UNIVERSITE PARIS VIII – SAINT DENIS École Doctorale Esthétique, Sciences et Technologies des Arts Doctorat d’esthétique, sciences et technologies des arts, spécialité arts plastiques et photographie (Paris 8)

Doctorat en cotutelle

UNIVERSITÀ ROMA LA SAPIENZA Dipartimento di Ingegneria Civile, Edile e Ambientale Dottorato in Ingegneria dell’Architettura e dell’Urbanistica (La Sapienza)

KOLIULIS ALESSIO Écologie de la musique : subjectivité, machines et territoires urbains. Pour une critique de l’esthétique techno à partir de et Londres.

Thèse dirigée par : Roberto Barbanti (Paris 8) et Tiziana Villani (La Sapienza) Équipe : Théorie Expérimentation Arts Médias et Design TEAMeD / AIAC

Soutenu le 7 décembre 2018 Jury : ATTILI Giovanni (DICEA, Roma La Sapienza) Examinateur BARBANTI Roberto (EDESTA, Paris 8) Directeur de thèse CELLAMARE Carlo (DICEA, Roma La Sapienza) Examinateur LUSSAC Olivier (Université de Lorraine) Examinateur SOLOMOS Makis (EDESTA, Paris 8) Examinateur VILLANI Tiziana (DICEA, Roma La Sapienza) Directrice de thèse

Titre : Écologie de la musique techno : subjectivité, machines et territoires urbains. Pour une critique de l’esthétique techno à partir de Detroit et Londres.

Abstrait : La musique électronique techno a connu un regain de succès depuis son essor mondial dans les années 1980 et 1990. Les discothèques, les usines désaffectées et les parcs urbains ne sont que quelques-uns des espaces où ce phénomène fusionne avec la ville. Parallèlement, la vie nocturne prend une place centrale au sein des nouvelles économies urbaines, en s’associant aux processus de gentrification. Au cours de cinq années de recherche entre Londres et plusieurs métropoles occidentales, dont Détroit et , nous avons pu constater une certaine affinité entre la musique techno et la question urbaine. L’observation participative et la mise en place d’un projet de recherche-action ont révélé que la musique techno s’impose en tant qu’élément esthétique à même de créer de nouveaux territoires. La valeur de ces espaces croît à mesure que les nouvelles technologies s’affirment, en transformant la techno en capital symbolique. Les politiques urbaines technocratiques exploitent ce capital pour accumuler du profit, tandis que les subjectivités qui s’en réapproprient au-delà des logiques commerciales créent un discours alternatif sur les possibilités de la technique, dans un conflit technologique entre politiques technocratiques et techno-politiques. À travers une lecture interdisciplinaire qui se réfère à l’écologie critique de Guattari sur la relation entre techno, technique et technologie, cette thèse entend identifier comment l’esthétique de la techno se pose en facteur de subjectivation de la modernité tardive. Cette étude pourra intéresser toutes les personnes qui évoluent dans les domaines de la musique électronique, de l’écologie sociale, de l’urbanisme et de l’esthétique.

Mots-clés : Culture Techno, Écologie Sociale, Capitalisme Cognitif, Territoires Urbains, Détroit, Londres

3 Title: The ecology of techno music: subjectivities, machines and urban territories. A critique of techno aesthetics from Detroit to .

Abstract: Electronic and techno music have experienced a new wave of success after the global explosion of the 1980s and 1990s. Clubs, abandoned factories and urban parks are just some of the spaces in which this phenomenon merges with the city. At the same time, nightlife activities play an important role for new urban economies, often contributing to gentrification processes. During five years of research between London and other cities including Detroit and Berlin, a relationship of affinity between techno music and the urban theme emerged. From participant observation to the collection of interviews, from the analysis of materials to a multimedia research-action project, this study interprets techno music as an aesthetic element that creates urban and virtual territories. The value of these social spaces grows with the emergence of new technologies, making techno the symbolic capital of technoculture. Technocratic policies use this capital to accumulate profit, while those subjectivities that regain possession of techno outside market-led business models contribute to the production of an alternative discourse on the possibilities of technology. This contrast results in a conflict within the technological, between “technocratic policies” and “techno-politics”. With an interdisciplinary approach rooted in Guattari’s social ecology of the links between techno, technics and technology, this thesis seeks to identify the ways in which techno aesthetic functions as a component of subjectivation. The work can interest those doing research in the fields of , ecology, urban studies and aesthetics.

Keywords: Technoculture, Social Ecology, Cognitive Capitalism, Urban Territories, Detroit, London

4 Notes et Remerciements

Notes sur la collecte de données

Le processus de collecte de données a supposé l’emploi de plusieurs matériaux et moyens. La recherche a été en partie de nature ethnographique, dans la mesure où j’ai observé et pris part à plus d’une centaine d’événements, soirées, expositions et festivals connectés liés au monde de la musique techno, en particulier à Londres, Detroit et Berlin notamment, et j’ai développé des liens avec d’autres villes telles que Paris, Milan et Athènes. J’ai mené des interviews, dont certaines ont été publiées sur diverses plateformes. Il est possible de consulter une sélection de ces interviews qui est fournie en annexe au terme de cette thèse. L’observation participative de type ethnographique et les interviews ont constitué les fondements de mes recherches. La collecte de matériaux académiques, journalistiques et de secteur a été menée à la suite d’un travail de recherche documentaire (recherche de deuxième niveau ou desk research). Je tiens à décerner une mention particulière au magazine Dancecult : Journal of Culture, un magazine périodique académique dont la spécialité est la musique électronique, qui m’a permis d’explorer la plupart des sujets ayant trait à la techno. En outre, certains séminaires ont contribué au développement critique de la relation entre urbain et sonore, en particulier les séminaires du groupe de recherche Millepiani sur l’écologie politique, les séminaires de recherche transdisciplinaire de l’école EDESTA (Paris 8) intitulés « Art, Écologie, et Complexité », ainsi que les séminaires, les conférences et les initiatives du laboratoire UCL Urban Lab et notamment le projet LGBTQ+ nightlife spaces in London. La partie expérimentale des recherches s’articule autour d’une réflexion sur l’exposition « Techno and the City. Is there such a thing as Techno Art ? », une exposition que j’ai organisée avec le groupe Techno&Philosophy, dont je fais partie. Cette exposition n’aurait pas été possible sans l’aide précieuse des artistes et des musiciens qui y ont participé et sans ma rencontre avec Hillegonda Rietveld, la coordinatrice du Sonic Research Group (London South Bank University) et l’auteur de plusieurs textes fondamentaux sur l’histoire et l’analyse de la musique électronique, qui m’a fourni de nombreuses références et de nombreux conseils bibliographiques concernant le domaine des études sonores (sonic studies).

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Notes bibliographiques

Il a été décidé de mettre les notes en bas de page au lieu de les placer dans le texte, en choisissant le format bibliographique Chicago Manual of Style 17th edition (full note), configuré avec le logiciel Zotero pour la langue française.

Etant donné la nature du doctorat réalisé en cotutelle et les diverses langues des ressources bibliographiques réunies, j’ai décidé, dans la mesure du possible, de conserver la langue originale des références. Pour les ouvrages rédigés dans des langues autres que l’italien, le français et l’anglais, j’ai en général indiqué l’édition en langue italienne. Par exemple, dans le cas de l’ouvrage Masse und Macht de Canetti, dont l’édition originale est en allemand, j’ai mentionné l’édition italienne publiée par Adelphi : Canetti Elias. Massa e potere. (Milan, Adelphi, 2016). Toutefois, pour certains essais contemporains écrits dans des langues différentes de celles mentionnées ci- dessus, j’ai indiqué l’édition anglaise des ouvrages.

La thèse comporte également des textes publiés par d’autres éditeurs. Dans le premier chapitre on trouve les extraits de trois publications.

• Kolioulis, Alessio. « Of Drones and Angels. GAIKA’s Sonic Images of Urban Resistance. » Mediapolis : Journal of Cities and Culture 2, no. 3 (2017). • Kolioulis, Alessio. « Fantasmagorica. » Millepiani Urban 6, (2014). • Kolioulis, Alessio. « ‘londonunderlondon’ by Mark Fisher and Justin Barton Review | ‘Future Over Future » engagée Blog, 20 septembre 2017.

Le deuxième chapitre comprend un rapport présenté à la Retreat Guattari et inclus dans une collecte de textes en phase de publication.

• Kolioulis, Alessio. « Politicizzare il suono. Note su musica e soggettività in Guattari » in Retreat Guattari, (Greve in Chianti, Florence : Quaderni di Testalepre, 2018).

Le troisième chapitre comprend deux ouvrages publiés en anglais. Le premier est un chapitre sur Detroit écrit en collaboration avec Hillegonda Rietveld. La thèse ne contient que les parties du chapitre que j’ai écrites. Le deuxième texte est un article écrit pour le magazine Dancecult et publié en 2015, dont j’ai repris un extrait dans le quatrième chapitre.

• Kolioulis, Alessio et Rietveld, Hillegonda. « Detroit : Techno City » in (eds.) Sounds and the City – Volume 2. (London : Palgrave Macmillan, 2018).

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• Kolioulis, Alessio. « Borderlands : Dub Techno’s Hauntological Politics of Acoustic Ecology. » Dancecult : Journal of Electronic Dance Music Culture 7, no. 2 (2015) : 64-85. http://dx.doi.org/10.12801/1947-5403.2015.07.02.04

Certains textes insérés dans le cinquième chapitre avaient été écrits en vue du projet « Techno and the City » que j’ai élaboré pour le collectif Techno&Philosophy à l’occasion de deux expositions à Londres en 2016 et à Amsterdam en 2017.

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Remerciements

Ces travaux de recherche n’auraient pas été possibles sans Nicola Cavalazzi et Paul Speziali, membres du collectif Techno&Philosophy, et sans tous les amis avec lesquels j’ai réalisé deux projets de recherche-action présentés dans la troisième partie de la thèse. Je tiens, en particulier, à remercier la famille « au sens large » qui s’est constituée à Brixton pour son soutien et son amitié : Harriet Beaumont, Ford Hickson, Will Anderson, Robert Deakin, David Brenner et Duco Roggenkamp, ainsi que Hannah, Pietro, Luca, Ana et Pauline.

Au cours de ces douze derniers mois, lorsque j’ai commencé à partager certaines lignes argumentaires de la recherche, plusieurs personnes m’ont proposé des pistes de réflexion et ont formulé des critiques et des observations. J’ai cherché à insérer leurs suggestions lorsque cela a été possible, et cette approche qui visait à intégrer les observations et les expériences d’autrui a permis de constituer une étude collective et transdisciplinaire.

A ce titre, je tiens à remercier tous les membres du groupe de recherche Millepiani / Eterotopia, en particulier Tiziana Villani, Ubaldo Fadini, Stefano Vailati, Cosimo Lisi et Duccio Scotini, les membres du Magazin engagée, en particulier Johannes Siegmund, les participants et les organisateurs de la « Retreat Guattari », les membres du collège romain, Andrea Gnomi (Macao Milano), Kilian Jorg (Philosophy Unbound), Valerio Mattioli (Not), Iver Ohm (Hidden Institute), Julian Siravo (UCL/Plan C), Lukas Stoltz, Achim Szepanski et Tobias van Veen, rédacteur du magazine Dancecult.

Tous mes remerciements vont également à tous les artistes et les amis qui ont pris part aux deux éditions de « Techno and the City » et à tous ceux qui, de façon formelle ou informelle, ont pris part aux interviews destinées à cette recherche. Je remercie Anakhemia, Ayane, Daniel Chazme, Mark Dancey, Uros Djurovic, Julien Pacaud, Kathrin Kuhn, Michael Lange, Nicola Napoli, Rudy Loewe, Fatak, Stefan Fähler, Heiner Radau, Jiyoung Yoo, Narim Kim, Keren Rosemberg, et les membres de le collectif SIREN (Charlotte, Sybil, et Fran). Je remercie notamment Abdul Qadim Haqq, un artiste du collectif , pour la disponibilité dont il a fait preuve pendant mon séjour à Détroit. Je remercie également Maurizio Martorana et Sabry Khalfallah (People’s Beats), Francesca Fiumano et Chiara Pancot (Fiumano Gallery), Tobias de Jong (LAB111 Amsterdam), Yoko Uozumi (Axis), et Josine Neyman (Amsterdam Dance Event).

9 Je suis particulièrement reconnaissant à Hillegonda Rietveld du Sonic Research Group de la London South Bank University et je la remercie pour l’intérêt qui était le sien envers mes travaux de recherche et qui a été à l’origine d’un dialogue fructueux sur la culture techno.

Je remercie profondément Manuela Ormea pour sa générosité et, entre autres choses, pour la correction des ébauches. Je remercie Micol Capena, qui a traduit en un temps record un travail rédigé initialement en anglais, ainsi que Marie Alix Boisseau.

Enfin, je veux témoigner toute ma gratitude à Rahel Süß. Your critical thinking is an inspiration and a support. When I get lost, you remind me that there is no libertarian technoculture without emancipation.

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Tables des matières

Notes et Remerciements 5 Notes sur la collecte de données 6 Notes bibliographiques 7 Remerciements 9

Tables des matières 11

Introduction 15

PREMIERE PARTIE : TECHNO, TECHNIQUE, TECHNOLOGIE 33

Chapitre 1. Écologie de la musique techno 35 1.1 Ethnographie de la vie nocturne et du clubbing 36 1.2 Musique et culture techno 51 1.3 Une musique environnementale 62 1.4 Techno et question urbaine 73

Chapitre 2. Le tournant cérébral de la techno 83 2.1 La masse techno et ses symboles 85 2.2 Le tournant cérébral de la techno 90 2.3 Rythme social et musique électronique dans la philosophie de Deleuze et Guattari 101 2.4 Sur le concept de ritournelle et d’image sonore 111 2.5 La techno comme « esprit du temps » du capitalisme cognitif 123

SECONDE PARTIE : SUBJECTIVITE ET POLITIQUE DANS LA VILLE TECHNO 129

Chapitre 3. Une Detroit dans chaque ville 131 3.1 Une archéologie de la Détroit Techno 132 3.2 De Londres à New York: musique, diaspora et fordisme de l’après-guerre 145 3.3 Détroit Techno et la transition vers le postfordisme 150 3.4 Berlin et Détroit: dub techno et l’écologie acoustique postindustrielle 158

Chapitre 4. Londres : politiques techno 167 4.1 Qu’est-ce que la musique hauntologique ? 168 4.2 Minimal city : psychogéographies de la nuit 179

11 4.3 Economies nocturnes et clubbing, entre régénération et gentrification 194 4.4 Le jour dans la nuit : critique du plan « 24 hour London Vision » 204 4.5 Gentrification et clubbing. Quelle relation ? 215 4.6 Techno contra techno 227

TROISIEME PARTIE : TECHNO, ART ET ECOLOGIE 237

Chapitre 5. Vers un art techno 239 5.1 Le modernisme de l’esthétique techno et sa place dans l’art contemporain 240 5.2 Le projet de recherche-action « Techno and the City » 255 5.3 Imaginaire I : le post-humain 261 5.4 Imaginaire II : corps/genres 263 5.5 Imaginaire III : le subconscient 265 5.6 Imaginaire IV : techno-écologies 267 5.7 La techno a-t-elle décéléré ? Considérations finales au sujet de la technoculture 268

Conclusions 279

Liste d’images 289

Annexes 317 Interview I – DJ Spooky on Electronic Music and Ecology 318 Interview II – Rudy Loewe on Radical Visuals and Music 323 Interview III – Mark Dancey on and Detroit 325

Index 329

Bibliographie 333

Discographie 351

A/V 355

12 Techno music is underground electronic music. High tech soul.

Introduction Les trente dernières années de la musique électronique occidentale ont été dominées par un genre qui a conduit l’underground à devenir un phénomène mondial dénommé : la techno. Ce genre musical est caractérisé par des sons répétitifs, générés à la base par les drum machine (littéralement : des batteries) TR-808 et TR-909 de l’entreprise japonaise Roland, présentant une structure rythmique de 4/4 marquée généralement par un battement de grosse caisse sur chaque noire. La techno se produit et se mixe à différentes vitesses ; les morceaux présentent des mesures de 120 à 150 battements par minute. Il est classique de faire remonter l’origine de la techno à la première moitié des années quatre-vingt à Détroit. Pour éviter tous les problèmes liés à la recherche de l’authenticité des origines, nous avons préféré, dans cette étude, suivre l’évolution de ce genre musical à partir des années quatre-vingt jusqu’à aujourd’hui.

Dans cette thèse, nous nous proposons d’étudier le phénomène techno selon les perspectives de plusieurs domaines théoriques. Tout d’abord, au travers d’études de critique artistique, musicale et culturelle. Ensuite, en analysant la dimension urbaine de ce phénomène, car la musique techno apparaît à des moments précis des processus de transformation des villes. Enfin, pour des raisons qui seront détaillées dans un des chapitres suivants consacré à la structure méthodologique et théorique, l’objet de la thèse sera passé au crible et structuré sur la base d’une théorie de l’écologie que le philosophe et psychanalyste Félix Guattari avait initialement développée. En raison du lien entre musique et culture techno, nous ajouterons certaines références philosophiques sur la technique pour illustrer cette théorie. En suivant ce fil conducteur, nous n’omettrons pas de mentionner les théories critiques de certains auteurs contemporains sensibles à la relation entre nouvelles technologies et subjectivités, en particulier ceux qui ont développé la notion de capitalisme cognitif, c’est-à-dire un système de production qui s’appuie sur les capacités linguistiques et cognitives de l’être humain. Nous élaborerons enfin une comparaison avec le système conceptuel des philosophes de l’Anti-Œdipe (Deleuze e Guattari), mais selon des critères « techno », orientée notamment selon les deux axes de la thèse : comprendre le phénomène techno par l’intermédiaire d’une anthropologie philosophique de la technique attentive aux développements sociaux des nouvelles technologies, et contribuer aux propos sur la technique à l’aide d’une analyse critique de la techno.

Pourquoi avons-nous choisi cette optique et rapproché les théories critiques de faits sociaux et culturels apparemment marginaux ? Pourquoi avons-nous décidé de fixer notre regard sur ce sujet en particulier ? Il faut chercher la réponse à cette problématique dans la résolution de certaines questions clés qui accompagnent ce travail. Quelles indications la musique peut-elle fournir la musique sur l’espace urbain et sur les relations qui le composent ? De quelle manière,

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inversement, une urbanisation menée par les politiques et les économies qui ont dominé la governance des villes, où la musique techno est née et s’est répandue, a reçu, traduit et manipulé la musique techno ? Il existe des réflexions sur le sujet qui permettent d’avancer les premières hypothèses d’une synthèse en réponse à ces questions. La musique techno est une réponse sociale, émotionnelle et (voire) spirituelle à la mondialisation de la société postfordiste ; la culture et le rituel de la techno révèlent un décalage de subjectivité correspondant aux nouveaux sujets « cyborg », chez lesquels le mécanique prévaut sur l’organique, la virtualité sur la matérialité et le post-humain sur l’humain.1

Toute tentative visant à dégager à l’aide du phénomène de la musique techno une tendance post-humaine de la société, n’évite pas le risque de relativiser la musique techno, en la confinant dans les limites d’une manifestation de type réactionnel à un phénomène mondial. On considère l’aspect rituel de la subjectivité cyborg, alors que la musique techno demeure une expression culturelle qui, malgré sa popularité, n’expliquerait qu’un des aspects du développement technologique. Cette étude a plutôt pour objet d’essayer de généraliser et de théoriser le phénomène à partir du thème central qui ne cesse d’apparaître depuis ses origines, entre Détroit et l’Europe. L’explosion retentissante des nouvelles technologies numériques et de l’information marque combien il est urgent de reconsidérer la vie à partir de ces transformations. Si, comme on l’a vu précédemment, la description d’un phénomène tel que celui de la techno reléguait ses aspects aux éléments d’un ritualisme de type réactionnel face à un monde en transformation, le risque de théoriser la culture techno en tant qu’indicateur des nouvelles formes de subjectivité urbaine consisterait en une manipulation artificielle d’un phénomène non-politique ou en tout cas marginal en vue de le mettre en exergue et dire : « voilà le nouveau sujet artistique, voilà le nouveau sujet politique.» En d’autres termes, selon ces deux points de vue, la musique et la culture techno, peuvent être décrites ou comme une réaction à des changements structurels dont on peut observer certains aspects (empiriques, des performances ou des discours) ou comme des créations artistiques chargées de normes et de valeurs politiques et sociales. Pour ne pas affecter l’authenticité du sujet, certains préfèrent la première approche. D’autres préfèrent la deuxième, parce qu’elle permet de superposer un discours à l’autre ou d’apporter une certaine validité normative par rapport au manque de rigueur de l’approche anthropologique. Les deux

1 A propos de l’importance politique de la figure du cyborg pour le monde underground, se reporter à Antonio Caronia, Il cyborg. Saggio sull’uomo artificiale. Ediz. illustrata (Milano: ShaKe, 2007). Donna Haraway, Simians, cyborgs, and women (New York: Routledge, 1991). Hillegonda Rietveld, « Ephemeral spirit: Sacrificial cyborg and communal soul », in culture and religion (London; New York: Routledge, 2004), 46–61.

17 approches soulèvent une particularité de la techno, qui ajoute de l’ambiguïté à un phénomène déjà ambivalent. Sur cette ambiguïté, qui oscille entre des styles descriptifs et des horizons normatifs, ou entre l’objet de critique musicale et le sujet artistique, nous introduirons aussitôt certaines prémisses gnoséologiques.

Aux yeux du chercheur, la techno se présente comme une création artistique de type musical qui peut être considérée comme le produit et la réponse à la mécanisation de la vie et des relations d’une société dominée par le capitalisme postfordiste. Si nous considérons d’abord le point de vue de la production artistique, nous pouvons identifier les potentialités et les politiques du mouvement techno, en osant proposer une hypothèse différente, à savoir que le développement de nouvelles technologies sociales (telles que par exemple la gentrification) s’inspire directement des pratiques de la communauté techno, qui reconnait dans la réutilisation des espaces urbains désaffectés, sa dimension esthétique.

Dans la techno, nous retrouvons la même ambiguïté que celle de l’art dans le capitalisme. La capacité de l’art à produire de la valeur et de nouvelles esthétiques est saisie par les nouveaux moyens de production et de commercialisation. Plusieurs critiques considèrent cette ambivalence comme une ambiguïté propre aux pratiques artistiques, musicales et philosophiques qui ont caractérisé la modernité, et parviennent à la conclusion selon laquelle un certain type d’art, de musique et de philosophie ont contribué au développement du post-fordisme. Si on considère certaines caractéristiques des moyens de production capitalistes contemporains, cela est en partie vrai. Hardt et Negri indiquent que le travail de restauration mené dans leur milieu par les associations et les groupes locaux œuvrant dans les quartiers constitue un type de production sociale dont la mise en valeur découle directement des marchés financiers. C’est précisément une des façons d’interpréter les processus de gentrification.2 L’association qui restaure un quartier est en train de valoriser un espace urbain. Les artistes et les musiciens qui ouvrent des centres sociaux et des boites de nuit mettent en valeur les espaces désaffectés. Dans les deux cas, les capitaux immobiliers sont intéressés par l’acquisition de la valeur que la restauration d’un quartier « requalifié » peut générer. Dans ce contexte, la gentrification est considérée comme la connexion entre coopération sociale d’en bas et marchés financiers. La même logique peut s’appliquer au domaine musical. La valeur sociale de la musique, générée par la production musicale (et également aujourd’hui la production vidéo) est la proie facile des

2 Michael Hardt et Antonio Negri, Assembly, Heretical thought (New York: Oxford University Press, 2017). pp. 166-171.

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grandes entreprises multinationales. La rue pour le mouvement hip-hop, les espaces underground de la musique électronique, ou une atmosphère particulière liée à un genre musical spécifique (telle que les festivals dans un parc urbain ou dans les forêts) sont tous des produits sociaux susceptibles de devenir des biens de consommation.

Le premier aspect ambivalent de la musique techno concerne son identité en tant que production sociale : initialement pouvoir créateur de certaines subjectivités, elle devient à la fin de ce processus de circulation un objet/bien de consommation. Le deuxième aspect ambivalent de ce phénomène est au cœur même de son objet, à savoir le rôle dominant des nouvelles technologies dans la production et la reproduction sociale. Culture techno, technique et technologie sont souvent interprétées de façon superficielle. En effet, elles peuvent se présenter ou comme extrêmement « neutres », un point de vue qui préfère considérer la technique en tant que variable extérieure et historique, ou extrêmement « politiques », rendant compte des destins de la vie humaine de façon « opposée et contradictoire ». Selon les nouveaux adeptes de la technocratie, la technique a la tâche de glorifier, renforcer ou sauver la vie humaine. Par contre, selon une certaine tradition métaphysique, le développement technologique est désigné et qualifié de méga-machine fatale et destructrice.

La prémisse initiale permet de sortir de ce schéma ambigu et ambivalent. Si la musique techno est la réaction d’une tendance post-humaine de la société, les comportements de ses bénéficiaires sont interprétés en tant que célébration de ces nouvelles conditions, où l’art devient une marchandise, où les restaurations sont mises en valeur et chaque création relative à sa localité et à sa spécificité se répercute impuissante sur les nouveaux marchés de la communication. Au contraire, si la techno est la production de subjectivités dont la créativité est soustraite par les mêmes technologies que la techno a contribué à créer, l’esthétique techno se retrouve au centre de la contradiction politique à laquelle elle est souvent assignée. L’ambiguïté du phénomène découle de cette double ambivalence. En tant que production artistique du capitalisme contemporain, la musique techno devient le pire symptôme du consumérisme.3 On ne comprend pas s’il s’agit d’une réaction ou d’une création, si elle créatrice dans certains environnements et réactive dans d’autres. En tant qu’expression artistique qui a affaire avec le développement technologique, il est difficile de situer politiquement la techno. Elle peut être vue comme une

3 Sarah Thornton, Club Cultures Music, Media and Subcultural Capital (New York, NY: John Wiley & Sons, 2013) p. 12.

19 célébration des effets technologiques sur la société, que ceux-ci engendrent des réactions technophobes, technolâtres, néoromantiques, métaphysiques ou matérialistes.

Le propos de cette thèse est de mener une analyse matérialiste de la techno, considérée comme un genre qui sur le plan artistique s’intéresse à la technique et à la technologie, et de proposer une critique artistique qui soit critique de la société technocratique dans laquelle cet art est produit, tout en prenant en considération la multitude et la variété des significations et des valeurs que ce phénomène a entrainé là où il est apparu. Prenons un exemple concret. Comme un objet peut avoir des fonctions diverses selon les lieux et les époques où il est utilisé, la musique techno apparaît sous différentes formes et exerce des fonctions particulières en fonction des lieux. Si à Détroit, ville reconnue pour être le lieu de naissance de ce genre musical, la techno est une réponse créative à la fin de la modernité fordiste, à Berlin, elle dessine les possibilités d’ouverture au futur durant la période de la chute du mur. Si aujourd’hui, à Londres la techno est soumise constamment à un processus de surveillance et de commercialisation assuré par l’industrie musicale (mais pas uniquement), dans les villes chinoises ou de l’Europe de l’Est, la techno lutte en faveur d’une modernisation du pays. Toutefois, depuis les rave-parties illégales jusqu’aux discothèques où a lieu une consommation à outrance, depuis clubs underground jusqu’aux méga-festivals, la techno semble tenir le rôle de guide, de lien entre des mondes qui doivent entrer en relation, c’est-à-dire une communication ouverte entre la vie, les corps et la technique, en raison de l’envergure de la vague technologique qui a envahi le quotidien. L’expérience des nouvelles technologies n’a pas lieu uniquement dans les bureaux ou dans les foyers, mais aussi à travers une lecture collective, inconsciente et expressive de l’omniprésence des machines dans la vie urbaine.

Cette étude évaluera cette approche, autant matérialiste que psychologique, du développement technologique, dans le domaine de la critique artistique et culturelle. Il s’agit d’une approche qui peut s’inscrire dans une tradition particulière de l’écologie politique qu’on retrouve dans les textes de Guattari. Sa critique de la technologie est une critique des liens qui existent entre développement technologique et transformation des territoires, entre subjectivité et travail, entre nouveaux systèmes de communication et tissu des relations sociales.

L’analyse matérielle de la techno en tant qu’art est aussi une analyse des conditions dans lesquelles elle se développe. En ce sens, il sera essentiel de faire référence aux théories critiques qui se sont développées autour du lien entre art, esthétique et mécanisation. Une étude critique menée grâce à l’écologie politique d’un courant artistique – qui est un phénomène social à part

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entière – est donc aussi une étude de l’urbanisation contemporaine et du lien entre relations sociales et governance urbaine. Il s’agit également d’étudier les modalités selon lesquelles de nouvelles plateformes numériques4 coordonnent la circulation dans les villes et de sa temporalité. (Une section du quatrième chapitre sera consacrée à ce sujet).

La thèse présente certainement certaines limitations qu’il convient de décrire. Nous présenterons principalement deux études de cas qui font référence au lien entre la musique techno et les villes de Détroit (États-Unis) et Londres (Royaume-Uni). Le troisième chapitre est consacré à la première ville, capitale de l’industrie automobile où la techno a vu le jour en réaction à l’écroulement du fordisme. Toutefois, n’observer que la ville de Détroit serait restrictif et il convient de l’envisager en lien avec les villes qui ont accueilli le même type d’innovation. La seconde ville, à laquelle est consacré le quatrième chapitre, Londres, est en revanche l’emblème de nouvelles configurations selon lesquelles s’articulent développement technologique, vie urbaine et culture techno. Dans ce chapitre, nous retranscrirons différents témoignages issus de l’ensemble des métropoles ; en dressant une carte autant des tendances hyper-consommatrices et commerciales des créations artistiques et musicales que d’un réseau de résistance et d’instances politiques qui sont issues de la vie nocturne. Etant donné les caractéristiques de ville internationale de la capitale britannique, Londres sera comparée à d’autres villes où se retrouvent des phénomènes similaires. Il est impossible d’ignorer la troisième ville, Berlin, en raison de son importance dans le développement incessant du phénomène techno. Toutefois, en raison de l’abondance de la bibliographie et des travaux initialement centrés sur l’axe Détroit-Londres, la capitale allemande ne sera mentionnée que par rapport aux études de cas et restera en arrière- plan des cinq chapitres de cette thèse.

Une autre limitation importante à signaler est toujours de nature géographique, mais concerne la théorie et moins les facteurs purement historiographiques. Il s’agit en substance, du caractère essentiellement « occidental » de l’objet à l’étude, aussi bien que de l’appareil théorique, méthodologique et bibliographique avec lequel nous développerons – à quelques exceptions près – des comparaisons et des conclusions. Par exemple, il serait intéressant de comparer la relation entre le développement de la musique techno et les processus de gentrification parmi les villes nord-américaines, européennes et asiatiques, en mettant en lumière des analogies et des

4 On évoque ici le lien entre différentes plateformes qui articulent la consommation pendant les loisirs. Parmi ces plateformes figurent Resident Advisor, qui fait la promotion d’évènements musicaux de la vie nocturne de milliers de villes, Uber, le système de taxis on demand, et Google Maps, le célèbre logiciel interactif qui permet de situer le moindre angle de toutes les métropoles.

21 différences. De même, il serait aussi intéressant d’utiliser « d’autres » anthropologies pour étudier la relation entre machines et désir. Ce serait sûrement intéressant, mais très ardu et hors de la portée de cette étude. Aussi, nous avons décidé de nous consacrer à l’étude de la techno en nous limitant à une reconstruction critique de sa diffusion récente, et en nous concentrant en particulier sur la dimension territoriale, et donc spatiale, sociale et politique d’un phénomène, qui dès son origine était lié à deux modèles de production : un modèle de type économique, lié de ce fait aux conditions matérielles, et d’autre part un modèle, par opposition, de filiation artistique qui nous permet d’en identifier les pulsions, les imaginaires et les désirs.

En accord avec les théories critiques et une approche ethnographique, nous pourrions (et nous devrions) souligner les traits et les caractéristiques de l’auteur aussi bien que des sujets, des artistes, des producteurs et des personnes interviewées afin de vérifier si, et dans quelle mesure ces traits ont pu compromettre la compréhension du phénomène, surtout en termes de jugements de valeur. À ce propos, une partie importante de la thèse s’articulera autour des questions (distinctes) des identités et de la production de subjectivité, en analysant constamment les notions de sexe, genre et classe dans leur relation avec l’objet en question. En effet, il n’est pas possible de négliger un des aspects fondamentaux du monde de la musique techno, celui du rapport machinique entre identités multiples et libertés des espaces sonores.

La musique et la danse ont permis à la communauté GLBTT5 de profiter d’espaces pour pouvoir vivre, s’exprimer et expérimenter en sécurité, sans être victime d’agressions.6 La musique noire qui est depuis toujours un domaine de conflit, surtout à cause de sa tendance à la commercialisation et à son appropriation par les médias mainstream, a réussi à produire des narrations alternatives. Ce phénomène a aussi concerné la techno, et il existe des productions entières, surtout à Détroit, qui célèbrent la culture et l’histoire de communautés marginalisées, de vies urbaines et des lignes de fuite « cosmiques ».

Le cas de Drecxiya, un duo de Détroit composé par Gerald Donald et James Stinson en est l’illustration. À travers la fiction musicale, le groupe a créé une mythologie afro-futuriste complexe. Les « Drexciyans » sont une race de créatures subaquatiques née des victimes du trafic

5 LGBTQ+ est l'acronyme de Lesbien, Gay, Bisexual, Trans, Queer / Questioning et autres. 6 Luis-Manuel Garcia, « An alternate history of sexuality in club culture », Resident Advisor (blog), 28 janvier 2014, https://www.residentadvisor.net/features/1927.

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transatlantique des esclaves ; ce sont les enfants des femmes et des mères décédées pendant les traversées entre l’Afrique et les Amériques. La narration sonore permet de focaliser l’attention du public sur les siècles d’esclavage, en écrivant une histoire mythologique où des créatures marines habitent des métropoles subaquatiques situées dans l’Océan Atlantique.7

Cependant, ce serait une erreur de ne pas prêter également attention au rôle de la masculinité blanche dans la techno, qui s’est incarnée dans l’esthétique hypermoderne lancée par le groupe allemand Kraftwerk, qui a capturé l’imaginaire de générations entières partout dans le monde. Il sera également nécessaire d’inclure les nouvelles formes de lutte féministe actives dans le monde de la musique électronique.8 Les féministes dénoncent une certaine forme de patriarcat musical et reprennent les études de genre dans le monde de la musique électronique. En outre, par l’analyse des interdépendances entre ces éléments de la subjectivité et les sujets mentionnés ci-dessus, nous tenterons, dans cette thèse, d’esquisser certaines hypothèses sur la manière dont la techno produit des formes de subjectivité qui agencent certaines tendances de la vie urbaine en en écartant d’autres, favorisant ainsi une relation politique entre les transformations urbaines et le désir.

Détroit représente une des analogies les plus significatives de la relation biunivoque entre ville et désir. Les commentaires de Calasso sur l’analogie universelle dans Goethe et Baudelaire, soulignent que cette analogie est une sorte de correspondance de l’existant.9 De même, l’universalité de Détroit va au-delà de la suggestion métaphorique. Pour citer Derrick May, un des fondateurs et innovateurs de la techno, la techno soude un hybride constitué de l’homme et de la machine : high tech soul, une âme technologiquement avancée.10 La capitale du Michigan, le cœur battant du modèle de la production fordiste, deviendra le symbole de la culture techno peut-être au même titre que Berlin, (mais pour des raisons différentes qui seront analysées par la suite). Détroit, la Babylone acoustique de la modernité tardive, marquée par une corrosion lente au goût autant despotique que cyber-romantique, se présente comme une antithèse de

7 Se reporter aux archives en ligne plus complètes sur le duo : « Drexciya Research Lab », Drexciya Research Lab (blog), consulté le 30 avril 2017, http://drexciyaresearchlab.blogspot.gr/. 8 Rebekah Farrugia, Beyond the Dance Floor: Female DJs, Technology, and Electronic Dance Music Culture (Bristol, UK: Intellect, 2012). 9 Roberto Calasso, La folie Baudelaire (Milano: Adelphi, 2012). 10 Se reporter à un des meilleurs documentaires sur l’origine de la techno. Gary Bredow, High Tech Soul: The Creation of Techno Music, Documentary, Music, 2006. p. 65.

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Londres, qui est le symbole de la « financiarisation » de la techno et de la méga-machine urbaine, mais aussi un pôle de critique politique, d’échange culturel et de contre-narrations.

Le premier chapitre qui est consacré à la méthodologie, vise à favoriser la compréhension la manière dont a été « encadrée » la culture techno par la littérature sur ce sujet. Il s’agit d’un aperçu des études menées dans le domaine de la musique populaire et des cultural studies de modèle anglo-saxon, qui ont traité de certains éléments incontournables de la musique électronique tels que l’avènement du numérique, les sound system, le Dj, les discothèques, les gender studies. La deuxième section du premier chapitre sera consacrée à la culture techno à l’intérieur et à l’extérieur des études urbaines. Il n’est pas possible de comprendre la techno sans considérer l’aspect matériel des territoires qui lui appartiennent : les usines, les warehouse, les parkings, les étages souterrains, les cours des immeubles, les bars, les discothèques, mais aussi aujourd’hui les parcs, les chaînes de magasins, les grandes surfaces, les galeries d’art.…On mixe de la techno un peu partout et pour des raisons différentes. Ceci précisément parce que la dimension spatiale de la ville acoustique compose l’environnement (au sens technique aussi bien qu’écologique) où les « high-tech souls » s’assemblent et entrent en relation. Il n’est pas possible de comprendre la techno sans s’attarder à la relation qu’elle entretient avec l’espace urbain.

On essayera également de démontrer qu’on peut comprendre les dynamiques sociales dans la ville occidentale en observant les interstices de la modernité tardive qui sont propres à la vie nocturne. Pour ce qui est de l’aspect économique et politique des villes pendant les week- ends et pendant la nuit, nous chercherons à analyser sur plusieurs plans les pratiques qui contrôlent et favorisent les savoirs et les processus liés à la techno. Il existe en particulier une relation urgente entre les processus de gentrification et la créativité musicale qui, est partie prenante des économies nocturnes (nightlife economy) et constitue une problématique commune à plusieurs métropoles du monde.

Enfin, les sections venant conclure ce premier chapitre consacré au cadre méthodologique choisi, traitent de la question méthodologique mentionnée ci-dessus. Peu d’études ont essayé d’interpréter la nature de la musique électronique à la lumière des textes de Deleuze et Guattari. Ces auteurs ont su identifier, de façon prémonitoire, les liens entre production et subjectivité, et territoires et musique. Tout ce qui, malgré la prédominance actuelle, n’est souvent que confusion ou pire affaiblissement – de la pensée des auteurs de l’Anti-Œdipe.

Ces thèmes seront abordés de manière plus approfondie dans le second chapitre, dont le cadre est théorique et où certains concepts clés seront élaborés dans le but de préparer la

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discussion portant sur les problématiques qui se dégageront des études de cas. Pour le moment, il suffit de mentionner quelques-uns de ces éléments : agencement et machines désirantes ; production de subjectivité et écoute ; écosophie et imaginaires ; corps et environnements ; ritournelles et rythmes sociaux ; contrôle et création. De quelle façon ces concepts contribuent- ils à expliquer le succès mondial d’un phénomène, celui de la techno, sans s’égarer dans des narrations purement sociologiques ou phénoménologiques, voire mystiques ou religieuses ?

Felix Guattari a le mérite d’avoir créé une langue pour un futur en devenir, pour une époque où la « révolution moléculaire » ouvrait des perspectives sur de nouvelles interactions qui, au moment de la publication de ses ouvrages, lui apparaissaient, comme étant « une déficience chronique ». Il est possible de lire et d’écouter la techno comme une « langue mineure », « en connexion avec des problématiques mineures » ayant « des effets singuliers ».11 Il s’agit d’une langue « interdisciplinaire » permettant de traverser des domaines différents. Il devient alors possible de saisir de quelle manière le concept-outil qualifié d’ « agencement machinique », caractéristique des milieux techno, renvoie à la production de subjectivité, aux messages collectifs et à une analyse du désir.

En examinant les circonstances dans lesquelles la techno s’est développée, la façon dont elle s’est répandue, les processus créatifs qui la caractérisent, l’interaction de ses producteurs avec les machines, les espaces où s’écoute de la musique techno, comment cette musique fait danser et quelles sont les pensées libérées par elle, son esthétique, ses protagonistes, et ses responsables politiques, tout cela s’éclaircira et deviendra plus évident. Pour cette raison, le troisième chapitre est consacré à Détroit, le lieu de naissance de ce genre musical. Nous chercherons, tout d’abord, à proposer une genèse artificielle du genre, en reliant les origines aux contingences qui en ont influencé la naissance.

Bien évidemment, la techno n’est pas le premier ou le seul genre musical lié à une ville, et en particulier à la ville de Détroit. De 1958 à 1972, la capitale fordiste fut le siège de la Mo-town record company12, un des labels et une des maisons de productions américaines les plus connus qui,

11 Félix Guattari, Les années d’hiver, 1980-1985 (Les Prairies Ordinaires, 2009). p. 65. 12 Mo-town records a été relancé en 2011. Aujourd’hui la « maison historique » est également un des musées les plus visités de la ville, située sur le West Grand Boulevard et à quelques mètres de l’hôpital Henry Ford, l’hôpital où Frida Kahlo devait mener à terme une seconde grossesse, en raison des fractures contractées lors de son accident. Andrea Kettenmann, Frida Kahlo, 1907-1954: Pain and Passion (Köln; Los Angeles: Taschen, 2005). pp. 32–33. Le fœtus fut par la suite représenté par Diego Rivera sur une

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conjointement à la maison de production Tamla, a lancé dans l’olympe de la musique plusieurs célébrités du rock, du jazz et de la disco comme Diana Ross, Stevie Wonder et les Jackson 5. C’est une histoire de la techno qui débute par une explosion populaire de la musique disco et se transformera sur une décennie grâce surtout à l’affirmation de la culture du clubbing.13

En substance, cette histoire se déroule après la seconde guerre mondiale - quand le fordisme commence à présenter ses premières fissures - et quand s’impose le mélange des genres musicaux, qui était en effervescence dans les fêtes données dans les clubs et recevait des influences européennes (la musique électronique des Kraftwerk, la disco italienne italo disco), japonaises () et des Caraïbes (les sound system, le mix, le MC). Il ne s’agissait pas uniquement de relations sonores. La musique, surtout dans son format numérique, est déjà un agencement d’affects, de machines et de territoires. La composition musicale qui se concentre à Détroit en cette période, sera relancée un peu partout et mettra en évidence la plasticité de la techno, capable de se conjuguer avec les désirs des foules et des masses. Un peu comme à l’image des mouvements sociaux (depuis 1968 jusqu’aux forums sociaux, depuis les indignados jusqu’au printemps arabe), la techno fait converger « désirs et affects de masse ».14

A partir de 1980, cette résonance des désirs s’éloignera de Détroit, se « déterritorialisera » pour prendre un essor mondial et connaître plusieurs vagues de succès, mais en retombant toujours, en se « territorialisant de nouveau » dans un environnement urbain, en produisant de nouveaux sons et en ouvrant de nouveaux espaces. Dans le troisième chapitre, nous dessinerons une archéologie choisie de la techno, entre présent et passé, en nous intéressant particulièrement à l’histoire urbaine de Détroit, qui est une ville constellée de déclarations faisant la promotion de la ville et de désagrégations bien réelles, comme de tentatives de renaissance souvent liées aux processus de gentrification. La comparaison du rapport entre le tissu social et la production artistique musicale (à l’aide des commentaires faits sur des albums, des morceaux, des événements, des cover, des couvertures, des discothèques, des festivals, des politiques publiques,

des merveilleuses peintures murales au Détroit Institute of Arts. Amy Pastan et al., Diego Rivera: The Detroit Industry Murals (London, UK: Scala, 2006). 13 Dan Sicko, Techno Rebels: The Renegades of Electronic Funk (New York: Billboard Books, 1999). pp. 31-66. 14 Guattari au sujet de la formation de mai 1968 en lien au concept de désir moléculaire : « La manifestation locale et singulière du désir de petits groupes est entrée en résonance, puis en interaction avec un multitude de désirs réprimés, isolés les uns des autres, écrasé par les formes dominantes d’expression et de représentation. Dans une telle situation, on n’est plus en présence d’une unité idéale, représentant et médiatisant des intérêts, multiples, mais d’une multiplicité de désirs sécrétant leurs propres systèmes de repérage et de régulation ». Félix Guattari, La revolution moleculaire. (Paris: Union générale d’éditions, 1980). p. 41.

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des labels, des textes) permet d’esquisser le mouvement entre la sociopolitique et l’analyse du désir, afin de comprendre de quelle façon les compositions d’ampleur collective, telles que les productions de la musique techno, peuvent être mises en relation avec les processus urbains et la production de nouvelles subjectivités.

Dans, le chapitre consacré à Londres et intitulé « Politiques Techno », nous procèderons de la même manière. Tout en gardant à l’esprit constamment l’analyse esthétique de l’histoire de la techno au Royaume-Uni, nous mettrons, dans ce chapitre, l’accent sur les politiques de répression du désir qui ont marqué les politiques sociales des années ultralibérales de Mme Thatcher, tous ces phénomènes se situant presque à l’opposé de l’union entre désir et politique que l’on retrouve à Détroit. La fameuse chasse aux rave-parties s’accompagnant d’un déploiement de forces de police aux dimensions jamais vues auparavant, a fini par marginaliser un mouvement étranger aux circuits commerciaux à l’intérieur des « murs » de la ville. Cependant, les clubs, ces petits carrefours sonores, n’ont jamais cessé de jouer le rôle principal de tissu de la vie nocturne, au point qu’aujourd’hui ils sont victimes de leur succès dès qu’ils se trouvent au centre des processus de gentrification d’échelle internationale. Tout en considérant cette archéologie de la répression sonore, nous traiterons également de l’analyse d’un développement intéressant des politiques urbaines vis-à-vis de la vie nocturne, dont fait partie le circuit de la techno.

Il existe actuellement plusieurs types d’échanges entre certaines des métropoles les plus sensibles et les formes de créativités postindustrielles, où la musique électronique et la vie nocturne font fonction de ciment urbain. Les cas les plus marquants sont : Détroit, Londres, Berlin, Paris, Amsterdam et Tbilisi. Dans ces villes, les différents circuits forment un réseau afin de promouvoir un dialogue entre les différentes parties susceptible d’établir de nouvelles politiques de la vie nocturne. Il existe des problématiques communes et des contingences spécifiques à chaque contexte.

La ville de Détroit mise sur une renaissance à partir du patrimoine musical (music heritage) auquel elle est liée. La ville de Londres est aux prises avec une période, qui fait date, de gentrification qui mine l’existence des lieux dédiés à la musique indépendante mais qui, malgré tout, a relancé des processus de résistance créative. Déjà à la fin des années quatre-vingt, les villes de Berlin et d’Amsterdam avaient promu des synergies publiques visant à encourager le développement du panorama de la musique électronique indépendante.

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Aujourd’hui, ces villes font face à de nouveaux problèmes, tels que le « tourisme techno » 15 et le délicate question entre des formes de divertissement autonome, des industries créatives et la commercialisation. Dans l’Europe de l’Est, de Belgrade16 à Tbilisi17, la techno se coordonne aux formes de modernisation et d’ouverture internationale et cherche à mêler les nouvelles formes de production culturelle au tissu historique de la ville lié au passé soviétique.

Nous aborderons également les aspects esthétiques de la techno. En particulier, nous tenterons de désarticuler une dialectique entre l’invisible (le sonore) et le visible (les imaginaires) afin d’identifier un « continuum » entre techno, territoires et subjectivités. À ce propos, nous présenterons la description détaillée du projet « Techno and the City » que nous avons organisé à Londres en novembre 2016 et à Amsterdam en 2017 avec le collectif « Techno&Philosophy ». L’exposition artistique, qui a été inaugurée par un débat et une table ronde suivis d’un spectacle, avait pour but d’établir un dialogue entre ce que dans le milieu artistique il est courant d’appeler sound art et la musique techno.

Nous chercherons ainsi à comparer cette initiative à d’autres expériences contemporaines et de dessiner l’esthétique techno pour en comprendre la place au sein des courants artistiques qui se sont le plus concentrés sur le rapport entre machine, (afro-)futurisme et sonore. Cependant, dans cette thèse, notre intention n’est pas de mener une simple analyse esthétique de la modernité techno, ni de faire (ce qui serait intéressant mais assez compliqué) une reconstruction historique et donc une actualisation du genre musical entre Détroit et Londres. La démarche sera différente et consistera à considérer ce genre en tant qu’architecture des transformations de la subjectivité par l’intermédiaire de ses articulations avec l’espace urbain et la technologie. Il importera donc d’interpréter les sonorités technos comme une « langue

15 Luis-Manuel Garcia affirme que la techno est devenue un facteur d’attraction de la main d’œuvre créative à Berlin, soulignant l’importance d’une scène musicale pour l’amélioration de la qualité de la vie urbaine. Luis-Manuel Garcia, « Techno-Tourism and Post-Industrial Neo-Romanticism in Berlin’s Electronic Dance Music Scenes », Tourist Studies 16, no 3 (1 septembre 2016): 276-95, https://doi.org/10.1177/1468797615618037. Une seconde étude, toujours sur Berlin, est consacrée à la valeur financière de l’industrie des loisirs en lien avec la techno, liée bien souvent aux processus de réification. Tobias Rapp, Lost and Sound (Frankfurt am Main: Suhrkamp Verlag GmbH, 2009). 16 Will Coldwell, « Nightlife Reports: Clubbing in Belgrade », , 13 mars 2015, sect. Travel, www.theguardian.com/travel/2015/mar/13/nightlife-reports-clubbing-in-belgrade. 17 Will Lynch, « Tbilisi and the politics of raving », Resident Advisor (blog), 15 août 2016, www.residentadvisor.net/features/2666.

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mineure »18, comme un agencement d’émotions, d’affects et de désirs qui caractérisent les subjectivités contemporaines, sans toutefois les idéaliser. Ce sera plutôt en navigant entre les plans urbains, les partitions et les interviews que nous serons en mesure d’identifier une cartographie du désir « techno » capable, de restituer l’interaction entre la production de subjectivités contemporaines et les mutations d’ordre technologique, politique et social.

En conclusion, le phénomène de la techno doit être compris en tant que culture inspirée par la musique techno, qui, à son tour, est une expression ou une interprétation artistique des transformations des vies des grands centres urbains, où la technologie envahit et régit les relations sociales. En référence à certaines prémisses avancées au début de l’introduction, on peut remarquer que la techno est à la fois un art musical consacré au développement technologique et aussi, si on observe la racine grecque du mot τέχνη (art, savoir-faire), un ensemble d’expériences, de savoirs et de valeurs qui permettent de concrétiser un projet ou qui indiquent une réflexion sur les capacités créatives de l’être humain.19

Si on la considère du point de vue de la production musicale et du point de vue de l’artiste, la musique techno est une traduction sonore d’une réflexion sur le rapport entre humain et machinique dans une société dominée par la présence des nouvelles technologiques et par leur rôle de filtre entre les expériences des corps et la dimension « sociale ». A la traduction sonore, viennent s’ajouter des rites, des imaginaires et des narrations qui complètent l’image du « rythme social » que la musique techno veut décrire. Le tableau qui en résulte est une diversité profonde du phénomène techno en fonction du lieu et de l’époque où il est reçu.

18 Ramzy Alwakeel, « IDM as a “Minor” Literature: The Treatment of Cultural and Musical Norms by “Intelligent Dance Music” », Dancecult 1, no 1 (2009): 1-21, https://doi.org/10.12801/1947- 5403.2009.01.01.01. 19 La définition de τέχνη ou technique qui accompagne ce travail est liée au concept de chaîne opératoire développé par Leroi-Gourhan. « Les chaines opératoires machinales sont le fondement du comportement individuel, elles représentent chez l’homme l’élément essential de la survie. Elles se substituent à l’ « instinct » dans des condition proprement humaines puisqu’elles représentent un niveau élevé de disponibilité cérébrale. On ne peut, en effet, imaginer ni un comportement totalement conditionné qui ne la ferait jamais intervenir ; l’un parce qu’il aboutirait à réinventer le moindre geste, l’autre parce qu’il correspondrait à un cerveau complètement pré-conditionné et par conséquent inhumain ». André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 2: La memoire et les Rythmes., Sciences d’Aujourd’ Hui (Paris: Albin Michel, 1965) p. 29. Voir également André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 1: Technique et language., Sciences d’Aujourd’Hui (Paris: Albin Michel, 1964). Une discussion détaillée de la définition et de son lien avec la musique techno se trouve dans le sous-chapitre musique et culture techno.

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Toutefois, cette thèse a pour objet d’approfondir le thème qui caractérise davantage les trente dernières années de ce genre musical, puisque ce thème est aussi le lien de divers éléments qui sont à la base de l’ampleur du phénomène, lui-même en devenir. Telle est la modernité de la techno. Restreindre l’ampleur de l’objet signifierait proposer une tentative essentialiste ou minimaliste de simplifier une culture en mouvement.

En même temps, inclure dans le genre « techno » ce qui est simplement de la musique électronique serait une erreur qui ne pourrait être retenue par la grande majorité des amateurs de techno. La diversité et l’ampleur de l’historicité de cette manifestation ouvrent à d’autres scénarios et fournissent des clés de lecture dans la mesure où, il convient de le rappeler, il n’est pas possible de comprendre le phénomène techno si l’on se contente de l’analyser uniquement en fonction des conditions de ses origines (Ursprung), ou à une période déterminée ou dans une seule ville. On ne prendrait pas en compte ses diverses vocations planétaires, qui sont partie prenante de son expression artistique. En ce sens, il faut rechercher la modernité de la techno dans la capacité d’adaptation de ce courant technico-artistique dans les territoires où la mondialisation de la société de l’information et des nouvelles technologies a rencontré une plus grande sensibilité aux degrés de changement et de résistance des relations sociales. Certes, il serait possible d’affirmer qu’en réalité la techno n’est qu’une manifestation de changements plus profonds. Toutefois, cette thèse se fonde sur un présupposé selon lequel la techno est l’expression sonore d’une sensibilité envers les changements apportés par la technologie (changements accueillis dans un sens non technophobe). Néanmoins, au cours de son évolution, des producteurs et des artistes ont présenté de nombreuses perspectives de « valeur » ayant trait à la question technologique, en révélant dans leurs créations variées des esthétiques différentes. Il est donc possible d’affirmer que la diversité des esthétiques technos renvoie à des horizons politiques différents.

Cette étude vise à explorer comment il est possible de revenir à des politiques déterminées et à des visions du monde à partir d’une certaine esthétique (musicale). Tout en prêtant attention à la manière dont les esthétiques technos envisagent la relation entre l’humain, le machinique et l’environnement, nous interpréterons la dimension esthétique dans une perspective politique. Cependant, en considérant les différentes politiques dans et à propos de la musique (à partir des politiques sur la vie nocturne jusqu’aux messages politiques des producteurs musicaux), nous serons en mesure de mettre en évidence une expression esthétique déterminée. L’accent mis sur les différentes configurations de l’environnement rendues possibles par les déclinaisons esthétiques du facteur politique constitue le point crucial de cette étude et, en partie, révèle la

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signification du concept de modernité évoqué dans l’art contemporain, notamment la mécanisation de la relation entre les corps et l’environnement. C’est précisément à ce carrefour que se situe l’écologie politique en tant que méthode, dans la mesure où la dimension esthétique, ou la dimension environnementale, à entendre aussi au sens technique, est une dimension relationnelle et donc politique. A la question « thèse esthétique ou thèse politique ? », cette introduction devrait permettre de répondre et d’effacer le moindre doute en ajoutant une remarque importante. Comme dans toute production culturelle réalisée après l’avènement de l’opacité et du décalage entre représentation et épistémologie, comme Foucault l’a si bien décrit dans Les Mots et les Choses, la difficulté de l’analyse sera toujours liée à une tentative d’aligner la dimension esthétique à la dimension politique en opposition à la « dissonance » entre éthique et esthétique qui imprègne la philosophie de l’histoire, et donc aussi l’histoire de l’art, à la suite des grandes découvertes de l’école du soupçon. L’ambiguïté, évoquée au début, c’est-à-dire l’ambivalence de la techno en tant qu’art et l’ambivalence d’un art « techno » est un des éléments composant l’apparence de l’esthétisme qui imprègne notre société « techno ». Il s’agit d’une apparence qui, loin de ne pas avoir d’effets matériels et tangibles, transforme les relations et les territoires et avec eux la façon dont ils se reproduisent : la techno comme rituel et mythe de la société techno, comme psychologie de masse d’une société imprégnée par les nouvelles technologies.

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PREMIERE PARTIE : TECHNO, TECHNIQUE, TECHNOLOGIE

Chapitre 1. Écologie de la musique techno

We are back in acoustic space Marshall McLuhan

1.1 Ethnographie de la vie nocturne et du clubbing

La littérature traitant de l’organisation et de la collecte de données ethnographiques dans le domaine de la musique électronique et de la vie nocturne a souvent négligé la question de la méthodologie. Cette lacune est en partie due à la nature des événements à la limite de la légalité, en partie au retrait de la communauté du monde extérieur, aussi bien qu’à l’absence de règles exhaustives, étant donné la dimension relativement récente de l’objet à l’étude, à la différence des études ethnographiques sur la danse, la musique et les cultures urbaines. Ces données sur le plan ethnographique ont été proposées par Luis-Manuel Garcia, une personnalité éminente des études sur le clubbing et sur la musique électronique. Luis-Manuel Garcia a tracé des lignes directrices afin de dépasser ces difficultés et de développer un discours sur la méthode qui puisse aider le nombre croissant de personnes qui s’occupent de ces sujets. Luis-Manuel Garcia affirme que les spécificités propres à la vie nocturne, dimension temporelle privilégiée de l’underground, ne constituent pas un obstacle à d’autres domaines dans lesquels s’exerce la recherche ethnographique.20

En particulier, il existe six problématiques. Il convient de respecter les « vies nocturnes » des personnes qui choisissent de ne pas être dérangées pendant qu’elles s’amusent (respecting nightlives). Il faut établir un climat de confiance avec la scène « techno », en considérant qu’une partie de ce milieu choisit d’être « underground », et il est par exemple interdit de prendre des photos, et de collecter des données. Il est nécessaire de montrer du respect vis-à-vis du divertissement des autres, étant donné que nombreuses sont les personnes venues là aussi pour expérimenter des substances ou des limites sexuelles et physiques. Lorsqu’on mène des recherches ethnographiques dans une discothèque ou à une rave party, on travaille dans des contextes très bruyants et chaotiques, où il est facile d’être distrait et difficile de systématiser la collecte de données. Là où l'ethnographie de tradition coloniale permet généralement d'accéder aux biens, informations et contacts recherchés, l’ethnographe se heurte dans le milieu techno à un public souvent peu disposé à répondre aux interviews. Enfin, un autre obstacle à l’étude résulte des coûts engendrés par la vie nocturne (le prix des tickets ou des transports) aussi bien que de l’épuisement physique, mental et du temps nécessaire ! Ces indications nous offrent déjà des pistes de réflexion à développer.

20 Luis-Manuel Garcia, « Editor’s Introduction: Doing Nightlife and EDMC Fieldwork », Dancecult 5, no 1 (2013): 3-17, https://doi.org/10.12801/1947-5403.2013.05.01.01.

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La méthode ethnographique est amplement utilisée dans les études s’intéressant aux cultures populaires. Nombreux sont les chercheurs qui ont adopté cette approche pour donner forme à des études sur la musique, notamment les études traitant de techno-clubbing et de musique électronique sur lesquelles on danse.21 Les récits et les expériences directes des participants actifs dans la création de la scène techno (les DJ, les artistes, les producteurs, les promoteurs et les photographes) constituent d’autres éléments fondamentaux.22 Au cours de ces dernières années, la participation a augmenté de façon exponentielle, soit en raison d’une nouvelle vague de succès, soit de la prolifération des plateformes d’échange disponibles sur internet, qui ont permis un regain de curiosité pour la généalogie du genre. Des documentaires, des films, des expositions, des autobiographies, des vidéos et des interviews ont été réalisés et diffusés.23 L’objet à l’étude demande non seulement une approche qui relève de l’ethnomusicologie, mais aussi une observation sonore telle que l’écoute de morceaux de musique, de mix et de spectacles.

Nous commencerons par décrire l’approche adoptée aux fins de cette recherche à partir d’un projet ethnographique mené, depuis plusieurs années, par un chercheur, doctorant en anthropologie sociale de l’UCL que nous avons consulté surtout aux débuts de nos travaux de recherche. Philip Gordon Jackson raconte que son intérêt pour le clubbing lui est venu de la frustration éprouvée en constatant l’absence d’études sur le plaisir social. Comme suite à ces prémisses, Jackson a développé son étude à l’aide d’une analyse ethnographique et spatiale du clubbing. Il en est résulté un cadre constitué d’expériences et d’affects, avec lequel l’anthropologue anglais élabore une théorie de la sensualité. Jackson s’intéresse aux techniques corporelles. De même que Merleau-Ponty et que le neurologue Antonio Damasio, Jackson affirme qu’il y a la présence d’un corps dans l’esprit et que c’est le « corps » qui fait l’expérience du club ou de la discothèque. On ne peut pas négliger le club. Seule l’approche ethnographique peut rendre compte de ce que Jackson appelle « une herméneutique pratique ».24 Un des points communs qui ressort des interviews menées par Jackson concerne la notion de soi (self). Selon les personnes interviewées, la masse dans un club produit une altération de la conscience individuelle. La

21 Philip Gordon Jackson, « Sensual Culture: The Socio-Sensual Practices of Clubbing » (University College London, 2001), http://discovery.ucl.ac.uk/1317572/1/249735.pdf. 22 A sujet du contexte parisien, l’histoire personnelle de Laurent Garnier, une figure clef du panorama de la techno en France, revêt un caractère important. Laurent Garnier et David Brun-Lambert, Electrochoc: l’intégrale, 1987-2013 (Paris: Flammarion, 2013). 23 Il existe de nombreuses plateformes et revues en ligne spécialisées et dédiées au monde de la musique électronique. Parmi les portails les plus importants que nous avons utilisés pour nos recherches nous citerons : Resident Advisor, Electronic Beats, Red Bull Music Academy, Soundwall, Trax et Crack Magazine. 24 Jackson, « Sensual Culture: The Socio-Sensual Practices of Clubbing ». op. cit. p. 13.

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sensibilité du corps met constamment le soi sous la modulation produite par la circulation des sensations des corps. Jackson s’appuie sur les théories neurocognitives de Damasio, pour qui la racine de la conscience est un proto-soi (proto-self), une carte du corps intégrée dans l’esprit et qui dans le corps trouve son point de contact avec le monde et ses objets. Il ajoute :

Nous ne sommes pas conscients du proto-soi ; ce n’est qu’en circonstances exceptionnelles qu’il est possible de modifier consciemment le propre proto- soi grâce à la seule volonté consciente. Néanmoins, il s’agit d’une structure physique, qu’on peut donc manipuler avec le corps par la création de corps alternatifs, l’adoption de pratiques corporelles différentes, l’intoxication ou l’expérience de formes sociales différentes ; cette démarche altère le proto- soi et par conséquent restructure le point à partir duquel notre réflexion consciente sur le monde se manifeste. Il s’agit d’un état de conscience altéré qui, dans le cas du clubbing, est plus qu’une simple expérience individuelle, parce qu’il produit des états de sociabilité altérés.25

Jackson insiste sur l’opposition entre le soi un « être altéré », entre le club et le monde extérieur, entre le soi individuel qui ne s’altère qu’en des circonstances particulières et le concept environnement de l’habitus de Bourdieu, pour lequel le passé est un agent actif du/dans le présent. La thèse de Jackson s’articule autour de deux aspects : la sensualité et les substances. Quoiqu’il s’agisse d’éléments qui favorisent la plasticité de l’altération au sein du club, ces éléments à eux seuls ne peuvent suffire à définir l'appareil théorique et par conséquent l’orientation des recherches. Comme nous le mettrons en exergue dans les chapitres suivants, et en particulier celui consacré à Londres, l’ecstasy (ou MDMA)26 surtout dans les années 1990 a été un des facteurs fondamentaux d’agrégation dans les clubs, en favorisant une culture ouverte, sensuelle et altérée.27 Cependant, s’arrêter à ces confins serait une erreur. Tout d’abord, parce que les substances ne nous racontent qu’une partie de l’histoire. Et non seulement parce que

25 Ibid., p. 14. 26 La 3,4-méthylènedioxyméthamphétamine est une substance psycho-active communément appelée ecstasy dont les effets recherchés sont des sensations amplifiées, de l’empathie et de l’euphorie. Dans le rapport annuel de 2016 de l’Office des Nations Unies pour le contrôle de la drogue et la prévention des crimes (UNODC), les estimations indiquent qu’en 2014, 19,4 millions de consommateurs d’ecstasy avaient été recensés. 27 A propos du rôle de l’ecstasy dans l’explosion de la musique électronique et du clubbing en Angleterre nous faisons référence à Ben Malbon, Clubbing: Dancing, Ecstasy and Vitality (London; New York: Routledge, 2002). Simon Reynolds, Generation ecstasy: into the world of techno and rave culture, 1st ed (Boston: Little, Brown, 1998).

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plusieurs scènes techno sont « propres » (par exemple celle de Détroit, qui le revendique), mais surtout parce que la techno et les clubs ont un extérieur.

Il existe une continuité spatiale et temporelle qui relie l’intérieur à l’extérieur, l’expérience et la production de nouvelles subjectivités. Jackson préfère une approche empirique, qui finalement devient phénoménologique. Les éléments du club sont identifiés et isolés. En d’autres termes, Jackson décrit une phénoménologie des clubs répartie dans ses éléments – les murs, les substances, la danse – mais c’est comme si le temps (et la musique) s’arrêtait. Il n’y a pas de rythme ni de dimension. La variété multicolore des perspectives, qui traversent le club, n’est pas envisagée. Cette variété n’existe pas seulement à l’intérieur ; des mondes et des relations interagissent à l’intérieur et à l’extérieur de cet espace.

À l’entrée, chacun apporte son monde, sa semaine, ses croyances, en reproduisant les relations sociales. Il n’est pas possible de mettre l’aspect musical au second plan, ni d’oublier l’évolution du club, de ses acteurs, de ses lieux. Ainsi, cette approche fondamentalement fermée présente des lacunes importantes. Il faut y opposer une analyse ethnographique sur plusieurs niveaux qui si, d’un côté, observe les donnés – ici considérés dans le sens de ce qu’on donne de façon empirique – et de l’autre côté les systématise, en s’appuyant sur la tripartition écosophique de matrice guattarienne : la dimension mentale, la dimension environnementale et la dimension sociale. Par exemple, Rietveld écrit de « danse hétérotopique »28 comme d’une expérience complexe parmi les personnes qui mixent, les personnes qui dansent et celles qui sont là pour écouter ou pour consommer de la musique.

Rietveld offre plusieurs exemples ethnographiques, à partir de la scène underground de des années 1980, jusqu’aux stades occupés par les Superstar DJs29, et elle observe que ces relations ne sont jamais figées. L’expérience « sonique » est le résultat de constructions sociales où les différents niveaux de prise de conscience du milieu sonore par rapport à la classe, au genre et à la musique, multiplient les possibilités de participation. Notamment, Rietveld souligne le rôle joué par les DJ et les organisateurs d’événements (crew ou groupes, collectifs et agences) dans l’instauration d’une forme de relation particulière entre les DJ et le public. Dans

28 Hillegonda Rietveld, « Journey to the Light? Immersion, Spectacle and Meditation », in DJ Culture in the Mix: Power, Technology, and Social Change in Electronic Dance Music (London; New York: Bloomsbury, 2013), 79-102. 29 Cf. Dave Haslam, Adventures on the Wheels of Steel: The Rise of the Superstar DJs (London: Fourth Estate, 2001). pp. ix-xxiii.

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certains événements, la figure du DJ est patriarcale et autoritaire et la masse adore la figure narcissique du DJ. Par contre, dans d’autres clubs l’écoute de la musique est l’aspect principal de l’événement. En fonction de ces niveaux d’expérience et d’hétérogénéité, l’individu se mélange plus ou moins facilement à la masse. Ces diversités correspondent à un rapport différent dans la dialectique entre image et son. L’expérience musicale devient plus ou moins collective en fonction des formes d’interaction, en produisant d’autres espaces immersifs, en « spatialisant la musique même ».30

Dans la continuité des réflexions qui précèdent, nous souhaitons partir d’un exemple concret, celui d’une soirée à laquelle nous avons pris part en étant conscients d’en proposer une analyse ethnographique. Il s’agit d’une soirée techno du 2014 au Corsica Studios, un des clubs indépendants les plus connus de Londres. Le DJ était Donato Scaramuzzi (en art Donato Doozy), un des DJ italiens les plus appréciés du panorama musical international, dont la musique est souvent définie à l’aide de l’expression ambient techno, à savoir une forme de techno lente, caractérisée par des sons tirés de l’environnement, en couches superposées, de nature souvent géologique (tels que les sons d’évaporations, de gaz, de lave). Le DJ et producteur romain a confié que la ville n’est pas seulement l’image ou le contour de la musique électronique qu’il produit. La ville a un caractère propre, elle a la force de dicter les temps de la vie. Au début des années 1990, les parties dans le Canneto, à Rome, ont pris une telle ampleur qu’elles ont gagné le respect des artistes déjà confirmés en Angleterre et aux États-Unis. Les DJ et les producteurs sont parvenus à s’imposer avec créativité et expérimentation, en allant au-delà des frictions imposées par les logiques de la mentalité locale. Sa carrière a débuté dans les discothèques les plus populaires du Circé, ensuite au N.2 de Capri, une discothèque pour les touristes. Son parcours a consisté en une lente expérimentation qui lui a permis de comprendre la réaction des corps aux tendances musicales.

Apprendre à lire dans l’esprit des gens était l’aspect le plus difficile ; c’était le moment de devenir « psychologue » en se conformant aux désirs des gens, les secondant pour ensuite les faire s’enflammer, sans oublier qu’il s’agissait d’une

30 Makis Solomos, De la musique au son: l’émergence du son dans la musique des XIXe-XXIe siècles, Aesthetica (Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2013). p. 250.

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discothèque pour des vacanciers, laissant donc peu de place à l’expérimentation.31

Pour revenir aux circonstances de cet événement de 2014, rappelons que tout commence par l’identification sur le calendrier de la soirée idoine puis par la compréhension de la compagnie ou du groupe à créer. La communication se déroule en ligne. Le groupe d’amis se met d’accord en fonction de certains critères, tels que la préférence d’un genre particulier de musique électronique, le lieu, la durée de la sortie, l’importance et le prix de l’événement et ainsi de suite. Les genres technos varient de par leur intensité ; il existe des genres plus lents et amusants, et d’autres plus industriels et rapides. Le lieu à choisir est également important. Se retrouver dans un lieu bondé peut ruiner la soirée ; le contraire est également vrai. Être peu nombreux ne procure pas la sensation de plénitude corporelle escomptée. Quand tout concorde, les soirées sont gravées dans la mémoire collective : j’y étais. Tout commence dès que l’on quitte le travail, la maison, l’école. On se retrouve pour prendre un premier verre, ensuite on se prépare, on se retrouve tous au domicile d’amis communs. La soirée débute quand on se dirige vers le club en empruntant les transports en commun ou des moyens de transport individuels. La ville change immédiatement de forme, parce que pendant la nuit l’espace urbain revêt un caractère métaphysique marqué distant des rythmes diurnes, et en offrant une connexion plus directe à toutes les personnes qui vivent la nuit.32 Les lumières de la nuit éclairent différemment la vie des noctambules. La soirée commence véritablement à l’arrivée au club. Les territoires urbains qui ont été délaissés se retrouvent amassés dans le corps comble de la salle de danse. Le DJ détermine la coordination et le mouvement de l’ensemble des corps. On observe le DJ et la masse selon différentes perspectives : celle frontale, du pouvoir univoque ; celle totale, du DJ et de la masse réunis ; celle décentrée, sans la figure du DJ, afin d’explorer les interactions entre groupe et individu ; celle des codes entre les individus ; celle extérieure, quand les personnes sortent pour fumer et peuvent entendre la masse depuis l’extérieur et, enfin, celle cognitive, thérapeutique et intensive, qu’on pratique les yeux fermés. Pour chaque perspective, il existe un enchaînement de figures et de formes qui relient l’intérieur du club avec l’extérieur et au niveau de la surface corporelle.

31 Ivo D’Antoni, « E.P. 200 - Roma - Donato Dozzy - Podcast », Electronique.it, 15 avril 2013, http://www.electronique.it/podcast/10194-e-p-200-roma-donato-dozzy. 32 Nick Dunn, Dark Matters: A Manifesto for the Nocturnal City (Winchester, UK Washington, USA: Zero Books, 2016).

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À son sommet, la soirée est électrisée par une série continue de décharges. Cette phase dure encore quelques heures, jusqu’à six, sept heures du matin, ou même plus, pour les plus insatiables. Dans les discothèques qui restent ouvertes pendant plusieurs jours, il y a plusieurs climax. Le climax est le moment où la production de significations se projette en tant qu’imagination collective. Les symboles naturels sont libérés, communiqués et échangés au rythme de la musique. En fin de soirée, quand dehors il fait déjà jour, en général le groupe se dissout ou se dirige vers un lieu pour se détendre collectivement et dormir.

Le club Corsica Studios se trouve à Elephant and Castle, au sud de la Tamise, dans le premier quartier en dehors du centre où le tourisme londonien tend à disparaître. Le quartier se caractérise visuellement par un grand rond-point qui répartit le flux ininterrompu des véhicules se dirigeant vers les quartiers de banlieue, qui se déploient vers le sud. C’est un carrefour traversé par deux lignes de métro et différents nœuds ferroviaires. D’ici, on arrive à Oval, Stockwell, Brixton et Battersea au sud-ouest, Camberwell, Peckham et New Cross à l’est. Elephant Castle fait partie de l’arrondissement (borough) de Southwark. Bien qu’il soit un des arrondissements les plus pauvres d’Angleterre, à côté du Tower Bridge et du London Bridge, il accueille la municipalité de la City ainsi que le siège de l’entreprise multinationale PricewaterhouseCoopers (PwC), une des quatre premières entreprises de comptabilité à l’échelle mondiale. En 2012, la PwC a généré des profits s’élevant à 31 milliards de dollars, un peu moins que le PIB de la Serbie. Face à l’entrée du Corsica Studios, l’Heygate Estate, un des symboles de la décadence métropolitaine anglaise, imposait sa magnificence dystopique. Cet immeuble de style Le Corbusier, construit en 1974, hébergeait plus de 3 000 personnes (fig. 1). En 2004, l’arrondissement de Southwark a décidé de le démolir, même si les travaux n’ont commencé que sept ans plus tard, en 2011. Ce plan de restructuration fait partie d’un projet urbain de 3 milliards de livres sterling visant à construire 5 000 nouveaux logements, 4 hectares d’espaces commerciaux, 5 espaces verts et un hub renouvelé pour le transport local. S’il est vrai que cette opération est une restructuration urbaine de nécessité discutable, sur le plan macro-économique elle est fragment de la grande bulle immobilière qui enveloppe la capitale britannique. James Meadway, un expert en économie de la New Economics Foundation, affirme que la bulle s’accroît à un rythme plus élevé que ceux ayant précédé la crise. Au cours des 12 derniers mois de l’année 2014, Londres à elle seule a connu une croissance des valeurs immobilières de 10 %. En termes généraux, ce type d’inflation correspond, au minimum, à un tiers de l’augmentation du produit intérieur national brut masquant d’autres indicateurs négatifs tels que la baisse des salaires, des exportations et l’augmentation des taux d’intérêt des emprunts souscrits pour les achats immobiliers.

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Le club, ouvert en 2005, a été construit à l’intérieur des deux arcades ferroviaires limitées par trois éléments (fig. 2). Sur le côté nord-est, une ruelle sépare l’entrée du club des grillages qui protègent le chantier de rénovation du Heygate Estate. Sur le côté sud-ouest, celui couvert par les murs de la station de métro et la gare, on trouve le rond-point de Elephant and Castle, au centre duquel se trouve le monument de style brutaliste dessiné par l’architecte Rodney Gordon et dédié à Michael Faraday, le père de l'électromagnétisme et de l’électrochimie.

Le plafond du club est constitué par la voie surélevée où circulent à grande vitesse des trains suburbains rapides et bruyants qui relient l’horizon des banlieues au centre de la capitale. Le club ne compte qu’un étage, où se situent deux petites salles de danse avec une installation musicale de qualité. La qualité acoustique est tellement bonne que, même pendant les concerts, les spectacles et les DJ sets les niveaux sont élevés, les personnes parviennent à converser sans effort. Il y a quelques lumières d’un bleu dense et électrique, d’autres sont blanches. Le résultat est un espace sombre, mais accueillant. Il y a même un espace extérieur pour fumer et lier connaissance, où les personnes déposent au vestiaire leurs manteaux et leurs sacs. À l’arrière il y a les sorties de sécurité d’une autre discothèque latino-américaine.

Le seul bar de la discothèque se trouve au fond de la salle principale. Les barmen ne sont que trois. Les files d’attente se forment au début et à la fin de la soirée. Les canapés opposés au comptoir sont souvent occupés après quatre heures du matin. Les toilettes, distinctes pour les hommes et pour les femmes, se trouvent à l’étage supérieur, auquel on y accède par des escaliers situés entre les deux salles. A la moitié de la soirée, les toilettes sont submergées de gobelets en plastique vides, de tags, de graffiti, de flyers, de traces de stupéfiants. Normalement, l’entrée au club coûte environ £12. Les Corsica Studios peuvent accueillir jusqu’à 350 personnes et, même à ce stade, le club n’est jamais trop rempli. Il reste toujours assez d’espace pour bouger, sortir, rentrer et passer d’une salle à l’autre. Il se définit comme étant un club moyennement petit. Depuis 2005 jusqu’à aujourd’hui, ce club a accueilli presque 10 000 événements, 1 million de personnes et 2 500 jours de musique. C’est un des vingt clubs les plus connus du panorama techno londonien.

Au fil des années, depuis cette soirée de 2014 jusqu’à aujourd’hui, le paysage urbain a profondément changé, surtout dans les zones proches du club. Le Heygate Estate a été entièrement démoli. Dans la zone située autour du club, se sont construits de nouveaux

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immeubles, dans lesquels sont vendus des appartements de luxe.33 La démographie du quartier, connu pour associer historiquement des communautés de migrants, d’étudiants, issues de la working class noire et latino-américaine a profondément changé. L’étude remarquable – mais triste – d’un groupe de militants sociaux locaux a souligné graphiquement le déplacement de masse (displacement) des anciens résidents de l’Heygate Estate vers les banlieues de la ville.34 Au-delà des coûts financiers générés, ce genre de déplacements mine le tissu social et relationnel construit par les individus et les familles au fil des années ; il détruit des communautés pour laisser place à un projet qui commercialise l’habitat urbain. Dans la zone de Elephant and Castle on trouve beaucoup d’agences immobilières promotrices d’un style de vie au nom de la consommation, où des termes tels que « urban », « community », « creative », « exciting », « dynamic », « vibrant », « cultural », « luxury » sont exploités à des fins promotionnelles et sont associées au pire langage colonial : « oasis », « exotic », « village », « diverse » (fig. 3).

33 Après la seconde guerre mondiale, les maisons populaires (council estates) devinrent un élément urbain central pour le développement des villes anglaises. Avec la loi « Housing Act », entre 1985 et 1988, dans le sillon des réformes orientées vers la libéralisation du secteur, les maisons populaires sont passées aux mains des « housing associations », ou organisations privées à but non lucratif qui ont pour objet de proposer des habitations à des prix accessibles. Toutefois, le rôle des housing associations au fil des ans a profondément changé, et à l’heure actuelle ces associations sont vues comme des associations qui favorisent le processus de gentrification, dans la mesure où étant propriétaires des maisons populaires, elles ont le droit de vendre. Aux anciens propriétaires sont souvent offerts des prix d’achat bien inférieurs au prix du marché, qui ne leur permettent pas d’acquérir des propriétés dans le voisinage. Une fois les travaux de restructuration achevés, les nouveaux appartements ont des prix exorbitants et sont proposés à un type de clientèle totalement différent de celui des habitants déjà expulsés (en général les seuls à pouvoir acheter les nouveaux appartements sont ou des investisseurs provenant de paradis fiscaux étrangers ou la classe moyenne blanche). En conséquence, les populations s’aperçoivent que le renouveau des quartiers se fait par la liquidation et la démolition des maisons populaires et mine de ce fait le tissu social. Andy Beckett, « The Fall and Rise of the Council Estate », The Guardian, 13 juillet 2016, sect. Society, https://www.theguardian.com/society/2016/jul/13/aylesbury-estate-south-london-social-housing. 34 La figure est tirée de Dan Hancox, « Gentrification X: How an Academic Argument Became the People’s Protest », The Guardian, 12 janvier 2016, sect. Cities, https://www.theguardian.com/cities/2016/jan/12/gentrification-argument-protest-backlash- urban-generation-displacement.. La majeure partie des informations sur l’histoire de l’Heygate Estate et du processus de gentrification à Elephant and Castle est tirée des archives en ligne Southwark Notes d’un groupe d’activistes engagés dans les luttes en faveur de l’habitat au Sud de Londres. En particulier, nous voudrions mentionner les articles suivants. « REGENERATION? GENTRIFICATION? », Southwark Notes - whose regeneration? (blog), 30 décembre 2009, https://southwarknotes.wordpress.com/what-is-regeneration-gentrification/. « HEYGATE ESTATE », Southwark Notes - whose regeneration? (blog), 28 décembre 2009, https://southwarknotes.wordpress.com/heygate-estate/.

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Nous sommes retournés à plusieurs reprises aux Corsica Studios, par exemple en 2017, à l’occasion d’un concert de GAIKA, un artiste de Brixton (un quartier près du club) connu pour mixer des genres de musique différents dans une fusion de cyber-gothique, d’afro-futurisme, de dancehall music et de grime des Caraïbes. Depuis la scène, GAIKA exhortait la petite masse à ne pas capituler face à l’expansion du néolibéralisme. « Rien ne peut nous arrêter, ni Theresa, ni Boris. » Mentionner le Premier ministre Theresa May et l’ancien maire de Londres, Boris Johnson, faisait partie d’un acte qui, comme dans la plupart de sa production, associe la musique, l’art et la politique. L’intérêt des médias spécialisés pour les rencontres avec GAIKA a du sens : il s’agit d’un artiste nouveau qui apporte de la créativité et de l’innovation des deux côtés de l’Atlantique, sur une scène musicale souvent saturée de tout sauf de politique. Son mixtape SECURITY,35 publié par Mixpax en avril 2016, et MACHINE,36 une autoproduction de 2015, sont l’expression d’un nouveau courant électronique et du cross-genre qui ne craint pas de parler de discrimination raciale, de la brutalité de l’état policier et des résistances urbaines. Ces dernières années, les éléments qui caractérisent la musique de GAIKA ont été largement décrits et sa production a été associée au « son de la megacité ».37 GAIKA monte sur scène avec des masques dystopiques, où l’Afropunk se mêle aux traditions des Caraïbes du dancehall, à l’obscurité mélancolique industrielle et à la poésie des performances. Le pouvoir de son esthétique réside dans sa capacité à refléter la richesse de la diversité de Londres en créant une identité à strates multiples et inclusive. Sa « brutalité magique » dérive de la dureté de vie quotidienne dans l’Angleterre austère. D’une chanson à l’autre, GAIKA parle ouvertement de gentrification.

Ce processus, désormais d’une ampleur planétaire, se déclenche suite à des politiques qui, en premier lieu, marginalisent les classes laborieuses et les émigrés, pour ensuite, pendant les phases de crise des marchés, les exposer par des plans de restructuration urbaine financés par les capitaux financiers. La théorie de David Harvey affirme que le marché immobilier agit comme un second circuit des capitaux spéculatifs. À chaque crise ou bulle financière, les capitaux se déplacent du circuit financier vers le circuit immobilier et vice versa.38 À cela, viennent s’ajouter les effets des politiques néolibérales concernant la composition et le tissu urbain des

35 GAIKA, SECURITY, 10xFile, MP3, 320 (UK: Mixpak - MIXT001, 2016). 36 GAIKA, MACHINE, 10xFile, MP3, Mixtape, 320 (UK: Not on Label, 2015). 37 Rory Gibb, « Gaika: Sounds from the Megacity », The Wire, 2016. 38 Malgré les différences entre pays industrialisés, pays émergents, Nord-Sud, Est-Ouest (en particulier le cas de la Chine) et les spécificités de chaque ville, certains géographes avancent l’hypothèse selon laquelle on peut parler de gentrification à l’échelle planétaire. Loretta Lees, Hyun Bang Shin, et Ernesto López Morales, Planetary gentrification, Urban futures (Cambridge, UK : Malden, MA: Polity Press, 2016). p. X.

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villes. Étant donné les politiques d’austérité et de réduction de fonds attribués aux services publics, les gouvernements locaux, en particulier les communes de la ville métropolitaine de Londres, ont dû faire face à des réductions de dépenses qui souvent s’élevaient à près de cinquante pour cent. Afin de récupérer de l’argent rapidement, les conseils municipaux ont vendu des biens du patrimoine public à un prix dérisoire. Les bibliothèques ont été transformées en gymnases privés, les écoles techniques et les cours du soir en appartements, les petits magasins en chaînes de fast-food. Dans ce scénario, les discothèques indépendantes et non- indépendantes, telles que le Corsica Studios, se trouvent à l’épicentre de la gentrification urbaine, dans un cycle que Garcia a défini « de commercialisation et spéculation ».39

Parallèlement, à cause d’une part, des tentatives de privatisation de l’enseignement supérieur, lancées en 2010 par le gouvernement de coalition guidé par les conservateurs, et d’autre part, de l’introduction des frais minimum d’inscription à l’université s’élevant à 9 000,00 livres sterling, les clivages entre les classes sociales se sont accentués ; de plus en plus de jeunes gens anglais trop qualifiés, sont contraints d’accepter des contrats de travail à zéro heure ou des emplois sous-payés afin de rembourser leur student loan. C’est dans ce contexte que, dans BLASPHEMER, GAIKA se demande : « Can we talk about needing jobs, Can we talk about cleaning blocks, Can we talk about grief and loss, Can we talk about black boys, Walk out in the street and just ah get shot, How you gonna let them killer cops off ».40

Un élément critique de l’esthétique de GAIKA est l’environnement urbain. L’artiste de Brixton joue avec ce concept, en allant au-delà des simples villes. Il préfère les insérer dans un récit urbain, comme dans la vidéo commerciale : « Untaggable : #city », où les quartiers de différentes métropoles telles que Bogotá, San Francisco et Tokyo se rencontrent, se marginalisent, se confondent.41 Dans une conversation avec Davies,42 GAIKA raconte un peu de l’histoire ayant permis la composition de la mixtape MACHINE, qui a été profondément influencée par les villes où il a vécu. « Londres est l’origine. C’est le ETERNAL HOOD [capot

39 Luis-Manuel Garcia, « Perspective: What Happened to the ’24-Hour City’? », Crack Magazine, 4 octobre 2016, http://crackmagazine.net/opinion/opinion/perspective-happened-24-hour-city/. 40 Notre traduction. « Pouvons-nous parler de besoin de postes de travail ? Pouvons-nous parler de ce que veut dire ‘nettoyer’ les maisons populaires ? Pouvons-nous parler de douleur et de perte ? Pouvons-nous parler de jeunes hommes noirs ? Pouvons nous parler du fait de marcher dans la rue et de se faire tirer dessus, de comment on fait pour laisser dehors les ‘killers’ en uniforme ? ». 41 NOWNESS, Untaggable: #city - NOWNESS, 2017, https://vimeo.com/201146628. 42 Natalie Davies, « GAIKA’s EasyJet guide to “Machine” », Dummy Mag, 19 novembre 2015, www.dummymag.com/features/gaikas-easyjet-guide-to-machine.

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éternel], notamment une forteresse de solitude située au sud du fleuve ». Il parle de GREY, un des morceaux de l’album auto-produit, mais aussi le nom du collectif de Manchester formé par Bipolar Sunshine, Jazz Purple et August + Us ; GAIKA répète que « nous avons mené une partie importante de ce travail à Manchester, dans des usines désaffectées et transformées en centres de production artistique ; nous avons aussi beaucoup travaillé pendant les millions de nuits paranoïaques passées sous les lumières strobo septentrionales. » Après avoir quitté le nord de l’Angleterre, GAIKA est allé sur le continent. « [Amsterdam] et ses habitants ont contribué, de façon abstraite, à ce projet, car ils ont constitué la distribution d’un film néerlandais imaginaire, dont cet album est la partition. MACHINE est la bande originale destinée à accompagner les scènes prises dans des rues labyrinthiques et brumeuses prises au ralenti. » Enfin il évoque la capitale allemande. « Berlin est un lieu où j’ai vécu et où je me suis souvent rendu au cours de ces six dernières années. On était sur le set d’une des vidéos lorsque quelqu’un a déclaré que MACHINE ressemble à un piège hallucinogène du Panorama Bar.43 À mon avis, les genres musicaux sont inutiles. Berlin est un lieu où on apprend rapidement qu’il n’existe pas de limites en dehors de notre esprit. »

Cette première description de type ethnographique permet de commencer à identifier certaines composantes de « l’écosystème techno ». Les artistes technos présentent une forte identité urbaine, exprimée sous forme d’un continuum entre ville et musique. Leur production musicale offre une image de la ville techno. La ville s’imagine et se conçoit musicalement. Donato Doozy devient le psychologue des corps qui dansent. GAIKA dénonce les effets ravageurs de la gentrification, du régime policier, du racisme, de l’austérité. Dans son discours sur l’acte créatif et le devenir urbain, Tiziana Villani rappelle qu’ « il faut mettre en œuvre une considération artistique […], puisque le corps est un réseau de langages qui tressent des communications différentes, permettent de comprendre l’environnement de façon articulée et d’en faire un lieu vivable autant que possible ».44 L’expérience musicale est assurée par les relations sociales, qui à leur tour dépendent également des conditions économiques et politiques à l’intérieur et à l’extérieur du club. Néanmoins, au fil des années, c’est une image de la ville en devenir qui se dégage comme première sensation vécue : une image publique et de groupe de la musique techno.45 Ce qui demeure est l’expérience collective du club, comme si on avait

43 Berghain/Panorama Bar est un club berlinois ouvert en 2004 considéré une destination de pèlerinage. 44 Tiziana Villani, Ecologia politica: nuove cartografie dei territori e potenza di vita (Castel San Pietro (Roma): Manifestolibri, 2013). p. 24. 45 Kevin Lynch, The Image of the City (Cambridge, Mass.; London: MIT Press, 2010).

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coproduit un excès, notamment un surplus social qu’on a pu interpréter grâce à la musique et à la création artistique.

Une des dernières fois où nous sommes allés aux Corsica Studios c’était à l’occasion de la présentation du « londonunderlondon », une installation sonore crée par Mark Fisher, un critique théorique décédé en janvier 2017 et connu pour son essai Capitalism Realism, et par Justin Barton. « Londonunderlondon » est un audio-essay hypnotique d’une durée de 90 minutes qui raconte l’histoire souterraine de Londres. Cette installation sonore n’est pas accompagnée d’images, ce qui est un choix pertinent dans la mesure où cette installation invite le petit public à écouter et à rêver les yeux ouverts. Il n’y a pas d’effet cinématographique, pas de dialectique entre sonore et visuel. L’unique solution est d’écouter. L’exercice acoustique crée une connexion collective avec la bande originale de la ville souterraine de Londres. C’est une façon de s’harmoniser avec le caractère de la ville.

Partant d’un présent indéfini, la voix de Mark Fisher guide le public à travers les différentes zones du centre de Londres. Magasins, musées, autres magasins. La ballade devient assez ennuyeuse et les sons urbains prennent le dessus. On entend les sons de l’eau sombre qui gicle le long de la gare de Temple, des incendies nocturnes, qui autrefois embrasaient la capitale de l’Empire, des royaumes souterrains où vivent les animaux citadins de Londres. Lorsque la voix poétique de Fisher devient plus douce et tendre, notre attention descend dans le royaume de la micro politique. À mesure qu’on écoute, on se sent de plus en plus petits face à cette méga machine urbaine ou, comme affiché à l’entrée du club, Londres nous apparaît comme « une structure mortifiante ». On a l’impression d’être incité à regarder l’environnement bâti à travers les yeux d’une créature minuscule. « Londonunderlondon » comprend plus d’une douzaine de sections et il est aisé de s’y perdre.

Des voix multiples (d’hommes et de femmes) et des morceaux audio sans partie vocale se succèdent dans les sections narratives, en saisissant les changements des éléments fantastiques et en proposant des sauts dans le temps entre différentes périodes historiques. Les lecteurs de Mark Fisher reconnaîtront quelques-unes de ces périodes thématiques, telles que la ville de Londres gothique de Marx, les vampires banquiers, les enfants de la rue de Charles Dickens, les séries télévisées telles que Doctor Who, les slogans des publicités de type fordiste. Une série de sections aussi joyeuses qu’inquiétantes est également présentée. Nous entendons les docks couverts d’opium à l’époque des guerres chinoises du dix-neuvième siècle. Nous croisons des familles de cochons et de sangliers qui vivent dans le réseau des tunnels sous nos pieds et nous

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écoutons d’autres légendes qui racontent Londres dans son immensité et sa profondeur. La ville prend la forme d’une composition polyphonique.46

La troisième section qui diffère des autres, est insérée entre deux sections audio caractérisées par les sons mous et perforants de la dépression. Dans cette section, la voix amusée de Mark Fisher nous emmène dans une ville de Londres submergée, peuplée d’iguanes et couverte de vertes forêts tropicales. Il n’est pas évident de savoir si on se trouve dans un futur post-humain ou bien à l’époque où Londres était encore reliée au continent, mais cela procure un sentiment d’apaisement.

Nous sommes allés au Corsica Studios au moins une douzaine de fois, dès le mercredi et le jeudi soir, quand le club organise des soirées à caractère culturel comme des expositions, des concerts et des installations audio vidéo, jusqu’aux after party du dimanche. Deux catégories de personnes vont au Corsica Studio le dimanche, lors des événements « Jaded » (fig. 4) (littéralement « fatigué/e »). Le dimanche le club est fréquenté par ceux qui sont venus dès le samedi et veulent continuer la fête aussi bien que par ceux qui, après le petit-déjeuner, rencontrent des amis pour passer le dimanche au club. La deuxième configuration présente clairement des avantages, aussi sur le plan ethnographique. Le matin, les personnes qui fréquentent le club sont habituellement plus lucides, moins « jaded » et il est alors plus facile de mener une recherche sociale. À onze heures du matin, une petite masse de deux, trois cents personnes se constitue. La musique est faite de graves pleins mais doux en même temps, qui feront encore danser les gens pendant quelques heures, jusqu’à la fermeture du club à trois heures de l’après-midi. On distingue immédiatement les personnes qui se trouvent dans le club depuis le soir précédent de celles qui ne sont là que depuis quelques heures. Il y a beaucoup de petits groupes dans l’espace extérieur qui permet aux personnes d’aller prendre l’air ou d’aller fumer. Le contraste entre la lumière du jour et l’ambiance sombre de la salle se reflète dans les yeux des personnes, dont le teint est brillant et pâle comme de la porcelaine. À trois heures, nous sortons du club et nous ne pouvons éviter de songer que quelques années auparavant nous nous serions retrouvés en face de l’imposant bâtiment du Heygate Estate. Aujourd’hui l’horizon est plus large, nous regardons le chantier et les énormes panneaux qui font la publicité de l’énième appartement de luxe en vente que, malgré nos salaires mensuels au-dessus de la moyenne, nous ne pourrions jamais nous permettre d’acheter. Nous sommes plusieurs à faire ce constat et,

46 Lidia Decandia, « Towards a Polyphonic Urban Score », City, Territory and Architecture 1, no 1 (décembre 2014), https://doi.org/10.1186/s40410-014-0012-3.

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ensemble nous nous dirigeons vers la gare routière pour atteindre une zone périphérique plus au sud où passer le reste du dimanche. Des amis proposent d’aller à l’after de l’after party, chez un des organisateurs de la soirée. Nous prenons l’adresse, au cas où nous changerions d’avis et nous commençons à dire qu’il faut absolument éviter de parler de la semaine de travail qui arrive.

Pour conclure cette section, nous souhaiterions résumer quelques caractéristiques de la musique, de la culture et des milieux technos, à partir des notes ethnographiques présentées ci- dessus. Nous commencerons par la fin, notamment par le club alternatif Corsica Studios. Les observations recueillies pendant plusieurs années ont permis d’établir que la relation entre musique et culture techno se traduit en une esthétique techno qui renvoie à différentes urgences politiques particulièrement sensibles aux transformations de l’espace urbain. Le club, comme dans le cas du Corsica Studios, joue le rôle d’espace social où le même public est sollicité pat différents genres musicaux et pressé par différentes problématiques sociales (gentrification, racisme structurel, politiques de genre). Par exemple, il n’est pas possible de qualifier la musique de GAIKA de musique techno, au même titre que la musique du Dj et producteur Donato Doozy et des centaines d’artistes qui ont mixé dans le club. Cependant, si on considère le club Corsica Studios comme un environnement où l’on tire plaisir de la culture techno, on peut établir un lien entre les différents éléments expressifs et esthétiques.

Le club devient un lieu d’expérimentation artistique et musicale, où la techno devient une musique hybride qui évolue. Le club est traversé par diverses sensibilités, qui toutes appartiennent au champ de ce que l’on désigne par culture de la musique techno, une expression artistique dont l'objet est d’expérimenter les « relations sociales techniques ». Du point de vue théorique, on peut affirmer que le sujet central est le développement technologique aussi bien que les possibilités offertes par les potentialités évolutives des nouvelles technologies dans différents domaines (numérique, artistique et de la communication). C’est précisément la dimension écologique et environnementale qui permet d’envisager des conceptions moins simplistes que les conceptions binaires entre musique et culture. Le phénomène techno restitue à l’aide de moyens artistiques les transformations urbaines et convertit l’environnement métropolitain en une production d’images sonores qui valorisent les espaces où la musique techno est donnée. On peut, de ce fait, parler d’« écologie techno », parce que la techno se situe dans un rapport organique face au caractère artificiel de la nature urbaine.

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1.2 Musique et culture techno

Ce chapitre présente l’approche méthodologique employée dans l’analyse de la musique techno et expose la liste des arguments en faveur d’un lien entre la musique et la culture techno (technoculture). Cette expression artistique que nous emploierons devient un phénomène culturel qui offre une nouvelle interprétation du développement technologique et de ses effets sur le rapport entre les relations sociales et les territoires urbains. L’esthétique de la musique techno, loin d’être univoque, renvoie aux différentes façons d’évaluer le rôle de la technologie. En d’autres termes, tout au long de l’évolution de la musique techno, il est possible de saisir différentes priorités concernant le rôle et les évolutions de la technique. Pour ce qui est de l’analyse esthétique du genre, cette thèse prend en considération trois facteurs. Le premier a trait aux compositions sonores, qui sont considérées comme des textes et présentent ainsi des histoires, des narrations et des messages. Le second facteur est la musique, qui doit être interprétée en tant que traduction de la relation entre les corps et l’environnement. Enfin, le troisième facteur : en conjuguant les deux premiers facteurs d’observation, on interprètera les productions techno comme des expressions du thème identifié au début, c’est-à-dire selon différents points de vue vis-à-vis du rôle de la technologie. En ce sens, en fonction de l’esthétique musicale, il sera possible d’identifier différentes priorités environnementales qui dans leur interprétation esthétique deviennent des perspectives politiques sur la technologie et ses effets. Ces effets se répercutent tant sur les transformations des territoires urbains que dans les médiations des relations sociales. Finalement, on peut considérer ces ouvertures comme des réflexions ou des propositions relatives aux transformations spécifiques entraînées par la technologie et assumées par la techno. La combinaison de différentes méthodes a permis l’identification de ces sujets. En particulier, nous avons mis en relation directe la méthode ethnographique et la participation active à la scène musicale en portant sur elles un regard critique par rapport aux théories qui ont porté davantage sur l’étude de l’aspect technologique dans l’art.

Dans le premier chapitre figurent trois niveaux d’enquête. Le travail de recherche a permis de mettre en exergue certains « faits sociaux ». La musique techno est un mouvement artistique qui présente des courants internes très différents l’un de l’autre, mais qui partagent le même thème central, notamment la création d’un discours sur la technique à partir de la créativité et de l’ouverture offerte par les nouvelles technologies. La musique techno se développe essentiellement en milieu urbain parce que, même si elle représente des orientations politiques différentes, elle s’inscrit dans les dynamiques « micro » et « macro » de transformation des villes, en particulier celles liées à la réutilisation des espaces urbains, à leur connexion et à leur

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consommation. Le dernier « fait social » est lié aux tentations post-humanistes de la techno. Si la figure hybride du cyborg domine dans certains environnements techno, il est vrai aussi que d’autres interprétations de la musique techno réaffirment « autrement » certaines dimensions humaines ; la relation entre les corps et l’environnement modifiée par les progrès des technologies numériques et de la communication met en évidence la nature désormais artificielle de l’être humain.

Ces faits, qui constituent le point de départ de ce travail, doivent être circonscrits par rapport à une théorie sociale. C’est pour cette raison que les faits sociaux découverts lors de ces travaux de recherche ethnographique seront critiqués à la lumière des théories existantes sur ces sujets. L'écosophie ou écologie politique a développé une critique de la société basée sur le caractère irréductible des relations entre l’environnement, la sphère sociale et la sphère psychique. Ce qui advient dans un de ces domaines a des répercussions sur les deux autres. On observera que la musique techno représente différentes configurations de ces relations interconnectées. C’est la traduction sonore d’un environnement de la dystopie, comme celui de Détroit durant la seconde moitié du vingtième siècle, ou de Berlin a l’époque du mur ; c’est l’image de l’introduction de la technologie dans la sphère cognitive. « Technofy your mind », scande le duo Cybotron dans Clear, un des leur singles les plus célèbres. C’est aussi la bande sonore de nouvelles façons de créer du lien social, lorsque la techno devient le lien entre le temps libre et les nouveaux espaces urbains. Cette configuration entre l’environnement, la sphère sociale et la sphère psychique, renvoie à une deuxième piste de réflexion théorique, qui considère de plus près une critique de l’économie du capitalisme cognitif, parce qu’elle reproduit un certain type de culture techno. Par capitalisme cognitif, on entend un système de production et de reproduction postindustrielle basé sur la capacité des corps et des facultés cognitives à assimiler des informations et à les traiter ; un système dans lequel la communication joue un rôle fondamental dans la production de valeur. C’est ainsi que la figure du cyborg représente le sujet du nouveau capitalisme. Il peut être flexible, intelligent et décomposable aussi bien que coopératif, être d’une aide précieuse et être socialement connecté. Il est l’expression de potentialités, comme dans le cas du techno féminisme évoqué par Donna Haraway. Mais, comme toutes les subjectivités, il comporte les contradictions politiques de sa position au sein d’un système de production capitaliste, qui souvent ne révèle ni ses points de rupture, ni les voies de sortie du système. En d’autres termes, se pose la question suivante : est-ce que la subjectivité cyborg représente une figure à même de créer des espaces libres, ou faut-il la considérer comme le produit d’un modèle de développement, incapable de rompre avec les technologies de capture et de destruction des territoires urbains ?

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Finalement, à la théorie sociale, nous ajouterons un niveau supplémentaire d’analyse philosophique, réalisée notamment à partir des ouvrages anthropologiques sur la technique. Dans l’introduction, nous mentionnons quelques-uns des traits caractéristiques de ce phénomène. Le développement technologique avec ses effets de transformation dans le domaine des relations sociales, politiques et environnementales résume l’objet, le style et la méthode de la techno. Lorsqu’il ne s’agit pas proprement de musique techno, il s’agit de culture techno. Lorsqu’il ne s’agit apparemment pas de culture techno, la musique réussit néanmoins à s’implanter dans une autre dimension autre que technologique : dans le passé, dans la nature et dans certains états d’âme.

La grande diversité de la techno réside ainsi non seulement dans ses différents sous-genres et dans ses différentes vitesses, mais aussi, sur le plan esthétique et politique, dans la restitution d’une vision de la société. Cette vision varie en fonction des changements de nos jugements de valeur vis-à-vis du rôle du développement technologique dans la transformation des relations sociales et des territoires. En ce sens, une analyse esthétique de la techno est politique, puisque la musique techno véhicule des messages sur la médiation technique entre environnements, corps et savoirs.

Plus généralement, on pourrait affirmer que si, autrefois à chaque « genre » correspondait un « expressionnisme » déterminé, aujourd’hui chaque genre (musical, mais aussi artistique ou littéraire) peut avoir des positions politiques multiples. C’est peut-être là le legs de la modernité, à la suite à la victoire de la technologie sur le politique. La technologie s’est étendue à tous les niveaux sociaux, devenant une plateforme qui permet d’échanger un contenu pour un autre, en donnant l’illusion que la technologie elle-même est pur médium. Même si on accepte, en partie, l’image de la technologie comme simple moyen, si nous voulons nous éloigner du processus d’interchangeabilité de tout contenu ou de toute valeur, quand nous voulons rejeter la commercialisation totale de vies et des connaissances, il devient difficile de se positionner vis-à- vis du rôle de la technique.

Ecrire au sujet de la musique techno signifie alors se confronter aux conditions sociales, économiques, politiques et environnementales dans lesquelles la techno est née et évolue. A ce propos, dans le domaine des sciences sociales et des études culturelles, il existe de nombreux ouvrages sur la culture techno, qui peuvent nous éclairer sur une des premières relations entre la musique techno et ses structures culturelles, compte-tenu de l’importance de la dimension sociale et culturelle des technologies. Les chercheurs qui étudient la techno-culturel ont hâte de formaliser une analyse « [sur] le rôle de la technologie dans la détermination de la culture et sur

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le rôle de la culture dans la structuration de notre façon d’utiliser, de produire, de redéfinir les technologies et les liens que nous entretenons avec les technologies ».47

Robins et Webster affirment que l’époque de la technoculture s’accompagne de discours et de critiques. Un de ces discours concerne le caractère inoffensif de la technologie, que d’autres penseurs définissent sous le nom de « technolâtrie ». Un autre propos, semblable au premier, concerne la technologie en tant que spectacle. En troisième lieu, la technologie peut être considérée neutre et inévitable. Dans les deux derniers cas, c’est une sorte de déterminisme historique qui accompagne le propos sur la technique. Finalement, Robin et Webster remarquent dans les vagues de la techno-utopie une cécité vis-à-vis des apports intellectuels à la croissance d'une économie basée sur internet.48 L’expression technoculture peut aussi signifier l’emploi radical de la technologie pour la réappropriation politique des objets technologiques, aussi bien que de l’ensemble des normes qui s’y rapportent. Toutefois, Penley et Ross ont décrit les trajectoires tout à fait illogiques des technocultures. Les deux auteurs affirment que les technologies sont une extension de la société du contrôle, à même de modifier les fantasmes, les désirs et les besoins. La technoculture résulte d’une manipulation de l’action collective par l’intermédiaire d’une modification des moyens de communication. Quand, par exemple, les médias occidentaux mettent à l’honneur les contestations des étudiants chinois ou iraniens, et l’usage politique des nouvelles technologies produites dans d’autres pays, alors que le piratage est fréquent dans bon nombre de ces pays et qu’il est en totale contradiction avec les droits de la propriété privée et du marché, que ces mêmes médias occidentaux sont prêts a défendre49.

Paul Virilio, un des penseurs les plus atypiques à s’être penché sur les trajectoires de la technique, a pris des positions différentes de celles des auteurs mentionnés ci-dessus. Le philosophe français affirme que les techno-sciences ont la prétention de passer outre une réflexion éthique et d'éviter ainsi les écueils qu'elles occasionnent. Les « technocrates » cultivent une aversion à l’égard de l’ensemble des connaissances acquises avant l’époque technoscientifique. À présent, le rôle des appareils publics est de limiter les dégâts de la big science.

47 Debra Benita Shaw, Technoculture: the key concepts, English ed, Key concepts (Oxford ; New York: Berg, 2008). p. 6. 48 Kevin Robins et Frank Webster, Times of the technoculture: from the information society to the virtual life, Comedia (London ; New York: Routledge, 1999). 63-84. 49 Constance Penley et Andrew Ross, éd., Technoculture, Cultural politics, v. 3 (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1991). pp. ix-x.

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L'État et l'Université s'efforcent de trouver des solutions pour remédier aux effets provoqués par la rapidité avec laquelle les nouvelles technologies transforment les savoirs et les territoires. C’est ainsi qu’apparaît la science du risque à tous les niveaux et dans chaque institution50. Virilio a été également un des premiers théoriciens du phénomène d'accélération tel qu’on l’entend aujourd’hui. Il a créé le terme de « dromologie », c’est-à-dire une science de la vitesse, un sujet que la philosophie a souvent négligé.51 Le sujet de la vitesse est essentiel dans les études sur la musique électronique, surtout quand on tente de rapprocher musique et culture techno.

On peut considérer les rave-parties technos comme un rituel, où les personnes qui dansent font l’expérience d’un changement. Le rythme accéléré correspondrait aux contacts sociaux rapides des processus de mondialisation. La techno serait une réponse à la mondialisation, qui tend à tout dématérialiser et accélérer. Le rythme social des rave-parties technos permettrait de créer l’environnement idéal pour acquérir une subjectivité post-humaine et devenir cyborg. En ce sens, la techno en tant que phénomène culturel et social s’inscrirait dans le destin et dans la tendance post-humaniste de l’Occident, que les narrations de la modernité tardive ont identifiée. L'écart entre aspects humains et machiniques, qu’il est possible de relever dans les lectures post- humanistes des processus sociaux, met en évidence l'apparition de nouvelles hybridations.52 La techno est un signe de ces transformations hybrides.

Cependant, dans la lecture post-humaniste de l’hybridation entre l’humain et le technologique l’humain est « naturalisé » ; son action politique n’est plus au centre de son environnement.53. De même, dans la musique techno ces représentations fluctuent entre des positions post-humanistes et des positions pour ainsi dire « naturellement artificielles ». Le phénomène techno présente ces positions, parce que les rave-parties peuvent représenter soit un bond vers une subjectivité cyborg, soit une affirmation de la nature artificielle de l’humain. Il est important de mentionner ici un texte moins connu de Deleuze et Guattari intitulé « Bilan-

50 Paul Virilio, L’université du désastre, Collection L’espace critique (Paris: Galilée, 2007). pp. 117-123. 51 Paul Virilio, Vitesse et politique: essai de dromologie, Collection l’Espace critique (Paris: Galilée, 1977). 52 Nous renvoyons en particulier à deux textes. Roberto Marchesini, Post-human: verso nuovi modelli di esistenza, 1. ed, Saggi. Scienze (Torino: Bollati Boringhieri, 2002). Rosi Braidotti, The posthuman (Cambridge, UK ; Malden, MA, USA: Polity Press, 2013). 53 Pietro Barcellona et Tommaso Garufi, Il furto dell’anima: la narrazione post-umana, Strumenti/scenari 75 (Bari: Dedalo, 2008). pp. 177-186.

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programme pour machines désirantes »54 qui aborde la différence entre post-humain et nature artificielle de l’humain. On s’intéressera à l’interprétation qu’en a faite Ubaldo Fadini en commençant par un développement philosophique et anthropologique sur le développement technologique.55 Le philosophe italien affirme que trop souvent, la technologie est interprétée comme pouvant améliorer ou déshumaniser nos sociétés.56 Dans ces deux perspectives, le corps humain est vu comme dépourvu des organes que la technologie peut fournir – comme les ailes – ou est anéanti par l’abondance de dispositifs techniques – comme les drones. Cette dichotomie erronée ne permet pas de faire la distinction entre instruments et machines, et entre machines sociales et machines désirantes. Deleuze et Guattari affirment qu’un instrument n’est pas une machine. Une machine sociale est une entité formée par différents instruments et produite dans un contexte spécifique. Par exemple, la machine sociale de la steppe est une armée de cavaliers. La machine sociale de la reproduction capitaliste est une usine peuplée de travailleurs. La machine sociale de la musique techno est une masse de gens qui dansent au son d’un système audio.

En second lieu, la technologie n’est pas en mesure de prévoir si les machines sociales pourront libérer ou opprimer le désir des êtres humains. Le cheval ne fait partie d’une armée que si les êtres humains le décident. La possibilité d’un être humain de devenir un ouvrier ou une ouvrière, l’instrument du mode de reproduction capitaliste, dépendra du degré de contrôle que les capitalistes imposent à la main d’œuvre. La seconde distinction concerne les machines sociales et les machines désirantes. Les auteurs de l’Anti-Œdipe affirment que les machines qui désirent (celles qui guident la création) sont l’expression vitale de l’inconscient, et qu’elles opèrent de concert avec les machines sociales. Le désir et les machines sociales ne cessent de se retrancher, de s’agencer, de s’associer. Ils œuvrent l’un dans l’autre. Ainsi, on ne peut pas

54 Nous renvoyons à la version italienne du texte. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Macchine desideranti: su capitalismo e schizofrenia (Verona: Ombre corte, 2004). 55 Ubaldo Fadini, Divenire corpo: soggetti, ecologie, micropolitiche, Prima edizione, Cartografie 69 (Verona: Ombre corte, 2015). 56 Cf. Keith Ansell-Pearson, Viroid life: perspectives on Nietzsche and the transhuman condition (London ; New York: Routledge, 1997). « Continental philosophy contends that the human is necessarily bound up with an orginary technicity: technology is a constitutive prosthetic of the human animal. […] this collapsing of bios and technos into each other is not only politically naive, producing a completely reified grand narrative of technology as the true agent and telos of natural and (in)human history, but also restricts technics to anthropos, binding history to anthropocentrism, and overlooking the simple fact that the genesis of the human is not only a technogenesis but equally, and just as importantly, a bio-technogenesis » pp. 123-24.

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considérer que la technologie soit autonome. Fadini affirme que le rapport entre l’homme et la machine est une sorte de communication, qui permet à la politique de déterminer si les machines désirantes sont à même de créer une société, où le bien-être et la santé l’emportent sur l’exploitation et la peur. Dans l’espace cyborg, l’art peut jouer le rôle de flux de communication et révéler sa capacité à « critiquer les mécanismes de la production culturelle au sein de la société de l’information mondiale ».57

Il est possible de retrouver et d’élaborer des intuitions similaires relatives au rôle assigné à la musique techno au cours de son évolution. Initialement, la techno envisage de célébrer une technologie à but récréatif, non productif. On y trouve une vision optimiste du futur, malgré les conditions matérielles des générations qui doivent faire face à la fin du fordisme. Ensuite, les autorités qui criminalisaient les contre-cultures urbaines à la fin des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, sont les mêmes qui aujourd’hui, dès que les nouvelles plateformes technologiques arrivent à produire de la valeur, de la visibilité et des profits, parrainent les clubs et les festivals. Par conséquent, l’histoire de la techno est aussi l’histoire des changements de la culture techno.

Néanmoins, nous avons pu constater l’émergence d’une composante « fixe » dans la relation entre culture et musique techno. Il s’agit de la relation entre corps et environnement, qui favorise l’expérience corporelle. Dans le cas de la techno, cette relation se traduit dans l’expérience envoûtante de la musique, puis dans la réflexion sur la nature de la relation entre la dimension corporelle et l’espace sonore, en particulier l’espace urbain, où cette expérience immédiate et artificielle devient possible. Pour paraphraser Jacques Ellul, on pourrait affirmer que l’objectif de cette recherche est de proposer une interprétation de la techno « en tant qu’environnement et en tant que système ».58

C’est pour cette raison que nous avons adopté une approche méthodologique politico- écologique, comme nous le développerons dans la section suivante. Pour comprendre les effets des transformations induites par le développement technologique dans les espaces « techno », notamment ces espaces où s’éprouve l'expérience, et où se constitue la connaissance de la

57 Ubaldo Fadini, « Remarks on Art, Cyberspace and Sociality », Iris. European Journal of Philosophy and Public Debate 1 (2009). p. 233. 58 Jacques Ellul, Il sistema tecnico: la gabbia delle società contemporanee (Milano: Jaca Book, 2009). p. 45.

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relation entre corps et espace en dehors de l’espace professionnel, il convient d’analyser la techno en tant que τέχνη, c’est-à-dire dans son processus caractérisé par une succession de savoirs et de matérialités.59 De fait, nous proposons une approche que nous pouvons définir d’« écologie de la techno » ; comme la démarcation entre l'expérience de sa propre artificialité et la connaissance de la relation entre corps et environnement est longue, il est possible de comprendre le vivant, en évitant des visions du futur où la vie serait dominée par la technique.60 Il en est de même pour la musique techno, qui relance la question technique sur un plan moderne, et propose des visions différentes, mais néanmoins positives, où ce n’est pas l’humain qui est naturalisé, mais plutôt le caractère artificiel de la nature qui est célébré.

A la lecture des paragraphes précédents, il semble possible de définir la relation qui existe entre la musique et la culture à l’aide de termes empruntés au structuralisme de tendance progressiste. La société mondialisée hyper-technologique influence pratiques artistiques et rites métropolitains. En même temps, ce sont ces mêmes disciplines artistiques (visuelle, sonore ou performative) qui indiquent les orientations futures du développement technologique, selon une ligne étendue et controversée combinant la créativité artistique à la numérisation du monde du travail. En un certain sens, la relation entre la musique et la culture est vraiment structurelle, si par structure on entend non seulement une relation verticale ou oblique, mais surtout un champ de forces et de relations qui ont des incidences sur des pratiques et des processus spécifiques, comme celui de la production musicale jointe à son expérience collective vécue dans un espace tel que le club.

Qualifier la technologie, dans son trait le plus essentiel, c’est-à-dire l’aspect politique et socioculturel concernant la technique qui émerge dans la relation entre musique techno et culture technologique, demeure toutefois hasardeux. Au cours de cette thèse, nous souhaitons reprendre la définition de la technique liée aux processus techniques « ouverts » et « créatifs » que Leroi- Gourhan a décrits. Pour l’anthropologue français, la question technique est de nature anthropologique, dans la mesure où il est impossible de réduire les processus humains à des processus techniques. L’être humain commence à marcher sur deux pieds libérant ainsi ses mains pour d’autres fonctions. Avec cette « libération » s’ouvre d’une part l’espace du langage,

59 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 2: La mémoire et les rythmes., Repr., Sciences d’aujourd’hui (Paris: Michel, 2014). 60 André Gorz, L’immateriale: conoscenza, valore e capitale (Torino: Bollati Boringhieri, 2003).

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compris visuellement entre les gestes de la main et les mots qui sortent de la bouche – mains et son dessinent les premiers signes – et d’autre part la mécanisation des opérations sociales telles que la confection du pain, la construction d’une habitation ou la reproduction musicale à l’aide d’instruments.61 Ces processus mécaniques semi-automatiques, que Leroi-Gourhan définit en tant que « chaînes opératoires », se fixent dans la mémoire sociale, amplifiant ainsi les capacités cognitives, ou bien se matérialisent en des objets techniques. La distance que l’homme génère dans l’invention de la mémoire sociale (ou société), ou dans la création des processus qui aboutissent à des solutions techniques, détermine la variation culturelle et de milieu où agissent ensemble des groupes d’individus.

La formation des chaînes opératoires pose, aux différentes étapes, le problème des rapports entre l’individu et la société. Le progrès est soumis au cumul des innovations mais la survie du groupe est conditionnée par l’inscription du capital collectif, présenté aux individus dans des programmes vitaux traditionnels. La constitution des chaînes opératoires tient dans le jeu proportionnel entre l’expérience, qui fait naitre dans l’individu un conditionnement par « essai et erreur » identique à celui de l’anima, et l’éducation dans laquelle le langage prend une part variable mais toujours déterminante.62

Cette précieuse vision sur les processus sociaux déterminés par les capacités créatives d’un être humain « naturellement artificiel » peut, en partie, s’appliquer également dans le champ de la relation entre musique et culture techno. L’observation du club impose une vision « écologique » des pratiques artistiques et des processus sociaux, au sens où les opérations qui permettent la mise en scène du club doivent être comprises dans leur globalité. Autrement comment serait-il possible de prendre en compte, d’un point de vue analytique, la musique et l’espace, les corps et la ville, la dimension individuelle de l’expérience et la dimension sociale des symboles ? L’expérience du club techno impose le revirement classique hors d’une étroite relation entre nature et culture ou entre nature et technique. Comme le soutient Randall White, pour Leroi-Gourhan les « chaînes opératoires », un assemblage de gestes, de mots, de pratiques

61 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 1: Technique et language., Sciences d’Aujourd’Hui (Paris: Albin Michel, 1964). pp. 123-29, 161-69, 261-274. 62 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 2: La mémoire et les rythmes., Repr., Sciences d’aujourd’hui (Paris: Michel, 1965). p. 26.

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et d’objets en une série d’opérations sociales semi-automatiques ou mécaniques, constituent les briques de la technologie et de la culture.63

Le rite techno qui peut s’observer dans le club se lit de deux façons. Il est une configuration de composantes techniques. La musique est produite avec des machines et des logiciels dotés d’un haut contenu technologique, à l’image des lumières qui créent une atmosphère underground. L’espace du club est souvent un résidu de la société technologique, comme dans le cas des friches industrielles, des sous-sols, ou des tunnels creusés dans le réseau des transports urbains. Mais le rite techno, dans ses mécanismes répétitifs et semi-automatiques, est également une réflexion, souvent à peine consciente ou inconsciente, sur la question technique. Le rite fait émerger le versant irrationnel de la société urbaine hyper-technologique, la possibilité de rompre avec les chaînes opérationnelles qui dictent les rythmes de la vie métropolitaine. Nous pouvons dire que dès lors que la mémoire collective a été externalisée au point qu’il est « difficile de l’oublier », la techno – variante artistique de la τέχνη faite message sonore – nous ‘‘rappelle’’ l’aspect processuel, opérationnel et créatif de la technique, et donc également la possibilité des relations socioculturelles autres que celles du cycle maison-travail- consommation scandé aujourd’hui par les technologies mobiles et numériques.

Les différences qu’il est possible d’identifier dans les diverses esthétiques des scènes technos, et qui se retrouvent dans des produits musicaux divers en fonction de la ville d’origine, semblent être un témoignage de la diversité des séquences opérationnelles. L’environnement ou l’écologie sociale d’une opération influence la formation de différences esthétiques. Ce qui demeure stable est, en revanche, le plan symbolique, la fonction du rite observable dans la musique techno au cours des soirées que proposent les clubs, qui stimule, à son tour, un certain type de culture techno.

La possibilité de réparation, d’amélioration, dans le domaine des relations sociales comme dans celui des techniques, est le facteur de l’invention et restitue du progrès. Le propre des sociétés humaines, d’accumuler les innovations techniques et de les conserver, est lié à la mémoire collective alors qu’il revient à l’individu d’organiser ses chaines opératoires, consciemment, vers la fixation de processus opératoires nouveaux.64

63 Randall White, « Introduction », in Gesture and Speech (Cambridge, Mass: MIT Press, 1993). p. xviii. 64 Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 2. op. cit. p. 31.

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Dans le phénomène techno, la question de l’innovation est, en effet, aussi fondamentale. Le club joue le rôle d’un véritable laboratoire parce que dans le club, DJ et producteurs peuvent expérimenter de nouveaux appareils et de nouveaux sons. Comme nous chercherons à l’expliquer dans les chapitres suivants, l’art techno est un environnement sensible aux transformations apportées par la technologie, et de ce fait est devenu un objet particulier d’attention pour les nouveaux processus d’accumulation de capitaux. La vie nocturne métropolitaine « animée » par la musique électronique devient un domaine de pouvoir dès lors que des sociétés immobilières, des start-up et des capitaux financiers expérimentent eux aussi les infrastructures sociales qui se retrouvent dans les environnements technos.

Enfin, une lecture culturelle du phénomène techno va dans le sens des thèses de Bruno Latour. La scientification des projets technologiques, c’est-à-dire un hybride romancé entre réel et science-fiction, et dans ce cas du phénomène techno, renvoie à la nécessité d’entrevoir la science selon un certain point de vue. Dans cette perspective, l’objet technique peut être interprété en fonction du milieu de la genèse, des mythes qui le gouvernent et des désirs qui ont provoqué le développement.65 Un travail ethnographique (soutient Latour à partir des travaux de l’anthropologue Philippe Descola) ne se publie pas sous forme de volumes distincts (un volume qui aborde les mythes, un autre l’organisation économique, et ainsi de suite). Il convient de reconstituer un continuum.66 Mais s’il est vrai que l’anthropologie a adopté, pour étudier des cultures et des peuples, une vision d’ensemble, Latour cherche à combler une lacune importante de cette discipline, en transposant cette approche pour étudier des technologies, des objets techniques ou des projets scientifiques. Dans ce cas, la même approche est pertinente, mais à l’envers cette fois, et consiste à interpréter la culture de la techno en tant que phénomène social de la technique. Dans le même esprit, la question qui lie la techno à la technique et à la technologie sera abordée. Les variations du phénomène techno, tant en ce qui concerne les variations esthétiques (musicales et spatiales), qu’en ce qui concerne la fonction symbolique, sont à rapprocher du rapport entre technique et technologie observables dans celui-ci.

65 Bruno Latour, Aramis, ou, L’amour des techniques, Textes à l’appui (Paris: La Découverte, 1992). pp. 7-9. 66 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes: essai d’anthropologie symétrique., Collection l’armillaire (Paris: La Découverte, 1991).

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1.3 Une musique environnementale

Dans la section précédente nous avons avancé que la relation étroite entre musique et culture techno s’exprime dans l'expérience corporelle des espaces sonores que constituent des milieux techniques tels que les rave parties, et par la suite dans la réflexion que suscite cette expérience. La musique techno s’exprime immédiatement dans sa matérialité sonore ainsi que dans le positionnement spatial entre les corps, les territoires et les technologies, tout en étant à la fois le produit de facteurs extérieurs. La musique est souvent une réponse ou une traduction sonore des conditions sociales de ses créateurs. Ce point de vue permet de mieux comprendre les raisons pour lesquelles l'écologie politique permet de concevoir l’objet de cette étude. Alors se pose la question suivante. Pourquoi associer la musique techno à l'écologie politique ? Le choix d’analyser la musique techno en utilisant l’écologie politique ou l’écosophie, et notamment les trois écologies relevées par Guattari67 – écologie mentale, écologie environnementale et écologie sociale – permet de cartographier ce phénomène comme s’il s’agissait d’une carte sonore.68

Quel est l’intérêt de ce type de carte ? La tripartition de l’écosophie peut mettre en exergue les espaces matériels de l’expérience corporelle de la techno, notamment les territoires urbains où se créent les mix de la techno ; elle établit un lien entre les milieux techniques et la dimension mentale, créant ainsi un espace de réflexion sur les possibilités de manipulation des dimensions, réflexion qu’on retrouve dans le processus de production artistique, puisque, comme l’a noté Guattari, « la notion de dimension est complètement relative à une dimension d’énonciation ».69 Enfin, cette carte met en évidence des formes d’agrégation sociale souvent écartées ou marginalisées par les cartes conventionnelles, (telles que les contre-cultures et les nouvelles subjectivités qui sortent des « radars »).

Dans l’étude de la musique techno, une carte sonore, sur le plan esthétique, rend visible ce qui ne l’est pas. C’est la production d’images sonores conformément à la tradition de l'écologie acoustique, qui le favorise, car dans le domaine des études sur la musique, la relation entre son et écoute est sociale et politique : l'écoute peut être considérée comme une forme d'activisme

67 Félix Guattari, Les trois écologies (Paris: Galilée, 2011). 68 Barry Truax, éd., The World Soundscape Project’s Handbook for acoustic ecology, 1st ed, The Music of the environment series, no. 5 (Vancouver, B.C: A.R.C. Publications, 1978). 69 Félix Guattari, « Ritournelles et affects existentiels », Revue Chimères (blog), 15 septembre 1987, http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/files/870915b.pdf.

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pour le changement social.70 Une carte sonore peut cartographier la relation entre les processus cognitifs, les subjectivités urbaines et la production d’espaces. Cette étude porte précisément sur la relation qui lie ces éléments. Nous chercherons, à ce propos, à tracer les traits d’une « écosophie acoustique » afin, entre autres choses, de relever quelques différences entre l'écologie acoustique et la notion de paysage sonore71, en considérant que, dans le domaine de la géographie et de l’art, ces deux disciplines ont été employées pour reconstruire la matérialité des espaces à partir également d’études sur la relation moderne entre son et écoute.72

La chercheuse Sandra Jasper a souligné que l'écologie acoustique, à la différence de la notion de paysage sonore, qui a suscité d’amples débats, s’est souvent limitée à la définition donnée par le World Sound Project apparu au milieu des années soixante-dix. Selon cette définition, l'écologie acoustique est le domaine d’études qui examine les fonctions du son en tant que médiateur du genre humain et de l’environnement. Jasper propose une notion différente, non statique, susceptible d’inclure la composante dynamique de l’espace sonore et d’inclure l’apport des individus dans la construction de ce milieu, de façon à ne pas écarter la subjectivité en tant qu’agent extérieur.73 De façon similaire, la compositrice Hildegard Westerkamp s’est intéressée aux interactions entre les êtres vivants et le paysage sonore. Hildegard Westerkamp parle de conscience de l'écoute et du rôle des soundmakers comme partie intégrante de l’écologie acoustique. « La question qu’elle pose est la suivante : comment la composition de paysages sonores peut accroître une telle sensibilisation à l’écoute environnementale ? ».74 La chercheuse canadienne s’intéresse aux aspects politiques. La composition des espaces sonores peut contribuer à la prise de conscience, là où certaines entreprises veulent utiliser le son pour accroître la consommation d’un ensemble d’expériences transcendantes. Le son, le silence ou le bruit ne sont jamais neutres, mais il convient de les interpréter comme des formes de communication comportant des signes, des significations et des apparences. Considérant

70 Brandon LaBelle, Sonic agency: sound and emergent forms of resistance (Cambridge, MA: The MIT Press, 2018), pp. 160-62. 71 Il est intéressant de noter comment le terme soundscape est apparu dès l’origine lié à la ville. Michael Southworth, « The Sonic Environment of Cities. » (1967). Comme si la prise de conscience du son en tant que nouveau langage était intégrée à l’idée de « nature urbaine ». 72 Makis Solomos, « Entre musique et écologie sonore : quelques exemples », Sonorités, 2012, 167-86. 73 Sandra Jasper, « Acoustic Ecology: Hans Scharoun and Modernist Experimentation in West Berlin », in The Acoustic City (Berlin: Jovis, 2014). 74 Hildegard Westerkamp, « Linking Soundscape Composition and Acoustic Ecology », Organised Sound 7, no 01 (avril 2002), https://doi.org/10.1017/S1355771802001085.

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l’emploi politique intensif qui est fait du son, Steve Goodman a notamment illustré comment le son peut être utilisé comme une arme.75 Parmi les nombreux exemples qu’il a présentés figurent les avions de chasse israéliens qui franchissent la barrière du son au-dessus des toits de Gaza afin de traumatiser les populations pendant leur sommeil, ou les dispositifs destinés à disperser la masse que la police américaine utilise lors de contestations et de manifestations. Le son devient un champ de forces qui ne peut pas être enfermé ni analysé dans des « éprouvettes » de laboratoire.

L’écologie acoustique déployée dans les domaines de l’environnement, de la politique et du social renvoie à une question épistémologique, qui ne peut être laissée au second plan, celle de la différence entre sonore et acoustique. Cette différence de perspectives se perçoit d’abord dans l'étymologie de ces deux termes. Tandis que le terme « sonore » (du latin sonus) renvoie aux vibrations des corps transmises par un objet extérieur à ceux qui écoutent, le terme « acoustique » (du grec akouo) correspond à un point de vue anthropocentrique et se focalise sur l’oreille et l’organisme. Comment dépasser ces différentes perspectives ? À ce sujet, il est important de mentionner la notion d’« écosophie vibratoire »76, qui sur le plan théorique envisage de se rapprocher le plus possible du son, de se mettre à sa « hauteur » à l’aide de diverses méthodes. Le projet de l’écosophie vibratoire vise à agencer « la dimension physique de l’acoustique » avec « la dimension phénoménologique du sonore »77 qui sur le plan théorique envisage de se rapprocher le plus possible du son, de se mettre à sa « hauteur » à l’aide de diverses méthodes. La domination du sens visuel – et de son organe, la rétine – a favorisé la vision de paysages et de territoires même dans le domaine acoustique, et a ainsi favorisé une perspective subjective par rapport à la dimension objective du sonore. En d’autres termes, l’écosophie vibratoire entend développer un terrain commun, où techne et physis, l’art et la nature, puissent cohabiter. Les affects et les sentiments esthétiques (ce que nous éprouvons) sont possibles parce que nous sommes d’abord sensibles aux vibrations.

75 Steve Goodman, Sonic Warfare: Sound, Affect, and the Ecology of Fear (Cambridge, Mass.; London: MIT Press, 2012). La musique, instrument de torture et de résistance dans les camps de concentration pendant la dictature militaire en Grèce, était le sujet d’un colloque international intitulé « The Ethics of Sound 2. Music and Dictatorship » organisé à Athènes par l’EDESTA (Parigi 8), Labex Arts H2H et ECOS-Sud à l'occasion de Documenta 14. 76 Roberto Barbanti, « Écosophie, vibration, son. Pour une nouvelle approche sono-acoustique », in Musique environnement: du concert au quotidien (Nîmes: Lucie Editions, 2015). 77 Ibid. pp. 98–99.

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Cependant, dans cette étude sur la techno nous voudrions ajouter une définition supplémentaire à celles qui précèdent : l’écosophie acoustique. Par ce terme, on désigne une perspective plus anthropocentrique, où la nature humaine est déjà artificielle. Ce constat résulte des arguments précédents, qui considèrent la relation entre le son et l'écoute comme une nature déjà artificielle et intercédée. Même dans un milieu primitif, où des hommes nus écoutent le son de pierres qui tombent par terre, les essences présentes ne se résument pas seulement à un être humain et à un bloc minéral. L’espace les sépare comme il les unit. Un éclair fait tomber un arbre, qui par conséquent fait rouler des pierres. Des oiseaux prennent peur et s’envolent. L’environnement sonore est un ensemble d’énergies et de forces où il semble impossible d’isoler telle ou telle vibration. L’écoute assujettit. Sans l'écoute, la conscience de son propre environnement semble ne pas exister, et il ne reste qu’un regard « figé », presque dépourvu d’intelligence.

Comment est-il possible de parler d’écosophie acoustique ? Nous proposons une première définition. Il faut considérer l’écosophie acoustique comme une approche qui permet d’envisager la musique comme s’il s’agissait d’une carte sonore à même d’esquisser la relation entre expériences acoustiques et subjectivités, entre environnement et conscience de soi et de l’espace. Dans ce chapitre et dans les chapitres suivants, nous emploierons la méthode cartographique pour aborder une sélection de la littérature disponible sur la techno, la musique urbaine et le clubbing. L'objectif est de mettre en lumière la multitude des techniques utilisées pour collecter les documents et les données qui font partie de cette enquête et, parallèlement, de mettre en exergue la dimension urbaine de la techno, en se focalisant sur sa naissance, sa diffusion et son développement récent en fonction de l'évolution des villes.

Parmi les études les plus innovantes relatives au son, à la politique et aux villes, celles de Krims ont souligné avec insistance la nécessité de disposer d’une méthodologie adaptée à l’ethnomusicologie qui sache saisir les grandes transformations de l’urbanisation. Il ne s’agit pas seulement de comprendre l’inscription de la ville dans la musique, mais d’en lire la géographie urbaine.78 Inversement, La Belle a enregistré et expérimenté une politique acoustique de l’espace dans les environnements urbains (le sous-sol, la maison, la rue du quartier, le ciel) afin de marquer les différences historiques et culturelles de l’écoute.79 Dans son étude sur les grands

78 Adam Krims, Music and Urban Geography. (London: Taylor and Francis, 2012). 79 Brandon LaBelle, Acoustic territories: sound culture and everyday life (New York: Continuum, 2010).

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événements musicaux à Los Angeles, Peterson propose une autre vision. L’anthropologue américaine explore l’espace public et social en rapport avec l’organisation des festivals80, et elle fournit une ethnographie qui identifie les modalités selon lesquelles les politiques locales se mêlent à la production de relations sociales et de promotions de la diversité face à l'érosion du public assiégé par la privatisation des espaces.81

Dans ces travaux de recherche, il est possible de discerner le lien entre musique techno et géographie urbaine en considérant la « ville acoustique »82, une expression qui permet d’élaborer une théorie de la ville à partir de ses ambiances sonores. Le rythme de la ville dérive des différentes strates sonores qui la composent. Il est tellement facile de reconnaître le timbre de la vile que certains producteurs de musique réussissent à traduire la vie urbaine en une bande sonore. La techno se présente comme une écologie acoustique de l’espace urbain en transformation.

Après avoir décrit le premier des deux termes de l’expression « écologie techno », nous considérons plus spécifiquement sur le second terme, mais toujours dans le but de cartographier ses espaces sociaux. Bien que chercher une définition pure et univoque de la techno soit inutile, il reste néanmoins la possibilité de distinguer la musique « techno » d’autres alternatives musicales apparues au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. La techno est un sous- genre de la musique électronique et, pour être plus précis, de la musique électronique pour danser (electronic dance music).83 On attribue ce terme de six lettres à , un producteur et DJ originaire de Détroit et considéré par tous comme étant « The Originator ».84 Elle est

80 Le volume consacré à l’organisation quelque peu systématique des festivals d’évènements musicaux réalisé par la revue Dancecult paru en 2015 est un ouvrage vraiment essentiel. Se référer en particulier à l’introduction. Graham St John, « Introduction to Weekend Societies: EDM Festivals and Event- Cultures », Dancecult 7, no 1 (2015): 1-14, https://doi.org/10.12801/1947-5403.2015.07.01.00. 81 Marina Peterson, Sound, Space, and the City: Civic Performance in Downtown Los Angeles (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2010). 82 Matthew Gandy et BJ Nilsen, The Acoustic City (Berlin: Jovis, 2014). Plusieurs projets associés à des travaux de recherche dans le domaine de l’écologie acoustique s’intéressent plus spécifiquement du rapport entre ville et musique. Il convient de citer en particulier : Stadtklang, une initiative du laboratoire UCL Urban Lab où des musiciens, des activistes et des chercheurs se rencontrent pour expérimenter et discuter du rapport entre musique et univers urbain. 83 En anglais, la définition la plus appropriée qui recouvre le mieux l’ensemble de la musique électronique est Electronic Dance Music Culture. 84 Juan Atkins qui fut un des membres du Trio de Belleville, dont le nom dérive de la zone semi-urbaine de Détroit dans laquelle vivaient également Derrick May « The Innovator » et Kevin Saunderson « The Elevator ». Au sujet de l’origine et des influences qu’ils ont eues sur l’apparition de la techno se reporter en particulier aux travaux du journaliste Dan Sicko. Par exemple, Dan Sicko, « The Roots of Techno », WIRED, 1 juillet 1994, https://www.wired.com/1994/07/techno/.

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différente d’autres genres de musique électroniques pour danser tels que le Disco (qui aux Etats- Unis est historiquement liée à la ville de New York) ou la musique House (souvent appelée Chicago House) parce qu’elle utilise des tons plus machiniques et industriels, et parce qu’elle n’est que partiellement liée au public LGBTQ+. Le fait que l’on puisse retrouver la trace de ces genres en Amérique du Nord ne signifie pas que ce phénomène ne se soit pas développé ailleurs. En Europe, la disco italienne de Giorgio Moroder et l'électronique synthétique ou « synthpop » du groupe allemand Kraftwerk ont été parmi les innovations les plus importantes qui ont inspiré la dance music américaine, selon une pratique d'échanges non-identitaire qui a ensuite en peu de temps explosé, surtout au Royaume-Uni. L’histoire de la musique a toujours été une histoire d'échanges et d’hybridation, surtout dans le cas du passage de la musique analogique à la musique numérique, lorsqu’on fait un mix (une combinaison de différentes ressources sonores) ou un set (un spectacle musical).

Franz Boas, le père de l’anthropologie américaine, a reconnu que les inventions technologiques et culturelles ont toujours plusieurs origines. C’est, comme s’il existait une histoire ouverte à la multitude, et à l’existence simultanée de deux processus historiques qui ne s’opposent pas, notamment la diffusion et la modification, qui interprètent les traits culturels comme un produit de l’accroissement social en transformation constante. Ce raisonnement peut valoir pour le feu, les canoës et l’arc, ce dernier étant aussi utilisé comme un instrument musical. Il en est de même pour les inventions en général qui, bien qu’elles soient contingentes à l’environnement où les hommes et les femmes observent la nature qui les entoure, apparaissent simultanément dans des lieux différents et démontrent ainsi le dénominateur commun aux progrès du génie technique du genre humain.85

Ferguson et Gupta ont présenté une approche similaire à celle de Boas. Les deux anthropologues du développement affirment qu’au phénomène de diffusion mondiale, il convient d’ajouter que chaque lieu comporte en lui une différence. Il faut dépasser l’idée de culture, qui reste aujourd’hui encore souvent de type colonial. En ethnographie, la différence qui a concerné des groupes minoritaires, marginaux, différents, est susceptible d’être manipulée,

85 Franz Boas, General Anthropology (Boston, New York: D.C. Heath and Company, 1938). pp. 238–281.

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exploitée, réduite au statut d’objet et divisée. Les études sur les pouvoirs, sur la marginalisation et sur l’exclusion peuvent dépasser la notion de domaine.86

L'étude et l’histoire de la techno intègrent ces éléments. L’origine de la techno est diffuse, mais dépend des lieux où elle est apparue. Comme nous chercherons à le montrer, tout au long de cette thèse, la techno souligne les relations urbaines entre anthropos et environnement technique, sans séparer l'écologie de la technique, mais en reconnaissant en son sein des politiques, des pouvoirs et des désirs. La musique techno est diffusée dans les milieux urbains, semi-urbains et ruraux, en plein air et dans des lieux fermés, dans des espaces publics et privés, notamment dans les discothèques (ou club), dans des rave parties et des festivals. L'écoute peut être collective ou individuelle, directe ou à partir d’enregistrements, à des fins de divertissement ou professionnelles. L'accès est parfois payant, parfois gratuit ; l'écoute peut être accessible à tout le monde ou requérir des coûts très élevés, ou être limité par des obstacles physiques qui compliquent l'expérience des personnes handicapées. On peut écouter de la techno pendant des heures et pendant plusieurs jours d'affilée, aussi bien que dans les salles d’attente à l'aéroport que dans un café, chez le coiffeur, ou à la radio. Elle peut être l’œuvre d'êtres humains ou de machines spécialisées.87 Elle peut comporter des sous-genres caractérisés par certains sons ou des variations de mesure (battements par minute, ou bpm, habituellement entre 120 et 150), comme la tech-house, l’acid techno, la minimal techno, l’ambient techno ou la dub techno.

Plusieurs personnes sont impliquées dans un événement et composent la mise en scène : les producteurs de musique, les DJ, les propriétaires des discothèques, les labels (indépendantes ou liées a des entreprises internationales), les sponsors, les promoteurs, les distributeurs, les magasins de disques (en ligne ou dans la rue), les magazines spécialisés, les journalistes, les

86 Akhil Gupta et James Ferguson, éd., « Discipline and Practice: “The Field” as Site, Method, and Location in Anthropology. », in Anthropological Locations: Boundaries and Grounds of a Field Science (Berkeley: University of California Press, 2010), 1-47. 87 Dans l’histoire de la techno, certaines machines ont une importance particulière. La drum machine, un instrument électronique capable de reproduire des sons de batterie, de percussions, de cymbales et de basses, et de permettre la composition d’un rythme, demeure un des éléments définissant ce genre musical. Une d’entre-elles est la drum machine Roland TR-909, dont les sons sont associés à la musique techno. Sur la techno et les drum machines se référer à Tabita Hub, R is for Roland : selected Roland synthesizers and drum machines from 1973 to 1987 : an illustrated book (Berlin: Electronic Beats, 2015). Jean- Yves Leloup, Digital Magma : De l’utopie des rave parties à la génération MP3 (Marseille: Le mot et le reste, 2013). « Production Technologies and Studio Practice in Electronic Dance Music Culture Guest Editors’ Introduction », Dancecult : Journal of Electronic Dance Music Culture 6, no 1 (2014): 1-7. Voir également Matt Anniss, « The Drum Machine That Defined Techno », Red Bull Music Academy (blog), 9 septembre 2016, http://daily.redbullmusicacademy.com/2016/09/instrumental-instruments-909.

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collectifs musicaux, les ingénieurs du son, les ingénieurs musicaux, les dessinateurs, les barmen, les personnes qui travaillent au vestiaire, les employés pour le nettoyage, les hommes politiques, les urbanistes, les commissaires, les videurs, les antennes médicales présentes sur les festivals, les personnes qui fournissent, vendent ou consomment des substances psycho actives, les danseurs, les chauffeurs, les maires et les conseillers municipaux, mais aussi les nombreux animaux qu’on voit aux soirées et, pour conclure sur une remarque post-humaine, également les robots des ordinateurs qu’on utilise dans la production, l'exécution ou la reproduction de la musique techno. D’autres personnages contribuent de l'intérieur et de l'extérieur à l’éventail musical ou évènementiel, mais pour le moment nous nous limiterons aux personnes énumérées ci-dessus. Une analyse de tous ces acteurs ne serait pas pertinente et une archéologie de la musique électronique serait également inadaptée, parce qu’il serait impossible d’en tirer une histoire universelle du genre.88

Néanmoins, nous prévoyons d’analyser diverses configurations susceptibles d’offrir des perspectives et de favoriser l’intérêt pour la carte écosophique mentionnée ci-dessus. Une première de ces configurations est constituée par le trio discothèque, petite masse, quartier. Une deuxième configuration est celle du festival, grand public, parc urbain. Une troisième configuration est constituée par la rave party, la masse dispersée, et la périphérie semi- urbaine. Une quatrième configuration est constituée de la fête, de la micro masse, et du domicile.89 A ces configurations ayant trait à la géographie urbaine, s’ajoutent d’autres approches qui restent valables pour toutes les configurations.

88 Pour bénéficier d’une vision panoramique du développement de la musique électronique axée sur le développement parallèle des appareils technologiques et des expérimentations musicales et artistiques, se référer à Jon H Appleton, Ronald Perera, et Otto Luening, The Development and Practice of Electronic Music (Englewood Cliffs, N.J.: Prentice-Hall, 1975). David Ernst, The Evolution of Electronic Music (New York; London: Schirmer ; Collier Macmillan, 1977). Peter Shapiro et Iara Lee, Modulations: A History of Electronic Music : Throbbing Words on Sound (New York: Caipirinha Productions, 2000). 89 Comme on le verra de façon plus spécifique dans les deux chapitres des études de cas, la musique électronique a présenté différents pics. Un de ces pics correspond à la période des raves, contre lesquelles après des années de succès les autorités ont mené une véritable guerre. Une des conséquences a été la réification des grands évènements sous forme de festivals, et la réduction de la dimension des fêtes illégales et underground, souvent confinées aux clubs. A ce propos, se reporter à l’auteur Leloup qui a déjà été cité Leloup. E tobias c. van Veen, « Technics, Precarity and Exodus in Rave Culture », Dancecult 1, no 2 (2010): 29-49, https://doi.org/10.12801/1947-5403.2010.01.02.02.

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Ce sont des pratiques, des contextes et des rituels spécifiques de la figure du DJ, parce que celle-ci est dotée d’« une aura, d’une authenticité et d’un capital culturel très forts ».90 Ces techniques créatives entrent en relation avec les corps, qu’elles mettent en contact avec des ondes sonores, avec des désirs plus ou moins libérateurs et avec des imaginaires qui projettent rêves, histoires ou futur. La production et l’organisation d’évènements revêtent un aspect politique et institutionnel, qui détermine la nature du rapport entre les espaces, le pouvoir et les économies (une sorte de géopolitique de la techno) et qui peut englober ou écarter des catégories ou des groupes spécifiques de personnes. Un de ces liens est la relation entre l'identité et les types d'événement. De quelle façon, par exemple, certains genres musicaux ou certains clubs incluent ou excluent des catégories spécifiques de personnes. Une autre approche, l’approche éthique- esthétique, est également intéressante dans ce contexte, ce terme, désignant ce qui permet une narration, c’est-à-dire la combinaison de sons, de textes et d’arts visuels (production d’imaginaires et subjectivités techno).

Le lien entre la techno et l'environnement n’est pas uniquement physique. L’environnement est également pris en compte par certains producteurs du milieu de la musique électronique. A ce sujet, nous souhaiterions reprendre une interview menée pour cette recherche, de Paul D. Miller (DJ Spooky), qui inspiré par les Trois Écologies de Guattari, a insisté sur le fait que le travail d’un artiste-DJ consiste à se demander dans quelle mesure l'esthétique des données sonores est aujourd’hui représentative d’« une éthique écologique ou d’un objectif politique qui nous rappelle l’urgence des problématiques environnementales ».91 Après s’être rendu en Antarctique lors d’une expédition qui réunissait d’autres activistes, scientifiques et artistes, Miller a écrit le livre et crée le spectacle musical intitulé The book of ice, afin de sensibiliser par la musique, le monde à la disparition graduelle des glaciers. Nauru, un autre projet sonore, présenté à la 55e édition de la Biennale de Venise, utilise les données d’un GPS pour transformer en éléments acoustiques les mouvements des courants océaniques responsables de l'érosion dans ces îles. Ces traits sont ensuite échantillonnés et composés en une esthétique numérique. Miller affirme que la pensée hétérotopique et écosophique peut permettre d’affronter la complexité des nouveaux modes de vie aussi bien que de la crise environnementale.

90 Il est utile, ici, de rappeler un corpus de textes qui aborde les aspects contemporains les plus importants liés à la figure du DJ. Bernardo Attias, Anna Gavanas, et Hillegonda C Rietveld, DJ Culture in the Mix: Power, Technology, and Social Change in Electronic Dance Music (London; New York: Bloomsbury, 2013). 91 Paul D. Miller, «Data aesthetics. Dalla crisi ecologica alla creazione artistica.», Millepiani, 2013.

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Enfin, nous souhaiterions nous arrêter sur autre vision intéressante de la relation entre environnement et techno qui est celle de Benjamin Noys, un partisan de l’accélèrationisme. Il interprète l'esthétique de la techno de Détroit comme étant une téléologie futuriste trop moderne et optimiste, issue du déclin de la ville. « Il y avait quelque chose dont on rêvait, il y avait quelque chose qu’on désirait. L'immanence d’une ville de Détroit moribonde engendrait une prolifération de désirs. L’appauvrissement, « une thérapie de destruction » et donc pour « apprendre à désirer », une forme d’immanence ».92 Noys accélère le destin de Détroit, détourne l’orientation de la techno en une tendance négative qui rappelle le caractère destructeur de Benjamin. Dans les forces modernistes de la techno, il y voit un éclair différent, appauvri, froid, un désir de destruction. À ses yeux, l’immanence de la ville entrain de mourir ne peut que produire un désir morbide, comme lors des hivers glacials du Michigan. Il est vrai que le désir joue de mauvais tours, mais dans la description de Détroit et de la techno il est autrement plus dangereux de se lancer dans cette froide accélération. L’erreur de Noys est de cacher ainsi les contre-narrations que la musique produit. En d’autres termes, cela revient à nier la subjectivité des personnes qui habitent, résistent et créent dans la ville de Détroit. C’est précisément parce que dans ce présent dilaté, comme affirme Tiziana Villani, la consommation prend le masque de l’innovation, et que l’espace de création est écrasé, qu’il convient de renforcer les passions puisque pendant l'accélération les couleurs deviennent grises ou couleur de la glace, tel que le prophétisait Noys.

Pour résumer, au début du chapitre, il est mentionné que la musique techno apparaît comme une réponse et comme un produit de la culture techno. Sur le plan artistique, la musique techno traduit en musique les axes du développement technologique. Aujourd’hui la technologie qui a envahi la société et qui est le médiateur de la quasi-totalité de nos relations, offre de nouvelles pratiques artistiques, telles que la musique électronique, et représente les différentes valeurs que nous attribuons à la technique. Pour ces raisons, l'esthétique techno est politique, au sens où « l'expressionnisme techno » que l’on observe dans la musique mais aussi dans la façon d’organiser les espaces et les relations sociales où de la musique est diffusée, correspond à une interprétation politique spécifique du développement technologique. Certains producteurs de

92 Benjamin Noys, « Dead Detroit Lies Dreaming: Techno (Anti-) Accelerationism » non », Non Copyriot (blog), 24 mai 2017, http://non.copyriot.com/dead-detroit-lies-dreaming-techno-anti- accelerationism/.

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musique perçoivent de façon optimiste l’avenir au-delà de l'époque postindustrielle. A d’autres occasions, la musique techno met en garde contre l'avènement d’un avenir dystopique.

Dans ces travaux de recherche, nous avons souligné le fait que l'expérience de la musique techno est avant tout une expérience corporelle. Pour certains, les rythmes incessants qui soutiennent la danse permettent de se transcender vers une subjectivité cyborg. Pour d’autres, la techno réaffirme la nature artificielle du corps humain. A ces premières hypothèses, vient s’ajouter l’approche de l'écologie politique qui est à même de montrer comment l'écoute et la danse sont sensibles aux transformations des environnements, notamment les environnements urbains. L'affinité entre techno et technique, au sens écologique de la relation entre corps et environnement, ne peut pas être dissociée de la question urbaine, qui est le sujet de la section suivante.

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1.4 Techno et question urbaine

Dans la section précédente, nous avons mis en évidence les motifs pour lesquels nous avons choisi l’écologie comme méthode de lecture de la musique techno, un phénomène qui est nécessairement lié à la culture techno. En effet la culture techno s’est propagée avec l’explosion des technologies de l’information qui ont caractérisé le paradigme post-fordiste. Il a été montré que l’« écologie techno » est une expression qui renvoie à la dimension artificielle du rapport entre corps et environnement, un thème qui sillonne la culture techno. Il convient d’ajouter une seconde observation à cette dimension : les nouvelles technologies assurent une médiatisation intense des espaces sociaux contemporains. En outre, on a pu dire qu’il serait souhaitable de cartographier le phénomène techno dans sa déclinaison urbaine pour chercher à comprendre de quelle manière la création artistique se combine politiquement avec la ville, dans la mesure où elle demeure l’environnement « naturel » où émerge le phénomène techno, de Détroit à Berlin, en passant par Londres et Düsseldorf. La question qui se dégage de cette section est la suivante : De quelle manière la musique techno traduit-elle l’expérience urbaine et le développement des espaces sociaux dans les villes ? A ce propos, nous reprendrons deux interviews pour maintenir le lien méthodologique, entre ethnographie, « empirisme techno » et écosophie acoustique. Le premier extrait provient d’une ’interview d’une personne ayant plus de 10 années d’expérience sur la scène techno, soit comme auditeur soit comme organisateur et producteur d’évènements. Une des questions que nous lui avons posée concernait la techno et sa dimension urbaine.

Le rapport entre ville et techno est intrinsèque, essentiel, la techno n’existerait pas si l’homme ne vivait pas en ville. La techno n’existerait pas si l’homme ne vivait pas dans le mal-être, si les modèles de vie imposés n’étaient pas souvent défaillants/ des échecs. La techno est un moyen de fuir tout cela, la ville-cage qui risque d’étouffer sa propre population. La techno est revanche, création d’un parcours alternatif neuf, jamais exploré auparavant, en utilisant au mieux les ressources à sa disposition en les remodelant, et en inventant un monde nouveau avec des règles différentes à la recherche d’un équilibre désormais perdu. La techno utilise des appareils analogiques ou numériques pour créer artificiellement des rythmes et des mélodies jamais entendus jusque là, combinés entre eux chaque fois selon des modes révolutionnaires pour créer des émotions à l’intérieur de cabanes abandonnées. Ce n’est pas un hasard que la techno soit née à Détroit, ville postindustrielle par excellence, et se soit développée à Berlin, Londres, Paris et dans de nombreuses autres villes où est

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évident l’état d’aliénation du tissu urbain dans lequel nous vivons, ainsi que la dimension dépourvue d’humanité de nos rues, de nos banlieues et de nos autoroutes.

Interrogé sur l’environnement idéal dans lequel il est souhaitable d’écouter de la techno, le producteur interviewé a répondu :

Sans aucun doute, mes lieux préférés sont des cabanes abandonnées, des sous- sols sombres et bruts, en général des lieux normalement peu adaptés à accueillir dans de bonnes conditions autant de personnes. Je pense que cette contraposition de fond est très importante pour apprécier et comprendre la techno. C’est précisément dans des lieux où la décadence et la faillite de la société industrielle sont évidentes, mais qui survivent grâce aux « pirates » comme nous, que s’apprécie un sens unique de fraternité et de complicité. La capacité de se les approprier de manière inattendue et irrationnelle est a fortiori un élément fondamental de la musique techno.

Quand nous lui avons demandé pourquoi danser est important, voici la réponse très « cyborg » que nous avons obtenue.

C’est une activité physique qui fait transpirer, en dépensant de l’énergie et en te faisant te détacher du monde auquel quotidiennement tu dois te mesurer. C’est créer une synergie unique avec les personnes qui t’entourent, synergie qui s’oppose à l’indifférence fastidieuse qui t’assaille aux heures de pointe dans le métropolitain. C’est chaque fois une redécouverte de soi-même, une « mise-à- jour » de ses propres limites et de son état mental et physique.

A la lumière de cette interview, nous voudrions souligner certains passages. On résiste au mal- être postindustriel de la « ville-cage » on résiste en créant artificiellement des rythmes et des mélodies précisément dans ces lieux où semble prévaloir la décadence (cabanes, sous-sols). Synergie, complicité et fraternité sont interconnectées par une action physique, celle du bal et de la danse de masse, qui est perçue en opposition à l’indifférence qui se vit pendant les mouvements diurnes. L’expérience de la techno, musique d’abord répétitive et circulaire, équivaut à une mise-à-jour. Cette analogie avec l’ordinateur est pour le moins surprenante. L’état mental et l’état physique se mettent à jour pour mieux se comprendre eux-mêmes, pour comprendre, peut-être, l’expérience métropolitaine. La mise-à-jour comme connaissance de soi

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renvoie ici à l’analogie avec les logiciels, c’est-à-dire un ensemble d’instructions ou « système’ » de données compilées en un langage, dans ce cas moteur et sonore, qui progressivement a besoin de nouvelles expériences pour mieux se connecter avec son propre système. Il ne semble pas y avoir, ici une discontinuité entre corps (hardware) en mouvement, qui écoute et danse, et le logiciel, ou une grille de limites et de possibilités. Il s’agit plutôt, afin de mieux affronter l’aliénation du tissu urbain (les rues aussi dépourvues d’« humanité »), de chercher une activité physique par laquelle activer un état mental qui permet la mise-à-jour.

Dans la collection de textes Alleys of your mind, titre que reprend un single de Cybotron contenu également dans l’album Clear (1984), Matteo Pasquinelli soutient que l’histoire de la raison instrumentale doit être intégrée à une épistémologie de l’erreur, du trauma et de la catastrophe. Cette nécessité est motivée par la compréhension de l’évolution des machines intelligentes. Ces machines qui articulent informatique et cognition, requièrent pour être comprises une philosophie qui évite un dualisme néo-naturaliste ou néo-rationaliste entre organique et machinique. Au contraire, insiste Pasquinelli, il convient d’inverser la direction de l’expression de Francfort « trauma de la raison », et d’explorer « la raison du trauma ».93 C’est en suivant les grandes lignes de ce raisonnement qu’apparaît cette notion fascinante de « mise-à- jour de soi ». C’est comme si le grand trauma de la société postfordiste s’était traduit par un « saut » anthropologique, où l’incorporation du « computationnel » au cœur du cognitif aurait produit des nouveaux langages. « Alleys of your mind, Paranoia right behind, Alleys of your mind, Out of sync, out of rhyme ». Ainsi chante la voix/ritournelle de la piste dont s’inspire Pasquinelli pour son texte sur l’intelligence artificielle. La fragmentation de cette « erreur de rythme » n’advient pas dans la musique, qui au contraire se caractérise par un solide quatre temps battu « sur le sol ». La synchronisation avec la ville est de type environnemental, et elle est liée à un rapport conflictuel du cognitif avec son propre corps.

Dans l’extrait de l’interview, il convient de noter, enfin, la « contraposition » (non une contradiction) entre la techno comme phénomène créatif et de résistance et ses lieux d’appartenance. La techno préfère ces espaces où le déclin de la société postindustrielle est tangible : cabanes, sous-sols et lieux non adaptés à l’accueil des personnes. Il est possible de saisir dans ces observations comment cette relation techno entre ville et nouvelles subjectivités

93 Matteo Pasquinelli, éd., Alleys of your mind: augmented intelligence and its traumas (Lüneburg: Meson Press, Hybrid Publishing Lab, Centre for Digital Cultures, Leuphana Univeristy of Lüneburg, 2015). p. 8.

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hybrides provient d’un état conflictuel créatif, où les corps cherchent à s’approprier des environnements de rebut, si nous pouvons les appeler ainsi, en dessinant de nouvelles psycho géographies urbaines.94 En ce sens, nous pouvons révéler une des caractéristiques de ce phénomène, objet de la thèse : la musique techno produit des espaces sociaux urbains.

Cherchons maintenant à élaborer cette considération en entreprenant deux analyses. Dans quelle mesure est-il possible d’affirmer que la musique techno produit des espaces sociaux, en particulier urbains ? Et dans quel sens l’histoire de la musique techno est-elle associée à certaines villes et aux transformations urbaines qui surviennent sous l’impulsion des innovations technologiques ? Essayons tout d’abord d’éclaircir la signification de l’expression production d’espace social, comme Henri Lefebvre l’a explicitée. L’espace se produit dès que, ce qui est considéré comme produit, ayant une valeur d’usage et d’échange, entre dans des rapports de production capitalistes.95 Il est possible d’affirmer que la musique techno produit un espace social dès que les espaces où elle est donnée acquièrent de la valeur ou deviennent un objet à but commercial, ou au contraire refusent des logiques économiques en revendiquant une identité anticapitaliste. Dans ce sens, il est possible d’identifier différentes phases de ce rapport entre musique et production d’espace, qui coïncident avec autant de variations dans la transformation urbaine insufflée par la technologie.

Avant tout, la techno voit le jour en tant que musique de l’ère postfordiste et se développe au cours des années soixante et soixante-dix dans des villes qui représentent le plus le déclin du tissu industriel (Détroit, le Nord de l’Angleterre, l’Allemagne de l’Est, mais aussi le Nord de l’Italie). Donnée initialement dans des clubs et des discothèques, la techno se répand là où les villes offrent des environnements qui représentent le mieux soit l’esthétique postindustrielle du déclin, soit les nouvelles formes de l’aliénation. Ce sont, par exemple des usines désaffectées dans les zones périphériques des grandes villes comme ce fut le cas à Détroit, avec l’utilisation de la Packard Plant de l’étiquette Plus 8 de , qui importa le modèle de la rave de l’Europe.96 En Angleterre, c’est l’explosion de l’acid house qui se servit des cabanons industriels,

94 Se reporter aux travaux de Tiziana Villani, Psychogéographies urbaines: corps, territoires et technologies (Paris: Eterotopia France, 2014). 95 Henri Lefebvre, La production de l’espace, 4. éd, Ethnosociologie (Paris: Éd. Anthropos, 2000). pp. 83- 89. 96 Maren Sextro et Holger Wick, Slices: Pioneers of Electronic Music - Richie Hawtin, Documentary, Biography, Music, 2011, http://www.imdb.com/title/tt3809446/.

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comme lorsque 17.000 personnes en septembre 1989 occupèrent le hangar d’un aéroport abandonné près de Ipswich, UK.97 A Berlin, en revanche, ce sont les édifices qui ne sont plus utilisés, tant à l’est qu’à l’ouest du mur, qui s’adaptent le mieux aux exigences de l’organisation des rave et des fêtes techno, comme dans le cas du fameux club né sous les voûtes d’un ancien grand magasin.98 La techno, diffusée à l’origine dans des lieux plus classiques dédiés à la musique (radios, clubs et discothèques), s’étend en dehors des murs des bâtiments industriels pour s’installer en milieu urbain et utiliser à nouveau avec peu de moyens des espaces adaptés à des masses plus importantes de personnes. La techno, au moins initialement, va à contre- courant des tendances plus commerciales, caractéristiques, au contraire, de la musique disco99, refusant l’esthétique de la consommation en faveur d’une esthétique plus en accord avec l’imaginaire futuriste caractéristique de la science-fiction. D’ailleurs, le futur ne se peut s’acheter, se crée, et au maximum, seuls des biens du présent sont susceptibles de le représenter.

Pour reprendre la théorie d’Henri Lefebvre, à envisager ici en contrepoint de l’autonomie vis-à-vis de l’économie conçue par Hakim Bey100, la musique techno produit un espace dès que les organisateurs de rave et de fêtes agissent dans la ville et dans les banlieues en utilisant progressivement des espaces adaptés pour ce type d’évènements, mais qui initialement ou légalement n’y avaient pas été affectés comme tels. En considérant l’histoire de la techno, on constate diverses formes d’utilisation de ces espaces, en fonction du temps et du lieu de référence. Nous en présentons, fruit de mes recherches historiques et ethnographiques, un résumé schématique que nous réexaminerons de manière plus détaillée dans le quatrième chapitre consacré au caractère/phénomène de masse de certains processus en cours à Londres.

1. La techno se développe dans les lieux où est jouée de la musique disco et sur laquelle on danse, donc dans les radios, les clubs et les discothèques. Ces établissements commerciaux se situent habituellement dans les zones urbaines dédiées à la vie nocturne. En fonction de la ville, la vie nocturne se déroule dans des zones différentes : passant des discothèques des quartiers centraux de Soho à Londres, aux zones des confins entre le centre-ville (downtown) et les zones résidentielles (suburbs) des villes américaines, jusqu’à arriver aux

97 Pour les scènes rave et acid house anglaises, qui incluent l’histoire britannique de la techno, nous renvoyons aux travaux du journaliste et chercheur Simon Reynolds, Energy Flash: A Journey Through Rave Music and Dance Culture (London: Faber and Faber, 2013). 98 Felix Denk et Sven von Thülen, Der Klang Der Familie (Books On Demand, 2014). 99 Richard Pope, « Hooked on an Affect: Detroit Techno and Dystopian Digital Culture », Dancecult 2, no 1 (2011): 24-44, https://doi.org/10.12801/1947-5403.2011.02.01.02. 100 Hakim Bey, TAZ: The temporary autonomous zone, ontological anarchy, poetic terrorism (Autonomedia, 2003).

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zones mixtes des quartiers populaires comme à Brixton, Londres, ou aux centres sociaux occupés en semi-périphérie des années soixante comme le Leoncavallo de Milan. 2. Avec l’avènement du post-fordisme, certaines villes industrielles endurent une profonde transformation du tissu urbain. Apparaissent de vastes espaces inutilisés que le phénomène techno exploite de façon autonome pour ensuite se les approprier et leur conférer une image à la hauteur de son esthétique, en conférant de cette façon une valeur d’usage à des espaces anciennement industriels et non industriels. C’est l’époque des raves, de l’explosion populaire et de masse de la musique underground et de l’apparition des chaînes de télévision en clair dédiées à la musique. 3. Une chasse judiciaire prolongée aux raves parties, qui débuta en Angleterre au début des années quatre-vingt-dix et utilisa l’argument sécuritaire à partir de septembre 2001, a mis un terme101, à une saison qui avait eu pour apogée les Love Parades de Berlin, où des millions de personnes, grâce à la musique électronique et à la techno, ont cherché à communiquer à une échelle mondiale des messages de paix, d’amour et d’unité, en une sorte de nouveau « mai soixante-huit ». La période des raves se tarit, même si les raves n’ont pas de fin, tandis que certains méga-club renforcent au niveau mondial leur image de marque102 (Tresor de Berlin, Space d’Ibiza, le Fabric à Londres, Hacienda à Manchester, le Rex à Paris, les méga clubs italiens comme l’Ultimo Impero). Simultanément, même les discothèques classiques, certaines d’entre elles étant des petits joyaux d’architecture et de design 103, se refont une image postindustrielle, ouvrant leurs portes à des rythmes plus underground ou à des raves comme la techno. 4. Avec l’assimilation du modèle « postfordiste », le tissu des métropoles européennes et américaines se reconfigure sur le modèle des nouvelles économies urbaines, comme dans le cas de l’apparition de l’industrie créative et du tourisme104. La fin des « raves » coïncide avec une commercialisation parallèle de la culture techno et du clubbing. Par commercialisation du phénomène techno il ne faut pas comprendre le rôle joué par l’industrie musicale qui, depuis toujours, parce qu’elle est une industrie, soutient des modèles de développement productifs à but lucratif. Nous faisons plutôt référence à la

101 van Veen, « Technics, Precarity and Exodus in Rave Culture ». op. cit. 102 Peter Hook, The Hacienda: How Not to Run a Club (London: Pocket, 2010). 103 Carlotta Darò, « Night-clubs et discothèques: visions d’architecture », Intermédialités: Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques/Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, no 14 (2009): 85-103. 104 Garcia, « Techno-Tourism and Post-Industrial Neo-Romanticism in Berlin’s Electronic Dance Music Scenes ». op. cit.

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commercialisation de l’esprit underground qui, traduit par rapport à la question urbaine, commence à produire des valeurs d’échange : les espaces désaffectés pensés comme des zones autonomes, et souvent politiques, acquièrent une valeur commerciale en s’affirmant comme ville-bien-de-consommation (touristique, mais pas seulement). Non seulement, des opportunités lucratives s’entrevoient dans l’organisation de ce qui, autrefois, étaient des moments collectifs « not for profit » (sans but lucratif), mais, l’essentiel est que les zones postindustrielles sont envisagées comme des zones potentielles d’investissement, grâce également au concours d’associations, de volontaires et d’activistes.105 5. Il serait banal, aujourd’hui, de se limiter à cette observation sur la commercialisation de l’esprit underground. La tendance se lit en revanche au vu du développement des plateformes en ligne et de certains logiciels. En ce sens, il est à mon avis possible de parler d’une nouvelle phase de réorganisation du secteur créatif industriel à partir de certaines innovations technologiques qui transforment la mobilité urbaine. Avec Google Maps la ville est entièrement cartographiée. Avec Resident Advisor, l’équivalent d’Amazon pour la vie nocturne, il est possible d’identifier les soirées de musique électronique où on peut se rendre, en filtrant la recherche par la date, le lieu ou l’artiste. Les médias sociaux comme Facebook promeuvent les soirées et il est possible de choisir, de montrer à ses amis, de prendre part à l’évènement ainsi que les inviter, et de constituer ainsi un groupe. Twitter héberge d’autre part les débats des artistes. Sur Discogs.com on peut chercher et acheter de la musique, tandis que Mixcloud et Soundcloud sont des plateformes d’échanges et de diffusion de productions musicales utilisées par des abonnés et par des artistes. Avec Uber ou CityMapper on « va » à une soirée et on rentre chez soi, puisque souvent les transports publics n’assurent pas une liaison satisfaisante ou suffisante avec les zones de la vie nocturne. La connexion de ces plateformes fait de la vie nocturne une sous-économie de la plus vaste platform ou gig economy106. 6. Enfin, avec la croissance de la valeur du secteur, favorisée par la musique électronique et par le clubbing, la valeur du secteur immobilier des espaces urbains dans lesquels se développe la vie nocturne augmente également : club, espaces évènementiels, parcs urbains pour un festival de grande envergure, maisons, loft et espaces pour la creative class.107

105 Hardt et Negri, Assembly. op. cit. 106 Nick Srnicek et Laurent De Sutter, Platform capitalism, Theory redux (Cambridge, UK ; Malden, MA: Polity, 2017). 107 Richard L. Florida, The rise of the creative class: and how it’s transforming work, leisure, community and everyday life (New York, NY: Basic Books, 2004).

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De cette façon se crée un circuit qui aboutit à divers effets. A) La production de nouveaux espaces contribue au phénomène de gentrification, en ajoutant à la fois de la valeur d’usage et de la valeur d’échange aux zones urbaines semi-périphériques où voient le jour de nouveaux clubs et ateliers. B) Avec l’arrivée de la gentrification, les prix des locations, comme ceux des commerces grimpent provoquant un court-circuit du secteur créatif et conduisant à la fermeture des clubs underground, qui doivent se reloger ailleurs parce qu’ils ne peuvent pas faire face aux dépenses. Il se produit ainsi une homogénéisation du secteur, qui se vérifie également sur le plan esthétique. Avec le temps, les quartiers de la vie nocturne initialement « uniques et créatifs », sont standardisés sous l’effet de l’ouverture de chaînes de magasins, ouvrant la voie à des économies diurnes et à des bars de pure consommation, plutôt qu’à une vie nocturne riche en évènements artistiques et musicaux. C) Après la fermeture des clubs et par suite des protestations collectives des usagers, des activistes et des artistes, les autorités publiques et les groupes d’intérêt du secteur s’organisent pour sauvegarder le capital culturel créé dans des quartiers de la vie nocturne. Des mairies nocturnes, ainsi que des commissions, des associations et des groupes de recherche qui invoquent la sauvegarde du tissu social existant voient le jour ou se développent. Parallèlement à ce discours politique de la sauvegarde de la vie nocturne, se produit une fracture entre « underground mainstream » (underground dominant) ou « overground » (à l’air libre) ; il en résulte que les artistes et les activistes relancent de nouvelles possibilités en dehors des économies de gentrification ou de sauvegarde, en faveur d’autres solutions, dont celles qui consistent à identifier de nouvelles zones « à rendre autonomes ». E) Grâce aux échos médiatiques des réseaux numériques, la diffusion de ce modèle techno de la vie nocturne s’étend à d’autres villes en faisant tâche d’huile. C’est ainsi qu’un certain type de pratiques et de processus nocturnes comme ceux énumérés ci-dessus sont adoptés et manipulés par d’autres réalités sensibles à ces changements. En d’autres termes, le modèle de la vie nocturne autour de la prolifération des clubs underground s’étend à d’autres centres urbains, emportant avec lui non seulement les dynamiques de marché (comme l’expansion d’une économie numérique constituée de plateformes accessibles avec un Smartphone et un ordinateur), mais aussi un certain imaginaire techno qui se répand. En d’autres lieux et en d’autres temps, l’ouverture aux transformations des technologies de l’écoute de la musique électronique aboutit à réadapter des fonctions et des symboles de cet imaginaire particulier. Tant à Détroit qu’à Berlin, la fonction de la techno change passant du statut de mouvement musical dans les années quatre-vingt, à celui de produit touristique, et de facteur de gentrification dans les

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années 2010 du troisième millénaire ; dans l’est et le sud de l’Europe, d’Athènes à Belgrade, de Tbilisi à Palerme, pour qui écoute cette musique, la techno devient un symbole d’ouverture aux nouvelles industries, de modernisation des relations sociales et de la vision positive du futur.

Ce schéma récapitulatif à visée historico-évolutive, met plus nettement en évidence le lien qui unit la techno à la technologie, comme envisagé précédemment. La musique et la technologie s’influencent mutuellement en matière de développement. La techno n’est pas seulement le fruit de l’innovation dans le secteur des instruments de production. La techno et la musique électronique plus généralement, sont sensibles aux transformations apportées par les nouvelles technologies, comme on a pu le voir avec les plateformes numériques en ligne capables de cartographier une vie nocturne mobile et connectée, soit avec les dispositifs du marché, soit avec la créativité des artistes, des entrepreneurs et des associations locales. Mais l’aspect urbain de la techno ne se limite pas à son intrication avec les destins des espaces postindustriels des grandes villes.

Un autre aspect, qui est loin d’être secondaire et fait l’objet également de ces travaux de recherche, est celui du niveau symbolique de la techno.108 La production d’espace ne peut advenir avant que n’apparaisse un autre type de production, lui aussi partie prenante de la « culture matérielle » de la techno, dans ses déclinaisons avec l’urbain109 : la production collective d’imaginaires. Ce phénomène, processus artistique et culturel, s’intrique non seulement avec les mécanismes de l’inconscient, mais aussi avec le monde du virtuel généré, en grande partie, par les dynamiques « linguistiques » du capitalisme cognitif. Pour être plus concrets, il est possible de dire que la techno se diffuse, se répand dans différentes nations et villes, et crée de la valeur, dans la mesure où elle réussit à entrer en communication avec les désirs et les besoins des nouvelles générations. Désirs et besoins sont continuellement modelés non seulement par le secteur de la communication et de la consommation110, mais également par des secteurs plus

108 Dans la « taranta », le symbole est l'araignée. Dans la musique techno, le symbole est chaque objet considéré comme technique. Ernesto De Martino, La terra del rimorso: contributo a una storia religiosa del Sud (Milano: Il Saggiatore, 2015). pp. 79-101. 109 Nous renvoyons ici au concept de « culture matérielle » dans les divers contextes de l’univers urbain contemporain développé dans Carlo Cellamare, Fare città: pratiche urbane e storie di luoghi (Elèuthera Milan, 2008). p. 8. 110 Vanni Codeluppi, Il biocapitalismo: verso lo sfruttamento integrale di corpi, cervelli ed emozioni (Torino: Bollati Boringhieri, 2008). Au sujet de la copropriété des investissements corporatifs dans le secteur de la

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créatifs (art, musique et spectacle) qui toutefois dans le capitalisme cognitif sont toujours plus productifs, dans la mesure où le secteur de la communication et le secteur de la finance s’appuient tous deux sur l’usage des conventions linguistiques pour irradier des commandements et des comportements sociaux. La vision futuriste de la techno qui s’impose par son esthétique politique, comme nous continuerons à le montrer, devient un objet d’échange sur les marchés des nouvelles technologies.

Assembler des machines numériques, devenir-machine ou cyborg, travailler et consommer comme un robot, dans un réseau virtuel fait d’actions connectées et de mobilité urbaine accélérée, constituent des thématiques que la musique électronique et la techno ont anticipées et, en partie, favorisées. L’espace de l’imagination et l’espace mental de la musique techno, pour revenir à Guattari, est un espace modelé résultant d’une même production : on ne réussit pas à faire la distinction entre production d’espace et production d’imaginaire, ni entre ce qui apparaît d’abord et ce qui survient ensuite. Seul peut se percevoir le déploiement du niveau symbolique-culturel dans la matérialité de l’instance écologique, cette dernière étant constituée de machines sociales, de territoires urbains et de subjectivités créatrices. Dans ce sens, nous parlons de « tournant cérébral » de la musique techno, en nous écartant de certaines lignes argumentaires qui lisent dans l’imaginaire du corps-social l’objet des politiques urbaines. La musique techno contribue à la production d’un imaginaire qui sou tend la culture techno. Elle modèle des besoins et des désirs qui se traduisent, matériellement, dans la connexion de l’espace urbain avec les plateformes du virtuel. La production artistique de la techno est donc doublement liée à l’espace urbain. D’une part au développement des villes, transformées par de nouveaux paradigmes technocratiques, et d’autre part à la perspective d’une réélaboration continue de l’expérience urbaine au sens artistique et musical, grâce aux sons et aux images des nouvelles machines. En suivant cette voie, dans le prochain chapitre, nous chercherons à élaborer de quelle façon le rythme social techno correspond à l’ « esprit du temps » du capitalisme cognitif et à ses transformations dans le champ de la production de subjectivités.

communication et de la finance nous renvoyons en revanche à Manuel Castells, Communication power (Oxford ; New York: Oxford University Press, 2009). Il nous semble intéressant de souligner la carrière du chercheur Castells, qui, attentif aux transformations du capitalisme au cours de ces dernières années, a concentré ses efforts sur la financiarisation de la communication et son rôle dans la production d’espace.

82 Chapitre 2. Le tournant cérébral de la techno

We’re charging our battery And now we’re full of energy We are the robots, we are the robots We are the robots, we are the robots We’re functioning automatic And we are dancing mechanic We are the robots, we are the robots We are the robots, we are the robots Ja tvoi sluga, Ja tvoi rabotnik Ja tvoi sluga, Ja tvoi rabotnik We are programmed just to do Anything you want us to

Kraftwerk

Dans le premier chapitre, ont été abordés le thème de la thèse et le dispositif méthodologique utilisé. La musique techno voit le jour au sein d’une culture techno, dont le thème est le développement technologique. Cette affirmation ne restitue néanmoins pas la diversité du phénomène techno. Comme la technique, ce dernier comporte les divers degrés de jugement et de valeur que nous attribuons aux potentialités négatives et positives de la technologie. Dans le but d’éviter le binôme structuraliste entre la nature du phénomène techno et sa culture, l’écologie politique est utilisée comme méthode critique de la société techno. Grâce à une lecture environnementale, non seulement naturelle mais proprement technique du phénomène techno, deux versants sont apparus. Le premier concerne la diversité des environnements techno : à différentes esthétiques techno correspondent autant de politiques techno. La composition de musique, de narrations, d’imaginaires, de symboles donnant lieu à un environnement techno particulier (le club, la rave, la discothèque ou le festival) suggère un ensemble de valeurs politiques. Celles-ci peuvent différer entre elles. Il est évident qu’il existe une différence entre un petit club underground et un festival de musique électronique commerciale.

Le second versant est celui du lien entre évolution de la techno et développement urbain. La musique techno reflète le rythme social de la vie urbaine : accélérée, machinique et pleine de décharges. La ville cache le phénomène techno dans le sens où elle en représente « l’extérieur », l’horizon. Enfin, grâce à une collecte ethnographique qui s’est déroulée sur plusieurs années auprès du club Corsica Studios de Londres, il a été possible d’identifier plusieurs faits sociaux. Le club où l’on joue et où l’on danse sur de la musique techno fonctionne comme un centre d’expérimentation des arts liées à la culture techno. A travers le club, le même public qui danse sur de la musique techno est sollicitée par d’autres thèmes ou d’autres genres musicaux, quand on parle de techno, il convient donc de préciser et d’étendre la définition non seulement à un genre musical mais aussi à une culture sensible aux nouveaux arts numériques et aux politiques urbaines. Dans ce second chapitre, les faits sociaux seront théorisés dans leur abstraction, conduisant ainsi à examiner de quelle façon des facteurs économiques et sociaux sollicitent la production artistique et, inversement, de quelle façon la production artistique, dans ce cas également la production musicale, réussit à imaginer les modifications apportées par le développement technologique dans la vie quotidienne. Dans les sections suivantes, à partir des faits sociaux du phénomène techno nous nous intéresserons aux « philosophies techno », embrassant le capitalisme cognitif jusqu’à la critique de l’industrie culturelle, avec l’intention de questionner la techno comme esprit de notre temps.

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2.1 La masse techno et ses symboles

Dans un club, lors d’une rave ou d’un autre type d’évènement de musique électronique où l’on peut danser, l’essentiel est de constituer une masse.111 On peut danser chez soi, seul ou avec quelques amis, mais l’effet ne sera jamais le même que celui d’un bal où se constitue un groupe nombreux de personnes. L’avènement des raves, des festivals et des discothèques permet en revanche la formation de masses de dimensions variées. La formation de la masse permet la création d’un environnement dans lequel il est possible de s’identifier à l’image de la ville, qui est une masse plus vaste et inaccessible. La masse qui danse sur la musique techno se forme avec la rapidité de la vie urbaine : la technologie dicte les rythmes sociaux, tandis que celui qui en fait partie remodèle ses mouvements corporels et sa gestuelle en fonction du rythme social de la ville.

Dans la masse techno il est possible de se toucher mais habituellement on ne danse pas en couple. Il est rare de danser en groupe. Chaque individu appartient à un groupe plus important. Ce qui inspire la terreur à la masse en discothèque c’est le feu, et de nombreux accidents sont survenus à cause d’incendies déclenchés par des courts-circuits. Dans une discothèque, la masse est enfermée, tandis que dans un festival la masse est au grand air. Un des symboles de la masse techno est la ville, par ce que cette dernière constitue son extérieur qui l’entoure. Un second symbole de la masse est constitué par les medias sociaux. Un rendez-vous en ligne entre des centaines de personnes se concrétise dans une rave ou dans un club. Le troisième symbole de la masse c’est le cerveau, personnifié par le DJ. La masse concède au DJ un pouvoir sur elle au moment de se laisser transporter par la musique qu’il choisit. Le rapport entre le DJ et la masse est de toute évidence le plus important. Le DJ décide quand et comment faire jaillir la décharge que la masse attend patiemment. Dans un concert de plusieurs heures les décharges sont nombreuses. Un usage inapproprié des décharges – trop peu nombreuses ou trop nombreuses – nuit à l’affinité entre le DJ et la masse techno. L’usage de substances psychotropes remplit de multiples fonctions. Survivre à un usage excessif de ces substances fait de vous une sorte de « héros cyborg ». Ce qui fait sourire de la personne altérée c’est qu’elle se trouve en équilibre entre deux états, la lucidité et l’inconscience. Cet état d’intermédiaire renvoie soit à un processus de transformation – par lequel l’individu recherche et établit une connexion avec son environnement – soit à une victoire sur la mort grâce à la « technique ». Danser pendant des heures et « s’épuiser », c’est prouver que l’on est en mesure de supporter la pesanteur de la

111 Cette section est librement tirée de la lecture d’Elias Canetti, Massa e potere (Milano: Adelphi, 2016).

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vie urbaine. En ce sens, on montre que l’on fait la preuve de capacités de résistance que d’autres ne possèdent pas. L’espace urbain, qui connaît une expansion continue, constitue un autre symbole de la masse. La techno se développe proportionnellement à l’extension de l’urbanisation. Dans une ville qui s’accroît, les espaces à occuper ainsi que les événements technos se multiplient et par conséquent les masses sont de plus en plus nombreuses. Il est important de souligner que la masse techno bien qu’isolée est toutefois reliée à d’autres festivités. On peut dire que la masse techno est atomisée, non seulement en raison de sa composition, faite de singularités, mais parce que chaque petite unité de masse est connectée à toutes les autres, dans d’autres discothèques ou clubs. A un niveau encore plus élevé, chaque discothèque ou rave est en connexion avec toutes les autres masses techno. C’est ce qui constitue une communauté unissant les différentes scènes.

Il est intéressant de noter les différentes modalités de constitution de la masse techno dans la ville. La masse a besoin d’un espace à investir, en particulier dans le domaine urbain. Certains environnants sont préférés à d’autres, dans la mesure où il est de première importance d’exprimer le lien entre développement technologique, vie nocturne et ville. De plus, la création d’un environnement techno passe par l’occupation d’un espace propice à restituer l’imaginaire cyborg : des espaces à l’abandon, des usines désaffectées, des friches navales ou ferroviaires et des sous-sols. Ce qui importe est de réutiliser des espaces urbains. Mais pourquoi cette réutilisation est-elle importante ? Pourquoi, au contraire, ne construit-on plus des discothèques dédiées comme c’était le cas jadis ? Les raisons sont multiples. Avant tout, pour beaucoup c’est un choix économique. Il peut y avoir de nombreux espaces vides à occuper. Ou encore, dans une ville dans laquelle les espaces sont plutôt rares, ceux qui sont inutilisés sont bien moins coûteux. Dans les deux cas, les choix portent sur les espaces qui pour diverses raisons peuvent être transformés en de nouveaux environnements. C’est pourquoi, dans les environnements où l’on danse sur de la musique techno (depuis les clubs jusqu’aux raves) le béton est devenu un des éléments matériels caractéristiques. Il symbolise la construction de la ville et sa croissance, mais également la dureté du son techno.

Un second des éléments caractéristiques est le fer, dans la mesure où il abonde dans de nombreux espaces industriels. Ecouter une musique machinique et produite par des instruments électroniques, n’aurait quasiment aucun sens dans un auditorium. Du point de vue acoustique, la musique techno joue avec des composantes qui ne seraient pas acceptables dans un auditorium : réflexions, diffractions, écho. L’absorption du son par le béton, par le fer et par le verre, autant d’éléments qui composent les espaces typiques des usines mises hors d’usage ou des sous-sols,

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est presque idéale pour les basses (pleines et fortes) de la musique techno. Les carreaux qui figurent dans certains clubs, comme dans le bar Panorama, produisent certains sons et bandes de fréquence typiques des cabines de douche, ce qui procure une intense sensation aquatique. Le béton et l’eau, qui sont des éléments évoquant le froid de la vie nocturne urbaine, intensifient la solidité des liens formés au sein de la masse techno. L’architecture acoustique de la musique techno privilégie les espaces qui présentent les caractéristiques énumérées. Une hypothèse supplémentaire à envisager serait que l’évolution de la musique techno corresponde à l’évolution du tissu urbain. Il existe une relation organique entre le machinisme acoustique de la techno et les espaces urbains où ont pu émerger de nouvelles formes de relations sociales, en dehors des lieux conventionnels dans lesquels on dansait sur de la musique (salles de concert, discothèques classiques). Au fil du temps, les discothèques aussi ont été contraintes à s’adapter à cette évolution, et à recréer des environnements technos. Une autre dimension de la masse techno est que son espace est inclus dans la ville qui représente son extérieur, sur laquelle elle est ouverte. Pour assister et quitter un évènement techno, on traverse la ville. La vie est toujours présente à l’arrière-plan de la masse techno. Ainsi, la ville devient aussi un thème narratif. Les organisateurs, les producteurs musicaux et les designers qui conçoivent les posters et les affiches pour la promotion des soirées et les artistes visuels, dont la tâche consiste à installer l’éclairage et les vidéos, s’inspirent de la ville pour illustrer le lien qu’elle entretient avec la techno. Les organisateurs choisissent l’espace urbain adéquat. Les producteurs captent les sons des villes et des usines pour ensuite les reproduire pendant les fêtes. La tâche des artistes visuels et des designers est de créer l’imaginaire techno, en concevant des symboles et des langages abstraits.

Beaucoup peut être dit sur l’imaginaire du panorama techno. Certains thèmes prévalent sur d’autres et définissent le mélange des sons et des images techno, comme le fait la musique même si c’est avec une portée différente. Bien que l’expérience techno soit avant tout une expérience sonique112 dans laquelle les corps donnent sens à la musique à travers la danse, elle est en second lieu une expérience cérébrale. Che cosa significa cerebrale? Que signifie le mot cérébral ? Dans les études sur la musique techno et sur les raves, la tendance est de privilégier la dimension corporelle d’incarnation (embodiment) au dépend de la dimension mentale ou

112 Jean-Francois Augoyard et Henri Torgue, Sonic Experience: A Guide to Everyday Sounds (Montreal ; Ithaca: McGill-Queen’s University Press, 2006).

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environnementale.113 Cette tendance va dans le sens de théories sociales qui mettent l’accent sur un type d’expérience pure et immédiate du corps par rapport à tout élément superflu ou secondaire. Dans cette fracture entre l’immédiateté du corps, aussi impliquée dans la danse, et son entourage, s’éliminent de fait les chaînes de valeurs et de sens qui s’instaurent entre des corps, des affects et des environnements. C’est une évidence de dire que l’on danse plus avec le corps qu’avec le cerveau. Toutefois, à mon avis, il est impossible d’associer d’une part la validité des constructions des représentations sociales, y compris la notion de corps, même décliné dans ses formes hybrides telles que celle du cyborg, et d’autre part de privilégier simultanément l’immédiateté du corporel sans inclure le cérébral. Quand on parle de danser sur de la musique techno, certains auteurs refusent souvent de donner une interprétation politique de tel ou tel type. On danse pour s’échapper de la semaine, on danse par « escapisme », on ne danse pas pour faire de la politique. Mais peut-être danse-t-on pour se débarasser en s’agitant des épines du pouvoir.

L’histoire de la musique nous suggère que cette hypothèse n’est pas très éloignée de la vérité. Mieux, la musique a toujours été un moyen de faire de la politique ; avec la musique et avec la danse on a toujours fait de la politique, depuis les luttes de genre contre les patriarches et l’héterosexisme jusqu’aux contre-cultures nées pour s’opposer aux dictatures. Certaines questions restent posées. Pourquoi danse-t-on de cette façon ? Pourquoi passe-t-on du rock psychédélique à la musique électronique expérimentale ? Pourquoi est-on passé de la danse en couple, à la danse d’une masse d’individus ? Ces questions serviront de fil conducteur au second chapitre, en gardant présent à l’esprit l’évolution parallèle de la musique électronique et du capitalisme cognitif, sans pour cela instaurer des liens entre superstructures et infrastructures. Si la musique anime en premier lieu les corps, elle stimule également l’élaboration d’images, qui à leur tour s’enchaînent à des affects, des mots et des sons. Pourquoi les personnes qui dansent sur de la musique techno, ont-elles souvent les yeux fermés. Pour stimuler l’imagination et incarner la dimension sonore, comme dans une sorte de méditation et de pratique salutaire.114 C’est à partir de ces considérations que nous voulons envisager les dimensions cérébrales de la techno, aspect moins exploré dans la littérature sur la musique électronique qui fait danser. Dans

113 Se reporter, par exemple, Jeremy Gilbert et Ewan Pearson, Discographies: Dance Music, Culture, and the Politics of Sound (London; New York: Routledge, 1999). p. 16. Hillegonda Rietveld, This is our house: , cultural spaces and technologies. (Ashgate Publishing Ltd., 1998). Étienne Racine, Le phénomène techno: clubs, raves, free-parties, Nouv. éd., rev. et augm (Paris: Imago, 2004). pp. 23-27. 114 Angus Finlayson, « Wellness and Dance Music », Resident Advisor, consulté le 9 janvier 2018, https://www.residentadvisor.net/features/3095.

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l’expérience métropolitaine dictée par les nouvelles technologies et la communication, à l’immersion sonore du corps s’unissent autant de processus cognitifs. Un fil rouge relie les environnements urbains de la techno, les vidéos musicales sur YouTube et l’élaboration de nouveaux imaginaires. C’est sous cet éclairage que la techno peut être considérée comme la bande sonore du capitalisme cognitif.

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2.2 Le tournant cérébral de la techno

Dans la première section de ce chapitre nous avons exploré certains symboles de la masse techno, en concluant que l’expérience corporelle qui se fait en dansant sur de la musique techno passe par l’élaboration d’images. Cette élaboration se retrouve également à l’origine des conditions qui ont conduit à l’évolution de la techno. Les villes postindustrielles, qui sont également les environnements propices à la stimulation de l’imaginaire techno, ont été les premières à avoir subi les effets des transformations d’une économie toujours davantage orientée vers la communication. La vision d’un futur qui naît dans la littérature de science-fiction inspirée par le développement technologique (y compris science-fiction et afrofuturisme) a influencé non seulement la production de la musique électronique, mais aussi la recherche de ces environnements qui sont les plus propices à la matérialisation de l’esthétique de ces textes narratifs.

Le tournant cérébral de la techno s’identifie à la continuité entre la corporalité de la danse et l’activité cognitive dans l’élaboration et l’assimilation des imaginaires. Même dans le cas de la techno il est difficile de séparer le lien corps-esprit. Le personnage du cyborg est précisément, au moins au début, une image. Il l’est aussi dans la mesure où on explore les processus rendant ce personnage réel, qui agissent dans le capitalisme cognitif, ou au cours de la période du « post- fordisme » et qui se fondent sur les capacités imaginaires et de communication de l’être humain. Dans ce contexte, l’hybridation entre humain et machinique, non seulement, est visible avec la diffusion des nouvelles technologies, mais est à la base des transformations de l’urbain qui ont favorisé l’évolution de la techno, comme dans le cas célèbre de Détroit.

Afin de pouvoir établir un lien entre philosophie techno et capitalisme cognitif, dans le but d’expliquer le tournant cérébral de la techno, il convient de faire un pas en arrière. Plutôt que de se focaliser sur la division entre ces deux plans du corps et de l’esprit, nous préférons parler, dans ces travaux de recherche, de production de subjectivité. A ce propos, il important de se référer à l’ouvrage de Deleuze Empirisme et subjectivité, étude consacrée à la psychologie des affections de l’esprit chez Hume. Dans le contexte de ces travaux de recherche, nous chercherons à les décliner pour l’univers sonore en tentant de tracer une sorte « d’empirisme techno ». Dans cet empirisme, le paysage sonore de l’imaginaire cyborg constitue la meilleure représentation de l’esprit de nos temps, ou du rythme social du capitalisme cognitif. L’imagination est lieu, martèle Deleuze. C’est précisément le lieu où les idées s’assemblent et où il est possible de les associer.

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Sans cesse Hume affirme l'identité de l'esprit, de l'imagination et de l'idée. L'esprit n'est pas nature, il n'a pas de nature. Il est identique à l'idée dans l'esprit. L'idée, c'est le donné, tel qu'il est donné, c'est l'expérience. L'esprit est donné. C'est une collection d'idées, pas même un système. Et la question précédente pourrait s'exprimer ainsi : comment une collection devient-elle un système ?115

Le saut entre la collection et le système de ces idées coïncide avec le passage de l’esprit au sujet. Mais comment se produit la métamorphose ? La faculté de l’esprit à se constituer comme subjectivité dépend de la nécessité de faire l’expérience des idées, qui pour Deleuze sont les « donnés » de la vie. On peut dire que l’expérience se donne à l’idée et que les idées s’ouvrent à l’être qui a vécu. Pour celui qui fait l’expérience de l’idée, « le sujet dépasse le donné ».116 D’une part le sujet doit faire l’expérience des idées afin qu’il dépasse le « donné », pour pouvoir se transformer et développer ses capacités ; d’autre part associer les donnés, puisque c’est grâce à cette opération que se forment les affects. L’imagination est en effet le lieu où se reflète la passion.117 La caractéristique des passions est d’ « affecter »’ (affecter) et de qualifier l’esprit. « Mais inversement, l'esprit réfléchit sa passion, ses affections ».118 Deleuze insiste en de nombreux passages sur l’importance de la passion qui se réfléchit au sein de l’imagination. C’est là la règle « générale » de l’imagination : c’est au moment où la passion s’y reflète, qu’elle s’épanouit et se libère. L’imagination voit ses potentialités s’accroître quand les passions qui la peuplent se projettent en de nouvelles images. Elle découvre alors comment ses images-devenues-objets comportent des limites, et fait de ces limites un objet du pouvoir. « Le pouvoir de l'imagination, c'est d'imaginer le pouvoir ».119

Mais quel est le rapport entre pouvoir de l’imagination et esthétique ? A la suite de Hume, Deleuze identifie trois règles, ou trois façons d’associer des idées, grâce auxquelles il est possible d’entrevoir comment l’imagination se passionne, ou produit une esthétique. Celles-ci sont la règle du goût, la règle de liberté et la règle d’intérêt ou de droit/devoir. La règle du goût est la plus immédiate, parce que chaque œuvre d’art est déjà un ensemble de « proportions et de raisonnements ». La règle de liberté doit s’entendre dans les limites des mouvements de la

115 Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, 8e éd. (Paris: Presses Universitaires de France - PUF, 2010). p. 3. 116 Ibid., p. 4. 117 Ibid., p. 48. 118 Ibid., p. 4. 119 Ibid., p. 52.

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volonté. L’association des idées se déplace librement, mue par les passions. La troisième règle, enfin, est la plus sophistiquée, et a à voir avec la valeur du jugement. Cette règle fonctionnerait comme un tribunal de la modalité d’association, où comparaîtrait la créativité et où les attentes de l’ « audience » seraient fixées par des principes dictés par l’histoire et par la culture. Etant donné que cette audience initialement fixée est ensuite dissoute par un processus dans le jugement…l’imagination – en tant qu’ensemble de règles en devenir – se présente comme des images-constituantes. « L’imagination a vraiment l'allure d'une imagination constituante, elle est apparemment constituante ».120 Voici le pouvoir de l’imagination : création, constitution, invention.

L’habilité de l’opération de Deleuze consiste à dessiner une forme d’empirisme qui, ne se limitant pas à demeurer spectateur en dehors des territoires virtuels où les idées s’associent selon une esthétique, n’hésite pas à entrer en contact direct avec la formation de nouvelles subjectivités. Encore une fois, ce passage par l’expérience des idées à la production de subjectivités se réalise en modifiant ce qui est donné. Cette modification résulte de la force d’une passion qui, se reflétant et se diffusant, renforce les pouvoirs de l’imagination. A cette esthétique capable de former de nouveaux sujets, s’ajoute un second élément constitutif du sujet. C’est, en d’autres termes, une soudure entre production de subjectivité et opérations par le sujet. Les deux opérations consistent en la croyance - l’union d’idées par un lien causal - et, de façon plus remarquable, en l’invention.

Dans l'invention, nous savons de quoi il s'agit : chaque sujet se réfléchit, c'est- à-dire qu'il dépasse sa partialité et son avidité immédiates, en instaurant des règles de la propriété, des institutions qui rendent un accord possible entre les sujets. Mais sur quoi se fondent dans la nature du sujet cet accord médiat et ces règles générales ? Ici, Hume reprend une théorie juridique simple, que la plupart des utilitaristes développeront à leur tour : chaque homme s'attend à conserver ce qu'il possède.121

Cette démarche réunit certains des concepts les plus importants du Deleuze anthropologue : partialité du sujet, formation des institutions, conservation. Il convient ici de rappeler certaines thèses de Ubaldo Fadini, dont l’anthropologie philosophique a souvent

120 Ibid., p. 55. 121 Ibid., p. 101.

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associé, à partir, entre autres, d’un des pères de l’anthropologie philosophique allemande Gehlen, la déclinaison technique entre humain et machinique en traversant les déterminations du champ social et du système économique contemporain. Avant d’aborder cette question, nous tenterons de décliner cette relation empirique au sonore, pour systématiser les données présentées dans la section précédente, de façon à mettre en relation ethnographie, expériences sonores et production de subjectivité.

Dans les cas ethnographiques présentés, de brèves histoires au club Corsica Studios au cours de cinq années, nous voudrions interprète les données recueillies en tant que données esthétiques et sonores : des pistes musicales, vidéos, affiches, environnements urbains ; mais il convient de souligner que l’écoute aussi comme la vision sont actes empiriques constitutifs de la subjectivité. Emanuele Quinz rappelle – dans le sillage de Roland Barthes – que la ritournelle machinique de la musique électronique (et donc également de la techno) change de statut et devient langue des signes, quand la répétition ou l’émission sonore devient intentionnelle : « c’est grâce au rythme que l’écoute change de statut, cesse d’avoir une fonction de surveillance, de découverte, pour devenir déchiffrage ».122

En d’autres termes, la production musicale révèle une présence, un « noyau subjectif ». Que serait cette présence sans l’écoute ? Si d’une part - comme écrivent Deleuze et Guattari – les ritournelles forment territoire, l’écoute est ce qui rend possible la création d’un environnement sonore, en permettant un déchiffrage au sens relationnel du terme.

Dans le panorama techno, les producteurs musicaux échantillonnent les villes (font « parler » les machines), enregistrent des sons (les engrenages du temps), puis les assemblent les stratifient, les composent. Dans le club, les DJ jouent les morceaux composés par des producteurs, ils superposent des blocs, évoquent des scénarii, des environnements, instaurent un rapport affectif avec la masse des corps, des corps qui dansent, pensent, travaillent, et se divertissent. Faire l’expérience de ces données technos c’est revivre les affects recueillis par les sons. La masse qui danse élabore à travers l’écoute un rapport acoustique avec la ville, augmentant le flux des données sonores auxquelles elle est soumise. Mais tout n’est pas sonore. On pense aussi par images, on vit dans et en dehors du club. La production de GAIKA est une narration des vies de ceux qui subissent l’embourgeoisement, la violence policière, le racisme

122 Emanuele Quinz, « Strategie della vibrazione. Sull’estetica musicale di Deleuze e Guattari. », in Millesuoni: Deleuze, Guattari e la musica elettronica (Napoli: Cronopio, 2008), 17-40. p. 21.

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d’état. C’est ce qui arrive à deux pas du club, dans le quartier d’Elephant and Castle. Donato Doozy, le DJ romain, échantillonne la ville et en restitue une structure dictée par le tempo musical. Le club constitue l’environnement où ces images sonores deviennent des idées. Grâce à l’écoute émotionnelle, celui qui se laisse aller à vivre ces narrations accroît la transmission des données. Il en résulte un excédent d’invention, de création et de résistance aux mutations de la ville. Ici se constitue ce qui a été qualifié de rapport conflictuel de la subjectivité avec « l’organique-urbain ».123 De la relation entre les sujets, émerge une synthèse temporelle (musicale), entre une expérience passée, d’échantillonnage des sons, et une ouverture de l’imagination au devenir. Quel est le son de la gentrification ? Quel est le son de la ville néolibérale ? Quel est le son des voix qui s’y opposent ? La techno peut alors se définir comme un imaginaire sonore, composé de blocs sons-images, à leur tour associés par l’écoute. « Entendre » ces images sonores conduit à outrepasser la rigidité du donné, à en faire l’expérience. Il se constitue une subjectivité sensible aux déterminations sociales, mais également aux affects, qui de par leur constitution leur résistent de façon créative.

Il a été vu précédemment comment il convient d’analyser la techno sous de multiples aspects, et en particulier en entretenant le dialogue entre la dimension cognitive, la dimension environnementale et la dimension sociale. Il est possible d’avancer une première hypothèse sur la relation esthétique entre images et sons de la ville. La musique techno révèle les rapports de production modernes entre humain et machinique, entre corps et technologie, entre imaginaires et subjectivité. A ce propos il est possible de rappeler le sujet du cyborg, et comment celui-ci a été élaboré dans les narrations technos. Le très célèbre album Man Machine124 du groupe allemand Kraftwerk (fig. 5) et l’album pionnier Enter125 du duo de Détroit Cybotron (fig. 6) en sont deux exemples évidents. La couverture de l’album Enter de l’illustrateur Jamie Putnam illustre de façon efficace l’image d’un empirisme techno. La traversée d’un donné, d’une époque, d’une idée. L’homme est suspendu entre trois dimensions, une partie du corps ancrée dans le présent, mais avec la tête déjà au-delà de la limite du temps. L’ombre du personnage constellée de pixels est bien différente de celle projetée à la lumière, c’est une ombre dissoute dans le futur, sans reflets à la surface du miroir. Le présent ne se dilate pas, c’est le futur qui se reflète, se distend. Comme

123 Paul D. Miller, « Data aesthetics. Dalla crisi ecologica alla creazione artistica. », Millepiani, 2013. 124 Kraftwerk, The Man-Machine, Vinyl, LP, Album (Capitol Records, 1978). 125 Cybotron, Enter, Vynil, LP, Album (Fantasy, 1983).

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l’explique Reynolds, Juan Atkins et Richard Davis commentent le passage de la ville de Détroit à l’ère post-fordiste.126 Dans le morceau « Die Roboter » des Kraftwerk, une voix métallique répète dans un vocodeur que les robots fonctionnent de façon automatique et dansent de façon mécanique. « Ja tvoi sluga, Ja tvoi Rabotnik robotnik ». « Je suis ton serviteur, je suis ton travailleur ». C’est aux Kraftwerk que l’on doit la fusion de l’électronique et de la musique en une explosion de nouveaux sons, qui rendent tout retour en arrière impossible. Nous ne faisons qu’allusion ici et nous analyserons dans le troisième chapitre comment la techno de Détroit et la musique électronique européenne continueront à communiquer, d’abord de façon indirecte, puis en collaborant directement. Cependant, il est juste de souligner ici l’origine et le développement de la techno, que la thématique récurrente de l’hybride homme-machine transformée en version « pop ».127 Comment expliquer les modalités avec lesquelles les deux albums activent sur le plan sonore le concept hybride du cyborg ? Sous quelle perspective peut on saisir la rencontre entre deux mondes qui, dans la vie fordiste, s’affrontent et qui dans la vie postfordiste se rencontrent ? Il est essentiel ici de se référer aux éléments fondamentaux de la partialité de l’esprit décrits par Deleuze, pour le configurer à la lumière de certaines lectures plus récentes sur les « nouvelles anthropologies »128 et l’arrimer à la critique de l’imaginaire techno.

Fadini reprend la philosophie du vingtième siècle d’un point de vue techno- anthropologique, en soulignant une insertion accrue de la technologie dans les corps. La lecture marxiste et biopolitique de la dynamique de cette hybridation révèle comment aujourd’hui la production se fonde toujours davantage sur la vie consacrée au travail. Mais ce n’est pas uniquement une question du présent, anhistorique, ni, à l’inverse, une théologie contre nature de la destinée. La mise de la vie sous la tutelle du travail s’est articulée et constituée au présent, un temps dans lequel la valeur se crée grâce à de nouveaux modes d’extraction de la reproduction sociale. Reprenant les écrits de l’économiste Marazzi, Fadini dessine l’interaction contemporaine entre capital variable (V), dont fait partie le capital circulant, d’un côté, et capital constant (C), qui comprend aussi le capital fixe, de l’autre. En substance, et parallèlement aux théories de la

126 Reynolds, Generation ecstasy. p. 19. 127 Collectif et Jean-Yves Leloup, Electrosound : Machines, musiques et cultures (Marseille: LE MOT ET LE RESTE, 2016). p. 76. 128 Ubaldo Fadini, Sviluppo tecnologico e identità personale: linee di antropologia della tecnica, Strumenti/scenari 12 (Bari: Dedalo, 2000).

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galaxie (néo)ouvriériste129, dans l’usine de type fordiste les machines ont toujours été considérées comme un capital fixe, une technologie à amortir. Les machines représentent un travail « mort », et sont détachées de l’ouvrier. Avec l’explosion des micro-technologies et le développement des techniques moléculaires, en revanche, l’hybridation entre l’homme et la machine s’effectue autant dans l’usine qu’au dehors. La technologie est incorporée par les travailleurs avec toujours plus de fluidité. Mais c’est surtout la suppression de la rigidité des limites de l’usine et des frontières entre temps de travail et temps libre qui facilite cette hybridation. Le capitalisme cognitif du paradigme bioéconomique vise la reproduction sociale comme d’une activité dont peuvent être tirés valeur et profits. Face à ce tournant, soutient Fadini, le travail « vivant » incarné dans les corps joue le rôle principal dans la reproduction. Le corps vivant se présente dans le processus productif comme invariable. La partie vive du travail devient potentiellement partie constituante du processus productif. Le capital fixe – maintenant corps vivant – commence à faire partie du capital variable. « La main d’œuvre se présente concrètement comme la somme du capital variable (V) et du capital constant (C), mieux : c’est la partie fixe de C ».130 Fadini élève cette différence de constitution entre corps vivant et machine sociale au niveau de l’histoire, en cherchant une dialectique plus profonde entre elle et la « nature humaine ».131 Il advient ce que Marx prédisait dans les Grundrisse, c’est-à-dire que les hommes représenteraient toujours davantage de capital fixe. Devenir machine de l’homme, devenir intelligence de la machine. C’est là que se situent le nœud et l’écart. C’est au niveau de la bifurcation entre machines sociales – incapables de résister l’asservissement – et machines désirantes qu’il est possible de saisir

129 Nous souhaiterions rappeler ici un choix d’ouvrages et d’essais qui ont eu le mérite d’interpréter les transformations du capitalisme financier et de son tournant linguistique dans l’ère contemporaine. Adelino Zanini et Ubaldo Fadini, Lessico postfordista: dizionario di idee della mutazione (Milano: Feltrinelli, 2001). Adelino Zanini, L’ordine del discorso economico: linguaggio delle ricchezze e pratiche di governo in Michel Foucault, 1. ed. italiana, Cartografie 48 (Verona: Ombre corte, 2010). Ubaldo Fadini, La vita eccentrica: soggetti e saperi nel mondo della rete, Strumenti/scenari 79 (Bari: Dedalo, 2009). Christian Marazzi, Il posto dei calzini: la svolta linguistica dell’economia e i suoi effetti sulla politica (Torino: Bollati Boringhieri, 1999). Christian Marazzi, Capital and Language: From the New Economy to the War Economy, Semiotext(e) Foreign Agents Series (Los Angeles, CA : Cambridge, Mass: Semiotext(e) ; Distributed by the MIT Press, 2008). Christian Marazzi, Finanza bruciata (Bellinzona (CH): Casagrande, 2009). Christian Marazzi, Il comunismo del capitale: finanziarizzazione, biopolitiche del lavoro e crisi globale (Verona: Ombre corte, 2011). Andrea Fumagalli, Bioeconomia e capitalismo cognitivo: verso un nuovo paradigma di accumulazione, 2. rist, Studi economici e sociali Carocci 19 (Roma: Carocci, 2009). 130 Fadini, Divenire corpo. 43. Il est possible de retrouver une thèse similaire chez Andrea Fumagalli, « Metamorfosi del rapporto capitale-lavoro: l’ibridazione umano-macchina », EuroNomade (blog), 22 mars 2017, http://www.euronomade.info/?p=9061. 131 Fadini, Divenire corpo. op. cit., pp. 44-57.

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l’excédant qui dans un environnement artistique se manifeste de façon créative, comme force de travail collectif.132

L’afro-futurisme et la science-fiction ont anticipé nombre de ces thématiques. Par exemple, en faisant référence à la musique noire et au Footwork, une nouvelle forme de danse apparue à Chicago en 2010, Brar parle du son et du mouvement corporel comme d’un surplus. L’écologie urbaine du Footwork est représentée par les processus d’hyper-ghettoïsation de Chicago Ouest et Sud que Brar définit comme le surplus négatif du post-fordisme. Portant un regard critique sur les études musicales et blackness, Brar se demande quelles sont les capacités de ce surplus. L’esthétique sociale de la ghettoïsation des « êtres noirs » (ghettoized blackness) exerce une double fonction. D’une part elle invente de façon expansive la façon d’habiter ces techno- ghettos et de l’autre, fonctionne comme « expérimentation intensive de la territorialité du ghetto ».133 Bien plus, la pratique du Footwork dé-sédimente et disloque les mêmes notions de black, ghetto et musique. La musique qui accompagne le Footwork est souvent définie par Tek, une abréviation de « technicien ». L’ensemble des pratiques corporelles et musicales qu’embrassent Footwork et Tek se définit par Teklife, ou une archi-tek-ture. Traxman, un des artistes et des producteurs musicaux de renom de la scène Tek, s’est défini lui-même dans un album The Architek. Comme Brar le rappelle, « dans la Tek convergent la nécessité d’avoir des grilles pour la conception du son Footwork et la connaissance de la ville comme un plan cartographique codifié tant du point de vue économique que du point de vue racial ».134 En d’autres termes, l’image-son de la vie machinique-organique, ce surplus, qui est qualifié d’abord comme « déchet » du système fordiste, devient un excédent en transformation.

Il convient de rappeler à ce stade le manifeste cyborg de Donna Haraway pour souligner une alliance responsable et créative entre les composantes de la subjectivation du cyborg. Comment est-il possible d’associer l’écologie, le féminisme, le matérialisme et le marxisme ? Le corps-projet cyborg peut-il conclure des alliances entre des classes, des genres, des races, sans en annuler la puissance mais, au contraire, pour en affirmer des résistances, des utopies et des partialités dénuées d’innocence ? Le mythe cyborg d’Haraway se compose de « limites

132 Fadini, « Remarks on Art, Cyberspace and Sociality ». op. cit., p. 236. 133 Dhanveer Singh Brar, « Architekture and Teklife in the Hyperghetto: The Sonic Ecology of Footwork », Social Text 34, no 1 126 (mars 2016): 21-48, https://doi.org/10.1215/01642472-3427117. 134 Ibid. p. 41.

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transgressives, de fusions puissantes et de possibilités dangereuses ».135 Haraway identifie une série de dualismes dans les courants marxiste et féministe américains, qui ont souvent empêché l’ouverture à une vision et des projets politiques ayant la capacité d’assimiler la radicalité féministe (le marxisme) ou la question du genre et de la couleur (le féminisme). A cela s’ajoute un obstacle dialectique aux pratiques politiques qui souvent suivent les lignes des dualismes corps-esprit, humain-animal, idéal-matériel. Haraway aspire à un changement de perspectives, qui encore aujourd’hui est capable de restituer la complexité de la « Teklife », ou du techno- empirisme. La studieuse et activiste américaine met en garde, en déclarant qu’un monde cyborg unitaire peut avoir des dérives technos autoritaires qui détruisent tout. En revanche, il convient d’insister sur un plan différent, qui est celui de la partialité des identités. En recourant à la subjectivité partielle et « inconvenante » du cyborg, il est possible de vaincre ces tendances unitaires qui oppriment (patriarcat, colonialisme, humanisme, positivisme, scientisme).

Dans cette section nous avons cherché à théoriser l’ensemble des faits sociaux étudiés pendant les travaux de recherche. Nous avons tracé une méthodologie qui propose de nouveau un empirisme appliqué à l’univers sonore, en liant certains traits caractéristiques de la « teklife » aux conditions environnementales du sujet du cyborg. Le passage de l’ethnographie au techno- empirisme a permis de mettre en lumière le rôle de l’imaginaire dans la reproduction et dans la construction de nouvelles subjectivités. En particulier, nous avons voulu insister sur l’excédent de la créativité artistique (en l’occurrence musicale) permettant de distinguer deux images différentes des villes. Une image « donnée » et de groupe, où économie, politique et relations sociales fixent des idées, des données, des déterminants. Une seconde image, en revanche, qui se forme au moment où la première image est contrainte et manipulée. La seconde image se reflète sur les composantes de la première, les composent et les diffusent. Il est possible de cartographier cet excédent au moment où se profilent les grilles d’une écologie sonore, qui dans le cas de la production d’imaginaire techno est une production d’espaces urbains. Les éléments de cette grille (l’environnement urbain du club, le rapport homme-machine dans le capitalisme cognitif, les relations sociales dont la technologie et la production de subjectivité assurent la médiatisation) renvoient à d’autres thématiques qui seront reprises tout au long de la thèse : empirisme sonore-subjectivité, image urbaine-environnante, rapport organique-machinique.

135 Donna Haraway, « A cyborg manifesto: Science, technology, and socialist-feminism in the late 20th century », The international handbook of virtual learning environments, 2006, 117-58.

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Si dans le premier chapitre méthodologique, des « faits sociaux » de la culture techno ont été identifiés (milieux techno, machines sociales et question urbaine), dans le second chapitre ces faits seront analysés dans le cadre d’une « théorie sociale » qui les intègrent. Dans le capitalisme cognitif, le système de production qui fut à l’origine de l’évolution de l’histoire de la techno a été identifié. Par la suite, il s’est avéré nécessaire de faire appel à une théorie de la subjectivité qui soit en mesure de réunir différentes instances observées de façon empirique, et qui dans cette section s’est résumée à l’expression de la production d’imaginaires cyborg au sens artistique. Avant de passer à l’élaboration philosophique des images sonores, qui sont centrales pour comprendre les transformations de l’urbain résultant des nouveaux imaginaires, et avant de vérifier de quelle façon un empirisme techno se combine avec les systèmes de production du capitalisme cognitif, nous terminerons avec une dernière réflexion sur ce que nous souhaiterons continuer à définir, c’est-à-dire « l’écologie techno ».

Ce que nous avons souhaité faire dans ces sections des deux premiers chapitres a été de développer une théorie des thématiques liées à la techno en allant pratiquer des parenthèses méthodologiques, avec les instruments qui seront utilisés pour travailler, par la suite, tout au long de la thèse. L’appareil méthodologique est centré sur l’élaboration ethnographique des données, axé par conséquent sur l’observation active, sur le recueil d’interviews et d’autres matériels qui se prêtent au développement d’un genre musical moderniste comme celui de la techno (pistes audio, album, remix, couvertures, textes, vidéo, conversations en ligne). Nous avons également cherché à présenter un choix critique de la littérature existante sur la techno, le clubbing et la musique urbaine, en insistant sur trois axes principaux. La techno est une musique qui privilégie les connexions urbaines. La production d’imaginaires techno jaillit de narrations et d’expériences modulables (exactement comme c’est le cas dans la production de musique électronique) grâce aux interactions sociales que permet la technologie. Il s’est opéré, finalement, une déclinaison sonore du rapport entre expérience et subjectivité, qui a contextualité l’émergence de nouvelles anthropologies cyborg qui apparaissent à l’horizon de « l’urbain cognitif ». A partir de là certaines tendances ont émergées. Initialement, nous nous sommes posé les questions suivantes. Qu’est-ce qui « s’enregistre » et « s’accumule » dans la musique techno ? Que nous dit la techno sur le rapport entre subjectivité et devenir urbain ? Existe-t-il une subjectivité techno ? La rencontre avec la créativité des producteurs, des DJ et des auditeurs a fait émerger quelques réponses préliminaires.

L’esthétique techno est une esthétique du donné machinique numérique. La ville est échantillonnée sur une piste mais il s’agit aussi d’une expérience, parce que le donné est forcé et

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manipulé. Grâce aux machines, de nouvelles modalités de vie avec l’environnement sont expérimentées – comme l’ont illustré les DJ Spooky et The Architek – le premier en intervenant sur l’urgence du changement climatique, le second en dénonçant les paramètres d’une violence urbaine structurelle. On peut dire que la subjectivité « teklife » est mue par une sensibilité et par une préoccupation à l’égard des conditions de vie urbaine toujours plus connectée au virtuel. Elle entre en conflit avec ses paramètres, les décompose et les restitue. Dans ce processus, certaines interfaces théoriques ont été éprouvées, du (néo)ouvriérisme à l’accélérationisme, du post-humanisme à l’esthétique numérique, pour aboutir aux questions disciplinaires qui concernent le domaine musical : paysage sonore, écologie sonore, écosophie acoustique.

Dans la section suivante, nous traiterons donc d’une sélection d’éléments de la musique électronique (ritournelle, image sonore, personnage rythmique) à partir des écrits philosophiques sur la musique chez Guattari et Deleuze, que nous retenons comme les plus significatifs par rapport à l’analyse de la musique électronique aux temps du capitalisme cognitif.

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2.3 Rythme social et musique électronique dans la philosophie de Deleuze et Guattari

Pourquoi choisir de déchiffrer la musique techno à travers le prisme des écrits de Deleuze et de Guattari ? De quelle façon les deux philosophes français ont-ils inspiré des producteurs musicaux et des DJ du monde de la musique électronique ? Comment interpréter la musique électronique contemporaine à la lumière de la production théorique de Deleuze et de Guattari sur la musique ? Le mérite des auteurs des Mille Plateaux a été d’élaborer une réflexion sur la nature du son liée aux transformations territoriales. La sonorité constitue une qualité expressive d’un territoire, dont les vibrations ont un rythme capable de se transformer en ritournelle. La ritournelle – à laquelle est consacré un chapitre des Mille Plateaux136 – est alors le produit de la relation entre les qualités d’un lieu (milieu) et ses composantes (sociales, politiques, économiques). Mais les deux philosophes n’excluent pas une autre dimension, celle des territoires virtuels, formés aujourd’hui par la sonorité des données, des machines et des claviers. Dans cette perspective, la techno doit être envisagée comme la ritournelle de la transformation des territoires urbains et des territoires virtuels. Un agencement technique arbitré par les technologies de la communication et de l’information.

La théorie musicale qu’élaborent Deleuze et Guattari dans le chapitre consacré à la ritournelle est une anticipation de l’avènement des sonorités machiniques qui dominent le domaine musical contemporain. C’est comme s’il existait deux versants de la ritournelle : un versant spatial, extensif et environnemental, et un second versant apparenté à la sphère intérieure, intensive et affective. A l’inverse, c’est le long de ces deux versants que s’articulent les composantes sonores en qualifiant un territoire. Nous écoutons les bruits d’une usine, nous les échantillonnons et nous les recomposons avec des machines numériques et nous en faisons une ritournelle. La manipulation des vibrations par l’agencement des sons machiniques génère d’abord un rythme puis une ritournelle. Mais il est possible d’affirmer que le territoire présente aussi deux versants, un externe et un interne. La ville, qui ressemble toujours davantage à une méga-machine urbaine, représente le versant externe. Le versant interne de la ritournelle correspond en revanche à l’inconscient machinique dont parle Guattari.137 Nous avons composé une ritournelle machinique, une bande sonore de l’usine, cette dernière disparaissant sous les

136 Dans cette section, nous analysons le plan intitulé De la ritournelle in Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Collection « Critique », t. 2 (Paris: Éditions de minuit, 1980). 137 Félix Guattari, L’inconscient machinique: essai[s] de schizo-analyse, Nachdr. (Paris: Éd. Recherches, 2009).

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effets du post-fordisme, mais subsistant en nous. La théorie musicale de Deleuze et Guattari nous permet d’interpréter certaines observations recueillies durant nos travaux de recherche, en particulier celles des rapports de production entre imaginaires et espaces urbains, ou, en termes philosophiques, aux rapports de production entre territoires urbains, virtuel et technologies. Une réflexion sur le rythme de la ville138 doit nécessairement être associée au thème de la ritournelle, qui demeure un des concepts les plus importants que Deleuze et Guattari ont développés, conjointement et séparément à propos de la musique.

A ce propos, nous voudrions reprendre le très bel essai introductif d’Emanuele Quinz dans le volume consacré à Deleuze, Guattari et la musique électronique139, dans lequel le territoire est analysé comme effet de la musique. Le mérite de Quinz est de révéler comment Deleuze et Guattari parviennent à lier les phénomènes sonores à la production de territoire, le territoire à une carte des affects, et ces derniers à la production de subjectivité.140 Le chant d’un oiseau délimite le territoire, un autre l’écoute, entre eux s’établissent des rapports d’individuation. En ce qui concerne la techno nous dirions : un DJ échantillonne les sons d’une ville, compose un mix, fait danser une petite masse, qui écoute, qui danse, qui traite les données de la ville en transformation. Un chapitre entier des Mille Plateaux est consacré à la ritournelle. Cependant, et comme nous le verrons dans le chapitre suivant, le thème de la ritournelle est un thème qui sera contextualité.

Guattari le développe d’une manière particulière dans L’inconscient machinique, et en l’associant au concept de viséité. Pour l’auteur français, ritournelle et viséité sont deux composantes sémiologiques d’assujettissement et de conscientisation, qui correspondent aux « redondances de la résonance ».141 Il est donc essentiel de ne pas décontextualiser la ritournelle (musicale), en l’analysant hors de ses composantes linguistiques, machiniques et de subjectivation. Comme tout langage, la techno doit également être déchiffrée dans un système de pouvoir, parce qu’il est impossible de réduire totalement la « sociologie urbaine » aux limites du « langage techno ». Il faut plutôt considérer que, par la résonance de la musique, il devient possible d’identifier ses effets dans d’autres domaines (la méga-city, le cyborg, le cognitif). Au

138 Le renvoi porte sur le rythme social de Moscou chez Walter Benjamin, Immagini di città (Torino: Einaudi, 2011). Nous souhaitons remercier Ubaldo Fadini pour cette indication. 139 Quinz, « Strategie della vibrazione. Sull’estetica musicale di Deleuze e Guattari. » op. cit. 140 Ibid., pp. 21-24. 141 Guattari, L’inconscient machinique. op. cit. p. 19.

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contraire, il s’agit de voir comment ces domaines sont à nouveau territorialisés dans la musique techno.

Mille Plateaux a été également une pochette de disque allemande conçue par Achim Szepanski, la même qui en 1996 a publié un album In Memoriam Gilles Deleuze 142 avec, entre autres, un morceau du DJ Spooky, qui plusieurs fois a évoqué ouvertement l’influence de Deleuze et Guattari sur sa musique. Un motif récurrent dans toutes les interventions qui composent Millesuoni est l’affinité « machinique » et « médiatique » entre la musique électronique et les deux philosophes français. Ce jeu que la musique électronique que permettent les instruments et les logiciels de reproduction sonore s’intrique avec le langage des machines : coupures, mix, échantillons, couches, loop, flux. Szepanski parle à ce propos de « machinistes musicaux » qui opèrent dans le chaos du virtuel. « Le virtuel renferme un ensemble d’éléments et de facteurs musicaux susceptibles d’être actualisés et il est potentiellement prometteur de forces non audibles ».143 Inversement, le virtuel peut émerger de l’actuel. Si l’on veut exprimer quelque chose il suffit de capter les sensations.

Dans la techno, le processus de composition musicale est une configuration des affects et des sensations qui s’activent face à la machine et aux possibilités offertes par le virtuel. Une piste électronique techno peut donc être considérée comme une cartographie des désirs et des affects, qui se meuvent au sein et en dehors d’une nouvelle vie médiatique dont l’esthétique est celle de la donnée numérique. Exprimé de cette façon, toutefois, le risque serait « d’emprisonner » la vie numérique dans les machines. En revanche, à contempler les relations sociales de la techno aux festivals, dans les clubs et dans les lieux underground, on peut observer comme est vrai ce qui disait Reunig à propos des « mille machines » sociales.144 Elles sont au nombre de mille, parce qu’infinies sont les combinaisons entre leurs composantes. La techno est faite de composantes techniques, corporelles et sociales en mouvement.

A ce propos, et par rapport aux phénomènes mondiaux de diffusion d’une certaine culture liée à la musique, Guattari avait parfaitement perçu de quelle façon la production de

142 Various, Various - In Memoriam Gilles Deleuze, 2x, CD Compilation (Germany: Mille Plateaux - MP CD 22, 1995). 143 Achim Szepanski, « Musica elettronica, media e Deleuze », in Millesuoni: Deleuze, Guattari e la musica elettronica (Napoli: Cronopio, 2008), 125-34. 144 Gerald Raunig, A Thousand Machines: A Concise Philosophy of the Machine as Social Movement, Semiotext(e) Intervention Series 5 (Los Angeles, Calif: Semiotext(e), 2010).

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subjectivité passe par les canaux des mass-media. Dans un court écrit destiné à Emmanuel Videcoq avant la publication des Trois Ecologies publié par les Éditions Galilée, Guattari écrit :

La jeunesse, bien que broyée dans les rapports économiques dominants qui lui confèrent une place de plus en plus précaire et manipulée mentalement par la production de subjectivité collective des mass médias, n’en développe pas moins ses propres distances de singularisation à l’égard de la subjectivité normalisée. A cet égard, le caractère transnational de la culture rock est tout à fait significatif, celle-ci jouant le rôle d’une sorte de culte initiatique conférant une pseudo identité culturelle à des masses considérables de jeunes et leur permettant de se constituer un minimum de Territoires existentiels. C’est dans ces contextes d’éclatement, de décentrement, de démultiplication des antagonismes et des processus de singularisation que surgissent les nouvelles problématiques écologiques.145

Réfléchissant à la diffusion de la culture rock, Guattari montre que la subjectivité collective, ce phénomène produit à partir de l’intérêt des mass-media pour les désirs des nouvelles générations, entre en opposition avec la constitution d’un « minimum de territoires existentiels ». C’est dans les processus de « singularisation » de cette subjectivité collective qu’il est possible de découvrir non seulement les antagonismes, mais aussi les futures problématiques écologiques. Malgré tout, Guattari incite à s’échapper d’une subjectivité normalisée ou machinique grâce à la singularisation des expériences. La répétition de la ritournelle techno, par sa tendance à induire un tournant cérébral sert peut-être à cela : à une prise de conscience pour une « refondation de la pratique sociale », à partir de « le primat de la question de la subjectivation ».146

La musique techno émerge de la poussière soulevée lors du passage du fordisme au post fordisme. Dans le nouveau paradigme politico-économique, le rôle de la communication numérique devient essentiel pour la réalisation de la valeur, pour l’exécution des commandes et pour la création de conventions en matière de linguistique et de communication. Sans ces trois éléments, le modèle financier ne serait plus en mesure de contrôler à distance ni le travail, qui se

145 Félix Guattari, « Les trois écologies. Version courte originale. », Multitudes (blog), 1989, http://www.multitudes.net/les-trois-ecologies/. 146 Éric Alliez et Anne Querrien, « L’effet-guattari », Multitudes, no 34 (1 septembre 2008): 22-29, https://doi.org/10.3917/mult.034.0022.

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modèle sur la forme des plateformes en ligne, et pour cette raison devient de plus en plus cognitif, ni les territoires, que sont les espaces virtuels et urbains, qui reconfigurent de nouveaux modes de consommation. Avec le caractère central de la communication, la création d’imaginaires, caractéristique de l’art, devient productive, en s’insérant en un point précis du processus de valorisation. Dans le cas de la techno, la production d’imaginaires caractéristiques des narrations futuristes agit à deux niveaux. Les « images techno » qui valorisent des biens dotés d’un contenu technologique élevé et les espaces postindustriels, qui forment des environnements hi-Tech pluridimensionnels. Imaginaires, virtuel et espace urbain sont ainsi articulés par l’industrie créative, opérant simultanément sur divers plans ou territoires. Le rôle de la technologie dans le capitalisme cognitif modèle de cette façon la jouissance des environnements et leur interconnexion. Le caractère réducteur de la langue aux données numériques, processus évident de la communication en ligne, tend à modifier les différences subjectives pour former un système d’équivalence et de fonctions qui ressemble à l’ingénierie d’une machine. Du point de vue de la machine, le social est ainsi toujours davantage conçu comme un agencement de composantes. Il en résulte une image par laquelle le social est traduisible en flux de données : valeurs et affects sont quantifiables par le nombre de like et le type ou la catégorie de commentaires. Ce sont les algorithmes et le data-mining (ou la transformation d’une grande quantité de données en information) qui donnent sens au chaos des flux de données dans le capitalisme cognitif.147 Dans le langage de Deleuze et Guattari, ce phénomène correspond au codage des flux. Le rapport entre flux de données et territoires, rapport que nous définissons comme rythme social de l’ère numérique à partir des qualités expressives des territoires techno, fait l’objet de cette brève section.

Pour les deux philosophes, les territoires possèdent des qualités expressives. Parmi celles- ci, la sonorité est une des qualités expressives la plus importante d’un territoire, pour chaque type d’étude musicale s’attachant à l’interprétation sociale de ses contextes. Dans le cas de la techno, l’objectif est d’appréhender la dimension sociale des qualités expressives des environnements et territoires techno. Par conséquent, ce sont les qualités musicales de la rencontre entre virtuel et urbain auxquelles s’intéressent les études sur la musique électronique. C’est sous cet éclairage qu’il convient de lire la littérature traitant de la musique électronique et de la philosophie chez Deleuze et Guattari. L’originalité du travail de Guattari et Deleuze consiste à avoir créé un ensemble de concepts utilisant le langage musical, en particulier des

147 Matteo Pasquinelli, Gli algoritmi del capitale: accelarazionismo, machine della conoscenza e autonomia del comune (Verona: Ombrecorte, 2014).

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concepts tels que la mélodie, la ritournelle, le rythme et l’air, pour interpréter les qualités expressives d’un territoire au moment où celui-ci est l’objet d’une transformation de la part des nouvelles technologies.

Le chapitre des Mille Plateaux consacré au concept de la ritournelle présente certaines réflexions importantes sur les qualités d’un territoire, en partie inspirées du biologiste von Uexküll. La créativité, sous l’aspect à la fois expérimental et littéraire, de Deleuze et Guattari, réside dans la combinaison de personnages musicaux avec des composantes environnementales. Il en découle une série de concepts originaux, essentiellement de nature esthétique, que nous souhaiterions schématiser dans le but de faciliter la lecture de ce difficile mais fascinant chapitre des Mille Plateaux.

1. « Chaque milieu est vibratoire, c’est-à-dire un bloc d’espace-temps constitué par la répétition périodique de la composante ».148 C’est la répétition de la vibration, caractéristique du chaos, qui permet de percevoir la musique, puisque c’est la vibration de molécules d’air qui crée la musique. 2. « Il y a rythme dès qu’il y a passage transcodé d’un milieu à un autre, communication de milieux, coordination d’espaces-temps, hétérogènes ».149 Le rythme, dont la fonction est de donner forme au temps, peut acquérir de l’expressivité dès lors qu’un environnement se soustrait au chaos de l’espace infini. Dans ce sens la nature (physique) du monde est perçue grâce à la musique.150 3. « Il y a territoire dès qu’il y a expressivité du rythme. C’est l’émergence de matières d’expression (qualités) qui va définir le territoire ».151 Les structures rythmiques, qui en musique définissent les genres musicaux, de la valse au rock, expriment non seulement la direction d’une mesure, mais aussi la dimension d’un espace. Si l’on considère, par exemple, un jeu vidéo, dont les paysages virtuels sont en réalité le résultat de codes et que nous remplaçons le code par les vibrations moléculaires qui génèrent le son, il est possible d’affirmer que le territoire a une dimension sonore.

148 Deleuze et Guattari, Mille Plateaux. op. cit. p. 384. 149 Ibid., p. 385. 150 Ibid., p. 386. 151 Ibid., p. 387

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4. Ainsi, un paysage sonore ou un territoire animé par un rythme peut voir le jour. Chaque territoire possède un rythme contingent à ses propres qualités. Pour dire une évidence, un paysage sonore urbain sonne différemment d’un paysage rural. Il existe à cet égard une autonomie de l’expression, qu’il est possible de rattacher à des airs du territoire.152 Ceux- ci renvoient à la mélodie d’un territoire, ou à une succession de tonalités. « C’est la mélodie qui fait elle-même un paysage sonore et prend en contre-point tous les rapports avec un paysage virtuel ».153 La mélodie peut être facilement visualisée : elle renvoie à des mouvements.154 Un oiseau qui vole, la forme des collines, les structures d’une usine, les ouvriers au travail. 5. « D’autre part, les qualités expressives entrent également dans d’autres rapports internes qui font des contre-point territoriaux ».155 Si, en musique, le contrepoint indique la simultanéité d’au moins deux lignes mélodiques structurées selon des règles précises, relatives à la consonance et à la dissonance, le concept de contrepoint territorial utilisé par Deleuze et Guattari caractérise un rapport variable entre territoire et environnement. Par exemple, dans le cas de deux territoires dont un est virtuel, on peut instaurer des lignes indépendantes l’une de l’autre mais donnant lieu, de toute façon, à une mélodie. 6. « Proust fut parmi les premiers à souligner cette vie du motif wagnérien : au lieu que le motif soit lié à un personnage qui apparait, c’est chaque apparition du motif qui constitue elle-même un personnage rythmique ».156 L’autonomie de certains airs territoriaux peut devenir le protagoniste. Une mélodie nous évoque un paysage ou une personne. A une mélodie, nous assignons des paysages. Les airs territoriaux forment alors des viséités ou des personnages rythmiques. Les contrepoints territoriaux, en revanche, représentent des paysages mélodiques. Mais un personnage c’est déjà un rythme et une mélodie c’est déjà un territoire. 7. Dans un passage à caractère post-humaniste, les deux philosophes se demandent si l’art – dans ce cas sonore – peut jamais rejoindre l’être humain. C’est possible – disent-ils –

152 Ibid., p. 390 153 Ibid., p. 391 154 Jason Martineau, The Elements of Music: Melody, Rhythm, and Harmony (Glastonbury: Wooden Books, 2008). p. 19. 155 Deleuze et Guattari, Mille Plateaux. op. cit. p. 390. 156 Ibid., p. 392.

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seulement tardivement et artificiellement.157 Mais il est vrai aussi que la musique, ainsi qu’elle est conçue dans ce passage, fait coïncider l’art avec l’être humain. 8. Paysages et airs musicaux se développent sur un territoire. Celui-ci est défini par la ritournelle qui résulte de la concaténation des qualités expressives et des matériaux qui le constituent. La ritournelle est ici perçue soit comme répétition esthétique d’éléments expressifs, soit comme la vibration physique des molécules. Mais si la nature est intelligible au travers de la musique, pourquoi le social ne pourrait-il pas l’être également ? Pourquoi reléguer la ritournelle au domaine sonore – se demandent Deleuze et Guattari ?158

En réalité, les pages centrales du chapitre sur la ritournelle, vont au-delà du domaine de la physique acoustique. L’intention consiste à se déplacer d’un plan ontologique à l’autre, en transférant des éléments d’un plan, comme le plan musical et esthétique, à des plans différents et selon une approche critique. Par exemple, Deleuze et Guattari écrivent que des forces territoriales et des fonctions sociales s’organisent et se regroupent. Dans ce sens, les ritournelles peuvent être classées de la manière suivante159 : ritournelles qui marquent un territoire, ritournelles de fonctions (l’amoureux qui territorialise la bien-aimée, le commerçant qui territorialise la production), ritournelles d’enchaînement et ritournelles qui assemblent les forces, même de fuite. Dans ce passage, le matérialisme des deux philosophes s’exprime dans une ontologie bâtie autour d’une politique du territoire. Par ce terme, il exprime le résultat de l’interaction entre les enchaînements des composantes expressives d’un territoire et le concept de machine. Au moment où les qualités d’un territoire s’enchaînent, elles se détachent d’un territoire et se déterritorialisent en passant par la composition d’une machine. Dans le cas de la musique électronique, les sons d’un territoire déterminé, comme le parc urbain d’une ville, sont échantillonnés par une machine pour être ensuite reproduits différemment. On passe d’un territoire urbain aux territoires virtuels des logiciels de production musicale. Dès que la piste sonore est reproduite lors d’une rave, les qualités expressives du premier territoire sont à nouveau territorialisées selon d’autres modalités. La musique électronique dans ce sens se présente comme un agent de transmission entre des territoires.

157 Ibid., p. 394 158 Ibid., p. 397 159 Ibid., p. 402

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Une ultime caractéristique des composantes d’un territoire que nous voudrions aborder dans cette section renvoie à la question de la consistance de la matière. Sur le plan De la Ritournelle, nous avons présenté des arguments selon lesquels l’ontologie du son est une politique du territoire. Les qualités expressives d’un territoire, qui s’assemblent dans des rythmes et des mélodies environnementales, sont transférées et manipulées, dans le cas de la musique techno, par des machines. Le rythme d’un territoire est le résultat des ritournelles présentes à l’état naturel : l’esthétique de Deleuze et Guattari repère dans les séries de la biologie (on pense par exemple à l’ADN) des ritournelles qui s’expriment soit sous la forme d’images soit sous la forme de sonorités. Un autre type de ritournelle peut se remarquer dans la consistance de la matière. Nous prenons comme exemple un passage sur la qualité matérielle du béton.

Non seulement le béton est une matière hétérogène dont le degré de consistance varie avec les éléments de mélange. Mais le fer y est intercalé suivant un rythme, bien plus, il forme dans les surfaces auto-porteuses un personnage rythmique complexe, ou les « tiges » ont des sections différentes et des intervalles variables d’après l’intensité et la direction de la force à capter.160

Le rythme du béton renvoie à la traduction esthétique de sa consistance. Nous voudrions à ce propos rappeler un EP (ou maxi) de l’éditeur discographique Dystopian intitulé Béton Brut, et ses morceaux de musique « Concrete », « The Wall » et « Stone Edge » qui peuvent être utiles pour comprendre l’analogie de ce passage. Quelles sont les composantes expressives du ciment apparent ou du béton brut ?

Le ciment apparent est un élément architectural typique du brutalisme. La forme dense du ciment est accentuée par le manque de revêtement, visible à l’extérieur des édifices. Les superficies externes des édifices de style brutaliste, ou les superficies internes des industries désaffectées expriment la densité de la vie métropolitaine. Le ciment apparent, renforcé par du fer, est un symbole de la masse urbaine, audience de la techno. Sur le plan musical, les drum machines ont pour fonction de consolider une multiplicité de qualités expressives territoriales. La musique techno réunit les qualités expressives d’un territoire urbain et en relance les combinaisons. Nous pourrions dire que les machines musicales sont des synchronisateurs de rythmes (c’est précisément le cas dans la musique électronique). Les machines permettent la

160 Ibid., p. 406.

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représentation de la consistance des qualités expressives d’un territoire. A ce propos, Deleuze et Guattari écrivent que l’art de la musique est de rendre visible le sonore : à une couleur correspond un son.161

Dans les dernières pages du chapitre sur la ritournelle, les deux philosophes parviennent à une synthèse séduisante de la critique territoriale de la musique. La musique change selon les transformations politiques des territoires, et avec celle-ci les personnages qui la produisent changent. « Le territoire est allemand, mais la Terre est grecque ».162 Il est fait référence à la musique romantique allemande, à Mahler et à Wagner. Le romantisme allemand était à la recherche d’un peuple. Les mélodies territoriales de la musique romantique renvoient aux sentiments du personnage rythmique de cette époque : le chevalier-héros de l’estampe mythique. Le thème musical du romantisme allemand appelle la bourgeoisie à ne pas abandonner la mélodie. C’est une invitation à ne pas abandonner le rapport romantique avec le territoire.163

Dans le cas de la techno, en revanche, à quel personnage rythmique correspond ce genre musical ? Dans les sections précédentes nous avons esquissé les éléments qui semblent constituer la tendance de la musique techno. La techno est une musique urbaine au sens où elle réunit les sons des territoires postindustriels. Le rythme répétitif est celui de l’usine disparue, tandis que sa mélodie est reproduite par de multiples voix. Ces voix peuvent être les voix de la musique disco, qui invitent aux plaisirs underground ; ou bien les sons des composantes d’un territoire, comme les sons des éléments architecturaux des paysages sonores hi-tech. Il s’avère difficile d’identifier un personnage rythmique, à moins qu’il ne se confonde avec la figure du DJ. Il ne s’agit pas de la recherche d’un peuple ou de la recherche d’une nouvelle audience. Le rythme social de la techno est un rythme d’affirmation : la première société industrielle se dissipe peu à peu, une nouvelle ère, une ère cognitive, prend sa place. Les relations sociales machiniques et hyper-médiatisées des métropoles développent un nouveau rapport avec les territoires. Les relations sociales sont moins à même de transformer de façon positive les territoires urbains, mais elles ont la capacité d’être le protagoniste dans les territoires du virtuel.

161 Ibid., pp. 407-408. 162 Ibid., p. 418. 163 C’est un passage de Nietzsche portant sur la musique allemande qui semble inspirer les dernières pages de Deleuze et Guattari dédiées à la ritournelle. Friedrich Nietzsche, La Gaia Scienza, Adelphi (Milano, 1965). pp. 111-112.

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2.4 Sur le concept de ritournelle et d’image sonore

Dans cette section, nous entendons élaborer la relation entre les machines, les territoires et la subjectivité à partir de la dimension sonore présente à l’esprit de Guattari. La dimension sonore à laquelle nous faisons référence renvoie au concept de ritournelle qu’il a développé avec Deleuze, et auquel est consacré un chapitre bien connu des Mille Plateaux. Par contre, la contribution théorique de Guattari à la mise en chantier des éléments analytiques qui ont permis la production du concept de ritournelle, avait moins retenu l’attention. A ce propos, nous chercherons à rapprocher le chapitre des Mille Plateaux avec certains textes écrits par Guattari, en particulier L’inconscient machinique, paru une année avant le second volume de Capitalisme et Schizophrénie. Ce que nous tendrons à mettre en évidence en opérant ainsi est l’existence – quoique fragmentaire – d’une théorie sonore qui rend politique le rapport entre musique, territoires et technologie. Le thème des machines est aujourd’hui central, et ce non seulement pour les études de musique électronique. A l’inverse, c’est grâce à la dimension sonore que nous pouvons percevoir certaines transformations de la production de subjectivité, en cours dans la société capitaliste. Nous chercherons enfin à rapprocher des termes comme résonnance, redondance, code, rythme et viséité tels qu’ils ont été élaborés par Guattari. La présente intervention visera à apporter une réponse la question suivante : dans quel espace la musique électronique intervient-elle dans le capitalisme ? Les aspects abordés seront au nombre de deux. Le concept de ritournelle aide à établir une configuration entre images et son propice à fournir les fondements d’une critique politique de la musique contemporaine. En second lieu, grâce à une critique de la musique fondée sur la relation entre machines, territoires et subjectivité, il est possible de relancer une politique du son capable de nouvelles potentialités.

Nous voudrions partir d’une affirmation plutôt banale. Guattari ne peut être considéré comme un philosophe de second plan qui aurait aidé Deleuze à élaborer certains contenus, grâce à ses propres expérimentations cliniques et politiques. A ce propos, aujourd’hui, nous voudrions nous concentrer sur le concept de ritournelle auquel est consacré le fameux chapitre des Mille Plateaux, pour déceler certains thèmes qui se dégageront, en cherchant à les réunir. Tout d’abord, nous nous arrêterons sur une brève histoire ou une archéologie du ritournelle, concept qui apparaît dans certaines notes de Guattari de 1956, alors qu’il était dans sa vingt-sixième année. Feront suite d’autres références bibliographiques tirées tant des travaux de Guattari que de Deleuze, destinées à fournir une vue panoramique des concepts clefs liés à la dimension sonore de la ritournelle.

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Le second thème que nous voulons élaborer à partir du concept de ritournelle est celui de l’image-sonore. La question à laquelle nous chercherons à apporter une réponse est la suivante : en quel sens la ritournelle est une image-sonore ? Dans ce passage nous nous arrêterons sur certains éléments esthétiques du thème, et en particulier sur les concepts de territoire, machine et subjectivité.

Une fois cette opération achevée, le troisième et dernier thème de l’intervention est consacré à la dimension politique de l’esthétique de la ritournelle. Pour unir ce plan théorique au plan politique et expérimental, nous nous servirons de la musique techno comme référence pour l’analyse d’une expression artistique proche des thématiques de la philosophie de Guattari. Nous chercherons à éclaircir le rapport entre les termes de territoire, machines sociales et composantes de subjectivation (liés au concept de ritournelle) et certains éléments « techno » comme ceux de l’urbain, des machines sonores et de la musique politique. Le pont établi entre ritournelle et techno nous permettra d’engager certaines analyses politiques, qui veilleront à ne pas affaiblir la pensée du philosophe français.

Donc, politiser le son, en suivant certains schémas proposés par Guattari, peut constituer le point de départ pour construire quatre stratégies que nous souhaiterions relancer. A) Grâce à la dimension sonore, saisir certaines transformations sociales, en particulier celles liées à la subjectivité urbaine. B) Faire de ces transformations un objet de critique esthétique, au travers des concepts de ritournelle et d’image sonore. C) Politiser les son ou bien politiser la création et l’écoute musicale, et par là ouvrir la voie à de nouvelles potentialités. D) Proposer les grandes lignes d’une théorie critique de la musique, à partir de Guattari et de Deleuze, proches des trois premières stratégies (analyse sonore des transformations sociales, critique de l’esthétique sonore, et politisation de la musique).

Nous abordons initialement une brève archéologie du concept de ritournelle, non seulement pour mettre en évidence la pertinence du travail de Guattari dans la production de divers thèmes, développés ensuite également par Deleuze, mais dans le but précis de le rapprocher d’une série d’éléments qui seront déclinés tout au long de la production philosophique des deux auteurs des Mille Plateaux. Nous souhaiterions ouvrir cette très brève archéologie en renvoyant aux travaux de Maël Guesdon, un chercheur de l’EHESS qui s’est consacré depuis longtemps à l’étude de la ritournelle chez Deleuze et Guattari. Maël Guesdon a indiqué comment le concept de ritournelle a évolué au cours de la production philosophique de Guattari, soulignant ainsi combien l’intérêt que le militant et psychanalyste français lui a prêté,

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était intense.164 Un point de départ, cependant, de cette archéologie, réside dans le cas clinique présenté par Guattari dans un écrit de 1956 et intitulé « Monographie R. A. », repris par la suite dans le volume Psychanalyse et transversalité.

Dans le cas clinique, Guattari rapporte la relation thérapeutique avec R. A.. Tout a débuté avec l’usage de certains objets technologiques à but thérapeutique : un magnétophone et une vidéocamera. Guattari veut enregistrer la voix de R. A. Et en même temps filmer certaines de ses activités, en reprenant des dessins de l’homme ou en s’arrêtant sur certaines images tandis que R. A. est entrain de faire du sport. L’objectif est d’enregistrer puis ensuite de soumettre R. A. aux sons et aux images de ce qui a été filmé. Au son et à l’image, Guattari adjoint deux éléments, tous deux appartenant à la sphère scripturale. R. A. devra rédiger un journal intime puis recopier le Château de Kafka. Le choix du livre n’est pas le fruit du hasard. Guattari ainsi que le Docteur Oury, l’élève de Lacan avec lequel il collaborait, trouvaient en R. A. une certaine ressemblance avec Kafka. Ressemblance qui n’est pas uniquement physique mais légalement sous un point de vue psychanalytique. Il conviendrait d’affirmer que le jeune Guattari voulait déjà expérimenter une méthode, avec des éléments externes à la tradition psychanalytique (technologie, littérature, esthétique). Le fait est que R. A. rejeta d’abord l’enregistrement, puis dans un second temps, se reconnut dans celui-ci et en fut surpris (ici Guattari parle d’une reconnaissance, grâce au film, d’un modèle corporel unitaire) puis, dans un troisième lieu, R. A. se met hors de lui, accusant le Docteur Oury de lui infliger des électrochocs néfastes. C’est à cet endroit que Guattari emploie le terme ritournelle :

Après une courte période d’étonnement, il se ressaisit, déclara qu’on voyait bien dans ce fim à quel point il était devenu un « pauvre type », et il reprit sa ritournelle : « c’est les électro-chocs », « c’est ici que je suis tombé comme ça », « il faut me faire une radio du cerveau », etc.165

Guattari qualifie de ritournelle cette reprise d’éléments externes par R. A. : les appareils technologiques alignent la perception individuelle de la dimension mentale du côté social. Cette analogie entre mental et social grâce aux appareils technologiques externes est en partie reprise dans un second texte écrit par Guattari dix années après le premier, en 1966, intitulé « Réflexions pour des philosophes à propos de la psychothérapie institutionnelle » (présenté celui-ci aussi

164 Maël Guesdon, « D’une répétition l’autre », Chimères, no 1 (2013): 142-55. 165 Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité: essais d’analyse institutionnelle (Paris: Maspero, 1972). p. 20.

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dans la collection Psychanalyse et transversalité). Dans ce second texte, figure un court fragment vraiment intéressant, dans lequel Guattari semble se moquer de Descartes, faisant voyager dans le temps ses méditations, dans un temps où Dieu est remplacé par une méga-machine, comme dans la plus pure tradition des récits de science-fiction. Supposons – propose Guattari – que la subjectivité dans la société industrielle corresponde à une grande calculatrice incapable de savoir satisfaire chaque besoin, passé ou futur. Comment penserait Descartes (…imagine Guattari)

Certes, je pense, mais pour ce qui est de l’existence, mieux vaut s’adresser directement au sujet suprême, à cette machine fondatrice de mon désir et productrice de toute réponse. Plus jamais je ne saurai, quand je pense être, ce que peut être l’existence, et même lorsque je prétends connaitre que j’existe du fait que je dis penser exister, je ne saisis rien d’autre qu’une ritournelle venant d’ailleurs et parlant de moi à propos de toutes sortes d’autres gadgets… Plus jamais je n’aurai la garantie d’exister vraiment, ailleurs que dans la machine universelle.166

Nous pouvons avancer que là est présent un type de méta-ritournelle, c’est-à-dire le retour de Guattari à certaines considérations (il conviendrait de dire inconscientes) par rapport à la première ritournelle de R. A., dans la mesure où nous cherchons à mettre en évidence ce type de « chaîne linguistique » qui unit les machines à la question de la subjectivité. Tant en observant R. A., qu’en identifiant lui-même la partie du sujet pensant dans la machine de la société industrielle, Guattari emploie le terme de ritournelle pour désigner une série d’éléments qui proviennent de l’extérieur et font parler le sujet. Nous pouvons risquer une première transition et affirmer qu’à ces deux occasions Guattari a involontairement élevé le terme de la ritournelle au niveau du concept philosophique. La ritournelle est constituée de nombreuses composantes qui qualifieront le sujet, « le font parler », le mettent en relation avec les autres. Pour le dire avec les mots de Guattari et de Deleuze, la ritournelle est une composante de subjectivation, un énoncé collectif.

Au cœur de l’élaboration du concept de ritournelle dans les Mille Plateaux, il n’est pas fait référence au territoire. Sont toutefois présentes certaines intuitions préliminaires comme celle d’un lien étroit entre la dimension sémiologique (« une ritournelle venue d’ailleurs et qui parle de moi en faisant allusion à de nombreux autres gadgets ») et celle d’une subjectivité collective

166 Ibid. p. 91.

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modelée par l’évolution des machines sociales dans la société industrielle (« certainement, je pense, mais en termes d’existence, il est préférable de demander directement au sujet suprême, à la machine qui est la base de mon désir et la productrice de chacune des réponses ») – c’est-à- dire le capitalisme.

Ce risque peut présenter un fondement supplémentaire si, en concluant cette brève archéologie, nous passons au second thème, celui de la ritournelle en tant qu’image-sonore. A cette fin, nous analyserons et comparerons deux textes. Le premier est L’inconscient machinique, publié en 1979. Le second, plus connu, est le chapitre des Mille Plateaux sur la ritournelle écrit avec Deleuze et publié en 1980. En procédant chronologiquement – même si, dans ce cas, un travail philologique sur les textes serait nécessaire pour suivre plus précisément la production du concept de ritournelle – il sera possible d’identifier certains éléments évidents qui composent cet agencement sonore : machines sociales, machines abstraites, territoire, chaîne, composante, redondance. Une fois recomposés ces fragments, nous commencerons à positionner la ritournelle par rapport aux deux thèmes auxquels il est lié : subjectivité et territoires. De cette façon, il sera possible d’entrevoir les modalités selon lesquelles Guattari et Deleuze développent une critique de l’esthétique musicale, susceptible de servir de principe pour comprendre quelles sont les trajectoires de la musique qui caractérise la société capitaliste contemporaine, c’est-à- dire quelle est la relation entre musique électronique ou techno et capitalisme cognitif.

Nous avons vu comment le concept de ritournelle apparaît – pour ainsi dire – dans l’inconscient de Guattari et par l’intermédiaire de la discussion critique des versants « en dehors » de la tradition psychanalytique (les instruments techniques comme le magnétoscope et la subjectivité capitaliste de la société industrielle). Or, quand bien même il m’a semblé étrange que Deleuze n’ait pas développé la ritournelle dans Différence et Répétition compte-tenu de sa valeur analogique et de l’enthousiasme ultérieur de cet auteur pour ce thème, c’est, toutefois, Deleuze lui-même qui admet que ce concept a été élaboré par Guattari précisément dans l’Inconscient machinique. Il le fait dans une leçon en 1984, avant Pâques, le 20 mars pour être précis : une leçon sur l’image du cinéma.

Deleuze revient sur l’idée d’image-cristal, sur laquelle il s’était déjà arrêté en faisant référence au rêve et à l’imaginaire, au cours de différentes leçons précédentes. Deleuze affirme que l’idée de cristal a non seulement des qualités optiques mais aussi acoustiques. Le cristal est également sonore. La dimension acoustique du cristal – poursuit Deleuze – on la doit à Guattari,

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qui travaillant seul à l’Inconscient machinique, a développé le thème du cristal sonore parallèlement à celui de la ritournelle. Deleuze explique :

Le cristal sonore de temps, il le lie, pour des raisons qui sont les siennes, il le lie à un phénomène musical qu’il nomme la ritournelle : la ritournelle ce serait un cristal sonore de temps.167

Cette précieuse affirmation établit bien l’intention philologique de relier le travail de Guattari au chapitre de la ritournelle présent dans les Mille Plateaux, trop souvent attribué à tord uniquement à Deleuze. Il est de même évident, cependant, que nous ne pouvons pas nous limiter à un travail philologique si l’on ne veut pas courir le risque d’affaiblir la pensée de Guattari. Au cours de cette belle leçon de 1984, au ton ironique, Deleuze met en parallèle et oppose la ritournelle à un autre concept, celui du galop. Le premier est à rapporter aux chants médiévaux et de la renaissance, qui tiraient leur inspiration des chants des oiseaux – ces derniers étaient un véritable hobby, pour employer un terme anglais, que Deleuze et Guattari ont entretenu pendant très longtemps ad nauseam. Le galop, en revanche, est instrumental. Il ne suffit pas d’étudier les oiseaux, mais aussi les chevaux, ironise le philosophe, auteur de Proust et les signes. Cette opposition lui sert à montrer comment le cinéma se caractérise par le galop sonore (on pense aux westerns ou aux courses poursuites entre machines du cinéma populaire hollywoodien).

Sans s’éloigner plus, comme nous ferons sous peu, nous souhaiterions aller au cœur du concept, tel que Guattari l’a développé. Le thème de la ritournelle est présent dans le volume L’inconscient machinique dans des modalités diverses et à plusieurs reprises. Dans la première section du livre, qui compte sept chapitres, la ritournelle est développée dans l’introduction et dans le cinquième chapitre intitulé « Les temps des ritournelles ». La seconde section de l’ouvrage est en revanche entièrement consacrée au thème de la ritournelle dans l’œuvre de Proust et est intitulée « Les ritournelles du temps perdu ».

La clef littéraire aide immédiatement à comprendre l’ensemble du volume. Guattari se montre agacé par le structuralisme linguistique qui imprègne divers milieux et disciplines, et pas seulement la psychanalyse. La mission politique de l’écrit est de sortir du langage dominant, du langage de l’autorité et de la société de consommation, et c’est autour de cette intolérance envers l’ordre et envers le pouvoir qu’il est possible de lire L’inconscient machinique. Guattari étudie de

167 Gilles Deleuze, Vérité et temps cours 58 (Paris 8, 1984).

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quelle manière le structuralisme linguistique a occupé les sciences naturelles, comme la biologie, ou l’anthropologie, en cherchant à expliquer la sphère des actions humaines fondamentales à travers une colonisation de l’inconscient. En d’autres termes, pour les structuralistes et pour la majorité des scientifiques sociaux, la dimension mentale, affective, instinctuelles dont nous ne sommes pas conscients est structurée comme un langage. Ce langage, nous le voulons aujourd’hui mathématique, demain logique, après-demain théâtral. Guattari rejette ces théories, avançant une sorte de matérialisme critique de l’inconscient, une sorte de véritable opération marxiste. Selon Guattari, la dimension mentale, comme celle des affects et celle des instincts sont à interpréter comme formant un système de production et de reproduction qui est constitué par la société au fil de l’histoire.

Ainsi, aux machines qui occupent les usines capitalistes, correspondent, pour ainsi dire, des machines abstraites mentales. Toutefois, dans cette relation s’organisent des grèves, se reconstruit l’usine, se perçoit un sens d’aliénation. Dans la dimension mécanique de la conscience conçue par Guattari, il n’y a pas de simples systèmes de cause à effet. Nous ne pouvons pas dire : voilà la formule de la vie ! De même qu’il nous est impossible de renoncer à notre créativité technique de continuer à expérimenter avec notre corps. Au rapport de causalité simple des sciences sociales, Guattari et Deleuze adjoignent celui de la déterritorialisation et de la reterritorialisation, un mouvement qui a toujours lieu sur un plan ontologique et épistémologique. Ces mouvements – tels qu’ils sont illustrés dans l’Anti-Oedipe – peuvent être identifiés en autant de flux de code. Pour éviter de nous empêtrer dans le lexique des deux français, nous pouvons dire, avec d’autres mots, que les pensées, les affects et les instincts ont une histoire, même brève, faite de diverses composantes comme : signes, images, gestes et mots. Songeons par exemple à ce que nous réussissons à lire dans les petits gestes de la personne que nous aimons. Je saisis un objet d’une certaine façon, en silence, je le place hors de ta vue. Combien d’histoires peuvent être liées à ces quelques secondes ? Nous sommes au cœur du niveau micro-politique. Ces concaténations de signes, d’images, de gestes et de mots, peuvent constituer des ritournelles. Une ritournelle renferme et exprime certaines interprétations, ou codes, certains affects, ou flux. A la manière d’une photographie, celui-ci instaure la répétition d’un temps déterminé. C’est en partie l’analyse littéraire que fait Guattari de Kafka et de Proust. La grande littérature nous présente un système de petites histoires affectives, de renvois permanents entre qualités d’un objet et perceptions, entre sons et réalité. Une sorte de carte qui donne sens au chaos des infinies combinaisons possibles de signes. Pourquoi ne pourrions-nous dire cela de toutes les ritournelles possibles ?

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Revenons maintenant à l’introduction de l’Inconscient machinique. Celui-ci se construit comme une carte. Mais sur celle-ci ne figurent pas seulement des images et des mots, à la différence de l’inconscient psychanalytique de type représentatif. C’est une carte en mouvement, c’est une carte qui est également sonore. Chaque carte – toute comme chaque machine – a des coordonnées, nous indique ainsi des directions et est formée de composantes. L’héritage de Guattari, qui comme nous l’avons vu, souhaite attaquer le structuralisme linguistique et les théories de l’information, fournit une précieuse classification des composantes de cette carte/machine inconsciente, qui s’avère utile au positionnement du thème de la ritournelle dans le domaine de la critique musicale et de la politique. Par souci de simplicité, Guattari distingue deux types de composantes de l’inconscient machinique, les composantes interprétatives et les composantes non interprétatives. Les composantes interprétatives sont liées à la sémiologie – ou à une approche qui consiste à analyser un système de signes en rapport avec les lois d’un langage. Les composantes non interprétatives, en revanche, sont liées à la sémiotique, ou à l’étude des signes avec une méthode d’une autre nature que linguistique. Ne pouvant pas trop nous étendre sur certaines questions importantes liées à la linguistique, et pour être concis nous voudrions reprendre de quelle façon, étant donné ces prémisses, Guattari attaque le langage, pour à la fin le dépasser. Plutôt que de suivre des lois ou de faire un écart, ce qui pour du langage semble être superflu, Guattari émet l’hypothèse selon laquelle, entre langage, représentation et réalité (présente ou virtuelle) existe un phylum machinique abstrait, c’est-à-dire un système de production et de reproduction des composantes interprétatives et non interprétatives. Cette opération permet d’éviter – comme le font les linguistes ou la psychanalyse – de plaquer la société sur le langage. Ce qui est fait, plutôt, est de maintenir la langue des êtres humains ouverte à tous les signes, et donc aussi à de nouvelles rencontres et de nouvelles potentialités.

La langue est partout mais elle ne possède aucun domaine qui lui soit propre. Il n’ya pas de langue en soi.168

Voici donc une première thèse. Les langues mineures, - pour employer une expression liée à la lecture de Kafka que font Guattari e Deleuze -, se repèrent aux poubelles du pragmatisme structuraliste qui a toujours écarté ce qui était redondant. Quand on évoque le pragmatisme on se réfère à la théorie du langage de type structuraliste qui à partir des années soixante s’est étendue surtout en France dans le domaine du marxisme, de l’anthropologie et de la psychanalyse. Guattari, au contraire, requalifie les termes de redondance et de résonnance, les

168 Guattari, L’inconscient machinique. op. cit. p. 25.

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positionnant sur la carte/machine de l’inconscient. La résonnance est elle aussi un vecteur de signification. Nous prendrons pour exemple certains sons qui nous sont familiers, comme une voix, ou la façon dont un ami prononce notre nom. Guattari explique clairement comment chaque voix renvoie à un visage, et comment ce lien entre ritournelle et viséité a été adopté par le pouvoir.169 On pense à la marche militaire et au visage du dictateur, ou au jingle « e forza Italiaaa » de Berlusconi, ou à la relation entre hymnes nationaux, présidents et footballeurs. La redondance, par conséquent, est constitutive de la ritournelle, dans la mesure où la répétition ne revêt pas en apparence de nécessité linguistique. Mais dans le but de faire parvenir un message, ou dans certains cas, d’avoir l’intention de créer et de recréer des besoins et des désirs, certains nous bombardent de messages persuasifs. La publicité devrait être considérée comme une véritable action militaire !

Requalifiant résonnance et redondance, Guattari réussit à écrire non seulement un petit chef d’œuvre d’analyse littéraire, comme dans la partie du livre consacrée à Proust, mais établi la base et les fondements d’une théorie critique sonore, plus que musicale. En somme, le domaine sonore, plus que le domaine musical, est également un domaine de pouvoir, un pouvoir autant « micro » que sémiotique. Il conviendrait de faire avec les sons et avec la musique, ce que Foucault a fait avec les mots et les choses. Une archéologie de la redondance et des ritournelles.

Guattari, d’une certaine façon, aborde cette archéologie, et dans le chapitre consacré aux temps des ritournelles, fournit un bel exemple provenant de la Grèce antique, où chaque corporation avait une formule mélodique appelée « nom », qui avait pour fonction de renforcer le lien entre territoire d’appartenance et identité sociale.170 Chant, danse, mots, rituel et production – poursuit Guattari – n’étaient pas séparés comme dans notre société contemporaine faite d’experts purs, où la division du travail génère des spécialistes. Danse, musique, narrations ne pouvaient être séparées les unes des autres. Chaque schéma rythmique – soutient Guattari – n’est jamais indépendant du territoire où il est produit, bien qu’il soit toujours relatif. En d’autres termes, chaque simplification du temps social en un rythme – ou chaque ritournelle – possède son histoire et sa singularité.

Dès lors Guattari articule la connexion entre un territoire et un « socius » d’appartenance, où par socius on doit entendre une frange d’une société comme a pu l’être la corporation des

169 Ibid., p. 119. 170 Ibid., p. 117.

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tisserands de la ville de Lyon au moyen-âge. Quand un schéma sonore, comme dans le cas de la musique occidentale, cherche à atteindre la pureté et à se détacher du contexte territorial dans lequel il a vu le jour ou s’est reproduit, ce schéma perd le contact avec le territoire et se dé- territorialise. C’est le cas de la musique classique occidentale, qui se veut universelle, et englobe, de façon dépréciative, des airs folkloriques. Ce lien entre schéma sonore et territoire est essentiel surtout du point de vue de l’archéologie sonore, puisque avec elle il est possible de saisir les passages de paradigme rendus visibles par une analyse discursive des relations de pouvoir. Nous pourrons dire qu’à chaque musique correspond un « esprit du temps », pour employer une expression chère à Nietzsche tirée du Gai savoir, qu’il entendre ici non seulement comme représentation d’un monde social, mais comme des « temps » de l’esprit.

Mais nous n’avons pas encore précisé ce que sont ces ritournelles et quelle est leur fonction. Envisageons alors certaines caractéristiques de la ritournelle. 1) La ritournelle est un agencement de composantes territoriales, ou un mix de sons, d’affects, de comportements et de politiques d’une société ou d’un groupe déterminé, comme dans le cas d’un chœur ou d’un air sonore qui permet d’identifier un groupe par rapport à un autre, comme dans l’exemple du chant des oiseaux ou des « noms » de la Grèce antique. 2) La ritournelle peut être à son tour le composant d’un agencement, quand la ritournelle pénètre dans une machine sociale plus vaste, comme dans le cas du travail à l’usine, où la ritournelle est un des nombreux schémas du système de production. 3) Au travers de la répétition de rituels sociaux comme celui du travail en usine, au bureau ou en bibliothèque, la ritournelle marque des habitudes comportementales. Cela s’observe chez les animaux – auxquels Guattari consacre une large partie du cinquième chapitre – pas comme chez les êtres humains. 4) La ritournelle, qui est aussi visuelle et comportementale et pas uniquement sonore, est à la base du développement des caractéristiques morphologiques de divers êtres vivants. Ce passage sera plus évident dans l’élaboration du concept présent dans les Mille Plateaux, où la ritournelle est conçue comme air qui entrecoupe divers niveaux : végétal, animal, humain, machinique. Une formule chimique est une ritournelle ; même la densité de la masse du béton est considérée comme une ritournelle. Et ainsi de suite. Guattari emploie à l’excès la ritournelle en en faisant le fil conducteur avec lequel il outrepasse la dialectique entre déterminisme biologique et liberté d’invention, en invitant à une critique esthétique – et environnementale – des modalités avec lesquelles signes, significations et signifiants sont assemblés de différentes façons par groupes et espèces différents.

A ce stade, il est opportun de proposer un bref résumé. Guattari réfute la thèse selon laquelle l’inconscient est structuré selon les schémas des linguistes. Il avertit qu’on ne peut pas

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restreindre toute la richesse des relations sociales au seul langage. L’inconscient, plutôt, fonctionne davantage comme une machine, ou, pour être plus précis, comme une machine abstraite. Cette machine est composée de différents composants et nous ne devons pas l’envisager comme une structure moderne que des ingénieurs pourraient traduire. Nous devons plutôt la concevoir comme quelque chose de mou, de « micro », d’animal, présent en de nombreux lieux à des moments différents. La ritournelle est comme une des nombreuses chaînes de cette machine. La ritournelle est un composant d’une machine, mais est lui même une machine faite de plusieurs composants. La ritournelle est sonore, comme elle est visuelle ou comportementale. La ritournelle donne forme, comme elle prend forme. Il est évident, en somme, que la ritournelle échappe à toute tentative d’en saisir ses directions d’une façon dialectique.

La ritournelle connaît une élaboration ultérieure dans l’ouvrage des Mille Plateaux, écrit avec Deleuze. Entre les deux philosophes, les échanges sont permanents et souvent difficiles – et en même temps très beaux – au point de s’y perdre quand on cherche, ce qui est presque impossible à attribuer, à l’un ou à l’autre la propriété de certaines pensées ou thèmes. Cela dit, il existe certains points du onzième chapitre du second volume de Capitalisme et Schizophrénie sur lesquels il est intéressant de s’arrêter. Ces thèmes sont : la sonorité en tant que qualité expressive d’un territoire et l’image sonore.

Guattari et Deleuze affirment que la sonorité est une des qualités expressives d’un territoire. On pense, par exemple, aux oiseaux d’une forêt, à la circulation sur un périphérique, et ainsi de suite. Les deux philosophes s’intéressent particulièrement aux chants des oiseaux, et comment ceux-ci ont constitué une source d’inspiration profonde pour les chants grégoriens. En appliquant une analyse territoriale de la musique, Deleuze et Guattari décomposent et recomposent divers éléments musicaux, parmi lesquels figurent la mélodie, l’harmonie, le contre- point, l’air et la fugue, en les mettant en relation avec autant de concepts avancés par Guattari dans l’Inconscient machinique tels que la ritournelle, la viséité, le personnage, la machine, l’agencement, la composante expressive. Cette opération permet de corréler des airs territoriaux à des figures, des contre-points à des paysages mélodiques, des rythmes à des personnages. Comme un oiseau qui survole un territoire, l’art traverse des personnages et des paysages.

Dans ce cadre également, il n’existe pas de relation étroite entre cause et effet. La mélodie crée ainsi un paysage sonore, comme un territoire est composé d’une multiplicité d’expressions sonores, issues de sons, de rythmes et de ritournelles. Le chapitre sur la ritournelle – c’est-à- dire

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le second thème sur lequel il est important de s’arrêter pour politiser le son – produit une série d’images sonores. Mais qu’est-ce qu’une image sonore ? Si nous la pensons sur un mode dialectique, l’image sonore est le résultat d’une addition entre le cinéma, les bandes sonores, la musique, et les images qui se déploient quand nous l’écoutons. Mais nous ne pouvons pas – comme rappelle Deleuze dans la leçon que nous avons citée – produire une synthèse supérieure et entrer dans une relation organique entre aspect visuel et aspect sonore. Pour Deleuze l’image sonore renvoie à la puissance. De quelle façon ?

La ritournelle et le galop traversent toute l’histoire de la musique : la musique rock, la musique classique, la musique de la renaissance, et ainsi de suite. Ce sont des expressions du temps non chronologique. Le galop est le signe du présent qui s’enfuit, tandis que la ritournelle est celui du temps qui se conserve. Ou bien, au contraire, on galope vers la chute finale, c’est-à- dire vers la mort, tandis que la ritournelle est la vie qui se répète. La relation de ces images sonores avec le temps non chronologique permet à Deleuze d’indiquer une des manières grâce à laquelle l’âme se développe. Le mouvement intensif de l’âme est le temps.

Revenons brièvement à Guattari. La phrase musicale de la sonate de Vinteuil, la ritournelle du temps perdu de Swann, est la porte par laquelle l’âme de l’aimé s’ouvre à Odette, c’est la prise de conscience d’une réalité invisible qu’il avait oubliée. La musique ouvre sur l’inconscient et par conséquent accroît la prise de conscience. Le temps musical de la ritournelle intensifie l’âme et lui donne de l’impulsion. Mais dans quel sens lui donne-t-il de l’impulsion ? Reprenant la tradition néoplatonicienne, Deleuze explique que l’intensité exprimée par ce mouvement de l’âme, le temps, peut être sous-divisée en degrés.171 Les degrés de notre âme sont expression d’une puissance à laquelle nous participons. N est la puissance n à laquelle nous participons. N- 1, est l’esprit, le nous ou le « noos » grec, qui participe à N. N-2 est l’âme, qui participe à l’esprit. Et ainsi de suite jusqu’au fond, jusqu’au 0, où entre N et 0 c’est le lieu de la nature, le cosmos. Une série qui tend vers 0. Mais une puissance n est déjà la plus profonde, rappelle Deleuze en citant la formulation de Schelling du fond (ground), du sans fond (abground), et du fond dans lequel, d’une part tout est fond, et de l’autre tout est sans fond (unground). Mais d’où est issu n si n est le plus profond ? D’un sans fond que nous ne réussissons pas à atteindre, auquel nous ne réussissons pas à participer…

171 Deleuze, Vérité et temps cours 58. op. cit.

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2.5 La techno comme « esprit du temps » du capitalisme cognitif

Dans la note précédente, nous avons cherché à esquisser l’importance des deux concepts de la ritournelle et de l’image sonore, pour une critique esthétique musicale qui se veut politique. Quand nous utilisons le mot politique, nous nous référons à la possibilité d’employer l’outil de la ritournelle et des images sonores pour pouvoir appréhender la politique par l’intermédiaire de la musique, en réactivant la notion binaire faire de la politique par l’intermédiaire de la musique. A l’aide d’une brève archéologie du concept de la ritournelle développé initialement par Guattari et secondairement en collaboration avec Deleuze, nous avons cherché à esquisser les transitions suivantes. En littérature, Proust se sert de la ritournelle d’une sonate pour montrer comment la musique fait prendre conscience d’un temps perdu, d’un temps non chronologique, dans lequel l’âme se magnifie. Guattari déplace ce schéma du domaine littéraire au domaine psychanalytique, en affirmant que l’inconscient, même s’il ne parle pas beaucoup de langues, parle aussi la langue musicale. La langue musicale, qui, comme toute autre langue, est un agencement de composantes expressives, est une machine constituée de multiples éléments, liée aux territoires et aux systèmes de production de la société où elle est reproduite. Au sens où Guattari l’emploie, la ritournelle est un agencement de composantes expressives qui renvoie à des images sonores. Grâce à ces images nous pouvons saisir de quelle manière l’esprit du temps s’imprime en rituels visuels et sonores. Dans la société capitaliste, par exemple, la musique est toujours davantage déterritorialise, voulue pure et détachée d’autres composantes telles que la danse. Ici, Guattari accomplit un autre saut, de la psychanalyse à l’esthétique politique. La musique – en allant du particulier au général – est une expression de l’esprit du temps d’une société déterminée. Pour employer une expression qui lui est chère, nous pouvons dire que la musique est une machine territoriale. Nous voudrions maintenant insister sur les idées contenues dans cette analyse, parce qu’elles nous permettront de classer et d’apporter une conclusion. A cette fin, nous nous aiderons de la musique techno, de ses ritournelles machiniques et de ses images sonores, que nous désignons ici en tant que musique exprimant notre temps.

La musique techno est ce genre musical, qui plus que tout autre, a traduit en sons les trajectoires de la société postindustrielle. La musique techno se sert de machines et de logiciels comme d’instruments musicaux. Elle ne rejette aucun bruit et aucun son. Au contraire, elle requalifie la dimension sonore de la résonnance, de la redondance. La techno se mêle mieux aux environnements urbains soustraits aux regards de la spéculation immobilière. La techno est associée à des territoires du béton et de l’underground profond. Ses ritournelles combinent diverses composantes urbaines de l’environnement postindustriel. L’usine n’existe plus

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concrètement, nous l’avons intériorisée avec les sons des machines. Si la musique classique exprimait une ritournelle qui se voulait complètement déterritorialisée, ou purifiée de toute musique folklorique, la techno est composée au-delà de cette limite. La techno a outrepassé cette voie. La musique techno est le genre musical qui s’est le plus re-territorialisé dans des environnements du capitalisme cognitif. La techno est simultanément une musique abstraite et pure, faite par des machines, et en même temps la plus underground, la plus profonde, où galop et ritournelle coïncident quasiment. Les machines ont supplanté soit les chevaux soit les oiseaux (on pense à Twitter). Mais c’est en éprouvant cette profondeur, comme fait le Swann de Proust avec Odette, que nous nous reconnectons à l’inconscient machinique. Et que peut nous dire encore l’inconscient machinique ?

Si l’inconscient peut nous dire quelque chose, c’est parce que la musique nous permet de prendre conscience de ce qui nous semblait initialement invisible. La musique accroît la sensibilité, et une plus grande sensibilité peut correspondre à une prise de conscience des relations sociales et des mécanismes de production et de reproduction. Nous faisons référence ici à Mark Fisher, qui conjointement à l’auteur Jeremy Gilbert, a élaboré l’idée de prise de conscience.172 Si le capitalisme – par la réification des vies et des langages – opère une véritable réduction de la conscience, il faut relancer ces pratiques des contre-cultures qui dans les années soixante et soixante-dix ont construit des alternatives et combattu cet esprit hyperréaliste qui nous rend impuissants. En Angleterre, par exemple, les groupes de base qui soutiennent Corbyn et une politique qui vise au renouvellement d’un socialisme populaire, ont élaboré un nouveau terme, Acid Corbynism, après que Fisher a forgé l’expression Acid Communism pour désigner l’importance des contre-cultures psychédéliques dans la production de nouveaux imaginaires et donc de potentielles alternatives. De quelle manière peut-on accroître la conscience collective ? Quelles sont les ses pratiques joyeuses qui sont politisées ? Jeremy Gilbert soutient qu’il existe des techniques comme la pratique du yoga, de la méditation et des raves qui se pratiquent consciemment et dans un esprit anti-individualiste, qui pourraient inciter à expérimenter de nouvelles politiques, au sens radical et démocratique. Ce sont des techniques collectives, non restreintes à soi. Parce que, et c’est là que nous voulons conclure, une contre-culture à succès

172 Sur la politique « acide » et la prise de conscience, nous signalons deux traductions publiées sur la plateforme de recherche militante effimera. Mark Fisher, « Verso l’Acid Communism. Presa di coscienza e post-capitalismo », Effimera (blog), 23 février 2017, http://effimera.org/verso-lacid- communism-presa-coscienza-post-capitalismo-mark-fisher/; Jeremy Gilbert, « Socialismo Psichedelico. Acid Communism, Acid Corbynism e Politiche di Sensibilizzazione », Effimera (blog), 6 octobre 2017, http://effimera.org/socialismo-psichedelico-acid-communism-acid-corbynism- politiche-sensibilizzazione-jeremy-gilbert/.

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est à la base d’une gauche à succès. Et c’est sur cette ligne de faîte que, dans les pas de Guattari, on peut tisser un lien entre dimension sonore et conscience collective.

De même, si l’on souhaite rétablir la relation entre l’art musical et la conscience collective, il n’est pas possible d’éviter d’aborder la question technologique. La technique, comme l’illustre bien la théorie de la reproduction développée par Benjamin, renvoie à un effondrement dans la gestion du pouvoir, dont l’automaticité du processus n’est qu’un effet. Il ne pourra exister d’économie capitaliste sans industrie de masse. Dans la seconde version du texte L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Benjamin souligne, sous un nouvel éclairage, l’importance du rapport politico-esthétique entre technique et art. Il convient de soumettre deux questions par rapport aux conséquences de l’emploi des techniques industrielles dans l’art : un rapport immuable et un rapport historique et contingent. Le premier rapport est intrinsèque à la τέχνη, à l’art comme tendance de la technique, du lien constant unissant le geste technique (corporel) et la production matérielle. Ce geste est rituel, et si pour l’homme qui peint le cerf ce rite est magique, pour celui qui regarde une madone du Moyen-âge ce rite est un rite religieux. Que voit aujourd’hui l’être humain dans l’art ?

L’avancée qui permet la reproductibilité technique de l’art se produit dans un champ politique. « Dès l’instant où dans la production artistique le critère d’authenticité revêt moins d’importance, la fonction entière de l’art aussi se transforme. Au lieu de le fonder sur le rituel, il se fonde alors sur une autre praxis c’est-à-dire qu’il se fonde sur la politique ».173 Cela ne signifie certainement pas que l’art commence par être politique. L’art s’est toujours intéressé à la politique « à la Hobbes », au moins depuis la représentation des Effetti del Buon Governo in Città d’Ambrogio Lorenzetti, œuvre de 1339 sur laquelle Sienne n’est plus représentée comme un paysage, mais comme un environnement laïc, où art et travail influencent de façon positive la composition du tissu urbain et son rapport avec la campagne. Le secteur industriel a fait la découverte de la photographie et surtout du cinéma. A l’heure actuelle, on peut dire qu’il en est de même pour la musique techno. L’expérience de la société change à mesure que s’accroît l’identification du spectateur aux équipements. Avant tout parce que les individus qui constituent le public peuvent observer simultanément une œuvre. Comment ferait la millième personne d’un groupe de touristes pour voir la Joconde ? Deuxièmement les équipements techniques – écrit Benjamin – soustraient à la réalité cette perspective que peut offrir l’œuvre d’art. Désormais, on observe une amplification de la capacité de l’art à imprégner la société. Les habitudes changent :

173 Walter Benjamin, Opere complete di Walter Benjamin (Torino: Guilio Einaudi, 2000). p. 308.

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aux produits toujours nouveaux proposés par la société naissante de la communication, s’ajoute la façon dont les masses font l’expérience du cinéma. Cette inattention culmine avec le fascisme, c’est-à-dire que l’esthétisation de la politique culmine avec la guerre. « Au lieu de canaliser les fleuves, [la technique] dévie le torrent humain dans le lit des tranchées, au lieu d’utiliser les aéroplanes pour répandre les semences, elle s’en sert pour semer les bombes incendiaires sur les villes ; dans la guerre des gaz elle a trouvé un moyen pour d’une nouvelle manière supprimer toute aura ».174 A l’autre extrémité du spectre, figure le communisme, qui, au contraire, confère à l’art une dimension politique. Au milieu de ce cadre dialectique, le rapport entre société et technique devient décisif. Le rythme social de la techno est à placer dans le système médiatique qui lie l’industrie aux nouveaux produits culturels – film, photographie, presse, publicité. Il le devient spécifiquement parce que le pouvoir s’aligne verticalement sur le « rythme d’acier », pour employer une expression d’Adorno et Horkheimer.

Ce qui est nouveau dans cette phase de la culture de masse comparée au libéralisme avancé, c’est l’exclusion de toute nouveauté. La machine tourne sur place. « Alors qu’elle est déjà arrivée au point de déterminer la consommation, elle écarte comme un risque inutile tout ce qui n’a pas encore été expérimenté. Les cinéastes considèrent avec méfiance tout scénario derrière lequel il n’existe pas un best-seller rassurant. C’est pourquoi il est toujours question d’idée, de nouveauté et de surprise, de quelque chose qui serait à la fois archiconnu tout en n’ayant jamais existé. Le rythme et la dynamique sont utilisés dans ce but. Rien ne doit rester inchangé, tout doit continuellement fonctionner, être en mouvement. Car seul le triomphe universel du rythme de la production et de la reproduction mécanique est la garantie que rien ne changera, qu’il ne sortira rien d’inadéquat.175

La techno, à la manière des courants constructivistes du vingtième siècle176, rejette la part organique des instruments classiques en faveur d’un son universel plus normatif de l’esthétique industrielle, qui domine aujourd’hui les entrelacements de l’art contemporain avec les nouvelles

174 Ibid., p. 331. 175 Theodor W Adorno et Max Horkheimer, Kulturindustrie: raison et mystification des masses (Paris: Allia, 2015). p. 27-28. 176 Nous renvoyons ici à certaines pages d’Adorno où figure une critique du concept de reproduction chez Benjamin. Theodor W Adorno, Teoria Estetica (Torino: Einaudi, 1975). pp. 97-99. Nous nous sommes surtout intéressés aux critiques apportées au constructivisme, dont les caractéristiques et les tendances techniques (un mouvement mécanique « sui generis ») valent également pour la musique techno.

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technologies. L’agencement sonore de la musique électronique tente de subvertir les fonctions assignées à la technique par l’économie. Il voudrait outrepasser la technocratie, mais s’il procédait ainsi, il perdrait le lien avec sa masse, qui s’attache, en revanche, à recourir à des modalités alternatives de vivre dans une société hyper-médiatisée. Ainsi se forme une impasse politique, puisque si la techno d’un côté prône la technique, et d’un autre voudrait l’outrepasser, devenir paradoxalement de la musique organique, s’engager dans la nature extérieure. Sa tension renvoie aux difficultés politiques présentes dans le capitalisme cognitif, système qu’a permis le développement technologique à grande échelle et qui opère sur le plan idéologique au niveau « micro » et au niveau cérébral.

On pense là à la société qui tend vers un véritable « travail somnambule », au moment où il sera possible de produire de la valeur également en dormant, ainsi que le veut Jonathan Crary.177 L’incessant mouvement de la techno efface les limites qui existent entre le jour et la nuit. La techno bâtit autour du mouvement de répétition son rapport à la représentation. L’utopie de la techno est de devenir un imaginaire capable de construire un environnement. Mais elle ne peut le faire que dans le « micro », dans le cérébral. Plutôt que de devenir cyborg, celui qui interprète la répétition en dansant peut prendre conscience de l’esprit du temps futur. Dans un présent écrasé par la gouvernance néolibérale, le futur ne se matérialise pas mais se présente sous forme d’esprit.178 La prise de conscience puise dans l’inconscient machinique où s’accumule le rythme social du capitalisme cognitif. Avec cette prise de conscience, devient possible une création d’imaginaires qui dans le virtuel lutte contre la production de masse médiatique. La techno recherche constamment des ouvertures que le futur peut offrir, et quand de telles ouvertures s’avèrent possibles, on peut alors parler de futurisme. En revanche, quand les alternatives sont écrasées par les conditions économico-politiques, comme dans le cas de la gestion technocratique de l’urbain, le cognitif imagine virtuellement le futur. Détroit et Londres, les deux villes acoustiques auxquelles sont consacrés les prochains chapitres constituent une carte sonore de cette tendance qui coupe le domaine des transformations de l’urbain.

177 Jonathan Crary, 24/7: late capitalism and the ends of sleep (London ; New York: Verso, 2013). 178 Mark Fisher, Ghosts of My Life: Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures (Winchester, UK: Zero books, 2014).

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SECONDE PARTIE : SUBJECTIVITE ET POLITIQUE DANS LA VILLE TECHNO

Chapitre 3. Une Detroit dans chaque ville

Alleys of your mind Paranoia right behind Alleys of your mind Out of sync, out of rhyme Stars will hear calls your mind Where is your sense of time? Alleys of your mind

Cybotron

3.1 Une archéologie de la Détroit Techno

Au mois de mai 2016, à l’occasion du festival Movement, nous nous sommes rendus à Détroit. Ce festival qui, depuis l’année 2000 se tient chaque année à la fin du mois de mai, représente un des moments forts de la vie culturelle de la ville. Au cours de notre séjour, nous avons pu observer la trajectoire de l’évolution du phénomène techno, en particulier en ce qui concerne la valeur culturelle que revêt ce genre musical aujourd’hui à Detroit. La techno semble jouer le rôle de ciment intergénérationnel, donc temporel, mais également de plan. La techno, comme capital culturel, tient lieu de narration riche de messages d’espoir pour le redressement de la ville après les nombreuses périodes de déclin postindustriel. En ce sens, la techno plus qu’être un propos « Foucaldien », est une bande sonore. Nous souhaiterions explorer, dans cette section, les relations esthétiques, sociales et économiques entre la techno et l’espace, en étant particulièrement attentif à l’histoire de Détroit. En esquissant la transition économique néolibérale de l'économie d’après-guerre à une société postfordiste, dans cette section nous voudrions nous arrêter sur la nature urbaine et nomade de la diffusion de la techno pour reconstruire une archéologie possible de la techno. Il est possible d’en faire un relevé grâce à certaines de ses « strates », qui dans le domaine musical coïncident avec une « carte sonore », aptes à mettre en évidence les coordonnées des collisions entre musique et économie néolibérale. En procédant ainsi, dans cette section nous chercherons d’une part à revisiter l’histoire et les réseaux de la diaspora techno, de Détroit à Berlin, et d’autre part à souligner comment l’histoire de Détroit s’est ensuite détachée, en une explosion du postfordisme mondial. Comme si à Détroit s’affirmait une équation historique : là où il y a de l’industrie il y aura déclin, là où apparaît le déclin, la techno relance les trajectoires qu’offre le développement technologique. Dans cette archéologie, à l’aide aussi des réflexions contenues dans le précédent chapitre sur le rythme social du capitalisme cognitif et l’ « esprit du temps », nous souhaiterions mettre en évidence l’incessante impulsion donnée par la techno, qui parvient véritablement à générer une esthétique politique futuriste, et peut être suivie à travers les axes écosophiques du genre, permettant ainsi de souligner au caractère indissoluble du lien cognitif entre relations sociales et environnements.

Dans ce qui suit, nous avons cherché à articuler une brève histoire des fonctions symboliques de la techno pour la ville de Détroit. Nous avons cherché à comprendre non seulement le poids de la techno pour la ville, en observant le festival Movement aujourd’hui, mais aussi à étudier de quelle manière la techno occupe une fonction symbolique et culturelle en dehors de la ville de Détroit, en une résonance mondiale entre différentes villes. Nous avons

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donc établi une connexion entre l'institution de la Techno Week, semaine introduite par l’ex-maire de Détroit Bing, et le patrimoine culturel de la ville (dans ce cas sa musique) contribuant à la renaissance d’une ville redimensionnée. Nous avons ainsi proposé un rapprochement entre la fonction de la musique et celle de la culture comme des producteurs de valeur dans le contexte des processus macroéconomiques de régénération urbaine et de l’évolution du genre dans les trente dernières années.

En mai 2016, lors du dixième anniversaire du Movement, le festival de musique électronique organisé tous les week-ends depuis le Memorial Day jusqu’à Hart Plaza, la ville de Détroit était animée par de nombreux évènements. Le festival en lui-même se tenait dans la partie basse de Détroit, comprise entre la berge américaine du fleuve et la Greek Town, une zone dédiée à la vie nocturne et à différents casinos. Pendant trois jours, du samedi au lundi, la place Hart Plaza, divisée en cinq planchers, est ouverte aux détenteurs de billets de midi à minuit. Avant et après ces 36 heures consacrées à la musique, les deux-cent mille personnes présentes dans la ville pour le festival, se dispersent entre diverses after-party, expositions, présentations de livres et de disques, et forums publiques. Par exemple, le Musée d’Art Moderne de Détroit (MOCAD), situé entre la downtown et la cité universitaire à midtwon, a accueilli un évènement avec le Belleville Three (les légendes de la Détroit Techno Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson). Lors de cet évènement, on a parlé de la techno comme d’un produit mondial et des risques liés au succès pour les DJ nés à Détroit. Nombre d’entre-eux quittent la ville, excepté au moment de la semaine Techno, étant donné que le reste de l’année Détroit n’apporte pas son soutien à la musique techno comme le font en revanche d’autres villes telles que Berlin ou Amsterdam. A part des évènements culturels mainstream organisés par des musées, il y a des initiatives autogérées, comme l’exposition dédiée à l’art techno ou Techno Art de deux célèbres personnages de la scène locale, Alan Oldham et Abdul Qadim Haqq, tous deux artistes visuels. L’exposition est organisée dans une des nombreuses maisons réhabilitée par ceux qui ont les moyens d’investir dans la restructuration des quartiers, à l’ouest de midtown. Kyle Hall, qui appartient à la troisième génération des producteurs et des DJ, a organisé une soirée dans un dépôt aménagé comme espace musical et artistique, avec de jeunes artistes exposant de l’art afro-futuriste. Menjos, un bar fameux de la scène gay à Highland Park, a accueilli une soirée avec Alexander Robotnick, producteur florentin célèbre dans les années quatre-vingt, pour renouer l’alliance entre l’origine de la techno et l’italo-disco. Un autre après-midi, le duo électro Aux 88, a présenté un livre et un documentaire sur leur histoire à Cliff Bell’s, un célèbre local de jazz de downtown à Détroit. Enfin, un des premiers producteurs techno John Collins, proposait des visites quotidiennes du petit musée de la techno situé au premier étage de Submerge Record, les headquarters du collectif

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techno Underground Resistance. Submerge Record est situé non loin du musée Motown Museum et de l’hôpital Henry Ford, le long du West Grand Boulevard. Là, des milliers de passionnés et de visiteurs, ont la possibilité d’acheter des disques et d’admirer certains composants électroniques et des drum machines utilisés dans la production des fameuses pistes techno. Les Kraftwerk, le groupe allemand de synth-pop, dont les disques ont été retransmis sur les radios de Détroit au début des années quatre-vingt, ont été les protagonistes de la journée inaugurale du festival, en ouvrant la soirée avec « Robots » et en offrant un incroyable concert en 3D de deux heures (chaque spectateur portait des lunettes avec des verres rouges-bleus spéciaux) (fig. 7).

Bien que certains chauffeurs de taxi n’aient pu cacher leur perplexité face à une vague croissante de touristes techno, le festival Movement est devenu un des plus grands évènements de musique électroniques des États-Unis. Ce festival qui est apparu en 2000 sous le nom de Detroit Electronic (DEMF), a connu diverses phases de succès. Les premières années ont été marquées par un soutien intermittent de la part des autorités locales et des sponsors. Au début, DEMF a été soutenu financièrement par la ville de Détroit et par le groupe Ford. Toutefois, bien que les organisateurs aient introduit des billets d’entrée en 2005, une année plus tard le festival a connu une banqueroute. C’est alors que la société Paxahau, « une société de production de boutiques spécialisée dans la gestion d’évènements » (comme on peut le lire sur leur site Web), a redressé et renommé le festival DEMF en Movement. Les changements survenus dans le support, dans la production et dans la gestion du festival constituent un bon exemple de la façon dont la perception de la musique techno et de son patrimoine ont évolué au fil du temps. Au cours de l’année 2012, le maire de Détroit a déclaré, en faisant preuve d’intelligence pour promouvoir la ville, que la semaine du festival devait être reconnue comme la Techno Week. Depuis lors, l'office municipal de la ville de Détroit publie chaque année au mois de mai un communiqué pour proclamer le début de la Techno Week. Le certificat de reconnaissance est un bon matériel pour analyser la relation qui existe entre la musique techno et sa ville d’origine.

Détroit devient un milieu touristique pour les amoureux de la musique, faisant en sorte que les activités de divertissement du centre, les casinos, les hôtels et les restaurants soient en effervescence durant ce festival de 36 heures; [...] Pendant cette semaine les personnes qui y prennent part expérimentent la popularité croissante de la musique de danse électronique et les évènements qui célèbrent la riche culture des Technos, créée à

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Détroit; et moi, Mike Duggan, maire de la ville de Détroit, [...] encourageons chacun à sortir et à prendre part aux fêtes, parce que la techno contribue à la prise de conscience, au niveau local comme à l’échelle internationale, de la culture créative en constante évolution de Détroit.179

Ce document est une riche source d’analyses, dans la mesure où il simplifie les modalités selon lesquelles la techno est perçue et utilisée en tant que produit culturel. La techno amène des touristes, et les touristes, qui ne sont rien d’autre que des consommateurs, peuvent se lier avec les personnes des lieux. Cependant, la différence entre l'image publique que revêt la Techno Week et celle que les gens expérimentent est opaque. Si en 2005 le festival coûtait $10 pour un ticket d’une journée, en 2016 le « pass » pour le week-end complet coûtait $165. De là, surgissent certaines interrogations : A qui est destiné le festival ? Qui peut se permettre de dépenser cette somme et qui en est exclu ?

Un autre aspect controversé est le discours officiel sur la temporalité de l'évènement. Le communiqué mentionne que la Techno Week est, en réalité, un festival de 36 heures. On sait au contraire que les fêtes underground et les évènements collatéraux qui se déroulent avant et après le week-end du Memorial Day ne font pas partie du cadre de l’avis public, ce qui met en évidence une distorsion entre l'attitude de la ville qui autorise cet évènement musical, et ce que signifient les conditions réelles de l’accueil durant une semaine d’évènements liés à la techno, jour et nuit. Une seconde rupture concerne la réalité spatiale du festival. La déclaration mentionne Hart Plaza, l’espace municipal situé dans le centre de Détroit, qui accueille le festival depuis l’an 2000, comme « le point central/cœur de cette rencontre ». Sont donc exclus les nombreux lieux périphériques, les parties clefs de la zone métropolitaine où se déroulent les évènements collatéraux. Nest-il pas surprenant qu’il n’y ait pas de service de transport public disponible permettant de relier Hart Plaza au reste de la ville, étant donné que nous sommes dans la capitale mondiale de l’automobile. Les personnes qui se rendent au festival doivent faire confiance aux nombreuses compagnies de taxi-à-la demande. Malgré cette image fragmentaire du festival, le Movement demeure un des évènements saillant du calendrier annuel de la ville. Ce festival détient le pouvoir de mettre en relation la scène locale avec un public venu du monde entier. La couverture médiatique du festival est généralement positive, et apporte l'effet recherché que tout

179 D. (Mayor) Bing, « As the Movement Electronic Music Festival approaches and the festivities get underway, Mayor Dave Bing has proclaimed this week to be ‘Detroit Techno Week », Facebook, 24 mai 2012.

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homme politique, tout citadin ou activiste qui est intéressé par l’histoire tourmentée de Détroit espère obtenir : une histoire de renaissance.

Les festivals sont un produit culturel connu qui peut revitaliser la vie urbaine.180 La musique, en particulier, a la capacité de rapprocher des personnes qui autrement vivraient des vies quasiment parallèles. Dans le cas de la techno et de Détroit, qui réunit diverses tranches d’âge, la connexion est intergénérationnelle ; c’est une connexion spatiale, qui crée une carte alternative et temporelle de la ville, et manipule l’héritage en une narration qui décrit le présent. La renaissance de Détroit est un thème récurrent pour ses citadins. La renaissance est un élément narratif clef qui guide les activités culturelles se déroulant dans la ville à la suite de son déclin industriel.

L’histoire de la musique Techno s’intrique avec ce genre narratif. Les mythes futuristes créés par les producteurs de musique techno comme Cybotron, Drexciya et Underground Resistance, constituent une constellation de désirs qui est proche des tentatives de Détroit visant à surmonter son passé postindustriel. Les filles et les fils des ouvriers qualifiés ont ainsi commencé à recomposer les éléments de l’environnement hi-Tech dystopique des années quatre-vingt en de nouvelles images de l’avenir. Trois décennies après, la musique techno est investie par divers acteurs – des responsables politiques, des artistes de la musique, des touristes – dont le rôle est recréer une image particulière de la ville, ou, comme Cybotron l’a traduit musicalement : celle d’une ville techno.181

De nombreuses études relatent l’histoire de Détroit en tant que ville techno.182 Dans cette section, nous souhaiterions nous pencher sur l’actuelle conformation urbaine de la ville. Binelli a, par exemple, résumé comment chaque tentative de revitalisation de Détroit a dû affronter les obstacles structurels laissés par la faillite globale du fordisme : un déclin industriel à long terme

180 Peterson, Sound, Space, and the City op.cit.; St John, « Introduction to Weekend Societies ». op. cit. 181 Cybotron, Techno City, Vinyl 12 (Fantasy, 1984), https://www.discogs.com/Cybotron-Techno- City/release/19657. 182 Sicko, Techno Rebels; C. Vecchiola, « Submerge in Detroit: Techno’s Creative Response to Urban Crisis », Journal of American Studies 45, no 01 (février 2011): 95-111, https://doi.org/10.1017/S0021875810001167; Pope, « Hooked on an Affect »; Christoph Schaub, « Beyond the Hood? Detroit Techno, Underground Resistance, and African American Metropolitan Identity Politics », in Forum for Inter-American Research, vol. 2, 2009; Barrett Watten, « THE CONSTRUCTIVIST MOMENT: FROM EL LISSITZKY TO DETROIT TECHNO », Qui Parle 11, no 1 (1997): 57-100.

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associé à une série de faillites financières et politiques. Il en est résulté une migration progressive de la population en dehors des zones intermédiaires de la midtown, entre le centre et les suburbs qui se situent au-delà de la voie rapide dénommée 8 miles, résultant en un espace urbain très ségrégué: l'inégalité entre les Noirs et les Blancs est tellement structurelle que « les Blancs de toutes les catégories de revenus étaient plus susceptibles de vivre dans des quartiers de qualité que leurs pairs économiques noirs »183 (cf. fig. 8-11). Citadins, administrateurs et artistes ont essayé à de nombreuses reprises de recomposer le tissu social de la ville. Au cours de la seconde moitié du vingtième, de bas en haut, depuis les chefs des églises locales jusqu’à l’industrie automobile, tous les responsables locaux ont proposé des projets visant à redonner à Détroit ses anciennes splendeurs. Mais Détroit reflète bien les échecs du projet américain. Toute analyse de sa faillite qui ne tient pas compte des problèmes structurels qui relient le « micro » et le « macro » ne fait sans doute que contribuer à une image distordue de la ville. Une des ultimes tentatives visant à trouver une solution pour l’aménagement de Détroit, a été conduite par l’administration Bing, la même qui a amorcé la Techno Week. Le projet consiste à « protéger » la ville à l’aide d’une opération de planification urbaine apte à satisfaire aux exigences sociales prioritaires (l’instruction et d’autres services publics) en utilisant les infrastructures existantes et leurs problématiques. Concrètement, le redimensionnement de Détroit184, dont les limites pouvaient inclure la superficie de Paris bien que ne comptant qu’une fraction de sa population, visait un ajustement de la ville à l’austérité des dépenses sociales imposées par la situation financière de la ville en créant de nouvelles limites du centre-ville tout en excluant d’autres zones suburbaines de la carte officielle de la ville. Comme écrit Binelli,

Détroit bénéficiait d’un espace trop vaste. Après avoir expérimenté une hémorragie de la population au cours des dernières décennies, la ville avait commencé à se sentir comme un empire sous tension, dans sa phase décadente, qui vivait bien au-dessus de ses moyens. Mais après des années de résistance obstinée et de déni, un nouveau consensus a finalement émergé, au moins dans les cercles politiques, concernant l’utilisation de ces quarante mille carrés de

183 Joe Darden, Ron Malega, et Rebecca Stallings, « Social and Economic Consequences of Black Residential Segregation by Neighbourhood Socioeconomic Characteristics: The Case of Metropolitan Detroit », Urban Studies, 26 juillet 2018, 0042098018779493, https://doi.org/10.1177/0042098018779493. 184 Edward L. Glaeser, « Shrinking Detroit Back to Greatness », Economix Blog, 1268737011, //economix.blogs.nytimes.com/2010/03/16/shrinking-detroit-back-to-greatness/.

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terre disponible. Détroit aurait devait se restreindre, en un certain sens, pour survivre.185

La stratégie politique consistant à redimensionner la ville est à mettre en parallèle avec des exigences économiques concomitantes. Le géographe marxiste David Harvey avait signalé à plusieurs reprises que les changements macroéconomiques au niveau urbain allaient de pair avec les objectifs instables des marchés financiers.186

Après la crise de 2008, les marchés immobiliers du monde entier sont devenus l'objectif des investissements privés, alors que les risques associés aux rendements incertains des marchés financiers augmentaient. Dans de nombreuses villes du monde entier – de Détroit à New York, de Londres à Berlin – cette opération a donné lieu à une vague planétaire de processus de restructuration et de gentrification, qui a engendré de nouveaux phénomènes d’exclusion et de marginalisation à la suite des acquisitions de terrains et d’établissements populaires en activité et à usage professionnel. Les forces de la globalisation ont tiré un bénéfice des efforts locaux, tandis que « le local » – initialement impuissant à aboutir à des changements au niveau de la ville – est désormais investi du mandat consistant à faire la lumière sur les potentialités intrinsèques des communautés urbaines et suburbaines.

Les dangers de la gentrification réelle ou redoutée sont tangibles à Détroit. Comme Hardt et Negri187 l’ont montré, la nature extractive du capitalisme financier dépend de la coopération à la base effectuée par les communautés urbaines. Quand des activistes locaux, des agriculteurs urbains ou des associations de quartiers prennent soin de leur environnement, ils génèrent de la valeur sociale. Toutefois, les marchés immobiliers sont prompts à capitaliser cette richesse produite par la base, c’est surtout le cas depuis la crise financière de 2008. Prendre soin des composantes sociales et ajouter de la valeur à l’environnement local peut attirer des capitaux financiers qui récolteront ensuite la richesse produite par la communauté. C’est sous cet éclairage qu’il convient d’envisager la renaissance de Détroit, entre autre, à la lumière de son héritage Techno.

185 Mark Binelli, The Last Days of Detroit (London: Vintage Books, 2014). p. 87. 186 David Harvey, Rebel cities: from the right to the city to the urban revolution (New York: Verso, 2012). 187 Hardt et Negri, Assembly. op. cit.

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La musique, comme l’a montré Hesmondhalgh188, est une riche source de valeur sociale. Les musiciens créent de nouvelles valeurs et de la contre culture. Mais pour ceux qui possèdent cette valeur, elle devient source de profits. De quelle manière la musique techno contribue-t-elle, plus ou moins, aux difficultés et aux réussites associées à sa ville d’origine ?

Au cours des trente dernières années, depuis l'apparition de Alleys of Your Mind de Cybotron189 jusqu’à l'ultime Movement, la communauté techno s’est trouvée face à d’importants changements et, pour certains, devant des destins positifs. Dans la période durant laquelle Détroit se rétrécissait et les tentatives de gentrification échouaient, la musique techno connut en revanche globalement un essor. Le mythe de Détroit engendré par des producteurs comme le Belleville Three, , , Blake Baxter, K-Hand, Robert Hood et Eddie Fowlkes s’étendit rapidement outre-Atlantique. Aux débuts des années quatre-vingt-dix, de nouvelles alliances soniques se constituèrent, parmi lesquelles la plus fameuse fut l’alliance entre Berlin et Détroit, marquée par diverses collaborations, parmi lesquelles la compilation Tresor II - Berlin Detroit - A Techno Alliance. Aujourd’hui, la demande en matière de la techno ne cesse de croître. Pour de nombreuses personnes qui vivent les ultimes effets de l’involution postindustrielle et les nouveaux appareils de governance mondiale, la techno joue le rôle d’un symbole du futur. Pour les jeunes générations à Tbilisi, la dernière techno-mecca190, ou pour les étudiants désenchantés d’Athènes, la Détroit européenne de l'austérité fiscale, les sons de l'époque postfordiste, permettent, grâce à la bande sonore, de s’évader des bouleversements provoqués par les nouvelles technologies.

Au niveau imaginaire, la techno représente un futur au-delà de la désintégration sociale du présent. Pour les berlinois, qui ont été capables de mettre en pratique l’imagination futuriste des mythes de la techno en imprégnant l’espace urbain de la créativité cyborg, le genre sert désormais à attirer touristes et talents venus d’autres pays européens, ou à refléter et à récupérer la culture du club.191 Il survient actuellement quelque chose de similaire à Détroit, comme si Berlin et d’autres métropoles contribuaient à définir la teneur de la stratégie de renouveau de la ville américaine. Comme si, en d’autres termes, la ville de Détroit était destinée à importer le futur

188 David Hesmondhalgh, Why music matters (Chichester, West Sussex, UK ; Malden, MA, USA: John Wiley & Sons Ltd, 2013). 189 Cybotron, Alleys Of Your Mind, Vinyl 7 (Deep Space Records, 1981), www.discogs.com/Cybotron- Alleys-Of-Your-Mind/release/162067. 190 Lynch, « Tbilisi and the politics of raving ». op. cit. 191 Garcia, « Techno-Tourism and Post-Industrial Neo-Romanticism in Berlin’s Electronic Dance Music Scenes ». op. cit.

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qu’elle imaginait pour elle, se retrouvant contrainte d’acheter des savoirs et des solutions qu’elle contribuait à créer. Or, par une ironie du sort comme ces solutions sont inefficaces, nous observons combien la gentrification détruit une vie nocturne vraiment créative, ou offre des scénarii qui ne sont pas applicables compte-tenu de ses spécificités.

Le symbolisme multifonctionnel de la Détroit techno reflète le cours de son évolution, mais également son identité : les trajectoires sociales de la technologie. Si on considère sérieusement la relation entre la musique et la culture techno, il est alors possible d’affirmer que le rôle de la technologie dans la construction de nos relations et de nos environnements constitue le thème central de la musique techno. A la manière de Benjamin qui a identifié dans la souveraineté le thème du drame baroque allemand192, on peut avancer que la musique techno parle des possibilités (négatives et positives) que la technologie offre à ses auditeurs et des effets matériels qu’elles provoquent, comme dans le cas du passage de la Détroit fordiste à la décadence urbaine postindustrielle. De ce point de vue, l’histoire relativement récente de la techno est une histoire de la connexion entre les villes postfordistes en transformation. Si la techno était une réponse musicale et artistique à l’effondrement du fordisme, on pourrait simultanément l’envisager comme un produit créatif de l’ère postfordiste. Elle représente le rôle ambivalent que joue la technologie pour façonner les relations sociales et l’espace urbain. Cette trajectoire a été immédiatement identifiée par des mouvements politiques italiens, comme un témoignage de la scission entre certains centres sociaux et l’usage de la musique électronique et au potentiel que celle-ci présente.193 Dans cette optique, il est plus facile de voir comment le mythe de Détroit navigue à travers l’espace et le temps et aide à modeler, en échange, de nouvelles productions de subjectivité.

Pope et van Veen194 soutiennent que les éléments afro-futuristes et de science-fiction que l’on peut retracer dans les textes narratifs technos de Détroit – cyborg, aliens et créatures hybrides – représentent une rupture avec un passé dystopique. Les identités cyborg et futuristes sont ouvertes à de nouveaux devenirs et s’investissent dans un rôle difficile : donner un sens au

192 Walter Benjamin, Il dramma barocco tedesco (Torino: Einaudi, 1999). 193 Radiocane, Rave ON/OFF – Una Storia Dagli Anni Novanta. Prima Parte, consulté le 9 janvier 2018, http://www.radiocane.info/rave-on-off/. 194 Pope, « Hooked on an Affect » op.cit ; tobias c. van Veen, « Vessels of Transfer: Allegories of Afrofuturism in Jeff Mills and Janelle Monáe », Dancecult 5, no 2 (2013): 7-41, https://doi.org/10.12801/1947-5403.2013.05.02.02.

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développement technologique. La techno à Détroit est interprétée selon différents points de vue. La techno, même rétrospectivement, peut représenter une réponse aux processus dystopiques et une vision positive de la manière dont la technologie pourrait changer la vie des personnes et les espaces de vie.195

Nous avons vu comment à Détroit la techno s’est affirmée comme le son du postfordisme, une musique machinique ouverte aux ambivalences des nouvelles technologies et une relation pérenne avec la manière dont une audience mondiale perçoit la vie urbaine et les changements urbains, non seulement à Détroit, mais également au dehors, en particulier en Europe. Un fait moins souvent mis en exergue, cependant, est que la techno, désormais étroitement liée aux mythes qui entourent le destin de Détroit, est intrinsèquement connectée à celle d’une autre ville postindustrielle, moins connue pour son identité cyborg : celle de Chicago. Il est bien connu que la parole techno associée au son de Détroit tire son origine du morceau « Techno Music » publié dans la compilation Techno! The New Sound of Detroit196 et produit par Juan Atkins, dont le nom artistique est « The Originator ». L'idée de la compilation fut conçue par Neil Rushton, à l’époque chef de la Kool Kat Records, après avoir convaincu Mick Clark, de la Virgin Records et fan de la musique Motown, de publier cette compilation. Le titre provisoire de la compilation était, toutefois, The House Sound of Detroit et était illustrée par un graphisme semblable à celui de Chicago Sound: House Music Vol II 197 publié deux années auparavant. Rushton vint à découvrir le nouveau sound de Détroit au cours d’un voyage à titre professionnel à Chicago, pour y faire signer plusieurs artistes vu le succès de la musique House sur l’ensemble du Royaume-Uni.198 Si ce type d’esthétique techno est très familier à ceux qui regardent son évolution à partir de la moitié des années quatre-vingt, les influences de la disco et de la house sur la techno ont été souvent dissimulées.

Les journalistes musicaux Ashely Zlatopowski et Jacob Arnold ont récemment essayé de retracer, par l’intermédiaire d’interviews, comment la musique techno non seulement a été fortement influencée par la musique house, mais aussi comment les deux genres ont été des

195 Kodwo Eshun, More brilliant than the sun: adventures in sonic fiction (London: Quartet Books, 1998). 196 Various, Techno! The New Dance Sound Of Detroit, 2x, Vinyl LP, Compilation (UK: 10 Records, 1988), https://www.discogs.com/Various-Techno-The-New-Dance-Sound-Of-Detroit/release/57919. 197 Various, Chicago Sound: House Music Vol. II, Vinyl LP, Compilation (US: D.J. International Records, 1986), https://www.discogs.com/Various-Chicago-Sound-House-Music-Vol-II/release/55878. 198 Sicko, Techno Rebels. op.cit. pp. 96-100.

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sources d’inspiration l’un pour l’autre. « L' affirmation du terme 'techno' a eu une fin, mais il est important de ne pas réécrire l’histoire », observe Arnold.199 « Les années de la culture de la musique danse entre 1973 et 1985 ont constitué une période très influente qui n’a jamais été reconnue à sa juste valeur », ajoute Zlatopowski.200

Il est possible de résumer l’histoire de la techno à Détroit et dans ses environs – tant du point de vue de la culture que de celui de ses sons – à la musique house en dégageant certains moments clefs de la scène danse. A Détroit, les années soixante ont été caractérisées par une explosion de fêtes de bal et d’afterparties qui avaient lieu dans des clubs, des clubs gay et des grands magasins. Le DJ Ken Collier a été un des influencer de la scène, jouant dans des discothèques comme le Studio 54 et la Factory. Au début des années quatre-vingt, sont apparues des fêtes High School, où les DJ pouvaient expérimenter de nouveaux sons en prenant en compte la soif de danse des jeunes générations après l'ère post-disco. L’italo-disco était très en vogue, à tel point que des producteurs, des DJ et discothèques adoptaient des noms de la mode italienne. Les fêtes devinrent toujours plus importantes et illégales, avec des pointes où les participants se comptaient par milliers. Cheeks, un club, initialement réservé exclusivement à un public de blancs, engagea John Collins (futur membre de l’Underground Resistance et gérant de Submerge) comme premier DJ noir. Ce même club en 1983 autorisa un jeune du nom de Jeff Mills de faire des expérimentations avec les disques. De là peu à peu naquit une légende toujours vivante.

Dans les années quatre-vingt-dix, la scène de Détroit est marquée par l’essor mondial de deux visions différentes de la techno : celle de Plastikman, alias de Richie Hawtin et celle du collectif Underground Resistance (UR) chapeauté par Mike Banks. Hawtin vivait à Windsor, au Canada, sur la rive opposée du fleuve Détroit. Sa famille, originaire d’Angleterre, avait émigré ici au début des années quatre-vingt de façon à ce que son père, un fan de musique et d’électronique, puisse prendre un poste d’ingénieur dans le secteur automobile. Hawtin s’initia à la techno en écoutant les programmes radiophoniques de Jeff Mills.201 A cette époque où Mills mixait des genres différents, depuis le jusqu’à l'industriel, un genre proche des goûts

199 Jacob Arnold, « When Techno Was House: Chicago’s Impact on the Birth of Techno », Red Bull Music Academy (blog), 4 août 2017, http://daily.redbullmusicacademy.com/2017/08/chicago-house- detroit-techno-feature. 200 Ashley Zlatopolsky, « The Roots of Techno: Detroit’s Club Scene 1973–1985 », Red Bull Music Academy (blog), 31 juillet 2014, http://daily.redbullmusicacademy.com/2014/07/roots-of-techno-feature. 201 Sextro et Wick, Slices. op. cit.

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d’Hawtin et de son frère. Hatwin, qui ensuite se fît connaître sous le nom de Plastikman après une nuit passée avec des amis, fut toujours plus attiré par des sons venus de Détroit et décida de réserver (pour un concert de) Jeff Mills chez Hopper's, un petit club de Windsor qui recherchait de nouvelles énergies. Richie Hawtin qui passait les week-ends à Détroit, pour assister à des fêtes et acheter des disques, fut découvert en tant que DJ au Shelter, un sous-terrain à semi-enterré où résidait Scott Gordon. A la suite de cette nouvelle aventure, Hawtin noua une amitié avec le DJ et producteur John Acquaviva, avec lequel il serait allé aux fêtes du Music Industry, un club où habituellement jouaient les premières générations des producteurs Techno. Avec Acquaviva, Hatwin fonda Plus 8 Records. La fascination pour Détroit est perceptible dès les premières parutions du label, qui incluait « Technarchy »202, un label blanc doté d’un timbre aux lettres majuscules rouges : THE FUTURE SOUND OF DETROIT. Avec le succès de Plus 8 Records, au début des années quatre-vingt-dix, Hawtin commença à être plébiscité en Europe, en particulier en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas. Après les premières expériences en Europe, où les warehouse parties et les raves dominèrent les scènes acide et techno, Hawtin retourna à Détroit avec de nouvelles idées à mettre en œuvre.203 Hawtin, désormais connu sous son alias de Plastikman, organisant des fêtes dans le style rave autour de Détroit, dont la fameuse usine désaffectée Packard Plant, attira avec ses sons minimalistes influencés par Rothko un nouveau public, blanc et originaire des alentours, au centre de Détroit et, avec lui, une compétition croissante avec les premiers DJ et des producteurs techno.

La démarche européenne de Plastikman en faveur de l'utilisation de l’espace urbain décadent de Détroit pour promouvoir la techno fut saisie et partiellement heurtée par l’esprit de l’Underground Resistance. Mike Banks, un des membres fondateurs du collectif, connu également sous le nom de « Mad Mike », envisagea à travers le son de Détroit une fonction différente pour la techno : il rechercha dans sa musique une certaine unité, intégrité et paix en vue de limiter les risques liés au quotidien difficile d’une vie dans le midtown de Détroit.204 Pour de nombreux jeunes artistes, la techno fut un vecteur permettant d’explorer d’autres lieux. Ce fut le cas de Jeff Mills et de Robert Hood, qui entamèrent leur carrière comme premiers membres du collectif et quittèrent la ville pour s’établir à la fois à New York et outre-Atlantique.

202 Cybersonik / States Of Mind, Technarchy, Vinyl 12 (Canada: Plus 8 Records, 1990), https://www.discogs.com/Cybersonik-States-Of-Mind-Technarchy/release/75093. 203 « Richie Hawtin: the techno music pioneer », Outlook (BBC World Service, 3 juillet 2017), http://www.bbc.co.uk/programmes/p057n9xr. 204 Mark Fisher, « Underground Resistance », Wire: Adventures in Sound and Music, novembre 2007.

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La dimension internationale de la techno est un élément récurrent de son histoire. Les premières productions de la techno furent influencées par la figure radiophonique de The Electrifying Mojo.

Tandis que Plastikman développa un son minimal qui se rapprochait de l’esthétique « gothique » de la Détroit décadente, les productions sous le label de Banks ont orienté la techno vers des hybridations sophistiquées. Depuis la première édition de UR « Nation 2 Nation »205 jusqu’à la plus récente « The Conscious Dream »206 interprétée par le groupe de UR Timeline, les genres que sont le futur jazz, la musique house et acid renvoient à une vision interconnectée de différentes villes. Schaub207 a souligné que d’une part Banks avait décidé que les jeunes artistes s’enracineraient dans leurs communautés d’origine, et que d’autre part l'esthétique musicale techno échapperait aux discours de classes et aux discours anticapitalistes, pour promouvoir des récits narratifs positifs de la techno grâce aux mythes de la science-fiction qu’il avait contribué à créer. Ce fût l’espace urbain, plutôt qu’une classe, qui devint le sujet du son de Détroit.

Dans ce sens, on considère que l’esthétique de la techno prend forme dans des contextes de transformation du postfordisme, et que la techno rayonne là où se propagent de nouveaux modèles économiques. Cette dualité est également retrouvée à l’aube de la musique techno, en pleine époque fordiste. L’histoire de la musique est une histoire de la production d’une subjectivité que façonne la mobilité urbaine de l’ère fordiste. Le tissu urbain d’après-guerre, qui s’enracine au cours des migrations, sera lui même un indicateur des lieux où les paradigmes économiques échoueront. Le modèle productiviste de Détroit s’étendra à de nombreuses villes industrielles, ainsi, durant la période postindustrielle, l’image dystopique de la ville du Michigan ré émergera dans toutes les villes où la mobilité des capitaux transforme les territoires urbains et avec eux leur culture. Pour comprendre la période postfordiste, il convient à l’aide d’un travail d’archéologie sonore, de revenir à la période pré techno, pendant laquelle les diasporas de l’après-guerre créèrent un réseau d’échange culturel dans lequel circule encore actuellement l’art de la musique électronique.

205 Underground Resistance, Nation 2 Nation, Vinyl 12 (US: Underground Resistance, 1991), https://www.discogs.com/Underground-Resistance-Nation-2-Nation/release/2113. 206 Timeline (2), The Conscious Dream EP (US: Underground Resistance, 2014), https://www.discogs.com/Timeline-The-Conscious-Dream-EP/release/6016992. 207 Schaub, « Beyond the Hood? Detroit Techno, Underground Resistance, and African American Metropolitan Identity Politics ». op.cit.

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3.2 De Londres à New York: musique, diaspora et fordisme de l’après-guerre

L’ère fordiste se caractérise par de grandes entreprises de production qui emploient un grand nombre d’ouvriers, des consommations de masse et des niveaux élevés d’investissement public utilisés pour financer la croissance de la population urbaine.208 Après la Seconde Guerre Mondiale, des pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Hollande avaient besoin de main-d’œuvre à bas coût. « L’importation » de personnes des caraïbes fut envisagé par les gouvernements comme une solution adaptée à la carence en main d’œuvre. L’exode des Caraïbes vers le Royaume-Uni et vers les Etats-Unis qui en a résulté débuta à la fin des années 40 : les portoricains, les surinamais, les antillais néerlandais, les guadeloupéens et les habitants des Indes Occidentales occupaient des postes dans des secteurs mal rétribués dans tout l’Occident. Comparativement à leurs homologues issus de contextes socioéconomiques similaires, les migrants jamaïcains tendaient à être plus qualifiés, plus instruits et étaient issus des centres urbains. Il existait également d’autres différences substantielles entre ces communautés, dont celles entre les « modèles d’incorporation », selon la dénomination de Grosfoguel, des populations afro-caribéennes dans de nouveaux marchés du travail de leur pays de destination.209 En France, les migrants venus des Caraïbes étaient presque entièrement intégrés dans l’administration publique, tandis qu’au Royaume-Uni et aux Etats-Unis les migrants étaient employés dans des secteurs présentant une forte demande de main d’œuvre comme le secteur manufacturier. Pendant la majeure partie de la seconde moitié du Vingt-et-unième siècle, la relation entre le solde migratoire et le taux de chômage fut négatif. Entre 1955 et 1974, la relation entre l’emploi et le taux migratoire fut positive.210 Des villes industrielles comme Birmingham et Londres au Royaume-Uni, ou Détroit et New York aux Etats-Unis attirèrent un grand nombre de migrants.

Dans Remixology: Tracing the Dub Diaspora Sullivan analyse les ponts entre la culture des sound system de Kingston et celle de la diaspora caribéenne à New York, Londres, Bristol, Berlin et Toronto. Parmi ces ponts, l’axe Londres-Kingston fut d’une importance particulière. Avec la politique des portes ouvertes de 1948, grâce à laquelle les personnes du Commonwealth purent

208 Saskia Sassen, The global city: New York, London, Tokyo, 2nd ed (Princeton, N.J: Princeton University Press, 2001). 209 Ramón Grosfoguel, « Colonial Caribbean Migrations to France, The Netherlands, Great Britain and the United States », Ethnic and Racial Studies 20, no 3 (juillet 1997): 594-612, https://doi.org/10.1080/01419870.1997.9993977. 210 Ceri Peach, The Caribbean in Europe: contrasting patterns of migration and settlement in Britain, France and the Netherlands (Centre for Research in Ethnic Relations, University of Warwick Coventry, 1991).

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obtenir la nationalité britannique, le son jamaïcain institua un réseau d’échanges de biens culturels. Comme le rapporte Sullivan :

Selon les estimations, à la fin des années 50, il existait déjà environ 50 clubs dans les sous-terrains du sud de Londres gérés par des indiens occidentaux. Ces établissements, dans lesquels, en particulier, on dansait de façon illégale les danses « blues », possédaient une valeur inestimable en tant que lieux d’expression culturelle, de cohésion sociale et d’autonomie pour la communauté afro-caribéenne, comme pour la sauvegarde et la diffusion de la musique jamaïcaine au Royaume-Uni.211

Au même moment, le son jamaïcain se développait avec des traits caractéristiques. L’ascension du rock-and-roll aux Etats-Unis à la fin des années cinquante engendra un manque dans l’offre de morceaux pour la scène du sound system de Kingston. En raison des besoins en nouveaux morceaux et du nombre limité de maisons d’enregistrement sur l’île, le studio Stanley Motta et les stations de radio RJR, JBC et Federal commencèrent à graver des enregistrements sur les dubplate. Ces dernières furent ensuite testées dans les salles de danse, ce qui permit de vérifier l’opportunité de graver les dubplate sur des vinyles coûteux. Au milieu des années soixante, l’industrie discographique jamaïcaine devint autosuffisante. Des appareils d’enregistrement à deux ou quatre pistes furent installés. Des bases instrumentales protodub furent tirées d’autres enregistrements populaires. Comme Sullivan le précise : « rapidement il devint évident que ces versions dub avaient un avantage économique, dans la mesure où elles permettaient de créer des chansons différentes avec le même rythme sans dépenses supplémentaires ».212

Grâce à l’expansion de la culture sound system au Royaume-Uni, les clubs de Londres importaient des disques de R&B américain et jamaïcain directement depuis Kingston pour émuler le son dub original. Cela signifiait que la chaîne de distribution de la musique était en mesure de demander des prix plus élevés pour aider la production locale. Dès le début des années soixante jusqu’au milieu des années quatre-vingt, Londres et d’autres villes britanniques assistèrent à l’essor des sound system. Parmi les premiers system visibles à Londres, figurent

211 Paul Sullivan, Remixology: Tracing the Dub Diaspora (Reaktion Books, 2013). p. 58. 212 Ibid., p. 26.

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Coxsone, Fatman et Jah Shaka. Ce dernier avait émigré de la Jamaïque dans le sud-est de Londres où il devint un « homme orchestre, choisissant ses disques, contrôlant le matériel et faisant le deejay le cas échéant ».213 Par la suite, Jah Shaka créa sa propre Fondation dans le but d’apporter un soutien financier et technique aux projets dub en Jamaïque, en Ethiopie et au Ghana. Shaka fut également le pionnier de la digidub au Royaume Uni. Sullivan rapporte à ce propos : « plutôt que de travailler avec des musiciens pour fournir des matériaux originaux comme le faisaient les premiers ingénieurs de Kingston, il créa de rien ses premières musiques dub, en utilisant pour ses premiers disques des percussions et des synthétiseurs ».214

La diaspora afro-caribéenne peupla les banlieues des métropoles. Il convient de comparer l’impact de la migration de masse sur la ville de Londres et sur la ville de New York au cours des années cinquante. Certains membres blancs de la classe ouvrière répliquèrent par la peur et plus tard par le ressentiment. Après des années de tension raciale, les banlieues connurent des niveaux de violence sporadiques mais intenses. Comme le rappelle Sassen « la transformation radicale affectant la composition démographique de la ville, altéra les orientations architecturales et de la construction de bâtiments publics… La ségrégation dans la ville augmenta considérablement ».215

Dans l’ouest de Londres, par exemple, les migrants caribéens subirent un degré de racisme qui leur était inconnu chez eux. En 1958 les tristement célèbres révoltes raciales de Notting Hill durèrent plusieurs jours, et virent une foule de Teddy Boys attaquer les résidents noirs, durant une révolte que les londoniens qualifient de révolte « oubliée ».216 La riposte à cet épisode tristement célèbre, cependant, fut sur le point de marquer une ligne de partage des eaux dans l’histoire de la musique de Londres. Claudia Jones, la journaliste communiste qui fonda le premier journal noir en Grande Bretagne, la Gazette des Indes Occidentales, publia la première édition du Carnaval de Notting Hill, comme riposte communautaire à ces attaques. Claudia Jones était née à la Trinidad coloniale, avait vécu son enfance à Harlem, à New York, et avait été déportée en 1944 en Grande Bretagne en raison de son activisme en tant que membre du Parti Communiste des États-Unis. Il fit référence à une politique internationaliste au cœur de la

213 Ibid., p. 64. 214 Ibid., p. 66. 215 Sassen, The global city. op. cit. p. 253. 216 Mark Olden, Murder in Notting Hill (John Hunt Publishing, 2011).

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Grande Bretagne. Avec le Carnaval de Notting Hill à Londres et le Paul’s Festival à Bristol, grâce à la production musicale et à la culture sound system, il s’instaura un sens communautaire.217 La musique jamaïcaine, n’était cependant pas nouvelle à Londres. Au cours des années cinquante de nombreux clubs virent le jour, où les membres de la diaspora des Indes Occidentales pouvaient à la fois apprécier le club et pratiquer leur religion sans peur du racisme et des répercussions.218 Il est toutefois intéressant de noter ici, que tandis que les clubs étaient des espaces de contre-culture qui formaient un réseau sous-terrain, le carnaval de Notting Hill institutionnalisait les DJ et les sound system comme parties prenantes de la culture musicale de Londres.

La Grande Bretagne ne fût pas l’unique pays où immigrèrent des jamaïcains. Les États- Unis étaient une destination populaire et plus proche, en particulier après que le gouvernement avait allégé les restrictions dans les années soixante par les amendements apportés à la Loi sur l’Immigration et la Nationalité imposée une décennie auparavant. Les grandes villes sur la Côte Est constituaient le choix préféré, avec New York, Philadelphie, Washington et Miami était située en haut de la liste. Les migrants jamaïcains à Londres et à New York vécurent une expérience d’assimilation très différente. Nous rapportons ici les mots de Foner : « être submergés dans une communauté africaine américaine plus large a influencé les habitants de New York venus des Indes Occidentales selon des modalités que leurs homologues de Londres ne rencontrèrent simplement jamais ».219 Les jamaïcains aux États-Unis ne représentaient qu’une faible proportion de la population noire, tandis qu’au Royaume-Uni les jamaïcains et les indiens occidentaux représentaient une des premières communautés noires. La composition pluriethnique de la société américaine aida les jamaïcains à s’intégrer plus rapidement au sein de la population afro-américaine.220 Les différences observées dans la composition ethnique de la population furent accompagnées par le développement de plans migratoires. Il existe, comme l’explique brièvement Terry-Ann Jones, divers modèles permettant d’expliquer les phases de migration. Tout d’abord, « l’approche économique néoclassique de la migration est fondée sur le présupposé selon lequel la migration est une réponse aux différentiels mondiaux entre l’offre

217 Hubert Devonish, « Electronic orature: The deejay’s discovery », Social and Economic Studies, 1998, 33-53. 218 Robert Beckford, Jesus dub: Theology, music and social change (Routledge, 2006). 219 Nancy Foner, In a new land: A comparative view of immigration (NYU Press, 2005). p. 113. 220 Ibid., pp. 109-10.

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et la demande de main-d’œuvre »221; deuxièmement, « selon l’approche de la migration en réseaux : les réseaux migratoires promeuvent un mouvement international continu »222; et enfin, « le hasard cumulatif… suggère que la migration influence les sociétés des pays d’origine et de destination de telle façon que les décisions futures d’émigrer dépendent des plans migratoires passés et présents ».223

L’exemple de Lloyd « Bullwackie » Barnes illustre bien le dernier plan migratoire. Barnes est un chanteur occasionnel et également un ingénieur du son de Kingston. Quand Barnes réalisa que sa carrière en Jamaïque était bloquée, il décida de rejoindre sa mère à New York. Barnes fonda un milieu fertile dans les house parties autour de Brooklyn, dans le Queens et dans le Bronx. Apportant le Motown [dans le] Bronx, Barnes fonda ensuite le Bullwackie All Stars, en développant des collaborations avec des artistes jamaïcains de renom comme Horace Andy, Wayne Jarrett et Jackie Mittoo. Après des débuts couronnés de succès, les Wackies disparurent presque totalement de la scène. Ce ne fut qu’au début des années quatre-vingt-dix que Barnes et ses stars réapparurent à Berlin grâce à , qui désigne à la fois le label discographique et le groupe de dub techno composé du duo allemand de Moritz von Oswald et de Mark Ernestus.224 Dans l’ensemble, à la différence de la diaspora britannique, la diaspora de la dub aux Etats-Unis rencontra des genres différents avec l’hip-hop et la disco music. Cette rencontre donna naissance à de nouveaux styles de musique pour danser qui rapprochèrent la scène de Kingston de la musique afro-américaine. Afin d’émettre des hypothèses sur la « diaspora de la dub » de Kingston à Londres et de New York, nous avons brièvement reconstruit les bases socio-économiques fordistes de la migration des populations jamaïcaines. Nous avons souligné les tensions raciales à Londres de façon à mettre en évidence l’importance politique que la dub et les sound systems ont exercé sur les modèles d’intégration des communautés issues des Indes Occidentales. Dans la partie suivante, nous nous intéresserons aux tensions raciales et aux conflits ayant affecté la main-d’œuvre à Détroit. De cette manière, nous étudierons la seconde génération des producteurs de la Détroit techno, en nous appuyant sur les modalités selon lesquelles l’environnement urbain se reflète dans la production de leur musique.

221 Terry-Ann Jones, Jamaican immigrants in the United States and Canada: Race, transnationalism, and social capital (New York: LFB Scholarly Publishing, 2008). p. 21. 222 Ibid., p. 24. 223 Ibid., p. 27. 224 Sullivan, Remixology: Tracing the Dub Diaspora. op.cit. p. 95.

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3.3 Détroit Techno et la transition vers le postfordisme

L’ « Âge d’or du capitalisme » ou la « longue période de boom économique » cessa avec le temps de produire des effets positifs sur les taux de croissance. La récession des années soixante mit fin aux « miracles » économiques d’après-guerre, que les approches keynesiennes des politiques économiques avaient rendues possibles, dans des pays comme l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie, la France et le Japon. A ce propos, Naomi Klein commentait ce processus par ces mots : « la révolution keynésienne contre le laissez-faire [capitalisme] était entrain de coûter cher au secteur entrepreneurial. Clairement, ce qu’il fallait pour regagner le terrain perdu était une contre- révolution venant contrecarrer l’économie keynésienne, un retour à une forme de capitalisme encore moins réglementée que durant la période qui avait précédé la Dépression ».225

La nouvelle idéologie néolibérale promue par les économistes de l’École de Chicago, qui émergea sur le plan politique sous la forme du Reaganisme aux États-Unis et du Thatchérisme au Royaume-Uni, prit la forme de coupes aux aides et de libéralisation des marchés. Le paradigme fordiste, ainsi dénommé, caractérisé par une production à grande échelle et une migration de la main-d’œuvre, fut renversé par une nouvelle série de politiques néolibérales. Ce changement de paradigme rendu, en partie, possible grâce à des solutions innovantes dans le domaine de la technologie et de la robotique. Les dirigeants industriels, confrontés à des travailleurs qui demandaient des salaires toujours plus élevés, durent chercher de nouvelles solutions pour organiser la production. Ainsi, en une décennie de luttes et de bouleversements, la société industrielle qui avait la possibilité de transférer la production dans des pays en voie de développement, connut, pendant les années soixante, un remaniement complet. Détroit, le cœur de l’industrie fordiste, est paradigmatique de ce déplacement de la production mondiale. La dégradation urbaine illustrée par la ville de Détroit est directement liée au démantèlement de la production fordiste.

En outre, le racisme urbain des blancs de la classe ouvrière n’était pas uniquement caractéristique de la Grande Bretagne. Au début des années soixante les travailleurs noirs employés dans les usines de l’industrie automobile de Détroit commencèrent à faire entendre leur voix, en dénonçant la double frustration à laquelle ils étaient soumis. D’une part, ils étaient soumis à des horaires de travail plus longs, à des tâches plus dangereuses et à des salaires plus

225 Naomi Klein, The shock doctrine: The rise of disaster capitalism (Macmillan, 2007). pp. 56-57.

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faibles. D’autre part, le syndicat United Automobile Workers (UAW) restait muet devant leurs requêtes.226 Ainsi, ce n’est que plusieurs mois après les révoltes de Détroit de 1967, que les mouvements des noirs dans l’industrie constituèrent la Ligue des Travailleurs Noirs Révolutionnaires. La Ligue s’étendit à toutes les grandes usines, dont les usines Chrysler, Ford et General Motors.

Dans les usines commencèrent alors à circuler des bulletins d’information destinés à développer une prise de conscience politique. Des stratégies dans et en dehors des entreprises furent promues et des liens avec des journalistes, des étudiants et leurs communautés furent créés. Une série de grèves spontanées frappa les principales villes industrielles. Une année avant la création de la Ligue, le Mouvement de l’Union Révolutionnaire de Dodge (DRUM) commença à utiliser des tambours bongos et congas au cours des grèves pour attirer l’attention sur leur cause.227 Dans ce scenario, le label discographique Motown Records fut pris pour cible par des groupes tels que DRUM et par Inner-City Voice, une revue populaire engagée dans la politicisation des travailleurs afro-américains. De leur point de vue, la Motown Records « était plus intéressée par ses propres intérêts et avait pris ses distances vis-à-vis de la lutte engagée pour améliorer les opportunités économiques des travailleurs à Détroit et ailleurs.228 Motown fit face à un destin similaire à celui d’UAW quand Eddie Holland, Lamont Dozier et Brian Holland, connus comme étant l’équipe H-D-H, abandonnèrent le label discographique pour un conflit à propos des profits et des droits d’auteur.

L’implosion de Détroit conduisit à un processus de création qui est bien le reflet de ce que l’historien de la musique Dan Sicko définit comme étant « la beauté du délabrement ».229 A partir de là, il devient essentiel de décrire certains des éléments socio-économiques qui caractérisent l’imagination de la première et de la seconde génération des DJ de la Détroit techno et des producteurs comme Jeff Mills, Juan Atkins, Kevin Saunderson, Derrick May, et Mad Mike. Il est, avant tout important de considérer la relation entre musique techno et espace urbain.

226 Leslie M. Alexander et Walter C. Rucker Jr, Encyclopedia of African American History [3 Volumes] (Abc- clio, 2010). pp. 858-59. 227 Angela D. Dillard, Faith in the city: Preaching radical social change in Detroit (University of Michigan Press, 2007). 228 Rickey Vincent. Party Music: The Inside Story of the Black Panthers’ Band and How Black Power Transformed Soul Music. Chicago: Chicago Review Press, 2013. p. 176. 229 Sicko, Techno Rebels. op. cit., p. 59.

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Comme le raconte Vecchiola, le DJ influant d’une radio, « The Electrifying Mojo », « réfuta les limites des genres musicaux, se délestant de la notion selon laquelle les habitants de la ville se mettent uniquement en harmonie avec l’image stéréotypée de la musique ‘urbaine’ ».230 L’orientation de Mojo consistant à « refuser les limites génériques » permet de comprendre le contexte musical et social qui précède l’avènement de la Détroit techno. Une nuit typique de Mojo était caractérisée par un mixte d’effets sonores, une heure de nouvelle musique, une demi- heure de slow jam, et le rappel à l’ordre du groupe Midnight Funk Association (où il était demandé à la ville entière de signaler sa présence en allumant les lumières, en klaxonnant et en dansant), des groupes funk fixes tels que Parliament/Funkadelic, et un artiste ou le choix d’un artiste, tout cela suivi souvent d’un mix en live d’un Dj invité. Par leur diversité les spectacles de Mojo conjuguèrent des genres différents de la culture mix. Pour les auditeurs, « se mettre en harmonie » faisait partie d’un processus d’identification et de ressenti du sens d’appartenance à la ville.

La configuration spatiale de villes industrielles comme Détroit menaçait les liens sociaux et accroissait les disparités. Dans des villes internationales telles que Londres et New York, comme Saskia Sassen a pu le montrer, sous les pressions croissantes de nouveaux modèles de production, le clivage entre la classe moyenne des banlieues et les familles à faibles revenus du centre ville représentait un signal d’inégalité géographique.231 La création dans les banlieues d’emplois de bureau bénéficiant à une classe qui pouvait travailler à distance, contrastait avec la centralisation de la production dans les centres urbains. Simultanément, l’automatisation de la production remplaça des usines dotées d’installations mécaniques. Par suite, une logique qui sous-tendait le développement urbain d’après-guerre devint obsolète. Des facteurs économiques et technologiques reconfigurèrent l’organisation socio-spatiale des paysages urbains.

Les jeunes de Détroit, imprégnés par la gloire passée de leur ville et le manque de « teen club » dans les banlieues durent créer leur vie nocturne. Sicko affirme ce qui suit, « étant donné la déconnexion que connut cette génération d’avec sa propre ville, l’importance de l’auto- identification est parfaitement compréhensible. A la suite de ce processus, la ville fût divisée entre est et ouest, les afro-américains des bas-fonds ou « jits », et les défenseurs de la mode et du luxe européen de la classe moyenne ou « preps ». Toutefois, l’eurodisco, connu à Détroit comme « progressif », constitua un facteur de réunification de la ville au début des années quatre-

230 Vecchiola, « Submerge in Detroit ». op. cit., p. 100. 231 Sassen, The global city. op. cit., pp. 250-53.

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vingt. Les jeunes qui aimaient s’amuser commencèrent à apprécier l’italo-disco, un style de la disco électronique fortement influencé par le producteur disco italien Giorgio Moroder. De plus, selon Sicko, l’italo-disco constitua certaines des bases pour le modèle de la Détroit techno quand Paul Lesley et Sterling Jones, alias A Number of Names, « travaillèrent à deux copies de Holly Dolly de Kano232 en répétant l’intro plusieurs fois et redoublant la ritournelle » pour créer le célèbre morceau Sharevari.233 C’est ainsi que l’on peut entendre « dans ce single, le lien entre l’italo-disco, la techno et la sophistication de la High School de Détroit ».234

Au même moment, les futurs artistes technos étaient entrain d’assister à une tentative de restructuration de Détroit. Pendant une décennie le centre ville fut épargné par les dynamiques du clivage est/ouest. Par une sorte d’osmose sociale, les habitants de l’est et de l’ouest de Détroit commençèrent à se réunir au milieu des années quatre-vingt. En outre, des tentatives pour réorganiser le centre ville s’évanouirent n’aboutissant qu’à ce que nous pourrions appeler une gentrification « manquée », durant laquelle la Nouvelle Détroit ne réussit pas à pactiser avec son passé. Un manque d’investissements et une population en chute contribuèrent à une stase dans la restructuration de la ville. Les affinités profondes entre les pionniers de la techno et cet environnement spectral ont été soulignées par Juan Atkins, John « Jon 5 » Housley et Richard « 3070 » Davis, alias Cybotron, dans leur Techno City.235 Dans cet EP classique, les parties vocales de Davis et « Atkins » sont modulées afin de produire un son ancien et mystérieux, faisant retentir l’âme ancienne de Détroit, tandis que leurs mots accueillent les visiteurs en ville.236

Pope a affirmé que la seconde génération des producteurs de la Détroit techno a affronté l’expérience dystopique du démantèlement de la ville Motown par la musique. De plus, selon Pope, il existe une profonde différence entre Sharevari et Alleys of Your Mind de Cybotron. Tandis que le premier célébrait la vieille Détroit et son idéologie consumériste, ce dernier témoignait d’un tournant et d’une rupture avec le passé.237 Les « méta-narrations » de la Détroit techno

232 Kano, I’m Ready / Holly Dolly, Vinyl 12 (US: Emergency Records, 1980), www.discogs.com/Kano-Im- Ready-Holly-Dolly/release/1245808. 233 A Number Of Names, Sharevari, Vinyl 12 (US: Capriccio Records, 1981), www.discogs.com/A- Number-Of-Names-Sharevari/release/41682. 234 Sicko, Techno Rebels. op. cit., pp. 52-53. 235 Cybotron, Techno City. op. cit. 236 Sicko, Techno Rebels. op. cit. p. 63. 237 Pope, « Hooked on an Affect ». op. cit., p. 34.

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révélaient une connexion profonde et affective avec la ville et sa politique du futur, dont l’échec est confirmé par les ambigüités hauntologiques – ce terme qui désigne la césure temporelle et de signification qui affecte le couple présent et futur – du son dystopique/utopique de la Détroit techno.238 Pope en parlait en ces termes : « par son ‘histoire’, la techno nous met en garde contre notre futur technologique — un futur qui est perçu, selon une perspective dystopique, comme étant, irrévocablement, déjà ‘ici’ ».239 Le second facteur socioéconomique dans l’évolution de la Détroit techno est la nouvelle relation qui s’instaure entre artistes et machines. D’une part, les progrès de la mécanisation et de la robotique ont contribué au krack de la société fordiste, de l’autre les fils des ouvriers étaient dans une fascination grandissante vis-à-vis des utilisations alternatives des machines. L’inscription des éléments futuristes et manufacturiers dans la conscience collective à cette époque constitue un des éléments les plus puissants de la Détroit techno. Parmi les exemples de ces trente-cinq dernières années figurent, Cybotron Cosmic Cars240, Mike Banks alias Mad Mike’s Hi Tech Dreams / Lo-Tech Reality241 et Jeff Mills’ Flying Machines242, chacun définissant le symbolisme hauntologique ambigu et dystopique/utopique de la Détroit techno. Au dire de Fisher, la Détroit techno fait preuve d’une ’hauntologie ambiguë parce qu’elle doit encore se dématérialiser en une métaphysique hauntologique. Ici, les fantasmes du passé de la ville sont encore très concrets, comme c’est perceptible dans le double single de Mad Mike Hi-Tech Dreams / Lo-Tech Reality.

C’est dans l’interstice entre le passé, sa forme présente et les rêves d’un futur meilleur que se politise l’esthétique techno. L’esthétique ambiguë, utopique/dystopique, mais futuriste, de la seconde génération des artistes techno de Détroit fut capable de découvrir une relation affective

238 Pour ce qui concerne l’hauntologie, nous proposons de se référer à certaines de nos notes tirées de l’œuvre exhaustive de Mark Fisher, qui sera traitée en détail dans le chapitre suivant. « Mark Fisher renforce le concept d’hauntologie (en anglais « hauntology », ou bien dans la version française de Derrida « hantologie ») comme étant un phénomène de mélancolie de l’avenir. Ce qui lie ces artistes est cette sensibilité sonore caractérisée par un profond sentiment de mélancolie. Mais l’hauntologie de Fisher n’est pas la mélancolie en elle-même. L’hauntologie est la recherche d’un fantasme moderne. Fisher souligne comment dans la musique du vingt-et-unième siècle ce qui est venu à manquer est le sentiment de choc que provoque le futur ». 239 Pope, « Hooked on an Affect ». op. cit. p. 38. 240 Cybotron, Cosmic Cars, Vinyl 7 (US: Deep Space Records, 1982), https://www.discogs.com/Cybotron-Cosmic-Cars/release/169893. 241 Mad Mike, Hi-Tech Dreams / Lo-Tech Reality (US: Underground Resistance, 2007), www.discogs.com/Mad-Mike-Hi-Tech-Dreams-Lo-Tech-Reality/release/910833. 242 Jeff Mills, Sequence (A Retrospective Of Axis Records), 2 × CD, Compilation (US: Axis, 2012).

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entre la vie urbaine et de nouvelles formes du capitalisme. Comme l’affirme Pope « Détroit… ne peut être significativement (dé)centrée et, pour cela, renvoie à un des oublis ontologiques du capitalisme tardif, révélant en même temps le mode suggestif approprié à cette rencontre : la survivance techno ».243 L’argumentation de Pope est particulièrement puissante pour décrire les positions matérialistes des désirs intégrés dans le son et dans l’esthétique de la Détroit techno. L’ambivalence vis-à-vis du développement technologique et de son usage d’instruments dessués pour manifester un esprit cyberpunk intrinsèque est une illustration de ce désir matérialiste.244 Cela constitue peut-être un autre motif pour lequel les artistes afro-américains de Détroit ont été interprétés à travers l’optique des narrations afro futuristes.245

Drexciya, constitués par Gerald Donald et James Stinson en 1992, produisirent de la musique électro profondément connectée à « futur pourri » afrofuturiste. Par exemple, l’ « acquatopia » des Drexciya s’inspire dans tous leurs principaux travaux de la mythologie du Black Atlantic par des textes et des sons électros subaquatiques, dont Bubble Metropolis, Aquatic Invasion et les deux albums Neptune’s Lair et Harnessed the Storm.246 Les Drexciyans sont les descendants mythiques des Africains jetés à la mer au cours de la traversée de l’atlantique.247 Sondant cet espace aquatique afrofuturiste, le duo créa une nouvelle histoire de guerre, une guerre dystopique dans laquelle des bataillons de Drexciyans sont en guerre contre les « programmateurs audiovisuels ».248 Affrontant simultanément la traite des esclaves grâce à un nouvel examen radical de ses descendants perdus, la « guerre sonore » des Drexicya rappelle simultanément à ses auditeurs, en particulier les jeunes afro-américains de Détroit, les conflits actuels. Les analyses comparatives faites par van Veen de l’alter ego spatial de Mill, « The

243 Pope, « Hooked on an Affect ». op. cit., p. 41. 244 Ibid., p. 38. 245 van Veen, « Vessels of Transfer ». op. cit. 246 Drexciya, Drexciya 2 - Bubble Metropolis, Vinyl 12 (US: Underground Resistance, 1993), www.discogs.com/Drexciya-Drexciya-2-Bubble-Metropolis/release/6061; Drexciya, Aquatic Invasion, Vinyl 12 (US: Underground Resistance, 1995), https://www.discogs.com/Drexciya-Aquatic- Invasion/release/1692; Drexciya, Neptune’s Lair, 2x, Vinyl 12 (Germany: Tresor, 1999), https://www.discogs.com/Drexciya-Neptunes-Lair/release/13866; Drexciya, Harnessed The Storm, Vinyl 12 (Germany: Tresor, 2002), https://www.discogs.com/Drexciya-Harnessed-The- Storm/release/28812. 247 Ytasha Womack, Afrofuturism: The world of Black sci-fi and fantasy culture (Chicago Review Press, 2013). p. 70. 248 Kodwo Eshun, « Fear of a wet planet », in Rave: rave and its influence on art and culture (London, UK : Antwerp, Belgium: Black Dog Publishing ; M HKA (Museum of Contemporary Art Antwerp), 2016).

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Messanger », et de l’alter ego androïde de Janelle Monáe « Cindi Mayweather » partagent une certaine analogie :

Ces identités... se prêtent souvent à un mouvement qui dépasse leurs caractérisations en tant que stage personae suggérant un devenir qui modifie les coordonnées des subjectivités. C’est pourquoi nous devons nous demander si ces identités, cyborg, aliens, androïdes afro futuristes, etc., « représentent », de façon allégorique, des conditions de l’expérience de l’afro-diaspora (« négritude ») ou si l’afrofuturiste est apte à disloquer les références allégoriques aux corps humanistes et aux indicateurs terrestres de différence, en développant ainsi des formes autonomes de devenir et de réflexion…249

Pour les artistes technos de Détroit le « futur en devenir » est exprimé par un continuum créatif entre corps, machines et leur environnement en rupture avec le présent. La solution, qui toutefois n’était ni homogène ni harmonique, vise, au contraire, à supprimer la séparation espace-temps et jeu-travail du capitalisme tardif en une dimension différente. En disposant de nouvelles formes de subjectivité dans de nouvelles temporalités, cet « esprit cyborg post- humain » est apte à « conquérir » le temps : une ressource cruciale pour penser et opposer la réalité low-Tech aux rêves hi-Tech.

Comme le rappelle Eshun, aujourd’hui « les puissants engagent les futuristes et tirent le pouvoir des futurs qu’ils recommandent, condamnant de cette façon les sujets privés de pouvoir à vivre dans le passé. Le moment présent s’étend et glisse, pour certains jusqu’à des hier, et atteignant pour d’autres le lendemain ».250 Dans leur quête de nouveaux devenirs, les artistes technos créent de nouvelles subjectivités, ce qui représente un signe de rupture d’avec un présent distendu et du rejet des identités du passé.

Trace Reddell, puisant dans la « subjectivité polyphonique » de Guattari, a ouvert une perspective intéressante sur la musique techno et l’afro-futurisme. Il soutient que « l’afro- futurisme peut intégrer des œuvres et des artistes influencés par l’Afrique bien que n’étant pas

249 van Veen, « Vessels of Transfer ». op. cit., p. 8. 250 Kodwo Eshun, « Further Considerations of Afrofuturism », CR: The New Centennial Review 3, no 2 (2003): 287-302, https://doi.org/10.1353/ncr.2003.0021. p. 289.

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d’origine africaine ».251 Cette argumentation présente l’avantage de dépasser les identifications raciales et les risques implicites à l’interprétation de l’afro-futurisme en tant que forme culturelle authentique. Reddell reconnait ce qu’il appelle une « stratégie techno-culturelle qui déconstruit les mythes raciaux d’identité, appropriation et exploitation »252 à partir de l’observation des identités machinique multiples de Juan Atkins et des « dimensions machiniques de l’assujettissement ».253 L’évolution conjointe des « humains » et des « machines » à Détroit constitue un aspect fondamental de la production de la musique techno de Détroit. Rejetant les biens matériels et les services, le capitalisme a eu recours à la production de subjectivité et de codes, dont le rôle stratégique est devenu crucial pour la reproduction du pouvoir dans le monde contemporain.

Prétant attention aux dimensions sociales, mentales et environnementales de la vie urbaine, de nouvelles subjectivités technos créent des cartes sonores de la ville alternative. Il est possible de saisir deux effets de la réponse de la Détroit techno à la société postfordiste. Il s’agit tout d’abord en réponse à la transition postfordiste d’une approche créative vis-à-vis d’un environnement technologique ambivalent et, secondairement, d’une affinité indissoluble au cœur des productions musicales entre les conditions sociales politisées, les possibilités cognitives et les configurations environnementales. Dans la partie suivante, nous envisagerons conjointement ces deux effets, en soulignant l’excès et le débordement de cette rencontre grâce à l’hybridation de l’écologie acoustique du dub techno.

251 Trace Reddell, « Ethnoforgery and Outsider Afrofuturism », Dancecult 5, no 2 (2013): 88-112, https://doi.org/10.12801/1947-5403.2013.05.02.05. p. 90. 252 Ibid. 253 Ibid. p. 94.

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3.4 Berlin et Détroit: dub techno et l’écologie acoustique postindustrielle

Avec le postfordisme qui démolit les « murs » des usines et contribue à la naissance du pan économique de l’internet, les économies occidentales développèrent des marchés mondiaux où la finance et les média se confondent. Des investissements à fort rendement furent possibles grâce aux nouveaux marchés financiers qui, simultanément, se développèrent sur des machines très sophistiquées. La technologie ne fût pas seulement responsable de la faillite du bloc socialiste, incapable d’emboîter le pas de la révolution technologique, mais la technologie était entrain, également, de changer les configurations de nouvelles subjectivités, par l’intermédiaire du travail à distance et par l’augmentation du temps passé à interagir avec les technologies de la communication, comme les téléphones portables et les ordinateurs.

Au lendemain de la chute du mur de Berlin en 1989, l’espace social de la capitale allemande fut nettement divisé en deux sphères : entreprises, magasins et universités à l’ouest et industrie du populaire à l’est. Contrairement à ce que les responsables politiques avaient promis, les sociétés étrangères qui auraient dû investir dans la partie orientale de la ville n’y vinrent jamais. Grâce à ce vide apparent, une masse de jeunes à la recherche d’espaces créatifs et d’habitations profita d’un grand nombre d’immeubles abandonnés. « S’il nous arrivait de ne pas voir une lumière allumée pendant trois jours, nous allions ouvrir l’appartement en question » raconte le portevoix de l’actuel Pirate Party à Berlin.254 Clubs et studios s’implantèrent en nombre quand les artistes se précipitèrent pour occuper le district central abandonné de Berlin, la précédente « terre de personne » connue sous le nom de « Mitte ». Au même moment, et à la différence des autres pays européens, l’Allemagne ne fit pas l’expérience de la migration venue des îles caraïbes. Au contraire, l’Allemagne fut une destination populaire pour les européens du sud, les migrants turcs et les asiatiques du sud-orient.255

Les liens qui se formèrent entre les deux villes et la musique techno résultèrent d’une rencontre particulière. Lors du New Music Seminar de 1991 à New York, les artistes et les producteurs des deux villes signèrent une alliance qui perdure encore aujourd’hui.256 Les producteurs et DJ berlinois s’envolèrent pour New York à la recherche d’une nouvelle musique à importer sur la scène florissante allemande, après avoir écouté jouer le groupe Final Cut, dont faisait partie Jeff Mills, à l’Atonal, un festival underground né dans les mois qui avaient suivi la

254 Denk et Thülen, Der Klang Der Familie. op. cit., p. 73. 255 Sullivan, Remixology: Tracing the Dub Diaspora. op. cit., p. 168. 256 Denk et Thülen, Der Klang Der Familie. op. cit., pp. 141-47.

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chute du mur. L’intérêt pour la musique de Détroit ne cessait de s’accroître. Par ailleurs, DJ et producteurs de Détroit voulaient se faire connaître, dans l’espoir d’apparaître sur les scènes outre-Atlantique, la scène locale n’ayant ni les moyens, ni l’envie de rendre célèbre la toute nouvelle techno de Détroit. Mark Ernestus, Dimitri Hegermann et Carola Stoiber de Berlin rencontrèrent Jeff Mills, Robert Hood et Mike Banks de Détroit. Les trois berlinois pouvaient produire grâce au Tresor, un club situé initialement dans le centre commercial abandonné Wertheim à Mitte, et au magasin de disques Hardwax, des points névralgiques pour la musique électronique de Berlin. Les trois musiciens de Détroit, en revanche, avaient créé le groupe techno Underground Resistance et étaient à la recherche d’une issue en dehors du circuit local, où la compétition avec les pionniers du genre avait conduit le trio à l’idée d’un développement à l’échelle « mondiale », ou de chercher une reconnaissance en Europe.257

Depuis son ouverture en 1989, le magasin Hardwax appartint à Mark Ernestus, qui commença rapidement à s’intéresser à la Détroit techno. Ernestus rencontra à Hardwax Moritz von Oswald, un respectable musicien poly-instrumentiste de studio. Leur premier EP alias « Maurizio », Ploy258, fut publié sous le label discographique « M » et présentait un remix du duo de la Détroit techno Underground Resistance. Une année plus tard, en 1993, Jeff Mills remixa Enforcement259 de Maurizio, publié cette fois sous le pseudonyme Cyrus. Au même moment, le club Tresor contribuait à la diffusion du son de Détroit en publiant la compilation Tresor II: Berlin Detroit—A Techno Alliance.260 Pendant cette période le duo opta pour la réalisation de la mastérisation de la Détroit National Sound Corporation (NSC) capable de graver des vinyles comme The Rings of Saturn, du trio américain X-102261 ou Lyot RMX, Phylyps Trak et Quadrant Dub du Basic Channel.262 La connexion musicale avait néanmoins des racines plus profondes. Les deux villes offraient l’inspiration pour un style commun, entre le gris postindustriel de Détroit et le noir underground de Berlin. « Les allemands sont vraiment sinistres, l’art, le style

257 Ibid. p. 147. 258 Måuriziö, Ploy, Vinyl 12 (Germany: Maurizio, 1992), www.discogs.com/M%C3%A5urizi%C3%B6- Ploy/release/2060. 259 Cyrus, Enforcement, Vinyl 12 (Germany: Basic Channel, 1993), https://www.discogs.com/Cyrus- Enforcement/release/1073979. 260 Various, Tresor II (Berlin Detroit - A Techno Alliance), 3x, Vinyl LP, Compilation (UK: NovaMute, 1993), www.discogs.com/Various-Tresor-II-Berlin-Detroit-A-Techno-Alliance/release/48297. 261 X-102, Discovers The Rings Of Saturn, 2x, Vinyl 12 (Germany: Tresor, 1992), www.discogs.com/X-102- Discovers-The-Rings-Of-Saturn/release/12764. 262 Biba Kopf, « Basic Channel: Underground Resistors », The Wire, octobre 2011.

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musical. Ils peuvent être vraiment sombres. Détroit est une ville plus grise. L’obscurité leur a été imposée et ils l’ont subie. Je pense qu’en Allemagne en revanche ils l’ont acceptée et conservée comme un art », se souvient Blake Baxter, producteur et DJ de Détroit à propos de ses premiers voyages à Berlin.263 Robert Hood, un membre de l’Underground Resistance semble partager cette position. « Je me souviens des voyages à travers l’Allemagne de l’est et la stupeur éprouvée devant les édifices, les briques et les coups de mortiers visibles dans les rues. Nous allions jouer dans une zone de guerre, qui ressemblait encore à une zone de guerre. Quelle ne fut pas ma surprise que de voir tout cela encore en 1992 et en 1993. Mais la ville de Détroit comporte également des quartiers semblables ».264 Il ajoute : « Ce qui était surréel tenait au fait que nous avions des arrière-pays complètement différents. Il me semblait que les allemands voulaient fuir leur passé. Et nous aussi nous voulions le fuir, notre passé chargé de racisme. Fuir et aller de l’avant. Se souvenir du passé mais en cherchant un avenir meilleur. Ce « credo », fut notre dénominateur commun ».265

Certaines zones urbaines de Détroit et de Berlin présentaient une même esthétique. A Détroit l’abandon de l’industrie avait créé des zones entièrement désertes. A Berlin, la réunification avait fait ressortir les différences entre tissus urbains de l’Est et de l’Ouest. Pour le dire en des termes créatifs, néanmoins, les deux villes incitaient à ce qu’on les occupe. Comment fut-il possible qu’une ville comme Berlin réussisse à investir cet état d’abandon par une activité créatrice, tandis qu’à Détroit c’était en fuyant cet état que la réussite devenait possible. Plusieurs pistes sont susceptibles d’apporter une réponse. Comme l’indique Robert Hood, le racisme structurel en Amérique fut un obstacle répressif à la diffusion des expérimentations artistiques. Deuxièmement, l’industrie musicale européenne était beaucoup plus ouverte à l’électronique, si on la compare aux colosses discographiques américains, davantage orientés vers des genres commerciaux comme le hip hop. Enfin, les tissus urbains des deux villes étaient assez différents.

Détroit était une ville industrielle dont les quartiers résidentiels étaient situés en périphérie, à la différence de Berlin, dont la concentration de l’habitat est semblable à celle des grandes villes européennes. La répartition différente de la densité des populations permit la floraison d’une culture urbaine interconnectée. Ce que les berlinois recherchaient à Détroit, ainsi que le rapporte Mark Ernestus, était une culture musicale florissante, celle par exemple du DJ, qui s’y développa

263 Denk et Thülen, Der Klang Der Familie. op. cit., p. 147. 264 Ibid. p. 151. 265 Ibid. p. 155.

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déjà à la fin des années soixante, accompagnée par l’implantation des studios pour l’enregistrement et la reproduction des vinyles. Les berlinois avaient un avantage technologique, car ils disposaient, au cours de cette période, de nouveaux ordinateurs pour produire et enregistrer de nouvelles pistes technos et ils bénéficiaient d’une aura techno résultant du fait que les Kraftwerk, allemands, étaient non seulement très connus à Détroit, mais également qu’ils étaient les promoteurs des morceaux d’un groupe mythologique capable de révolutionner la musique.266

Parallèlement à l’intérêt pour la techno à Berlin, se créa une curiosité pour les rencontres de la dub, un genre similaire à la musique reggae mais déjà électronique qui avait des origines jamaïcaines. La dub se prêtait bien à être mixée avec la techno. Les échos de la dub et les basses de la techno permettaient de créer des rythmes underground. Echos et réverbérations faisaient ressortir les qualités et les timbres des basses technos jouées dans les clubs. L’effet de redondance soulignait le rôle de l’espace, qui abondait tant à Détroit qu’à Berlin : la dub techno est vraiment la musique environnementale par excellence, puisque sa sonorité correspond aux nouvelles cartographies de l’espace urbain postindustriel.

Entre 1993 et 1995 Ernestus et von Oswald qui œuvraient sous le nom de « Basic Channel », en revitalisant la passion de von Oswald pour la dub, ouvrirent la structure de mastérisation et de gravure Dubplates and Masterind à Kreuzberg, à Berlin. La galaxie de Basic Channel produisit sous divers sous-labels, depuis Basic Replay à Burial Mix, Chain Reaction, False Tuned, Imbalance Recordings, Main Street Records, Maurizio et Rhythm & Sound. Basic Channel publia des expérimentations de Vainquer, Substance et Monolake (Robert Henke et Gerhald Behles) grâce à Chain Reaction, et de la musique aux influences dub avec des artistes jamaïcains sur Basic Replay. De plus en plus insatisfaits de la musique techno diffusée dans les clubs à Berlin, Ernestus et von Oswald recherchèrent de nouveaux sons révolutionnaires. En 1996 le duo créa le label discographique Burial Mix pour éditer aborder définitivement dub et reggae a house et techno, en engageant Tikiman (Paul St. Hilaire), un chanteur venu de la République Dominicaine qui monta sur la scène avec le groupe reggae de Berlin Livin’ Spirit. Avec le temps, le « travail archéologique » que le duo appliqua à la relation acoustique entre la dub et la techno évolua.267

266 Ibid. p. 217-23. 267 Kopf, « The Wire - Basic Channel ». op. cit.

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Ce que définissait le modèle de la dub techno était peut-être la capacité de modeler la relation sans fin entre les deux genres. Sullivan écrit, par exemple, que « plutôt que de suivre leur précédente approche consistant à appliquer l’esthétique spatiale de la dub à la techno, le duo renversa le processus et appliqua les valeurs de la production numérique de la techno à la dub, en créant un son distancié, ‘hauntologique’ » pour Never Tell You.268 Il est possible de trouver un autre exemple d’application de la techno à la dub dans la résurrection de Barnes « Wackie ». Barnes apparut aux côtés des Rythm and Sound en 2003, jouant en direct lors de la « Deep Space night » de Francois Kevorkian.

L’expérience de collaboration avec les artistes de la dub de la diaspora jamaïcaine couronnée de succès se poursuivit en 2005, quand Ernestus et von Oslwald publièrent See Mi Yah269, un album qui concrétise les collaborations avec des chanteurs reggae, certains à Berlin et d’autres en Jamaïque, dont Willi Williams, Jah Cotton, Freddy Mellow, Rod Of Iron, Sugar Minott, Koki, Bobbo Shanti, Walda Gabriel, Ras Donovan e Ras Perez. L’album se caractérise par des morceaux arrangés séparément et composés par une suite de 46 minutes de dub techno. Plus récemment, le projet expérimental intitulé « The Moritz von Oswald Trio », bâti par Max Loderbauer, Moritz von Oswald et Vladislav Delay, a produit la première approche musicale électronique entre les deux genres dirigés au studio d’enregistrement, en jouant la dub techno « en direct » dans les festivals et les clubs, et en utilisant un mélange d’instrumentation pour des directs acoustiques et de logiciels électroniques. A ces occasions, dont celles du Bloc Festival en mars 2015, Moritz von Oswald et Max Loderbauer, les deux membres permanents du Trio, ont présenté un set avec le nouveau membre Tony Allen, ex batteur de Fela Kuti. Dans la nouvelle formation du Trio, Tony Allen jouait de la batterie, Max Loderbauer était aux synthétiseurs tandis que Moritz von Oswald était au centre de la scène avec une drum machine dotée de sons de batterie, un séquenceur et des dispositifs électroniques ajoutés.

Dans le but de mettre en évidence l’écologie postindustrielle de la dub techno déclinée entre Détroit et Berlin, nous souhaiterions conclure cette section en analysant l’album

268 Sullivan, Remixology: Tracing the Dub Diaspora. p. 174. Rhythm & Sound w/ Tikiman, Never Tell You, Vinyl 10 (Germany: Burial Mix, 1996), https://www.discogs.com/Rhythm-Sound-w-Tikiman- Never-Tell-You/release/16226. 269 Rhythm & Sound, See Mi Yah, 7x, Vinyl 7 (Germany: Burial Mix, 2005), https://www.discogs.com/Rhythm-Sound-See-Mi-Yah/release/372723.

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Borderland270 composé par Juan Atkins (Détroit) te Moritz von Oswald (Berlin). L’album sort vingt années après Tresor II: Berlin Detroit—A Techno Alliance.271 Sur le plan acoustique, Borderland réussit à unir les évolutions conjointes du paysage sonore des deux villes. Berlin et Détroit ont été étroitement liées non seulement par leur « alliance techno », mais aussi parce que chacune d’elles a respectivement embrassé la créativité comme une réponse au délabrement et à la renaissance urbaine, tout en suggérant le lien virtuel que noue la musique entre les deux villes. Avec Borderland le lien acoustique exprime à la fois une certaine proximité entre les artistes des deux villes, mettant en évidence une relation affective similaire envers un environnement de haute technologie et l’espérance, peut-être, d’un avenir partagé de Détroit et Berlin.

Le signifiant « Borderland » suggère les alentours de l’environnement liminal. Cette expression semble, cependant, défendre une politique future : une fuite utopique des conditions de la vie urbaine vers un monde où il serait possible d’associer le développement durable et le développement technologique, tout en sous-entendant une esthétique sophistiquée de la nature urbaine. Quatre morceaux de Borderland illustrent cette esthétique de l’écologie acoustique : Electric Garden, Electric Dub, Treehouse et Digital Forest. Dans tous les morceaux de Borderland, la nature hybride de la dub techno est évidente, juxtaposant monde numérique et monde naturel. Il en résulte une collection de cartes sonores où forêts, arbres et jardins se résolvent en câbles, serveurs de base de données et sons numériques. Des sons électrifiés sont doublés d’un gazouillis mécanique, évoquant l’idée selon laquelle le corps de la nature est mécanique et toutes les machines sont primitives. En outre, le projet semble mettre en avant la nécessité d’environnements urbains éco-durables ; les villes ont besoin d’une vision cohérente des développements écologiques et technologiques. Le titre symbolique Treehouse (Maison sur l’Arbre), par exemple, illustre le désir d’une industrie du bâtiment technologique dans des villes technos capables de répondre aux besoins des habitants des cités. Digital Forest illustre sous forme analogique l’environnement urbain sous la forme d’un univers de données. Electric Dub et Electric Garden retentissent comme une tactique destinée à réveiller la mémoire collective endormie, en conquérant des jardins urbains et en colonisant la mentalité des habitants des villes avec une nouvelle politique inspirée de l’écologie hi-Tech. Les environnements mentaux et sociaux des producteurs font référence à des images et à des expériences de délabrement, ainsi qu’à des luttes et à des échecs économiques. La dialectique entre l’écologie et la technologie

270 Juan Atkins et Moritz von Oswald, Borderland, CD Album (Germany: Tresor, 2013), https://www.discogs.com/Juan-Atkins-Moritz-von-Oswald-Borderland/release/4674784. 271 Various, Tresor II (Berlin Detroit - A Techno Alliance). op. cit.

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semble émerger d’une préoccupation artistique visant à suggérer des visions du et pour le futur véhiculées par la dub techno.

Si l’on transpose le « manifeste » de Guattari Les Trois Ecologies au domaine musical, l’écologie, même acoustique, s’enracine toujours dans les dimensions que sont les relations sociales, les composantes du psychisme et l’environnement. Guattari a introduit le Marxisme dans la philosophie de l’esprit et, en réinterprétant les mécanismes cognitifs comme des modèles mentaux de la production. Ceux-ci sont exécutés par des « machines sociales » fondamentales pour notre compréhension de l’environnement social et mental. Les machines sont avant tout sociales par nature et non techniques, parce que les conditions et l’utilisation sont organisées en fonction des besoins de la société.272

Guattari soutient que lorsque nous imaginons une représentation visuelle (« carte ») de ces processus, nous produisons des cartographies. En fonction de la nature des surfaces (visuelle ou acoustique), ces cartes constituent un lien unique entre ce que nous éprouvons (esthétique) et notre désir de matérialiser leur existence. Si l’environnement socio-économique de la techno est l’espace urbain et que la musique représente sur un plan affectif, par l’intermédiaire de sa carte sonore, les réalités présentes sociopolitiques des villes, Borderland décrit bien une situation où les ambitions utopiques de la techno font partie de la recherche de solutions économiques et ces deux entités évoluent conjointement et s’influencent réciproquement. Borderland n’exprime pas la recherche d’un habitat perdu, mais suggère davantage une fuite vis-à-vis du présent. Si les fantasmes modernes se manifestent chaque fois que les artistes expriment leur compréhension du futur, dans l’esthétique de Borderland il est clair que la sensibilité politique met pied à terre et reterritorialise les désirs sociaux dans le son de la dub techno. Les désirs matériels mais utopiques exprimés par Borderland représentent, dans la combinaison de la technologie et de l’écologie, une politique acoustique de l’écologie postindustrielle.

La dub techno représente, sur un plan symbolique et matériel, la rencontre entre écologie et technique. Par une approche socio-économique de la diaspora de la dub et du rôle de la technologie dans la vie moderne, il est possible d’envisager la dub techno comme étant une tentative visant à améliorer l’expérience du « pouvoir de connexion suspendue » de la société urbaine. La dub techno redéfinit en des termes modernes et artistiques une relation infinie entre

272 Keith Ansel I. Pearson, « On machines, technics and evolution », Deleuze and Guattari: Deleuze and Guattari 3 (2001): 1343.

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technologie, corps et environnement par l’intermédiaire de la résonnance musicale. En esquissant la trajectoire de la genèse de la dub techno, nous avons montré que ce genre hybride exprime une écologie acoustique postindustrielle.

Pour conclure, nous avons cherché à montrer comment une archéologie de la techno et une archéologie de son esthétique musicale s’associent pour exprimer la relation écologique entre nature urbaine et création musicale. Dans la première section, nous avons analysé les modalités selon lesquelles le capitalisme postfordiste a, par hasard, promu des esthétiques futuristes qui se retrouvent dans la musique techno. Nous avons ensuite insisté sur les influences culturelles de la diaspora et sur la manière dont les schémas migratoires fordistes ont produit un vecteur de résistance créative contre les idéologies néolibérales de la période d’après-guerre. De passage à Detroit, nous avons suggéré que la formation de nouvelles subjectivités et de textes narratifs mythologiques ont constitué une réaction d’opposition à la dégradation des conditions néolibérales de vie urbaine. Enfin, en explorant les liens entre Détroit et Berlin établis entre ces « terres de confins » de la techno, nous avons tenté de démontrer que le continuum artistique qui s’écoule dans la dub techno diffuse dans les territoires du développement technologique par l’intermédiaire d’une politique de l’écologie acoustique. Nous avons proposé, selon la perspective de l’écologie de Guattari, une lecture politique de la techno qui croise des fronts hétérogènes (subjectivité, tissu urbain, schémas migratoires) pour suggérer l’importance des recoupements entre les dimensions sociales, psychiques et environnementales de la musique électronique urbaine.

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Chapitre 4. Londres : politiques techno

The only question is which kind of venues will end up being saved? The ones that cater for start-up employees or the ones that aim for something truly different?

Charlotte Sykes

4.1 Qu’est-ce que la musique hauntologique ?

Dans le précédent chapitre nous avons exposé certains éléments clefs de l’histoire de la musique techno. L’origine urbaine et postindustrielle de la techno entre Détroit et Berlin explique pourquoi ce phénomène s’est rapidement diffusé dans d’autres métropoles et grandes villes européennes. A la fin du « fordisme », l’esthétique des environnements urbains postindustriels coordonne le renouveau des villes. Les nouvelles générations se sentent liées par la musique parce qu’elle exprime un partage des expériences : se souvenir du passé, en envisageant les possibilités de l’avenir. Les nouvelles technologies, dont le développement fut un des instruments avec lesquels la société passa au stade postindustriel en ordonnant la production à distance, pouvaient être envisagées de façon différente, comme un processus artistique. Un futur hyper-technologique, dans l’imaginaire des artistes issus de Détroit, pouvait représenter également un environnement idéal, indemne des phénomènes racistes et de la violence que les artistes induisaient. Le racisme structural, au niveau culturel et économique, fut également la conséquence des politiques économiques de la période qui a suivi la seconde guerre mondiale. Les diasporas fordistes avaient comme fonction de déplacer une main-d’œuvre à bas coût depuis les anciennes colonies vers les centres industriels américains et européens. Par l’intermédiaire de la diaspora se déplacèrent également la musique et les textes narratifs sous-jacents, comme dans le cas des mythologies afro futuristes qui virent le jour autour de la Détroit techno et, plus particulièrement, autour des groupes Underground Resistance et Drexciya. Simultanément, les scènes européennes plus sensibles à la vague de la musique électronique, importèrent la musique, les symboles et les imaginaires de Détroit. Il en résulta des échanges, des collaborations et un partage des expériences. La direction narrative s’était orientée vers le futur, avec parallèlement la création d’environnements cyber et underground. L’espace ouvert dans le milieu urbain par les transformations du post-fordisme à Détroit et par la chute du mur à Berlin a coïncidé avec une diffusion rapide de la culture des raves en Europe et également, bien que de façon moindre, avec une passion renouvelée pour le clubbing entre Détroit, Chicago et New York.

Les années quatre-vingt-dix correspondent vraiment à une ère d’excitation collective, mondiale et de masse, palpable non seulement en Allemagne et aux États-Unis, mais aussi en Angleterre, en France et en Italie. En France, le phénomène fut assimilé par une scène qui présentait des connotations plus électroniques que technos, moins underground et postindustrielles, et plus proches de la house issue de Chicago, compte tenus de la tradition française, bien présente des discothèques, qui illustrait à Paris ce que l’on appelle la « French

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Touch ».273 Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de diffusion des raves technos également en France. Ainsi, comme Racine l’a bien démontré, les raves françaises, même sous l’influence de groupes anarchiques, prirent diverses formes, légales et illégales, urbaines et périphériques, optant alternativement pour le Palais de Tokyo ou la campagne où les contrôles policiers sont moins importants. Si en 1989 la musique house apparaît dans les grands clubs parisiens comme le Rex, en 1992 le barycentre de la scène s’est déplacé vers les street-parade non autorisées (comme pour les manifestations) et les raves illégales dans des environnements périurbains comme en Bretagne, non loin de l’Angleterre, où les premiers signes de la répression avaient découragé les organisateurs anglais.274 Ce n’est pas un hasard, en effet, si l’évolution commune marquée par une répression progressive des scènes illégales par la police, accompagna l’essor des raves dans les années quatre-vingt-dix. Cette évolution nous intéresse au titre de la dimension socio-spatiale de la musique. Les raves permettent la formation de masses composées de milliers de personnes. Une masse ayant de telles dimensions est de fait beaucoup plus difficile à contrôler. Le club, au contraire, peut accueillir quelques centaines de personnes seulement. La littérature sur la répression est vaste et nous n’avons pas, dans ce chapitre, l’intention de reconstituer le déclin des raves. Ce que nous tenons, en revanche, à analyser est la simultanéité du développement des scènes technos post-rave, et de ce que Boutouyrie dénomme, justement, institutionnalisation du phénomène techno275 ou ce que Reynolds et St Graham ont désigné en tant que post-rave culture.276 Par conséquent, nous établirons des liens avec certaines des observations faites dans les chapitres précédents, en particulier les réflexions menées sur les aspects corporels, les environnements et les technologies dans le capitalisme cognitif.

Dans le chapitre précédent sur Détroit, nous avons délimité la formation de la musique techno en cherchant à exclure l’hypothèse que la production artistique soit une réponse au déclin fordiste. Nous croyons que la musique et l’art doivent être envisagés comme présentant toujours un potentiel créatif. Il ne faudrait pas les envisager uniquement comme une réaction aux

273 Stéphane Jourdain, French touch, 1995-2015: une épopée électro (Bègles: Le Castor Astral, 2015). pp. 77-88. 274 Racine, Le phénomène techno. op. cit., pp. 109-12. En ce qui concerne le panorama italien, cf. Tobia D’Onofrio, Rave new world (Milan: Agenzia X, 2015); Vanni Santoni, Muro di casse (Roma, Bari: GLF editori Laterza, 2015); Pablito el Drito, Once were ravers: cronache di un vortice esistenziale (Milan: Agenzia X, 2017). Ces livres autobiographiques sont unis par une caractéristique et une limite : une nostalgie pour les raves. 275 Éric Boutouyrie, La musique techno: une approche sociogéographique, Musiques et champ social (Paris: L’Harmattan, 2010). p. 71. 276 Reynolds, Generation ecstasy. op. cit., p. 375. Graham St John, « ! Australian post rave culture », FreeNRG: notes from the edge of the dance floor, 2001, 9-36.

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conditions socio-économiques. Le risque serait d’affaiblir la création artistique en la restreignant à l’expression des codes de la communication dominante. L’inverse du rapport entre environnement et création est également vrai. Souvent l’art offre de nouveaux moyens à l’économie et à la politique. C’est ce que nous rappelle Cosimo Lisi avec une lucidité particulière, en délimitant de façon très efficace, les mécanismes performatifs de l’économie néolibérale, à partir des réflexions sur la Société du Spectacle de Guy Debord. Prenons l’exemple du théâtre où les artistes utilisent le modèle du workshop pour améliorer les techniques théâtrales, dont le jeu de l’acteur. Par la suite, les entreprises admettent le modèle du workshop pour améliorer la communication interne et faire émerger les objectifs stratégiques de l’entreprise. Cette simplification contribue à la compréhension de la musique et de la culture techno. Nées « underground » et rebelles, la musique et la culture technos ont connu divers périodes d’explosion de masse, où la multiplicité des corps trouvait une affirmation dans le partage d’un moment de connexion mondiale. Le monde accélérait grâce aux technologies et la techno fournissait des espaces et des moments de joie collective qui donnaient un sens aux ouvertures de la mondialisation. Ce monde est terminé.

La dérive sécuritaire survenue après le 11 septembre, la guerre contre le terrorisme et une disparition générale des évènements de masse qui avaient caractérisé les années quatre-vingt-dix (on pense par exemple au million de personnes présentent à la Love Parade de 1999 à Berlin)277, ont enfermé de nouveau la techno à l’intérieur des clubs. Une analyse topographique de la musique électronique ne peut s’abstenir de remarquer cette évolution. La musique électronique se développe dès les années soixante-dix dans les discothèques des grandes villes européennes et dans les clubs américains. Au cours de la seconde moitié des années quatre-vingt apparaissent les premières raves. Les années quatre-vingt-dix ont vu soit l’affirmation de la musique électronique et en particulier de la techno, soit les premières manifestations d’une vague répressive qui atteindra son maximum au début du troisième millénaire. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Dans ce travail nous soutenons que nous assistons aujourd’hui à un tournant cérébral de la techno. La saison de la célébration de la masse des corps ouverte à la mondialisation est pour ainsi dire achevée, aujourd’hui la musique électronique est devenue cérébrale. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’évènements en plein air. Il existe des festivals outdoor, de plusieurs jours et

277 Sean Nye, « Minimal understandings: The Berlin decade, the minimal continuum, and debates on the legacy of German Techno », Journal of Popular Music Studies 25, no 2 (2013): 154-84.

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dont l’entrée est payante, qui se sont développés venant remplacer les raves. Une véritable et spécifique « enclosure » des raves s’est imposée. De plus, les festivals génèrent un type de capital social essentiel à la cohésion des communautés urbaines des grandes villes dans la mesure où ils renforcent les connexions et les ressources locales.278 L’organisation de raves s’étant raréfiée, le retour au club initie une nouvelle phase, liée particulièrement à des relations sociales régies par des territoires virtuels.

La virtualité d’Internet dicte aujourd’hui les moments et les modalités des rencontres. La ville et ses espaces demeurent essentiels dans l’esthétique politique de la techno, mais ce sont avant tout les nouvelles technologies qui assurent la médiation entre la musique et la ville. La composante visuelle de la musique s’accentue et trouble la relation à l’espace. Cette relation urbaine et environnementale est, en d’autres termes, régie par de nouveaux territoires virtuels, qui, par rapport au passé, occupent une position centrale pour tous les arts qui croisent la question technologique. Le musicologue Adam Harper soutient que la musique électronique est devenue le domaine d’expérimentation pour tout musicien talentueux.279 Cette réflexion nous semble juste et elle peut être étendue aux autres arts visuels. Les nouvelles technologies sont devenues le moyen par lequel s’expriment les transformations des temps actuels, compte tenu de l’importance que revêt le virtuel pour les nouveaux modes de vie. Nombreux sont ceux qui pensent que les progrès de la société virtuelle correspondent à un effacement progressif du futur. L’affirmation négativiste du « mantra » néolibéral, selon lequel il n’y a pas d’alternatives aux rapports de production capitaliste régulés par le marché, a érodé la capacité d’imaginer d’autres futurs, et, avec eux, celle de la production esthétique d’innovations radicales dans le domaine musical et artistique. Mark Fisher définit l’érosion du sens résultant de la dissolution du futur dans le présent écrasé, par l’expression « d’hauntologie ». En gardant cela présent à l’esprit, nous répondrons dans les prochaines pages à la question posée dans cette section : qu’est-ce que la musique hauntologique ? Cette interrogation permettra secondairement de retracer, à partir d’une musique hauntologique, les politiques urbaines et nocturnes qui ont influencé le plus le développement de nouvelles trajectoires dans le domaine artistique. Cela fera l’objet de la section suivante intitulée « biopolitiques de la vie nocturne ». Pour les raisons énumérées ci-dessus, nous retenons comme toujours valable, surtout dans le domaine artistique, l’approche de Guattari

278 Charles Arcodia et Michelle Whitford, « Festival Attendance and the Development of Social Capital », Journal of Convention & Event Tourism 8, no 2 (8 janvier 2006): 1-18, https://doi.org/10.1300/J452v08n02_01. 279 Adam Harper, Infinite Music: Imagining the next Millennium of Human Music-Making (Alresford: Zero books, 2011). p. 189.

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concernant l’écologie, selon laquelle toute critique qui se veut politique et éthique doit être analysée à travers la dimension sociale, mentale et environnementale.

Dans cette section, nous désirons explorer la relation esthétique qui existe entre les paysages électroniques londoniens et l’environnement urbain dans lequel ceux-ci prolifèrent, sans oublier les aspects socioéconomiques qui accompagnent les nouvelles sonorités. En considérant la racine grecque du mot esthétique, qui signifie « sentir, percevoir » (aisthanomai), nous suggérons que les relations esthétiques entre le paysage sonore d’une ville et son élaboration acoustique puissent traduire, d’un point de vue émotionnel, une contrainte artistique destinée à reproduire l’écologie d’une ville. Grâce aux logiciels de production visuelle et musicale utilisés pour créer de la musique électronique, il est possible de traduire les paysages visuels en cartographies urbaines, ou cartes-son de la ville, sur lesquelles sont saisis et élaborés des aspects de la ville aptes à exprimer des affects sociaux et politiques particuliers.

Matthew Gandy, par exemple, en s’appuyant sur le roman de J. G. Ballard The Sound-Sweep (1960).280 avance l’hypothèse selon laquelle il existe des relations entre le paysage sonore d’une ville et ses environnements sociaux et mentaux. Gandy affirme que les paysages « high tech » dystopiques sont enracinés dans le continuum entre corps et technologie. Le protagoniste de The Sound-Sweep de Ballard, Mangon, est un technicien spécialisé qui travaille pour le service de dépose sonore. Son rôle est de recycler les débris sonores aux marges de la métropole postmoderne. Comme Gandy le décrit, dans le monde de Ballard le paysage sonore urbain présente une « forme de stratification sociale définie sur le plan acoustique ».281

La description que fait Gandy du paysage sonore de Ballard suit en partie l’approche de Mark Fisher vis-à-vis de la musique hauntologique. Il est possible de procéder à une analyse archéologique du « sonore ». Par « archéologie » nous entendons une analyse foucaldienne du présent, qui retrace l’histoire de la musique électronique à partir de ses manifestations actuelles pour en identifier les schémas et les contingences, et comprendre de quelle façon celles-ci ont des effets sur les questions politiques actuelles. Nous proposons d’appeler cette double approche, archéologique et écologique, archéologie, une analyse sociale des formations spatiales.

280 Matthew Gandy, « Strange Accumulations: Soundscapes of late modernity in JG Ballard’s ‘The Sound- Sweep.’ », The Acoustic City. Berlin: Jovis Verlag, 2014, 33-39. 281 Ibid. p. 37.

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Pour suivre la suggestion de Krim, selon qui « l’ethos urbain n’est donc pas une représentation particulière, mais plutôt une distribution de possibilités » 282, nous voudrions définir la musique hauntologique grâce, avant tout, à l’interprétation acoustique que le musicien électronique Burial fait de la ville de Londres contemporaine. Notre objectif est de cartographier les connexions du plan urbain avec le plan virtuel, en adoptant la définition du genre de Simon Reynolds comme « condensations sémantiques d’un désir populaire »283, et en défendant l’interprétation « hauntologique » de Fisher de la musique dub électronique.

La musique de Burial est traversée par un sentiment de mélancolie futuriste qui incorpore les paysages sonores urbains dans les rythmes de la nouvelle électronique. Nous affirmons que la suspension artificielle perceptible dans le dubstepper londonien est une manifestation de la nostalgie hybride envers le futur qui résonne dans des environnements numériques et reflète les relations esthétiques de l’espace urbain néolibéral. La réduction de l’espace public et l’avènement des télécommunications ont conduit les banlieues des villes internationales à être piégées dans un état de « suspension connectée ». La connectivité des télécommunications a permis la formation de réseaux mobiles virtuels qui contribuent à l’érosion de la société de type fordiste : comme on le sait le temps libre est consacré au travail. La connectivité a conduit à un état de « suspension connectée » entre passé et futur, dans lequel le présent est comprimé et accéléré.

Simon Reynolds a comparé le son du producteur londonien Burial aux villes dystopiques de Ballard, et définit Burial284, l’album des débuts du producteur cité précédemment, publié par le label discographique Hyperdub, comme essai audio sur le hardcore continuum de Londres.285 Reynolds entend, sous cette expression, « un continuum de culture musicale apparu sur la scène rave britannique… Je la dénomme Hardcore parce que la tradition commença à prendre forme en 1990 avec ce que les gens appelaient la Hardcore Techno ou Hardcore Rave ».286 Burial, dont le nom inscrit à l’état civil est William Emmanuel Bevan, dubstepper londonien et producteur de musique électronique, atteint une certaine renommée quand son album du début fut cité par plusieurs revues, dont The Wire, comme étant l’album de l’année.

282 Krims, Music and Urban Geography. op. cit., p. 7. 283 Reynolds, Energy Flash. op. cit., p. 666. 284 Burial, Burial, CD Album (UK: Hyperdub, 2006), https://www.discogs.com/Burial- Burial/release/689255. 285 Reynolds, Energy Flash. op. cit., p. 644. 286 Simon Reynolds, « The Hardcore Continuum: Introduction », The Wire, février 2009.

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Le style innovant de Burial repose sur une association de sons syncopés typiques de la musique comportant des basses fréquences caractéristiques de la deep house ou de la techno minimale. Son usage extensif de « crépitements », une série de sons hauts et aigus prolongés et sur des fréquences à fond obscur, évoque une inspiration empruntée au paysage sonore bruyant de Londres, dont font partie les retransmissions des radios pirates. En outre, le tempo lent de Burial évoque une existence ralentie qui résonne comme une sorte d’existentialisme techno contre les pressions de la vie urbaine. Dès 2005, année de la publication de son premier EP « South London Boroughs »287 la majeure partie de sa production musicale a été publiée par Hyberdub, label discographique créé par Steve Goodman, alias Kode9. Avec Hyperdub, Burial a publié deux albums, le premier déjà cité Burial et le second Untrue288, en plus d’une douzaine de singles et d’EP, dont les plus récents Subtemple et Rodent.289 Parmi les autres publications dignes d’être notées figurent Four Walls / Paradise Circus, en collaboration avec les Massive Attack, et une série de travaux avec et des Radiohead, Moth/ Wolf Club et Ego/Mirror, tous deux publiés par Text Records.290

Pendant longtemps l’identité de Burial demeura un mystère. Burial fut souvent associé à d’autres noms, parmi lesquels celui du musicien britannique Kieran Hebden, alias Four Tet. Le refus de trop s’exposer de Burial renforce le son spectral de sa musique, partageant une certaine analogie avec la musique dépourvue d’identité des Underground Resistance. Selon Reynolds le parallélisme entre le Londres de Burial et la ville dystopique de J.G. Ballard, est apparu évident dès le premier EP consacré aux quartiers situés au Sud de la Tamise : South London Boroughs. Burial a reconnu avoir testé la sphère sonore de la périphérie en traversant en voiture la zone sud-est de Londres, de nuit, en qualifiant cette méthode de « Car Test ». Voici ce qu’en disait

287 Burial, South London Boroughs, Vinyl 12 (UK: Hyperdub, 2005), www.discogs.com/Burial-South- London-Boroughs/release/443267. 288 Burial, Untrue, 2x, Vinyl 12 (UK: Hyperdub, 2007), https://www.discogs.com/Burial- Untrue/release/1125096. 289 Burial, Subtemple, Vinyl 10 (UK: Hyperdub, 2017), https://www.discogs.com/Burial- Subtemple/release/10315019; Burial, Rodent, Vinyl 10 (UK: Hyperdub, 2017), https://www.discogs.com/Burial-Rodent/release/10890477. 290 Massive Attack vs Burial, Four Walls / Paradise Circus, Vinyl, 12", 45 RPM, White Label (UK: Text Records, 2011), https://www.discogs.com/Massive-Attack-vs-Burial-Four-Walls-Paradise- Circus/master/611553; Burial, Four Tet, et Thom Yorke, Ego / Mirror, Vinyl 12 (UK: Text Records, 2011), https://www.discogs.com/Burial-Four-Tet-Thom-Yorke-Ego-Mirror/release/2770087; Burial et Four Tet, Nova, Vinyl 12 (UK: Text Records, 2012), https://www.discogs.com/Burial-Four- Tet-Nova/release/3482962.

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Burial : le « Car Test débuta quand je n’en pouvais plus de mes amis qui m’ennuyaient et que je cherchais à jouer des mélodies. Le Car Test était ‘elles rendent bien de nuit sur l’autoradio, en conduisant dans Londres ?’ C’est çà le ‘Car Test’. Certaines mélodies de Détroit expriment aussi cette mise à distance dans la mélodie, le ‘regard perdu dans le vide’ dans la mélodie ».291 Qui è interessante sottolineare come sia esplicita la relazione tra l’esperienza delle macchine (l’automobile) e la produzione di musica elettronica. Dans cette image de Londres, se manifeste quasiment une continuité entre les corps et la technologie : la vie urbaine est une expérience globale étroitement connectée avec la sphère mécanique. Selon Reynolds :

Dans un autre sens, cependant, la musique de Burial, et la dubstep en général, pourrait parler de n’importe quelle ville, partout où… La musique instrumentale devient beaucoup plus aisément internationale. Faire de la dubstep est beaucoup mieux que de faire du grime avec toutes ces notions désuètes des années quatre-vingt-dix sur la techno comme un son post-géographique, une force musicale qui s’est activement déterritorialisée et a traversé les frontières.292

Quand le downtempo est associé à la syncope, il en résulte encore une autre forme de déterritorialisation, bien qu’elle ne soit, cette fois, pas géographique, mais métaphysique.

Mark Fischer dans le recensement de la production de Burial contenue dans Ghosts of My Life: Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures, décrit comme « hauntologique » le phénomène urbain de la mélancolie. La « mélancolie hauntologique » qui embrasse les identités multiculturelles est à la base de la numérisation de la métropole. Selon Fisher, les artistes hauntologiques sont Burial, William Basinski, le label discographique Ghost Box, Tricky, The Caretaker, Mordant Music et Philip Jack. Ce que partagent ces artistes sont des sons caractérisés par un sens profond de la mélancolie. Toutefois, l’hauntologie de Fisher n’est pas la mélancolie en soi. Fisher soutient qu’il ne s’agit ni d’une mélancolie de la Gauche, qui voit la politique de gauche attirée par le passé glorieux mais incapable de se prémunir contre le futur, ni d’une « mélancolie postcoloniale » de Paul Gilroy293, qui, selon lui, comporte la contradiction de refuser

291 Martin Clark, « Soundboy Burial », Blackdown (blog), 21 mars 2006, http://blackdownsoundboy.blogspot.com/2006/03/soundboy-burial.html. 292 Reynolds, Energy Flash. op. cit., pp. 644-45. 293 Paul Gilroy, Postcolonial melancholia (Columbia University Press, 2005).

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et, en même temps, d’invoquer une identité multiculturelle. La mélancolie hauntologique, au contraire continue de chercher le « fantasme moderne », des changements et des forces retentissantes. Fisher souligne que « pour ce qui concerne la musique du XXI siècle, ce qui a disparu c’est précisément le sens de choc futur ».294 En s’inspirant des Spectres de Marx295, Fisher définit l’hauntologie comme « la liberté d’agir du virtuel, où le spectre est vu non pas comme quelque chose de supranaturel, mais comme celui qui agit sans exister (physiquement) ».296 En ces termes Fisher déclare que « la musique de Burial et de la Ghost Box est infestée d’une nostalgie paradoxale : une nostalgie pour tous les futurs qui s’en sont allés et ont été perdus, quand la fougue moderniste de la culture a cédé à la temporalité finale de la postmodernité ».297 Cette impuissance à affronter le futur est envahie par l’ « espace-temps abstrait du Capital ».298

En 2006, au moment de la publication de l’album anonyme des débuts de Burial, la culture rave a été dépassée sous divers aspects. Comme van Veen l’explique, sous la pression de ce que Deleuze appelle la « société du contrôle »299, la « disparition » des raves au Royaume-Uni au cours des années quatre-vingt-dix coïncide avec la réapparition de la « Club Culture » corporative. Si la culture rave promeut des relations sociales nommément hostiles à l’ « éthique du travail », ses conditions de travail précaires aboutirent toutefois à la transformation des raves en une activité rentable de clubbing.300 Les « nouvelles industries culturelles », dont le clubbing, monopolisèrent ces communautés qui eurent du succès en créant des espaces créatifs de divertissement sur la piste de danse. Si le fait de « faire des raves en tant qu’activité professionnelle brouille la ligne de partage entre travail et jeu »301, l’ascension de la dance clubbing corporative tira profit de la dissolution de ces limites. Quand Burial découvrit, brièvement, la musique rave, elle était déjà un fantasme de son passé. Burial connut les raves grâce à son frère aîné : il n’était jamais allé à une rave quand il entendit parler pour la première fois de musique rave hardcore, garage et jungle. Pour Burial, les raves représentaient une tentative de fuir par l’imaginaire une vie faite de

294 Fisher, Ghosts of My Life. op. cit., p. 7. 295 Jacques Derrida, Spectres de Marx: L’Etat de La Dette, Le Travail Du Deuil et La Nouvelle Internationale. (Paris: Editions Galilée, 2006). 296 Fisher, Ghosts of My Life. op. cit., p. 8. 297 Mark Fisher, « The Metaphysics of Crackle: Afrofuturism and Hauntology », Dancecult: Journal of Electronic Dance Music Culture 5, no 2 (2013): 42-55. p. 45. 298 Ibid. p. 46. 299 Gilles Deleuze, Pourparlers, 1972-1990 (Paris: Editions de Minuit, 2007). 300 van Veen, « Technics, Precarity and Exodus in Rave Culture ». op. cit., pp. 29-32. 301 Ibid. p. 31.

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bureaux, couloirs et montres. Une fuite, néanmoins, impossible à réaliser pleinement. Dans le texte de Fisher, Burial se souvient d’un de ses rêves d’enfant dans lequel il souhaitait être placé dans un bidon, se sentant au chaud et protégé de la pluie, éloigné de la routine d’une existence amorphe.302 Les basses distinctives de Burial évoquent cet épisode. Son paysage sonore est une anse et l’image-son de son tempo correspondante est une carte des affects suspendus. Son approche de l’espace, correspondant à celle des DJ de la piste de danse, est clairement opposée à celle du « DJ du Spectacle » des festivals.303 L’anxiété de Burial se dilue dans une carte du son dub-heavy. Cette suspension dérive du combat et de la mort de la culture rave, malgré le souhait de voir sa résurrection advenir. A la différence de la jungle accélérée, les basses dub de Burial sont chaudes et tristes. L’euphorie qui est seulement évoquée, n’est pas délivrée, ce qui suggère une sorte de plaisir suspendu. Le ton des voix monte ou descend en fonction du genre du chanteur, de façon à nous donner un son angélique, spectral ou démoniaque suspendu.

Selon Fisher, la compression du futur marque la fin du consensus social de l’après-guerre et la restructuration de la société capitaliste. Ce processus avait débuté sous le Thatchérisme des années quatre-vingt, pendant lesquelles la classe ouvrière fut attaquée de toute part par l’intermédiaire de coupes dans les aides, l’habitat et l’éducation, du caractère démoniaque assigné aux syndicats et du droit de protester. Fisher appelle cette période « la lente suppression du futur »304 soutenant que la musique contemporaine manque d’une force futuriste. Comme l’information sur le futur est devenue un bien important, le même futur a été colonisé par des forces commerciales. Toutefois, nous affirmerons, en contredisant Fisher, que le « retrait » de la politique qui a caractérisé la culture rave a conduit la culture clubbing à travailler sur la même politique. La boîte à outils du capitalisme cognitif a contribué à la mutation des cultures raves. La conjonction des technologies dont les finalités visent à détruire les limites entre travail et divertissement, caractéristique des nouveaux modèles de production, fut à la base de l’évolution conjointe des cultures de la rave et du clubbing.

Van Veen soutient que c’ « est une forme hybride du couple jeu-travail qui devient désormais le lot général de la main-d’œuvre. Comme le travail n’est plus simplement du travail, mais un élément constitutif du plaisir (divertissement), on comprend qu’il semble impossible à

302 Fisher, Ghosts of My Life. op. cit. p. 108. 303 Rietveld, « Journey to the Light? Immersion, Spectacle and Meditation ». op. cit. 304 Fisher, Ghosts of My Life. op. cit., p. 6.

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réformer ».305 Selon ces dynamiques, l’acceptation déprimée de Burial de la fin de la culture rave va au-delà de la lutte, et trouve dans les fantasmes de Londres une voie contre l’ennui et la vie soumise à l’enseigne de l’ordre. En effet, en accord avec la démarche de Guattari visant à réorienter les fantasmes freudiens comme la sexualité, l’enfance ou la névrose, il conviendrait de voir les spectres modernes de façon futuriste et constructiviste, en cessant de les voir comme une manifestation de nouvelles possibilités, de rassemblements et de subjectivité.

La musique de Burial nous a permis de rattacher l’évasion sonore de la dub techno à ses conditions urbaines hauntologiques. En recourant à l’approche de Guattari de l’écologie, nous pouvons diviser le paysage sonore londonien de Burial en trois parties. La dimension mentale est marquée par les fantasmes modernes de la mélancolie hauntologique. Le futur est perdu, et apparait comme un fantasme du passé de la rave. La dimension sociale se caractérise par une politique conservatrice et par sa volonté de contrôler les désirs et de mettre un frein aux styles de vie alternatifs. La sphère urbaine représente la dimension environnementale par laquelle les médias et la technologie communiquent les conditions néolibérales du couple jeu-travail. Dans les sections suivantes, nous soutiendrons que les environnements sonores de la techno peuvent immortaliser les conditions de vie urbaine sur le plan esthétique, en analysant la relation entre la culture du clubbing, l'économie nocturne de Londres, et ses problèmes actuels.

305 van Veen, « Technics, Precarity and Exodus in Rave Culture ». op. cit., p. 33.

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4.2 Minimal city : psychogéographies de la nuit

Depuis des siècles, la musique accompagne la vie nocturne. Dans cette relation, nous projetons nos rêves et nos désirs mais également les peurs associées à l’obscurité et au mystère. Dans de nombreuses cultures, démons et monstres sont associés à la noirceur de la nuit alors que les divinités bienveillantes nous irradient de lumière et d’énergie. Depuis les débuts de la vie humaine sur terre, il était courant d’associer la nuit aux embûches. Le fait de rester groupés présentait, entre autres fonctions avantageuses, l’avantage de protéger le groupe contre des menaces externes, dont celle des bêtes féroces dont la présence était ressentie ; ou bien de contrôler les effets d’évènements climatiques inattendus. La découverte du feu adoucit la nuit, offrant une meilleure maîtrise de l’obscurité, à l’aide de la lumière artificielle. Comparés à d’autres mammifères, hommes et femmes ont besoin de nombreuses heures de sommeil. Notre vue avance sans lumière ; c’est aussi pour cette raison que pendant la vie diurne s’effectuent les tâches nécessaires à la survie et à la satisfaction des besoins. Autour du crépitement du bois qui se consume, se sont transmises des histoires, des techniques et des connaissances. Les grottes, où l’homme se protégeait du monde extérieur, furent décorées et constituèrent les premiers environnements artistiques, où l’expérimentation des arts visuels a lentement conduit à la création de l’alphabet. Si, pendant des millénaires, la nuit a constamment soutenue les arts et la musique, elle n’a jamais cessé de se modifier. La limite entre nuit et jour, déterminée culturellement par des périodes historiques et des conventions, est en continuelle mutation.

L’avènement de la révolution industrielle, couplé à l’essor de la vie urbaine, permit d’illuminer les rues grâce à la profusion de lumière électrique. Dans une capitale impériale telle que Londres, une pauvreté extrême et une richesse extrême se côtoyaient dans les ruelles de la ville, en prenant la forme de ce que, aujourd’hui, nous détestons, c’est-à-dire la prostitution des mineurs, les crimes atroces et les maladies pestilentielles. La littérature (on pense par exemple aux livres de Charles Dickens) a alimenté la formation d’un discours centré sur la question de la sécurité ayant trait à la vie nocturne. La culture populaire, parallèlement, souvent aux marges des décisions politiques, pouvait tirer partie des possibilités qu’offrait l’obscurité dans le nivellement des différences, comme si la nuit pouvait rendre plus égaux.

Il convient de rester vigilant et de se méfier des stéréotypes et des clichés liés aux textes narratifs sur la nuit, dont on fait souvent remonter l’origine à l’aube de la modernité industrielle. Les images de la vie nocturne urbaine sont souvent bipolaires : on passe des crimes aux rêves, des délits à la créativité. Dans le magnifique volume de Joachim Schlör consacré aux nuits

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métropolitaines, entre le dix-neuvième et le vingtième siècle, figurent de nombreuses pistes que nous souhaitons explorer dans cette section consacrée à la ville contemporaine de Londres. Schlör s’interroge sur la formation de l’image complexe que produit celui qui écrit et qui contrôle la vie nocturne. En particulier, la méthode de recherche est centrée sur les sources et sur les journalistes. Qui relate les évènements nocturnes ? Comment ? Dans quel but ?306

Dans la reconstruction de Schlör, la police et l’église se sont depuis toujours occupées des nuits londoniennes dans le cadre d’une croisade moralisatrice. La police a déployé des patrouilles chargées spécialement du contrôle de la vie nocturne. L’église, à l’aide de sermons officiels ou d’amis journalistes, a cherché à exhorter la population urbaine par rapport aux risques d’une moralité menacée par les « us et coutumes » de la nuit. Il existe également un troisième groupe de commentateurs, que Schlör qualifie de curieux, qui ont contribué à donner une lecture alternative par rapport aux deux premiers groupes. Pour Schlör il est important de mettre en lumière l’influence que la construction des discours a dans le processus d’ « urbanisation intérieure ».307 Le rôle de la communication dans le capitalisme cognitif a précédemment été envisagé. La formation des conventions sociales par l’intermédiaire des systèmes « masse- médiatiques » et les médias sociaux est fondamentale pour la création de valeur. La communication, dans le rapport entre la ville et ses habitants, a pour fonction de contribuer à l’intériorisation de la perception de l’environnement urbain. Les fins sont multiples et changeantes, mais Schlör identifie certains thèmes récurrents qui ont la fonction de vecteurs performants : sécurité, moralité, accessibilité.308 Si la vie nocturne est vue comme un problème de sécurité, la perception de la ville par les habitants est véhiculée par des catégories morales le long desquelles apparaissent les différences dans l’accès à l’espace des sujets du pouvoir discursif. « L’accès à la ville nocturne renvoie à la [question de la] réalisation d’iniquité et de non- simultanéité ».309 Sous ce terme de non-simultanéité, Schlör désigne l’expérience détachée de la nuit urbaine telle qu’elle se forme avec la modernité.

La différence entre la perception affective que la ville stimule et la perception générale de ses habitants, des perspectives, ces dernières, qui sont toutes deux variables, constitue ce que nous pourrions appeler une phénoménologie de la vie nocturne moderne. Ces deux

306 Joachim Schlör, Nights in the Big City: Paris, Berlin, London, 1840 - 1930, Topographics (London: Reaktion Books, 2016).pp. 13-39. 307 Ibid. p. 21. 308 Ibid. p. 28. 309 Ibid. p. 29

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formulations « perspectives » – la première matérielle sur la façon dont la ville change, la seconde politique sur la manière dont est perçu le changement – aident à cartographier les transformations urbaines. La modernité ne parvient pas, en effet, en bloc. Certaines zones anticipent le futur sur le point d’arriver. Sous cet angle, on peut parler de « production de non- simultanéité » comme d’un élément constitutif de la ville moderne. A l’aide de cette notion, il est plus aisé de donner un sens aux perspectives diamétralement opposées que l’on peut avoir de la vie nocturne. Comment passer par le raisonnement, se demande Schlör, de la célébration de la magie de la nuit à l’obscurité de la grande ville ?

Paradoxalement, nous croyons que la musique électronique a tenté de réunir ces deux niveaux, précisément par l’illusion occasionnée par les possibilités toujours plus larges qu’offre la technique. Nous faisons référence à la techno, telle qu’elle a été utilisée sur le plan symbolique et sur le plan matériel, à Berlin et à Détroit. La techno a voulu unifier l’image de la ville postindustrielle. La mondialisation, dont l’expérience directe s’est faite par la connaissance du réseau, a conduit à une expansion de l’image de la société, tant au niveau « macro », puisque la numérisation a agrandi les frontières de la société du spectacle, qu’au niveau « micro », parce qu’il a été possible d’aller dans le toujours plus petit, dans le pixel de grande qualité : dans le « micro-politique ».

Cette brusque croissance de variables esthétiques, dont l’importance explique en partie le développement et le succès des politiques identitaires, a fragmenté l’image de la société. Les machines numériques, qui deviennent sociales dès lors qu’elles sont employées à rétablir du sens et de l’expérience moderne tardive, assemblent les fragments de l’image de la société. Dans le domaine musical, l’horizon presque infini des sons a conduit les artistes à expérimenter des catégories d’enchaînements. La voie choisie, dans la musique techno, pour donner du sens à la fragmentation, a été celle de la recomposition de la technologie. La musique électronique, - cette affirmation semble vraiment banale - a commencé son propre parcours en partant du phylum machinique qui la rend possible, pour employer une expression de Guattari.

La culture techno a eu le mérite de mettre à nu « la grammaire majeure du credo technologique »310, pour reprendre l’expression de Tiziana Villani. Selon nous, les actes associés à la musique techno ont contribué à populariser l’idée qui tend à considérer l’être humain comme un être naturellement technique. La nuit est « minimaliste » et la musique électronique en a conçu

310 Villani, Psychogéographies urbaines. op. cit., pp. 186-189.

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le rythme. Malgré la complexité de l’ère numérique, la techno désire représenter la technique sous une forme minimaliste, fondamentale. Le son répétitif de fond délimite un continuum entre corps et technologies, présent dans l’environnement que circonscrit la musique. Internet aussi est souvent associé à l’obscurité. Le dark web, ou réseau obscur, indique ces territoires virtuels qui sont d’un accès difficile. Sur le dark web il est possible d’acheter des stupéfiants et des armes avec les crypto-monnaies. Mais la toile est aussi la même que celle qui a contribué à l’essor des raves. Comme l’a suggéré Tara McCall, la culture des raves a tout de suite utilisé les propriétés de la toile qui permettent de connecter les personnes. Les « raveurs » ont été parmi les premiers groupes de personnes à former des communautés virtuelles sans frontières. « Les raves fonctionnent comme internet ».311

La parabole des raves, pour revenir au thème avec lequel nous avons commencé ce travail, s’intrique avec le destin de la technique dans la méga-machine. Leur répression reflète un durcissement du capitalisme cognitif envers la liberté de création suscitée par de nouveaux environnements. Le destin des espaces créatifs que peuvent offrir les nouveaux territoires passe par les dynamiques de variation du capitalisme. Gorz avait vu dans la fin du travail salarié résultant de l’essor de l’univers dématérialisé, une fracture possible du capitalisme orienté vers un sens renouvelé de la domination écologique.312 Il est certainement vrai, comme le soutient Magnaghi, que la méga-machine efface les territoires de l’histoire et de la nature en favorisant un développement des sciences et de la technologie, qui n’a pas de sens à l’horizon théologique de l’humain.313 Une utilisation à des fins créatrices des moyens techniques n’est toutefois pas écartée a priori. Le langage, pour ainsi dire, de la musique électronique, ou le son des machines qui reflète la vie urbaine, recrée des environnements là où la méga-machine détruit. De ce point de vue, il nous semble évident que le lien entre musique et culture techno peut être saisi principalement dans sa dimension écologique.

Il existe une continuité de vie entre l’univers virtuel, l’espace social et l’environnement, qui dans l’expérience de celui qui va danser se métamorphose dans les espaces musicaux à forte densité technologique (on pense à la mise en place de murs de haut-parleurs, de machines

311 Tara McCall, This is not a rave: in the shadow of a subculture (New York, NY: Thunder’s Mouth Press, 2001). 312 André Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie: désorientations, orientations, Collection Débats (Paris: Galilée, 1991). 313 Alberto Magnaghi, La biorégion urbaine petit traité sur le territoire bien commun (Paris: Eterotopia France, 2014). p. 11.

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sonores, d’écrans de projection, de projecteurs stroboscopiques). La musique techno favorise l’expérience de relations sociales urbaines virtuelles et nocturne dont la pratique décontamine le corps de la production diurne. Mais de quelle manière un corps se défait –il ?

Les états émotionnels, lorsqu’ils sont réduits à produire les fantasmes de la perte de sens, de la diminution de la puissance vitale, humilient le corps, et comme nous l’avons vu, l'affaiblissent, en délimitant ses expressions. […] Tout ce qui momentanément cherche à calmer l’anxiété causée par la pauvreté des gens réalise, pendant quelques instants, le jeu de simulacre de la consolation. Il existe, cependant, quelque chose de plus profond qui s’amorce dans le mouvement spécifique de dépendance aux drogues : la tentative de désarticuler le corps-organisme domestiqué, une sorte de pulsion qui cherche à activer peut-être ce que l’on a jamais pu éprouver et qui est demeuré enkysté dans quelque détour du silence.314

Le milieu du club se présente comme un moment propice à l’usage de substances et, paradoxalement, circonscrit l’extérieur en tant que lieu du silence. Au moment où la musique fait prendre conscience des rythmes accélérés de la vie métropolitaine, elle révèle le manque de sons, et fait donc prendre conscience de sa raison d’être. Les promenades solitaires que l’on fait pour se rendre au club ou à l’issue d’une rave font office de ligne de partage entre jour et nuit. Elles rappellent les promenades nocturnes, décrites par Matthew Beaumont, par des écrivains et des poètes témoins, des changements de la ville-capitale, mais, surtout, des mutations qui ont caractérisé pendant une certaine période la vie nocturne : au fil du temps les plaisirs et la sexualité ont également changé de signification.315 Les expériences nocturnes se prêtent à l’épanchement des expressions du corps, qui sont souvent restreintes par la pauvreté des gens qui caractérise les économies diurnes. Il convient de comprendre la question et éventuellement de la résoudre, de l’éventualité que la vie nocturne de masse, avec ses consommations de masse, puisse entrer en contradiction avec la notion de temps qui accompagne la production. Si, comme l’affirme Tiziana Villani, la temporalité de la dépendance est solidement contrôlée, dans quel sens la structure de la musique techno rompt avec les identités qui se forment dans la ville ? Il est indispensable, à notre avis, d’insister sur l’analyse des subjectivités qui se forment dans les

314 Villani, Ecologia politica. op. cit., pp. 152-53. 315 Matthew Beaumont, Nightwalking: a nocturnal history of London Chaucer to Dickens (London ; New York: Verso, 2015).

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espaces hybrides et suspendus du club, que sont les espaces humains du domaine urbain connecté à l’espace virtuel.

Les travaux de Labelle sur les territoires acoustiques, nous rappellent dans quelle mesure la dimension sonore du quotidien exprime certaines dynamiques, importantes pour mieux comprendre la condition contemporaine, qui est mondiale (le monde est toujours plus déconnecté), spatiale (les connexions créent de nouveaux territoires virtuels et affectifs) et relationnelle (la reproduction sociale dicte les conditions de la création de valeur). L’arc du son – ou la forme de la trajectoire entre l’origine d’un son, la vibration des molécules dans l’air et son écoute – sa dissolution en quelque sorte – dessine l’espace social des relations, concrétisant la création de territoire grâce à la communication.316 A la suite de ce premier constat, Labelle a pu cartographier une « politique acoustique de l’espace » qui, par la nature dynamique du son, réussit à entrecroiser des discours et des savoirs et à conduire le regard, littéralement, là où nous percevons la provenance du son.317

En interprétant les réflexions de Labelle sur le milieu du club, il nous semble pouvoir supposer que s’y instaure une association entre la dynamique du son et la nature du réseau des relations sociales. Si le son de la rue, ou le son underground, ou les sons domestiques chez soi, renvoient aux formes des espaces et aux corps qui les traversent, au sein du club techno la musique irriguent l’espace de virtualité. Avec les quatre temps de son rythme, la dynamique sonore de la musique techno marque la distance et donc la position de tous les nœuds de la « toile-masse ». La structure répétitive aide à distinguer les composantes du flux musical, marquant les pauses et les espaces de telle sorte que les corps aient le temps de se synchroniser en réseau.

Le club, à la différence des autres territoires acoustiques, présente des particularités distinctives. Le club est souvent sous-terrain, ou inséré entre les courbes ferroviaires, comme dans le cas des Corsica Studios. Le club peut être recréé dans les sous-sols des édifices victoriens, comme le fut le club Dance Tunnel, à Dalston, fermé en 2016 en raison de difficultés financières et de la pression exercée par les responsables des politiques locales nocturnes. Dans d’autres cas l’underground est recréé pour produire un type d’esthétique « underground », comme dans le cas des magasins transformés en club. Le club underground est fermé, essaie de pas être trop

316 LaBelle, Acoustic territories. op. cit., p. xviii. 317 Ibid. p. xix.

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visible, ne peut se permettre d’être bruyant à l’extérieur. Le club protège les expériences qui s’y déroulent et c’est grâce à ce mécanisme que l’on peut expérimenter la sexualité et les substances. Il advient souvent que des groupes marginaux, s’adonnant à la contre-culture et à l’illégalité s’y agrègent, même si ce n’est pas strictement nécessaire. Une autre question concerne la différence entre les clubs et les raves. Les premiers sont fermés et sélectionnés, les secondes sont ouvertes et nomades, changeant de lieu à chaque fois. Les deux ont une identité définie, mais seul le club est ouvertement présent « online ». Il est plus difficile d’obtenir des informations sur une rave, dont le lieu est tenu secret jusqu’à la fin. Ces caractéristiques se reflètent aussi dans la musique. Dans le club, l’arc du son est plus court et, comme il s’agit d’un environnement clos, le son est totalement absorbé par les corps, sans issue pour s’échapper. Les interactions entre le DJ et la foule sont pour cette raison plus faciles ; les qualités de la musique peuvent plus facilement coordonner l’expérience collective. Pour cette même raison, la relation qui se crée entre la musique et l’auditeur ressemble davantage à l’expérience individuelle de l’écoute. Dans l’environnement du club, la musique techno prend un tournant cérébral, c’est-à-dire que l’esprit est soumis aux sollicitations d’une interprétation continuelle de la musique.318 Comme dans le cas de Burial, analysé dans la section précédente, l’esthétique musicale se fait politique en réponse aux conditions de la vie urbaine dans la ville néolibérale.

La fascination pour la musique électronique, en particulier dans son interrelation avec les smart cities, (des villes organisées et contrôlées par les nouvelles technologies de la communication permanente), n’est pas éloignée de celle pour une version de l’art pratiquée par Fluxus ou Stockhausen, par laquelle la musique devient architecture, et dont les composantes prennent forme et tracent des pistes, donnant lieu à un continuum possible de musique, texte, peinture et architecture.319 L’impact de l’électronique dans le domaine musical a été d’abord de reconfigurer le concept de multimédias dans le domaine de l’esthétique, et secondairement d’avoir réuni le milieu de l’art et le milieu de la politique, en mettant fin à la scission entre le domaine du corps et celui des environnements qui se retrouvant ainsi unis par un processus créatif unique opère une réconciliation presque impossible réconciliation en un rapport organique entre monde des vivants et des objets. Grâce à l’automatisation des formules, comme dans le cas de la musique

318 Cf. « Digital environments are redefining identities of listening, moving the user from a bodily passive mode towards a more embodied and active mode ». Franziska Schroeder, « Shifting Listening Identities – Towards a Fluidity of Form in Digital Music », in Identity, Performance and Technology Practices of Empowerment, Embodiment and Technicity (Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2012). p. 25. 319 Olivier Lussac, Fluxus et la musique, OhCetEcho (Dijon: Presses du réel editions, 2010). pp. 157-163.

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de Stockhausen où certains éléments de la série musicale sont dévolus à la créativité de la machine, le tangible n’est pas toujours intelligible.

Cela vaut aussi pour la ville en transformation continuelle. Par la musique électronique l’espace urbain se compose et se décompose en une série de flux dans lesquels l’objet tend souvent à se dérober. Quand on cherche à comprendre la ville, ses cartes s’étendent, en perçant les dualismes dans lesquels on cherche à l’enfermer. Les structures non linéaires de la musique rappellent, comme écrit Décandia, que la ville crée de nouvelles spatialités.

[Dans] l’espace composé par diverses situations les vieilles dichotomies centre/confins, ville/pays, local/mondial, voisinage/distance, dedans/dehors, public/privé et réel/virtuel disparaissent et se désintègrent, et l'invisible et l'immatériel continuent de peupler le monde.320

Les débats actuels qui dominent le domaine de la géographie humaine résultent de la difficulté à connaître la ville dans son ensemble.

Les études urbaines envisagent la ville selon deux visions extrêmes. Dans le premier cas, certains critiques affirment qu’il est nécessaire et possible de connaître et d’analyser la ville dans toutes ses composantes. Dans le second cas, urbanisation et virtualité redéfinissent les modalités de connaissance de la ville, constituant autant d’obstacles à celui qui veut étudier l’univers urbain.321 Pour le second groupe de chercheurs, les villes présentent des hétérotopies, des lieux « autres », ou, pour employer l’expression de Benjamin, des pores, ou plutôt des cavités d’accès à des dimensions, radicalement différentes des dimensions immédiatement matérielles. Nous pensons en particulier à l’expérience hyper-technologique du club, où l’on peut littéralement se « perdre », en entrant dans des galeries sombres et fortement pressurisées par la puissance des enceintes.

A la base de cette différence d’approche profonde du domaine de la géographie humaine, où analytiques postkantiennes et réalisme spéculatif s’affrontent, il nous semble qu’il y a, comme Gandy et Jaspers l’ont souligné, une différence de position par rapport à la renaissance du néovitalisme dans le domaine des sciences sociales et philosophiques. Seul le constructivisme de

320 Decandia, « Towards a Polyphonic Urban Score ». op. cit. 321 Allen J. Scott et Michael Storper, « The Nature of Cities: The Scope and Limits of Urban Theory: The Nature of Cities », International Journal of Urban and Regional Research 39, no 1 (janvier 2015): 1-15, https://doi.org/10.1111/1468-2427.12134.

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Deleuze et de Guattari, comme nous avons cherché à le démontrer dans le second chapitre théorique, a la capacité d’unifier divers niveaux ontologiques dans le but de former des alliances entre vivant et machinique, qui sont éco-durables et rebelles. Pourtant certains critiques, qui recourent aux deux philosophes dans des disciplines qui s’opposent à l’abandon d’étroites hiérarchies analytiques, sont accusés d’apporter de la confusion là où au contraire une certaine clarté devrait s’imposer.322 Susan Ruddick, par exemple, adopte les principes de l’ontologie relationnelle pour repenser la nature du sujet au-delà de l’humain et en termes de « devenir », en s’inspirant des écrits de Spinoza et de von Uexküll pour étudier les environnements. Pour Ruddick, une approche vitaliste permet d’imaginer un monde dans lequel les legs de la biologie pourraient être transposés à l’écologie politique, ou les relations singulières entre le genre humain, le règne animal et l’environnement formeraient des liens indissolubles.323 Parmi les critiques de Gandy et Jaspers vis-à-vis de la démarche de Ruddick (bien que ceux-ci n’abandonnent pas la boîte à outils néo-vitaliste), figure celle, judicieuse, qui dénonce un usage impropre de la terminologie utilisée en biologie. On risquerait dans ces conditions de ne pas prendre en considération le contexte dans lequel naissent les idées et ainsi de ne pas prendre en compte également les conséquences sur le plan pratique de cette terminologie. Une certaine dérive néo-vitaliste peut, malgré ses origines, s’accorder à un humanisme qui se veut moins anthropocentrique, mais qui l’est encore trop, si on considère les problèmes de la nature, du monde animal et végétal, qui a souffert d’un tel anthropocentrisme. Une histoire peu précise des concepts, dont l’avertissement théorique rappelle la mise en garde philosophique de Foucault dans Les mots et les choses, peut enfin neutraliser les résultats de la théorie dans les luttes de genres et de classes.

La ligne de crête le long de laquelle la dialectique nature-culture se diffuse est parcourue par d’innombrables chemins. Les sentiers de l’écologie sociale souhaitent offrir le meilleur panorama sur les deux vallées. Les guides les plus avertis désirent, en outre, baliser la voie écologique de façon autonome, afin que chacun puisse jouir du milieu qui l’entoure. C’est par la présence du corps que se constitue cette ligne le long de laquelle cheminent les sentiers urbains et nocturnes, qui relient la ville à la musique électronique des clubs. Idéalement, les géométries abstraites que dessine cette musique interagissent avec les formes architecturales qui

322 Matthew Gandy et Sandra Jasper, « Geography, Materialism, and the Neo-Vitalist Turn », Dialogues in Human Geography 7, no 2 (juillet 2017): 140-44, https://doi.org/10.1177/2043820617717848. 323 Susan M Ruddick, « Rethinking the Subject, Reimagining Worlds », Dialogues in Human Geography 7, no 2 (juillet 2017): 119-39, https://doi.org/10.1177/2043820617717847.

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l’entourent. Il est possible d’éviter, encore une fois, de renoncer à la nature créative de la technicité des corps, sans pour cela renoncer à la dimension humaine. Au lieu de penser la culture techno comme mutation post-humaine du corps vers le cyborg, il nous semble possible d’identifier des signes de résistance de la musique électronique à l’omniprésence des plateformes virtuelles. Il se peut que nous soyons déjà au-delà de la transformation cyborg, et dans le reflet de notre image, nous plaçons notre confiance en nos facultés cognitives aptes à concevoir de nouvelles connexions ontologiques entre des territoires. Dans le cas de la techno, les psycho géographies urbaines qui adviennent dans l’expérience collective de la danse et de l’écoute, relient la temporalité de la vie nocturne à la spatialité des milieux de la musique électronique. Ces images ont le pouvoir de produire des territoires sur lesquels les nouvelles technologies agissent et se connectent, en reconstruisant, ainsi par la planification de l’architecture, une ville dynamique, prête à consommer. S’il est nécessaire de savoir ce que l’on veut changer, on ne le sait que quand un désir de transformation s’impose, semble prédire la ritournelle de la musique techno.

En suivant les voies proposées par Schlör, pour qui l’expérience que font les habitants des transformations urbaines en cours se coordonne avec les fonctions assignées à l’espace par l’architecture, nous souhaiterions confirmer que la musique électronique, dans sa version techno, se veut également une expression de l’environnement nocturne: l’entrelacement des corps conduit par la « techno-logie » voudrait se connecter à l’image de la vie nocturne, pour être partie prenante d’un devenir en transformation. La rencontre du corps avec le milieu est souvent hostile, dans la mesure où la ville de la modernité tardive est construite pour faciliter la mobilité et la consommation, à l’encontre des exigences sociales d’une vie qui aspirerait à s’arrêter, à devenir autre, à habiter. La nuit, étant une période moins active, moins habitée, moins agitée que le jour, offre un redimensionnement de la dimension d’aliénation qu’impose l’espace urbain à celui qui refuse la domination des logiques spéculatives. Bien qu’il soit de plus en plus difficile d’obtenir des espaces libres dans l’hyper-polis technocratique, ceux-ci sont devenus des champs de bataille parce que précisément ils sont des domaines où le vivant lutte avec le machinique.324

L’occupation autonome des espaces urbains est l’enjeu d’une des luttes mondiales que cache la ville néolibérale.325 Ces formes de lutte sont cruciales pour revendiquer des zones

324 Villani, Psychogéographies urbaines. op. cit., pp. 129-33. 325 Alex Vasudevan, The autonomous city: a history of urban squatting (London ; New York: Verso, 2017). p. 12.

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d’autonomie par rapport à l’urbanisation, dictées par les logiques d’accumulation capitaliste. Les occupations des squatters qui ont caractérisé les luttes métropolitaines des mouvements anarchistes et des autonomes témoignent d’une volonté de créer une ville différente par le cycle de destruction créatrice que portent en eux les processus de régénération. La réappropriation d’espace veut créer des territoires, sans romantisme, pour promouvoir la création de communautés urbaines, qui doivent fleurir là où la politique tente de détruire des relations sociales qui contrarient la domination de la propriété privée. Les squats et les immeubles occupés, ont été parmi les premiers lieux à être utilisés pour faire la fête, pour organiser des raves, pour faire une place à l’expérimentation de nouveaux genres musicaux. Les usines ou les magasins désaffectés à Berlin et à Détroit ne sont pas les seuls à accueillir une autonomie temporaire où de petites foules peuvent se retrouver et danser ensemble. Des occupations durables ont permis le développement de formes artistiques comme la musique électronique.

Pour citer deux exemples récents, ceux de Macao à Milan, qui depuis des années organisent une « table sonore » reposant sur le triangle politique que forment les corps, les environnements et les territoires, que l’on peut suivre à la trace dans la musique électronique contemporaine. De même le centre sociale-club ://about blank promeut à Berlin des politiques radicales d’entrecroisement entre réfugiés, militants d’extrême gauche et communautés LGBTQ+. La constitution de territoires autonomes qui promeuvent de nouvelles formes de politiques radicales dont les expressions passent par l’expérience collective de la musique électronique jouée de nuit est un des dénominateurs communs de ces initiatives. Peut-être est- ce pour cela que la nuit redessine une façon d’habiter différente susceptible d’apporter de l’oxygène à celui qui vit ou veut se décentrer c’est-à-dire vivre aux marges.

La nuit, comme l’écrit Nick Dunn, exprime des traits propres à l’homme.326 De nuit on se déplace différemment que dans la journée, et la ville permet d’adopter une vitesse du cheminement, naturelle à l’homme, un mouvement qui nous différencie de tous les autres êtres. Marchant ainsi, l’être humain peut contempler plus facilement les façades des maisons, les éléments architecturaux de l’univers urbain. Il y a plus grande latitude pour penser et percevoir le caractère essentiel de l’espace construit. Les battements électroniques confèrent un caractère minimal à la nuit de la ville. Il est possible également de saisir les transformations profondes qui surviennent dans les villes. Londres, à cet égard, est une des villes les plus « riches ». Le rythme des chantiers est incessant : camion pour l’évacuation des gravats, lourds moyens pour transporter des grues,

326 Dunn, Dark Matters. op. cit., pp. 22-23.

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profil des gratte-ciels en construction. Il est pratiquement impossible à celui qui vit à Londres d’observer le processus de construction et de destruction, compte-tenu de son accoutumance à un tel mouvement.

La configuration spatiale de la ville, comme cela a été vu dans le premier chapitre, est un des objets préférés de la musique électronique, parce que c’est dans l’articulation des nouvelles technologies que se modifient les relations sociales, en fonction des changements de la mobilité et des langues en ligne. Les clubs, qui offrent un refuge à celui qui veut prendre un temps de pause par rapport à ses relations professionnelles, ouvrent vers minuit et restent souvent ouverts jusqu’à l’aube. Les clubs représentent ainsi des points névralgiques de la vie nocturne. Affirmer que la musique électronique pour danser soit la musique de la nuit peut sembler banal et représenter pratiquement une tautologie, étant donné qu’historiquement elle est associée aux heures nocturnes. L’écoute de masse de ce genre mondial se fait de nuit. En revanche, ce qui nous paraît ne pas avoir été anticipé, c’est la sensibilité attentive de ce genre musical aux qualités expressives de l’environnement qu’il contribue à produire. Dans le cas de la musique techno, il semble justifié de parler, en reprenant l’expression du géographe Matthew Gandy327, de la formation d’une alliance hétérotopique, ou d’une alliance entre composantes humaines et non pas d’un même environnement, entre celui qui va danser, la musique électronique et l’espace urbain.

Au cours de nos travaux de recherche, nous avons pu observer dans toute la ville de Londres la formation de ce type d’alliance en réponse à la fermeture de nombreux locaux nocturnes en raison de l’augmentation des loyers commerciaux. Les « aficionados » de la musique électronique défendent ces espaces urbains postindustriels, vacants ou menacés d’évacuation, qui peuvent accueillir les évènements liés au circuit de la culture techno. Ce mode de défense est également une façon de résister à la suppression du son des machines. L’alliance hétérotopique de la techno, dans sa forme de force sociale, regroupe machines, sons et espaces urbains, en une concaténation de fragments humains et non humains.

Au cours de ces dernières années, ont été publiés des centaines d’articles qui dénonçaient la fermeture forcée de clubs de musique indépendants au Royaume-Uni et en particulier à Londres, à la suite de la menace de fermeture qui a pesé sur le « Fabric », un des clubs historiques

327 Matthew Gandy, Écologie queer: nature, sexualité et hétérotopies (Paris: Eterotopia France, 2015).

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de la capitale anglaise.328 La pression sur le marché immobilier et donc, indirectement, sur l’espace urbain qui a fait suite à la crise financière de 2008, est une des causes principales de ce processus. L’artiste en parlait dans ces termes : « la culture du clubbing a été complètement ruinée par la gentrification ».329 L’étendue de ce phénomène est telle que des activistes, des musiciens et de nombreuses personnes se sont impliquées à des titres divers dans la création d’associations pour endiguer la fermeture de locaux indépendants, en demandant l’intervention des autorités locales. Une de ces associations, la Night Time Industries Association, regroupe des entrepreneurs du secteur et a pour mission de valoriser le caractère économique de la vie nocturne. Il existe également d’autres initiatives, qui, au contraire, s’écartent du discours économiste pour faire passer un autre message, qui promeut la créativité des groupes marginaux favorisée historiquement par la liberté, parfois transgressive, mais pas uniquement, que permet la vie nocturne. Le studio dirigé par l’UCL Urban Lab, a examiné les espaces nocturnes londoniens dédiés à la culture LGBTQ+ en recherchant les raisons pour lesquelles leur nombre avait chuté au cours des trente dernières années et quelles avaient été les conséquences sur les groupes, souvent marginaux, qui animent la vie nocturne londonienne.

La dimension du problème est tellement vaste qu’à l’automne de l’année 2016, le maire de Londres Sadiq Khan a nommé le premier maire de la vie nocturne ou, selon la tournure officielle, le premier Night Czar. Le titre de Tsar330, dont une des tâches est de procéder à des night surgeries, c’est-à-dire à des « opérations nocturnes », visant à écouter de quartier en quartier, les problèmes rencontrés par les acteurs de la nuit, fait déjà polémique à gauche, étant donné le lien avec le destin tsariste de la Russie impériale. Khan, qui dans la campagne électorale avait promis de trouver une solution pour « sauver » la vie nocturne londonienne avec toutes les parties concernées, lança en 2016 une sélection pour la nomination du Night Czar à laquelle prirent part un peu moins de deux cents candidats. Ce travail à mi-temps requérait le profil d’une personne qui avait mené à bien des expériences artistiques et professionnelles dans ce secteur, et qui était

328 Barbara Ellen, « Is This the End for Our Vibrant Club Culture? | Barbara Ellen », The Guardian, 10 septembre 2016, http://www.theguardian.com/commentisfree/2016/sep/11/fabric-london-club- closes-security. Henry Mance, « London after Dark: What next for the City’s Nightlife? », Financial Times, 18 novembre 2016, https://www.ft.com/content/5b984b26-ab84-11e6-9cb3-bb8207902122; Danny Harrop-Griffiths, « LGBT London: What Venue Closures Mean for the Capital’s Future », The Guardian, 21 avril 2017, http://www.theguardian.com/cities/2017/apr/21/lgbt-london-venue- closures-capital-future-night-tsar. 329 Jessica Barrett, « Goldie: Gentrification Has Ruined Clubbing », INews (blog), 27 juillet 2017, https://inews.co.uk/culture/music/goldie-gentrification-ruined-clubbing/. 330 Dans les milieux anglophones, ce terme désigne une personne dont le rôle d’expert dans un secteur particulier est attribué par une autorité publique à des fins représentatives.

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doté d’une connaissance spécifique des sujets en rapport avec la diversité. A la fin le choix s’est porté sur Amy Lamé, une activiste américaine, adhérente du parti travailliste, qui avait émigré à Londres au début des années quatre-vingt-dix. Amy Lamé avait été pendant 21 ans l’organisatrice de Duckie, un cycle de soirées de divertissement destinées à la classe ouvrière, animées par drag queen et accueillies par la Royal Vauxhall Tavern, un pub historique pour la communauté gay londonienne, qui se situe à Vauxhall, au sud-ouest de la capitale, à quelques centaines de mètres de MI6, l’équivalent anglais de la CIA.

Khan devait sa victoire au fait d’avoir, pendant la campagne électorale, fortement insisté sur la nécessité d’introduire un maire nocturne. Ce fait est révélateur de certains aspects essentiels des politiques qui ont un impact sur la vie nocturne et sur l’industrie créative qui en dépend. Par certains côtés la nuit est considérée comme un moment de la journée qui échappe à la force du marché. La nuit est une mine de valeur pour celui qui veut en tirer profit avec des modèles de gouvernance urbaine. Par ailleurs, une ville mondiale comme Londres, qui comme toutes les métropoles est la destination privilégiée de créateurs, d’artistes et de musiciens, doit faire face à une régression progressive des conditions qui offrent aux créations, à l’art et à la musique, un horizon possible et indispensable. Dans une ville où des occupations illégales peuvent vous conduire en prison331, il est presque naturel que les raves aient lentement disparu. Les occupations des années quatre-vingt dans les quartiers au nord de Londres autour de Camden, aujourd’hui fréquentées par un demi-million de touristes, avaient permis le développement de l’Acid House, le genre musical qui a fait danser des milliers de raveurs dans tout le Royaume- Uni et au-delà.332

La création d’espace ne dépendant d’aucun impératif économique est vraiment synonyme de liberté. De même, une musique libre et attentive aux transformations sociales, a permis le développement d’un genre, comme dans le cas de la musique électronique, qui tend à devenir une musique de l’espace ou, en anglais, spatial music. Par cette notion, nous désignons, en utilisant des termes développés dans cette section, la faculté qu’a la musique électronique d’incorporer une expérience de la ville dans une carte mentale et collective, en rassemblant les groupes que la vie nocturne rend moins marginaux, ou au contraire d’individus ayant un mode de vie alternatif, en

331 « First Person Jailed for Squatting », BBC News, 27 septembre 2012, www.bbc.co.uk/news/uk- -london-19753414. 332 Bill Brewster et Terry Farley, « London Warehouse Parties Pre-Acid House: An Oral History », Red Bull Music Academy (blog), 13 juin 2017, http://daily.redbullmusicacademy.com/2017/06/london- warehouse-parties-oral-history.

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ce qui concerne les relations sociales, et la consommation. C’est par le processus de formation d’une rupture, et par la mise à distance du modèle néolibéral de planification par la communication, qu’une musique même minimale comme la techno, peut encore dire quelque chose sur les transformations de l’espace urbain ; même quand elle est détournée ou directement utilisée, pour réaliser des profits, comme dans le cas de la gentrification. La vie nocturne et son contrôle, tels qu’ils seront analysés dans la section suivante, révèlent l’extension de la dimension « biopolitique » à l’ensemble de l’expérience urbaine, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Il est possible de décrypter les conséquences concrètes de cette extension dans l’évolution du rôle du clubbing, à l’aide des symboles et des rythmes sociaux que porte en elle la musique électronique.

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4.3 Economies nocturnes et clubbing, entre régénération et gentrification

A l’automne de l’année 2017 nous sommes allés pour la première fois au nouveau méga-club londonien Printworks. Ce club qui peut accueillir jusqu’à six-mille personnes se situe au Sud-Est de Londres, à proximité de la station de métro de Canada Water. La ligne de métro, Jubilee Line, qui permet d’atteindre facilement cette station, est une des lignes les plus rapides du réseau de Transport de Londres qui relie directement les quartiers résidentiels de l’ouest à Canary Wharf, dans l’est de la ville, le second centre financier après l’historique City. Le club Printworks a vu le jour en 2016, dans des locaux qui jadis accueillaient une des plus grandes imprimeries d’Angleterre, et où chaque jour étaient imprimés trois quotidiens nationaux, Daily Mail, Metro et Evening Standard, avec un tirage total de plus de 3 millions d’exemplaires. En 2013, le colosse British Land, une société par actions quottée en bourse et active sur le marché immobilier, acheta Printworks à la société qui gère le Daily Mail, propriété du magnat de la communication Rupert Murdoch.333 British Land acquit la propriété et l’usage, alors que le propriétaire légal du sol était toujours le district London Borough de Southwark, une direction du Labour Party, la même mairie dont dépend le club Corsica Studios, et le quartier de Elephant&Castle, qui fait lui aussi l’objet d’un grand projet de restructuration. L’acquisition du complexe de Printworks (qui s’étend sur une superficie totale de 5,5 hectares environ) par British Land, qui en 2017 gérait un ensemble de biens dont le chiffre avoisinait les 20 milliards d’euros, l’équivalent plus ou moins du PIB de l’Afghanistan, constitue la première étape d’un plan de restructuration du quartier de Canada Water et appelé, justement, « Canada Water Masterplan » (fig. 11).

Le samedi où nous sommes allés avec des amis découvrir les Printworks, nous allions fêter l’anniversaire d’une colocataire, employée à la Bank of England et elle aussi passionnée de musique électronique. Le clou de la soirée, ou plutôt, le clou de la journée, étant donné que l’évènement du samedi débuta à midi et s’acheva à vingt-deux heures, était le duo italien Tale of Us, une réalisation des artistes milanais Carmine Conte et Matteo Milleri. Les Tale of Us jouent une techno douce, lente qui convient aussi bien à des auditeurs adeptes de la techno qu’à ceux qui préfèrent des mélodies électroniques plus douces. Le coût de la soirée est exorbitant, avoisinant les 35£, mais par curiosité, voulant visiter le nouveau complexe, nous décidons d’y aller, sans omettre d’exprimer à nos colocataires une certaine perplexité. A peine sortis de la

333 « British Land Buys Daily Mail’s Print Works », Evening Standard, 27 juin 2012, http://www.standard.co.uk/business/business-news/british-land-buys-daily-mails-print-works- 7892438.html.

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ligne dénommée overground, la ligne orange surélevée qui forme deux cercles autour des zones 2, 3 et 4 de Londres et dont la fonction est de desservir les zones de la ville auxquelles le métro ne permettait pas jadis d’accéder, nous remarquons de nombreux jeunes gens vêtus de noir et de jaune, qui sont munis de cartes représentant le logo du club Printworks, et dirigent le flux des clubbers vers la sortie du métro et en direction du club. Après une première expression de surprise, nous en découvrons d’autres en dehors du métro, eux aussi vêtus de noir et jaune qui balisent le trajet. Tremblant de froid et probablement payés seulement quelques pounds de l’heure, ils font des gestes timides pour indiquer le chemin. Nous nous sentons de plus en plus dans le pays des jouets de Pinocchio et nous sommes déjà saisis par l’envie de repartir. Puis, mus par l’envie d’explorer, nous poursuivons curieux de voir le spectacle que propose ce méga-club. Après quelques centaines de mètres, après avoir croisé quelques douzaines d’adeptes du divertissement dispersés dans la rue, nous nous apercevons que dans le flux tous avancent sans trop se regarder ni regarder autour d’eux, même s’il n’y a pas grand chose à observer. Il y a de nombreux bâtiments en construction, un parking, un centre commercial de la fin des années cinquante qui héberge aujourd’hui Décathlon, et quelque tache d’eau sombre qui nous fait nous rappellent où nous sommes. Canada Water est avant tout le nom d’un petit lac et d’une réserve naturelle urbaine dans les environs des centaines de quais qui dessinent cette portion de la berge sud de le Tamise. Par le passé, les quais du Docklands faisaient partie du plus grand port fluvial au monde qu’était le port de Londres. Dans les années soixante, le lent processus de désindustrialisation qui frappa à la fois le Royaume Uni et les puissances de l’industrie mondiale culmina et s’accompagna d’une situation de déclin affectant cette zone, dont l’abandon avait déjà commencé à la suite des violents bombardements de l’est de la capitale perpétrés par les nazis. Ce ne fut que dans les années quatre-vingt, quand les Docklands se vidèrent complètement, que le gouvernement prit la décision d’instaurer une « quango » (une organisation quasiment autonome non-gouvernementale), au terme d’un accord entre le secteur public et le secteur privé, chargé de relancer cette zone.

Quand nous parvenons enfin au club, nous rejoignons entre des barrières les files de personnes en attente d’être contrôlées. Nous vidons nos poches et sommes palpés tandis que le personnel chargé de la sécurité, des hommes et des femmes originaires surtout de l’Europe de l’est (nous en comptons au moins 50 uniquement à l’entrée) cherchent dans les portefeuilles et les poches d’hypothétiques substances interdites. Tout est normal pour un club ou un grand concert et par conséquent personne n’est choqué par la présence d’autant de préposés à la sécurité. A peine la fouille terminée, nous cherchons un endroit pour déposer les vestes, compte- tenu du froid qui règne au dehors et la chaleur qui nous attend au milieu de six mille personnes

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qui dansent mais aussi pour éviter de perdre quelques chose. Il nous aura fallu presqu’une heure pour atteindre enfin la piste de danse depuis le départ en métro. Nous sommes enfin libres d’explorer les lieux, pour comprendre quelle ambiance y règne, repérer où se situent les toilettes, le bar et les deux salles où l’on danse. La première chose que nous remarquons est la présence d’écrans similaires à ceux d’un aéroport ou d’une gare. Les rampes d’escalier sont divisées en deux, une volée de marches dans chaque sens afin de faciliter l’entrée et la sortie de l’espace principal. Au moment où nous entrons nous sommes tous surpris par la beauté du lieu. Nous avons l’impression d’être dans une centrale électrique, des tubes et des câbles dessinent des cartes abstraites, les cabines de contrôle surélevées rappellent les postes où les cols blancs contrôlaient les ouvriers. L’espace principal est subdivisé en trois nefs (fig. 12). La nef centrale est remplie par une foule de personnes, et il y devient difficile d’avancer. Devant les DJ passent des lasers, verticalement et horizontalement, qui redéfinissent les structures de la salle, riche et fournie en grilles et en tubes. Au-dessus de la foule, des lumières carrées illuminent l’effigie d’un corps masculin pendu la tête en bas, qui plutôt que de rappeler un cyborg, un symbole techno, rappelle les mannequins unicolores et lisses des vitrines… Sans refuser la comparaison entre club et église, les cultures profondément différentes qui prévalent dans ces deux lieux, ne permettent pas d’aller trop loin dans ce parallèle. Plus sérieusement, s’il faut parler de religion, celle-ci est la religion de la consommation, où les cathédrales techno de Virilio et la colère d’Adorno à l’égard de la musique contemporaine aboutissent à la sensibilité du Benjamin des passages.

La nef latérale, la plus étroite et la plus basse, est une succession d’enceintes qui constitue un tunnel de vibrations, dans lequel se forment de petits groupes autour des colonnes qui soutiennent le niveau supérieur. Cet espace du club est l’endroit où l’on transpire le plus et où sont présents en plus grand nombre, par rapport aux autres endroits, les agents de sécurité qui recherchent entre autre chose les cigarettes allumées. Au début, dans l’obscurité de la nef, nous ne percevons pas leur présence, mais nous découvrons ensuite des dizaines de caméras de surveillance pointées sur la piste. Nous sommes inquiets et ne réussissons pas à danser en songeant aux « yeux électroniques ». Nous décidons alors de faire un autre tour, cette fois vers le bar, situé dans la troisième nef recouverte d’enceintes et de caméras de surveillance, sur le côté opposé du tunnel. La première chose que nous remarquons au bar est la qualité de l’ameublement, tout est neuf et on comprend tout de suite que quelqu’un a conçu, avec soin, le design du club. Aux différentes caisses, d’autres écrans lumineux nous indiquent le prix des boissons proposées. Les prix sont élevés mais ne sont pas inhabituels pour une ville comme Londres. A un certain moment, nous sommes effarés. Les écrans ne proposent pas uniquement

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des boissons, mais pour seulement 29,99£ est proposé un package VIP permettant d’accéder aux étages supérieurs, au dessus de la masse de la nef centrale, où se situent les cabines de commande. Nous comprenons que le club a été divisé en secteurs accessibles à tous alors que d’autres sont interdits à moins de payer pour vivre une meilleure expérience. Là encore, rien de nouveau par rapport aux discothèques qui depuis toujours font payer les petites tables aux clients qui veulent dépenser plus et se faire voir. Mais nous sentons une différence profonde qui émerge de cet univers. Le club a été recréé pour restituer une expérience underground, c’est la musique techno, c’est l’usine abandonnée des raves, nous sommes à Londres avec quelques milliers de personnes qui dansent ensemble, tout semble conçu parfaitement, mais tout est loin d’être parfait. Nous ne cessons pas de penser au business plan sous-jacent à cette opération. Plus nous circulons dans le club et plus nous repérons les noms des commanditaires, ainsi que la présence d’une sécurité agressive. Loin de nous sentir dans un « non lieu » selon Augé, nous éprouvons un sentiment de familiarité avec cet environnement, vu le nombre d’expériences que nous avons vécues dans les clubs, les discothèques et les raves dans toute l’Europe. Les aspects consuméristes nous semblent hyper-développés et lorsque nous regardons tous ces téléphones levés qui cherchent à visualiser le sonore nous nous sentons accablés d’avoir dépensé autant pour être ici, et sans prendre de plaisir à danser pendant quelques heures. A la fin nous nous dirigeons dans la seconde salle, où finalement nous réussissons à entrer en contact avec les autres personnes présentes. Nous sommes ici seulement une centaine, alors que des milliers de personnes occupent la première salle. La musique est beaucoup plus rapide et violente, mais, paradoxalement, tous semblent être à leur aise. L’installation musicale gratte quelque peu sur les fréquences les plus hautes, mais c’est toujours mieux que la pagaille des consommateurs de la nef centrale. Après quelques heures, bien qu’il ne soit que vingt-et-une heures, nous sortons bien avant le reste de la foule et rentrons à la maison. Le sens de l’aliénation est total bien que ce soit un samedi : des files de taxis attendent les clients à l’entrée du club, de grandes affiches publicitaires font la promotion de l’amitié commerciale entre le club, la plateforme d’information Resident Advisor et la société de taxis à la demande Uber, avec des remises promotionnelles pour celui qui est sorti en discothèque.

Après six heures passées aux Printworks, nous avons l’impression qu’il est tard dans la nuit alors qu’il n’est que vingt-et-une heures. Notre corps qui connaît et se rappelle de l’expérience du club, est fatigué et a besoin de repos. Celui qui a organisé le programme du club connait les biorythmes londoniens. A la fin d’une semaine de travail, le vendredi, les gens sont pour la plupart épuisés. Après quelques pintes consommées dans les pubs, il est préférable de rentrer à la maison que de gâcher une nuit dehors. Disposer d’un club qui ouvre pendant la

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journée, le samedi, de minuit à vingt-deux heures, comble une lacune dans la programmation métropolitaine de la ville. Celui qui souhaite aller se coucher le vendredi soir, sait qu’il pourra accéder à l’offre d’un club le samedi tout au long de la journée. Etant donné que la soirée du samedi se termine tôt, la journée du dimanche pourra être consacrée à des activités moins extrêmes telles qu’une promenade dans un parc, des achats sur les marchés locaux, une visite au musée. Tout cela aurait été impossible à quelqu’un, s’il avait décidé de passer toute la nuit du samedi dans un club ou à une rave. La journée du dimanche aurait été amputée, nous nous serions éveillés tard et nous aurions eu quelques difficultés à aller au lit pour être frais et dispos le lundi matin. Axer le week-end sur la journée de samedi permet d’ajuster le biorythme entre travail et temps libre. On a ainsi le temps de travailler et de consommer sans renoncer au repos, à l’alimentation et à l’idée d’une vie somme toute tranquille. Voici, selon nous, le plan sous- jacent à l’invention du club Printworks, et d’un programme dans lequel on propose, de jour, le samedi, l’expérience underground d’une nuit, à ceux qui n’iraient pas nécessairement dans d’autres clubs technos. Le nouveau club Printworks rend la nuit plus semblable au jour et le jour un peu plus semblable à la nuit.

Les relations entre les propriétaires du club et ceux qui gèrent le programme musical révèlent avec force la fonction assignée à la techno par les investisseurs immobiliers, celle de créer de la valeur, tissant une ligne rouge entre le monde de la finance et le monde de la musique électronique. British Land, une corporation active dans le secteur immobilier, est le propriétaire des Printworks. British Land confie la gestion du club à une enseigne de quatorze sociétés de services, dénommée Vibration Group. Cette enseigne regroupe certaines des sociétés de productions les plus actives dans l’industrie musicale anglaise : la LWE, société qui gère la programmation de festivals, la Venue Lab, société de gestion immobilière active dans le domaine des baux commerciaux pour des évènements de grande ampleur et la Broadwick Live, une agence de services qui s’auto-définit « pionniers de musique, culture et voyages, proposant une mise en relation avec le consommateur de haut niveau, en créant des évènements auxquels les personnes s’intéressent vraiment et qu’elles désirent expérimenter et partagerBroadwick Live qui promeut différents festivals de musique électronique parmi lesquels figure Snowbombing, un évènement de quatre jours accueillant six milles personnes, qui se tient dans les Alpes autrichiennes, a été l’objet en 2017 d’un investissement de la part de Global, une société leader dans le secteur de la musique et du divertissement et propriétaire des chaînes de radio les plus écoutées anglaises, dont Classic FM, LBC et Capital FM. L’investissement a pour but d’accroître le portefeuille des festivals de Broadwick Live en assurant la sponsorisation (en particulier par des marques de boissons alcoolisées) et la promotion de l’ « international festival business », ou,

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en d’autres termes, la commercialisation des festivals de musique électronique.334 Ce tableau nous évoque un processus de financiarisation de la musique électronique. Par financiarisation nous entendons la gestion par des capitaux financiers des processus de création de valeur qui mettent l’accent sur les relations sociales autour d’évènements de musique électronique comme des festivals, des soirées et des programmes musicaux.

Il est possible de reconnaître dans ce que Castells a identifie comme binôme de gouvernance biopolitique entre les secteurs de la communication et de la finance335, le modèle de développement de la scène commerciale de la musique électronique. L’industrie culturelle a depuis toujours adopté des modèles économiques de gestion du secteur du divertissement, comme dans le cas du développement de l’industrie cinématographique et de la musique. Dans le cas des Printworks, qui n’est pas un cas isolé mais caractérise la gestion de la majorité des festivals de musique électronique non indépendants, on ne peut que constater un renversement du modèle de gouvernance par rapport à l’ancien modèle de la musique électronique. C’est ce que relate fidèlement le rapport annuel de 2017 de British Land, annonçant aux investitures des bénéfices s’élevant à 390£ millions :

A court terme, nous avons créé un espace stimulant pour de nouveaux évènements auprès des Printworks en vue d’accroître le profil public de la zone et générer des revenus, et aux fins d’évaluer la demande pour ce type de structure au sein de nos projets. L’espace a déjà accueilli le Secret Cinema et Mulberry pendant la semaine de la mode londonienne et accueille désormais régulièrement des évènements culturels. Au total, 100.000 personnes environ ont pris part ici à des évènements.336

Le modèle extractif des capitaux financiers ne se limite pas à capturer la valeur générée par la scène underground, comme dans le cas des marques de la mode telles que Timberland, Adidas et Nike, qui cherchent à s’associer à des artistes émergeant sur les scènes underground du

334 « Global Bulks up Festival Business with New Buys », IQ Magazine (blog), 5 octobre 2016, https://www.iq-mag.net/2016/10/global-bulks-festival-business-new-buys/. 335 Castells, Communication power. op. cit. 336 Le compte-rendu annuel peut être téléchargé à la page « Full Year Results 2016/17 », British Land, consulté le 5 février 2018, http://www.britishland.com/news-and-views/press-releases/2017/17-05- 2017. La citation figure à la page 13 du compte-rendu.

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grime et de l’électronique pour créer une connexion entre marque, consommation et relations sociales urbaines.337 Dans le cas des Printworks, une des cents sociétés les plus capitalisées au London Stock Exchange intervient sur la scène de la musique électronique avec un mode opératoire précis: faisant partie d’un projet plus ambitieux de régénération urbaine, la création d’un méga-club techno crée (et accroît la) valeur de l’environnement urbain alentour. Les consommateurs du club d’aujourd’hui sont peut-être ceux qui achèteront les habitations de demain.

La station de métro de Canada Water, sur la ligne grise, est une des quatre lignes qui depuis 2017 sont ouvertes jour et nuit les vendredis et les samedis. La zone autour de la station est appelée dans le projet stratégique de Londres, lancé en 2016 par le maire Khan, une « Opportunity Area », encourageant des investissements immobiliers à proximité des principaux nœuds du réseau métropolitain. La mobilité constitue une dimension cruciale pour l’économie nocturne londonienne : un domaine d’expérimentation mais aussi où se dégagent des problématiques de la gestion publique. Depuis 2016, cinq lignes de métro sont ouvertes le vendredi et le samedi pendant vingt-quatre heures. Citymapper, une société qui fournit des informations sur le transport local, a commencé à offrir au printemps de l’année 2017 un trajet spécial pour la vie nocturne, après avoir identifié des lacunes dans le service public. L’accord avec la société publique des transports « Transport for London (TfL) » concernant la répartition des données, a rendu possible une triangulation entre le volume des passagers, la fréquence des bus, et la demande de la part des usagers, évoquée en ligne, concernant des trajets spécifiques et des horaires particuliers.

De nouveaux smartbus verts sont apparus ayant comme logo celui de la société Citymapper, proposant, pour un prix proche de celui d’un trajet sur le réseau local, un service hybride entre bus publics et taxis privés.338 L’échange des données entre les plateformes suggèrent qu’à l’avenir des initiatives de ce genre se multiplieront. Il convient ici de remarquer que l’expérimentation de nouvelles technologies de transport se déploie la nuit, dans des espaces où la « culture techno » est plus présente et la où la vie nocturne se déplace : le service de Citymapper connaît en effet une phase d’expérimentation dans la zone populaire de Highbury,

337 Rachel Aroesti, « No Alternative: How Brands Bought out Underground Music », The Guardian, consulté le 16 octobre 2017, http://www.theguardian.com/music/ng-interactive/2017/oct/16/no- alternative-how-brands-bought-out-underground-music-timberland-red-bull. 338 Citymapper, « CM2- Night Rider, our first ££ commercial bus route », Medium (blog), 20 juillet 2017, https://medium.com/citymapper/cm2-night-rider-our-first-commercial-bus-route-d9d7918be899.

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Dalston et Shoreditch, des quartiers où se situent les principaux clubs de musique électronique, et des centaines de bars et de clubs (fig. 13).

L’échange des données entre les plateformes suggèrent qu’à l’avenir des initiatives de ce genre se multiplieront. Il convient ici de remarquer que l’expérimentation de nouvelles technologies de transport se déploie la nuit, dans des espaces où la « culture techno » est plus présente et la où la vie nocturne se déplace : le service de Citymapper connaît en effet une phase d’expérimentation dans la zone populaire de Highbury, Dalston et Shoreditch, des quartiers où se situent les principaux clubs de musique électronique, et des centaines de bars et de clubs (fig. 13).

Pour revenir au cas des Printworks, la station Canada Water est également une partie du projet de développement stratégique 2011-2026 de la mairie de Southwark qui vise à renforcer la zone et pour en faire un nouveau centre commercial. Le Masterplan de British Land a été planifié non sans consulter différents groupes d’intérêts locaux et nationaux dans le but de promouvoir un panorama détaillé de l’idée de centre urbain à développer. A cette fin la société immobilière s’est adjoint les services de Soundings, une petite société de consultation et de communication experte en community engagement qui a assuré la liaison entre la population locale et British Land pour identifier les centres d’intérêt culturels de la communauté.

Les efforts qui vont dans le sens d’une consultation du public sur les projets de restructuration urbaine sont remarquables dans la mesure où ils ne se limitent pas à être un simple instrument de communication publicitaire, ou un instrument permettant de capter des savoirs locaux en vue de la transformation du tissu social. L’urbaniste Justin McGuirk a caractérisé le lien qui existe entre architecture et politique à travers son regard d’historien des idées.339 McGuirk soutient que le vingtième siècle a été marqué par trois paradigmes distincts. L'ère moderniste, au cours de laquelle les projets de construction sociale à grande échelle se référaient à des idées formelles qui se traduisirent par des politiques du haut vers le bas, comme c’est le cas dans les travaux de Le Corbusier adoptés partout dans le monde, de l’Amérique Latine à la Chine et à l’Inde. L'ère postmoderne, au cours de laquelle les processus de privatisation, mettant en œuvre l’idéologie du libre marché se sont combinés au mouvement de l’informel pour prendre les commandes, en reléguant l’architecture au domaine de l’art. Durant cette période, le musée était l’unique champ d’expérimentation pour l’architecture, tandis que la

339 Justin McGuirk, Radical Cities: Across Latin America in Search of a New Architecture (London: Verso, 2014).

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restructuration urbaine était guidée par la « marque de l’urbain » et par l’idée selon laquelle la ville est un bien de consommation. Enfin, McGuirk définit le paradigme actuel en utilisant l’image de la toile, où s’intriquent caractère formel et caractère informel, et où des groupes d’architecte tes, d’activistes, d’urbanistes et de progressistes think tank exploitent les réseaux pour stimuler le centre névralgique de la ville (vue littéralement comme un corps). Sur les réseaux la classe ouvrière ou « lumpen » prend part aux projets en contribuant à leur construction, et peut finaliser les plans en fonction des besoins et des attentes des centres d’habitation et de la communauté. Dans le cas du Masterplan, pour la station Canada Water, la consultation publique a été limitée à la phase de planification, soustraite aux logiques du marché, mais n’a pas concerné la phase de construction, et encore moins la phase d’attribution publique. Il n’y a pas ici trace d’un modèle radical comme l’a entrevu McGuirk; de cette façon on risque de voir aboutir d’autres expériences de restructuration urbaine à Londres, par lesquelles les communautés plus marginales seront de fait déplacées, et la gentrification deviendra synonyme de « ménage social » et de privatisation des espaces publics.

Le document de présentation du Masterplan au public, rédigé par British Land et par la mairie de Southwark, résume les caractéristiques démographiques, sociales, historiques, écologiques, infrastructurelles, environnementales et légales que le plan de restructuration veut prendre en considération tout au long de la réalisation. Ce document convient parfaitement à une analyse discursive, en particulier si on le lit en fonction des effets matériels que les autres plans de restructuration provoquent au niveau local. Par exemple, le document ne mentionne jamais le mot gentrification, bien qu’à la mairie de Southwark de nombreuses protestations se soient élevées contre les effets de la restructuration de la zone d’Elephant&Castle, où en mars 2017, comme le rapporte la revue Vice, chaque nouvel appartement construit dans le complexe qui accueillait jadis les habitations populaires de l’Heygate Estate a été vendu à des investisseurs offshore étrangers.340 Le Masterplan prévoit la construction de 3.500 logements au maximum. Il est prévu également de créer des espaces de bureaux pour au total 20.000 employés, et également de former un « hub » ou centre de culture et d’innovation technologique, susceptible d’attirer des familles et des professionnels dans cette zone, en raison des liaisons satisfaisantes avec des écoles, des musées et des théâtres locaux. Comme le précise le Masterplan, un des motifs à la

340 « Elephant and Castle: Students Protest University’s Role in Gentrification », Novara Media (blog), consulté le 5 février 2018, http://novaramedia.com/2018/01/16/elephant-and-castle-students- protest-universitys-complicity-in-gentrification/.

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base du plan de restructuration est la densité de logements inférieure à la moyenne observée dans la ville.341 Une partie du plan prévoit la création d’espaces complémentaires pour relier le tissu social et écologique de la zone avec les nouveaux sites, dont la construction finale est prévue avant 2033.

Afin de procéder à une analyse des effets du plan, nous souhaitons insister sur la superposition de la planification urbaine et des plans de gestion de la vie nocturne. En particulier, il nous semble essentiel de répondre à la question suivante : quel type d’effets exerce la financiarisation de la planification sur le tissu urbain ? Serait-ce une erreur de concevoir que la restructuration doive passer par la gestion biopolitique de la vie nocturne. Nous estimons, cependant ; qu’il est essentiel que certains éléments de la vie nocturne soient identifiés comme des vecteurs de création de valeur pour l’avenir d’une communauté de logements, comme cela a été observé dans le cas de l’opération de British Land pour les Printworks.

Dans le cas du Masterplan de la station Canada Water, la réalisation de la triangulation « live-play-work » est centrale. La musique techno comporte à la fois la dimension jeu dans la mesure où elle peut être consommée, et une dimension travail, puisque l’industrie culturelle est au centre du développement des plans de restructuration urbaine. Dans l’optique du Masterplan, le tissu culturel est considéré comme un bien économique qu’il faut aider et renforcer, puisqu’il offre une diversité d’expérience de l’habitant qui est aussi un consommateur.

341 La densité de la population de Southwark est de 100 personnes par hectare, tandis qu’à Rotherhithe & Surrey, la zone dont fait partie le Canada Water, la densité de population n’est que de 79 personnes par hectare. Canada Water Masterplan, « Context for Development. A Public Consultation Document. » (Canada Water Masterplan, Spring 2017), http://www.canadawatermasterplan.com/downloads/. p. 54.

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4.4 Le jour dans la nuit : critique du plan « 24 hour London Vision »

Le cas des Printworks de British Land est une illustration emblématique du puzzle des opportunités et de problématiques de la vie nocturne londonienne. Le modèle décrit dans la section précédente doit être envisagé comme un pan essentiel du « 24 hour London Vision », le plan stratégique lancé par le maire Khan, dont l’intention est de relancer l’offre nocturne de la capital.342 Le document résume de façon convaincante les différentes stratégies des acteurs engagés dans la rédaction du plan. Dans la lettre d’introduction, Khan veut être le maire de toutes les subjectivités de la vie nocturne, donc également des résidents et des travailleurs, et pas seulement de ladite « classe créative » qui vit plus la nuit que le jour. Mais la vision d’une ville de Londres des 24 heures exprime toutes les limites d’une stratégie dont le regard est celui d’un état centralisé qui intervient par le haut, et rappelle les critiques sur les interventions humanitaires « hyper-modernistes » de l’anthropologue James Scott.343 Dans les mots du maire :

Je souhaite que Londres soit un leader mondial en matière d’organisation de la vie nocturne. Mais nous sommes confrontés à une compétition relevée compte-tenu de l’offre nocturne toujours plus large que proposent les villes de Paris, New York, Berlin, Tokyo et San Francisco. […] Un emploi sur huit dans la capitale est un emploi de nuit. Notre économie nocturne de 26 milliards de £ est prête à s’accroître dans les prochaines années. Pour la prospérité des londoniens, elle est donc vitale. Mais si nous ne considérons pas autrement la vie de nuit, nous perdrons une opportunité pour proposer des emplois intéressants, une croissance économique et une culture nocturne de grande qualité à tous les londoniens.344

La vision concernant la vie nocturne de Londres est d’une facture néolibérale. Par néolibéralisme nous entendons cette doctrine en politique qui voit dans la gestion de l’économie de marché, le meilleur des outils que peuvent utiliser des politiques du gouvernement, les institutions publiques et privées et les institutions à but non lucratif.345 Pour le maire Khan et

342 Greater London Authority, « From good night to great night. A vision for London as 24-hour city. » (london.gov.uk, juillet 2017), www.london.gov.uk/sites/default/files/24_hour_london_vision.pdf. 343 James C. Scott, Seeing like a State: How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, Nachdr., Yale Agrarian Studies (New Haven, Conn.: Yale Univ. Press, 2008). 344 Greater London Authority, « From good night to great night. A vision for London as 24-hour city. » pp. 5-6. 345 David Harvey, A brief history of neoliberalism (Oxford University Press, USA, 2007).

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son cabinet, l’importance de la réforme de la vie nocturne est assujettie aux canaux de l’économie générée pendant les heures de la nuit, étant donné que dans le document en question l’économie nocturne de Londres est estimée à 26 milliards de livres sterling. La nuit n’est pas considérée en tant que telle, mais envisagée du point de vue de l’économie de marché. Les mots du maire à propos de l’aménagement urbain sont assez préoccupants, alors qu’ils pourraient promouvoir un dialogue fondé sur la coopération et les échanges, à l’heure où Londres ressent la compétition des autres villes. Comme l’a observé Jessop, le projet néolibéral s’intéresse particulièrement aux processus d’urbanisation à grande échelle, puisque dans une économie de marché les villes sont des centres où s’accumulent les capitaux et les connaissances technologiques qui limitent les possibilités d’intervention de l’état.346

La vision proposée par les autorités centrales du gouvernement de la capitale est un puzzle de différentes approches, problématiques et solutions, dont la lecture laisse apparaître une analyse erronée de la question urbaine, nocturne et diurne. Au mieux de proposer des solutions, la vision nocturne de Londres tente « de façon masquée » de promouvoir la ville et sa méga machine économique.

Un écosystème complet d’industries soutient notre économie nocturne. Parmi ces industries figurent les chaînes d’approvisionnement alimentaire et les structures de vente au détail, les services techniques et de manutention, la santé et la sécurité, les transports et la logistique.347

Dans la conception néolibérale de l’économie, les individus aussi sont traités comme un paramètre économétrique.

Le Brexit serait susceptible de réduire l'offre de travailleurs étrangers auxquels font appel nos secteurs de l’hospitalité et du tourisme.348

Et la technologie est conçue comme une machine qui ne s’arrête pas.

346 Bob Jessop, « Liberalism, neoliberalism, and urban governance: A state–theoretical perspective », Antipode 34, no 3 (2002): 452-72. 347 Greater London Authority, « From good night to great night. A vision for London as 24-hour city. » op. cit. p. 10. 348 Ibid. p. 12

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La technologie a libéré les personnes pour vivre et travailler selon des modalités nouvelles et flexibles. Maintenant que Londres devient une véritable ville qui vit 24 heures, nous prévoyons que les gens aspirent à une plus grande flexibilité dans leurs temps de travail et d’achats, mais aussi pour aller chez le coiffeur, pour consulter le médecin, rencontrer leurs amis ou faire de sport.349

En fait, le véritable projet ne consiste pas à trouver des solutions à la vie nocturne, mais plutôt celui d’exporter les modèles de vie diurne à la vie nocturne. En d’autres termes, c’est l’extension du marché à une nouvelle période de la journée et aux espaces de la ville nocturne.

Nous devons planifier la vie de nuit de la même manière que se planifie la journée.350

L’économie nocturne ne doit pas être synonyme d’une économie 24heures sur 24 et 7 jours sur sept. De cette manière, plutôt que de prendre en compte des exigences apparues avec les problèmes liés aux clubs de musique indépendants, (qui, déjà en 2015, avaient alarmé les responsables politiques sur les problématiques relatives à la fermeture des clubs), la réponse politique à la vie nocturne est de style techno-économique, et planifie la croissance du secteur qui pourrait être générée par une augmentation de la consommation et une consolidation de l’infrastructure de la ville de Londres.

Après une consultation publique engagée conjointement par le maire Khan, par le Tzar de la vie nocturne Amy Lamé, et da Philip Kalvin, président de la toute récente commission nocturne « Night-Time Commission », dix principes directeurs ont été retenus pour la stratégie de la planification de la vie nocturne.

Londres de nuit : 1. Sera leader mondial. 2. Offrira des opportunités ludiques à tous les londoniens, indépendamment de l’âge, du handicap, du genre, de l’identité de genre, de la race, de la religion, de l’orientation sexuelle ou des moyens. 3. Fera la promotion de toutes les formes d’activité culturelle, de divertissement, de vente au détail et de services. 4. Promouvra la sécurité et le bien-être des résidents, des travailleurs et des touristes. 5. Promouvra une vie nocturne accueillante et accessible. 6. Promouvra les investissements, l'activité

349 Ibid. 350 Ibid. p. 13.

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et l’entreprenariat. 7. Promouvra des visites nationales et internationales de Londres. 8. Sera positionnée stratégiquement dans la ville toute entière afin de promouvoir les opportunités et de minimiser les nuisances. 9. Deviendra une ville qui vit 24 heures et soutient des styles de vie flexibles. 10. Prendra en considération les futures tendances mondiales et nationales dans le domaine du temps libre, des migrations, de la technologie, de l’emploi et de l’économie.351

Une analyse discursive de ces principes permet d’extrapoler la stratégie de la politique du maire Khan pour la vie nocturne. La technologie, à l’image de la nuit, confère une certaine flexibilité dans la vie des personnes. Selon ce plan, ces individus préfèrent adopter des modèles de vie alternatifs, comme le fait de travailler de nuit, et la politique ne doit pas s’interdire d’offrir la nuit les services que l’économie offre à la population durant la journée. C’est en fait un modèle productiviste, qui est au centre des problématiques que révèle le plan, selon lequel la politique semble faire coïncider la promotion des droits du consommateur avec la défense des travailleurs de la nuit. La vision concernant la résolution des problèmes que divers groupes de personnes rencontrent demeure peu claire. Des consommateurs, des employés du secteur public, des employés du secteur privé, des migrants, des personnes sans domicile fixe, des femmes, des membres de la communauté LGBT, des artistes et des « clubbers » ont des exigences, des besoins, et doivent bénéficier de garanties et de droits vraiment différents, qu’une politique panoptique qui cherche à résoudre les problèmes de tous risque d’être incapable de satisfaire, et voir d’aggraver certaines causes qui sont à l’origine de l’émergence de la vie nocturne d’une mégalopole.

Le plan ne fait jamais référence aux politiques nocturnes mises en œuvre par le cabinet précédant celui du maire actuel. Même si ce plan reflète une volonté de rupture par rapport au passé, malgré certains traits de nouveauté il n’est que le prolongement de politiques antérieures profondément ancrées. C’est un peu comme si le plan « 24 hour London Vision » niait l’existence de l’histoire des politiques de la vie nocturne, comme si des plans antérieurs n’avaient jamais existé, ou comme s’il n’y avait jamais eu de plans dans d’autres villes. Il est alarmant de constater que les villes sont considérées comme des compétiteurs mondiaux, et non comme des sources éventuelles d’inspiration et de collaboration.

351 Ibid. p. 17.

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Dans cette même Angleterre, la ville de Manchester, symbole de la révolution industrielle, a accueilli en 1994 la première conférence sur l’économie nocturne ou NTE (night-time economy), anticipant ainsi de plus de vingt ans l’expression « 24-city ». Déjà, à cette époque, de nombreuses thématiques du nouveau plan londonien avaient fait l’objet de critiques, en particulier les thématiques liées aux processus macro-économiques en rapport avec l’administration économique de l’espace public nocturne.352 Dans un article paru après cette conférence, Andrew Lovatt, un des organisateurs, a montré que les villes européennes des districts industriels ont bien perçu l’économie nocturne comme une opportunité de substitution des effets négatifs de la phase de désindustrialisation, par la relance d’espaces dédiés à la consommation de la popular culture.353 Les villes du nord de l’Angleterre comme Manchester, les villes allemandes de la Ruhr, de Belgique, de Hollande et de la France septentrionale, ont connu une crise identitaire à la fin des années soixante à cause de la désindustrialisation. Comme les grandes industries ne souhaitaient pas vendre les usines et le terrain sur lequel elles étaient érigées, qu’elles considéraient comme des capitaux fixes, la revalorisation des centres industriels fut envisagée comme une opportunité à mettre en œuvre dans le (plus complexe) processus de régénération urbaine engagé durant les années soixante et quatre-vingt.

La relation entre villes et économies nocturnes, qui se révèlera dominante à partir des années quatre-vingt-dix jusqu’à aujourd’hui, s’est accompagnée d’une promotion simultanée de la valeur spécifique que représente l’urbanisation.354 Un tel processus qui a également fonctionné dans les villes touristiques, et assez peu industrialisées, a permis par exemple au programme Eté Romain, entre les années 1977 et 1985, qui a promu la contre-culture des théâtres underground, en ce temps là sortie indemne des années de plomb, fut insérée dans un large programme d’offres consacré à l’économie nocturne de la ville de Rome.355 Comme l’illustrent les exemples du tourisme techno de Détroit et de Berlin, et, dans ce chapitre, de la ville contemporaine de

352 Andrew Lovatt, The 24-hour city: Selected papers from the first national conference on the night-time economy (Manchester ïnstitute for Popular Culture, 1994). Cf. Tim Heath, « The Twenty-four Hour City Concept—A Review of Initiatives in British Cities », Journal of Urban Design 2, no 2 (juin 1997): 193-204, https://doi.org/10.1080/13574809708724404. 353 Andy Lovatt, « The ecstasy of urban regeneration: regulation of the nighttime economy in the transition to a post-Fordist city », From the margins to the centre: Cultural production and consumption in the post-industrial city, 1996, 141-68. 354 Andy Lovatt et Justin O’Connor, « Cities and the Night-time Economy », Planning Practice & Research 10, no 2 (1 mai 1995): 127-34, https://doi.org/10.1080/02697459550036676. 355 Franco Bianchini, « Night Cultures, Night Economies », Planning Practice & Research 10, no 2 (1 mai 1995): 121-26, https://doi.org/10.1080/02697459550036667.

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Londres, les relations sociales urbaines qui s’établissent dans les lieux de la musique techno jouent le rôle de symbole catalyseur des processus macroéconomiques liés au caractère central du capital culturel. La réification de la musique électronique exerce le rôle d’anneau de jonction entre capital culturel et capital financier, créant ainsi un lien matériel entre culture du clubbing et restructuration urbaine.

A la suite de Lovatt, Robert Shaw a dénoncé le fait que le monde de la recherche ne se soit intéressé à la vie nocturne qu’au début des années quatre-vingt-dix. Les raves et la culture du clubbing, qui ont été par la suite prises en compte par les responsables politiques qui voulaient intégrer les conceptions de la vie nocturne dans une vision libérale de l’économie, ont contribué également à ce regain d’intérêt de la part des chercheurs; une telle approche s’adaptait, en effet, parfaitement à la notion d’ « entreprise créative » naissante et au paradigme de la libéralisation du marché.356 Se démarquant de l’approche néolibérale, Shaw exhorta les responsables politiques et les chercheurs à s’intéresser aux subjectivités de la vie nocturne, et non au modèle travailleur- consommateur.

Les subjectivités de la vie nocturne rejettent toute définition de la nuit ayant trait à l’économie, préférant une décentralisation de la notion de nuit urbaine : en s’inspirant des écrits de Deleuze et de Guattari, Shaw promeut l’idée d’une atmosphère de la nuit produite par la matérialité des pratiques et des corps, en dehors des environnements plus traditionnels de studios que sont les pubs, bars ou clubs.357 Dans cette perspective, il convient d’évaluer ce que perçoivent les acteurs de la nuit, surtout parce que ceux-ci doivent être non seulement consultés mais aussi impliqués dans les politiques qui les concernent. Le cas des videurs, par exemple, est, à ce titre intéressant, parce que leur perception de la nuit permet de déchiffrer les changements de paradigme des modèles de contrôle et de sécurité de la population nocturne par les autorités publiques. Il convient de remarquer que lors de l’expansion du marché de la nuit résultant des politiques nocturnes expérimentées au Royaume Uni dans les années quatre-vingt-dix, la violence perçue a augmenté, favorisant le discours sécuritaire qui accompagnait les nouveautés de la vie nocturne et du clubbing.358 Le discours sur la sécurité peut involontairement conduire à

356 Robert Shaw, « Neoliberal Subjectivities and the Development of the Night-Time Economy in British Cities », Geography Compass 4, no 7 (2 juillet 2010): 893-903, https://doi.org/10.1111/j.1749- 8198.2010.00345.x. Silvia Rief, Club cultures: boundaries, identities and otherness, Routledge advances in sociology 48 (New York: Routledge, 2009).pp. 57-64. 357 Robert Shaw, « Beyond night-time economy: Affective atmospheres of the urban night », Geoforum 51 (1 janvier 2014): 87-95, https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2013.10.005. 358 Dick Hobbs, Bouncers: Violence and Governance in the Night-Time Economy (Oxford University Press, 2003).

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un effet opposé à celui qui est avancé. Bars, pubs et clubs sont profondément différents l’un de l’autre : le fait que ces catégories de locaux soient ouvertes de nuit et détiennent la licence leur permettant de vendre de l’alcool, ne signifie pas que les pratiques des gestionnaires et de l’équipe dirigeante, le type et la qualité de la musique jouée, et les personnes qui les fréquentent soient homogènes. La vie nocturne, au contraire, est marquée comme celle de la journée par une profonde diversité. Nous considérons ce point comme vraiment essentiel, puisqu’il s’accorde avec le type de culture (et de milieux) associé aux différentes sortes de musique techno ou de musique électronique. Fileborn, dans une étude sur les attentes sexuelles latentes de celui qui fréquente le monde des lieux nocturnes, a observé qu’il existe certaines modalités auxquelles on peut recourir pour contourner le discours sur la sécurité de façon pratique et efficace, sans contrôle officiel. Directives d’éthique sexuelle, promotion de politiques de genre dans les clubs, et cours de mise-à-jour et de professionnalisation pour les travailleurs nocturnes peuvent améliorer la perception de la sécurité, et donc du divertissement, qu’éprouvent toutes les subjectivités qui jouissent de la nuit.359

De façon plus générale, la critique majeure que nous souhaitons formuler au sujet du plan « 24-hour London Vision » concerne la valeur universelle de la recette présentée pour résoudre les problèmes de « tous » : les solutions proposées sont de nature économique et néolibérale dans la mesure où la nuit est considérée comme un marché à réglementer. Le présupposé est qu’une fois les problèmes du secteur nocturne résolus, l’économie nocturne récoltera les bénéfices économiques (une valeur supérieure tant en termes nominaux qu’en termes absolus pour l’économie de la ville) qui auront des retombées sur la société, les travailleurs et les consommateurs de la nuit. Cette façon de voir ne prend pas en compte la diversité qui existe entre les habitants, et avec elle également, les opportunités d’offrir une vision alternative de la vie urbaine, pas uniquement nocturne. Dans le cadre macroéconomique et macro-urbain de restructuration qui gagne les villes, il serait opportun d’adopter une politique capable d’être à l’écoute des perceptions subjectives des habitants de la ville, pour saisir non seulement les différences, mais pour protéger les tranches les plus marginales et les plus exclues.

Cette « renaissance urbaine » a conduit au développement de certaines zones du centre-ville grâce à la volonté de restructuration de certains constructeurs.

359 Bianca Fileborn, Reclaiming the Night-Time Economy: Unwanted Sexual Attention in Pubs and Clubs (Springer, 2016). pp. 233-34.

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Ce qui apparaît est une ville « des 24-heures » pleine d’usages, de besoins et d’exigences divers, susceptibles de s’opposer entre eux. Le défi, qui se pose, est celui de comprendre et de considérer comment ces diversités peuvent être intégrées pour construire une ville « des 24-heures » vivable et fonctionnelle.360

Il n’est donc pas surprenant que certains efforts accomplis en vue de comprendre la relation affective et sensorielle entre les habitants et la ville, proviennent en partie du domaine de l’écologie acoustique. Des études menées sur les politiques de réduction du bruit, parmi lesquelles le plan de régulation de la ville de Londres361, proposent une analyse plus complexe du tissu social et matériel de l’univers urbain.

Les « paysages sonores » peuvent être des paysages durables dès lors que chacune des zones urbaines n’est pas homogénéisée et formatée, mais analysée pour ses qualités particulières.362 Au cours de ces dernières années, cette politique propose des visions alternatives des villes essentiellement à partir d’études sonores. Le son d’une ville constitue une grille d’un type particulier. Bien qu’invisible, l’écologie sonore d’une ville exerce un impact tangible social et sanitaire sur ses habitants, et ne peut donc être considérée comme une dimension abstraite ; au contraire, les qualités acoustiques d’un espace urbain échappent aux conceptualisations simples du tissu urbain.363

Enfin, rappelons que Londres n’est pas l’unique métropole qui doit faire face à une demande d’amélioration de la vie nocturne. A New York, par exemple, l’introduction d’un maire de la vie nocturne est à l’étude afin de répondre à des exigences similaires à celles des londoniens.364 De nombreux clubs de musique indépendants se plaignent de ne pas pouvoir rester ouverts la nuit, des difficultés auxquelles ils sont confrontés pour acquérir des licences, et, en général, et d’une législation très répressive et qui, malgré les années passées, est souvent restée

360 Mags Adams et al., « The 24-hour City: Residents’ Sensorial Experiences », The Senses and Society 2, no 2 (1 juillet 2007): 24, https://doi.org/10.2752/174589307X203092. 361 Greater London Authority, « City of London Noise Strategy 2012 - 2016 », 2012. 362 Mags Adams et al., « Sustainable Soundscapes: Noise Policy and the Urban Experience », Urban Studies 43, no 13 (1 décembre 2006): 2385-98, https://doi.org/10.1080/00420980600972504. 363 Rowland Atkinson, « Ecology of sound: the sonic order of urban space », Urban studies 44, no 10 (2007): 1905-17. 364 Anna Codrea-Rado, « What Europe’s ‘Night Mayors’ Can Teach New York », The New York Times, 30 août 2017, sect. Arts, https://www.nytimes.com/2017/08/30/arts/new-york-night-mayor- europe.html.

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au stade des années de la prohibition, et défavorable à l’ouverture de nouveaux clubs ouverts de nuit.365 C’est le cas de la loi Cabaret Law, la licence aux termes de laquelle les locaux peuvent demeurer ouverts la nuit et posséder des pistes de danse. Dans les locaux sans licence, il est interdit de danser, sous peine de fermeture prononcée par la police de la danse ou la « Multi- Agency Response to Community Hotspots (MARCH) ».366

S’inspirant des groupes d’intérêt nés à Londres avec la campagne #savetnightlife, d’autres groupes d’intérêt ont vu le jour, comme la Night Time Industry Association (NTIA), dont l’objectif est de sauvegarder le secteur de la vie nocturne contre des fermetures et des lois peu favorables à l’essor des activités liées aux lieux où l’on donne de la musique. Parmi les membres de la NTIA figurent de nombreux clubs, bars et pubs londoniens, ainsi que les discothèques les plus célèbres de la capitale, dont Printworks, Fabric, Lightbox et les Corsica Studios. NTIA, à son tour, fait partie de la toute récente commission Night Time Commission, voulue par le maire Khan dans le but de mener des recherches en vue de concrétiser la « 24-hour London Vision ».367

La Commission accueille des membres de sociétés publiques et privées intéressés par le développement de l’économie nocturne. A cette commission assistent des officiels du service public, des fonctionnaires du réseau des transports, des représentants du monde de la culture et de l’art, des membres de la police, mais également des consultants et des membres de « think tank » comme Sound Diplomacy, un leader du secteur du conseil dédié à la musique urbaine et au développement des marchés. Le rôle de cette dernière organisation, compte-tenu des différents membres qui la composent est, selon nous, particulièrement problématique. Il semblerait que, Sound Diplomacy ait pour objectif, un objectif quasi inoffensif, de faire se côtoyer le secteur public et le secteur privé pour promouvoir des initiatives déployées pour la restructuration urbaine grâce à la musique, à l’art et à la culture. Toutefois, dans une ville qui se plaint du caractère insoutenable et injuste des processus profonds de la gentrification des quartiers populaires à laquelle s’oppose la population locale, il est justifié de se demander si les

365 Annie Correal, « Celebrating the End of the Cabaret Law (Where Else?) On the Dance Floor », The New York Times, 5 novembre 2017, sect. N.Y. / Region, www.nytimes.com/2017/11/05/nyregion/cabaret-law-repeal-dancing.html. 366 Laam Hae, The gentrification of nightlife and the right to the city: Regulating spaces of social dancing in New York, vol. 6 (Routledge, 2012). p. 1. 367 « London Night Time Commission », London City Hall, 21 avril 2016, www.london.gov.uk//what- we-do/arts-and-culture/mayors-cultural-vision/london-night-time-commission.

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intérêts et les opérations des différents membres de la Commission sont engagés dans un parcours de rencontre ou de confrontation. Par exemple, une des initiatives de Sound Diplomacy dont le nom est Sound Development, est une série d’évènements dont la finalité est d’attirer des constructeurs, des propriétaires fonciers et des autorités publiques dans l’organisation et le soutien d’initiatives musicales susceptibles de créer de l’espace (music as spacemaking).368 De cette façon on referme, pour ainsi dire, le cercle entourant la scène de la musique électronique. La musique électronique, capable d’attirer des milliers de personnes et de personnes de l’ensemble du monde, crée de la valeur sur le marché immatériel d’internet et sur le marché matériel des villes. Cette valeur est souvent capturée par des corporations qui favorisent les processus de gentrification qui étranglent la production de musique et détruisent ainsi sa valeur.

Diagramme 1. Financisation de la musique et de la culture techno

Avant de passer à la section suivante consacrée à l’analyse de certaines données relatives au rapport entre clubbing et gentrification à Londres, nous souhaiterions faire une synthèse des mécanismes de ce que j’ai dénommé financiarisation de la musique électronique, pour avancer certaines hypothèses susceptibles d’enrichir des études portant sur le rapport entre gentrification et clubbing.

La régénération de la ville est liée à l’émergence d’un discours sur l’économie nocturne. Etant donné que dans l’économie nocturne, la musique électronique joue historiquement un

368 « London 2018 », Sound Development, consulté le 12 janvier 2018, https://www.sounddevelopment.co.uk/london-2018-info/.

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rôle de premier plan, il est possible de voir la techno comme étant un symbole fonctionnel du capital culturel lié au développement de l’identité urbaine. La relation entre capital culturel et capital financier se concrétise matériellement par l’utilisation de la musique par les grandes sociétés immobilières et par les « think tank », proches de ces sociétés en tant que supports de production d’espaces et de valeur. Sur le plan philosophique, il est possible d’affirmer que le désir que suscite l’imaginaire techno est capté par des processus de valorisation des pratiques urbaines qui ont des retombées non seulement sur l’architecture de la ville, mais aussi sur la marginalisation de certaines franges de la population qui subissent les méfaits de la gentrification. Comme l’a souligné l’urbaniste et géographe Lees, les quartiers ayant des démographies multiculturelles menacées par la gentrification ont un besoin vital d’espaces où les rencontres entre personnes d’origine différente peuvent avoir lieu. Les clubs représentent ces espaces où cela se produit encore.369 Utiliser la diversité de la musique pour, à l’inverse, homogénéiser la ville, est une opération spéculative qui ne peut être tolérée que par ceux qui préfèrent élargir les mailles de la consommation plutôt que de contribuer à la production d’espaces et de territoires de rencontre. Dans cette optique, nous voulons souligner l’urgence pour l’industrie musicale et les autorités publiques de réfléchir à la nature de certaines opérations hybrides. Si l’industrie du clubbing a bénéficié de la fermeture de certains clubs pour se positionner dans la relance de l’économie nocturne, en obtenant d’un côté un consensus en faveur d’une cause juste comme celle du sauvetage des lieux de musique indépendants, mais d’un autre côté, en choisissant des positions ambiguës si les clubs recueillent pour se financer des capitaux, alors cette industrie (du clubbing) et les clubs compromettent la pérennité et la créativité de la musique. Il convient, comme cela a déjà été suggéré, d’observer les cas de ville comme Amsterdam et Berlin, où des logiques échappant au marché ont conduit à des bénéfices majeurs et à une qualité du panorama musical que de nombreux jeunes gens préfèrent.370 Ce sont ces derniers cas auxquels nous nous intéresserons de façon plus détaillée dans la dernière partie de ce chapitre.

369 Loretta Lees, « Gentrification and Social Mixing: Towards an Inclusive Urban Renaissance? », Urban Studies 45, no 12 (1 novembre 2008): 2449-70, https://doi.org/10.1177/0042098008097099. 370 Aaron Coultate, « What’s the Way Forward for UK Nightlife? », Resident Advisor (blog), 18 mars 2016, https://www.residentadvisor.net/features/2641.

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4.5 Gentrification et clubbing. Quelle relation ?

Un des objectifs initiaux de notre travail sur Londres et Détroit visait à étudier le rapport de cause à effet entre le clubbing et les processus de gentrification. D’un côté il nous semblait nécessaire de vérifier dans quelle mesure les auditeurs et les artistes qui animaient les Corsica Studios étaient sensibles aux évènements sociaux du milieu environnant : le climat médiatique au sujet des fermetures des locaux technos, des pubs et des discothèques; les protestations qui s’élevaient dans les quartiers contre la gentrification, là où la vie nocturne animait des quartiers jadis populaires; et d’un autre côté, il nous fallait observer combien le désir d’écouter de la musique électronique pour danser comme la techno créait des territoires et donc de la valeur autour des clubs où elle était jouée. En d’autres termes, disons que si la musique techno peut créer un territoire, les zones dans lesquelles résident les clubs peuvent représenter de nouveaux marchés d’investissement. Cette valeur territoriale devient source de profit, à partir du moment où les clubs se situent dans des zones de la ville qui, parce qu’ils sont à la mode, font successivement l’objet d’une gentrification résultant d’investissements considérables de capitaux engagés par le secteur immobilier. En nous appuyant sur ce que les médias peuvent dire à propos de la musique et de la gentrification, nous avons formulé l’hypothèse selon laquelle les lieux de la techno constituent de bons indicateurs permettant de prédire quelles seront les zones urbaines qui connaîtront des processus de gentrification. Les arguments en faveur de cette hypothèse sont nombreux.

La culture techno, comme cela est décrit tout au long de la thèse, se présente comme l’identité urbaine qui considère de façon positive les transformations possibles qu’offrent les nouvelles technologies. Pour cette raison, la présence des clubs technos est susceptible d’annoncer certains processus urbains tels que la restructuration et la gentrification qui se développent dans les métropoles occidentales. Dans le premier chapitre, nous avons cherché à souligner que, durant nos observations ethnographiques, certains clubs technos étaient particulièrement attentifs à la vague de fermetures des lieux dédiés à la musique frappés par de violents processus de gentrification. Dans le second chapitre, nous avons établi un lien entre cette sensibilité politique et les caractéristiques esthétiques de la techno, qui est une esthétique attentive aux transformations urbaines apportées par les technologies de la communication. Cette affinité s’exprime, sur le plan philosophique, en une esthétique musicale qui associe des territoires, des instruments électroniques et des machines abstraites. Dans le troisième chapitre, nous avons reconstitué une archéologie possible de la Détroit techno, en suggérant un ancrage des thèmes philosophiques dans les thèmes historiques. Détroit, la ville fordiste qui a subi toutes

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les conséquences néfastes de la post-industrialisation, en particulier dans le domaine urbain, ethnique et social, a été également la ville où l’expérimentation musicale a contribué à la naissance et au développement de la techno. A l’heure actuelle, ce genre musical est devenu un symbole culturel de la ville. Les responsables politiques, les citadins et les artistes espèrent que le patrimoine cultural de Détroit lié à la musique électronique pourra relancer un processus de restructuration des zones abandonnées de la ville, en attirant des jeunes, des étudiants et des créateurs. Ce processus de renaissance permis par la musique techno est également marqué par l’existence d’une alliance entre la ville de Détroit et la ville de Berlin, ayant pour objectif l’échange de savoirs aptes à soutenir des politiques qui pourraient recréer les situations favorables qui ont conduit Berlin à être la destination des touristes technos. Dans ce chapitre, nous sommes en revanche partis de la définition dans le champ de la critique musicale du concept d’hauntologie, pour indiquer les modalités selon lesquelles des politiques néolibérales exercent un effet sur la production musicale : un marché sans réglementations peut aboutir à la fermeture des clubs et des locaux indépendants, et plus généralement à un lent effacement de l’avenir. Des politiques néolibérales qui favorisent une déréglementation du marché dans le domaine urbain et immobilier peuvent conduire à une homologation des produits musicaux, en favorisant la commercialisation de la culture underground et en marginalisant conséquemment des thèmes créatifs qui la constituent. Cette marginalisation résulte également produit des processus de gentrification, qui ont été identifiés comme étant responsables de la destruction de la diversité sociale des zones habitées par les classes prolétaires ou lumpen des métropoles occidentales comme Chicago, New York et Londres. Enfin, nous avons mis à profit le cas du club Printworks, pour présenter une sorte d’antithèse à mes hypothèses. Le cas des Printworks confirme, d’une part, que les investisseurs immobiliers tels que British Land voient dans les clubs un générateur de valeur et de profit au cœur des politiques de régénération urbaine ; et d’autre part que le club Printworks n’est pas une initiative underground. L’opération des Printworks révèle les différents niveaux de gestion des clubs technos et, comme nous avons cherché à le démontrer, que la culture techno qui émane des Printworks, diffère de celle de clubs plus « underground ». Il est possible ainsi d’affirmer pour le dire autrement qu’à une gestion différente des lieux technos, correspondent des cultures, des politiques et des musiques différentes.

L’Urban Lab de l’université londonienne UCL a lancé en 2015 deux études de recherche portant sur la réduction des espaces à Londres dédiés à la communauté LGBTQ+ au cours de ces dernières trente années. L’étude menée par Ben Campkin et Laura Marshall est un exemple de programme ambitieux de recherche-action. Deux rapports, en particulier, soutiennent les

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hypothèses d’une relation de cause à effet entre gentrification et clubbing. Le premier se focalise sur les dynamiques de réalisation et de disparition des locaux LGBTQ+ à partir du moment où, en 1986, les mairies de la ville métropolitaine de Londres ont accordé une plus grande flexibilité à l’implémentation de plans de restructuration urbaine; Le second rapport est le fruit d’une étude plus récente sur les infrastructures sociales, culturelles et politiques qui, en interrelation, peuvent informer le monde de la politique municipale sur l’intégration des espaces LGBTQ+ dans les plans de restructuration371.

Grâce à trois années de recherches menées conjointement, l’UCL Urban Lab a engagé une réflexion publique en collaboration avec les activistes des deux collectifs queer, Raze et Queer Space Network sur l’état des espaces sociaux nocturnes dédiés à la communauté LGBTQ+, donnant la parole aux acteurs locaux qui subissent les effets négatifs de la fermeture de ces espaces. Ce type de méthodologie participative, qui se sert d’outils qualitatifs et quantitatifs, a été définie par l’Urban Lab lui-même en tant que « engaged urbanism » ou, en français, « urbanisme engagé ». Dans le premier cas, le rapport indique que les espaces queer fonctionnent comme lieux de soins et de bien-être, en fournissant des services utiles à une population déjà marginalisée. Au cours des trente dernières années, les espaces LGBTQ+ ouverts surtout à la catégorie dénommée BAME (Black, Asian and Minority Ethnic) ont été particulièrement vulnérables aux fermetures, dans la mesure où la part qu’ils représentent rapportée au nombre total des espaces analysés est devenue nulle. La seconde étude, qui couvre les dix années entre 2006 et 2016, a porté sur les causes ayant conduit à la fermeture des 116 locaux LGBTQ+ (fig. 14). Dans 38% des cas la fermeture a eu lieu suite à la restructuration du bâtiment souvent transformé en appartements. Dans 21% des cas, en revanche les locaux sont restés ouverts mais ont cessé de faire partie de la scène LGBTQ+. Le rapport stipule qu’une cause fréquente ayant entraîné la fermeture des sièges ou des clubs LGBTQ+ est la renégociation des licences ou une augmentation inattendue des baux commerciaux de 7%. Les deux chercheurs de l’UCL concluent que la géographie de la ville de Londres a connu, au cours de ces trente dernières années, une inversion des pôles de la vie nocturne LGBTQ+, passant de certaines zones centrales et de l’Ouest dans les années quatre-vingt-dix, aux quartiers du Sud-est et de l’Est actuellement (Peckham et Dalston).

371 Ben Campkin et Laura Marshall, « LGBTQ+ nightlife in London: 1986 to the present » (London: UCL Urban Lab, 2016); Ben Campkin et Laura Marshall, « LGBTQ+ Cultural Infrastructure in London: Night Venues, 2006–present » (London: UCL Urban Lab, juillet 2017).

217 La vulnérabilité des groupes plus marginaux au sein de la communauté LGBTQ+, a été aggravée par une série de résultats négatifs : une moindre accessibilité à des espaces sécurisés, une plus grande anxiété s’accompagnant d’un stress plus important et de problèmes qui affectent la santé mentale des membres de la communauté LGBTQ+. Enfin, les chercheurs Campkin et Marshall concluent en proposant certaines recommandations pour la future planification de l’infrastructure nocturne de la capitale anglaise. Défendre la présence et la création d’espaces LGBTQ+ non commerciaux liés aux communautés locales est d’un intérêt vital pour la ville entière. Les clubs et les centres sociaux LGBTQ+ sont des espaces de production culturelle et d’intégration qui diversifient, enrichissent et contribuent à la bonne santé du tissu urbain. Pour ces motifs, les espaces LGBTQ+ doivent être protégés et favorisés dans le nouveau plan du maire et du Tzar grâce à la mise en œuvre de mesures qui facilitent les locations, l’octroi de licences, l’accès aux aides, et de règles claires de planification.

Compte-tenu de ces prémisses, nous souhaitons réaliser une analyse qualitative de certaines données recueillies, dans le but de les rapprocher d’observations portant sur le rapport causal entre clubbing et gentrification. Nous utilisons à cette fin un ensemble de données qui inclut la liste des « Top London Club » dressée par Resident Advisor, le portail dédié à la musique électronique qui joue le rôle d’infrastructure mondiale pour la promotion des clubs (fig. 15). Resident Advisor est aussi la plate-forme où l’on peut acheter et vendre des billets pour des soirées technos et qui héberge des dizaines de milliers de clubs dans le monde entier, répartis par ville. Pour chaque club, nous avons prévu d’inclure certains indicateurs comme la capacité du local (exprimé en nombre de personnes), la fonction du local (uniquement club ou local plurifonctionnel), la période de fonctionnement (année de naissance), et l’adresse (correspondant au code postal alphanumérique anglais qui accepte un nombre limité d’adresses). Pour caque adresse, nous avons collecté les données immobilières pendant ces dix dernières années, c’est-à-dire pendant une période qui va des cinq années avant nos recherches aux cinq années qui suivent celles-ci (2008-2017).

Nous nous sommes servi des données open source que propose la plate-forme Zoopla, laquelle utilise les données du gouvernement disponibles dur le site gov.uk, en choisissant trois types de données sur les valeurs immobilières : a) la variation proportionnelle de la valeur moyenne des immeubles pour chaque adresse du club; b) La valeur moyenne courante des immeubles par adresse; c) et la valeur nominale de la variation enregistrée au cours des dix dernières années. Enfin, pour évaluer la présence et les effets de la gentrification, nous avons indiqué dans une colonne si les clubs ont été définitivement fermés ou ont subi des fermetures.

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Ces données ont été recueillies, à travers la recherche qualitative et la collecte d’informations trouvées dans des quotidiens, des magazines spécialisés et des blogs. Nous avons, enfin, indiqué dans une colonne la présence de groupes et/ou de campagnes anti-gentrification dans les zones des clubs, là aussi utilisant des informations recueillies en ligne. Le tableau qui se dégage de cette analyse est mitigé et non définitif. Il peut cependant représenter le début d’une étude plus approfondie et de nature quantitative. Nous retenons que les hypothèses susceptibles de valider le travail à effectuer par la suite constituent le point fort de cette brève analyse, étant donné le recueil de données qualitatives et le choix critique de la littérature que nous avons effectués.

Years of Name Capacity372 Type373 Postcode Operation374 93 Feet East 800 Club E1 6RU 1999-Present Corsica Studios 500 Club SE17 1LB 2005-Present Dance Tunnel 220 Club E8 2PB 2012-2016 Fabric 1,600 Club EC1M 3HN 1999-Present Lightbox 600 Club SW8 1SP 2008-Present Ministry of 1,600 Club SE1 6DP 1991-Present Sound Oval Space 500 Multipurpose E2 9DT 2012-Present Printworks 6,000 Multipurpose SE16 7PJ 2016-Present Studio 338 3,000 Multipurpose SE10 0PF ?-Present The Joiners Arms 200 Club E2 7QL 1997-2015 Tobacco Dock 5,000 Multipurpose E1W 2SF 2014-Present Village 1,000 Multipurpose EC2A 3PQ 2006-Present Underground Xoyo 800 Club EC2A 4AP 2010-Present

Tableau 1. Liste des « Top London Clubs » selon le site Resident Advsior, à laquelle nous avons ajouté deux clubs qui ont fermé. Le Dance Tunnel faisait partie de la liste avant sa fermeture, tandis que le Joiners Arms, lieu fameux sur la scène queer londonienne, représente un club qui convient à l’analyse comparative. Il convient de noter que le site Resident Advisor héberge plus de 1500 clubs pour la seule ville de Londres.

372 Les données concernant la capacité de chacun des clubs ont été obtenues sur la plateforme Resident Advisor. 373 Nous avons fait ce type de sélection après être allé dans chacun des clubs et à l’aide de la définition qui est donnée de chaque club dans les pages de présentation de leur site. Il convient de noter que de nombreux clubs tendent à devenir de plus en plus des lieux aux fonctions multiples dans le but d’obtenir des recettes plus importantes leur permettant de subsister. Le cas des Corsica Studios est particulier dans la mesure où ce club au cours de ces deux dernières années a proposé un programme plus culturel le mercredi et le jeudi, bien qu’ayant été à ses débuts un club purement techno qui n’était ouvert que du vendredi soir au dimanche matin. 374 Nous nous sommes servis de données recueillies sur le site Resident Advisor et sur Internet.

219 10-year value Nominal value change Presence of anti- Name Current value (average) Closure or faced closure change375 (average) gentrification campaigns376 93 Feet East 46.60% £124,232 £390,848 No Yes Corsica Studios 49.44% £161,359 £487,721 No Yes Dance Tunnel 54.08% £216,750 £617,574 Closed (2016) Yes Fabric 45.12% £250,804 £806,652 Faced closure in 2016 No Lightbox 39.12% £204,029 £725,619 No Yes Ministry of Sound 46.38% £223,836 £706,439 Faced closure in 2013 Yes Oval Space 50.41% £112,992 £337,138 No Yes Printworks 46.19% £165,584 £524,111 No No Studio 338 45.13% £184,910 £594,635 No No The Joiners Arms 50.40% £182,786 £545,426 Closed (2015) and reopened in Yes 2017.377 Tobacco Dock 46.59% £187,820 £590,924 No No Village Underground 47.46% £302,603 £940,237 No Yes Xoyo 47.46% £172,585 £536,214 No Yes London Average378 43.75% £202,425 £665,132 n/a n/a

Tableau 2. Liste des clubs avec les variations correspondantes de la valeur immobilière dans la zone, données sur les fermetures ou les menaces de fermeture, et les données sur la présence ou non de campagnes anti- gentrification.

375 Les données que nous avons utilisées étaient celles fournies par l’indicateur de l’agence immobilière Zoopla qui s’appuie sur le registre national du Royaume Uni « Land Registry for England and Wales and from the Registers of Scotland for Scotland ». La période concernée s’étend du 1er février 2009 au 31 janvier 2018. 376 Nous avons obtenues les données concernant l’existence de campagnes de protestations, et de groupes s’opposant à la gentrification en analysant des quotidiens et des blogs d’activistes locaux. Les clubs figurant sur la liste font partie des communes de Hackney, Islington, Lambeth et Southwark, où sont en cours des campagnes de lutte contre la gentrification. En plus des articles de protestation contre la fermeture des clubs déjà cités, nous faisons référence à la carte des mouvements contre la gentrification de l’Action East End : « London housing and gentrification campaigns », My Maps, consulté le 8 février 2018, www.google.com/maps/d/viewer?mid=1leJhKFWQmwLwx4CJehVrvC-A0jo. Cf. Jamie Keddie, « Negotiating urban change in gentrifying London: experiences of long-term residents and early gentrifiers in Bermondsey » (The London School of Economics and Political Science (LSE), 2014). 377 Le club Joiners Arms a de nouveau ouvert dans de nouveaux locaux par conséquent, aux fins de l’analyse, nous le considérons comme un club fermé. 378 En moyenne, les travailleurs en Angleterre pouvaient s'attendre à payer environ 7,6 fois leur salaire annuel en achetant une maison (2016), contre 3,6 fois en 1997. Office for National Statistics, « Housing affordability in England and Wales », 17 mars 2017, www.ons.gov.uk/peoplepopulationandcommunity/housing/bulletins/housingaffordabilityinenglandandwales/1997to2016. En corrélant les données de la variation exprimée en pourcentage de le valeur immobilière moyenne correspondant à l’adresse du club au cours des dix dernière années avec la valeur actuelle, pour établir le graphique en base de la page, il est possible de faire un premier constat. Les deux clubs qui ont fermé se situent dans les localités qui, comparées aux autres localités prises en compte, ont subi la plus forte élévation des prix moyens. Dance Tunnel et le Joiners Arms, tous deux dans l’arrondissement de la mairie de Hackney, ont dû respectivement fermer en 2016 et en 2015. Le Dance Tunnel a fermé, selon les termes de son ex-propriétaire, à cause de la gestion insoutenable des dépenses liées aux coûts de la licence permettant de vendre des boissons alcoolisées après minuit. Tandis que le Joiners Arms a dû fermer pour permettre la construction de nouveaux appartements. Il convient de noter que ce sont également les deux clubs qui ont la capacité la plus faible comparée à celle des autres clubs de la liste, chacun pouvant accueillir deux cents personnes. Nous tenons à souligner que les variations les plus importantes au cours des dix dernières années ont concerné les adresses qui présentaient la valeur moyenne des biens immobiliers la plus faible.

Current value (average) / 10-year change £1,000,000

£900,000

£800,000

£700,000

£600,000

£500,000

£400,000

£300,000

£200,000

£100,000

£0 0.00% 10.00% 20.00% 30.00% 40.00% 50.00% 60.00%

Tableau 3. L’axe des abscisses indique la variation au cours des 10 dernières années (2009-2018) de la valeur moyenne des immeubles à l’adresse (code postal) de chacun des clubs de la liste. L’axe des ordonnées correspond à la valeur actuelle moyenne des immeubles à l’adresse de chacun des clubs. Données : Réalisation de Zoopla.com sur les données du « Land Registry for England and Wales and from the Registers of Scotland for Scotland ». Les clubs qui ont été menacés de fermeture sont indiqués à l’aide d’un triangle, tandis que les clubs qui ont fermé sont signalés à l’aide d’un carré.

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Les deux locaux qui ont été menacés de fermeture, le Fabric et le Ministry of Sound, ont en revanche réussi à résister grâce aux campagnes de sauvetage dans lesquelles se sont impliqués des protagonistes artistes de réputation internationale qui ont suscité un plus grand tapage médiatique. Dans les deux cas, les municipalités locales sont dirigées par des membres du parti travailliste (Labour) (Southwark pour le Ministry of Sound et Islington per il Fabric). Il convient de noter que les deux clubs ont une capacité assez supérieure à celle des deux clubs qui ont fermé. Les deux clubs sont actifs depuis les années quatre-vingt-dix et sont considérés comme des méga- clubs, parce que, non seulement, leur capacité est supérieure mais également parce que des labels discographiques soutiennent et promeuvent les artistes qui jouent dans leurs locaux. C’est une donnée qui peut expliquer également leur présence dans des zones de la ville qui ont connu une valorisation sur une période plus longue.

Il n’est pas possible, compte-tenu du nombre limité de données, de tirer des conclusions sur le rapport causal entre gentrification et clubbing. Nous avons de ce fait tenté de montrer une voie possible en vue d’une étude quantitative plus approfondie de la relation causale entre les deux phénomènes. Considérer la présence des clubs comme un indicateur d’un futur processus de gentrification, ou comme un indicateur d’un processus actuel de gentrification, en cherchant à démontrer que les clubs sont une résultante de ces processus et non une cause, constitue une des démarches envisageables. Une autre option consisterait à prendre comme variable, peut-être encore plus significative, les différentes relations de cause à effet en fonction de la nature du club. Différencier la nature du club par la capacité, le chiffre d’affaires, le programme, le type de gestion, et la propriété (et donc l’accès aux capitaux et à d’autres ressources autres qu’économiques), serait susceptible de nous en apprendre davantage sur une telle relation. Un exercice statistique et économétrique pourrait consister à effectuer des régressions comparant les différents types de clubs avec les variations de valeur en fonction des adresses des localités respectives. Dans cette perspective, il serait opportun de formuler certaines questions guidant ces travaux de recherche.

Quel est au fond le problème auquel la gentrification confronte les clubs ? La gentrification fait pression sur les clubs avant tout sur le plan économique. Si le prix des immeubles augmente, alors les prix des loyers augmentent aussi. Si les frais de gestion sont insoutenables, le propriétaire du club peut décider de s’installer ailleurs ou de vendre. Mais il existe également une difficulté dissimulée. Les municipalités locales, qui détiennent le pouvoir de retirer ou d’autoriser la licence permettant de rester ouvert pendant la nuit, peuvent se réjouir du retrait d’une licence si le club est inclus dans un plan de restructuration. Ce fut le cas pour les clubs que sont le Fabric et le Ministry of Sound. Dans le cas du Fabric, la mairie d’Islington a retiré la licence en 2016 à la suite

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du décès d’une personne qui s’était ruinée. Dans le cas du Ministry of Sound, les propriétaires du club, la mairie de Southwark et le maire de Londres Boris Johnson, aujourd’hui ministre des affaires étrangères, se sont affrontés entre 2011 et 2014 au sujet de la responsabilité concernant la réduction du bruit au dehors du club. Quand une société du bâtiment présenta un projet situé à proximité du club, les propriétaires du club avertirent la municipalité que les nouveaux résidents auraient pu, selon la législation en vigueur, demander la fermeture des locaux. Le conflit prit fin officiellement en 2014, après que les parties eurent conclu un accord selon lequel le responsable du changement est celui qui est l’agent de ce changement.379 En d’autres termes, la société du bâtiment qui veut ériger un nouveau bâtiment est également responsable de l’utilisation de matériaux adéquats et de la réalisation de l’édifice de façon à assurer l’insonorisation des espaces internes contre les bruits extérieurs. Cette procédure, dénommée « Agent of Change » a été intégrée dans le « Cadre de politique nationale de planification », sous la pression du maire de Londres Khan, et prévoit que toute société engagée dans de nouvelles constructions à proximité de clubs ou de cinémas susceptibles d’être bruyants, soit responsable de la prise en compte et de la résolution de tout problème lié au bruit, en évitant ainsi des frais de procédure et d’éventuelles fermetures de lieux où de la musique est jouée.380

En plus du risque de fermeture, un autre problème lié à la relation entre gentrification et clubbing a trait à l’offre de musique et aux prix d’entrée. La gentrification peut se répercuter sur la qualité et la quantité de la production musicale, en favorisant une programmation comportant moins de risques et des billets plus chers. Les effets de telles politiques peuvent conduire à un manque de soutien apporté aux artistes émergents et à une exclusion des lieux de musiques affectant des tranches de la population plus marginales. Ce processus risque d’avoir des incidences sur la qualité de vie de la zone concernée par la gentrification.

Parmi nos observations ethnographiques, nous avons remarqué que le club Corsica Studios a progressivement accru sa programmation hebdomadaire en proposant plusieurs soirées qui ne se limitaient pas à de la musique électronique et techno. A l’heure actuelle, le programme propose

379 « Ministry of Sound Club in Deal with Developer over Noise », Evening Standard, 7 janvier 2014, www.standard.co.uk/news/london/ministry-of-sound-club-in-deal-with-developer-over-noise- 9043411.html. Aaron Coultate, « Ministry Of Sound to Stay Open », Resident Advisor (blog), consulté le 9 février 2018, https://www.residentadvisor.net/news.aspx?id=22212. 380 Carlos Hawthorn, « London Mayor Sadiq Khan Vows to Introduce Agent of Change Principle », Resident Advisor (blog), 27 septembre 2016, https://www.residentadvisor.net/news.aspx?id=36591. « Strengthened Planning Rules to Protect Music Venues and Their Neighbours - GOV.UK », consulté le 9 février 2018, www.gov.uk/government/news/strengthened-planning-rules-to-protect-music- venues-and-their-neighbours.

223 aussi des films, des vidéos et des installations audio, qui permettent un échange fructueux entre diverses disciplines. Cet effet imprévu peut être aussi vu de façon positive, dans la mesure où par l’hybridation de la musique et de la culture techno, il fait s’entrecroiser des formes artistiques et des genres différents de la techno, comme par exemple le cinéma, l’art acoustique et la musique électronique jouée en direct.

Dès lors que sont établies les relations causales entre gentrification et clubbing, il convient de discuter des réponses politiques apportées par chacune des villes. Nous pensons que c’est particulièrement par la comparaison des expériences et des expérimentations menées par les différentes politiques municipales, que peuvent être mises en évidence les différentes orientations que peuvent prendre les relations entre clubbing et gentrification. Il est indubitable que la techno et le clubbing ont eu, en fonction des villes, des réussites diverses. Des trois villes examinées de façon plus approfondie dans ce travail, apparaissent trois configurations différentes.

1. Dans la ville de Détroit, le circuit techno voudrait se construire en jouant un rôle dans une éventuelle renaissance urbaine que tous souhaitent. Anciens et nouveaux clubs pourraient surgir là où existent des lots de terrains vacants dans les zones centrales de la ville, en créant des espaces sociaux où la communauté noire et de couleur victime de la ségrégation dans l’inner city et la communauté blanche qui habite dans les suburbs pourraient se rencontrer en augmentant la valeur de l’économie locale de l’inner-city. Le cas de Détroit est particulier, dans la mesure où une abondance de culture techno et d’espaces pourrait avoir des effets positifs et multiplicateurs; mais la ville est tellement étendue que les tentatives de restructuration (et donc aussi les processus de gentrification) devraient être financées par des investissements de capitaux qui dépassent de beaucoup les éventuels profits estimés aux conditions actuelles du marché. 2. A Berlin, en particulier après la chute du mur, le binôme techno-clubbing s’est implanté dans les nombreux espaces offerts par les populations qui avaient fui le centre ville à de nouveaux types d’occupation et d’installation. En l’espace de trente ans, la consommation et la production de techno a conduit la ville à être considérée non seulement comme capitale d’Europe mais également comme capitale de la musique électronique. De nombreux facteurs sont à l’origine de cet essor de la ville de Berlin, parmi lesquels la proximité de Berlin avec la scène musicale de l’Allemagne occidentale (et celle de la Ruhr en particulier) où les expérimentations musicales électroniques ont atteint un sommet avec le succès mondial des Kraftwerk, source d’inspiration de la première génération des producteurs technos. Un second facteur de cet essor a été la capacité de la scène locale à faire valoir sa

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propre valeur auprès des responsables politiques locaux. Ceux-ci ont compris les potentialités de la consommation d’une culture populaire et underground par les réseaux naissants du tourisme mondial. Dans le cadre d’une économie postindustrielle, Berlin est devenue la ville où le tourisme techno est florissant. Néanmoins à Berlin, se posent également des problèmes liés à la gentrification de certaines zones populaires où se situent de nombreux clubs technos. 3. Le cas de Londres est encore différent de celui de Détroit et de Berlin et ressemble davantage à celui de New York. A Londres, la relation entre clubbing et gentrification n’est pas immédiatement évident. Historiquement, la scène musicale underground de Londres a été depuis toujours ouverte à des expérimentations et à des innovations ; mais Londres est également la ville dans laquelle l’industrie est fortement développée, un facteur qui provoque des effets dominos sur la commercialisation artistique. Entre la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, le Royaume-Uni a connu une explosion de la culture des raves parties, que la police anglaise a rapidement réprimées jusqu’à ce qu’elles disparaissent pratiquement. Dans la phase qualifiée de la « post-rave culture », les clubs ont résisté, en offrant un espace propice à l’expression et à l’expérimentation de genres musicaux. Avec la crise financière de 2008, le mouvement spéculatif s’est déplacé en se portant sur le marché immobilier, engageant un processus de gentrification de la ville qui, au regard du rapport salaire-valeur des immeubles, n’a pas de précédents dans l’histoire de l’après-guerre en Angleterre. Au cours de ces dix dernières années, le processus de gentrification de la ville de Londres, il est clairement apparu que la présence de clubs dans les zones investies par les capitaux financiers n’était pas décisive. A l’inverse, il est possible d’inverser la relation entre clubbing et gentrification, en suggérant que dans les processus de gentrification certains clubs ont bénéficié de la situation d’expansion pour s’ouvrir à une audience plus large et plus riche. Dans ce combat fait de résistance et de consommations, certains clubs plus petits ne se sont pas soumis à la gentrification, et ont engagé des actions de protestation par lesquelles des groupes marginaux, des clubs indépendants et des artistes locaux ont formé des alliances pour faire entendre leur réprobation sociale face aux macro- processus de transformation urbaine.

Pour résumer, nous identifions dans le cas de Londres trois renversements de paradigme dans le discours sur l’économie nocturne, que nous subdivisons en trois décades. Une subdivision en accord avec certaines conclusions apportées dans le second chapitre sur la nature du capitalisme cognitivo-linguistique, où des régimes discursifs ont la capacité de créer de la valeur et d’accumuler des profits. Au cours des années quatre-vingt-dix apparaît la notion de la « Ville des 24-heures »,

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après que les centres urbains postindustriels se sont découvert une passion pour la culture du club, que le secteur privé capitalise à partir du moment où celle-ci intervient soit dans l’industrie musicale soit dans les processus de restructuration urbaine.381 Au cours des années deux mille, la politique a cherché à tirer profit d’une telle « renaissance urbaine ». L’économie nocturne est déjà concentrée dans les mains d’un nombre restreint de sociétés, mais on assiste aussi à une diversification de l’offre, pour employer un terme économique, puisque les zones et les subjectivités les plus marginales sont impliquées dans l’intégration de la vie nocturne par la majorité des acteurs urbains.382 Enfin, au cours de la seconde décade du troisième millénaire, les acteurs de la scène du clubbing se chargent de re-politiser des espaces, des cultures et des pratiques, pour faire face aux effets néfastes des processus de gentrification383: de nouvelles formes de marginalisation sont imposées par les modèles d’accumulation de capital, qui profitent de la volonté des instances publiques à restructurer des zones urbaines et des quartiers afin de les intégrer au marché. L’administration de la vie nocturne devient alors l’administration de l’économie nocturne, provocant des fractures entre différents acteurs qui sont motivés par des intérêts différents. En conclusion, nous avancerons que l’analyse de la relation entre clubbing et gentrification suggère que la relation de cause à effet varie en fonction de la ville, du discours politique sur la vie nocturne et de la nature du club.

381 Lovatt, The 24-hour city: Selected papers from the first national conference on the night-time economy. op. cit. 382 Marion Roberts, Good practice in managing the evening and late night economy: A literature review from an environmental perspective (Office of the Deputy Prime Minister London, 2004). 383 Une tendance qui peut se vérifier non seulement à Londres mais également à New York. Cf. Hae, The gentrification of nightlife and the right to the city: Regulating spaces of social dancing in New York. op. cit.

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4.6 Techno contra techno

Au début de ce chapitre nous avons esquissé l’évolution de la musique électronique sur la scène anglaise « post-rave ». Une analyse critique de la musique au temps du néolibéralisme permet de mettre en évidence que les sons électroniques expriment une compression du futur dans le présent, au point de faire du futur un fantasme. La musique hauntologique libère les fantasmes de la politique néolibérale « persécutant » des lieux de musique indépendants, des quartiers entiers et des franges de la population les plus marginales, comme les migrants, les personnes de couleur et des membres de la communauté LGBTQ+. Dans la seconde partie de ce chapitre, nous avons cherché à soumettre la musique aux temps du néolibéralisme à une lecture des transformations urbaines à la lumière de la nuit. La vie nocturne londonienne est en effet un domaine d’expérimentation où peuvent s’observer des politiques contrastées : la nuit offre un refuge aux subjectivités marginales et exclues, mais est également un théâtre d’essai de dispositifs hybrides d’accumulation : les capitaux financiers investissent l’espace urbain grâce aux désirs de la « société techno ». Pour cette raison, dans la troisième section nous avons voulu considérer plus particulièrement le cas du studio des Printworks, parce qu’il est emblématique du processus de financiarisation des contre-cultures underground. Le phénomène techno suscite des désirs qui se concrétisent dans des espaces sociaux et des territoires sonores. Ces nouveaux territoires sont des sources de valeur, valeur qui est captée et accumulée dans le transfert du capital qui passe du marché financier au marché immobilier. Les politiques urbaines de la vie nocturne, qui font l’objet de la quatrième section, sont de nature multiple : en fonction de la période, de la ville et des intérêts, les autorités publiques favorisent plus ou moins des interventions de régulation aptes à mettre en œuvre des stratégies de développement qui, d’après la critique formulée au sujet du plan « 24-hour London Vision », tend à s’orienter vers une administration économique de la vie nocturne ou « bio économie nocturne ». Une conception néolibérale de la vie nocturne peut en aggraver les problèmes, par la fermeture d’espaces qui sont importants pour les communautés locales (comme les clubs), et par les effets négatifs que provoquent les plans de restructuration urbaine. Dans cette section finale, nous souhaitons explorer les modalités selon lesquelles la scène techno rompt avec les processus d’accumulation, en fournissant une réponse « techno » aux politiques « technocratiques » qui se désorganisent dans les métropoles occidentales comme Londres, et que nous résumons avec l’expression « techno » contre « techno ».

Si la vie nocturne correspond historiquement au moment de la journée durant lesquels les subjectivités marginales peuvent s’exprimer plus librement, elle est aussi un espace de contrôle pour les autorités publiques, qui peuvent employer un discours moralisateur pour contrôler les

227 personnes par l’intermédiaire de la réglementation de l’espace urbain. En face de politiques répressives, les subjectivités qui animent la vie nocturne peuvent répondre en politisant à nouveau des pratiques telles que la création et la réappropriation des espaces de rencontre, les campagnes de dénonciation, et des formes de résistance politique au moyen d’actions artistiques. Dans cette dernière section, nous voulons nous intéresser à certains collectifs, actifs sur la scène de la musique électronique, qui sont devenus des protagonistes d’une relance du discours politique autour de la vie nocturne.

Le collectif SIREN, qui s’est constitué en 2015 à partir d’un groupe d’étudiantes de l’Université Goldsmiths de Londres et qui n’est composé que de femmes, organise des fêtes qui promeuvent la musique et les arts visuels d’artistes féminines non hétérosexuelles. Les fêtes organisées par le collectif SIREN, sont régies par une politique appelée SIREN Safe Space Policy. Ce terme rappelle à tous que les fêtes SIREN sont principalement organisées par et pour les femmes homosexuelles. Quiconque se sent mal à l’aise à cause de quelqu’un ou de quelqu’une peut en avertir un membre de l’équipe pour résoudre la situation. L’objectif du collectif est d’accorder de l’espace aux éléments les plus marginaux de la scène techno, habituellement dominée par un public blanc de la « middle-class » ou par la communauté d’hommes homosexuels, autant de groupes qui ont un accès privilégié aux capitaux, et donc également à des moyens instrumentaux et à des réseaux de contacts utiles pour accéder à l’industrie musicale. Les festivals de musique électronique sont dominés par la présence masculine, ce qui dénote un déficit de participation des producteurs et DJ femmes aux festivals de musique électronique. Au Royaume Uni, moins de 20% des artistes majeurs occupant le devant de la scène des festivals de musique sont des femmes.384 En Norvège, un pays considéré par beaucoup comme étant un pays à l’avant- garde dans le domaine du genre, lors de la Musikkfest d’Oslo de 2016, sur les quarante-sept artistes présents seules quatre artistes étaient des femmes, soulignant combien, même dans des espaces plus sensibles aux politiques de genre, comme les clubs de musique électronique, la représentation est inégale.385 Le réseau international « female:pressure », qui compte 2100 membres issus de plus de 70 pays, est composé de femmes, de femmes de couleur, de femmes homosexuelles, de musiciens « trans » et « queer », de chercheuses et de professionnelles de l’industrie musicale.

384 Pete Sherlock and Paul Bradshaw, « Why so Few Women Headline Music Festivals », BBC News, 22 juin 2017, sect. England, http://www.bbc.co.uk/news/uk-england-40273193. 385 Tami Gadir, « Forty-Seven DJs, Four Women: Meritocracy, Talent, and Postfeminist Politics », Dancecult: Journal of Electronic Dance Music Culture 9, no 1 (2017): 50-72.

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Chaque année, le réseau « female:pressure » publie les données relatives aux inégalités de genre dans le secteur de la musique en faisant circuler des questionnaires standardisés dans le but de mettre à profit la présence des femmes aux festivals de musique au niveau mondial. Le « Facts Survey 2017 », a révélé que sur un échantillon de 48 festivals, la présence d’artistes féminines a augmenté passant de 9,2% en 2012 à 18,9% en 2017.386 Grâce aux média sociaux, les campagnes de sensibilisation et de protestation contre les inégalités de genre se sont multipliées et ce, avec en général, des effets positifs. L’industrie musicale, très active sur les plateformes, est en auto- surveillance permanente. Si lors d’une interview apparaissent des commentaires sexistes, homophobes ou transphobiques, les artistes concernés peuvent être privés d’accès aux festivals, peuvent voir leurs contrats annulés et ainsi de suite. Sur la scène techno ce fut le cas de Konstantin, le fondateur du label et du collectif techno Giegling, qui a été ruiné par une campagne en ligne pour avoir prononcé des commentaires sexistes au sujet de l’habileté des femmes DJ. A cause de ces commentaires, le collectif Giegling, un des labels les plus prestigieux du panorama techno allemand, a pratiquement cessé de fonctionner.387

Une autre initiative, celle des « Women in Sound Women on Sound (WISWOS) » a comme objectif d’éduquer les jeunes générations avec des outils pédagogiques qui prévoient et contribuent à l’apprentissage des technologies musicales des jeunes étudiantes. A l’image des WISWOS, l’organisation « Women’s Audio Mission » encourage les jeunes générations de femmes à entreprendre une carrière dans le secteur de l’industrie musicale, en particulier en tant qu’ingénieurs et productrices. « Women’s Audio Mission » organise des programmes de formation et d’insertion dans les sociétés de l’industrie créative américaine. Toujours aux Etats Unis, le collectif « Discwoman » de New York a été fondé en 2014 par les trois DJ, Frankie Decaiza Hutchinson, Emma Burgess-Olson (DJ UMFANG) et Christine McCharen-Tran. Le nom du groupe reprend celui du lecteur de cassettes Discman de la marque Sony, mettant ainsi en évidence les profondes inégalités de genre observées en absence de campagnes féministes organisées par les femmes. En effet, à l’heure actuelle il serait impensable qu’un groupe énorme tel que Sony puisse lancer sur le marché un produit ayant un nom à connotation sexiste. Le collectif

386 « FACTS 2017 Results », Female:Pressure (blog), 18 août 2017, www.femalepressure.wordpress.com/facts/facts-2017-results/. 387 Harrison Williams, « Giegling Co-Founder Konstantin under Fire for Sexist Comments about Female DJs », FACT Magazine: Music News, New Music. (blog), 22 juin 2017, http://www.factmag.com/2017/06/22/konstantin-giegling-sexism-comments/; Scott Wilson, « Giegling co-founder Konstantin says “women are usually worse at DJing than men” », Mixmag (blog), consulté le 15 février 2018, http://mixmag.net/read/giegling-co-founder-says-women-are-usually- worse-at-djing-than-men-news.

229 « Discwoman », dont le siège est situé dans le club Bossa Nova Civic Club à Brooklyn, a également été le protagoniste de la campagne d’abrogation de la loi « Cabaret Law » qui visait à restreindre l’ouverture des locaux nocturnes newyorkais où l’on peut danser. Les autres collectifs féministes actifs sur la scène techno sont le collectif parisien TFAG, le collectif suédois Mahoyoe et le collectif londonien Born N Bread ainsi que de nombreux autres collectifs en cours de création. Ces collectifs, qui sont particulièrement attentifs aux questions de genre, ont conduit à la célébration de talents musicaux de l’envergure de Nina Kraviz, DJ et fondatrice du label Trip, Paula Temple, DJ et fondatrice de « Noise Manifesto », label qui s’emploie à proposer des contrats à au moins 50% de femmes et d’artistes « queer », et à Helena Hauff, considérée comme une des meilleures DJ au monde.

La croissance des collectifs féministes et « queer » sur la scène techno est à rapprocher de la montée en puissance d’une politique techno-féministe. Le techno-féminisme ou technofeminism suggère une articulation créative entre la technologie du domaine musical et les objectifs politiques. Par techno-féminisme on entend habituellement l’intégration des femmes dans des domaines professionnels habituellement dominés par les hommes.388 Dans le domaine de la musique électronique, le techno-féminisme désigne l’apparition de pratiques féministes qui tendent à constituer des alliances entre des groupes marginaux. Charlotte Sykes du collectif SIREN suggère que le clubbing offre des espaces où des groupes marginaux ou aliénés « peuvent célébrer leur propre culture et leur propre identité avec leurs propres formes d’expression ». Si d’un côté, la fermeture de certains clubs envoie des signaux d’alerte pour de tels groupes, d’un autre côté « ce qui signifie plus de fêtes dans des espaces underground, avec des effets positifs et négatifs : avant tout l’accessibilité ».389

Dans une étude menée sur la scène queer canadienne, la chercheuse Maren Hancock a démontré que les espaces sûrs pour les femmes ont pour effet de multiplier des pratiques d’auto- formation. Pour aider une jeune femme à devenir productrice de musique et DJ, il est essentiel que son mentor soit une femme.390 Le techno-féminisme est également une réponse aux dangers liés à l’image de la femme DJ qui réussit, dans la mesure où elle correspondrait parfaitement à

388 Judy Wajcman, « Technocapitalism meets technofeminism: women and technology in a wireless world », Labour & Industry: a journal of the social and economic relations of work 16, no 3 (2006): 7-20. 389 Charlotte Sykes, « “Become Your Truth”. Clubbing and Community. », SIREN, août 2016. 390 Maren Hancock, « Lick My Legacy: Are Women-Identified Spaces Still Needed to Nurture Women- Identified DJs? », Dancecult: Journal of Electronic Dance Music Culture 9, no 1 (2017): 73-89.

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l’imaginaire masculin déjà socialement et culturellement formé à être technophile.391 Il se pourrait que l’intérêt de l’industrie musicale et des auditeurs masculins de musique techno pour les collectifs composés uniquement de femmes se révèle être une fascination à caractère sexiste, célébrant l’image de la femme, et non son talent et conduisant à l’exploitation du travail affectif que les femmes, présentes sur la scène musicale, mettent en œuvre dans leurs interactions avec le public qui les écoute.392

Le féminisme des collectifs techno se positionne de façon originale dans le discours post- féministe contemporain.393 Le féminisme techno opère sur une scène underground nettement antilibérale et opposée à la vocation majoritaire et mondiale des média sociaux, agissant de concert avec des collectifs constitués d’autres groupes, généralement exclus, comme des migrants, des réfugiés et des personnes de la communauté LGBTQ+. Des solidarités de ce type, organisées au club //about:blank, sont promues à Berlin grâce à une collaboration entre SIREN et le collectif Room4Resistance. Cette initiative offre l’opportunité à de nombreux migrants et réfugiés queer, ayant rejoint l’Allemagne durant la guerre en Syrie, de vivre en lieu sûr leur propre orientation sexuelle, loin des persécutions politiques ou de la stigmatisation des communautés conservatrices. L’objectif politique des collectifs SIREN et Room4Resistance est d’établir des liens entre diverses communautés unies autour de messages antiracistes et anti-facistes.

Au club, on peut lire de nombreuses affiches portant des écrits tels que REFUGEES WELCOME et des slogans contre le patriarcat et la suprématie blanche. Mais c’est aussi une façon d’atteindre les communautés de réfugiés et de migrants avec des messages politiques d’ouverture envers la communauté queer. 394 Le professionnalisme et la préparation des videurs permettent de mettre en œuvre une sélection à l’entrée destinée à protéger les personnes se trouvant à l’intérieur contre d’éventuelles menaces externes, sans pour cela être « exclusive ». Une part du

391 Volker Boehme-Neßler, « Caught Between Technophilia and Technophobia: Culture, Technology and the Law », in Pictorial Law, par Volker Boehme-Neßler (Berlin, Heidelberg: Springer Berlin Heidelberg, 2011), 1-18, https://doi.org/10.1007/978-3-642-11889-0_1. 392 Nancy K. Baym, « Connect with your audience! The relational labor of connection », The communication review 18, no 1 (2015): 14-22. 393 Cf. en particulier certaines études sur le post féminisme. Rosalind Gill et Christina Scharff, New femininities: Postfeminism, neoliberalism and subjectivity (Springer, 2013); Angela McRobbie, « Post-feminism and popular culture », Feminist media studies 4, no 3 (2004): 255-64; Lynn Spigel et Angela McRobbie, Interrogating postfeminism: Gender and the politics of popular culture (Duke University Press, 2007). 394 Will Lynch, « Refugees welcome: How German clubs help asylum seekers », Resident Advisor (blog), consulté le 10 novembre 2017, https://www.residentadvisor.net/features/2771.

231 travail des collectifs et du club est d’éduquer, et de promouvoir une culture intersectée, libertaire et émancipatrice par la musique électronique et les pistes de danse.

En Allemagne, existe également une initiative qui se sert de la culture du techno clubbing à des fins politiques. Reclaim your club est un réseau de 10 clubs allemands qui sont associés au projet engagé par le Hidden Institute, un institut de recherche et de formation dont la mission est de créer un avenir décent, à partir de l’étude des pratiques quotidiennes qui ont le plus d’impact sur les transformations spatiales et sociales des villes.395 Ces clubs sont considérés comme des points névralgiques urbains, car leur réseau a développé un manifeste de revendication politique de la pratique collective du clubbing.396 Le manifeste est divisé en arguments en fonction des zones du club, suivant un parcours imaginaire de l’entrée du club à la fin de la soirée : la porte/l’entrée, le dancefloor ou piste de danse, les politiques de sélection des artistes, la scène, la prise de conscience, et les espaces sûrs, le bar, la consommation de substances, l’aire de détente, et les structures de gestion. Chaque étape représente une zone sensible où une politique antiautoritaire peut améliorer l’expérience de tous ceux qui fréquentent le club. Reclaim your club voulait être le promoteur de la mise en pratique, dans le temps libre, de politiques anti-classistes et intersectées, de façon à ce que des femmes, des communautés LGBTQ+, des franges marginales mais aussi des hommes hétérosexuels, prennent part collectivement à la construction de moments de joie partagée – et nous ajouterons – de bien-être collectif et de sécurité pour tous contre les logiques de profit, les micro pouvoirs et les hiérarchies qui souvent réitèrent les problèmes liés à la vie nocturne.

La politisation des clubs allemands n’est pas une nouveauté. D’une interview d’Iver Ohm, un des représentants de l’Hidden Institute qui a contribué à la réalisation de Reclaim your club, il ressort que les années quatre-vingt-dix ont été déterminantes pour le développement d’une culture du clubbing indépendante et de gauche. Voici ce que dit Iver Ohm

Au cours de ces vingt dernières années, la vie nocturne à Berlin à beaucoup changé. La scène techno était beaucoup plus restreinte pendant les années quatre-vingt-dix et était considérée comme une subculture originaire de Londres et de Détroit, produite par des jeunes qui cherchaient à faire de nouvelles choses. La ville était à demi vide, c’était possible de faire croître des idées, de mettre en

395 « Hidden Institute | Aktionsforschung für Zukunftsfähigkeit », consulté le 9 mai 2017, http://hidden- institute.org/. 396 Hidden Institute, « Reclaim Your Club Fibel », juin 2017, http://hidden-institute.org/wp- content/uploads/2017/07/RYC-Fibel_Webansicht.pdf.

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œuvre une culture jeune. Au cours des dix premières années la scène se développa et les autorités virent dans la techno davantage une menace qu’une opportunité. […]. C’est au milieu des années deux-milles que sont apparus les clubs de gauche comme //about:blank. Jusque là la gauche n’interagissait pas avec la scène techno […] mais quand la gauche se mit à écouter de la techno, ce fut un moment de réappropriation active. […] S’il y a une masse alors il y a une audience.397

L’action politique de réappropriation d’une scène est la manifestation d’une volonté de politiser des espaces d’expression qui à partir des années deux-milles portent les stigmates d’un dévoiement de leur statut passant d’un témoin de la « contre-culture » à un moyen au « service de la consommation » pour la ville. Au cours de ces mêmes années la « Club Commission de Berlin », un institut semblable à la commission anglaise « Night Time Industry Association », voit le jour et regroupe plus de 200 clubs de la capitale. La différence entre la « Club Commission » et « Reclaim Your Club » qui est profonde, et traduit le hiatus entre politiques de promotion et défense du tourisme techno d’une part et politiques antiautoritaires de l’autre, qui affectent les pratiques quotidiennes liées au clubbing. La « Club Commission » de Berlin perçoit aujourd’hui une part des taxes municipales prélevées par la ville sur le tourisme, tandis que le réseau « Reclaim Your Club » veut demeurer indépendant vis-à-vis des autorités publiques en soutenant les membres de son propre réseau dans la production de contenus émancipateurs, mais sans soutenir un tel « business ».

Ces données nous conduisent à formuler certaines conclusions concernant les politiques « technos ». Deux types de politiques sont à l’œuvre dans la vie nocturne des villes : les politiques technos et les techno-politiques. Les secondes, comme cela a été vu dans les sections précédentes, trouvent dans les instruments de la technocratie les éléments d’aménagement de la vie nocturne. Même si la techno est investie de valeurs positives par le désir qu’elle satisfasse, elle est toutefois considérée comme un moyen de développer le marché de la vie nocturne. Les zones urbaines de la vie nocturne sont également un champ d’expérimentation pour les nouvelles technologies : des plateformes en ligne produisent des espaces de mobilité et de consommation par lesquels il est possible de coordonner les vies nocturnes. Il en résulte une forme de gouvernance de la vie

397 Iver Ohm, On Reclaim Your Club and the Hidden Institute, Skype, 15 novembre 2017. Cf. Francesco Macarone Palmieri, Tanz Berlin, Territori (Castel San Pietro Romano: Manifestolibri, 2014).

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nocturne par le biais de la technologie. Le phénomène techno est considéré comme un capital symbolique et matériel dont il est possible de tirer des profits.

Les politiques « technos » des nouveaux collectifs et des réseaux de protestation contre la gentrification défendent au contraire une conception différente. La musique techno, particulièrement depuis l’apparition d’une scène techno antiautoritaire de gauche après « la fin » des raves, défend une relation alternative aux machines et aux territoires. Des politiques de réappropriation, de rupture et de sensibilisation aux thèmes de genre et d’exclusion, tendent à reconfigurer la vie nocturne, en accord avec la vocation libertaire de la créativité des groupes marginaux qui se veulent des contre-pouvoirs. Les politiques « technos » des collectifs tels que SIREN, Discwoman et Room4Resistance, réalisent un type de techno-féminisme très semblable à ce que prédisait Donna Haraway dans le manifeste cyborg. Une subjectivité qui se veut libertaire s’inscrit dans les mécanismes subtils du capitalisme cognitif et doit développer une vision de réappropriation de la culture technologique.

Les machines doivent être utilisées autrement, pour former des assemblages entre « l’humain » et le « machinique » capables de se mouvoir savamment entre les « lignes de célérité » créées par les transformations urbaines en cours. Dans le cadre des politiques technos, assembler signifie construire des narrations et des pratiques de rupture face à un pouvoir technocratique qui reproduit des disparités à caractère sexiste et qui marginalise. L’identité techno de la communauté LGBTQ+ invite à décomposer et à recomposer les identités en un acte qui peut se concrétiser dès que se recréent des espaces de rencontre et d’échanges en dehors des logiques néolibérales. Comme le rappelle Dave Randall, en Angleterre la musique politique a offert un mégaphone contre les racismes, les guerres et les sexismes, surtout à partir de la naissance du néolibéralisme. Ce fut le cas des festivals Rock Against Racism, Love Music Hate Racism et le plus récent Afropunk consacré à la musique futuriste produite par des artistes essentiellement d’origine africaine ou caribéenne.398 La création de territoires et le développement d’identités individuelles capables d’affronter les effets pragmatiques du développement technologique sont irréductibles.

Mais la subjectivité techno contemporaine propose une rupture par rapport aux discours des débuts des années quatre-vingt-dix. Comme cela a été envisagé dans la première partie de ces travaux de recherche, la subjectivité cyborg répondait à un processus de mondialisation accélérée

398 Dave Randall, Sound System: The Political Power of Music, Left Book Club (London: Pluto Press, 2017). pp. 176-80.

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par l’expansion des technologies de l’information et de la communication. Au sein de ce processus, le discours post-humain fournissait des réponses politiques et d’éventuels chemins à parcourir. A l’heure actuelle, il nous semble possible de parler d’une rupture par rapport au discours sur le post-humain, qui implique particulièrement le phénomène techno. Le rappel politique est d’ordre institutionnel. Il ne s’agit pas seulement de revendiquer les espaces. La volonté est de se réapproprier des institutions, en faisant évoluer les instances collectives et les alliances qui seraient capables de faire front et de s’opposer à la destruction de l’espace provoquée par l’accumulation des capitaux immobiliers dans les grands centres urbains. Nous avons désigné ce processus par l’expression « le tournant cérébral de la techno » dans la mesure où si, à l’ère cyborg, la critique constructiviste s’attaquait avant tout au corps, aujourd’hui la masse techno est une masse cognitive, qui consomme la musique avec des vidéos, qui est en constante connexion par les plateformes en ligne, les medias sociaux et la toile, et qui quand elle « danse », « pense ».

Prenant au sérieux les politiques d’assemblage post-humaniste apparues avec la période « euphorique » de la mondialisation (et dont l’image de corps social était le cyborg), la culture techno contemporaine semble avoir effectué sa marche en avant, en se positionnant en plein courant technologique. Si le capitalisme fordiste a fait subir au corps humain une transformation en l’aliénant aux engrenages de la machine, et si le capitalisme flexible du postfordisme l’a connecté au marché mondial, le capitalisme actuel opère au niveau cognitif. Selon le discours post- humain, « l’humain » est devenu la part constante du capital fixe, c’est-à-dire une machine. La part variable du capital circulant est, en revanche, représentée par la technologie, dans la mesure où elle opère également en tant que capital symbolique, comme cela a été montré par l’analyse du rôle du phénomène techno dans l’économie des 24 heures. Une politique de réappropriation du discours technologique doit alors passer par la construction de narrations qui rompent avec les « intelligences artificielles » des algorithmes qui règlent une vie connectée aux plateformes. Les réseaux et les collectifs technos qui deviennent une institution et qui se fixent des règles d’organisation de l’espace, revendiquent la part « humaine » du « cerveau social ». Ils se déconnectent des mots d’ordre qui infiltrent la bulle de la médiatique de masse, qui ont diffusé dans le monde de la musique électronique. Si nous sommes déjà tous cyborg, il est toutefois possible d’entrevoir en suivant la démarche critique de Guattari, que c’est dans la dimension mentale unissant « environnement » et « social » que pourra se produire la rupture du rythme machinique du capitalisme cognitif, en restituant à la création de territoires l’importance stratégique lui permettant d’imaginer des façons de vivre alternatives, comme celles de l’imaginaire techno « en opposition » à la dérive technocratique des nouvelles technologies.

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TROISIEME PARTIE : TECHNO, ART ET ECOLOGIE

Chapitre 5. Vers un art techno

Techno art is art related to techno Abdul Qadim Haqq 5.1 Le modernisme de l’esthétique techno et sa place dans l’art contemporain

Lorsqu’on regarde la vidéo « Natural Impasse »399 de la jeune productrice et DJ techno, Avalon Emerson, apparaît une réalité entièrement médiatisée par les nouvelles technologies et l’expérience semble parfaitement normale. Le clip vidéo, qui a été tourné à l’aide d’un téléphone portable au cours des voyages qui l’ont conduite à jouer dans le monde entier, montre des scènes d’un quotidien presque ordinaire : on peut voir des aéroports, des gares, des trains futuristes japonais. On découvre des centres historiques d’Italie, des fresques byzantines et des mosaïques romaines. On voit Avalon Emerson manger une glace, acheter des fleurs hollandaises, caresser un chien et faire différents « vidéo-selfie ». A chaque « beat », l’écran s’irradie de « smiley », comme pour rappeler la présence de grands et petits pixels. A chaque pixel correspond un « smiley » ou « émoji ». Sur le fond les images sont colorées de signes et de frimousses, créant presque une barrière entre la vidéo et l’écran. La vidéo met en évidence l’épaisseur du virtuel dans la réalité cinématographique de YouTube : un infra-réalisme d’écran. Nous sommes en plein dans la vie virtuelle : se manifeste ainsi la métamorphose post-humaine de la subjectivité cyborg, les images deviennent un filtre à travers lequel on regarde la mondialisation se réaliser. La normalité quotidienne des gestes d’Avalon Emerson n’a plus l’aura « hi-Tech » du futurisme cyborg. La vie médiatisée par les nouvelles technologies révèle comment la technique tente de s’ « infiltrer » dans la mécanique de la nature et de la remplacer par un réseau d’informations. Le virtuel devient l’œil par lequel l’intelligence artificielle observe l’extérieur.

Un désir similaire envers l’extérieur marque en profondeur l’esthétique hi-Tech de la techno contemporaine. L’évolution de l’esthétique techno se manifeste par une sortie du seul domaine musical et la volonté de conquérir d’autres espaces artistiques, dans un agencement de disciplines et de pratiques, d’éléments et d’expressions, reflétant ainsi la pénétration de la technologie dans le tissu de la vie. La musique électronique est en quelque sorte obsédée par la « nature » qui, comme le rappelle Adam Harper, un musicien anglais qui a créé l’expression « hi-Tech music », se manifestait déjà dans les sons spatiaux de John Cage. Mais si Cage identifie un système de composition de « déterminants » musicaux liés au son (fréquence, amplitude, timbre, durée et morphologie), Harper étend la notion de déterminants et préfère utiliser l’expression : variables musicales. Les instruments électroniques offrent, en effet, la possibilité non seulement de structurer d’infinies combinaisons sonores, mais aussi d’imaginer des connexions avec chaque variable qui peut être traduite en musique, même quand les variables ne sont pas reconnues comme telles dans

399 Avalon Emerson, Natural Impasse, 2016, https://www.youtube.com/watch?v=nq3eR4xHjLs.

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le système de composition. Cela renvoie à la différence entre un système sonore monophonique et stéréophonique. Dans le système monophonique il n’y qu’une voie et un seul haut-parleur, tandis que dans le système stéréophonique, il y a plus d’un haut-parleur. La position de l’auditeur dans un système stéréophonique est essentielle et doit être considérée comme une variable musicale, même si la position de l’auditeur n’est pas un déterminant spatial du son, comme Cage le voulait.400 L’évolution de l’esthétique techno depuis le domaine musical jusqu’au domaine des nouvelles technologies est à l’image du parcours de la technique au sein de la société : la technique pénètre partout et surtout là où il y a de la vie.

Au début de ces travaux de recherche, nous avons avancé l’argument selon lequel la techno est une musique environnementale par nature. Tous les instruments qui ont permis l’enregistrement et la reproduction du son instaurent un système de connexions entre la machine et l’environnement. L’enregistrement saisit les éléments expressifs d’un environnement, tandis que la reproduction en modifie la matérialité. Dès que l’on écoute de la musique ou que l’on danse sur une musique, la musique crée une suspension entre ces deux instants, en stimulant le désir et en créant des territoires dans lesquels les images évoquées par la musique peuvent prendre forme ou se disperser parmi les individus. En tant que musique environnementale, la techno invite à suivre les territoires sociaux et mentaux qu’elle évoque. Dans le second chapitre, en suivant les schémas présentés dans la philosophie de la musique de Deleuze et de Guattari, nous avons montré comment la musique crée des territoires. Les machines abstraites de la musique électronique déterritorialisent les composantes expressives d’un environnement et les ré- territorialisent sur d’autres plans.

Dans le club ce processus apparaît plus clairement : les reproductions des enregistrements composés par les producteurs sont mixées par les DJ. Les sons territoriaux d’une usine sont reproduits dans un sous-sol. L’usine entre dans l’espace du club, en organisant les corps en une masse. Les sons aquatiques d’un océan virtuel, que l’on voit dans la production électro de DJ Stingray401, producteur de Détroit qui poursuit le développement de la mythologie initiée par le duo Drexciya (fig. 16), remplissent l’espace des usines désaffectées : pendant quelques heures on a l’impression d’être dans un aquarium, où les ondes digitales et analogiques se brisent sur les

400 Harper, Infinite Music. op. cit., pp. 62-66. 401 DJ Stingray, Aqua Team 2, 2x, Vinyl 12 (Belgium: WéMè Records, 2008), https://www.discogs.com/DJ- Stingray-Aqua-Team-2/release/1514472.

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murs de briques. Le duo Dopplereffekt, en revanche, souvent occupé à se faire photographier dans une tenue de chercheur soviétique dans son laboratoire (fig. 17), choisit le monde de la physique dans le but de récréer un environnement « spatial ». La musique devient expression des lois qui gouvernent la nature. Les titres des chansons et des albums prennent les noms des théorèmes de la mécanique quantique, de l’électrodynamique quantique402 et de l’informatique 403, et même des mathématiques.404 Quand le duo Dopplereffekt joue en live, il projette des images d’agences spatiales, de modélisation de moteurs et de machines abstraites, mais également d’images du tunnel où sont accélérées les particules. Arpanet, nom d’artiste de Gerald Donald, qui fait aujourd’hui partie de Dopplereffekt et, jusqu’à la disparition de James Stinson, membre du duo Drecxiya, a produit seul deux albums après avoir mené des recherches sonores développées avec la volonté d’appliquer la mécanique quantique. La musique électronique de Gerald Donald vise à restituer les énergies et les systèmes d’éléments de la physique, et à orienter la techno vers les territoires d’un art s’inspirant de la technologie. En associant des images de laboratoire au symbolisme communiste (fig. 18), la production de Dopplereffekt rappelle le symbolisme du cosmisme, le mouvement philosophique quasiment occulte qui s’était développé en Russie et ensuite en Union Soviétique, et dont une des caractéristiques est d’envisager avec un optimisme sans limite la capacité de l’humanité à évoluer activement grâce à la collaboration des philosophes, des scientifiques et des artistes.405 « Le socialisme biologique conduira à la victoire » lit-on sur la couverture de la compilation Gesamtkunstwerk, (fig. 19) terme allemand qui peut se traduire par « œuvre d’art total ».406 Et même si To-Nhan, membre actuel du duo, a donné une interview dans laquelle il déclare qu’à l’avenir les symboliques liées aux totalitarismes ne seront plus utilisées 407, le choix graphique atteste à l’évidence d’un projet futuriste libertaire qui s’oppose au courant fasciste italien du début du vingtième siècle. A plusieurs reprises, Gerald Donald a

402 “Higgs mechanism” in Dopplereffekt, Linear Accelerator, CD, Album (Germany: International Deejay Gigolo Records, 2003), https://www.discogs.com/Dopplereffekt-Linear-Accelerator/master/12581.. 403 “Von Neumann Probe” in Dopplereffekt, Cellular Automata, Vinyl, LP, Album (Germany: Leisure System, 2017), https://www.discogs.com/Dopplereffekt-Cellular-Automata/master/1161321.. 404 « Mandelbrot Set », une piste contenue dans Cellular Automata, est une fractale connue pour ses propriétés propres à la visualisation mathématique. Une simple fonction assume une image complexe infinie, comme une caméra qui reprend l’écran sur lequel est projetée la vidéo en sortie. 405 George M. Young, The Russian cosmists: The esoteric futurism of Nikolai Fedorov and his followers (Oxford University Press, 2012). 406 Dopplereffekt, Gesamtkunstwerk, 2 × Vinyl, LP Vinyl, 7", 33 ⅓ RPM (Germany: International Deejay Gigolo Records, 1999), https://www.discogs.com/Dopplereffekt-Gesamtkunstwerk/release/965. 407 Joe Muggs, « An Interview with Dopplereffekt », Resident Advisor (blog), 19 février 2014, https://www.residentadvisor.net/features/2015.

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abordé, à la fois dans sa musique et dans ses déclarations, le problème d’une technique totalitaire utilisée en biologie pour créer une race supérieure.408 L’idée selon laquelle l’humanité entière pourrait se connecter avec tout ce qui l’entoure, se heurte aux technologies du contrôle et de la sélection. Malgré cela, Donald voit dans la technologie la trame d’une nature créative. A propos de l’album « Wireless Internet »409 il soutient que

La nature elle-même est le plus grand chef-d’œuvre de la technologie. Un homme qui prend ses ordres auprès de la nature se saisit effectivement en même temps de ses inventions.410

Une vision positive du développement technologique est au fondement non seulement de la production du duo électronique originaire de Détroit, mais également, compte tenu de la récurrence du thème esthétique et politique, de la production de la techno de façon plus générale. Même là où la techno ne se veut pas politique, dans les clubs où la musique électronique accompagne la consommation, la culture techno se caractérise par une vision positive de l’avenir, une vision qui s’est inspirée d’un constructivisme qui naît de l’habileté de la technique à façonner le monde.

Le produit sonore de la techno permet de construire des imaginaires musicaux à haute teneur technologique. Si chaque particule, si chaque quantum, si chaque onde d’énergie peut être une variable musicale dans la production de Dopplereffket et Arpanet, alors la techno se manifeste comme l’expression extensive des énergies physiques du monde. Mais la techno permet également une prise de conscience des dangers liés à la manipulation du vivant.

Jefferey Eugene Mills, un pionnier de la musique techno, est un des artistes qui est devenu le protagoniste de ce type d’expressionisme techno « total ». Jeff Mills est peut-être le plus talentueux des artistes technos contemporains et certainement celui qui a le mieux réussi à unir la musique techno à d’autres pratiques artistiques, comme les arts visuels, le cinéma, la musique

408 Dopplereffekt, Fascist State, Vinyl, 12", 33 ⅓ RPM, Yellow Label (US: Dataphysix Engineering, 1995), https://www.discogs.com/Dopplereffekt-Fascist-State/release/23277; Dopplereffekt, Sterilization [Racial Hygiene And Selective Breeding], Vinyl, 12", 45 RPM (US: Dataphysix Engineering, 1997), https://www.discogs.com/Dopplereffekt-Sterilization-Racial-Hygiene-And-Selective- Breeding/release/43056. 409 Arpanet, Wireless Internet, 2 × Vinyl, 12", 33 ⅓ RPM, Album (France: Record Makers, 2002), https://www.discogs.com/Arpanet-Wireless-Internet/release/37205. 410 Gerlad Donald in « Drexciya Research Lab: Arpanet - “Wireless Internet” », consulté le 21 février 2018, http://drexciyaresearchlab.blogspot.co.uk/2007/12/arpanet-wireless-internet.html.

243 classique, la mode et la danse. Mills, originaire de Détroit et membre fondateur du collectif Underground Resistance, est reconnu depuis son adolescence comme un DJ prodige incroyable. En effet, il réussit à mixer trois vinyles simultanément, et à en changer un toutes les trente secondes. Il est connu pour ses compétences techniques sous le nom de « The Wizard », le mage, et au début des années quatre-vingt il a été sollicité par les radios, les fêtes scolaires et également par les clubs. En changeant de disque toutes les trente secondes, Mills cherchait à accélérer tout genre musical jusqu’à une vitesse telle que le mix devenait une musique sur laquelle on pouvait danser, aux mêmes rythmes que ceux du nouveau genre entrain de s’affirmer à Détroit : la techno. Pendant de nombreuses années, Mills a travaillé principalement en tant que DJ. Découvert par les allemands du label Tresor, Mills voyagea fréquemment en Allemagne et en Europe. La production techno de Mills ne débuta que dans les années quatre-vingt-dix et prit immédiatement une forme singulière, bien que son esthétique demeura celle de la techno afrofuturiste, qui caractérise une grande partie de la musique électronique provenant de Détroit.

Un de ses premiers succès est Waveform Transmission411, produit à Berlin par Dimitri Hegermann. La production se poursuivit avec de nombreux succès, dont le plus fameux est « The Bells » 412, une piste parareligieuse et presque techno-soul, en raison de ses origines gospel, de l’air optimiste et des cloches en fête, encore aujourd’hui vénérées par les foules, qui réclament ce morceau aux concerts et au DJ set de Mills. Si aujourd’hui Mills est un des DJ les mieux rémunérés sur la scène techno (un cachet de 20.000 $ la soirée), sa carrière se fonde sur une évolution incessante et une production sans interruption, et se caractérise par la recherche expérimentale d’un son plus précis, plus net – on pourrait dire dépourvu d’organes – qui correspond davantage à sa conception de la musique techno comme discipline artistique. Il nous semble possible de diviser sa carrière, marquée par certains sommets de sa création, en trois périodes principales. La première se conclut par sa rupture avec les conflits avec sa ville natale pour aller à New York puis à Chicago, à la recherche de meilleures opportunités. Sa vidéo performance intitulée The Exhibitionist413, qui célèbre les capacités de mixage et revisite la production de Mills jusqu’à l’année 2004, constitue le point d’achèvement de la première période. Au cours de cette période, Mills connaît la consécration en tant que DJ très virtuose (capable de dégainer un set de trois à six

411 Jeff Mills, Waveform Transmission Vol. 1, 2x, Vinyl 12 (Germany: Tresor, 1992), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-Waveform-Transmission-Vol-1/release/17518. 412 “The Bells” in Jeff Mills, Kat Moda EP, Vinyl, 12", EP, 33 ⅓ RPM, On Black Label (US: Purpose Maker, 1997), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-Kat-Moda-EP/master/4685. 413 Jeff Mills, Exhibitionist, DVD DVD-Video, NTSC, Double Sided, Mixed (US, 2004), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-Exhibitionist/release/223074.

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heures dans des clubs de moyenne affluence), mais également en tant que personnage de référence de la Détroit techno.

La seconde période de sa carrière coïncide avec certaines expérimentations, en dehors du domaine strictement électronique, lorsque Mills débuta une série de collaborations surtout en France, pays que fréquentait souvent sa compagne Yoko Uozumi, ex manager du groupe Sony qui dirige le label Axis, créé par Mills lui-même dont le siège est à Chicago, ville où elle a ouvert un magasin de mode appelé Gamma Player, en 2007. L’année précédente était sorti Blue Potential414, un disque enregistré en live avec l’orchestre de Montpellier en 2005, le premier d’une longue collaboration avec des orchestres de musique classique. Mills y propose une combinaison de morceaux technos arrangés pour l’orchestre, auquel est confiée la partie mélodique, tandis que Mills se sert de divers mixers et drum machines pour donner le rythme à l’œuvre. Blue Potential malgré sa trame de science-fiction, est conçue comme un opéra de musique classique. Une ouverture, « The Opening », et un épilogue, « Sonic Destroyer », revisitent l’histoire de Metropolis de Fritz Lang.415 En 2000, Mills avait déjà composé sa version de la bande sonore du film, en l’actualisant pour la scène techno et, simultanément, en positionnant la techno dans les limites des arts dits « classiques ».

En 2011, l’artiste américain organisa une exposition multi médiatique sur la danseuse Joséphine Baker (fig. 20). Dans l’exposition intitulée « Josephine Baker : Something Else », Mills présente plusieurs vidéos de Joséphine Baker, qui rappellent son rôle dans la résistance française.416 Figure également dans cette exposition, une sculpture qui lui est dédicacée, formée de dix livres qui racontent sa vie. Au cours de la même année, Mills inaugure à la Cité de la Musique de Paris une série de projections dans lesquelles le producteur de Détroit joue en live la bande sonore du film de science-fiction « Fantastic Voyage’.417 Ce type d’expérimentation entre musique

414 Jeff Mills, Blue Potential - Live With Montpellier Philharmonic Orchestra, DVD, DVD-Video, Copy Protected, Multichannel, PAL, Dolby 2.0 and 5.1 (France, 2006), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-Blue- Potential-Live-With-Montpellier-Philharmonic-Orchestra/release/650006. 415 Jeff Mills, Metropolis, CD, Album (Germany: Tresor, 2000), https://www.discogs.com/Jeff-Mills- Metropolis/master/88384. 416 « Josephine Baker: Something Else - Jeff Mills - Project Room - Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois », consulté le 23 février 2018, http://www.galerie-vallois.com/en/project-room/jeff- mills/josephine-baker-something-else.html. 417 Jeff Mills, Fantastic Voyage, 2x, CD Album (US: Axis, 2011), https://www.discogs.com/Jeff-Mills- Fantastic-Voyage/release/3163636.

245 techno et cinéma se répètera. En plus de Metropolis et Fantastic Voyage, Mills récréera, entre autres, les bandes sonores de Woman on the Moon, Cyborg : 2087 et A Trip to the Moon, tandis qu’en 2005 il produisit un disque qui s’inspirait de Blade Runner.418 Mills composa également la bande sonore du film muet en noir et blanc Études sur Paris419; Dans ce film, les bateliers de fret sur la Seine sont accompagnés de sons surréalistes typiques de sa musique environnementale. Mills recrée ainsi un Paris hors du temps, en l’extrayant en quelque sorte de l’année 1928, année où le film avait été tourné. Accueilli par la Fondation Vasarely à Aix-en-Provence, en novembre 2013, Mills conçut un spectacle de danse, musique et arts visuels consacré au thème de la découverte des planètes qui a pour titre : Chronicles of Possible Worlds. En 2014, sortit le film Man from Tomorrow du metteur en scène français, Jacqueline Caux, consacré au DJ américain, dont l’accompagnement a été composé par Mills lui-même.420 Le film tente d’établir une synthèse de l’art techno et de la visual music contemporaine. Musique et images construisent des objets et des figures abstraites, la musique jouant le rôle de système d’organisation. Les images présentent des édifices « brutalistes » en béton, des architectures de banlieues, qui reprennent les thèmes modernistes, même si elles restent à l’échelle humaine. Dans le film, en plus des foules défilent des personnages peu nombreux, tels des segments de mobilité se détachant des structures visuelles. Ces personnages sont de petites notes abstraites et répétées, sans le pathos ni l’élan de sujets super humains. L’effet esthétique est mixte. Jeff Mills apparaît toujours plus aliéné (fig. 21), joue avec une métamorphose classique du thème de science-fiction, et incarne l’altérité de l’espace. Sa musique qui instaure toujours plus de distance, est l’expression d’un conceptualisme futuriste, abstrait, éloigné des problèmes actuels, une abstraction projetée dans une dimension presque esthétique.421 C’est au cours de la même année 2014 que Jeff Mills fut invité en résidence au Musée du Louvre à Paris pendant quatre mois où il écrivit et dirigea son premier film, Life to Death and Back.422 Enfin, en 2017, après plus de trente années au service de la musique techno, Mills a été décoré par l’ancien

418 Jeff Mills, Woman In The Moon, 3 × CD, Album (US: Axis, 2015), https://www.discogs.com/Jeff-Mills- Woman-In-The-Moon/release/6567850; Jeff Mills, 2087, CD, Album, Limited Edition (US: Axis, 2011), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-2087/release/2992211; Jeff Mills, A Trip To The Moon (US: Axis, 2017), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-A-Trip-To-The-Moon/release/9728011; Jeff Mills, Blade Runner, Vinyl, 12", 33 ⅓ RPM (US: Axis, 2005), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-Blade- Runner/release/554869. 419 André Sauvage, Études sur Paris (1928) with Soundtrack by Jeff Mills, YouTube, 2016, www..com/watch?v=GriTthEwXRw. 420 Jacqueline Caux, Man from Tomorrow (Axis Records, 2014). 421 Jeff Mills, Sequence - A Retrospective Of Axis Records (Chicago: Axis, 2012). 422 Jeff Mills, Life To Death And Back, 2015, https://www.louvre.fr/life-death-and-back-jeff-mills.

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ministre français de la culture Jack Lang, du titre d’Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres à l’Institut du Monde Arabe.423 Mills, qui depuis de nombreuses années s’est établi à Paris, a reçu ce prix avec fierté et est reconnaissant envers la France de l’avoir accueilli et de lui avoir offert la place que mérite un artiste de réputation internationale.

C’est ainsi que débute la période de maturité de Mills, dont les collaborations deviennent de plus en plus importantes. En 2017, il lance le projet Planets424 avec l’orchestre de Lyon et l’Oporto Philarmonic Orchestra, tandis qu’il travaille dans le cadre d’une seconde résidence au Barbican de Londres, où il dirige la série d’évènements intitulée Into the Unknown: Journey into Science Fiction, après avoir déjà été accueilli en 2015 pour Astronomia. Pendant cette période inspirée par l’espace, Mills s’intéresse au concept de temps.

Le concept de Planets est vraiment un voyage. Il s’agit d’un voyage guidé par chacune des planètes et dont l’auditeur s’éloigne sur le plan conceptuel, où se mesure le temps en fonction de la quantité de lumière. Cela se sent et s’entend dans la bande sonore. Ainsi Mercure, la planète la plus proche du soleil, a une trame différente de celles de Pluton, Uranus ou Neptune. Plus l’auditeur s’éloigne du soleil, plus la bande sonore s’obscurcit et devient mystérieuse.425

En 2018, Mills annonce qu’il va développer une collaboration avec l’agence spatiale NASA : six mix intitulés « The Outer Limits » inspirés de la série télévisuelle homonyme américaine des années soixante, beaucoup plus célèbre pendant la guerre froide, une série accueillie par la radio- internet londonienne NTS.426 Le premier des six mix, qui a été publié en janvier, est une interprétation des découvertes réalisées sur les trous noirs à l’aide de clefs électroniques expérimentales. Jameson Graef Rollins, ingénieur de l’Observatoire dénommé Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory a également pris part à ce projet. L’idée qui sous- tend ce travail est d’initier les passionnés aux récentes découvertes de l’astrophysique, en

423 Chal Ravens, « Jeff Mills receives medal from France’s Order of Arts and Letters », FACT Magazine: Music News, New Music. (blog), 2 mai 2017, http://www.factmag.com/2017/05/02/jeff-mills-awarded- frances-order-arts-letters-medal/. 424 Jeff Mills et Orquestra Sinfónica do Porto Casa da Música, Planets, Blu-ray, Blu-ray Audio CD, Album (US: Axis, 2017), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-Orquestra-Sinf%C3%B3nica-do-Porto-Casa- da-M%C3%BAsica-Planets/release/10287816; Jeff Mills, Planets, 9x, Vinyl 7 (US: Axis, 2017), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-Planets/release/10434251. 425 « Barbican Meets: DJ Jeff Mills », Barbican Blog (blog), avril 2017, http://blog.barbican.org.uk/2017/04/barbican-meets-dj-jeff-mills/. 426 « Jeff Mills The Outer Limits », NTS Radio, consulté le 25 février 2018, https://www.nts.live/projects/jeff-mills-the-outer-limits/.

247 proposant des mix de musique électronique présentés en alternance avec des cours de sciences spatiales et en s’adjoignant la contribution de musiciens de musique classique comme la pianiste Kathleen Supové et le violoniste anglais Thomas Gould.

En comparant l’esthétique de Dopplereffekt et celle de Jeff Mills, et dans la continuité des considérations évoquées tout au long de ce travail de recherche, il nous semble possible de proposer certaines conclusions concernant les caractéristiques de la musique techno en tant que discipline artistique, et les thèmes qu’elle propose. Nous souhaitons revenir aux questionnements par lesquels nous avons initié ce travail, en particulier, de savoir dans quelle mesure l’esthétique doit être considérée comme politique, puis nous envisagerons ce que sont « les écologies » de l’art techno, ou quel est le rapport de l’art techno avec l’écologie.

Par son esthétique tournée vers l’avenir, vers la physique et vers le développement technologique, la techno est destinée à accompagner toute nouvelle forme d’art multi médiatique. Par le mot accompagner, nous désignons le support que le sonore apporte au visuel, dans la mesure où il se déploie le long du vecteur du présent en pointant vers le futur. La techno accompagne et s’infiltre là où le plan symbolique de l’imaginaire intercepte les modalités matérielles de la technologie, la question est : comment elle est utilisée et à quelle fin. Etant la musique d’internet, la musique qui « connecte » des individus dans une masse mondiale, ce sera au cœur de cette musique que continueront à émerger des sujets artistiques capables d’influencer les subjectivités hi-Tech contemporaines. Cependant les narrations de science-fiction aux traits afro futuristes que Jeff Mills et Dopplerffekt développent, présentent des caractéristiques très différentes.

Les œuvres de Jeff Mills, surtout les plus récentes, évoquent tous les efforts que Wagner déployait pour réaliser un opéra d’art total. A la manière du théâtre, Mills se sert de la rythmique des instruments électroniques pour coordonner les arts graphiques, la mode, la musique et le cinéma, et permettre ainsi aux auditeurs de musique techno de s’approcher de la physique. La tentative de Mills, qui consiste à faire résonner les lois de la physique auprès d’une audience plus étendue, risque toutefois d’être trop lointaine après la rude expérience des raves parties. Tout se passe comme si la musique techno de Mills exprimait l’idée d’une science parfaite, étrangère à la société, sur des planètes où l’imagination aurait oublié qu’il y a de la vie sur terre. Sans le matérialisme, le voyage musical vers l’énergie de la matière se réduit à un esthétisme techno qui, même très simple est très sophistiqué, pourra se transmettre, au travers de la musique, aux aliens du futur. Mais que dit ce voyage de l’usage de la technologie dans la société actuelle ? La période

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de maturité de Mills, qui continue à se situer entre la musique classique et la techno environnementale, est vouée à un succès dangereux. Une culture techno sans critique subira le même sort que toute tentative visant à restaurer un romantisme futuriste et moderne, qui aujourd’hui n’a plus de sens, bien que l’audience de Mills soit vaste.

La façon dont nous nous voyons nous mêmes peut souvent déterminer la perspective et le rang selon lesquels nous voyons les autres et le monde qui nous entoure, chacun de nous a une vue, un point de vue tel qu’il peut façonner le futur des autres et leur manière de vivre. Je crois que, rêver et regarder vers un avenir que tous espèrent meilleur et plus fructueux que notre passé, constitue une initiative commune.427

La philosophie techno de Mills est technocratique, au sens où les perspectives et les relations sont traitées comme des variables techniques. Chez Mills le pouvoir est remplacé par l’énergie de la matière, par l’espace et par les lois de l’astrophysique. Celui qui a accès aux connaissances techniques peut les transmettre dans le cadre d’une « initiative commune ». Il n’y pas de signe qui atteste d’un effort envers des pratiques collectives de réappropriation du discours technique. L’approche de Gerald Donald, attentif à l’usage de la technologie par les appareils militaires est en revanche différente.

Il existe une scission entre riches et pauvres. Habituellement les technologies sont contrôlées par les personnes qui ont les ressources pour les financer. Les technologies qui deviennent obsolètes ne sont plus utiles à ce groupe puissant et finissent comme nous les voyons aujourd’hui. Un paquet de technologie militaire obsolète est désormais utilisé par des personnes ordinaires, le public en général. Prenons l’exemple d’un radar, qui a été inventé au cours de la seconde guerre mondiale. Désormais tu peux te servir de la même technologie dans ton véhicule pour te protéger de la police. Tu peux trouver de nouveaux usages pour n’importe quel type de technologie. Les pêcheurs utilisent encore les filets pour pêcher, les personnes utilisent toujours des couteaux pour cuisiner. Et ces technologies existent depuis des milliers d’années. Elles ne deviennent pas obsolètes, elles s’affinent avec le temps.428

427 Mills, Blue Potential - Live With Montpellier Philharmonic Orchestra. op. cit 428 Derek Walmsley, « Interview with Dopplereffekt », The WIre, octobre 2009.

249 Il est probable que par les productions les plus « underground » la musique techno peut dire encore quelque chose sur la manière dont les arts peuvent inciter à produire de la technologie, et dans quelle mesure cette dernière inspire la création artistique. Drexciya et Dopplereffekt ont le mérite d’instaurer un rapport plus critique avec le développement technologique. Mike Banks, le fondateur du collectif Underground Resistance partage également cette conception, lui qui depuis les origines du groupe préfère rester à Détroit pour soutenir de nouveaux talents plutôt que de devenir une icône superstar. Par exemple, Banks se sert de la techno pour dénoncer les catastrophes sociales et écologiques à Flint, une ville habitée majoritairement par une population noire, dans laquelle l’état, qui n’est pas intervenu après la contamination durant plusieurs mois de l’infrastructure municipale chargée de l’eau, a contraint la population à recourir à l’eau minérale en bouteille et à manifester sa solidarité vis-à-vis des franges de la population les moins favorisées. A ce sujet, on pense également à Stingray, le DJ qui poursuit les textes narratifs du duo Drexciya, ou à la dub techno de Burial, qui de façon anonyme produit une musique urbaine et territoriale. Bien que la musique techno-classique soit séduisante, c’est dans les raves et dans les clubs que l’esthétique techno cesse d’être un esthétisme et continue à stimuler le désir au moyen d’une imagination à la fois sonore et virtuelle.

Pourtant, malgré les différences de vision politique concernant la technologie et le pouvoir, il y a quelque chose qui semble unifier l’esthétique techno. L’esthétique techno est soumise à un certain modernisme projeté dans le futur, s’accompagnant d’une foi dans la puissance créatrice des subjectivités humaines (malgré les moments où elle devient « autre »). Pour ce qui est de l’art, la tendance futuriste de la techno promet de ne pas abandonner les expériences qui interconnectent nouveaux médias et progrès scientifique. L’art techno forme des figures spatiales et imagine l’avenir. Mais dans cet acte d’imagination, l’art se trouve dans une position différente de celle des débuts du vingtième siècle : l’art se trouve écrasé par le manque d’alternatives que permet la société hyper-technologique néolibérale. Dans le cas de Mills, le futurisme élaboré en collaboration avec la NASA devient pur esthétisme. En revanche, dans le cas de Dopplerffekt, le futurisme techno appelle à la vigilance au présent. L’usage que font les diverses couches sociales des machines, leur permet d’affirmer leur différence face aux pouvoirs technocratiques. Un usage différent de la technologie s’impose là où l’on a réussi à se déconnecter du rythme du capitalisme.

Enfin, avant de passer à la présentation du projet de recherche-action avec lequel nous prévoyons d’analyser l’art techno, nous souhaitons nous arrêter sur la situation de la techno, dans ses évolutions les plus récentes, dans le contexte de l’art contemporain. Tout au long de ces travaux de recherche, nous avons cherché à établir les contenus politiques de l’esthétique de la

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musique techno. L’analyse de documents et la collecte d’entretiens que nous ont accordés des artistes et des producteurs musicaux, nous ont permis d’interpréter la musique et ses lieux d’origine en vue d’esquisser ces facteurs politiques. Ce qui nous intéressait en premier lieu était le point de vue des artistes. Nous avons en quelque sorte cherché à reconstruire une généalogie possible de la musique techno, apte à analyser la problématique de sa relation avec la culture de « l’auditoire ».

Comment se situe le phénomène techno dans l’art contemporain ? Il est possible de trouver une réponse éventuelle à cette question en relisant les travaux de Labelle, le critique musical qui a organisé pendant quatre années le festival Beyond Music à Los Angeles et qui a resitué le sound art à cheval entre les arts visuels et la musique. En analysant les pratiques artistiques sensibles à l’écologie acoustique qui s’étendent de Cage à Fluxus, de Xenakis à Atau Tanaka, Labelle observe qu’il y a eu un regain d’intérêt pour le son dans l’art contemporain. La musicalité des environnements urbains associée à l’abondance des technologies d’interaction et à l’attention portée à l’histoire orale, qui d’après Labelle, sont à l’origine de ce regain d’intérêt, résultent d’une interprétation des origines et de la matérialité du son. Les ondes sonores entraînent vers l’avenir, en parcourant le flux du présent ; le son qui est par nature contingent, devient, grâce à la culture numérique, omniprésente et mondiale.429

Dans After Sound, le critique Barrett soutient que ce que l’on peut reprocher au sound art est d’avoir court-circuité les modèles de commercialisation de la musique. La question de la commercialisation se pose consciemment de façon aiguë en ce qui concerne la musique.430 Mais Barrett annonce un avenir différent pour le sound art et la musique plus généralement. Il rejette l’idée de son mais retient le « caractère problématique productif » de la musique, en cherchant à matérialiser la catégorie de musique critique. Pour Barrett, avec lequel nous sommes en accord, la musique peut entremêler plusieurs pratiques artistiques, sans pour cela rester « pur son ». « En plus du son », la musique peut être critique et politique ainsi que l’ont démontré le Pussy Riot, qui se servent du punk rock pour intervenir dans des contextes de conflit politique précis. Comme le rappelle Mel Gooding à propos de l’essor du sound art dans les années soixante, toute pratique

429 Brandon LaBelle, Background noise: perspectives on sound art (New York: Continuum International, 2006). pp. 292-95. 430 G. Douglas Barrett, After sound: toward a critical music (New York: Bloomsbury Academic, an imprint of Bloomsbury Publishing Inc, 2016). pp. 2-4.

251 artistique a besoin de la réaction d’un public, afin que ses commentaires permettent de poser la question de l’origine de l’art. L’ambivalence du caractère circulaire du son est fondamentale : l’écoute sans interaction publique avec l’œuvre d’art peut être synonyme de filtrage ou de censure.431

Au sujet du récent Colloque sur la musique et le sound art organisé à l’Université Goldmisths en 2014, Kate Lacey a affirmé que ce qui oppose sound art et musique, à écouter ce qu’en disent les personnes qui interviennent dans les deux domaines, c’est que la première discipline est plus proche des arts visuels que la seconde. Le son, comme l’art visuel, a tendance à conceptualiser l’abstrait. La pratique musicale n’a pas seulement à voir avec l’audible, mais elle se distingue du conceptualisme du sound art par une matérialité qui la distingue.432 Seul le futur pourra être le témoin d’un rapprochement entre les deux pratiques, même si l’œuvre totale de Jeff Mills peut aller, avec les risques évoqués, dans le sens d’une musique inorganique, conceptuelle et éloignée de la terre.

Pour les motifs énumérés précédemment, nous ne croyons pas que la techno puisse être intégrée au sound art. La techno demeure avant tout un genre musical. Les pratiques mixtes qui sont apparues – depuis les vidéos sur YouTube jusqu’aux cinémix, depuis les pièces de vêtement jusqu’à la danse, depuis les concerts de musique classique jusqu’aux installations vidéo-sonores – continuent à être considérées comme des ramifications de la musique techno. Même si le spectacle de quelques centaines de personnes dansant dans un théâtre pouvait un jour être considéré comme une performance artistique, il ne sera pas possible de qualifier cette expérience de pièce de théâtre improvisée. Toutefois, il est indéniable que l’ensemble de l’esthétique techno, outre la musique, se retrouve aujourd’hui dans le graphisme des albums, les vidéo-musicales et les posters, qui font la promotion des soirées dans les clubs. Ces éléments font partie de l’esthétique de la musique techno. C’est pourquoi, dans ce travail nous avons présenté la multiplicité des pratiques artistiques liées à la musique techno, en insistant sur le plan spatial et environnemental, en relation également avec la dimension urbaine.

Pour conclure, nous présenterons certaines réflexions sur la place qu’occupe la techno dans l’art contemporain, en partant des observations faites sur les orientations écologiques qu’embrasse

431 William Furlong, Audio Arts: Discourse and practice in contemporary art (Academy Editions London, 1994). p. 135 432 Thomas Gardner et Salomé Voegelin, éd., Colloquium: Sound Art and Music (Winchester, UK: Zero Books, 2016). p. 204.

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l’art techno quand la musique abandonne, pour ainsi dire, les haut-parleurs pour s’orienter vers l’espace et l’écoute. La musique techno, avec le succès qu’elle a connu à partir des années quatre- vingt, s’est répandue dans de nombreux espaces. La techno qui a d’abord été diffusée dans les fêtes puis dans les clubs, a trouvé sa place sur le marché de la musique, suscitant alors un intérêt à l’échelle mondiale. Grâce à la radio et à la production de disques, la techno a commencé à circuler surtout dans les pays industrialisés d’Amérique du Nord et de l’Europe. La symbolique futuriste s’est emparé de l’imagination d’une large frange des générations les plus sensibles et les plus ouvertes à la mondialisation, cette dernière se manifestant par une diffusion des technologies portables et immatérielles du quotidien (internet, téléphones portables, géo-localisation). Grâce à l’expansion à grande échelle de la mondialisation, la techno a conquis de nombreux espaces, surtout urbains, étant jouée et plébiscité dans ces territoires qui gardent la trace du passage à une ère postindustrielle, et des vestiges laissés par les lourdes machines du système fordiste. Le développement technologique, surtout lié aux moyens d’information et de communication, qui ne cesse de s’étendre a permis à la musique techno de commencer à utiliser conjointement un nombre toujours plus important d’outils multi médiatiques.

La musique devient plus visuelle. A la production musicale s’ajoutent des domaines de plus en plus nombreux, soit pour l’expérimentation multi médiatique, soit par la connexion des outils avec lesquels on produit la musique techno à la toile et donc aux nombreux médiums qu’héberge internet. Rétrospectivement, l’esthétique techno avait déjà commencé à englober tout ce qui était visuel même avant ce tournant « optique » : le design et l’architecture des clubs, le style et la mode des artistes et des « clubbers », jusqu’à s’implanter partout où il y a du son, de la musique ou de la vidéo. A cette expansion visuelle de la musique techno correspond aussi un désir de conquête de l’espace en général. Parvenant quasiment au terme de ce travail, nous voudrions avancer l’hypothèse d’une inversion de la relation esthétique par laquelle nous avions initié ces recherches.

La musique techno est de par son histoire une musique environnementale, puisqu’elle est principalement jouée dans les clubs dans le but de faire danser des corps dans l’espace et au son des machines. Même si ce genre de musique électronique évolue par sa diffusion dans les territoires urbains en transformation, grâce à un développement majeur des technologies et se renforce dans les territoires virtuels de la toile, en s’associant aux autres moyens multi médiatiques, aujourd’hui, après plus de trente années, la musique techno, s’affirme en suivant une tendance inverse, selon laquelle la technique cherche à investir le champ de l’écologie.

253 Notre travail suit ce développement : de l’écologie de la musique techno, en tant que musique environnementale, à la techno comme moyen d’intensification de l’écologie. Par ce terme, nous désignons l’intérêt de la technique atteint dans la production musicale techno, par les dimensions de cette écologie que Guattari avait modélisée dans l’interaction entre les dimensions du mental, du social et de l’environnement. La musique techno rapproche l’auditeur des imaginaires qui s’affichent dans les projets de l’écologie critique. Si est reconnue comme valide la configuration modélisée dans le quatrième chapitre, où s’ébauche la circulation du rapport entre désir et valeur à partir de la dimension territoriale du capitalisme cognitif, alors il est possible d’entrevoir les futurs espaces de transformation des subjectivités contemporaines et de leurs territoires dans la création et dans la critique des imaginaires propres à l’esthétique techno.

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5.2 Le projet de recherche-action « Techno and the City »

Nous avons organisé et réalisé les deux expositions-interventions « Techno and the City », à la fois par plaisir et par aspiration. La première a eu lieu à Londres en 2016 et la seconde à Amsterdam en 2017, toutes deux développées en collaboration avec le collectif Techno&Philosophy. Ce collectif, après des années passées sur scène, souhaitait contribuer à quelque chose de plus personnel. Le collectif Techno&Philosophy a vu le jour dans la perspective de créer une plateforme pour des artistes proches de la musique électronique, qui travaillent spécialement avec les arts visuels, les arts graphiques et les vidéos. L’objectif visait à intégrer davantage l’univers sonore à l’univers visuel afin de recréer des imaginaires et des environnements d’échanges et de critique, sur la scène de la musique électronique contemporaine.

Avec la première édition de « Techno and the City », nous avons lancé une invitation à présenter des propositions artistiques qui répondraient à la question suivante : existe-t-il un art techno ? (fig. 22). Un des objectifs de l’exposition était de promouvoir la compréhension politique, artistique et philosophique de la musique et de l’art techno à travers les thèmes suivants :

• La dimension urbaine de l’electronic dance music culture • Techno, identité et genre • Clubbing et gentrification • La relation entre corps, espace et machines

Tout en reconnaissant les efforts accomplis par les artistes et par les activistes, à l’aube de la culture techno, ce projet voulait inciter à une perspective clairvoyante plutôt que nostalgique. De nouveaux modes de vie à partager sont toujours en devenir. Dans cette perspective et avec la volonté de créer un continuum entre passé, présent et futur, nous avons sélectionné quatre artistes émergeants et six artistes, déjà connus sur la scène techno, qui ont été exposés dans une galerie indépendante londonienne au mois de novembre 2016 à côté des œuvres fondatrices des pionniers de l'esthétique techno.

L’inauguration de l’exposition-intervention (accès libre) a eu lieu autour d’une discussion ouverte au public sur le clubbing, la vie nocturne et la gentrification avec les membres du collectif Techno&Philosophy, Charlotte Sykes du collectif SIREN et Hillegonda Rietveld de la London South Bank University. La discussion a été suivie d’une performance du duo House of Health sur un set expérimental de l'artiste parisienne Fatäk (fig. 23 et 24) qui a mixé en live les pistes musicales

255 en lien avec les œuvres d’art exposées, en recréant un environnement sonore techno, plus qu’un paysage.

Après un début satisfaisant à Londres, « Techno and the City » a été invitée au programme artistique de l’Amsterdam Dance Event 2017, l’équivalent de l’Expo pour la musique électronique, et accueillie au Lab 111, un centre polyvalent d’art et de cinéma (fig. 25). Le lancement officiel a été introduit par une performance intitulée « Gender Fucker » et interprétée par la danseuse et chorégraphe Keren Rosenberg (fig. 26). « Gender Fucker » est une performance qui suscite un dialogue entre danse, musique électronique et mode en célébrant la souplesse/fluidité des genres sur les pistes de danse. Elle est née de la collaboration entre Keren Rosenberg, le chorégraphe et photographe Graham Adey, et la marque de mode de genre neutre Nobody Has To Know. La performance a été suivie d’un débat ouvert sur l'évolution des arts électroniques, tandis que le lendemain du lancement, Keren Rosenberg a offert une leçon libre de « Gaga dance » pour les danseurs et les débutants, en expérimentant avec les corps un type de danse qui s’harmonise bien avec la musique électronique, en illustrant les bienfaits de la danse pour les problèmes de santé mentale et sociale.

« Techno and the City » défend le concept selon lequel l’exposition doit être une intervention nomade qui se déplace de villes en villes. L'idée qui a présidé à la réalisation du projet est venue du constat suivant : les artistes visuels sont une source évidente d’inspiration pour les musiciens et les producteurs. Nous avons ainsi contacté activement des artistes confirmés et émergeants, qui ont collaboré avec des labels et des clubs importants, et qui donnent forme aux images sonores. Dans chaque ville nous avons invité une sélection d’artistes locaux actifs sur la scène électronique. La rencontre entre artistes connus et artistes émergeants, et entre artistes internationaux et locaux, est la source de nouvelles idées qui modifient nos textes narratifs. Nous avons soigneusement choisi les artistes liés à la scène techno pour promouvoir un nouveau regard sur la musique électronique. Nous sommes convaincus que la techno ne concerne pas seulement la musique et l'écoute. La techno est faite également d’images, d’art, de danse, de mouvement, de narrations futuristes et de poésie. En cherchant à élargir le public autour de la musique techno, nous voulions aussi mettre en évidence les messages clairs élaborés par notre communauté.

Le thème de l’exposition-intervention d’Amsterdam « Taking Cities as Radical Soundtracks » se développe au même moment que l’Amsterdam Dance Event, et met en évidence les questions qui concernent la vie nocturne et la culture du clubbing. Chaque œuvre d’art présentée aborde un sujet spécifique : depuis le genre jusqu’au sexe, depuis l'accès à l’espace urbain jusqu’à

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l’architecture du son. La sélection de pistes musicales et d’images sonores en rapport, ainsi que de textes qui expliquent comment images et musique sont liées, guide celui qui prend part à l’intervention dans un parcours à travers l’environnement techno. « Techno and the City » est un parcours audio-visuel où l’on peut écouter des images sonores. « Techno and the City » souhaite proposer une histoire radicale, un discours polyvalent à ceux qui sont insatisfaits de certains aspects de la culture de la « musique dance » électronique. L’intervention vise à stimuler l’imagination des participants et donc leur sensibilité future, dès lors qu’ils emporteront les histoires, les symboles et les images de l’intervention dans les clubs, aux festivals ou aux raves. Si les évènements de « musique dance » ont pour objet d’entretenir un esprit d’émancipation, il est essentiel de s’interroger sur leur influence sur la scène électronique. De quelle façon le clubbing contribue-t-il à la gentrification ? Dans quelle mesure la musique techno marginalise elle des groupes et des personnes ? En ayant cela présent à l’esprit, il convient de voir « Techno and the City » comme une intervention artistique en soi, plutôt que comme une exposition, comme une intervention ressemblant davantage à un agencement nomade qu’à une galerie.

L’exposition d’Amsterdam a présenté les travaux de nombreux artistes parmi lesquels figuraient Abdul Qadim Haqq, Ayane, Daniel Chazme, Julien Pacaud, Kathrin Kuhn, Mark Dancey, Michael Lange, Nicola Napoli, Rudy Loewe, Stefan Fähler et Uros Djurovic. Chaque œuvre comprenait un matériau original sans un label techno comme Axis, Tresor et Dystopian, comme des collectifs tels que Room4Resistance. La liste des artistes qui ont pris part aux deux éditions est la suivante :

• Abdul Qadim Haqq est le pionnier de la Techno Art. Fondateur de Third Earth Visuals, Haqq a fourni à la communauté de musique électronique des images conceptuelles visuelles depuis 1989. Haqq a produit du matériel d’illustration pour les disques classiques de Détroit Techno de Juan Atkins, Derrick May, Underground Resistance, Kevin Saunderson, Carl Craig, Eddie Fowlkes, Rick Wade et de beaucoup d’autres.433 • Stefan Fähler est un directeur artistique et un illustrateur indépendant, qui travaille principalement dans le secteur de la musique et du cinéma. Il conçoit le projet de la série des petits volants pour Gegen Berlin, une soirée gay au Kit Kat Club de Berlin.

433 Abdul Qadim Haqq, 25 Years of Techno Art. Third Earth Visual Arts. 1989-2014 (Detroit: Third Earth Visual Arts, 2014).

257 • Kathrin Kuhn est une designer graphiste, illustratrice et artiste qui réalise des collages et qui réside à Berlin. Kathrin travaille sur des thèmes variés comme les comportements, les systèmes sociologiques et les identités de genre. • Mark Dancey. Né à Ann Arbor, dans le Michigan, a été un des comploteurs à l’origine de Motorbooty Magazine. En 1999 Dancey a commencé à produire des peintures à l’huile s’inspirant de l'héritage du duo électro Drexciya. • Michael Lange est un photographe allemand connu pour ses compositions atmosphériques. Son œuvre « WALD | Landscapes of Memory » est apparue sur Borderland, un projet de collaboration entre Juan Atkins et Moritz von Oswald. • Nicola Napoli est un artiste graphique ayant suivi une formation en architecture. Nicola a entamé son activité de designer indépendant en Allemagne, où il a initié des collaborations dans le domaine de l'industrie musicale, dont le nightclub Berghain. • Rudy Loewe est une artiste radicale des arts visuels qui se concentre sur des pratiques d’inclusion, de construction de communautés et de pédagogie émancipatrice. Rudy collabore au collectif Room4Resistance et au club de Berlino ://about blank. • Chazme 718 Daniel Kalinski alias CHAZME est un peintre, illustrateur et artiste de rue. Ses structures dystopiques visent à critiquer la planification urbaine contemporaine. Il a réalisé les couvertures des deux albums publiés par Tresor : Riod et Transport des séries Borderland de Moritz von Oswald et Juan Atkins. • Julien Pacaud est un artiste et illustrateur français qui vit et travail à Paris. En 2013, Julien a collaboré avec la maison discographique Axis Records de Jeff Mills et Yoko Uozumi, en réalisant la couverture de The Jungle Planet. • Uros Djurovic recourt à de nombreux médias différents et associe diverses techniques, de la xylographie aux clips d’animation. Il a dessiné la couverture « Fury Road EP » de l’artiste italien Distant Echoes et publiée par Dystopian Records, le label berlinois célèbre pour ses sons mélancoliques et obscurs. • Anakhemia est le nom d’artiste d’Afra Khan (jeune femme originaire d’Arabie Saoudite) qui joue de la musique électronique pour l’esprit et pour le corps. Sa démarche vise à inspirer un dialogue dans la psychè humaine grâce à la technique de la narration sonore. • Heiner Radau. Influencé par les concepts de renaissance et de décadence, l’artiste allemand Heiner Radau qui sans sa pratique associe l'illustration et les textiles, a créé sa marque de design en 2014.

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• Jiyoung Yoo est un artiste londonien originaire de Corée du Sud. Son travail présente la scène visuelle contemporaine, dans laquelle les images issues du monde « réel » et « numérique » se fondent. • Narin Kim. Née à Séoul (Corée du Sud), Kim est une artiste pratiquant les arts visuels et numériques. Son dernier projet, « SecretTranslator 1.0 », explore la textualité numérique, le parlé oral et les supports d’impression grâce à la codification numérique. • Nàdia Furtado aka Ayane est un designer graphique qui collabore avec le collectif Pluie / Noir lancé par Max Binksi. Son travail porte sur la traduction de la musique en des collages d’images sonores. • SIREN est un collectif, créé en 2016, dont le but est de mettre à l’épreuve et de redéfinir les idées reçues actuelles inhérentes à la « musique dance », tout en réservant une place avec eux sur scène à ceux qui sont sous représentés. Les DJ et les VJ du collectif aiment explorer un domaine de possibilités esthétiques quand ils jouent ensemble, en se concentrant sur des formes et des trames insolites. Les DJ de SIREN oscillent entre les genres musicaux que sont la techno, l’électro, le breakbeat, le minimal, l’acid, la jungle et la trance. En tant que collectif, ils organisent des fêtes et des spectacles qui visent à être des plateformes musicales et politiques pour les femmes et les personnes non hétérosexuelles, ainsi qu’un espace permettant de critiquer les tendances actuelles de la musique électronique et de créer ses propres alternatives. • House of Health est le nom d’artistes d’un couple qui réalise des performances et dont les prestations sont « site-specific ». Le duo identifie les fêtes technos comme étant le lieu idéal pour un nouvel art performatif. • Keren Rosenberg est une enseignante de chorégraphies et une danseuse Gaga certifiée établie à Amsterdam, en Hollande. Elle a étudié auprès de la Jerusalem Dance Academy et de l'Academy of the Kibbutz Dance Company. Elle a continué à danser pour différentes compagnies de danse israélienne de haut niveau, parmi lesquelles figuraient Idan Sharabi & Dancers, Ido Tadmor Dance Company, Fresco Dance Company et Tami Dance Company. Elle a obtenu le prix Keren Sharet attribué aux jeunes danseurs prometteurs.

Dans la première partie du cinquième chapitre, nous avons cherché à resituer les nouvelles formes de l’esthétique techno au cœur des discours portant sur l’art contemporain. En nous appuyant sur ces observations, nous souhaitons conclure par une analyse du projet « Techno and the City » en partant d’une critique d’une sélection des œuvres exposées. Comme souligné précédemment, les images sonores présentées dans l’exposition-intervention forment un parcours

259 audio-visuel au cours duquel les participants peuvent écouter les œuvres d’art visuel, en imaginant les modalités selon lesquelles le son se fait image et vice-versa. Ce type d’opération est proche de ce que Deleuze et Guattari ont appelé agencement des composantes expressives d’un territoire.

Pour ces raisons, « Techno and the City » considère sa propre intervention plus proche de la visual music que de la sound art et ce, avant tout parce que les pistes qui accompagnent les images sont des morceaux de musique techno. Et également, parce que l’élément visuel est présent. Le projet se caractérise secondairement par la recherche d’une reconfiguration des pratiques artistiques plurielles et multi médiatiques. Au cours des performances de l’exposition-intervention, a été recherché un agencement de la musique, des arts visuels, de la danse et des VJ sets, en vue de créer un continuum dans des pratiques qui émergent de la scène de la musique électronique.

Les différentes pratiques artistiques sont unifiées par un environnement commun à la techno qui constitue ce continuum. Par l’analyse critique des imaginaires et des figures qui se forment dans cet environnement, il est possible d’esquisser quatre éléments qui permettent de différencier l’art techno des autres courants artistiques, un thème qui sera abordé dans les pages suivantes de conclusion.

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5.3 Imaginaire I : le post-humain

Les personnages classiques du Techno Art sont liés à l’imaginaire de la science-fiction. Cette caractéristique apparaît déjà clairement sur les premières couvertures des albums techno (nous avons évoqué dans le premier chapitre Cybotron et Kraftwerk) et tout au long de la production de musique techno, dès la seconde moitié des années quatre-vingt jusqu’au début des années quatre-vingt-dix. Le thème du cyborg et du post-humain est un thème fondateur auquel se réfère encore aujourd’hui l’esthétique techno.

Un des pionniers du Techno Art est Abdul Qadim Haqq, qui a réalisé les couvertures de douzaines d’albums technos liés au collectif Underground Resistance de Détroit. La couverture de l’album Classics de Model 500 (fig. 27)434, à l’origine, une huile sur toile, représente au premier plan la tête d’un cyborg masculin entrain de transmettre des informations sans fils, avec un satellite TV au second plan. Le scénario renvoie à une planète extra-terrestre, dont le paysage est divisé en deux, sur la gauche le jour et sur la droite un ciel illuminé de nuit. La seconde couverture, aussi significative, a été peinte pour le fameux disque « Knights of the Jaguar » du DJ Rolando (fig. 28)435 et représente une demi-divinité musculeuse Azthèque revêtue d’un couvre-chef et d’une cape recouverts par un jaguar. Le guerrier porte un pendentif gravé des initiales du collectif Underground Resistance (UR) devant une pyramide aztèque. Dans la vidéo de l’entretien avec Abdul Haqq que nous avons réalisé avec le collectif Techno&Philosophy, l’artiste américain souligne combien la culture techno à Détroit cultive ce penchant apparemment contraire à un regard tourné vers l’avenir, et ancré dans le passé précolonial.436

L’afro-futurisme a notoirement cherché à fuir le racisme du présent pour se tourner vers des époques ou des mythes dans lesquels la population noire et la population native des Amériques étaient autonomes. Le même raisonnement vaut pour les œuvres de Mark Dancey, graphiste qui travaille dans le Michigan, dont les travaux s’inspirent du mythe de Drexciya (fig. 29). Comme cela est perceptible dans le travail de Dancey, le mythe évoque des créatures marines, les

434 Model 500, Classics, 2x, Vinyl LP (Belgium: R&S Records, 1993), 500, https://www.discogs.com/Model-500-Classics/release/109879. 435 The Aztec Mystic A.K.A DJ Rolando, Knights Of The Jaguar EP, Vinyl 12 (US: Underground Resistance, 1999), https://www.discogs.com/The-Aztec-Mystic-AKA-DJ-Rolando-Knights-Of-The-Jaguar- EP/release/1695. 436 Nicola Cavalazzi, Alessio Kolioulis, et Paul Speziali, “Techno Art” - Abdul Qadim Haqq meets Techno&Philosphy collective in Detroit, 2016, https://vimeo.com/187566427.

261 Drexciyans, qui sont nées dans les eaux de l’Atlantique, après les meurtres des populations d’Afrique Occidentale transportées sur les navires négriers.437 Les passages de la bande dessinée semblent hurler les utopies et les mythes futuristes et de science-fiction. Toutefois, comme l’exprime l’interview qu’il est possible de lire en appendice, Dancey (ceci vaut également pour Haqq) a commencé à travailler quand les ordinateurs étaient trop chers, et alors que certains artistes de Détroit restaient d’une certaine façon en retrait par rapport aux progrès de la technologie en matière d’art graphique. Les dessins de la bande dessinée demeurent malgré tout accessibles à un vaste public, surtout à un jeune public, et font appel aux mêmes sources d’inspiration que les premiers travaux de la science-fiction.

Les thèmes cyborg et post-humain demeurent néanmoins vivants, même en dehors de Détroit. Kathrin Kuhn, graphiste qui réside à Berlin préfère les paysages futuristes et virtuels à la virilité des personnages des premiers artistes. Dans « Detroit-Berlin » Kuhn reprend le thème de l’alliance techno entre les villes de Détroit et de Berlin438, pour représenter deux symboles de l’ère postindustrielle, le club techno Berghain de Berlin et l’ancienne gare ferroviaire de Détroit (fig. 30). Kathrin Kuhn, qui a collaboré avec le pionnier de la musique techno Juan Atkins pour réaliser une campagne publicitaire de lunettes hyper-futuristes, repense les cyborgs selon un point de vue féministe, comme l’illustre un de ses travaux, dans lequel un cyborg aux traits féminins traverse le vide du corps masculin.439

437 Drexciya, Drexciya 2 - Bubble Metropolis. op. cit. 438 Various, Tresor II (Berlin Detroit - A Techno Alliance). op. cit. 439 Kathrin Kuhn, VOODOO MACHINE, consulté le 1 mars 2018, www.kathrinkuhn.com/VOODOO- MACHINE.

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5.4 Imaginaire II : corps/genres

Le second thème de l’esthétique techno, tel qu’il a été présenté dans l’exposition-intervention « Techno and the City » est celui des corps, cette fois très humains, qui dansent et s’expriment librement dans les clubs LGBTQ+. La musique « house » d’abord et la techno ensuite ont immédiatement investi les espaces protégés de la scène gay et queer. Après la musique disco de New York et les clubs gay de la Chicago House, la techno a en revanche accompagné l’essor de la scène gay berlinoise, bien que de l’autre côté de l’Atlantique, à Détroit, les producteurs étaient plutôt de tendance hétérosexuelle.

Nous sommes ici loin des personnages et des signes des paysages post-humains cyborg. Sur la scène queer berlinoise, l’accent mis sur les corps et sur leur diversité naturelle est de première importance, puisque c’est dans leur expression sans barrières sociales que se libère l’identité de genre. Cela apparaît clairement sur les « flyers » qui accompagnent les soirées des trois lieux célèbres que sont : le club Kit Kat et la soirée gay Gegen (« contre » en français), les soirées queer organisées par Room4Resistance all’ ://about blank, et une série de « flyers » du night-club gay Berghain.440

Les auteurs des « flyers » sont tous résidents dans la capitale allemande et travaillent en tant que graphistes indépendants dans le mode de la mode, du cinéma et de la publicité. Une des artistes les plus intéressantes est Rudy Loewe (fig. 31), dont les flyers très colorés pour l’://about blank présentent souvent des corps de femmes qui dansent en toute insouciance. L’ambiance est joyeuse et se traduit par des sourires et des yeux fermés, parce que c’est précisément dans des espaces sécurisés que les femmes de toute orientation sexuelle, transsexuelles, femmes obèses ou handicapées ou ne s’épilant pas peuvent s’exprimer librement. C’est également une réponse à un certain sexisme qui se ressent en revanche sur la scène des clubs gay, où souvent les femmes ne sont pas les bienvenues.441

Nicola Napoli est en revanche l’expression talentueuse d’une esthétique gay raffinée. Pour le célèbre club Berghain/Panorama Bar, le graphiste italien réinterprète les tarots en une version

440 Sur la « Techno Art », le club Berghain a récemment publié un volume sur le mélange de pratiques que le club a intercepté depuis sa naissance en 2004. Amy Klement et Berghain Ostgut GmbH, Berghain: Kunst im Klub (Berlin; Ostfildern: Berghain ; Hatje Cantz, 2015). 441 Une interview du collectif Techno&Philosophy auprès de Rudy Loewe est disponible en annexe.

263 techno. Les amants au nombre trois sont tous des hommes, tandis qu’au fond s’aperçoivent les fameux carrelages des toilettes du club, reconnaissables par ceux qui les fréquentent. (fig. 32).

Enfin, Stefan Fähler s’intéresse aux expressions particulières des visages. Dans la longue série des volants destinée à la soirée Genen au Kit Kat club, où les thèmes changent d’une fois à l’autre (Gegen Identity, Gegen Unity, Gegen Bondage), Fähler représentent les émotions qui se vivent au club. Dans « Gegen Desire » (fig. 33), le désir efface les yeux du visage. L’extase du corps (dont on ne peut pas identifier le genre) est une invitation à faire l’expérience de tous ces plaisirs que la société en dehors du club sanctionne d’une façon ou d’une autre. Le contraste engendré par des couleurs brillantes et « pop » caractérise tous les travaux graphiques de l’artiste allemand, dont le nom est aujourd’hui associé aux plus beaux posters de musique et de concerts que l’on peut voir à Berlin.

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5.5 Imaginaire III : le subconscient

En plus des cyborg post-humains et des questions de genre exprimées par les corps, un troisième élément des imaginaires technos est celui de l’inconscient. Les géométries de l’esthétique techno renvoient aux structures rythmiques de la musique, au caractère répétitif des mélodies et aux composantes des instruments électroniques avec lesquels la techno est produite. Les structures géométriques représentent aussi l’architecture des espaces urbains qui entourent la techno, soit parce que la musique se propage dans ces espaces, soit parce que les sons de la ville peuvent être la matière première des pistes technos.

Pour le disque « Transport »442 du projet Borderland, une collaboration entre le producteur américain Juan Atkins et le producteur allemand Moritz von Oswald, le label Tresor a choisi une œuvre de l’artiste de rue Chazme (fig. 34). Le nouveau cubisme de Chazme explore le thème de l’accès à l’espace urbain. Les murs invisibles des villes néolibérales constituent une barrière qui ne peut être franchie que par la puissance créatrice.

Peignant habituellement des peintures murales majestueuses sur les parois des édifices de nombreuses villes européennes, dont Budapest et Varsovie, Chazme actualise les traits du cubisme en les faisant émerger de la matérialité de l’architecture des habitations populaires. Le résultat est similaire au concept original du brutalisme, selon lequel l’essentiel des géométries sert à faire apparaître la vie des gens. La musique qui accompagne le travail de Chazme rend bien compte de la spatialité de ville-techno : le réverbère des habitations pauvres situées au rez-de-chaussée contre les murs des édifices restitue l’écho des sons urbains, en faisant ressortir la vivacité des vies qui la traversent.

Le thème de la ville acoustique est présent également dans l’œuvre gravé de l’artiste serbe Uros Djurovic. Arrivé en Allemagne à l’issue de la guerre dans les Balkans, Djurovic est un des artistes présentés par Techno&Philosophy qui s’est concentré sur la relation entre musique techno et art, en préparant, entre autres travaux, des cabines sonores où l’on peut regarder des vidéos technos. Pour le label Dystopian443 – connu pour ses sons vraiment dystopiques, noirs et mélancoliques – Djurovic s’est inspiré de la matérialité des vinyles pour restituer une ville formée

442 Juan Atkins et Moritz von Oswald, Borderland (4) - Transport, 2 × Vinyl, LP, Album, 180 Grams (Germany: Tresor, 2016), https://www.discogs.com/Juan-Atkins-Moritz-von-Oswald-Present- Borderland-Transport/release/8453546. 443 Distant Echoes, Fury Road EP, Vinyl 12 (Germany: Dystopian, 2014), www.discogs.com/Distant- Echoes-Fury-Road-EP/release/6213392.

265 de lignes et de fissures sonores (fig. 35). L’homme qui contemple la ville, Belgrade, est le père de Djurovic. Dans cette œuvre, le modernisme de l’esthétique techno tend au retour en arrière, à la contemplation du passé. Un romantisme à l’opposé de celui qu’avait saisi Caspar David Friedrich dans le « Voyageur contemplant une mer de nuages », tableau que rappelle l’œuvre de Djurovic.

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5.6 Imaginaire IV : techno-écologies

Le quatrième et dernier imaginaire techno est représenté par les environnements que la technologie désirerait créer. C’est peut-être l’imaginaire le plus puissant et celui qui définit la moitié des textes narratifs de ce genre électronique. Si au début de l’histoire de la techno l’attention se portait sur une métamorphose antérograde (les cyborg) ou rétrograde (la spiritualité tribale des sociétés préindustrielles), la tendance du parcours actuel est la création d’espaces-environnement.

Au début de cette thèse nous avons avancé que/proposé l’argument selon lequel une lecture écologique du phénomène techno, une lecture donc de ses territoires, pourrait mettre en évidence les thèmes culturels et symboliques de ce phénomène social. Mais à considérer l’esthétique techno de façon plus abstraite, il nous semble possible de distinguer quelque chose de différent, à savoir que l’imaginaire techno aspire à nouvelles écologies : la musique techno accompagne les tentatives de mutation de la nature, comme on le voit sur les planètes imaginées par Jeff Mills et réalisées par Julien Pacaud (fig. 36).444 Le motif de science-fiction, que l’illustrateur français Pacaud rapproche du surréalisme, est une façon de penser la création des environnements extra-terrestres comme une utopie écologique par laquelle on peut imaginer une relation renouvelée avec la nature, ou de nouvelles formes de vie produisant des animaux hybrides. Au début ces animaux ressemblent à des monstres, mais au fil du temps ils s’intègrent dans l’esthétique quotidienne. La modernité de la techno se retrouve dans cette volonté de manipuler la vie au moyen des biotechnologies.

Il en est de même des forêts que l’homme a plantées et que le photographe Michael Lange (fig. 37) a saisies à l’aide de son objectif. La protection de la terre a inspiré le premier album du projet Borderland développé par Juan Atkins et Moritz von Oswald.445 Des jardins électriques et des maisons sur les arbres expriment une volonté précise : réaliser une techno-écologie.

444 Jeff Mills, The Jungle Planet, 2x, Vinyl 12 (US: Axis, 2013), https://www.discogs.com/Jeff-Mills-The- Jungle-Planet/release/5054407. 445 Atkins et von Oswald, Borderland. op. cit.

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5.7 La techno a-t-elle décéléré ? Considérations finales au sujet de la technoculture

En nous penchant sur les trente dernières années de la musique techno, nous constatons ne pas être seul à penser qu’elle a décéléré. Par le mot décélération, nous cherchons à exprimer que depuis les années quatre-vingt, le rythme de la musique techno – qui varie généralement entre 120 et 160 battements par minutes – s’est ralenti. La techno est devenue plus propice à la réflexion, en quelque sorte plus « cérébrale ». Quand nous disons que la musique techno a décéléré, nous sous- entendons indirectement que la culture techno ou technoculture, dont la musique techno est une expression socioculturelle collective, a également décéléré. Mais que signifie l’expression « technoculture ralentie » ?

Si nous considérons plus attentivement le lien entre la musique techno et la technoculture, à la manière d’Hillegonda Rietveld qui l’avait souligné ces dernières années dans son analyse des cultures de la danse, il nous est possible d'affirmer qu'à travers la musique électronique nous faisons l'expérience des normes, des valeurs et des relations sociales actuelles qui sont façonnées par le développement des technologies. Si les technologies accélèrent ou décélèrent, nous le percevrons et nous l'entendrons dans les tendances musicales. C'est, par exemple, ce qui est advenu au Royaume-Uni avec l'essor de la musique post-rave.

En 2004, alors que les réseaux numériques accéléraient les flux d'informations jusqu’à atteindre des vitesses de traitement dépassant les capacités humaines, certains genres musicaux comme le dubstep semblaient prendre le contrepied de l'accélération en supprimant les breakbeats accélérés de la drum'n' bass, et mettaient l'accent sur sa sous-basse à volume élevé.446

En d'autres termes, si la musique électronique apparaît au moment où la mondialisation accélère les relations sociales, (un argument généralement admis par les spécialistes des cultures de la danse), nous estimons pour notre part que les scènes techno occidentales montrent actuellement que la technoculture amorce un lent revirement. Nous essayerons d'apprécier si, dans la perspective d’une libération, ce phénomène est souhaitable ou non.

Afin de répondre à ces deux questions : la techno a-t-elle décéléré ou pas, et dans l’affirmative, ce processus est-il souhaitable ou pas pour la liberté, nous nous fonderons d’une

446 Hillegonda Rietveld, « Machinic Possession: Dancing to Repetitive Beats », in Over and over: exploring repetition in popular music, éd. par Olivier Julien et Christophe Levaux (New York: Bloomsbury Academic, 2018), 86.

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part sur le fait d’admettre que nos relations avec le cyberespace deviennent de plus en plus problématiques et, d’autre part, sur le fait que les scènes techno comprennent et réfléchissent à ce processus en rendant la musique techno plus « cérébrale ». Par « cérébral », nous entendons les liens qui existent entre la musique à danser et les réflexions théoriques à son sujet, ou les liens entre forums, images et autres formes artistiques qu’il est courant d’observer dans de nombreux festivals électroniques qualifiés de « cérébraux ». Lors de ces événements mondiaux, les sons machiniques, l'art visuel et les conférences sont combinés pour offrir une vue d'ensemble du potentiel et des limites de la musique électronique (pensez à ADE ou Transmediale Festival, pour n'en citer que quelques-uns).

Il n’est pas rare d’entendre dire que les relations problématiques avec le cyberespace, autrefois célébrées comme un espace de libération, sont illustrées par la prise de conscience du fait que les affects et les émotions sont utilisés par les mêmes algorithmes que ceux installés par les entreprises pour contrôler les plateformes de médias sociaux dans le but de façonner les réseaux et les marchés en ligne. Il n'est pas improbable qu'un jour les pistes de danse soient directement liées à un serveur techno, envoyant des données sur la façon dont les corps interagissent avec certains types spécifiques de musique et d'espaces, afin de stimuler la consommation à l'intérieur et à l'extérieur des clubs. Ainsi, dans un cyberespace sous contrôle, nous sommes déjà piégés dans la bulle virtuelle qui nous « nourrit ». Néanmoins, si nous n'entrons pas dans cette bulle (ou la piste de danse), nous avons tendance à penser que nous sommes injoignables et finalement privés ou déconnectés de tous liens sociaux.

Cette crainte d'être ainsi des individus déconnectés n’est pas, selon nous, sans évoquer certaines addictions. Pensons, par exemple, à la dépendance que nous avons vis-à-vis d’Internet et des médias sociaux. Nous voulons nous libérer de cette dépendance, mais il y a quelques jours de cela, nous avons veillé fort tard pour regarder les vidéos du chef Gordon Ramsey qui s’insurge contre les propriétaires de restaurants qui sont sales et non professionnels. Le lendemain matin, nous nous sommes réveillés fatigués : pourquoi avoir regardé ainsi ces vidéos ? Comment peut- on cesser d’altérer son sommeil de cette façon ? Nous avons clairement pensé – qu’il pourrait s’agir d'une dépendance à Internet. Comment procéder pour s’en défaire dans la mesure où ce processus dépasse notre volonté.

Dans cette optique, nous souhaitons donner un sens à l'expression « désapprendre les comportements automatisés » (et comment rompre avec eux) dans le contexte de la musique électronique, et considérer que la façon dont nous vivons la musique techno est une forme de

269 rituel dans lequel les comportements ressemblent à une sorte d'automatisation collective elle-même influencée par les technocultures actuelles. Nous dansons sur des rythmes répétitifs et nous dansons ainsi pendant des heures, mais nous savons aussi que c'est une façon de se libérer des différents carcans qui contraignent notre vie quotidienne : rupture avec les normes de genre, rupture avec les emplois de bureau, rupture avec X, Y et Z. Ce moment ritualisé de danse sur des rythmes techno nous permet également de nous adapter à la société hypertechnologique qui est la notre, à l’image de l'automatisation que nous expérimentons au travail, sur les médias sociaux et à travers d'autres formes de relations sociales qui façonnent notre présent.

Parmi tous les aspects de la technoculture qu’il est possible d’analyser, nous voulons, cependant, nous concentrer sur le terme d’accélération, parce que ce terme a été déployé pour exprimer différentes modalités de libération des structures oppressives et d’un capitalisme hautement technologique à la base d'un cyberespace contrôlé. Nous tenterons de répondre à la question initiale (la techno a-t-elle décéléré ? si oui, pourquoi ?), et, de manière plus décisive, en comprenant le lien qui existe entre la vitesse, les comportements automatisés et les orientations d'un capitalisme régi par la technologie. A cette fin, nous examinerons d'abord de quelle manière l'accélération est en lien avec la musique techno. Nous nous interrogerons ensuite sur le fait de savoir si l'accélération ou la décélération permettent de s’émanciper et donc, si sur le plan de la liberté, ce processus est souhaitable ou pas. Enfin, nous nous demanderons si la techno est, de fait, en train de ralentir et si tel est le cas, nous apprécierons si la décélération permet de rompre avec les comportements automatisés et, par conséquent, avec les conséquences négatives de l'occupation du capitalisme régi par la technologie dans le cyberespace ?

En simplifiant radicalement les tendances historiques des cultures de la musique électronique pour danser, et en regardant comment se développent ses espaces, nous proposons de comprendre comment la musique techno est liée à la mondialisation. Première phase de la techno (phase d'expansion de la mondialisation) : Discothèques, clubs, raves, parades. Deuxième phase de la techno (phase de dépression de la mondialisation, crise / austérité) : Post-raves, Festivals, Clubs, Boiler Room.

Si nous considérons ce qui a été dit précédemment, il est aisé de constater que cette évolution suit la dynamique de la mondialisation. Pendant la phase d’expansion de la mondialisation, la techno s'est accélérée et a revêtu certaines formes de doctrine libertaire. Puis, au changement de millénaire, avec la fin des raves et l'émergence de la culture post-rave, nous avons commencé à assister à une lente décélération et à un tournant presque « cérébral » : nous

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évoquons dans nos écrits une scène techno confinée et nous regrettons les raves. Mais nous en discutons aussi beaucoup et nous associons musique et performances artistiques. Laquelle de ces deux phases est préférable ? Cette question revêt, à nos yeux, peu d’intérêt. Comme c'est souvent le cas, nous pouvons trouver la dynamique du pouvoir partout et à tout moment. Ce que nous voudrions faire, c'est davantage analyser et spéculer sur les différentes techno-politiques en jeu sur les scènes musicales technos. Pour ce faire, il importe de bien comprendre ce que l'accélération (et la vitesse) a à voir avec la musique techno et avec la technoculture.

L'accélérationisme est un terme qui a été utilisé pour désigner ces éléments, et pour les philosophes tels que Nietzsche, Marx, Deleuze et Guattari l’accélération des forces capitalistes, dont la technologie est l'une d'entre elles, est quelque peu souhaitable dans la mesure où celle-ci permet de dépasser les modes de production et de reproduction capitalistes. Dans ce cadre, la musique techno, caractérisée par ses rythmes rapides et répétitifs peut être considérée et comprise comme une réponse positive à cette accélération du capitalisme.

Dans un article publié sur non.copyriot.com, l'auteur de Malign Velocities Benjamin Noys suggérait que la Detroit Techno, le genre de musique techno lié à la ville géante autrefois industrielle, est liée au destin de son avenir accéléré. Si l'industrialisation mondiale est responsable du changement climatique et que le changement climatique apporte une nouvelle glaciation qui finira par détruire l'existence des êtres humains sur cette planète, alors la Detroit Techno est le son d'une future glaciation. En d'autres termes, pour cet auteur, la musique techno exprime les conséquences négatives du développement des technologies sur l'écologie : la « nature » du son de la Detroit Techno est froide, voire glaciale.447 Noys précise que cette tendance est déjà perceptible dans les froides mélodies des machines, car la technoculture de la Detroit Techno masque le « devenir-froid » de son avenir, résumé dans les effets négatifs apportés par la mondialisation de la haute technologie. Bien que cela soit fascinant, nous supposons que des producteurs comme Mike Banks, fondateur du collectif Underground Resistance (UR), basé à Detroit, ne seraient pas d'accord. La musique techno d'UR, selon nous, demeure très chaude. Les sons jazz d'UR cherchent à exercer des effets bénéfiques sur les communautés dans lesquelles la techno a été produite. Comme le montrent deux vidéos récentes d'UR, la Detroit Techno souhaiterait rompre avec le racisme structurel des États-Unis, qui est responsable, par exemple,

447 Noys, « Dead Detroit Lies Dreaming: Techno (Anti-) Accelerationism » non »; Benjamin Noys, Malign Velocities: Accelerationism & Capitalism (Winchester, UK Washington, USA: Zero Books, 2014).

271 de la crise de l'eau à Flint, Michigan.448 D’un point de vue historique, et au vu d'autres productions importantes, la musique et la politique d'UR sont partagées entre un dilemme très contingent et une dialectique temporelle entre le passé et l'avenir. D'une part, il y a la cosmologie de son passé mythologique, apportée par le peuple aztèque, qui célèbre une histoire radicale alternative des Amériques,449 et d'autre part, UR doit rêver d'un afro-futur dans lequel la résistance peut vaincre les forces maléfiques du cyberespace.450

L’expression « Detroit Techno » peut en termes politiques faire référence à d'autres façons de comprendre la musique et la politique. Nous suggérons ici deux aspects clés qui permettraient de répondre aux questions soulevées précédemment : 1) lorsque nous établissons des liens entre la musique et la politique, il est important de contextualiser les phénomènes socioculturels (comme la musique techno), sans renoncer à ce que les créateurs pensent et disent de leur propre production ; 2) en pensant à la relation entre la musique et la politique, et entre la musique techno et la technoculture, nous pouvons immédiatement distinguer les différentes politiques en jeu. Celles-ci, à leur tour, suggèrent des conceptions (souvent opposées) du rôle et de l'avenir des nouvelles technologies. C'est au travers de ces différences, que nous pouvons identifier des tensions politiques et des opinions politiques contrastées sur le développement, la nature et la destinée de la technologie. Examinons maintenant les différents points de vue sur l'accélération et la vitesse.

L'accélérationnisme est-il souhaitable pour l’émancipation ? Une déclinaison particulière du discours accélérationniste est ce qu'on appelle la mouvance Accélérationnisme de gauche (l/acc), portée à la connaissance de tous par Srnicek et Williams.451 Ses membres soutiennent que nous devons accélérer la fin du capitalisme, que nous devons accepter le développement des technologies et les utiliser à notre profit. L'automatisation peut être un mécanisme pertinent si elle est considérée comme une forme de socialisme cyborg qui peut nous soulager du travail. Quand on pense à la musique électronique, il est indéniable que la techno a eu ses tendances accélérées et libertaires. Les fêtes Tekno raves gratuites qui se sont répandues à travers l'Europe,

448 Cf. les vidéos officielles de Underground Resistance "DOOKIE MACHINE" et "VINTAGE FUTURE". 449 The Aztec Mystic A.K.A DJ Rolando, Knights Of The Jaguar EP. op. cit. 450 Underground Resistance, Electronic Warfare - Designs for Sonic Revolutions, Vinyl, 12", 33 ⅓ RPM, EP (US: Underground Resistance, 1995), https://www.discogs.com/UR-Electronic-Warfare-Designs-For- Sonic-Revolutions/release/4275. 451 Nick Srnicek et Alex Williams, Inventing the future: postcapitalism and a world without work (Brooklyn, NY: Verso Books, 2015).

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inspirées par l'anarchisme autonome temporaire, aimaient les 180 bpm hardcore, speedcore et une culture Internet gratuite. Dans cette accélération, se développait un moment de liberté temporaire. Mais les choses ont changé, et malgré l'esprit cyberpunk, les sujets qui soutiennent les différentes luttes anticapitalistes (ravers, travailleurs précaires, étudiants, écologistes) devront toujours modifier leurs tactiques et leurs stratégies en fonction de l'évolution du capitalisme.

Une autre perspective, la mouvance accélérationnisme de droite (r/acc), dont le cadre théorique a été élaboré par son célèbre penseur, Nick Land (alors qu'il rejetterait cette dénomination). Le désormais tristement célèbre Nick Land, autrefois professeur de Mark Fisher, entre autres, a fini par défendre le fascisme, un peu à l’image des premiers futuristes fascistes du XXème siècle. Dans un guide sur l'accélérationnisme destiné à la plate-forme jacobite d’extrême droite, Land écrit : « En termes socio-historiques, la ligne de déterritorialisation correspond au capitalisme non compensé. Le schéma de base – qui a bien sûr des conséquences importantes d’ores et déjà établies – est un circuit de rétroaction positive, au sein duquel la commercialisation et l'industrialisation se stimulent mutuellement dans un processus d'emballement, d'où la modernité tire son inclinaison. Karl Marx et Friedrich Nietzsche ont été ceux qui ont le mieux saisi les aspects essentiels de cette tendance. Comme le circuit s’est progressivement fermé, ou intensifié, il fait preuve d'une autonomie ou d'une automatisation de plus en plus grande. Il devient plus étroitement auto-productif (ce qui n'est que ce que la « rétroaction positive » disait déjà). Parce qu'il ne fait appel à rien au-delà de lui-même, il est intrinsèquement nihiliste.452 Plus récemment, confirmant à quel point le discours post-politique peut être dangereux, surtout lorsqu'il est invoqué par un techno-anarchisme automatisé, Land le dit très simplement : « Parce que le mot fascisme a été tellement abîmé par un usage polémique incontinent, il est difficile de l'employer sans un excès rhétorique apparent. C'est regrettable, car dans son sens technique froid, le mot n'est pas seulement pratique, mais il est inestimable. Ce mot désigne littéralement la politique de regroupement. Les ‘Faisceaux’ sont des bâtons liés entre eux. Les libéraux sont essentiellement définis par leur dissidence vis-à-vis de cela ».453 Pour Land, la dissolution de la subjectivité d'autrui en faveur d'une masse contrôlée est séduisante. Un trait typiquement fasciste ! Existe-t-il un type de musique techno pour la mouvance r/acc ? La musique de danse électronique nazie existe véritablement dans ses variations vaporware. Il nous apparaît donc que

452 Nick Land, « A Quick-and-Dirty Introduction to Accelerationism », Jacobite (blog), 25 mai 2017, https://jacobitemag.com/2017/05/25/a-quick-and-dirty-introduction-to-accelerationism/. 453 Nick Land, « Psycho Politics », Jacobite (blog), 11 août 2017, https://jacobitemag.com/2017/08/11/psycho-politics/.

273 la vitesse de la musique en elle-même a peu à nous apprendre sur le contenu de la techno. La vitesse (de la musique techno) et l'accélération (de la technoculture) ne peuvent à elles seules nous indiquer le type de techno-politique en jeu. De même, il serait erroné d'insinuer que la techno- politique est neutre. C'est peut-être le fait de ceux qui plaident en faveur d’un accélérationnisme inconditionnel.

Un autre penseur, Edmund Berger, dont les conceptions post-politiques et la proximité avec les discours d’extrême droite sont de plus en plus problématiques, soutient que « l'un des principaux points de discorde concernant l'accélérationnisme inconditionnel (désormais u/acc) est un affront aux yeux des gens ou un rejet de toute forme ‘positive’ d'activité ou d'organisation politique ».454 Cette forme anti-praxiste d'accélérationnisme considère la technologie comme une machine sociale autonome et neutre ou non orientée, qui cannibalise les institutions à son profit. Les institutions et la politique sont considérées comme trop faibles pour intervenir sur le cours et l'histoire du capitalisme. Quelles en sont les conséquences ? Une vision technocratique où les protestations et les luttes ne jouent aucun rôle. Ceux qui prétendent que la technique est neutre supposent, non sans paradoxe, que son contraire est également vrai, que la biologie sociale est politique. Cette phrase qui, finalement, pourrait être utilisée par des personnes profondément racistes n’est rien d’autre qu’une fausse revendication. Mais il est évident que la scène techno compte de nombreux accélérationnistes inconditionnels, au-delà des mouvances l/acc et r/acc, au-delà, en d'autres termes, d’une position positive (ou négative) dans le paysage techno.

Nous tenons, au contraire, à souligner qu’il est essentiel d'écouter les divers genres technos et d'explorer la diversité des scènes techno. C'est à travers cette diversité perceptible des genres technos qu’émerge la politique. En Allemagne, la musique électronique nazie est tellement éloignée des pratiques émancipatrices des clubs de gauche. Les festivals commerciaux sont tellement différents des raves tekno libres et autonomes.

Compte tenu de ces prémisses, il n'est pas surprenant que de nombreuses personnes de gauche se soient opposées à l'accélérationnisme. Reid Kane le dit en ces termes : « le développement des forces productives se heurte aux relations de production existantes. Les travailleurs salariés, remplacés par les machines, deviennent des prolétaires, privés de l'accès aux

454 Edmund Berger, « Unconditional Acceleration and the Question of Praxis: Some Preliminary Thoughts », Deterritorial Investigations (blog), 29 mars 2017, https://deterritorialinvestigations.wordpress.com/2017/03/29/unconditional-acceleration-and-the- question-of-praxis-some-preliminary-thoughts/.

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moyens de subsistance qu'ils produisent collectivement. C'est précisément cette tendance que Marx a vu ‘s'accélérer’ avec l'achèvement des révolutions bourgeoises. Pourtant, il ne l'a pas défendue simplement parce qu'elle conduisait au progrès technologique, mais parce qu'elle contraignait le prolétariat à s'organiser pour servir de médiateur face à la privation à laquelle il était confronté ».455 Une organisation collective puissante est précisément ce que les technocrates veulent éliminer. Voyez, par exemple, ce qui se passe en France, où les syndicats encore relativement puissants sont perçus comme une menace pour un marché capitaliste sans friction. Si nous considérons la musique, s’opposer à l'accélérationnisme n'aurait guère de sens. L'art de faire de la musique consiste à transmettre des messages grâce à elle. La musique de Burial qui s’insurge contre la disparition des raves constitue encore une fois un point de référence. Mais ce sont les conditions sociales des raves qui permettent l’émergence des ses idées, et sa musique élabore ce deuil. La musique ambiante de Burial est tout sauf une accélération. Elle préfigure peut-être ses funérailles.

Une décélération de la musique techno est-elle alors plausible, le signe d’une révolte ou souhaitable ? Le décélérationnisme est-il de droite, de gauche ou sans orientation politique ? Pour répondre à cette question, il est utile de se référer aux discours qui ont fait suite aux débats sur la croissance et la décroissance. Serge Latouche, une figure clé du mouvement en faveur de la décroissance, plaide pour un rejet total de la croissance, de la technologie et de la vie urbaine moderne. Au lieu de cela, nous devrions créer, a-t-il ajouté, des villages conviviaux. Le discours sur la décroissance a connu un certain succès au cours de la décennie précédente, surtout avant la crise et les mesures d'austérité imposées en Europe du Sud. Le concept de « de-growth » pour décroissance, s'oppose au dogme du progrès infini que les technocrates répandent et, poussé à l’extrême l’horizon philosophique de Latouche rejette les techniques leur préférant les êtres vivants.

Cependant, les critiques du mouvement en faveur de la décroissance ont déclaré qu’adopter un style de vie rural est loin d'être synonyme de liberté. C'est en venant à la ville que l'on rompt avec les normes conservatrices du pays. Réfléchissons à la décélération, permettant une régionalisation de la politique qui peut combiner une technologie progressiste et un style de vie écologique est souhaitable. Mais si l’on considère le développement du capitalisme immobilier, nous savons que la gentrification n'est pas seulement un processus urbain. Elle se développe un

455 Reid Kane, « Against Accelerationism – For Marxism », Mute (blog), 07 2015, http://www.metamute.org/editorial/your-posts/against-accelerationism-%E2%80%93-marxism.

275 peu partout, même dans les petites villes rurales. Pensez au camping « glamour » ou au glamping et à d'autres exemples similaires.

Considérons enfin la décélération et la techno. Après la crise et avec la fin des raves, comme supposé auparavant, nous avons assisté à un nouveau processus : la techno devient plus « cérébrale », nous y réfléchissons davantage, nous passons moins de temps à danser dans un club qu'à prendre part à une rave et nous avons dû réfléchir davantage à sa dimension politique. Un exemple et une conséquence de cette scène plus lente et plus cérébrale est le succès recueilli par Boiler Room. Celui-ci met en ligne de courts morceaux de DJ/VJ sur nos ordinateurs, qui nous procurent une sensation corporelle de calme s’accompagnant d’un certain malaise. Pour le formuler autrement, si l'accélération nous a donné Boiler Room, si elle est à l’origine d’une décélération de la techno que nous recherchons pour comprendre…peut-être faut-il chercher une réponse ailleurs, loin de l’argument consistant à lier vitesse et accélération.

Il est possible de résumer nos arguments de la manière suivante : au lieu de se concentrer sur l'accélération ou la décélération, il est préférable de considérer d’autres aspects. Premièrement, quand sur le plan de la liberté, une décision politique est souhaitable, celle-ci doit prendre en compte les conséquences qui se répercuteront sur des groupes marginalisés, comme nous le rappellent de nombreux collectifs technos contemporains. Deuxièmement, comme nous l'avons décrit précédemment, les différentes conceptions de l'avenir de la technologie qui sont en jeu sur les scènes techno correspondent à différentes techno-politiques. Nous savons qu'une soirée dans un centre social ou dans un squat est vraiment différente d'un événement organisé et promu par la vodka Absolut, même si la musique peut sembler identique. Mais si vous observez la foule, les prix, les dispositifs à l’entrée, les mesures de sécurité, le bar et le mélange...vous observez deux expériences très différentes. Une analyse sociale et spatiale suscite plus de questions que les certitudes apportées par la politique de la vitesse. Enfin, si la vitesse n'est pas en mesure, à elle seule, de rendre compte du lien et de l'intérêt d'une technoculture accélérée, est-il possible d’imaginer un autre mot ? Nous suggérons d’employer le mot texture.

En musique, la texture est la qualité de l’ensemble des différents éléments d'une composition : lorsque nous produisons de la musique, c’est ensemble que nous envisageons son tempo, la mélodie et l'harmonie. C'est en écoutant le morceau d’un DJ ou un mix dans son ensemble que l'on peut approcher de façon approfondie les différents matériaux musicaux et leur poétique. La texture nous montre précisément les suspensions, les mouvements et les rythmes. Elle donne de l'espace aux différentes voix d'une composition. A l’inverse, la vitesse en elle-même

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ne nous dit pas grand-chose du contexte et du message d'un morceau. Même lorsque nous ne considérons que le tempo d'une composition (« allegro », « presto », etc.), il nous est nécessaire d’accéder à une compréhension holistique du morceau.

Quels sont finalement les liens entre texture et technoculture ? Pour revenir à la pensée de Marx, Nietzsche, Deleuze et Guattari, ces philosophes radicaux qui sont souvent cités de façon inappropriée par les accélérationnistes des mouvances r/acc et u/acc, il est essentiel d’adopter une approche (anti-)systémique de la politique, de la technologie et de la musique. Ce que nous voulons indiquer par là, c'est que c'est seulement lorsque nous considérons une scène musicale apte à composer une géographie plus large, lorsque nous comprenons le capitalisme comme un processus historique, lorsque nous émettons l’hypothèse selon laquelle des sujets sont comme un corps multiple et interconnecté, que nous pouvons saisir la précision de l’évolution parallèle des personnes et des technologies. Rompre avec le sexisme dans les clubs, rompre avec les frontières imposées par les festivals commerciaux de musique, rompre avec les appareils de sécurité oppressants, et rompre, pour conclure, avec des comportements automatisés, nécessite une compréhension systématique des espaces et des cultures. Si nous extrapolons la musique techno à partir de ses sujets et si nous décontextualisons les technocultures en isolant certaines parties de leurs éléments, nous risquons d'utiliser et d'appauvrir les expériences des autres, ce qui est un signe de déconnexion de la politique qui revient à faire l’éloge de notre bulle informationnelle déjà bien dilatée. En ce qui concerne la spéculation sur l'avenir de la techno et de la technoculture, l'accent mis sur les sujets et les contextes donne à son tour une meilleure description de la manière dont les personnes et les groupes marginalisés vivent l'évolution des relations sociales. Ce n'est qu'un point de départ, et un effort pour repousser ces conceptions transcendantales qui souvent participent à la « mode accélérationniste » dans la joie et l'immanence de danser sur de la musique techno. Loin de contribuer à invoquer une approche déterministe ou relativiste de la musique techno et de la technoculture, la texture peut nous aider à comprendre les différentes orientations de la scène techno. Il est vraisemblable que les scènes techno partagent une vision positive de l'avenir, où la technoculture serait le résultat d'un processus artistique. Et il pourrait s’avérer que la tendance du capitalisme serait de devenir autonome, par l’intermédiaire d’un système de machines. Mais si tel est le cas, ne pouvons-nous pas rêver consciemment à de nouveaux mondes (sonores) au lieu de nous livrer nous-mêmes au système (des sons) ?456

456 Dopplereffekt et Objekt, Hypnagogia, Vinyl, LP, Album (Germany: Leisure System, 2014), https://www.discogs.com/Dopplereffekt--Objekt-Hypnagogia/release/6028856.

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Conclusions

One day we will all be wireless and this is a fact, One day we will be able to do almost everything by remote control, with a multiple array of digital handheld devices What will the implications be for humanity? Who will benefit and who will suffer? These are the important questions that we as a society must seriously ask ourselves. We are all atomic and sub-atomic particles, and we are all wireless.

Arpanet

Nos travaux de recherche couvrent à la fois le champ de l’esthétique de l’art contemporain et celui des études critiques de l’urbanisme. Plus précisément, nous avons cherché à montrer quel est le rôle de la musique électronique et de la techno dans la création de territoires urbains et virtuels. L’activation des imaginaires virtuels caractéristiques des arts contemporains et, dans le contexte de cette étude, typiques de l’esthétique techno a le pouvoir de créer de nouveaux territoires urbains. Il est possible de saisir dans ce mécanisme les modalités de la production de valeur dans le capitalisme cognitif : les technologies de la communication et de l’information favorisent la production de valeur, et se transforment en instruments d’extraction du profit là où elles réussissent à concentrer le désir des subjectivités urbaines à travers le développement d’une culture techno. Par ce terme, nous désignons l’affinité des passionnés de musique électronique pour la technologie. Les effets matériels du désir de création technique révèlent les modalités de transformation des villes. Les villes semblent s’adapter de façon fluide à ce nouveau type d’accumulation mouvante, que la « governance » urbaine tente de poursuivre en exploitant la vitalité des relations sociales nocturnes, là où le désir d’une culture techno permet d’alimenter une société technocratique qui, au lieu de stimuler les imaginaires, en annule la réalisation. Les festivals, les évènements et les apéritifs musicaux n’en sont qu’un exemple.

La difficulté à l’origine de mes recherches tenait à l’absence d’un travail qui permette de formuler le phénomène techno par des théories politiques, philosophiques, et économiques, liées au paradigme du capitalisme cognitif postfordiste. Nous avons constaté que cela résultait de ce que la ville où est apparu le genre musical techno, Détroit, était également l’épicentre du paradigme fordiste. Une fois la production déplacée ailleurs, sans que la direction soit contrainte, elle aussi, de se déplacer, la ville s’est retrouvée au centre de la catastrophe sociale qui a accompagné le postfordisme.

L’absence d’une étude comme celle-ci s’est révélée, selon nous, être particulièrement problématique, puisque à observer le phénomène techno contemporain nous constatons les signes d’une évolution ultérieure : la production de valeur varie en fonction du changement des imaginaires stimulés par les subjectivités ayant une forte identité urbaine comme celles proches du cercle du techno clubbing. Dans les métropoles occidentales, le désir de musique techno a de multiples fonctions. La techno peut assumer le rôle de capital symbolique, en représentant la phase de maturité de la transition vers une société postindustrielle. La techno peut également représenter l’avenir, et l’aspiration à une modernisation des relations sociales qu’attendent des franges de la population des centres urbains périphériques. En outre, les relations sociales nocturnes de la techno seraient le type même du rythme de vie accéléré, géré par les technologies,

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qui se déroule sur les vingt-quatre heures d’un jour. Enfin, d’un point de vue empirique, nous notions que les espaces du phénomène techno (anciennes usines, sous-sols, parcs urbains et clubs creusés sous les arches ferroviaires) sont les espaces emblématiques de la période postindustrielle, que les villes doivent solder. Qu’il s’agisse des espaces abandonnés à réutiliser, ou des processus de gentrification à gérer, le phénomène techno se retrouve au cœur des transformations de l’univers urbain et des discours qui s’y réfèrent.

La littérature sur la musique électronique et sur la techno recèle de multiples exemples de la relation d’affinité entre la musique techno et les villes, en particulier les villes de Détroit et de Berlin, et il n’existe pas d’étude, même très récente, qui ne parte de ce binôme pour esquisser les archéologies ou les futures évolutions de ce genre musical.457 Toutefois, nous n’avons pas trouvé d’étude qui tente de proposer des réponses, d’un point de vue théorique, aux trois questions suivantes : pourquoi la techno s’est-elle développée précisément à Détroit, pourquoi Détroit continue-t-elle à fasciner les subjectivités urbaines à travers le monde, et enfin, pourquoi l’esthétique techno ne cesse de résonner dans les espaces urbains caractéristiques des transformations postindustrielles ? Peut-être parce que la majeure partie des travaux portant sur la techno est de nature descriptive et historique, donc plus journalistique. Nous avons en partie redécouvert certaines tentatives de ce genre dans d’autres textes de nature académique sur la matérialité de la musique, du son et de l’écoute. La littérature, bien que limitée, sur les territoires acoustiques, sur l’écologie sonore et sur le tournant sonore en art apporté par le sound art, offre un ancrage théorique développé autour majoritairement de la dimension spatiale de la musique. De ces travaux j’ai tiré des concepts que j’ai adoptés, tels que « musique spatiale », « musique environnementale », « ville acoustique » et « paysage sonore », en les confrontant aux théories ayant permis d’analyser la relation entre musique, subjectivités et environnement à partir des premières études d’écologie acoustique qui proviennent des pratiques expérimentales proches de la géographie humaine. En ce qui concerne la comparaison avec la littérature existante, il convient nous semble-t-il de mentionner les travaux utiles qui ont importé des catégories théoriques comme l’identité, le genre, les classes et le pouvoir dans des études sur la musique électronique. Ici, l’esthétique de la musique électronique est justement traitée de façon politique, en suggérant, par exemple, que sur la scène house et disco il a été possible de découvrir la force perturbatrice des mouvements LGBTQ+. Parmi les textes les plus adaptés au type de travail que nous avons voulu entreprendre, rares sont ceux qui analysent l’esthétique de la musique techno à partir de

457 Nous renvoyons aux deux premiers chapitres de l’ouvrage de Matthew Collin, Rave On (S.l.: Serpent’s Tail, 2018). pp. 15-94

281 certains concepts présents dans la philosophie de Deleuze et Guattari. A ce propos, nous avons pensé la techno comme une « langue mineure » capable de produire des lectures alternatives du présent, comme c’est le cas des narrations de science-fiction. Nous avons également pensé la techno comme une musique territoriale, c’est-à-dire en « syntonie » avec les processus de déterritorialisation et de reterritorialisation des espaces urbains sous l’effet de la technologie. Deleuze et Guattari sont parmi les philosophes qui ont élaboré une théorie la mieux à même de rendre compte de certains des traits les plus significatifs de la vie dans le capitalisme actuel : l’automation des relations sociales produite par une introjection des mots d’ordre par lesquels la société du contrôle régule les existences; la production de territoire, plus que d’espace, s’effectue non seulement dans la dimension matérielle de l’urbanisation en cours, mais aussi dans les espaces du virtuel, plus proche de la dimension cognitive du mental. Par ailleurs l’esthétisation de la société de la communication de masse, comme dans le cas de la mondialisation de la musique pop, garantit de toute façon un minimum d’espace d’existence. A ce propos, Guattari suggère que les nouvelles problématiques écologiques se manifestent dans la rupture « singulière » d’avec les devenirs majoritaires. La philosophie de Deleuze et Guattari ramène aux questions initiales sur les dynamiques du postfordisme. Que peut apporter une analyse esthétique de la musique techno à propos des transformations des relations sociales « hi-Tech » dans les métropoles contemporaines ?

En partant de ces prémisses, nous avons cherché à apporter certaines réponses aux problématiques à peine mises en évidence précédemment, en nous demandant si ce n’était pas précisément l’approche transdisciplinaire, critique et ouverte de l’écologie, qui était en mesure d’élaborer le phénomène techno par une théorisation de son esthétique, permettant d’expliquer valablement la reconfiguration des subjectivités urbaines dans la société hi-Tech. A cette fin nous avons développé cinq chapitres subdivisés en trois parties.

La première partie des travaux de recherche intitulée « Techno, technique, technologie » est consacrée au thème de la musique techno. Dans le premier chapitre « Écologie de la musique techno », nous sommes partis de certaines réflexions de nature ethnographique pour ancrer certaines observations dans la littérature existant sur le sujet, et en identifiant les thématiques qui président au titre de notre travail : la techno est une musique environnementale attentive aux questions urbaines et sensible au développement technologique. Le mouvement des corps qui dansent au son répétitif des machines suggère la formation de subjectivités cyborg. Dans le second chapitre de nature théorique, « Le tournant cérébral de la techno », nous soutenons que l’évolution du système économique dans les métropoles occidentales a produit un tournant « cérébral » des

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subjectivités cyborg, et nous illustrons comment, selon le paradigme du capitalisme postfordiste, les mécanismes de production de valeur dépendent davantage des capacités mentales et linguistiques de l’être humain, que des le corps. La seconde partie de cette thèse consacrée à l’étude de cas, débute avec le troisième chapitre : « Une Détroit dans chaque ville ». Au cours des trente années qui se sont écoulées depuis la naissance de la techno à Détroit jusqu’à aujourd’hui, la ville américaine a manifesté les différentes problématiques de la société postindustrielle. Si à l’heure actuelle la musique techno réussit à être un vecteur de la promotion touristique et culturelle dans des villes, comme Berlin, où ce modèle a réussi, dans la ville de Détroit une série de problèmes structurels est venue s’opposer aux succès de la politique postindustrielle. Dans le quatrième chapitre « Londres : techno politiques », nous avons étudié comment les clubs s’insèrent dans les processus de gentrification. Dans la dernière partie, le cinquième chapitre intitulé « Vers un art techno », nous suggérons qu’il faudrait considérer la techno comme un art multi médiatique sensible aux écologies investies par la technique. A partir d’un projet collaboratif de recherche- action avec des DJ, VJ, danseuses et graphistes, nous sommes parvenus à la conclusion que le désir des subjectivités hi-Tech rend visibles, grâce aux imaginaires technos, des domaines et des figures approchés par la technologie dans son processus d’expansion environnementale.

Dans le premier chapitre, nous nous sommes particulièrement concentrés sur les modalités de la recherche et sur l’appareil méthodologique, en mettant en évidence combien le thème de la musique techno est lié au développement technologique, et combien l’identification et l’analyse de la culture matérielle du phénomène techno ne sont possibles que par la fréquentation des clubs. Une de nos premières observations a concerné la scène techno qui est une scène très diversifiée dans ses pratiques et ses politiques, toutes partageant certains éléments essentiels de son esthétique. Cette diversité reflète, en partie, les différents jugements et perspectives sur le thème de la techno, c’est-à-dire sur la sphère technologique. En fonction du jugement (positif, négatif ou neutre) que l’on porte sur le développement technologique, l’esthétique techno, et, indirectement la politique de sa scène, tend à se diversifier. Cette remarque vaut également pour l’évolution des espaces où la techno est jouée. Sur le plan environnemental, le phénomène techno montre que les environnements technos se modifient au fil du temps. Si initialement les clubs et les discothèques étaient les principaux espaces sociaux de la scène musicale électronique, dans les années quatre-vingt-dix les raves en sont devenues les protagonistes. Enfin, après l’épuisement de la période d’extension de la mondialisation, la fin des raves a cantonné aux clubs de nouveau la techno, laquelle, pendant l’ère des festivals, s’est transformée. Simultanément, aux espaces urbains sont venus s’ajouter les territoires virtuels et internet, ces derniers marquant une évolution du genre et une reconversion assurée par d’autres pratiques multi médiatiques.

283 Dans le second chapitre, nous avons dessiné une théorisation des faits sociaux découverts dans le premier chapitre, en examinant de quelle façon les conditions sociales et économiques sollicitent la production artistique techno. Si la subjectivité post-humaine du cyborg répondait à l’accélération imposée par la mondialisation et par l’expansion des technologies de la communication, aujourd’hui nous évaluons au-delà du post-humain. Le tournant cérébral de la techno indique qu’aujourd’hui l’image de la masse techno n’est pas le corps mais le cerveau avec sa capacité à assimiler des informations, à visualiser la musique et à se connecter avec le nouvelles plateformes technologiques qui opèrent dans les dynamiques de production et de reproduction des grands centres urbains. Parallèlement, nous avons établi le rapprochement entre musique techno et « philosophies technos », qui tendent à critiquer le capitalisme cognitif, en montrant que la musique techno représente le rythme du cycle productif de nos « tempos ». A cette fin, nous avons analysé deux caractéristiques de l’esthétique de la musique techno qui sont également deux concepts philosophiques, qui ont été développés par Deleuze et Guattari : la ritournelle et l’image sonore. Avec une adaptation du concept de ritournelle développé par Guattari et Deleuze, nous avons cherché à montrer comment la musique techno permet de percevoir un temps non chronologique, au cours duquel une prise de conscience des automatismes, canalisés dans ce que Guattari a défini comme l’inconscient machinique. Pour les deux philosophes, la musique est un agencement de composantes expressives, comme les nombreuses pièces d’une machine. Selon l’image que Guattari lui a assignée, la ritournelle – dans le sens ici de l’instrumentation utilisée dans la production de musique techno – peut être considérée comme une composition de composantes expressives. Ces dernières renvoient à des images sonores grâce auxquelles nous pouvons saisir de quelle manière l’esprit du temps se grave dans les rituels visuels et sonores de l’esthétique techno. Dans la société capitaliste, la musique se déterritorialise et se reterritorialise là où se déroulent les transformations urbaines initiées par les processus macro-économiques de la période postindustrielle, instaurée par le postfordisme. La musique techno est une expression de l’esprit du temps du capitalisme cognitif, une machine territoriale qui s’installe dans les villes acoustiques auxquelles sont consacrés les troisième et quatrième chapitres. L’esthétique de la musique techno se configure comme une carte sonore apte à restituer les transformations de l’espace urbain.

Dans le troisième chapitre nous avons dessiné une possible archéologie de la Détroit techno, en insistant sur le rôle de la musique produite dans la ville américaine, après la fin de la seconde guerre mondiale. Nous avons reconstitué comment le capitalisme postfordiste a promu des esthétiques futuristes perceptibles dans la musique techno de Détroit. Nous nous sommes ensuite intéressés aux effets exercés sur la musique par le changement culturel qui est survenu dans les diasporas entre Europe, États-Unis, Afrique Occidentale et Caraïbes, ainsi qu’à la façon

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dont les schémas migratoires fordistes se sont révélés être un vecteur de résistance musicale contre le néolibéralisme naissant. Considérant les profondes transformations sociales dans la ville de Détroit, nous avons suggéré que la formation des textes narratifs de la mythologie afrofuturiste a offert un élément potentiel de subjectivation capable de s’opposer au racisme structurel et économique perceptibles dans les conditions de vie que raconte la musique techno. Enfin, en explorant l’alliance musicale des scènes technos entre Détroit et Berlin, nous avons montré que le continuum artistique de l’esthétique techno veut représenter les territoires de conquête des nouvelles technologies : le virtuel, l’extraterrestre et l’environnement. En réintroduisant les concepts élaborés par Guattari que nous avons analysés dans le second chapitre, nous avons proposé une lecture originale de la techno qui, interprétée au travers des plans de l’écologie acoustique, suggère l’importance des intersections entre les dimensions sociales, mentales et environnementales de la musique électronique à l’identité urbaine marquée.

Dans le quatrième chapitre consacré à l’écologie techno de la ville contemporaine de Londres, nous avons formulé certaines conclusions concernant ce que nous avons défini comme « techno-politiques ». Dans la vie nocturne des villes, des politiques technos et des techno- politiques sont mises en jeu. Les premières sont activées par les subjectivités qui se servent de la musique techno d’une manière critique et antiautoritaire. Les secondes sont à mettre en relation avec des éléments de la vie nocturne métropolitaine. Pour les politiques urbaines de tendance libérale, la musique électronique est vue comme un outil utile à la croissance de l’économie nocturne. Avec l’étude de cas d’un club londonien (Printworks), créé à l’initiative d’une société d’investissement immobilier parmi les plus quottées de la bourse de Londres (British Land), nous avons théorisé et élaboré un modèle de circulation de la musique techno. Les artistes produisent des musiques inspirées des transformations d’une société hyper-technologique. Le désir pour la techno conduit à la création de territoires où l’on peut satisfaire un tel désir. Grâce au succès qu’ils recueillent, les espaces où l’on joue de la techno prennent de la valeur. Ayant acquis de la valeur, ces mêmes espaces deviennent un objet d’investissement des capitaux financiers investis dans le marché immobilier. L’industrie créative se place ainsi au cœur de la création de profit, résultant d’une accumulation de valeur générée par la scène techno underground. Le capital symbolique représenté par la culture matérielle de la musique techno, qui se concrétise par la réalisation du désir d’abord en territoires et puis ensuite en valeur, fonctionne comme des axes de caractérisation des sources de profit pour les capitaux financiers. La vie nocturne est également un champ d’expérimentation pour les plateformes technologiques « on- demand » lesquelles, en utilisant les données fournies par les abonnés, identifient des zones urbaines particulièrement sensibles aux perspectives de la culture techno. Sur les territoires de la vie nocturne se dessine ainsi un conflit que nous avons appelé de manière suggestive « techno contre techno » : les politiques des nouveaux collectifs technos, souvent actifs dans les campagnes

285 de protestation contre les processus de restructuration qui provoquent la gentrification des zones populaires, se heurtent aux politiques technocratiques qui gouvernent la ville. A la « fin » des raves, la scène techno libertaire a fait naître un rapport avec les machines, que l’on peut qualifier de vitaliste et de créatif. Des politiques de sensibilisation aux thèmes de genre conduites par des collectifs comme SIREN, Discwoman et Room4Resistance ont relancé un certain type de techno- féminisme semblable au manifeste cyborg de Donna Haraway. Dans le cas des nouvelles politiques techno, il existe une véritable invitation à décomposer et à recomposer les identités propres. Mais pour créer des subjectivités hi-Tech, il est nécessaire de disposer d’espaces de rencontre et d’échange loin des logiques néolibérales. Dans le phénomène techno création d’environnement et processus de subjectivation sont irréductibles et indissociables l’un de l’autre.

Dans le cinquième chapitre, nous avons replacé la question de l’esthétique techno dans les limites de l’art contemporain. Nous avons affirmé que, malgré les différences politiques qui séparent les conceptions d’artistes comme dans le cas de la techno « totale » de Jeff Mills et de l’écologie techno de Gerald Donald (membre des duos Dexia et Dopplereffekt), il existe quelque chose qui unifie l’esthétique techno. Imprégnée d’une certaine foi dans la capacité technique et créative de l’être humaine, la techno fait naître un certain modernisme projeté dans l’avenir. L’art techno donne ainsi forme à de nouvelles combinaisons multi médiatiques et envisage un avenir dans lequel, aux tendances post-humaines, on préfère une ritournelle très « humaine » : quelles sont les conséquences de la technologie pour l’avenir des environnements humains ? La musique techno imagine quelles peuvent être les futures associations entre subjectivités, territoires et machines.

Comme de nombreuses études transdisciplinaires, ce travail de recherche présente certaines faiblesses. Du point de vue méthodologique, nous avons tenté de suivre le phénomène techno en dehors des espaces qui lui sont spécifiquement propres. Une observation écologique d’un phénomène tend à se disperser entre des domaines variés, plutôt qu’à se focaliser analytiquement sur un nombre très limité de variables. Toutefois, la méthode écologique nous a permis d’explorer ces points de rencontre qui sont souvent négligés, et cela a constitué notre point de départ. Il est difficile d’analyser la question machinique liant la techno au capitalisme postfordiste sans avoir recours aux outils que nous propose la philosophie de Deleuze et Guattari. Mais c’est précisément l’emploi de concepts complexes comme celui de « machine territoriale » qui nous a permis de restituer un modèle de circulation du désir qui traverse l’art, les espaces urbains et les mécanismes des nouvelles plateformes sociales.

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Une autre limitation de ce travail concerne l’analyse comparative menée entre les villes de Détroit et de Londres dans la seconde partie de la recherche consacrée à l’étude de cas. Initialement, nous avions pensé qu’une telle analyse était susceptible d’apporter de meilleures données. Au fil des recherches, nous avons préféré éviter une comparaison strictement historique entre les deux villes, en choisissant une approche différente, qui puisse au contraire faire émerger certaines spécificités, même pour ce qui concerne la ville de Berlin, qui est toujours restée en arrière-plan de la recherche, puisque, entre autres choses, d’amples études lui ont été consacrées. Nous avons davantage utilisé Détroit pour une étude de cas historique, entre autres parce que les données que nous avons recueillies directement, ont été moins nombreuses que celles concernant Londres. Nous avons utilisé en revanche l’étude de cas de la capitale anglaise en tentant de restituer une analyse originale des dynamiques les plus intéressantes qui investissent le monde de la techno, du clubbing et de la vie nocturne.

Malgré cela, nous retenons qu’à partir de nos travaux pourraient être poursuivies et développées deux voies de recherche particulièrement intéressantes. Une étude rigoureuse et approfondie de la relation entre clubbing et gentrification, utilisant des mesures quantitatives et des données qualitatives, serait utile et originale pour des études d’urbanisme. Il serait possible d’utiliser des régressions statistiques pour identifier des relations significatives entre la présence de clubs de musique électronique et les prix de l’immobilier. Il serait possible de se servir des bases de données des plateformes en ligne comme Resident Advisor pour chaque club et des bases de données publiques du marché immobilier. Dès lors que le modèle serait construit, la recherche pourrait devenir vraiment comparative et pourrait, par exemple, mettre en évidence les différences du tissu urbain entre Berlin, Détroit et Londres. Même si une étude de ce type ne serait pas indemne de toute limitation, comme nous l’avons amplement souligné dans le quatrième chapitre, elle pourrait apporter des éléments de preuves supplémentaires au modèle de circulation du désir proposé précédemment.

Enfin, en tournant notre regard vers le futur, nous croyons que les études les plus intéressantes sur la musique électronique peuvent provenir des villes non occidentales, en raison entre autres du manque de littérature à ce propos. Nous pensons à l’Asie, par exemple, une région du monde qui a connu une période fordiste bien plus longue comparée à celle de l’occident. Quand la Chine affrontera les conséquences du passage à une société postindustrielle, de combien de Détroit chinoises serons nous les témoins, et quelle sorte de production artistique en émergera ? Lors de l’Amsterdam Dance Event de 2017, la Chine a loué un pavillon pour promouvoir l’électronique chinoise en Europe et pour attirer des talents du circuit musical et les inviter à se

287 rendre dans les métropoles d’orient. Nous croyons qu’une part importante de l’avenir de l’électronique passera par là. Ce n’est pas par hasard, que la dernière fois où nous sommes allés aux Corsica Studios, le club cité à plusieurs reprises dans nos observations ethnographiques, ce fut pour voir Geomancer, un film de Lawrence Lek inspiré du sino-futurisme.458 Le protagoniste du film est une intelligence artificielle (AI) ayant la forme d’un mini-satellite qui rêve de devenir le premier artiste de l’ère post-humaine. D’une voix synthétique digne d’un vocodeur, AI raconte la vie en 2065 à Singapour, une ville submergée par les déluges provoqués par le changement climatique, et explique qu’une partie des éléments graphiques que nous voyons à l’écran ont été créés et générés par elle. Dans le vide de la ville submergée, nous ne pouvons que penser aux milliards de personnes qui vivent en Asie. Séquence après séquence, marqués par des sons inorganiques qui accompagnent le film, nous nous demandons si cette intelligence artificielle n’est pas autre chose que l’inconscient machinique de Guattari. Si l’inconscient peut encore nous dire quelque chose c’est bien que le désir pour la techno précède toujours les technologies de la valeur

458 Lawrence Lek, Geomancer (2017) - Trailer, 2017, https://vimeo.com/210494259.

288 Liste d’images Figure 1. L’Heygate Estate en cours de démolition vu depuis l’entrée du club Corsica Studios, Londres © Londres Unknown © Studios, Corsica club du vu l’entrée depuis de cours démolition en L’Heygate 1.FigureEstate

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Figure 2. Entrée des Corsica Studios, Londres, RU. © Kennington Runoff

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Figure 3. « Fermé à tous à l’exception des riches ». Ecrits sur une publicité à proximité du nouveau complexe Elephant Park. © Southwark Notes

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Figure 4. ‘‘Flyer’’ de promotion de l'after-party Jaded sur lequel on peut lire « Appartement entrain de tomber » / tombant. © Astaroth/Corsica Studios

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Figure 5. Détail du disque Man Machine de Kraftwerk. © Capital Records

Figure 6. Couverture de l’album Entrée de Cybotron. © Jamie Putnam / Fantasy

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Figure 7. Les Kraftwerk à Détroit à l’occasion du Festival Mouvement 2016 © Movement

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Figure 8. Lots vacants de la zone métropolitaine de Détroit. A noter les zones en rouge, presque toutes dans le ‘Midtown’, qui indiquent les zones presque désertes de la ville, entre le centre (downtown) et la périphérie (banlieues). © Detroit Residential Parcel Survey

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Figure 9. Lots vacants de la ville de Détroit (2015). © Data Driven Detroit

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Figure 10. Carte représentant la division ethnique dans et en dehors de la ville de Détroit (2010). La ligne horizontale qui divise dans la partie supérieure de la carte la zone des banlieues et le centre ville est la fameuse route 8 Miles © Dustin Cable / University of Virginia's Weldon Cooper Center for Public Service

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Figure 11. Carte représentant la division ethnique de la ville de Détroit (2015) © Data Driven Detroit

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Figure 12. Bâtiments abandonnés dans le complexe de l’ex établissement de l’usine Packard, le long duquel s’organisaient des raves techno aux débuts des années quatre-vingt-dix © Albert duce

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Figure 13. Carte du Plan Principal du Canada Water. La zone verte représente le complexe Printworks. © Canada Water Masterplan

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Figure 14. La nef centrale à l’intérieur des Printworks © Printworks

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Figure 15. Trajet expérimental du smart bus nocturne inauguré par la start-up Citymapper © Citymapper

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Figure 16. En rouge, les mairies qui ont enregistré le plus de fermetures de locaux consacrés à la communauté LGBTQ+. En évidence, apparaissent les données concernant la mairie de Southwark © UCL Urbal Lab / gov.uk

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Figure 17. Répartition des principaux clubs technos à Londres © AK

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Figure 18. Face A de l’album Aqua Team 2 © WéMè Records

Figure 19. Le duo Dopplereffekt © Unknown

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Figure 20. Couverture de la compilation « Gesamtkunstwerk » © Edition Gigolo

Figure 21. Recto de la compilation « Gesamtkunstwerk » © Edition Gigolo

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Figure 22. Exposition sur Joséphine Baker organisée et réalisée par Jeff Mills © Galerie Vallois

Figure 23. Extrait de la vidéo promotionnelle « Métamorphose » de Jeff Mills © Axis Records

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Figure 24. Affiche de Techno et la Ville 2016 © Techno&Philosophy

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Figure 25. Performance techno du collectif SIREN collaborant avec House of Health durant l’édition de 2016 de Techno and the city © Maurizio Martorana

Figure 26. Image du débat durant le lancement de l’édition de 2016 de Techno and the City © Maurizio Martorana

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Figure 27. Image d’une visite guidée de l’exposition Techno and the City 2017 © Techno&Philosophy

Figure 28. Keren Rosenberg au cours de la performance Gender Fucker Edition de 2017 de Techno and the City © Techno&Philosophy

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Figure 29. Model 500 – Classics (1993) | Abdul Qadim Haqq | Digital Print

Figure 30. Dj Rolando – Nights of the Jaguar (1999) | Abdul Qadim Haqq | Digital Print

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Figure 31. Drexciya I | Mark Dancey | Giclée Print | 28x35cm

Figure 32. Détroit-Berlin | Kathrin Kuhn | Digital Print

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Figure 33. Séries de flyers pour Room 4 Resistance | Figure 34. Séries de flyers Tarot pour Berghian | Figure 35. Séries de flyer Gegen pour le eKit Kat Club | Rudy Loewe | Digital print on heavyweight 300gsm Lovers | Nicola Napoli | Fine Art Photo Rag Print Desire | Stephan Fahler | Digital Prints | 84x60cm paper | 84x60cm | 60x42cm

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Figure 36. Silent City | Chazme 718 | Archival pigment print | 60x60cm

Figure 37. Distant Echoes | Uros Djurovic | Woodcut Print | 76x76cm

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Figure 38. Jungle Planet | Julien Pacaud | Digital print HP Vivera on Harman 300g Hahnemulhe paper | 60x60cm

Figure 39. Wald I | Michael Lange | Archival pigment print | 30x42cm

316 Annexes

Interview I – DJ Spooky on Electronic Music and Ecology

Born as a DJ, you became a professor of music while today you are recognized as artist and writer. Which ideas and thinkers brought you on these new projects?

For me, there's no difference between an idea and its manifestation. Some of my favourite thinkers are people who applied their ideas to specific things. These are some of my favourites thinkers - Pythagoras, Gottfried Wilhelm von Leibniz, Duke Ellington, Srinivasa Ramanujan, Bertoldt Brecht, Charles Babbage, Samuel Delany, Nam Jun Paik, John Cage, Angela Davis, Iannis Xenakis, Cornell West, Charles and Ray Eames, Yevgeny Zamyatin, Charles Darwin - this is an extremely partial list. But what holds all these people together is the fact that they were elemental figures who would not stop until their ideas manifested. In my work I strive to seek a history of artists and creatives who never gave up, and who never accepted that they were not "fashionable." I am drawn to people who are not easily contained. By the way, I wasn't (like your question asks!) "born as a DJ!" I started mainly as a writer and artist.

In your last book The Book of Ice you have investigated the relationship between music and the environment. What are your concerns and how do you think music and art can contribute to the promotion of a renewed relationship between society and environment?

I'm really influenced by Deleuze and Guattari's critique of "ecosophy." Once something is digital, you can take it in any direction. For example, the Nauru project I presented at The Metropolitan Museum was based loosely on economic data of visual effects based on financial transactions. My Antarctic material was based on climate change data, and the rest is now the Maldives ocean currents. I looked at direct relationships between data and sound but wanted to be a bit more lyrical. You can easily take a look at my compositions in the Book of Ice, and download the pdf of the data. The Maldives project will be a limited-edition print collection as well. None of this is separate from the music I make. It's just different rhythms. But the basic idea here is that once you have a generation that has grown up on "inter-disciplinary" approaches, society and environment blur. One could argue that every aspect of society is a response to environmental pressures made more and more abstract. We now live in an information economy, and information ecosystem. That is a profound change that we are just beginning to explore. So many mediums like Tumblr, Instagram, Facebook, Twitter, etc. express the interconnectedness that I'm

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talking about, but they are just elaborations on this basic theme. The "second self" of data - the meta-data that describes you and your environment. This is what interests me.

In your texts you approach social ecology’s traditional topics, and you have quoted The Three Ecologies. How come did you arrive to the philosophy of Félix Guattari and which other authors have inspired you?

Felix Guattari has had a profound influence on my work precisely because he explored the psychological aspects of how we inhabit a hyper fragmented "natural system." The difference between "The Three Ecologies" and the texts of Sigmund Freud like "Totem and Taboo: Resemblances Between the Mental Lives of Savages and Neurotics " is that Freud did not have access to the scientific advancements that Guattari could explore.

Aesthetics is a branch of philosophy, and my academic degrees are in philosophy, but I apply that to art processes as well. Data is not information. The difference is in looking at raw material - it's like saying the colours on a palette for a painter are not the painting, but the potentiality of the painting. I look at sampling as "kinaesthetic" art - about potential, speed, difference, and repetition. I read things like Joseph Kosuth's "Art after Philosophy and After" and look at the material that people like John Cage and Robert Rauschenberg were up to - the modern equivalent is now facing the true situation: we inhabit an information economy, and art should reflect the current of the age. That is data aesthetics.

As well as being an “artistic topography” my work is also a sort of testimony of an environment under the risk of disappearance. I think every artist needs to ask themselves in this era: Is your work guided by an ecological ethics and a political aim to raise awareness towards environmental issues? That is an internal question that Guattari can help them answer. Other authors that have influenced my work are Bill McKibben's "The End of Nature," Tim Flannery's "The Weather Makers," Samuel Delany's "Dhalgren"... there are so many. I wouldn't know where to stop.

Gilbert Simondon saw in technics the most primitive form of human action, even before religion and language. In this perspective, where do you place multimedia technologies in the relationship between your music and space?

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My DJ name is DJ Spooky! Yes, disappearance is cool. Think of Paul Virilio and Luigi Russolo - The Art of Noise versus the Art of informatics... that's the root scenario. I'm currently artist in residence at The Metropolitan Museum where I'm exploring these ideas as compositional form. Music versus abstraction. Art versus immaterial form. Islands are a kind of poetry of networks - they are enmeshed in the ebb and flow of physical ocean currents plus the human concept of "spokes and hubs" - so they're perfect for my kind of situation of data aesthetics.

Social justice - real engagement with social change. That is what my work is about. I look at the paradoxes of the exhibition in the Maldives Pavilion as a beautiful response to a world of paradoxes. There is no right answer. Just data.

Is music a language? And how does music become an image?

I always like to think about poetry as the source of how we can approach a new way of thinking - look at Emerson, Thoreau and above all Walt Whitman, and you can easily see how the lyrical approach to nature in the US took a radically different route than say, painters like Wagner or Caspar David Friedrich, or even later composers like Debussy. There's something deeply pragmatic about the American approach to art about environmental issues, and I wanted to apply that candid sense of research, study, and deep structure approach to what we can think about when we look at the ocean, and the currents that sustain us. Artists like Dennis Oppenheim's "Identity Stretch" from 1975, and more recent art pieces like Maya Lin's "Bodies of Water" and "Recycled Landscapes" and Edward Burtynsky's photography are big inspirations for me. I love the idea of sampling as an archival entropy, a way to point out the collage we all live now. My "voice" is above all, made of samples... that is modern Nature. Make an inquiry with sound: You start from the study, examination and even sampling of the acoustic environment. Nature seems to be a source of inspiration and a collection of samples. You pick them up and create a narrative which is also a sort of personal and emotional report of your experience. Can you define yourself as a narrator, a voice off? You take a recording, make it speak with voices of the dead, static acoustics of the dis-incarnate, and repeat.

Art and music are always in dialog. If I could show you how many composers have done compositions about landscape versus how many painters and others have done artwork about landscape, I'd be hard pressed to see which would be more overwhelming. I tend to think that we look far too much at the things that are close at hand, and I am drawn to the places what

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composers like called "neo-geo" - taking a global perspective of fragments, maps made of fragments of maps... by way of trying to understand some of the big picture issues facing us urban dwellers. It's that simple. By going to remote places, I understand what it means when humans have radically altered the world. Music is a mirror you hold up to society. I think that my residency at The Metropolitan Museum was about looking at a landscape of artefacts. Some of my favourites pieces about water: John Cage's 1952 Water Music, and of course Debussy's La Mer, or Ravel's Jeu d'eau. Flow...

Cities have always been the key space for the expression of electronic music. Which relationships – instead – qualify electronic music in extra-urban areas?

So much of my work is about the concept of studio aesthetics. People tend to forget that the root of the word "studio" derives from "to study" - so if you look at some of the works that influenced my Antarctica project - the photography of Hebert Ponting, the journals of Captain Cook and Roald Amundsen, I always pay homage to the people who inspire me. They are my record collection. For the Venice Biennial I looked at stuff like compositions that involved data sonification like the composer John Eacot's piece "Flood Tide" sonic map of the Thames River and even government maps of flood zones like http://www.floodsmart.gov to look at how flooding affects familiar places like NY (which is also an archipelago) and National Geographic's photo essays of floods in Venice - this one is particularly amusing.

I got started basically as a response to the idea that art is a reflection site - most of my art projects are research based, and it all just went from there.

I am inspired by far remote places (Maldive Islands, Antartic), at the edge of the world. Islands, archipelagos, etc. Quoting Foucault, they also “eterotopies” that stand as strongholds against globalisation? I'm deeply influenced by Felix Guattari's "The Three Ecologies" a great essay about the way we can think about multiplicity of approaches to scales of mind, environment, and society. We need to play more! We need to look at how philosophy is a tool to dismantle normative thinking and create a new way to approach some of the entrenched issues facing humanity at this time of ecological crisis. Heterotopian thought is an elegant way of looking at simultaneity, of evoking co-existence of so many of the things that demand responses - and saying, yes, we look to understand this phenomenon of modern digital media better. The answer is simple: Where land meets water, a lot of paradoxes arise. […] Islands are always considered as isolated, as places sequestered away from the centre of the continents that are always nearby,

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hovering at the edge of the currents that link the different spatio-political contexts that define the relationship between fragment and “whole.” This another layer.

Once something is digital, you can take it in any direction. For example, the Nauru project I presented at The Metropolitan Museum was based loosely on economic data of visual effects based on financial transactions. My Antarctic material was based on climate change data, and the rest is now the Maldives ocean currents. I looked at direct relationships between data and sound but wanted to be a bit more lyrical. You can easily take a look at my compositions in the Book of Ice and download the pdf of the data. The Maldives project will be a limited-edition print collection as well. None of this is separate from the music I make. It's just different rhythms.

Francis Bacon suggested that violence expressed in its art is part of everyday life. Which sentiments best express your music?

So much of what we think about the world is about patterns. What I did for the 55th Venice Bienniale Maldives Pavilion is take measurement of the patterns of the ocean currents around the Maldives that are causing erasure of the main islands and turned that into acoustic portraits based on GPS data. The music you hear is directly related to the data, and in a way, the algorithms match the basic concept of how we can think of data aesthetics as a form of art, but with sampling and collage-based practices I've taken from DJ culture. It's a cut and paste approach to how can we envision the way we approach climate change. There was a tremendous amount of political turbulence in the Pavilion - I try to look to the bright side and support visions that make art and information reflect one another. Regardless of whatever Administration is running the United States, European Union, China, they are in a serious environmental situation.

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Interview II – Rudy Loewe on Radical Visuals and Music

Rudy’s work is grounded in practices of inclusion, community building and emancipatory pedagogies. I interviewed Rudy ahead of the launch of “Techno and the City”, an artistic and political intervention which includes Rudy’s work, part of Amsterdam Dance Event 2017 Playground Programme.

Can you tell us about your links with dance music and how did you end up collaborating with Room4Resistance, a collective which is bringing politics back to the dancefloor?

Rudy Loewe (RL): The collaboration with Room4Resistance (R4R) ended up happening organically, because I was creating and selling t-shirts about gender and sexuality, through which I met Luz Diaz, founder of R4R. She was interested in my work and how it could fit with what they are doing at R4R.

What is the process behind the composition of the figures you draw? And what are the key political messages you want to communicate?

RL: When I started creating the posters for R4R I thought about wanting to show dancing and movement. That’s where it began from, having images of different kinds of queer bodies dancing and moving freely. In some ways what R4R is about is at odds with the techno scene in Berlin. Many spaces have this particular German aesthetic and I think they are working outside of that. In my images it was important to give the feeling of moving without restriction, without someone else’s imposition of how our bodies should move or look like. I am also very intentional about what kinds of bodies are represented in my work. As a black non binary person, I want to see representations of people of colour outside of the gender binary. So much of my work creates representations of non binary people of colour. I like to play with the idea of how might a person look if they felt completely free to express themselves.

The series you have done for Room4Resistance are specifically linked to an imagery of the dancefloor. Is there a translation of the sonic element into the visual? Or how does sound influence your art?

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RL: All of the backgrounds for the posters I have done for R4R have included very colourful painted backgrounds. For me this represents the fusion of light and sound on the dancefloor. Even though clubs are often quite dark spaces, I think that there is sometimes a sensory overload and I wanted to portray that somehow. That the sound fills the space and surrounds you. My best dancing experiences in clubs have usually been when I was so consumed by the sound that I felt it all around me.

Can you share some of your favourite music artists, tracks and collectives?

RL: I have quite a big range of music tastes. But in terms of music that I can dance to, it was great to see Bambii. I would love to have seen Venus X or go to Ghe20goth1k. I listen to a lot of afrobeat, Solange and have just got back into . I grew up spending a lot of time as a teenager in squat raves, so when I'm dancing I really like to listen to music that brings back that feeling of being in a dingy sweaty space where everyone is being eaten up by the music and spat back out.

Finally, do you have any future projects that link visual art with dance music?

RL: The work that I’ve been doing with R4R has actually been the first time that this happened! It’s been a great project so I would be happy to do more work that collaborates with dance music.

October 2017

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Interview III – Mark Dancey on Drexciya and Detroit

How did the collaboration for the Redbull article on the legacy of Drexciya come about?

The author, Mike Rubin, is an old friend of mine. We used to collaborate on a magazine called Motorbooty, which was named for Parliament’s “Motorbooty Affair,” the one with the Atlantis theme. Mike is a great scholar and evangelist of Detroit Techno, he has been writing about it for years and has gotten to know most of the creators. I have learned about this music mostly through Mike.

Was it the first time you produced work related to techno?

No, I did illustrations for a previous Rubin article on Cybotron’s Richard Davis.

What is your understanding of techno art? Is there such a thing as a techno aesthetic?

I grew up listening to punk rock and later got into Funkadelic. In contrast to punk, as embodied by wild anarchic frontmen like Iggy of the Stooges and Darby Crash of the Germs, or funk, as embodied by George Clinton, the techno artists were self effacing and cultivated an invisible persona. They seemed to follow the lead of the never-seen radio DJ, The Electrifying Mojo. Instead of the loud insistent punk graphics I was used to, the graphics for techno releases and gigs I saw were cool, even cold, impersonal, futuristic and interstellar. I saw a lot of graphics that looked computerized, that were obviously made on computers and did not show the hand of the artist who made them. I came out of the tradition of comic art and punk zine art, almost everything I was doing was hand made and black and white and the flyers I was making were printed on xerox machines. The early techno handbills I saw were these beautiful full color geometric designs that I couldn’t get to; I didn’t own a computer and I did not know how to make things like that. I was working with the technology of the past and the people who were designing for techno were already in the future.

How do you think the myth of Drexciya maintains relevance in today's society?

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I think it has staying power because it describes what happened in the new world, and we are still living with that. White slaver fathers and black slave mothers gave birth to a new race in the Americas. Not one that could breathe under water, but one that survived under the surface of the mainstream society. As soon as they were brought here, many slaves escaped and formed their own communities, and they eventually founded an independent black republic in Haiti. Black people didn’t grow gills but they did learn ways to live and develop a deep culture under an intolerable system. The guys who dreamed up Drexciya were living with the limitations of their surroundings—Detroit is racially segregated and poor—but they possessed unlimited imaginations and created a whole self-determined utopia. It’s a powerful and appealing idea.

What are the main influences behind your work and the origins of your Iluminado project?

I learned to draw from looking at Jack Kirby’s drawings in Marvel comics, from Mad Magazine, and later from the Zap Comics artists, Robert Crumb and Robert Williams and those guys. I did not go to art school and learned everything backwards. My friends and I started publishing Motorbooty, which combined the sort of comics I wanted to do with satire and writing about music. The guts of the magazine was black and white and there was an extra color on the cover. We stopped doing the mag in 2000, I thought it was a waste of time taking months to craft these pieces making fun of bands that sucked. Who’s a bigger fool? The fool who blissfully sucks or the fool who angrily mocks him? Anyway, I was determined to concentrate on work that didn’t refer to someone else’s work and formed Iluminado as a place to display and promote what I was doing. I was learning how to paint with oil paints and I was learning how to use the computer to digitize and color my drawings, trying to get better. You’ve got to keep trying to get better forever!

What are your links with the electronic and techno scene today?

I get all my information second hand, from Mike Rubin. The last time we spoke about it, he was telling me about all the great things the guys from Underground Resistance have achieved. When I was in a band and working on the magazine we talked a lot about getting a building and instituting a self-contained culture factory that would produce music and art and printed matter from our point of view. That did not happen, but he tells me Underground Resistance have really done it, they’ve got their Detroit headquarters/recording studio/museum and they are working

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with the kids. From what I understand they are totally independent, plus their black and white graphics look good!

Do you have a particular approach when translating music into images?

I don’t think I can translate music into images! I am coming at this from a literary direction. I read things, phrases or lines that are poetic or lyrics and think "what would that look like, I’d like to make a picture that looks like that.” With music that has a lot of lyrics, it is a matter of providing a picture that goes with that lyric. With music like Drexciya, it was the back story, the legend of the world of Drexciya that determined what the pictures need to be. I suppose I could have come up with pictures to go with wordless musical tracks, but in this case it wasn’t necessary, they had designed the scenario as well as the soundtrack.

February 2018

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Index

A D

A Number of Names ...... 153 dancehall...... 45 Abdul Qadim Haqq..... 9, 133, 239, 257, 261, danse hétérotopique ...... 39 312 Derrick May ...... 13, 23, 66, 133, 151, 257 abground ...... 122 Diana Ross ...... 26 accélérationnisme ...... 272, 273, 274 Dimitri Hegermann ...... 159, 244 Achim Szepanski ...... 9, 103 Discwoman ...... 229, 230 Acid Communism ...... 124 DJ Spooky ...... 70, 100, 103, 318, 320 afrofuturisme ...... 90 DJ Stingray ...... 241 Alan Oldham ...... 133 Donato Doozy ...... 40, 47, 50, 94 Alexander Robotnick ...... 133 Dopplereffekt .. 242, 243, 248, 249, 250, 277, Arpanet ...... 242, 243, 279 286, 306 audio-essay...... 48 downtempo ...... 175 Aux 88 ...... 133 Drecxiya ...... 22, 242 Avalon Emerson...... 240 drum machine...... 16, 68, 162 B dubplate ...... 146

Basic Channel ...... 149, 159, 161 E

Blake Baxter ...... 139, 160 économies nocturnes...... 24, 208 Boiler Room ...... 270, 276 écosophie ...... 25, 52, 62, 63, 64, 65, 73, 100 Burial 161, 162, 173, 174, 175, 176, 178, 185, ecstasy ...... 38, 95, 169, 208 250, 275 Eddie Fowlkes ...... 139, 257

C F chaîne ...... 29, 114, 115, 146 Footwork ...... 97 Club Commission ...... 233 Francois Kevorkian ...... 162 Cybotron 52, 75, 94, 131, 136, 139, 153, 154, G 261, 294, 325 Cyrus ...... 159 GAIKA ...... 7, 45, 46, 47, 50, 93 Gerald Donald ...... 22, 155, 242, 249, 286 Giorgio Moroder ...... 67, 153

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gouvernance ...... 127, 192, 199, 233 Mike Banks ...... 139, 142, 143, 154, 159, 250, 271 H mise-à-jour ...... 74, 210 hardcore continuum ...... 173 Mixcloud ...... 79 J Moritz von Oswald . 149, 159, 162, 163, 258,

Jackson 5 ...... 26 265, 267 James Stinson ...... 22, 155, 242 Mouvement de l’Union Révolutionnaire de Janelle Monáe ...... 140, 156 Dodge ...... 151 Jeff Mills... 139, 140, 142, 143, 151, 154, 158, N 243, 244, 245, 246, 247, 248, 252, 258, Night Czar ...... 191 267, 286, 308 Nina Kraviz ...... 230 John Cage ...... 240, 318, 319, 321 P John Collins ...... 133, 142 Juan Atkins .. 66, 95, 133, 141, 151, 153, 157, Paula Temple ...... 230 163, 257, 258, 262, 265, 267 paysage sonore .... 63, 90, 100, 107, 121, 163, 172, 174, 177, 178, 281 K personnage rythmique ...... 107 Ken Collier ...... 142 phylum machinique ...... 118, 181 Kevin Saunderson ...... 66, 133, 151, 257 post-rave culture ...... 169, 225 K-Hand ...... 139 R Kraftwerk... 23, 26, 67, 83, 94, 134, 161, 224, 261, 294, 295 Reclaim your club ...... 232 Kyle Hall ...... 133 Resident Advisor ...... 21, 28, 37, 79, 88, 197, 214, 218, 219, 223, 231, 242, 287 L Rhythm & Sound ...... 161, 162 LGBTQ+ 6, 22, 67, 189, 191, 216, 217, 227, Richie Hawtin ...... 76, 142, 143 231, 232, 234, 263, 281, 304 Robert Hood ...... 139, 143, 159 Ligue des Travailleurs Noirs Room4Resistance.... 231, 234, 257, 258, 263, Révolutionnaires ...... 151 286, 323 Love Music Hate Racism ...... 234 S M science-fiction.. 61, 77, 90, 97, 114, 140, 144, Mark Ernestus ...... 149, 159 245, 248, 261, 262, 267, 282 Massive Attack ...... 174 sino-futurisme ...... 288 Midnight Funk Association ...... 152

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SIREN. 9, 167, 228, 230, 231, 234, 255, 259, U

286, 310 UMFANG ...... 229 sound art ...... 28, 251, 252, 260, 281 Underground Resistance ..... 9, 134, 136, 142, sound system ...... 24, 26, 145, 146, 148 143, 144, 154, 155, 159, 168, 174, 244, Soundcloud...... 79 250, 257, 261, 271, 272, 326 soundmakers ...... 63 unground ...... 122 soundscape ...... 63 United Automobile Workers...... 151 Steve Goodman ...... 64, 174 V Stevie Wonder ...... 26 vibration ...... 64, 65, 106, 108, 184 T W technoculture ...... 51, 54, 268, 270, 271, 272, 274, 276, 277 warehouse ...... 24, 143, 192 techno-féminisme ...... 230, 234, 286 X Teklife ...... 97, 98 X-102 ...... 159 texture ...... 276, 277 The Electrifying Mojo ...... 144, 152, 325 Y Tikiman ...... 161, 162 Yellow Magic Orchestra ...... 26 To-Nhan ...... 242 YouTube ...... 89, 240, 246, 252 Tony Allen ...... 162 Τ Traxman ...... 97 τέχνη ...... 29, 58, 125

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Bibliographie

Adams, Mags, Gemma Moore, Trevor Cox, Ben Croxford, Mohamed Refaee, et Steve Sharples. « The 24-hour City: Residents’ Sensorial Experiences ». The Senses and Society 2, no 2 (1 juillet 2007): 201-15. https://doi.org/10.2752/174589307X203092.

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———. SECURITY. 10xFile, MP3, 320. UK: Mixpak - MIXT001, 2016.

Kano. I’m Ready / Holly Dolly. Vinyl 12. US: Emergency Records, 1980. https://www.discogs.com/Kano-Im-Ready-Holly-Dolly/release/1245808.

Kraftwerk. The Man-Machine. Vinyl, LP, Album. Capitol Records, 1978.

Mad Mike. Hi-Tech Dreams / Lo-Tech Reality. US: Underground Resistance, 2007. https://www.discogs.com/Mad-Mike-Hi-Tech-Dreams-Lo-Tech- Reality/release/910833.

Massive Attack vs Burial. Four Walls / Paradise Circus. Vinyl, 12", 45 RPM, White Label. UK: Text Records, 2011. https://www.discogs.com/Massive-Attack-vs-Burial-Four-Walls- Paradise-Circus/master/611553.

Måuriziö. Ploy. Vinyl 12. Germany: Maurizio, 1992. https://www.discogs.com/M%C3%A5urizi%C3%B6-Ploy/release/2060.

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Mills, Jeff, et Orquestra Sinfónica do Porto Casa da Música. Planets. Blu-ray, Blu-ray Audio CD, Album. US: Axis, 2017. https://www.discogs.com/Jeff-Mills-Orquestra- Sinf%C3%B3nica-do-Porto-Casa-da-M%C3%BAsica-Planets/release/10287816.

Model 500. Classics. 2x, Vinyl LP. Belgium: R&S Records, 1993. https://www.discogs.com/Model-500-Classics/release/109879.

Rhythm & Sound. See Mi Yah. 7x, Vinyl 7. Germany: Burial Mix, 2005. https://www.discogs.com/Rhythm-Sound-See-Mi-Yah/release/372723.

Rhythm & Sound w/ Tikiman. Never Tell You. Vinyl 10. Germany: Burial Mix, 1996. https://www.discogs.com/Rhythm-Sound-w-Tikiman-Never-Tell-You/release/16226.

The Aztec Mystic A.K.A DJ Rolando. Knights Of The Jaguar EP. Vinyl 12. US: Underground Resistance, 1999. https://www.discogs.com/The-Aztec-Mystic-AKA-DJ-Rolando- Knights-Of-The-Jaguar-EP/release/1695.

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Traxman. Teklife Vol. 3: The Architek. File MP3, Album. US: Lit City Trax - LCTRAX004, 2013.

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Various. Chicago Sound: House Music Vol. II. Vinyl LP, Compilation. US: D.J. International Records, 1986. https://www.discogs.com/Various-Chicago-Sound-House-Music-Vol- II/release/55878.

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———. Tresor II (Berlin Detroit - A Techno Alliance). 3x, Vinyl LP, Compilation. UK: NovaMute, 1993. https://www.discogs.com/Various-Tresor-II-Berlin-Detroit-A-Techno- Alliance/release/48297.

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X-102. Discovers The Rings Of Saturn. 2x, Vinyl 12. Germany: Tresor, 1992. https://www.discogs.com/X-102-Discovers-The-Rings-Of-Saturn/release/12764.

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