Mémoires Du Goulag Déportés Politiques Européens En URSS
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Mémoires du goulag Déportés politiques européens en URSS Sous la direction d'Anne-Marie Pailhès Présentation Cet ouvrage est le fruit d’une journée d’études « Mémoires du Goulag – Déportés politiques européens en URSS », organisée en novembre 2003 par le Centre de recherches sur le monde germanique de l’Université Paris X. Le projet de cette journée est né de ma rencontre avec Walter Ruge, un survivant communiste allemand du goulag né en 1915, dont le récit de vie, inédit en Allemagne, paraît en 2004 à Paris1. Depuis une quinzaine d’années, la perestroïka puis la fin de l’URSS ont permis l’ouverture d’archives qui éclairent un aspect fondamental de l’histoire européenne du XXe siècle : la persécution et la déportation d’exilés européens en URSS depuis les années 1930. Grâce à l’intervention d’historiens et de spécialistes de la littérature, français et étrangers, cette publication propose un bilan actuel sur les conflits de mémoire autour du goulag dans les pays européens. Les mémoires plurielles du goulag sont ici analysées à la lumière de nouveaux dépouillements d’archives comme de témoignages différés qui continuent d’être publiés dans de nombreux pays à l’heure actuelle. En France, cinquante ans après la mort de Staline, deux publications ont particulièrement attiré l’attention : d’une part la traduction de l’œuvre intégrale de Chalamov en français, d’autre part la parution du livre de photographies du Polonais Janusz Kizny. Mais si l’URSS puis la Russie continuent d’être, à juste titre, au cœur des débats et des bilans concernant le goulag, peu de recherches se sont intéressées aux ramifications nationales des conflits de mémoires autour de cette expérience. Walter Ruge, présent à la journée d’études, rappelait le sort des communistes allemands contraints à l’exil en 1933 et ayant choisi l’URSS. Il expose dans un texte inédit la démarche qui l’a poussé à publier ses mémoires. Cet ouvrage rassemble des travaux qui analysent le souvenir du goulag hors d’URSS ou de Russie. C’est grâce à l’action d’universitaires de Paris X (Nanterre) que Soljenitsyne put être traduit et publié en France. En guise d’introduction, Yves Hamant, qui fut l’un des traducteurs, retrace l’histoire de la perception de l’existence du goulag en France et en Europe occidentale en général. En tant que professeur de russe, il a eu maintes fois l’occasion de côtoyer des survivants des camps soviétiques. Il montre à quel point l’aveuglement a prédominé chez les intellectuels, toutes nationalités confondues. Les communistes italiens furent peu nombreux dans les camps staliniens. Bruno Groppo souligne le caractère très récent des recherches historiques les concernant, mais précise aussi que leur sort a occulté celui d’autres Italiens qui se trouvaient également en URSS dans les années 1930. Son analyse s’appuie en particulier sur les travaux menés en 2003 au sein de la fondation Feltrinelli. Parallèlement à cela, Anne-Marie Pailhès évoque les publications sur le sujet parues en Allemagne depuis l’unification : elle a délié les langues des Allemands de l’Est qui avaient connu le goulag et s’étaient tus pendant l’existence de la RDA. Un professeur de civilisation russe, une germaniste, un historien apportent ainsi un éclairage pluridisciplinaire sur un sujet encore en cours d’étude. En Espagne par exemple, 1 Prisonnier 8403, De la montée du nazisme aux goulags, Paris, Nicolas Philippe,2004. des travaux portent aussi sur les Républicains ayant cherché refuge en URSS2. Ces études forment la première partie de cet ouvrage. La seconde partie, elle, porte sur les récits individuels, de forme variée, qui constituent à leur tour des mémoires du goulag. Meinhard Stark a réalisé depuis une quinzaine d’années plus de soixante entretiens avec des survivants du goulag. Se plaçant dans la perspective de l’histoire orale, il rend compte de la méthode utilisée, des problèmes historiques, psychologiques et moraux qu’elle pose. Il s’attache tout particulièrement à décrire l’existence des femmes, aujourd’hui âgées de plus de 80 ans, qu’il a pu rencontrer et qui lui ont livré leurs récits de vie en Allemagne, en Russie et au Kazakhstan. Leur témoignage, conclut-il, a une valeur universelle et dépasse les spécificités nationales. Par son travail, il a tenté de sauver de l’oubli la mémoire d’une partie de la population, d’origine modeste, qui n’aurait jamais retranscrit ses souvenirs par écrit. Les récits des survivants du goulag sont légion et prennent de multiples formes. Même si de nouvelles autobiographies paraissent encore chaque année, on peut prévoir que la disparition, à plus ou moins long terme, des survivants, aujourd’hui très âgés, tarira cette source de documentation et de réflexion sur l’univers concentrationnaire. Leona Toker a lu et analysé des récits de ce type parus dans de nombreux pays. Ils relèvent aujourd’hui, pour reprendre ses termes, d’une « mémoire retardée » et leur fonction première n’est plus la révélation des faits, mais l’amendement du contexte existant (c’est à dire les ouvrages désormais classiques de Soljenitsyne et Chalamov), lequel se voit ainsi bonifié et corrigé. Elle présente d’une manière détaillée les œuvres de Jigouline, Razgon et Bardach qu’elle fait connaître au public français en l’absence de traductions. Peut-on étudier les caractéristiques nationales de tels récits ? Y aurait-il des récits spécifiquement polonais (Bardach est un Polonais émigré aux Etats-Unis) ou encore estoniens ? Antoine Chalvin démontre que le traumatisme du goulag, pourtant profond en Estonie (la population y fut déportée en plusieurs vagues), n’a pas encore trouvé la place qui lui revenait dans la littérature estonienne. Cependant, l’œuvre de Raimond Kaugver en garde les stigmates. La douleur littérarisée y est mise à distance pour prendre une valeur universelle. 2 En particulier les travaux en cours d’Alicia Alted. Voir le catalogue de l’exposition El exilio de los niños, Ediciones Sinsentido, s.l., 2003. Walter Ruge Né en 1915, fils de communistes, Walter part en exil à Moscou avec sa famille en 1933. Il y mène une existence normale jusqu’à son arrestation en 1941. Il est alors condamné à 10 ans de travaux forcés pour « activités contre-révolutionnaires » et envoyé en Sibérie, d’abord à Omsk, puis à Iermakova, à la jonction de l’Iénisseï et du cercle polaire. Libéré en décembre 1950, il est assigné à résidence au même endroit. Il rejoint finalement son frère dans l’Oural en 1954, et rentre en RDA en 1958. Il travaille ensuite comme photographe dans les studios de cinéma de la DEFA. Il vit aujourd’hui à Potsdam. Lecture–rencontre, Maison Heinrich Heine, Paris, jeudi 20 novembre 2003. Le rêve d’un homme nouveau que l’on doit patiemment éduquer n’est pas à l’origine une vision des bolcheviks, cette noble idée se trouve déjà chez Rousseau et Diderot. En Russie, Alexandre Herzen et Léon Tolstoï s’étaient eux aussi tournés vers ceux qui vivaient dans des conditions encore presque féodales. Les bolcheviks n’ont fait que reprendre ces visions, mais juste après la révolution, on entendait déjà des voix funestes, telle celle de Trotski : « Si nécessaire, nous obligerons les hommes à être heureux ». Au début des années 30, l’éducation de l’homme nouveau devint de plus en plus l’affaire des camps de rééducation par le travail (en russe, ITL). On était condamné par le droit pénal à devenir un homme nouveau par le travail, et lorsque la captivité était enfin terminée, les autorités n’avaient pas confiance dans le succès de leurs mesures éducatives sévères : à l’aide de divers moyens administratifs, on était tenu à l’écart du large fleuve de la vie, de la culture et de la civilisation, loin des grands centres pour longtemps, et plus tard même pour toujours. En ce qui me concerne, j’ai bien sûr cru à cette époque à la possibilité de créer un homme nouveau, je suis sans doute aussi un peu devenu un homme nouveau, et j’ai essayé de convertir d’autres personnes à cette idée (sans les envoyer en camp, bien sûr). On peut sans doute me classer dans la catégorie des « Weltverbesserer », de ceux qui n’ont de cesse d’améliorer le monde qui les entoure: ils sont dans un état pathologique, malades des nerfs, pas nécessairement dangereux pour la communauté, on les enferme parfois, certes pas dans une prison, mais dans un asile de fous ou une clinique pour les nerfs, ce qui me fut heureusement épargné. Comme mon obsession d’améliorer le monde a un peu faibli avec les années, et que je suis d’une certaine façon guéri, me voici à Paris, parmi vous, pour vous livrer mes observations sur un siècle qui tombe déjà lentement dans l’oubli. Vous trouverez dans mon livre l’amitié, l’amour du prochain, l’évasion, la nostalgie, la déception, l’optimisme, l’obsession de vivre, l’amour, et aussi l’admiration de la nature. Peut-être que l’annexion de la RDA a été le point de départ de ce livre. Les nouvelles élites voulaient souiller notre vie, notre passé en général, faire d’un Etat un Etat de non-droit, nous « délégitimer », comme l’a dit le chef des services d’espionnage de l’époque, futur ministre des affaires étrangères, Klaus Kinkel. On ne nous demandait pas de capituler, mais de nous aplatir. D’où mon appel : « Nous avons vécu, aimé, travaillé, nous n’avons pas à avoir honte ou à nous justifier sans cesse ! ». Vous chercherez en vain dans mes textes des sentiments de vengeance, du cynisme ou de la haine.