de savoir ce qu'il s'y est réellement passé, nourrissant donc les débats entre historiens. Les historiens divergent notamment sur les participants à la réunion. Pour Jorge Camarasa, on y retrouve ''setenta y siete hombres que representan el poder absoluto de la Alemania nazi29'' dont Martin Bormann et Albert Speer ainsi que les propriétaires des

27 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit., p. 143. 28 ème Seconde annexe : photo de l'hôtel de la Maison Rouge à Strasbourg au début du 20 siècle. 29 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 27. Michaud Emmanuel 19 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

plus grandes entreprises allemandes. Si Santiago Tricánico30 est d'accord pour dire que la réunion a été présidé par Martin Bormann, Gaby Weber31, elle, pense plutôt que c'est l'entrepreneur Friedrich Scheid, directeur de l'entreprise Hescho qui a été à l'origine de sa tenue. Elle s'appuie sur un rapport des services secrets étasuniens qui ne parlent pas de la présence de Martin Bormann. Il est fort probable que ni Himmler ni même Hitler n'ait été au courant de cette réunion qu'ils auraient probablement qualifiée de symbole du défaitisme. La réunion de la Maison Rouge permet une rencontre d'intérêts : d'un côté, les industriels qui veulent éviter d'être expropriés de leurs biens au moment de la défaite allemande et de l'autre les responsables du Troisième Reich qui espèrent pouvoir relever l'Allemagne nazie après la défaite en comptant sur les financements des industriels. Pour parvenir à cet objectif, l'idée va être de sortir des capitaux en dehors de l'Allemagne et d'exiler certains hauts dignitaires nazis pour administrer ces fonds. En contrepartie de la mise à l'étranger de leurs fonds, les industriels recevront de l'argent de la part du parti nazi et des marchés publics de la part de l'Etat allemand, notamment une fois que les nazis auront récupéré le pouvoir. La réunion de la Maison Rouge comporte donc deux volets. Le premier est explicité par une citation de Friedrich Scheid issue du protocole de la conférence : ''Planes de los industriales alemanes para actividades clandestinas luego de la derrota alemana, la fuga de capitales a países neutrales32.'' Le second objectif de la conférence est la mise en place de routes migratoires pour permettre la fuite vers l'étranger des hauts dignitaires du Troisième Reich : ''Esos caminos podrían transitarse con relativa facilidad y sin riesgos excesivos, gracias a una aceitada combinación que incluía medios de transporte, casas seguras, lugares donde aprovisionarse de documentación y, sobre todo, ayuda de socios ideológicos a lo largo de todo el recorrido33.'' Cette réunion pose donc les bases d'un exil des nazis une fois la guerre perdue, cependant tout ne va pas se passer comme prévu. En effet, loin d'être inquiétée par les Alliés, la majorité des entrepreneurs va se ranger du côté des nouveaux dirigeants allemands qui ont besoin d'eux pour la reconstruction du pays. En outre, dans le désordre de l'après-guerre, il est difficile de mettre en place le programme élaboré à Strasbourg. Pourtant ce ne sont pas ces changements imprévus qui vont empêcher la mise en place de routes migratoires vers l'Argentine. Ainsi, ''las rutas de las ratas34'' comme elles sont souvent appelées, vont être mises en place grâce à l'action d'Institutions comme la Croix Rouge ou l'Eglise Catholique, actions favorisées par l'anticommunisme ambiant et inhérent au contexte international de début de Guerre Froide.

1. Le contexte de la Guerre Froide : les nazis favorisés par l'anticommunisme ambiant et la nécessaire reconstruction de l'Allemagne de l'Ouest

30 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 33. 31 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit., p. 29. 32 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit., p. 29. 33 CAMARASA, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit. , p. 29. 34 L'expression ''rutas de las ratas'' (routes des rats, Ratlines en anglais) désigne les itinéraires largement fréquentés par les nazis qui fuyaient l'Europe. Ces itinéraires étaient censés les mener vers des lieux sûr où ils pourraient échapper à la justice. Elle les compare à des rats. 20 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

En effet, à peine la guerre terminée, le 5 mars 1946, Winston Churchill prononce le discours de Fulton dans le Missouri lors duquel il évoque le risque qu'un ''rideau de fer'' s'abatte sur l'Europe ; pour beaucoup ce discours est perçu comme le début de la Guerre Froide. Concernant notre sujet, cette évolution du contexte international qui tend à scinder le monde en deux blocs va avoir une influence notable. Ainsi, elle va déboucher sur des choix politiques à l'Ouest qui vont faciliter la vie de beaucoup d'anciens nazis, principalement pour deux raisons : l'anticommunisme ambiant que ces choix provoquent et la rapide reconstruction de l'Allemagne de l'Ouest qui lui est inhérente. En effet, l'analyse bipolaire du monde issue du contexte de Guerre Froide avait pour caractéristique principale de ranger les acteurs des relations internationales dans un camp ou dans l'autre, il n'y avait dans un premier temps aucune alternative. De ce point de vue, il est clair que les nazis représentaient des alliés potentiellement intéressants pour l'Occident dans la lutte contre le communisme. Le cas d'Erich Priebke est particulièrement éclairant sur ce point. Ainsi, nommé capitaine de la SS à Rome en 1943, il est chargé de la lutte contre les communistes et les antifascistes. C'est dans ce cadre là qu'il participe au massacre des Fosses Ardéatines. Son poste à Rome l'avait rapproché des milieux anticommunistes italiens notamment au Vatican. Lorsqu'il est emprisonné au camp de à la fin de la guerre, il va pouvoir mettre en avant son travail effectué contre le communisme durant son séjour romain et bénéficier ainsi de l'aide du prêtre Pancratius Pfeiffer35. Ainsi, dans le monde de la Guerre Froide, les nazis sont considérés comme bien moins dangereux que les communistes. C'est également le cas en Amérique latine où tout est mis en oeuvre pour éviter l'arrivée d'un gouvernement proche de Moscou. L'état d'esprit du moment qui s'apparentait à une sorte de ''tout sauf des communistes'' est particulièrement bien résumé par Carlos De Nápoli lorsqu'il évoque l'exode des anciens nazis : ''De todas formas, el fenómeno se consideraba entonces algo normal en todo el mundo. En Occidente cualquier oposición a tal tema era políticamente incorrecta y peligrosa. Ponía al denunciante en el bando de los comunistas que, según la visión corriente por entonces, deseaban la disolución del país36.'' On voit bien que la préoccupation principale du moment était d'éviter l'arrivée de communistes au pouvoir, et dans cette perspective les nazis ne gênaient pas, bien au contraire. Cet élément va permettre d'expliquer certaines largesses de l'Ambassade d'Allemagne de Buenos Aires qui va se montrer particulièrement indulgente avec ses ressortissants nazis présents sur le territoire argentin ; ces errements ne seront peu ou pas condamnés par le reste des Etats du bloc de l'Ouest. Ainsi, concernant Josef Mengele, l'Ambassade d'Allemagne à Buenos Aires ne formule la demande d'extradition qu'en 1959 alors que dès 1956 elle est au courant de sa présence en Argentine et connaît son adresse puisqu'elle lui délivre un acte de naissance qui va lui permettre d'obtenir une carte d'identité argentine à son vrai nom alors qu'il vivait alors sous l'identité d'Helmut Gregor. De la même manière, elle va mettre beaucoup de temps pour réaliser les demandes d'extradition de Walter Kutschmann ou encore de Josef Schwammberger. L'Ambassade de RFA à Buenos Aires a donc manifestement ralenti l'arrestation d'anciens nazis : ''Como podemos ver, las solicitudes alemanas fueron contadas con los dedos de una mano, con absoluto desgano y con leitmotiv arrastrado por todas las pruebas: proporcionar datos falsos37.'' L'anticommunisme lié au contexte de Guerre Froide a donc profité aux nazis qui tentaient de s'extraire de la justice en fuyant vers l'Argentine. Mais l'anticommunisme n'est pas le

35 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 23. 36 DE NAPOLI, Carlos, Los cientifícos nazis en la Argentina, op. cit., pp. 65-66. 37 Ibidem, p.140. Michaud Emmanuel 21 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

seul élément lié à l'évolution de l'ordre international qui va favoriser les criminels de guerre en fuite. Ainsi, la stratégie de containment, élaboré par les EU pour mettre en oeuvre sa politique internationale, va supposer en Europe une reconstruction rapide de l'Allemagne de l'Ouest pour faire face aux velléités soviétiques. Cette reconstruction rapide de la RFA va faire passer certaines priorités avant l'arrestation et la traduction en justice des criminels de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, l'accent va être mis sur le renforcement de l'économie allemande face à la menace soviétique. De cette manière, l'opération Safehaven mise sur pied par les Alliés pour neutraliser les fuites de capitaux nazis vers l'étranger va être fortement ralentie dès 1946 pour ménager les industriels allemands. De la même manière, la loi de contrôle n°5 du Conseil de Guerre Allié du 30 octobre 1945 qui prévoyait la confiscation des biens allemands à l'extérieur y compris dans les pays neutres va être rendue caduque par les politiques occidentales liées à la confrontation avec le bloc de l'Est. En outre, concentrée sur les enjeux de sa reconstruction et obnubilée par sa lutte contre l'expansion communiste, la RFA va rapidement négliger le processus judiciaire à l'encontre des anciens criminels nazis. Ainsi, si le procès de Nüremberg est perçu comme un symbole de justice, on peut aussi l'interpréter comme l'arbre qui cache la forêt dans la mesure où la volonté de traduire devant la justice les anciens tortionnaires va rapidement laisser sa place à un processus de dénazification marquée par des amnisties et des procès de plus en plus cléments. C'est de cette manière que la première loi d'amnistie concernant les crimes passibles de six mois de prison maximum est votée en décembre 1949. Par la suite, certains des acteurs clés du régime nazi vont être amnistiés. On peut prendre l'exemple particulièrement marquant de Ernst Von Weizsäcker. Secrétaire du Ministère des Affaires Etrangères, il travaille durant la guerre sous les ordres de Joachim von Ribbentrop. Si le responsable de la politique extérieure du Reich est condamné et exécuté à Nüremberg en 1946, Ernst Von Weizsäcker, lui, va avoir un destin beaucoup plus heureux. En effet, il bénéficie de la clémence des tribunaux militaires américains38 qui ne le condamnent le 14 avril 1949 qu'à sept ans de prison pour crime contre l'humanité pour sa responsabilité dans la déportation des Juifs vers Auschwitz. Amnistié en 1950, il fera à peine un an de prison. On peut également citer le cas du procès Krupp qui traduit en justice le directeur du groupe, Alfried Krupp, ainsi que les principaux dirigeants de cette entreprise, symbole de la collaboration d'une part du secteur industriel avec les projets de l'Allemagne du Troisième Reich. Lors de ce procès qui se déroule entre décembre 1947 et juillet 1948, les inculpés vont être condamnés à des peines allant de trois à douze ans de prison. Mais,dès le 31 janvier 1951, ils ont déjà tous été amnistiés et Alfried Krupp, pourtant condamné à la confiscation de ses biens, reprend l'entreprise en 1953. La Guerre Froide qui commence dès 1946, en propageant un anticommunisme ambiant dans les pays du bloc de l'Ouest et en provoquant une reconstruction très rapide de l'Allemagne de l'Ouest, va être un élément favorable à la fuite des nazis vers l'Argentine. Le contexte international va être d'autant plus bénéfique pour les anciens criminels de guerre qu'il va s'articuler avec l'action d'institutions qui vont les aider à s'exiler, c'est le cas de la Croix Rouge et de l'Eglise catholique.

38 A ne pas confondre avec le tribunal international de Nüremberg qui jugea les 24 principaux responsables du Troisième Reich comme Joachim Von Ribbentrop ou Hermann Göring, des tribunaux militaires américains continuèrent à juger des criminels nazis dans les mêmes locaux que le grand procès de Nüremberg. 22 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

2. La Croix-Rouge et l'Eglise catholique, des institutions au service de la fuite des nazis vers l'Argentine Ainsi, le Vatican et l'Eglise catholique dans son ensemble ont joué un rôle crucial dans la fuite des anciens criminels de guerre nazi vers l'Argentine. Pour Jorge Camarasa39, 5 000 personnes ont fui en transitant par le Vatican. Comme nous allons le voir tout au long de ce développement, la raison principale de cette aide apportée par le Vatican à d'anciens nazis est l'anticommunisme, omniprésent au Saint-Siège durant les années 1940. L'aide de l'Eglise catholique va s'articuler autour de personnages clés qui vont recevoir la bénédiction du Saint-Siège et bénéficier d'un apport décisif de la part de la Croix-Rouge. On peut s'intéresser tout d'abord au rôle joué par le cardinal français Eugène Tisserant. Son cas est particulièrement intéressant pour notre sujet puisqu'il va entrer en contact avec des membres de l'Eglise argentine pour permettre l'exil de collaborationnistes français et belges proches de Charles L'Escat et Pierre Daye. Pour parvenir à exfiltrer vers l'Argentine ces personnes, Eugène Tisserant va rencontrer à Rome Monseigneur Caggiano qui est sur le point d'être nommé cardinal et l'évêque de Rosario Monseigneur Barrère qui lui proposent leur pays comme terre d'accueil des fuyards en lui indiquant dans une conversation : ''el gobierno de la República Argentina está dispuesto a recibir a los franceses cuya actitud política durante la reciente guerra les expondría, en el caso de que regresaran a Francia, a rigurosas medidas o a la venganza privada40.'' Les deux religieux argentins sont proches des milieux anticommunistes que ce soit en Argentine avec l'Acción Cátolica ou en France avec l'Action Française. Ils parlent probablement en connaissance de cause car il semblerait qu'ils aient rencontré auparavant le consul argentin Aquilino López. Cet exemple nous permet de voir le rôle joué par des hauts responsables ecclésiastiques non seulement européens mais aussi argentins. Il convient également de remarquer que c'est l'anticommunisme qui va faire le lien entre les membres de l'Eglise catholique et les anciens nazis en fuite. Un autre personnage clé va permettre l'exil de nombreux criminels de guerre vers l'Argentine, il s'agit du père Krunoslav Draganovic. Celui-ci va organiser l'exfiltration d'un grand nombre d'Oustachis41 vers le Cône Sud en utilisant différentes institutions rattachées au Vatican : le Collège Pontifical Croate San Girolamo et la Commission Pontificale d'Assistance (le département du Vatican qui se consacrait à l'aide des réfugiés). Grâce à ces deux entités, il va secourir un grand nombre de criminels croates mais aussi venant d'autres pays, c'est sa signature qui apparaît par exemple sur le passeport délivré à Gehrard Bohne. On peut se rendre compte que comme pour , le cas de Krunoslav Draganovic nous montre que l'aide aux criminels en fuite part d'une initiative a priori individuelle. Néanmoins, elle va s'appuyer sur des structures déjà existantes et rattachées aux Saint-Siège. En outre, on peut penser que les Oustachis n'étaient pas forcément si mal vus par les puissances occidentales. En effet, il faut encore une fois se rattacher au contexte international et voir que ce groupe d'extrême-droite pouvait être utile dans la perspective de

39 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 30. 40 Citation issue des archives de l'Ambassade d'Argentine à Rome, 7 mai 1946 in GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 131. 41 Les Oustachis formaient un mouvement d'extrême-droite croate, séparatiste vis-à-vis de la Yougoslavie fondé par Ante Pavelic le 7 janvier 1929. Groupe terroriste dans un premier temps, il prend la tête d'un Etat croate indépendant entre 1941 et 1945, profitant de l'occupation du pays par les nazis. Durant cette période, il met en place une répression sanglante basée sur des critères ethniques et religieux à l'encontre des Juifs, des Serbes, des Roms et des Communistes. Il est écrasé lorsque l'armée nazie se retire de Yougoslavie. Nombre de ces membres vont se réfugier en Argentine. Michaud Emmanuel 23 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

faire tomber Tito en Yougoslavie. Mais l'exemple qui va nous permettre d'établir de manière indéniable la participation directe du Vatican est l'action menée par l'évêque autrichien . Il est défini par beaucoup comme le lien entre Hitler et le Vatican. Recteur du Collège Teutonique Santa Maria dell'Anima situé au coeur de Rome, il écrit en 1937 Les Fondements du national-socialisme, ouvrage dans lequel il tente de faire le lien entre le catholicisme et le nazisme. Il reconnaît et justifie dans ses mémoires l'aide qu'il a apportée aux criminels de guerre en fuite : Je remercie Dieu qu'il m'ait permis de visiter et de réconforter beaucoup de victimes dans leurs prisons et camps de concentration et de les avoir aidé à s'enfuir avec de faux papiers d'identité. (...) La guerre des Alliés contre l'Allemagne n'était pas une croisade, mais la rivalité des complexes économiques pour la victoire desquels ils avaient combattu. (...) Toutes ces expériences furent la raison pour laquelle je sentis qu'il était de mon devoir après 1945 d'orienter mon travail de charité essentiellement vers les Anciens Nazis et Fascistes, et plus particulièrement vers les prétendus criminels de guerre42. Ces déclarations sont accablantes pour le Vatican dans la mesure où Alois Hudal était recteur d'une institution qui lui était rattachée. Robert Graham, historien officiel du Vatican se défend de ces accusations en expliquant que le religieux agissait pour son propre compte. C'est néanmoins difficile à croire et la plupart des historiens estiment que les plus hauts responsables du Saint-Siège étaient au courant des activités de Alois Hudal. Cette position est défendue par Ignacio Klich : ''Si es quizás cómodo actualmente hacer del obispo Hudal el principal responsable de las evasiones, conviene subrayar que ni la ruta de los monasterios ni su propio papel durante la guerra hubieran sido posibles sin la luz verde de la Santa Sede43.'' Mais, les activités d'Alois Hudal ne sont pas les seuls éléments qui mettent en cause le Vatican dans son soutien aux criminels de guerre nazis en fuite. Ainsi, un rapport des Services Secrets américains rédigé en mai 1947 par Vincent La Vista est accablant pour le Pape Pie XII et son administration. D'après ce rapport, le rôle du Saint-Siège a été central dans l'aide aux réfugiés nazis et encore une fois le lien est fait avec l'anticommunisme très marqué de l'Eglise catholique : ''El deseo del Vaticano de dejar infiltrarse no solamente en los países europeos sino también en los países de América Latina a hombres de todas la convicciones políticas, siempre que fueran anticomunistas y favorables a la Iglesia Católica44.'' De même, Giovanni Montini, le futur Pape Paul VI avait communiqué à l'Ambassadeur d'Argentine en Italie la volonté du Pape Pie XII d'aider l'exil des collaborateurs du régime mussolinien45. Enfin, la position du Vatican vis-à-vis d'un certain nombre de prisonniers croates soupçonnés d'avoir participé à des crimes de guerre est pour le moins troublante. Ainsi, le Pape lui-même va formuler une demande de libération de 600 prisonniers de guerre croates enfermés dans un camp contrôlé par les Britanniques et les Américains. Ces derniers,

42 HUDAL, Alois, Römische Tagebücher, Lebensbeichte eines alten Bischofs, , Sotcker, 1976, p. 117. 43 KLICH, Ignacio, « Le scandale de la dispersion nazie dans le Tiers-Monde », Le Monde Diplomatique, Paris, n°352 juillet 1983, p. 23. 44 Rapport La Vista in CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra , op. cit, p. 31. 45 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 35. 24 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

malgré l'insistance du Vatican vont opposer leur refus à cette requête46. On peut penser que c'est le père Krunoslav Draganovic qui se cachait derrière ces tentatives. Néanmoins, dans cet exemple, on voit bien que les plus hautes autorités du Vatican sont au courant et participent directement aux processus d'exil des criminels de la Seconde Guerre Mondiale. Le rôle du Vatican dans la fuite d'anciens nazis vers l'Argentine est donc un fait avéré et confirmé par un certain nombre d'éléments qu'il est impossible de nier. Cependant, il n'aurait pas eu une telle portée sans le support de la Croix-Rouge qui va fournir des passeports à un grand nombre de fuyards comme c'est le cas pour Erich Priebke. Si on reprend les données du rapport de la CEANA47, parmi les 65 criminels de guerre mentionnés par Carlota Jackisch, 14 d'entre eux sont entrés en Argentine avec un passeport émis par la Croix-Rouge. Ces papiers étaient en réalité des ''documents de voyage'' destinés à ceux qui avaient perdu leur passeport ; ils étaient reconnus internationalement et étaient l'équivalent d'un passeport. Sur ce point, il est important de remarquer que cela concerne surtout des personnes très haut placé comme Adolf Eichmann, Josef Mengele ou encore Ante Pavelic. Ce constat montre qu'il fallait probablement avoir des relations avec les plus hauts dirigeants de l'époque pour pouvoir bénéficier de ces papiers. On peut se demander pourquoi une Institution comme la Croix-Rouge Internationale a distribué de tels passe- droits à des criminels de guerre. Il existe peu de réponses satisfaisantes à cette interrogation ce qui laisse penser que ce sont des contacts personnels qui ont permis d'obtenir ces passeports. Il ne faut pas oublier que des personnes comme Alois Hudal ou Krunoslav Draganovic étaient très influentes dans les milieux qui s'occupaient des prisonniers et des réfugiés de guerre, à travers la Commission Pontificale d'Assistance. Il leur était probablement aisé d'avoir accès à ce type de documents. Le rôle du Vatican est donc indéniable dans la fuite d'anciens criminels de guerre nazis vers l'Argentine. Ce rôle a été possible grâce à l'action de personnages clés : Eugène Tisserant, Krunoslav Draganovic et Alois Hudal pour ne citer qu'eux. L'importance de ces hommes ne doit en rien faire oublier que l'administration du Vatican, jusque dans ses plus hautes sphères, était au courant de ce qu'il se passait. Le rôle du Vatican a été associé à l'aide décisive apportée par la Croix-Rouge Internationale. Enfin, sans pour autant minimiser leur responsabilité, il ne faut pas oublier de replacer le comportement de ces deux Institutions dans le contexte plus large du monde de l'après Seconde Guerre Mondiale. Le contexte international était alors imprégné d'un anticommunisme devenu priorité et qui passait bien souvent avant toute autre considération. C'est cette articulation entre des acteurs qui ont pris les initiatives et un environnement favorable qui va permettre la mise en place de différentes routes migratoires.

3. ''Las rutas de las ratas'', les différentes routes migratoires vers l'Argentine Avant d'étudier ces différents chemins qui menaient vers l'Argentine, il est important de clarifier les choses concernant les sous-marins qui auraient rejoint l'Amérique du Sud. Sujet

46 Documents du Foreign Office (Minsitère des Affaires Etrangères Britanniques) in GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 381. 47 Rapport de la CEANA, op. cit., voir : JACKISCH, Carlota, op. cit. Michaud Emmanuel 25 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

à bien des phantasmes, les ''lobos grises48'' auraient débarqué des hauts dignitaires du Troisième Reich et une partie du trésor de guerre nazi sur les côtes argentines. Ainsi, lors de l'armistice du 8 mai 1945, il est demandé à tous les sous-marins nazis de revenir en surface en hissant un drapeau noir et en désarmant les torpilles pour rejoindre le port le plus proche et se rendre. Néanmoins, beaucoup pensent que certains équipages ont profité de la longueur des côtes argentines qui étaient très difficiles à surveiller pour entrer de manière clandestine en Amérique du Sud. En réalité, seules les arrivées de deux sous-marins sont avérées grâce aux interrogatoires réalisés par la police auprès des équipages. Il s'agit du U-530 commandé par Otto Wermuth et entré dans le port de Mar del Plata le 10 juillet 1945 et du U-977 dirigé par Heinz Schäffer qui s'est rendu le 17 août 1945, également dans le port de Mar del Plata. Les équipages de ces deux embarcations sont immédiatement interrogés par les autorités argentines d'autant plus qu'à ce moment là nombre de mystères planent encore sur la mort d'Adolf Hitler. Les interrogatoires du premier sous-marin ne donnent rien. Les marins affirment être partis de Kiel le 19 février 1945 et déclarent qu'ils ne transportaient aucun haut dignitaire du parti nazi. Néanmoins, les suspicions persistent dans la mesure où les cartes de navigation avaient été jetées à la mer avant l'arrivée à Mar del Plata. La police argentine n'insistera pas davantage. La deuxième arrivée dont on est sûr est donc celle du U-977. Son équipage est soumis au même interrogatoire que celui du U-530. Cette fois, la police argentine dispose des cartes de navigation qui indiquent que le sous-marin est parti d'Allemagne puis a fait des escales en Norvège puis à Southampton avant de prendre la route de l'Argentine. L'équipage justifie l'escale norvégienne par la volonté d'y déposer les marins mariés mais forcément cet arrêt a éveillé bien des soupçons ; n'a-t-il pas permis de faire embarquer des nazis en fuite ? En outre, on peut se demander pourquoi des sous-marins stationnés en Europe ont-ils décidé de traverser l'Océan pour se rendre alors qu'ils auraient pu le faire sur les côtés du Vieux Continent. Ce sont ces interrogations qui vont donner lieu à de nombreux fantasmes concernant ce que transportaient ces sous- marins. Ont-ils permis d'exfiltrer les dirigeants de l'Allemagne nazie et le butin qu'ils avaient amassé ? C'est en tout cas ce que pense à l'époque le député de l'Unión Cívica Radical (Union Civique Radicale, UCR) Damonte Taborda qui déclare au le 20 otobre 1945 au Parlement : ''Además de los submarinos alemanes conocidos como arribados a la Argentina, otros habrían sido hundidos después de su llegada, por su propia tripulación, para no ser entregados a los aliados49.'' Ces fantasmes vont être alimentés par des témoignages qui demeurent difficiles à vérifier. Le premier d'entre eux est retranscrit par Carlos De Nápoli50. Ils concernent Walter Dettelman et Alfred Schultz, des anciens membres de l'équipage du Graf Von Spee51. Ils affirment avoir assisté au déchargement de matériel depuis des zodiacs dans une estancia appartenant à Lahusen entre les 23 et 29 juillet 1945. Ils évoquent de lourdes caisses et disent avoir vu débarquer environ 80 personnes dont certaines leurs

48 L'expression ''Lobos grises''vient de la couleur et de la dangerosité des sous-marins allemands. Très difficiles à repérer, ils ont coulé un grand nombre de navires alliés durant la Seconde Guerre Mondiale en rôdant dans l'Océan Atlantique notamment. Voir Annexe 3, la photo du sous-marin U-977 dans le port de Mar del Plata. 49 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros op. cit., p. 31. 50 DE NAPOLI, Carlos, Nazis en el Sur : la expansión alemana el Cono Sur y la Antátartida, Buenos Aires, Norma, 2005, p. 131. 51 Nous évoquerons plus loin l'affaire du Graf Von Spee. 26 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

semblaient appartenir à la haute hiérarchie nazie. De même, Jorge Camarasa52 expose le témoignage d'un policier en service à Necochea. Ce policier raconte qu'il a été sollicité le 27 juillet 1945 par un homme d'origine allemand lui signalant avoir reçu des signaux lumineux d'un sous-marin lui faisant part de sa volonté de débarquer. Le lendemain, à l'aube, ce même policier raconte être parti avec son équipe pour tenter de retrouver le sous-marin en question. Arrivés à l'entrée d'une estancia, un groupe d'hommes armés et parlant allemand leur a barré la route. Ils consultent alors leur hiérarchie qui leur demande d'abandonner les recherches. Si ces deux témoignages sont pour le moins troublants, on peut se demander la valeur qu'on peut leur accorder dans la mesure où ils n'ont jamais été corroborés par d'autres personnes. Le débat reste ouvert. Pour Gaby Weber53, il est peu probable que des sous-marins aient fui avec le trésor nazi vers l'Argentine. Pour elle, la route était bien trop longue et contrôlée par les Britanniques. Pour expliquer les cas du U-530 et du U-977, elle avance qu'il s'agissait davantage d'initiatives individuelles que d'opérations coordonnées. Il est vrai que les histoires concernant l'arrivée de sous-marins clandestins sur les côtes argentines semblent avant tout relever du domaine du pittoresque et nous rappellent que notre sujet attise de nombreux fantasmes. En effet, les nazis qui vont vouloir rallier l'Argentine vont davantage utiliser des routes précisément tracées et rigoureusement organisées, notamment en passant par le Vatican et l'Espagne. Ainsi, comme le rappelle Carlos De Nápoli, les nazis en fuite ont pu bénéficier de l'activité de réseaux particulièrement bien huilés : ''La llegada de nazis a la República Argentina no fue un hecho desordenado como suele creerse54.'' Ces réseaux s'articulent principalement autour de pays pivots dans le trajet vers l'Argentine : l'Italie et l'Espagne. Nous avons déjà largement évoqué le rôle de l'Italie qui est, en réalité, intimement lié à l'aide apportée par l'administration du Vatican et notamment des religieux Krunoslav Draganovic et Alois Hudal. La route passant par l'Italie s'appuie sur un certain nombre d'étapes situées dans des couvents. Elle va surtout concerner des personnes venant d'Allemagne, d'Autriche et de Croatie. La plupart des personnes qui ont emprunté cette route migratoire ont voyagé avec des papiers de la Croix Rouge. Si au début, les initiatives semblent former un ensemble décousu, très rapidement le système s'organise et offre une véritable procédure disponible pour les criminels nazis en fuite. C'est le cardinal argentin Antonio Caggiano qui reçoit les demandes de la part des anciens nazis pour ensuite appuyer leur dossier auprès de l'Ambassade d'Argentine à Rome. Dans le même temps Alois Hudal et Krunoslav Draganovic se chargent d'obtenir les fameux ''passeports'' de la Croix Rouge. C'est ce système qui va permettre un mouvement de population massif et rapide. Si l'on reprend les chiffres de Carlota Jackisch retranscrits dans le rapport de la CEANA55, parmi les 65 criminels de guerre qu'elle recense 23 ont quitté l'Europe via l'Italie et Rome ; 22 ont embarqué sur des navires depuis Gênes, seul Ante Pavelic est parti de Naples. De ces 23 individus, parmi ceux dont on a retrouvé les traces des papiers qu'ils ont utilisés pour entrer en Argentine (16 cas) 12 ont utilisé des papiers fournis par la Croix Rouge. On peut donc relier directement la route italienne via Gênes aux activités de la Croix Rouge. L'autre route passe elle par l'Espagne et concerne davantage les exilés francophones. En effet, la proximité géographique et la bienveillance de Franco faisaient de l'Espagne un refuge 52 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 74. 53 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit., p. 22. 54 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit., p. 59. 55 Rapport de la CEANA, op. cit., voir : JACKISCH, Carlota, op. cit. Michaud Emmanuel 27 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

idéal pour les collaborationnistes français et belges. Ce réseau va s'organiser autour de personnages clés : Charles l'Escat et Pierre Daye. Né en Argentine, il vit entre son pays de naissance et l'Europe ( et Paris notamment). Actionnaire et directeur du journal d'extrême droite , il se rapproche de durant la guerre et fait partie des collaborationnistes les plus convaincus. Il a de nombreux contacts avec des diplomates espagnols ce qui va lui permettre d'offrir à ses amis politiques un exil proche et facile. C'est ainsi que beaucoup de fonctionnaires de Vichy vont se réfugier à San Sebastián. L'autre acteur central de la route espagnole, c'est le Belge Pierre Daye. Cadre du parti pro- nazi belge, il fréquente également la presse d'extrême droite française (Je suis Partout, Gringoire, Au pilori), c'est à cette occasion qu'il rencontre Brasillach et surtout Charles l'Escat. A la fin de la guerre, il part pour Madrid. La capitale espagnole va héberger un grand nombre d'anciens nazis à partir de 1945 et va devenir le cadre d'une véritable microsociété de réfugiés d'extrême-droite venant de toute l'Europe. Il faut bien comprendre que dans un premier temps l'Espagne est vue comme un sanctuaire en soi et les personnes qui s'y exilent pensent y rester à moyen ou long terme. Néanmoins, l'évolution du contexte politique européen pousse Franco à faire des concessions et la pression augmente face aux demandes d'extradition formulées par la France et la Belgique. Très rapidement, il devient risqué pour ces réfugiés de rester dans la péninsule ibérique ; la solution va s'imposer d'elle même. En effet, Charles L'Escat a des contacts de poids en Argentine. Il a rencontré Perón dans les années 1930 et il est en relation avec Carlos Reuter, un banquier germano- argentin installé à Buenos Aires qui va jouer le rôle d'agent en Argentine du réseau d'exil espagnol56. Les relations qu'entretiennent les membres du réseau espagnol avec des hauts responsables de l'administration espagnole vont leur permettre d'obtenir des papiers de la part de ce pays. Ainsi, nombreux sont ceux qui vont pouvoir entrer à Buenos Aires grâce à des papiers octroyés par l'Etat franquiste ; c'est le cas de Pierre Daye ou encore d'Emile Dewoitine. On peut également penser que les bonnes relations qu'entretenaient à ce moment là l'Espagne et l'Argentine ont facilité le processus de fuite d'anciens nazis depuis les ports de Bilbao, Barcelone ou encore Vigo. Outre ces deux voies principales que constituent l'Italie et l'Espagne, on peut également citer le cas de la Scandinavie qui a vu s'enfuir vers l'Argentine Liebhardt, recherché par les Soviétiques pour crimes de guerre57. Les personnes qui voulaient fuir l'Europe d'après-guerre pour échapper à la justice ou à la vengeance suite aux crimes qu'ils avaient commis ou en raison de leur comportement durant le conflit avaient donc de nombreuses possibilités. Elles étaient le produit d'une articulation entre le contexte international et des acteurs qui n'hésitaient pas à aider les fuyards, bien souvent en faisant passer leur anticommunisme partagé au rang de priorité. Les puissances alliées n'étaient pas exemptes de ces tractations d'après-guerre comme le révèlent les archives des Services Secrets étasuniens ; ils font mention d'accords secrets entre le Royaume-Uni (RU), les EU et le Vatican pour envoyer les criminels de guerre vers l'Argentine58. Entre la Croix Rouge, le Vatican, les Ambassades allemandes et même les forces alliées, les acteurs étaient nombreux à participer aux réseaux d'exil de criminels de guerre vers l'Argentine et ce constat pousse parfois à penser que l'Argentine n'a été qu'un simple spectateur, presque une victime de ce processus qui se serait développé contre sa volonté. Mais cette analyse constituerait une grave erreur historique. En effet, non seulement l'Etat 56 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 114. 57 DE NAPOLI, Nazis en el Sur : la expansión alemana en el Cono Sur y la Antártida, op. cit., p. 136. 58 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit. p.390 : Cabot al Secretario de Estado, Top Secret, NARA, RG 59, 250/36/19/6, Caja 3623. 28 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

argentin ne va rien faire pour empêcher l'immigration d'anciens nazis sur son territoire mais en plus certains secteurs de son administration vont être des acteurs à part entière de ce système.

C. L'Argentine, acteur de ce système

Il s'agit dans les pages qui suivent d'aborder la question du rôle de l'Etat argentin et de ses démembrements au sens strict du terme, les questions concernant la société argentine et ses évolutions seront abordées ultérieurement. L'objectif est d'analyser comment l'Etat argentin s'est approprié la thématique de l'exil d'anciens criminels de guerre et est devenu un maillon essentiel de leur fuite face à la justice. Nous allons donc nous pencher sur le comportement d'institutions comme la Dirección de Migraciones (Direction des Migrations) ou le Ministerio de Asuntos Exteriores (Ministère des Affaires Etrangères). C'est aussi ici que nous consacrerons un développement au rôle de Juan Domingo Perón en tant que Président de la République.

1. Des largesses qui ne sont pas toujours dictées par des positions idéologiques Pour débuter ce développement sur l'administration et mieux comprendre le contexte dans lequel ses fonctionnaires traitaient les cas concernant des nazis en fuite, il faut garder à l'esprit qu'il n'y a semble-t-il pas eu de directive ou de circulaire de la part d'un Ministre ou du Président lui-même invitant de manière générale à se montrer indulgent face à ce type de demandes. On peut davantage imaginer que le traitement de ces questions tenait plus d'arrangements au cas par cas et selon les services. En réalité, l'administration argentine va surtout faire preuve d'une certaine forme de laxisme dont vont savoir profiter les nazis en fuite. Tout d'abord, on peut remarquer que dans de nombreux cas l'administration argentine va apporter une aide précieuse aux criminels de guerre en leur fournissant des papiers argentins une fois qu'ils se sont établis dans le pays. Pas forcément guidés par des considérations idéologiques les fonctionnaires argentins vont surtout faire preuve d'un très grand laxisme. On peut citer l'exemple de l'ingénieur en aéronautique Kurt Tank. Entré en Argentine avec un passeport danois au nom de Pedro Jorge Matties, il va se faire éditer un permis de conduire à ce nom auprès de la Police de Córdoba. Plus tard, il va se rendre devant l'administration argentine avec son ''vrai'' passeport allemand au nom de Kurt Tank et son permis de conduire argentin au nom de Pedro Jorge Matties et obtenir d'elle qu'elle lui édite une carte d'identité argentine au nom de Kurt Tank. Il réussit donc à obtenir une carte d'identité argentine simplement en présentant un permis de conduire argentin et son passeport allemand. Il récupère ainsi sa véritable identité (nom, lieu et date de naissance) mais en devenant tout à fait légal aux yeux de l'Etat argentin. Hans Rudel ou encore Ivo Rojnica, entre autres, vont utiliser le même procédé pour obtenir une carte d'identité argentine. Dans ces exemples, on peut penser que les fonctionnaires qui ont agi ignoraient probablement à qui ils avaient à faire et n'agissaient certainement pas au service d'un projet politique ou dans le but de sauver des anciens nazis en exil. Néanmoins, par leur manque de rigueur dans la délivrance de papiers d'identité, ils vont permettre à de nombreux fuyards de régulariser facilement leur situation, et même d'obtenir des papiers argentins. Concernant ces problèmes d'organisation de l'administration argentine on peut

Michaud Emmanuel 29 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

également mentionner ses difficultés à localiser les personnes qui faisaient l'objet d'une demande d'extradition. Même si de nombreuses demandes d'extradition ont été écartées pour des raisons exclusivement politiques, il ne faut pas négliger le nombre de cas où ce sont les largesses de l'administration argentine qui ont aidé les personnes recherchées. Enfin, par rapport au laxisme de l'administration, il faut bien comprendre que les criminels de guerre en fuite ne sont pas les seuls à en avoir bénéficié et il est probable que de ''simples'' immigrants illégaux qui voulaient seulement échapper aux restrictions des lois argentines en matière d'immigration en ait aussi profité. Si ces facilités offertes aux criminels de guerre ne découlaient souvent pas de choix volontaires ou d'un projet politique particulier ; on ne peut pas en dire autant de tous les services de l'Etat argentin, surtout si on se penche sur le cas des Ambassades argentines. En effet, beaucoup de fonctionnaires des institutions diplomatiques argentines vont tenter de tirer profit de la situation mais dans un but personnel. Ainsi, on peut mentionner le cas du consul argentin à Barcelone, Miguel A. Molina qui a mis sur pied un réseau de vente de passeports pour les personnes qui voulaient fuir l'Europe en profitant de l'escale dans la ville catalane de la ligne Gênes-Buenos Aires59. Les hauts fonctionnaires des Consulats et Ambassades profitaient donc de la situation d'urgence de ces populations pour leur proposer des papiers à des prix exorbitants que seuls les plus riches pouvaient se permettre de payer. Si contrairement au laxisme de certains départements de l'administration que nous avons évoqué plus tôt, on ne peut par parler d'absence de volonté et de choix de la part des fonctionnaires des Ambassades et des Consulats, il est toutefois difficile d'inscrire ces démarches dans un cadre idéologique. En effet, ces comportements se réalisaient davantage dans un but d'enrichissement personnel plutôt que pour servir le dessein d'anciens nazis. D'ailleurs, on retrouve plusieurs cas dans lesquels ces fonctionnaires peu scrupuleux proposaient leurs illégales prestations à des Juifs. Par exemple, le Consulat de était particulièrement connu pour vendre des passeports argentins à des réfugiés d'origine juive60. L'interprétation des ventes de visas ou de passeports argentins aux populations juives d'Europe est très difficile. En effet, le dilemme face auquel se retrouvaient ces fonctionnaires était particulièrement compliqué à éluder : soit ils acceptaient de vendre de manière illégale des documents de voyage, se rendant ainsi coupables d'un véritable trafic de faux papiers ; soit ils refusaient, condamnant dans certains cas des familles entières à la déportation. Entre le laxisme de ses services et l'opportunisme de certains de ses fonctionnaires, l'administration argentine a donc favorisé l'exil et l'installation d'un grand nombre d'anciens nazis sur son territoire. Néanmoins, les situations que nous venons d'évoquer tendent à montrer des comportements déconnectés de toute considération idéologique. Si ce constat est valable dans les exemples que nous venons d'aborder, la situation est tout à fait différente dans le cas de la Direction des Migrations, notamment entre 1945 et 1947.

2. Des choix réfléchis : la Dirección de Migraciones (Direction des Migrations) Ainsi, à la fin de l'année 1945, le Ministre de l'Intérieur d'Edelmiro Farrell, le général Felipe Urdapilleta, nomme Santiago Peralta à la tête de la Dirección de Migraciones.

59 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, p. 58. 60 DEVOTO, Fernando, Historia de los italianos en la Argentina, Buenos Aires, Editorial Biblos, 2006, p. 367. 30 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

L'idéologie de cet anthropologue et l'articulation de son action avec d'autres départements de l'administration va mener à l'accueil et l'intégration de nombreux réfugiés nazis. La nomination de Santiago Peralta comme Director de Migraciones (Directeur des Migrations) s'inscrit dans une volonté de placer des ''experts'' à la tête des grandes institutions nationales, d'où le choix de cet anthropologue, auteur de Antropología: la talla militar argentina (1922), Las capitulaciones matrimoniales y nuestro Código Civil (1937) ou encore Influencia del pueblo árabe en la Argentina: apuntos sobre inmigración (1946). Néanmoins, le choix de Santiago Peralta peut surprendre en raison de son antisémitisme déclaré. En effet, dans son ouvrage La acción del pueblo judío publié en 1943, il tente de démontrer tous les effets néfastes que peut avoir la communauté juive sur la société argentine : ''Después de más de cincuenta páginas rebosantes de explicaciones ''científicas'' sobre los judíos en general, llega el autor a la esencia de su tema: el pueblo argentino, víctima del pueblo judío61.'' Son propos est clairement antisémite comme le montre un passage cité par Uki Goñi : ''El judío vive enquistado en el pueblo que se establece, con la sóla relación que necesita con el contacto comercial para explotarlo62.'' Ces théories pseudo-scientifiques sont remises en cause par les spécialistes argentins de l'époque comme José Imbelloni, titulaire des chaires d'anthropologie et d'ethnographie à l'Université de Buenos Aires qui accuse Santiago Peralta de fonder sa politique d'immigration sur ''nubes de humo teórico, pseudo antropológico, y perentorias afirmaciones sobre razas fuertes y razas flojas (...) y una clasificación racial binaria63.'' Cet antisémitisme va se répercuter sur sa gestion des affaires de la Dirección de Migraciones lorsqu'en mai 1946 il interdit à 70 personnes de confession juive de descendre du navire Jamaica en provenance d'Europe. De même, il crée le 30 mars 1946, le Bureau ethnographique au sein de la Dirección de Migraciones. D'après le décret qui la crée, cette nouvelle institution a pour objectif : ''el estudio etnográfico y antropológico de las diversas corrientes inmigratorias posibles en orden a establecer sus respectivas condiciones de adaptabilidad y asimilación con respecto a nuestro pueblo64.'' Les conclusions de ces analyses, fortement influencées par les idées de Santiago Peralta, sont censées guider les politiques d'immigration. Elles établissent une distinction entre une bonne et une mauvaise immigration. En effet, pour le Director de Migraciones, une partie des problèmes de l'Argentine provient du fait qu'on n'a jamais osé faire la différence entre les immigrants désirables et indésirables ; pour lui, l'immigration idéale doit être constituée de travailleurs ruraux blancs. La nomination de Santiago Peralta va avoir d'autant plus d'impact que son action va interagir avec d'autres secteurs de l'administration, c'est dans ce cadre là qu'on va voir apparaître des avantages et des aides pour les nazis réfugiés en Argentine. La première entité qui va travailler en coopération avec la Dirección de Migraciones est le Consejo de Defensa Naiconal (Conseil de Défense Nationale), chargé de conseiller la Présidence sur les questions de sécurité et de défense. En effet, cette Institution a davantage son mot à dire en matière d'immigration depuis que ces questions ont été transférées du Ministère de l'Agriculture vers celui de l'Intérieur en 1943. Le Consejo de

61 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, Buenos Aires, AMIA Comunidad de Buenos Aires, 1983, p. 490. 62 GOÑI, Uki, La auténtica Odessa, op. cit., p. 75. 63 IMBELLONI, José, « La formación racial argentina », en Argentina en marcha, Buenos Aires, Comisión Nacional de Cooperación, 1947, p. 293 cité dans : http://www1.tau.ac.il/eial/index.php?option=com_content&task=view&id=913&Itemid=1, [dernière consultation le 8 juillet 2011]. 64 Décret n° 9.435 du 30 mars 1946. Michaud Emmanuel 31 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Defensa Nacional partage globalement les mêmes idées que Santiago Peralta dans le choix des immigrants ; ils doivent être de préférence blancs, catholiques et non communistes. Pour élaborer sa position il s'appuie sur la Comisión de Potencial Humano (Commission de Potentiel Humain) mise en place en 1946, Uki Goñi écrit à propos des analyses de cette commission : '' Los archivos de este organismo que se han conservado están impregnados de paranoia comunista, de jerga seudocientífica sobre unas supuestas leyes de sangre y de un estereotipado antisemitismo65''. Mais la Dirección de Migraciones va également développer des activités en interaction avec la División Informaciones (Division Informations) de la Présidence. Ce service est contrôlé par l'un des bras droit du Président Perón, Rodolfo Freude. Son père, Ludwig Freude avait travaillé pour les services secrets de Joachim Von Ribbentrop avant de devenir un riche homme d'affaires en Amérique latine et participer au financement de la campagne de Juan Domingo Perón en 1946. La famille Freude va devenir très influente auprès de la Présidence en s'appuyant sur la communauté allemande argentine et sur les liens d'amitié qui la lie à la famille Perón. Ainsi, lors de l'exil forcé de Juan Domingo Perón en octobre 1945, Rodolfo Freude lui aurait proposé de lui prêter une de ses maisons à Tigre66. Haut fonctionnaire à la Division Information et à la CIDE (Central de Inteligencia del Estado,Centrale de Renseignements de l'Etat), il va utiliser le pouvoir dont il dispose dans l'administration péroniste pour se mettre en contact avec des nazis qui veulent quitter l'Europe et leur proposer un point de chute en Argentine. C'est dans ce cadre-là qu'il entre en relation avec Santiago Peralta pour obtenir de ce dernier des facilités pour accueillir des réfugiés nazis. Le Director de Migraciones, à son tour, va se mettre en relation avec les Ambassades argentines en Europe pour qu'elles délivrent des visas plus facilement aux nazis en fuite. Cette relation avec les Ambassades est d'autant plus essentielle qu'elles disposent d'un pouvoir dans le choix des immigrants qui peuvent entrer en Argentine. A partir de là, la Dirección de Migraciones va pouvoir permettre à d'anciens criminels de guerre de rejoindre l'Amérique latine. Mais elle ne va pas se limiter à faciliter leur entrée sur le territoire, elle va également leur proposer des postes dans l'administration. En effet, Santiago Peralta va baser le recrutement de ses services sur le clientélisme et bien souvent il va trouver un terrain d'entente et une proximité idéologique avec les nazis en fuite, notamment concernant l'antisémitisme. Ainsi, une fois arrivé en Argentine, Santiago Peralta va placer dans divers services de l'administration ces réfugiés nazis. Généralement ils sont incorporés à des postes clés qui leur permettent à leur tour de jouer un rôle dans l'accueil des nazis qui sont encore en Europe et qui aspirent à se réfugier en Argentine. Une des personnes centrale de ce réseau est Carlos Horst Fuldner ; ancien capitaine de la SS, il devient agent de la Division Information. En plus de son rôle auprès de la Casa Rosada, il s'enrichit grâce à son entreprise CAPRI qui permet également d'offrir des emplois aux nazis en fuite. Lors de son arrivée, Josef Mengele aurait eu des ennuis car il ne parlait pas italien (la langue de son passeport), en contact avec Carlos Fuldner, il aurait bénéficié de son aide pour entrer en Argentine67. C'est aussi Carlos Fuldner qui a participé plus tard à l'organisation des arrivées d'Adolf Eichmann qui va commencer sa nouvelle vie argentine en travaillant dans l'usine CAPRI de Tucumán, d'Erich Priebke ou encore de Josef Schwammberger. Entre 1946 et 1947 ce sont des dizaines de personnes qui vont arriver à Buenos Aires grâce à la tolérance de Santiago Peralta et de ses services ; ces réfugiés vont venir alimenter le réseau d'accueil d'anciens nazis. On peut citer les exemples les plus 65 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 146. 66 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit.,, p. 141. 67 DE NAPOLI, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit., p. 127. 32 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

marquants. Ainsi, Branko Benzon, cardiologue, Ambassadeur de Croatie à Berlin pendant la guerre, devient le conseiller technique de Juan Domingo Perón concernant les questions de santé, il travaille à l'Hôpital allemand de Buenos Aires et va aider les criminels de guerre Oustachis à entrer en Argentine grâce à ses relations ses relations avec la Direction des Migrations. On peut également mentionner le cas de Georges Guilbaud, l'ancien leader du parti d'extrême-droite français le PPF (Parti Populaire Français) et chef de la Milice dans le Nord va devenir le conseiller financier de Juan Domingo Perón, il sera en charge de la réforme du secteur bancaire argentin. Il y a aussi l'exemple de Leonard de Roover, criminel de guerre belge, il va assurer à son arrivée le lien entre la División Información de la Casa Rosada et la Direction des Migrations, c'est également lui qui s'occupe des demandes de permis de débarquement. D'autres parmi ces nazis arrivés en Argentine vont être renvoyés en Europe, une fois leur situation régularisée, pour continuer à participer au réseau d'exil des criminels de guerre. Par exemple, le Polonais Czeslaw Smolinski va retourner en Suisse pour tenter de négocier l'utilisation de ce pays comme une succursale pour les réfugiés nazis avant leur départ en Europe. De même, Herbert Helfrich repart voyager à travers l'Europe de l'Ouest pour recruter des techniciens nazis susceptibles de vouloir aller vivre en Argentine. Nous avons donc affaire à un réseau qui parvient à s'auto-alimenter. En effet, grâce à la bienveillance de Santiago Peralta et d'autres départements de l'administration argentine, les réfugiés nazis tout juste arrivés dans le pays se voient assigner un rôle au sein du réseau qui leur a eux-mêmes permis de s'enfuir, offrant une véritable pérennité dans l'accueil de criminels de guerre ayant sévi durant la Seconde Guerre Mondiale. A la tête de ce réseau on ne peut nier le rôle prépondérant de Santiago Peralta qui va trouver dans le secours apporté aux nazis une ''mission'' tout à fait compatible avec ses idées antisémites et sa conception de ce que devait être l'immigration argentine. Mais, trop controversé, il n'arrivera jamais à faire l'unanimité et va très rapidement s'attirer les foudres de l'opinion publique nationale et internationale. En juin 1946, le quotidien La Razón commence à compter ses jours à la tête de la Dirección de Migraciones : ''Hace hoy exactamente ... días que haciéndonos eco de un verdadero anhelo popular reclamamos la renuncia del Director de Migración Dr. Santiago Peralta Ramos. Qué espera para hacerlo?68''. Ce mécontentement est également visible dans la presse étasunienne, le New York Times titre un article sur la politique de la Dirección de Migraciones ''Fascismo con ribetes de nazismo69''. Les pressions vont être de plus en plus fortes sur le Director de Migraciones et Juan Domingo Perón va être obligé de le limoger de son poste en juin 1947. Néanmoins, le réseau qu'il avait mis sur pied en collaborant avec d'autres services de l'administration argentine va continuer à fonctionner et permettre de laisser entrer de nombreux autres nazis en fuite ; Josef Mengele et Adolf Eichmann entreront en Argentine respectivement en 1949 et 1950. La pérennité de ces réseaux va être rendue possible par leur connivence avec le Président Juan Domingo Perón qui ne va rien faire pour empêcher l'arrivée de nouveaux criminels de guerre, bien au contraire.

3. Juan Domingo Perón et les réfugiés nazis : une relation ambiguë Président lors de l'arrivée en Argentine de la majorité des réfugiés nazis (entre 1946 et 1955), la position de Juan Domingo Perón vis-à-vis de cette immigration est déterminante. Néanmoins, en raison de son ambiguïté elle est particulièrement difficile à comprendre. De plus, il n'est pas aisé de sortir de l'éternel débat autour de la personne de Juan Domingo 68 La Razón, Buenos Aires, 6 juin 1946 in AVNI, Haim, op. cit., p. 495. 69 , 16 juin 1946 in AVNI, Haim, op. cit., p. 495. Michaud Emmanuel 33 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Perón ce qui rend l'appréciation de son comportement envers les criminels de la Seconde Guerre Mondiale encore plus difficile : ''Buena parte de la escasa bibliografía local sobre los nazis en la Argentina está contaminada de peronismo o de antiperonismo70.'' Cependant, on peut remarquer que les accusations sont nombreuses concernant les liens que le Président argentin a pu entretenir avec les nazis en fuite. Ces critiques sont visibles tant dans les recherches des historiens que chez les hommes politiques qui lui étaient contemporains. Ainsi, le 20 octobre 1945, le député radical et ancien Président de la Comisión Investigadora de Actividades Antiargentinas (Commission d'Investigation des Activités Antiargentines), Raúl Damonte Taborda, déclare : ''El golpe de Estado estructurado por el entonces Coronel Perón y el General Velazco tuvo el financiamiento del fabricante de armas austriaco Fritz Mandl. Este empresario fue un gran hitleriano71''. Il est très difficile de faire la part des choses entre une accusation militante, en l'occurrence celle d'un opposant politique et une mise en cause qui se baserait sur des éléments concrets. Les accusations sont également très dures de la part des historiens, c'est notamment le cas d'Uki Goñi : ''La intención de Perón era la de rescatar al mayor número posible de nazis de los juicios por crímenes de guerra en Europa72.'' Il va donc être très difficile de se faire une idée de la dimension des liens qui unissaient Juan Domingo Perón et les réfugiés nazis, d'autant plus qu'il prend ses distances vis-à-vis d'eux à partir du début des années 1950, dans le but de se rapprocher des Etats- Unis ; il efface à cette occasion un grand nombre de documents. Pour comprendre la proximité du leader argentin avec les nazis en fuite, il faut remonter à sa formation scolaire et universitaire. Ainsi, il entre en 1910 au Collège Militaire dans lequel il restera jusqu'en 1916. Cette formation militaire en Argentine, fortement marquée par la tradition allemande issue du début du siècle et considérée comme l'exemple à suivre, va semble-il avoir une influence décisive sur sa conception de la société et de l'organisation politique d'un Etat. C'est de là que va naître chez Juan Domingo Perón, non seulement son admiration pour le modèle militaire prussien mais aussi pour tout ce qui venait d'Allemagne : la philosophie, l'éducation, la discipline ou encore la morale. Ce goût pour le militarisme prussien va être complété par une sensibilité particulière pour l'Italie de Mussolini. En effet, Juan Domingo Perón découvre le fascisme italien lors d'un voyage en Italie où il est envoyé entre 1939 et 1943 comme attaché militaire de l'Argentine. Il ne cachera jamais son admiration pour le régime de ; et l'influence de ce voyage sur sa vision de la société a probablement été déterminante : Il est envoyé en en mission dans l'Italie de Mussolini en 1939. Il paraît fasciné par le parti que l'on peut tirer d'un appel direct aux couches les plus humbles d'un peuple en tenant un langage propre à faire vibrer leur nationalisme latent et leurs aspirations à un minimum de justice sociale. Il semble faire sienne une doctrine pyramidale de l'Etat où un homme, le líder, ayant la confiance de tous, est chargé d'arbitrer, pour indiquer, au nom de la solidarité nationale la voie à suivre73. Ce séjour va également lui faire rencontrer des personnes qui vont devenir plus tard des acteurs du réseaux d'exil des criminels de guerre comme Charles L'Escat par exemple. Tous ces éléments (admiration du militarisme prussien, intérêt pour le fascisme italien) que l'on retrouve dans le début de la vie de Juan Domingo Perón vont le conduire à exprimer

70 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 10. 71 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 31. 72 GOÑI, Uki, La Autténtica Odessa, op. cit., p. 146. 73 GAIGNARD, Romain, « Perón Juan Domingo 1896-1974 », Encyclopaedia Universalis, disponible sur internet. 34 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

une certaine forme de compassion envers les nazis accusés de crime de guerre en Europe. Par exemple il se montre très critique vis-à-vis du procès de Nüremberg : '' En Nuremberg se estaba realizando entonces algo que yo, a título personal, juzgaba como una infamia y como una funesta lección para el futuro de la humanidad. Y no solo yo, sino todo el pueblo argentino74.'' De cette manière il va entretenir de bonnes relations avec les nazis qui sont entrés en Argentine comme en atteste son témoignage à Tomás Eloy Martínez lorsqu'il évoque Josef Mengele : ''Era uno de esos bávaros bien plantados, cultos, orgullosos de su tierra. Espere.. si no me equivoco se llamaba Gregor. Eso es. Doctor Gregor75.'' Perón a donc entretenu des relations parfois amicales avec certains des plus grands criminels nazis. On aurait également pu évoquer le cas de Hans-Ulrich Rudel à qui Perón avait offert une Mercedes. Mais, concernant notre sujet, il convient de se demander plus particulièrement quel rôle a joué le leader argentin dans l'entrée sur le territoire argentinf des criminels de guerre en fuite. A-t-il utilisé son pouvoir pour leur fournir des papiers ou des visas ? Sur ce point, il est très probable que Juan Domingo Perón ait aidé les Oustachis à entrer en Argentine. C'est l'opinion de Jorge Camarasa76 qui s'appuie sur des articles parus dans la presse croate (Izbor, Hrvatska) qui remercie le couple Perón pour l'aide apportée et leur accueil en Argentine, ils font certainement référence, entre autres, au visa facilement accordé à Ante Pavelic. D'ailleurs, le réseau de criminels croates en exil va former une communauté très unie à Buenos Aires autour du Hogar Croata à Buenos Aires et soutenir presque unanimement les projets péronistes. L'aide apportée aux Oustachis montre bien que Juan Domingo Perón ne s'est pas contenté de ne pas poursuivre les nazis établis en Argentine, il a également facilité leur arrivée sur place. Il convient de mentionner également l'exemple de Ludwig Freude qui va bénéficier de la bonne relation qu'il entretient avec le leader argentin pour obtenir la nationalité argentine au moment où les Etats-Unis demandent son extradition. Mais l'un des éléments les plus accusateurs pour Perón est issu de l'interrogatoire par les services secrets étasuniens de , l'un des responsables des services d'espionnage du Troisième Reich. En effet, lors de cet interrogatoire, il dévoile l'existence d'accords entre Juan Domingo Perón et les services d'espionnage allemands qui prévoyaient que l'Argentine accueille et protège les nazis en fuite mais également qu'elle utilise sa valise diplomatique pour évacuer des biens nazis depuis Berlin vers Buenos Aires. En contrepartie, l'espionnage allemand donnait accès aux réseaux de communication radio à ses homologues argentins dans le but d'avoir accès à des informations susceptibles de permettre de renforcer sa position stratégique en Amérique du Sud77. Les éléments qui permettent de dire que Juan Domingo Perón a aidé des nazis en fuite à entrer sur le territoire argentin puis les a protégés une fois sur place sont donc nombreux ; en plus des éléments que nous venons d'aborder il ne faut pas oublier tout ce que l'on a déjà évoqué concernant l'administration. En effet, en tant que Président de la République, son pouvoir hiérarchique lui permettait d'intervenir et de mettre fin aux pratiques de la División Información ou de la Dirección de Migraciones. Néanmoins, s'il a été à la tête de la Présidence durant la période où la majorité des nazis sont arrivés dans le pays, il ne faut pas oublier que les premiers immigrants sont entrés en Argentine sous le gouvernement militaire du général Edelmiro Farrell, Président de facto de l'Argentine du 25 février 1944 74 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 137 : LUCA DE TENA, Torcuato, Yo Domingo Perón, Barcelona, Editorial Planeta, 1976. 75 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 82 : MARTINEZ, Tomás Eloy, « Perón y los nazis », El Periodista de Buenos Aires, Buenos Aires, n° 19, 9 août 1985. 76 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., P. 93-96 77 Interrogatorio de Schellenberg, 6 de febrero de 1946 ; afidavit de Schellenberg, TC 21364, 6 de febrero de 1946 en NARA, RG 59, Caja 25 in GOÑI, Uki, op. cit., p. 49. Michaud Emmanuel 35 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

au 4 juin 1946. En outre, la fin du gouvernement de Juan Domingo Perón en 1955 ne va pas provoquer une chasse à l'homme pour retrouver les anciens criminels de guerre cachés dans le pays, certains vont pouvoir y mener une vie tranquille souvent jusqu'à leur mort. De manière générale, pour justifier le comportement de son pays Juan Domingo Perón, puis ses héritiers politiques et plus largement de nombreux secteurs de la société argentine vont mettre en avant un certain nombre d'arguments. On peut commencer l'analyse de ces arguments par une citation de Juan Domingo Perón particulièrement éclairante, issue de ses entretiens avec Tomás Eloy Martínez : Mucho antes de que terminara la guerra nosotros nos habíamos preparado para la posguerra. Alemania estaba derrotada, eso lo sabíamos. Y los vencedores se querían aprovechar del enorme esfuerzo tecnológico que había hecho ese país durante más de diez anos. Aprovechar la maquinaria no se podía, porque estaba destruida. Lo único que podíamos usar eran los hombres. Les hicimos saber a los alemanes que les íbamos a declarar la guerra para salvar miles de vida. Intercambiamos mensajes con ellos a través de Salazar y Franco. España entendió de inmediato nuestra intención y nos ayudó. Los alemanes también estuvieron de acuerdo. Cuando terminó la guerra, esos alemanes útiles nos ayudaron a levantar nuevas fábricas y a mejorar las que ya teníamos. Y de paso, se ayudaron a ellos mismos78. On retrouve dans cette citation un bon nombre des arguments qui vont être utilisés pour expliquer pourquoi l'Argentine a accepté sur son territoire des nazis fuyant l'Europe. Un des arguments les plus fréquemment avancés est celui de dire que l'accueil de ces immigrants était guidé par l'idée selon laquelle ils allaient, grâce à leurs compétences et connaissances, participer à un développement plus rapide du pays. Il y avait également en toile de fond l'espoir que l'argent nazi évacué d'Allemagne serve à venir réaliser des investissements en Argentine. La position de l'Argentine aurait donc été dictée par un pragmatisme qui plaçait le développement du pays au-dessus de toute autre considération. En outre, pour ceux qui développent cet argument, le développement de l'Argentine était d'autant plus urgent que des enjeux cruciaux se préparaient sur la scène internationale. Premièrement, selon les pronostics de nombreux responsables militaires argentins, la période post-Seconde Guerre Mondiale n'était qu'une période de transition vers une Troisième Guerre Mondiale qui verrait soit le retour des nazis soit une confrontation entre les Etats-Unis et l'URSS. Dans ce cadre là, il était donc nécessaire pour l'Argentine de se doter d'une armée suffisamment équipée pour parer à une telle éventualité. En outre, sur la scène régionale, au tournant des années 1940, le leadership était en jeu et le Brésil un concurrent sérieux à ce sujet. D'après certains analystes, l'accueil de scientifiques nazis pouvait donc offrir des transferts de technologie décisifs dans la course à la domination du sous-continent sud-américain. En outre, parmi les arguments avancés pour se défendre des accusations liées à la réception de réfugiés nazis, certains expliquent que l'Argentine ne peut pas être taxée de pays nazi ou fasciste dans la mesure où le pays n'a jamais eu de projet expansionniste ou raciste. Il a été gouverné par des généraux admirateur du militarisme prussien ou de l'ordre que proposait le fascisme italien mais n'a jamais eu de programmes gouvernementaux pouvant être qualifiés de tel. Les acteurs qui entrent en jeu dans l'exil des criminels de guerre vers l'Argentine sont donc très nombreux : les nazis en fuite eux-mêmes qui s'organisent en réseaux, le Vatican qui offre une plate-forme logistique essentielle dans la mise en place des ''rutas de las ratas'' 78 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 65 : MARTINEZ, Tomás Eloy, op. cit. 36 Michaud Emmanuel I. L'Argentine, au coeur d'un système d'exil des nazis

et même les services secrets alliés qui vont dans certains cas favoriser le voyage d'anciens nazis vers l'Amérique latine. Très souvent, les comportements de ces acteurs très divers trouvent une union entre eux et une articulation avec le contexte international de l'époque : le début de la Guerre Froide qui fait passer l'anticommunisme en tête de toutes les priorités, notamment celle de capturer et juger les criminels de la Seconde Guerre Mondiale. Ce climat tendu va être particulièrement favorable aux nazis en fuite. Cette analyse tend à montrer que les réseaux sont organisés avant tout en Europe et que le choix de l'Argentine comme pays sanctuaire n'est pas choisi mais subi par ce pays. En réalité, l'Etat argentin s'approprie très rapidement cette thématique et en devient un acteur fondamental à travers certains secteurs de son administration et au rôle de son Président entre 1946 et 1955 Juan Domingo Perón ; l'exil massif des nazis vers l'Argentine n'aurait pas été possible sans la complicité de ce pays. Nous venons de voir les arguments qui sont développés pour justifier cette position, complaisante envers certains des plus grands criminels du 20ème siècle. Il convient à présent de les confronter à la réalité sociale de l'Argentine de cette période. L'accueil des nazis était-il seulement guidé par un pragmatisme lié au développement du pays ou bien s'inscrivait-il dans des dynamiques sociales plus larges, des tendances à plus long terme ?

Michaud Emmanuel 37 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

Ainsi, il est possible d'analyser l'immigration des fuyards nazis au vu des tendances lourdes qui caractérisent l'histoire argentine. L'idée est ici de montrer que l'Argentine constituait un espace qui prédisposait au développement d'une telle immigration. En effet, on retrouve des éléments qui faisaient de l'Argentine une terre d'accueil presque naturelle pour les réfugiés nazis dont la fuite s'inscrit parfaitement dans certains aspects de la réalité sociale du pays, laissant peu de place aux arguments prônant des explications conjoncturelles. Parmi ces éléments on retrouve, tout d'abord, l'existence de mouvements d'extrême- droite dont l'activité va être particulièrement importante durant les décennies de 1930 et 1940, offrant aux criminels nazis des repères idéologiques proches de ceux proposés par l'Allemagne du Troisième Reich. En outre, la migration de ces réfugiés va s'inscrire dans les dynamiques migratoires argentines qui privilégient une immigration blanche, européenne et catholique ; nous verrons que le dernier critère est particulièrement intéressant à étudier : nazisme et catholicisme n'étant pas toujours compatibles. Enfin, il convient de remarquer que l'arrivée de nazis en Argentine a été rendue plus facile par la tradition diplomatique de neutralité de ce pays.

A. L'extrême-droite argentine : entre produit national et influence européenne

Ainsi, le premier élément sur lequel il convient de s'attarder est l'existence et l'activité d'une nébuleuse d'extrême droite. Le terme de nébuleuse renvoie à l'idée d'un ensemble dont les contours ne sont pas forcément définis de manière très précise, c'est le cas de l'extrême-droite argentine qui, comme nous allons le voir est marqué par des courants multiples. Si elle tire ses fondements de la réalité politique et sociale argentine, elle va subir de manière très marquée l'influence d'idéologies européennes. Ces idées vont se diffuser à travers une presse d'extrême-droite très active et se concrétiser grâce à l'action de légions particulièrement opérantes durant les années 1930 et 1940 mais aussi d'expériences gouvernementales comme celle du général Uriburu (1930-1932). Cette mouvance politique va partager un grand nombre d'idées avec le nazisme, c'est notamment le cas de l'eugénisme et de l'antisémitisme. Ces proximités idéologiques nous permettent de replacer les migrations des criminels nazis dans le contexte politique argentin et de voir qu'elles ne doivent rien au hasard,

38 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

certains secteurs de la population argentine ne considérant pas forcément les nazis comme des personæ non gratæ.

1. Les fondements historiques et les caractéristiques idéologiques Ainsi, nous allons voir que l'extrême-droite argentine dispose d'une base idéologique fortement marquée par l'histoire nationale. Sur ces fondements largement teintés de nationalisme vont venir se greffer des idées issues des sociétés européennes pour déboucher sur un ensemble politique original et particulier à l'Argentine. Notons d'ailleurs que cet ensemble, comme tout mouvement politique, est traversé par des courants nombreux et variés. En effet, certains secteurs vont s'attacher à défendre un fort anti- impérialisme tantôt à l'encontre des Etats-Unis tantôt marqué par une forte anglophobie. D'autres vont multiplier les références au fascisme italien qu'ils considérent comme le seul modèle à suivre. Parfois, les groupes d'extrême-droite argentins vont se caractériser par leur germanophilie ce qui les pousse à adopter une certaine sympathie envers l'Allemagne nazie. Dès lors, face à cette diversité, on peut se demander ce qui fait la cohérence de cette extrême-droite argentine, ne faudrait-il pas plutôt utiliser le pluriel et parler d'extrêmes- droites? En réalité, si les courants sont nombreux, ils conservent entre eux un socle de valeurs communes qui permettent leur cohésion en un même mouvement politique. Les éléments principaux qu'ils partagent sont au nombre de trois : leur attachement à un nationalisme à forte tendance xénophobe, leur antisémitisme marqué et l'importance capitale qu'ils accordent à la foi chrétienne et au pouvoir de l'Eglise. Si l'utilisation du pluriel serait peut-être exagérée, il faut garder à l'esprit que derrière la dénomination ''extrême- droite argentine'' se cache une réalité marquée par le partage d'idées communes mais tout en restant dans le cadre d'une importante diversité. L'intérêt est également d'analyser les rapprochements ou les antagonismes qui peuvent exister avec le nazisme pour voir s'il existait un terrain idéologique propice antérieur à l'arrivée des criminels de guerre. Tout d'abord, il convient de se pencher sur les racines nationales de l'extrême- droite argentine. Ces racines locales sont particulièrement marquées par une forme bien particulière de nationalisme. Mais pour effectuer une analyse pertinente du concept de nationalisme défendu par l'extrême-droite, il convient de commencer par étudier l'idée de Nation argentine telle qu'elle se construit à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle. Ainsi, il faut bien se rappeler que l'idée de Nation argentine est le résultat d'une construction, elle ne s'est pas imposée d'elle-même. En effet, le pays va se peupler principalement grâce à l'immigration et l'idée de Nation va servir de ciment pour faire entrer des populations d'horizons très différents dans un même ensemble. C'est donc un concept fondamental pour le développement et la construction du pays. C'est ce que comprend très bien Bartolomé Mitre qui va faire de l'idée Nation un élément essentiel de sa pensée. La formation d'une Nation argentine est si importante pour lui qu'il va tout faire pour mettre en place les bases de sa construction. Il va commencer par la mise en oeuvre d'une histoire nationale autour de laquelle vont pouvoir se retrouver les Argentins, participant ainsi à l'élaboration d'un passé commun qui constitue la première impulsion à la formation de la nationalité argentine. D'ailleurs, l'analyste Carlos Pagni reconnaît le rôle joué par Bartolomé Mitre : La obsesión de Mitre por construir la Nación produjo un relato que modeló la versión dominante del pasado que los argentinos hemos adquirido, generación tras generación. En ese intento de justificar – y si se quiere, inventar – la Nación preexistente, Mitre funda entre nosotros la disciplina historiográfica: organiza la documentación, constituye los archivos, crea el Instituto Histórico y Geográafico

Michaud Emmanuel 39 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

y, más tarde, La Junta de Historia y Numismática, cuna de la Academia Nacional de Historia.79 Dès lors, les débats vont tourner autour de ce que doit être la Nation pou savoir qui sont ceux qui doivent la composer. Parmi les penseurs qui vont réfléchir à ce problème, on retrouve Faustino Sarmiento. Ce dernier va baser sa pensée sur l'opposition qu'il observe entre la civilisation, principalement présente en Argentine dans les villes mais aussi en Europe, et la barbarie qu'il définit comme un élément caractéristique de la campagne et de l'Amérique latine en général. Cette dichotomie est particulièrement présent dans son ouvrage Facundo o Civilización y Barbarie en las pampas argentinas qu'il écrit en 1845. A partir de ce constat, et guidé par la volonté de développer son pays, Faustino Sarmiento va tout d'abord défendre la nécessité d'éduquer le peuple argentin et son travail pour le développement d'une éducation publique de qualité est considérable. Outre l'éducation, Faustino Sarmiento va axer la construction de la Nation argentine autour de l'idée d'immigration. Comme nous l'avons vu, il considère que l'Europe est un exemple de civilisation et en ce sens, il va voir dans l'immigrant européen un vecteur de civilisation et de culture sur lequel doit se baser la Nation argentine, en s'inspirant en quelque sorte de la réussite du modèle étasunien. On voit bien à travers cette analyse de sa pensée que Faustino Sarmiento va être en faveur d'une immigration choisie, il va falloir sélectionner les immigrants parmi ceux qui peuvent amener le progrès. En outre, cette ouverture relative de la Nation argentine se combine chez Faustino Sarmiento à l'exclusion de certains secteurs de la population argentine, à commencer par les peuples originaires de Patagonie envers lesquels il va avoir des prises de positions très violentes : ''¿Lograremos exterminar a los Indios? Por los salvajes de América siento una invencible repugnancia sin poderlo remediar. Incapaces de progreso, su exterminio es providencial y útil, sublime y grande. Se los debe exterminar sin ni siquiera perdonar al pequeño, que tiene ya el odio instintivo al hombre civilizado80.'' Cet aspect raciste de la pensée de Faustino Sarmiento est souligné par Paul Verdevoye qui fait aussi le lien avec sa vision de l'immigration : Dans son système, Sarmiento pend aussi en compte le facteur racial. Il constate que les trois familles ethniques représentées en Argentine, l'espagnole, l'indienne, la noire, constituent un tout ''qui se distingue par son amour de l'oisiveté et son incapacité industrielle''. De là son admiration pour les Européens qui ont fait la prospérité des Etats-Unis. De là aussi ses efforts pour développer l'immigration81. Si chez Faustino Sarmiento la Nation argentine doit se composer d'individus sélectionnés et être en conséquence un concept tant inclusif qu'exclusif, Juan Bautista Alberdi va avoir une vision beaucoup plus ouverte de la question. En réalité, Juan Bautista Alberdi va surtout se montrer très pragmatique. En effet, il commence par faire le constat selon lequel l'Argentine est un pays immense mais très peu peuplé. Face à ce problématique décalage, il va insister sur la nécessité de peupler le pays ;c'est ce qui ressort de son slogan politique : ''Gobernar es poblar.'' La construction de la Nation argentine doit se baser selon lui sur l'arrivée d'immigrants qui vont venir peupler le pays par l'intermédiaire d'une colonisation rurale faite de petites exploitations. Mais chez Juan Bautista Alberdi, on n'observe pas de 79 http://www.lanacion.com.ar/1219452-el-relato-de-una-nacion , [dernière consultation le 20 août 2011]. 80 http://es.wikipedia.org/wiki/Domingo_Faustino_Sarmiento#cite_note-7 : El Progreso, 27 juillet 1844. [dernière consultation le 20 août 2011]. 81 VERDEVOYE, Paul, « Sarmiento Domingo Faustino », Encyclopaedia Universalis, 2008, disponible sur internet, [dernière consultation le 20 août 2011]. 40 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

conditions particulières dans le choix de ces colons ; il prône davantage une large ouverture. Après cette analyse des différents débats qui peuvent exister autour de la construction argentine de l'idée de Nation, on peut à présent s'attacher à une étude du nationalisme très présent dans les racines locales de l'extrême-droite argentine. Non pas que des penseurs comme Faustino Sarmiento, Bartolomé Mitre ou Juan Bautista Alberdi aient été, avec leurs idées de Nation, les précurseurs de ce nationalisme d'extrême-droite, mais nous allons voir que pour mieux comprendre ce phénomène il était important de bien saisir l'idée même de Nation argentine, surtout que l'extrême-droite va venir puiser certains de ses concepts dans la pensée de ces intellectuels. De manière générale, pour Raoul Girardet82, le nationalisme peut se retrouver dans des idéologies très différentes et peut permettre de justifier des doctrines parfois contradictoires. Le nationalisme argentin ne va donc pas être une exclusivité de l'extrême-droite, d'autres mouvements politiques vont développer leur propre nationalisme. Malgré cette diversité, on peut définir, comme le fait Raoul Girardet, quatre éléments que l'on retrouve dans toutes les formes de nationalismes : la souveraineté, l'unité, l'existence d'un passé historique (on retrouve l'importance donnée par Mitre à l'histoire) et une prétention à l'universalité. Nous allons voir, que pour chacun de ces éléments, le nationalisme d'extrême-droite va venir puiser dans le contexte argentin de construction de l'idée de Nation des éléments compatible avec son idéologie. Ainsi, à partir de l'importance de la souveraineté, l'extrême-droite va forger son anti-impérialisme notamment envers les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Surtout, l'extrême-droite argentine va avoir une interprétation bien particulière de l'idée d'unité. En effet, elle va définir l'unité comme quelque chose qui est constamment menacée depuis l'extérieur. L'unité va ainsi se transformer en exclusion puisqu'il faut se prémunir face aux menaces, et parmi les groupes visés par cette exclusion on retrouve entre autres ceux que Faustino Sarmiento ne prenaient pas en compte dans sa conception de la nationalité argentine à savoir les peuples originaires. Bien souvent, l'extrême-droite ajoute un critère religieux qui exclut de la nationalité argentine ceux qui ne sont pas chrétiens. Ainsi, l'unité selon l'interprétation de l'idée de Nation par le nationalisme d'extrême-droite va se limiter aux personnes blanches, chrétiennes et d'origine européenne. De l'exclusion des peuples originaires, découle également une vision particulière de l'histoire argentine qui place la campagne de la conquête du désert et le génocide des Indigènes par les troupes du général Roca comme un fait essentiel dans la construction de la Nation argentine. En outre, la nationalisme d'extrême-droite va vouloir prendre une dimension universelle qui va se baser sur sa vision raciste de la Nation argentine en se plaçant en défenseur de l'humanité par l'intermédiaire de la préservation de la pureté de la race blanche. A partir de ces bases idéologiques argentines liées au nationalisme, l'extrême-droite va être soumise à l'influence des évolutions politiques européennes. Ce ''transfert idéologique'' va s'opérer à partir des années 1920 et devenir particulièrement intense dans les années 1930. Ces transformations peuvent s'expliquer par la crise économique mais aussi politique que traverse l'Argentine et qui provoque des débats autour d'une éventuelle alternative au libéralisme qui l'expose aux idéologies extrémistes que l'on observe alors en Europe, c'est ce que fait remarquer Juan Luis Carnagui : ''En el periodo de entreguerras, la presencia de grupos nacionalistas filofascista no resultaron extraños a la vida política argentina. Por el contrario, su cantidad

82 GIRARDET, Raoul, « Nationalisme », Encyclopaedia Universalis, 2008, disponible sur internet, [dernière consultation le 15 août 2011]. Michaud Emmanuel 41 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

y sus actividades resultaron, para muchas personas, una alternativa concreta frente a una democracia que había dejado de funcionar como tal83.'' Parmi ces influences européennes, l'extrême-droite argentine va être particulièrement réceptive aux idées réactionnaires qui définissent la Révolution Françaises non pas comme un progrès mais plutôt comme la base des problèmes rencontrés par la suite. On va donc retrouver dans l'extrême-droite argentine une forte opposition au libéralisme des Lumières et certains acteurs de ce mouvement politique vont nouer des contacts avec l'Action Françaises ; c'est le cas par exemple de , fondateur du journal La voz nacional, qui réalise plusieurs voyages en France au cours desquels il rencontre . Mais l'extrême-droite argentine va également être marquée par l'expérience mussolinienne et le fascisme italien : ''Des recherches récentes montrent le succès de cette implantation capillaire du fascisme dans la société argentine, et plus particulièrement parmi les milieux modérés traditionnellement hostiles au nationalisme, contribuant à normaliser l'idéologie mussolinienne en la transformant en phénomène familier de la culture politique84.'' Pour beaucoup de penseurs argentins, le fascisme italien est exportable et pourrait très bien servir de modèle au système politique argentin ; c'est ce qu'explique Felipe Yofre dans son ouvrage El fascismo y nosotros, paru en 193385. Du fascisme italien, l'extrême-droite argentine va être particulièrement sensible à l'autoritarisme et à l'importance de l'Armée dans la vie politique. Ainsi, face à la faillite des institutions issues de la démocratie, incapables selon certains de gérer efficacement le pays, l'extrême-droite va proposer un gouvernement s'appuyant sur une élite qui permet de passer outre l'incapacité de la population à prendre les bonnes décisions dans un régime démocratique. Bien souvent, cette élite va être incarnée par les militaires, et l'Armée va donc prendre une place particulièrement importante. Pour Alain Rouquié, elle correspond à une ''hégémonie bureaucratique de substitution86.'' Les influences issues du fascisme ont donc poussé l'extrême-droite argentine à penser son action dans le cadre d'un régime autoritaire. L'influence du fascisme a été très forte en Argentine en raison de l'importance de la communauté italienne si bien que l'on retrouve fréquemment dans la littérature des auteurs qui évoquent l'existence d'un fascisme argentin. Pourtant, si cette idéologie a eu une influence certaine sur l'extrême-droite locale, il faut bien avoir à l'esprit que le fascisme correspond à quelque chose de bien particulier qui répond à des critères nombreux et très précis comme l'existence de codes vestimentaires et d'une gestuelle propre. L'idéologie de l'extrême-droite argentine se fonde donc sur le nationalisme local dont elle garde les éléments excluants et discriminants qu'elle mélange à des concepts politiques importés d'Europe, phénomène que synthétise très bien Federico Finchelstein : ''Hay mucho de apropiación, de reformulación y de distorsión en la recepción argentina del fascismo llamada nacionalismo. Y esta recepción ya estaba preparada y condicionada por ideologías locales que la preceden87.''. Cette synthèse de la tradition politique locale et de l'influence européenne va être particulièrement visible avec l'idée d'hispanité.

83 CARNAGUI, Juan Luis, « ¿Un Fascismo Argentino? Analizando el discurso de la prensa nacionalista radicalizada », Espaço er Plural , 1 semestre 2007, n° 16, p. 19. 84 REGGIANI, Andrés Horacio, « Dépopulation, fascisme et eugénisme « latin » dans l'Argentine des années 1930 », Le mouvement social, janvier-mars 2010, p. 15. 85 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura, Buenos Aires, Sudamericana, 2008, p. 54. 86 LAFAGE, Franck, L'Argentine des dictatures, 1930-1983, Paris, l'Harmattan, 1991, p. 13. 87 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura, op. cit., p. 15. 42 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

En effet, l'extrême-droite va avoir une vision de l'ancienne puissance coloniale bien particulière qui aboutit à l'existence de ce concept d'hispanité. Le mot '''' semble avoir été employé pour la première fois par le prêtre catholique Zacarías de Vizcarra dans un article intitulé « La Hispanidad y su verbo », publié en 1926 à Buenos Aires. Dans cet article, il propose de remplacer le Día de la Raza par le Día de la Hispanidad. Pour lui, l'hispanité, qui rassemble tous les peuples d'origine hispanique, se caractérise par les idées d'Humanité et de Chrétienté. A partir de là, l'extrême-droite argentines va réaffirmer l'héritage laissé par la colonisation espagnole en prenant la civilisation hispanique comme modèle de société : ''se subrayaban los vínculos de raza, fe y lengua con España88.'' Ils vont également repenser la place de l'Argentine sur la scène internationale en mettant en avant les liens historiques entretenus avec l'Espagne. Ces considérations en politique étrangère sont d'autant plus pertinentes aux yeux de l'extrême-droites argentine qu'elles trouvent un écho plutôt positif de l'autre côté de l'Atlantique : ''En diciembre de 1941, el ministro de Asuntos Exteriores español, Ramón Serrano Súñer, y el dictador portugués Antonio de Oliveira Salazar propusieron al representante de Argentina en Lisboa un plan para formar un bloque de naciones iberoamericanas que pudiera servir como base para una reconstrucción mundial89.'' L'idée est donc de montrer que l'Argentine appartient à un ensemble de pays qui partagent un même héritage qu'il faut tâcher de remettre en valeur. Néanmoins, au sein de cette communauté, l'extrême-droite argentines ne voit pas son pays dans la même situation d'asservissement que durant la colonisation. Bien au contraire, ces penseurs qui adhèrent à l'idée d'hispanité estiment que l'Argentine a même une rôle de référence à jouer. En effet, selon eux, si elle a su garder son héritage espagnol, elle n'a pas été ''pervertie'' par les idéologies libérales et de gauche très présentes en Europe depuis la Révolution Française. D'après eux, l'Argentine a su garder un caractère authentique dont ne peut pas se targuer l'Espagne : ''La hispanidad no era vista como una sujeción a España sino más bien un resultado de la curiosa idea de que la Argentina era más hispánica que España y por lo tanto más imperial90.'' Mais l'hispanité permet également de montrer l'attachement de l'extrême- droite argentine à la défense du catholicisme en prônant un retour de l'alliance de la Croix et de l'Epée. Pour la plupart des secteurs de l'extrême-droite argentine, l'Armée et l'Eglise doivent poursuivre un seul et même objectif : la mise en place d'un ordre chrétien. Ainsi, lors de son discours à l'occasion du Trente-deuxième Congrès Eucharistique International tenu à Buenos Aires, l'archévêque de Tolède le cardinal Gomá y Tomás déclare le 12 octobre 1934 : L'Amérique est l'oeuvre de l'Espagne. Cette oeuvre de l'Espagne est essentiellement celle du catholicisme. Il y a donc une relation d'égalité entre l'hispanité et le catholicisme, et toute tentative d'hispanisation qui le renie est folie. (...) Une Confédération de nations, non plus sur le plan politique, parce que les temps ne sont pas mûrs, de toutes les forces vives de la race pour faire prévaloir les droits de Jésus Christ dans tous les domaines sur les nations qui forment l'hispanité91. On voit bien ici le lien qui est fait entre l'héritage de la colonisation et l'importance qui doit être donnée à la foi catholique. Cette volonté de défendre le catholicisme va apporter à l'extrême- droite le soutien de nombreux prêtres intégristes : ''La idea fascista tuvo en la Argentina un 88 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 33. 89 Ibid., p. 36. 90 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura, op. cit., p. 37. 91 LAFAGE, Franck, L'Argentine des dictatures, 1930-1983, op. cit., p. 34. Michaud Emmanuel 43 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

carácter esencialmente cristiano y militarista según la definición nacionalista inventada en esos años. Sacerdotes católicos actuaban como transmisores de esta ideología sagrada92.'' Contrairement à l'Italie ou à l'Allemagne, l'extrême-droite argentine ne va pas se rattacher à un leader élevé au rang de demi-Dieu, elle va plutôt avoir pour point de repère la religion catholique qu'il faut défendre, se sentant presque investie d'une mission divine ; c'est un peu comme si elle se considérait comme le soldat d'une armée de défense du Christ. Sur ce point, elle se rapproche beaucoup de l'Espagne franquiste qui basait également son projet de société sur une alliance entre l'Armée et l'Eglise. Au nom de la défense de Dieu, elle va s'autoriser à mettre en avant des principes politiques autoritaristes basés sur la violence ; la seule règle qui semble prévaloir est le respect de la parole divine. Parmi les ecclésiastiques argentins qui vont faire partie de la mouvance d'extrême-droite, on retrouve le directeur de la revue catholique d'extrême-droite Criterio Gustavo Franceschi, le prêtre et journaliste antisémite Julio Meinvielle ou encore Leonardo Castellani. Il est donc relativement difficile de définir l'extrême-droite argentine qui rassemble des influences très variées qui en font un objet politique bien particulier aux caractéristiques propres. En tenant compte des principales influences de ce courant Franck Lafage parle de ''national-catholicisme93'' tandis que Loris Zanatta préfère lui le terme de ''clérico- fascismo''94. Dans la première expression l'accent est mis sur le nationalisme tandis que dans la seconde l'auteur insiste davantage sur le lien qui existe entre l'extrême-droite argentine et l'influence du fascisme italien ; dans les deux cas, les analystes rappellent l'importance de la religion. Outre cette importance de l'Eglise que l'on a déjà largement abordée et qui tient beaucoup de l'influence espagnole, on retrouve des éléments-clés partagés par les membres de cette nébuleuse : l'antisémitisme (que nous détaillerons plus loin), l'autoritarisme et l'anticommunisme. Concernant l'anticommunisme, on peut citer le prêtre Juan Sepich qui définit le communisme comme une ''vasta conspiración de izquierdistas que militan en todos los frentes para terminar de una vez con Dios, con la Patria, y con la familia en la Argentina y en toda Hispanoamérica95.'' Cette citation nous permet de voir une nouvelle fois la collusion établie entre la religion, l'Etat et les valeurs d'hispanité, collusion qui s'oppose dans ce cas à un amalgame des forces de gauches rassemblées sous l'étiquette de ''communistes''. Pour mieux comprendre les éléments récurrents chez les forces d'extrême-droite argentine, on peut analyser la pensée de l'idéologue qui donne un très bon exemple des idées partagées par les différents secteurs de ce mouvement politique. Ce poète et écrivain va commencer à militer dans les rangs de l'extrême gauche avant d'adhérer aux idées des extrémistes de droite. On retrouve chez Leopoldo Lugones le constat selon laquelle la démocratie n'est pas un mode de gouvernement adéquat et qu'il est préférable de lui substituer un système autoritaire où se confondent militarisme et défense du catholicisme. Sa pensée peut être illustrée par une citation issue de son ouvrage La Patria fuerte publié en 1930 : De nouveau, l'heure de l'épée a sonné pour le bien du monde. Le pacifisme, le collectivisme, la démocratie sont synonymes du même emploi vacant que le destin offre au chef prédestiné, c'est à dire, à l'homme qui commande par son droit du meilleur, avec ou sans loi. Je considère les militaires meilleurs que

92 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura , op. cit., p. 15. 93 LAFAGE, Franck, L'Argentine des dictatures, 1930-1983, op. cit., p. 14. 94 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura, op. cit., p. 13. 95 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura, op. cit, p. 71. 44 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes les hommes politiques et je souhaite en toute impartialité le gouvernement des meilleurs96. Bien souvent, face aux critiques concernant le fait qu'ils soient contre la démocratie, les militants d'extrême-droite répondent en se réclamant d'une sorte de pragmatisme qu'ils placent au-dessus de toute autre considération, idéologique notamment. Selon eux, l'Argentine est face à des dangers multiples : le communisme, la mort de la tradition hispanique, les Juifs. Face à ces dangers, il faut réagir et pour eux le seul moyen de se défendre de ces périls est de mettre en place le système qu'ils appellent de leurs voeux. En faisant la jonction entre des concepts politiques argentins et des idéologies européennes, l'extrême-droite a donc réussi une sorte ''melting pot'' idéologique qui rassemble des gens très différents. Pour rattacher cette analyse à notre sujet, on peut remarquer que la différence principale avec le nazisme réside dans la place accordée à l'Eglise. En effet, dans l'Allemagne de Hitler, l'Eglise n'occupe pas une place de choix, bien au contraire ; les projets sont menés et le peuple guidé par le Führer qui ne doit pas trouver en l'Eglise un concurrent spirituel. Néanmoins, hormis cette différence concernant la religion, les points de concordance sont nombreux entre le nazisme et l'extrême-droite argentine, parmi eux figurent notamment l'antisémitisme et l'eugénisme. D'ailleurs, beaucoup en Argentine vont se être impressionnés et séduits par les idées et les projets de Hitler. C'est par exemple le cas du journal Nuevo Orden dans lequel on peut lire en 1941 que Mein Kampf est : ''Un tratado de ciencia práctica, para uso de los Alemanes, basado en ideas generales de la mayor solidez97.''

2. Deux pans importants de l'idéologie d'extrême-droite en Argentine : l'antisémitisme et l'eugénisme L'analyse de ces points en commun ne doit pas faire oublier que les idées développées par l'extrême-droite argentine émergent avant l'arrivée de Hitler au pouvoir. Il faut donc bien garder à l'esprit qu'il n'existe pas de filiation entre les deux courants ; l'extrême-droite argentine ne s'est pas inspirée du nazisme. Parmi les idées fortes que l'on retrouve à la fois en Argentine et dans l'idéologie nazie, on retrouve donc l'antisémitisme et l'eugénisme sur lesquels il est intéressant de s'attarder un petit peu plus longuement. L'antisémitisme est probablement ce qui rapproche le plus l'extrême-droite argentine du nazisme même si la haine des Juifs est replacée dans le contexte particulier de l'Argentine. Malgré ces spécificités, on peut répertorier un grand nombre d'éléments ''classiques'' que l'on retrouve dans les milieux antisémites de nombreux pays. Ainsi, on peut observer les arguments antisémites propres aux secteurs catholiques qui définissent les Juifs comme les ennemis du Christ, comme des traîtres. Ces idées sont très présentes dans l'antisémitisme argentin en raison du poids des extrémistes catholiques. En outre, on peut mentionner l'idée qui crée une collusion entre les Juifs et l'extrême-gauche. Cette idée est récurrente en Argentine et l'amalgame entre Juifs et communistes fréquent : ''Luego de las huelgas en los establecimientos metalúrgicos de Vasena, nace y crece en Argentina el mito del Judío como artifice absoluto de la revolución bolchevique98.'' Parmi les arguments habituels de l'antisémitisme mondial et que l'on observe aussi chez l'extrême-droite argentine, il convient

96 LAFAGE, Franck, op. cit., p. 18 97 FINCHELSTEIN, Federico, op. cit., p. 55 98 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit., p. 54. Michaud Emmanuel 45 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

d'évoquer les allusions à un complot juif. Pour alimenter ce fantasme, il est souvent rappelé dans les journaux d'extrême-droite que les propriétaires des organes de presse les plus importants du pays (La Nación, Crítica par exemple) sont juifs. De la même manière, dans son ouvrage antisémite El Judío, publié en 1936, Julio Meinvielle va tenter de démontrer que les Juifs contrôlent la société grâce à leur domination dans bien des domaines : l'art, le sport, les médias. Par la suite, dans les années 1930, on va retrouver dans les arguments partagés par les antisémites du monde entier et présents en Argentine les idées véhiculées notamment par le nazisme avec l'émergence d'un antisémitisme presque scientifique. Ces idées font des Juifs une race inférieure qui est reconnaissable en raison de caractéristiques physiologiques : ''Al ver este tipo judío, veo a todos los de su raza, como los distinguiréis vosotros también por sus rasgos fisionómicos. Nadie les mudará las líneas de su nariz y las ondulaciones de su cabellera99.'' A partir des années 1930, on observe donc en Argentine l'existence d'un antisémitisme basé sur les arguments classiques issus de l'interprétation de la religion catholique mais aussi sur des idées pseudo-scientifiques racistes. A ces arguments amplement partagés par les antisémites des autres pays, il faut ajouter des éléments propres à l'antisémitisme argentin, ou du moins une inscription des ces arguments dans la réalité sociale argentine. Tout d'abord, il est important de remarquer que l'antisémitisme argentin s'inscrit directement dans le reste des idées d'extrême-droite. Ainsi, le lien est très fréquent entre l'antisémitisme et le racisme, l'anticommunisme, l'antilibéralisme ou encore l'autoritarisme dont nous avons vu qu'ils étaient des traits importants dans l'idéologie de l'extrême-droite en Argentine. De cette manière, va émerger l'idée que les Juifs sont les ennemis de la Patrie argentine et que le complot juif dont le pays est victime naît en Argentine et non du contexte international ; les Juifs sont un ennemi interne. Cet antisémitisme qui replace les arguments courants dans le contexte national va arriver au constat selon lequel le pays est véritablement envahi par les Juifs comme en témoigne cette citation de Monseigneur Franceschi, directeur du journal Criterio : ''Barrios existen en Buenos Aires en que ya ni siquiera se vierten al español los letreros de las tiendas y almacenes de comestibles, se los estampa y pinta nada más que en iddisch. Hora es ya de que se ponga un remedio a semejante mal100.'' Cette idée d'invasion du pays par les Juifs, parfois réunis au sein de confréries secrètes et mystérieuses, est très présente dans les nouvelles à caractère antisémite de Gustavo Martínez Suviria qui écrit sous le pseudonyme de Hugo Wast : Kahal y Oro101 (1935) ou encore Buenos Aires, futura Babilonia (1938). Cette idée d'envahissement du pays par les Juifs se mêle aux mythes selon lesquels ces derniers contrôlent une grande part du secteur économique pour déboucher sur un antisémitisme qui se place en défenseur de l'indépendance nationale face à une nouvelle forme de colonialisme. Outre l'antisémitisme, l'extrême-droite argentine va également adopter des positions très proches du nazisme mais aussi du fascisme italien par rapport à la question de l'eugénisme. Sur le plan international, l'eugénisme, ''la science du bien-être'' selon son étymologie, naît dans les années 1880 sous l'impulsion de Francis Galton. En Argentine, la discipline va commencer à prendre vraiment de l'ampleur dans les années 1930. Cet intérêt des scientifiques argentins pour l'eugénisme doit être mis en relation avec la baisse de la croissance démographique à cette période. Ainsi, la natalité passe de 44,7 pour mille au 99 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura, op. cit., p. 85 cite Virgilio Filippo dans Clarinada. 100 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, op. cit., p. 414 101 Annexe 4 : photo de la couverture de Kahal et de Oro. 46 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

début du 19ème siècle à 25,3 pour mille en 1930102. Si cette baisse significative de la natalité est caractéristique d'une société en phase de transition démographique, la baisse importante de la croissance démographique va s'avérer, elle, plus importante qu'en Europe. En effet, la croissance naturelle de la population (c'est-à-dire sans prendre en compte l'immigration) va passer de 17 pour mille à seulement 12 pour mille entre 1930 et 1938103. A cette baisse de l'augmentation de la quantité de la population, Víctor Delfino va ajouter en 1917 une détérioration de la santé des Argentins lorsqu'il constate qu'un tiers de la classe de 1896 est inapte au service militaire104. Dans la foulée, il crée en 1918 la première société argentine d'eugénisme à Buenos Aires qui reste cependant une expérience éphémère et ayant une portée limitée. Ce n'est que plus tard, dans les années 1930, face au constat de la baisse de la croissance démographique que les spécialistes vont avoir recours à des explications racistes qui mettent en avant la dégénérescence de la race blanche et c'est de cette manière que l'eugénisme va prendre de l'importance dans le pays. Ainsi, en 1932, est créé l'Asociación de Biotipología, Eugenesía y Medicina Social (Association de Biotypologie, Eugénique et Médecine Sociale) très influencée par les méthodes de la démographie italienne qui est elle-même basée sur une conception fasciste de la famille, s'inspirant des travaux sur la biotypologie de Nicola Pende sur lesquels nous allons revenir. La baisse de la croissance démographique va donc être rattachée à des explications qui se basent sur une décadence de la race blanche considérée a priori comme supérieure et qui est en train de subir les effets néfastes de ses contacts avec d'autres populations. Mélangeant stimulation de la fibre patriotique et recommandations moralisatrices issues du catholicisme, les spécialistes vont donc se diriger vers des mesures qui font la part belle aux idées d'extrême-droite : ''l'instauration d'un concept courageux de la vie, fondé sur les normes chrétiennes des devoirs impérieux envers la grandeur de la patrie et envers la pureté et la conservation de la race105.'' Dressant des parallèles avec l'Europe où, selon eux, la situation est aussi grave qu'en Argentine, ces ''défenseurs de la race blanche'' vont très rapidement être séduits par les méthodes utilisées dans l'Italie de Mussolini ou l'Allemagne de Hitler. En somme, à partir de la baisse de la croissance démographique, les ''experts'' argentins en démographie vont proposer des explications racistes liées à une perte de qualité de la race blanche face à laquelle ils vont proposer des solutions eugénistes fortement teintées des idéologies nazies et fascistes. Ainsi, comme le rappellent Andrés Horacio Reggiani et Horacio Bollo dans un article paru en 2007, ''ce furent les lois nazies qui attirèrent la plus grande attention. Cela s'explique par la germanophilie de l'élite argentine, par le prestige immuable de la médecine allemande, ainsi que par l'intérêt soulevé par les mesures biologico-raciales du régime hitlérien106.'' Les lois nazies vont donc trouver un échos plutôt positif dans les milieux scientifiques argentins qui les considèrent comme efficaces pour conserver la race blanche. C'est notamment le

102 REGGIANI, Andrés Horacio, « Dépopulation, fascisme et eugénisme « latin » dans l'Argentine des années 1930 », Le mouvement social, janvier-mars 2010, p. 8 103 Ibid., p. 8. 104 REGGIANI, Andrés Horacio, « Dépopulation, fascisme et eugénisme « latin » dans l'Argentine des années 1930 », op. cit. , p. 13. 105 REGGIANI, Andrés Horacio, BOLLO, Hernán González, « Dénatalité, ''crise de la race'' et politique démographique en Argentine (1920-1940) », Vingtième siècle, Revue d'Histoire, juillet-septembre 2007, n°95, p. 34 cite BUNGE, Alejandro E., « Esplendor y decadencia de la raza blanca », Revista de Economia Argentina, n°22, 1940, p. 59 106 REGGIANI, Andrés Horacio, BOLLO, Hernán González, « Dénatalité, ''crise de la race'' et politique démographique en Argentine (1920-1940) », Vingtième siècle, Revue d'Histoire, juillet-septembre 2007, n°95, p. 39. Michaud Emmanuel 47 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

cas des gynécologues Josué Beruti et Alberto Peralta Ramos qui se montrent admiratifs devant les expériences menées alors en Italie et en Allemagne : ''Durant la IIe Conférence panaméricaine d'eugénique, en 1934, à Buenos Aires, les gynécologues Alberto Peralta Ramos et Josué Beruti, directeurs des deux maternités les plus modernes d'Amérique Latine, se font ainsi les défenseurs énergiques de la politique démographique et familiale nazie et fasciste et demandent l'adoption de mesures similaires d'encouragement de la natalité107.'' Les experts en démographie argentins vont donc peu à peu basculer vers des positions très idéologisées pour arriver à des idées particulièrement malsaines qui, au nom d'observations pseudo-scientifiques, mettent en avant des théories eugénistes proches du nazisme et du fascisme ; c'est par exemple le cas de la biotypologie. Cette discipline, mise au point par l'Italien Nicola Pende, vise à repérer les individus susceptibles de se détacher de l'espèce humaine, d'être néfastes pour la race ; l'objectif est d'éviter les déviances. C'est Arturo Rossi qui va importer les théories de Nicola Pende en Argentine à travers l' l'Asociación de Biotipología, Eugenesía y Medicina Social et l'Ecole de Biotypologie. Soutenant l'intervention italienne en Ethiopie et fondateur en 1937 de l'Unión Argentina de Amigos de Italia (Union Argentine des Amis de l'Italie) qui soutient le fascisme, il mêle études scientifiques et idéologies d'extrême-droite. Arturo Rossi va peut-être représenter le meilleur exemple pour illustrer l'existence dans l'Argentine des années 1930 et 1940 de secteurs scientifiques très proches de l'extrême-droite dont les théories rappellent directement les considérations nazies par rapport aux questions de races et de population. Toutefois, on observe toujours la spécificité argentine qui, à la différence des idéologies européennes, donne une place importante à la religion catholique ; c'est ce que résume très bien Andrés Reggiani : ''Durant la Seconde Guerre Mondiale, Rossi s'attache à retravailler les idées de Pende et Gini dans une pensée éclectique, alliant vision catholique et conservatrice de l'ordre social et théories nationalistes-corporatistes sur l'amélioration de la population108.'' En pratique, il est difficile de mesurer l'influence qu'ont pu avoir ces recommandations. Dans les faits, on peut considérer que l'eugénisme tel que nous venons de le définir a été plutôt une pratique au jour le jour et selon les considérations de chaque médecin. En effet, beaucoup vont mettre en avant des éléments thérapeutiques et médicaux pour justifier des avortements ou des stérilisations alors que le fondement même de leur diagnostic se base sur des arguments eugénistes. Plus tard l'eugénisme va également s'inscrire dans la tendance à placer des experts en démographie et des statisticiens dans l'administration, c'est dans ce mouvement que se situe la nomination de Santiago Peralta à la tête de la Dirección de Migraciones. Il existe donc en Argentine une nébuleuse d'extrême-droite qui entretient des ressemblances marquées avec le nazisme et le fascisme tout en gardant des caractères idéologiques proprement argentins notamment par rapport à la place accordée au catholicisme. Si l'extrême-droite argentine est donc parfois très proche de ce que pensent les idéologues du Troisième Reich, elle ne va néanmoins pas attendre l'arrivée de réfugiés nazis dans le pays pour tenter de mettre en oeuvre ses idées.

3. Une mise en pratique des idées d'extrême-droite : la presse, les ligues et les expériences gouvernementales 107 REGGIANI, Andrés Horacio, « Dépopulation, fascisme et eugénisme « latin » dans l'Argentine des années 1930 », op. cit., p. 14. 108 REGGIANI, Andrés Horacio, « Dépopulation, fascisme et eugénisme « latin » dans l'Argentine des années 1930 », op. cit. , p. 23. 48 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

En effet, dès le milieu des années 1920, on peut observer une importante activité des secteurs d'extrême-droite. Relayées par une presse largement fournie, leurs activités sont l'oeuvre de légions et de ligues qui forment une nébuleuse, véritable actrice de la vie politique argentine. En outre, les années 1930 vont être marquées par des expériences gouvernementales qui vont mener des politiques proches de l'extrême-droite : la Présidence du général Uriburu du 6 septembre 1930 au 20 février 1932 et la période durant laquelle Manuel Fresco est à la tête de la Province de Buenos Aires (du 18 février 1936 au 6 mars 1940). Ainsi, les institutions d'extrême-droite les plus actives semblent avoir été les organes de presse, on y retrouve tous les éléments idéologiques que nous venons d'aborder. Par exemple, le journal catholique Criterio, fondé le 8 mars 1928, va être le symbole de la diversité des courants d'extrême-droite. En effet, si on retrouve en majorité des journalistes issus des milieux ecclésiastiques comme Mgr Franceschi, on peut également mentionner la présence de journalistes laïcs, comme l'avocat Tomás Darío Casares. En outre, cette publication constitue également un très bon exemple des influences étrangères dont font l'objet l'extrême-droite argentine. Parmi les auteurs européens, on peut citer le philosophe français Jacques Maritain dont les idées vont trouver un véritable écho dans toute l'Amérique latine : notons que lorsqu'il écrit dans Criterio au début des années 1930, il est encore proche des milieux de l'Action Française et n'a pas encore opéré son virage idéologique qui le mènera vers l'acceptation de la démocratie et de la laïcité au milieu des années 1930. On peut également donner l'exemple de l'écrivain italien Giovanni Papini qui fréquente les milieux de l'extrême-droite italienne et montre une certaine sensibilité pour le fascisme. Enfin, on peut évoquer le cas de Ramiro de Maeztu. Ambassadeur à Buenos Aires de l'Espagne de Primo de Rivera et membre de la Génération de 98, il est l'auteur de Defensa de la Hispanidad publié en 1934. Dans cet ouvrage particulièrement marqué par son conservatisme, il définit sa vision de l'hispanité en se basant sur la défense du catholicisme et de la tradition hispanique. Un autre trait de l'extrême-droite argentine qui ressort au travers de cette presse est le rejet de la démocratie. C'est ce qu'on retrouve dans le journal Nueva Répública, fondé le 1er décembre 1927 par dans lequel son frère Julio écrit : ''El Estado argentino es católico por sur orígen y su Constitución. La democracia es por naturaleza anticatólica. La democracia es, pues incompatible con las instituciones argentinas109.'' En outre, la presse d'extrême-droite va se distinguer par un anticommunisme particulièrement radical. On peut par exemple lire dans La Fronda, journal créé par Franciso Uriburu, le cousin du général putschiste, ''El peligro comunista cuyo avance indiscutible en el país, lo viene señalando La Fronda desde hace mucho tiempo (...) significa un real peligro para nuestras instituciones110.'' Cet anticommunisme de La Fronda, va être particulièrement visible lors de sa couverture de la Guerre Civile Espagnole : '' En la cobertura cotidiana de la Guerra Civil, el anticomunismo es expresado crudamente y en un tono combativo111.'' Surtout, les évènements en Espagne vont permettre au journal de replacer son anticommunisme tant dans le contexte national (en rattachant les radicaux à la gauche espagnole) qu'international en critiquant les positions modérées de la France et du Royaume-Uni, opérant un amalgame entre antilibéralisme et anticommunisme. Le journal Crisol, fondé en 1932 va encore plus loin en plaçant le communisme à la tête de tous les dangers : ''Para el nacionalismo, el comunismo es una cuestión de vida o muerte 109 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura, op. cit., p. 35. 110 CARNAGUI, Juan Luis, « ¿Un Fascismo Argentino? Analizando el discurso de la prensa nacionalista radicalizada », op. cit., pp. 20-21 cite La Fronda du 3 novembre 1936. 111 Ibid.., p. 21. Michaud Emmanuel 49 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

de la sociedad y la civilización europea112.'' Enfin, on peut citer des journaux plus radicaux qui n'hésitent pas à prendre la défense des projets de Hitler comme El Pampero, surtout lu par les classes populaires et marqué par une forte haine envers les anglais, Cabildo, très nationaliste et avec des tendances pronazies ou Bandera Argentina, qui défend avant tout le nationalisme argentin. D'ailleurs, pour Juan Luis Carnagui, la collusion entre la presse d'extrême-droite et l'Allemagne du Troisième Reich ne s'arrête pas à cette proximité idéologique ; il met en avant un possible financement de Crisol par les pouvoirs économique et politique allemands présents en Argentine : ''No han sido pocos los autores que afirman que percibía fondos de la Embajada alemana y de empresas de ese mismo país113.'' De manière plus surprenante, on retrouve des positions favorables à l'Allemagne nazie dans des journaux n'appartenant pas aux milieux d'extrême-droite comme dans La Razón où on peut lire le 3 avril 1933 : Por espacio de siglos el pueblo alemán opuso la muralla de sus pechos y sus lanzas a las masas; semieslavas, semiasiáticas. Nuevamente, Alemania se encuentra de centinela avanzado contra Oriente. Como se dice en otro lugar, Alemania es el principal baluarte que puede oponer la civilización moderna al avance de las ideas oscurantistas, retrógradas y asiáticas del comunismo oriental, que ha asentado sus reales en Rusia. El mundo debe sentirse solidario con la acción que desarrolla el gran caudillo alemán114. Néanmoins, une telle prise de position reste une exception dans la presse généraliste à gros tirage (La Nación, La Prensa), et très rapidement La Razón va également rentrer dans le rang et adopter un point de vue pro-Allié. La presse d'extrême-droite s'est donc montrée très active et a incarné les idées clés de cette mouvance idéologique. Mais, l'extrême-droite argentine ne va pas se contenter de cette seule activité journalistique et, influencée par la stratégie menée par l'Action Française, elle va se tourner vers une une action politique concrète. C'est ainsi que l'Argentine va voir naître un large ensemble de Ligues semblables à ce qu'il s'est passé dans les années 1930 en France. Dès 1920, est créée la Liga Patriótica Argentina, une milice de droite qui tente de casser les mouvements sociaux. Elle se caractérise surtout par son anticommunisme et reste dans le domaine de l'affrontement politique et idéologique et on ne peut pas encore parler de milice d'extrême-droite. D'autres groupes vont faire leur apparition à la fin des années 1920. Cette fois, on peut observer des entités qui s'apparentent clairement à l'extrême-droite : la Guardia Argentina de Leopoldo Lugones, l'Aduna (Afirmación de una Nueva Argentina), la Legión de Mayo ou encore la Legión Republicana. On retrouve donc de nombreux petits groupes avec des différences idéologiques minimes ; la plupart partage des grandes lignes communes : le nationalisme, l'antisémitisme, l'anticommunisme et le militarisme. De cette nébuleuse va se détacher une organisation en particulier : la Legión Cívica Argentina créée en 1931. Cette milice paramilitaire, très semblable à un groupe fasciste, est dirigée par le Colonel Kinkelin ; elle s'organise en brigades et escadrilles et participe à des combats de rue contre les socialistes, les communistes ou les Juifs. Le 20 mai 1931, elle est reconnue par un décret présidentiel du gouvernement du général Uriburu et le 25 mai, elle participe au défilé national aux côtés du 112 CARNAGUI, Juan Luis, « ¿Un Fascismo Argentino? Analizando el discurso de la prensa nacionalista radicalizada », op. cit, p. 22 cite Crisol du 8 novembre 1936. 113 CARNAGUI, Juan Luis, « ¿Un Fascismo Argentino? Analizando el discurso de la prensa nacionalista radicalizada », op. cit., p. 21. 114 JACKISCH, Carlota, « El nacionalsocialismo en la Argentina », Revistas Libertas, mai 1988, n°8, p.15. 50 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

Parti Nazi Argentin115. Deux jours plus tard, dans La Nación, l'un des cofondateurs du groupe Floro Lavalle se montre plutôt optimiste quant à l'évolution de la Legión Cívica Argentina : ''Los legionarios son 50 000 en BA, pero antes de tres meses serán 250 000 en todo el país116.'' Le 6 septembre 1932, ce sont environ 6 000 légionnaires qui défilent à Buenos Aires117. En 1937, elle devient Alianza de la Juventud Nacionalista et compte jusqu'à 50 000 membres118. Les ligues d'extrême-droite sont donc au coeur de l'activité de l'extrême-droite argentine, elles tentent par une action politique de terrain de diffuser leurs idées. Mais les expériences les plus concrètes concernant les milieux d'extrême-droite en Argentine vont prendre une forme gouvernementale. Ainsi, entre le 6 septembre 1930 et le 20 février 1932, l'Argentine est dirigée par une dictature militaire incarnée par le général José Félix Uriburu qui est à la tête d'un gouvernement de facto d'extrême-droite de tendance ultranationaliste et catholique. Grand admirateur de l'Armée allemande ce régime donne à l'Armée un rôle central dans la conduite des affaires du pays. En outre, cette Présidence est marquée par une répression des mouvements sociaux et les arrestations de militants communistes, anarchistes et syndicaux marquée par des cas de tortures119. Le général Uriburu fonde sa légitimité sur l'argument classique de l'extrême-droite selon lequel le pays doit être gouverné par une élite pour pallier à l'ignorance des masses : ''dans un pays comme le nôtre qui comprend 60% d'analphabètes ; d'où il résulte de façon claire, évidente et sans conteste, que ce sont ces 60% d'analphabètes qui gouvernent le pays puisque, lors des élections, ils forment la majorité120.'' Certes, l'expérience d'Uriburu va se terminer par un échec et son gouvernement ne dure finalement qu'un an et demi mais il va montrer le potentiel des forces d'extrême-droite. En outre, le coup d'Etat d'Uriburu peut être analysé comme un révélateur de l'existence de cette nébuleuse d'extrême-droite ; auparavant cantonnée à des activités limitées ayant une diffusion idéologique relativement confidentielle. Par la suite, les milices vont être beaucoup plus visibles et actives. Plus tard, entre le 18 février 1936 et le 6 mars 1940, l'Argentine va connaître une autre gouvernement d'extrême-droite, au niveau fédéral cette fois-ci ; c'est la période durant laquelle Manuel Fresco est gouverneur de la Province de Buenos Aires. Durant son mandat à la tête de la province, il va mettre en place une carte scolaire biotypologique conçue par Arturo Rossi sur le modèle de ce qui avait été fait en Italie par Nicola Pende pour le régime de Benito Mussolini. En outre, il va appeler les maires de sa province à célébrer la victoire de Franco à l'issue de la Guerre Civile Espagnole : Tanto por nuestro origen racial como por los propios antecedentes de nuestra personalidad política internacional y la íntima vinculación con la colonia española (...) debemos en este momento histórico rendir el homenaje que merece la acción de los hombres sanos de España que han luchado con denuedo heroíco para salvar el patrimonio moral del mundo. (...) Le invito a que el día que oficialmente se anuncie el triunfo de la revolución en la madre patria, adhiera esa

115 Nous évoquerons plus en détail le cas du Parti Nazi Argentin lors du développement consacré à la communauté allemande en Argentine. 116 DE NAPOLI, Carlos, Nazis en el Sur: la expansión alemana en el Cono Sur y la Antártida, op. cit., p. 44 cite La Nación du 27 mai 1931. 117 LAFAGE, Franck, L'Argentine des dictatures, 1930-1983, pouvoir militaire et idéologie contre-révolutionnaire, op. cit., p. 27. 118 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura, op. cit., p. 46 119 LAFAGE, Franck, L'Argentine des dictatures, 1930-1983, pouvoir militaire et idéologie contre-révolutionnaire, op. cit., p. 25. 120 ROUQIE, Alain, Pouvoir militaire et société politique en République argentine, Paris, Presses de la FNSP, 1977, p. 212. Michaud Emmanuel 51 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

municipalidad por decreto y se dispongan los actos que lo exteriorice en forme elocuente121. Ainsi, entre organes de presse très actifs, ligues comptant sur des milliers de membres et expériences gouvernementales, les secteurs d'extrême-droite argentins ne se limitent pas à des considérations idéologiques et prennent réellement part à la vie politique du pays, notamment durant les décennies 1930 et 1940. Si l'extrême-droite a été très active, il ne faut toutefois pas négliger l'existence de mouvements qui tentaient de s'opposer à l'influence de ces idées sur la société argentine. Parmi les groupes politiques les plus inquiets par rapport aux activités de l'extrême-droite, il convient de mentionner les radicaux et les socialistes. En mai 1939, les radicaux présentent six points dans lesquels ils rappellent leur attachement à la démocratie et leur dénonciation de toute forme d'extrémisme. En effet, contrairement aux socialistes, les radicaux se montrent également méfiants vis-à-vis des extrêmes- gauches. Dans cette dynamique de contestation des activités de l'extrême-droite, est mise en place le 20 juin la Comisión Especial Investigadora de las Actividades Antiargentinas sous l'impulsion des députés Damonte Taborda (radical) et Enrique Dickmann (socialiste). Cependant, cette Commission va concentrer son travail sur l'influence d'entités étrangères sur la société argentine, notamment l'Ambassade et les entreprises allemandes qui diffusent l'idéologie nazie122, ne prenant pas en compte le caractère argentin pourtant très marqué des mouvances d'extrême-droite et considérant que c'est un phénomène exclusivement dû à des institutions étrangères. Cette erreur d'appréciation ne va pas être commise par le Comité contra el Racismo y el Antisemitismo en la Argentina (Comité contre le Racisme et l'Antisémitisme en Argentin), créé en juillet 1937 et qui va, lui, aborder le problème de manière plus globale. On retrouve dans cette organisation des membres de la classe politique comme Emilio Troise (communiste), Américo Ghioldi (socialiste), Ricardo Balbín (radical) mais aussi des personnalités publiques comme Jorge Luis Borges ; ils mettent en avant leur volonté de préserver la démocratie et les idéaux libéraux. L'existence de telles initiatives apportent une nuance qui nous montrent bien que toute la société argentine ne marchait pas en rang derrière les milices d'extrême-droite. Cependant, les activités de milieux issus de l'extrême-droite sont une réalité qu'on ne peut nier et qui représentent un terrain favorable à l'accueil de populations comme les réfugiés nazis de la Seconde Guerre Mondiale. L'existence de ces organisations d'extrême-droite montre bien que les idées qu'elles partagent avec les nazis ne provoquent pas forcément une indignation partagée par toute la population argentine ; bien au contraire, elles sont plutôt le signe d'une certaine forme de sympathie émanant d'une partie de la société argentine envers les défenseurs du Troisième Reich. D'ailleurs, cette sympathie va aller au- delà de certains obstacles idéologiques. En effet, on aurait pu penser que l'attachement de l'extrême-droite argentine à l'importance du catholicisme auraient pu entrer en conflit avec le nazisme. A l'inverse, l'extrême-droite argentine va représenter une sorte de réconciliation entre la religion et les idées défendues par Hitler. A ce propos, on peut remarquer qu'après l'aide de l'Eglise catholique et de certains de ses prêtres pour exfiltrer nombre de nazis d'Europe, notre sujet nous amène une nouvelle fois au constat selon lequel nazisme et religion ne sont pas forcément incompatibles. En effet, il semblerait que le partage de haines communes envers les Juifs, le libéralisme ou le communisme ait permis dans différents cas de faire la jonction entre le nazisme et certains secteurs de l'Eglise catholique. Comme

121 CARNAGUI, Juan Luis, « ¿Un Fascismo Argentino? Analizando el discurso de la prensa nacionalista radicalizada », op. cit., p. 21 cite le journal La Fronda du 8 novembre 1936. 122 Nous reviendrons ultérieurement plus en détail sur les activités de la communauté allemande en Argentine. 52 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

exemple, on peut donner une citation de Julio Meinvielle extraite de La auténtica Odessa : ''El nazismo es por paradoja, el antesala del cristianismo123.'' L'émergence puis l'installation et l'affirmation de groupes d'extrême-droite en Argentine est donc une tendance de la vie politique qui s'inscrit dans le long terme et qui tend à s'intensifier à partir des années 1930. Comment s'étonner dans ce contexte que les nazis aient choisi l'Argentine? L'existence de cette nébuleuse d'extrême-droite est bien un élément qui permet d'introduire l'arrivée de réfugiés nazis en Argentine dans des dynamiques de long terme inhérentes à la société argentine. Nous allons voir qu'une analyse semblable est possible lorsque l'on confronte l'arrivée de criminels de la Seconde Guerre Mondiale aux évolutions de l'immigration en Argentine.

B. La compatibilité des dynamiques migratoires argentines avec l'accueil des réfugiés nazis

Ainsi, l'étude des politiques migratoires argentines sur le long terme met en lumière des éléments qui permettent de replacer l'accueil des réfugiés nazis dans le sens des dynamiques de l'immigration argentine en général. Parmi les aspects que nous allons aborder et qui permettent d'établir un parallèle entre l'arrivée de criminels de guerre de la Seconde Guerre Mondiale et les évolutions des migrations en Argentine, il y a tout d'abord la tendance lourde d'une préférence pour des immigrants blancs, européens et catholiques. Le deuxième élément sur lequel il semble crucial de se pencher est le cas de l'accueil des populations juives et notamment des réfugiés juifs victimes de l'Holocauste ; l'Argentine s'est-elle montrée aussi ouverte à eux qu'elle l'a été avec les anciens membres du parti nazi ? Enfin, il convient d'aborder le cas spécifique de l'immigration allemande et surtout la position de la communauté allemande en Argentine vis-à-vis de la montée du nazisme puis de l'arrivée de réfugiés peu recommandables issus de son pays d'origine.

1. Une immigration européenne, blanche et catholique Tout d'abord, nous allons tenter de montrer que les tendances longues de l'immigration argentine offraient un cadre compatible avec l'arrivée d'anciens criminels de guerre nazis. En effet, tant durant les périodes d'ouverture que lors des moments de restrictions de l'immigration, nous allons voir que le modèle migratoire argentin développe une préférence marquée pour une immigration blanche et qui évite les individus d'extrême-gauche. Dans un premier temps, il convient de voir que dès sa naissance l'Argentine va se construire à partir de l'immigration. En effet, après la fin du pouvoir colonial puis le massacre des peuples autochtones le pays va se peupler grâce aux personnes venues de l'extérieur. En cohérence avec ce modèle de peuplement, l'Argentine va être un pays très ouvert durant le 19ème siècle. Cette ouverture se traduit de manière juridique avec la Constitution de 1853 qui déclare dans son Préambule que l'Argentine est ''abierta a todos los hombres del mundo de buena voluntad que quieran habitar el suelo argentino.'' L'idée est de rendre très facile pour les étrangers l'accès à la nationalité argentine ainsi que tous les droits, notamment politiques, qui lui sont inhérents. Cette volonté d'ouverture du pays à l'immigration va

123 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 61. Michaud Emmanuel 53 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

également être très visible dans la loi 817 promulguée en 1876. Cette loi offre la possibilité pour tous les immigrants (personnes de moins de 60 ans voyageant sur des bateaux en 2ème ou 3ème classe) tout juste arrivés à Buenos Aires d'être hébergés durant sept jours à l'Hotel de Inmigrantes124 (Hôtel des Immigrants) où ils ont accès à des offres d'emploi et à des billets de train gratuits vers l'intérieur du pays. En outre, cette loi met en place un programme de colonisation des terres publiques pour offrir des lopins de terre aux nouveaux arrivants. Elle prévoit également l'envoi en Europe d'agents de promotion de l'Argentine qui ont pour objectif de ''recruter'' des personnes qui veulent aller s'installer de l'autre côté de l'Atlantique. Ce cadre juridique (constitutionnel et législatif) va avoir les effets escomptés puisque l'immigration va devenir un phénomène de masse. Ainsi, entre 1881 et 1914, on ne dénombre pas moins de 4 200 000 entrants125 et le maximum est atteint durant la première décennie du 20ème siècle avec 1 764 103 immigrants entre 1901 et 1910126. Pour montrer l'importance de l'immigration sur la population totale, on peut mentionner le fait qu'en 1914, 30% des habitants du pays étaient nés à l'étranger127. Mais si la tendance générale est largement à l'ouverture du pays à l'immigration, nous allons voir que cette ouverture est intimement liée à un projet de société qui va limiter ces politiques de ''portes ouvertes'' aux personnes d'origine européenne. En effet, l'Argentine va utiliser l'immigration pour construire son identité en basant son projet de Nation sur des travailleurs venant d'Europe : ''No hubo otras Naciones que hayan considerado, de modo tan completo, la inmigración como un instrumento esencial de la creación de una sociedad y una comunidad política modernas128.'' Ainsi, l'immigrant va être considéré comme un facteur de civilisation et de progrès pour le pays. Tantôt colon et main d'oeuvre pour le monde rural, tantôt vecteur de l'importation de la révolution industrielle depuis l'Europe, les immigrants vont devoir représenter pour le pays une force de travail qui permette un développement de l'économie. Derrière cette idée de progrès économique, on a également la volonté de faire des immigrants des agents civilisateurs et c'est dans ce cadre-là que le choix d'une immigration européenne et catholique va être fait ; la main d'oeuvre rurale aurait très bien pu être trouvée dans les pays limitrophes comme la Bolivie notamment. Ce modèle d'immigration va être visible dès la Constitution de 1853 dont l'article 25 limite l'ouverture de l'immigration aux populations européennes, poussant à un interprétation très restreinte de l'expression ''todos los hombres del mundo'' contenue dans le Préambule. En outre, la Constitution prévoit la nécessité d'être catholique pour être Président de la Nation et indique dans son article 2 : ''El Gobierno federal sostiene el culto católico apostólico romano.'' Au-delà même de la préférence pour une immigration européenne, certains vont aller jusqu'à prôner la supériorité des arrivants issus de l'Europe du Nord, anglo-saxonne. Cette position va être défendue à plusieurs reprises par Juan Bautista Alberdi qui, malgré son ouverture vis-à-vis des questions d'immigration, écrit dans l'un de ses ouvrages : ''un inmigrante anglosajón valía por tres del mediterráneo129.'' Dans les

124 Annexe 5 : photo de l'Hotel de Inmigrantes. 125 DEVOTO, Fernando, Historia de la inmigración en la Argentina, Buenos Aires, Sudamericana, 2003, p. 247. 126 Annexe 6 : Tableau : mouvement des étrangers par période, REGGIANI, Andrés Horacio, « Dépopulation, fascisme et eugénisme « latin » dans l'Argentine des années 1930 », Le mouvement social, janvier-mars 2010, p. 10. 127 ESTEBAN, Fernando Osvaldo, « Dinámica migratoria argentina: inmigración y exilios », América latina hoy, vol. 34, p.21. 128 VILLAVICENCIO, Susana, « Ciudadanos, báarbaros y extranjeros: figuras del otro y estrategias de exclusión en la construcción de la ciudadanía en Argentina », Araucaria, Séville, Universidad de Sevilla, vol. 5, n°9, p. 2. 129 DEVOTO, Ferndano, Historia de la Inmigración en la Argentina, op. cit., p. 251 cite : ALBERDI, Juan Bautista, La vida y los trabajos industriales de William Wheelwright, Obras Completas t. VIII, Buenos Aires, 1876. 54 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

faits cette supposée infériorité des habitants du Sud de l'Europe va se traduire par des tentatives de limitation de l'immigration italienne, pourtant la plus nombreuse. Ainsi, les bureaux de promotion de l'immigration argentine en Italie vont être fermés et les billets de bateau ne vont pas être subventionnés contrairement à d'autres pays d'Europe. Au cours de son premier siècle d'existence l'Argentine va donc baser la construction de sa société sur une ouverture à l'immigration. Cependant, cette ouverture est toute relative dans la mesure où elle s'accompagne d'une préférence prononcée pour les immigrants européens et catholiques, voire dans certains cas pour les personnes originaires d'Europe du Nord. A partir de ce cadre général mis en place durant le 19ème siècle, vont venir se greffer des réglementations et des pratiques qui tendent à limiter l'immigration mais dans lesquelles on retrouve les marques des tendances précédentes (une immigration européenne et catholique). Peu à peu, les différents groupes de population qui tentent d'entrer en Argentine vont être déclarés désirables ou indésirables : ''El estereotipo de migrante deseable estaba cambiando como consecuencias de esos debates dejando un nuevo motivo que se sumaría a los procedentes del siglo XIX (inmigración = colonización e inmigración europea = civilización). La discusión giraría en torno a grupos compatibles (o deseables) y grupos incompatibles (o no deseables)130.'' L'année 1912 est celle qui voit le record d'entrées d'immigrants sur le sol argentin (323 000131) ; elle marque un point d'inflexion et par la suite l'immigration va connaître une diminution constante jusqu'à atteindre des niveaux très faibles 13 405 entre 1941 et 1946132. Les restrictions apportées ensuite aux politiques d'immigration vont être teintées des mêmes caractéristiques que celles qui avaient été observées auparavant mais on va également assister à l'apparition d'éléments liés aux opinions politiques des candidats à l'immigration. Dès lors, l'immigration va toujours être considérée de manière ambivalente, entre apport et risque : ''Ce ne sont pas les tensions interethniques héritées du passé colonial et les luttes du 19ème siècle, mais les questions d'immigration, perçue comme à la fois indispensable et dangereuse, qui sont au coeur des débats sur la politique sociale et l'identité nationale133.'' Le premier danger que vont vouloir éviter par les décideurs argentins est celui de l'entrée sur le territoire d'agitateurs politiques. Ainsi, à partir du début du 19ème siècle, on assiste à une idéologisation des questions d'immigration avec la mise en oeuvre de pratiques qui ont pour objectif d'empêcher l'arrivée de personnes d'extrême-gauche et d'anarchistes. Ces mesures sont prises en réaction à une agitation sociale nouvelle pour l'Argentine qui connaît en 1902 sa première grève générale puis des tensions qui provoquent des affrontements lors du 1er mai 1909 avec la mort de huit personnes. Ainsi, dès 1902, est votée la Ley de residencia (loi de résidence) qui donne à l'exécutif le pouvoir d'expulser des gens du pays, c'est un coup dur porté aux idéaux du Préambule de la Constitution de 1853. Cette fermeture du pays, particulièrement destinée aux anarchistes, se poursuit avec la Ley de Seguridad social (loi de sécurité sociale) votée en 1910 et qui interdit l'entrée dans le pays aux anarchistes. La tension augmente d'autant plus à la fin des années 1910 en raison du contexte international qui voit s'installer un climat révolutionnaire avec les expériences soviétiques et mexicaines. Tout cela débouche en 1923 sur la mise en place de restrictions nouvelles mais tout en restant dans le cadre juridique existant. Ainsi, les 130 Rapport de la CEANA, op. cit., ''Las políticas migratorias argentinas (1930-1955), continuidades, tensiones y rupturas'', p. 34. 131 Ibid. 132 Annexe 6, op. cit. 133 REGGIANI, Andrés Horacio, « Dépopulation, fascisme et eugénisme « latin » dans l'Argentine des années 1930 », op. cit., p. 9. Michaud Emmanuel 55 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

candidats à l'immigration vont devoir fournir aux autorités consulaires argentines présentes dans leur pays des certificats policiers, judiciaires et sanitaires obtenus auprès de leur administration. Une fois ces pré-requis remplis, le dernier mot revient à la Dirección de Migraciones. On voit donc que la politisation des questions d'immigration s'accompagne de mesures qui renforcent la subjectivité et l'arbitraire dans les décisions qui sont prises. En effet, les fonctionnaires de la Dirección de Migraciones sont assez libres dans leur interprétation des documents que doivent fournir les immigrants pour prouver qu'ils ne sont pas des ''agitateurs''. Cette augmentation des aspects discrétionnaires dans les activités de l'administration montre que les questions d'immigration ne sont déjà plus un problème technique. Dès lors, il faut bien opérer la distinction entre le cadre juridique, les grandes lignes politiques et les pratiques administratives, très souvent ces trois éléments ne vont pas dans le même sens. Cette évolution est intéressante pour notre sujet car plus tard, comme nous l'avons vu, les nazis bénéficieront amplement des largesses de l'administration argentine. Les deux premières décennies du 20ème siècle sont donc marquées par des évolutions importantes en matière de politiques d'immigration avec l'introduction de critères idéologiques mais il faut bien comprendre que l'on reste dans le cadre juridique de la loi de 1876 et dans la tradition argentine d'ouverture, l'Argentine reçoit encore 1 397 415 immigrants entre 1921 et 1930134. C'est ce que montre la réticence du monde politique et médiatique face au projet de loi proposé en 1923 par le Président Marcelo Torcuato de Alvear qui avait pour objectif d'empêcher l'arrivée de prostituées, de mendiants mais surtout d'activistes de d'extrême-gauche comme le fait remarquer le rapport de la CEANA : ''El proyecto de ley generó, sin embargo, mucha polémica periodística y política que reveló hasta que punto los mitos migratorios del siglo XIX seguían vigentes, en especial la libertad de inmigración.'' On observe ''simplement'' que la tradition d'ouverture va progressivement exclure les personnes dont on a peur qu'elles refusent de se plier au modèle argentin, on oscille entre tradition d'accueil et refus catégorique de certaines populations. C'est ce qu'illustre très bien une inscription murale observée à Buenos Aires : ''Extranjeros: Bienvenidos los que comparten la grandeza y progreso de nuestra Patria; pero malditos los que vienen con propsósitos aviesos de desorden y anarquía135.'' L'intégration à partir du début du 19ème siècle de critères idéologiques dans la sélection des immigrants est un élément intéressant pour notre sujet, d'autant plus que la méfiance se développe surtout envers les militants d'extrême-gauche. Cet aspect est à mettre en relation avec le fait que les nazis, comme nous l'avons déjà évoqué, ont largement profité de l'anticommunisme tant lors de leur départ d'Europe qu'au moment de leur arrivée en Argentine. Par la suite, à partir des années 1920, sans perdre de vue l'importance de contrer l'immigration d'anarchistes, on va assister à une réactualisation des critères liés à l'origine nationale et à la couleur de peau des immigrants. En effet, pour beaucoup, l'agitation sociale n'est plus le seul danger qui peut être importé par l'immigration, elle a été rejoint par le risque de la dégénérescence de la population argentine, de la dégradation du capital humain. On retrouve là certaines des inquiétudes exprimées par l'extrême-droite argentines et qui vont avoir une influence sur les politiques migratoires. Ces inquiétudes qui interviennent en restant toujours dans le cadre issu de la Constitution de 1853 et de la loi de 1876 vont provoquer des restrictions plus larges que les mesures contre les ''agitateurs'' d'extrême- gauche en entraînant des dispositions qui freinent l'immigration parfois de manière générale. Ainsi, sous le gouvernement d'Uriburu, le prix des contrôles consulaires des certificats mis

134 Annexe 5. 135 FINCHELSTEIN, Federico, La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura, op. cit., p. 23 : Archivo general de la Nación Argentina, Archivo Agustín P. Justo. Caja 49. Doc. 166. 56 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

en place en 1923 devient plus cher. Mais dans le même temps, en 1931, un décret exonère les agriculteurs du paiement de ces certificats. On voit que l'on est de plus en plus face à une sorte de bricolage qui donne la part belle aux arrangements entre personnes et à la subjectivité (sur la définition d'un agriculteur par exemple). Avec la crise économique du début des années 1930 et avec elle l'augmentation du chômage, un nouveau frein à l'immigration intervient avec le décret du 26 novembre 1932 qui exige des migrants qu'ils présentent un contrat de travail ou une promesse d'embauche pour pouvoir pénétrer sur le territoire argentin. Le 19 janvier 1934, un nouveau décret renforce la documentation à fournir pour entrer dans le pays avec notamment la nécessité pour l'immigrant de prouver qu'il n'a jamais eu à faire à la justice de son pays. Si ces dispositions sont parfois surtout liées au contexte économique de crise, on peut également les interpréter comme autant de barrières dressées par ceux qui voulaient à tout prix préserver le modèle d'une Argentine blanche et catholique menacée par une immigration massive venant de toutes parts. Au milieu des années 1930 on va retrouver des arguments plus idéologiques avec la Guerre d'Espagne. En effet, nombreux sont ceux qui craignent l'arrivée en Argentine des Républicains en exil et c'est sous cet angle qu'il faut interpréter le décret du 17 octobre 1936 dont l'objectif est clair : ''evitar infiltraciones en el país de elementos que puedan constituir un peligro para la salud física o moral de nuestra población o conspiren contra la estabilidad de las instituciones creadas por la Constitución Nacional136.'' Ce décret exhorte les consuls à vérifier auprès des administrations des pays de départ des migrants si ceux-ci n'ont pas des tendances révolutionnaires ; là encore, on s'aperçoit que les mesures prises pour lutter contre l'arrivée de supposés extrémistes de gauche mènent vers toujours plus de subjectivité dans la mise en pratique des politiques migratoires. Cette introduction d'arbitraire toujours plus importante va atteindre son paroxysme avec le décret 8972 du 28 juillet 1938 qui met en place le permis de débarquement. Demandé en Europe auprès des consulats argentins, il est délivré à l'arrivée à Buenos Aires par la Dirección de Migraciones après consultation d'un comité composé de fonctionnaires des Ministères de l'Agriculture, des Relations Extérieures et de l'Intérieur. On comprend bien que le pouvoir de ce comité est exorbitant puisqu'il peut à lui tout seul et de façon tout à fait discrétionnaire refuser le droit d'entrée à un immigrant. Les critiques vont très vite arriver, à commencer par les accusation très graves proférées par l'Ambassade des Etats-Unis à Buenos Aires : ''El entonces embajador des Estados Unidos, Richard Armour, se quejó sobre las actividades del Interministerial ya que comprobó que estaban emitiendo visas de turista a conocidos espías nazis137.'' Ces déclarations du diplomate nord-américain nous montrent le lien qui existe entre les mesures qui poussent à toujours plus de subjectivité dans les pratiques des administrations en matière d'immigration et notre sujet. On retrouve cette subjectivité avec la situation des immigrés illégaux. En effet, si les mesures sont toujours plus restrictives à l'égard des candidats à l'entrée dans le pays, ceux qui vivent de manière clandestine dans le pays jouissent d'une relative tranquillité et aucune campagne n'est menée pour les arrêter, ils ont même la possibilité d'être régularisés, souvent moyennant paiement. Ainsi, 670 personnes voient leur situation régularisée en 1939 et 1940138. Une fois arrivés au pouvoir les péronistes vont mettre en place une politique d'immigration conforme aux tendances longues des dynamiques migratoires argentines mais avec la volonté de renouer avec une immigration de masses contrairement aux restrictions des années 1930. Ainsi, on retrouve chez Perón les idées d'une ouverture mais

136 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, op. cit., p. 421. 137 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit., p. 54 138 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, op. cit., p. 456. Michaud Emmanuel 57 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

limitée à certaines populations ; il déclare au Congrès après son intronisation en tant que Président : ''encauzar la inmigración, intensificándola lo más posible con elementos sanos y afines a nuestra cultura y las bases de nuestra estructura social139.'' Le premier plan quinquennal (1947-1951) va avoir pour objectif de concrétiser ces promesses en affichant la volonté, ambitieuse, d'accueillir 4 millions de personnes durant le développement du plan. Mais si le programme prévu pour les premières années du péronisme s'inscrit dans la tradition d'ouverture de l'Argentine, il respecte également les tendances affichées de longue date d'une société blanche, catholique et qui n'accepte pas les militants d'extrême-gauche. C'est ce qu'illustre cette citation de Leonardo Senkman : ''A partir de la sanción del Plan Quinquenal 1947-1951, fue legitimada, por omisión, la indeseabilidad de los candidatos a inmigrar, todos aquellos europeos que no se ajustasen a criterios de selección étnica, religiosa e ideológica eran pasibles de ser rechazados140.'' Dans les faits les politiques migratoires durant les premières années du péronisme vont effectivement s'articuler entre ouverture et sélection des migrants. Ainsi la volonté d'ouverture du pays est marquée notamment par la signature d'accords bilatéraux d'immigration (avec l'Italie par exemple) et se traduit par le passage de 40 800 immigrants en 1947 à 154 000 en 1949141. En parallèle de cette ouverture, s'applique également une sélection presque raciale des immigrants avec les politiques menées par Santiago Peralta et la mise en place de l'Instituto Etnico Nacional que nous avons déjà évoquées et qui interprètent l'article 25 de la Constitution de 1853 de la manière la plus restrictive ; pour le responsable de la Dirección de Migraciones, les Européens sont blancs et catholiques. En étudiant l'immigration argentine sur le long terme, on peut mettre en exergue certaines grandes lignes qui sont relativement stables dans la durée. Ainsi, l'Argentine est un pays d'immigration presque par définition ; son projet de société est basé sur l'accueil de personnes venant de l'étranger. Cette ouverture sur le monde n'empêche pourtant pas les décideurs argentins de mettre en place des politiques restrictives et sélectives. Sur la question de la sélection, on peut dire que le modèle migratoire argentin s'est construit à partir de l'arrivée de populations européennes, blanches et catholiques. En outre, à partir du début du 20ème siècle,en avançant l'argument de la paix sociale, ce modèle va également exclure les militants d'extrême-gauche. On voit bien que les nazis qui quittent l'Europe à la fin de la guerre correspondent tout à fait à ses critères, s'inscrivant ainsi dans les dynamiques migratoires argentines observables depuis la moitié du 19ème siècle. C'est d'autant plus vrai qu'ils vont savoir utiliser à merveille certains défauts issus de la dégradation sur le long terme de la gestion administrative de l'immigration (importance de l'arbitraire, corruption). Ainsi, beaucoup vont partir de Rome pour bénéficier du fait qu'il n'y ait à la fin de la Seconde Guerre Mondiale que quatre employés en charge de la gestion de milliers dossiers de demandes d'immigration142. C'est dans un contexte où les fonctionnaires étaient surchargés de travail qu'ils vont faire agir leurs intermédiaires sur place Aloïs Hudal ou Krunoslav Draganovic par exemple. Le seul bémol qui pourrait être apporter à cette analyse est le fait que tous les nazis n'étaient pas de fervents catholiques. Néanmoins, comme nous l'avons déjà évoqué, beaucoup vont bénéficier de l'aide du Vatican ce qui va les laver de toute réticence du côté de la religion, certains se feront même passer pour des ecclésiastiques, le scientifique Kurt

139 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, op. cit., p. 499. 140 SENKMAN, Leonardo, « Etnicidad e inmigración durante el primer peronismo », http://www.tau.ac.il/eial/III_2/senkman.htm. 141 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, op. cit., p. 516. 142 Rapport de la CEANA, ''Las políticas migratorias argentinas (1930-1955), continuidades, tensiones y rupturas'', op. cit., p. 51. 58 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

Tank par exemple143. En outre, on peut estimer que le fait qu'ils partagent un certain nombre d'idées quant à la supériorité de la race blanche et de sa nécessaire préservation les a rendus particulièrement recevables aux yeux des personnes en charge de la gestion de l'immigration. Au vu des évolutions de l'immigration argentine sur des périodes longues, l'arrivée des nazis ne choque pas, leurs caractères distinctifs cadrent très bien avec les critères de choix argentins. Ce n'est pas le cas des populations juives qui tentent de fuir la Shoah à partir du début des années 1930. Outre avoir accueilli les nazis, l'Argentine va également se montrer réticente à l'arrivée de réfugiés juifs, c'est en tout cas l'idée que défendent Haim Avni et Uki Goñi.

2. Des restrictions à l'encontre de l'immigration juive Tout d'abord, il convient de rappeler que l'arrivée de Juifs en Argentine ne commence pas avec l'Holocauste. En effet, des Juifs notamment russes sont arrivés lors des grandes vagues d'immigration de la fin du 19ème siècle basées en grande partie sur le peuplement des zones rurales et qui voient l'entrée de près de 800 000 immigrants entre 1857 et 1900144. il existe donc déjà une communauté juive en Argentine à l'aube des années 1930. En fait, ce qui va être intéressant d'étudier pour notre sujet est la position de l'Argentine vis-à-vis des Juifs qui tentent de quitter l'Europe à partir des années 1930 pour fuir les persécutions dont ils sont victimes. Pour Uki Goñi, les choses sont très claires : ''Probablemente ningún otro país tomó medidas tan extraordinarias para cancelar sus permisos de entrada a los judíos como Argentina en vísperas del Holocausto de Hitler145.'' Nous allons voir que la réalité est probablement plus nuancée. Premièrement, il faut bien comprendre que les années 1930 correspondent, comme nous l'avons vu, à une période de restriction de l'immigration de manière générale, cette restriction ne concerne pas que les Juifs. Néanmoins, il est vrai que certaines mesures vont être plus difficiles à surmonter pour les populations juives en raison de leur situation en Europe. Par exemple, c'est le cas du décret du 19 janvier 1934 que nous avons déjà abordé. Ce décret qui oblige les immigrants à présenter la preuve qu'ils n'ont jamais eu de problèmes avec la justice de leur pays va s'avérer un obstacle très difficile à franchir pour les Juifs résidant en Allemagne. En effet, ce décret les rend dépendants du bon vouloir de l'administration nazie de leur fournir cette documentation indispensable pour émigrer vers l'Argentine, ils sont en quelque sorte à la merci de leurs bourreaux. Une autre disposition qui concerne les immigrants de manière générale va avoir une influence plus notable sur les candidats juifs. Ainsi, le décret 8972 du 28 juillet 1938, dont nous avons déjà parlé, introduit la nécessité de demander un visa pour les voyageurs de première classe des bateaux qui arrivent en Argentine alors que jusque là cette exigence était réservée aux personnes occupant les deuxième et troisième classes ; l'administration argentine estimait que les personnes qui étaient en première classe étaient en grande majorité des touristes ou des hommes d'affaires. Or, beaucoup de Juifs utilisaient cette ''niche'' réglementaire pour entrer en Argentine sans avoir besoin de demander de visa ; l'introduction de cette nouvelle mesure, même si elle aboutit à une situation plus équitable, va porter un autre coup dur à l'immigration juive vers l'Argentine. Outre ces mesures générales prises en 143 HAGOOD, Jonathan, « Why does Technology Transfer Fail? Two Technology Transfer Projects from Peronist Argentina, Comparative Technology Transfer and Society, Volume 4, Avril 2006, n° 1, p. 81. 144 http://es.wikipedia.org/wiki/Inmigraci%C3%B3n_en_Argentina#Cuadros_estad.C3.ADsticos , [dernière consultation le 19 août 2011]. 145 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 60 Michaud Emmanuel 59 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

matière d'immigration et qui sont particulièrement gênantes pour les populations juives, ces dernières vont également devoir se confronter à certains principes défendus par l'Etat argentin concernant ses politiques migratoires. Ainsi, il est difficile pour les Juifs de mettre en avant leur statut de réfugiés puisque c'est une notion qui n'existe tout simplement pas dans le droit argentin de l'époque. En outre, le gouvernement argentin va se montrer particulièrement attaché à défendre sa souveraineté par rapport aux questions d'immigration ce qui va entraîner un refus quasi systématique de signer des accords internationaux prévoyant l'accueil de réfugiés. Ainsi, lors de la conférence organisée par l'OIT (Organisation Internationale du Travail) à Genève en 1938 pour discuter de la gestion des réfugiés d'Autriche et d'Allemagne, le diplomate argentin Tomás Le Breton va se montrer très ferme et affirmer la volonté d'indépendance de son pays sur les questions d'immigration. Mais il faut également analyser l'arrivée de réfugiés juifs au vu de certaines réticences inhérentes à la communauté juive elle-même d'aller vivre en Argentine. Ainsi, les Juifs qui fuient l'Allemagne ne correspondent pas à l'offre migratoire qui est alors proposée en Argentine. En effet, bien souvent il s'agit de personnes issues des milieux urbains et habitués à un niveau de vie relativement élevé. Or, lorsqu'elles arrivent en Argentine les perspectives qui s'offrent à elles sont plutôt de l'ordre de la colonisation rurale ce qui implique le travail de la terre et donc des connaissances en agriculture mais aussi des revenus somme toute assez modestes. L'Argentine n'apparaît donc pas forcément comme une priorité pour les Juifs qui veulent fuir l'Europe. Jusque là on s'aperçoit donc que les éléments qui expliquent les restrictions concernant l'arrivée de réfugiés juifs en Argentine ne se basent pas forcément sur des idées antisémites ; certaines mesures sont d'ordre général et concernent l'immigration de manière globale sans avoir l'objectif de porter préjudice à un groupe en particulier. Cependant, nous allons voir à présent que les candidats juifs à l'immigration vont aussi être l'objet de mesures qui leur sont spécifiquement destinées et qui mettent en place des dispositions discriminatoires à leur encontre. Ainsi, dès 1937, la Sociedad Protectora de Inmigrantes Israelitas (Société de Protection des Immigrants Israélites, Soprotimis), une association fondée en 1922 par la Jewish Colonization Association (Association de Colonisation Juive, JCA) et financée par des dons privés émanant de particuliers ou d'autres institutions juives (la JCA, la Hebrew Sheltergin and Inmigrant Aid Society) , s'inquiète du fait que les demandes présentées à Buenos Aires pour faire venir des proches d'Europe sont de plus en plus souvent refusées146. Mais l'élément qui interpelle le plus les historiens est la circulaire n° 11 du 12 juillet 1938147 qui émane du ministre des Relations Extérieures José María Cantilo. Si le mot ''juif'' n'apparaît dans les recommandations adressées aux fonctionnaires du ministère, les allusions sont claires : il faut limiter voire éradiquer l'immigration juive en Argentine. Par exemple, José María Cantilo fait référence aux discussions qui se sont tenues à Genève sur la question des réfugiés et appelle les employés de son ministères à la plus grande rigueur concernant la sélection des immigrants : Junto con estos própositos, será necesario considerar también los compromis que ha contraído la Nación en los convenios bilaterales últimamente celebrados para la admisión de agricultores extranjeros y los que puedan derivar de nuestra participación en la Conferencias y organizaciones internacionales que estudian en estos momentos una solución general al respecto. Se señala así la necesidad de mantener por lo pronto un control riguroso, extremando todos los

146 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, op. cit., p. 424. 147 Annexe 7 : circulaire n°11. 60 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes medios de selección, a fin de impedir que las corrientes inmigratorias se dirijan desordenadamente sobre nuestro país148. Dans les faits, suite à cette circulaire on observe une forte baisse concernant les arrivées d'immigrants juifs légaux ; entre 1938 et 1939 leur nombre passe de 4919 à 1873149. Même si ces chiffres peuvent aussi être expliqués par la situation en Europe qui rend toujours plus délicate la fuite des populations juives, il semble que les directives contenues dans la circulaire n°11 aient eu les effets escomptés. D'ailleurs, on observe en 1939 de nombreux cas de Juifs sans papiers arrivés dans le port de Buenos Aires qui vont être renvoyés en Europe. Par exemple, le 22 janvier 15 migrants en transit avant d'aller au Paraguay se voient empêchés de descendre du bateau et obligés de retourner vers leur point de départ européen. Un autre élément qui démontre la réticence de l'Argentine à recevoir des réfugiés juifs est la gestion par son administration de la question des Juifs argentins qui vivaient en Allemagne, exposés de fait à la déportation vers les camps de la mort. Sur ce point, il faut noter que Joachim von Ribbentrop, en charge de la gestion de la politique étrangère du Reich, va se montrer plutôt complaisant vis-à-vis des Juifs argentins. Cette flexibilité s'explique par la volonté de ne pas se froisser avec l'Argentine, un pays qui va rester longtemps attaché à sa neutralité durant la Seconde Guerre Mondiale150. La volonté de Joachim von Ribbentrop de préserver la neutralité argentine va lui attirer les foudres d'Adolf Eichmann et qui ne veulent pas attendre les procédures argentines. En janvier 1943, les Allemands fixent un ultimatum à Ricardo Olivera, l'Ambassadeur argentin à Vichy pour rapatrier vers leur pays les Juifs argentins présents en France, six mois plus tard rien n'a été fait. Les Allemands vont faire pression auprès des autorités consulaires argentines présentes en Europe pour qu'elles prennent en main le dossier de leurs ressortissants juifs et vont même jusqu'à leur fournir les listes des Juifs argentins présents en Grèce, en Belgique ou en Pologne. De même, l'administration nazie va proposer à l'Ambassade argentine à Berlin de rapatrier vers Buenos Aires les 100 Juifs argentins résidant en Allemagne. Il semblerait que le manque d'intérêt de Luis Herman Irigoyen pour ce dossier ait provoqué leur transfert vers le camp de Bergen-Belsen, c'est du moins l'avis de la fondation Raoul Wallenberg qui a exigé en 2002 le retrait de Luis H. Irigoyen des listes des personnes ayant aidé à sauver des Juifs. Au final, à aucun moment l'Argentine n'a montré un quelconque intérêt pour le sort de ses ressortissants juifs présents en Europe. Si leur nationalité va leur offrir un répit temporaire, les Juifs argentins d'Allemagne voient leur sort scellé par la rupture des relations diplomatiques de leur pays avec l'Allemagne. Déportés à Bergen-Belsen, on ignore ce qu'ils sont devenus. La fin de la guerre ne va pas provoquer de changements particuliers concernant la position de l'Argentine envers les réfugiés juifs. Suite à la mise en place du War Refugee Board par Franklin Roosevelt en janvier 1944, les Etats-Unis vont faire pression sur l'Argentine pour qu'elle accepte de recevoir des réfugiés ; en vain, comme le montre cette citation de l'Ambassadeur étasunien à Buenos Aires : ''el consenso de las personas activas en la obra de rescate y ayuda a Judíos es que en tanto el regimen actual siga en el poder, no se puede esperar alguna ayuda del gobierno argentino en materia de refugiados151.'' Une fois la guerre terminée, les Juifs qui vont vouloir aller vivre en Argentine vont pâtir de la présence de Santiago Peralta à la tête de la Dirección de Migraciones qui pratique ouvertement des politiques migratoires antisémites même à

148 Annexe 7. 149 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 65 150 Nous reviendrons ultérieurement et plus en détail sur la position de l'Argentine durant la Seconde Guerre Mondiale. 151 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, op. cit., p. 476. Michaud Emmanuel 61 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

l'encontre de ceux qui ne sont à Buenos Aires qu'en transit avant de rejoindre la Bolivie ou le Paraguay. Si les Juifs vont souffrir des mêmes restrictions que tous les candidats à l'immigration vers l'Argentine, ils vont également être victimes de politiques qui montrent la volonté de l'Argentine de limiter l'immigration juive en particulier. Dès lors, on peut se demander quelles vont être les stratégies mises en place par la communauté juive. Paradoxalement, on observe une faible mobilisation de la communauté juive pour s'opposer aux mesures de restrictions de l'immigration. Certes l'existence de la circulaire n °11 n'était pas connue à l'époque mais les Juifs résidant en Argentine aurait pu réagir face aux restrictions de l'immigration en général qui portaient préjudice à ceux qui voulaient fuir l'Europe. Ainsi, rien ne va être fait face à la décision des autorités argentines de renvoyer des Juifs sans papiers vers l'Europe, seule l'association Soprotimis tente de négocier pour faire rentrer le plus de personnes possible. En réalité, la communauté juive argentine va se concentrer sur des actions à destination des Juifs restés en Europe mais sans envisager la mise en place d'une immigration massive vers l'Argentine. Ainsi, si les Juifs en Argentine vont se mobiliser pour commémorer par une semaine de deuil la nuit de cristal, seules des associations comme Soprotimis ou la Jewish Colonization Association vont entreprendre des activités limitées pour faire venir en Argentine des réfugiés juifs. Par exemple, en 1940, le travail de Soprotimis ne permet l'arrivée que de 351 personnes ; chiffre qui tombe à 271 en 1941152. Généralement, ces associations vont acheter des lopins de terres qu'elles rendent disponibles pour les potentiels arrivants. Elles négocient alors avec l'administration argentine des visas qui sont délivrés en contrepartie de la promesse que les nouveaux arrivants soient et restent des agriculteurs. Mais les actions de ces associations ont des effets d'autant plus limités qu'elles entretiennent entre elles des relations de rivalité, notamment pour être l'interlocuteur exclusif de la Dirección de Migraciones. En fait, la communauté juive en Argentine va préférer envoyer de l'argent pour les Juifs restés en Europe pour les soutenir plutôt que de mettre en place des projets pour les aider à fuir vers l'Argentine. Face à cette situation, les Juifs qui ont néanmoins décidé d'aller vivre en Argentine vont pouvoir tenter leur chance à travers les procédures de regroupement familial que doivent initier leur proches qui vivent déjà dans le pays. D'autres vont tenter de s'installer de manière clandestine souvent en entrant par les pays limitrophes pour lesquels il était plus facile d'obtenir des visas (le Paraguay ou la Bolivie). Pour s'établir de manière illégale dans le pays, certains Juifs obtenaient des visas pour d'autres pays d'Amérique du Sud et profitaient de leur escale à Buenos Aires pour rester en Argentine. L'attitude de la communauté juive face aux difficultés pour ceux qui sont restés en Europe de rallier l'Argentine va donc être très ambiguë comme le résume cet extrait de l'ouvrage d'Haim Avni : ''En los umbrales de la guerra, pues, los Judíos de la Argentina se encontraban sumidos en una realidad plena de contradicción. Por una parte, expresaron su preocupación por los Judíos de Europa mediante la protesta, las manifestaciones de duelo y la recolecta de dinero. Por la otra se resignaron, al parecer guiados por una sensación de impotencia, al cierre de las puertas de la Argentina153.'' En somme, la question de l'immigration juive nous place face à un paradoxe. En effet, comme nous l'avons vu, tant les politiques générales concernant l'immigration que des mesures spécifiquement adressées aux populations juives vont tendre à limiter l'arrivée sur le sol argentin de réfugiés juifs d'Europe. Néanmoins, cette situation ne va pas empêcher l'entrée en Argentine de 43 000 Juifs entre 1933 et 1945, 26 500 de manière légale selon

152 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, op. cit., p. 455 153 AVNI, Haim, Argentina y la historia de la inmigración judía: 1810-1950, op. cit.., p. 443. 62 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

la Dirección de Migraciones154 ce qui représente un nombre important. En fait, il semblerait que beaucoup de Juifs aient été obligés de nier leur religion voire de se faire passer pour catholiques pour avoir une chance d'entrer en Argentine malgré les restrictions en vigueur. L'étude des dynamiques de l'immigration argentine à long terme nous avait permis de montrer un contexte favorable à l'arrivée des réfugiés nazis. L'analyse de la gestion de la question des réfugiés juifs nous permet quant elle d'observer des tendances antisémites comme le démontrent la circulaire n°11 ainsi que les politiques mises en place et défendues par Santiago Peralta. Il est clair que les Juifs n'étaient pas les bienvenus en Argentine et leur situation de détresse en Europe ne va rien changer aux yeux des dirigeants argentins. L'accueil de populations juives fuyant l'Europe aurait pu être un argument pour relativiser l'entrée de criminels nazis, nous venons de voir que la situation est toute autre avec un antagonisme fort entre restriction envers les Juifs et accueil par la suite d'anciens nazis. Mais l'étude des liens entre l'immigration et notre sujet ne saurait être complète sans une analyse du rôle de la communauté allemande en Argentine.

3. Le rôle de l'existence d'une communauté germanique En effet, l'existence d'une importante communauté allemande est un produit direct des dynamiques migratoires argentines. Après avoir étudié l'émergence de cette communauté et son importance stratégique pour l'Allemagne dès le début du 20ème siècle, nous verrons le lien qu'elle a entretenu avec le nazisme et plus précisément son rôle dans l'accueil des criminels de guerre. Tout d'abord, il convient de s'attarder un moment sur les origines de la communauté allemande en Argentine et de l'importance géopolitique qu'elle va prendre pour les gouvernements à Berlin. Il semblerait que les premiers groupes d'Allemands arrivèrent dès l'époque coloniale, notamment avec les missions jésuites, ils ne représentent néanmoins à cette époque qu'une population peu nombreuse. Le début de l'arrivée d'Allemands en Argentine de manière plus massive va s'effectuer à partir du Chili. En effet, le Président chilien Manuel Montt met en place durant les années 1850 des politiques qui encouragent l'accueil d'immigrants allemands car il les juge davantage travailleurs que les autres habitants de l'Europe ; il crée notamment un bureau de promotion de son pays à Berlin. Une fois au Chili, pour des raisons très diverses, certains groupes d'Allemands vont traverser les Andes et rejoindre l'Argentine ; c'est de cette manière que naissent les communautés allemandes de San Carlos de Bariloche qui est fondée le 3 mai 1902 par l'Allemand Carlos Wiederhold. Un peu plus au Sud, c'est le marin allemand Hermann Eberhard qui est à l'origine de l'exploration et de l'implantation des premières colonies en Patagonie. Les Allemands sont donc très tôt présents en Argentine et leur nombre ne va cesser d'augmenter à partir de la seconde moitié du 19ème siècle. Ainsi, ils passent de 4 989 en 1869 à 17 143 en 1895 puis 26 995 en 1914155. Ces chiffres représentent a priori des minimums et on peut estimer à environ 100 000 le nombre de germanophones établis en Argentine en 1914. A l'entre-deux-guerres, environ 140 000 germanophones de plus arrivent en Argentine si bien qu'on peut estimer qu'ils sont entre 250 000 et 300 000 lorsque qu'éclate la Seconde Guerre Mondiale. Cette communauté allemande, de plus en plus nombreuse, va vite avoir un rôle stratégique déterminant pour les gouvernements allemands. En effet, le 13 décembre

154 Ibid., p. 425 155 FRIEDMANN, Germán Claus, « Los alemanes antinazis de la Argentina y el mito de las dos aldeas », Ayer, Revista de Historia Contemporánea, 2010 , n°77, p. 206. Michaud Emmanuel 63 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

1907 José Fuchs (né le 13 juin 1880 en Alsace, alors allemande) découvre du pétrole dans la région de l'actuelle Comodoro Rivadavia. Ajoutée à cela la position centrale de la Patagonie, entre océans Pacifique et Atlantique et on comprend bien l'importance que va avoir la communauté allemande en Argentine ; elle va servir de relais au Reich pour la défense de ses intérêts dans le Sud du continent. Ainsi, la Patagonie et ses nombreux habitants allemands vont être intégrés à la Weltpolitik de Guillaume II qui exhorte ses compatriotes à l'étranger à participer au développement économique de l'Allemagne et à la diffusion de la culture allemande partout dans le monde : ''Los productos alemanes, la ciencia alemana, el espíritu de empresa alemán atraviesan los océanos. Las riquezas que Alemania transporta a través de los mares se cifran en miles de millones. A vosotros os incumbe, señores, el deber de ayudarme a sujetar solidamente esta gran Alemania a nuestra patria156.'' C'est ainsi qu'en 1915 la compagnie pétrolifère allemande Astra s'installe dans le Sud de l'Argentine. Outre les intérêts économiques que représente pour l'Allemagne l'installation d'une communauté allemande en Patagonie, le gouvernement du Reich y voit également un intérêt stratégique. En effet, occupé par des Allemands, le Sud de l'Argentine peut constituer un point de ravitaillement très important pour les navires allemands en raison de sa position entre deux océans largement contrôlés par la marine anglaise. L'enjeu va donc être de profiter des centaines de kilomètres de côtes occupés par des estancias dont les propriétaires sont allemands. On peut citer par exemple l'estancia de Ricardo Fischer qui disposait d'un petit port, La Teutonia de Karl Müller ou encore La Maciega de Emilio Grether157. C'est ainsi qu'est lancée en 1911 l'Etappendienst : cette opération a pour but d'envoyer des agents dont le rôle est de trouver des ports ou des côtes où les navires allemands peuvent se ravitailler en toute sécurité. Dissoute en 1918, elle est remise en place en 1927. Les entreprises et les personnes privées peuvent y participer en échange de financements et de la construction de certaines de leurs infrastructures. Les quais de l'entreprise Astra ont semble-t-il été utilisés de cette manière pour réaliser des ravitaillements de navires allemands. Par exemple, le navire le va venir se ravitailler à plusieurs reprises dans le Sud de la province de Chubut entre août et septembre 1914. Faute de mieux, la Patagonie va continuer à jouer ce rôle même après le début de la Seconde Guerre Mondiale malgré les problèmes que cela posait : distance par rapport à l'Europe, peu de vivres, pas d'atelier de réparation de bateaux. En plus de son rôle dans l'Etappendienst, la communauté allemande en Argentine va garder des contacts très forts avec son pays d'origine. Ainsi, grâce à la mise en relation des services postaux proposés par Aeropostal et Sindicato Condor, il est possible à partir des années 1930 d'envoyer du courrier depuis le Sud de la Patagonie vers l'Allemagne ; en 1939, San Carlos de Bariloche est relié à ce réseau postal. Le réseau de communication est également soutenu par l'entreprise de transport maritime Süd-Amerika. Ces réseaux de communication permettent à la communauté d'entretenir des relations commerciales avec son pays d'origine et de conserver une sorte de fierté nationale et des liens de fidélité forts avec l'Allemagne. La communauté allemande de Patagonie va développer tout un ensemble d'activités pour devenir une sorte de société à part très liée à l'Europe mais surtout très influente puisqu'au début de la Seconde Guerre Mondiale, environ 20% de la Patagonie est aux mains de propriétaires allemands158. La communauté allemande est donc restée très proche de son pays d'origine, on peut se demander alors quelle a été la position des

156 DE NAPOLI, Carlos, Nazis en el Sur : la expansión alemana en el Cono Sur y la Antártida, op. cit., p. 17 : extrait du discours de Guillaume II lors du vint-cinquième anniversaire de la fondation de l'Empire allemand. 157 Ibid., p. 64 158 DE NAPOLI, Carlos, Nazis en el Sur : la expansión alemana en el Cono Sur y la Antártida, op. cit., p. 69. 64 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

Allemands résidant en Argentine vis-à-vis des bouleversements politiques dont est l'objet l'Allemagne à partir des années 1930. Pour amorcer notre réflexion on peut citer la position particulièrement radicale de Roberto T. Alemann qui écrit : ''Por única vez los alemanes afincados en el país se volcaron a la política, pero no lo hicieron para el bien de Argentina, sino para propagar el partido nazi entre 1933 y 1944159.'' Cette opinion manque certainement de nuance ; toute la communauté allemande n'a pas participé de la même manière aux activités nazies en Argentine, néanmoins elle nous permet de voir que le nazisme a trouvé un écho important dans la communauté allemande. Tout d'abord, il convient d'observer que les idéologies faisant la part belle au nationalisme allemand commencent à séduire les Allemands d'Argentine dès les années 1920. C'est le cas d'organisations comme Tanenberbund, La Asociación Negro-Blanco-Rojo ou encore Stahlhelm160. On peut expliquer l'émergence de ce type d'organisations par l'immigration vers l'Argentine d'Allemands et d'Autrichiens qui se sont sentis humiliés par la défaite de la Première Guerre Mondiale et le Traité de Versailles ce qui les rend particulièrement enclins à adhérer à des entités qui défendent le nationalisme allemand. Une fois installées au pouvoir, les autorités nazies vont tenter de profiter de ce contexte pour imposer à la communauté allemande en Argentine la nouvelle idéologie au pouvoir à Berlin. Ainsi, très vite, l'Ambassade d'Allemagne à Buenos Aires lance un processus d'uniformisation idéologique des germanophones d'Argentine : ''una vez en el poder en Alemania, el nacionalsocialismo, a través de la Embajada, comenzó un proceso de Gleichschaltung (uniformación) de todas las organizaciones culturales, sociales, deportivas y religiosas de la colectividad161.'' Concrètement cela se traduit le 5 avril 1933 par une rencontre sous bénédiction de l'Ambassade d'Allemagne à Buenos Aires des représentants de la communauté allemande pour proclamer la loyauté des associations allemandes à Hitler162. A cette occasion, 51 associations regroupant des activités aussi diverses que la musique, le sport ou la peinture font serment de loyauté auprès du Nationalsozialistische deutsche Arbeitpartei. Cette reconnaissance de l'autorité du Führer va même devenir un devoir de tout citoyen allemand à l'étranger comme nous le montre cette citation de Wilhelm Bohle chef de la Auslandsorganisazion, l'organe du NSDAP à l'étranger : El nacionalsocialismo es la concepción del mundo y la posición política de todos los ciudadanos alemanes. Quién, como Alemán afirma que no es nacionalsocialista y que no desea serlo, se encuentra en oposición a la Nación, que ha adherido con una incuestionable mayoría al Führer y su doctrina. Quién así procede no pertenece más a la comunidad del pueblo alemán, aunque en sus documentos figure como ciudadano alemán. Quién se opone al hombre que ha salvado a Alemania del caos, incurre en traicción a su propio pueblo. On voit bien avec cette citation que la volonté d'assimilation des Allemands de l'étranger à la doctrine nazie est totale, personne ne doit être laissé de côté, tout le monde doit soutenir Adolf Hitler et ses projets. Cette volonté s'appuie sur des opérations de propagande

159 ALEMANN, Roberto T., « Los alemanes en la Argentina », Todo es historia, décembre 2001, n° 413, p. 16. 160 JACKISCH, Carlota, « El nacionalsocialismo en la Argentina », Revistas Libertas, mai 1988, n°8, p. 1 : NEWTON, Robert, German Buenos Aires 1900-1933, Londres, 1977, p. 50. 161 FRIEDMANN, Germán Claus, « Alemanes antinazis e italianos antifascistas en Buenos Aires durante la Segunda Guerra Mundial », Revista Escuela de Historia, 2006, n° 5, p. 170-171 162 http://www.ucema.edu.ar/ceieg/arg-rree/9/9-027.htm , [dernière consultation le 11 août 2011]. Michaud Emmanuel 65 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

comme lorsqu'en janvier 1938, le cuirassier allemand Schlesien fait une escale à Comodoro Rivadavia. A cette occasion, une rencontre entre l'équipage et la communauté allemande de la ville est organisée lors de laquelle l'idéologie nazie est fortement mise en avant163. Cette volonté va être relayée par la filiale argentine du NSDAP et ses organes de presse. En effet, c'est une véritable succursale argentine du NSDAP qui fait sa présentation publique le 25 mai 1931, avant même l'arrivée d'Adolf Hitler au pouvoir. Cette initiative de créer des antennes du NSDAP à l'étranger émane de Bruno Fricke qui met en place l'expérience dès 1928 au Paraguay. L'organe argentin est officiellement reconnu par les instances du parti le 7 août 1931 sous le nom de Partido Obrero del Nacional-Socialismo Alemán – Organización del Exterior – Grupo de la Nación Argentina (Parti Ouvrier du National-Socialisme allemand – Organisation de l'Extérieur – Groupe de la Nation argentine. Les activités de cette institution sont multiples. Ainsi, certaines opérations visent à promouvoir l'idéologie nazie au sein de la communauté allemande comme lors de manifestations organisées à Buenos Aires. De cette manière, les jeunesses hitlériennes locales vont organiser une grande fête à la salle de concert Luna Park à Buenos Aires pour célébrer l'. Les organes du NSDAP en Argentine vont également mettre en place des mécanismes de solidarité au sein de la communauté allemande comme lors de l'aide apportée aux victimes allemandes de la sécheresse dans le Chaco en 1937164. On peut également voir que l'antenne argentine du parti nazi va promouvoir la diffusion de la culture et de l'art allemand avec le soutien apporté au Deutsches Theater (le Théâtre allemand) dirigé par Ludwig Ney165. Il faut aussi mentionner le lancement par le NSDAP argentin de ses propres organes de presse le Mitteilungsblattes, et le bimensuel Der Tromniler. Si, comme nous venons de le voir, les activités du NSDAP sont très diversifiées, il faut bien comprendre qu'elles n'en restent pas moins cantonnées au seul champ de la communauté allemande. En effet, il est hors de question d'interférer dans les affaires politiques argentines pour ne pas risquer de se froisser avec le gouvernement argentin. Cette relative discrétion va s'accentuer avec le début de la guerre pour ne pas remettre en cause la neutralité argentine, il n'existe donc pas d'engagement sur la scène politique locale ; par exemple, le NSDAP ne présente pas de candidats aux élections argentines. Néanmoins, même au sein de la communauté allemande, l'écho du NSDAP argentin va demeurer relativement limité avec seulement 278 membres en 1932. La filiale argentine du parti hitlérien connaîtra son apogée en 1935 avec 2 110 membres. En 1937, elle ne réunit que 3,5% de la communauté allemande (sans prendre en compte tous les descendants d'Allemands) avec 1 500 membres166. En outre, certains membres vont se retrouver à adhérer au nazisme en Argentine pour garder un statut social ou un rôle dans des entreprises qui soutiennent les projets du Troisième Reich. L'influence du NSDAP argentin reste donc cantonnée à la communauté allemande au sein de laquelle elle est relativement limitée. Néanmoins, cela ne veut pas dire que le nazisme en général ne touche pas les Allemands qui vivent en Argentine. En effet, l'idéologie hitlérienne va prendre part à la vie de ces derniers dans des domaines cruciaux comme la religion, l'éducation et les syndicats. Concernant la religion la Auslandsorganisation cerne très bien l'intérêt que cela peut avoir de contrôler les responsables protestantes et catholiques : ''Las parroquías luteranas y católicas son el punto de partida más adecuado para extender nuestra ideología nacionalsocialista. (...) La colaboración con estas instituciones es el deber absoluto de todos

163 DE NAPOLI, Carlos, Nazis en el Sur: la expansión alemana en el Cono Sur y la Antártida, op. cit., p. 79. 164 http://www.ucema.edu.ar/ceieg/arg-rree/9/9-027.htm , [dernière consultation le 14 août 2011]. 165 FRIEDMANN, Germán Claus, « Los alemanes antinazis de la Argentina y el mito de las dos aldeas », Ayer, Revista de Historia Contemporánea, n°77, p. 214. 166 JACKISCH, Carlota, « El nacionalsocialismo en la Argentina », op. cit., p. 5. 66 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

los miembros del partido en el extranjero167.'' A ce propos on peut remarquer que l'Eglise protestante va s'aligner beaucoup plus facilement sur les positions idéologiques des nazis que les catholiques. Ces derniers se montrent plus réticents, probablement en raison des mauvais traitements dont sont victimes certains curés en Allemagne. Outre la religion, les écoles allemandes vont également offrir un cadre intéressant pour le développement du nazisme au sein de la communauté allemande en Argentine. L'Argentine compte dans les années 1930 176 écoles allemandes, fréquentées par environ 13 200 élèves168. Elles vont constituer un moyen très important de diffuser l'idéologie au sein de la communauté. Ainsi, nombreux sont les enseignants directement envoyés d'Allemagne pour que les directeurs de certains de ces établissements scolaires soit sûrs que les cours soient dispensés par des personnes qui ont bénéficié d'une formation idéologique forte. On retrouve dans ces lieux d'éducation toute la symbolique nazie : la croix gammée, le bras tendu pour saluer, les portraits du Führer et le chant de l'Horst Wessel. En outre, les enfants d'origine juive sont écartés de ces écoles169. Dans le cas des écoles allemandes, il convient de remarquer que contrairement aux initiatives du NSDAP, l'influence idéologique n'est pas limitée à la communauté allemande dans la mesure où beaucoup d'enfants argentins fréquentaient les écoles allemandes. Enfin, il semblerait que ces écoles aient permis de sélectionner les meilleures éléments de la communauté allemande pour les envoyer en Allemagne afin qu'ils suivent une formation qui les fassent entrer dans la Gestapo, 370 jeunes auraient suivi ce chemin170. Le dernier secteur où l'idéologie va particulièrement pénétrer la communauté allemande est celui des syndicats. En effet, pour accentuer leur contrôle sur la communauté, les autorités allemandes vont tenter d'exercer une influence importante au sein des entreprises allemandes présentes en Argentine, cet objectif va passer par la récupération du syndicalisme allemand pré-existant en Argentine par le NSDAP. Ainsi, le 10 avril 1934 l'Asociación Alemana de Empleados (Association allemandes des employés) devient l'Unión Alemana de Gremios (Union allemande des syndicats) contrôlée par le Deutsche Arbeitsfront, le syndicat allemand d'employeur et de travailleurs soumis à la tutelle du NSDAP en Allemagne. En mai 1936, l'Unión Alemana de Gremios devient Frente Alemán del Trabajo (Front allemand du travail) à la tête duquel est placé Erwin Schriefer, l'un des fondateurs de l'antenne argentine du NSDAP. Ces syndicats organisent des cours de national-socialisme dans les usines et importent en Argentine le concept de Kraft durch Freude (la force par la joie) qui était une organisation de loisirs dépendante du Deutsche Arbeitsfront et qui organisait des voyages, des spectacles et des concerts un peu sur le même modèle que les Dopolavoro (après le travail) de l'Italie fasciste. Dans un premier temps, seuls les Allemands sont autorisés à cotiser au Frente Alemán del Trabajo puis par la suite la cotisation va s'étendre aux argentins descendants d'Allemands ; les Juifs sont bien entendu exclus de ces organisations. Ce syndicat va surtout avoir du poids dans les grandes entreprises allemandes comme les ateliers Klöckner ou des filiales de Siemens ; il comptera jusqu'à 12 000 membres au début de la Seconde Guerre Mondiale171, bien plus que le NSDAP qui, comme nous l'avons vu ne va jamais dépasser 2 110 adhérents. Le NSDAP argentin va également prendre le contrôle de la Chambre de Commerce Allemande en Argentine afin de tenter une mise en adéquation de ses objectifs avec ceux des plans 167 http://www.tau.ac.il/eial/VI_2/gaudig_veit.htm, « El Partido Alemán Nacionalsocialista en Argentina, Brasil y Chile frente a las comunidades alemanas: 1933-1939 », [dernière consultation le 20 juillet 2011]. 168 JACKISCH, Carlota, « El nacionalsocialismo en la Argentina », op. cit., p. 9. 169 FRIEDMANN, Germán Claus, « Los alemanes antinazis de la Argentina y el mito de las dos aldeas », op. cit. , p. 210. 170 http://www.ucema.edu.ar/ceieg/arg-rree/9/9-027.htm 171 Ibid. Michaud Emmanuel 67 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

quadriennaux de l'Allemagne de Hitler. Le contrôle des syndicats allemands en Argentine est probablement ce qu'ont le mieux réussi ceux qui tentaient de diffuser l'idéologie nazie dans la communauté allemande du pays. Cependant, ils sont peut-être allés trop loin dans le contrôle idéologique qu'ils voulaient imposer à la population ce qui va déboucher sur un clivage très marqué de la communauté allemande entre nazis et anti-nazis : Fue justamente la nazificación del área laboral la que produjo una mayor acción disolvente dentro de la comunidad alemana. Los dirigentes nacionalsocialistas exigieron de todos los Alemanes o hijos de Alemanes la aceptación integral de su ideario, sin admitir discrepancias ni oposición. Se produjo de esta manera la separación en bandos irreconciliables de la comunidad alemana en la Argentina172. En effet, si, comme nous venons de le voir, l'idéologie nazie a eu un rayonnement large au sein de la communauté allemande avec les activités du NSDAP mais surtout la diffusion de l'idéologie hitlérienne à travers des institutions comme les écoles et les syndicats ; elle n'a néanmoins pas fait l'unanimité et les Allemands anti-nazis étaient eux aussi très actifs en Argentine. Les Allemands anti-nazis proviennent d'horizons très différents ; ils appartiennent à des familles politiques très différentes, certains viennent également des secteurs religieux. Avec le temps, ils vont enrichir leurs rangs des réfugiés venus d'Europe et qui ont été eux-même victimes du nazisme. Puis, à partir de 1941 et la rupture du pacte germano-soviétique, les communistes vont rejoindre la lutte contre l'influence du nazisme en Argentine, notamment avec leur publication le Volksblatt. En outre, notons que les antinazis allemands sont évidemment très proches des antifascistes italiens regroupés dans des organisations comme Italia Libre. Les secteurs antinazis allemands vont développer un grand nombre d'activités. Entre autres, ils vont prendre en charge et aider les réfugiés du nazisme qui arrivent en Argentine avec des associations comme le Deutsches Patronat für die Opfer des Hitlersfaschismus lancé le 12 octobre 1935. Ils vont également communiquer pour toucher la communauté allemande à travers la presse germanophone et le journal Argentinisches Tagesblatt qui va prendre une position clairement opposée aux politiques menées par le Troisième Reich ce qui va d'ailleurs lui poser des problèmes de financement puisque les entreprises qui soutenaient le régime hitlérien vont arrêter de faire de la publicité dans ce quotidien. Mais leur communication ne va pas se limiter aux seuls germanophones et on peut remarquer une volonté de toucher toute la société argentine avec des publications en castillan pour informer des crimes commis par le régime d'Adolf Hitler comme Informaciones para la prensa Sudamericana. Si la diffusion d'idées alternatives à la pensée de Hitler va être un pan important des activités des antinazis résidant en Argentine, leur action va toutefois se concentrer sur une opposition au processus de Gleichsschaltung. Entre autres, on peut citer le cas de la compagnie théâtrale Freie Deutsche Bühne (Le scène allemande libre) qui donne un très bon exemple de la volonté de proposer une alternative aux associations qui ont juré fidélité au nazisme, le Deutsches Theater en l'occurrence. L'objectif de cette troupe de théâtre est clair : ''ofrecer a los actores profesionales exiliados en la Argentina oportunidades de volver a trabajar en su oficio, proveer un teatro germanoparlante antifascista a los Alemanes democráticos locales y demostrar, sobre todo, la existencia de otra Alemania173.'' Là où la lutte va être la plus intense entre antinazis et promoteurs de l'idéologie hitlérienne c'est dans le cadre de l'éducation. Nous avons vu que c'est un domaine où les pronazis ont été particulièrement actifs. Pour répondre à cette influence importante des nazis dans les écoles allemandes,

172 JACKISCH, Carlota, « El nacionalsocialismo en la Argentina », op. cit., p. 23. 173 FRIEDMANN, Germán Claus, « Los alemanes antinazis de la Argentina y el mito de las dos aldeas », op. cit., p. 212 : JACOB, Paul Walter, Theater, Sieben Jahre Freie Deutsche Bühne in Buenos Aires, Buenos Aires, Jupiter, 1946. 68 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

les antinazis vont faire preuve de beaucoup de détermination. Pour Germán C. Friedmann, l'un des principaux acteurs de cette lutte va être le Colegio Pestalozzi créé le 1er mars 1934 et qui est décrit de la manière suivante par Argentinisches Tagesblatt : ''En el primer artículo de sus estatutos explicitaba el objetivo de fundar y administrar uno o varios colegios germanoparlantes, cuyo principio supremo sería ''el espíritu de tolerancia y de exclusión de todas las diferencias debido a confesión, raza o nacionalidad174.'' Pour Carlota Jackisch, les établissements de ce type sont surtout la Germania Schule et la Cangallo Schule175. D'autres sources parlent de sept écoles allemandes en Argentine qui refusent d'adhérer au nazisme en 1937176. Quel que soit leur nombre, ces écoles vont tenter d'adopter une position alternative aux écoles allemandes qui accrochent des portraits du Führer dans les salles de classe. Ces initiatives vont passer par le recrutement de professeurs parmi les Allemands qui sont en exil en Argentine pour se réfugier du nazisme, notamment dans les milieux de gauche. Parallèlement à ces actions particulièrement concrètes, on retrouve les opérations de communication de l'Argentinisches Tagesblatt qui appelle à fermer les écoles qui refusent les enfants juifs. Ainsi, sous la pression des secteurs antinazis, une école est fermée au cours de l'année 1937 à El Dorado dans la province de Misiones, suivront deux autres écoles dans la même province et une dans celle de La Pampa177. De manière générale, l'objectif des secteurs antinazis en Argentine va être double comme le décrit très bien Germán C. Friedmann : ''una estrategia doble destinada tanto a ganar adeptos entre los Alemanes de la Argentina y no ser considerados traidores a la Patria, como a recalcar a los ojos de los extranjeros que no todos los Alemanes eran nazis178.'' Ainsi, les éléments antinazis de la communauté allemande vont s'engager dans une véritable lutte symbolique pour montrer que les nazis ne sont pas les seuls représentants de l'Allemagne avec en toile de fond la volonté de diffuser l'image d'une autre Allemagne. C'est dans cet esprit là qu'est lancée en 1937 la version argentine de l'hebdomadaire Das Andere Deutschland (L'autre Allemagne). Dans son sillage, les antinazis vont faire la promotion des grandes figures de la culture germanique comme Beethoven, Schiller ou encore Goethe en démontrant que ces grands personnages de l'histoire n'ont rien à voir avec la barbarie nazie. Les antinazis vont également tenter de contredire la thèse selon laquelle le nazisme est le produit de l'histoire allemande et que le peuple allemand est donc pleinement responsable. Pour faire face à ces accusations, l'un des arguments va notamment être d'expliquer que les premiers à avoir souffert du nazisme ont été les Allemands eux-mêmes comme peuvent en témoigner les réfugiés allemands en Argentine qui ont voulu échapper à l'horreur du Troisième Reich. Mais les antinazis ne vont pas se limiter à une simple critique du nazisme, ils vont aussi proposer un projet de société pour l'Allemagne post-nazie. Par exemple, on peut lire dans Das Andere Deutschland leur voeu d'une Allemagne intégrée dans une Europe basée sur le socialisme et qui rejette le capitalisme anglo-saxon179, c'est une vision qui est donc très à gauche. Malgré les inquiétudes de l'Argentinisches Tagesblatt quant à l'arrivée sur le

174 FRIEDMANN, Germán Claus, « Los alemanes antinazis de la Argentina y el mito de las dos aldeas », op. cit., p. 211. 175 JACKISCH, Carlota, op. cit., p. 9. 176 http://www.ucema.edu.ar/ceieg/arg-rree/9/9-027.htm 177 JACKISCH, Carlota, op. cit., p. 23. 178 FRIEDMANN, Germán Claus, « Alemanes antinazis e italianos antifascistas en Buenos Aires durante la Segunda Guerra Mundial », op. cit. , p. 180 179 FRIEDMANN, Germán Claus, « Alemanes antinazis e italianos antifascistas en Buenos Aires durante la Segunda Guerra Mundial », op. cit. , p. 176 : « La Alemania del porvenir en la Europa », Das Andere Deutschland, Año VI, n° 58, enero de 1943, pp. 15-16. Michaud Emmanuel 69 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

territoire argentin d'anciens hauts dignitaires nazis180, le mouvement antinazi en Argentine va vite s'essouffler une fois la guerre terminée. En effet, il ne va pas parvenir à surmonter ses divergences liées au positionnement à adopter face au contexte de la Guerre Froide. Das Andere Deutschland cesse ses publications en Argentine le 1er janvier 1949. La communauté allemande a donc été partagée dans sa position vis-à-vis du nazisme. Mais la réticence envers le nazisme d'une partie de cette communauté ne signifie pas que les nazis en fuite ne vont pas s'appuyer sur elle lors de leur installation en Argentine. En effet, même s'ils ont à faire à des personnes qui ne se reconnaissent pas dans les principes défendus par Hitler, ils vont toutefois bénéficier de proximités culturelles importantes, ne serait-ce que pour la langue. Et même si là où ils vont s'installer ils ne trouvent que quelques personnes qui partagent leurs idées, elles vont suffire à construire des réseaux sociaux qui sont des éléments fondamentaux dans les mécanismes d'immigration et par la suite d'intégration à la société. En effet, ces réseaux ont une influence sur le choix de la destination mais aussi sur ce à quoi peut avoir l'accès l'immigrant une fois sur place181. Ainsi, en arrivant les nazis vont pouvoir profiter d'une intégration accélérée en retrouvant certaines de leur coutume comme la fête de la bière182 par exemple. En outre, pour certains, ils vont pouvoir prolonger dans les communautés allemandes en Argentine le pouvoir social qu'ils avaient dans l'Allemagne du Troisième Reich. Par exemple, c'est le cas d'Erich Priebke, que nous avons déjà évoqué, qui devient un notable dans la région de San Carlos de Bariloche. En conséquence, beaucoup d'anciens nazis vont aller dans les régions où la communauté germanique est déjà bien implantée : San Carlos de Bariloche, la Sierra autour de Córdoba (La Cumbrecita, Villa General Belgrano), la zone autour de la province de Misiones et aussi le Nord de la capitale fédérale (Olivos, San Isidro). De cette manière, outre le cadre familier qu'offre la communauté allemande, ils vont également se retrouver entre fuyards, fréquenter les mêmes endroits. Par ailleurs, ils vont bénéficier du climat qui règne au sein de la communauté germanique une fois la guerre terminée. En effet, si, comme nous l'avons observé, elle est traversée pendant la période de gouvernement de Hitler de mouvements qui s'opposent, une fois le Führer tombé les choses vont être beaucoup plus ambiguës comme l'explique Germán Claus Friedmann : Aquella separación fue mas tenue de la que han advertido los estudios sobre el tema. Al reproducir una lógica según la cual la colectividad alemana se habría simplemente separado en dos bandos enemigos irreconciliables, la bibliografía no solamente se ha hecho eco del discurso de la época, teñido de retórica bélica, sino que además ha perdido de vista la riqueza de la sociabilidad germanoparlante y las complejas y cambiantes relaciones entre sus diversos sectores en aquellos años de enorme convulsión política183. La question du rôle de la communauté allemande reste assez délicate à aborder. Si elle ne n'est pas rangée unanimement derrière l'idéologie nazie, elle a vu se développer en son sein un certains nombre d'activités qui faisaient la part belle à la diffusion des idées de Hitler. Surtout, en tant que communauté, elle constitue un cadre culturel et linguistique

180 FRIEDMANN, Germán Claus, « La política argentina en alemán. Germanoparlantes antinazis y peronismo. », http:// www.unsam.edu.ar/escuelas/politica/centro_historia_politica/material/Texto%20Friedmann.pdf, p. 11 181 SIEGRIST DE GENTILE, Nora L., « Reseñas bibliográficas : BJERG María y OTERO, Hernán, Inmigraciones y redes sociales en la Argentina moderna », Revista de Historia de América, janvier-décembre 1996, n° 121, pp. 146. 182 Annexe 8 : la tradition de la bière allemande dans la province de Córdoba. 183 FRIEDMANN, Germán Claus, « Los alemanes antinazis de la Argentina y el mito de las dos aldeas », op. cit., p. 226. 70 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

qui va faciliter l'arrivée des nazis une fois la Seconde Guerre Mondiale terminée. On peut donc considérer que l'existence d'une communauté germanique bien implantée dans certaines parties du pays a offert un cadre propice à l'arrivée de criminels de guerre nazis. Comme produit des dynamiques migratoires argentines, elle s'inscrit dans des tendances observables à long terme lorsque l'on étudie la société argentine. Sur le long terme, l'Argentine va construire un modèle migratoire basé sur une immigration européenne, blanche et chrétienne dont l'un des éléments marquants est l'installation de communautés de migrants qui se rassemblent en fonction de leur proximité culturelle, l'exemple de la communauté allemande est à la fois éloquent et intéressant pour notre sujet. Face aux bouleversements que le monde connaît à partir des années 1930, ce modèle d'immigration va provoquer des restrictions face à l'arrivée de réfugiés juifs et offrir un contexte favorable à l'accueil d'anciens criminels de guerre nazis. Outre le fait que ces derniers entrent dans les caractéristiques des migrants que l'Argentine aspire à accueillir, ils vont pouvoir profiter (pour les Allemands et les Autrichiens), de l'existence d'une communauté germanique. Observée sur le long terme, l'immigration est donc un élément qui nous permet de dire que l'exil d'anciens nazis vers l'Argentine n'est pas le résultat d'une alliance de circonstance ou d'un phénomène conjoncturel. A l'inverse, cet exil s'intègre très bien à l'histoire de la société argentine moderne. Est-il tout autant compatible avec la tradition diplomatique argentine ?

C. L'Argentine, un pays qui adopte un positionnement ambiguë face à la Seconde Guerre Mondiale

Il s'agit ici d'aborder la position de l'Argentine durant la Seconde Guerre Mondiale. La place de l'Argentine vis-à-vis de ce conflit est très ambiguë. D'une part, on peut penser que l'Argentine a un rôle mineur à jouer dans la mesure où elle ne fait pas partie des grandes puissances mondiales. De plus, elle est située loin du théâtre des opérations, et on ne voit pas bien comment elle pourrait influer sur le déroulement des affrontements. Mais d'autre part, il faut garder à l'esprit qu'elle est au coeur de la guerre économique dont elle est un acteur fondamental. Face à cette position originale, l'Argentine va choisir la neutralité. Ce choix est affirmé dès le 21 juin 1938 par le Ministère des Affaires Etrangères. Il sera confirmé à plusieurs reprises lors des mois qui suivent à l'occasion de conférences internationales : Lima en décembre 1938, Panamá en septembre 1939 ou encore La Havane en juillet 1940. Tout d'abord, commençons par tenter de définir le concept de neutralité. La neutralité évoque avant tout un statut juridique qui oblige les pays neutres à respecter un certain nombres de règles : ''designa una condición jurídica propia de los Estados que permanecen ajenos a un conflicto bélico existente entre otros dos o más Estados184.'' Ce statut juridique se base sur les dispositions prises par le droit international au travers de Convention comme celle de La Haye (18 octobre 1907) sur la neutralité ou celle de La Havane (20 février 1928) sur la neutralité maritime. Malgré ce cadre juridique, la neutralité reste un concept de l'étude des relations internationales particulièrement ambivalent ; un pays neutre peut être considéré tantôt comme un acteur pacifiste tantôt comme une force opportuniste qui tente de tirer profit d'une guerre. En réalité, tout va dépendre du pays dont on parle, de l'époque mais aussi

184 Rapport de la CEANA, « Los neutrales durante la Segunda Guerra Mundial » : BOBBIO, Norberto, MATTEUCCI, Nicola, PASQUINO, Gianfranco, Diccionario de política, México DC, Siglo XXI Editores, 1983, p. 1046. Michaud Emmanuel 71 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

de qui formule le jugement de valeur. Ainsi, la neutralité d'un pays peut-être à la fois saluée par certains acteurs des relations internationales et condamnée par d'autres. Enfin, pour compléter cette définition du concept de neutralité, il faut y voir une interrelation entre les contextes intérieur et extérieur d'un pays. En effet, comme ça a été le cas pour l'Argentine, la neutralité est bien souvent très débattue sur la scène nationale. Parallèlement, elle offre aussi un sorte d'internationalisation des débats de politique intérieure. Ainsi, dans le cas de l'Argentine de la Seconde Guerre Mondiale, les secteurs nationalistes vont avoir tendance à soutenir la neutralité alors que les forces de gauche vont vouloir que leur pays rejoigne le camp des forces alliées. Ces débats vont souvent puiser leurs arguments dans le précédent constitué par l'expérience de neutralité du pays durant la Première Guerre Mondiale. Ainsi, nous commencerons notre analyse de la neutralité argentine par un retour sur sa position durant la guerre 1914-1918. Par la suite, nous verrons que lors de la Seconde Guerre Mondiale, l'Argentine se trouve au coeur d'une lutte d'influence entre les Etats-Unis, l'Allemagne et le Royaume-Uni ce qui fait de la neutralité une position particulièrement difficile à défendre et à conserver.

1. La neutralité argentine et le précédent de la Première Guerre Mondiale : un pays au coeur d'une guerre économique La neutralité de l'Argentine durant la Première Guerre Mondiale est à rattacher en grande partie à son rôle dans l'économie mondiale ; l'idéologie a peu de place dans le choix qui est fait par les dirigeants argentins au moment de se positionner vis-à-vis de ce conflit. De même, les puissances belligérantes vont considérer l'Argentine avant tout en fonction du rôle que le pays peut avoir dans le commerce international : Para las Naciones beligerantes europeas, la Argentina como los demás países de ultramar, era únicamente tenida en cuenta dentro de la estrategia de la guerra económica y comercial. En líneas generales, los objetivos de ésta eran la extensión de sus intereses económicos y comerciales en dichos países a costa de los de sus rivales y el aseguramiento de la provisión de materias primas y alimentos por parte de estos, a la par que lograr la interrupción de la misma a sus enemigos185. Ainsi, le Royaume-Uni et l'Allemagne ont chacun des intérêts importants en Argentine. D'une part, les Britanniques sont très dépendants de leurs importations de viande argentine, ils importent en 1914 pour plus de 13 millions de livres sterling de boeuf186. De leur côté les Allemands se concentrent sur le secteur du blé, l'entreprise allemande Bunge & Born contrôle 23% des exportations argentines de céréales187. Les deux pays vont se livrer une bataille sans merci tant en jouant sur l'implantation de filiales en Argentine qu'en essayant de contrôler le commerce extérieur argentin en ayant la mainmise sur les entreprises qui exportent les biens nécessités. La Grande-Bretagne va donc tenter de court- circuiter le commerce allemand avec l'Argentine et vice versa, l'Allemagne va tout faire pour diminuer les échanges britanniques avec le cône Sud. Pour ce faire, le Royaume- 185 WEINMANN, Ricardo, Argentina en la Primera Guerra Mundial: Neutralidad, transición política y continuismo económico, Buenos Aires, Biblos, 1994, p. 43. 186 GRAVIL, Roger, « The Anglo-Argentine Connection and the War of 1914-1918 », Journal of Latin American Studies, 1977, Vol. 9, p. 81 187 Ibid., p. 63. 72 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

Uni va mettre au point une liste noire de personnes et d'entreprises (allemandes ou non) susceptibles de commercer avec l'Allemagne. La présence sur cette liste entraîne un boycott de la part des banques anglaises, françaises, italiennes, japonaises et américaines. Cette liste va bien entendu concerner un certain nombre d'entreprises argentines et considérablement perturber le commerce entre l'Argentine et l'Allemagne. Outre cette liste noire, les Britanniques vont parvenir à signer des contrats bilatéraux avec l'Argentine concernant l'achat de viande congelée. Ainsi, le 28 août 1914, un contrat entre les deux pays prévoit l'achat par le Royaume-Uni de 15 000 tonnes de viande par mois ; cette quantité passe à 50 000 tonnes en juin 1916. De plus, les Britanniques vont imposer aux pays neutres comme l'Argentine des quotas d'importation pour éviter qu'ils achètent plus qu'ils n'ont besoin et réexportent ensuite vers l'Allemagne. Malgré cela, les entreprises allemandes vont parvenir à résister. Par exemple, la filiale argentine de Siemens passe de 600 000 marks de pertes en 1913 à un gain de 750 000 marks à la fin de la guerre188. Mais les Allemands vont également mener une stratégie beaucoup plus violente pour perturber le commerce entre le Royaume-Uni et l'Argentine puisqu'à partir de 1914, plusieurs navires marchands britanniques sont coulés par des navires allemands. Derrière cette confrontation directe entre le Royaume-Uni et l'Allemagne pour accroître leur contrôle respectif sur le commerce argentin, ce sont en fait les Etats-Unis qui vont tirer leur épingle du jeu en renforçant considérablement leurs relations commerciales avec l'Argentine et en augmentant leurs investissements dans ce pays. Cette augmentation des investissements nord-américains en Argentine est le résultat de la combinaison entre d'une part une demande argentine en produits manufacturés qui ne peut plus être satisfaite par l'Europe, paralysée par la guerre ; et d'autre part, la recherche de débouchés pour l'industrie nord-américaine. L'essor des relations économiques argentino-étasuniennes va s'accompagner du développement des infrastructures nécessaires : les banques (fondation de la filiale argentine de Citibank dès 1914) et les liaisons maritimes notamment. En conséquence, en 1918, les Etats-Unis sont le deuxième client des exportations argentines, derrière le Royaume-Uni mais largement devant l'Allemagne, passant de 4,7% des exportations argentines en 1913 à 29,1% en 1917189. Malgré ce rapprochement économique des deux pays, à partir de 1917 et l'entrée en guerre des Etats-Unis, ces derniers vont faire pression pour que l'Argentine entre en guerre à son tour contre l'Allemagne. Très vite agacés par les réticences argentines et méfiants par rapport à un pays qui veut incarner le leadership en Amérique du Sud, les Etats- Unis vont utiliser le pouvoir économique nouvellement acquis sur l'Argentine pour pousser ce pays à suivre leur stratégie pendant la Première Guerre Mondiale. Ils vont notamment menacer de suspendre les exportations de produits manufacturés vers l'Argentine. Des pressions vont également émaner du Royaume-Uni qui va menacer d'abandonner le port de Buenos Aires pour concentrer son commerce avec le Rio de la Plata sur le port de Montevideo. Durant la Première Guerre Mondiale, l'Argentine est donc au coeur d'une lutte d'influence entre le Royaume-Uni, l'Allemagne et les Etats-Unis. Quelle va être son attitude pour maintenir sa neutralité tout en en tirant profit ? Tout d'abord, il faut noter que l'Argentine, face à cette situation a tout intérêt à garder sa neutralité. Premièrement, très dépendante de son commerce extérieur, l'Argentine ne pouvait pas se permettre de mettre de côté un partenaire économique en choisissant un camp ou un autre. De surcroît, le fait de maintenir des relations avec l'Allemagne lui permettait d'éviter d'être dans une situation de dépendance encore plus forte vis-à-vis

188 WEINMANN, Ricardo, Argentina en la Primera Guerra Mundial: Neutralidad, transición política y continuismo económico, op. cit., p. 66. 189 GRAVIL, Roger, « The Anglo-Argentine Connection and the War of 1914-1918 », op. cit., p. 61. Michaud Emmanuel 73 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Enfin, dans certains secteurs du commerce, comme celui des céréales que nous avons déjà évoqué, les activités d'exportation étaient exploitées par des entreprises allemandes ; entrer en guerre aux côtés de la Triple-Entente aurait déréglé de façon durable des pans entiers du commerce en laissant de côté des entreprises clés de certains secteurs d'exportation. A partir de ce constat, l'Argentine va mettre en place un ensemble de stratégies pour continuer à être neutre. Tout d'abord elle va prendre par décret des mesures générales pour contrôler l'activité des bateaux présents dans ses eaux territoriales. Le décret du 17 août 1914 prohibe aux bateaux commerciaux d'aider des navires de guerre, le décret du 18 août 1914 interdit aux navires d'utiliser des messages télégraphiques codés, les décrets des 19 août et 20 octobre 1914 interdisent eux l'utilisation des stations de radios des navires belligérants et le décret du 8 décembre 1914 rend obligatoire la présence d'un fonctionnaire argentin à bord pour pouvoir émettre des messages radio. A travers ces différents décrets, on note une volonté clairement affichée de la part de l'Argentine de refuser que sa situation commerciale soit perturbée par le conflit en cours en Europe. En outre, pour que son commerce avec l'Allemagne n'entraîne pas une réaction trop vigoureuse de la part de la Triple-Entente, l'Argentine va utiliser la Scandinavie comme intermédiaire de ses exportations vers l'Allemagne. C'est ce que nous explique Ricardo Weinmann en nous montrant que les exportations argentines vers la Suède passent d'un indice 100 en 1910 à 249 en 1914 et 1371 en 1916 alors que dans le même temps on observe une augmentation des importations par ces pays de produits que l'Allemagne importe beaucoup : du maïs, du blé et de la laine190. Outre ces mesures qui visent à construire l'image d'un pays neutre qui a pour seul objectif la conservation de son commerce extérieur, l'Argentine va également adopter une posture très complaisante envers l'Allemagne lors de l'éclatement de crises ou d'incidents diplomatiques. Ainsi, lorsque le Vice-consul argentin à Dinant en Belgique, Rémy Himmer, est fusillé par les troupes allemandes, l'Argentine préfère classer l'affaire. De même, en 1917, des bateaux argentins vont être coulés par des sous-marins allemands, le Monte Protegido le 4 avril et le Toro le 22 juin. Face à ce qui aurait pu être l'élément déclencheur de l'abandon de la neutralité argentine, le gouvernement de Hipólito Yrigoyen va adopter une attitude pragmatique en mêlant fermeté envers l'Allemagne mais sans aller jusqu'à menacer d'entrer en guerre. De façon assez similaire, l'Argentine va être assez indulgente avec les Britanniques, malgré quelques ''écarts de comportement'' de leur part. Tout d'abord, l'Argentine ne va presque pas protester contre la mise en place des listes noires qui constituent pourtant une atteinte grave à la liberté de commerce du pays. En outre, l'Argentine va tout faire pour éviter un conflit avec le Royaume-Uni malgré des incidents qui auraient pu déboucher sur une grave crise. Ainsi, le navire argentin Presidente Mitre est arrêté fin novembre 1915 par la marine britannique, accusé de faire du commerce avec l'Allemagne. En réalité, le seul tort de ce vapeur qui assurait la liaison entre Buenos Aires et les côtes patagoniennes était d'appartenir à la compagnie allemande Hamburg Südamerikanische-Dampfschiffahrtgesellschaft. Malgré cette ingérence dans son commerce intérieur, l'Argentine se satisfera d'excuses sans même être indemnisée. On voit bien que l'Argentine arrive à jongler dans ses relations avec l'Allemagne et le Royaume-Uni, elle parvient à jouer sur deux tableaux malgré des incidents à répétition et avec en ligne de mire la préservation d'une neutralité garantissant le maintien de son commerce extérieur. Face aux pressions nord-américaines qui apparaissent, comme nous l'avons vu, à partir de 1917, la réponse argentine va être d'avancer sa différence pour justifier que, contrairement aux Etats-Unis, le pays se refuse à rompre ses relations diplomatiques avec l'Allemagne et ses alliés. L'Argentine va également tenter de renforcer

190 WEINMANN, Ricardo, Argentina en la Primera Guerra Mundial: Neutralidad, transición política y continuismo económico, op. cit., p. 71 74 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

sa position en tentant d'incarner un mouvement regroupant les autres pays neutres. Soutenue surtout par le Mexique, cette initiative va capoter notamment en raison des interférences étasuniennes. De plus, il faut bien avoir à l'esprit que la neutralité est une initiative avant tout individuelle, très liée aux conditions intérieures de chaque pays ce qui rend difficile un rassemblement de plusieurs pays neutres derrière une même bannière ; chaque Etat ayant sa vision de la neutralité et surtout ses raisons d'être neutre. L'Argentine va finalement parvenir à rester neutre jusqu'à la fin du conflit au prix d'un jeu politique parfois délicat, notamment vers la fin de la guerre sous la Présidence d'Yrigoyen comme le résume Ricardo Weinmann : En la ambigüedad de los textos oficiales y en la capacidad de Yrigoyen para convencer a los diplomáticos que se entrevistaban con él de que tenía las mejores intenciones hacia los países por ellos representados, se encuentra la explicación de su política internacional que, maniobrando entre las grandes potencias, pudo mantener en pie sus ideales y principios, cediendo en la medida que la presión de aquellas era imposible resistir, pero nunca en lo fundamental: el mantenimiento de la neutralidad argentina191. Ce succès va apporter des bénéfices importants d'un point de vue économique puisque cela va permettre de maintenir en bonne santé son commerce extérieur tout en développant des liens nouveaux avec les Etats-Unis. En outre, d'un point de vue politique, grâce à sa neutralité préservée, l'Argentine s'affirme comme un pays indépendant qui ne suit pas mécaniquement le leadership étasunien sur le continent, bien au contraire. De plus, sa neutralité lui donne une importance qu'elle n'aurait pas eue si elle s'était rangée directement dans le camp des alliés ; elle n'aurait pas été l'objet de tant d'intérêt de la part des puissances. Il faut garder à l'esprit ces éléments positifs obtenus par la position de neutralité de l'Argentine car ils seront autant d'arguments avancés pour réitérer l'expérience lors de la Seconde Guerre Mondiale. C'est en tout cas sur cela que va se baser l'Argentine pour expliquer son interprétation de la résolution prise lors de la réunion des pays américains à Rio de Janeiro le 15 janvier 1942. Il est question lors de cette rencontre de la position à adopter suite à l'attaque de Pearl Harbor. Cette conférence aboutit à une résolution qui engage les pays du continent à rompre leurs relations diplomatiques avec l'Allemagne, l'Italie et le Japon : Las Repúblicas Americanas, siguiendo los procedimientos establecidos por sus propias leyes y dentro de la posición y circunstancias de cada país en el actual conflicto continental, recomiendan la ruptura de sus relaciones diplomáticas con el Japón, Alemania e Italia, por haber el primero de esos Estados agredido y los otros dos declarado la guerra a un país americano192. L'Argentine va signer ce texte mais va en avoir une interprétation particulière. En effet, en se référant à sa position lors de la Première Guerre Mondiale, elle estime que sa tradition de neutralité fait partie des ''circunstancias de cada país'' et que par conséquent, cette résolution ne l'oblige en rien à rompre ses relations avec les pays de l'Axe. On se rend bien compte là du poids important qui est donné au précédent que constitue la neutralité lors du premier conflit planétaire. Néanmoins, nous allons voir que si on peut observer 191 WEINMANN, Ricardo, Argentina en la Primera Guerra Mundial: Neutralidad, transición política y continuismo económico, op. cit., p. 110 192 Extrait de la résolution de la réunion de Rio de Janeiro de janvier 1942 disponible sur : http://www.ucema.edu.ar/ceieg/ arg-rree/9/9-019.htm , [dernière consultation le 17 août 2011]. Michaud Emmanuel 75 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

des similitudes (l'Argentine au coeur d'une lutte d'influence entre puissances, la difficulté à maintenir la neutralité), la neutralité affichée lors de la Seconde Guerre Mondiale fait également apparaître des éléments nouveaux.

2. L'Argentine une nouvelle fois objet de lutte d'influence entre puissances mais sur fond de relations ambiguës avec l'Allemagne nazie Ainsi, une nouvelle fois l'Argentine va tenter de tirer profit de sa neutralité tant d'un point de vue économique que politique mais avec la différence cette fois que nous sommes face à un conflit où les idéologies entrent beaucoup plus en compte que lors de la Première Guerre Mondiale. Autant la guerre 14-18 peut être analysée comme un affrontement entre puissances européennes, autant rester neutre pendant la Seconde Guerre Mondiale va pouvoir être interprété comme un soutien implicite au nazisme. Dans ses relations avec les Etats-Unis, l'Argentine va avant tout tenter d'affirmer son indépendance vis-à-vis de la puissance continentale. Dès la conférence panaméricaine de Lima en 1938, son Ministre des Affaires Etrangères José María Cantilo rappelle que l'unité américaine et la solidarité entre les pays du continent ne peuvent être imposées de manière autoritaire par les Etats-Unis. De ce point de vue, la neutralité va peu à peu devenir une sorte de fierté nationale car elle montre la capacité de l'Argentine à ne pas se plier aux ordres de Washington. Cette affirmation d'une neutralité en quelque sorte anti-américaine va aller très loin avec l'interdiction du film de Charles Chaplin Le grand dictateur au nom de l'article 5 de la Ley de defensa del orden público qui interdit les films qui peuvent remettre en cause la neutralité du pays. Les Etats-Unis vont avoir du mal à supporter la présence d'un pays neutre dans ce qu'ils considèrent comme leur ''chasse gardée'' et en réaction à la position argentine leur gouvernement prend la décision le 15 août 1944 de congeler les réserves d'or argentines aux Etats-Unis en plus d'appliquer des restrictions en matière d'exportations vers Buenos Aires. L'inquiétude est d'autant plus grande pour les Etats-Unis qu'ils ont peur que le gouvernement militaire arrivé au pouvoir en 1943 ne marque le début d'une vague de gouvernements fascistes en Amérique latine. On voit bien la différence qui existe avec la Première Guerre Mondiale et l'importance des facteurs idéologiques qui va venir tendre un peu plus les relations entre Washington et Buenos Aires. Des différences sont également observables dans les relations que vont entretenir l'Argentine et le Royaume-Uni. En effet, si l'Argentine représente toujours un élément important des importations britanniques (40% des importations en aliments et matières premières en provenance de l'Argentine193), contrairement à la Première Guerre Mondiale, les Britanniques vont se contenter d'une position plus modérée qui va se limiter à prendre acte des évolutions politiques argentines mais sans imposer de pressions particulières comme ce fut le cas avec les listes noires ou l'affaire du Presidente Mitre. Les seules interventions britanniques vont être diplomatiques avec les inquiétudes exprimées par l'Ambassadeur du Royaume-Uni à Buenos Aires Sir Esmond Osvey au gouvernement argentin par rapport aux potentiels ravitaillements de navires et sous-marins allemands. Le représentant de la diplomatie anglaise, à travers des télégrammes194, va expliquer que les vaisseaux allemands présents dans la zone ont pour mission d'interférer dans la navigation des navires marchands anglais. Au-delà de ces plaintes, le gouvernement britannique ne va pas manifester davantage de craintes quant à

193 DE NAPOLI, Carlos, Nazis en el Sur : la expansión alemana en el Cono Sur y la Antártida, op. cit., p. 99. 194 Ibid., pp. 98-99 76 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

la position argentine. En réalité, là où les changements par rapport à la guerre 14-18 vont être les plus marquants c'est dans les relations que l'Argentine va avoir avec l'Allemagne. En effet, les relations entre les deux pays ne vont pas se limiter à des échanges commerciaux. Ainsi, en 1942, l'Argentin va voyager en Allemagne pour mener des rencontres secrètes dont l'objectif était d'obtenir une alliance tacite entre les deux pays. En outre, tablant sur une victoire finale de Hitler, l'idée était d'être en bon terme avec les dirigeants du Troisième Reich pour obtenir des avantages une fois la guerre terminée. Les contacts de Juan Carlos Goyeneche sont multiples. Il va notamment s'entretenir avec le chef de la diplomatie nazie, Joachim von Ribbentrop. Lors de l'une de ces conversations les deux hommes vont échanger sur la question des exportations argentines vers l'Allemagne et sur la souveraineté argentine sur les Malouines ; pour toutes ces thématiques, l'envoyé argentin va recevoir le soutien du Ministre allemand des Affaires Etrangères195. Il va également avoir l'opportunité de rencontrer Heinrich Himmler en janvier 1943. Uki Goñi, grâce aux investigations qu'il a menées va même expliquer qu'un système de codification avait été mis en place pour que Buenos Aires et Berlin puissent communiquer de manière secrète196. La neutralité de l'Argentine est donc remise en cause par des contacts concrets avec l'Allemagne, contacts qui cherchent établir des relations étroites entre les deux pays. Outre ces contacts, on peut s'apercevoir que la neutralité argentine va largement profiter à l'Allemagne. Ainsi, l'Allemagne va développer tout un ensemble d'activités essentielles à son économie dans le Sud du pays. En effet, comme nous l'avons déjà analysé, des entreprises allemandes se sont lancées dans l'exploitation du pétrole présent en Patagonie, sans compter le rôle de cette région au sein de l'Etapendienst. L'Allemagne avait donc tout à gagner de la neutralité argentine dans le sens où celle-ci ne compromettait pas ses intérêts économiques dans le pays. D'ailleurs cette situation était particulièrement confortable pour l'Allemagne puisqu'elle disposait de ressources naturelles sur un territoire qu'elle n'avait même pas à défendre. On comprend mieux maintenant pourquoi la filiale argentine du NSDAP attachait tant d'importance à se faire discrète, la préservation de la neutralité argentine était un acquis trop précieux pour risquer d'être remis en cause. De ce point de vue, on peut être très surpris par le fait que des sous-marins allemands coulent des navires marchands argentins à deux reprises : le Victoria le 17 avril 1942 et le Rio Tercero le 22 juin de la même année. Si d'apparence la position de l'Argentine est relativement semblable à celle affichée lors de la Première Guerre Mondiale, on s'aperçoit donc qu'en coulisse la neutralité défendue lors du second conflit planétaire est plus discutable. D'une part, les contacts pris secrètement avec certains hauts dirigeants de l'Allemagne nazie rendent la neutralité argentine très ambiguë. D'autre part, le ''permis d'exploitation'' des ressources du Sud du pays que l'Argentine octroie aux entreprises allemandes à travers sa neutralité s'apparente davantage à de la complaisance qu'à de la neutralité. D'ailleurs cette complaisance avait été affichée dès le début du conflit avec l'affaire du navire de guerre allemand le Graf von Spee. Ce cuirassier va couler au cours de l'année 1939 un certain nombre de bateaux anglais. Agacée, la Marine britannique va décider de l'attaquer le 13 décembre 1939. Fortement endommagé par l'offensive anglaise le Graf von Spee va trouver refuge dans le port de Montevideo. Mais, respectueux de ses engagements internationaux, l'Uruguay, refuse de laisser un navire de guerre effectuer des réparations dans son port en vertu de la Convention de La Haye de 1907. Face à cette impasse l'équipage du bateau va décider de traverser le Río de la Plata pour rejoindre

195 GOÑI, Uki, La Autténtica Odessa, op. cit., p. 41 : « Full Translation of Ribbentrop-Goyenech Conversation », 25 de agosto de 1945 NARA RG 59, Caja 23. 196 GOÑI, Uki, La Autténtica Odessa, op. cit., p. 44. Michaud Emmanuel 77 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Buenos Aires. La tentative a lieu le 17 décembre. En réalité, le Graf von Spee est abandonné et sert d'appât pour les Britanniques, l'équipage s'est réfugié sur le Tacoma qui va les ramener à Buenos Aires où il sera accueilli et secouru par la communauté allemande sur place. Cet épisode démontrait dès le début du conflit une application très flexible du concept de neutralité qui contraste avec une interprétation stricte du droit international de la part de l'Uruguay. Face à cette neutralité qui fait la part belle aux intérêts allemands, l'Argentine va subir tout au long de la guerre des pressions venant des Etats-Unis et du Royaume-Uni pour qu'elle se mette au service des objectifs alliés.

3. Une position difficile à tenir face aux pressions des puissances alliées et aux tensions intérieures qu'elle provoque Mais, les premières pressions auxquelles vont être confrontées les gouvernements argentins sont celles émanant de la propre société argentine. En effet, certains secteurs étaient opposés à la neutralité et auraient préféré que le pays rejoigne le camp allié et très rapidement les neutralistes vont être taxés de nazisme. Il faut aussi prendre en compte le poids des communautés nationales installées dans le pays. Si chacune d'elles ne suivait pas unanimement les choix faits par son pays d'origine, elles vont être tout de même sensibles à la propagande de guerre que diffusent les pays européens. En outre, il convient d'observer le poids que peuvent avoir les entreprises dans le débat autour de la neutralité. En effet, celles qui commercent avec les pays belligérants vont être tentées de mener de véritables lobbies pour que soit favorisée la position de leurs partenaires commerciaux. L'Armée aussi va s'inquiéter de voir le commerce d'armes avec les Etats-Unis court-circuité en raison de la neutralité argentine. Cette situation est d'autant plus alarmante pour les militaires que le 22 août 1943, le Brésil entre en guerre aux côtés des Alliés ce qui va lui permettre, entre autres, de bénéficier d'armes nord-américaines. Ce dernier élément nous montre bien que les tensions internes vont être exacerbées par les évolutions du contexte international. Ainsi, les critiques s'accentuent après le naufrage des deux navires argentins, coulés par des sous- marins allemands. Dès lors, au Congrès, les socialistes et les radicaux font pression pour que le pays rompe ses relations diplomatiques avec l'Allemagne. La position de neutralité est d'autant plus difficile que comme nous l'avons vu pour la Première Guerre Mondiale, c'est un choix lié à une situation nationale bien particulière et il est relativement difficile de faire naître un mouvement de pays neutralistes, chacun est neutre pour son intérêt propre plus que par idéal, ce qui rend compliqué l'amalgame des ''forces neutres''. Mais ce qui va réellement faire basculer la position de neutralité argentine ce sont les pressions exercées à partir de la fin 1941 par le Royaume Uni et les Etats-Unis. Ainsi, le 7 décembre 1941, ces derniers sont attaqués sur leur base navale de Pearl Harbor, provoquant leur entrée dans la guerre aux côtés des forces alliées. A partir de là, ils vont vouloir emmener dans leur sillage tous les pays du continent, d'où la convocation un mois plus tard de la conférence de Rio de Janeiro. Nous avons déjà abordé la résolution sur laquelle aboutit cette rencontre entre pays américains et la ferme neutralité exprimée par l'Argentine. Si, dans un premier temps, cette position est acceptée par les Etats-Unis, notamment pour ne pas déclencher des tensions inutiles au sein de son bloc régional, elle va très vite devenir intolérable, surtout lorsqu'ils se rendent compte qu'elle profite surtout aux intérêts des forces de l'Axe et de l'Allemagne en particulier. Les Etats-Unis vont donc tenter de faire basculer l'Argentine vers une position plus favorable à leurs intérêts. Ces pressions vont prendre des formes diverses : refus de leur vendre des armes, menaces de suspendre les exportations de produits manufacturés vers l'Argentine. Dans cette entreprise les Etats-Unis sont rejoints plus tard par le Royaume-Uni qui fait valoir son poids dans les exportations argentines.

78 Michaud Emmanuel II. L'accueil des réfugiés nazis : un phénomène inscrit dans des dynamiques sociales argentines à moyen et long termes

En effet, la Grande-Bretagne n'a cessé depuis le début des années 1940 d'augmenter ses importations de viande argentine passant d'environ 340 millions de pesos argentins en 1939 à plus de 770 millions en 1944. Les menaces de sanctions économiques de la part des Etats-Unis et du Royaume-Uni vont rendre presque impossible à conserver la position de neutralité et l'Argentine rompt ses relations diplomatiques avec les pays de l'Axe le 27 janvier 1944. Par la suite, l'évolution du conflit et le contexte d'un nouvel ordre international qui se dessine autour d'institutions comme l'ONU vont pousser l'Argentine à déclarer la guerre à l'Allemagne le 27 mars 1945, s'offrant au passage une place de membre fondateur de l'ONU. La neutralité argentine durant la Seconde Guerre Mondiale a donc été beaucoup plus difficile que lors de la guerre 14-18 comme le rappelle María Sáenz Quesada : ''La Argentina se mantuvo neutral hasta 1944, pero el conflicto mundial y la creciente preponderancia de Estados Unidos complicaron su política interna, quebraron definitivamente la relación con Gran Bretaña y descolocaron al país en el contexto internacional197.'' On peut en fait s'interroger sur la pertinence de reproduire le modèle de la position assumée durant la Première Guerre Mondiale dans un contexte très différent, très marqué par les idéologies. En effet, si la tradition diplomatique de neutralité peut se justifier face à un conflit qui résulte principalement des tensions entre puissances européenne, on peut se montrer perplexe sur la volonté d'affirmer cette même neutralité face à un pays comme l'Allemagne nazie ; d'autant plus si cette neutralité est relativement complaisante avec les intérêts de cette dernière. Néanmoins, il faut reconnaître que d'un point de vue économique, la neutralité argentine est une réussite : ''Como en la Primera Guerra, el aislamiento del país y la alteración del comercio exterior produjo resultados positivos: se intensificó la fabricación de productos nacionales, creció la industria liviana y se movilizó la economía con mayores inversiones, producción y trabajo198.'' La neutralité a permis d'accompagner le processus d'industrialisation par substitution des importations en préservant tant que possible les débouchés du secteur agroexportateur (maintien des exportations de viandes vers le Royaume-Uni) tout en nécessitant une production nationale de biens manufacturés (réduction des importations européennes et tensions avec les Etats-Unis). La neutralité argentine durant la Seconde Guerre Mondiale s'appuie donc sur une tradition diplomatique basée sur le précédent de la Première Guerre Mondiale. Effectivement, on peut tracer un certain nombre de parallèles entre les deux expériences. Dans les deux cas, l'Argentine est au coeur d'une lutte d'influence entre puissances, tente de conserver sa neutralité au prix d'efforts diplomatiques parfois difficiles et essaie avant tout de satisfaire les intérêts de son économie. Néanmoins, dans le deuxième cas, la neutralité va porter l'Argentine vers des choix qui vont la rapprocher de l'Allemagne nazie. Outre les avantages que la neutralité va offrir aux intérêts économiques allemands en Argentine, on va assister à des prises de contacts entre Buenos Aires et Berlin, par l'intermédiaire de Juan Carlos Goyeneche notamment, qui peuvent laisser songeur. Pour Uki Goñi, ils ne sont pas moins que l'un des éléments fondateurs de la fuite des nazis vers l'Argentine une fois le conflit perdu par l'Allemagne : ''El vínculo cimentado durante aquellas reuniones en Berlín permitirá la fuga masiva más celebre de la historia moderna199.'' D'une pratique diplomatique, élevée au rang de tradition argentine dans son positionnement sur la scène internationale, on débouche donc sur un lien assez net avec notre sujet. Là encore, on se rend compte que le cadre qui va permettre l'accueil des criminels de guerre nazis se 197 SAENZ QUESADA, María, La Argentina, historia del país y de su gente, Buenos Aires, Ed. Sudamericana, 2001, p.521. 198 ACADEMIA NACIONAL DE LA HISTORIA, Nueva historia de la nación argentina. Tomo VII. La Argentina del siglo XX, 1914-1983, Buenos Aires, Planeta, 2001, p. 288. 199 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 33. Michaud Emmanuel 79 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

construit depuis des décennies et que le fait que le contexte argentin soit compatible avec ces migrations n'a rien de fortuit, il n'est que le résultat d'évolutions plus longues. L'analyse de certaines tendances lourdes de la société argentine, observables sur des périodes longues nous montre donc que si les nazis se sont dirigés vers l'Argentine c'est moins par alliances de circonstance que par réelle inscription de leur exil dans les dynamiques sociales argentines. On peut, en effet, effectuer des rapprochements entre d'une part, l'existence d'une mouvance d'extrême-droite propre à l'Argentine, des dynamiques migratoires qui favorisent une immigration blanche, européenne et catholique ainsi qu'une neutralité ambiguë durant la Seconde Guerre Mondiale ; et d'autre part, l'accueil sur le territoire argentin de nazis en fuite. Cette analyse, en intégrant l'arrivée d'anciens nazis dans les grandes tendances de l'histoire argentine contemporaine, offre une remise en cause de l'argument selon lequel la seule raison pour laquelle les nazis ont été acceptés en Argentine était liée à leur participation au développement économique du pays. On voit bien que des raisons plus profondes permettent d'expliquer ce phénomène migratoire. Néanmoins, concernant l'inscription dans les dynamiques migratoires, on peut opposer à notre démonstration le fait que si les nazis s'inscrivaient si bien dans les mouvements de l'immigration argentine c'est aussi parce qu'ils étaient présentés comme des potentiels vecteurs de développement économique. On retombe alors sur l'argument que nous essayions justement d'invalider. En réalité, cet argument ne peut être entièrement rejeté, mais il se doit d'être largement relativisé au vu de la démonstration que nous venons d'effectuer et qui replace l'arrivée d'anciens criminels de guerre en Argentine dans des évolutions plus longues de la société. En outre, pour pouvoir donner un jugement sur le fait que les anciens nazis ont été accueillis en tant que potentiels modernisateurs de l'Argentine, il convient de se placer dans une perspective purement pragmatique. C'est l'analyse que nous allons effectuer à présent en confrontant d'une part la volonté supposée de faire participer les nazis à l'essor industriel argentin ; et d'autre part, les résultats réels obtenus ainsi que les effets concrets à moyen et long termes des activités de ces personne au sein de la société argentine.

80 Michaud Emmanuel III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

L'objectif de cette troisième partie est d'effectuer une analyse de l'accueil des anciens nazis en Argentine d'un point de vue purement réaliste pour voir quelles ont été les conséquences concrètes de leur installation dans le pays. Après avoir constaté que les apports des exilés nazis au développement industriel et scientifique du pays ont été quasiment nuls, nous aborderons la question du blanchiment d'argent issu de l'Allemagne nazie et des pertes que ce processus a entraînées pour l'Argentine. Enfin, nous analyserons les effets à plus long terme que la présence d'anciens nazis a engendrés pour la société.

A. L'absence d'apports technologiques

Tout d'abord, il convient de noter qu'en 1945, une fois la guerre perdue par l'Allemagne, les opportunités de capter des ''cerveaux'' nazis sont réelles. En effet, nombre de scientifiques qui travaillaient au service des projets du Troisième Reich, se retrouvent sans emploi alors qu'ils ont accumulé pour certains des connaissances colossales. Dès lors, l'objectif du gouvernement de Juan Domingo Perón, est de récupérer des scientifique nazis pour permettre, grâce à leur savoir, une accélération du développement industriel de l'Argentine, avec en point de mire la volonté de rattraper le retard sur les grandes puissances comme les Etats-Unis ou l'URSS. L'accent est mis sur les sciences appliquées à des domaines de l'industrie lourde comme l'aéronautique ou le secteur de l'énergie. L'objectif n'est donc pas de faire de la recherche scientifique brute, les apports doivent bénéficier au développement industriel du pays. Dans cette tentative de récupération des experts nazis, l'Argentine n'est pas seule et doit affronter la concurrence des Etats-Unis et de l'URSS notamment. Ces deux pays vont, en effet, mettre en place des programmes secrets spécifiquement dédiés à ce dessein. Ainsi, en février 1946, les Etats-Unis lancent l'opération Project Paperclip qui a pour objectif de ramener plus d'un millier de scientifiques nazis. Dans le cadre de ce projet, il est prévu de rapatrier avec eux leur famille et de leur offrir la nationalité américaine. Concentré surtout sur les thématiques d'armement et de missiles, cette opération va parvenir à recruter Wernher von Braun, l'ingénieur en charge de l'élaboration des missiles allemands V-1 et V-2 durant la guerre, qui devient par la suite l'un des plus hauts responsables de la NASA. Le Project Paperclip a son équivalent soviétique avec l'opération Ossavakim qui s'inscrit principalement dans le cadre des usines démontées dans les zones occupées par l'Armée Rouge puis réinstallées en URSS. Dans ce contexte, l'Argentine va vite apparaître comme

Michaud Emmanuel 81 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

un choix par défaut pour les scientifiques nazis pour qui elle est moins attrayante que les deux puissances mondiales qui émergent de la Seconde Guerre Mondiale. En outre, de part leur position en Europe (l'occupation de l'Allemagne), les Etat-Unis et l'URSS vont pouvoir bénéficier d'un contrôle important sur les scientifiques qui veulent quitter leur pays. Face à ces difficultés, l'Argentine va mettre sur pied sa propre structure d'embauche des scientifiques nazis : En Europa, una estructura de inteligencia se encargaba de los contactos con el personal disponible. Esta vía oficial respondía a las directivas de Perón, y no es diferente a las montadas por aquellos países que consideraban los conocimientos industriales de los científicos nazis como piezas básicas necesarias para su propio derrollo: Estados Unidos, Gran Bretaña y la Unión Soviética200. Nous allons voir que cette entreprise va se solder par un échec. L'Argentine va recruter très peu de scientifiques dont les connaissances pouvaient apporter une réelle évolution au progrès scientifique du pays et les projets mis en place par ces personnes vont tous échouer. Outre le manque de compétence des personnes recrutées dans certains cas, ces insuccès peuvent être expliqués par un haut degré d'instrumentalisation politique des projets ainsi que par une mauvaise gestion des processus de transfert de technologies.

1. L'absence de personnes compétentes parmi les nazis accueillis et l'échec des projets menés Avant d'effectuer une approche plus analytique Commençons par donner quelques exemples des rares nazis qui ont rejoint l'Argentine en tant que scientifique. Tout d'abord, on peut évoquer le cas de Reimar Horten. Ce spécialiste en planeur fuit l'Allemagne en 1947 via l'Autriche et l'Italie. C'est probablement celui qui va obtenir les plus grands succès dans ses recherches en Argentine en élaborant un planeur d'un type nouveau : ''Y debe sin embargo reconocerse a Horten ser pionero en el vuelo de naves sin motor con alas Delta tan temprano como en 1954201.'' Néanmoins, les projets liés à la fabrication de planeurs ne vont pas intéresser le gouvernement de Juan Domingo Perón et malgré ses réussites, Reimar Horten est peu à peu écarté. En réalité, dans le domaine aéronautique, ce qui intéresse les dirigeants argentins c'est la production d'avions à réaction. Ce secteur de recherche va être confié au français Emile Dewoitine dont nous avons déjà parlé. Arrivé en Argentine en mai 1946, il permet de réalise le premier vol d'essai du Pulqui I dès le 9 août de l'année suivante. Une fois cette réussite accomplie, les dirigeants politiques argentins vont estimer que son travail n'avance plus assez vite et, impatients, ils vont l'écarter du programme aéronautique argentin en 1948 pour le remplacer par l'Allemand Kurt Tank. Il met en oeuvre le projet Pulqui II dont les premiers résultats concrets apparaissent le 16 juin 1950 avec le vol d'un prototype à plus de 1 000 km/h202. Quelques mois plus tard, le 8 février 1951, un vol public est réalisé à l'Aeroparque Jorge Newberry devant des milliers de spectateurs, ce sera le dernier véritable succès de Kurt Tank. En effet, suite à plusieurs accidents durant des vols d'essai au cours de l'année 1952 et la sensation que le projet stagne, Juan Domingo Perón met fin au projet Pulqui II à la fin de l'année 1952. Le programme de recherche est réactivé par Frondizi en 1959 alors que Kurt Tank est parti travaillé en Inde avec une partie de son équipe, le dernier

200 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit., p. 63. 201 Ibid., p. 111. 202 HAGOOD, Jonathan D., « Why does Technology Transfer Fail? Two Technology Transfer Projects from Peronist Argentina », Comparative Technology Transfer and Society, avril 2006, n°4, p. 81. 82 Michaud Emmanuel III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

vol d'une version améliorée du Pulqui II a lieu le 18 septembre 1959. Les programmes de recherches aéronautiques menées par des scientifiques qui avaient travailler pour le Reich se soldent donc par un échec puisqu'on est bien loin d'atteindre les objectifs de développement d'une production internationale, seuls des prototypes ont effectué des vols d'essai ou d'exhibition. Sur le jugement de la qualité des avions qui ont été mis au point ainsi que le choix de remplacer Emile Dewoitine par Kurt Tank, les historiens ne sont pas d'accord entre eux. D'un côté, Carlos de Nápoli se montre très critique vis-à-vis du Pulqui II qui n'est selon lui qu'une pâle copie des avions nord-américains Sabre F-86 ou russes de types Mig-15. Il est très critique à l'encontre du projet de Kurt Tank et notamment des accidents qu'il a engendré : '' además del enorme costo económico, con sus connotaciones sociales, el Pulqui II se cobró vidas203.'' L'auteur est bien plus séduit par le programme développé par Emile Dewoitine. Selon lui l'ingénieur français a mieux su s'adapter aux potentialités offertes par les infrastructures argentines et a obtenu des résultats tout à fait respectables : ''grupos de científicos llegaban al país con proyectos austeros y posibles como el del francés Dewoitine204.'' Ce n'est pas l'avis de Hernán Comastri, professeur à l'Université de Buenos Aires pour qui les travaux de Kurt Tank viennent révolutionner les connaissances des ingénieurs argentins. C'est ainsi qu'il évoque le Pulqui II : ''En sus dos modelos este moderno caza representó un verdadero hito en la industria aeronáutica argentina, prácticamente inexistente antes de que el equipo de la Focke-Wulf se instalara en Córdoba205.'' En fait, le Pulqui II, s'il ne vient pas bouleverser les connaissances de la communauté scientifique internationale en matière d'aéronautique constitue tout de même une belle avancée pour l'Argentine dans ce domaine. Néanmoins, il est vrai qu'il n'est pas en accord avec les objectifs d'industrialisation fixés par les plans quinquennaux dans la mesure où les programmes ne vont pas dépasser le stade des prototypes et n'engendreront à aucun moment l'ébauche d'une production industrielle nationale. Mais cet échec des tentatives dans le monde aéronautique ne sont rien à côté du véritable désastre lié au programme nucléaire argentin. Ce secteur était d'une importance stratégique cruciale car la maîtrise de l'énergie nucléaire aurait placé l'Argentine en position de leader régional, notamment face au Brésil. Les recherches dans ce domaine vont être confiées à Ronald Richter. Inconnu jusque là, il arrive en Argentine en 1948 sur recommandation de Kurt Tank. Dans la foulée, il est nommé à la tête de la Comisión Nacional de Energía Atómica (Commission Nationale d'Energie Atomique) et il travaille dans un premier temps dans un laboratoire à Córdoba. Mais ce laboratoire est détruit par un incendie au début de l'année 1949 et Ronald Richter exige alors de s'exiler sur l'île Huemul sur la lac Nahual Huapi pour pouvoir effectuer ses recherches dans les meilleurs conditions, notamment de sécurité. C'est ainsi que le Proyecto Huemul est lancé en juillet 1949. A peine deux ans plus tard, le 24 1951, Juan Domingo Perón annonce en grande pompe que l'Argentine maîtrise la technologie atomique grâce au travail réalisé par Ronald Richter qui reçoit à cette occasion la médaille péroniste. En fait, il n'en est rien et dès le début de l'année 1952, le Président de la République commence à s'inquiéter que des réalisations concrètes ne viennent pas alimenter son annonce. Pour vérifier que Ronald Richter n'a pas menti sur l'avancé de son travail il envoie une commission d'enquête dirigé par le scientifique argentin Balseiro. Les conclusions de l'enquête sont sans équivoques : le Proyecto Huemul n'a permis aucune avancée dans

203 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit., p. 103. 204 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit, p. 115. 205 COMASTRI, Hernán, « Científicos alemanes en la Argentina peronista. Límites y potencialidades de una política de transferencia científico-tecnológica », Antíteses, juillet-décembre 2009, n°4, p. 705. Michaud Emmanuel 83 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

le domaine nucléaire, bien au contraire si on en croit le rapport rendu par la commission Balseiro : '' menos mal que no funcionó porque de lo contrario estaríamos todos muertos206.'' Le 22 novembre 1952, l'armée occupe le site du lac Nahual Huapi et met fin au Proyecto Huemul. A côté de ces échecs cuisants pour le gouvernement de Juan Domingo Perón, on peut également signaler la présence de scientifiques peu recommandables qui se sont illustrés par de sordides expériences dans les camps de concentration : Josef Mengele et Carl Vaernet que nous avons déjà évoqué. Le ''spécialiste'' (avec tous les guillemets qui s'imposent) danois de l'homosexualité va obtenir un poste important dans une clinique de Palermo ainsi qu'un contrat avec le Ministère argentin de la Santé207. Dans ce cadre là, il va utiliser les traitements qu'il avait expérimenter dans le camp de Buchenwald pour ''soigner'' l'homosexualité. On peut découvrir les témoignages de certains de ses jeunes patients que leurs parents avaient envoyé consulté Carl Vaernet208. Entre catastrophe évitée de peu et projets non aboutis, en passant par des pratiques médicales nauséabondes, on peut dire que les nazis en exil n'ont pas apporté grand chose au développement industriel et scientifique de l'Argentine. Il s'agit à présent d'étudier les raisons de ces échecs, à commencer par l'instrumentalisation politique des processus de transfert de technologie.

2. L'instrumentalisation des processus de transfert de technologie et ses conséquences Hernán Comastri partage largement ce point de vu lorsqu'il écrit : ''La ciencia – empresa simbólica vinculada al avance de la humanidad – era transmitida no como conocimiento, sino como principio de poder209.'' Mais avant d'analyser cette politisation de la captation de technologies nouvelles et ses conséquences, il convient de voir quels étaient les buts politiques poursuivis par le gouvernement péroniste dans le cadre des processus de transfert de technologie. D'un point de vue international, la réussite dans des domaines comme l'aéronautique ou le nucléaire aurait permis à l'Argentine d'incarner une troisième alternative crédible entre les Etats-Unis et l'URSS. Dans le même temps, sur le plan régional, elle se serait affirmée comme le leader en Amérique du Sud. Mais c'est surtout dans le champ de la politique intérieure que les projets pris en charge par d'anciens scientifiques nazis vont être instrumentalisés par le gouvernement péroniste. Dans le cadre national, le lien est facile à faire entre la volonté d'industrialisation affichée et les projets politiques péronistes. En effet, ces derniers se basent largement sur le soutien des masses ouvrières et montrer une détermination quant au développement de l'industrie nationale ne peut être que bien vu lorsque l'on se place en défenseur des travailleurs. Cette instrumentalisation politique des projets lancés dans l'aéronautique et le nucléaire, entre autres, va avoir des conséquences néfastes sur leur mise en place, à commencer par une distribution déséquilibrée des responsabilités. En effet, pour pouvoir exercer un contrôle plus important sur les projets qui sont menés, Juan Domingo Perón va confier d'énormes responsabilités à un nombre relativement faible de scientifiques de manière à exercer un pouvoir de décision important. Ainsi, à peine arrivé dans le pays le chimiste Friedrich Bergius, se voit associé de manière très étroite à la rédaction du plan quinquennal 1947-1951 qu'il va baser en grande

206 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit., p. 91. 207 Ibid., p. 147 208 Ibid. p. 153. 209 COMASTRI, Hernán, « Científicos alemanes en la Argentina peronista. Límites y potencialidades de una política de transferencia científico-tecnológica », Antíteses, juillet-décembre 2009, n°4, p. 704. 84 Michaud Emmanuel III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

partie sur ses découvertes concernant l'hydrogénation du carbone comme source d'énergie. Les responsabilités qui vont être confiées au Prix Nobel de Chimie dans ce cadre là vont être très importantes et immédiates : El denominado Primer Plan Quinquenal del gobierno de Juan Domingo Perón fue ideado por el Premio Nobel Friedrich Bergius, siendo una copia virtual del Cautrienal de la Alemania nazi, con las limitaciones lógicas que implicaba su aplicación en una nación de corte agropecuario. (...) Para evitar interferencias, Perón le informó a Bergius ''que en el término de 24 horas'' lo designaría asesor en la Secretaria de Industría, poniendo virtualmente todo el organismo a su disposición para el logro de los objetivos propuestos210. Dans le cas de Bergius, ce n'est pas tant le fait de lui confier de grandes responsabilités qui interpelle ; en tant que Prix Nobel de chimie, il avait déjà participé à l'élaboration de la planification de l'Allemagne hitlérienne. Mais, on peut s'interroger sur la pertinence de donner aussi rapidement de tels pouvoirs à une personne qui connaît très peu l'Argentine. N'aurait-il pas été plus pertinent de l'intégrer à une une équipe de techniciens argentins ? En fait, cet exemple montre bien la volonté de Juan Domingo Perón de nommer une personne qu'il va pouvoir contrôler. On peut suivre le même raisonnement pour les exemples de Kurt Tank, immédiatement nommé responsable de l'Instituto Aerotécnico (Institut Aérotechnique) après son arrivée et de Ronald Richter qui est placé très vite à la tête de la Comisión Nacional de Energía Atómica. Dans le cadre de son poste le supposé physicien nucléaire va disposer de pouvoirs exorbitants sur l'île de Huemul : ''Richter podía manejar compras sin licitaciones, gastos ilimitados, contrataciones directas de personal y de empresas, medidas extremas de seguridad tocantes en lo ridículo; era la autoridad suprema sobre bienes y gente211.'' Le problème, c'est que dans les exemples de Kurt Tank et surtout de Ronald Richter, les scientifiques vont abuser du pouvoir et des responsabilités qui leur sont attribués. Ainsi, Ronald Richter va faire construire puis détruire plusieurs bâtiments, faisant évaporer des milliers de pesos. De même, il embauche puis renvoie un grand nombre de personnes pour finalement mettre sur pied une équipe de travail composée par des techniciens qu'il a fait venir d'Europe. Le problème c'est que ces caprices ne peuvent être sanctionnés autrement que par Juan Domingo Perón ; et tant que le Président ne désapprouve pas les scientifiques responsables des projets, ceux-ci peuvent agir à leur guise. La volonté d'un contrôle politique des processus de transfert de technologie entraîne donc un problème lié aux responsabilités démesurées qui sont offertes aux scientifiques nazis. Outre cette question des responsabilités, l'utilisation à des fins politiques des projets mis en place par d'anciens ingénieurs nazis va provoquer d'autres déréglements. En effet, le poids politique de ces projets va donner une importance énorme à l'opinion publique. Pour reprendre l'exemple de Ronald Richter, on se rend compte qu'une fois que Juan Domingo Perón a lancé le Proyecto Huemul, il lui est difficile de faire marche arrière sans perdre la face auprès de l'opinion publique. Le projet ayant été largement médiatisé -la médiatisation est l'un des éléments liés à la politisation de ces programmes-, il est ensuite compliqué pour le Président de la République d'expliquer qu'il s'est trompé et que des milliers de pesos ont été gaspillés. La promotion politique des projets va également lier les résultats, non pas aux avancées de la recherche comme le voudrait une démarche scientifique rigoureuse, mais au calendrier politique. Ainsi, l'année 1951 durant laquelle sont prévues des élections présidentielles en novembre, va voir le vol d'exhibition du Pulqui

210 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit., pp. 80-81. 211 DE NAPOLI, Carlos, Los científicos nazis en la Argentina, op. cit, p. 90. Michaud Emmanuel 85 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

II le 8 février ainsi que l'annonce de la réussite du programme nucléaire le 24 mars. Cet alignement du travail des scientifiques sur l'agenda politique est un autre élément qui porte atteinte à la qualité du travail fourni. Dans le même ordre d'idées, l'importance donnée à l'opinion publique et à la propagande autour des programmes de transfert de technologie va également déboucher sur la volonté d'obtenir rapidement des résultats spectaculaires. Cette impatience est un des facteurs explicatifs du remplacement très rapide d'Emile Dewoitine par Kurt Tank, empressement qui va empêcher l'ingénieur français d'approfondir davantage ses recherches. On peut penser qu'avec plus de temps il aurait pu obtenir d'autres résultats et notamment arriver à de véritables transferts de technologie vers des ingénieurs argentins, ce que ne va pas réussir Kurt Tank. En outre, la volonté d'obtenir des résultats qui interpellent et marquent la population va se traduire par la mise à l'écart de programmes qui auraient pu apporter des progrès technologiques considérables. L'exemple le plus manifeste sur ce point est celui de l'arrêt prématuré du projet de planeur de Reimar Horten, pourtant en avance sur ses confrères internationaux mais dont le domaine de recherche ne permettait pas d'attiser les phantasmes de la population argentine. En plus des ces difficultés liés à la nécessité de produire des résultats rapides et spectaculaires, les scientifiques nazis vont se heurter au problème lié au fait que les objectifs étaient mal définis, car guidés par des considérations politiques. C'est ce qu'explique Hernán Comastri : La ciencia, lejos de estar ausente en el mencionado Plan (le plan quiquennal 1947-1951), se encuentra, sin embargo, siempre subordinada a una función social acorde a la máximas justicialistas de justicia social, independencia económica y soberanía política. Si bien se plantea la promoción de las investigaciones científicas y técnicas, a estas últimas no se les fijan objetivos más específicos que aquellos de convertirse en instrumentos de la felicidad del pueblo y de la grandeza de la Nación, contribuyendo asimismo al progreso universal212. De manière générale, on peut remarquer que la science n'occupe pas la place qu'elle devrait : ''La negación de la ciencia como campo específico, gobernado por leyes particulares y diferenciadas de las del resto de la sociedad, va necesariamente en contra de la profesionalización del mismo campo213.'' Surtout, Juan Domingo Perón va vite apparaître comme quelqu'un qui ne dispose pas des compétences pour gérer des transferts de technologie ce qui va provoquer un certain nombre d'erreurs assez grossières.

Les erreurs dans la gestion des transferts de technologie Malgré un projet qui semble, de prime abord, relativement cohérent dans le sens où le développement de secteurs comme l'aéronautique ou le nucléaire peut être envisagé dans le cadre d'un développement plus large de l'industrie en général, c'est du moins l'avis de Jonathan Hagood : ''The project (jet aircraft industry) also sought to develop the entire industrial sector because of the many subcontractors that mass production would require. In the same vein, the atomic fusion project aimed to develop the cheap and easy energy that would be sorely needed to make such vast industrialization possible214.'' Néanmoins,

212 COMASTRI, Hernán, « Científicos alemanes en la Argentina peronista. Límites y potencialidades de una política de transferencia científico-tecnológica », o p. cit., p. 694. 213 Ibid., p. 702. 214 HAGOOD, Jonathan, « Why does Technology Transfer Fail? Two Technology Transfer Projects from Peronist Argentina », op. cit., p. 80. 86 Michaud Emmanuel III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

on peut se demander si ces projets n'étaient pas trop ambitieux pour les infrastructures industrielles présentes dans le pays. En effet, depuis les années 1930, le développement industriel de l'Argentine avait été envisagé du point du vue d'une Industrialisation par Substitution des Importations (ISI), un processus qui n'offrait pas forcément le cadre idéal pour lancer des industries aussi sophistiquées que le nucléaire ou l'aéronautique. L'absence d'infrastructures suffisantes est particulièrement flagrante dans le cas du Pulqui II. En effet, le projet ne va pas pouvoir se développer au-delà des connaissances de Kurt Tank. L'élaboration du prototype a été possible plus par rapport au savoir que possédait l'ingénieur au moment de son arrivée dans le pays que grâce aux recherches qu'il va mener sur place. Surtout, le programme aéronautique ne va pas déboucher sur la mise en place d'une production à grande échelle et cette carence peut être expliquée par la difficulté à mettre en place les infrastructures nécessaires. En outre, on va observer un manque patent de formation de techniciens argentins. Ainsi, à l'instar de ce qui a été fait au sein Proyecto Huemul, dans le cas du Pulqui II, Kurt Tank va faire venir des personnes depuis l'Europe pour constituer son équipe de travail ; ce ne sont pas moins de soixantes techniciens qui s'installent ainsi en Argentine avec leur famille215. Ce constat pose principalement deux problèmes. Tout d'abord, comme nous l'avons déjà vu, il libère les scientifiques étrangers de tout contrôle de la part de la communauté scientifique nationale qui est véritablement mise à l'écart des évolutions des projets, surtout dans l'expérience menée par Ronald Richter en raison de sa volonté de s'établir sur une île et dans une zone particulièrement difficile d'accès. Surtout, ce modèle ne permet pas de transferts de technologie puisqu'aucun Argentin ne bénéficie d'une formation ou d'un apprentissage des connaissances qui sont utilisées dans ces projets. Par conséquent, les projets mis en place ne s'inscrivent pas du tout dans la continuité et au départ du chef de projet, l'Argentine opère un retour à zéro par rapport aux évolutions qui avaient pu être apportées. Ainsi, au moment du départ de Kurt Tank pour l'Inde, son équipe de travail éclate littéralement, certains partent travailler aux Etats- Unis et le programme aéronautique argentin est arrêté sans que le pays n'ait pu bénéficié de la moindre acquisition technologique. C'est d'autant plus dommage que ce ne sont pas les compétences qui manquaient en Argentine avec des personnes comme Balseiro, Enrique Gaviola ou Richard Gans dans le domaine nucléaire216. Enfin, il faut mentionner l'absence de supports institutionnels adéquats pour mener à bien le processus de transfert de technologie. Il est difficile de dire si l'Argentine souffre vraiment d'un manque de telles institutions ou bien si c'est un choix délibéré de mettre en place des entités nouvelles, presque pour chaque projet : l'Instituto Aerotécnico pour l'aviation et la Comisión Nacional de Energía Atómica pour le nucléaire. Toujours est-il que ces institutions vont manquer cruellement d'expérience et ne vont pas du tout s'intégrer aux réseaux qui auraient pu permettre un meilleur développement des projets : réseaux universitaires ou d'investisseurs notamment. L'analyse de la captation des connaissances d'anciens scientifiques nazis par l'Argentine nous pousse à reconnaître une véritable volonté de la part du gouvernement péroniste d'utiliser ces personnes pour les mettre au service du développement industriel et technologique du pays. Mais il faut opposer à cet état de fait deux objections. Tout d'abord, il est évident que cette tentative s'est soldée par un échec cuisant. Premièrement, aucun d'eux ne débouche sur un processus productif. Deuxièmement, les projets ne vont pas

215 Ibid., p. 84. 216 HAGOOD, Jonathan, « Why does Technology Transfer Fail? Two Technology Transfer Projects from Peronist Argentina », op. cit, p. 86 Michaud Emmanuel 87 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

s'inscrire dans la continuité. Enfin, les transferts de technologie ont été très peu nombreux. Ces échecs sont d'autant plus dommage que beaucoup de moyens avaient été mis en oeuvre ; on peut se demander quels auraient été les résultats s'ils avaient été alloués à la communauté scientifique argentine. Malgré ces échecs, les preuves de la volonté de mettre sur pied une véritable industrialisation de son pays auraient pu servir de justification à Juan Domingo Perón pour s'expliquer de l'accueil d'anciens nazis. Néanmoins, cet argument est difficilement défendable quand on voit le peu de personnes que ces projets ont concernées. Les ingénieurs nazis représentent un pourcentage infime face aux milliers d'exilés de la Seconde Guerre Mondiale qui ont trouvé refuge en Argentine. La majorité des fuyards n'avait potentiellement strictement rien à apporter du point de vue du développement technologique du pays. Le seul exemple d'Adolf Eichmann, l'un des plus grands criminels à s'être installé en Argentine, est éloquent : lorsqu'il est arrêté par le Mossad, en dépit son absence de qualification et d'expérience dans le domaine, il est électricien pour la filiale Argentine de Mercedes-Benz. L'exil de nazis vers l'Argentine va aussi entraîner la mise en place d'un système de blanchiment de l'argent nazi. Nous allons voir que là encore l'Argentine n'a rien à gagner, bien au contraire.

B. Les pertes économiques liées au blanchiment d'argent

En effet, très tôt, l'Argentine va servir de plateforme de blanchiment d'argent pour réinjecter dans le circuit économique les sommes que l'Allemagne nazie avaient obtenues grâce aux activités liées au nazisme : ''Desde antes de la guerra los Alemanes habían estado utilizando a Argentina tanto para adquirir, como para blanquear las divisas que necesitaban con urgencia. Buenos Aires se había convertido en el destino preferido del « dinero saqueados y los valores incautados en los países invadidos217. »'' Peu d'études ont été faites sur le sujet et les investigations de la CEANA sur ce point ne sont guère convaincantes. Il se détache dans le paysage historiographique le travail réalisé par Gaby Weber qui détaille de manière très précise les mécanismes de blanchiment d'argent à travers l'exemple de la filiale argentine de Mercedes-Benz218, dans son ouvrage intitulé La conexión alemana. Après avoir analysé le processus de blanchiment d'argent en lui-même, d'un point de vue technique, nous essaierons de comprendre en quoi il a été dommageable pour l'Argentine.

1. Les mécanismes de blanchiment d'argent Santiago Tricánico, en se référant à un rapport américain, évalue à 661 millions de dollars de l'époque (7 milliards de dollars actuels) le butin amassé par les nazis entre 1938 et 1945 et se demande où est passé cet argent219. En fait, il faut commencer par définir ce que l'on entend par ''argent nazi'' en remarquant que ces ressources ont des origines, mais aussi des détenteurs très variés. Tout d'abord, on peut mentionner tout l'argent issu de l'aryanisation des biens juifs dans la foulée de la nuit de Cristal (du 10 au 11 novembre

217 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 94 : Informe del FBI, « Totalitarian Activities. Argentina, Today », junio de 1943. 218 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit. 219 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 26. 88 Michaud Emmanuel III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

1938), durant laquelle des milliers d'entreprises juives sont détruites. Face à la pression grandissante de la part des autorités allemandes, les propriétaires juifs vont vendre leur entreprise à des prix dérisoires ce qui va bénéficier à des investisseurs et des entreprises allemands qui vont en profiter pour les récupérer. Mais c'est surtout le Troisième Reich qui va se tailler la plus grande part du gâteau, à travers des taxes imposées sur les biens détenus par des Juifs. ''Pour Frank Bajohr, c'est le Troisième Reich qui fut le premier et principal bénéficiaire des diverses taxes et mesures fiscales anti-juives. (...) Le décret du 3 décembre 1938 sur l'utilisation des avoirs juifs rapporte, sous forme de taxes, près de 50 millions de Reichsmarks220.'' Une autre partie du trésor de guerre nazi est constitué des objets de valeurs récupérés sur les déportés dans les camps de concentration : bijoux, montres, dents en or ; l'argent ainsi accumulé va profiter à l'Etat allemand. En outre, le Troisième Reich s'est enrichi grâce au vol des Banques Centrales des pays occupés, accompagné de l'obligation pour ces derniers de payer des frais d'occupation ; le vol des banques centrales est estimé par Gaby Weber à 580 millions de dollars221. Sur ce point, il faut également évoquer la récupération des usines en territoires occupées. Elles vont être exploitées ensuite soit par l'Etat allemand soit par des entreprises allemandes. Enfin, les entreprises allemandes vont également profiter de l'utilisation de travailleurs forcés ce qui va leur permettre d'atteindre des bénéfices bien supérieurs à la normal. Ce qu'on appelle couramment le ''butin nazi'' se compose donc d'éléments très variés qui vont enrichir principalement le Troisième Reich et un grand nombre d'entreprises allemandes. Il faut également mentionner le fait que le NSDAP, parallèlement aux mesures ''légales'' prises par le gouvernement de Hitler, a bénéficié de taxes fixées par ses fonctionnaires eux-mêmes à l'encontre des propriétaires Juifs : ''De nombreux Gauleiters222utilisèrent l'aryanisation comme une source lucrative particulièrement bienvenue de revenus locaux, considérant la propriété juive comme un réservoir personnel dont ils pouvaient disposer pour satisfaire les besoins du parti et de ses fonctionnaires223.'' Si le ''trésor de guerre nazi'' se caractérise par une grande diversité, on peut remarquer que tous les biens dont il est issu, sont le produit d'une spoliation, largement réalisée au détriment des Juifs d'Europe et des pays occupés. Face à l'évolution du conflit et la possibilité toujours plus grande d'une défaite allemande, va naître la volonté de mettre à l'abri cet argent nazi pour le réinvestir plus tard dans un projet de renaissance de l'Allemagne nazie. Cette idée est formalisée lors de la conférence de la Maison Rouge à Strasbourg que nous avons déjà évoquée. Probablement, certains entrepreneurs ont également limité leur point de vue à leur intérêt personnel ; leur volonté de faire sortir d'Allemagne leur argent est alors surtout dictée par la crainte de subir les expropriations des Alliés ; ils vont donc mettre en lieu sûr leur argent pour ensuite le réinvestir ou tout simplement le conserver une fois les tensions apaisées. Quand on aborde la problématique de l'Argentine comme plateforme du blanchiment d'argent, il faut donc bien comprendre que les objectifs sont doubles. Dans un premier temps, l'enjeu est de faire sortir l'argent pour le placer en sécurité. Ce n'est que dans un second temps qu'interviennent les mécanismes de blanchiment à proprement parler, ils visent alors à rapatrier l'argent vers l'Allemagne pour qu'il soit réutilisé une fois blanchi. Pour atteindre ces objectifs, les 220 AGLAN, Alya, « L'aryanisation des biens juifs sous Vichy : les cas comparés de la France et de l'Allemagne », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril 2002, n°49, p. 157 : BAJOHR, Frank, « Beneficiaries of aryanization », Yad Vashem Studies, 1998, n°26, pp. 173-201. 221 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit, p. 69. 222 Les Gauleiters étaient à la fois les responsables politiques (au sein du NSDAP) et administratifs (au sein de l'Etat allemand) des Gau, des subdivisions territoriales de l'Allemagne nazie. 223 AGLAN, Alya, « L'aryanisation des biens juifs sous Vichy : les cas comparés de la France et de l'Allemagne », op. cit., p. 158. Michaud Emmanuel 89 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

difficultés sont grandes car il faut bien comprendre que l'on ne se situe pas dans le contexte du néo-libéralisme actuel et les mouvements de capitaux étaient à ce moment-là suivis de près par les Etats et les organisations internationales. A cette époque, en Argentine, le commerce extérieur est entièrement contrôlé par l'Etat à travers la Banque Centrale. Dans ce contexte, le système de blanchiment d'argent va se baser sur les entreprises allemandes en Argentine. Depuis le début du siècle les échanges commerciaux sont très importants entre les deux pays et il existe en Argentine un grand nombre d'entrepreneurs allemands qui ont fait fortune comme la filiale argentine de Merck ou l'entreprise pharmaceutique Schering. De plus, en raison de la neutralité argentine, les entreprises allemandes ne sont menacées d'expropriation qu'à partir du moment où la guerre est déclarée à l'Allemagne en mars 1945. D'ailleurs, même une fois la guerre déclarée par l'Argentine, les entreprises allemandes vont pouvoir continuer de jouir d'assez bonnes conditions de travail. Mais les fonds qui vont être rapatrier en Argentine vont également être blanchis à partir d'entreprises nouvellement créées ou d'autres qui vont être rachetées comme le fait remarquer Jorge Camarasa, à partir de l'étude d'un document du département des finances des Etats- Unis publié en 1946 : ''Aunque el documento no lo consigne expresamente, los fondos alemanes no solo sirvieron para crear empresas, sino que a veces engrosaron otras que ya estaban en funcionamento, y tambien se aplicaron a comprar firmes que hasta entonces manejaban terceros. Resulta evidente la importancia que el dossier atribuye a la Argentina224.'' Parallèlement à ce système basé sur les entreprises, un autre élément va favoriser le processus de blanchiment d'argent : c'est la mise en place le 31 juillet 1950 du Convenio Comercial y de Pagos (Convention commericale et de paiement) entre l'Argentine et l'Allemagne occidentale. Ce traité officiel signé entre les deux pays met en place un compte à la Banque Centrale argentine au nom de la Banque Centrale ouest-allemande. Ce compte doit servir d'intermédiaire pour les échanges commerciaux entre les deux pays en se basant sur un taux de conversion du dollar américain au pesos fixe à 1 dollar pour 7,5 pesos. Le traité prévoit en outre que le compte doit être à l'équilibre. Nous verrons que cette disposition nouvelle va avoir un rôle important dans les mécanismes de blanchiment d'argent. Concrètement, la technique consiste à faire entrer dans des entreprises en Argentine l'argent sale. Cet argent provient des fonds qui avaient été mis en sécurité durant la guerre en Argentine ou en Suisse notamment, mais aussi de fonds qui vont être exportés une fois la guerre terminée. Cet argent entre en Argentine de différentes manières. La première est le placement de celui-ci par des hauts fonctionnaires du Reich sur des comptes à Buenos Aires. Ainsi, en 1942, place environ deux millions de dollars dans une banque à Buenos Aires sur un compte au nom de Hans Deutsch225. Le rapport de la CEANA indique qu'entre 1939 et 1944, l'Ambassade d'Allemagne à Buenos Aires a fait entrer clandestinement 13 900 000 pesos en Argentine226. L'autre technique qui va être adoptée pour faire pénétrer l'argent sale en Argentine consiste à faire entrer de l'argent liquide physiquement dans le pays. Ce transfert peut s'effectuer grâce aux valises diplomatiques. Hermann Göring aurait de cette manière fait introduire l'équivalent de 20 millions de dollars227. Dans l'exemple de Mercedes-Benz-Argentine, Gaby Weber reprend cette idée de transfert physique de monnaies par des entrepreneurs ou des valises diplomatiques. Elle s'appuie sur des lettres envoyés à des contacts en Argentine, Jorge 224 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 35. 225 Ibid., p. 35 : AZIZ, Philippe, Los criminales de guerra, DOPESA, Barcelone, 1975, p. 35. 226 Rapport de la CEANA, op. cit., p. 357. 227 TRICANICO, Santiago, los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 27 90 Michaud Emmanuel III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

Antonio notamment, pour annoncer l'arrivée de personnes depuis la Suisse avec la volonté de prendre les dispositions qui s'imposent auprès de la douane argentine. De nombreuses personnes vont arriver ainsi à Buenos Aires depuis la Suisse en déclarant comme domicile le siège de l'entreprise (684 Charcas) et comme activités des professions en rapport avec les activités de la filiale argentine de Mercedes-Benz. D'après elle, ces personnes transportent avec elles d'importantes sommes d'argent issues des comptes suisses secrets ou de coffres forts qui avaient permis de stocker une partie du trésor de guerre nazi228. Une fois entré en Argentine, cet argent va venir alimenter, comme nous l'avons déjà expliqué, des entreprises allemandes déjà existantes, mais aussi permettre la création ou le rachat d'autres sociétés. Bien souvent des tiers argentins sont placés à la tête de ces entreprises. Une fois dotées de fonds issus de l'argent sale nazi, elles vont chercher à faire des opérations commerciales avec des entreprises basées en Allemagne qui vont, à travers ces transactions, recevoir de l'argent propre et le réinjecter dans le circuit. Dans l'exemple de Mercedes-Benz-Argentine, ce renvoi d'argent ''lavé'' vers l'Allemagne va s'opérer surtout à travers des importations de véhicules achetés à la maison mère Daimler-Chrysler basée en Allemagne par la filiale argentine. De cette manière, l'argent sale injecté dans la filiale argentine est renvoyé en Europe à travers des transactions commerciales. Pour maximiser les quantités d'argent blanchi, les prix des véhicules importés vont être gonflés de 25% à 300% par rapport à leur valeur initiale229. En outre, de faux salaires étaient assignés pour permettre d'alimenter des caisses noires qui pouvaient servir à payer l'illégalité du processus (corruption de douaniers, achat du soutien de responsables politiques). Au-delà du seul exemple de Mercedes-Benz- Argentina, Gaby Weber évoque également les cas de Thyssen, Siemens ou Bayer230. Outre ce système de blanchiment d'argent à grande échelle, il faut également évoquer le fait que l'Argentine ait servi de pays récepteurs pour le paiement par de riches Juifs de visas de sortie auprès de l'administration allemande. Uki Goñi fait allusion aux cas des familles Hirschler et Alexaner qui auraient versé 900 000 pesos pour obtenir en Allemagne des permis de sortie et des visas vers l'Argentine231. Il semblerait que le système tel que nous venons de le décrire – envoi d'argent sale de manière clandestine vers l'Argentine, injection de cet argent dans des entreprises et renvoi de l'argent blanchi vers l'Allemagne en passant par des transactions commerciales – a bien fonctionné et selon Gaby Weber il a permis de blanchir plusieurs milliards de dollars entre 1950 et 1955232. En outre, il est intéressant d'observer que la thématique du blanchiment d'argent s'inscrit très bien dans notre sujet et rassemble nombre de débats qui lui sont afférents. Tout d'abord, une fois encore, on est face à des faits qui viennent alimenter des phantasme qui transforment la réalité et rendent difficile son interprétation historique. En effet, on peut lire fréquemment qu'Eva Perón a fait un voyage en Europe pour des comptes où de l'argent nazi était caché soient mis à son nom233. En réalité, il n'existe pas de preuves formelles qui attestent de cette réalité des faits et pour Gaby Weber pourtant très critique par rapport au rôle de la famille Perón dans le processus de blanchiment d'argent, Eva Perón était partie en Suisse pour recruter des hauts fonctionnaires pour des

228 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit., pp. 61-62. 229 Ibid., pp. 75-76. 230 Ibid., p. 98. 231 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 91. 232 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit., p. 70. 233 http://www.lalettrelibre.ch/archives9.html, [dernière consultation le 14 août 2011]. Michaud Emmanuel 91 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

entreprises publiques argentines234. En outre, la problématique du blanchiment d'argent est très complémentaire avec l'arrivée des personnes elles-mêmes sur le territoire argentin puisque les entreprises qui brassent l'argent qui doit être blanchi sont aussi celles qui offre aux nazis en exil des opportunités d'embauche. Par exemple, come nous l'avons déjà évoqué, Adolf Eichmann travaillera jusqu'à son arrestation pour Mercedes-Benz-Argentine. Finalement, si les mécanismes permettant le blanchiment du butin nazi ont fonctionné ils ne vont pas déboucher sur ce qui avait été prévu à la conférence de la Maison Rouge. Bien loin de financer la reconstitution du parti nazi après la guerre ou de participer à l'élaboration d'un Quatrième Reich depuis l'étranger, l'argent blanchi depuis l'Argentine va en réalité venir remplir les caisses des entreprises allemandes qui, après guerre, vont faire le choix de la reconstruction et du capitalisme économique. Le vrai gagnant dans cette affaire est le capital et à travers lui les entreprises allemandes qui ont bénéficié de ce système : ''El botín de guerra ha sido alvado. El dinero nazi perdió su identidad. El capital no delata su origen. En ese sentido la operación fue exitosa. El valor de las acciones se mantiene estable235.'' En revanche, de l'autre côté de l'Atlantique, en Argentine, on est davantage frappé par les pertes qu'à engendré pour le pays le blanchiment de l'argent nazi.

2. Pourquoi l'Argentine a subi des pertes ? Tout d'abord, les pertes vont être considérables pour la Banque Centrale argentine en raison de la Convention commerciale et de paiement. En effet, le taux de change établi par le traité signé entre l'Argentine et la République Fédérale Allemande (1 dollar égal à 7,5 pesos) était bien inférieur au taux du marché (1 dollar égal à environ 25 pesos). Ainsi, pour un achat d'une entreprise basée en Argentine d'une valeur de 1 000 dollars, celle-ci va devoir payer à la Banque Centrale argentine la somme de 7 500 pesos. Dans un second temps, la Banque Centrale paye à l'entreprise établie en Allemagne les 1 000 dollars correspondant à l'achat. Or, les dollars avec lesquels elle paye, elle doit se les procurer sur le marché et ces dollars ont une valeur de 25 pesos, elle paye donc une somme d'une valeur de 25 000 pesos pour notre exemple alors qu'elle n'en a reçu que 7 500, elle perd ainsi pour notre exemple 17 500 pesos. Certains diront que ces pertes ne sont pas liées au blanchiment d'argent lui- même puisque ces pertes sont liées à un accord commercial bilatéral, qui s'applique sur toutes les transactions entre l'Allemagne et l'Argentine. Néanmoins, une telle disposition avait été prise pour encourager le commerce entre les deux pays. Or on voit bien que dans le cadre du blanchiment d'argent les échanges entre les deux pays ne sont que des mouvements de capitaux sans gains réels pour l'économie argentine qui voit simplement transiter des sommes sans en tirer le moindre bénéfice. A l'inverse, elle voit sa Banque Centrale payer pour faire sortir du pays de l'argent blanchi. De plus, l'économie argentine va pâtir des surfacturations (entre 25% et 300 %) que nous avons déjà évoquées et qui étaient appliquées aux achats faits par les entreprises en Argentine. Cela va provoquer une inflation des prix pour les consommateurs argentins qui vont devoir débourser pour l'acquisition d'un bien une somme très supérieure à celle qu'ils auraient dû fournir si ce bien avait été importé par une voie normale. Il faut ajouter à cette inflation mécanique, les frais liés à l'entrée d'argent clandestinement dans le pays, notamment pour la corruption de fonctionnaires et de politiques, et qui viennent augmenter encore un peu plus les prix pour les consommateurs argentins. En outre, les entreprises qui accueillent les flux d'argent sale vont se concentrer sur des opérations d'acquisition d'autres opérations et très peu sur

234 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit., p. 21. 235 Ibid., p. 142. 92 Michaud Emmanuel III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

des activités productives, restant ainsi assez largement déconnecté de l'économie réelle et n'apportant pas de gain pour l'économie argentine. On est donc face à un système de blanchiment d'argent qui a très bien fonctionné, mais qui a engendré pour l'économie argentine des effets pervers considérables : inflation des prix et perte de liquidités pour la Banque Centrale notamment. Une fois de plus, le verdict d'une analyse pragmatique de l'accueil des criminels de guerre nazis par l'Argentine est sans appel. On remarque une fois de plus que leur présence et leurs activités ont entraîné des conséquences néfastes sur le pays. Observons à présent ce qu'il en est lorsque l'on se situe dans des tendances plus longues en étudiant les effets de la présence d'anciens nazis en Argentine à long terme.

C. Les conséquences à moyen et long termes

Dans les décennies qui suivent l'arrivée des réfugiés nazis, on va retrouver certaines thématiques déjà développées par l'Allemagne de Hitler et notamment pendant la dictature militaire entre 1976 et 1983. Si on retrouve des similitudes avec le nazisme, toutes ne sont pas imputables à la présence de ces derniers dans le pays. L'objectif des paragraphes qui suivent est justement de faire la part des choses entre ce qui provient de la société argentine dans son ensemble et ce qui émane directement des exilés nazis installés en Argentine.

1. Des comportements qui rappellent l'idéologie nazie Ainsi, les années 1970 puis celles de la dictature militaire vont être marquées par des pratiques et des idées qui rappellent le nazisme. Néanmoins, on peut observer que dans de nombreux cas, elles ne sont pas l'oeuvre de réfugiés nazis. Ainsi, Jorge Camarasa évoque le témoignage d'un ancien policier, Roberto Peregrino Fernández, devant la Comisión Argentina de Derechos Humanos en Madrid (Commission Argentine des Droits de l'Homme à Madrid236). Dans son témoignage l'ancien officier de police parle de l'émergence au sien de la police fédérale d'un groupe de pression qui va tenter d'accroître son influence au sein de l'institution dès 1971. Par ailleurs, ce groupe effectue des actes de répression dictés par l'idéologie nazie. En effet, il est très marqué par les idées de l'un de ses dirigeants José Mario Veyra qui invite les autres membres à lire des ouvrages de Hitler et d'autres auteurs nazis ou fascistes. Comme il est précisé dans l'ouvrage de Jorge Camarasa, les objectifs de ce groupe étaient clairs : '' Uno de los principales objetivos de este grupo consistía en lograr la hegemonía operativa dentro de la Policía Federal Argentina con la técnica ideológica indicada237.'' Si on s'aperçoit que de telles pratiques sont observables avant le 24 mars 1976, leur nombre va augmenter avec l'arrivée au pouvoir de ; surtout, avec la dictature militaire elles entrent dans le champs de pratiques étatiques : ''Desvela que, en gran parte de los cuadros operativos y dirigenciales de las fuerzas de seguridad operantes en este proceso genocida, el antisemitismo y el filo-nazismo se desarrollaban como una parte sustancial y relevante

236 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 254. 237 Ibid., p. 254. Michaud Emmanuel 93 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

de su cosmovisión ideológica y de sus prácticas sociales concretas238.'' Ainsi, dans les méthodes employées durant la dictature, on retrouve des éléments très présents dans le processus génocidaire nazi comme la volonté de faire perdre toute identité à la victime en lui attribuant un numéro, l'objectif d'une destruction physique et psychologique des personnes mais aussi la mise en place d'un dispositif permettant le meurtre à grande échelle (même si les chiffres sont très différents d'un cas à l'autre). Cependant, ces points communs sont plus liés au caractère totalitariste du régime de la junte militaire argentine. On retrouve les éléments directement issus de l'idéologie nazie davantage dans les comportements des fonctionnaires de sécurité ou des tortionnaires des camps de concentration. C'est en tout cas ce que révèlent les témoignages des victimes de la répression qui ont fréquenté ces centres de détention et de torture : Otro de los elementos presentes en los testimonios es la utilización, tanto en los operativos de detención como en los campos de concentración, de fraseología y simbología nazi. Las publicaciones de Amnesty International explicitan la presencia de svásticas como emblema de identificación de las fuerzas represivas (tanto en los operativos de detención como en los campos de concentración), la presencia de cuadros de Hitler en algunas salas de tortura o la pintura de svásticas con aerosol en los cuerpos de los detenidos. (...) El testimonio de Barrera y Ferrando ante CONADEP afirma que en el Atlético se hacía gritar a los prisioneros ''Heil Hitler'' y se pasaban grabaciones de discursos de líderes nazis durante la noche. L'existence de ce type de pratique montre bien l'influence qu'a pu avoir le nazisme sur les acteurs de la répression et du massacre commis par la dictature militaire. Certains vont penser pouvoir profiter de ce contexte pour rendre public leur admiration pour Hitler. Ainsi, le 30 avril 1976, sous l'impulsion d'Adolfo Sigwald, le dirigeant du Partido Ario Nacionalista Integral (Parti Aryen Nationaliste Intégral), la paroisse de Monteserrat programme une messe pour l'anniversaire de Hitler239. Elle sera finalement suspendu par l'archévêque de Buenos Aire mais cette tentative nous montre bien qu'il existe à ce moment-là en Argentine des courants nostalgiques de l'époque du Troisième Reich. Outre les références à Hitler, ou plutôt dans la continuité de ces références, les années de dictature militaire vont également être caractérisées par un fort antisémitisme de la part des forces de sécurité ; c'est ce que rappelle l'analyse de cette période du point de vue de la communauté juive : ''Dada la similitud operatoria y la reproduccián en el genocidio argentino de la metodología del nazismo, no es de extrañar que los detenidos-desaparecidos judíos sufrieran en forma particular esta destrucción de la personalidad, siendo víctimas de lo que se dió en denominar un « tratamiento especial240 ».'' Ainsi, les Juifs vont subir des conditions de détention spécifiques en raison de leur croyance religieuse comme nous le montre ce témoignage d'un rescapé : ''Pedro Miguel Vanrell (Legajo N°1132) declara que ''los represores se reían y les sacaban la ropa a los prisioneros y les pintaban en las espaldas cruces svásticas con pintura aerosol241.'' Mais le plus frappant, c'est que ces traitements appliqués au prisonniers juifs ne sont pas le simple fait de la violence ou des dérapages des fonctionnaires de police ou de

238 http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/investig/daia02.htm , [dernière consultation le mardi 16 août 2011]. 239 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 81. 240 http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/investig/daia02.htm , [dernière consultation le mardi 16 août 2011]. 241 Ibid. 94 Michaud Emmanuel III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

l'armée. Il semble bien qu'il soit le produit d'un processus organisé, comme le laisse pressentir les interrogatoires auxquels étaient soumis les personnes de confession juive : ''Dice por ejemplo, Sergio Starlik que ''en la tortura no sólo los interrogaban en relación a sus ideas políticas (a los prisioneros de origen judío) sino también acerca de lo referido a la colectividad judía en Argentina. Con estas informaciones confeccionaban archivos en donde incluían nombres y direcciones de ciudadanos de ese origen, planos de singagogas;clubes deportivos,etc242.'' Au final, ces actions vont avoir un effet sur le nombre de victimes juives de la répression. Même s'il est difficile d'arriver à des chiffres parfaitement fiable en raison du grand nombre de disparus mais aussi de la difficulté d'évaluer le nombre de Juifs résidant en Argentine à ce moment-là, on observe néanmoins une sur-représentation de cette communauté parmi les victimes de la dictature : environ 5% des victimes contre seulement 1% de la population argentine243. L'antisémitisme ne va pas s'arrêter avec la fin du régime de facto et on peut mentionner pour l'illustrer la profanation de 40 tombes juives durant l'été 1988 à Liners et de plus de 100 autres sépultures à Rosario et Berazategui en 1991244. Toutefois, il ne faut pas faire de raccourci trop rapide en reliant directement les faits que nous venons d'aborder la présence d'anciens nazis dans le pays. Nous avons évoqué déjà assez longuement cet aspect pour savoir que les pensées d'extrême-droite et l'antisémitisme n'ont pas attendu l'arrivée de criminels de guerre de la Seconde Guerre Mondiale pour se développer. Même si les similitudes sont frappantes entre les pratiques nazies et celles de la dictature militaire argentine, le développement de ce régime dans le cône Sud ne peut pas être expliqué par l'accueil de réfugiés nazis. Néanmoins, il ne faut pas tomber dans l'excès inverse ; et si les nazis n'ont pas une responsabilité sur ce qu'il se passe dans la vie politique argentine en général, ils ne vont pas moins se faire remarquer de manière ponctuelle, sans être forcément des acteurs déterminants.

2. Des éléments directement dus à la présence de nazis Ainsi, on observe ''simplement'' quelques éléments qui viennent nous rappeler plusieurs années après leur arrivée que d'anciens nazis habitent effectivement dans le pays. Le premier de ces éléments est le fait qu'une grande partie des activités néonazies, même si elles ne sont pas toujours l'oeuvre de réfugiés nazies, se situent autour de San Carlos de Bariloche, ville symbole de l'accueil des anciens nazis, c'est le cas du siège du Movimiento Nacional-socialista Argentino (Mouvement National-socialiste Argentin). On peut dès lors s'interroger sur l'influence des arrivants nazis sur la société locale de cette région, d'autant qu'ils vont s'organiser en une communauté très soudée. Cette communauté s'articule autour de l'Asociación Cultural Germano-Argentina (Association Culturelle Germano-argentine), un temps dirigée par Erich Priebke. Elle constitue un véritable réseau institutionnalisé qui regroupe les anciens nazis autour d'institutions comme l'hôpital allemand ou le lycée Primo Capraro245. Parmi les activités de cette communauté, on peut également mentionner l'existence d'un centre de documentation et d'une maison d'édition dirigés par Reinhard Kopps alias Juan Maler, un autre nazi en fuite. Cette présence va, d'ailleurs, parfois provoquer des remous dans la vie politique locale comme en septembre 1994, lorsque le

242 http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/investig/daia02.htm , [dernière consultation le mardi 16 août 2011]. 243 Ibid. 244 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 84. 245 Annexe 9 : photo du lycée Primo Capraro. Michaud Emmanuel 95 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

concejal246 Carlos Soliverez propose devant le Concejo Deliberante un texte qui condamne la présence d'Erich Priebke à San Carlos de Bariloche. Cette initiative vise à faire pression après la demande d'extradition formulée par la justice italienne dans le cadre du massacre des Fosses Ardéatines lors duquel plus de 300 personnes avaient été tuées. Le 29 septembre, le texte est rejeté car il n'obtient pas les 8 votes nécessaires sur onze pour sa validation247. Cet événement nous montre un exemple concret de l'influence directe de la présence d'anciens nazis sur le territoire argentin. Néanmoins, comme on peut le constater, malgré pressions exercées par les médias, les répercussions restent relativement mineures au-delà du champ de la politique locale. En dehors de la zone située autour de San Carlos de Bariloche, on peut évoquer la situation de l'Instituto de Ciencias del Hombre (Insitut des Sciences de l'Homme) de Buenos Aires. En effet, cette institution de recherche en sciences humaines (sociologie, anthropologie, philosophie, etc.) est dirigée entre 1968 et 1989 par le français . Ce dernier avait appartenu à la 33éme division de grenadiers volontaires Charlemagne qui regroupe des Français volontaires pour servir sous l'uniforme des Waffen SS durant la Seconde Guerre Mondiale. Pro-nazi, il fuit vers l'Argentine en 1946 où il va mener des recherches anthropologiques et sociologiques débouchant sur des théories flirtant toujours avec le racisme mais aussi des études économiques marquées par un fort anticapitalisme. Avec sa nomination à la tête de l'Insituto de Ciencias del Hombre, on voit que les nazis en exil vont avoir une influence jusque sur des domaines comme la recherche. Cependant, encore une fois, notons qu'il s'agit d'un cas assez ponctuel et que les éléments dont nous disposons ne nous permettent pas de dire, par exemple, que le secteur de la recherche était envahi d'anciens nazis. Nous allons voir que le constat est relativement similaire pour les années de la dictature militaire (1976-1983). Ainsi, il n'apparaît pas calirement que les réfugiés nazis aient joué un rôle majeur dans la mise en place et l'exécution de la répression. Il semblerait qu'ils se soient davantage cantonnés à des actions très localisées. Par exemple, le 27 janvier 1979, un groupe commandé par un certain colonel Otto arrive à l'Escuela Superior de Mecánica de la Armada248 (Ecole Supérieure de Mécanique de la Marine), le plus grand centre de détention et de torture durant la dictature. Ce groupe était formé à partir d'anciens nazis qui avaient pour objectif de reproduire les techniques de torture utilisées par les nazis durant la Seconde Guerre Mondiale. Outre ce lugubre transfert de savoir, le groupe du coronel Otto va être mis en cause dans la séquestration d'une jeune Suédoise de 17 ans, Dagmar Ingrid Hagelin, le 27 janvier 1977249. De même, Jorge Camarasa évoque le témoignage d'un rescapé de la répression, Eduardo Grutzky, emprisonné à Sierra Chica qui fait état de l'existence d'un tortionnaire nommé Schaeffer et surnommé ''le nazi''. Il est difficile de savoir s'il s'agissait seulement d'un surnom ou si ce dénommé Schaeffer était un réfugié nazi offrant ses services à la dictature militaire. Outre ces exemples qui démontrent que dans certains cas les nazis ont participé au processus meurtrier de la dictature, on peut mentionner le fait que le régime de la junte militaire ait été particulièrement indulgent envers eux. Ainsi, arrêté en juillet 1977, , surnommé le boucher de Riga pour son rôle de commandant du camp de concentration de Riga-Kaiserwald, va profiter d'une procédure qui traîne en longueur

246 Le concejal est alors l'équivalent d'un conseiller municipal français, il siège au sein du Concejo Deliberante, le pendant du Conseil Municipal en France. 247 http://www.fcen.uba.ar/prensa/micro/1994/ms169.htm , [dernière consultation le mercredi 17 août] 248 TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, op. cit., p. 83. 249 CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, op. cit., p. 266. 96 Michaud Emmanuel III. Une analyse pragmatique, quels ont été les effets réels sur le pays de la présence de réfugiés nazis en Argentine ?

pour réussir s'échapper vers le Paraguay. On peut s'interroger dans cette affaire sur le rôle des juges qui ont tout fait pour compliquer une procédure ce qui va permettre à l'inculpé de prendre la fuite. Enfin, par rapport au rôle qu'ont pu avoir les anciens nazis réfugiés en Argentine, on peut aborder le cas des Croates et des pressions que certains d'entre eux vont exercer sur la politique extérieure du gouvernement de Carlos Menem. C'est notamment le cas de Ivo Rojnica qui après être arrivé en Argentine fait fortune dans l'industrie textile250. En tant que riche entrepreneur, il va apporter son soutien financier aux campagnes politiques de Carlos Menem. Nommé Ambassadeur de Croatie à Buenos Aires en 1991 par le Président Franjo Trudman, il va être obligé de renoncer à ce poste en raison de la polémique internationale que provoque la nomination d'un ancien génocidaire à un haut poste diplomatique. Malgré cela, il va obtenir du Président Menem l'envoi d'un contingent argentin de 900 hommes pour aller combattre en Bosnie-Herzégovine. Le gouvernement de Carlos Menem va également accepter d'accueillir des orphelins de guerre croates, victimes du conflit. Toutefois, des faits beaucoup plus compromettants sont à mettre à l'actif de la communauté croate issue des Oustachas et notamment, outre Ivo Rojnica, de Dinko Sakic et Domagog Petric. En effet, ces hommes sont accusés d'avoir participer, en collaboration avec des fonctionnaires argentins proches de Menem, à un trafic d'armes vers la Croatie et l'Equateur qui aurait accouché sur la vente de 6 500 tonnes d'armes entre 1991 et 1995 ce qui a entraîné des poursuites judiciaires contre l'ex-Président argentin251. Dans le cadre des activités des anciens Oustachas pour soutenir la Croatie eu moment de la guerre de Bosnie, Domagog Antonio Petric est aussi accusé d'avoir formé des groupes de mercenaires destinés à opérés dans les Balkans. Recrutés depuis l'Ambassade de Croatie à Buenos Aires parmi les vétérans de la guerre des Malouines notamment, ces hommes étaient ensuite entraînés dans la région de Córdoba puis envoyés sur les théâtres d'opération. Au total, 329 hommes seront mobilisés, 34 mourront au combat252. L'influence des exilés nazis sur la société argentine lorsque l'on prend en compte des périodes plus longue est donc ambiguë. En premier lieu, on observe la reprises des idées nazies par des secteurs de la société extérieure aux criminels de guerre réfugiés ce qui nous pousse à considérer ces mouvements idéologiques davantage du point de vue des dynamiques politiques propres à la société argentine que nous avons largement étudiées lorsque nous avons tenté de démontrer qu'il existait des secteurs d'extrême-droite et antisémites bien avant l'arrivée des nazis en fuite dans le pays. Toutefois, nous avons également observé que dans certains cas, notamment la dictature et les liens avec la guerre de Bosnie, les nazis réfugiés en Argentine vont participer à la vie politique du pays. Néanmoins, ces initiatives restent isolées et surtout elles ont une influence modérées sur la politique globale argentine et la société en générale. Par exemple, la situation n'a rien à voir avec le rôle joué par Klaus Barbie en Bolivie où il se réfugie via l'Argentine sous le nom de Klaus Altmann. Là-bas, il soutient le régime de dans le cadre duquel il enseigne les méthodes de torture qu'il employait lui-même dans la prison de la Gestapo à Lyon. Il crée aussi l'organisation paramilitaire, Los Novios de la Muerte (Les Fiancés de la Mort) pour protéger le régime.

250 Pour un aperçu de la vie de Ivo Rojnica, voir cet article publié suite à sa mort le 1er décembre 2007 : http:// www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-95922-2007-12-09.html , [dernière consultation le 17 août 2011]. 251 http://www.larepublica.pe/09-08-2011/carlos-menem-no-asistio-juicio-por-contrabando-de-armas , [dernière consultation le 17 août 2011]. 252 http://www.lanacion.com.ar/313329-surge-la-conexion-de-los-nazis-croatas , [dernière consultation le 17 août 2011]. Michaud Emmanuel 97 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

L'analyse pragmatique des effets concrets de la présence d'anciens nazis en Argentine nous pousse donc à un jugement sans appel. Premièrement, l'argument avançant la possibilité de transferts de technologie pas l'intermédiaire des anciens ingénieurs est facile à battre en brèche si l'on s'appuie sur l'échec de leur apport au développement économique du pays, surtout il se révèle particulièrement inefficace quand on le confronte aux milliers de réfugiés qui n'avaient aucune qualification particulière. Mais la présence d'anciens nazis ne va pas se limiter à l'absence d'effets escomptés, elle va aussi provoquer des effets néfastes sur la société argentine. Ces effets pervers sont observables tant dans le cadre du processus de blanchiment d'argent que dans celui de l'activité de certains nazis au sein de la société et notamment durant la période de la dictature militaire (1976-1983).

98 Michaud Emmanuel Conclusion

Conclusion

Comme ligne directrice de ce travail nous nous étions demandé si l'Argentine était condamnable pour l'accueil sur son territoire de milliers de réfugiés nazis après la Seconde Guerre Mondiale. Notre développement en trois parties nous a permis d'observer qu'effectivement la position de l'Argentine était difficilement défendable. Même si les mécanismes mis en place pour facilité la fuite des nazis avaient leur centre névralgique en Europe, l'Argentine a bel et bien été actrice de ce système permettant à de nombreux criminels nazis de se soustraire à la justice. De plus, les arguments qui ont pu être donnés pour se justifier de cette position ne vont pas convaincre. Tout d'abord, l'idée d'une alliance de circonstance avec les nazis en fuite ne résiste pas longtemps lorsqu'on la confronte aux réalités sociales argentines, analysées sur des périodes plus longues ; l'opportunité pour les nazis de fuir vers l'Argentine n'a rien de conjoncturelle, elle s'inscrit parfaitement dans l'histoire du pays. De même, l'argument selon lequel l'arrivée d'anciens nazis pouvait apporter quelque chose au pays grâce à leurs connaissances est inefficace ; comme nous l'avons vu, la réalité nous montre que si les réfugiés nazis ont eu des effets sur la société argentine, ils ont été négatifs. Mais nous arrêter à ce constat nous placerait encore une fois dans la position d'un analyste européen qui, froidement et à des milliers de kilomètres, juge depuis un supposé piédestal l'attitude des pays latino-américains. Ce comportement,certes parfois inconscient, est souvent décrié (à juste titre) pour son arrogance par les peuples d'Amérique du Sud. Pour éviter de tomber dans ce piège, il nous faut aller plus loin et nous demander si les reproches qui peuvent être légitimement adressés à l'Argentine pour sa participation à la fuite devant la justice d'anciens nazis ne doivent pas nous interroger sur la situation européenne elle-même. Ainsi, notre sujet nous rappelle que la relation qui noue l'Argentine et l'Europe est particulièrement ambiguë. Cette ambiguïté se traduit dans notre cas par le fait que l'Europe va profiter de l'exil massif de nazis vers l'Argentine. En effet, le fait que toutes ces personnes au passé encombrant quittent le continent va d'une certaine manière débarrasser les pays européens d'un problème qu'ils ont beaucoup de mal à gérer. Concernant la France, il ne faut pas oublier qu'elle va attendre près de trente ans pour se confronter au lourd passé de la période du gouvernement de Vichy, cette difficile ''thérapie'' commençant grâce à des investigations comme le film Le Chagrin et la Pitié (1969) de Marcel Ophüls ou l'ouvrage de Robert Paxton La France de Vichy (1972, traduit au français en 1973). Surtout, tous les anciens nazis n'étaient pas partis à l'étranger, et si la volonté avait été réellement de juger les anciens nazis l'accession à la Chancellerie de Kurt Kiesinger ou encore le poste de préfet de police de Paris de Maurice Papon n'auraient pas été possibles. En réalité, accuser l'Argentine de protéger les anciens nazis a été aussi une manière pour les pays européens de refuser de se confronter à un problème dont ils n'arrivaient pas à se défaire. En quelque sorte, l'Argentine va servir d'alibi, d'excuse, pour ne pas avoir à s'attaquer à un pan particulièrement délicat des histoires nationales en avançant que ce n'est pas de la faute de l'Italie, de la France ou de l'Allemagne si l'Argentine refuse de livrer les nazis qui sont sur son territoire. En réalité, pendant longtemps, l'Europe n'était pas prête car il s'agissait pour elle d'une question de mémoire collective qui, par définition, prend beaucoup de temps ; la France attendra 1995 pour reconnaître la responsabilité de l'Etat français dans la déportation et l'extermination de Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale.

Michaud Emmanuel 99 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

En fait, pour revenir à l'Argentine, une fois l'étude de notre sujet effectuée, ce n'est pas un jugement ou une condamnation qu'il convient de formuler mais un souhait, celui de voir l'Argentine mettre fin au tabou confortable dans lequel le pays s'est installé et qui consiste à refuser de voir en face la réalité de l'accueil de criminels nazis. Ce déni de l'histoire s'est construit très tôt et va perdurer jusque dans les années 1990 comme le fait remarquer Uki Goñi : ''En Buenos Aires, gran parte de la más importante documentación fue supuestamente destruida en 1955, durante los últimos días del gobierno de Perón, y de nuevo en 1996, cuando, al parecer, se ordenó la quema de los expedientes confidenciales de Migraciones que registraban el desembarco de los principales criminales nazis253.'' D'ailleurs, les éloges que va recevoir de la part de la revue Time cet auteur lors de la sortie de son ouvrage Perón y los Alemanes en 1998 vont vite être éclipsés par une lettre de protestation envoyée au magazine par l'Ambassadeur argentin aux Etats-Unis. Ce souhait de voir l'Argentine se confronter à cette épineuse page de son histoire ne relève pas seulement de la volonté scientifique d'établir la vérité historique. Ce serait aussi l'occasion pour le pays de se questionner sur les conséquences que peut avoir sa position vis-à-vis de l'Europe, entre éloignement et imbrication, sur les effets négatifs que peut avoir cette relation sur sa société. De ce point de vue, on peut se réjouir du tournant pris depuis l'ère Kirchner254 avec la reprise des investigations concernant l'arrivée de nazis dans le pays en 2003. De même, en octobre 2005, pour la première fois, une immigrante juive qui s'étaient déclarée catholique pour échapper aux effets de la circulaire 11 de 1938 voit son identité religieuse officiellement rectifiée : ''58 años después, una línea roja tacha la palabra ''católica'' en el casillero ''Religión'' del certificado de ingreso de Diana Wang. Y una errata hace justicia: ''Léase judía255''. Si notre sujet nous permet donc de proposer des interrogations concernant les sociétés européennes et la société argentine mais aussi sur les relations qu'entretiennent ces deux espace géographiques, lorsqu'on l'élargit, il nous donne également l'occasion de nous questionner sur la nature humaine elle-même. Ainsi, on peut se demander si le mode de vie que vont adopter les réfugiés nazis ne va pas venir illustrer l'idée de banalité du mal élaborée par Hannah Arendt dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal256 qui s'appuie sur le suivi du procès d'Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961 et 1962 par l'auteur en tant que journaliste pour le New Yorker. Tout d'abord, il convient d'apporter une précision à cette idée de banalité du mal pour ne pas faire de contresens. La banalité du mal telle qu'elle décrite par Hannah Arendt dans cet ouvrage ne doit pas être confondue avec ce qu'on pourrait appeler la banalisation du mal, il ne s'agit pas ici de dire par exemple que l'Argentine a banalisé les crimes commis par les nazis en accueillant ces derniers. Le concept de banalité de mal correspond à quelque chose d'autre : c'est le fait que le mal puisse être banal, inscrit chez chacun de nous et que les crimes les plus odieux puissent être commis par des personnes « normales ». C'est ce qu'elle exprime lorsqu'elle écrit : ''Il eût été réconfortant de croire qu'Eichmann était un monstre. (...) L'ennui avec Eichmann, c'est précisément qu'il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n'étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, terriblement normaux257.'' Pire, outre le fait d'être banal , dans certaines situations le

253 GOÑI, Uki, La Auténtica Odessa, op. cit., p. 23 254 On entend par ère Kirchner, la Présidence de Néstor Kirchner (2003-2007) et celle de sa veuve Cristina Fernández de Kirchner (2007-?). 255 http://old.clarin.com/diario/2005/10/01/sociedad/s-05201.htm , [dernière consultation le 21 août 2011]. 256 ARENDT, Hannah, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 2002, 519 pages. 257 Ibid., p. 476-477. 100 Michaud Emmanuel Conclusion

mal devient même la norme : ''Leur argumentation (aux juges) était fondée sur l'hypothèse que l'accusé comme toutes les « personnes normales », avait dû être conscient de la nature criminelles de ces actes ; Eichmann était en effet normal dans la mesure où il n'était pas une exception dans le régime nazi. Cependant, dans les conditions du IIIe Reich, il n'y a que de la part d'« exceptions » qu'on pouvait attendre un réaction « normale258 ».'' En somme, l'idée d'Hannah Arendt est de démontrer qu'Adolf Eichmann était absolument incapable de distinguer le bien et du mal ce qui met chacun de nous face à une interrogation très forte : aurions-nous, à la place d'Adolf Eichmann, été capable de faire la différence entre le bien et le mal ou aurions-nous commis comme lui des mêmes crimes odieux ? Le lien avec notre sujet ne se limite pas au simple fait que le livre d'Arendt concerne un criminels qui a fui en Argentine avant d'être arrêté à Buenos Aires dans les circonstances que l'on connaît. En effet, si l'on analyse le mode de vie que les nazis en fuite vont adopter au cours de leur exil argentin, on se rend compte qu'il n'a rien de personnes violentes ou perverses. Hormis les cas que nous avons évoqués qui concernent la dictature militaire, il semblerait davantage que les réfugiés nazis aient mené en Argentine une vie tout à fait normale comme l'atteste Gaby Weber : ''A fines de los años 50, los nazis que permanecieron en Argentina comienzan a llevar una vida normal259.'' L'Etat totalitaire nazi avait semble-t-il réussi à transformer des individus normaux, réveillant ainsi la banalité du mal qui sommeille en nous, prête à surgir lorsque nous nous arrêtons de penser et de réfléchir aux conséquences des actes que nos effectuons (par obéissance ou perte de repère). A Hannah Arendt de conclure : ''Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules.''

258 ARENDT, Hannah, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal , op. cit., p. 82. 259 WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, op. cit., p. 143. Michaud Emmanuel 101 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Bibliographie

Ouvrages

L'histoire argentine

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L'Argentine et le nazisme

CAMARASA, Jorge, Le mystère Mengele : sur les traces de l'ange de la mort en Amérique latine, Paris, Robert Laffont, 2009, 170 pages. CAMARASA, Jorge, Odessa al Sur: la Argentina como refugio de nazis y criminales de guerra, Buenos Aires, Planeta, 1995, 394 pages. CESARANI, David, Adolf Eichmann, Paris, Tallandier, 2010, 556 pages. DE NAPOLI, Carlos, Los cientifícos nazis en la Argentina, Buenos Aires, Edhasa, 2008, 175 pages. 102 Michaud Emmanuel Bibliographie

DE NAPOLI, Carlos, Nazis en el Sur : la expansión alemana en el Cono Sur y la Antártida, Buenos Aires, Norma, 2005, 277 pages. GOÑI, Uki, La auténtica Odessa: la fuga nazi a la Argentina de Perón, Buenos Aires, Area Paidós, 2008, 428 pages GOÑI, Uki, Perón y los Alemanes: la verdad sobre el espionaje nazis y los fugitivos del Reich, Buenos Aires, Sudamericana, 1998, 317 pages. TRICANICO, Santiago, Los asesinos están aún entre nosotros, Montevideo, Rumbo editorial, 2005, 135 pages. WEBER, Gaby, La conexión alemana: el lavado del dinero nazi en Argentina, Buenos Aires, Edhasa, 2005, 186 pages.

Autres ouvrages

ARENDT, Hannah, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 2002, 519 pages. HUDAL, Alois, Römische Tagebücher, Lebensbeichte eines alten Bischofs, Graz, Sotcker, 1976, 324 pages.

Articles de périodiques

L'histoire argentine

CARANAGUI, Juan Luis, « ¿Un Fascismo Argentino? Analizando el discurso de la prensa nacionalista radicalizada », Espaço Plural, 1er semestre 2007, n° 16, pp. 19-24 DEVOTO, Fernando J., « El revés de la trama: políticas migratorias y prácticas administrativas en la Argentina (1919-1949) », Desarrollo Económico, juillet- septembre 2001, n° 162, pp. 281-304. ESTEBAN, Fernando Osvaldo, « Dinámica migratoria argentina: inmigración y exilios », América latina hoy, vol. 34, pp. 15-34. GRAVIL, Roger, « The Anglo-Argentine Connection and the War of 1914-1918 », Journal of Latin American Studies, 1977, Vol. 9, pp. 59-89. HAGOOD, Jonathan D., « Why does Technology Transfer Fail? Two Technology Transfer Projects from Peronist Argentina », Comparative Technology Transfer and Society, avril 2006, n°4, pp. 73-98. REGGIANI, Andrés Horacio, BOLLO, Hernán González, « Dénatalité, ''crise de la race'' et politique démographique en Argentine (1920-1940) », Vingtième siècle, Revue d'Histoire,juillet-septembre 2007, n°95, pp. 29-44. REGGIANI, Andrés Horacio, « Dépopulation, fascisme et eugénisme « latin » dans l'Argentine des années 1930 », Le mouvement social, janvier-mars 2010, pp. 7-26. Michaud Emmanuel 103 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

SIEGRIST DE GENTILE, Nora L., « Reseñas bibliográficas : BJERG María y OTERO, Hernán, Inmigraciones y redes sociales en la Argentina moderna », Revista de Historia de América, janvier-décembre 1996, n° 121, pp. 146-153. VILLAVICENCIO, Susana, « Ciudadanos, bárbaros y extranjeros: figuras del otro y estrategias de exclusión en la construcción de la ciudadanía en Argentina », Araucaria, Séville, Universidad de Sevilla, vol. 5, n°9.

L'Argentine et le nazisme

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Autres ouvrages

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Webographie

104 Michaud Emmanuel Bibliographie

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106 Michaud Emmanuel Annexes

Annexes

Première annexe : Carte politique de l'Argentine

Deuxième annexe : photo de l'Hôtel de la Maison ème Rouge de Strasbourg au début du 20 siècle

Michaud Emmanuel 107 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Annexe 3 : photo du sous-marin U-977 dans le port de Mar del Plata

108 Michaud Emmanuel Annexes

Annexe 4 : photo de la couverture de Kahal et de Oro

Annexe 5 : photo de l'Hotel de Inmigrantes

Michaud Emmanuel 109 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Annexe 6 : Tableau : mouvement des étrangers par période

REGGIANI, Andrés Horacio, « Dépopulation, fascisme et eugénisme « latin » dans l'Argentine des années 1930 », Le mouvement social, janvier-mars 2010, p. 10.

Période Arrivés Sortis Bilan % d'étrangers 1857-1870 179 570 91 876 87 694 12,1 (1869) 1871-1880 260 885 175 763 85 122 1881-1890 841 122 203 455 637 667 1891-1900 648 326 328 444 319 882 25,5 (1895) 1901-1910 1 764 103 643 924 1 120 179 1911-1920 1 194 258 925 059 269 199 30,3 (1914) 1921-1930 1 397 415 519 445 877 970 1931-1940 310 012 237 272 72 740 1941-1946 13 405 10 667 2 828 15,3 (1947) Total 8 809 186 3 135 905 3 473 281

Annexe 7 : Circulaire n°11

110 Michaud Emmanuel Annexes

Annexe 8 : la tradition de la bière allemande dans la province de Córdoba.

Michaud Emmanuel 111 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Annexe 9 : photo du lycée Primo Capraro.

112 Michaud Emmanuel Annexes

Michaud Emmanuel 113 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Index des noms

Sandor Kepiro : 7, 9, 13. Elie Wiesel : 8. Klaus Barbie : 8, 21, 145. Adolf Eichmann : 9, 25, 36, 48, 49, 91, 130, 136, 149, 150. Josef Mengele : 9, 13, 14, 23, 31, 36, 48, 49, 51, 124. Adolf Hitler : 10, 11, 12, 26, 28, 35, 38, 67, 70, 74, 78, 88, 97, 98, 100, 101, 103, 104, 105, 114, 132, 138, 139, 140. Martin Bormann : 14, 25, 28. Juan Domingo Perón :50, 51, 52, 53, 86, 120, 121, 122, 124, 125, 126, 127, 128, 130, 136, 148. Emile Dewoitine : 21, 24, 41, 122, 123, 127. Charles L'Escat : 23, 33, 40, 41, 21. Pierre Daye : 13, 23, 33, 40, 41. Carl Vaernet : 23, 124. Ante Pavelic : 13, 24, 34, 36, 40, 52. Josef Schwammberger : 24, 31, 48. Branko Benzon : 24, 48. Erich Priebke : 26, 30, 36, 48, 104, 142. Heinrich Himmler : 8, 91, 114. Joachim Van Ribbentrop : 12, 32, 47, 91, 14. Eugène Tisserant : 33, 37. Antonio Caggiano : 33, 34, 40. Krunoslav Draganovic : 34, 36, 37, 40, 87. Alois Hudal : 34, 35, 37, 40, 87. Damonte Taborda : 50, 77. Kurt Tank : 43, 87, 122, 123, 126, 127, 128, 129. Hans Rudel : 43, 52. Santiago Peralta : 45, 46, 47, 48, 49, 71, 86. Bartolomé Mitre : 59, 60, 61. Faustino Sarmienteo : 59, 60, 61. Juan Bautista Alberdi : 60, 61, 81. Gustavo Franceschi : 65, 69, 73.

114 Michaud Emmanuel Index des noms

Julio Meinvielle : 65, 68, 78. Benito Mussolini : 70, 76. Manuel Fresco : 72, 76. Juan Carlos Goyeneche : 113, 114, 118. Reimar Horten : 122, 127. Ronald Richter : 123, 124, 126, 127, 129.

Michaud Emmanuel 115 L'exil des réfugiés nazis vers l'Argentine, l'analyse du point de vue argentin.

Acronymes

∙ CEANA : Comisión para el Esclarecimiento de las Actividades Nazis en la República Argentina (Commission pour l'éclariceissement des activités nazies en Argentine). ∙ CICR : Comité International de la Croix-Rouge. ∙ RFA : République Fédérale d'Allemagne. ∙ OTAN : Organisation du Traité de l'Atlantique Nord. ∙ UCR : Unión Cívica Radical (Union Civique Radicale). ∙ CIDE : Central de Inteligencia del Estado (Centrale de Renseignements de l'Etat). ∙ PPF : Parti Populaire Français. ∙ SOPROTIMIS : Sociedad Protectora de Inmigrantes Israelitas (Société de Protection des Immigrants Israélites). ∙ JCA : Jewish Colonization Association (Association de Colonisation juive) ∙ NSDAP : Nationalsozialistische deutsche Arbeitpartei (Parti national-socialiste ouvrier allemand). ∙ SA : Sturmabteilung (section d'assaut). ∙ SS : Schutzstaffel (escadron de protection).

116 Michaud Emmanuel