1977

MAGMA - Rock & Folk n° 120 – Janvier

MAGMA

Autre affaire à suivre, et l'on commence à en avoir l'habitude. Magma qui a été de nouveau réduit à l'état de duo est, de nouveau en train de se reconstituer. Au concert de Spheroe, il y avait Klaus et Georges Letton ostensiblement venus là pour recruter; il a même été un temps question que Magma ait deux batteurs. Les musiciens de Spheroe ont décliné l'offre que d'autres, parfois récidivistes, ont acceptée. Nous en reparlerons. En attendant, il est fortement question d'un album solo de Vander.

Rock & Folk n° 120 - Janvier 1977

Conversation avec Klaus Blasquiz - ATEM n° 9 – Avril

Conversation avec Klaus Blasquiz

MAGMA A JAMAIS. Un silence long de quelques mois a suivi le départ de Janick Top, un retrait volontaire de la scène musicale mise à profit par Christian Vander et Klaus Blasquiz pour réunir autour d'eux de nouveaux musiciens afin de porter encore plus loin - et d'une manière sensiblement différente - leur ENERGIE, de communiquer partie ou totalité de la FOI qui les anime… C'est la Bretagne que MAGMA a choisi pour présenter son nouveau visage, et c'est là que Klaus Blasquiz s'est gentiment prêté au jeu des questions réponses…

Atem : Etes-vous satisfait de votre tournée avec la nouvelle formation ici, en Bretagne ? KB : Au niveau de la Bretagne, c'est certainement nouveau, mais c'est nouveau aussi à notre niveau. Le groupe est pratiquement neuf et original, à part le pianiste qui était déjà là il y a 2 ans.

Atem : Avez-vous eu des problèmes pour former le nouveau groupe ? KB : Il y a toujours des problèmes !

Atem : Surtout en si peu de temps. KB : En si peu de temps, oui… Après les départ de Janick Top, on a immédiatement commencé à chercher des gens et à travailler. Il y avait plusieurs solutions qui se sont présentées, et ça s'est fait plus vite qu'on ne pensait. On n'a évidemment pas assez travaillé, alors on a monté une partie des morceaux qui étaient joués avant, et puis toute une série de petits morceaux qui sont un peu la carte de visite du nouveau groupe. En attendant les grandes pièces de musique qu'on fait régulièrement. Mais ce n'est pas nécessaire de jeter tout les temps les grandes pièces de musique à la tête des gens s'ils ne sont pas prêts. On leur a donné Köhntarkösz, Theusz Hamtaahk, ça ne servait à rien. On les jouait, ça passait au dessus des têtes.

Atem : Crois-tu que Theusz Hamtaahk passait au dessus des têtes ? KB : Ah oui ! Peut être moins que Köhntarkösz, mais le disque Köhntarkösz a été complètement incompris ; quant à Theusz Hamtaahk, on le jouait sur scène, les gens attendaient la fin; ils attendaient le chorus de batterie, Mekanïk…, alors ce n'est pas la peine de les faire attendre. On va attendre qu'ils aient envie qu'on le joue, simplement.

Atem : Donc l'enregistrement de Theusz Hamtaahk n'est pas pour demain ? KB : Si, si mais il y aura d'abord Ptäh, et Ehmëhntëht-Rê.

Atem : Ehmëhntëht-Rê est donc toujours prévu ? KB : Il est fait, il est monté. Simplement on n le joue pas, parce que l'on a pas de choristes, parce que c'est trop long, ça fait 45 minutes. Si on commence à jouer des morceaux comme ça, les gens vont décrocher; alors il faut faire des compromis. On ne le fait pas forcément au niveau de la musique, mais du programme, au niveau du choix des morceaux.

Atem : Oui, ce soir, c'était à peu près cela, mais les gens ont très bien réagi. KB : Voilà, c'est ça. Il y avait des grandes pièces de musique, typiquement symphoniques dans l'esprit de Magma, et aussi des morceaux de musique quotidienne, qui sont quand même Magma (et on reconnaît à la première seconde que c'est Magma) ; mais ce sont des petits morceaux tassés, plus faciles, avec des thèmes plus exploités que dans une grande pièce de musique où il y a des thèmes et des thèmes qui se suivent. Les gens n'ont pas une vision d'ensemble, tu comprends, il n'ont pas de grand angle, ils ont simplement une vision microscopique. Alors ce n'est pas la peine de leur donner un ensemble à voir au microscope ; ils ne le verront pas. Alors, on leur donne des petits morceaux, qui sont à leur niveau de vision. Et petit à petit, on les entraîne. S'ils ne suivent pas, tant pis, c'est qu'ils ne pourront jamais suivre. Mais ceux qui suivent, suivent petit à petit et agrandissent leur champ de vision. Et c'est comme çà qu'il faut faire pour tout. Il ne faut pas immédiatement apprendre le chinois à quelqu'un; il faut qu'il apprenne à dire "Bonjour Madame" d'abord. Ce n'est pas répugnant de d'abord savoir dire "Bonjour Madame" en chinois avant de savoir dire l'espace, l'infini, les astres. On apprend bien un jour à le dire de toutes façons.

Atem : Mais le prochain disque de Magma, quel sera-t-il ? KB : C'est un disque solo de Christian Vander avec Ptäh, c'est à dire une partie du chorus de batterie. Avec Zombies comme introduction du chorus, mais en fait Zombies, ça s'appelle Udü Wüdü. Il y a Zombies au départ, c'est un séquence qui fait 20 minutes et qui enchaîne sur Udü Wüdü, qu'on a monté aussi avec des choristes. Puisqu'on n'a pas les choristes, on ne le joue pas. On le joue en introduction du chorus de batterie. Mais le chorus de batterie - à partir du moment où il est tout seul avec la cloche - là commence un morceau qui s'appelle Ptäh. C'est musical, on ne joue pas. Il va faire 20 minutes, et puis d'autres petits morceaux sur le disque, un morceau qui est une évocation de Tamla Motown, Temptations et autres, des choses qui nous tiennent à cœur.

Atem : Après, ce sera Ehmëhntëht-Rê ? KB : Après, c'est certainement Ehmëhntëht-Rê, mais peut être qu'avant, il y aura un autre disque, avec des petits morceaux. Ptäh va être fait dans le mois qui suit, c'est à dire Février Mars, il sortira en Avril Mai.

Atem : Les chœurs posent-ils vraiment des problèmes ? KB : C'est un peu le même problème que celui des musiciens; c'est à dire que des musiciens qui ont éventuellement de la bonne volonté, il y en a, des musiciens qui ont des capacités, il y en a, mais des musiciens qui ont envie de le faire avec tout ce que ça comporte, il n'y en a pas beaucoup. Alors l'idée, c'est ça qui compte. Parce qu'il ne s'agit pas de venir jouer avec Magma. C'est pas ça le problème. Mais seulement, ceux qui ne viennent pas jouer avec Magma ne font rien. Il n'y a rien; je suis désolé, c'est dur à dire, mais on est les seuls faute de combattants. Et nous, on ne demanderait que ça d'être suivis, pas suivis, mais…

Atem : Je pense quand même que Magma a eu une influence sur certains groupes. KB : Oui, mais ce n'est pas une bonne influence, pas forcément. C'est une influence superficielle, ils n'ont pas l'idée. Je ne citerai pas de noms…

Atem : Oui, mais il faut leur communiquer ce qu'il y a par dessus la musique. KB : Oui, mais il faut qu'ils le comprennent aussi. Même pas, il faut qu'ils le sentent. Parce que tu peux expliquer tout ce que tu veux, s'ils ne le sentent pas… Je peux t'expliquer n'importe quoi musicalement, si tu ne le ressens pas, ça ne sert à rien. Tu vas avoir des formules logiques et intellectuelles qui ne te serviront à rien.

Atem : Mais quels sont les groupes à l'heure actuelle, qui pour toi, représentent un intérêt ? KB : Henry Cow. Seulement, il y a beaucoup d'erreurs qui sont faites. Des erreurs non musicales, c'est à dire qu'ils n'ont pas encore fait un choix définitif de ce qu'ils veulent faire.

Atem : Leur aspect un peu free… c'est peut être un peu gênant ? KB : Voilà, ça ce sont des erreurs à mon avis. Il ne s'agit pas de jouer du free, il s'agit de composer un spectacle musical. Pour l'instant, c'est un peu un catalogue. Alors un catalogue c'est bien - catalogue de manufactures d'armes de Saint Etienne, c'est bien, elles sont efficaces les armes, mais ça ne fait une armée. Bon, je pourrais prendre n'importe quoi d'autre, un catalogue de fleurs, ça ne fait un jardin. Le jardin, il faut avoir l'idée de le faire; ce n'est pas en plantant des fleurs qu'on va faire un jardin, c'est en faisant un jardin. Et eux, ils ne font pas la musique, ils font…

Atem : Oui, mais c'est peut être un manque de maturité aussi. KB : Oui, mais c'est pour ça, il vont mettre du temps. Parce que la maturité, à un certain niveau, ils l'ont. Mais à ce niveau là, ils ne l'ont pas, c'est sûr. Et on ne l'avait peut être pas nous, pendant un certain temps. C'est à dire qu'on a peut être été trop extrémistes dans un certain sens. On a voulu frapper trop haut. On avait trop confiance dans le public.

Atem : Certaines personnes vous ont reproché d'être élitistes à un certain moment. KB : Ce n'était pas une volonté. C'était eux qui étaient en dessous, c'est pas nous qui étions au dessus. On n'était pas au dessus de nous même. On se surpasse, peut être, mais on ne va pas plus loin qu'on ne peut aller. Mais on jouait pour les gens, on cherchait à ce qu'ils viennent, et puis on se demandait pourquoi ils ne comprenaient pas. Ils ne comprenaient pas, parce qu'on était les seuls à le faire, et que les autres cassaient le boulot qu'on faisait.

Atem : Pas seulement au niveau musical, mais au niveau de l'information. KB : A tous les niveaux, parce que la musique en fait, c'est un tout. C'est tellement simple, la musique. Si tu décomposes; c'est peut être dur à jouer, mais c'est tellement simple à sentir. Personne n'est incapable de chanter les mélodies, personne n'est incapable de comprendre les harmonies. Personne n'est incapable de sentir le mouvement d'ailleurs on l'a vu ce soir. On fait Mekanïk, c'est quand même du 7 et du 9/4. Avant, les gens, ils ne comprenaient pas, ils étaient là comme des poireaux.

Atem : Oui, mais il y a un problème d'éducation de la sensibilité - la sensibilité est étouffée à tous les niveaux. KB : Absolument ! C'est à dire que là où on construit 10, on détruit 20, tu comprends. Alors il faut qu'on construise 20 la prochaine fois, mais on te re-détruit 40. A chaque fois on se retrouve avec des ruines creusées. Ca nous demande de plus en plus d'énergie au fur et à mesure.

Atem : Mais il n'y a aucune politique culturelle en France. KB : Oui, mais tout ça, faut pas s'imaginer que c'est par délabrement ou même par volonté politique, c'est une volonté carrément spirituelle. C'est vraiment appuyer la tête des gens dans l'eau pour se sortir de l'eau. Ce n'est même pas la politique tout court, c'est spirituel. C'est carrément sordide, c'est à dire noir, diabolique. C'est plus que politique, c'est diabolique. C'est comme ça qu'il faut le voir.

Atem : Il y a aussi le fait que Magma s'était reformé avec Top. Pourquoi a-t-il quitté le groupe si soudainement ? KB : Parce que Top n'a pas cette notion non plus. Peut-être pas pour toujours. Peut-être est-t- il arrivé à la saisir. Mais il ne ressent pas le besoin d'agir de cette façon là. Et puis, il n'a pas le courage de le faire. C'est clair, il a toutes les qualités du monde, sauf celle là. C'est carrément génial sa façon de jouer de la basse. Mais il est en dessous du niveau du bassiste actuel, parce que sur scène, il est 10 fois moins efficace. Sans être vulgaire, parce qu'il n'est pas vulgaire, ce bassiste là.

Atem : Oui, mais à Rennes en 73, J.Top avait fait un solo extraordinaire. KB : En 73, c'était différent. Il n'en a jamais refait depuis de cette qualité là. Parce qu'il ne s'était pas mis à réfléchir pour le faire. Maintenant, il s'est dit : je vais faire ça, ça, ça, ça… C'était fini, il avait craqué du côté de la sensibilité, et tu ne peux rien faire contre ça. Il a vu que ça ne marchait pas, il a abandonné. Il a fait des chorus à la Renaissance, ça ne nous plaisait même pas. C'était bien, mais il n'y avait pas la folie, ça ne flambait pas, tu vois, c'était un peu froid. De loin, oui, c'est efficace, ça chauffe et tout, mais ce n'est pas du vrai feu, et ça tu peux rien y faire.

Atem : Mais est ce que le fait qu'il ait joué beaucoup comme musicien de session… KB : Il faut voir le problème à l'envers. S'il a joué beaucoup, c'est qu'il est comme ça, parce que peut-être ça le transforme, mais c'est surtout parce qu'il est transformé au départ qu'il le fait. Un peu comme pour la musique de Magma ; il ne faut pas dire "on fait une nouvelle musique" ; on n'a pas fait une vieille musique, c'est tout. On a fait le choix, on a supprimé les vulgarités, automatiquement la musique est arrivée logiquement, physiologiquement, organiquement. Si tu ne manges pas des saloperies, tu manges des bonnes choses. Seulement, si tu te mets à manger des bonnes choses, tu vas te tromper plus facilement que l'inverse, c'est sûr. Tu supprimes déjà, tu fais le nettoyage parce qu'autrement, tu mélanges, et le mélange c'est… Tu es obligé de te tromper, tu n'es pas un Dieu. C'est simple, c'est comme ça qu'il faut partir, toujours. Faire le nettoyage, on peut appeler ça lavage de cerveau, mais j'appellerais ça dépoussiérage ou rabotage… on redécouvre la véritable surface du cuivre.

Atem : C'est quand même difficile, ce rabotage. KB : C'est très dur. Mais c'est la vie. Et plus c'est dur, plus tu es fort après. Si tu as réussi ça, tu as un courage, une force fantastique, qui est sans cesse augmentable.

Atem : Va-t-il faire un album solo ? KB : Il va certainement le faire. Je lui souhaite beaucoup de chance, mais ne crois pas que ce soit efficace.

Atem : Le problème, à ce moment là, est le même pour ? KB : Absolument, sauf qu'il est très loin d'être au niveau de J.Top. Très très loin, malgré les apparences. Ce n'est pas parce qu'on va très vite avec ses doigts sur un violon, qu'on se plie en deux sur les conseils de Christian Vander que… c'est dur à dire, mais il n'a rien fait. Il est arrivé il faisait des chorus de jazz rock. On lui a fait faire un chorus dans Mekanïk… qui a été note par note inspiré par Christian, ainsi que les gestes, tout. Mais il n'y a rien d'authentique, tout est superficiel.

Atem : Son album solo, c'est ni plus ni moins du jazz rock. KB : C'est tout. Parce que ça ne peut pas aller plus loin dans son esprit. C'est pas méchant ce que je dis, il est très gentil. Mais il ne peut pas aller plus haut qu'il n'est.

Atem : Oui, mais il peut évoluer, il est encore jeune. KB : Non, non. Il évoluera dans un certain sens, mais à ce niveau là, il ne pourra pas.

Atem : Il y a des gens qui changent totalement dans leur vie. KB : Oui, par exemple Benoît Widemann, qui à 19 / 20 ans, a changé radicalement. Seulement au départ, il n'était pas comme Didier Lockwood. Ce n'est pas comparable, parce que Benoît est plus intelligent et Didier peut être plus instinctif, animal, mais sans avoir un véritable instinct de pulsation. Il n'a pas ce sentiment là. Tu lui fais faire un bœuf, il n'écoute pas ce que jouent les autres. Il s'écoute sans comprendre ce qu'il joue. C'est difficile. Il joue d'un bout à l'autre sans esprit, sans nuances, sans fil conducteur, sans sémantique, sans chaleur, sans rien. Simplement, il fait un démonstration.

Atem : Sans dynamisme ? KB : Voilà, sans dynamisme. C'est élastique, comme un pétard. C'est pas humain, c'est pas spirituel.

Atem : Alors les chœurs pour Magma, c'est par pour demain ? KB : C'était pour hier normalement. Mais ça va être très dur. On a essayé une vingtaine de filles, on a trouvé une fille qui est là.

Atem : Les filles de Üdü Wüdü et de Mekanïk ne pouvaient convenir ? KB : Oui, mais on a mis du temps quand même pour obtenir ce résultat là. Sur Mekanïk, j'ai fait toutes les voix d'hommes, Christian a fait une partie des voix de filles, j'ai fait une partie des voix de filles; il y a deux filles qui ont chanté - une qui ne peut pas jouer sur scène maintenant, c'est Stella. Parce que c'est pas possible, elle est plantée comme un réverbère d'autoroute, c'est gênant, c'est pas la peine d'avoir des chœurs à ce moment là. Puis il y a d'autres problèmes. Pareil pour Florence qui est là, qui a une très belle voix. Elle connaît tout par cœur, elle a une foi fantastique, mais ça ne suffit pas. On dit que la foi soulève une montagne, mais je ne suis pas sûr. Ou alors, elle n'a pas la foi vraiment au point de changer suffisamment. Peut être que la foi suffirait. Mais alors, il faut du temps. Les chœurs effectivement, c'est un problème. Faut trouver une fille, 3 filles qui aient envie de le faire à 100%, qui aient les possibilités vocales, l'énergie pour le faire. Pas seulement les tournées, un seul concert. On a fait une répétition un jour avec 4 filles, elles sont sorties… Des loques. Parce qu 'elles n'ont pas de souffle, elles chantent avec Sardou, Halliday, Machin tu vois : choubidou, bidou, oua.

Atem : Les nouveaux musiciens ont joué avec qui auparavant ? KB : Avec Stivell. Ils vont faire son prochain disque.

Atem : Mais Magma a d'autres projets, il y a déjà une association au cinéma avec Yvan Lagrange pour son film "Tristan et Yseult ". KB : Vaut mieux pas en parler. C'est un navet lamentable. La musique est superbe, en toute humilité. C'est un des meilleurs disques de Magma, si ce n'est le meilleur.

Atem : Oui, mais il y a un problème de distribution. KB : Oui, il est chez Barclay, introuvable.

Atem : Et on ne trouve Mekanïk qu'en import. KB : C'est un scandale. Mais c'est la preuve aussi d'une conspiration jalouse.

Atem : On ne peut pas dire que Magma, ça ne se vend pas. KB : Magma s 'est vendu à partir du "live". Live, Üdü Wüdü, ça se vend, mais avant, à part Mekanïk, ça ne se vendait pas. Köhntarkösz a été un bide lamentable. On a vendu 15000 albums, et 20000 en Angleterre. Mais c'est rien 15000, tu peux pas imaginer. Le "live", on en a vendu 45000, c'est très bien. Là, on a vendu 35000 de Üdü Wüdü, maintenant, c'est la meilleure vente qu'on ait jamais faite. Le prochain, il faut qu'on fasse au moins 50000 albums ; à partir de 50000, ça commence à être une vente intéressante. Quand tu es à 100000, tu vends bien.

Atem : Oui, mais il y a un problème de distribution aussi. KB : C'est pas simplement la distribution. Si ça plaît aux gens - tu distribues pas, ça se vend, il n'y a aucun problème là dessus. Nous, on a pleuré des années pour ça… évidemment, ça n'aide pas, mais ça ne peut rien contrer. Ange : ils n'étaient pas distribués, ça a plu aux gens parce que c'était à leur niveau, c'était de la chansonnette, et bien les gens ont acheté, c'est tout. Nous, on en vendait pas et eux ont fait un disque d'or : simplement parce qu'ils étaient au niveau, c'était tout différé, de la chansonnette facile et vulgaire quoi…

Atem : A Châteauvallon, le public était divisé, plutôt partagé. KB : Ce n'est pas à cause de la qualité, cela n'a rien à voir. Parce qu'il faut les deux : si tu as du succès et que tu es minable, cela ne veut rien dire, si tu es bon et que t'as pas de succès cela ne veut rien dire, tu es aussi minable que les autres, parce que tu es minable sur un plan qui est essentiel dans le but qu'on vise, c'est aussi essentiel d'être authentique dans la musique que d'être authentique dans l'efficacité.

Atem : Oui, mais on ne réussit pas comme ça. KB : Non. Bob Dylan, il a réussi parce qu'il est un chef ; c'est un pourri peut-être, mais c'est un chef. Les Beatles, c'étaient des chefs, c'est génial, les Rolling Stones, ce sont des chefs, c'est impeccable. Tu vas à un concert, tu n'as rien à dire, c'est parfait, c'est vrai, ça me gonfle un peu, mais… C'est intégral. Tu ne peux rien dire. Tu peux dire ça, c'est vulgaire, tu ne peux pas dire "c'est inefficace".

Atem : Qu'est ce que tu entends par efficace ? KB : Efficace, c'est à dire que même pour les musiciens, c'est bien. Même si tu penses qu'ils sont maladroits, tu penses que dans leur maladresse, ils sont intègres, c'est à dire que c'est authentique les Rolling Stones ; il peut faire ce qu'il veut, Mick Jagger ; c'est authentique. C'est ridicule, mais c'est authentique, tu ne peux pas rire.

Atem : Mais est ce que ça va stimuler les gens ? KB : C'est un autre problème ; c'est pour ça qu'on ne fait pas les Rolling Stones…. Ils ne sont pas au niveau pour le faire. On peut dire "c'est bien", mais c'est pas ce qu'il faut. On peut dire "c'est super", un spectacle vraiment fantastique, et encore c'est pas sur qu'à un certain niveau tu puisses en retirer quelque chose et j'en ai retiré quelque chose des concerts des Rolling Stones et même d'Elton John. J'ai vu un concert d'Elton John, musicalement c'est parfait et au point de vue du spectacle, c'est efficace, t'as rien à dire même si c'est de la chanson.

Atem : Oui, mais tu t'amuses. KB : Mais je ne m'amuse pas forcément, parce que je regarde ! Il y a une densité authentique. Tu peux pas falsifier des trucs comme ça, ou alors, ça tient pas longtemps. Si c'était pas authentique je te jure qu'ils ne pourraient pas le faire. Ca te péterait à la gueule. J'ai vu le concert, crois moi. Bon, c'est aménagé, mais il y a un fond réel. Ils ne pourraient pas jouer dans l'esprit, il y aurait des fautes de goût d'un bout à l'autre. Dans un morceau je ne sais pas lequel prendre, dans tous les morceaux d'un bout à l'autre, il n'y a pas un truc à côté. Ils sont pas à côté de leurs pompes, tout est dedans, dedans et tu ne peux pas le faire avec l'esprit car ils ne sont pas assez intelligents pour ça sauf Mick Jagger, pas les autres, donc ce n'est pas avec leur intelligence mais avec leur cœur qu'ils jouent et ça même si c'est falsifié en apparence, même si ce n'est pas net, même si c'est show-biz c'est authentique et fais-moi confiance, c'est dur de le dire mais c'est vrai.

Atem : Les textes, c'est toi qui les composes ? KB : J'en compose un certain nombre.

Atem : Au niveau de la langue ? KB : Je travaille beaucoup, surtout au niveau des idéogrammes. Mais je travaille au niveau des mots, pas tellement au niveau de la sémantique, là, c'est surtout Christian. Je n'ai pas travaillé sur un idéogramme précis à chaque idéogramme, c'est à dire que j'ai inventé des idéogrammes en fonction (on n'en a pas beaucoup) de chaque élément à représenter, c'est-à- dire que déjà j'ai toutes les personnes, tous les instruments, tous les éléments qui sont représentés par un idéogramme qui est parfait ; j'ai travaillé deux semaines là dessus ; parfait, il peut y en voir d'autres qui seront parfaits, mais il est parfait. Si tu connais bien les gens et les choses qui sont représentées, c'est juste, tu le verras ; mais je ne peux imaginer tout le boulot que cela représente pour faire toute une langue, parce que moi, j'ai pas deux mille ans de rodage. Alors effectivement il faut se baser sur des choses qui sont authentiques et magiques telles que les Egyptiens, la véritable science, ce qu'il en reste ; la compréhension de l'univers à un sens autre que le niveau d'expérience il y a l'intuition, il y a l'esprit, des choses qui ne sont pas dans la science moderne entre autres. Il y a encore le petit Jésus c'est important il a essayé de tout renversé et c'est loupé.

Atem : Dans tes textes, de quoi parles-tu ? KB : Ca, c'est vraiment un problème délicat. Les histoires de Kobaïen, c'est éviter qu'il y ait un niveau d'incompréhension par la sémantique.

Atem : Est ce que c'est purement inventé ? KB : Ce n'est jamais inventé de toutes pièces. C'est à dire que l'invention, ce serait la découverte…

Propos recueillis par P. et Y. Hervé et J.F. Loué. Atem n° 9 Avril 77 (entretien janvier 77)

MAGMA à Elancourt - Rock & Folk n° 123 – Avril

MAGMA à Elancourt (19 février)

Magma joue du rock ! Magma a mis du rock dans le "De Futura" de Janik Top, et c'est tant mieux : la version entendue à Elancourt en est, jusqu'à présent, la meilleure (j'avais l'habitude auparavant de m'endormir au bout de dix minutes). Magmavishnu dédie un morceau a Jim Morrison, et cela sonne étrangement comme le "Crawling King Snake" de "L.A. Woman" en aussi beau. Stevie Vander chante admirablement bien (quelle voix, et puis de le voir debout micro en main comme un crooner, cela va en étonner quelques-uns !), joue du piano et bien sûr de la batterie sur des "chansons" enlevées, dignes de "Songs in the key of life", qu'elles soient ou non dédiées à Stravinsky.

Magma joue du rock. Ce n'est pas plus mal. Mais alors que Magma s'abstienne de démolir ses chefs-d'œuvre. On ne revient pas sur "Mekanïk", en tout cas pas avec ce groupe, ce n'est pas sa musique. On fait une croix et l'on recommence autre chose. Vraiment autre chose. Pour Magma, tout (je n'ai pas encore dit n'importe quoi) mais pas de demi-mesure ; cela ne lui va pas.

Cela dit, la formation actuelle n'offre vraiment rien d'exceptionnel. Benoît Widemann est de retour aux claviers et Guy Delacroix assure fort honorablement une succession délicate (Top). Ce qui a été perdu en virtuosité et en force est gagné en chaleur. Clément Bailly s'en sort très bien, et il y a de beaux plans de batterie entre lui et Vander. Jean de Antony, à la guitare, est le moins convaincant. Quant à Florence, qui double Klaus aux vocaux, elle souffre d'une sonorisation légendairement phallocrate.

Rock & Folk n° 123 - Avril 1977

Le fils de Magma - Best n° 106 – Mai

Le Fils de MAGMA

Ce mois-ci, suite de ce feuilleton qui passionne les sphères du rock français depuis l'an 1970 : les aventures de Magma. "Magma se sépare", "Le retour de Magma", "Magma chez les Bretons", "Magma a disparu", "Magma revient", "Du Rififi chez Magma", etc.

Tout le monde se serait lassé depuis bien des lunes, si les individus qui peuplèrent ces péripéties n'avaient toujours montré un talent et surtout une ambition au-dessus de la moyenne (et pas seulement française). Aujourd'hui, ce serait plutôt "Le fils de Magma", car non seulement le personnel du groupe a changé une fois de plus, mais l'orientation musicale semble prendre un tour tout à fait inédit. Sans aller, comme des bruits circulaient à Paris, jusqu'à affirmer que Magma faisait du "Stevie Vander", on peut dire que sa musique s'est considérablement assouplie, allégée. Cette évolution du répertoire de base est d'ailleurs en strict parallèle avec celle de la composition du groupe. Christian Vander quitte en effet fréquemment sa batterie pour chanter, micro en main, ou s'accompagnant au piano (l'un de ses talents les plus méconnus). Ce fait est rendu possible par la présence du batteur Clément Bailly, précédemment avec Stivell, qui le supplée ou dialogue à deux batteries (c'est pas triste, paraît-il). Klaus Blasquiz chante et percussionne toujours, cependant que Guy Delacroix a repris la basse de Janick Top, ce géant qui ne supportait l'improvisation qu'en musique..., mais s'en sert d'une manière plus traditionnelle. Benoît Wideman est de retour aux claviers, mais, nouveauté, c'est la guitare de Jean De Antoni qui prédomine, conférant à l'ensemble un son moins haché, plus rock.

Seul leader, Vander entraîne sa troupe docile dans un nouveau style qui donne aux piliers du répertoire du groupe, comme "De Futur " (de Janick Top I) ou "Mekanïk Kommandöh" un bain de jouvence mélodique. C'est ce qu'on pourra sans doute apprécier, entre autres, lors du grand concert parisien du 14 mai prochain à l'Hippodrome.

C'est pour Magma, miné par son instabilité chronique, enlisé dans des péripéties discographiques ("Utopia" est dissout) une sorte de dernier sursaut. Chacun se doit de l'aider à réussir.

Christian LEBRUN Best n° 106 - Mai 1977

MAGMA - Rock & Folk n° 124 – Mai

MAGMA

Des nouvelles de Magma, ainsi qu'une mise au point : Magma n'a pas repris une chanson de Doors, mais Christian Vander a écrit un morceau inspiré par le climat de "Riders On The Storm". Le groupe revient d'une tournée de quinze concerts et se prépare pour une soirée exceptionnelle : celle du 14 mai au Nouvel Hippodrome de Paris, à la Porte de Pantin. Les places seront à trente francs. Ce sera un événement où l'information sur des sujets aussi divers que l'énergie douce, l'armée, la vivisection et les sciences para-traditionnelles se mêlera à la musique, le tout dans une atmosphère - paraît-il - druillesque. Cela s'appellera MAGMA-ROCK ! Jouent actuellement aux côtés de Christian Vander et de Klaus Blasquiz : Guy Delacroix (basse), Clément Bailly (batterie et claviers), tous deux ex-Alan Stivell, Jean de Antony (guitares, ex-Patrick Moraz) et Benoît Widemann (claviers), qui fit ses débuts avec Magma à dix-sept ans. Ils disposeront d'un répertoire renouvelé que l'on risque d'attendre longtemps sur disque par la faute d'invraisemblables démêlés entre le groupe, R.C.A. et Utopia, son ancien label. Voilà. N'allez pas dire après cela que vous ne saviez pas.

Quant à François Cahen et Didier Lockwood, deux de Zao, ils joueront en duo en première partie de Shakti les 29 et 30 avril, au théâtre des Champs-Élysées. La musique française se porte bien.

Rock & Folk n° 124 - Mai 1977

Interview - Rock & Folk n° 124 – Mai

TOP

À l'écart des modes et loin de la foule déchaînée, l'homme en noir bâtit dans l'ombre son oeuvre grandiose et solitaire.

JT : Je m'appelle Janik Top. Je n'ai jamais connu mon père, et ma mère était blanchisseuse. Ce qui veut dire que j'ai toujours dû travailler pour vivre, que je n'ai jamais été entretenu. Cela a été extrêmement important dans mes rapports avec la vie et avec des gens qui, eux, n'ont pas toujours été obligés de regarder la réalité en face. A cinq ans j'ai commencé à prendre des cours de piano au lycée musical de Marseille. A neuf ans j'ai attaqué le violoncelle, et un an après, la direction d'orchestre avec Maître André Lhéry, qui est peut-être la personne qui m'a le plus marqué sur le plan musical et humain. Parallèlement, je suivais des études normales au lycée Thiers. En classe de seconde, j'ai arrêté la musique, parce que j'avais eu comme exemple des gens qui étaient arrivés à un très haut niveau dans le classique et qui crevaient la dalle... J'ai donc continué mes études, et la musique est revenue petit à petit, jusqu'à ce que j'abandonne complètement les maths pour elle, en troisième année de fac. Mais j'avais totalement abandonné l'idée de faire une carrière classique, ce à quoi je me destinais au départ. A ce moment-là, j'ai commencé à écouter John Coltrane et Miles Davis.

MB : Avant, tu n'écoutais que du classique ? JT : Oui, on peut dire que j'aime vraiment la musique classique, que ce soit Bach, Bartok, Stravinsky, Prokofiev, ou la musique contemporaine : Varese, Penderecki,… A Marseille, j'avais aussi suivi les cours du groupe de recherche de Frémion, au Conservatoire. On faisait des études de sons ; toutes les définitions, la masse du son, le grain du son. On s'est avalé le solfège de Schaëffer, ce qui représente un boulot considérable. J'ai toujours été assez rigoureux avec le travail. J'aime vraiment ça. Pas le travail imposé, mais le travail personnel, l'amélioration de ses propres capacités. MB : Ça a dû être un choc d'écouter Coltrane pour la première fois, alors que depuis ton enfance tu étais plongé dans le classique ? JT : Ça m'a plu tout de suite. J'y retrouvais certaines formes de la musique contemporaine, quoique ce ne soit pas tout à fait exact, je m'en suis aperçu plus tard : Coltrane avait développé toute une méthode très spéciale de travail, même si certains disent encore aujourd'hui qu'il fait du bruit dans un saxo. Et il y avait quelque chose de plus, qui dépendait du temps présent. C'était de la musique créée sur le moment avec une latitude beaucoup plus grande que dans les musiques classique ou contemporaine. Coltrane et Miles Davis m'ont vraiment montré ce que c'était que vivre le présent dans la musique.

MB : Comment en es-tu venu à jouer de la basse ? JT : Justement en écoutant cette musique, j'ai immédiatement été frappé par la basse, je suis tombé amoureux de cet instrument. C'est à la fois un coussin très moelleux et quelque chose de dur, qui pèse des tonnes et sur quoi tout repose. A cette époque j'ai beaucoup écouté un disque de Miles Davis enregistré à Antibes avec Tony Williams, George Coleman, Herbie Hancock et Ron Carter à la basse. Ron Carter m'a vraiment assis, il y avait quelque chose de plus que les notes...

MB : Dans quelles conditions as-tu appris à jouer de la basse ? JT : Il y a eu un concours de circonstances. Du jour au lendemain j'ai dû remplacer un camarade dans un orchestre régional. J'ai appris le répertoire et j'y suis allé, et je n'avais jamais joué de basse avant. Après, je me suis retiré pendant deux ans tout seul à Aubagne pour travailler l'instrument. Un camarade m'avait prêté un cabanon que j'ai dû retaper pour y vivre, dans une grande propriété appartenant à sa famille. Après, j'ai décidé de monter à Paris, mais avant de pouvoir le faire j'ai dû résoudre des problèmes matériels aussi stupides que passer le permis de conduire, acheter une voiture, un ampli, et résoudre un problème de cordes qui m'était tout à fait personnel. En effet, j'étais habitué au violoncelle qui s'accorde do-sol-ré-la, au début j'ai accordé la basse normalement mi-la-ré-sol, mais très vite cela a dégénéré en mi-sol-ré-la, qui est vraiment un accord hybride, jusqu'à ce qu'une maison de Lyon accepte de fabriquer un do grave spécialement pour moi. Depuis, j'accorde do-sol-ré-la. Et puis j'ai tourné quelque temps autour de Marseille avec des orchestres de bal pour rassembler quelques petites provisions financières, et finalement je suis arrivé à Paris avec 2 000 F en poche. Avec le recul, je m'aperçois que ça ne permet pas d'aller très loin. Mais enfin, ça s'est bien passé. Un camarade m'a hébergé pendant quatre mois à l'oeil, et un mois et demi après mon arrivée je jouais de la contrebasse et de la basse électrique à la Comédie Française dans l'adaptation du "Bourgeois Gentilhomme" de J.L. Barrault. Là, j'ai pris des contacts avec quelques musiciens. Echanges d'adresses. C'est toujours pareil quand on arrive dans une ville, on casse les pieds à tout le monde. On n'arrête pas de téléphoner parce qu'on tourne comme un rat mort dans sa pièce. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à l'Olympia pour accompagner une vedette. Là je ne citerai plus de noms. Et puis au bout d'un mois j'ai craqué. Je m'attendais à tout sauf à ça, surtout après la période d'isolement et de travail intense que j'avais vécue. A la même époque je faisais un peu de jazz avec André Cecarelli, Henri Giordano, Jacky Girodo, et un soir j'étais avec eux à La Bulle quand Christian Vander est venu me voir pour discuter.

MAGMA

MB : Tu connaissais déjà Magma ? JT : Je les avais vus au festival de Chateauvallon, en 72. Ils avaient fait un discours qui m'avait énormément déplu à propos de gens comme Ron Carter qui, disaient-ils, étaient plus là pour faire un gala qu'un festival de jazz. Un certain manque de tolérance m'avait frappé. Aujourd'hui, je sais qu'à l'époque c'était à cause de Giorgio Gomelsky. Quand j'ai rencontré Christian il s'est vraiment passé quelque chose, c'est pour cela que je suis entré dans Magma. On a travaillé, et petit à petit se sont accumulés des faits qui, en eux-mêmes, n'avaient aucune importance. Mais il y avait une somme de malentendus que personnellement j'interprétais comme étant autre chose que des malentendus.

MB : Comme étant quoi alors ? JT : Quand je fais quelque chose avec quelqu'un, je considère toujours qu'il est là, en face de moi. Or, et là je parle de façon générale, j'ai toujours été frappé par l'égoïsme généralisé. Certaines choses m'avaient pas mal remué, j'ai donc arrêté ; on avait fait deux disques : " Mekanïk Destruktïw Kommandöh " et "Köhntarkösz", sur lequel il y avait "Ork Alarm", ma première composition pour Magma. Musicalement ça se passait bien, on a fait cinq tournées en Angleterre et ça déménageait. On aurait vraiment pu faire quelque chose s'il n'y avait pas eu de problème humain. On peut dire, bien sûr, qu'il ne faut pas y attacher d'importance, que le public s'en fout et n'est là que pour la musique. C'est vrai. Mais dans le fonctionnement du groupe, pour moi, cela a une très grande importance. Sinon, on est ensemble pourquoi ? Moi, je réponds : pour rien. Je sais qu'il y a des groupes très connus où les gens sont tout sourire sur scène, et sitôt dehors prêts à se balancer des chaises sur la tête. Mais ça ne m'attire en aucune façon. Alors j'ai continué à travailler de mon côté, et pour le festival de jazz de Nancy, Gomelsky m'a proposé de monter quelque chose. Ça tombait bien, je venais de composer "De Futura". Or, à Nancy, il a été annoncé: Utopic Sporadic Orchestra de Giorgio Gomelsky et Christian Vander, alors que je venais de passer six mois de boulot sur ce truc. Ça m'a donné une bonne leçon : j'ai toujours donné ouvertement ce que j'ai fait, mes idées. Jamais rien n'est sorti sous mon nom. Mais après on se retrouve "ayant donné", un point c'est tout. Or dans ce métier, beaucoup de gens connaissent et appliquent le célèbre proverbe chinois : "Quand il y en a pour deux, il y en a forcément pour un". Après ça je devais sortir un disque, mais il y a encore eu des magouilles sur lesquelles je n'ai pas envie de m'étendre. En février de l'année dernière, j'ai revu Christian et on a beaucoup discuté pour refaire Magma. J'oublie un petit peu trop vite ce qui se passe, mais je considère qu'il n'y a rien de statique, que chacun peut changer ses points de vue et revenir sur ses erreurs. Je fais confiance, et je ne le regrette pas. C'est une très bonne école, de même qu'essayer de voir les choses comme elles sont au lieu de divaguer dans des discours philosophiques hautement imbus de soi-même sur la connaissance. Or il n'y a pas de discours, ou du moins on les laisse à ceux qui sont faits pour en faire. Mais c'est une autre histoire.

MB : Comment s'est déroulée cette deuxième expérience avec Magma ? JT : Comme je le disais, tout s'était très bien passé au niveau de la discussion. Mais je me suis très vite rendu compte que quelque chose n'avait pas évolué dans nos rapports, à savoir que quand on avait décidé de faire quelque chose, il fallait que tout de suite le contraire se passe. Il faut prendre son temps quand on monte un nouveau groupe, agir avec parcimonie et raison. Les caprices ne changent rien à l'affaire.

MB : Tu vises qui ? JT : Encore une fois, je parle de façon générale. Mais si tu me poses la question précisément, je peux dire que Christian est très capricieux. Je ne voulais pas repartir sur des bases que je ne trouvais pas solides. MB : Au moment des concerts du Théâtre de la Renaissance, une grande partie du public semblait trouver la musique très dure... . JT : Il faut dire qu'on a d'abord monté le répertoire dur. Personnellement je jouais aux claviers la " Musique des Sphères ", qui n'est pas une musique dure, bien au contraire. Mais il faut replacer tout cela dans son contexte. Si un producteur met sur le devant de la scène deux nanas habillées d'une certaine manière avec beaucoup de poudre, de lumière et de perlimpinpin, ça marche. Mais ça n'a rien à voir avec la musique. Pour passer en radio il faut faire des morceaux de 2'30, coulés dans le moule de la pub, pour que le rythme ronronnant et marchand ne soit pas brisé. Moi je crois qu'il y a de la place pour tout le monde. Si quelqu'un aime telle ou telle pop-star, je ne vois pas pourquoi il ne l'aurait pas. On n'a pas à frustrer les amateurs de mouchoirs et de limousines. Autrement on fait quelque chose d'élitaire, on dit qu'on va l'imposer, et que quelqu'un qui n'aime pas ça sera passé au four... Ce n'est pas ma conception. Mais je crois qu'il y a un public et une place pour la musique que j'aime faire. Ce sera à moi de le prouver, et c'est une chose à laquelle je vais m'employer. Les gens ne sont pas bêtes, même si on veut le faire croire. C'est quand même dingue qu'en privé tout le monde avoue que la radio est dégueulasse mais qu'il faut bien qu'elle soit comme ça à cause des autres... S'il y a de courts morceaux sur la face 1 de " Udü Wüdü ", c'est uniquement pour des raisons de ce genre.

MB : Que fais-tu en ce moment ? JT : Je travaille. Je compte réserver une surprise pour la rentrée, ou pour l'année prochaine, je ne suis pas pressé. Car j'ai pris la décision, après la cassure de Magma, de ne plus vivre de la musique, parce que cela amène à faire un produit, et que quand on a ce produit, il ne faut plus le lâcher. C'est devenu une image de marque. C'est triste. La chose fondamentale, c'est la remise en question permanente, et c'est incompatible avec le " marché ". Je vis donc d'un travail que je fais de mon mieux, mais qui est totalement dissocié de mes activités musicales.

MB : Quel travail ? JT : Je fais des séances d'enregistrement en studio avec des "vedettes". Je ne citerai pas de noms. C'est un travail. En marge, en prenant tout mon temps, je fais la musique qui me plaît, et , quand quelque chose sera prêt, je le porterai à la connaissance du public. D'ici quelque temps j'espère travailler avec Henri Giordano, que personne ne connaît, mais qui est vraiment une montagne, quelqu'un du calibre d'Hancock.

MB : Tu as recommencé à jouer des claviers ? JT : Oui. Dans ma musique il y a , principalement deux voix : une, ancrée dans le sol, qui rentre dedans, c'est la basse. Et puis il y a la voix du nuage, les claviers. Le mélange des deux va donner ce que je vais faire bientôt.

MB : Quelle musique écoutes-tu en ce moment ? JT : J'écoute de la musique par périodes. En ce moment je réécoute beaucoup Coltrane. Je déchiffre au casque tous les " Mikrokosmos " de Bartok. J'écoute un peu ce qui se fait, mais n'y trouve pas vraiment ce que je cherche. C'est trop une période d'engrenage, et pas seulement dans la musique. Le grand proverbe, c'est : " Plus vite, on n'entend rien ", ou bien " Plus fort, c'est pas assez vite " ! Tout est un peu gratuit. Weather Report est peut-être le seul groupe qui puisse à la fois jouer et créer un certain climat. Je dis bien un certain climat, ça ne va pas au-delà. Mais il y a un climat certain.

MB : Et parmi les bassistes? JT : Celui qui m'impressionne le plus, c'est Michael Henderson, le bassiste de Miles Davis. Pastorius et Stanley Clarke sont des instrumentistes fantastiques, mais je trouve que quelque chose manque au point de vue climat.

MB : Les groupes de rock? JT : J'adore certains trucs des Stones, qui ont vraiment décoiffé. Ils avaient ce que j'appelle le " grain ". Mais il y a longtemps que je ne les ai pas écoutés. Pink Floyd à un certain moment allait dans la direction du climat, mais je crois que maintenant ils se sont totalement reformés au moule commercial, avec quand même toujours un petit voile au loin, derrière, ce qui est étrange chez des gens comme ça.

MB : Pourquoi des " gens comme ça " ? JT : Ce que je voulais dire, c'est qu'ils n'ont aucune technique, mais il y a des gens, comme Hendrix, qui ont des choses à dire et qui le disent avec rien, avec aucune technique.

MB : McLaughlin ? JT : Des trucs m'ont plu, principalement quand il était avec Miles Davis. Après, j'ai moins aimé. J'ai trouvé ça très froid. Je crois qu'avec Shakti il se retrouve, j'ai de nouveau senti ce " grain " qu'il avait avant. Mais je voudrais revenir sur la technique : c'est un outil qu'on doit perfectionner au maximum, et c'est tout. Il ne faut pas l'utiliser en permanence au détriment du feeling et de la musique, il ne faut pas que ça devienne de l'acrobatie.

MB : Magma ? JT : On n'a jamais passé assez de temps sur un disque pour vraiment sortir le son. Dans tous les disques de Magma, il y a un voile sur la musique, qui filtre l'énergie. Mais il aurait fallu passer six mois sur chacun... Stevie Wonder a bien mis deux ans. Il faut dire qu'il a les moyens et que les carrières musicales sont aussi des carrières financières.

MB : Tu aimes Stevie Wonder ? JT : Je trouve ça un peu trop parfait, un maximum. Je parle du swing intérieur. Ceci dit, son domaine, c'est la chanson. Disons qu'il transcende un moule dans lequel je ne veux pas avoir à me couler.

MB : Il y a une impressionnante série de disques de James Brown sur ta cheminée... ? JT : Oui. Quand j'ai commencé à écouter Coltrane, il y avait aussi les premiers éléments du rhythm'n'blues, avec là encore une place prépondérante de la basse. J'aime beaucoup James Brown. Par contre, ce que je ne comprends pas, c'est quelqu'un comme Hancock, qui se met à faire du James Brown sans James Brown. Ça ne veut rien dire. Surtout pour quelqu'un comme lui, qui a un toucher de piano incomparable. Au point où il en est arrivé, avec tous les contacts possibles dans le monde musical au niveau mondial, il pourrait tout se permettre. Mais s'il a fait tout ça pour en arriver là, je ne comprends pas. Enfin il y a tout un style de musique dont on ne sait pas très bien s'il est fait pour les boîtes ou pour les autoroutes : tous les temps à la grosse caisse, un bon petit riff de guitare, un thème facile que tout le monde va retenir très vite. Moi, dans ma bagnole, je peux écouter n'importe quoi. Mais on ne peut pas parler de la musique sans parler de ce qu'il y a autour, de la situation générale.

MB : Parle donc de ce qu'il y a autour… JT : Là, on en arrive au fond. On commence à s'apercevoir que les fondements des théories qui avaient cours au 19ième siècle et qui ont fondé l'essor économique de l'Occident étaient faux : la terre n'est pas infinie et ses ressources ne sont pas inépuisables. Il faut très vite faire machine arrière, arrêter l'engrenage économique qui, aussi bien, se reflète dans la musique. Ce n'est plus un problème de répartition des richesses, mais simplement de vie ou de mort pour l'homme. Ça suppose une prise de conscience radicale qui doit partir de chacun. Quant aux moyens concrets de ce désengrenage, je ne les connais pas très bien. Mais je reste optimiste. Il faudra bien que quelque chose soit fait, même peut-être au dernier moment, sinon c'est la catastrophe.

MB : Que penses-tu du mouvement culturel qui s'est greffé autour du rock, la drogue, etc. ? JT : Toutes les sociétés ont eu leur dérivatif. Après la société du vin, peut-être va-t-on vers celle de l'herbe. C'est un problème d'individus. Je crois qu'à certains ça peut apporter quelque chose, à d'autres non. Le danger, c'est que les gens deviennent de plus en plus incapables de se donner une discipline personnelle. Beaucoup projettent ce qu'ils recherchent, c'est-à-dire la puissance, dans les autres, que ce soit une pop-star ou un gourou. C'est plus facile qu'essayer de se voir en face. J'ai très peu de connaissances historiques réelles. Ce qui m'a plongé dans ces considérations, c'est l'expérience de ma propre vie, et la découverte d'autre chose que le pur engrenage matériel, un certain travail sur soi, l'épuration des projections.

MB : Alors que penses-tu des discours de Vander ? JT : Chacun est libre de vouloir devenir le maître du monde. Il y a beaucoup de gens comme ça.

MB : Le sens de ma question, c'était : est-ce que les gens qui étaient dans Magma à un moment donné partageaient tous sa conception des choses ? JT : Non, bien sûr. Tu mets le doigt à l'endroit où il faut. Il y a eu un contact immense entre nous, malgré un désaccord total sur le fond. Il n'y a que Klaus qui soit dans la même histoire que Christian. Pour résoudre ce genre de problème, il faut se battre contre soi, et je souhaite vraiment à Christian de se rendre compte un jour.

MB : Pour beaucoup de gens, la musique de Magma est une musique sombre, angoissée... JT : On m'a beaucoup dit ça. J'ai traversé des périodes très dures aussi, et à ce moment-là ça devait bien correspondre à ce que je ressentais. Et puis on peut dire que depuis deux mille ans il y a toujours eu des gens qui percevaient une certaine vision de l'Apocalypse. Et ce sont quand même eux qui ont fait l'Art, plus que ceux qui parlaient des petites fleurs et des amours à l'eau de rose. De toute manière, la seule chose qui compte, c'est de dire et de faire ce qu'on sent, d'être en accord avec soi-même.

MB : Pour " Köhntarkösz ", tu avais écrit " Ork Alarm ", pour " Udü Wüdü ", "Ork Sun ". Qu'est-ce que : Ork ? JT : Pour essayer de faire comprendre un peu ce qu'était ma musique, j'avais imaginé qu'il existait une planète complètement mêlée à la nôtre : c'était Ork, dont les habitants étaient aux machines ce que les machines sont à l'homme. Mais comme ils vivaient dans une autre dimension, nous ne pouvions pas les voir. Bien sûr, la transposition de l'histoire, c'est que nous sommes les habitants d'Ork, que nous nous croyons hommes mais que nous sommes machines. C'est une histoire très schizophrène.

MB : Tu m'as dit que tu ne sortais pratiquement plus de chez toi. Pourquoi ? JT : Parce que dehors, c'est la folie, l'agression perpétuelle, Vous êtes en bagnole à 90, c'est limité à 80, et vous êtes talonné par des mecs qui multiplient les appels de phare, vous font des queues de poisson, etc.

MB : Et tu es quand même optimiste ? JT : Oui. Je crois que les gens réfléchissent plus que par le passé, même s'ils acceptent le conditionnement parce qu'après tout c'est beaucoup moins fatiguant. Et mon seul souhait, c'est que la paix règne dans les coeurs...

AVERTISSEMENT : J'ai entendu les bandes secrètes de Janik Top. Le directeur de maison de disques qui refusera de lui signer un contrat, et ce à n'importe quel prix, commettra une grossière erreur. IL SERA VIRÉ DANS DEUX ANS. - (propos recueillis par MICHEL BOURRE).

Rock and Folk n° 124 - Mai 1977

Vander au piano - Libération - 14 mai

Après bas-rock, beau-rock : Magma-rock VANDER AU PIANO

Seuls les imbéciles ne changent pas. Et Christian Vander n'en est certainement pas un : la preuve, il a lui-même introduit dans son groupe un élément indispensable à la survie de sa musique : un autre batteur.

Ce deuxième batteur s'appelle Clément Bailly, on l'a déjà entendu jouer avec Hamsa-music et Alan Stivell. Sur scène, il a mis sa batterie 3 pas derrière celle de Vander. Une allée de cymbales (12) installée sur 2 rangées parcourt la scène d'une batterie à l'autre, comme un immense couloir. Percussions envahissantes, mais Klaus Blasquiz (le chanteur) est maintenant accompagné par une série de choristes, qui répondent à Vander à chaque fois que celui-ci chante et joue aux claviers... Nouvelle formation pour Magma qui garde une forte rythmique de guitare et de claviers. Voilà comment Vander parle de son prochain concert :

Nous avons l'habitude d'essayer toutes les salles et nous n'avions jamais joué dans l'Hippodrome, aussi nous avons voulu faire un concert exceptionnel et introduire les idées nouvelles d'animation de la salle et du public en même temps que notre musique, Jacques Pasquier et le Chariot-théâtre ont prévu une série d'interventions spectaculaires qui donneront du piquant au spectacle.

Tu joues des claviers sur scène maintenant, en joues-tu autant que de la batterie ?

Sur scène je joue plus de batterie que de claviers. Mais j'ai toujours rêvé d'avoir une deuxième batterie, pour pouvoir jouer du clavier et chanter. Quand tu joues de la batterie tu ne peux pas chanter en même temps, cela fait appel à deux sens trop différents et cela demanderait de se dédoubler complètement. Alors que les claviers, c'est Stravinsky qui expliquait ça, c'est aussi une rythmique. C'est la continuité de la batterie, mais tu peux chanter en même temps. En fait tu tapes toujours sur quelque chose.

Donc maintenant tu introduis des chose douces dans Magma ?

Maintenant on essaie de les faire plus lisibles. Mais la douceur a toujours été l'essence même de Magma. C'était beau, c'était pur et on était obligé de palier les manques de choristes et de cuivres par la batterie. Je pensais que la caisse claire pourrait remplacer dix chants. Ça tenait par la foi. Rien d'autre. On mettait tellement d'énergie que quand on chantait à deux on avait l'impression d'être 2 milliards. C'est toujours la même musique mais on fait plus sortir l'autre côté. A l'époque où tout le monde hésite entre le cool et le rock, nous on veut faire un mélange. La vie c'est comme le blues, y'a tout là dedans !

A l'Hippodrome de Paris, Porte de Pantin : Samedi à 19h 30.

Libération - 14 Mai 1977

MAGMA à Saint Nazaire - Antirouille n° 16/17 – Juin

MAGMA à Saint Nazaire

Ce soir à St Nazaire, au Hall de la Soucoupe, a lieu le concert de Magma. Un endroit qui porte bien son nom car, vu de l'extérieur, on croit à une soucoupe volante de béton, échouée là par hasard. En réalité, c'est une très belle salle de trois mille places.

16 heures, les techniciens sont déjà sur les lieux et installent la sono, les éclairages, les instruments… Car Magma est une grosse machine. Un matériel considérable : plusieurs claviers, deux batteries, une grosse sono puissante, deux rampes d'éclairages bien fournies en spots…

17 heures 30, le groupe arrive, sans Vander le batteur, qui n'est pas encore revenu de Paris.

Magma est un groupe qui existe, maintenant, depuis 7 ans, mais qui a souvent changé de musiciens. De la première formation, seuls Klaus Blasquiz et Christian Vander restent. Se sont joints à eux : Clément Bailly qui seconde Vander à la batterie mais qui chante et joue aussi du piano électrique, Benoît Wideman aux divers claviers et synthétiseurs, Guy Delacroix à la basse, Jean De Antoni à la guitare et les choristes , Florence Von Werle et Lisa.

Le matériel en place, la sono réglée, il reste presque 2 heures avant le début du concert : on n'attend plus que Vander. Car c'est lui qui a le rôle prédominant dans Magma et ça personne ne se le cache. "Pour l'élaboration des morceaux, explique Benoît Wideman, c'est assez simple, c'est à peu près toujours le même scénario. La composition principale est faite par Christian Vander, qui amène une trame de piano, et une mélodie chantée. Ensuite, le travail pour chaque instrument est, en partie, fait ensemble. Ca prend du temps et ça demande de l'énergie. Bien sûr, j'ai eu envie d'apporter mes thèmes, et c'est normal dans la mesure où je me sens une mentalité de compositeur. Il est évident que j'avais envie que ma musique soit jouée sur scène. Mais il faut être réaliste, Magma c'est la musique de Christian Vander et si j'ai envie de faire la mienne, je m'en irai de Magma. La différence entre Magma et la plupart des autres groupes, c'est que nos concerts ne sont pas une suite de petits morceaux qui s'enchaînent n'importe comment. C'est un tout. Et si quelqu'un d'autre, même du groupe, apporte un morceau, il sera différent des autres et cassera le rythme, l'évolution du concert."

En effet, la musique de Magma a une espèce de fil conducteur. Pourtant très pop, très rythmée, la batterie jouant un rôle prédominant, elle fait penser à une messe noire, où le groupe crée un monde autre et vous y emporte. Et tout cela symbolisé par les Kobaïens, leur langage, leur planète. Un monde qu'ils ont inventé, une nouvelle langue qu'ils ont créée de toutes pièces et dans laquelle ils chantent : "C'est un peu comme la musique, c'est un nouveau langage à apprendre. Même si tu ne le comprends pas, tu peux le ressentir. D'ailleurs il n'est jamais question pour personne de comprendre tout ce qui se passe à un concert et pas plus pour nous. C'est une langue musicale et elle n'est pratiquement pas utilisable dans la vie courante. Elle comporte 800 mots, mais par exemple, elle comporte le mot apocalypse, pas le mot pomme de terre. C'est une langue qui s'est faite plus qu'elle n'a été faite : Christian chantait en kobaïen avant de décider de le créer".

Mais dans ce groupe où Christian Vander est pour le moins l'élément moteur, on a vite tendance à penser que Magma c'est Vander et ses musiciens. Clément Bailly, lui, préfère dire que c'est une collectivité, où il y a quelqu'un qui met les points sur les "i". Un groupe avec un leader. "Et puis, renchérit Benoît, on est tous payés à tarif fixe, environ 500 francs par soir et tous les membres du groupe sont au même tarif". Pourtant, ni l'un ni l'autre ne sont capables de dire si oui ou non les choristes sont aussi payées le même prix. Ils ne le savent pas… "C'est un arrangement entre les intéressées, l'équipe de management, qui s'occupe de la situation financière du groupe et Christian, explique Klaus. S'il y avait le moindre problème ça se saurait et vite". Mais pourquoi attendre les problèmes pour se mettre au courant ?

Surtout quand on passe la plupart du temps ensemble : en tournée où ils ne peuvent pratiquement pas se séparer et aussi en dehors, quand ils sont à Paris. La plupart ont une vie familiale, une femme, un enfant ; mais ils ne veulent en aucun cas mélanger ces deux vies très différentes : "Une tournée c'est déjà dur comme ça, mais ça poserait encore plus de problèmes avec nos femmes ou copines".

A Paris, les membres du groupe se retrouvent souvent pour passer une soirée ensemble, déconner, mais chacun a sa vie privée. "On se voit beaucoup, mais on vit chacun chez soi. On n'a pas l'état d'esprit des gens qui vivent ensemble, explique Clément Bailly. Notre communauté, c'est la musique. La plus belle manière qu'on ait de vivre ensemble, c'est en faisant de la musique. Quant aux détails : avoir des piaules les unes à côté des autres, c'est sans importance. D'autant plus qu'on vit six mois de l'année en tournée, donc les uns sur les autres et qu'on a donc besoin de décompresser".

21 heures. Dans les coulisses, les musiciens s'impatientent car Vander n'est toujours pas là. Le groupe Art Zoyd passe en première partie… Ils sont déjà sur scène. Et puis tout s'arrange, Vander arrive, prend un bon quart d'heure pour régler sa batterie pendant l'entracte… et magma jette ses premières notes, les premiers fils de la toile que ce soir ils tisseront à la perfection. Et l'ambiance va monter dans la salle, envoûtée par la musique. Devant, ils sont déjà une cinquantaine à "danser". Et surtout cette impression qu'il se passe toujours quelque chose entre le public et le groupe… même si au départ la musique ne m'accrochait pas tellement, à cause de son côté sérieux et gigantesque. L'impression que quelque chose d'incontrôlable me prend, nous prend.

Ensuite, les rappels… et l'hébétement dans la salle quand les lumières se rallument.

Propos recueillis par Arnaud. Antirouille n° 16 / 17 - Juin 1977

L'Ars Magma - Interview Christian & Klaus - Le Sauvage n° 43 – Juillet

L'Ars Magma Ou comment porter à l'état de fusion la musique et l'utopie

Antoine de Caunes interroge Christian Vander et Klaus Blasquiz, les deux démiurges de Magma. Et Moebius, ténor de la B.D., y a mis sa note.

Ce fut un grand ménage dans le cosmos : en 1969, un groupe de musiciens - Magma - annonçait la naissance d'une planète nouvelle, Kobaïa, située par delà l'espace et l temps, encore inconnue du système solaire ou commercial. Les kobaïens proclamaient furieusement : "Terre, tes systèmes écrasent et tes révoltes assassinent : en fait, tu ne détruis que ce que tu ne comprends pas. Nous savons que tu seras aussi détruite. Notre musique est pour la beauté que tu veux ignorer et pour la haine de ton évolution maudite… Que tous ceux qui étouffent ici-bas nous suivent… Terre, tu n'es déjà plus qu'un oubli". Comme le déclare Christian Vander, leader du groupe : "Quand nous jouons, nous offrons notre cœur". Lors des concerts de Magma, nul ne peut rester insensible devant cette force qui submerge soudainement tout, dans un élan irrésistible, entraînant l'esprit et les sens dans un courant barbare où la danse, le dérèglement et la transe ne font plus qu'un. Sur Kobaïa la vie s'écoule désormais dans le bonheur et la beauté, et sur terre, la lutte garde son intensité première. Les deux démiurges, Christian Vander et Klaus Blasquiz, chantent ici les délices de leur nouveau monde.

Magma fusionne le discours et la musique. Du discours, on retient surtout le caractère utopique. Pourquoi avoir choisi l'Utopie ? CV : Je dirais que l'Utopie, ou du moins ce que l'on nomme tel, est née pour moi d'un long silence. Pendant toute mon adolescence, je n'ai pas dit un mot. J'écoutais les gens mais je ne parlais pas, parce que je me sentais complètement étranger à toutes leurs préoccupations. En fait, je ne savais pas si j'étais fou ou si c'était le monde qui l'était. Les politiciens discutaient à longueur de temps, et les gens discutaient des discussions de politiciens. Pendant ce temps-là, les étoiles tournaient impassibles, indifférentes à ce qui se passait sur terre. Dans la mesure où je savais que ce jeu ne durerait pas longtemps, et qu'il fallait changer le plus vite possible, j'ai décidé de combattre, animé d'une haine énorme, ce que tous ces gens avaient fait de la terre, avec une certitude absolue que l'on pouvait définir ainsi : l'âme humaine est omnisciente et toute puissante. La seule chose que l'homme puisse faire pour elle, c'est détruire tous les obstacles qui veulent s'opposer à son épanouissement.

KB : Nous sommes profondément convaincus que l'humanité est en train de se détruire, et que l'on ne peut plus faire confiance aux hommes politiques. Il est évident que le seul combat véritablement révolutionnaire ne peut être que total et doit s'intéresser à la nature même de notre présence en ce monde. Tous les systèmes politiques s'effondreront tant que l'homme ne se sera pas modifié totalement. Or, les seuls enseignements susceptibles de modifier l'être humain, de lui redonner la conscience d'une identité cosmique, se trouvent en général dans les écritures sacrées. Ce dont nous parlons, c'est plutôt d'une société des étoiles.

Sans parler de mystique, il est clair que vous vous rattachez à une spiritualité. De quelle manière exactement ? KB : Nous avons foi dans la grande réalité, qui est la réalité englobant l'être en général, et dont nous ne percevons sur terre que l'apparence, le symbole. Cela pourrait se rattacher au mythe de la caverne de Platon. Le cerveau, que le matérialisme considère comme la clé de l'humanité, n'est pour nous qu'un intermédiaire fini, limité, inapte à appréhender ce qui dépasse l'homme, l'univers, l'infini, c'est-à-dire ce que certains appellent Dieu.

Il faudrait peut-être éclaircir un peu ce terme de foi. CV : La foi, c'est la volonté, l'énergie. Si l'on est animé par la foi, l'énergie ne vient pas du moi. Si elle vient du moi, elle s'effrite avec le temps, et on s'épuise peu à peu. Les gens qui veulent détruire se fatiguent. Il est plus facile d'être que de détruire, parce qu'il faut énormément plus d'énergie pour détruire que pour être. Quelqu'un qui est, s'il est animé par des forces gigantesques, on ne le dérange pas. Il faut partir du principe qu'on est au départ un récipient plein qui doit se vider pour accueillir les forces essentielles. Moins le moi parle, moins il y a de vulgarité, plus on peut parler d'absolu.

Quelle vulgarité ? KB : Il ne faut pas se tromper sur les termes. On peut citer le principe de la nécessité intérieure de Kandinsky, composé de trois nécessités mystiques, progressives. 1) Chaque artiste, comme créateur, doit exprimer ce qui est propre à sa personne. 2) Chaque artiste comme enfant de son époque doit exprimer ce qui est propre à cette époque (l'élément de style dans la valeur intérieure). 3) Chaque artiste comme serviteur de l'art doit exprimer ce qui en général est propre à l'art (élément d'art pur et éternel qui n'obéit comme élément essentiel de l'art à aucune loi d'espace ni de temps). Il est évident que c'est la prépondérance du troisième élément dans une oeuvre qui est l'indice de la grandeur de cette oeuvre, et de la grandeur de l'artiste.

Quand on vous voit sur scène à la batterie, on a l'impression d'une lutte sans merci entre l'instrument et vous, même d'une relation de complicité et de tendresse. CV : Quand Magma est né, en 69, je considérais que les gens qui venaient aux concerts (nous jouions surtout dans des clubs) étaient des ennemis. Ils écoutaient un peu, bavardaient en buvant et je savais que c'était à cause de gens comme eux que Coltrane était mort. A chaque fois que je donnais un coup sur une cymbale, j'y mettais la même puissance que s'il était agi de tuer quelqu'un. J'ai mis du temps à comprendre que les gens venaient finalement pour nous écouter. Je gardais la même énergie, mais l'idée avait changé. Je ne voulais plus me battre contre eux, mais avec eux. J'ai toujours joué jusqu'à l'épuisement. J'essaie de donner l'énergie aux gens pour qu'eux aussi aient envie d'en donner à leur tour. La batterie est un prolongement de moi-même, un fil conducteur, avec qui j'ai des relations de force, de tendresse et d'humour en même temps. Je sais qu'elle attend ça, qu'elle sait faire preuve de douceur et d'agressivité mais qu'elle ne veut pas d'un comportement précieux. On nous a souvent reproché la longueur des morceaux, l'invariabilité du tempo. Si nous jouons des phrases très longues, très étirées, c'est parce que, entre autres raisons, je deviens, après un certain temps, une machine possédée, hypnotisée.

Quels sont les compositeurs qui vous ont influencé ? CV : Beaucoup de monde ! Je crois que le plus important de tous, c'est Stravinsky. Egalement Bartok, Penderecki, Messiaen et certains passages de Carl Orff, bien que l'ensemble de son oeuvre soit relativement pauvre, d'un point de vue rythmique.

De quelle manière composez-vous ? CV : Généralement, une composition me prend beaucoup de temps, souvent plusieurs mois. Si je passe une journée assis devant un piano, le véritable moment privilégié où je me mets à écrire est rare. Par contre, dans ce moment-là, je me sens complètement habité, comme si des forces me poussaient à extérioriser la musique. La musique m'est souvent inspirée en rêve par un personnage qui apparaît en la chantant, ou bien en s'exprimant par poèmes. J'ai transcrit plusieurs morceaux de cette manière, en me levant aussitôt, au milieu de la nuit. Les lignes mélodiques et les chants sont écrits, et nous travaillons ensuite en groupe, en améliorant la partition.

Un des thèmes majeurs de l'inspiration de Magma, c'est l'énergie. Vos concerts sont d'ailleurs de véritables décharges frappant les spectateurs. CV : Cette énergie, nous l'avons située symboliquement quelque part dans l'univers, sous la forme d'un être qui comprend tous les espaces, toutes les dimensions et que nous nommons en kobaïen, notre propre langue, Kreuhn Köhrmahn. Métaphoriquement, cet être représente l'homme parfait. Nous nous sommes aperçus qu'il était impossible de faire tourner notre tête de plus de 180°, alors qu'il devait être possible de la contrôler totalement, grâce à l'esprit. Quand on est ouvert à cette énergie, et qu'on arrive à en capter quelques poussières, on prend conscience de l'existence de deux êtres en soi : celui qui vit sur terre et qui peut se passionner pour certaines choses ; et l'autre qui sait en permanence que tout cela n'est rien. Si tous les gens avaient cette perception, il n'y aurait plus de problèmes, on passerait à travers les murs. J'écris actuellement un livre dont le titre est : "La mer se jette dans la Seine".

Magma, dans son discours, fait des références constantes à l'Egypte ancienne et à la science-fiction. Pourquoi un tel bond dans le temps ? KB : Nous croyons en un monde intemporel. Les Egyptiens pensaient ainsi qu'il n'y avait que des "renvois" : ils ne croyaient pas au développement et au progrès. Christian et moi, nous avons été fortement influencés par l'Egypte. Christian voulait être égyptologue, de mon côté, je me suis intéressé à cette civilisation quand j'étudiais l'histoire de l'Art, aux Arts Appliqués. Pour les Egyptiens, l'homme se posait en miroir de l'univers, en même temps qu'en symbole. Microcosme à l'intérieur du macrocosme, chaque erreur qu'il commettait par rapport à cette harmonie entraînait des conséquences désastreuses. Les Egyptiens construisaient en fonction des principes de l'harmonie divine et des rapports sacrés, qui sont des règles mathématiques et géométriques. Ces lois d'harmonie permettent d'établir des canevas parfaitement équilibrés en même temps qu'un code de lecture intemporel et universel. La tradition occidentale a respecté ces lois dans sa magie, son alchimie et son architecture. Le Grand Oeuvre, les cathédrales, sont parmi les meilleurs exemples de cet héritage technique et spirituel. Les bâtisseurs de cathédrales savaient que sans le nombre d'or, on ne construit pas de choses parfaites.

Qu'est-ce que ce nombre d'or ? KB : Pour les géomètres, le nombre d'or correspond au partage d'une droite en moyenne et extrême raison, c'est-à-dire que la plus petite partie d'une ligne obéit au même rapport à la plus grande que la plus grande au tout. Mais surtout, comme le disait Valéry, le nombre d'or, "c'est l'équilibre entre le savoir, le sentir et le pouvoir".

Et la science-fiction ? CV : J'aimerais qu'on élimine ce terme qui correspond pour moi à un blocage. Il me semble réducteur par rapport à ce qu'il représente, c'est-à-dire un nouveau monde de l'imaginaire.

KB : D'ailleurs, le nom américain original, "heroic fantasy", convient mieux. Pour nous, la science fiction est une utopie romanesque qui s'étale du genre fantastique à la politique fiction. Ce qui est certain, c'est que ces romans se présentent le plus souvent sous forme de paraboles. Si nous l'avons utilisé, c'est uniquement dans cet esprit-là. Il fallait qu'on marque nos idées symboliquement afin d'avoir des garde-fous.

A propos de symboles, le spectacle de Magma en est manifestement rempli, des gestes aux objets. Quelle en est la raison ? CV : Je ne connais pas de domaines qui soient exempts de symboles. En ce qui nous concerne, les symboles mobilisent d'une certaine manière l'énergie qu'ils maintiennent condensée. C'est sans doute un recours à une forme de magie utile à la fois pour nous-mêmes et pour le public dans la mesure où on lui demande une recherche. Par exemple, lorsque je fais le geste d'Osiris mort (bras croisés tenant deux baguettes se croisant à leur tour, puis bras ouverts), je déclare par là : je sors du sommeil pour amener une dynamique, du néant à l'action. C'est le signal du déclenchement d'une action musicale ou autre. Cela représente le moment où les forces rentrent en moi et où je les libère. A ce moment-là, rien ne peut plus arrêter la machine. Rien !

Vous avez créé une langue autonome, dont le linguiste Henri Gobard a bien voulu souligner les aspects remarquables. Pourquoi un nouveau langage ? CV : Avant tout pour éviter les langues courantes usées, et connotées à l'extrême. "Mon esprit ne veut plus marcher sur des semelles usées", dit Nietzsche. Mais surtout parce que ce langage - le kobaïen - s'est imposé à moi avec violence, sans que je puisse intervenir. Aux moments les plus tendus de la musique ou des rêves, des mots apparaissaient, dont je mettais parfois plusieurs mois à découvrir le sens. Or, si ce langage m'était "donné", je devais l'accepter, et j'ai composé peu à peu une syntaxe et une grammaire qui en font une langue parfaitement articulée. De plus, il était logique qu'avec la découverte d'un monde nouveau, naisse la révélation d'une langue. Pratiquement, le kobaïen, comme le fut le latin, a l'avantage d'être une langue mythique. Même si l'Eglise utilisait l'incompréhension des fidèles pour servir ses intérêts, il reste que le latin avait un aspect sacré puisqu'on ne l'utilisait plus qu'à des fins rituelles. Je pense qu'on ne peut conserver le caractère sacré d'une langue qu'en l'utilisant à des fins rituelles. Le kobaïen n'est pas une langue destinée à être employée couramment.

KB : La récitation des textes sacrés est également conçue pour créer un climat de réceptivité et de transmission. La musique des mots et l'intensité qu'on y met ont autant d'importance que la sémantique. Sans vouloir faire trop de citations, j'aimerais citer ici quelques vers de Shakespeare : "L'homme qui ne possède pas la musique en lui-même, Celui que n'émeut pas l'harmonie suave des sons Est mûr pour la trahison, le vol, la perfidie. Son intelligence est morne comme la nuit, Ses aspirations sombres comme l'Erèbe. Défie-toi d'un tel homme ! Ecoute la musique".

Propos recueillis par Antoine de Caunes Le Sauvage n° 43 - Juillet 1977

Magma - Hippodrome de Paris - Rock & Folk n° 126 – Juillet

MAGMA Hippodrome de Paris (14 mai)

Plan I : une impressionnante somme de matériel ; batteries, percussions, pianos, synthétiseurs, micros ; comme une image surréelle, baignée de mauve. Terrifiante mécanique; cymbales luisantes, désordre de câbles et d'électricité.

Plan II : Blasquiz / Raspoutine élève les bras et la voix ; de sombres ruisseaux se mêlent à ses cris ; trois choristes de blanc vêtus ; messe moyenâgeuse ; de gigantesques masques de démons apparaissent en un éclair de lumière, ça et là dans la salle pétrifiée, attentive.

Plan III : Guy de Lacroix danse. Chaque note de basse, étirée, glissée, personnalisée, est un pas. Deux heures durant il dansera, le seul peut-être dans le Magma actuel qui soit tenté par le swing... A ses côtés, Benoît Wiedeman lance comme des étoiles dans la nuit très noire et très secrète.

Plan IV : Vander abat ses baguettes sur les toms. Un coup de poing et il se fige, sphinx, ses yeux fixant chacun des cinq mille regards du public. Christian et Clément Bailly s'échangent les parties de batterie. Bailly tourne les rythmes, Vander intervient en orages brusques. Il parle en termes de puissance, de révolte aussi contre un ordre qu'il aurait lui-même établi.

Plan V : alors que les feux d'artifice éclatent, une acrobate sur son trapèze traverse le ciel. Le groupe joue très fort ; peut-être trop fort, et cela gomme un peu la dynamique musicale. Mais Magma fut-il jamais autre chose qu'une impitoyable machine à décerveler ? Il y a probablement un malentendu Magma. Peut-être vient-il de cette volonté d'atteindre le Surhumain, de se hisser plus haut que la misère des jours, peut-être cela vient-il de ce que sa force a d'effrayant lorsqu'elle se libère. Qu'importe les morceaux qu'ils jouèrent. Un fait est là : ce que Magma donne, il est le seul a en détenir la formule. Et cela restera, comme le souvenir de cet extraordinaire concert / spectacle.

P. C. Rock & Folk n°126 - Juillet 1977

Faton (interview François Cahen) - Rock & Folk n° 126 – Juillet

FATON

François Cahen, dit Faton, suit son bonhomme de chemin sans faire beaucoup de bruit, sans se pousser du col. C'est qu'avant de faire de la musique pour lui-même, il en a fait pour les autres. Nuance. "Les gens m'appellent Faton. Jusqu 'à présent ils m'ont entendu avec d'autres, dans des groupes. Maintenant, je vais enfin pouvoir jouer ma musique. L'idée de ce qu'elle sera est très précise. Ma direction, c'est l'anti-agression." Dans son appartement du quatorzième arrondissement, quartier charmant, François Cahen a l'air d'un Dyonisos tranquille. Dehors, on entend les oiseaux chanter. Tout est calme et douceur. Mais comment en est-il arrivé là ? Alors, Faton, raconte... "Ma mère est professeur de musique, mon grand-père professeur de piano et de chant, et son père était chef d'orchestre. J'avais la stéréo dans mon berceau. J'ai commencé mes études de piano à cinq ans, études classiques, traditionnelles, mais vers treize ans j'ai découvert le jazz moderne, Miles Davis, les Jazz Messengers et Thelonious Monk. Ça m'a donné envie d'improviser. Jusqu'au bac j'ai donc fait le bœuf à Paris avec des musiciens américains de passage : Chet Baker, Eric Dolphy... Je me baladais beaucoup en Europe, en Allemagne, en Scandinavie, mais le milieu du jazz était très dur à cette époque.

Michel Bourre - Pourquoi très dur ? François Cahen - Parce que drogues dures, existence dure, conditions matérielles pas drôles du tout. Tu comprends, j'ai joué avec Eric Dolphy à Paris. Il est mort une semaine après à Berlin. J'avais dix-sept ans, c'était en 1964, tu vois l'ambiance... Après, je suis donc parti en Scandinavie, où il avait été vaguement question que je joue avec Stan Getz. En revenant à Paris j'avais un sursis militaire que je n'avais pas demandé, ce qui m'a décidé à commencer des études d'architecture aux Beaux Arts. Parallèlement je continuais à faire de la musique, mais en amateur ; je jouais au Centre Américain, dans ce genre d'endroits. C'était l'époque de la révélation Coltrane... Ca a beaucoup compté, lui et toute l'école qui s'en est suivie, ainsi que Miles Davis. Et il y a eu mai 68, alors que je terminais mes études.

M.B. - Cela a été très important pour toi, mai 68 ? F.C. - Ah oui, vraiment ! C'était en rupture complète avec le mode de vie que j'avais avant. Et puis j'étais au cœur des événements... Beaucoup de choses sont parties des Beaux Arts. J'étais très agissant. Et après les vacances de 68, quand la question s'est posée de savoir si j'allais me servir de mes diplômes et exercer le métier d'architecte, je me suis aperçu que ce n'était plus possible. J'ai donc décidé de m'orienter vraiment vers la musique qui me passionnait. A ce moment-là, j'ai été contacté par un ami bassiste, Jacky Vidal, pour faire un concert avec Gracham Moncur III, un tromboniste américain. Et le batteur était Christian Vander qui, bien que complètement inconnu à l'époque, avait déjà acquis sa personnalité, son style à lui. Je crois que c'est la chose la plus importante pour un musicien, de développer son propre style. Le concert s'est très bien passé et les projets de Christian m'ont beaucoup intéressé. A l'époque il y avait peu de gens qui s'intéressaient à l'école de musique issue de Miles Davis, juste après "In A Silent Way", des thèmes comme le "Maiden Voyage" d'Hancock ; on était deux de ceux-là.

MAGMA

M.B. - Christian avait-il déjà en tête l'idée de Magma ? F.C. - Une idée très précise, oui... Il cherchait les gens, et c'est à la suite de cette rencontre que le premier Magma a été mis sur pied. Christian avait amené Francis Moze, Claude Engel et Klaus Blasquiz, et moi j'ai amené Teddy Lasry et plus tard Jeff Seffer. A ce moment Christian était un membre du groupe comme les autres, et c'est resté comme ça jusqu'à la première scission dans Magma, qui a eu lieu justement quand on s'est aperçu qu'une orientation très particulière se dessinait autour du personnage scénique de Christian Vander.

M.B. - Qui était responsable de cette orientation ? La presse, le public, ou Christian lui- même ? F.C. - Pendant les trois premières années, ni le public ni la presse n'ont particulièrement mis Christian en avant. C'était un groupe avec un réel travail collectif. Christian était le principal compositeur, mais il acceptait tout à fait les apports des autres musiciens, il était très content que quelqu'un fasse des propositions de riffs ou écrive des arrangements de cuivres, ce que j'ai fait pour la première version de "Mekanïk". Alors comment Magma est devenu la chose de Christian, je ne sais pas exactement... D'abord lui en avait envie, c'est sûr. Ensuite Giorgo Gomelsky a visiblement travaillé aussi dans ce sens-là. C'est moi qui étais allé le chercher pour manager Magma, après avoir lu un truc sur lui dans R & F où il parlait des Stones, des Yardbirds, etc. Je m'étais dit : c'est ce mec-là qu'il nous faut. On a eu un contact fabuleux pendant un an, et après j'en ai eu marre du personnage de Giorgo, plus rien de ce qu'il disait ne me surprenait. Il s'entendait très mal avec Francis Moze, à la fin très mal avec moi, et il s'est arrangé pour qu'on s'en aille...

M.B. - Tu es resté jusqu'au second album ? F.C. - Ç'est ça : j'ai fait le double-album, qui est encore mon préféré, et "1001° Centigrades", plus la version de " Mekanïk " qui est sortie en 45 tours. Je suis resté trois ans avec Magma, et peu à peu le malaise s'est alourdi. Je crois que tous les gens qui ont pu approcher Magma de près ou de loin ont ressenti ce malaise, c'est-à-dire une situation jamais très claire au niveau des rapports humains. Alors j'en ai eu marre, et on est tous partis en même temps, Francis, Jeff et moi, après le discours de Giorgo à Chateauvallon. Là c'était trop, inadmissible, à la limite même fascisant. On ne pouvait plus supporter...

M.B. - Et donc après, Zao... Quelles différences principales vois-tu entre les deux groupes ? F.C. - J'ai quitté Magma en octobre. Zao existait en janvier. En plus de Jeff et moi, il y avait Jean- My Truong, qui jouait déjà de la batterie dans Perception, le groupe de jazz de Jeff. A la basse Joël Dugrenot, au violon Jean-Yves Rigaud, et Mauricia Platon la vocaliste. La musique était déjà orientée dans un sens moins agressif que celle de Magma, avec beaucoup plus d'improvisation...

M.B. - Le côté agressif de Magma, c'est Christian ? F.C. - Oui, bien sûr. Et c'est d'ailleurs la chose principale dont je veux parler. Le passage dans Magma, c'est une partie de ma formation, mais ce n'est ni plus ni moins important que tout ce qui a pu se passer avant ou après ; c'est un élément d'un cycle de progression. Je respecte Christian en tant que musicien. Il a des problèmes d'égo, et il n'est pas le seul. Je ne crois pas qu'il les surmontera ; ceci dit, c'est une force pour sa propre musique. Mais moi, ce n'est plus mon truc, je ne veux plus ni cinéma, ni agression, je veux développer des voies complètement différentes.

M.B. - Lesquelles ? F.C. - Faire une musique foncièrement anti-agressive, que les gens puissent aimer sans avoir de formation musicale. Mettre ma science musicale non pas au service des musiciens ou d'une soi-disant élite, mais au service des gens. Le musicien doit être le médium entre les vibrations qui sont dans l'air et les gens qui doivent les recevoir. Je crois que de plus en plus et partout des musiciens travaillent suivant cette conception. En plus, le public change : il grandit en nombre et il veut venir à une fête, pas assister à une démonstration.

ZAO

M.B. - Alors, Zao, raconte... F.C. - Il y avait encore une certaine forme d'agressivité dans Zao. Ca venait du tempérament hongrois de Jeff Seffer, très lyrique et très dur. Moi, je n'ai pas ça dans la vie... Alors disons que Jeff m'a apporté une plus grande rigueur musicale, et moi sans doute un adoucissement de son caractère naturel. Entre Magma et Zao, j'ai travaillé sept ans avec lui. Je ne regrette absolument pas cette expérience, mais elle ne correspond plus ni à ce que moi je veux faire, ni à ce que lui veut faire. Il a monté son propre groupe et joue avec le quatuor Margand.

M.B. - Zao aussi a joué avec le quatuor Margand. F.C. - Oui. Musicalement, c'était une expérience fantastique. Il est très rare que des gens du milieu classique se mouillent ainsi pour une musique qu'ils aiment vraiment, répètent, etc. Elles étaient toutes les quatre remarquables. On a fait une dizaine de concerts avec elles, mais financièrement ça ne pouvait pas durer longtemps... Déplacer douze personnes pour chaque concert, c'était trop cher, trop lourd.

M.B. - Pourquoi Didier Lockwood est-il parti si vite de Zao ? F.C. - Tout simplement parce qu'il voulait orienter la musique de Zao dans une direction que je n'avais pas envie de prendre. Comme d'autre part je voyais que Jean-My avait à peu près les mêmes aspirations, je leur ai vivement conseillé de monter leur truc ensemble, au lieu d'utiliser une structure dans laquelle je ne me sentirais pas à l'aise. Ca s'est très bien passé d'ailleurs, mais ça me permet de parler du fonctionnement des groupes : un groupe ça se sépare, ça se reforme, et à chaque fois il faut tout recommencer, à cause des nouveaux musiciens ; c'est bien sûr un enrichissement musical, à cause des différences de personnalité, mais c'est aussi beaucoup de pertes de temps et d'énergie. J'en suis un peu revenu, et je crois finalement que tout se passe autour d'une individualité : tu proposes une musique et tu trouves les gens que ça intéresse ; mais je n'ai plus aucune envie de jouer la musique des autres, c'est la mienne que je ressens le mieux. Un individu, ça ne se dissout pas. Encore faut- il que les choses soient présentées clairement : Christian Vander est Magma, Jeff Seffer fait son truc et je vais faire le mien...

M.B. - Et Surya, c'est Didier Lockwood ? F.C. - Je ne sais pas, je ne les ai pas encore écoutés. Mais je tiens à dire que Didier dans Zao a très bien joué la musique qu'on lui a demandé de jouer. C'est un musicien fantastique. Je ne me fais pas de soucis pour lui, il sera connu tôt ou tard. La seule chose qui lui manque, musicalement, c'est une certaine maturité : il touche à tout, mais à vingt ans, il a tout le temps... DUO

M.B. - Vous êtes passés ensemble récemment en première partie de Shakti, au théâtre des Champs-Elysées. Le deuxième soir, c'était nettement meilleur que le premier... F.C. - C'est sûr, le premier jour on ne s'entendait pas. On va sortir un disque ensemble en se servant de divers matériels : d'abord un concert qu'on a donné tous les deux au Moulin de Bresne / Drosne, un endroit fabuleux tenu par un des anciens du Café de la Gare, Jacky Barbier. C'est chez lui que Didier et moi avons commencé à jouer seuls, violons et claviers sans rythmique. On va se servir de cette bande, de celle du concert des Champs-Elysées, et puis on va enregistrer quelques morceaux en studio, dont deux très courts, un où je suis seul aux claviers et un où Didier est seul au violon, avec plein de re-recordings.

M.B. - Tu as aimé Shakti ? F.C. - C'est merveilleux, parfait, rien à jeter et rien à ajouter. En plus c'est une démonstration très claire comme quoi la musique se passe des frontières et des étiquettes...

M. B. - Qu'écoutes-tu en ce moment ? F.C. - J'écoute surtout Weather Report. Je trouve le dernier un petit peu moins bien que "Black Market", il n'y a pas la même étincelle rythmique et je ne crois pas qu'Acuna soit un grand batteur. Mais de toute façon, pour moi ils jouent vraiment LA musique. J'aime aussi beaucoup le dernier disque d'Eberhart Weber avec Charlie Mariano. C'est un très beau disque de jazz...

M.B. - Les disques E.C.M. sont tous beaux... F.C. - C'est vrai. On peut leur reprocher un côté très esthète, très élitiste, mais c'est sûrement la meilleure maison de disques du monde, aussi bien pour la qualité de la musique que celle de l'enregistrement et de la production. Et il n'y a rien de mauvais dans leur catalogue.

M.B. - Stevie Wonder ? F.C. - C'est fabuleux. Je préfère "Innervisions" au dernier album, qui est un peu trop léché à mon goût. Mais Stevie Wonder est un très grand musicien. A part ça, j'écoute de la musique traditionnelle d'Afrique, du Brésil, de partout ; j'aime bien le disque de Robert Wyatt avec Terje Rypdal et Jack De Johnette, le "Native Dancer", de Wayne Shorter et Milton Nascimento. J'ai été influencé aussi par des gens comme Terry Riley, Phil Glass...

M.B. - Et les synthés teutons ? F.C. - Je n'aime pas du tout. Je trouve ça creux, et les sonorités ne m'ont jamais surpris. Je préfère Astor Piazzola. Employer une recette, un son, ce n'est pas suffisant. Il faut avoir quelque chose à dire ou à faire passer. La musique doit être une libération des gens qui la font et de ceux qui l'écoutent. Et ça tout le monde, et surtout dans le "métier", doit en prendre conscience. C'est un phénomène qui a commencé avec les Beatles et qui ne s'arrêtera pas, quoique les gens fassent contre. Ce qui se passe dans les concerts, autour de la musique, ne se passe pratiquement qu'autour de ça. Il y a une communication entre les gens qu'on ne retrouve jamais dans une exposition de sculpture ou dans une salle de cinéma...

LIBERTE

M.B. - Tu es pour la légalisation de la marijuana ? F.C. - Je suis pour la légalisation de tout, pour une société absolument libre. Et je pense que ce qui est très grave c'est l'existence même d'un pouvoir, et à tous les niveaux : famille, couple, usine, école, etc. Je suis contre le pouvoir, contre les gens qui l'exercent actuellement et contre ceux qui ont envie de le prendre. C'est pour cela que je n'ai aucune confiance, ni dans des démarches psychologiques dans le genre de celle de Christian, ni dans les partis de gauche. Je souhaite que la gauche gagne les élections, parce que mon cœur va comme on dit du côté des "forces du progrès". Mais c'est loin d'être un chèque en blanc. Je ne leur fais pas confiance. Ici on a la chance qu'un certain équilibre existe, au point que ni la gauche ni la droite ne peuvent plus agir, ce qui permet à des individus comme nous d'exister et de vivre en ignorant pratiquement ce pouvoir. Ce qui n'est pas du tout le cas dans les endroits où la gauche ou la droite a vraiment pris ce pouvoir. Là, les créateurs dont en taule.

M. B. - Et si cette sombre perspective se réalisait un jour ici ? F.C. - J'espère ne jamais être confronté à ça, mais si ça arrivait, il faudrait quand même qu'on vienne me chercher, et je ne suis pas sûr de me laisser faire. Il y a toujours la possibilité de réagir violemment. Ce n'est pas quelque chose qui m'effraie.

M.B. - Tu ne partirais pas à Bali ? F.C. - Non, sûrement pas... Peut-être en Angleterre...

M.B. - Pour parler à la radio ? F.C. - (se moquant) C'est ça... oui. Mais je ne suis pas vraiment un politicien. Je trouve que la forme de rapport qui s'établit dans un concert est quelque chose d'extrêmement important. Ça se passe entre des gens qui apportent quelque chose d'abstrait, une musique, et des gens qui réagissent concrètement, qui dansent, qui parlent ensemble. Et même quand la musique s'est arrêtée, c'est fabuleux. D'ailleurs ça a fait peur à tellement de gens que les régimes dictatoriaux ont interdit ce genre de choses en premier lieu.

M.B - Tu parles d'une libération liée à la musique. Crois-tu qu'on puisse se libérer entre deux rangées de chiens policiers ? F.C. - C'est un problème global. Si on parle de l'organisation des concerts, le premier problème à Paris est qu'il n'y a pas de salle qui puisse accueillir tous les gens qu'attire un grand groupe. Alors on peut engueuler KCP sur son service d'ordre, des choses comme ça. C'est vrai que des fois il règne une curieuse ambiance. Mais leur existence est conditionnée par celle des grandes vedettes internationales qui demandent le prix fort et imposent souvent des conditions de sécurité invraisemblables. Alors remettre en cause la logique de KCP, c'est remettre en cause tout le star-system, et accepter que ces gens ne viennent plus donner de concerts à Paris. Je connais des musiciens remarquables qui ont toujours refusé de s'intégrer dans le circuit du show-biz traditionnel. Je pense à Barre Philips ou au pianiste Chris Mac Gregor, des gens comme ça. Mais ils passent beaucoup de temps à ne pas faire de musique, parce qu'il faut bien qu'ils mangent... Mais je ne crois pas qu'ils soient très malheureux...

M.B. - Le deuxième disque de Zao est sorti sur un label à vocation parallèle, Disjuncta. Quels étaient les problèmes ? F.C. - Oui, aucune maison de disques n'en avait voulu, mais on ne tenait pas le coup financièrement. De fait, on payait nous-mêmes la différence de prix de vente du disque. Ca devenait très dur. Alors qu'une grande maison de disques met quand même des moyens de travail à ta disposition. C'est très, très important. En plus, chez RCA, je suis complètement libre. Je n'ai pas de directeur artistique, j'ai toujours refusé. Et ils n'écoutent jamais une note de ma musique avant que j'entre dans le studio. J'ai une indépendance complète. Je crois que les musiciens doivent s'occuper de plus en plus de leurs propres affaires. Et si je devais faire profiter les groupes qui commencent de mes erreurs passées, je leur dirais de monter leur propre management en même temps que le groupe. Il y a des musiciens ici, mais personne ne s'occupe efficacement d'eux. Alors que les types qui sortent d'HEC, au lieu d'entrer dans une boîte pour vendre des parfums, pourraient très bien manager des groupes. Pour un groupe qui commence, le mieux c'est un copain qui n'a pas énormément de problèmes matériels et qui peut disposer d'un téléphone. Plus c'est tôt, et plus c'est facile. Il faut tout de suite aller tourner à l'étranger, en Allemagne et en Italie, mais surtout qu'ils n'attendent rien du métier traditionnel. De toute façon, je sais que moi aussi, si je veux avoir la "consécration", il faudra que je parte à l'étranger. Si Vander était parti, il aurait gagné trois ans. Ponty vend cinq mille disques en France, mais quatre-vingt mille au Québec. C'est fou ! Ici tout semble complètement bloqué par une bande de gens même pas assez intelligents pour comprendre l'argent qu'ils pourraient faire avec cette musique, et plus généralement avec cette culture. Encore, je te dis, chez RCA j'ai de la chance. Ils ont l'air un petit peu moins bête qu'ailleurs. Au moins, ils laissent les gens qu'ils estiment compétents s'occuper de leurs affaires. Alors que chez Phonogram, par exemple, c'est vraiment la tasse...

M.B. - Tout est bloqué ici ? F.C. - Oui, et c'est la même chose dans le cinéma ou dans la musique. Quand on compare ce qui se fait en France et aux U.S.A., c'est le désastre. Il y a à la fois un manque de moyens et un manque d'idées, par rapport aux gens qui détiennent le pouvoir. La "marginalité" américaine a pratiquement maintenant les mêmes moyens que le système, et même plus dans certains domaines. Il y a là-bas tout un circuit qui tourne et qui n'existe pas ici. Un film comme "Network" explique très bien tout ça. Que Zappa, musicien dit "progressiste", puisse attirer vingt mille personnes à Paris, c'est un succès politique extraordinaire... Moi je veux jouer devant plein de gens aussi, parce que je pense que j'ai quelque chose à leur apporter. C'est du moins quelque chose que je voudrais me prouver, ne pas être le seul à le penser.

M.B. - Tu crois être le seul à le penser ? F.C. - Non, je ne crois pas, mais on n'est pas encore assez nombreux.

M.B. - Quel est ton pianiste préféré ? F.C. - Keith Jarrett est le plus important. Mais j'aime aussi beaucoup Chick Corea, Herbie Hancock, Joe Zawinul...

M.B. - Parmi les groupes français qui montent, y en a-t-il qui t'intéressent particulièrement ? F.C. - De deux que j'ai entendus, je crois c'est Spheroe le plus prometteur. Téléphone c'est super, dans un autre genre. lis sont complètement sincères et ils crèvent la dalle. J'ai dû payer un sandwich à la bassiste, à Campagne Première... Ils n'avaient plus un rond.

JAZZ-ROCK

M.B. - Ange est le seul groupe français à avoir vraiment réussi commercialement. Pour quelles raisons, à ton avis ? F.C. - Je ne le sais pas vraiment, mais je ne crois pas que ce soit un phénomène uniquement musical. Les gens se sont identifiés à eux, aux histoires racontées sur scène. Les textes correspondent à une idée qui flotte dans toute une couche de jeunes Français moyens... Mais on n'a sûrement pas le même public...

M.B. - Quel est le public que tu préfères ? F. C. - Le meilleur public, de tous ceux que j'ai vus, c'est celui de ce qu'on appelle le jazz- rock ; c'est le plus ouvert au niveau de l'esprit. A Bayonne, je les ai vus avaler cinq musiques très différentes à la suite : Weather Report, Herbie Hancock, Shakti, Billy Cobham, avec Larry Coryell tout seul à la guitare acoustique entre W.R. et Hancock. Le service d'ordre dormait, les gens étaient très bien. Le concert de Shakti à Paris, par exemple, c'était la seule occasion où Didier et moi pouvions passer seuls en première partie, parce que les gens qui viennent n'ont pas le préjugé musical de ceux qui viennent écouter le rock'n'roll. Ceci dit, je ne colle pas d'étiquette, la bonne musique est celle qui est profondément ressentie par les gens qui la jouent. Enfin, c'est une condition nécessaire, mais je ne sais pas si elle est suffisante : les gens qui chantent de l'opérette, je suppose qu'ils ressentent aussi cette musique, mais ça, je trouve ça exécrable. Il doit y avoir plein de formes de musiques populaires simples qui s'expriment... Ceci dit, ce qu'on appelle généralement le jazz-rock recouvre des musiques très différentes. Ce que fait Hancock n'a rien à voir avec Weather Report, encore moins avec le premier Mahavishnu. C'est vrai que beaucoup de groupes réemploient leurs trouvailles sous forme de gadgets sans vie, mais ce n'est pas la peine de s'intéresser à eux : il faut parler des gens qui ouvrent des chemins. Une autre chose que je ne comprends pas très bien, c'est la soi-disant division entre musique binaire et ternaire : il n'y a qu'une différence technique : ici le temps est divisé en trois et là en deux, mais tous les musiciens que je connais ont toujours joué suivant les deux formules. Sur le morceau de Stevie Wonder "Isn't She Lovely", par exemple, tu peux aussi bien battre la division du temps par trois que par deux. Et d'ailleurs, sur le disque, le batteur joue les deux rythmiques superposées ! Non, les seuls points communs évidents qu'on puisse trouver aux groupes de jazz-rock, c'est d'abord la présence de l'esprit du jazz, à savoir thème-improvisation, mais avec une manière d'improviser qui se réfère plus au climat du thème qu'au thème lui-même, et puis une certaine simplification rythmique...

MUSIQUE RÊVANTE

M.B. - Et toi, sous quelles formes va donc s'exprimer ta musique ? F.C. - D'abord, je voudrais dire que dans tous les groupes dont j'ai fait partie je me suis senti frustré de musique, pas employé au quart de mes possibilités sur l'instrument. Maintenant, je vais jouer. Zao continue donc, quoi qu'en aient dit certains, avec Gérard Prévost à la basse et Christian de Bricon au sax. Je cherche encore le batteur, et je voudrais trouver quelqu'un pour jouer des marimbas et du vibraphone. Ca me libérerait de mes obligations harmonico- rythmiques antérieures. Sinon, je prendrai peut-être un deuxième sax ; j'avais même demandé à Elton Dean, qui aurait bien voulu mais n'est pas libre. Zao va bientôt enregistrer son cinquième album...

M.B. - Des quatre autres, lequel préfères-tu ? F.C. - Le premier. Je crois qu'un groupe a au début une énergie et une foi qui se perdent après... Ensuite je vais reprendre les concerts solo, en commençant par une semaine à Paris au théâtre Campagne-Première, du 27 juin au 2 juillet. Beaucoup d'idées me viennent de l'improvisation, je me balade partout avec mon mini K7, j'enregistre et réécoute tous mes concerts. C'est une méthode de travail comme une autre. Je compte développer là une sorte de musique "rêvante", je n'aime pas le mot planante, et avec des racines françaises, ceci dit sans aucune intention cocardière. C'est simplement parier de ce pays, d'une certaine douceur de ses paysages et de ses climats, dans la lignée de gens comme Debussy, Ravel, Fauré, toute une école qui a été très importante et qui me touche beaucoup. Il est évident, par exemple, que Debussy et Ravel ont influencé John Coltrane. Cela, je vais donc le faire seul, et mon souhait le plus cher serait qu'un jour les Américains prennent autant de plaisir à écouter des gens d'ici, jouant une musique d'ici, que nous à écouter leurs groupes. M .B. - Et puis, des expériences... F.C. - Oui, l'information va tellement vite aujourd'hui qu'on peut faire des expériences musicales totalement différentes. Je peux aller jouer demain avec des Africains, des Japonais, des Brésiliens... Je le ferai peut-être, je suis ouvert à tout. Mais dans l'immédiat, j'ai quelques projets : le disque avec Didier Lockwood, d'abord ; ensuite je vais écrire les arrangements pour l'album d'un chanteur de variétés, un Brésilien de mes amis, simplement parce que ce qu'il fait me plaît. J'aimerais beaucoup faire un disque en trio avec Jack DeJohnette et Barre Phillips, et à la rentrée je vais enregistrer avec un percussionniste québécois, Michel Seguin. C'est un ami aussi ; avant, il jouait des tambours africains dans l'orchestre de Charlebois. Et je sais qu'on peut jouer ensemble pendant des heures sans s'ennuyer...

M. B. - Tout à l'air d'aller bien, alors ? F.C. - Tout va très bien, mais les gens qui viendront écouter ma musique doivent avoir envie de participer. Ce n'est pas un ordre, bien sûr, c'est à moi de les amener à ça, par la musique. J'aurai gagné le jour où mes concerts seront vraiment des fêtes.

Propos recueillis par Michel BOURRE Rock & Folk n° 126 - Juillet 1977

Magma ou l'éternel retour - Rock en Stock n° 3 - Juillet/Août

MAGMA ou l'éternel retour

Après une huitaine d'années, de travail dans les profondeurs, Magma (on serait tenté de dire "le mouvement Magma") commence à faire son apparition dans l'avènement des surfaces, en attendant les cieux qui sont sa juste place. Huit ans de galères kafkaïennes, où les haines se mélangent aux soupirs de lumière, où il faut lutter chaque jour à la fois contre l'apathie d'un public offert au rêve "Américain", et contre ceux qui façonnent cette langueur, en en faisant leur profit. Magma, qui n'a jamais cessé d'indiquer la véritable identité, quand tout autour triomphait la plus plate nullité, la plus rentable punkitude, la plus extrême confusion mentale. Magma est resté le même, mélange d'impassibilité et de fureur mortelle, et il semble que sa voix ait quelque chance d'être, d'ici à quelques mois, plus immédiatement entendue. Klaus Blasquiz, chanteur depuis les débuts, répond à nos questions, pendant que Christian Vander met les choses au point

QUESTION - Si on commençait par un petit bilan ? KLAUS BLASQUIZ - Nous avions tout à créer quand Magma a commencé : la musique, la vie des musiciens en France, susciter un public, trouver des endroits pour le rencontrer, un circuit qui établisse la possibilité de le réutiliser pour des groupes travaillant dans le même esprit, etc. Malgré la lutte du milieu dit "professionnel", nous avons fait en sorte que rien ne puisse attenter à la vie de Magma.

Q - Qelle est la nature de cette lutte sans merci ? KB - La lutte, c'est d'abord se protéger des jalousies, des haines dues à l'incompréhension ou à la peur de l'inconnu ; agir ensuite contre l'engourdissement, organiser dans la confusion générale qui est le symbole de la France à l'étranger.

Q - Comment avez vous agi contre tout cela ? KB - On est passé à l'action, et réalisé ce que tout le monde préconise dans de longues discussions. Peu importe d'ailleurs le genre de musique, ce qui importe, c'est d'accepter cette lutte, et de la mener sans jamais faillir.

Q - Peut-on encore parler aujourd'hui de lutte sans merci ? KB - Oui, mais il y a des batailles que l'on n'a plus besoin de mener avec autant d'intensité, car dans certains domaines, en particulier le spectacle, nous avons trouvé des facilités d'action, ce qui fait que l'on peut mieux diriger les énergies, sans avoir à se battre de tous les côtés. Par exemple, le programme du spectacle a été aménagé dans le sens de l'efficacité au niveau de l'impact sur le public, sans que la musique ait fondamentalement changé ou que nous soyons devenus des mécaniques à show-biz.

Q - Si la musique n'a pas changé, elle s'est transformée de manière indiscutable. Dans quel sens ? KB - II y a quelques temps, nous avons choisi de jouer toute la musique de Christian sans distinction, plutôt que de n'interpréter que les grandes pièces comme Mekanïk. De toute façon, un choix se fait toujours au détriment d'une partie de la musique tout en sachant qu'un concert n'est pas un catalogue destiné à illustrer toute la musique. Un concert doit être une fête ponctuelle, c'est à dire qu'il n'est pas uniquement fonction de la musique, mais aussi du lieu, du public, et des musiciens.

Q - "Nous avons choisi", à quel moment exactement ? KB - Ça se préparait depuis déjà des années, c'était une chose qui nous paraissait logique, puisque ce que nous jouons, nous musiciens de Magma, c'est la musique de Christian Vander. Les nouveaux musiciens sont arrivés, et ça a été l'occasion de restructurer le concert avec plusieurs possibilités de morceaux de courte, moyenne et longue durée. Ça permettait de mieux s'adapter aux conditions dont je parlais avant.

Q - Comment Christian et toi choisissez vous les musiciens ? KB - Le choix se fait par une logique qui fait que des gens tournent autour de nous, qu'il y a une sorte de famille de pensée ou musicale ou spirituelle. On se retrouve un jour ou l'autre à s'essayer, puis à jouer ensemble. Le reste se fait automatiquement. Q - Pour ce qui est de la famille spirituelle, pourrais-tu citer des noms de gens qui s'y rattachent ? KB - Jean Giraud, alias Moebius, un des plus grands graphistes inspirés. Alexandro Jodorowsky (La montagne sacrée, El Topo), aller voir ses films remplacera tous les commentaires. Janik Top, Henry Cow, Frank Herbert (Dune), Richard Matheson (Je suis une légende)… on s'arrête ?

Q - Revenons aux musiciens… que demandez-vous à un instrumentiste pour pouvoir jouer avec vous ? KB - Ce que lui doit sentir comme un besoin : la possibilité de jouer de son instrument sans entraves techniques, sans blocages culturels (swing, harmonie, etc.), sans impossibilité de supporter une vie en collectivité. Enfin qu'il ne soit pas effrayé de se retrouver dans des situations financières aléatoires. Q - Oui existent encore, même pour Magma? KB - Quand on a peu d'argent, on a de petits problèmes financiers. Plus la machine grossit, plus elle coûte de l'argent, dans un pays où il faut tout faire soi-même.

Q - Par rapport à Christian et à sa conception globale du monde, est-il aisé de faire coexister une pensée différente à l'intérieur du groupe ? KB - Non, si c'est une pensée résolument hostile à la sienne. Oui si ça permet d'élargir le champ de vision de Magma et si ça catalyse des forces plus vastes. C'est le terrain commun qui nous réunit, et le propre d'un bon terrain, c'est d'être fertile.

Q - A ton avis, où en est la musique en France aujourd'hui c'est à dire as-tu l'impression que Magma a eu une influence ? KB - Je suis sûr que beaucoup de groupes ont été influencés par Magma, souvent plus par la forme que par le fond, et souvent sans savoir trop de quelle manière. Mais il serait très limitatif de ne chercher à voir que ce qui se passe en France. Les gens qui attendent que la révolution musicale ne vienne que de la France attendent le vide. Les musiciens français se comptent sur les doigts de la main. De plus, les pires conditions sont réunies.

Q - As-tu l'impression. que les relations que vous avez avec votre public ont évolué ? KB - Oui, pour plusieurs raisons. Magma a évolué en fonction des, musiciens, en changeant son spectacle, et puis surtout avec le temps. De leur côté, les gens ont aussi évolué. On a constaté que pour une interprétation relativement semblable d'un même morceau, certaines personnes réagissaient de manière différente, à quelques années d'intervalle. En général, c'est toujours dans le sens d'une victoire.

Q - Comment vois-tu l'avenir de Magma ? KB - Magma ne mourra pas parce que la musique dépasse l'idée d'une réunion temporelle de musiciens. Il est certain que même si Christian fait une carrière d'instrumentiste un jour ou l'autre, ça ne sera jamais aux dépens de Magma, car il est plus Magma que batteur.

Q - Est-il question qu'il fasse une telle carrière KB - Pas du tout, mais je suis persuadé que beaucoup de gens sont à l'affût. II serait très facile de produire Christian et de se faire du fric sur son dos.

Q - Parmi les bruits qui circulent, il est question entre autres d'un triple album début 78, d'un album solo de Christian aux Etats-Unis, d'un disque avec Top, d'un livre sur Magma, d'un film pour la télévision, et d'un album solo pour toi. Qu'y a-t-il de sûr dans tout ça ? KB - Pour le triple album, il semble que ce n'est pas une très bonne formule actuellement pour le groupe, uniquement pour des raisons pratiques. Un triple est invendable, trop cher. Mais de la musique est prête pour les six albums à venir, ce qui ne signifie pas qu'on l'enregistrera obligatoirement. Le disque solo de Christian est certain, enregistré aux Etats-Unis et en France. Des musiciens connus y joueront, mais leur nom est encore un secret. Je préfère ne rien dire encore du disque avec Jannick, je crois que ce n'est pour l'instant qu'un projet. Un livre sortira courant décembre sur Magma, en attendant le livre par Magma. Le premier sera un témoignage réel, important pour tous, pour aider à comprendre. La télévision a tourné une émission d'une heure, qui sera diffusée dans les programmes de fin d'année, sur Antenne 2. Benoît Widemann va sortir un album basé sur la musique de claviers dans lequel des musiciens du groupes viendront jouer des choses qui leur sont inhabituelles. Quant à mon album solo, que je prépare sérieusement depuis quelques mois, j'y enregistrerai ma propre musique, des expériences vocales, et Janik Top en fera les arrangements. En outre, j'en dessinerai la pochette.

Q - Je crois savoir que tu fais des bandes dessinées ? KB - Depuis longtemps. J'en prépare une importante pour "Métal Hurlant". La conception n'est pas une "suite de cases avec des bulles", mais plutôt du texte fortement illustré. C'est de la science fiction, avec pour thèmes majeurs la magie, les cyborgs (mi hommes, mi machines immortelless) et la cosmologie.

Q - Les thèmes de Magma en quelque sorte ? KB - Les mêmes thèmes développés par la figuration narrative, l'un des langages les plus populaires qui soient.

Q - Dernière question : Christian est-il heureux ? KB - Christian est aujourd'hui comme éperdu de lumière.

Christian VANDER "Je vis actuellement une période de mutation aussi profonde que celle qui a motivé la naissance de Magma. C'est un moment très dur pour moi et pour les autres. Je suis inapprochable et je n'arrive même plus à savoir si nous sommes en été ou au printemps. J'attends la flamme et je sais qu'elle va venir. Je veux, en substance, placer la musique au niveau du quotidien porteur de poésie. Ca a commencé avec l'interprétation de "Lihns". Je fais cela pour que les gens résolvent le quotidien avant de passer à autre chose. En deux mots, je repars à zéro, et Magma renaît, sans être jamais mort. Ceux qui sont fidèles depuis le début comprendront, et les étrangers auront peut-être moins peur de ce qu'on a toujours pris pour de la haine, et qui n'était qu'une immense tristesse. Pour employer une image, je dirais que les armées de combat que nous avons décrites jusqu'à aujourd'hui en termes grandioses, flamboyantes d'or, seront racontées maintenant dans le détail de leur beauté. La lutte reste présente, elle sera écoutée par un autre biais."

Antoine de CAUNES Rock en Stock n° 3 - Juillet / Août 1977

Ma cabane à Kobaïa, interview Christian Vander - Rock & Folk n° 127 – Août

Ma cabane à Kobaïa

La parution du provocant premier double album de Magma, il y a sept ans, fit l'effet d'un énorme pavé dans la mare stagnante et croupie du rock français, victime d'un manque d'identité total. Voilà qu'à l'horizon apparaissait un commando d'hommes habillés en noir qui disaient " Non " et provoquaient le choc. Ils produisaient une musique lyrique, dense et violente, sonnant comme les trompettes de Jéricho juste avant que ne tombent les murs de la cité. Leurs yeux brûlaient quand ils la jouaient, surtout d'ailleurs ceux du batteur, un fou illuminé de vingt-deux ans qui ne parlait que de Coltrane et des chants insensés de Kobaïa, mystérieuse planète de son invention, sur laquelle il semblait passer déjà la majeure partie de son temps. Au fil des disques, le son se modifia, du peloton de cuivres de " Riah Sahiltaak " aux grondements de claviers de " Köhntarkösz ", en passant par les chœurs de " Mekanïk Destruktïw Kommandöh " : mais l'esprit ne changea jamais, et la musique de Magma resta solitaire, jamais imitée, pas même imitable.

De cette situation, beaucoup de quiproquos naquirent et jamais vraiment ils ne s'expliquèrent, tant ils pensaient qu'avec le temps tout deviendrait clair et limpide. Et l'on imaginait Christian Vander perdu dans quelque rêve mégalomane, inaccessible aux soucis des mortels, pour ainsi apparaître à contre-temps, toujours: hier agressant verbalement les faux hippies fleuris cinq ans trop tard, et s'habillant en sombre en réaction à tant de fausses couleurs, et aujourd'hui parlant d'amour, alors que les punks nous pressent d'en venir au coup de botte nerveux…

Mais tout ça ne tient pas debout, d'abord, et ça je ne l'ai jamais lu nulle part, donc c'est une bonne information, parce que Christian Vander est quelqu'un de timide. Ensuite, parce que dans sa naïveté incommensurable, il n'arrivait même pas à concevoir que les gens ne puissent pas comprendre… Mais quand l'été revient, les sourires refleurissent et nous voilà enfin branchés sur le cœur qui fait battre la machine.

UN ÊTRE MERVEILLEUX

MICHEL BOURRE & PATRICK COUTIN - L'année 1977 a vu naître un nouveau Magma. En quoi est-il réellement différent de ceux qui le précédèrent ? CHRISTIAN VANDER - J'attendais cette année 77 depuis longtemps. Avant, j'ai traversé une période difficile pendant un an, un an et demi. J'étais très perturbé, au point que je me demandais si j'allais rester sur cette terre. Tu sais, quand tu donnes toujours le meilleur de toi et que toujours, en retour, tu reçois des coups, tu n'as pas envie de les rendre, tu as seulement envie de ne plus être là. Je voulais m'envoler comme un oiseau. Parce que j'avais l'impression que ce à quoi je croyais n'existait pas ici, que ce n'était qu'un leurre… Et puis au moment où je commençais à en être sûr, il m'a été prouvé le contraire. J'attendais que quelque chose se passe, et quelque chose s'est effectivement passé…

M.B. & P.C. - Quoi donc ? C.V. - J'ai rencontré un être merveilleux…

M.B. & P.C. - Et ça change quoi ? C.V. - Ça change tout… Ça peut te paraître fou ce que je raconte, mais je vis actuellement dans un climat bizarre… Je crois que les gens vont se rendre compte très vite de l'amour qui peut se dégager de quelque chose, de Magma en particulier. Il ne va plus rien subsister que ça… En plus, je ne vois plus le public de la même façon. J'ai cru longtemps jouer encore dans un cabaret de jazz, face à des gens de passage, qui le lendemain repartiraient à New York ou à Tombouctou. Il fallait donc leur donner le message très vite, avant qu'ils ne s'en aillent. C'était une erreur, mais j'ai mis du temps à le comprendre. Maintenant, ce public, j'ai envie de le cajoler, de le dorloter. D'abord parce qu'une partie de ces gens qui nous suivent ont déjà compris, et que ceux-là, ce n'est pas la peine de leur expliquer deux fois, il faut leur apporter quelque chose de plus…

M.B. & P.C. - Tu parles d'amour, mais beaucoup de gens ressentaient jusqu'à aujourd'hui la musique de Magma comme étant une musique d'angoisse et de désespoir… C.V. - Ils étaient dans l'erreur. On n'a jamais fait une musique macabre. Elle pouvait, être triste, mais il y a toujours eu la vie, et un espoir démesuré derrière. Ceux qui à mon avis comprenaient la musique, comprenaient ça aussi. Maintenant, ceux qui faisaient semblant de nous suivre, s'habillaient en noir pour le noir et ne retenaient que la négation, ceux-là n'avaient rien compris…

M.B. & P.C. - Tu es pourtant encore habillé en noir aujourd'hui… C.V. - C'est vrai, mais ça ne veut rien dire. Quand tu fermes les yeux, tu vois du noir, et puis petit à petit les couleurs apparaissent, tu vois ce que tu veux, du bleu, du vert… Si tu veux un exemple, beaucoup de ceux qui disaient aimer Magma aimaient également King Crimson. Mais je trouve la musique de King Crimson beaucoup plus désespérée que la nôtre… Le type qui chante dans Magma est peut-être triste, mais en tout cas il n'est pas abattu : il pense O.K. ça va mal, mais ça va aller tellement bien, et je le sens tellement fort que j'en ris… Et puis je ne comprends pas, c'est tellement évident : comment peut-on aimer Coltrane et faire une musique agressive ? Ils ne font pas le rapprochement, les gens ? Tu sais, un chien-loup, ça peut paraître agressif, mais s'il l'est réellement, c'est qu'on l'a dressé pour qu'il soit comme ça. Autrement, un chien-loup, c'est doux comme un agneau…

M.B. & P.C. - Il est difficile de se débarrasser des vieilles légendes : Magma fasciste, Magma ascète… C.V. - C'est pareil, il n'y a qu'à ouvrir les yeux. Sur la pochette du premier double album, les croix gammées sont écrasées par la griffe de Magma… Quant au discours que je faisais à une certaine époque, ce n'est pas moi qui parlais, c'était un tyran, et c'était clairement expliqué… Quant au reste, Klaus est végétarien, mais ça n'engage que lui. Si j'ai envie de manger un steak, je ne m'en prive pas…

M.B. & P.C. - Quelle est la composition du nouveau Magma ? C.V. - Je te la donne dans le désordre : en dehors de Klaus et de moi, il y a Guy Delacroix (basse), Benoît Widemann (claviers), Jean de Antoni (guitare), Clément Bailly à la batterie et trois choristes dont Stella, ma sœur…

M.B. & P.C. - Comment les as-tu rencontrés ? C.V. - Je les ai connus tous ensemble. Benoît et eux travaillaient pour monter un groupe, et ils accompagnaient Stivell en plus. Benoit m'a proposé de les faire tous entrer dans Magma. Au début je trouvais ça délicat, mais finalement ça a très bien marché. Je suis très content de ce groupe, il y a beaucoup de cœur, beaucoup de bonne volonté. Tout le monde est dans la même histoire au même moment, ce qui n'a pas toujours été le cas…

M.B. & P.C. - Pourquoi joues-tu maintenant avec un autre batteur ? C.V. - Il y a très longtemps que j'en avais envie. Ça me permet de chanter la musique de Magma, et de la jouer au piano, avec un soutien rythmique. A travers le chant et le piano, c'est le même sentiment qui passe… Par contre, chanter et jouer de la batterie, c'est infernal, c'est tenter d'exprimer au même moment deux sentiments contradictoires. Ou tu sers bien la batterie, ou tu sers bien le chant, mais pas les deux… La présence de Clément me libère sur ce plan là.

VITAL

M.B. & P.C. - De quelle manière composes-tu ta musique ? C.V. - Tout vient du chant. Je ne me mets jamais au piano en me disant je vais créer une mélodie. C'est trop facile, tu n'as qu'à déplacer les doigts et tu en crées cinquante par heure. Mais ça ne veut rien dire : pourquoi celle-là et pas une autre ? Non, il faut que ça vienne du fond, que ça me mette en transe. Alors si je répète vingt fois le thème et que vingt fois c'est le même qui sort, je suis sûr que je ne me suis pas trompé, et qu'il n'y a rien d'autre à mettre à la place. C'est l'essentiel. Après tu peux faire de beaux arrangements, mais tu as l'essentiel. Et puis il y a tout un travail pour trouver les enchaînements justes, et c'est parfois très long : quand on compose une longue pièce de musique, je reste toujours dans le même climat. J'improvise par exemple deux heures de suite, j'enregistre tout et en réécoutant je sépare facilement les passages qui ont été réellement vécus de ceux où je me suis relâché. Je garde les passages vécus, et je coupe le reste, le blabla. Je recommence encore, et peu à peu le blabla s'élimine. Le blabla ce n'est pas un problème, de temps en temps, mais un problème d'intensité et de prestance. Par exemple, en improvisant je peux enchaîner deux passages très naturellement en deux accords, comme ça, et on passe à autre chose. Mais ce n'est qu'une habitude des doigts, ça ne veut rien dire ; si ça se trouve, la vraie transition ente ces passages, celle qui s'impose, durera trois quarts d'heure, au lieu de ces deux accords. Ce n'est pas un travail de technicien, c'est une question de climat, d'esprit. Tu comprends, je n'aime pas trop les " virtuoses ", les gens qui sortent des milliards de notes dont la plupart leur viennent au bout des doigts par simple habitude physique, pavlovienne. Je ne peux pas me mettre au piano et égrener quelques arpèges en me demandant si mon steak est cuit. La musique, c'est vital pour moi, ça m'engage en entier, ou je préfère ne pas en jouer…

M.B. & P.C. - Le kobaïen a-t-il une signification très précise, ou est-il surtout utilisé phonétiquement ? C.V. - Au départ, les mots me viennent en chantant, ils sont donc là avant tout pour leur son. Mais à force de les répéter dans un certain climat, on arrive à percer leur signification. Ça peut prendre du temps : deux ans, trois ans. II y a des mots de " Mekanïk Kommandöh " dont je ne connais pas encore le sens. Mais une fois qu'un mot est traduit, c'est pour toujours, il ne peut pas vouloir dire autre chose. Je le sens aussi fort que quand je crée une mélodie au piano. Le kobaïen, ce n'est pas un langage intellectuel comme l'espéranto, par exemple. C'est un langage organique.

M.B. & P.C. - Y a-t-il une chance pour que Magma chante un jour en français ? C.V. - C'est possible. On peut certainement faire de très belles paroles en français, ou dans une autre langue d'ailleurs. Mais il faut trouver les mots qui fassent résonner l'accord…

TRANE ET TOP

M.B. & P.C. - Peux-tu nous dire ce que John Coltrane représente exactement pour toi ? C.V. - C'est très simple : pendant longtemps, John Coltrane a été la seule personne à m'insuffler la vie. Je vivais seul, et la parution de chacun de ses disques était mon unique lien avec l'existence. Quand il est mort, en 1967, J'avais dix-neuf ans et il n'y avait plus rien. J'ai cru mourir. Je suis resté pendant trois ans comme ça, dont deux en Italie, à écouter ses albums dans un état lamentable. Je sombrais un peu plus tous les soirs. Et puis un jour, je buvais un verre de whisky, je l'ai posé et j'ai dit : c'est fini, je ne touche plus à rien. Le lendemain je me suis promené dans Turin et j'ai eu une vision étrange : toute la ville me semblait illuminée. Je suis entré dans une pharmacie, et je leur ai dit: " Ecoutez, je ne sais, pas ce que j'ai, mais je ne me sens pas bien ", le type est parti chercher quelque chose derrière, et quand il est revenu je n'étais déjà plus là… Après, pendant six mois je suis resté dans une chambre à manger du riz et boire de la limonade. Jusqu'à ce qu'il y ait le déclic, jusqu'à ce qu'il y ait Magma… J'ai lu un article sur Coltrane récemment dans R & F. J'estime que le type qui l'a écrit n'y a pas compris grand-chose. II sous-entend que les derniers temps Coltrane, n'ayant plus vraiment l'énergie, laissait sa place à Pharoah Sanders pour faire ce qu'il aurait eu envie de faire lui, c'est-à-dire crier dans le sax, etc. Ce n'était pas du tout ça, l'esprit. Simplement, Coltrane avait le sens de la musique digne. L'idée de " Naima ", par exemple, était géniale. Avant, Coltrane jouait cette ballade d'une façon dépouillée, très simplement il exposait le thème, laissait le pianiste seul et ne rejouait que pour reprendre le thème à la fin. Après il a commencé à improviser dessus, mais il s'est rendu compte que ce n'était pas vraiment la solution. II fallait que ça soit quelqu'un d'autre qui délire sur le thème, pas lui. Il laissait donc à Pharoah Sanders le soin de pleurer, de se lamenter sur tous les maux de la terre, et lui arrivait derrière ça avec un son très beau, énorme, pour ré-attaquer le thème. Lui ne jouait plus que la beauté, mettant toute l'énergie dans le son. Mais ce n'était plus un sax qui vibrait, c'était Coltrane directement. Je n'ai d'ailleurs jamais entendu de sax chez Coltrane. Son instrument et lui ne faisaient qu'un. C'était lui qui parlait.

M.B. & P.C. - Est-ce le seul musicien qui t'ait laissé cette impression ? C.V. - Non. Janik Top aussi.

M.B. & P.C. - Pourquoi ne jouez-vous plus ensemble, alors ? C.V. - Beuh… Ce n'est pas le problème, ça va très bien avec Janik, vous le verrez bientôt. Quoiqu'il se dise, ça continue. On a un cadavre dans notre placard…

M.B. & P.C. - De quelle période de Magma gardes-tu le meilleur souvenir ? C.V. - Sur scène, il y a eu une période fantastique vers juin 1972, avec le premier Magma. On commençait à jouer "Mekanïk", il y a eu cinq ou six concerts dont je me souviens encore. Après, il y a eu des concerts musicalement parfaits avec Janik, notamment le dernier à Colmar. On était' quatre sur scène: Klaus, Janik, moi et Gérard Bikialo aux claviers, on avait l'impression qu'on était trente. Récemment, on a aussi fait de très bons concerts avec le nouveau groupe. Quant aux disques, celui que je préfère, c'est la bande du film " Tristan et Iseult ". C'est celui où se reflète le plus le véritable climat Magma : un piano et des chœurs. On l'a enregistré à trois, Klaus, Janik et moi. A 10 h du soir, Janik est venu chercher la partition, à 2 h du matin on enregistrait, et entre temps il s'était même permis de changer des parties. Il comprend tout très vite.

M.B. & P.C. - C'est une véritable histoire d'amour entre vous… C.V. - Oui, bien sûr. Je ne vois aucune différence entre sa musique et la mienne. C'est peut- être dit autrement, mais le fond est tellement le même…

QUOTIDIEN

M.B. & P.C. - " Mekanïk Kommandöh ", " Üdü Wüdü " ? C.V. - Dans " Mekanïk, il y a la foi; je sais que tout ce qui a été joué a été vraiment joué. Mais le son a été coupé, à cause de Giorgio Gomelsky qui ne supporte pas les basses trop basses ou les aigus trop perçants… Voilà un monsieur qui fonctionne avec des limiteurs. " Üdü Wüdü " était un disque de transition. On allait monter le groupe avec Janik, mais il n'y avait, rien de prêt et on devait enregistrer. II y a donc des extraits de thèmes d'" Emmehntëht Rë ", mais pris isolément cela peut ne pas vouloir dire grand-chose. Ce ne sont ni les arrangements définitifs, ni la manière dont je veux les jouer vraiment.

M.B. & P.C. - Emmehntëht Rê joue un peu le rôle de l'Arlésienne dans la vie de Magma. On en parle beaucoup, mais on ne voit rien venir… C.V. - L'introduction d'Emmehntëht Rê, c'est " Köhntarkösz ". Seulement pour faire la suite, il faudrait enregistrer trois albums à face pleine, sans aucune interruption musicale… Ça pose un problème évident au niveau de la maison de disques et du public : qui va pouvoir gober tout ça ? Alors mon projet c'est, d'une part de faire connaître la musique du quotidien Magma, dont personne n'a encore entendu parler, d'autre part de faire sortir Emmehntëht Rê, sous le nom " Zeühl ", à une échéance que je ne connais pas encore. II y aurait là des musiciens de Magma, et sans doute d'autres gens, certainement Janik, par exemple…

M.B. & P.C. - Qu'est-ce donc que la musique du quotidien Magma ? C.V. - II y a les grandes entreprises, et le 'quotidien. Je pense maintenant qu'avant de s'attaquer aux premières, il faut résoudre le second. Parler de ce qui se passe tous les jours, avoir une pleine conscience dé la minute qui est en train de s'écouler. Par exemple, tu regardes tomber la pluie, tu penses des choses. Alors il y a des tas de thèmes que je pense monter, dans ce sens… C'est une musique plus accessible que celle des grandes pièces, mais elle dit la même chose et je la joue avec autant d'intensité. Parce que ça se passe sur Kobaïa : il ne s'agit pas de la pluie sur Terre, polluée. C'est un quotidien transcendé, merveilleux…

M. B. & P.C. - Y a-t-il d'autres musiciens avec qui tu aies envie de jouer ? C.V. - Il est question que je fasse quelque chose avec Jan Hammer, mais ça ne me passionne pas vraiment. Le seul avec qui ça me brancherait vraiment, c'est McCoy Tyner…

M.B. & P.C. - Tu, n es pas envie de réutiliser des cuivres ? C.V. - Si, mais pour qu'une section de cuivres sonne vraiment, il en faut au moins quatre et ça coûte horriblement cher. Il en 'faudrait bien quinze, d'ailleurs… Mais je le ferai, c'est sûr… Je voudrais aussi donner des concerts avec un piano acoustique, des voix et presque pas de batterie, quelque chose de léger à la caisse claire, d'obsessionnel.

M.B. & P.C. - C'est curieux comme tu sembles te démarquer de la batterie alors que tu es surtout connu comme batteur… C.V. - Ça me mine le moral, d'être considéré comme un " batteur ". Ça ne veut rien dire. Quand je joue de la batterie, tout passe en moi : le piano, les cuivres, les chœurs, c'est peut- être pour ça que mon jeu est un peu fou… J'ai travaillé très dur sur la batterie, mais sans comprendre que ce que je voulais, c'était surtout chanter, jouer du piano…

M.B. & P.C. - Tu n'as jamais été tenté parle vibraphone ? C.V. - Non, je trouve ça précieux, c'est un son, alors que dans une batterie il y a tout : vingt- cinq sons si tu veux. Si tu en joues comme Elvin Jones, tu crées une véritable plaine, tu inventes un espace. Mais cela dit, personne n'arrive à jouer comme lui. II n'a toujours pas été dépassé… II y a de fantastiques batteurs, mais Elvin, c'est magique. Tu te mets à côté de lui, tu ne comprends rien, et si tu essaies de reprendre une de ses phrases, tu n'y arrives pas. Ça ne sonne pas pareil, il manque toujours quelque chose.

UN VIDE IMMENSE

M.B. & P.C. - Tu n'es pas très intéressé par la musique qui se fait aujourd'hui… C.V. - C'est dramatique. Et pourtant je ne demande que ça, j'essaie. On me dit " écoute le dernier machin, il y a un super son, etc. ". Mais je me moque du son. Enfin tant mieux s'il y a un bon son, je suis bien placé pour le savoir, on ne l'a jamais eu, mais ce n'est pas l'essentiel. On a l'impression qu'ils se sont tous fait prendre à leur propre jeu que ce n'est plus vital pour eux de faire de la musique. II y a tellement de gens qui font des arrangements sur rien qui sont devenus des spécialistes en son, en emballage… Mais il n'y a rien à emballer, au bout de dix minutes tu sens un vide immense, le château de cartes s'écroule…

M.B. & P.C. - Beaucoup de gens sont passés dans Magma, et leurs propos alimentent la chronique… Tu n'as rien à répondre ? C.V. - Quand on monte un groupe, on ne se pose jamais là question de savoir si untel devra partir un jour… On a l'impression que ça va toujours durer. Mais certains se sentent exclus d'une histoire qu'ils n'ont pas pu vivre avant. Certains manquent de patience, s'étonnent au bout de six mois que le public ne les regarde pas plus, et juste quand ça commence à bien marcher, ils craquent. Maintenant, si je devais expliquer vraiment pourquoi la plupart des gens sont partis de Magma, moi je pourrais le faire relax, mais ça poserait sûrement des problèmes…

M. B. & P.C. - Ce n'est pas grave, vas-y… C.V. - C'est une question de sensibilité. Quand je joue, je ne calcule pas l'énergie, je suis complètement " dedans ", mais beaucoup ne sont pas à l'aise dans la musique, ils calculent, ils sentent trop leur corps et ils mettent longtemps à comprendre. On a passé des mois, parfois, à répéter des trucs qui auraient dû venir très vite. Dans l'histoire de Magma, deux musiciens seulement comprenaient tout tout de suite : Teddy Lasry et Janik Top… Quant aux autres, ce qui m'ennuie, c'est que quand ils s'en vont de Magma, ils ne font pas de cadeaux. Mais aujourd'hui, je n'ai envie de dire du mal de personne…

M.B. & P.C. - Vous tournez beaucoup en Europe, ça marche bien ? C.V. - Très bien, oui. L'an passé, on a joué à Roskilde, en Norvège. Il devait bien y avoir 30 000 personnes, et c'était le délire total… On y repart demain d'ailleurs. En Allemagne; c'est pareil… On a eu des ennuis en Angleterre, parce qu'on a dû annuler une tournée là-bas, l'automne dernier : le groupe s'était dissous la veille et ça a tout foutu par terre… Mais Zappa, quand on lui parle de l'Angleterre, il répond : " Où ? ".

M.B. & P.C. - Et quand on te dit Magma, tu réponds quoi ? C.V. - Amour. Je vis actuellement " l'Eternel retour ". C'est l'amour fou, intemporel, et c'est tellement énorme, tellement palpable qu'une bonne partie de mon entourage prend peur. Mais c'est devenu évident immédiatement communicable, et je sais que tout est possible, puisqu'enfin j'ai trouvé l'écho.

Propos recueillis par Michel BOURRE et Patrick COUTIN. Rock & Folk n° 127 - Août 1977

Mekanik Pop : Janik Top - Rock & Folk n° 127 – Août

MEKANIK POP Janik TOP Tout d'abord, j'aimerais remercier tous ceux qui m'ont écrit, et surtout leur demander de ne pas joindre de timbres à leurs questions. Le courrier de Mekanik Pop augmente chaque mois, et il ne m'est plus possible de répondre à chacun d'entre vous, d'autant que nombre de vos demandes se recoupent. Par contre, dans un prochain numéro, nous consacrerons une rubrique entière au courrier.

Au menu de ce mois-ci, un plat de choix, et pour changer, un bassiste : Janik Top.

Janik s'est montré un excellent professeur de basse, tout aussi prolixe sur la manière dont il envisage son instrument que sur celle qu'il a employée pour le maîtriser. Faute de place, nous ne donnerons ici que la première partie de cette interview, réservant la complexe leçon de musique pour le futur.

Quant à l'itinéraire musical de Janik, les intéressés pourront se reporter au numéro de mai de " Rock et Folk ".

R & F : Quels sont les instruments que tu utilises ? J.T. : Ma basse actuelle est une Music Man ; je retrouve en elle tout ce que j'aimais sur les anciennes Fender. Comme amplificateur, je me sers d'un petit Ampeg B 15 M que j'aime beaucoup, un appareil à lampes, et puis pour la scène un gros STV, Ampeg aussi, que j'ai fait trafiquer. On y a rajouté un Master Volume à l'arrière, ce qui me permet de compresser le son sans augmenter trop le volume. Cela me donne un son gras, terrifiant, très délicat à jouer. Tu dois utiliser la pression des doigts, pas la force, la pression... Certains bassistes préfèrent jouer en courant sur la manche, moi j'aime ce contact, cet enracinement.

R & F : As-tu des pédales pour transformer ton son ? J.T.. : Bien sûr; je travaille en ce moment sur un prototype de synthétiseur pour guitare, l'ORS ; c'est d'ailleurs très différent de la basse seule. Il faut jouer avec les sons, les trouver, et puis après évoluer en fonction d'eux. Certains sont lents, et il faut laisser l'oscillateur agir, donc faire moins de notes... Je suis impatient d'avoir retrouvé ma technique classique de violoncelle, pour m'en servir en corrélation avec l'électronique.

R & F : Parle-nous des moments clefs de ton évolution musicale. J.T. : Tout d'abord, il y a l'influence classique ; très jeune, j'ai étudié le piano, le solfège, la direction d'orchestre, l'harmonie, bref tour ce qui participe des bases traditionnelles de la musique. Mais surtout, le plus important, l'ai été éduqué à l'école russe. Sans vouloir entamer des querelles de clans, l'école russe est fantastique parce qu'elle met l'accent sur le toucher, le doigté. On te fait toucher un œuf et tu apprends à le sentir avec tes doigts, à en comprendre la chaleur. On développe donc ce sens tactile pour te pousser à être en communication plus intime avec l'instrument. C'est resté une de mes préoccupations : la pression des doigts, leur sensibilité.

R & F : Pourquoi en es-tu venu à la basse ? J.T. : J'ai d'abord fait de la contrebasse et du violoncelle en même temps que de la basse électrique, afin de remplacer un ami en partance pour les U.S.A. C'était une formation de bal, et j'y ai joué quelques mois. Après quoi, ayant abandonné la musique pour les maths, puis les maths pour la musique, je me suis trouvé devant un choix : c'est déjà très difficile de bien jouer d'un instrument, tu ne peux pas travailler tous les instruments, alors ça a été la basse. Et puis, un soir, dans un club marseillais où j'allais faire des bœufs et écouter du jazz, j'ai rencontré ce pianiste, Stu Da Silva, qui m'a ouvert l'esprit à ce que l'on appelle les modes. Sans vraiment m'expliquer la chose, il m'a montré quelques exemples, et là-dessus je suis parti vivre pendant deux ans à la campagne, où j'ai joué de la basse uniquement.

R & F : Accordais-tu déjà ta basse de manière spéciale ? J.T. : Oui, très tôt j'ai accordé la contrebasse en Mi Sol La Ré au lieu de Mi La Ré Sol, ce qui redonnait prépondérance à l'accord de quinte, l'accord universel. Ce n'est que plus tard que j'ai trouvé un fabricant de cordes qui me fournisse des Do graves. Je suis donc accordé maintenant en Do Sol Ré La.

R & F : Deux ans sur une basse, cela représente une fantastique somme de travail. J.T. : J'ai toujours eu le goût du travail. Je peux travailler des journées entières, au point d'en avoir des vertiges. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde doive en faire autant. Tous les moyens sont bons pour apprendre. Mais je crois que de toutes les façons il y a un effort à fournir. Il y en a qui disent: " Hendrix n'avait pas de technique"… pourtant, il jouait parfois dans des états presque comateux, et il savait encore où trouver ses notes. Il n'avait peut-être pas travaillé la technique traditionnelle, mais il avait passé des jours et des jours sur son instrument. En musique, rien ne vient naturellement. Tout est artifice, apprentissage. Prends une basse de James Brown, par exemple : c'est très simple en apparence, mais pour décrocher le swing, le souffle, alors là, il va falloir du travail. Après, tu peux y aller de ton feeling...

R & F : Pourrais-tu définir cette idée de "non naturel" ? J.T.. : Bien sûr. Prenons deux exemples; l'oreille et la main. Certaines personnes ont une oreille absolue. Comme moi. C'est-à-dire que si j'entends une note, je peux dire voilà un La ou un Si, etc. Lorsque j'écoute de la musique, j'entends les notes changer par rapport à elles- mêmes. Je me dis : " tiens un Do qui devient Mi "... D'autres personnes ont une oreille relative, c'est-à-dire quelles entendent les notes les unes par rapport aux autres. Elles se disent voilà que ça monte, et là on descend, etc. Mais ces deux façons d'entendre sont indispensables. Il faut donc que, selon tes aptitudes, tu travailles dans le sens contraire. La main, elle, est une machine atrophiée, déséquilibrée. La pince (c'est-à-dire le pouce et l'index) est surdéveloppée par rapport aux autres doigts. Or, il te faut une main parfaitement équilibrée. Pour cela il faut ruser, contrebalancer ta nature. Voilà un exercice qui développera l'indépendance et la maîtrise des doigts : mettre la main à plat en éventail, l'écartement entre chaque doigt étant égal. Puis, les uns après les autres, ramener chacun des doigts vers la paume tout en maintenant les autres immobiles. Après quoi, le faire avec deux doigts en variant les associations. Ce n'est pas facile, et il faut du temps pour y arriver. Mais que tu utilise cette méthode ou une autre, il te faudra bien arriver à contrôler cette main. J'ai moi-même longtemps dormi avec des gants sur lesquels j'avais cousu des bouchons entre les doigts, pour les écarter pendant mon sommeil... ".

La seconde partie de l'interview fut consacrée à la méthode même, et ce de manière très précise, qu'a employée Janik pour développer sa dextérité, son oreille, et son savoir théorique.

Nous avons abordé l'utilisation des modes (une des marottes de Mc Laughlin), plus quelques autres points passionnants.

La mine de renseignements est telle qu'il me faudrait plusieurs semaines pour la retranscrire. Mais ça viendra, et d'une manière ou d'une autre je vous promets de mettre ce trésor à votre disposition. A bientôt.

PATRICK COUTIN. Rock & Folk n° 127 - Juillet 1977

Interview Christian Vander & Klaus Blasquiz - MM (magazine danois) – Août

Interview de Christian Vander et Klaus Blasquiz

La musique, c'est la vie

Vous changez souvent la composition de Magma. Est-ce difficile de faire rester les membres du groupe ? Vander : Il est faux de dire que nous changeons les membres du groupe. Ce sont eux qui partent. Nous aimerions bien garder les mêmes musiciens, mais on ne peut pas éviter les changements fréquents. C'est du au fait que bon nombre de musiciens ont un but différent de celui de Klaus et moi. La musique est le plus important. En ce moment, il y a un nouveau membre dans le groupe, il devrait être préparé à travailler au service de la musique. Nous sommes un groupe, pas une assemblée d'individus. On est supposé fournir un effort commun. C'est quelque chose que les noirs ont compris. Aux États-Unis, ils comprennent ce que cela veut dire. Booker T & the MG's l'ont compris. Ils ont accompagné Otis Redding. Ils étaient réellement au service de la musique. Nous avons le même but avec Magma. En fait, Magma joue de la musique noire, c'est-à-dire une musique faite de dévotion. C'est une musique spirituelle. La musique des blancs est une musique de l'intellect. Principalement. Blasquiz : Certains musiciens jouent avec leur cœur, d'autres avec leur cerveau. Nous essayons de jouer à la fois avec notre cœur et avec notre cerveau. De la musique vitale. Ce qui est ennuyeux avec la musique d'aujourd'hui, c'est qu'elle n'est pas assez vitale. Vous jouez et ensuite vous vous reposez. En Afrique, ils peuvent jouer pendant quatorze jours d'affilée. En Europe, la musique a pris une autre voie. Au lieu de l'intégrer à la vie, on laisse la musique en dehors. Vous jouez, et après vous vivez mais jouez après vous oubliez (mauvaise interprétation, ou erreur d'un des précédents traducteurs). La musique, c'est vivre. La musique est présente tout le temps. Avant de commencer l'interview, on parlait de rythme-notez bien cela : on interromp le rythme de la musique en le coupant du rythme de la vie. Les gens ont fait de la musique une forme d'art. Rien n'est plus faux que cela. La musique est là tout le temps. On ne peut pas l'exclure ou l'isoler selon la situation.

Coltrane ne faisait qu'un avec la musique

Est-ce que vous avez une définition précise de ce qu'est la musique ? Vander : Il est difficile de définir ce qu'est la musique. La musique est la vie. La musique détient tous les secrets de la vie. C'est le moyen d'expression le plus clair pour l'homme. La musique peut contenir aussi bien la vie que la mort. La musique est un prolongement de soi, de notre manière de nous exprimer. La musique est universelle. Quand j'écoute John Coltrane, ce n'est pas son saxophone que j'entends mais sa voix. Je perçois la musique comme un discours. Le saxophone est son organe vocal, c'est lui qui parle. C'est Coltrane. Toute sa vie, toute son énergie sont passées dans son saxophone. Dans son cas particulier, l'instrument disparaît pour devenir un organe vivant, comme la voix. C'est ça la musique. Exactement comme pour un batteur. Le batteur ne devrait pas voir son instrument comme un ensemble fait de tambours et de baguettes. La batterie devrait devenir une partie de lui. L'instrument devrait devenir un organe vivant. Ca aussi c'est notre but. La voix est le plus bel instrument qui existe.

Comment vous sentez-vous sur scène lors d'un concert ? Que ressentez-vous ? Vander : de la joie et de l'amour. Blasquiz : la musique disparaît. On ne perçoit plus la musique. La distance entre soi et la musique disparaît. On ne se sent plus en train de jouer la musique. Je vois mon travail sur scène comme une activité mentale, une ligne de pensée.

Vous avez dit que la musique était comme la vie. Pourtant, si on peut changer la musique, on ne peut pas changer la vie. Vander : C'est facile de changer la vie si on le veut vraiment. On peut orienter la vie dans n'importe quel sens, celui qu'on veut. Tout comme la musique. La musique peut changer la vie, et inversement. C'est pour cela qu'on ne peut pas séparer la vie de la musique. Bob Dylan a changé la vie de nombreuses personnes. On peut faire des choses incroyables avec la musique. La musique est un pouvoir, un pouvoir invincible.

Musique et révolution

Vander : on peut lancer une révolution avec la musique. La musique est un élément très puissant en tant que facteur politique. C'est un des agents les plus efficaces qui existe. Elle peut influencer l'esprit, la capacité qu'a chacun de penser, la conviction et elle peut changer la vie. Comme une révolution. Blasquiz : Il n'y a pas de différence entre la vie et la musique. La révolution peut venir de plein de choses différentes mais avec la musique comme expression et comme outil, c'est nettement plus efficace. La révolution doit entrer dans la vie quotidienne, petit à petit.

Où est le public dans la discussion ? Blasquiz : Le public n'existe pas. Le public et vous, c'est pareil. On touche maintenant à l'essentiel. On rassemble le public, on joue devant un public qui est également nous-mêmes, afin de créer une forme de respect et d'amour à travers la musique. Vander : Si un fleuriste, après avoir vu un de nos concerts, rend son magasin plus beau en rentrant, alors Magma aura réussi à faire quelque chose. Ce que nous voulons faire, c'est que les gens qui marchent dans la rue fassent chaque pas dans la joie. Si nous rendons les gens heureux avec notre musique, alors nous voulons aussi que ces gens rendent d'autres personnes heureuses. Exactement comme dans une réaction en chaîne. Certaines des races qui existent sur terre ont une telle relation d'amour entre elles, et il se trouve que ce sont ces races qui, sur terre, sont le plus imprégnées par la musique. Ce n'est pas une coïncidence. Même si ça peut paraître ridicule. Blasquiz : Pas du tout, il n'y rien de ridicule dans une telle relation entre l'amour et la musique. C'est dans ce but que nous travaillons. Pour rendre les gens conscients. peut-être que Magma en a les moyens. Du moins c'est ce que nous espérons... Vander : Un homme politique va louer un endroit afin de s'adresser à son public. Nous faisons pareil, sauf que nous utilisons la musique comme moyen d'expression.

La joie dans la musique Vander : Parallèlement, nous ne devons pas oublier qu'on devrait réaliser de la joie avec la musique. La joie d'être ensemble, d'écouter ensemble. Le musicien n'est pas seulement un musicien, et ceux qui écoutent ne font pas qu'écouter. Et puis, il y a de nombreuses façons d'écouter. Blasquiz : Vous jouez un accord. Une personne peut le percevoir comme étant une expression d'amour et une autre personne comme une expression de haine. Magma essaie de trouver la musique universelle idéale. C'est notre travail. Magma n'a pas encore atteint ce but, mais on s'en approche. On essaie de créer une musique universelle complètement nouvelle, un nouveau mode d'expression.

Avez-vous pu associer le rythme avec l'intellect ? Vander : La musique de magma est basée sur la pulsation, le rythme. Tout est rythme.

Est-ce que votre forme de musique complexe ne crée pas de problème avec les nouveaux musiciens ? Vander : Pas si le musicien maîtrise assez bien son instrument. Le problème pour les nouveaux musiciens est plutôt d'ordre spirituel. Il y a des musiciens qui sont plus "Magma" que d'autres. Certains ont la technique mais pas la conviction, d'autres ont la conviction mais pas la technique. Ce dont on a besoin avec Magma, ce sont de musiciens qui ne soient pas fermés. Pour être accepté dans Magma, il faut connaître la musique classique, le rock, la musique de Tamla-Motown et être capable d'utiliser la technique de ces formes de musique.

Maintenant, il y a deux batteurs dans le groupe... Vander : J'ai toujours voulu cela. Cela me permet de jouer du clavier et de chanter.

Lors d'un concert à Paris, vous avez chanté pendant un chorus de batterie. Vander : Pour beaucoup de batteurs, un chorus consiste seulement en une démonstration technique et rien d'autre. Le chorus de batterie doit être un véritable morceau, et c'est pour cela qu'il devrait être conduit de façon sensible. Je divise mes chorus en trois parties. Dans ma première, je définis un niveau et je prépare le public à ce qui suit. Un chorus doit contenir une certaine émotion. De la tristesse, de la mélancolie, etc. Quand j'accompagne un chorus avec du chant, c'est parce que j'ai composé un morceau qui doit être accompagné par du chant. Ca ne peut pas se faire d'une autre manière.

Le kobaïen

Vous avez inventé votre propre langue. Pourtant, est-ce que ce n'est pas important de comprendre ce qui est dit dans les chants ? Blasquiz : Oui, c'est très important, mais dans de nombreux cas, on donne beaucoup trop d'importance au texte, en ignorant ainsi la musique. la musique est alors réduite à quelque chose de moindre importance. Le chant est important, mais pas autant que la musique. Le kobaïen a été créé en même temps que la musique. C'est quelque chose de logique. C'est un langage physiologique, un rituel, une forme d'espéranto universel. C'est une langue faite de musique. Le kobaïen est facile à chanter et en même temps, il est là pour empêcher les gens de penser à ce que nous voulons dire avec le texte ou un vers particulier. C'est une forme de musique sans sémantique. Ce qui n'exclue pas l'idée qu'un jour, nous essayerons quelque chose d'autre. Nous avons inventé une langue phonétique sur des éléments de langues slaves et germaniques afin de pouvoir exprimer des choses en musique. La langue a, bien sur, un contenu mais pas si on la prend mot à mot. La langue a un contenu global, et c'est ça qui est important. Les disques de Magma ont jusqu'à présent été des albums-concepts qui, assemblés, forment une histoire. Le dernier est différent... Vander : En fait, il s'agit d'un disque-pirate. C'est un disque qui a été enregistré avec un magnétophone et qui consiste en des répétitions, des enregistrements radio, etc. Le disque est une forme de statut pour nous. Il y a des morceaux avec des musiciens qui ne font plus partie de Magma maintenant. Et puis, il était temps qu'un album de Magma sorte, parce que le précédent est sorti il y a assez longtemps. En plus, nous avons changé de producteur, donc on avait besoin de sortir un album avec lui, alors on a sorti "Inédits". Les enregistrements sont assez basiques, mais il y a un autocollant sur la couverture qui prévient les gens que la qualité du son n'est pas excellentes. C'est plutôt une sorte de documentaire. Si la musique est assez bonne, alors la technique ne compte pas.

Magma et le public

Que pensez-vous du public danois ? Blasquiz : On a pas encore assez joué ici pour se faire une bonne impression, mais les réactions sont assez différentes de celles qu'on a d'habitude. On a joué lors d'un festival l'année dernière et les réactions qu'on a eu étaient vraiment formidables (Roskilde festival). Vander : C'était un de nos meilleurs concerts. D'un autre côté, hier après le concert, j'ai eu l'impression que dans cette ville, les gens sont plus hésitants vis-à-vis de notre musique. Peut-être était-ce à cause de ce groupe étrange. Quel était leur nom, déjà ? (Blasquiz lui répond qu'il s'agissait de "Totalpetroleum" - un groupe humoristique qui mélange des samples des "Residents", du rock, et des numéros de satire politique de la radio danoise et de l'establishment). Peut-être que le public n'était pas assez bien préparé à notre style de musique. Nous aimons bien un peu mystifier le groupe. Nous nous habillons en noir, parfois avec du blanc pour contraster, ça rend le groupe plus mystique. On aimerait bien faire quelque chose pour la scène. Peut-être travailler un jour avec un théâtre...

Quelle est la part de routine et la part d'imprévu dans vos concerts ? Apparemment, il n'y a pas vraiment de place laissé à l'improvisation. Blasquiz : Il ne faut pas penser quand on joue. Il faut jouer ! Au moment où on commende à se dire que le guitariste va jouer ça ou ça, alors c'est trop tard. Alors on pense et donc, automatiquement, on est plus dans la musique. On est en dehors.

En pensant, on écoute

Blasquiz : Alors qu'il faudrait créer un son, au moment où on pense, on écoute et alors on est plus dans le son. Les musiciens ne devraient pas créer leur propre son mais être partie intégrante du son du groupe. Les choses devraient se dérouler naturellement. Il faudrait que les doigts bougent de façon automatique, que chaque strophe soit chantée de façon automatique. Il ne doit pas y avoir d'espace laissé à la pensée. Vander : La musique devrait être dans la colonne vertébrale de chacun ; Si je commence à écouter le bassiste ou le guitariste, alors je vais jouer de manière hésitante et les autres musiciens vont le ressentir, et vice-versa. La musique doit avoir une structure solide, où tout est basé sur la sécurité et la routine. Ce qui ne veut pas dire que le détail doit être perdu dans l'ensemble. Attention, une pièce qui est bien pensée, bien répétée et basée sur la conviction peut très bien contenir des détails et des ombres, s'ils sont créés par les différents musiciens.

Alors est-ce que ça ne reviendrait pas au même de mettre une machine sur scène ? Blasquiz : C'est facile de jouer comme une machine, mais alors le coeur de musicien ne sera pas systématiquement dans la musique, et c'est là la différence. La musique ne sera jamais comme une machine. C'est le cœur qui contrôle la musique. La machine est sourde, pas l'homme. L'homme doit se concentrer et ce n'est pas facile pour un groupe de musiciens de se concentrer ensemble. Nous jouons avec le cœur, et pourtant nous ne pensons pas, mais nous nous concentrons et c'est en ça qu'il y a une différence entre une machine et Magma. Vander : Les musiciens "professionnels" pensent à d'autres choses que la musique. Ils se demandent s'ils sont assez bien payés, s'ils ont du succès, mais ils ne pensent pas à la musique. Ils se demandent s'ils sont bien habillés, ils s'interrogent sur leur futur, etc.... Nous, on s'habille en noir, c'est mystique, soit mais en même temps, c'est discret. nous chantons dans une langue phonétique, c'est mystique mais le contenu ne peut pas être trop éloigné du son dans sa globalité. Blasquiz : On joue toujours les mêmes pièces. On utilise les mêmes mots mais cependant, à chaque fois, l'expérience est nouvelle. On aura jamais une relation "professionnelle" envers Magma. Vander : C'est essentiel ! Si on prend Mekanïk Kommandöh par exemple... (Vander prend deux baguettes et joue le rythme sur la table). Toujours le même rythme, c'est ce qui est à l'intérieur qui change. Je ne considérerai jamais cette pièce comme une ligne de rythme mais comme quelque chose plus proche d'une pulsation. Quand on a joué cette pièce, une fois, en plein milieu d'un concert, je me suis trouvé comme le plaignant dans une salle d'audience, avec des témoins, le grand jeu. A ce moment, la batterie est le vrai instrument, c'est le but. Et soudainement, la musique voulait dire quelque chose pour moi : j'étais la musique. Le son de la batterie a complètement disparu de mon paysage sonore. c'était une expérience extraordinaire, qui se répète parfois. A chaque fois de nouvelles expériences, à chaque fois un nouveau rôle pour la charleston, à chaque fois un nouveau son pour les cymbales. C'est ça la musique. Et c'est ça qu'on vise avec Magma. Le groupe ne devrait pas être une série d'individualités, mais une seule : Magma !

Les improvisations sont guidées

Peut-on ôter aux musiciens leur désir de jouer ? Vander : Non, ce n'est pas possible, mais on peut le contrôler et le guider. Je vais encore faire référence à John Coltrane. Il avait compris comment faire pour guider ses improvisations, il n'a jamais cédé à la tentation de simplement jouer comme il en avait envie ou bien de se détourner de ce qu'il voulait faire. Il contrôlait parfaitement sa musique et pourtant il parvenait à improviser. Il ne jouait jamais une note a hasard. Parfois, il se laissait aller, et ça nous arrive à nous aussi, mais il avait la capacité de toujours se contrôler.

Vous n'improvisez jamais dans vos chorus de batterie ? Vander : Je sais toujours où je suis. Je ne pense jamais à ce que je vais faire après, ni au moment où je devrais utiliser les cymbales. Je sais toujours à l'avance comment je vais jouer. Si je ne vais pas me servir des cymbales je le sais à l'avance, je peux le sentir. Blasquiz : Je vais appeler ça une pensée globale. Parfois en arrivant sur scène, je prend soudainement conscience de comment tout va se dérouler. Du début à la fin. Il est déjà arrivé que je me trompe mais c'est très rare et souvent dû aux conditions extérieures. Vander : Hier, dans la salle de concert, il faisait très chaud. Tellement chaud que mes mains étaient très moites. J'avais du mal à tenir les baguettes et j'ai fait des erreurs en jouant. Il y avait des choses qui auraient dues être jouées très fort et je ne pouvais pas le faire. J'ai dû sauter des passages et dans certains cas jouer de façon différente. Dans ces moments-là, vous pensez ? Vander : Non, je saute des passages. Blasquiz : Il y a une différence entre penser et se demander quelque chose. On peut penser quand il y a de la musique, mais quand on joue, la pensée vient comme un éclair dans un ciel bleu. Peut-être que c'est plutôt une sensation ou un sentiment. Mais au moment où on commence à se dire "Qu'est ce que je devrais faire après ?", alors, comme Christian l'a dit, on est coupé de la musique. Peut-être que ceci explique mieux ce que Christian voulait dire. Vander : Notre musique est construite pour former un mouvement naturel et continu, mais parfois il arrive que je m'enferme dans la même séquence et n'arrive plus à en sortir (Christian Vander prend de nouveau les baguettes et répète le même mouvement sur la table) et je rejoue la même séquence, encore et encore, j'attend, mais tout en rejouant la même séquence jusqu'à ce que je puisse avancer de façon logique et automatique. Je ne pense pas "Comment est-ce que je dois continuer, là" mais je ne fait que jouer, jusqu'à ce que j'avance, automatiquement.

Nous avons seulement évoqué les concerts-comment parvenez-vous à donner la même authenticité à la musique en studio ? Blasquiz : C'est difficile, parce qu'il faut recommencer, encore et encore. Et à chaque fois, il faut recommencer au début jusqu'à ce qu'on atteigne le point où on se dit : c'est là, maintenant la musique, l'engagement est présent. Vander : Je ne pense pas que ça soit si difficile que ça de réussir à faire de la musique en studio. Je suis motivé pour jouer, que ce soit pour seulement trois personnes ou pour une grande salle de concert, le nombre de spectateurs n'a aucune importance pour moi. Ce que je donne avec mon cœur à la musique est toujours pareil. Dans un studio, il y a un technicien pour le son et deux personnes dans la salle de mixage et ça veut dire : je joue pour ces trois personnes. Mon engagement est le même. On ne devrait jamais penser que ça ne vaut pas la peine de jouer. Ce n'est pas l'individu qui compte mais la musique.

Interview de Poul Erik Sørensen pour un ancien magazine danois appelé MM (numéro de août - septembre 1977). L'interview a lieu à l'occasion du Silkeborg Multimusic Festival au Danemark en juillet 1977.

Traduction : Emilie Desassis

Jannick Top - Rock & Folk n° 128 – Septembre

JANIK TOP (extrait d'un article sur les meilleurs bassistes)

Janik Top est de ces très rares êtres qui sont nés musiciens. Il n'a pas encore réalisé ce qu'il porte en lui et a déjà plus apporté à la musique que la plupart des instrumentistes dont il a été question ici. Passionné par l'art de John Coltrane et par les compositeurs russes du siècle dernier, Janik a appris à jouer selon la technique propre au jazz et a accompli, comme Jean- Luc Ponty par exemple, l'énorme travail théorique (solfège, harmonie, composition, etc.) par lequel passent les musiciens classiques. Top accorde sa basse comme un violoncelle, instrument qu'il pratique longtemps et sur lequel il opéra l'essentiel de son évolution. Ce Marseillais, monté à Paris avec deux mille francs en poche, rencontre Christian Vander et devient, en 1973, remplaçant Francis Moze, le second bassiste de Magma. Le travail remarquable que Janik Top a fourni pendant qu'il appartenait au groupe a sans nul doute contribué à apporter à Magma une popularité nationale ("Mekanïk Destruktïw Kommandöh"). Techniquement, le jeu Janik Top consiste en un déferlement de notes et de lignes lourdes que ponctuent peu de breaks et de silences. L'emploi de séquences répétées en usant de sonorités modulées en cours de jeu concourt à créer une sensation de majesté, d'emphase qui servait dans le cadre de Magma le propos de Christian Vander, mieux que ne pouvait le faire les discours tyranniques et la brutalité de l'image scénique du groupe. Mais il émane surtout du style de Top une puissance magnifique, la vraie force d'un créateur. La Beauté. Porté vers les recherches électroniques (il utilise un synthétiseur), Janik Top prépare aujourd'hui une œuvre dont on attend impatiemment le prologue.

Enregistrements avec Magma: "Mekanïk Destruktïw Kommandöh", "Köhntarkösz". Rock & Folk n° 128 - Septembre 1977

Chronique "Inédits" - Rock Hebdo – Octobre

MAGMA "Inédits"

Chronique de : Rock Hebdo - Octobre 197

Pas à proprement parler un nouveau Magma, puisqu'il s'agit là d'anciennes bandes enregistrées dans divers endroits avec des formations différentes. Un disque intéressant pour tous ceux qui suivent de près la carrière de Magma. Mais certaines carences au niveau enregistrement sont à mettre au passif de cette production. Pour inconditionnel seulement...

Christian Vander, interview - Rock & Roll Music n° 6 – Novembre

Christian VANDER

Magma, vous en conviendrez, n'est pas tout à fait un groupe comme les autres. Il y a une image Magma, une musique, une langue Magma ; il y a aussi un musicien, un personnage extraordinaire, Christian Vander. Après quelques mois de demi-sommeil, "le groupe qui fait peur" revient avec un nouveau visage. Janik Top est parti, Benoît Widemann est revenu, Clément Bailly (ex Stivell) est à la batterie, ce qui permet à Christian Vander de quitter fréquemment son instrument préféré pour le piano ou pour chanter. Par ailleurs, Klaus Blasquiz reste toujours le leader vocal, Jean De Antoni est à la guitare. Quant au vide laissé par le départ de Janik Top, il est comblé par Guy Delacroix qui supporte de bonne manière le lourd héritage qui pèse sur ses épaules. Magma a maintenant sept ans et Vander estime que l'on a, la plupart du temps, mal interprété ce qu'il laissait entendre… Au moment où le groupe prend un nouveau départ, il a tenu à s'expliquer. Considérons donc ce qui suit comme un appel à ceux qui ne connaissent pas Magma, comme une mise au point auprès des gens qui croient connaître Magma…

Rock & Roll Music : Tu n'as jamais eu l'habitude, ni même désiré expliquer la musique, l'atmosphère Magma. Tu souhaites maintenant donner des explications. Pourquoi ? Christian Vander : Je pensais qu'il n'était pas utile de parler dans les détails, je donnais des images. Je parlais symboliquement d'idées, pensant que les gens comprendraient à travers ça. Or, il se trouve que bien des gens se sont trompés, en particulier parmi ceux qui se considèrent comme chargés d'expliquer ces choses-là au public…

RNRM : Est-ce que cela signifie que la plupart des gens ne sont pas à la portée de Magma ? CV : Non, pas du tout, mais malheureusement ils ne sont pas habitués…

RNRM : On a pris l'habitude de dire que Vander était un fasciste. CV : Voilà le genre de déclarations contre lesquelles je m'insurge. Les gens qui disent, qui écrivent cela, sont des gens qui n'ont rien compris. La musique, l'atmosphère Magma, puisque tu emploies ce terme, doit être interprétée au deuxième degré… La joie, la foi ont toujours été présentes dans la musique de Magma. Mais la joie, quand tu es heureux, quand tu éclates vraiment, ne se lit pas forcément sur ton visage. C'est la transe, un état de folie que tu veux communiquer aux gens. Les gens se disent : "Ils sont fous, ils font peur". Ils ne se rendent pas compte qu'ils peuvent devenir dans le même état. C'est un état d'esprit que l'on connaît aux Etats-Unis, dans ces régions qui côtoient le Mississippi où tu vois des femmes, des hommes, des enfants noirs qui sortent des églises complètement en transe. Ils se sont vidés et ils sont heureux… C'est aussi l'esprit Magma… Il y a du blues dans notre musique.

RNRM : C'est difficile en tant que Blanc de faire passer ça, qui plus est, à des Blancs… CV : Facile à dire. Personnellement, je ne suis pas "blanc" au sens "blanc"… Je perçois très bien cet état d'esprit parce que je l'ai toujours vécu. C'est simple, si je joue un truc et si je me mets en transe, tu vas le voir tout de suite. La première fois que j'ai écouté Coltrane, j'avais onze ans. Je l'ai reçu comme un jet, parce que j'étais dans le même état. Maintenant, on écoute la musique de l'extérieur. C'est devenu une habitude. On écoute un disque, il y a un son merveilleux ; alors on dit : "C'est vraiment bien comme disque, ça tourne". "Weather Report, ça sonne". Si j'écoute le disque, je peux arriver à me faire piéger, moi aussi, me disant : "Ah oui, ça tourne". Mais qu'est-ce qui tourne, ça tourne comment ? Dans un disque de Coltrane, il n'y a pas forcément un son, mais tu es obligé de rentrer dans la musique, il y a une émanation fantastique que tu reçois, qui est malheureusement difficilement explicable… Pour moi, la musique de Magma se base sur le même principe. Maintenant, on fournit aux gens des petits souffles qui s'enchaînent les uns aux autres. "Tiens, cette phrase sonne bien !" On accumule ainsi des phrases musicales qui effectivement sonnent bien et on arrive à faire quelque chose de cohérent qui sonne tout aussi bien. On a écouté ça, on est content. Magma, c'est un souffle, et quelles que soient les séquences qui s'enchaînent, il s'agit toujours du même souffle. Ces séquences, quoiqu'elles soient, ne sont jamais laissées au hasard. Il n'y a pas la moindre improvisation.

RNRM : C'est le calcul au service de la transe… CV : C'est comme une respiration. Il y a tous les sentiments qui passent, sauf la haine, à des degrés différents selon l'émotion que l'on veut dégager.

RNRM : Comment analyses-tu "Zombies" par exemple ? CV : Je pourrais te l'analyser avec une image terrestre qui n'a rien à voir avec le fond de la chose, en réalité. Si tu veux, c'est comme une maison de cinq ou six étages, représentée par une série d'accords. Tu visites la maison, tu reviens, tu descends les escaliers, tu remontes une deuxième fois. Au troisième étage, il y a une lumière qui est éteinte, par exemple. Tiens, pourquoi ? Et ainsi de suite, petit à petit, il va se passer quelque chose dans la maison. Finalement, la réponse arrive : boum !, tu prends une émotion sonore dans la tête, et ça enclenche aussitôt autre chose.

RNRM : On retrouve toujours, quels que soient les morceaux, des impressions d'épouvante, de surprise, d'improvisation, de joie… CV : Et d'amour ! L'épouvante n'aurait pas de sens s'il n'y avait pas l'amour au fond. Tout est basé sur un amour suprême !… Si la vingtième minute d'un morceau représente un amour suprême, tu peux te permettre avant de faire visiter les enfers, pour mieux faire comprendre la joie procurée par l'atteinte de cet amour suprême. Tu l'attendais tellement ! Il se peut qu'un jour, les morceaux commencent par la joie suprême. Je n'arrive peut-être pas encore à me stimuler assez pour commencer par-là et finir par-là. A présent, j'ai envie de faire ressentir des contrastes. A partir d'une idée sombre, arriver à la joie ! Voilà…

RNRM : Magma est-il un groupe qui soulève la révolte ? CV : Tout le monde a toujours proposé à tout le monde un escalier pour monter vers l'Univers, mais on n'a jamais mis les premières marches. Il faut laisser les premières marches en bas, avant d'aller voir plus haut. Les gens sont capables d'aller très loin à partir du moment où tu leur tends la perche. Je suis convaincu qui écoute du rock peut, en écoutant Magma, s'éclater autant.

RNRM : Magma n'arrive-t-il pas à la consécration une dizaine d'années trop tard ? CV : Je ne sais pas vraiment. Je sais, par contre, qu'il y a treize ans, alors que je jouais dans un groupe avec Bernard Paganotti, j'avais fait un morceau qui s'appelait Nogma. C'était un morceau qui ressemblait étrangement à un autre enregistré beaucoup plus tard, bien qu'un peu plus tendu ("Aïna", du premier double album). On l'avait joué au Golf Drout en pleine vague rhythm'n'blues. Le thème avait eu un succès incroyable. On chantait déjà dans une autre langue.

RNRM : Comment expliques-tu le langage Magma ? CV : C'est un langage instinctif, organique. Je ne pense pas que l'on puisse se lasser du kobaïen. C'est un langage mythique. C'est un peu comme les messes en latin. Les gens ne comprennent pas un mot, mais ils imaginent des milliards de fois plus que si tu leur traduis. Les messes en français, je ne suis pas d'accord. Si j'allais à la messe, je ne serais pas tenté de chanter. En latin, je me serais donné à fond…

RNRM : Tu vas à Saint-Nicolas du Chardonnet ! CV : Très souvent… J'y allais très souvent !!!

RNRM : L'expression scénique de Magma est maintenant beaucoup plus orientée vers l'ironie que lors des précédentes formules. CV : L'expression scénique a toujours été basée sur le même principe et réalisée de la même manière. Les mimiques étaient plus discrètes, c'est vrai, moins accessibles, il y a certains sourires qu'il fallait surprendre : mais il ne s'agit pas du tout d'une concession, je l'ai senti ainsi. Je suis resté pratiquement deux ans sans rien dire, sans accorder une interview. J'étais bloqué, sans savoir ce que j'avais. En fait, je préparais autre chose. Lorsqu'on a reformé le groupe avec Janik, je ne savais pas encore quelle devait être la nouvelle formule. Au troisième concert avec Janik, je me suis rendu compte qu'il fallait arrêter là…

RNRM : Cette nouvelle formule peut-elle être considérée comme définitive ? CV : J'en suis content à l'heure actuelle, mais je ne sais pas du tout comment les choses vont évoluer…

RNRM : Ne penses-tu pas que les perpétuels changements de musiciens auxquels Magma nous a habitués peuvent nuire à une évolution du groupe, à un travail plus maîtrisé ? CV : Si on peut ne pas changer de musiciens, c'est fantastique. Je me méfie des groupes qui conservent tout le temps les mêmes musiciens, cela me semble louche. Si les gens, à l'intérieur d'un groupe, évoluent, il n'est pas possible qu'ils évoluent de la même manière ; par conséquent, il faut des changements.

RNRM : En dehors de tes qualités musicales, il y a une technique, une attitude Vander qui impressionne. CV : L'instrument, en soi, n'est pas important. Il faut que le courant passe entre le public et moi, avec le geste, avec l'esprit, avec le regard, avec tous les moyens qui sont à ma disposition. Il faut que ça passe impérativement. Tous les coups sont permis, c'est logique… Ce n'est pas parce que tu es derrière une batterie que tu dois mettre des lunettes noires, te cacher dans un coin et n'attirer l'attention du public que par ton produit. C'est magnifique de bien jouer, mais cela n'est pas suffisant ; il faut prolonger ce geste avec un regard, avec un mouvement : il faut "exister".

RNRM : C'est une des raisons du départ de Janik Top ? CV : Oui. Janik est excessivement intériorisé. Il est très retenu, il fait un minimum de gestes. A mon avis, tu jeux jouer comme ça dans un club, mais tu ne passes pas la scène. Quand nous avons remonté le groupe ensemble, nous en avions longtemps discuté. Il devait faire tout ce qu'il fallait pour ça, pour "faire passer la musique". Je pense qu'il a senti qu'il ne pouvait pas le faire. J'aimerais qu'il y ait sept catalyseurs sur scène, mais ce n'est pas facile à trouver. Janik pouvait réaliser quelque chose de fantastique. Le tort qu'il a eu, c'est de ne pas rester en 74. Quand il est parti du groupe, les gens commençaient à comprendre ce qu'il avait derrière : son esprit. A son retour, il fallait à nouveau qu'il reconquière l'attention du public, il lui fallait un an, c'était trop… et c'est dommage… RNRM : Est-ce que ce sont des données purement musicales qui ont contribué à l'évolution de Magma durant sept ans ? CV : L'évolution, pendant longtemps, n'a été réalisée qu'à partir de données musicales, puis de données plutôt statuaires. Mais je n'ai, moi-même, pas encore analysé toutes les transformations enregistrées depuis deux ans. Incontestablement, il s'est passé quelque chose. Il y a sept ans, alors que j'étais en Italie depuis un an et demi, j'ai pris, un matin, la décision de rentrer à Paris, sans savoir pourquoi. Je voulais me suicider à petit feu depuis que Coltrane était mort. J'attendais. Pendant six mois, j'ai vécu dans un état très bizarre. Puis j'ai rencontré Laurent Thibault, le déclic est venu, on a créé Magma. Il y a deux ans, le même processus s'est enclenché. Un an après, j'ai commencé à comprendre ce qui n'allait plus. En dernier lieu, j'en suis arrivé à la musique. C'est le groupe qui n'allait plus. Avec ce nouveau groupe, je sais que les bases sont nettement plus saines… pour évoluer !…

RNRM : Malgré tout, avec cette nouvelle formule, tu reviens au point de départ de "l'esprit Magma". Peut-on considérer les sept années passées comme un échec ? CV : Non, elles ont servi à comprendre où il fallait en venir.

RNRM : Quelle est la situation entre Magma et le rock business ? CV : Il y a quelques mois, j'avais presque décidé de dire tout ce qui n'allait pas et de gueuler contre. Maintenant, je souhaite encore laisser une petite chance à tout le monde, en rapport avec ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Je réagirai en fonction des événements.

RNRM : Es-tu éventuellement prêt à faire des concessions ? CV : Jamais de la vie… Je ne peux pas monter sur une scène et tricher… et leurrer les gens.

Propos recueillis par Patrice Moisy Rock & Roll Music n° 6 - Novembre 1977

Magma en concert, à l'Hippodrome de Pantin - Rock & Roll Music n° 6 – Novembre

Magma en concert Samedi 14 octobre 1977 Hippodrome de Pantin

Avant que les lumières s'éteignent et que commence la fête, une première constatation était à faire. Ce que certains (d'après des milieux informés bien sûr) avaient considéré comme un "coup de frime" était une réussite. Cinq mille personnes pour un groupe français : ce ne sont vraisemblablement pas les organisateurs "suicidaires" (si l'on en croit ces mêmes milieux informés évidemment) qui s'en sont plaints. Pour le technicien, les points d'interrogation étaient tout autres. Quel était donc le nouveau produit de ce Magma "new look" dont on nous annonçait monts et merveilles ? Même habitués avec Magma aux changements de personnel répétés, il n'en restait pas moins vrai qu'un concert comme celui-ci, dans les conditions présentes, deux jours après avoir échangé avec Christian Vander les propos dont vous venez d'avoir lecture, représentait un événement de taille. Une troupe théâtrale (le Chariot Théâtre) ouvre le spectacle par une série de mimes, d'attractions, style "place du village".

Lewis Furey, l'immense, le génial inconnu (dont il faut absolument que nous parlions plus longuement dans un prochain numéro), vient se blottir alors de sa démarche de sado- paranoïaque derrière un piano minable, horriblement sonorisé. Il se fait pratiquement jeter. C'est dommage mais compréhensible. Venu pour les fantasmes musicaux du "band à Vander", le public a mal digéré les fantasmes verbaux et anglophones de ce "Lewis sex Furey".

Que tous les inconditionnels de Magma se rassurent !

Magma le critiqué, Magma le maudit, Magma le perpétuel point d'interrogation n'a jamais été aussi fort ! Ce concert en deux parties fut tout simplement prodigieux, épaulé jusqu'à la dernière mesure par les exhibitions de la troupe du Chariot Théâtre, sur une autre scène placée au fond de la salle. Une idée originale, parfaitement à propos, qui traduit entre autres le nouveau désir de rendre l'esprit Magma plus accessible.

Imaginez une musique qui prend des allures épouvantables et deux rockers qui, au fond de la salle, plagient la bagarre. Le gendarme intervient, il est alors corrigé, déculotté. C'est trop drôle, les deux monstres s'embrassent, la musique reprend des couleurs d'espoir, de joie. Le diable noir est fouetté, suspendu au-dessus du public. Au royaume de Koba, les diables sont toujours perdants. L'amour a raison de tout, et le diable n'a plus qu'à s'en aller voir vers une autre planète (peut-être choisira-t-il la nôtre) si on lui réserves de meilleurs auspices.

Ajoutez à cela un solo de batterie de vingt minutes signé Christian Vander, quatre choristes aussi belles à regarder qu'à écouter, trois rappels et vous aurez compris pourquoi je vous conseille instamment de prendre le chemin pour Koba dès que Magma pénètre dans votre ville…

Patrice Moisy Rock & Roll Music n° 6 - Novembre 1977

Magma, la jungle sonore - Télérama n° 1458 - 21 décembre

MAGMA : la jungle sonore

Là, juste à la croisée des angoisses, du bruit et des fureurs, il y a un peu plus de sept ans, un groupe naissait : Magma. Ouvert sans crainte à toutes les influences musicales d'où qu'elles viennent, il les recevait pour mieux les transcender, s'en nourrissait pour créer, pour vivre. C'était son héritage : cantiques moyenâgeux, subtilités orientales, fureurs swingantes et non moins rock-and-rolliennes, espérance futuriste, souffle cosmique. Les albums se suivaient. Rigueur implacable, exigence hors mesure, les admirateurs devenaient adeptes.

Aujourd'hui les ragots vont bon train, comme naguère les procès d'intention. Il faut y couper court, pour ne point se faire france-endimancher une fois sur deux. Non Magma ne s'est pas vulgairement refroidi. Oui Magma a souvent changé de musiciens. Et alors ? N'est-ce pas le lot de tous les créateurs de tout remettre en question, de suivre des lignes qui ne sont pas toujours droites, d'inquiéter et de s'inquiéter. Au-delà de tous les pessimismes à fleur de peau, dans cet étau concentrationnaire, jungle sonore, climats envoûtants, Magma plus qu'aucun autre groupe nous a aidés à mieux percevoir la vie. Et son bonheur. Et son amour.

Laredj KARSALLAH Télérama n° 1458 - 21 Décembre 1977

Magma en 1977 - Trois vidéos

Magma en 1977 : trois vidéos

A la fin du mois de décembre 1977, un documentaire consacré à Magma, réalisé par Michel Parbot, avait été diffusé par Antenne 2.

En voici trois extraits, au format Windows Media... en attendant, peut-être, un jour, l'émission au complet et une meilleure qualité d'image !