Denis Vaugeois Denis Vaugeois

L’ AMOUR du LIVRE «Que voudra donc dire aimer quand il n’y L’ édition au Québec, ses petits secrets et ses mystères aura plus de livres ? » Denis Vaugeois Denis De la table de l’écrivain à celle du lecteur, quel est le parcours d’un livre ? À quoi ressemble cette fameuse chaîne du livre ? Quelles en sont les composantes ? Est-il vrai que, proportionnellement aux populations en cause, il se publie davantage de livres au Québec qu’en France, au Canada Stanké anglais ou aux États-Unis ? Au cours des 25 dernières années, le territoire québécois s’est couvert de bibliothèques publiques et de librairies. Le coup d’envoi a été donné pendant le premier mandat du Parti québécois (1976-1981). Où en sommes-nous actuellement? Quel est l’avenir du livre face au support numérique et à Internet? Des voix de plus en plus nombreuses réclament l’accès libre et gratuit aux œuvres ; faut-il en déduire que le respect de la propriété intellectuelle est sérieusement menacé ? À partir de son expérience d’auteur et d’éditeur, Denis Vaugeois, à qui l’on doit la Loi sur le livre de 1980 (Loi 51) et le plan de développement des bibliothèques publiques, nous entraîne dans le monde de l’édition et lève le voile sur ses « petits secrets et ses mystères ». Il le fait en toute franchise, animé de son amour du livre.

Denis Vaugeois fut membre de l’équipe du Journal Boréal Express et cofondateur des éditions du même nom. Après un épisode politique, il prend la direction du Centre éducatif et culturel (CEC) et crée, en 1988, avec son collègue Gaston Deschênes, les éditions du Septentrion. Pendant trois L’ AMOUR ans, il quittera cette maison pour procéder à la réorganisation des Presses de l’Université Laval. De 2000 à 2004, il sera président de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL). En tant qu’auteur, il est membre de l’Union nationale des écrivains du Québec (UNEQ) et fier de l’être. du LIVRE L’édition au Québec, AMOUR du LIVRE ses petits secrets

L’ et ses mystères

Extrait de la publication www.septentrion.qc.ca

L’AMOUR DU LIVRE

Tout est prétexte à livre : événements culturels, politiques ou sportifs, faits divers. Les éditeurs produisent beaucoup plus que les lecteurs ne peuvent absorber. La production de titres augmente, le nombre d’exemplaires vendus chute, les tirages baissent. L’acte de publier s’exerce non seulement par des éditeurs bien établis mais aussi de façon ponctuelle par des institutions, des associations, des entreprises et de simples particuliers. Le nom Diderot rime avec encyclopédie, avec austérité. Derrière l’érudit se cache toutefois un auteur dramatique d’une verve éblouissante. Tantôt sérieux, tantôt cabotin, il a tâté de tous les petits métiers associés au livre, un produit comme les autres, a-t-on cru, dans certaines officines québécoises sous l’influence d’un Pierre Fortin ou d’un Jean-Roch Boivin. « Bévue », soutient le philosophe dans une longue lettre écrite à un magistrat en 1763. J’en fais mes délices à la page 101 et je reviens sur la question aux pages 161 et 183. Denis Vaugeois

L’Amour du livre L’édition au Québec, ses petits secrets et ses mystères

SEPTENTRION Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour le soutien accordé à leur programme d’édition, ainsi que le gouvernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres. Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (Padié) pour nos activités d’édition.

Illustrations de couverture : Bibliothèque Thomas Fisher, Université de Toronto. Un clin d’œil de l’auteur à cette superbe bibliothèque de livres anciens et, par la même occasion, aux magnifiques bibliothèques du Grand Toronto qui ont inspiré les promoteurs du développement des bibliothèques publiques au Québec. En superposition, Loïc Herman. Quatrième de couverture : Un cœur se livre, sculpture d’Alain Stanké. Mise en pages : Gilles Herman. Maquette de la couverture : Bleu Outremer. Révision : Solange Deschênes. Collaboration : Gaston Deschênes, Gilles Herman, Sophie Imbeault, Josée Lalancette, Dominique Lemay.

Si vous désirez être tenu au courant des publications des ÉDITIONS DU SEPTENTRION vous pouvez nous écrire au 1300, avenue Maguire, Sillery (Québec) G1T 1Z3 ou par télécopieur (418) 527-4978 Catalogue Internet : www.septentrion.qc.ca

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Dépôt légal – 2e trimestre 2005 Bibliothèque nationale du Québec ISBN 2-89448-425-9

L'Amour du livre 4 8/04/05, 10:09 Préface

enis Vaugeois se promène d’opinions personnelles en D protestations justifiées ; de la disparition de la bibliothèque municipale de Montréal – valeur sentimentale et historique s’il en est – à l’état d’appauvrissement du réseau des bibliothèques scolaires, du respect des contrats à l’homme d’affaires qu’est l’éditeur, d’Internet à l’affaiblissement du droit d’auteur. Il montre combien son attachement au livre est profond. Le livre l’a toujours fasciné. Enfant, dans son imaginaire, il connaissait déjà, pourrait- on dire, la chaîne du livre : « Dans mes plus lointains souvenirs d’enfance, j’écris des romans et je fabrique des livres. Je les collectionnais, les assemblais, les reliais et les échangeais. Peut-être même que j’en vendais. » Aujourd’hui, est-ce toujours le même jeu ? Ce livre, en tout cas, rappelle, à travers les secrets et les mystères de l’édition au Québec, l’itinéraire intellectuel de Denis Vaugeois. Ce sont les livres qui, sur le plan intellectuel, ont mis au monde et le futur politicien et le futur éditeur. Déjà, une grande idée guidera ses engagements publics : la consolidation de la chaîne du livre au Québec. Cette idée sous-tend la structuration du marché. Denis Vaugeois en fera l’un des fondements de la Loi 51 qu’il fera adopter par son gouvernement. Élu député péquiste du comté de Trois-Rivières le 15 novembre 1976, Denis Vaugeois deviendra ministre des Affaires culturelles le 28 février 1978. Le nouveau ministre avait bien retenu la leçon de Guy Frégault qu’il cite : « Dans nos sociétés contemporaines, 6 L’Amour du livre

la situation du livre semble être un bon indicateur de l’état général d’une communauté culturelle. » Ainsi, l’un des effets de la Loi 51 aura été de professionnaliser le milieu du livre. Mais c’est le plan de développement des bibliothèques publiques qui aura la faveur du ministre. « Les bibliothécaires m’ont mis au monde », écrit-il. Le jour où il a trouvé le financement, « ce jour-là, rappelle-t-il, citant son collègue à l’Assemblée nationale, , la culture a passé avant l’agriculture. » L’intérêt de L’Amour du livre, voilà ce qui fascinera le lecteur, réside dans le rappel et la mise en contexte de l’évolution du milieu du livre au Québec. Livre accompagné – la belle valeur ajoutée – par des documents d’archives, des illustrations d’époque, des tableaux statistiques, des photos, voire des fiches techniques. L’œuvre est belle. En effet, il y a une euphorie chez Vaugeois qui s’explique. Ce qui ne l’empêche pas de recourir à la formule de l’actuel président de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), Gaston Bellemare : « Le Conseil des Arts et le Padié sub- ventionnent Postes Canada. » Tout n’est donc pas idéal. Ce qui explique que Denis Vaugeois ait écrit L’Amour du livre avec un objectif précis : mieux faire connaître la chaîne du livre. Et dans l’allégresse, si possible. En effet, il y a dans ce livre une indiscutable générosité dont le corollaire repose, chez l’éditeur qu’il est, sur une relation sincère avec l’auteur. La question se pose alors : Denis Vaugeois a-t-il toujours pris partie en faveur des auteurs ? Lui, il n’en doute certainement pas. Alors qu’il était ministre des Affaires culturelles – père de la Loi 51 qui exigeait, entre autres, le paiement des droits d’auteur et une propriété québécoise à 100 % –, on lui reprochera d’avoir « pignon sur rue comme éditeur ». Nombre d’éditeurs, aussi, alors qu’il était président de l’ANEL, l’accuseront de s’être trompé d’association. « Tantôt, écrit-il, je défendais les librairies, les auteurs et l’UNEQ [Union des écrivaines et des écrivains québécois], tantôt je plaidais pour les bibliothèques. » Voici donc un livre écrit avec la sincérité d’un militant et la conviction d’un combattant dans lequel alternent la parole d’un auteur et la rigueur d’un historien. Les idées de l’éditeur Vaugeois sont dans l’ensemble généreuses : « L’éditeur pour sa part, affirme-t-il, doit s’effacer derrière son auteur et son œuvre. » Préface 7

Toutefois, la vision que l’éditeur Vaugeois a de l’écrivain fait que ce dernier dépend fortement de son éditeur sans qui, a-t-on l’impression, l’auteur a moins de talent, qu’il est un peu paresseux, qu’il a l’appétit du gain, etc. ; bref, que « l’éditeur est toujours surpris des attentes des auteurs. […] Ils sont presque toujours frustrés ». En ce cas, comment ne pas penser que, dans la chaîne du livre, l’éditeur a le beau rôle : c’est lui qui permet l’épanouissement de l’écrivain. Quel éditeur n’en doute pas ? Denis Vaugeois, profitant de sa propre expérience d’éditeur, peut se permettre de parler ainsi. Peut-être est-il trop imprudent lorsqu’il se met à parler au nom des auteurs, lesquels pourraient fort bien ne pas partager son point de vue. Ainsi, écrit Denis Vaugeois, « un livre existe par la volonté d’éditeur ». L’écrivain pourrait rétorquer : « Sans l’auteur, il n’y a pas de volonté de l’éditeur. » Même quand il y a commande de l’éditeur, sans auteur, il n’y a pas de livre. Imaginer alors quand un éditeur parle de contrat à un auteur : « Avec ou sans avocat, l’auteur est rarement en position de force en face de l’éditeur et ce dernier préfère mettre du temps sur le livre plutôt que sur le contrat. […] Qu’on se le dise, les vraies raisons de publier ne sont pas de nature financière. » Pourtant, selon Vaugeois, voici la réalité : « Le livre devient avant tout une carte d’affaires, un passe-partout. » Bref, l’éditeur doit aussi se comporter en homme d’affaires ! Autre réalité qu’aborde Denis Vaugeois : celle de la notion de droit d’auteur qui se dilue. La diffusion des œuvres sur Internet, son accès libre et gratuit, a un effet réel sur les revenus des écrivains. Du copyright (le droit d’auteur) au copyleft (l’autorisation) en passant par le No copyright (l’abandon des droits), les pratiques internautes soulèvent de nouveaux questionnements. Sans compter qu’il n’y a pas que la question économique. En matière de propriété intellectuelle, l’accès démocratique au savoir soulève cette autre question fondamentale du respect des sources et de l’intégralité des œuvres. Sur la question des contrats, autre réalité, Denis Vaugeois a des vues qui lui sont personnelles et que partagent nombre d’éditeurs. À titre de président de l’ANEL, il s’était inquiété du ton agressif adopté par les représentants de l’UNEQ : « Le climat entre les deux 8 L’Amour du livre associations était malsain. » Des rencontres ont eu lieu, mais n’ont pas amené l’ANEL à accepter l’idée du contrat-type souhaité par l’UNEQ. Lorsque Denis Vaugeois écrit que « les litiges entre auteur et éditeur sont extrêmement rares », ce genre de phrases pourrait le disqualifier. Si ce n’est pas le cas, c’est que ces propos concernent l’éditeur qu’il est. Il parle de lui et on a envie de le croire. Je le cite encore : « Malgré ses hauts et ses bas, la relation entre auteur et éditeur repose essentiellement sur la confiance. Ce pourrait être la première clause de tout contrat d’ailleurs : se promettre une confiance indéfectible. » Mais « y a-t-il moyen de prévoir par contrat le monde idéal ? » se demande l’ancien président de l’ANEL. Oui, à mon avis. Pour répondre à cet idéal, l’UNEQ avait proposé d’inscrire des « conditions minimales » dans un contrat-type que les éditeurs ont refusées. « Soyons de bonne foi », écrit toujours Denis Vaugeois. Pour l’amour du livre, bien sûr. Le lecteur comprendra que le présent ouvrage ouvre la porte à une discussion réelle qui n’a pas encore eu lieu, selon moi, nonobstant la bonne volonté de l’ancien président de l’ANEL. Son livre demeure fort utile pour comprendre les enjeux et l’évolution du milieu québécois du livre. Il met à jour des erreurs de parcours sous formes de souvenirs personnels et des luttes qu’a menées avec conviction son auteur. Ce dernier nous parle, avec compétence, de toutes les composantes de la chaîne du livre. Chaque maillon y est décrit avec une connaissance jamais dissociée de l’expérience. Si donc l’amour du livre a guidé l’éditeur du Septentrion dans ses choix et ses engagements, cela ne veut pas dire que ses propos feront l’unanimité. À la limite, on s’en fout. Si le livre n’obéit à aucune règle, comme le pense l’éditeur, lui, Denis Vaugeois, il obéit au rêve de son enfance : faire de beaux livres en réinventant le métier d’éditeur. Restent à d’autres éditeurs, s’ils s’en sentent inspirés, de l’imiter avec le même amour du livre, et qui fait de Vaugeois un éditeur heureux.

Bruno Roy, écrivain (Roxboro, le 21 mars 2005)

Extrait de la publication Préface 9

Ce livre est dédié :

À mes collègues du Journal Boréal Express, Jacques Lacoursière, Lévis Martin et Claude Bouchard, mes premiers guides en édition. À la petite équipe des éditions Boréal Express dont Hélène Bousquet fut l’âme pendant plus de dix ans. À Antoine Del Busso et Pascal Assathiany qui, chacun à sa manière, ont su faire fructifier l’héritage et démontrer qu’il n’était pas nécessaire d’être de souche pour animer et porter à des sommets une maison d’édition orientée vers l’épanouissement d’une population, prolongement de l’Amérique française. Aux employés du Centre éducatif et culturel, syndiqués et cadres, aux propriétaires également, Hachette et Quebecor, qui m’ont permis de me recycler en édition dans un contexte quasi idyllique. À Josée Lalancette et Gaston Deschênes qui m’ont secondé dès les débuts des éditions du Septentrion. À Claude Dufresne, maître imprimeur et exceptionnel pressier, Réal d’Anjou, homme d’un raffinement exquis, imprimeur et éditeur, MarcVeilleux, travailleur acharné et imprimeur visionnaire, qui m’ont tous trois inculqué un profond respect pour leur métier. À cette équipe reconstituée des Presses de l’Université Laval qui, sans faire de bruit, dirige maintenant une des maisons d’édition les plus productives au Québec. Aux merveilleux collègues de la maison Larousse, François Demay, Yves Garnier, Mady Vinciguerra, Chantal Lambrechts, Bruno Durand et combien d’autres dont les connaissances et la compétence n’ont jamais cessé de m’éblouir. À l’actuelle équipe du Septentrion, pleine d’énergie et d’enthousiasme, qui se prépare à prendre la relève sous la houlette de Gilles Herman, passé tout naturellement de l’énergie nucléaire à la puissance du livre. À mon ami Gaston Bellemare qui m’a succédé à la présidence de l’ANEL avec un brio qui me fait regretter de ne pas être parti plus tôt. À tous mes collègues éditeurs, membres de l’ANEL ou pas, y compris les scolaires. À ce millier d’auteurs qui m’ont fait confiance. Aux libraires et aux bibliothécaires qui partagent avec moi l’amour du livre. Aux lectrices et lecteurs qui m’ont toujours encouragé comme éditeur et aussi comme auteur.

L'Amour du livre 9 8/04/05, 10:12 L’illustration choisie était celle du bas. Elle est conservée au Barbados Museum. Après plusieurs semaines d’attente et de nombreux échanges, nous avons reçu une illustration dont le cadrage et la couleur étaient passablement différents. À gauche, il manquait une légère lisière et, à droite, les enfants sont absents. Nous avons appliqué la méthode de la diagonale. Cette situation est rare car nous devons plus souvent composer avec le problème inverse et plaider pour un nouveau cadrage. Quand nous le faisons, nous reproduisons en quatrième de cou- verture l’œuvre complète. Pour un conservateur de musée, l’illustration est une œuvre dont il doit assurer le respect ; pour l’éditeur, elle est parfois un document dont certains éléments seulement sont pertinents. Avant-propos

n éditeur est comme un chef d’orchestre. Il est bien possible Uqu’il ne maîtrise lui-même aucun instrument en particulier, mais il doit savoir en apprécier l’exécution, il doit aussi être capable de les faire jouer simultanément en parfaite harmonie. S’il fallait que chacune des tâches qui permettent la publication d’un livre soit exécutée l’une après l’autre, le processus, au lieu de prendre environ six mois, en prendrait le double et même le triple. Si l’éditeur attend que la mise en pages soit terminée et révisée pour se mettre à la recherche d’une idée pour la couverture, il vient de créer un délai qui peut être long. On ne trouve pas l’idée d’une couverture en claquant des doigts, on n’obtient pas l’illustration souhaitée en 24 heures ; la recherche des droits peut être également compliquée et finalement jugée trop coûteuse. Il faut alors repartir à zéro. Même si plusieurs tâches sont menées de front, il n’est pas dit que tout ira sur des roulettes. En septembre 2004, le Septentrion publiait Les Nouvelles-Frances de Philip P. Boucher. C’était l’aboutis- sement d’un projet vieux de trois ans. Tout a été long, comme c’est souvent le cas pour une traduction, mais l’étape la plus déroutante fut l’obtention de l’illustration de la couverture. Après bien des recherches, notre choix s’était porté sur Agostino Brunias, un artiste d’origine italienne qui a travaillé aux Antilles dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ses œuvres sont conservées en divers endroits dont la John Carter Brown Library qui est l’éditeur de la version anglaise de l’essai de Boucher et le Barbados Museum. Notre choix s’est finalement arrêté sur une gravure conservée à cet endroit. Un contact avec le personnel du musée a vite été établi et la procédure, rapidement suivie. Pendant des semaines, nous avons attendu et Extrait de la publication 12 L’Amour du livre

fait de multiples rappels. Enfin, un cédérom est arrivé. Le cadrage de l’œuvre ne correspondait pas au tableau repéré sur Internet. Malgré notre déception, nous avons jugé que l’attente avait été assez longue et nous avons publié l’ouvrage avec, sur la couverture, l’illustration fournie par le musée, mais en quatrième, pour notre satisfaction, nous avons présenté celle qui se trouvait sur Internet. Celle-ci était à 72 dpi, comme c’est généralement le cas, alors qu’il faut un minimum de 300 dpi, au format choisi, pour avoir une définition acceptable. En la réduisant au format de notre reproduction en quatrième de couverture, nous avons atteint cette résolution minimale. Une fois cette décision prise et la date de parution fixée, il nous restait à conclure un accord avec un partenaire français, les Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, qui était intéressé à une coédition. Il manquait toutefois de petits détails techniques comme leur ISBN (International Standard Book Number). Or, en août, les bureaux de Paris-Sorbonne sont fermés. Joint chez lui, le directeur nous a répondu laconiquement : « Tout le monde est en vacances ». Voilà un exemple parmi bien d’autres des difficultés qui peuvent surgir. Des délais imprévus et même imprévisibles incitent naturel- lement à vouloir se rattraper et à brûler des étapes pour finir un ouvrage. Dans le cas de ce livre très original de Philip P. Boucher, le Septentrion a fait indûment patienter l’auteur et l’éditeur initial en plus de frustrer son partenaire français qui aurait pu assurer une diffusion appropriée en France. Cerise sur le gâteau, la précipitation fut telle qu’une faute est restée dans le texte de la quatrième de couverture. Voltaire y parle de « le France » ! Consolation, l’intérieur est impeccable, l’iconographie très originale, la traduction de qualité et une attentive révision a permis d’apporter des précisions au texte de base. Celui-ci apporte vraiment du neuf et permet de mieux comprendre cette lettre de Voltaire de 1762 (Canada-Québec, Septentrion, 2000 : 155) adressée au ministre Choiseul dans laquelle il le remerciait d’avoir conclu cette paix par laquelle la France renonçait au Canada. « Je suis comme le public, écrivait le cynique philosophe, j’aime beaucoup mieux la paix que le Canada : et je crois que la France peut être heureuse sans Québec. » Philip P. Boucher montre à quel point Voltaire avait raison. Hélas.

Extrait de la publication Avant-propos 13

Si je ne voulais que faire entendre ma voix, monseigneur, je me tairais dans la crise des affaires où vous êtes mais j’entends les voix de beaucoup d’étrangers, touttes disent qu’on doit vous bénir si vous faittes la paix à quelque prix que ce soit. permettez moy donc monseigneur de vous en faire mon compliment. je suis comme le public, j’aime beaucoup mieux la paix que le canada : et je crois que la france peut être heureuse sans . vous nous donnez précisément ce dont nous avons besoin. nous vous devons des actions de grâces. recevez en attendant avec votre bonté ordinaire le profond respect de voltaire - (À Choiseul, 6.9.1762) Debout devant son orchestre, le maestro est bien visible, mais de dos. À la fin de la représentation, il salue le public et recueille les applaudissements. L’éditeur pour sa part doit s’effacer derrière son auteur et son œuvre. Il reste un personnage entouré de mystère et d’une indéniable aura, mais seul l’auteur profitera naturellement de toute l’importance qu’on accorde au livre, cet objet quasi sacré. On dira que les gens lisent peu, que près de la moitié de la population québécoise (43 %) ne lit pas un livre par année et peut- être même pas un seul livre dans toute leur vie. Et puis après ? La vedette de télévision ou de cinéma qui ne lit jamais attachera beaucoup d’importance au livre qu’on prépare sur elle (ou sur lui ; subtilité de la langue française). C’est vrai pour l’homme d’affaires qui a réussi ou l’homme politique au faîte de la gloire. C’est le cas actuellement pour Roland Désourdy qui a signé la réalisation de grands travaux et qui voudrait bien en retrouver l’essentiel dans un livre. René Lévesque était un grand liseur. Il paraissait humble et désintéressé. Le jour où l’historien Jean Provencher lui a fait savoir qu’il souhaitait écrire sa biographie, M. Lévesque s’est montré disponible et a largement contribué. En 1986, Pierre Péladeau avait tout réussi. Il n’attendait plus grand-chose de la vie sauf le plus 14 L’Amour du livre d’années possibles sans doute. Il collabora volontiers à cette biographie complaisante préparée par Colette Chabot. L’année suivante, Paul Desormiers ripostait dans un livre publié à compte d’auteur. En fait un livre sur soi, c’est une façon de se prolonger, de survivre. Écrire un livre également. C’est acheter un peu d’éternitéȣ. Tous les jours, les éditeurs reçoivent des manuscrits. Combien ont été écrits par de grands liseurs ? À mon avis, un tout petit nombre. Tout petit. Infime. Lorsqu’un auteur en puissance me demande conseil pour se trouver un éditeur ou qu’il insiste pour discuter de notre refus, je joue le jeu : « Savez-vous à quel éditeur vous devriez d’abord songer ? Celui qui serait le plus approprié pour votre ouvrage ? » Évidemment, mon interlocuteur est vivement intéressé. Un peu excité même. Enfin, on trouvera ! Question donc : « De quel éditeur principal sont les derniers livres que vous avez lus ? » Il est très rare qu’on puisse me répondre à cette question. Ou bien mes interlocuteurs, ces futurs auteurs, ne remarquent pas le nom des éditeurs des ouvrages qu’ils lisent, ou bien ils ne lisent carrément pas. J’ai lu quelque part – dans In Search of Excellence si je me souviens bien – l’effet produit par l’arrivée d’un éditeur dans une réception de gens riches et célèbres. Il était le plus pauvre de tout ce beau monde, mais le plus entouré. Un peu comme le journaliste dans une réception réunissant des politiciens. Le métier d’éditeur profite aussi de la notoriété de quelques grandes figures d’hier (Gallimard, Grasset) ou d’aujourd’hui (Robert Laffont) ou plus près de nous comme Pierre Tisseyre, Alain Stanké, etc. L’habitude se perd de nommer une maison d’édition du nom de son fondateur mais le nom des grands éditeurs est connu, du moins dans un certain cercle d’initiés. L’éditeur tient un peu du magicien. Il sait transformer un modeste manuscrit en un objet raffiné et agréable. En effet, un

ȣ À cet égard, rares sont les gens blasés. Robert Laffont raconte (1992 : 201) l’empressement du grand Jean Monnet, l’initiateur de l’Europe unie, à l’idée d’un livre de lui ou sur lui. En France, les présidents de la République française ont tous eu « leur » livre ces dernières années. Avant-propos 15 livre est un bel objet en soi. Acheter un livre est un geste qui rassure. On le lira plus tard. Avez-vous lu le dernier Umberto Eco, le dernier Gaëtan Soucy ? Non mais je l’ai acheté ! Il y a aussi les collectionneurs. Passe pour les amateurs de beaux livres ou de livres anciens, mais que dire de ceux qui convoitent des pièces pour leurs erreurs.

C’est elle ! Dieu que je suis aise ! Oui, c’est la bonne édition ; Voilà bien, pages neuf et seize, Les deux fautes d’impression Qui ne sont pas dans la mauvaise. Robert Pons de Verdunȣ

Le monde à l’envers ! Pour le bibliomaniaque, la bonne édition est celle où se trouvent deux fautes, deux coquilles. Cette anecdote est de l’époque où le livre était l’œuvre d’artisans. Aujourd’hui, il faut plutôt collectionner les livres dans lesquels il n’y aurait pas de fautes. L’éditeur intervient sur plusieurs plans : trouver la matière première, la transformer en livre et provoquer la demande. Voilà un des grands paradoxes du métier d’éditeur : le plus souvent il ne cherche pas à combler des besoins mais plutôt à en créer de nouveaux. Et c’est toujours à recommencer, du moins en littérature. Il existe en fait plusieurs types d’éditeur. L’éditeur scolaire cherche généralement à répondre à une demande, à satisfaire un besoin même s’il ne se prive pas d’aller au-delà et d’inventer constamment de nouveaux outils pédagogiques. L’éditeur scolaire a aussi la caractéristique d’être en compétition avec ses collègues. Ses investissements sont lourds, il cherche la plus grande part du marché visé, sinon tout le marché, et il pratique des ventes directes. La chaîne du livre le gêne et il la boude.

ȣ Dans le petit ouvrage d’Eugène Boutmy, Dictionnaire de l’argot des typographes (1883) réédité en 1979 (p. 114), je trouve la précision suivante : en tête de sa belle édition du Nouveau Testament, Robert Estienne a une préface où on trouve pulres au lieu de plures. Boutmy écrit au 3e vers « Les voilà » qui suit un point au lieu d’un point-virgule. 16 L’Amour du livre

L’éditeur de livres pratiques se situe quelque part entre l’éditeur de livres scolaires et l’éditeur de littérature ou d’essais. À l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), ce groupe a décidé de se désigner sous l’appellation d’édition générale. En fait, cette section réunit tout ce qui n’est ni scolaire ni littéraire. Les cloisons ne sont évidemment pas étanches. Les scolaires ont tenu à s’associer les livres dits techniques et scientifiques. Ils l’auraient fait pour élargir leur section aux ouvrages du collégial et de l’université avec l’espoir de se soustraire à certains impératifs de la loi du livre et de pratiquer des remises inférieures au fameux 40 % prescrit. Autant le scolaire exige d’importants investissements, autant l’édition littéraire peut se faire pratiquement sans ressources financières. Combien d’éditeurs ont commencé dans leur sous-sol ou dans leur salon ? Combien y sont demeurés d’ailleurs ? Le fait de pouvoir éditer avec peu de moyens ne signifie pas qu’on réussira. À quoi tient la réussite ? Assez curieusement, elle diffère pour l’auteur et l’éditeur. Alfred de Musset disait que tout écrivain est à la recherche de la gloire, qu’il écrit pour s’occuper et qu’il espère des résultats financiers. Cet ordre peut être modifié, mais les trois mobiles sont toujours présents, ajoutait-il. Sans doute a-t-il raison. L’éditeur est parfois surpris des attentes de ses auteurs. En réalité, un livre devient avant tout une carte d’affaires, un passe-partout. Il ouvre des portes et jette les bases de bien des carrières. Par dis- crétion, je ne donnerai pas d’exemples, mais bon nombre de noms affluent à mon esprit. Les auteurs en général finissent par le comprendre et troquent l’espoir d’un succès financier pour un succès d’estime. Le milieu universitaire a consacré, si besoin était, l’importance de publier. Dans tout ça, l’éditeur reste sagement un généraliste. Il s’instruit. Avant tout, il travaille sur les contenus. Il est plus à l’aise avec le monde de l’imprimé même s’il est généralement prêt à passer au numérique. C’est le numérique qui n’est pas prêt. Le sera-t-il jamais ? Pour l’instant, l’éditeur en a vite compris toutes les pos- sibilités d’articulation entre texte, image et son ; il pressent aussi l’obligation d’une approche éditoriale totalement différente, surtout si l’on songe aux renvois possibles et aux liens hypertextes. En

Extrait de la publication Avant-propos 17

Une remise de 30 % est prévue pour les ouvrages techniques et scientifiques quand « la forme et la présentation en font un instrument didactique ». Autrement la remise doit être de 40 %. Au moment de la rédaction de la loi, les mots avaient été choisis avec soin. Nous étions conscients des enjeux d’autant que les manuels scolaires n’étaient pas inclus dans la loi. Nous avions préféré un plan de développement des bibliothèques scolaires et des achats dirigés vers les librairies agréées. J’y reviendrai plus loin. Pour l’instant, je ne peux m’empêcher de rappeler le comportement de l’ineffable Thomas Déri qui, en tant que directeur des Presses de l’Université du Québec, avait décidé d’accorder une remise de 30 % sur l’ensemble de son fonds et qui, devenu libraire à Paris, demandait une remise de 50 %. Voici le règlement en question qui continue hélas d’être allégrement contourné :

Règlement sur l’agrément des distributeurs au Québec et le mode de calcul du prix de vente Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre Annexe B. Le distributeur doit accorder à une librairie agréée les remises minimales suivantes : CATÉGORIES DE LIVRES 1. Tout livre non mentionné à la catégorie 2 [celle qui suit] : 40 % ; 2. Dictionnaires, encyclopédies, livres de droit ou de médecine, ouvrages présentant les éléments d’une science ou d’une technique, incluant les sciences humaines, dont la forme et la présentation en font un instrument didactique : 30 %. général, il se contente de développer un produit numérique qui accompagne l’imprimé. Ce dernier garde la primauté : il alimente le Web et s’en nourrit. À ce propos, il est bien évident que les innombrables sites documentaires de la toile devront tôt ou tard se trouver l’équivalent d’un éditeur (ou de plusieurs) pour valider les contenus de leurs auteurs. Présentement, l’utilisateur a fort à faire, côtoyant le meilleur et le pire. L’éditeur, qu’il le veuille ou non, et même s’il a un autre gagne- pain, ce qui est le cas de 40 % des éditeurs québécois, doit se comporter en homme d’affaires. Sans chercher le profit pour le profit, il lui faut de temps à autre de bons résultats pour faire tourner 18 L’Amour du livre la roue. Tous les éditeurs d’expérience savent très bien qu’ils perdront de l’argent avec la majorité des livres qu’ils publient. Ils savent aussi qu’un seul titre peut faire toute la différence sur les résultats d’une année. Tous les éditeurs, du moins ceux de littérature et d’essais, s’en contentent. Un éditeur (de littérature, i.e. l’archétype du métier) est forcément un homme d’intuition qui accepte de prendre des risques, donc parfois de perdre. Il est un peu joueur. Bon an mal an, il fait plus ou moins 50 % de son chiffre d’affaires avec des nouveautés, c’est-à-dire avec des livres dont il sait fort peu de choses au début de son année. Il pratique quotidiennement l’humilité. Il se trompe sans cesse. Pour un livre qui deviendra un énorme succès de librairie, il aura le plus souvent procédé à un faible tirage et, à l’inverse, il aura tiré beaucoup trop pour un titre qui ne décollera pas. Et même la vie d’un best-seller est difficile à suivre. À la fin, quand les ventes cessent, l’éditeur constate souvent qu’il lui reste ou lui revient d’un peu partout plus d’exemplaires que la quantité commandée lors de la dernière réimpression. Enfin, l’éditeur est essentiellement un être actif et bien informé. Une machine à idées, à projets. Pour survivre, il doit obligatoirement partager son programme éditorial entre « la commande et la trouvaille ». Quelques-uns s’en tiennent à la commande, mais aucun ne peut survivre seulement avec les trouvailles, c’est-à-dire à partir des découvertes qu’il fait parmi les manuscrits reçus. Et Dieu sait qu’il en reçoit ! C’est d’ailleurs un des premiers points de friction entre auteurs et éditeurs. Pour sauver sa peau et son entreprise, l’éditeur se sent obligé de se tourner vers « la commande » : trouver un bon sujet, un bon auteur ou encore inciter ses meilleurs auteurs à reprendre le collier et à produire de nouveau. Combien de grands auteurs ont été à une étape ou l’autre des « salariés » de leur éditeur ? Bien sûr, c’est un lieu de surenchère, mais les gros comme les petits (éditeurs) doivent y recourir, selon leurs moyens et leurs objectifs. Voilà bien des aspects du métier d’éditeur trop rapidement esquissés. Il faut y regarder de plus près. L’objectif est de mieux connaître la chaîne du livre au Québec. I - Ma passion du livre 19

C H APITRE I Ma passion du livre Une longue histoire

érald Godin s’était installé à Montréal, moi à Québec. Tous Gdeux, nous étions devenus éditeurs, un peu par hasard. Notre jeunesse à Trois-Rivières avait été marquée par le livre et l’édition. Le père de Gérald était médecin et tâtait de la poésie. Lui comme moi, nous étions sous l’influence de Jean-Marie Houle, le Henri Tranquille de la place, de Clément Marchand, poète reconnu, journaliste et éditeur, d’Albert Tessier, historien et éditeur. Et de combien d’autres. Surtout, Gérald avait comme voisin la Bibliothèque des jeunes. Elle était située rue Hart, sur le chemin de mon école, d’abord le Jardin de l’enfance des admirables Filles de Jésus, puis du Séminaire. Pour ma part, je m’y arrêtais tous les jours. Je faisais le plein pour moi et pour quelques pensionnaires, grands liseursȣ. Les deux

ȣ Il me fallait tous les jours passer au bureau du directeur pour faire approuver mes livres de lecture. Marc Lebel, dans un intéressant article sur les « Livres et bibliothèques dans les collèges d’autrefois » (Gallichan, 1998 : 137), rappelle les rafles et « inspections de pupitres ». Avec André Bureau, Jean-Guy Farrier, Gérald Godin et quelques autres, nous avions créé une troupe de théâtre, Les Triboulets. Un de nos choix s’était porté sur Le Bal des voleurs de Jean Anouilh, une pièce rose. Le maître de salle (chargé d’inspecter les pupitres) avait Jean Anouilh sur sa liste des auteurs défendus. Moment de panique. Heureusement, l’abbé Léo Cloutier, notre extraordinaire professeur de littérature et de cinéma, fit reconnaître la distinction entre les pièces roses et les pièces noires d’Anouilh. Chaude alerte tout de même.

Extrait de la publication 20 L’Amour du livre bibliothécaires dont je me souviens particulièrement, mesdemoiselles Godbout et Johnson, me consolaient parfois : « M. Vaugeois, ceux- là, il y a longtemps que vous ne les avez pas lus ! » Combien de fois ai-je relu Karl May, Léon Ville, Jules Verne et, Dieu merci, Alphonse Daudet. Beaucoup plus tard, j’ai réalisé l’influence de Karl May qui m’a mené patiemment dans le Mid-West américain. Aujourd’hui encore, cet auteur allemand me fascine, mais l’influence la plus profonde fut celle des livres en eux-mêmes. Dans mes plus lointains souvenirs d’enfance, j’écris des romans et je fabrique des livres. Je collectionnais les bandes dessinées de Tarzan, Mandrake, du sergent Roy, les assemblais, les reliais et les échangeais. Peut-être même que j’en vendais. Au moment de la « prise des rubans », une cérémonie tenue à l’issue d’une retraite de trois jours au cours de laquelle les finissants du cours classique annonçaient leur choix de « vocation », trois de mes meilleurs amis, que rien ne destinait à la prêtrise, annoncèrent « Grand Séminaire ». Trois fois dans la salle, on entendit un petit cri (féminin) incrédule, suivi de sanglots. Comme on procédait par ordre alphabétique, Vaugeois était loin dans la file. J’étais le plus sage du groupe. Plutôt timide, sportif et bon élève. Si mes trois confrères – il y en eut seize en tout – avaient plié devant le convaincant prédicateur, il paraissait bien évident que j’annoncerais « Jésuite » ou « Père blanc d’Afrique » ! Mon tour vint : « Pédagogie- Lettres ». Cette fois, le petit cri d’étonnement vint de mes professeurs. À cette époque, l’enseignement était réservé aux prêtres, aux religieux ou aux femmes. L’année précédente, il y avait toutefois eu un précédent : André Marchand et Paul-Étienne Langlois avaient opté pour la pédagogie et les lettres alors que le Séminaire venait d’engager deux laïcs : un professeur d’éducation physique et un mathématicien qui avait fait un bout de Grand Séminaire. Plusieurs prêtres s’employèrent à me faire changer d’idée. Leurs prières m’enveloppaient ; mon professeur de philo entreprit pour sa part de construire un syllogisme pour prouver que l’enseignement supérieur ne pouvait être l’affaire des laïcs. Je résistais grâce à mon ami Jean-Guy Béliveau, un éternel premier de classe, dont on I - Ma passion du livre 21 acceptait le choix vers la pédagogie étant donné sa position d’aîné dans une grosse famille. Il devait entrer le plus tôt possible sur le marché du travail. Notre choix se porta sur l’École normale Jacques-Cartier, située rue Sherbrooke, plutôt que sur l’École normale secondaire de l’Université de Montréal. Jean-Guy se trouva une chambre rue Davidson et moi sur Sherbrooke même, tout juste à l’est de Papineau. Chère madame Beaulieu ! Je fis mon année davantage comme suppléant que comme étudiant. Le soir, c’était ballon-panier ou tennis, après quoi, immanquablement, je m’installais dans la magnifique bibliothèque municipale située en face de l’École normaleȣ. Soir après soir. J’y fis la connaissance d’Edna Hall, à qui j’offris mes premiers poèmes inspirés de Jean-Christophe de Romain Rolland. Parfois, le beau Jean-Guy venait m’y rejoindre. Edna en parla à son amie Jocelyne. Cette dernière deviendra la femme de Jean-Guy. Pendant ce temps, la réflexion des prêtres du Séminaire évoluait rapidement. Dès Noël, ils proposaient à Jean-Guy de venir y enseigner. Quelques semaines plus tard, on me fit la même proposition. Au moment de signer mon contrat, le supérieur Mgr Ouellet me fit remarquer que je n’avais pas 21 ans, que le Séminaire ne m’engageait que pour un an, etc. On m’offrait d’enseigner les mathématiques –

ȣ J’ai étudié le latin pendant onze ans. Je l’ai enseigné pendant un an. Je souhaitais que mes enfants fassent un peu de latin. Au début des années 1970, cet enseignement était en voie d’extinction. Les collèges qui auraient voulu le maintenir se plaignaient de l’absence de manuels. À l’École normale, l’excellent Roland Piquette nous avait fait découvrir la méthode de Roger Gal publié par OCDL à Paris. Je me souviens de ma visite à cet éditeur parisien installé dans le Quartier latin. On me céda gracieusement les droits pour le Québec. Lorsque j’ai remis le Boréal à Antoine Del Busso, j’avais insisté pour qu’il s’occupe des livres de latin. C’était une bonne affaire dans tous les sens du terme. Déjà, je pratiquais l’impression à la demande avec succès. Ce fut ma seconde négociation de droits. En effet, j’avais fait mes premières armes chez Maisonneuve et Larose détenteur des droits d’un ouvrage d’Émile Salone intitulé La Colonisation de la Nouvelle-France. Études sur les origines de la nation canadienne-française (Guilmoto, c1905). J’avais créé un certain émoi : on venait de pilonner cet ouvrage. Guy Frégault accepta de préparer une préface et Salone fit une belle carrière au Québec (Boréal, 1970). Elle était bien méritée. 22 L’Amour du livre

c’était moins risqué – et le latin. Je devins un propagandiste de la méthode Roger Gal avant d’en devenir l’éditeur à succès. Un an. J’étais bien d’accord. Je ne voulais pas m’installer dans le confort d’un salaire régulier, fût-il de seulement 3 000 $ par année, tout de même le salaire de dix prêtres, nous faisait-on remarquer. J’hésitai entre Laval et Montréal. J’optai pour une licence ès lettres classiques à Montréal. Ce qui signifiait latin et grec. Juan De Groot me prit en mains. J’appris à travailler aux cris des Ya! Ya! Merci, monsieur De Groot. Les cours de littérature me décevaient. Le chanoine Arthur Sideleau et Jean Houpert ne répondaient pas à mes attentes. Les pères P. Angers et E. Gagnon étaient remarquables, mais c’était du réchauffé pour moi, comme pour quelques autres. Je bifurquai vers l’histoire et tombai dans les pattes de Guy Frégault, Michel Brunet et Maurice Séguin. Ce dernier acheva le travail de De Groot. À Trois-Rivières, les abbés Louis Martel et Herman Plante avaient préparé le terrain. Mgr Albert Tessier avait fait sentir son influence. Séguin sema. Il devint mon maître, puis mon ami. Je deviendrai son éditeur. Maurice Séguin n’écrivait pas. Ou n’écrivait plus. J’ai eu l’original de sa thèse de doctorat entre les mains. Mille pages d’une écriture fine et tassée. On lui demanda de la réduire au tiers. C’est le texte que j’éditerai plus tard sous le titre La Nation « canadienne » et l’agriculture (1760-1850) (Boréal Express, 1970). Grâce à Séguin, l’éditeur Vaugeois connut un premier succès de librairie avec L’idée d’indépendance au Québec. Génèse et historique (Boréal Express, 1968), un petit livre de 66 pages, issu de trois conférences commandées par Marc Thibault de Radio-Canada. Séguin avait besoin d’argent pour un voyage qu’il projetait au Mexique. Il avait accepté deux conférences dont les cachets répondaient à ses besoins, mais il en livra trois pour tout dire ce qu’il avait à dire (18 et 25 mars, 19 avril 1962). Dans la revue Laurentie, Raymond Barbeau en publia une transcription. Séguin n’avait pas de texte complet et, surtout, pas de notes de références. Les années passèrent. Les trois conférences de Séguin étaient devenues un classique. André Lefebvre, ancien élève de Séguin, en reconstitua les sources. Avec cette édition des textes de Séguin, les éditions du Boréal Express venaient de naître I - Ma passion du livre 23 sur les dépouilles glorieuses du journal du même nom et d’une synthèse intitulée d’abord Histoire 1534-1968 (Renouveau pédagogique, 1968) qui allait devenir, dès l’année suivante, Canada- Québec, synthèse historique.

Cet ouvrage destiné au grand public, tout comme le Journal Boréal Express, a été sponta- nément adopté par un grand nombre de professeurs du secondaire. La première édition est parue en octobre 1968 aux éditions du Renouveau péda- gogique sous le titre Histoire 1534-1968 qui devenait, l’année suivante, Canada-Québec, synthèse historique. En 2000, l’ouvrage recevait une toute nouvelle toilette et commençait une nouvelle carrière au Septentrion où il est vite devenu le titre le plus populaire. À l’époque, chaque réimpression était l’oc- casion d’un bon dîner Chez Bardet à l’invitation des édi- teurs Pierre Tisseyre et André Dussault. Après quelques an- nées, nos souvenirs sur nos prédictions de ventes étaient devenus assez vagues. Un de ces midis, nous en avions discuté sans trop nous entendre. De retour au bureau, M. Dussault se dirigea silencieusement vers un classeur, sortit une chemise et mit sous nos yeux nos pré- dictions de 1968. Il avait tout noté, il était le seul à l’avoir fait. Ce jour-là, André Dussault m’avait donné une leçon qui m’a beaucoup servi. 24 L’Amour du livre

À l’époque, Gérald Godin et moi, nous avions tous deux un gagne- pain ; le reste de notre temps allait à l’édition. Nos rencontres étaient fréquentes. Tous deux amateurs de Saab et de Volvo, nous nous donnions rendez-vous là où nos activités d’éditeur nous conduisaient. Quelque part dans l’année 1976, nous nous retrouvons dans le Vieux-Québec chez un ami commun, André Escojido. Robert Cliche et Madeleine Ferron sont là. On discute politique. Gérald en a gros sur le cœur contre Trudeau et Bourassa. Il n’a jamais accepté l’emprisonnement dont il fut victime avec Pauline Julien et des dizaines d’autres personnes en octobre 1970. Il leur réserve « un chien de sa chienne ». Gravement malade, il dira devant les caméras de télévision ses réserves sur l’euthanasie. Lui-même veut vivre ! « Assez vieux pour assister aux funérailles de Trudeau », avait-il lancé comme un cri du cœur. Ce jour-là, chez Escojido, le ton monte. C’est le moment des défis. D’un commun accord, Gérald et moi, nous décidons de nous porter candidats pour le PQ aux prochaines élections. Pour nous deux, Trois-Rivières serait un comté tout naturel. C’est Gérald qui tranche : « Je suis plus bohème que toi. Je suis trop non-conformiste pour les gens de Trois-Rivières. Tu iras dans Trois-Rivières contre Guy Bacon, j’irai dans Mercier. » C’est le comté du premier ministre, Robert Bourassa. Décision suicidaire. Pas du tout. Gérald Godin est déterminé. Lui, qui est parfois débonnaire et plaisantin, a des flammes dans les yeux. On a dit souvent qu’il avait plongé par bravade. Il a plongé pour gagner. Nous étions donc décidés à gagner nos comtés respectifs, mais persuadés que le PQ resterait dans l’opposition. « Parfait, disait Gérald, on pourra corriger nos épreuves de presse en paix en attendant notre tour. » Le 15 novembre 1976, le PQ dirigé par René Lévesque accède au pouvoir. Nous ne comptons pas parmi les bonzes du parti. Nous ne serons pas du premier cabinet. Il s’écoulera une année de pur- gatoire, presque d’enfer. Il faut être sage, s’exprimer avec réserve. Dire comme les ministres ! Le 28 février 1978, un premier remaniement ministériel a lieu. On en parle depuis quelque temps. « Je serai le remaniement. » Les I - Ma passion du livre 25 journaux titrent : « La montagne a accouché d’une souris. » Je suis la souris. Avec toute la prétention dont je suis capable, j’écris aujour- d’hui que cette souris réservait quelques surprises dont la loi du livre et un ambitieux plan de développement des bibliothèques publiques. Elles changeront le visage du Québec. « Prétention » n’est pas un mot assez fort, vous dites-vous ? Laissez-moi vous raconter. Tous ces événements sont assez lointains et j’ai donc pris le temps d’en reconstituer les faits et les circonstances. La création de la Société de développement des industries culturelles (SDIC alias la SODIC) Monsieur Lévesque m’avait préféré à Gérald Godin pour le ministère des Affaires culturelles. J’étais plus rassurant, croyait-il. Après un an de dur labeur, je lui demandai de me nommer un adjoint parlementaire. M. Lévesque m’aimait beaucoup et m’aima d’ailleurs de plus en plus jusqu’au jour de ma disgrâce en avril 1981. « Vous avez besoin d’un adjoint ? » L’affaire l’amusait, lui qui allait ajouter à mes fonctions la responsabilité de la Mauricie, un second ministère, celui des Communications (21 sept. 1979 - 6 nov. 1980), le Conseil du Trésor et même la vice-présidence de cet organisme tout-puissant. Trop puissant. « Le monde culturel est avant tout concentré à Montréal. Les provinciaux y sont suspects. » – « Où voulez-vous en venir ? » – « J’aimerais que vous nommiez Gérald Godin adjoint parlementaire du ministre des Affaires culturelles. » Ce fut fait le 17 mai 1979. Depuis mon arrivée au ministère, je jouais au pompier. Il y avait des feux à éteindre partout. Les attentes étaient innombrables. La victoire du PQ était celle des milieux culturels. Il fallait livrer la marchandise. Les uns et les autres avaient des besoins urgents, ils étaient impatients. Or, je ne pouvais guère compter, pour le quotidien, sur les grands manitous qui entouraient le Dr , installé sur le trône de ministre d’État au développement culturel. Ceux-là se réservaient pour le long terme. Au moment de mon assermentation, monsieur Lévesque m’avait donné deux brèves consignes : « Jetez donc un coup d’œil au projet de Livre blanc du docteur Laurin et occupez-vous du 26 L’Amour du livre dossier Luxir. Ça n’a pas de bon sens l’extravagance des coûts des restaurations ! » D’une part, M. Lévesque se méfiait un peu de l’approche envahissante (aux yeux de plusieurs collègues) que semblaient prendre les réflexions du ministre d’État au développement culturel (Picard, 2003 : 312-313) ; d’autre part, son ami, Luc Cyr (Luxir pour illustrer mon ignorance à ce moment), avait dénoncé avec succès certaines pratiques fort coûteuses, signées Le Barbenchon, du ministère de Louis O’Neill. Ce dernier en avait fait les frais et avait été forcé de se replier sur le ministère des Communications. L’affaire Luc Cyr fut vite régléeȣ. Le projet de Livre blanc sur le développement culturel m’occupa quelques jours et me mit en présence du docteur Laurin et de deux de ses conseillers : Fernand Dumont et Guy Rocher. J’étais ministre ! Mais j’étais tout petit devant eux. Maurice Séguin vint à ma rescousse. Je me lançai dans un exposé sur l’interaction des facteurs politique, économique et culturel. Rocher avait déjà entendu ce discours dans les corridors de l’Université de Montréal. Dumont écoutait avec intérêt. On m’ouvrit les pages du Livre blanc et vous en trouverez l’essentiel dans la présentation du docteur Laurin (p. 3-4).

ȣ Luc Cyr, entrepreneur en construction, connaissait bien M. Lévesque. Il s’était plaint auprès de ce dernier d’être évincé d’un chantier de restauration du ministère des Affaires culturelles. Il avait aussi dénoncé les coûts excessifs de certains travaux. La restauration de la chapelle Cuthbert à Berthier, grande comme ma main, avait coûté plus de 300 000 $ selon mon souvenir. À la place Royale, on dénonçait la restauration exemplaire qui y était pratiquée. Il pouvait en coûter jusqu’à un million pour une seule maison et on ne savait pas quoi en faire une fois les travaux achevés. M. Lévesque avait été sensible aux démarches de Luc Cyr et révolté d’apprendre que sa plus basse soumission dans le cas de travaux à l’île aux Moulins à Terrebonne avait été repoussée. Le hasard avait placé Luc Cyr sur ma route aux lendemains des élections de 1976. Il avait été chargé de remettre en état des HLM construits dans le secteur Adélard-Dugré à Trois-Rivières. Ces HLM étaient un bien triste cas de patronage, hérité du précédent gouvernement, dont faisaient les frais des familles déplacées par la construction de l’autoroute 755 en plein cœur de la ville. Nommé quelques temps plus tard à la Société d’habitation du Québec, Luc Cyr fera les manchettes et la Sûreté du Québec tentera de coincer M. Lévesque (Le Devoir, 31 octobre 1981 ; Journal des Débats, 10-11-17 novembre 1981). En février 1978, c’est Louis O’Neill et son sous-ministre par intérim, Pierre Boucher, qui sont dans la mire du premier ministre.

Extrait de la publication I - Ma passion du livre 27

La pensée de Maurice Séguin m’a beaucoup marqué. Je me reconnaissais dans ses énoncés sur « la substitution dans l’agir » et « l’interaction des facteurs politique, économique et culturel ». Peu à peu, je me suis rapproché de son constat provocateur présentant le Québec comme une société coincée entre deux solutions impos- sibles : l’indépendance ou l’assimilation. Ma contribution au Livre blanc s’est traduite par une insistance sur l’interaction (p. 3 ci-dessous) et sur les besoins et les possibilités des industries culturelles (tome 2 : 311ss et 333 ss). Plus tard, Fernand Dumont lancera Jean Lamarre sur les traces de Frégault, Brunet et Séguin. En 1993, Lamarre publiait au Septentrion Le Devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet (1944- 1969). Cet ouvrage obtiendra le prix Richard- Arès.

Extrait du Livre blanc [...]

[...] 3 28 L’Amour du livre

Dans l’ensemble toutefois, mon discours était plus pratique que théorique. Je pensais aux travailleurs si vulnérables du monde culturel. Pour moi, la culture, c’était aussi les affaires culturelles et, pourquoi pas, des industries culturelles. Les sommets étaient à la mode. Nous aurions le nôtre. Le 22 novembre 1978, je dépose un projet de loi qui prévoit la création de la Société de développement des industries culturelles. Le sommet qui s’ouvre le 3 décembre est un succèsȣ. M. Lévesque jubile. La loi sera adoptée avant Noël. Cette nouvelle société, la SODIC ou SDIC, l’ancêtre de l’actuelle SODEC, me sera fort utile. Encore plus que je ne l’aurais cru.

ȣ Dans son intéressante biographie, Camille Laurin (Boréal, 2003 : 316-317), Jean-Claude Picard fait jouer un rôle déterminant au ministre Laurin et à Yvon Leclerc qualifié de « cheville ouvrière de ce sommet » sur les industries culturelles. Rappelons que Gilles Châtillon (à ma droite sur la photo) fut le principal organisateur du Sommet et que Yvon Leclerc joua le rôle de secrétaire. « Le dépôt du projet de loi est suivi, écrit Picard, quelques semaines plus tard à Québec, d’un grand sommet de la culture où quelque deux cents artistes et producteurs sont invités à débattre de la question. » En réalité, le dépôt du projet de loi a lieu le 22 novembre et le sommet s’ouvre le 3 décembre. Quelques semaines ou quelques jours ? De toute évidence, Picard est un peu loin des sources et bien près d’Yvon Leclerc. Je l’avoue : le rôle d’estafette que m’attribue Picard m’a un peu agacé. Je garde un souvenir ému du docteur Laurin. Il a toujours été impeccable. On se complétait bien. La Culture, c’était son fort, les affaires (sic) culturelles, le mien. Je viens de ce milieu, celui des affaires, et j’y suis retourné.

Extrait de la publication I - Ma passion du livre 29

J’étais arrivé au ministère des Affaires culturelles avec des objectifs précis. Mais le printemps 1978 avait été employé à l’organisation. Principalement à recruter un, sinon des sous-ministres. Je proposai une direction de Conservatoire à Noël Vallerand, il se proposa pour le poste de sous-ministre. Il en avait l’envergure. Avait- il l’expérience appropriée ? M. Lévesque reçut ma suggestion vers 14 h en Chambre, le soir même il me rejoignait à l’Université Laval : « Je ne connais pas votre Vallerand, je ne sais ce qu’il a de si exceptionnel, mais c’est d’accord. » Noël jouissait d’une forte réputation. Les premières consultations du premier ministre avaient suffi. Noël adhérait à mes deux priorités : les bibliothèques et les musées.

Il s’en réservait quelques-unes pour sa propre satisfaction : le théâtre, la musique et surtout la relance de l’opéra. Il gagnera son pari, mais au prix de sa santé. Noël Vallerand est décédé le 30 juillet 1985. On a souvent cru que la relance de l’Opéra de Montréal avait été l’initiative du maire Jean Drapeau. Le maître d’œuvre fut Noël. Au moment (1978) de régler le déficit laissé par l’Opéra du Québec en 1975, plusieurs ministres avaient laissé échapper : « J’espère qu’on n’en entendra plus parler. » C’était compter sans les , Jacques-Yvan Morin et Camille Laurin. Il s’agissait de savoir comment s’y prendre. La structure de financement a résisté au temps et aux extravagances. Pour la petite histoire, je rappelle que Noël et moi avons été propriétaire d’un magasin de disques sur la rue Maguire, Le Mélomane. Il fut cédé à Charles Grenier et Roch Veilleux en 1978. Aujourd’hui, il survit chez Melomag où se côtoient disques neufs et usagés, journaux et périodiques. Les disquaires indépendants sont à peu près tous disparus, les gens du livre ne doivent pas l’oublier (voir p. 184). Quant à la collection personnelle de Noël, elle a été confiée à l’Université McGill par sa conjointe, Diane Wilhelmy, en mai 2000. Le fonds discographique Noël Vallerand compte plus de 3600 microsillons dont 302 des œuvres de Mahler. La relance de l’opéra fut décidée par l’arrêté en conseil 79-227 du 17 octobre 1979. Il prévoyait l’engagement de Jean-Paul Jeannotte à titre de directeur artistique et de Guy Savard comme directeur de production. Le ministre était prié de faire le nécessaire pour « respecter l’échéancier de la saison 1980-1981 ». Cette décision faisait suite au mémoire du 27 août 1979 et à des mois de tumultueuses rencontres avec des membres du Mouvement de l’art lyrique du Québec (MALQ) qui s’évertuaient à prêcher à plus con- vaincus qu’eux. Noël a eu ses premiers malaises cardiaques à cette époque. Personne ne s’est souvenu de lui au moment du 25e anni- versaire de l’Opéra de Montréal. 30 L’Amour du livre

Où en était le ministère à cet égard ? Il vaut la peine de faire un survol depuis sa création en 1962. Les années perdues de Guy Frégault ? Guy Frégault avait été le choix de Georges-Émile Lapalme comme sous-ministre des Affaires culturelles. En 1976, ce dernier fait son bilan. Il dresse la Chronique des années perdues (Leméac, 1976). M. Lapalme voyait la culture comme le prolongement de l’édu- cation et de l’instruction. Il se désolait de constater que le budget du ministère des Affaires culturelles n’était que 1 % de celui de l’Éducation. « Pour développer harmonieusement l’homme qui sera le produit de l’éducation, concluait-il, je dis que l’on construit une route qui nous conduit nulle part, c’est-à-dire à la stagnation de l’état primaire, du primaire lui-même » (Frégault, 1976 : 52). Sous Lapalme et son successeur, Pierre Laporte, Guy Frégault rêve de doter le Québec de musées et de bibliothèques. Du côté des musées, il resta impuissant et contempla avec tristesse un Musée du Québec, « cabinet de débarras ». Les circonstances lui permirent quelques espoirs du côté du livre. En décembre 1963, Maurice Bouchard, professeur au département des sciences économiques de l’Université de Montréal, déposait, à titre de président, le Rapport de la Commission d’enquête sur le commerce du livre dans la Province de Québec. Celui-ci portait aussi la marque de Clément Saint-Germain, fonctionnaire du ministère des Affaires culturelles depuis 1962 et spécialiste fort respecté du monde du livre. Les dénonciations du rapport firent la manchette. On insistait sur certains abus. Le Centre de psychologie et de pédagogie (CPP) fut emporté dans la tourmente ; on constata tout de même les difficultés des libraires malmenés par une concurrence provenant autant des « marchands généraux » que des importateurs qui ven- daient directement aux institutions. Le Rapport recommandait un régime d’agrément des libraires seuls autorisés « à bénéficier de la clientèle des institutions subven- tionnées : maisons d’enseignement, bibliothèques scolaires, bibliothèques publiques ». I - Ma passion du livre 31

Maurice Bouchard avait été clair : « Dans l’optique d’une politique vigoureuse en faveur de la librairie, il est inadmissible que des garagistes et des barbiers s’imposent deux mois par année comme intermédiaires entre les bibliothèques scolaires et leurs fournisseurs ; que des commerces religieux à buts non lucratifs […] aient, comme les libraires, l’avantage d’approvisionner les biblio- thèques et les institutions d’enseignement ; que les communautés enseignantes, profitant du fait qu’elles dirigent bon nombre de maisons d’enseignement situées dans le secteur public ou tout au moins subventionnées par l’État, importent le livre ou l’achètent directement de l’éditeur canadien, par-dessus la tête des libraires, via des procures essentiellement axées sur l’approvisionnement des maisons d’enseignement. » Une loi de l’agrément des librairies fut votée en 1965. Les institutions publiques continuèrent pourtant à s’approvisionner massivement auprès de commissionnaires ou de fournisseurs établis à l’étranger. Des règlements d’application furent adoptés en 1971 et en 1972. Ils eurent un effet réel, mais insuffisant. De nouvelles librairies ouvriront tout de même en région et de nouvelles agences de distribution feront leur apparition. Au début de 1974, le milieu réclamait pourtant une « loi cadre ». Le Livre blanc du Dr Laurin y fit écho rappelant l’urgente nécessité d’une telle législation (I:1-8). Il avait fallu près de sept ans pour que s’élaborent les règlements découlant des recommandations du rapport Bouchard. Un train de mesures avait finalement vu le jour : « la politique du livre ». « Il n’est de solution que globale », écrit Guy Frégault (1976 : 69) qui précise que la collaboration des milieux est essentielle. Or, plusieurs mesures furent boudées et demeurèrent inopérantes. Malgré tous les obstacles créés par le Conseil du Trésor au cours des ans, le ministère avait réussi à faire progresser les sommes consacrées aux bibliothèques publiques. Un premier déblocage eut lieu en 1963-1964, un second en 1972-1973. Des augmentations de 30 % en deux ans ne provoquèrent toutefois qu’une augmen- tation de 6 % du nombre de prêts aux lecteurs. Les collections étaient en piteux état : les vraies bibliothèques (autres que les biblio- thèques d’associations) étaient rares. 32 L’Amour du livre

À mon arrivée au ministère des Affaires culturelles, Montréal compte une seule bibliothèque digne de ce nom sur la rue Sherbrookeȣ, mon refuge du temps de l’École normale, une

ȣ Au moment où ces lignes sont écrites, la Bibliothèque centrale de Montréal – celle de Michel Tremblay – est condamnée à disparaître alors qu’elle vient d’être restaurée au coût de quatre millions. Si j’ai tenu à lui réserver une petite place dans mon texte, c’est pour faire entendre encore une fois mes protestations. Pour régler une sombre histoire de déficit, le gouvernement (péquiste) du Québec a proposé d’acheter la collection de cette bibliothèque pour la remettre à la future Grande Bibliothèque. Prix proposé : environ 35 millions. Le coût de la Grande Bibliothèque vient d’augmenter d’autant et, par ricochet, la dette du ministère de la Culture. Montréal aura une bibliothèque de moins, la seule, digne de ce nom, qui était en place au moment où nous lancions notre plan de développement des bibliothèques publiques. MM. Drapeau et Lamarre avaient mis un certain temps à réagir d’ailleurs à ce plan. Ils m’avaient finalement demandé s’ils pouvaient s’en servir pour développer des « maisons de la culture ». Ils voulaient l’argent mais en faisant mine de prendre leur distance. Bons joueurs, ils m’inviteront personnellement à l’ouverture des premières maisons de la culture. Chaque fois, j’y retrouvais un autre de mes anciens élèves de Trois-Rivières, Jacques Panneton, qui fut responsable d’une bonne partie de l’application du plan Drapeau-Lamarre. I - Ma passion du livre 33 succursale sur l’Esplanade et quelques dépôts de livres ici et là. À Québec, l’Institut canadien tient une vétuste bibliothèque ouverte au public. Rien à Beauport, Charlesbourg, Sillery, etc. Dans la grande région de Québec, seule la ville de Sainte-Foy a une bibliothèque publique. Trois-Rivières et Shawinigan en ont aussi une, mais, de façon générale, il faut « aller chez les Anglais » pour trouver de vraies bibliothèques. « Dans nos sociétés contemporaines, écrit Frégault (1976 :75), la situation du livre semble être un bon indicateur de l’état général d’une communauté culturelle. Elle permet de mesurer à la fois une productivité intellectuelle, l’importance de certains équipements essentiels, l’efficacité d’une organisation collective et les préoccupations que peut inspirer à un groupe humain le partage équitable des biens de l’esprit. Qu’une part relativement consi- dérable de l’industrie et du commerce du livre n’échappe à un cercle de privilégiés que pour tomber sous la dépendance d’un groupe d’intérêts, voilà qui peut être symptomatique de la place qu’occupent les oligarchies dans une collectivité qui supporte la persistance d’un tel phénomène. On peut aboutir à la même conclusion lorsque, à l’autre bout de la chaîne, du côté des consommateurs, la diffusion du livre s’accommode de fortes inégalités économiques et géographiques. » La diffusion du livre doit s’appuyer sur un réseau de librairies et de bibliothèques publiques. Au Québec, parler d’un « réseau » de librairies, c’est adopter le style noble, et c’est pratiquer l’emphase que de faire allusion à un « réseau de bibliothèques publiques », souligne Frégault. Avions-nous lu cet essai de Guy Frégault ? Sans doute, je ne m’en souviens pas, mais Gérald et moi n’avions pas besoin de ce discours pour avoir l’intention d’agir. Nos fonctionnaires non plus. 34 L’Amour du livre

À l’époque, le ministère comptait un corps d’élite. Dans tous les secteurs ou presque, les fonctionnaires étaient particulièrement compétents. On les avait gavés de rapports, d’études, de livres blancs, d’un livre vert. Ils étaient sur la ligne de départ. Il ne manquait qu’un signal et une volonté ferme d’écarter tous les obstacles dès leur apparition. Les deux amateurs de Saab maîtrisaient le démarreur et savaient trouver l’accélérateurȣ.

Une loi du livre ? Consultations et négociations (1978-1979) À l’été 1978, j’étais en contrôle. Notre raisonnement était simple. Le livre rejoint le public par la bibliothèque ou par la librairie. Notre décision était de les rendre complémentaires. J’ai qualifié de corps d’élite les effectifs du ministère des Affaires culturelles d’alors. Je ne me souviens pas des fonctions précises de chacun, mais je retiens qu’ils avaient pour la plupart une longue expérience et une solide préparation. Guy Boivin et Clément Saint-Germain comptent parmi les premiers. Tous deux dotés d’un calme olympien, ils étaient compétents et déterminés. Boivin, avocat de formation, avait été secrétaire général du Conseil supérieur du livre et avait servi avec J.-Z.-Léon Patenaude, Pierre Tisseyre, André Dussault, Claude Hurtubise. Pour sa part, Clément Saint-Germain, autrefois adjoint

ȣ Je me souviens d’une mission de quatre jours au Smithsonian de Washington avec Laurent Bouchard et André Juneau, du secteur des musées, deux membres de mon cabinet dont mon expert, René Milot, Gérald Godin bien sûr et un journaliste du Soleil, Louis-Guy Lemieux. Il fut beaucoup question de musées à l’époque. Un projet de nouveau musée à Québec soulevait des protestations à Montréal. Lise Bissonnette leur ouvrait généreusement les pages du Devoir. Le soir de l’inauguration du Musée de la civilisation, elle viendra vers moi tout sourire : « Tu avais raison. » Son compagnon, pour sa part, avait hérité de la direction du Musée du Québec qui n’en finissait plus d’être revampé. Ces débats sur les projets de musées furent éprouvants, mais les résultats sont là. René Milot qui avait travaillé avec Georges-Henri Rivière au Musée des arts et traditions populaires de Paris calmait mes impatiences en me rappelant toujours l’avis de son maître : « Il faut au moins dix ans pour établir un nouveau musée. »

Extrait de la publication I - Ma passion du livre 35 au père Paul-Aimé Martin chez Fides, attendait le grand jour depuis plus de quinze ans. Roland Sasseville et Jean-Paul Sylvestre complétaient la troupe des seniors tandis que le jeune Ghislain Roussel piaffait d’impatience, fin prêt à faire la démonstration de ses capacités. Il y avait aussi Claude Trudel, jeune sous-ministre adjoint qui avait été mon élève à l’Externat classique d’Outremont. Je pouvais compter sur lui malgré des allégeances politiques différentes. Enfin, les procès-verbaux de l’époque me révèlent un Georges Cartier, alors directeur général des Arts et des Lettres au ministère des Affaires culturelles, comme un homme tourmenté, inquiet, mais bien éloigné des difficultés vécues par les « commerçants ». Frégault lui rive sévèrement son clou dans sa Chronique des années perdues (Frégault, 1976 : 137). Je connaissais tout ce beau monde, en particulier pour les avoir côtoyés comme membre du comité consultatif du livre où m’avait nommé Jean-Paul L’Allier, le ministre libéral des Affaires culturelles d’août 1975 à novembre 1976. Il ne me fallut pas grand temps pour ajuster mes flûtes. Sur l’essentiel, il y avait consensus. Dès juin 1978, nous tenions les « États généraux du monde du livre ». Nous avions nos objectifs. Le comité consultatif du livre fut renforcé. J’appelai Clément Marchand, un peu dilettante en ces matières, à la présidence et lançai un appel à quelques leaders du monde du livre : André Constantin, Jacques Fortin, Yvon-André Lacroix, Pierre Lespérance, Jacques Martin, Jean-Pierre Montpetit et Guy Saint-Jean. Tous furent volontaires. Paule Delorme, Marielle Durand et Hélène Ouvrard vinrent les rejoindre. L’écrivain Jean-Pierre Guay fut régulièrement absent. Le Sommet sur les industries culturelles avait été un succès. Je l’ai rappelé plus tôt. L’atmosphère était à l’optimisme. Le « docteur » était ravi et monsieur Lévesque encore davantage. Le timing était bon. Dès le 12 décembre, une semaine tout juste après la fin du Sommet, les membres du comité consultatif prenaient appui sur le consensus qui s’y était dégagé pour m’expédier le télégramme suivant : 36 L’Amour du livre

13 décembre 1978

À : Honorable Denis Vaugeois Ministre des Affaires culturelles 955, chemin St-Louis Québec

Vu les travaux actuels du Comité consultatif du Livre sur l’éventuelle législation sur le livre ;

Vu les recommandations de ce Comité sur la propriété entièrement québécoise des éditeurs, des distributeurs et des libraires pour avoir accès à tout programme gouvernemental d’aide ;

Vu le consensus dégagé lors de la Conférence sur les industries culturelles concernant l’exigence de la propriété entièrement québécoise des éditeurs, des distributeurs et des libraires pour avoir accès à tout programme gouvernemental d’aide ;

Le Comité consultatif du livre donne avis au Ministre des Affaires culturelles : 1° - Qu’il fait totalement sien le consensus dégagé lors de la Conférence des industries culturelles concernant l’exigence de la propriété entièrement québécoise pour avoir accès à tout programme gouvernemental d’aide ;

2° - Qu’il recommande que ledit consensus soit intégré sans réserve dans la future législation sur le livre et ses règlements ainsi que dans les règlements de la Société de développement des industries culturelles ;

3° - Que le ministre des Affaires culturelles saisisse au plus tôt l’Honorable Premier ministre et ses collègues des ministères des Affaires intergouvernementales et du Développement culturel du contenu du présent télégramme.

Adopté à l’unanimité par le Comité consultatif du Livre lors de sa séance du 12 décembre 1978 tenue à Montréal.

M. Clément Marchand, Président Comité consultatif du Livre I - Ma passion du livre 37

Mon équipe avait su saisir la balle au bond. Les membres du comité consultatif avaient fait bloc. Au Sommet, il y avait eu consensus, mais non unanimité sur une exigence de propriété québécoise à 100 % (voir la note de la p. 49 et aussi p. 43). La loi précédente (1965) se contentait de 50 %. On racontait que le premier ministre Robert Bourassa avait ramené à ce niveau une proposition qui recommandait plutôt 80 %. De 1968 à 1976, j’avais occupé divers postes dans le secteur international. Presque chaque année, j’étais appelé en renfort auprès du premier ministre obligé d’accueillir des émissaires français du monde du livre, généralement de la maison Hachetteȣ. Je savais que monsieur Lévesque aurait tôt ou tard de la visite. Le comité consultatif du 12 décembre 1978 s’enlisa toutefois dans des questions de détail et renonça même à définir ce qu’est une librairie. On discuta du nombre minimal de titres dans 8 catégories pour être admissible à l’agrément ; on s’entendait toutefois sur une définition du manuel scolaire et plusieurs insistèrent sur la volonté ferme des libraires d’en conserver la vente en exclusivité. Au moins une voix osa dire qu’il serait « préférable d’accepter le commerce du livre de bibliothèque sans remise aux collectivités », peut-on lire dans le procès-verbal. Qui avait osé ? Sans doute Clément Saint-Germain. En conclusion, le comité demandait une rencontre avec le ministre. Elle eut lieu le 23 janvier 1979 à Québec. Je mis cartes sur table. « Aucune loi n’est parfaite. Il faut franchir des étapes essentielles, répondre à des besoins actuels, légiférer à partir de concret, etc. »

ȣ Au bureau du premier ministre, on prenait ces visites très au sérieux. En coulisse, on se moquait toutefois de Hachette dit « Achète », des émissaires qui s’appelaient M. Marchandise ou un autre du nom de L’Épargnant ou L’Économe. Les professionnels québécois du livre dénonçaient à qui mieux mieux la pieuvre Hachette. Voir La Bataille du livre au Québec : oui à la culture française non au colonialisme culturel publié par Pierre De Bellefeuille en collaboration avec Alain Pontaut (Montréal, c1972). J.-Z.-Léon Patenaude, secrétaire général du Conseil du livre, avait préfacé cet ouvrage qui fit grand bruit. 38 L’Amour du livre

Chacun fut invité à réagir. L’essentiel du projet de loi était devenu un secret de polichinelle. « Ce qui me plaît, c’est l’ensemble ; la loi et les règlements vont professionnaliser l’industrie », lance Guy Saint-Jean comme premier intervenant. Deux voix exprimèrent des réserves : Marielle Durand et Yvon-André Lacroix. Pour eux, bibliothécaires de profession, les institutions subventionnées feraient encore les frais de la politique du livre. Il était en effet question d’abolir la remise de 15 % consentie traditionnellement aux bibliothèques par les libraires. Michel De Celles du ministère de l’Éducation était présent à titre d’observateur. Il fut positif, c’était dans son caractère, mais il s’inquiéta d’une recommandation de hausser la remise aux libraires de 15 % à 20 % sur les manuels scolaires. Le MEQ se montrait tout de même bien disposé, mais comment le faire bouger ? De Celles comprenait les enjeux et son ministre, Jacques-Yvan Morin, adhérait totalement à nos objectifs. Mais j’étais habité d’un certain sentiment d’urgence. Pour mettre moins de pression sur le sort des manuels scolaires, il fallait trouver autre chose. Morin convint de faire préparer un plan quinquennal de développement des bibliothèques scolaires. Celles-ci achèteraient au prix courant chez le libraire agréé. Cette perspective me plaisait davantage que de maintenir l’obligation d’acheter les manuels scolaires en librairie. La remise était faible de toute façon et cette activité, extrêmement exigeante, détournait le libraire de son rôle premier : offrir le meilleur service possible au grand public. Quelques années plus tard, j’aurai à régler ce problème à la Librairie des Presses de l’Université Laval. Il est indéniable que la rentrée universitaire engendre annuellement un fabuleux chiffre d’affaires, mais qu’en reste-t-il pour le fonctionnement normal qui vient en outre d’être perturbé tant à la rentée de septembre qu’à celle de janvier ? À l’époque, le journaliste Bernard Descôteaux me demandera si, en vérité, je n’avais pas cédé devant le MEQ et les commissaires scolaires. En politicien que j’étais parfois, je le renvoyai à Clément Saint-Germain dont les idées étaient claires à ce sujet. Qui a perdu ? À mon avis, c’est le monde scolaire. Si le contexte avait été plus favorable, on aurait pu convenir d’agréer des librairies I - Ma passion du livre 39 spécifiquement pour le scolaire. Actuellement, il n’y a pas de vitrines pour la production pédagogique. C’est une lacune. Les représentants des éditeurs scolaires, qualifiés pudiquement de conseillers pédagogiques, sont en réalité au service d’un éditeur. Il manque un intermédiaire pour présenter un choix. À la fin de janvier 1979, je savais où étaient mes appuis et où se trouvaient les résistances. Le 27 février, j’acheminai un mémoire au comité ministériel permanent du développement culturel concernant « la politique sur l’industrie du livre au Québec ». Évidemment, je prenais appui sur la politique québécoise de développement culturel contenue dans le Livre blanc du ministre d’État au Développement culturel. L’étape du « Comité ministériel permanent du développement culturel » était cruciale. Y siégeaient, outre M. Laurin, le ministre Jacques-Yvan Morin, Louis O’Neill, et moi-même. Les relations entre l’équipe du ministre Laurin et les fonctionnaires du ministère des Affaires culturelles (MAC) étaient souvent tendues. Au comité ministériel toutefois, l’atmosphère était bonne. Mes liens personnels avec les cadres facilitaient les choses. Le Trifluvien André Lacombe était un ancien confrère de l’École normale, Yves Préfontaine, un vieil ami, Gérard Lapointe, une bonne nature, et Guy Rocher, le bras droit du ministre, un homme juste et raisonnable. Le 28 février 1979, j’envoyai à chacun des membres une longue lettre à l’appui du mémoire mentionné ci-dessus. Le comité ministériel fit ses devoirs. Les objections en question provenaient surtout du MEQ. Je m’y attendais. J’étais prêt. Ancien fonctionnaire du MEQ, j’avais l’heure juste sur ce partenaire impossible. Je savais également que je ne pouvais compter sur la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ). Hélasȣ !

ȣ Dans mon propre comté, on mettra fin à une grève des enseignants par une loi spéciale. Raymond Johnston, un de mes anciens élèves, un type fougueux et brillant, menait les troupes syndicales d’une main de fer. Des professeurs sauvèrent leur poste sans avoir d’affectation. Pour équilibrer son budget, la commission scolaire des Vieilles Forges ferma des postes de bibliothécaires ou d’agents d’orientation, etc. 40 L’Amour du livre

Les fonctionnaires du MAC trouvèrent rapidement les réponses capables de rassurer ceux du MEQ. Dès le 8 mars, MM. Laurin et Rocher nous confirmaient l’accord du comité ministériel sur l’ensemble du mémoire du 27 février 1979 et nous autorisaient à préparer un projet de loi en ce sens. L’adoption d’une loi est une véritable course à obstacles. Il faut savoir respirer profondément. Le 29 mars, notre enthousiasme fut gravement refroidi. Les observations du comité ministériel sur le projet de loi, cette fois, étaient sérieuses. Il vaut la peine de citer intégralement les huit premiers commentaires :

L’étude du mémoire et du projet de loi qui l’accompagne a suscité, de la part des membres, les commentaires qui suivent. 1- On fait remarquer que la facture du présent projet de loi n’est pas en concordance avec les principes et la méthodologie du mémoire, lequel est bien structuré par ailleurs. Le projet de loi apparaît même contraire aux objectifs poursuivis par le ministre d’être le moins interventionniste et le moins contraignant possible. 2- On observe une différence dans le style entre le présent projet et l’avant-projet qui était plus dépouillé, plus limpide, moins dirigiste. Le vocabulaire employé reflète un caractère plutôt contraignant. 3- On signale le trop grand nombre d’articles qui constituent des redondances, des redites ou jugés inutiles. Il y aurait avantage à regrouper, à contracter et à reformuler dans un texte plus concis et dans un langage plus clair. 4- On déplore la liste considérable des pouvoirs reconnus au ministre tout au long de la loi ainsi que la liste non moins importante des pouvoirs de réglementation accordés au gouvernement. 5- Une ambiguïté apparaît dans le titre du projet de loi qui annonce plus que ce qui est effectivement compris dans la loi. Il s’agit en fait d’un projet de loi visant à instaurer un système d’agrément plutôt qu’à favoriser la lecture. On peut se demander, par ailleurs, si les responsabilités générales du ministre ne lui permettent pas, dans la situation actuelle, de concevoir une politique de la lecture sans que nécessité y soit de légiférer. I - Ma passion du livre 41

6- Il y aurait lieu dans le cas d’une loi-cadre (c’est le cas présent) de joindre la réglementation lors de la présentation de la loi. 7- Le manuel scolaire : plusieurs questions restent en suspens et n’ont pas reçu de réponses adéquates. a. L’entente intervenue entre le MEQ et le MAC constitue-t-elle le compromis le plus rationnel et le plus avantageux pour le bien commun ? b. La vente du manuel scolaire ne serait-elle pas plus importante pour le libraire en région, alors que le manuel scolaire refait surface ? c. Tout en aidant le développement professionnel du libraire par la vente du livre de bibliothèque, la politique actuelle de vente libre du manuel scolaire ne diminue-t-elle pas le prestige du marché (chiffre d’affaires) que donne la vente du manuel scolaire ? d. Comment favoriser l’édition du manuel scolaire – en évitant le monopole d’État ou le monopole de centrale d’édition ? 8- N’y aurait-il pas lieu de songer à établir une politique de l’édition scolaire ? On signale les difficultés rencontrées dans la distribution du livre et du périodique entre les libraires et les autres points de vente « très occupés » par les gros distributeurs. Même si des efforts ont été déployés pour abolir les conséquences malheureuses de la distance, pour les libraires en région, il y aurait lieu de porter une attention plus poussée au secteur de la distribution et notamment revoir les politiques concernant la messagerie.

Dans une lettre personnelle au ministre Laurin datée du 24 avril, je revenais sur l’abandon du manuel scolaire. Pour atteindre ses objectifs, le MAC pouvait s’en passer, mais tout de même il nous paraissait extrêmement utile de connaître la politique du ministère de l’Éducation en ce qui concerne le manuel scolaire au titre tant de l’édition que de la distribution et la vente. Je rappelais les craintes de voir naître des « monopoles particulièrement dangereux du côté du manuel scolaire ». Je terminais en souhaitant « une harmonisation de la politique du manuel scolaire avec notre politique du livre ». Je le souhaitais, mais je n’étais pas prêt à attendre. Le 31 mai, le ministre Laurin transmettait au Conseil des ministres l’approbation d’une nouvelle version du mémoire du 27 février. (Ces deux documents sont déposés aux ANQ.) 42 L’Amour du livre

Deux semaines plus tard, le secrétaire général du Conseil exécutif me transmettait la décision du Conseil des ministres. Ce document est également présent dans le fonds Denis Vaugeois aux ANQ. Dépôt d’un projet de loi Enfin, le grand jour est arrivé. Le 19 juin 1979, Telbec, l’agence du gouvernement, émet le communiqué suivant :

TELBEC CODE :1EMBARGO :12H30 LE MINISTRE DENIS VAUGEOIS DÉPOSE LE PROJET DE LOI SUR LE LIVRE

QUÉBEC, le 19 juin 1979 – Un an après la parution du Livre blanc sur le développement culturel et suite aux nombreuses consultations des milieux concernés, le ministre des Affaires culturelles, monsieur Denis Vaugeois, a déposé à l’Assemblée nationale le projet de loi 51 qui vise le développement des industries du livre au Québec. Ce projet de loi, qui se présente comme un élément essentiel d’une véritable politique de la lecture, sera complété de règlements applicables à chaque catégorie d’entreprises et à la politique d’achat du Gouvernement du Québec et des institutions qui en dépendent. La législation favorisera l’accès au livre, au moindre coût possible, dans toutes les régions du Québec. La politique du livre et de la lecture s’appuie sur la nécessité de consolider et de développer les entreprises et institutions entièrement québécoises afin de garantir à nos créateurs, ainsi qu’à l’ensemble de la population, l’accès au livre. Une politique du livre et de la lecture ainsi conçue se base donc sur l’expansion de deux moyens de diffusion disponibles : les librairies d’une part et les bibliothèques publiques, d’autre part.

La politique d’achat du Gouvernement du Québec Ainsi le Gouvernement, ses ministères et organismes à l’exception des universités cependant, les organismes municipaux et scolaires, les cégeps et institutions privées, les bibliothèques publiques, les établissements régis par la loi sur les services de santé et les services sociaux, tous devront, sauf exceptions prévues à la loi, faire l’achat de leurs livres chez les librairies agréées, prioritairement de la région où sont situés ces organismes et cela au prix réel du marché. I - Ma passion du livre 43

Pour bien comprendre l’impact de ces mesures, il convient de rappeler les données suivantes : 1- Le marché du livre de bibliothèques au Québec est actuellement de l’ordre de $24,710,566.00 selon les statistiques compilées par l’Association pour l’avancement des sciences et des techniques de la documentation (ASTED) dans son mémoire soumis à la conférence socio- économique sur les industries culturelles les 3, 4 et 5 décembre 1978 ; 2- La loi de l’agrément des librairies (1965) permet aux institutions publiques décrites plus haut d’obtenir une remise de 15 % sur leurs achats. Avec le projet de loi 51, cette remise de 15 % sera abolie. Cependant, le ministre des Affaires culturelles a donné l’assurance que les budgets affectés aux acquisitions seront majorés d’au moins 15 % et davantage dans la plupart des secteurs. Ainsi, il est d’ores et déjà acquis que le ministère de l’Éducation mettra sur pied un plan quinquennal pour l’achat de livres de bibliothèques de son réseau préscolaire, primaire, secondaire et collégial. Pour sa part, le ministère des Affaires culturelles doit déposer à l’automne un plan de développement des bibliothèques publiques dans lequel une large place sera faite à l’accroissement des budgets d’acquisitions. 3- Le projet de loi 51 ne s’applique pas au manuel scolaire. Ce marché devient dorénavant libre au sens où les institutions d’enseignement pourront s’approvisionner par voie de soumissions chez les libraires- éditeurs ou distributeurs intéressés. L’agrément : propriété québécoise à 100 % et moratoire de deux ans La nouvelle législation propose d’étendre la notion de l’agrément des librairies aux entreprises d’édition et de distribution. Les conditions pour l’obtention de l’agrément sont la propriété québécoise à 100 % et le respect de normes de qualité qui seront déterminées par règlement après consultation des milieux concernés. Est associé à l’agrément le privilège d’être éligible aux programmes de subventions du Gouvernement et dans le cas des librairies, de profiter du marché protégé du livre de bibliothèques. Par ailleurs, un moratoire de deux ans sera exercé pour permettre au réseau de librairies de s’ajuster aux nouvelles conditions de l’agrément. Plusieurs choix s’offrent en effet aux commerces de propriété conjointe québécoise et étrangère. Les propriétaires québécois pourraient par exemple devenir propriétaires uniques et se prévaloir pour cela des facilités qui seront mises à leur disposition par la Société de développement des industries culturelles, sinon, privilégier avec leurs partenaires le commerce au détail ou celui du manuel scolaire. 44 L’Amour du livre

Bref, comme je l’écrivais au ministre Laurin dans ma lettre du 28 février 1979, dorénavant il y aura un régime d’agrément non seulement pour les libraires, mais aussi pour les éditeurs et les distributeurs. Dans tous les cas, la propriété québécoise devra être de 100 %. Les éditeurs auront l’obligation de faire la preuve qu’ils ont acquitté les droits d’auteur. Les distributeurs devront accepter d’établir des tabelles, c’est-à-dire des taux de change justifiables, pour marquer le prix du livre étranger dont ils auront obtenu l’exclu- sivité. Le libraire devra avoir pignon sur rue en plus de remplir certaines conditions nouvelles liées au service qu’on attend de lui. Par ailleurs, l’obligation d’acheter le manuel scolaire chez un libraire agréé disparaît (perte de 15 %) et, en contrepartie, obligation est

Évidemment, il fallait définir « manuels scolaires ». Aussi longtemps qu’il s’agit d’ouvrages destinés aux niveaux élémentaire et secondaire, le problème ne se pose guère. Pour les niveaux collégial et universitaire, c’est d’autant plus nécessaire que les étudiants achètent les ouvrages qu’on leur recommande en librairie. En outre, il n’y a pas à proprement parler de « manuels ». En rédigeant l’article cité en page 17 du présent ouvrage où je rappelle qu’une remise de 30 % (au lieu de 40 %) est prévue pour les « ouvrages présentant les éléments d’une science ou d’une technique, incluant les sciences humaines, dont la forme et la présentation en font un instrument didactique », nous avons cherché à rendre justice à tout le monde : étudiants, libraires et éditeurs. Si l’ouvrage est un « outil pédagogique » ou « un instrument didactique », il se vendra en quantité. Éditeurs et libraires sont à l’aise avec une remise de 30 % et l’étudiant n’est pas oublié. La bonne foi des éditeurs n’a pas toujours été au rendez-vous. Marc Ménard dans une note de son étude évoque que « la variabilité, et parfois l’arbitraire, de ces pratiques [ à propos des remises] est source de friction entre libraires et éditeurs ». Non seulement a-t-on déjoué la volonté du législateur par du maquillage « à caractère didactique » pour justifier une remise de 30 %, mais certains éditeurs se sont même parfois alignés sur des remises de 20 %. On dit souvent que la loi est bonne mais qu’elle n’est pas appliquée avec assez de rigueur. Cette loi était fondée sur un juste partage, une répartition aussi équilibrée que possible. Son application n’était pas confiée à une police, même si des pénalités étaient prévues, elle reposait essentiellement sur la solidarité interprofessionnelle et sur une complémentarité des rôles. Après 25 ans, on en connaît les faiblesses. Il faut y remédier. Peu, très peu suffirait. J’y reviendrai en conclusion.

Extrait de la publication I - Ma passion du livre 45 faite aux bibliothèques tant scolaires que municipales d’acheter leurs livres au prix courant chez un libraire agréé de sa région. Celui-ci devra respecter les ententes de distributions exclusives négociées par les distributeurs ; les libraires ne pourront donc plus les contourner en achetant directement en Europe. Bien entendu, les bibliothécaires ne pourront plus le faire non plus.

Périodiquement, des bibliothécaires québécois faisaient leur petit voyage en France aux « frais de la princesse » ou à l’invitation des commissionnaires. Voir Marc Lebel in Gallichan, 1998 : 131. Plus sérieusement, notons que les bibliothécaires ont toujours regretté la remise de 15 % qui est disparue avec la Loi 51. En général, ils admettent que l’essor pris par les bibliothèques publiques à partir de 1980 a compensé. Je crois qu’ils acceptent aussi cette complémentarité avec les libraires. Ce fut une des conclusions à laquelle est arrivée la commission Sauvageau (1987-1988). Les librairies agréées répondent à des normes précises qui assurent la qualité de leurs services et l’accessibilité au grand public. Après tout, l’objectif de la loi est de rendre « le livre présent partout et pour tous » comme le proposait le document publié par le ministère des Affaires culturelles au 1er trimestre de 1980 en annonçant un programme d’aide au dévelop- pement des bibliothèques publiques (voir p. 188). Pour que la loi ait le maximum d’effet, il fallait et il faut en respecter l’esprit et la lettre. Les achats doivent être bien répartis et les librairies ne doivent pas avoir deux niveaux de service, l’un pour les collectivités, l’autre pour le grand public. Le rôle premier d’une librairie agréée est d’offrir un service au public. Si son chiffre d’affaires révèle une proportion trop élevée de ventes aux institutions, la loi est déjouée. Dans son étude, Marc Ménard (2001) souligne que l’agrément des distributeurs « est sans grand effet ». C’est plus ou moins juste, car c’est la distribution qui a le plus gagné avec la Loi 51. D’abord, le nombre de libraires a considérablement augmenté, leur part du marché est élevée et ils sont tenus de respecter les accords d’exclusivité négociés par les distributeurs. Ceux-ci ont maintenant d’importants inventaires et des structures de fonctionnement efficaces. En 1980, les délais pour obtenir quantité d’ouvrages étaient de six semaines, aujourd’hui ils sont de 3 ou 4 jours dans des cas équivalents. Si un jour les libraires perdent leur part du marché, les distributeurs seront sérieusement menacés. Les acheteurs des chaînes et des grandes surfaces feront tout pour les contourner, exactement ce qu’ont tenté les éditeurs français en renégociant leurs contrats de distribution ces dernières années. 46 L’Amour du livre

Je déposais un projet de loi conforme en tous points à ce que j’annonçais. Celui-ci appartenait maintenant au public, c’est-à-dire surtout aux professionnels du livre. Il y aurait une commission parlementaire. Il fallait la préparer. Outre les fonctionnaires, je pouvais compter sur une équipe de cabinet absolument impeccable. Gaston Harvey, Claude Beaulieu, Mariette Bélanger, Pierre Lampron connaissaient le projet de loi à la perfection et à peu près tous les intervenants du monde du livre. Parmi les mémoiresȣ reçus à l’été 1979, je retrace le plus pathétique : celui de messieurs André et Roger Dussault, respectivement président et vice-président des librairies Dussault-Garneau. Rares étaient ceux que le projet de loi ne dérangeait pas, au moins un peu. Mais, sur l’essentiel, il y avait consensus. Les bibliothécaires étaient inquiets même s’ils me manifestaient leur confiance. Tout de même, j’étais inquiet moi aussi. Je savais où j’allais, mais tout n’était pas joué. À vrai dire, à part mes proches conseillers, seul monsieur Parizeau était dans le coup. J’y reviendrai. Pour les Dussault, le projet de loi n’avait qu’un défaut : l’exigence d’une propriété québécoise à 100 %. André Dussault avait joué un rôle important dans la loi de 1965 et la réglementation de 1971-1972. Il était le plus habile de tous. Méthodique, travailleur, affable, il était apprécié. Il pouvait être combatif à sa façon, même s’il se plaçait le plus souvent dans l’ombre de Pierre Tisseyre ou de J.-Z.-Léon Patenaude. En 1977, les librairies Garneau, devenues propriété de la Société générale de financement (SGF) et de Hachette, et les librairies Dussault avaient amorcé un processus de fusion qui plaça les deux frères Dussault en position de contrôle. Ils détenaient 51 % des actions de la nouvelle entreprise. André Dussault qui avait été membre du comité consultatif sous Louis O’Neill se doutait que la norme de 50 % risquait de passer à 51 %. Il en avait convaincu leur partenaire Hachette qui détenait au départ 50 % du capital de la Librairie Garneau. Jamais les Dussault n’auraient cru que l’exigence passerait à 100 %.

ȣ Le mémoire le plus étonnant fut cependant celui du Syndicat national de l’édition (de France). J’y reviendrai plus loin (voir p. 50). I - Ma passion du livre 47

André Dussault avait été l’éditeur, avec Pierre Tisseyre, de Canada-Québec, synthèse historique. Je le respectais profondément, de même que M. Tisseyre bien sûr. Tous deux étaient devenus des amis. En commission parlementaire, André Dussault fut impeccable. Le sous-ministre, Noël Vallerand, l’avait rencontré peu avant. J’ai devant moi ses notes écrites de sa main ferme. Dussault avait tout essayé. Vallerand aussi. « La SDIC vous aidera à racheter Hachetteȣ.» C’était l’essentiel du message. Monsieur le Président, de répondre M. Dussault en commission parlementaire, je ne peux pas envisager sérieusement une telle solution. Ni mon frère, ni moi ne sommes des jeunes gens et j’ai subi l’an dernier une grave opération. Mes fils sont trop jeunes pour me donner immédiatement le support indispensable pour mener une affaire de cette taille. D’autre part, je ne suis pas homme à profiter des circonstances pour éliminer un associé à qui je n’ai rien à reprocher. Notre association avec Hachette, qui dure depuis 19 mois déjà, est un modèle de cette collaboration franco-québécoise dont on fait état partout mais que l’on trouve réussie dans un tout petit nombre d’entreprises. Enfin, oubliant toute modestie, je me sens obligé de vous dire que dans la profession du livre au Canada et à l’étranger, j’ai acquis, au cours des années, une réputation que je ne voudrais pas ternir, pour moi et mes collègues, en renversant des accords deux ans à peine après leur signature.

ȣ Le réseau Garneau-Dussault fut démantelé par la SDIC ou SODIC qui en avait pris charge. Outre le problème de la propriété, ce mariage n’était pas très réussi : les librairies Dussault étaient très orientées vers le marché institutionnel, tandis que les librairies Garneau, à part la maison-mère de la rue Buade à Québec, s’étaient beaucoup développées dans les centres commerciaux. Elles n’étaient pas assez homogènes pour fonctionner sur un même modèle. C’est d’ailleurs ma conviction qu’un réseau de librairies gagne à être très décentralisé, particulièrement pour les achats. La Loi 51 a favorisé l’apparition de plusieurs nouvelles librairies. Hélas, les plus grosses se sont faits la guerre des prix. Après avoir frôlé la faillite, les librairies Renaud-Bray ont redémarré avec l’aide de la SODEC et du Fonds de Solidarité de la FTQ. En 1999, les librairies Renaud- Bray, Garneau et Champigny ne faisaient qu’un. À force d’énergie et de détermination, Pierre Renaud se retrouve aujourd’hui à la tête d’un réseau de plus d’une vingtaine de librairies. Le milieu observe les choix qui seront faits. Expansion ou consolidation? Les libraires indépendants sont inquiets, plusieurs éditeurs également. Concentration et convergence dominent la scène.

Extrait de la publication 48 L’Amour du livre

Le 8 novembre, le projet de Loi 51 franchissait l’étape de la deuxième lecture. L’opposition s’opposa peu ! Le 21 décembre 1979, les dés étaient jetés. Réactions au Québec et à l’étranger Les membres du comité consultatif du livre étaient convoqués par le ministre dès le 9 janvier 1980 pour l’examen du projet de règlement. Il faudra une longue année pour passer à travers cette difficile étape. Au début de 1981, les règlements étaient enfin prêts. Ici et là, on rouspéta. La Société de développement du livre et des périodiques (SDLP) tenait son congrès au début de février 1981. Ses membres auraient approuvé l’envoi d’un télégramme de protestation au ministre pour n’avoir pas respecté « la promesse de consulter les associations avant de mettre au point les règlements ». Claude Trudel, devenu patron du Centre éducatif et culturel (CEC) dont Hachette était actionnaire, était le président de ce regroupement. En fait, un télégramme fut adressé à Guy Boivin et, le jour même, un article parais- sait dans Le Devoir. Pierre Renaud, président de l’Association des libraires de Québec, dénonça l’article et nia que l’assemblée de la SDLP ait décidé de l’envoi d’un tel télégramme. Non seulement aucun vote de blâme n’avait été proposé mais on avait plutôt demandé « d’accé- lérer la présentation des règlements », affirmait Pierre Renaud. Sans attendre cette mise au point de Pierre

Extrait de la publication I - Ma passion du livre 49

Renaud, je ripostais par voie de communiqué le 11 février. J’avais appris qu’Yves Dubé, président de l’Association des éditeurs, m’avait attaqué lors de l’assemblée de la SDLP. Je le visai directementȣ. Yves Dubé, éditeur chez Leméac, avait des idées qui me déroutaient constamment. Il revenait toujours à la charge pour que le gouvernement achète des lots massifs de livres afin de les distribuer gratuitement. J’étais plutôt porté à tout faire pour inciter les éditeurs à vendre le plus possible. Indirectement, Dubé sera responsable de l’actuel programme d’aide à l’édition de la SODEC qui constitue au contraire une forme de prime au succès. J’avais pris cette idée dans un article de Jacques Godbout, laquelle me semblait passablement plus juste. Par ailleurs, Leméac avait des difficultés à payer ses droits d’auteur. Or, la loi était impitoyable à cet égard. Au moment de mon retour à la « vie normale », je voulus faire l’acquisition des Presses laurentiennes de Simone Bussières. Yves Dubé s’interposa comme mandataire de Guérin. Les critiques les plus vives étaient toutefois venues d’Europe. Les Belges avaient dénoncé notre projet de loi. Les Français les avaient imités. L’affaire était montée jusqu’à l’Union internationale des éditeurs. Évidemment, on n’avait pas compris la loi. On lui donna une portée tout à fait fausse comme si elle avait fermé nos frontières ou restreint les possibilités commerciales des Européens au Québec.

ȣ Le milieu du livre avait été consulté à plusieurs reprises. Il était bien évident qu’un consensus sur chaque point était impossible. C’était le cas pour la propriété québécoise à 100 % (une des principales recommandations du Sommet de décembre 1978 pilotée par Jacques Godbout et Jacques Fortin, Le Devoir, 6 décembre 1979 : 2), ce l’était aussi pour le paiement des droits d’auteur. Le communiqué émis par Hélène Pagé de la Direction des communications portait le titre « La loi 51. Le milieu du livre a été consulté. » Après avoir rappelé les consultations depuis juin 1978 à mai 1980, le communiqué précisait : « Il est évident que les organismes intervenants avaient souvent des intérêts et des points de vue fort différents et que le Ministère a dû prendre certaines décisions. » L’une concernait l’obligation d’acquitter ses droits d’auteur pour être admissible à l’agrément donc à l’aide de l’État. « Pour M. Vaugeois, il n’y a qu’une explication. M. Dubé n’a jamais accepté notre position sur le paiement des droits d’auteur. Il est vrai que nous avons pris partie en faveur des auteurs. N’est-il pas normal pour un éditeur de payer des droits d’auteur, n’en déplaise à M. Dubé qui aurait voulu, dit-il, d’ultimes consultations sur cette question. »

Extrait de la publication 50 L’Amour du livre

Un précédent redoutable dans le monde entier « Il n’y a pas d’exemples, en dehors des pays à régime socialiste, que la fourniture des livres étrangers aux établissements publics soit réservée aux seules entreprises dont les nationaux sont propriétaires. » Les auteurs du mémoire du Syndicat national de l’édition n’en finissent pas d’aligner les dangers de la Loi 51 qui « crée un précédent redoutable dans le monde entier ». Si les pays en développement s’avisaient d’imiter le Québec, on assisterait « à une réelle régression du commerce international du livre ». Exiger que les « dirigeants soient canadiens » (sic), « c’est se priver de la compétence des cadres techniques étrangers à des niveaux essentiels » osent-ils ajouter. Plus encore que le contenu de ce mémoire de mai 1979, le geste des éditeurs français souleva la colère du Conseil supérieur du livre. Le président, Philippe Falardeau, ne mâche pas ses mots dans une lettre adressée à son homologue français Jean-Luc Pidoux-Payot, le 3 octobre 1979. « Si le Québec constitue déjà pour vos exportations une terre d’élection, les éditeurs québécois en revanche sont souvent réduits à la portion congrue », souligne-t-il au passage. L’occasion était trop belle. Une réponse de Paris ne tarda pas. On m’en adressa copie. Elle se voulait sarcastique. On croyait à Paris que le Conseil supérieur était « tombé en sommeil ». « Plus que la moitié du chiffre d’affaires dans cette province est effectuée avec des livres français, au moins en ce qui concerne la littérature générale », on ne peut nous «reprocher de nous ingérer » et, si ce n’est indiscret, ajoute du même souffle Pidoux-Payot, qu’avez-vous répondu au secrétaire général de l’Union internationale des éditeurs à la suite de sa lettre adressée à M. Lévesque ? Le 5 septembre 1979, M. Koutchoumow, ledit secrétaire général, avait en effet, dans une longue lettre, prévenu le premier ministre de « mesures et projets qui, s’ils étaient adoptés, causeraient un grave préjudice au développement éducatif, scientifique et écono- mique de votre pays ». On ne rit pas. L’apocalypse est annoncée. Cette loi « reviendra à isoler le Québec des grands courants intellectuels et scientifiques

Extrait de la publication I - Ma passion du livre 51 qui traversent notre monde, en cette fin du XXe siècle ». Aujourd’hui, on peut se moquer. À l’époque, c’était sérieux. La tourmente était forte. Noël Vallerand, le sous-ministre, eut de graves problèmes de santé. Gérard Frigon fut appelé à la rescousse. Avec l’aide de Claude Beaulieu, directeur de cabinet, et de Guy Boivin, responsable de la direction du livre et l’un des principaux artisans de la Loi 51, le sous-ministre par interim prépara une réponse fort complète qui viendra s’ajouter à toutes ces lettres préparées depuis la fin d’août à l’intention de Jean-Marc Léger, délégué général du Québec à Bruxelles, et de Yves Michaud, son homologue à Paris. Le président de la Fédération des éditeurs belges, J.J. Schellens, avait été un des premiers étrangers à s’inquiéter du projet de loi. « Mesures protectionnistes incompatibles », menace de « censure indirecte », représailles sont évoquées. « Ne faut-il pas se demander, écrit-il le 9 août 1979, si c’est par des mesures protectionnistes [...] que l’industrie du livre d’un pays se sauve ou bien par la qualité intrinsèque de ses produits ou de ses services ? » À Paris, l’émoi atteignit vite le niveau politique. J’ai entre les mains le compte-rendu d’un entretien de Claude Morin, ministre des Affaires intergouvernementales, avec monsieur Jean François- Poncet, ministre des Affaires étrangères de France, le lundi 8 octobre 1979. Philippe Cuvillier, directeur des affaires d’Amérique au Quai d’Orsay, et Yves Michaud, délégué général du Québec, étaient présents. L’entretien commence en douceur. Le ministre français annonce un changement de consul à Québec : le rappel de Marcel Beaux et la nomination de Henri Rhétoré. Le ministre Morin passe au point crucial de l’entretien : l’appel aux urnes référendaires devrait se tenir entre le 15 mai et le 15 juin 1980. Les dates seront annoncées plus tard au Québec. Comment se présente le référendum : les forces en présence, les objectifs et les démarches ultérieures. Le ministre français s’inquiète des réactions américaines, dont celles du président Carter. Il est aussi question « des tentatives de discrédit du gouvernement québécois effectuées par les lobbies juifs de Montréal et de Toronto, lesquels […] comprennent mal ou ne veulent pas comprendre les politiques du gouvernement québécois ». 52 L’Amour du livre

Puis la réunion est élargie pour passer aux choses sérieuses : « le problème du livre ». Six hauts fonctionnaires viennent s’ajouter à la rencontre : quatre Français et deux Québécois (Louise Beaudoin et Paul Asselin). Mon sort est entre bonnes mains. Les Français sont peu à peu rassurés. Roger Vaurs, directeur général des relations culturelles, scientifiques et techniques, n’a finalement qu’une demande : que les encyclopédies soient comprises dans la définition des manuels scolaires. Le MEQ avait déjà fait la même demande. Comme quoi les grands esprits se rencontrent. Tout est vraiment clair ? Pas tout à fait. La Maison Hachette craint d’être exclue du commerce du livre scolaire au Québec. Le consul Marcel Beaux s’en est ouvert au sous-ministre des Affaires intergouvernementales Robert Normand, qui prie, par écrit, son ministre de faire pression auprès de son collègue des Affaires culturelles pour que ce dernier reçoive le consul. Claude Morin souhaite une telle rencontre. « Je pourrais te dire de vive voix, m’écrit-il, pourquoi je pense que c’est nécessaire » (13-12-1979). Le 4 janvier 1980, je l’informe que Claude Trudel a reçu M. Beaux. En post-scriptum, je précise : « Le choix de Claude Trudel pour porter ce message rassurant tient compte du fait qu’il a été chargé ces dernières années du dossier du livre et qu’il passe prochainement au CEC comme pdg. » En 1985, ce sera à mon tour de passer au CEC où Hachette, toujours propriétaire à 50 %, m’accueillera de façon princière. On m’avait même préféré à un sous-ministre de l’Éducationȣ. Le point le plus chaud de toute cette saga fut sans doute atteint le jour où Jean-François Revel, directeur de L’Express, informa Paul

ȣ Le Centre éducatif et culturel (CEC) se relevait tant bien que mal de 22 mois de grève. Il appartenait maintenant en parts égales à Hachette et Quebecor, ce dernier partenaire ayant remplacé la SGF. Les représentants d’Hachette ont toujours été impeccables à mon endroit malgré l’émotion qu’avait suscitée la Loi 51 en France. Ils avaient plaidé en ma faveur auprès du chasseur de têtes. Je l’ai su plus tard tout comme j’ai compris que M. Péladeau n’avait pas peur d’un ancien ministre péquiste. J’y suis resté deux ans, dans le confort total, informatisant l’entreprise, agrandissant les locaux, lançant de nouveaux produits, distribuant les bonus et plus d’un million de dollars en droits d’auteur sur une base annuelle. Malgré le long conflit, le climat de travail était revenu au beau fixe et les affaires étaient excellentes. Dans mon héritage, il y a un magnifique dictionnaire, Le Français Plus, qui a hélas été abandonné. I - Ma passion du livre 53

Gros d’Aillon du service d’information de la Délégation générale que, à la suite des explications fournies par le ministre Claude Morin, sa revue venait de renoncer à publier, pour l’instant, un « encadré » destiné au numéro du 13 octobre (voir p. 54-56). Ce texte se terminait par une attaque personnelle : « Ajouter que M. Vaugeois, ministre de la Culture du Québec qui a défendu ardemment la loi 51, a aussi pignon sur rue comme éditeurȣ… » C’était signé T.D.W.

ڞ ڞ ڞ J’en ai entendu parler longtemps. Trois souvenirs me reviennent. Au milieu des années 1990, j’accompagne Alain Baudry, éditeur de Klincksieck, chez Boussac qui songe à se retirer. M. Boussac dirige une importante société d’exportation et de distribution de livres. Les présentations sont faites. Je n’ai aucun intérêt dans l’affaire, c’est la curiosité qui m’a incité à accompagner Baudry. Le vieux Boussac me toise. « Vaugeois, c’est vous l’ancien ministre québécois. Vous connaissez le chiffre d’affaires que vous m’avez fait perdre ? » Je n’eus pas le temps de répliquer qu’il ajoutait : « Vous avez eu raison. Ce n’était pas normal que Boussac soit le plus gros libraire québécois à partir de Paris. » Il y a deux ou trois ans, à Francfort, à la réunion annuelle de l’Union internationale des éditeurs, je fais la ronde avec Jean-Louis Fortin, directeur général de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL). Nous croisons un éditeur français, un certain Bourgois, le frère de l’autre. Nous sommes du Québec ? Il en a une à nous raconter. Très actif au Syndicat national de l’édition, il avait jadis secondé son président Pidoux-Payot pour bloquer une dangereuse loi québécoise. Il nous donne sa version de ladite loi

ȣ Les éditions du Boréal Express dont j’avais été l’éditeur appartenaient depuis plusieurs mois à Antoine Del Busso dont j’avais apprécié le travail en 1968 lors de l’édition de Canada-Québec. Je lui avais cédé aussi mes anciennes actions dans Dimedia. L’Imprimerie Saint-Patrice que je possédais conjointement avec un extraordinaire pressier, Claude Dufresne, décédé en février 1977, avait été vendue et, depuis 1975, j’avais renoncé à toute participation dans la Librairie Vaugeois en faveur de ma femme et de mes quatre enfants. Bref, l’entrée en politique m’a coûté passablement cher puisque tout fut négocié pour des sommes symboliques. En plus, j’ai failli y laisser un peu de ma réputation. 54 L’Amour du livre I - Ma passion du livre 55

Le 8 octobre 1979, Jean-François Revel transmettait à son « ami » Paul Gros d’Aillon, conseiller à l’information de la Délégation générale du Québec à Paris, un projet d’encadré destiné à sa revue L’Express. « Par souci d’une information exacte qui doit néanmoins voir le jour, pourriez-vous me communiquer vos observations sur cet article non paru, avec toutes précisions nécessaires, pour que nous puissions éclairer impartialement nos lecteurs. » Le 10 octobre, Yves Michaud, délégué général, écrivait à M. Revel pour lui apporter les renseignements souhaités. Ȩ 56 L’Amour du livre

Le tout fut envoyé à mon bureau. Outré, mon directeur de cabinet, Claude Beaulieu, mit rageusement en marge ses commentaires. Voir les initiales CB 21.10.79. I - Ma passion du livre 57 québécoise et fait allusion à ce ministre, dont le nom ressemble au sien. Je souris. Jean-Louis est mal à l’aise et, finalement, il réussit à l’interrompre pour lui dire. « Vous avez cet ancien ministre devant vous ! » Jean-Manuel Bourgois était incrédule. On s’expliqua, on rigola. Il devint notre allié. Un jour, je mets la main sur une Histoire du Québec publiée en France par Marc Durand chez Imago. Je note des passages avec lesquels je suis plus ou moins d’accord. Finalement, je tombe sur une dénonciation de notre loi du livre qui empêcherait les entreprises françaises de faire affaire au Québec. Je fais cadeau de mon exemplaire annoté à Thierry Auzas, l’éditeur. Je recevrai quelques mois plus tard une nouvelle édition de l’essai de Durand avec un mot de remerciements dans le livre et une nouvelle interprétation de la loi du livreȣ. À l’assaut du Conseil du Trésor Le plan de développement des bibliothèques publiques Cette loi est importante, mais elle aurait été de peu de valeur sans le plan de développement des bibliothèques publiques. Les bibliothécaires m’ont mis au monde, intellectuellement parlant ; beaucoup plus tard, ils m’ont fait confiance pendant l’élaboration de la Loi 51, j’ai livré la marchandise à Noël 1979. Comment ? L’histoire est assez longue, elle remonte même à l’époque de Lapalme et de Frégault. Tous deux ont eu l’occasion de raconter les ennuis que connaissait le MAC avec le Conseil du

ȣ Avec les années et un peu de bonne foi, les Français ont fini par comprendre et par accepter la Loi 51. Elle est bonne pour les Québécois et elle est bonne pour eux. Le marché est mieux structuré, tout le monde y gagne. Pour préparer cet essai sur l’édition, j’ai souvent consulté un ouvrage de Nathan (2003) signé de Christian Robin et intitulé Le livre et l’édition. Habilement construit et exceptionnellement bien documenté, il m’a été fort utile en plus de me réserver une agréable surprise lorsque l’auteur jette un regard sur « l’édition dans le monde ». La page 133 est consacrée à l’édition québécoise, « fruit d’une volonté politique ». « Une édition québécoise vivante existe malgré un marché relativement restreint de sept millions de francophones en Amérique du Nord, la concurrence de l’édition française, et l’indifférence des Français pour la production éditoriale québécoise. » Robin met les pendules à l’heure. 58 L’Amour du livre

Trésor. Dans Chronique des années perdues, Frégault (1976 :145) rappelle un commentaire de son ministre : « À qui cela sert-il d’avoir des spécialistes qui sont venus à nous parce qu’ils avaient la foi ? Il suffira que Dolbec ou le Conseil de la Trésorerie, après cinq minutes d’étude, dise non. » À peine arrivée au MAC, j’ai retrouvé le fantôme de Dolbec. Les C.T., c’est-à-dire les demandes adressées au Conseil du Trésor, étaient régulièrement refusées. Jean-Paul Desbiens a déjà raconté qu’il est plus difficile, dans l’administration publique, d’engager une dépense de 5000 $ qu’une autre de 500 millions. La Centrale nucléaire de Gentilly lui avait donné raison ; aujourd’hui c’est le métro de Laval. Évidemment, j’étais aussi révolté que les fonctionnaires du MAC par les refus des analystes du Conseil du Trésor. À titre de directeur général des relations internationales (1970- 1973), j’avais eu constamment à traiter avec le Conseil du Trésor. Nous avons ouvert en trois ans une dizaine de « maisons du Québec » à l’étranger, recruté des dizaines de fonctionnaires, etc. Je ne me souviens pas d’un refus du Conseil du Trésor, sauf peut-être ceux que télécommandait Oswald Parent, ministre d’État, chargé de nous surveiller. Il m’apparaissait que le MAC était le jouet des fonctionnaires du Trésor. La procédure de l’époque était la suivante : quand une décision qui implique une dépense est prise dans un ministère, le gestionnaire responsable indique le poste budgétaire concerné, vérifie la disponibilité des fonds, prépare une description du projet, établit sa conformité, etc., et transmet le « C.T. » à son supérieur et ainsi de suite jusqu’au sous-ministre qui le remet au cabinet du ministre pour approbation et recommandation. Comment les analystes du Conseil du Trésor pouvaient-ils semaine après semaine préparer des avis défavorables ? Après diverses démarches, je pris une décision toute simple. Je refusai de signer les C.T. qui m’étaient soumis. Le sous-ministre fut prévenu que je signerais, le cas échéant, une fois obtenu l’accord du Conseil du Trésor. La première fois, les analystes crurent à un oubli. L’affaire remonta jusqu’au secrétaire du Conseil du Trésor, Jean-Claude I - Ma passion du livre 59

Lebel, puis au secrétaire général du Conseil exécutif, Louis Bernard. L’un et l’autre me connaissaient bien. Jean-Claude fut chargé de m’expliquer. C’était un homme charmant, intelligent et cultivé. Il fut très gentil. Je fus inflexible. On parla de tout et surtout de responsabilité ministérielle. Militant NPD, il avait déjà tenté de se faire élire. Je jouai cette carte. J’avais été élu, j’étais le ministre responsable. Je le rassurai à demi en lui promettant d’examiner avec soin les C.T. qui seraient approuvés par le Conseil du Trésor. Il m’appartiendrait alors de déterminer lesquels j’approuverais moi- même. Jean-Claude Lebel avait compris que j’étais sérieux. Il aurait sans doute fait comme moi à ma place. L’affaire se rendit vite au bureau du ministre d’État, M. Laurin, qui jubilait. Il avait ses raisons. Elle se rendit chez le premier ministre. Je fus nommé membre du Conseil du Trésor. Quelques mois plus tard, M. Lévesque me téléphonait pour me proposer la vice-présidence du Conseil du Trésor, lequel compte en tout cinq membres. Bien que débordé avec mes deux ministères (Affaires culturelles et Communications), j’étais évidemment porté à dire oui. Oui avec enthousiasme. Poliment, je demandai toutefois comment réagirait le président du Conseil, M. Jacques Parizeau. « C’est sa suggestion », me répondit M. Lévesque. J’étais un bon élève et M. Parizeau adorait jouer au professeur. Il ne s’en privait pas et chaque séance était l’occasion de pénétrer toujours un peu plus les mystères des finances publiques. Il y a fort peu de marge de manœuvre dans un budget de l’État. Mais il y en a tout de même. Les ententes fédérales-provinciales, toujours péniblement négociées, dégageaient des montants dont il fallait déterminer les affectations. Ces ententes étaient particulièrement importantes en matière municipale. Passionné par les questions d’aménagement, je leur portais un intérêt tout particulier. Je dénonçais, chaque fois que je pouvais, l’étalement urbain, exigeais des « critères de localisation » pour les écoles, les édifices publics, etc. M. Parizeau adorait mon zèle. Il adorait le monde de la culture, appuyait tous nos projets. Je l’avoue aujourd’hui : j’étais à la tête d’un petit ministère avec un petit budget, mais j’avais la 60 L’Amour du livre plus importante marge discrétionnaire, 50 000 $, et surtout j’avais appris à faire main basse sur les budgets des autresȣ. Pour les bibliothèques publiques, la question était simple : où trouver les fonds nécessaires ? Était-il possible que les bibliothèques municipales soient admissibles aux programmes découlant des ententes fédérales-provinciales en matière d’infrastructures municipales ? Un mémoire fut préparé en ce sens. Les fonctionnaires du MAC avaient eu instruction d’être gourmands. Le plus possible. Il me restait à le faire approuver par le Conseil du Trésor. Je me méfiais des analystes et c’était réciproque. À l’automne 1979, plus précisément le 17 octobre, tout était prêt. Mon mémoire était déposé. Il avait été précédé d’échanges avec le ministère des Finances et le ministère des Affaires municipales durant l’été précédent. Ces réunions avaient permis de « trouver l’argent ». Le 27 septembre, j’avais profité du Congrès de l’Union des municipalités pour présenter les grandes lignes du plan en préparation ; déjà plusieurs maires avaient été contactés individuellement. L’accueil avait été chaleureux. Au moins 57 maires avaient fait connaître officiellement leur intérêt. De ce nombre, 25

ȣ Au moment de la création d’un programme spécial pour favoriser l’emploi, appelé OSE, je m’aperçus que tout avait été concocté sans le MAC. Je fis une mini-crise au Conseil des ministres. Le monde du travail était-il fermé aux travailleurs de la culture ? Mes propos étaient de la musique aux oreilles du premier ministre. Il me donna deux semaines pour préparer quelque chose. Trois fonctionnaires extraordinaires furent conscrits : André Garon, Cyril Simard et Michel Noël. OSE-ARTS vit le jour. Nos troupes étaient si fébriles que, le temps de le dire, elles firent main basse sur des sommes considérables. Les ministres Pierre Marc Johnson et Pierre Marois qui se surveillaient ne nous avaient pas vus venir. Un détournement plus significatif, parce qu’il était de longue durée, fut réalisé avec l’élargissement de la politique dite du 1 %. Ce programme dure toujours. Dans la nouvelle édition de Canada-Québec (Septentrion, 2000 : 511), je me suis fait plaisir. Qu’on en juge par la page suivante. Outre les édifices publics, le ministère avait fait une percée du côté du ministère des Transports grâce à la complicité du sous-ministre Hugues Morrissette. Des fouilles archéologiques étaient prévues dans les budgets des tracés de route. Même la Société de la Baie-James avait été sympathique à notre plaidoyer en faveur du 1 % et avait financé des fouilles dans le Nord-du-Québec. I - Ma passion du livre 61 62 L’Amour du livre n’avaient aucune bibliothèque publique, tandis que les autres y voyaient l’occasion de rénovation ou d’agrandissement. Parallèlement, la loi du livre franchissait les dernières étapes législatives. À quelques occasions, j’héritai de la présidence du Conseil du Trésor, M. Parizeau étant retenu par des négociations à l’extérieur. Était-ce le bon moment pour mettre à l’ordre du jour mon mémoire ? Je n’en étais pas certain. Mes collègues réglaient mon dilemme en insistant pour soumettre leurs propres demandes. Les semaines passaient. Noël approchait. C’était ma date limite. Le matin où je me décidai, Jean Garon se présenta dans l’antichambre. Impatient comme toujours. Nous étions amis. Je sortis de la salle pour lui parler et lui expliquer mon intention. Il grogna un peu. Je lui promis mon appui. Il savait qu’il pouvait compter sur moi. J’étais un des rares inconditionnels de sa loi sur le zonage agricole. « O.K. Denis, on racontera que, ce jour-là, la culture a passé avant l’agriculture ! » Les analystes avaient, comme toujours, résumé le mémoire, fait leur évaluation, ajouté leurs commentaires et aligné leurs recommandations. Ils concluaient ainsi : « Notre volonté de conserver au moins les grandes lignes du plan quinquennal s’explique par le fait qu’il s’agit d’un plan déjà partiellement connu et accepté avec beaucoup d’intérêt par les parties concernées. Déjà plus du tiers des municipalités de 5 000 habitants et plus se sont montrées intéressées à profiter des avantages de ce plan. » Des six recommandations de notre mémoire, trois dites accessoires avaient pourtant été écartées : l’aide à la promotion, aux études et au recrutement de bibliothécaires. Je tenais mordicus à la troisième. En 1977, les bibliothèques publiques du Québec comptaient un bibliothécaire pour 44 322 habitants comparativement à 8 183 habitants en Ontario. Un des trucs des analystes consiste à résumer le mémoire d’origine. Évidemment, cette façon de faire est appréciée des membres du Conseil, mais en même temps ils risquent d’être privés de certains arguments qui peuvent avoir leur importance. Je fis valoir mon point de vue sans trop de difficultés et on introduisit « une aide financière pour l’amélioration des conditions de I - Ma passion du livre 63 fonctionnement ». C’était parfait. Le plan de développement des bibliothèques publiques était sauf. On pourra le constater en consultant le document de promotion du programme qui sera diffusé dès le début de 1980 sous le titre « La bibliothèque publique. Le livre partout et pour tous ». Il est clairement dit que « la moitié des salaires et des indemnités des employés affectés principalement à la bibliothèque » (p. 7) et de bien d’autres dépenses de fonction- nement serait remboursée pendant les deux premières années. Par la suite, la contribution du MAC était directement proportionnelle à la contribution de la municipalité. Autrement dit, plus la contribution de la municipalité était élevée, plus la subvention l’était, oscillant entre 20 % et 35 % (p.16). Je note aussi un autre élément du programme qui incitait fortement à la rénovation plutôt qu’à la construction. L’écart varie de 10 % à 15 %. Je favorisais en effet l’intégration des bibliothèques à l’intérieur du tissu urbain et réprouvais ouverte- ment tout emplace- ment en périphérie. Le 27 février 1980, Louis Bernard, secrétaire général du Conseil exécutif, m’avait confirmé l’accord du Conseil des ministres. Cette victoire à elle seule justifie à mes yeux les neuf années que j’ai consacrées à la politique. Je ne suis pas peu fier des musées qui ont surgi dans les années qui ont suivi, de la relance de l’Opéra de Montréal, de la

Extrait de la publication 64 L’Amour du livre

Le coup d’envoi pour le développement des bibliothèques publiques avait été donné par un nouvel élan au développement des Bibliothèques centrales de prêts (BCP). Dès ma nomi- nation, j’avais fait signe à Philippe Sauvageau qui avait été associé à l’ouverture de la première BCP en Mauricie en 1962. « Où en sommes-nous avec les BCP ? » Ensemble, nous faisons le compte. Cinq en quinze ans. « Est-il possible de compléter le réseau en un an ? » Sauvageau se met à rire. Le réseau fut complété en 4 ans : Montérégie (1978), Côte- Nord (1979), Bas-Saint-Laurent (1980) et Laurentides (1981). Par la suite, Sauvageau signera une fameuse réalisation avec la Bibliothèque Gabrielle-Roy à Québec. Nous étions complices. Je profitai d’un intérim comme ministre de l’Éducation pour régler une affaire de terrain qui appartenait à la commission scolaire. Ensemble, nous nous sommes bagarrés avec les inspecteurs du ministère du Travail. La salle de spectacles devint un auditorium pour réduire les exigences, les murs vitrés autour de l’atrium furent remplacés par des lignes de gicleurs. Amusés, nous parlions de rideaux d’eau. Conscients que l’eau est l’ennemi des livres, ces gicleurs doivent être rebranchés par une opération volontaire et manuelle ; il en est de même pour les inévitables portes-panique. La plus remarquable réalisation de Philippe Sauvageau reste le Centre de conservation de la rue Holt à Montréal. Aujour- d’hui directeur de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, il continue de créer en Afrique des Centres de lecture et d’animation culturelle (CLAC) directement inspirés des BCP. Sur un autre plan, on lui doit un important rapport (1987) qui contribuera à relancer le programme de développement des bibliothèques. Depuis 1980, bon an mal an, grâce aux efforts de nombreuses personnes, y compris des élus municipaux, le territoire québécois s’est enfin couvert de bibliothèques publiques. À deux reprises, l’élan fut freiné. En 1986, sous les libéraux et en 1995 avec les péquistes. On ne fera pas de petite politique ici. Les arguments de la commission Sauvageau permirent de récupérer les 4 millions qui avaient été perdus. En 1995, le gouvernement péquiste se ravisera de lui-même. I - Ma passion du livre 65

relocalisation de la cinémathèque, de OSE-ARTS qui a permis le démarrage de combien de galeries d’art et d’ateliers, de l’élargis- sement de la politique du 1 % en matière d’intégration des œuvres d’art, etc. (voir p. 60-61) Mais le plan de développement des bibliothèques publiques est signé Denis Vaugeois et aussi de l’excellent Pierre Matte et de son jeune collègue Jean-Guy Desrochers. Au niveau politique, j’avais eu l’appui inconditionnel de MM. Lévesque, Parizeau et Laurin. Vingt-cinq ans plus tard, je cherche encore une façon de ressusciter le plan quinquennal de développement des bibliothèques scolaires enterré jadis. Le MEQ souhaitait, sans trop savoir 66 L’Amour du livre

René Lévesque fait l’école buissonnière à Toronto/Levesque plays hookey in Toronto, peut-on lire à la une du journal The Gazette du 23 mars 1979, sous la plume de Graham Fraser. Le 22, M. Lévesque était à Toronto pour des séances de signature de son ouvrage My Quebec (Methuen, 1979) et une conférence devant quelque 500 membres de l’International Studies Association réunis à l’hôtel Royal York. À deux reprises durant la journée du 22, M. Lévesque s’écarta du programme officiel, d’abord pour visiter la magnifique Metropolitan Reference Library située à quelques pas de son hôtel, le Windsor Arms, puis pour se faire conduire au Science Center. « We had heard he might come but no one knew when said John Fowles head of the education department of the museum. Soon after nine he actually came. » Il eut droit à « a special guided tour » de près d’une heure. Quelle mouche avait piqué M. Lévesque ? La veille, explique Fraser, il avait soupé avec son ministre des Affaires culturelles, Denis Vaugeois, un inconditionnel des équipements culturels de Toronto. « Venir faire la promotion de l’idée d’indépendance frise un peu la provocation, pourquoi ne pas les surprendre en vous intéressant à leurs biblio- thèques et à leurs musées », avait été l’essentiel de mon propos. J’avais senti que l’idée souriait à M. Lévesque et je m’arrangeai pour en informer les responsables des deux institutions visées. « Qu’êtes-vous venu faire à Toronto? », lui demande un premier journaliste dans une rencontre de presse avant son départ. « Défendre votre projet d’indépendance ? » La tête légèrement inclinée et avec un sourire taquin, il répondit sur un ton un peu désinvolte : « Je suis venu visiter certains de vos équipements culturels. Mon ministre des Affaires I - Ma passion du livre 67

culturelles n’arrête pas de les citer comme des modèles », etc. La radio et la télé de Toronto tenaient leur nouvelle. De toute façon, partout l’accueil fait au premier ministre avait été impeccable. Il n’y avait pas de punch de ce côté. Le lendemain, Gratia O’Leary, l’attachée de presse, me téléphonait pour me transmettre l’extrême satisfaction du premier ministre. Il était déjà acquis à mes rêves de bibliothèques et de musées, mais à partir du 23 mars 1979 c’est souvent lui qui me poussa dans le dos. Après sa visite du Science Center, il avait laissé échapper : « It’s incredible. I came out of there quite envious. » Le Québec ne peut se permettre l’équivalent mais il doit « make a start with a smaller center and we will » (Globe and Mail, 23 mars 1979, p. 5, Robert Sheppard). Si le musée de la science ne s’est jamais fait, ce n’est certes pas de sa faute, ni de la mienne. Dieu merci, tous les autres projets de musées ont vu le jour tout comme notre plan de développement des bibliothèques publiques. À l’époque, je cherchais à faire l’unanimité autour de mes objectifs. Les gens de l’Ontario passaient pour être sérieux et pratiques. Des gens d’affaires. Ce qui était bon pour eux devait bien l’être aussi pour le Québec. En septembre, la Commission des Affaires culturelles siégeait à Toronto. Une première. Nous étions réunis dans un salon du Windsor Arms quand Fernand Lalonde, député de Marguerite- Bourgeoys, rentre et se dirige vers Harry Blank, député de Saint-Louis : « On te demande dans le hall. » Harry croit à une blague et Fernand insiste. Harry n’est pas sorti de la salle que Fernand éclate de rire. La femme d’Harry était là. Ce dernier, élu en 1960, était un vétéran de la vie parlementaire. « Nous siégeons à Toronto», avait-il lancé avant de partir de la maison. C’était louche. Dans toute cette affaire, les libéraux ont été parfaits. C’était d’ailleurs un de mes problèmes que Jean Garon, député de Lévis et voisin de banquette, avait résumé ainsi : « Il faut que tu te fasses haïr de l’adversaire, autrement tu es suspect ! » pourquoi, la libéralisation du manuel scolaire, ce qui fut fait malgré l’opposition de plusieurs libraires. Ce ministère par ailleurs proposait le développement intensif des bibliothèques scolaires dans le respect de la loi du livre. Pendant ma présidence de l’ANEL (2000-2004), ce fut un de nos objectifs constants, un des rares points d’unanimité avec les membres de la section scolaire. Le ministre de l’Éducation Sylvain Simard s’engagea en ce sens et fit inscrire près de 70 millions dans ses prévisions budgétaires. Elles disparaîtront avec la défaite du PQ en 2003. Alerté, le ministre Pierre Reid laissa entendre qu’il serait éventuellement prêt à renouer avec les engagements de ses 68 L’Amour du livre prédécesseurs. Si seulement les enseignants eux-mêmes se mettaient de la partie. Pourquoi apprendre à lire ? Et comment s’il n’y a rien à lire ? Au moment de terminer ce livre (janvier 2005), le ministre de l’Éducation Pierre Reid est dans la tourmente des subventions aux écoles privées juives. De toute évidence il n’a pas lu le bel essai d’Arlette Corcos, Montréal, les Juifs et l’école (Septentrion, 1997). Il justifie sa décision en évoquant l’incendie d’une bibliothèque scolaire juive. Méchamment, je me suis dit que le ministre réglait la question en favorisant un contrat d’association entre les écoles juives et des commissions scolaires. Le modèle de celles-ci s’appliquant, il n’y aurait plus de bibliothèques à brûler. Le contraire était vrai. Tout juste avant de quitter le ministère de l’Éducation, il a annoncé 60 millions sur trois ans pour l’achat de livres dans les bibliothèques scolaires. A-t-il prévu des bibliothécaires ? Des locaux ? Il appartiendra à son successeur, Jean-Marc Fournier, de le préciser. En mars 2005, un comité est formé pour orienter une nouvelle politique du livre et de la lecture. Il y a donc de l’espoir.

Nbre de livres Pieds carrés Évolution Bibliothécaires des bibliothèques scolaires

1980 2005 Le tableau est blanc. C’est délibéré, il n’y a rien à montrer. Hélas ! Trois fois hélas ! Depuis 1980, le plan préparé par le ministre Jacques-Yvan Morin dort toujours sur les tablettes. La situation, déjà très pénible, n’a cessé de se détériorer. Moins de livres, moins de bibliothécaires, moins de locaux. Le plus souvent, il faudrait dire : ni personnel ni locaux. L’Amour du livre a été composé en Plantin, caractère qui tient son nom de Christophe Plantin. Ce dernier l’a indirectement inspiré au créateur Frank H. Pierpont en 1913. Relieur à l’origine et installé à Anvers à partir de 1551, Plantin y devient imprimeur à la suite d’une blessure grave à l’épaule. Il n’a pas créé de caractères mais était constamment à la recherche des plus beaux. À sa mort, son atelier disposait de quatre-vingt-dix types de caractères qui avaient servi à quelque 2450 ouvrages (1555- 1589). Prenons le temps d’imaginer le travail d’un typographe qui plaçait les caractères un par un et à l’endroit comme à l’envers selon le format d’imposition des pages. Le tirage moyen chez Plantin se situait entre 1 000 et 1 250 exemplaires. On raconte que c’est sa Bible en hébreu qui, en 1566, connut le plus fort tirage, soit 7 800 pour le Pentateuque et entre 5 200 et 6 700 pour les autres volumes. Christophe Plantin est né en France vers 1520. Il rencontrera sa future femme Jeanne Rivière à Caen où il travaille comme apprenti chez le relieur et imprimeur Robert Macé. Homo plebeius comme il aime se désigner, il sait pourtant s’exprimer dans la langue de l’élite, le latin. Il meurt en 1589. Déjà son gendre, Jean Moerentorf, Anversois de naissance et qui latinise son nom en Moretus, est à ses côtés à la tête de l’atelier. Les Moretus sont riches et Plantin lui-même laisse une grande fortune à sa mort. Vers 1576, Plantin s’était installé dans une superbe demeure, plusieurs fois agrandie, où loge sa famille et son atelier appelé le Compas d’Or représenté, comme il se doit, par un compas autour duquel se glisse sa devise Labore et Constantia. Le Musée Plantin-Moretus d’Anvers compte 154 incunables, des centaines de manuscrits allant du IXe au XVIIe siècle, quelque 25 000 reliures anciennes, d’extraordinaires collections typographiques, du matériel de fonte, des plaques de cuivre, des blocs de bois, etc., sans compter les pièces de cuir, les tapisseries et une vingtaine de tableaux de Pierre Paul Rubens (1577-1640) qui travailla régulièrement pour le Compas d’Or. À lui seul, ce musée justifie le détour par Anvers. COMPOSÉ EN PLANTIN CORPS 11 ET ACHEVÉ D’IMPRIMER EN AVRIL 2005 SUR PAPIER NOUVELLE VIE SATIN 140M SUR LES PRESSES DE AGMV-MARQUIS À CAP-SAINT-IGNACE, QUÉBEC POUR LE COMPTE DE GILLES HERMAN ÉDITEUR À L’ENSEIGNE DU SEPTENTRION

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