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COMPTES RENDUS

Philosophie de l’Antiquité

Bogoljub SIJAKOVIC, Bibliographia Praesocratica. A Bibliographi- cal Guide to the Studies of Early Greek Philosophy in its Religious and Scientific Contexts with an Introductory Bibliography on the Historio- graphy of Philosophy. Un vol. de 700 pp. Sankt Augustin, Academia- Verlag, 2003. Prix: 75 /. ISBN: 3-89665-310-5. Les Belles Lettres avaient déjà publié (en co-édition avec Bellar- min) il y a quelques années une remarquable bibliographie des présocra- tiques, en trois volumes (1988; 1989; 1995), due à Y. Lafrance, L. Paquet et M. Roussel de l’Université d’Ottawa. Reprenant un autre volume déjà publié aux Belles Lettres en 2001, la maison Academia-Ver- lag nous propose maintenant cette autre bibliographie (en co-édition avec la faculté de philosophie de l’Université du Monténégro), de la plume d’un universitaire enseignant à l’Université du Monténégro, à Niksic. Cette seconde bibliographie ne détrônera cependant pas du tout la pre- mière: celle-ci avait l’avantage de proposer pour la plupart des référen- ces un bref résumé (tantôt repris à l’Année Philologique, tantôt fait sur son modèle), généralement très utile pour guider le chercheur, et elle donnait, pour les livres, les références complètes de leurs comptes ren- dus. Cette nouvelle Bibliographie comporte néanmoins deux avantages indéniables sur la première: elle est plus complète, puisqu’elle inclut les titres des années 1980 à 2000 et qu’elle tient aussi compte des langues slaves et du grec moderne; et surtout, elle inclut un très grand nombre de titres qui touchent au contexte de la philosophie présocratique: il y a des centaines de références aux tragiques, à Homère, au corpus hippocra- tique, à la religion grecque et à la question des rapports entre mythe et philosophie. Il faut cependant remarquer que ce supplément bienvenu à la Bibliographie de Lafrance et alii n’atteint pas toujours le niveau qu’on aurait pu espérer. Tout d’abord, les choix opérés au sein de cette immense littérature sont guidés par des choix philosophiques qui sont assez discutables: ainsi, l’auteur estime visiblement que la question du divin dans tous ses aspects est centrale dans l’étude des présocratiques. Évidemment, ce n’est pas totalement faux, mais pourquoi privilégier à outrance cette problématique? Il y a ainsi, à cause de ce parti pris, des titres tout à fait superflus, comme certains livres et articles sur la théologie

Revue Philosophique de Louvain 105(1-2), 161-279. doi: 10.2143/RPL.105.1.2020261 © 2007 Revue Philosophique de Louvain. Tous droits réservés. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 162

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de Platon et d’Aristote qui ne concernent pas directement les présocra- tiques (ou s’ils les concernent ici et là, fatalement, il n’y a pas de raison de choisir ceux qui y figurent plutôt que d’autres), et même des titres tout à fait incongrus, comme certains ouvrages de C. G. Jung, et même la Traumdeutung de Freud qui font partie du chapitre sur les études du mythe aux XIXe et XXe siècles! Par contre, alors qu’il y a pléthore pour ce thème, il y a visiblement certaines lacunes pour d’autres, ou tout au moins des choix un peu curieux: par exemple, pour le thème de la katharsis, on ne trouve que cinq ou six entrées, avec l’un des très nom- breux articles de Leo Golden sur cette question chez Aristote et ses pré- décesseurs, dont on se demande vraiment pourquoi il a été privilégié parmi les quelque cinquante ou soixante autres sur le même sujet. Bref, on a un peu l’impression que cette énorme bibliographie de sept cents pages très serrées est tantôt trop large, tantôt trop restreinte. On la consi- dérera comme un complément utile à celle de Lafrance et alii, mais qui ne saurait en aucun cas la remplacer.

Pierre DESTRÉE.

Studi sul pensiero e sulla lingua di Empedocle. A cura di Livio ROSSETTI e Carlo SANTANIELLO (Le Rane, 37). Un vol. de 328 pp. Bari, Levante Editori, 2004. Prix: 32 /. ISBN: 88-7949-355-8. Cet ouvrage collectif sur le contenu et la forme de la doctrine empédocléenne se propose d’exprimer et en même temps de participer à la «formidable accélération depuis plus de dix ans des études sur le philo- sophe-poète fascinant qu’a été Empédocle» selon les propres termes des éditeurs. Les contributions ont été initialement présentées dans le cadre d’une journée d’étude sur Empédocle organisée par Livio Rossetti à l’Université de Pérouse en 2001 à la mémoire de Renato Laurenti; ce dernier a laissé un ouvrage sur le philosophe d’Agrigente, publié de façon posthume en 1999 après avoir été révisé par Carlo Santaniello. La discussion inspirée par le travail de Laurenti est complétée par les nou- velles données du Papyrus de Strasbourg — édité par A. Martin-O. Pri- mavesi, L’Empédocle de Strasbourg (P. Strasb. gr. Inv. 1665-1666), Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1999 — dont Laurenti n’a pas pu tenir compte. Les circonstances sous-jacentes à la publication du livre de Rossetti et Santaniello, ainsi qu’une présentation des axes principaux des quatre contributions dont il est constitué, dans le cadre des controverses soulevées par l’exégèse de la doctrine empédocléenne, sont clairement exposées par Giovanni Cerri dans une note introductive. On y retrouve la question de la structure du cycle cosmique, à savoir la façon selon laquelle l’Un et le Multiple alternent, ainsi que la 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 163

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restitution de ses différentes phases; comme toujours, en combinaison avec celle-ci, se pose la question de la double zoogonie. À un niveau dif- férent, sont apportées quelques réflexions sur un autre sujet d’interpréta- tions variées, à savoir la relation entre les deux poèmes attribués à Empédocle, intitulés Peri Physeos et Katharmoi. Parmi les principales controverses, on voit revenir dans ce livre le thème de la «vocation» rationnelle ou/et magico-religieuse d’Empédocle. Par contre, on regret- tera l’absence de discussion spécifique sur les questions liées à la démono- logie empédocléenne, par exemple sur l’identité des démons et leur rapport avec la théorie physique. Les collaborateurs de l’ouvrage se prononcent à leur tour sur ces sujets discutés depuis fort longtemps par les éditeurs et les commenta- teurs d’Empédocle, en prenant plus ou moins compte des données du Papyrus de Strasbourg et en complétant leurs interventions d’une biblio- graphie représentative et riche. Ils alimentent ainsi différents aspects d’une problématique bien connue par tous ceux qui travaillent sur le philo- sophe d’Agrigente, dont la présentation s’avère toujours utile en tant que systématisation ou introduction (selon le public visé) aux questions principales posées par l’œuvre empédocléenne. Pour procéder dans l’ordre, la première contribution est celle de Carlo Santaniello intitulée: «Empedocle: uno o due cosmi, una o due zoogonie?». À cette question, l’auteur répond catégoriquement qu’il n’y a qu’un seul monde et qu’une seule zoogonie, dans la lignée de la grande étude de Jean Bollack qui est d’ailleurs suivie par Laurenti. L’argumen- tation de Santaniello consiste notamment à réfuter la théorie opposée, nommée «traditionnelle», qui soutient la formation de deux mondes séparés, peuplés chacun de créatures mortelles, entre deux phases a- cosmiques opposées, caractérisées l’une par la domination absolue de l’Amour, l’autre par la domination absolue de la Haine. Au règne de l’Amour qui équivaut à l’unité totale des quatre éléments (appelée Sphairos) succède une montée de la Haine qui agit en séparant de plus en plus les éléments jusqu’à une séparation totale. Juste après, le monde de l’Amour commence à se recréer. L’Un et le Multiple alternent alors à l’infini. Cette alternance constitue un cycle, et chaque cycle est caracté- risé par deux zoogonies. Avant de suivre de près les différents aspects de la théorie tradi- tionnelle dont nous venons d’exposer les grandes lignes, Santaniello for- mule très brièvement (pp. 25-26) une étrange hypothèse quant à la manière incomplète selon laquelle la théorie du cycle cosmique est exposée; il la considère en effet probablement volontaire de la part d’Empédocle. Il sous-estime manifestement le fait que seul le dixième à peu près des vers composés par le philosophe nous est parvenu. Ensuite, 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 164

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l’auteur déploie ses arguments sur la cosmogonie et la zoogonie, en pre- nant comme base les fragments 17, 26 et 35 (de l’édition de Diels- Kranz) qui sont cruciaux pour la doctrine empédocléenne, et en considé- rant, sur certains points de la cosmologie, l’apport du Papyrus de Strasbourg. Il entreprend alors la présentation et l’analyse des témoignages anciens, qui ont beaucoup servi à ceux qui soutiennent la thèse de deux mondes opposés. Il s’agit notamment de quelques passages d’Aristote, dont Métaphysique A 4, 985a 25-29 concernant le Tout conçu par Empédocle, et Physique 8, 1, 250b 26-29 à propos de l’alternance entre repos et mouvement à l’échelle cosmique. Une analyse particulière est aussi réservée au témoignage de Plutarque, De facie in orbe lunae 12, 926D-927A sur les quatre masses élémentaires séparées par la Haine et leur place dans la structure du cycle. L’objectif de Santaniello est de démontrer la relativité des témoignages en question, qui sont souvent présentés comme preuves indiscutables de la thèse de deux mondes, bien qu’«ils soient parfaitement compatibles avec la thèse de la cosmogonie unique» (p. 34). Cependant, cette conclusion, répétée à plusieurs repri- ses, n’est pas suffisamment soutenue par une analyse détaillée des opi- nions opposées, surtout celle de Denis O’Brien (voir son ouvrage bien connu: Empedocles’ Cosmic Cycle. A reconstruction from the fragments and secondary sources, Cambridge, 1969). Bien que caractérisées par un grand soin pour les détails, ces opinions adverses sont souvent présen- tées rapidement et de manière parfois confuse. Santaniello, tout au long de son étude, semble être motivé plus par la réfutation des arguments de ceux qui soutiennent la théorie de la dou- ble zoogonie que par l’approfondissement de sa propre position. En effet, il laisse de côté certains aspects fort intéressants de la théorie de l’unique cosmologie, comme par exemple les dimensions spécifiques qui caractérisent Sphairos conçu comme un modèle dynamique, sans cesse en cours de réalisation, dans le cadre du monde unique (voir entre autres les ouvrages de Bollack sur Empédocle, publiés en 1965 et 1969). Giovanni Cerri, dans sa contribution intitulée «Empedocle, fr. 3 D- K: saggio di esegesi letterale», insère l’analyse détaillée d’un fragment précis du philosophe dans la problématique générale concernant les cri- tères selon lesquels les fragments sont attribués à l’un ou à l’autre de ses poèmes. Dans ce cadre, il fait quelques remarques intéressantes sur la dimension pragmatique propre à chaque poème et le public auquel les deux poèmes s’adressent respectivement. Il souligne (pp. 92-93) l’éven- tualité de la fonction rituelle et mystique du discours philosophique dans certains cas, comme dans le fragment 3 D-K, qui dans l’esprit du proème proclame ce qu’il est permis aux mortels d’entendre. Un autre volet de 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 165

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son argumentation concerne le fragment 111 D-K, qui, selon Cerri, doit appartenir à une autre œuvre attribuée à Empédocle, le Discours médical (Iatrikos logos), censé transmettre au seul Pausanias un savoir magique et médical. Par contre, l’hypothèse selon laquelle Empédocle a composé un seul poème et non deux, comme c’est traditionnellement admis sous les titres De la nature et les Purifications, hypothèse soutenue d’ailleurs récemment par Simon Trépanier (Empedocles. An Interpretation, New York, 2004), n’est point abordée. En ce qui concerne l’analyse du fr. 3, l’auteur suit de près l’analyse de Bollack en proposant néanmoins une ponctuation différente pour les vers 8-9. Son interprétation ne s’attarde pas sur l’ambiguïté du sujet grammatical à partir du vers 6 du fragment. Sa certitude (p. 91) qu’Empédocle continue à s’adresser à la Muse et non à Pausanias n’est pas vraiment convaincante. La contribution de Livio Rossetti expose de manière méthodique une série de réflexions qui explorent à fond des points de vue intéres- sants; néanmoins, elles s’éternisent souvent à cause d’une analyse par- fois très minutieuse et répétitive. Le chapitre est divisé en cinq grandes parties dont le fil conducteur, indiqué déjà par le titre «Empedocle scienziato», est fondé sur la défense des propriétés de l’œuvre du philo- sophe, aptes à lui conférer le statut d’homme scientifique, et cela malgré les objections que l’usage de cette catégorie moderne pourrait susciter. Plus précisément, l’accent est mis sur le type de coexistence qu’on pour- rait envisager entre folklore, spéculation philosophique et science chez Empédocle (voir, par exemple, p. 95). Cette problématique voudrait répondre notamment aux affirmations de Peter Kingsley d’une part (notamment dans son article «Empedocles for the New Millennium, Ancient Philosophy 22, 2002) qui interprète la doctrine empédocléenne plutôt comme une révélation et qui souligne ses dimensions magiques et mystiques, et aux réflexions plus générales de Geoffrey Lloyd d’autre part (G. E. R Lloyd-J. Vallance, «La scienza nell’antichità greco-romana» in Storia della Scienza Treccani I, Roma, 2001) qui dénonce l’anachronisme de l’usage de concepts, comme celui de «science», complètement étrangers au monde gréco-romain ancien. Rossetti réagit à ces deux approches interprétatives, ainsi qu’à leurs impli- cations, en insistant sur les aspects qui, d’après lui, risquent d’exclure ou de sous-estimer la dimension scientifique du savoir d’Empédocle (p. 98 sqq.). Il renforce ainsi sa conclusion que ce dernier est une figure com- plexe, conciliant plusieurs aspects apparemment contradictoires, en fonc- tionnant tantôt en tant que poète consacré à une approche mystique, tan- tôt en tant qu’intellectuel capable d’argumenter et de convaincre. Dans sa démarche, Rossetti entreprend (p. 99 sqq.) la description et la reconstruction d’une phase de la «science» grecque propre aux VIe et 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 166

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Ve siècles av. J.-C., à laquelle appartient également l’œuvre des philo- sophes dits présocratiques, qui est principalement caractérisée par la publi- cation en vers et en prose d’une série d’ouvrages appelés Peri physeos. Cependant, de cette manière, la partie de l’œuvre d’Empédocle assignée aux Catharmes reste a priori en dehors de la discussion. Le «genre littéraire» en question constitue un objet de recherche important et fort intéressant; cependant, on regrettera le manque de réflexion sur l’histoire du titre Peri physeos et sur la façon dont il a été attribué, car on peut mettre en doute le fait que les présocratiques aient intitulé eux-mêmes ainsi leurs ouvrages. De même, une telle question exigerait, selon nous, une discussion plus détaillée sur les conditions pragmatiques qui déterminent le mode de composition et de transmis- sion du savoir à cette époque, autrement dit, un état des lieux sur la pro- blématique de l’oralité et l’écriture en Grèce archaïque. Or, cette dimen- sion est presque complètement absente; Rossetti se réfère, par exemple, indistinctement aux auditeurs et aux lecteurs (voir pp. 104-105) tandis qu’il explique le choix de l’expression poétique en hexamètres comme c’est le cas d’Empédocle, principalement du point de vue de sa juxta- position avec les Peri physeos en prose. Sur ce point, le livre édité par Catherine Atherton, Form and Content in Didactic Poetry, Bari, 1998, pourrait nuancer certaines modèles interprétatifs. Une grande partie de la démonstration de Rossetti est consacrée aux doxai secondaires qui, selon lui, constituent une caractéristique princi- pale des traités dénommés Peri physeos. Il s’agit de ces enseignements périphériques, qui semblent ne pas se connecter de manière claire ou évidente avec la doctrine principale ou centrale; ils appartiennent majo- ritairement à la partie A de l’édition de Diels-Kranz consacrée aux témoignages. Dans leur diversité, ils coexistent avec le «nucleo dottri- nale centrale» selon les termes de l’auteur qui poursuit son analyse à la base des mots-clés, comme «centrale/periferico, principale/secondario». Leur statut soulève des problèmes surtout du point de vue de la conti- nuité ou de la discontinuité entre les différentes parties de la même œuvre; il a rarement été l’objet d’une problématique spécifique. Dans ce cadre d’interrogation instructive sur la nature de ces doxai et sur la dimension particulière qu’elles confèrent à la sagesse des présocratiques, une sagesse liée à la polymatheia au sens positif (p. 133 sqq.), et de l’usage qui a été réservé à ces doxai, il conviendrait à notre avis de poser quelques questions par rapport à la construction de la catégorie «pré- socratique» elle-même et de son contenu. Nous nous référons ici à l’ouvrage édité par André Laks et Claire Louguet, Qu’est-ce que la philosophie présocratique?, Villeneuve d’Ascq, 2002, qui curieusement est absent de la bibliographie. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 167

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Rossetti, après avoir exploré leur fonctionnement et leur rapport avec les parties centrales du système en introduisant des concepts comme celui de «potentiel systémique» et de «virtualité systémique» (voir p. 125, où par ailleurs on s’étonne de lire entre parenthèses une mention abrupte de la guerre en Iraq…), donne une série d’exemples tirés du Peri physeos empédocléen, dans le cadre du concept de la com- paraison, caractéristiques selon lui de l’œuvre d’Empédocle «scien- ziato». Il s’agit des témoignages A 31, 67 et 68, ainsi que des fragments 84 sur la vision et 100 sur la respiration. À ce dernier est réservée en outre une analyse particulièrement longue et détaillée qui soutient une nouvelle hypothèse interprétative selon laquelle ce fragment ne traiterait que de la respiration pulmonaire. Passons enfin à la contribution de Carlitria Bordigoni: «Empedocle e la dizione omerica», qui justifie la mention particulière au langage d’Empédocle dans le titre de l’ouvrage. L’auteur suit de près d’autres études sur la langue du philosophe et ses rapports avec la tradition épique, comme, par exemple, celle de Jean Bollack (Empédocle I-III, 1965 et 1969) et de M. Laura Gemelli Marciano (Le metamorfosi della tradizione, 1990), en limitant ses recherches au poème Peri physeos. Bordigoni développe une série d’exemples, particulièrement bien orga- nisés, afin de présenter et d’approfondir le travail d’élaboration de la langue homérique, notamment en fonction des épithètes, auquel s’est livré Empédocle, en rénovant et en déterminant de nouveau son modèle. Une analyse particulière est réservée au fragment 6 D-K (p. 226 sqq.) où les quatre éléments se présentent sous les noms divins de , Héra, Aidoneus et Nestis. Ce texte révèle clairement l’usage des épithètes homériques dans un nouveau contexte et la manière selon laquelle ils contribuent à l’expression et à l’efficacité d’un message philosophique tout nouveau à son tour. Les conclusions de cette étude (p. 273 sqq.) qui se base sur un matériel lexical très riche, posent des questions pertinentes sur la signification du choix de la diction homérique dans un contexte culturel et social précis où l’écrit et l’oral coexistent, chacun selon des modalités qui lui sont propres. On ne peut que regretter l’absence totale de référence au travail d’Eric Havelock (surtout son livre Preface to Plato, Cambridge, 1963), ainsi qu’aux recherches de Milman Parry et d’Albert Lord, notamment sur la structure formulaire en tant que signe distinctif de la poésie orale; d’autant plus que Bordigoni souligne (p. 277 sq.) le rôle de la performance comme mode de transmission de la poésie philosophique. La dernière partie de l’ouvrage de Rossetti et Santaniello est consa- crée à la présentation complète et éclairante, par Francesca Alesse, des principales caractéristiques du livre sur Empédocle de Renato Laurenti. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 168

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Carlo Santaniello ajoute à la fin un Index Empedocleus fort utile concer- nant les témoignages et les fragments d’Empédocle, ainsi que les passa- ges du Papyrus de Strasbourg, cités dans l’ensemble de l’ouvrage. Un Index Nominum clôt l’ouvrage.

Pénélope SKARSOULI.

A Companion to Socrates. Edited by Sara AHBEL-RAPPE and Rachana KAMTEKAR (Blackwell Companions to Philosophy). Un vol. de 533 pp. Oxford, Blackwell, 2006. Prix: 85 £. ISBN 10: 1-4051-0863-0 — ISBN 13: 978-1-4051-0863-8. Ce gros volume de plus de 500 pages très serrées, avec pas moins de 31 études assez longues (de spécialistes américains pour la plupart, avec quelques britanniques, canadiens et australiens) et publiées pour la première fois (à deux exceptions près), nous présente un vaste panorama de l’ensemble des études socratiques. Contrairement à ce à quoi on aurait pu s’attendre de la part d’éditrices travaillant aux États-Unis, qui en outre dédient ce volume à la mémoire de G. Vlastos, il ne s’agit pas seulement d’un recueil sur la «philosophie socratique» telle qu’on peut la reconstruire à partir de tel ou tel témoignage, mais d’une présentation extrêmement généreuse de la figure, ou plus exactement des figures de Socrate depuis Aristophane jusqu’à Lacan. Conformément à la diversité de ces champs d’études, les textes sont assez différents de facture et d’inspiration; certains textes sont d’ailleurs assez généraux, d’autres relativement pointus; certains aussi sont en réalité des présentations suc- cinctes de travaux publiés par ailleurs, tandis que d’autres sont vraiment nouveaux. Une première section présente les sources et le monde de Socrate de manière historique, ainsi que le cercle des socratiques autres que Pla- ton, avec des textes de Debra Nails (sur le procès), Christian Wildberg (Socrate et Euripide), Paul Woodruff (Socrate et les Sophistes), Richard Janko (la question de la piété de Socrate), A. A. Long (le daimonion), Susan Prince (Antisthène), Louis-André Dorion (Xénophon). Cette sec- tion comprend aussi un texte de Ken Lapatin sur les peintures et statues de Socrate depuis le Ve siècle ACN jusqu’au XVIIIe. Une seconde section est consacrée exclusivement à Platon, et s’inscrit dans la lignée de Vlas- tos. Après un texte sur le statut de Socrate dans les dialogues, par Chris- topher Rowe, on lira des articles, dont certains sont absolument excel- lents, de Heda Segvic sur l’acrasie (c’est un texte magistral republié, hélas, en partie seulement; on en trouvera l’entièreté dans les OSAP), de George Rudebusch sur le Lysis, de John Bussanich sur la religiosité de Socrate, de Rachana Kamtekar sur la politique de Socrate, de Richard 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 169

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Kraut sur l’examen de soi, de Roslyn Weiss sur le statut de la recherche socratique, et de Harold Tarrant sur la méthode socratique. La troisième section concerne la réception hellénistique et romaine de Socrate: sur Socrate chez les stoïciens par Eric Brown, et en particulier chez Epictète par Tad Brennan, et sur Socrate chez les sceptiques par Richard Bett. La seconde partie du recueil, consacrée aux réceptions, ou plus exactement, aux recréations modernes et contemporaines de Socrate, comprend la quatrième section, avec des textes de Ilai Alon sur la philosophie arabe, de James Hankins sur la Renaissance, de Daniel R. McLean sur la litté- rature française populaire du XVIIe siècle (sic), de Nicholas White sur Hegel. La période contemporaine, section 5, s’ouvre (un peu bizarrement, selon notre chronologie habituelle) avec un texte sur Kierkegaard, par Paul Meunch, et comporte des textes de James I. Porter sur Nietzsche, de Francisco Gonzalez sur Heidegger et Gadamer, de Jonathan Lear sur la psychanalyse et de Mark Buchan sur Lacan en particulier; l’ouvrage se clôt par deux textes de réflexion plus générale sur la question de l’éducation par Avi Mintz, et sur le statut de Socrate dans l’histoire des interprétations contemporaines par Hayden W. Ausland. Au total, ce recueil semble donc offrir un tableau de tout — ou à peu près — ce qu’on a pu dire et faire de ces multiples figures de Socrate, avec quelques excellents textes nouveaux dont les chercheurs devront tenir compte. Il me semble que les plus importants, parmi ceux qui sont nouveaux et que les spécialistes liront avec beaucoup d’intérêt, sont ceux d’A. Long, Heda Segvic, George Rudebusch, Rachana Kam- tekar et Harold Tarrant; ceux d’Eric Brown, Tad Brennan, et Richard Bett sont aussi très intéressants pour comprendre l’importance de Socrate en philosophie grecque, et éventuellement, à partir et en partie contre ces lectures plus tardives, mieux apprécier l’originalité de Socrate lui-même. À l’autre bout de ce panorama, l’étude de Jonathan Lear est tout à fait remarquable sur le sens, aujourd’hui, en psychanalyse mais aussi en philosophie, de l’apport socratique. On pourrait cependant craindre qu’aux yeux des non-spécialistes, un tel foisonnement, où de nombreux textes n’ont finalement plus qu’un lien très ténu avec les questions philosophiques de Socrate lui-même (ou du moins des Socrate(s) de Platon ou de Xénophon), ne masque plus qu’il ne révèle l’extraordinaire renaissance des recherches socratiques publiées depuis deux décennies sur Socrate tant du côté américain, à partir des tra- vaux de Vlastos, que du côté continental. On remarquera tout d’abord que brillent par leur absence plusieurs «disciples» de Vlastos comme T. Brick- house et N. Smith, ou Mark McPherran, ou encore Terry Penner dont les importants et nombreux travaux sont pourtant devenus incontournables, et inspirent d’ailleurs aujourd’hui de nouveaux scholars socratiques (comme 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 170

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Rudebush qui écrit dans ce recueil, ou encore Naomi Reshotko, qui vient de publier un beau livre aux Cambridge University Press, Socratic Vir- tue). Sans doute a-t-on justement voulu ouvrir le débat très américano- américain entre «disciples» directs ou indirects de Vlastos à d’autres sec- teurs de la recherche socratique, mais il est alors très dommage de n’y avoir pas inclus l’une ou l’autre contribution d’inspiration «herméneu- tique» ou encore «straussienne» sur la philosophie socratique; la seule vision de ces deux tendances, assez importantes aux États-Unis et au Canada, et qui génèrent pas mal de travaux, n’est en effet présentée qu’à propos des inspirateurs eux-mêmes, dans le très bon texte que Gonzalez a consacré à Heidegger et Gadamer, et dans les deux dernières pages du texte de Ausland, pour Strauss. D’autre part, il est aussi très dommage de n’avoir pas permis à d’autres interprètes de type «continental» de s’ex- primer, je pense surtout aux «disciples» de G. Giannantoni, comme Aldo Brancacci qui a écrit de très nombreux textes sur les «petits socratiques» (sur lesquels il n’y a ici qu’un texte sur Antisthène) et la réception de ceux-ci dans la philosophie grecque tardive. Par contre, à côté de ces lacunes, il y a, me semble-t-il, des contributions franchement inutiles (même si elles sont très bonnes) dans un ouvrage destiné à des philosophes, comme celle qui porte sur la littérature française populaire au XVIIe, ou celle de Lapatin sur les tableaux et statues de Socrate qui prend beaucoup plus de place (quarante-cinq pages!) que les deux études consacrées à Xénophon et à Antisthène… Un beau volume donc que tous les «socrati- sants» doivent consulter, sans nul doute, et dont certains textes doivent être lus par les spécialistes, mais qui, malgré le grand nombre de ses contributions, ne remplit pas entièrement le programme qu’il s’est donné.

Pierre DESTRÉE.

Francesco ARONADIO, Procedura e verità in Platone (Menone, Cra- tilo, Repubblica) (Elenchos. Collana di testi e studi sul pensiero antico, 38). Un vol. de 279 pp. Naples, Bibliopolis, 2002. Prix: 30 /. ISBN: 88- 7088-412-0. Francesco Aronadio offre une étude stimulante sur la théorie de la connaissance chez Platon, et plus particulièrement sur sa réflexion, à l’époque de la maturité, à propos de la différence entre savoir processuel et connaissance directe de la réalité — que F. A. définit comme les deux modes possibles de la connaissance. Dès lors, si le choix des trois dialo- gues pourrait de prime abord surprendre, dans la mesure où il paraîtrait restreindre la portée des conclusions, F. A. s’en justifie de manière convaincante en considérant que seuls le Ménon et le Cratyle, en fonction de leur objet propre, s’attaquent directement à la question des processus 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 171

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cognitifs et de leur enracinement nécessaire dans le plan de la vérité et de la réalité, alors que dans d’autres dialogues de la même période la thé- matique se manifeste toujours au sein d’un réseau complexe de problè- mes (p. 15). Dans cette optique, les livres centraux de la République constituent une sorte de point d’aboutissement de cette réflexion, en même temps qu’ils introduisent de nouveaux éléments conceptuels (prin- cipalement la différence entre noêsis et dianoia) et soulèvent des sujets que développeront les dialogues postérieurs. F. A. prend pour objectif d’établir la subordination du savoir pro- cessuel, en raison de sa médiateté, et son articulation au savoir issu d’une relation directe entre réalités et êtres humains. Dans le premier chapitre (sur Mén., 72a-79e), F. A. recense trois façons de répondre à la question «qu’est-ce que x ?»: le «hoti correct» (définir l’être-x par l’i- dentification d’un trait commun caractérisant la multiplicité des x), le «hoti incorrect» (énoncer une multiplicité hétérogène en se focalisant sur le hopoion) et le «hoti partiel» (procéder par induction, i.e. passer d’une multiplicité à l’unité). Cependant, même le hoti correct ne fournit pas de réponse adéquate à la question socratique: il se réduit à être une procédure formelle de recherche d’un contenu possible, sans donner l’objet du savoir. De là, F. A. conclut que Platon montrerait la nécessité de recourir à une autre forme de connaissance pour atteindre l’eidos. Les chapitres suivants répondent à un même objectif. À partir des exemples de l’esclave et de la route pour Larisse, F. A. montre que, dans le Ménon, l’opinion correcte se distingue de la science par son manque de stabilité et d’unification. Pour évoluer sur le plan du savoir, il faut pouvoir saisir le desmos de manière immédiate, en ayant éventuellement été préparé par un raisonnement processuel destiné à atteindre la cause (la réminiscence). De même, il ressort du Cratyle que l’infériorité du nomothète par rapport au dialecticien provient de ce que le savoir du premier reste processuel, parce qu’il résulte de la sphère de l’activité humaine, alors que le second doit posséder un savoir extra ou prélin- guistique, qui lui donne un accès immédiat aux choses. Ensuite, F. A. insiste sur la dêlôsis des noms, leur capacité à «montrer» la réalité. De cette manière, les noms permettent aux locuteurs d’exprimer la réalité et la compréhension qu’ils en ont. Le langage entraîne un dianoeisthai qui vérifie la rectitude des noms, mais il nécessite en-deçà une connaissance extralinguistique, immédiate, qui atteint les réalités sans dépendre des outils qui servent à l’exprimer et touche ainsi l’essence de ce qu’est un nom. Dans tous ces cas, le savoir processuel s’avère subordonné au savoir immédiat. Le dernier chapitre est consacré aux livres centraux de la Répu- blique. C’est ici que F. A. thématise plus précisément le second thème 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 172

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de son ouvrage: la connaissance a la forme d’une relation intentionnelle entre un homme connaissant et une chose connue. Dans ces termes, le sujet connaissant est toujours structurellement orienté vers l’objet de sa connaissance, c’est-à-dire qu’il existe entre eux une relation dynamique. Ensuite, c’est avec la conceptualisation de la noêsis que la préférence pour la dimension immédiate de la connaissance devient la plus affir- mée: la connaissance doit être immédiate afin d’éviter les risques d’in- terférence qui peuvent survenir dans des processus. Pour cette raison, Platon développe le concept de sungeneia, qui garantit la vérité de l’acte de la connaissance par cette parenté entre l’âme humaine et les objets de sa connaissance. Et c’est à retrouver cette connaturalité que devra s’atte- ler l’éducation, redécouvrir cette immédiateté en s’arrachant à la proces- sualité des technai : la philosophie de Platon se présente comme une aspiration à cette immédiateté. Le livre de F. A. contient de riches et longues notes dans lesquelles il discute d’une manière approfondie la littérature secondaire. Son souci n’y est pas tant l’exhaustivité que la mise en avant des principales thèses par rapport auxquelles il s’inscrit en faux. Mentionnons aussi que cette étude est supportée par des index nominum et locorum, qui rendent plus aisée la consultation tant de ces discussions de spécialistes que des ana- lyses minutieuses des textes de Platon. En bref, si d’aucuns reprocheront à la thèse de F. A. de ne pas témoigner de la nouveauté qu’il lui attribue, il est juste de reconnaître que la question sur laquelle elle se penche est trop souvent délaissée au profit de débats sur des aspects secondaires que F. A. choisit de ne pas intégrer (e.g. sur le caractère propositionnel de la connaissance chez Platon). Ce livre devrait donc devenir un ouvrage-clef pour toute personne qui s’interroge sur la théorie platoni- cienne de la connaissance.

Marc-Antoine GAVRAY, Aspirant du FNRS.

Daniel RUSSELL, Plato on Pleasure and the Good Life. Un vol. de viii-272 pp. Oxford, Clarendon Press, 2005. Prix: 48 £. ISBN 10: 0-19- 928284-6 — ISBN 13: 978-0-19-928284-5. Le titre de cet ouvrage (Plato on Pleasure…) ne donne pas une idée immédiatement exacte de son contenu, quoique le projet explicite de l’auteur soit celui d’exposer ce qu’il considère chez Platon comme une doctrine unifiée et non hédoniste du plaisir. L’A. développe en effet davantage une thèse sur la nature de l’éthique platonicienne: thèse selon laquelle la vie bonne s’identifie à la vertu et plus précisément à la sagesse, comprise comme art de donner à l’existence l’orientation glo- 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 173

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bale convenable hors de laquelle rien ne saurait valoir comme un bien. L’A. attribue ainsi à Platon ce qu’il appelle une conception directive de la vie bonne, plutôt qu’additive (une conception de ce second type, l’hé- donisme par exemple, valorise une «dimension» de l’existence, et des biens que Platon ne juge que conditionnellement tels). Selon la concep- tion qualifiée de directive, la sagesse constituant le seul bien incondi- tionnel, la vie bonne n’est faite de rien d’autre que de l’exercice de cette sagesse même, conformément à la vocation d’un être raisonnable. C’est en aval de la thèse, soutenue de façon continue, que nous rencontrons le plaisir, mais en un sens pas plus que d’autres affects. Par voie de consé- quence, le plaisir ne saurait constituer en lui-même un bien; il n’y a pas lieu de distinguer non plus entre de bons et de mauvais plaisirs, mais il y de bonnes et de mauvaises manières de prendre plaisir, selon que l’expérience du plaisir, moins sensation qu’attitude intentionnelle et éva- luative révélatrice du caractère, sera intégrée comme il convient ou non à un choix de vie global. Platon, selon l’A., n’est donc pas un hédoniste, mais il n’est pas non plus tourné vers l’ascétisme: les affects étant en effet inhérents à la nature humaine, ils doivent, infléchis par la sagesse, trouver leur place au sein de ce projet global, en devenant alors eux- mêmes une partie de la vertu; s’agissant du plaisir, même physique, «quand il est transformé par la raison, il n’est plus simplement régi par la vertu, mais en fait désormais partie» (p. 46); l’A. n’est alors pas loin d’attribuer à Platon la doctrine d’un équivalent de l’eupatheia stoï- cienne. Paradoxalement, c’est la lecture du Phédon, dialogue dans lequel Platon montre Socrate satisfait de la vie qu’il a menée, qui permet d’avancer l’idée d’un Platon refusant l’ascétisme. Pour développer son point de vue, l’A. ne part pas du Protagoras comme on aurait pu s’y attendre, mais selon une pratique qu’il n’inau- gure pas, il rejette l’examen de ce dialogue dans un appendice, où il juge la prémisse hédoniste purement dialectique (nous le suivons sur ce point), et montre que si Platon avait d’abord été hédoniste, son évolution ultérieure aurait été beaucoup plus radicale que ne l’aurait été un simple passage de l’hédonisme à l’anti-hédonisme, car Platon serait alors passé d’une conception additive à une conception directive de la vie bonne. C’est l’Euthydème, dont il juge l’approche confirmée et améliorée dans le Gorgias, qui fournit à l’A. les éléments textuels en faveur de sa thèse, lui permettant de s’opposer à ceux qui donnent à la vertu une fonction instrumentale (Irwin), ou estiment que certains biens peuvent ajouter encore au bonheur qu’elle procure (Vlastos). D’une façon générale, et quand bien même vie de vertu et vie plaisante devraient s’identifier, l’A. nie que la vie vertueuse puisse être rendue plus heureuse par le fait qu’elle serait plus plaisante, en jugeant que le plaisir sera tout au plus un 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 174

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symptôme de sa réussite (p. 134), et que le bonheur tient à la transfor- mation des affects plutôt qu’à la présence de ces affects, même transfor- més (p. 135): ainsi, dans la lecture proposée de la République, ch. 4, l’A. propose d’inscrire les arguments du livre IX sur le caractère plaisant de la vie vertueuse dans la continuité de l’alignement de la vertu sur la santé, au livre IV, sans interpréter ces arguments comme s’adressant à des hédonistes. Le plaisir devenu partie de la vertu par son intégration à un projet vertueux est rapidement évoqué comme plaisir pris à la vertu (p. 127). Du Philèbe, l’A. retient ainsi surtout que lorsque Platon met l’ac- cent, dans ce dialogue, sur une assimilation humaine à Dieu, il ne préco- nise pas une fuite hors du monde, comme pourrait le laisser croire une lecture hâtive du Théétète, mais la mise en ordre du donné affectif inté- rieur, ou l’exercice de l’intelligence pratique, sur le modèle de l’activité ordonnatrice de Dieu. Dans le ch. 7, toutefois, consacré à la République, aux Lois et au Timée, l’A. fait état d’un balancement platonicien entre deux conceptions du rapport entre la raison et les affects, selon que ce rapport est envisagé d’après un agreement model, requis par l’analyse du plaisir qui a été développée (les affects sont transformés par la raison), ou d’après un control model auquel Platon ne renonce pas tout à fait (selon lequel ils sont seulement plus ou moins bien soumis à son auto- rité). Sur plusieurs points, l’étude nous laisse cependant sur notre faim. Tout d’abord, la thèse s’y trouve établie sur une base textuelle relative- ment étroite: l’Euthydème, complété si l’on veut par le Gorgias, mais sans prise en considération de l’ensemble des dialogues dits socratiques, et a fortiori sans mise en rapport des perspectives présentes dans cet ensemble de textes intellectualistes avec l’approche conduite dans les œuvres du second Platon. D’où cette seconde remarque: l’auteur estime que le débat entre unitaristes et développementalistes a peu d’incidence sur la question dont il traite, mais c’est rapidement préjuger de la cons- tance de l’approche platonicienne de la question du plaisir, ou de celle de la sagesse; cette constance, à laquelle pour notre part nous ne croyons guère, appellerait une démonstration. En troisième lieu, l’éthique ainsi décrite par l’A. présente un caractère extrêmement formel — on pourrait d’ailleurs aller plus loin dans cette direction, en soulignant davantage encore que ne le fait l’A. l’importance accordée par Platon à des valeurs d’ordre —: l’analyse développée par D. Russell nous apprend que la vie bonne consiste dans la sagesse, laquelle a pour tâche d’intégrer correcte- ment tout contenu au projet de vivre bien, mais cela ne nous dit grand- chose ni de la nature du telos, ni de celle des contenus qu’il s’agit ainsi d’intégrer et qui doivent, en quelque façon, mériter cette intégration. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 175

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Finalement, en effet, l’étude du plaisir est conduite avec un certain déta- chement comme si, sur ce point, il pouvait souvent suffire de s’en remet- tre aux travaux antérieurs. Nous le disions en commençant, l’A. déve- loppe une thèse sur la nature de la vie bonne, un peu comme si le développement de cette thèse devait suffire à nous apprendre sur le plai- sir la plus grande partie de ce qu’il importe que nous en sachions.

René LEFEBVRE.

Platonic Writings. Platonic Readings. Edited by Charles L. GRIS- WOLD, Jr. Un vol. de xvii-332 pp. University Park (Penn.), Pennsylvania State University Press, 2002. ISBN 10: 0-271-02137-3 — ISBN 13: 978-0-271-02137-9. Ce collectif reprend le texte corrigé de la publication de 1988, l’ac- compagnant d’une nouvelle préface et d’une mise à jour bibliogra- phique. Il aborde la double question: Pourquoi Platon a-t-il écrit des dia- logues? Comment convient-il de lire ceux-ci? — l’éditeur scientifique du recueil estimant (p. 3) que les modernes se sont trop peu demandé comment il convient d’interpréter les écrits de Platon, un auteur qui ne s’exprime jamais en nom propre, et dans l’œuvre duquel énoncés et arguments ne sont pas indépendants d’une mise en scène impliquant des personnages. La première partie rassemble des études consacrées à la lecture de Platon et à sa pratique de l’écriture. Les plus marquantes nous semblent dues à Kenneth M. Sayre, «Plato’s Dialogues in Light of the Seventh Letter», et à Charles L. Griswold Jr. lui-même, «Plato’s Metaphiloso- phy: Why Plato Wrote Dialogues». L’auteur de la première étude prend au sérieux le propos de la Lettre VII, selon lequel Platon n’a jamais for- mulé de doctrine philosophique, spécialement dans des Dialogues où lui- même n’apparaît pas, mais il estime, contre les tenants de l’interprétation ésotérique, que ce n’est pas parce que, dans une défiance vis-à-vis de l’écrit, Platon aurait professé une doctrine orale réservée à des initiés. En réalité, observant que c’est envers l’expression linguistique même orale des contenus que Platon est critique, il estime qu’il n’y a nulle raison d’origine platonicienne de déprécier les Dialogues; selon lui, la connais- sance philosophique s’apparente à une vision fulgurante que le recours au langage a pour rôle de préparer, l’œuvre écrite de Platon procurant l’occasion de réfléchir aussi bien que la participation à d’éventuels entre- tiens réels. Charles L. Griswold, de son côté, convoquant des penseurs tels que Kant, Nietzsche, Derrida ou Rorty, montre comment la grande question de Platon étant celle du commencement de la philosophie, un 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 176

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sujet qui ne saurait être traité dans un discours de fond en comble et purement philosophique, Platon n’a eu d’autre ressource que de mettre en scène, sur un fond pré-philosophique, la confrontation entre Socrate et les adversaires de la rationalité dont il est le promoteur. «Philosophers cannot defend their own activity — and so their way of life — nondialo- gically. […] Plato’s decision to write dialogues stems from his deep awareness of the intrinsic difficulty of justifying philosophical reason […]» (p 11). Les autres contributeurs sont Diskin Clay, Alan C. Bowen, Jean- François Mattéi, Robert S. Brumbaugh, Rosemary Desjardins, Jürgen Mittelstrass et Richard McKim («Shame and Truth in Plato’s Gorgias»). La deuxième partie, à six reprises, institue le dialogue, précisément, entre le critique d’un livre marquant pris dans le domaine des études pla- toniciennes, et l’auteur de ce livre. À titre d’exemple, David L. Roochnik, dans «Terence Irwin’s Reading of Plato», critique Plato’s Moral Theory, en reprochant à cet ouvrage de reposer sur des principes herméneutiques contestables, en grande partie issus de la philosophie analytique: distinc- tion entre premier et second Platon, caractérisation du contenu de chaque période en termes de doctrines organisées en secteurs (éthique, épistémo- logie…), analyse des arguments, refus de prendre en considération les différents éléments contextuels, solution des contradictions par l’hypo- thèse évolutive, établissement du corpus tout entier en unité signifiante plutôt que les dialogues pris un à un, accent mis sur la cohérence, etc. L’A. reproche également à Irwin d’être trop peu explicite sur le contenu du mot «Socrate», et de travailler somme toute à dégager une doctrine philosophiquement intéressante, mais qui ne serait pas nécessairement platonicienne. Dans sa réponse, Irwin nie que son approche repose sur de tels principes, et incite, contre l’esprit général du recueil, à ne pas sur- estimer non plus l’importance des questions de méthode. Les autres ouvrages en discussion sont Richard Kraut, Socrates and the State, critiqué par Clifford Orwin; Paul Woodruff, Plato: Hippias Major, critiqué par Ronald Polansky; Kenneth Dorter, Plato’s Phaedo: An Interpretation, critiqué par Joachim Dalfen; Kenneth M. Sayre, Pla- to’s Late Ontology, critiqué par Jon Moline; Hans-Georg Gadamer, Dia- logue and Dialectic, critiqué par Nicholas P. White.

René LEFEBVRE.

Plato as Author. The Rhetoric of Philosophy. Edited by Ann N. MICHELINI (Cincinnati classical studies. New series, 8). Un vol. de vi-359 pp. Leiden-New York-Cologne, Brill, 2003. ISBN 10: 90-04-12878-6 — ISBN 13: 978-9004128-78-1. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 177

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Le lecteur habitué à l’étude des doctrines et de leur argumentation appréciera particulièrement l’article substantiel de Allan Silvermann, «Metaphysics and Individual Souls in the Phaedo», consacré à l’établis- sement d’une analogie entre les âmes individuelles, dont le Phédon éta- blit la survie, et les copies de Formes; article suivi d’un commentaire critique dans lequel Daniel Devereux, admettant l’existence de ces copies, objecte pourtant que destinées à préserver l’unité de la Forme dans la participation, elles sont périssables, dépendantes vis-à-vis de leur porteur et individuées par lui. L’intention générale qui commande le recueil est cependant celle d’échapper à la supposée étroitesse d’une approche jugée souvent trop analytique et trop peu littéraire. Ce parti pris ne va pas sans excès: ainsi peut-on lire, sous la plume de Hayden W. Ausland, que «le principe fon- damental selon lequel est organisée» la République «est de caractère rhétorique». David Gallop est plus mesuré lorsqu’il montre que dans le Phédon, l’argumentation n’est pas indépendante d’un appel philo- sophique et cathartique à l’émotion dont Aristote se souviendra quand il fera la théorie de la tragédie dans la Poétique («The Rhetoric of Philo- sophy: Socrates’ Swan-Song»). Il en va de même de Charles Kahn, défendant la thèse selon laquelle le respect de l’autonomie littéraire de chacun des dialogues, éventuellement pratiqué par les interprètes déve- loppementalistes, n’implique cependant pas leur indépendance philo- sophique mutuelle: sur l’exemple de la réminiscence dans le Ménon, le Phédon et le Phèdre, Kahn montre que des différences dans l’explicita- tion doctrinale peuvent en effet relever du contexte propre à chaque dia- logue (estimant par ailleurs, dans «On the Philosophical Autonomy of a Platonic Dialogue: The Case of Recollection», contre Dominic Scott, que la réminiscence n’est pas réservée au philosophe mais intervient dans la rationalité ordinaire). Les études réunies abordent diverses questions. Le rôle des pro- logues: Francisco J. Gonzalez, «How to Read a Platonic Prologue: Lysis 203a-207d», dont on appréciera la façon dont il relie, dans la perspective d’une interprétation plus globale du Lysis, la réciprocité de la philia à l’absence de réciprocité de l’erôs. Les rapports de Platon à Socrate: Ann N. Michelini, «Plato’s Socratic Mask». La différence de signification entre les silences de Cratyle et ceux de Socrate: Andrea Wilson Nigh- tingale, «Subtext and Subterfuge in Cratylus». Le sens de l’effacement de Socrate et de l’apparition d’un philosophe anonyme et générique détaché de l’historicité dans le Sophiste: Ruby Blondell, «The Man with No Name: Socrates and the Visitor from Elea». L’au-delà mystique du Phèdre: Christina Schefer, «Rhetoric as Part of an Initiation into the Mysteries: A New Interpretation of the Platonic Phaedrus». 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 178

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Mentionnons encore trois contributions, qui ont en commun d’évo- quer, plus que la critique de l’écrit, l’oralité, voire la critique de celle-ci. Michael Erler, «To Hear the Right Thing and to Miss the Point: Plato’s Implicit Poetics», rapproche oralité dialectique et critique de l’oralité acousmatique. Jacob Howland conclut l’étude du rapprochement entre formation philosophique et horticulture par une apologie de l’écrit («Plato’s Politic Writing and the Cultivation of Souls»). Thomas Alexander Szlezác aborde la répugnance de Kant, Schleiermacher (criti- qué par Nietzsche) et Hegel à admettre un ésotérisme de Platon, confronté à celui de Wittgenstein («Six Philosophers on Philosophical Esotericism»).

René LEFEBVRE.

Thomas A. SZLEZÁK, Das Bild des Dialektikers in Platons späten Dialogen. Platon und die Schriftlichkeit der Philosophie, Teil II. Un vol. de xi-260 pp. Berlin-New York, de Gruyter, 2004. Prix: 78 /. ISBN 10: 3-11-018178-9 — ISBN 13: 978-3-11-018178-4. Cet ouvrage vient compléter, comme une deuxième partie, celui que l’auteur avait publié en 1985 sous le titre: Platon und die Schrift- lichkeit der Philosophie. Interpretationen zu den frühen und mitteleren Dialogen. Dans ce précédent travail étaient analysés les éléments autour de la «critique de l’écriture» présents dans les dialogues de la jeunesse et de l’âge mûr de Platon, jusqu’à la République. En reprenant et en dévelop- pant davantage ses remarques sur cette dernière œuvre, qu’il considère d’importance cruciale, l’auteur explore actuellement l’image du dialecti- cien et du discours philosophique dans le reste des dialogues platoni- ciens «de maturité» et ceux «de vieillesse», afin de fonder encore plus solidement les positions d’une lecture «ésotérique» qu’il défend déjà depuis longtemps. Dans un ensemble très bien structuré, où les passages du texte pla- tonicien passés en revue sont minutieusement cités, Th. Szlezák consa- cre chacun des dix chapitres de son livre respectivement aux données qui figurent dans: la République (pp. 1-43); les Lois (pp. 44-53); la Lettre VII (pp. 54-58); l’ensemble constitué par le Banquet, le Théétète et le Parménide (pp. 59-65); le Parménide (pp. 66-90); le Théétète (pp. 91- 127); le Sophiste (pp. 128-155); le Politique (pp. 156-192); le Philèbe (pp. 193-217) et le Timée (pp. 218-228). Les conclusions (pp. 229-235) reprennent les points les plus impor- tants de cette analyse détaillée, que clôturent une bibliographie (pp. 237- 240) et un index locorum (pp. 241-260). 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 179

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Faute de pouvoir ici faire état de l’ensemble des points controversés sur chacun des dialogues que discute l’auteur de manière approfondie, nous nous contenterons de présenter de manière critique ses thèses principales. L’auteur déclare être influencé par les idées de Schleiermacher; celui-ci avait d’une part accordé à la forme dialectique des œuvres platoniciennes une importance égale à celle de leur contenu et, d’autre part, avait pris sérieusement en considération la critique de l’écriture exprimé dans le Phèdre, selon laquelle la seule parole vivante qui peut nous dévoiler la vérité est la parole orale du philosophe qui peut «venir en aide» à ses idées en les défendant dans un dialogue argumenté. Schleiermacher a dès lors pensé que tous les dialogues constituaient une sorte de «propédeutique» pour le développement final des idées de Platon dans la République — le dernier des textes écrits du philosophe, d’après lui. Th. Szlezák va encore plus loin dans cette voie, en considérant que tous les dialogues avant la République, œuvre de la maturité de Platon, forment une première étape préparatoire pour la deuxième étape, consti- tuée par la République elle-même et les dialogues suivants. Mais le dévoilement des leçons les plus importantes de Platon, sur les premiers principes et sur les Idées, comme l’Idée du Bien (appelés «timiôtata» pour indiquer le plus haut niveau de la connaissance qu’elles occupent, connaissance réservée aux divinités et aux hommes theophileis que sont les philosophes) manque toujours dans ses écrits. D’après l’auteur, seul un nombre restreint de disciples, qui auraient pu passer avec succès toutes les épreuves imposées par le maître, pour- raient avoir eu accès à l’enseignement oral de ces «aprorrêta », qu’il n’était ni possible ni judicieux de présenter dans des textes écrits destinés au grand public. Dans cette étude, l’auteur soutient que l’image du dialecticien comme «homme inspiré par le divin», connaisseur des premiers princi- pes et des Idées, et capable de mener le dialogue de manière adaptée au niveau de ses interlocuteurs (en faisant usage de l’argumentation, de l’elenchos, de la division, de la définition, mais aussi du mythe, du «détour» et du silence) pour les aider à arriver à la vérité dans la mesure où ils peuvent la saisir, est un concept central et uniforme, présent dans l’ensemble de l’œuvre de Platon. Si cette image est incarnée dans les dialogues de jeunesse par Socrate (qu’il faut toujours prendre comme une personne littéraire et non chercher son «historicité»), dans les dialogues de maturité et de vieillesse, elle est partagée entre cinq figures littéraires, qui présentent les caractéristiques citées, mis à part Socrate lui-même (qui continue ici à se 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 180

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partager entre la prétention ironique et pédagogique de son ignorance et le rôle du guide du discours, mais simplement à un autre degré): Diotime, Parménide, l’Étranger d’Élée, l’Étranger Athénien et Timée. Pour Th. Szlezák, ce sont tous ces personnages éminemment respectables qui percent l’«anonymat» de Platon et le doute qui plane sur ses propres positions, en devenant les porte-paroles de ce qu’est le véritable apport nouveau de Platon dans l’histoire de la pensée — comme l’usage particulier qu’il fait de la méthode dialectique, sa doc- trine de l’âme, la théorie des Idées avec point culminant l’Idée du Bien —, en soulignant leur lien avec les idées et méthodes introduites par les écoles pythagoricienne et éléate. Cependant, l’essence de ces doctrines platoniciennes reste «indici- ble», car toute l’œuvre écrite doit être prise comme «proleptique», une préparation pour l’enseignement oral, définitivement «ésotérique». La figure du dialecticien, tel que l’auteur l’a décelée dans l’ensemble des dialogues semble venir renforcer cette opinion, dont des indices se trou- vent, à son avis, non seulement chez Aristote, Théophraste, Alexandre d’Aphrodise et autres commentateurs de l’Antiquité tardive, mais aussi dans des phrases-clés qui ponctuent les dialogues. Ces phrases expriment pour la plupart les réticences du dialecticien à aller plus loin en ce moment-là dans l’analyse de certains concepts, jugés trop difficiles à saisir ou inappropriés à transmettre à tous. Parfois elles remettent pour plus tard le développement de ces points de la dis- cussion; une promesse qui apparemment n’est pas tenue dans le cadre du dialogue en cours. L’option herméneutique dite «des doctrines non-écrites», dont l’auteur est l’un des représentants éminents, a déjà reçu de nombreuses critiques très pointues sur la manière de comprendre les passages cités souvent comme des références soutenant cette position. Nous ne les reprendrons pas ici, mais nous nous contenterons d’y ajouter quelques réflexions. Nous devons accepter que plusieurs remarques de l’auteur ne sont pas sans fondement, ni ne s’opposent aux conceptions que Platon manifestement fait siennes, à savoir: la supériorité de la parole orale par rapport au logos écrit (ce qui, en soi, n’a rien d’étonnant au sein d’une culture s’appuyant encore largement sur l’oralité, surtout de la part du disciple d’un philosophe qui n’a rien écrit, en se consacrant au dialogue philosophique vivant); l’importance cruciale de la dialectique pour la connaissance de la vérité, ainsi que pour l’accomplissement de la perfection éthique et politique, exprimée en termes empruntés du langage religieux; la place la plus élevée parmi les hommes accordée à celui qui a les capacités intellectuelles et morales pour pratiquer la dialectique et pour atteindre ses objectifs, y compris son enseignement à d’autres. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 181

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Les œuvres de Platon sont elles-mêmes, à notre avis, des images figées par l’écrit de la pratique éducative de la dialectique, et leur contenu est défini par les personnages que le philosophe choisit de mettre en scène, afin de mieux développer le sujet particulier dont il veut traiter. Parmi ces personnages, il y a, dans la grande majorité des cas, quelqu’un qui semble mener le discours, car il possède un savoir (avoué ou inavoué) qui manifestement va plus loin que celui des autres, autant sur les questions posées que sur la méthode à suivre (que ce soit un véritable dialogue, ou un exposé, ou un mythe etc.) pour trouver les réponses recherchées (qu’on les trouve ou non à la fin). Si l’objectif éducatif du dialecticien est de former d’autres à utiliser leur raisonnement de manière à trouver eux-mêmes les réponses justes sur des sujets de plus en plus abstraits, difficiles et complexes, et les per- sonnes qui se trouvent devant lui ne peuvent pas y arriver, soit parce qu’elles ne possèdent pas les capacités nécessaires soit parce qu’elles n’ont pas encore passé par le «long et pénible» exercice exigé, nous ne croyons pas qu’il y a là quelque chose d’extraordinaire. Par contre, d’une manière forcément sommaire, il nous semble que le dialecticien en question donne souvent lui-même les lignes principa- les de la vérité à laquelle il est déjà arrivé dans certains des dialogues de maturité et ceux de la vieillesse, et la laisse sous-entendre dans les dia- logues de jeunesse et le reste des dialogues de la maturité (où Socrate se trouve devant des personnes qui soit soutiennent des avis entièrement opposés à ceux de Platon, tout en jouissant d’une réputation d’«éduca- teurs de la jeunesse» ou de «sages», soit sont des jeunes, encouragés à commencer leur éducation philosophique). Platon enseignait dans l’Académie des sujets dont la difficulté allait en progressant, dont nous pouvons avoir une idée déjà par la liste des sujets de l’éducation réservée aux gardiens de la cité idéale de la Répu- blique. Nous ne pensons pas qu’il serait possible d’exprimer l’ensemble de ce qu’il enseignait à ses disciples les plus avancés dans des œuvres adressées autant à l’ensemble de ses étudiants qu’au grand public. Or cela n’exclut pas du tout l’expression des points essentiels d’une doc- trine et de la méthode qui l’a produite. Est-ce qu’aujourd’hui encore un professeur de philosophie s’ex- prime de la même manière et dit les mêmes choses dans un article publié pour tous et dans un séminaire où il traite un sujet de spécialisation pour ses doctorants? Si la réponse la plus probable est négative, pourrait-on soutenir que nous avons une attitude «ésotérique» face à la philosophie et à son enseignement actuel, malgré le fait que celui-ci est infiniment plus concentré sur le logos écrit, qu’on n’entoure pas «le maître» et son œuvre d’une aura divine et qu’on n’emprunte plus la terminologie d’une «initiation aux Mystères»? 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 182

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Quant à la grande difficulté à atteindre les sommets de la connais- sance des premiers principes et des Idées, notamment l’Idée du Bien, si souvent exprimée par Platon, combien de personnes, de toutes les pério- des historiques de l’humanité et indépendamment de leur intelligence, de leur éducation et de leurs qualités morales, pourraient facilement se pro- noncer avec la certitude dont fait apparemment preuve le dialecticien idéal sur ce qu’est le bien à penser, à dire et à faire dans toutes les cir- constances, ayant atteint par son raisonnement et intégré parfaitement dans sa vie quotidienne «la leçon la plus élevée» sur les «choses les plus honorables»? Faudrait-il chercher nécessairement à attribuer à la théorie platonicienne du Bien, déjà quasi-impossible à réaliser parfaite- ment par le simple usage de notre intellect et de notre éros de tout ce qui est bon dans la praxis quotidienne, une étape supplémentaire d’élévation mystique vers l’«indicible», comme les adeptes de Plotin l’ont déjà fait rétrospectivement dans l’Antiquité? Enfin, nous ne pouvons pas avoir aujourd’hui la chance de faire partie des disciples directs de Platon (à supposer qu’on en serait jugés capables par lui de le devenir et de progresser jusqu’aux degrés les plus élevés de son enseignement — comme on peut ou on ne peut pas entrer et progresser selon les critères établis par notre époque dans nos propres établissements académiques), ni de profiter du dialogue éducatif qu’il procurait à ceux-ci pendant des années. Par contre, nous avons sous les yeux ce que les siècles qui nous séparent ont transmis des dialogues «paradigmatiques» qu’il a figés lui- même par un langage écrit finement ciselé, pour sauvegarder dans la mémoire défaillante de tous ce qu’il pensait être l’essence accessible de son enseignement, pour démontrer l’importance de la philosophie et, par conséquent, pour encourager ceux qui le veulent à se tourner vers l’exer- cice de la dialectique, dans la mesure de leurs capacités. Est-ce qu’il y a un véritable sens de se préoccuper davantage des suppositions impossibles à confirmer sur ce que le philosophe n’a pas écrit que d’approfondir ce qu’il a pensé lui-même comme la partie la plus importante de ses théories qu’il pouvait nous léguer?

Aikaterini LEFKA.

Stanley ROSEN, Le Politique de Platon. Tisser la cité. Avant-propos et traduction de Étienne HELMER. Un vol. de 256 pp. Paris, Vrin, 2004. Prix: 24 /. ISBN: 2-7116-1685-1. L’ouvrage de Stanley Rosen sur le Politique (dont l’original anglais a paru en 1994) se présente comme une réflexion autonome, mais tout autant comme la suite de son étude sur le Sophiste (Plato’s Sophist. The 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 183

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drama of original and image, New Haven and London, Yale University Press, 1983) et de la réflexion générale sur le platonisme offerte dans The question of being. A reversal of Heidegger (même éditeur, 1993). Le thème central du dialogue, selon l’auteur, est le rapport entre phronèsis et technè — anticipation de la problématique moderne de la théorie et de la pratique — et c’est lui, essentiellement, qu’interrogent, en suivant l’ordre du texte, les neuf chapitres de cette étude: «Mise en scène», «Les divisions», «Le mythe du monde inversé», «La correction de la diairesis», «Les paradigmes», «Le tissage», «La mesure», «Le », «La cité comme simulacre». Suit une très succincte bibliogra- phie, «délibérément sélective», qui exprime sans ambiguïté l’indépen- dance de la démarche par rapport aux exigences d’un «état de la ques- tion critique», l’auteur souhaitant s’adresser aux philosophes lecteurs de Platon bien plus qu’aux spécialistes lecteurs des commentateurs. De fait, nous retrouvons dans l’ouvrage la liberté, aussi séduisante que suscep- tible de s’exposer à la critique, qui fait la singularité de la lecture rose- nienne, et qu’ont pu mesurer en particulier les lecteurs de son étude sur le Sophiste. Qu’on ne recherche donc pas dans l’ouvrage une discussion explicite avec les commentateurs du Politique. On y trouve en revanche un dialogue continu, et qui se veut direct, avec Platon, évoquant sous certains aspects l’approche de Leo Strauss, dont Rosen rappelle l’in- fluence sur sa propre démarche. S’attachant à la mise en scène, aux moindres éléments textuels de la diairesis, du mythe, des paradigmes, il refuse tout a priori selon lequel l’importance traditionnellement dévolue à certains passages devrait relé- guer au rang d’ornement littéraire ou ludique les «détails» du dialogue. Aussi le lecteur sera-t-il bien souvent désappointé, soupçonnant que, loin de dégager les résultats positifs du Politique, l’auteur redouble à plaisir et sans profit heuristique les méandres du texte, qui font la com- plexité — suffisamment déconcertante par elle-même — du dialogue. Perspective, à bien des égards donc, frustrante pour le platonicien, mais que l’auteur revendique comme une véritable fidélité au(x) dialogue(s). Ainsi «l’image de Platon» qui se dégage de cette étude est-elle pour le moins, selon les termes fort modérés de l’auteur, «assez différente» de «l’image conventionnelle du platonisme», cette dernière s’expliquant en particulier par une assimilation du platonisme à l’aristotélisme, une sub- stitution de «la présentation scolastique ou professorale» de la philo- sophie à sa «présentation poétique» (p. 164). Prendre la lettre et ses détails au sérieux, ce n’est donc pas négliger l’essentiel, bien au contraire: «il est inévitable que ceux qui tentent d’extraire un argument académique des artifices littéraires du dialogue n’y comprendront rien» (p. 102). Car l’Étranger ne nous offre ni une démonstration positive de l’usage et de la 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 184

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valeur des méthodes employées, ni un contenu doctrinal directement atteint par celles-ci; et si l’enseignement que nous dispense, sinon l’Étranger, du moins Platon, n’est pas d’ordre «professoral», c’est que nous devons le découvrir par nous-mêmes, en creux, dans les erreurs, les insuffisances, les confusions que Platon, sinon l’Étranger, ne peut distribuer dans le texte que délibérément (cf. pp. 28, 98 et 102), selon une pédagogie marquée à dessein par l’«obscurité». En effet, ni expression immédiate de la conception platonicienne de la politique, ni exercice technique de définition, le dialogue est essentiellement «une démonstration du carac- tère inadéquat de la diairesis pour l’étude des affaires humaines» (p. 28). Ce qui revient à dire que l’on ne peut résorber l’épaisseur littéraire de l’œuvre, en considérant que la pensée de Platon perce ou traverse l’étoffe du texte pour s’exprimer de façon transparente par la bouche de l’Étranger: celui-ci n’est pas, comme le veut la lecture scolaire, un simple «porte- parole». Nous retrouvons ici le nerf de l’interprétation du Sophiste par Rosen: Platon ne nous administre pas les diaireseis de l’Étranger comme autant d’univoques leçons de méthode, ni leurs résultats comme autant d’aboutissements doctrinaux, mais les soumet au jugement du lecteur attentif, de telle façon que celui-ci ne puisse pas ne pas percevoir leurs défaillances. Défaillances qui, dans le Sophiste comme dans l’entretien qui le suit, sont celles de la technè, représentée par l’Étranger: il «est un homme de technè au sens large, ce qui n’est pas le cas de Socrate» (p. 30). Caractère technique donc, tant de la démarche suivie que des objets traités (la sophistique, la politique, et non plus des eidè trans- cendants). Mais il ne s’agit pas de penser la substitution de l’Étranger à Socrate selon un développement philosophique qui aurait conduit Platon à rejeter la «rhétorique érotique» de son maître au profit de la démarche technique (pp. 32-33). En effet, de même que la dialectique de l’Étranger ne réussissait pas à venir à bout du sophiste dans le dialogue homonyme, et, en particulier, à rendre correctement raison de l’opposition entre logos vrai et logos faux dans leur rapport aux eidola (voir Plato’s Sophist, op. cit., notamment p. 197, pp. 297-298), de même elle échoue, peu après, dans sa tentative de déterminer la nature du politique. Le Sophiste nous montrait non pas ce qu’aurait été une critique socratique de la sophis- tique, s’exerçant sur un plan éthique et politique, mais une «réfutation technique», centrée sur la communication des genres et le non-être, et recourant à la notion d’image; et cette réfutation, concluait Rosen dans Plato’s Sophist, aboutissait à une impasse. À présent, le Politique nous donne à comprendre qu’une diairesis devenue, de noétique pure, construction de concepts («caricature» délibérée de «la méthode diéré- tique de Socrate» ou signe de «folie théorique» de l’Étranger? [p. 38]), n’est pas adaptée non plus à la question du politique. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 185

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Les principes formels invoqués dans les divisions ne clarifient pas la nature de la politique, parce que les eidè en question ne sont pas ceux d’une «structure abstraite» (p. 62): «il n’y a pas de diairesis naturelle, c’est-à-dire unique et immuable, de l’epistèmè et de la technè» (p. 46). En réalité, la diairesis procède selon de «fréquents changements d’ob- jectifs» (p. 59), elle est fonction d’un caractère «intentionnel». Le cha- pitre consacré aux «divisions» veut ainsi dégager les confusions et l’ar- bitraire d’une méthode qui n’a en rien clarifié ce qu’il faut entendre par «politique», et dont l’usage a été «ironique»: la plaisanterie dût-elle paraître un peu «lourde», elle permet à Platon — ou à l’Étranger? — de nous signifier l’échec d’une philosophie «transformée en technologie» (pp. 67-68). Incapable de se corriger elle-même, la diairesis doit être secourue par le mythe. Mais celui-ci, à son tour, ne permet pas de tirer au clair la définition du politique (cf. chap. III, p. 98); aucune «terminologie uni- voque» ne convient à la réflexion politique. Quant à «la correction de la diairesis» (275 c 3 sqq.), le chapitre IV y décèle de nouvelles erreurs, induites par l’illusoire «tentative de capturer la vie humaine dans les mailles de la diairesis» (p. 113). S’interroger sur les paradigmes (chap. V), ce sera dès lors montrer que si la recherche d’un paradeigma des modèles est rendue nécessaire par «l’échec des deux modèles construits jusqu’à présent» (le berger et le capitaine; p. 128), le modèle parfait demeure inaccessible car, précisément, la politique véritable n’est pas une technè, que l’on pourrait représenter suffisamment par l’exemple d’un art particulier. La réflexion centrée sur le tissage (chap. VI), en dégageant l’enchevêtrement de théorie, de pratique et de production pro- pre à la politique, insiste sur l’impossibilité de ranger celle-ci (comme le faisait la première division) dans la connaissance pure, et sur son carac- tère englobant (p. 150). Ce dernier interdit tout modèle univoque (le modèle du tissage, féminin, ne tient pas compte de la guerre [p. 150]; il néglige le commandement [p. 162]), comme il exclut, on l’a vu, la per- tinence d’une méthode diérétique procédant par accumulation de diffé- rences. Quant à la mesure (chap. VII) qu’il faudrait au politique, il est difficile de la déterminer dans ce cadre platonicien, où pratique et pro- duction ne sont pas séparées (tandis que la distinction établie par Aris- tote rend plus aisée la saisie des limites de la technè, le Stagirite n’anti- cipant pas, à la différence de Platon, la confusion moderne que nous trouvons sur ce point dans la pensée des Lumières… [p. 179]). Com- ment, en effet, distinguer mesure dans l’ordre technique de l’efficacité et mesure dans l’ordre de la sagesse, si la sagesse elle-même se trouve rabattue sur la technè? Reste que cette dernière ne peut prétendre jus- qu’au bout recouvrir la politique (chap. VIII): l’activité du roi véritable 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 186

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ne peut être que celle de la phronèsis, hors du nomos comme de toute règle générale propre à la technè. Mais précisément, «le gouvernement de la phronèsis ne peut faire l’objet d’une analyse discursive ou d’une définition par la diairesis» (chap. IX, p. 236); impossible à codifier, à représenter dans un modèle parfait, la politique véritable n’est pas un art et demeure inaccessible pour la polis (p. 223): image d’image, toute cité réelle n’imite pas le gouvernement du politique véritable, mais seule- ment ce modèle (non réalisé) qui traduit la phronèsis en nomoi, modèle imparfait qui, seul, nous reste, dans l’impossibilité où nous sommes de codifier la sagesse elle-même. Pour bénéficier de l’éclairage original de cette étude, le lecteur devra donc s’accommoder de ce principe: la pensée de Platon ne s’ex- prime pas dans la positivité de la lettre du texte, ni dans la voix de l’Étranger; mais alors, où se dit-elle? Uniquement dans l’indication, seule- ment implicite, des erreurs ou des confusions auxquelles conduit une démarche «technologique». Les résultats issus de ce présupposé inter- prétatif pourront être considérés comme plus immédiatement exhaustifs dans le cas du Politique qu’ils ne l’étaient dans celui du Sophiste: The drama of original and image laissait en effet ouverte la question de savoir ce qu’il en est de la position platonicienne, si celle-ci doit être dis- tinguée de celle de l’Étranger, à l’égard de la sumplokè et de la nature des cinq plus grands genres. Dans le Politique, où les questions ontolo- giques ne se manifestent pratiquement pas, la démarche de Rosen abou- tit à une saisie interprétative globale de l’ensemble des éléments du dia- logue, dont elle peut dégager l’enseignement — platonicien —, subsumé sous la double question de la méthode philosophique et du rapport phro- nèsis-technè. Mais l’interprétation, si attentive aux détails ordinairement peu considérés, néglige parfois l’étude détaillée du texte lors même qu’elle soutient des thèses que le dialogue ne rend pas évidentes par lui- même. Ainsi, l’affirmation selon laquelle les cités réelles n’imitent pas le gouvernement du politique véritable, mais un ensemble de lois (donc une constitution à proprement parler) qui est lui-même image de ce der- nier, aurait-elle mérité plus de renvois au texte, ainsi que d’indication de ses divers sens possibles. Cette interprétation est par ailleurs assez pro- che de celle de M. Lane, qui commente ainsi 300 c 5-7 et 300 e 11-301 a 4: «Good imitation of the true form of government consists in obser- ving its laws — themselves imitations of truth […]» («A new angle on Utopia: The political theory of the Statesman», in Ch. J. Rowe [ed.], Reading the Statesman, Sankt Augustin, Academia-Verlag, 1995, p. 287); de même, Ch. J. Rowe estime que ce sont les lois écrites ou contrôlées par le «politique idéal», et non pas celles des cités existantes, qui 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 187

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méritent d’être dites «imitations de la vérité» («Killing Socrates: Plato’s later thoughts on democracy», Journal of Hellenic Studies, 121 [2001], pp. 63-76; «Le traitement des constitutions non idéales dans le Politique», Les Études philosophiques, juillet 2005 — 3, pp. 385-400). Le lecteur peut regretter que Rosen ne lui offre pas une lecture détaillée des passages concernés par cette thèse. On doit certes mettre au crédit de celle-ci le fait que si les mimèmata tès alètheias (300 c 5-7) désignent les lois des cités existantes, il devient difficile de comprendre comment, en l’absence de phronèsis, de telles lois ont pu être déterminées par des hommes possédant un savoir (para tôn eidotôn; 300 c 5-6), à moins de considérer qu’il puisse exister selon Platon un caractère relatif ou appro- ché de l’épistèmè; cependant, jamais le dialogue ne mentionne explicite- ment un ordre hiérarchisé de trois degrés d’imitation, et le gouvernement de la «droite constitution», que Rosen pose comme modèle second et proprement législatif, semble bien pensé par l’Étranger comme pouvant s’exercer «kata nomous» ou «aneu nomôn» (293 c 5-9). L’ouvrage conduit aussi, ponctuellement, à s’interroger sur la conti- nuité qu’il faudrait reconnaître entre les déterminations conceptuelles établies par l’Étranger d’un dialogue à l’autre. Ainsi, qualifier indiffé- remment les constitutions existantes de phantasmata et d’images eikas- tiques (p. 198-199) ne s’accorde pas avec le dialogue auquel l’auteur dit emprunter la notion de phantasma: le Sophiste établit entre ces deux for- mes d’eidola une opposition marquée, que Rosen avait amplement sou- lignée dans The drama of original and image (op. cit., pp. 147-169); et déterminer le simulacre comme image d’image (pp. 224 et 230), c’est renvoyer à la problématique et aux définitions de République, X, non à celles du Sophiste (235 c-236 c). Dans le parcours du dialogue, l’attention portée au thème de la technè conduit l’auteur à estimer d’emblée résolues des questions qu’il est sans doute un peu conventionnel de considérer comme toutes tran- chées: doit-on affirmer sur le ton de l’évidence qu’il n’y a pas d’eidè séparés pour l’Étranger? Certes, la dialectique qu’il emploie s’applique à des objets techniques et empiriques; mais cela n’explique pas la réfé- rence à ces asômata, réalités les plus précieuses et les plus importantes (285 e 4-286 a 8), dont la mention s’accorde assez mal avec un abandon de la thèse des Formes: considérant le passage comme une allusion seule- ment possible aux Idées platoniciennes (p. 204), et tout à sa thèse selon laquelle la différence entre l’Étranger et Socrate relève de l’opposition -technè (et non pas, souligne-t-il, d’une opposition de leurs doctri- nes politiques respectives; voir p. 205), S. Rosen n’interroge pas ce qui constituerait la différence la plus remarquable, en termes platoniciens, entre les deux personnages. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 188

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Enfin, l’ouvrage aiguisera chez son lecteur une curiosité toute par- ticulière en ce qui concerne la notion centrale de technè. Peut-on en effet considérer que la dialectique de l’Étranger, dans sa méthode même, et non pas seulement dans ses objets d’application, serait technique tandis que celle de Socrate ne le serait pas? Suffit-il, pour les opposer, de rete- nir le fait que la dialectique socratique s’accompagne d’un amour por- tant sur les objets qu’elle classe (p. 204)? Si les objets auxquels le Poli- tique applique la diairesis sont des technai, pouvant être différemment ordonnées en fonction des intentions du dialecticien (pp. 182-183, p. 194), dans le Sophiste, en revanche, la dialectique de l’Étranger s’applique bien aux megista genè; dans ce cas, peut-elle être dite «intentionnelle», affranchie du souci de conformité entière à une structure naturelle ou extérieure aux besoins du dialecticien? Reste que l’insatisfaction de telle ou telle de ces attentes n’ôte rien de sa force et de son acuité à une lecture qui, interrogeant continûment la réduction de la politique, comme de toutes les «affaires humaines», à la technique, éclairant avec brio les obscurités de la démarche suivie dans le Politique sans prétendre les dissoudre, mais, au contraire, en en décelant le caractère radical et intentionnel, redonne à la nature littéraire du dialogue toute sa signification, sans cesser d’en dégager les enjeux les plus immédiatement et directement philosophiques.

Elsa GRASSO.

Dominic J. O’MEARA, Platonopolis: Platonic Political Philosophy in Late Antiquity. Un vol. de xii-249 pp. Oxford, Clarendon Press, 2003. ISBN 10: 0-19-925758-2 (HBK) — ISBN 13: 978-0-19-925758-4 (HBK). Le dernier livre de Dominic O’Meara, qui propose une toute nou- velle approche de la philosophie politique dans le Néoplatonisme, est très important. Il a pour but de corriger l’affirmation réductionniste selon laquelle les Platoniciens de l’antiquité tardive se situeraient dans une dimension au-delà de la réalité quotidienne au point de ne plus s’intéres- ser aux questions politiques. Le livre est écrit très clairement, et contient d’excellents résumés au fil des chapitres (pp. 29, 71, et 143). L’érudition de l’auteur, les notes, et les références concourent parfaitement aux buts de l’argumentation. La bibliographie est vaste, et les indices très bien faits. Le travail d’O’Meara attire notre attention sur des textes moins connus, et donc, avec les traductions qu’il donne, ouvre la voie à de nou- velles questions et recherches. Le livre contient trois parties principales. L’introduction, au ch. 1, définit les concepts fondamentaux de l’étude — auxquels je reviendrai — et donne le plan général du travail; le ch. 2 est dédié à un résumé, 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 189

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pour des lecteurs non-spécialistes, de l’histoire du Platonisme tardif, en commençant au troisième siècle apr. J. Chr. avec Plotin et son cercle à Rome. La première partie de l’étude situe la philosophie politique dans l’enseignement Néoplatonicien, avec une analyse de l’assimilation à dieu (ch. 3), de l’échelle des vertus (ch. 4), des sciences (ch. 5), et de l’ordre de lecture des textes philosophiques (ch. 6). La deuxième partie est la partie cruciale qui donne l’exposition de cette philosophie poli- tique des Platoniciens plus tardifs. Quelle est la responsabilité civique du philosophe-roi (avec l’exemple clé pour l’hypothèse d’O’Meara de l’empereur Julien, ainsi que celui de Boèce), et quel rôle est prévu pour les femmes philosophes (ch. 7)? Dans la politique, il y a un côté législa- tif (ch. 8) et un côté judiciaire (ch. 9). Il faut tenir compte aussi de l’en- jeu d’une religion civique (ch. 10). Cette partie se termine avec l’analyse des limites de l’action politique (ch. 11). La troisième partie démontre les avantages exégétiques considérables de cette approche, dans la mesure où elle nous permet de mieux discerner les continuités et les développements, non seulement historiques mais aussi philosophiques, dans la pensée de l’occident latin (ch. 12, Eusèbe et Augustin), de l’orient grec (ch. 13, ps-Denys, et le dialogue anonyme Sur la Science Politique, issu du milieu culturel de la cour de Justinien), et dans la tra- dition islamique (ch. 14, Al-Farabi, La Cité Vertueuse). La conclusion du livre résume les points principaux, dirige le lecteur vers la réception de ces doctrines platoniciennes au-delà des cas et périodes déjà exami- nés, et se termine avec une réponse à un courant critique (représenté par A. Ehrhardt). Disons d’entrée de jeu qu’O’Meara a admirablement réussi à défen- dre sa thèse. Les questions posées dans la suite de ce compte rendu ne sont donc qu’une invitation à des recherches futures sur ce thème, en ouvrant la voie à quelques considérations de nature plus générale. Ayant moi-même fait récemment un examen détaillé de l’éthique sociale des Stoïciens des deux premiers siècles apr. J. Chr. (cf. Gretchen Reydams- Schils, The Roman Stoics: Self, Responsibility, and Affection, Chicago University Press, 2005), c’est-à-dire, à l’époque qui précède immédiate- ment celle traitée par O’Meara, voici donc comment on pourrait s’ima- giner un débat entre un Platonicien et un Stoïcien (La rivalité entre Pla- toniciens et Stoïciens dans l’antiquité fut très complexe — parce qu’une assimilation mutuelle faisait partie des stratégies — et très fructueuse sur le plan philosophique). L’introduction d’O’Meara (cf. aussi la notion de «collectivité» dans la conclusion, p. 199) établit un lien, dans la pensée politique des Néoplatoniciens, entre la sociabilité et le telos d’une vie humaine qui vise au bien et à la perfection divine. Cependant, est-ce que toutes les 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 190

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structures sociales appartiennent à la problématique de la politique, et, si oui, jusqu’à quel point? On pourrait, par exemple, différencier la socia- bilité, avec (1) un mode relationnel, comme entre deux amants dans le Symposium ou le Phèdre de Platon, ou encore entre les antagonistes d’un dialogue platonicien; (2) un mode de petits groupes bien définis, comme un réseau familial, les écoles philosophiques ou, plus tard, les commu- nautés monastiques; et (3) un mode réalisé en cités, états, ou empires. Autrement dit, s’il est vrai que les Néoplatoniciens ont pris la question de la sociabilité au sérieux, cela n’implique pas automatiquement qu’ils ont aussi voulu s’occuper de la politique, soit au plan de la réalité, soit au niveau d’un projet idéal. O’Meara montre avec raison que pour Plo- tin l’assimilation à dieu n’implique pas un changement de lieu (comme le suggèrerait le mot de «l’au-delà»), mais un changement radical de vie, avec «l’effort de vivre en sagesse et justice» (p. 35). Ceci dit, la question reste de savoir quels types de sociabilité seraient compatibles avec ce changement de vie, et quels autres modes sont délaissés. Sur le plan philosophique il importe de savoir en effet si le mode d’interaction sociale préféré par la plupart des Néoplatoniciens se situe dans l’école philosophique, dans l’intimité de leur cercle à eux (pp. 34, 48, 60, 199-200, avec une exception dans Damascius Vit. Is. fr. 324), comme O’Meara lui-même l’admet. Il importe aussi de savoir dans le cas d’Augustin, si un nombre restreint d’élus seulement seront admis dans la Cité de Dieu (pp. 155, 156 n. 47); ou, dans le cas du ps-Denys, s’il s’agit de la hiérarchie sociale de l’Église plutôt que celle d’une col- lectivité civique. Pour O’Meara le mouvement de repli au sein de l’école s’explique surtout par les circonstances historiques d’hostilité envers la culture païenne, qui à l’extérieur de ce réseau ne laissait qu’un champ de plus en plus restreint aux activités des Platoniciens tardifs. Mais n’y a-t-il pas aussi des raisons philosophiques derrière cette préférence pour le cercle d’amis et élèves, des raisons qui remontent jusqu’à l’Académie de Platon (voir O’Meara lui-même, p. 50)? Une deuxième série de questions se réfère au type de politique auquel les Néoplatoniciens se seraient intéressés. O’Meara fait reposer son argumentation sur la différence entre la kallipolis de la République de Platon, et la constitution qui n’occupe que le deuxième rang après l’idéal, celle des Lois, ou même des projets politiques encore plus modes- tes et limités. Pour une compréhension exacte de la philosophie politique des Néoplatoniciens, il nous faut aussi, nous l’avons vu déjà, la distinc- tion entre un aspect législatif et un aspect judiciaire, distinction dérivée d’une lecture du Gorgias de Platon; il nous faut le concept d’une cons- titution mixte, dérivé des Lois, et des modèles divins, mathématiques, et cosmiques. Au sens strict, cependant, l’aspect législatif de la théorie 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 191

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politique telle qu’elle est présentée dans la deuxième partie de l’étude ressort des Lois plutôt que de la République, ce qui pourrait créer des tensions non négligeables à l’intérieur de la doctrine néoplatonicienne. Le roi-philosophe qui doit redescendre dans la caverne de la République est censé le faire parce qu’il doit toute son éducation, et donc le fait d’être devenu philosophe, à la kallipolis (520B); dans une communauté politique de deuxième rang, cette motivation ne jouerait plus, ou, en tout cas, pas avec la même force. Deuxième point: même la constitution des Lois est encore très idéalisée et abstraite, comme l’admet O’Meara (p. 181), et donc n’est pas directement utile pour qui doit faire face aux contingences réelles. À vrai dire, pour un philosophe, il y a d’autres motivations plus importantes, outre celle d’une dette, à se consacrer à la politique. Ici O’Meara se laisse guider par la complémentarité d’un double mouve- ment, l’un ascendant vers le divin, l’autre descendant vers les affaires humaines. Dans la perspective du mouvement de perfectionnement, les vertus politiques représentent une étape essentielle dans l’ascension vers les vertus plus avancées, qui dans le cas d’un être humain présupposent les vertus plus élémentaires. Mais ces vertus politiques n’ont qu’une valeur purement instrumentale, et cette restriction est significative. Par contre, on pourrait se poser la question de savoir ce que deviendraient les vertus politiques dans un système philosophique qui ne se fonde pas sur l’échelle néoplatonicienne des vertus, mais qui établit l’unité de la vertu, comme dans le Stoïcisme. Pour les Néoplatoniciens, l’action est ou bien un dérivé de la théorie, ou bien le substitut d’une vie contem- plative défaillante (O’Meara pp. 75, 133); mais ici encore on pourrait concevoir une approche dans laquelle la théorie et la praxis sont beau- coup plus liées, et s’impliquent mutuellement. Dans la perspective du mouvement descendant, avec une participa- tion à la vie politique, le principe ontologique selon lequel la perfection et la bonté se répandent dans les niveaux inférieurs de la réalité — bonum diffusivum sui dans la tradition scolastique (p. 76) — impliquerait qu’un philosophe doive imiter la bonté divine en ne gardant pas sa per- fection pour lui-même. Mais quel dieu est-ce qu’on imite en faisant cela? Vu la complexité de la hiérarchie divine dans le Néoplatonisme, cette question est cruciale, comme l’a bien vu O’Meara (pp. 74 ff., 95, 178). Plus précisément, comment une préoccupation politique pourrait- elle contribuer à un rapprochement avec le dieu le plus haut du Néopla- tonisme, l’Un? Le principe bonum diffusivum sui joue bien sur les niveaux différents de la réalité, mais pas de la même façon. Peut-on par- ler, stricto sensu, de la providence de l’Un lui-même, puisque ce dieu est caractérisé par l’autosuffisance et sa fermeture sur lui-même (cf. aussi 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 192

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Plotin VI 7.39; 8.17). L’Un ne s’occupe pas du monde — il ne réfléchit même pas sur lui-même, donc certainement pas sur l’univers; l’Un attire à lui les niveaux plus bas de la réalité par l’élan vers la perfection qu’il inspire; perfection que toute chose existante veut imiter en tant que sa nature le permet. La providence appartient aux dieux intermédiaires (tout comme le Démiurge dans le Timée laisse certaines tâches aux dieux plus jeunes). De ce point de vue, il importe (contrairement à ce que dit O’Meara, p. 196) que l’entité la plus élevée dans la hiérarchie ontolo- gique du Meilleur État esquissé par Al-Farabi soit l’intellect, et non pas l’Un. La providence présuppose une relation réciproque dans laquelle ce n’est pas uniquement le niveau plus bas de la réalité qui se tourne vers la perfection du niveau plus élevé, mais aussi le niveau plus haut qui tourne son attention vers la réalité moins parfaite, pour la rendre la meilleure possible. L’exercice de la providence présuppose donc une entité qui garde en vue, pour ainsi dire, simultanément les niveaux plus élevés de la réalité (y compris elle-même) et le(s) niveau(x) plus bas dont elle s’occupe, comme le fait le Démiurge dans le Timée de Platon (O’Meara 73; 90: République 500e, Iamblique ap. Stob. Anth. 3 201.17- 202.17; Hieroclès ap. Phot. Bibl. 251, 464b; sur le plan étymologique aussi, la pronoia se réfère à un noûs, un intellect). Il est peu étonnant alors qu’au cours du développement du Néoplatonisme, le Démiurge ait acquis un statut de plus en plus bas dans la hiérarchie divine (on peut comparer ici, comme le fait O’Meara, Plotin VI 9, 7, 20-8 avec des énoncés plus tardifs: 74, 96, 166). Bref, comment un philosophe, tel que les Néoplatoniciens le conçoivent, peut-il concilier un rôle dans la vie politique avec son désir de retourner à l’Un, le dieu premier qui est le bien le plus haut? Un philosophe-roi, après tout, doit communiquer avec d’autres êtres humains, qui ne sont pas tous à la hauteur de la vertu, tout comme un maître platonicien communique avec des élèves qui sont à des niveaux différents dans leur progrès. Si on tient compte des limites de la nature humaine, cette communication de la perfection et de la vertu sem- ble être de nature démiurgique, tandis que celle de l’Un à l’Intellect est de nature émanative. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles des Platoniciens comme Plotin et Proclus ont été honorés par leur élèves d’une biographie: tandis que les maîtres, surtout après leur mort, ont obtenu le statut de modèles exemplaires, c’est à leurs élèves de jouer le rôle d’intermédiaires démiurgiques qui communiquent cette perfection aux autres et à la postérité. O’Meara suggère que Plotin aurait eu un penchant plus fort à l’a- bandon du corps que Jamblique et les Platoniciens à sa suite (p. 39). 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 193

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Cependant cette différence, paradoxalement, se fonde sur une confiance plus profonde, de la part de Plotin, au pouvoir de l’âme humaine de rester en contact avec le divin, même lors de son séjour dans un corps humain (p. 96). De ce point de vue, est-ce que le rôle plus marqué que joue le corps chez Jamblique et d’autres Platoniciens indique une valorisation plus positive, ou, au contraire, une plus grande méfiance envers ce corps qui, loin d’être un instrument maniable, peut se transformer en ennemi et en un obstacle redoutable (voir aussi O’Meara p. 125)? Les Platoniciens tardifs ne rejettent pas entièrement la perception sensorielle, le corps individuel, ou les vertus politiques. Mais il est vrai aussi que les Platoniciens acceptent ces aspects de la réalité seulement s’ils gardent leur place, c’est-à-dire, en tant que dirigeant le regard et l’attention humaine vers la réalité divine, et cela avec beaucoup de pru- dence, puisque ces réalités inférieures peuvent aisément se transformer en distractions néfastes (comme quand la vertu politique devient ambi- tion déchaînée). On a donc ici l’explication de l’ambivalence profonde de la manière dont les Néoplatoniciens jugent de la réalité sensible, du corps et des vertus politiques, qu’ils présentent tantôt comme un bien inférieur, tantôt comme un mal nécessaire. Ce travail remarquable de O’Meara nous a donc ouvert une per- spective innovatrice sur les Platoniciens tardifs; il a relancé le débat et les recherches, et nous suggère de nouvelles questions à débattre.

Gretchen REYDAMS-SCHILS.

New Perspectives on Plato, Modern and Ancient, edited by Julia ANNAS and Christopher ROWE. Preface: Gregory NAGY (Center for Hellenic Studies Colloquia, 6). Un vol. de xii-270 pp. Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 2002. Prix: 46 /. ISBN 10: 0-647-01018-3 — ISBN 13: 978-0-674-01018-5. Le volume prolonge le colloque «Plato and Socrates: Approches to the Interpretation of the Platonic Dialogues» (Washington, 1999). Projet principal de celui-ci: nourrir une réflexion sur la mise en cause de la division développementaliste du corpus en trois parties, et notamment de la référence à une phase socratique. Le collectif est consacré aux para- digmes de la lecture contemporaine, leur origine, leur pertinence, leur critique, et à l’opportunité même de recourir à un ou des paradigme(s), ou au concept de paradigme, en vue d’une lecture de Platon. À la suite du colloque, il aborde une série de questions. La première est celle de l’origine de la séparation entre dialogues socratiques et non socratiques, puis entre dialogues centraux (middle) et tardifs (late). Elle est prise en charge par C. C. W. Taylor, «The Origins 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 194

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of Our Present Paradigms». Taylor fait dater l’essentiel de notre concep- tion des travaux de Karl Herman (1839), qui rompt avec l’approche de Schleiermacher, pour qui le développement de la doctrine repose sur a preconceived doctrinal scheme (p. 76), ce qui anticipe plutôt sur l’unita- risme d’un Charles Kahn. Selon Herman, au contraire, l’activité de la période centrale, liée à des événements extérieurs, s’inscrit entre la mort de Socrate d’une part, le retour de Sicile et la fondation de l’Académie d’autre part, le Socrate des premiers dialogues représentant le Socrate historique, comme l’admettront encore Gregory Vlastos ou Terence Irwin. La stylométrie permet ensuite le réaménagement de cette appro- che, avec pour principal apport la restitution de la République au second groupe, du Sophiste et du Politique au troisième. Considérant que la mise en cause de cette conception constitue l’apport herméneutique récent le plus original, Taylor est ainsi conduit à affirmer que la vision dominante de l’œuvre de Platon est essentiellement issue du dix- neuvième siècle, a fortiori si l’on admet que George Grote anticipe l’approche postmoderne d’un Michael Stokes, par exemple, selon laquelle Platon est a nondoctrinal creator of free-floating dramatic worlds (p. 81). Taylor se présente lui-même comme rallié à un nouveau paradigme (ou un aménagement de l’ancien), lorsqu’il propose, dans l’interprétation de la nature de la première période de l’activité de Platon, de diluer l’oppo- sition entre témoignage sur le Socrate historique et composition de discours socratiques. Autre question: celle de l’utilité de la datation absolue ou relative quand il s’agit de comprendre un dialogue. Charles Kahn, tableaux à l’appui, l’aborde dans «On Platonic Chronology», où il décrit le bilan de la révolution stylométrique et en souligne la portée, en faisant alors ressortir l’archaïsme de la lecture d’un Zeller. Admettant qu’il existe trois groupes stylistiquement différenciés, il affirme, contre toute appro- che strictement littéraire de cette différenciation, qu’ils sont également chronologiquement successifs. Kahn critique cependant le remodelage des résultats ainsi rigoureusement obtenus, depuis des jugements a priori sur le développement philosophique de Platon. Il affirme plus généralement l’impossibilité de donner une interprétation philosophique développementaliste de la division en trois groupes stylistiques succes- sifs, dans la mesure où le groupe stylistiquement central ne correspond pas à ce qui est souvent envisagé, d’un point de vue doctrinal, comme «middle» dialogues: le groupe stylistiquement central inclut, en effet, Parménide et Théétète, tandis que d’un autre côté, le Banquet, Phédon et Cratyle appartiennent stylistiquement au premier groupe. Kahn met en cause Cornford et Guthrie dans la création de la confusion entre les deux principes de division: the Cornford — Guthrie «middle» group is 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 195

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a stylistic monster (p. 97). Il déplore que la surimposition de l’approche philosophique développementaliste et de ses a priori conduise à quitter le terrain relativement ferme de la datation stylistique, quoique la stylo- métrie, par ailleurs, différencie assez faiblement les deuxième et troi- sième groupes, et soit impuissante lorsqu’il s’agirait de donner une chronologie des dialogues au sein d’un groupe unique. Kahn, dont les convictions unitaristes sont connues, montre ainsi l’impossibilité de rac- corder à ce qu’on sait de la chronologie de l’activité stylistique de Pla- ton toute approche conduite en termes d’évolution doctrinale; il faut alors le prendre au mot: s’il n’existe aucun moyen de raccorder le savoir stylistique à une quelconque conception raisonnée d’une évolution doc- trinale, la connaissance de la datation relative de dialogues est peu utile au philosophe. Face à ce parti pris de sobriété, les suggestions de Charles Gris- wold, «Comments on Kahn», sont encore plus iconoclastes. Admettant l’efficacité de la stylométrie, mais contestant qu’elle établisse l’existence de groupes chronologiquement successifs, Griswold nie que, même dans cette hypothèse, la chronologie puisse aider à une bonne lecture de Pla- ton (y compris en aidant à distinguer entre des audiences). Critiquant en chemin les représentations d’un philosophe comme évoluant nécessaire- ment, en relation avec les événements de son temps, dans un souci de systématicité, il suggère d’approcher les dialogues plutôt dans l’axe de la biographie littéraire de Socrate, les dialogues se répondant explicite- ment les uns aux autres plutôt de ce point de vue que du point de vue de l’argumentation (ou éventuellement, de les approcher selon d’autres axes, un axe du style par exemple, mais toujours dans une perspective non diachronique). De Parménide à Phédon, par la série Théétète, Euthyphron, Sophiste, Politique, Apologie, Criton, Phédon, l’ordre de la lecture ferait ainsi droit à la systématicité littéraire de l’œuvre, et à son projet de mise en récit de l’«odyssée philosophique de Socrate» (p. 140). La troisième question porte sur la singularité des dialogues dits socratiques et sur la pertinence de cette notion. Dans «The Historical Socrates and Plato’s Early Dialogues: Some Philosophical Questions», Terry Penner s’oppose à l’unitarisme (qui estime que Platon a toujours été critique envers l’intellectualisme) aussi bien qu’à l’interprétation des premiers dialogues comme strictement platoniciens (interprétation selon laquelle Platon serait passé d’un intellectualisme intenable à un irratio- nalisme plus défendable). Il juge pour sa part les premiers dialogues socratiques (quoiqu’également platoniciens), et propose d’en faire la base de la reconstitution de la philosophie du Socrate historique: philo- sophie égoïste, déterministe (au sens où la conduite est déterminée par le désir du bien) et non moralisante dont il prend la défense. Penner décrit 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 196

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cet intellectualisme, et répond à quelques objections qu’on pourrait adresser à sa reconstitution, en particulier la huitième: il n’est pas exact que dans les premiers dialogues, tout désir soit désir du bien, comme le présuppose l’intellectualisme (cf. Charm., 167 c); et la neuvième: Pla- ton a toujours été irrationaliste. Quatrième question: celle du sens des notions de middle (et late) period(s). Julia Annas, «What Are Plato’s “Middle” Dialogues in the Middle Of?», défend en fait la position unitariste selon laquelle les pre- miers dialogues ne sont pas doctrinalement en retrait sur ceux de la période centrale, en étant aporétiques et critiques, mais ont une portée fonctionnelle (ils soulignent le rôle de l’argumentation), des caractères formels socratiques (tels que la maïeutique) étant à toute époque compa- tibles avec des contenus dogmatiques, comme dans le Théétète. Quant à la troisième des périodes distinguées par la stylométrie, J. Annas estime qu’avec le Sophiste, le Politique ou les Lois, elle n’a pas grand-chose de critique, mais que le ton y est tout aussi assuré qu’au cours de la seconde période, ce qui dissuade de faire de cette troisième période une période chronologiquement ultérieure. J. Annas consacre une certaine attention au Parménide, dont elle rappelle que les néoplatoniciens ne l’inter- prétaient pas comme marquant une évolution, et qui pourrait être aporétique. Elle conclut que rien n’oblige à envisager les trois groupes reconnus de dialogues comme se succédant dans le temps. Trois autres questions conduisent à envisager les rapports entre philo- sophie et littérature, la forme dialogue, et la fécondité des approches antiques (néo-académiques ou platoniciennes) de la philosophie de Pla- ton. Elles sont examinées respectivement par Andrea Nightingale, «Dis- tant Views: “Realistic” and “Fantastic” Mimesis in Plato», Christopher Gill, «Dialectic and the Dialogue Form», et David Sedley, «Socratic Irony in the Platonist Commentators» (qui conclut que l’imputation d’ironie sert à sur-interpréter le texte de Platon, mais que les préjugés néoplatoniciens sont ceux de gens encore proches de Platon que nous ne devons pas ignorer). Chaque intervention est soumise à la critique d’un répondant. On lira avec profit ce recueil, qui tout à la fois témoigne d’une crise des paradigmes dans les études platoniciennes, et éclaircit grandement les conditions d’un rapport critique au corpus.

René LEFEBVRE.

Arbogast SCHMITT, Die Moderne und Platon. Un vol. de xii-584 pp. Stuttgart, Metzler, 2003. Prix: 69,95 /. ISBN 10: 3-476-01949-7 — ISBN 13: 978-3-476-01949-3. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 197

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D’emblée, il faut avertir le lecteur: le titre de cet ouvrage ne rend pas justice à son contenu, qui dépasse de loin ce qu’on pourrait supposer à première vue. En fait, il s’agit d’une synthèse, étendue et complexe, d’un ensemble très diversifié de travaux qui ont été réalisés pendant plu- sieurs années, dans le cadre d’un programme de recherche sur le sujet: «Connaissance de soi de la Modernité et Interprétation de l’Antiquité». Nous pourrions donc mieux décrire sommairement le contenu en le considérant comme une approche critique et interdisciplinaire de l’his- toire des idées du monde occidental, qui englobe l’Antiquité (et non seu- lement l’œuvre de Platon), l’image partielle et sélective qu’on se faisait d’elle pendant les périodes suivantes, ainsi que les courants représenta- tifs de toutes ces périodes, en insistant sur la «pensée Moderne». Qui plus est, cette énorme matière couvre pratiquement tous les domaines philosophiques: la métaphysique, l’épistémologie, l’esthétique, l’éthique et la politique. L’auteur, dont l’érudition suscite l’admiration, a voulu structurer en deux parties son ouvrage, suivant manifestement la division aristotéli- cienne de la philosophie en «théorique» et «pratique». C’est déjà un indice de l’estime qu’il accorde à ce philosophe de l’Antiquité — encore plus qu’à Platon, nous semble-t-il. Dès sa Préface (pp. 1-6) et sa longue Introduction (pp. 7-79), A. Schmitt expose les points essentiels qui serviront de «fil d’Ariane» pour que le lecteur puisse s’aventurer sans se sentir trop perdu dans le vérita- ble labyrinthe des chapitres qui suivent, où abondent des concepts d’une grande diversité. Nous y trouvons d’abord une belle analyse démontrant les ambi- guïtés de la notion de «modernité». Celle-ci est inévitablement liée à la temporalité, de manière «antinomique»: elle exprime l’opposition entre ce qui est dans le présent et ce qui appartient au passé, voire la destruc- tion de ce dernier pour faire place à ce qui est «nouveau» ou «révolu- tionnaire». Vue de cet angle, toute époque est «moderne» pour ceux qui la vivent comme leur présent. Mais même si on désire se tenir à la conception actuelle «courante» de ce qu’est la «modernité», les avis divergent concernant ses caractéristiques et, par conséquent, ses débuts: on peut découvrir les racines de «notre pensée» dans l’Antiquité elle- même, dans le Moyen Âge tardif, dans la Renaissance ou dans la période des Lumières. L’auteur n’adopte pas une position définitive sur la ques- tion, car il puise sa matière «moderne» dans chacune de ces trois pério- des. Quant aux traits les plus représentatifs de la «modernité», il opte surtout pour ceux qui ont été considérés (à tort ou à raison, ce qu’il cla- rifie dans la suite) comme les points essentiels où il y a «rupture» avec 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 198

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la pensée de l’Antiquité. Car cette étude se concentre sur l’analyse cri- tique de ces points, de l’image que les «Modernes» se font des concep- tions des «Anciens» et de ces conceptions elles-mêmes, telles que l’au- teur les comprend. Ne se limitant pas à une simple juxtaposition de ces opinions oppo- sées, A. Schmitt tente de montrer l’intérêt actuel, voire l’ingéniosité de la pensée de certains représentants de l’Antiquité comme Platon et Aris- tote. Cette pensée a été souvent considérée comme «naïve» du point de vue de la problématique moderne — une position que l’auteur condamne comme trop monolithique, quand elle n’exprime pas une simple igno- rance ou une fausse interprétation de la philosophie ancienne. Car, en fait, l’opposition entre «Anciens» et «Modernes», qui date de la Renaissance, était au début une opposition entre la conception des Anciens qu’avaient adoptée les Scolastiques Aristotélisants du Moyen- Âge et celle, centrée sur le Scepticisme, l’Épicurisme et le Stoïcisme des Romains surtout, qu’a introduite la Renaissance. Ensuite, cette dernière vision est devenue pour les «Modernes» l’ensemble de la «pensée ancienne» par rapport à laquelle ils ont voulu prendre ouvertement leurs distances, afin de mieux définir leur propre identité. Les caractéristiques opposées des deux «identités» sont traitées de manière détaillée dans chacun des domaines philosophiques. Une impor- tance prééminente est cependant accordée à la question épistémologique centrale: «qu’est-ce qu’on peut connaître et comment?», car l’auteur considère que celle-ci, surtout quand elle concerne la conscience de soi, constitue la clé de la compréhension de la pensée humaine, et, de ce fait, les réponses données fondent une certaine théorie sur l’être humain lui- même et sur l’ensemble de ses activités, théoriques et pratiques. C’est ainsi que dans les conclusions finales (pp. 524-540) il approfondit sur- tout les conséquences des résultats de l’examen de ce point particulier. Nous y reviendrons, après avoir donné une présentation, forcément très sélective, des oppositions entre Modernité et Antiquité, telles qu’elles figurent dans les deux parties de l’ouvrage. La première partie (pp. 81-206) est intitulée: «“Pensée abstraite — Signification concrète”: De l’opposition entre Nature et Culture chez les Modernes». L’auteur passe en examen les théories de Vico, Herder et Cassirer sur l’homme en tant que produit de sa propre évolution cultu- relle (due à sa pensée abstraite), ce qui fonde sa liberté, opposée au déterminisme de la Nature. Dans le domaine épistémologique, depuis le Moyen Âge tardif, nous trouvons une rupture, proprement «moderne», entre la pensée humaine et la réalité (à laquelle la Nature peut être iden- tifiée), que Descartes a clairement thématisée dans la suite: la pensée ne peut connaître que ses propres représentations des choses, et non les 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 199

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choses elles-mêmes. Elle possède une «spontanéité» qui fait que même des représentations indépendantes des données des sens (les rêves ou les produits de l’imagination, par exemple) peuvent avoir la même ou une plus grande clarté ou densité que celles qui se rapportent à des stimuli extérieurs, et donc la pensée peut constituer «sa propre réalité» subjec- tive. Les philosophes empiristes et les phénoménologues ont attaqué cette conception «idéaliste», en dénonçant sa faiblesse d’établir des cri- tères fiables de la vérité et son impossibilité de communication avec la réalité. La «légitimation» de la subjectivité des opinions humaines a été déjà effectuée par les Sophistes dans l’Antiquité; une position contre laquelle se sont tournés Platon et Aristote, avant de se trouver comme des opposants rétrospectifs des Modernes. Il s’agit, en fait, d’une oppo- sition entre «représentation abstraite» et «signification concrète», car dans l’épistémologie de ces deux philosophes, la connaissance claire et certaine d’un objet particulier et réel est non seulement possible, mais elle est la seule fonction de la pensée qu’on peut appeler «connais- sance». Pour ces «Anciens», ainsi que pour Parménide, qui les avait précédés, l’«être» de l’objet externe à la pensée est la présupposition même de la connaissance de cet objet. L’ontologie et la logique se trou- vaient ainsi entrelacées, avant leur séparation par la pensée moderne. La pensée ancienne permettait encore la conception d’un monde ordonné, d’une Nature qui s’offrait à la compréhension comme un livre de calculs mathématiques, dont l’homme faisait partie, et non comme une terra incognita sur laquelle la conscience humaine se sent étrangère, empri- sonnée dans les limites de sa «nouvelle liberté». Pendant la période des Lumières, la procédure de la connaissance (le point de départ des théories épistémologiques modernes) imitait, d’une certaine manière, à l’intérieur de la pensée, le «passage» histo- rique de l’«obscurité» du Moyen Âge à la «lumière» de la rationalité en présentant une «duplicité» paradoxale: la première perception des objets de la connaissance, une sorte d’intuition «passive» résultant d’une «présence directe» de l’objet externe ou des fonctions non-ration- nelles de la pensée (considérées en fait comme opposées à elle), était floue et incertaine. La clarté de la connaissance de cette représentation venait ensuite grâce à son élaboration active par la pensée (rationnelle) elle-même. Pour les théories épistémologiques de Platon et surtout d’Aristote, d’après l’auteur, l’objet externe amène la pensée, qui possède des idées abstraites innées, à reconnaître sa spécificité et donc à le connaître vrai- ment. Il joue aussi le rôle de critère de vérité et donc d’objectivité pour la signification que la pensée lui attache. Malgré le fait qu’on a 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 200

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«accusé» ces philosophes de ne pas avoir suffisamment systématisé leurs théories de la procédure de la connaissance, l’auteur pense que ceux-ci ont thématisé de manière très fine et pluridimensionnelle la question épistémologique fondamentale citée plus haut, en adoptant un autre point de départ, qui est l’objet et non la procédure de la connais- sance. La pensée humaine est aperçue comme une multitude de possibi- lités, dont l’actualisation sélective est définie par le réel: je ne peux pen- ser que ce qui est pensable et je suis certain d’avoir une connaissance vraie car la réalité ou le principe de la non-contradiction me le confirme. Le concept de l’«homme» devient plus large que celui de sa seule pen- sée et «habite» le monde. C’est ainsi que l’ontologie et l’épistémologie d’Aristote (présentées parfois ici de pair de manière abusive avec celles de Platon, malgré le fait que l’auteur connaît bien leurs différences) obtiennent finalement une place prépondérante par rapport aux théories modernes, idéalistes et empiristes (que l’auteur passe en revue), car elles ne présentent pas leurs faiblesses. Dans la deuxième partie de l’ouvrage (pp. 207-523) est examinée la «“Pensée concrète” comme condition d’une culture de l’Éthique, de la Politique et de l’Économie chez Platon et Aristote». Comme les Modernes sont particulièrement concernés par l’aspect pratique de la vie et que la pensée ancienne insiste sur l’unité entre la théorie et la praxis, dans le domaine de la philosophie pratique au moins, les Anciens ont profité d’une certaine popularité. L’auteur cite plusieurs exemples de théories éthiques, politiques et économiques modernes «d’inspiration» ancienne, comme celles de Hobbes et d’Adam Smith (influencées par le Stoïcisme) ou celles des matérialistes (qui suivent les idées épicuriennes). Cependant, des oppositions majeures ne manquent pas entre les représentants des deux époques, ici non plus. Une autre différence importante entre «Anciens» et «Modernes» est leur vision des fonctions irrationnelles de l’homme au sein de leur «anthropologie». Contrairement au mépris de la pensée «rationaliste», la conception ancienne accorde une place importante à la volonté, aux émotions, à l’imagination… L’âme humaine est une unité composée de toutes ces «parties», à côté de la rationalité. D’où les rôles multiples que le beau et la création artistique étaient appelés à jouer (comme, par exemple, la fonction éducative, éthique et politique de la poésie et de la musique chez Platon), alors que les Modernes ont séparé l’aspect esthé- tique des autres parties de la vie humaine, en introduisant le concept de «l’art pour l’art», comme l’une des expressions de la liberté de la pen- sée. L’auteur note que malgré la modification de la conception de la fonctionnalité de l’art, les critères esthétiques du Beau n’ont pas changé 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 201

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depuis l’antiquité (elles répondent toujours à l’harmonie, à la mesure et à la proportion comme l’avait établi Platon). Nous pouvons y remarquer que même ces critères ont été remis en question par l’art moderne. L’«anthropologie» ancienne n’est pas distincte de l’épistémologie et de la métaphysique: la manière de concevoir la possibilité de la connaissance de la vérité en général et de la conscience de soi en parti- culier, influencent de manière décisive la vision de l’action humaine. Le «qu’est-ce que je sais?» précède simplement le «comment vais-je m’en servir?» pour réaliser la meilleure vie possible. Tout acte humain est connaissance d’abord. C’est ainsi que pour Platon et Aristote la connais- sance de ce qu’est le bien (en soi, pour le premier, dans l’activité quoti- dienne pour le deuxième) est la condition la plus importante de la mora- lité. Pour les Anciens l’individu et la société politique dans laquelle il évolue sont intimement liés: l’«égoïsme» et l’«altruisme», conceptions proprement modernes, n’ont pas vraiment de sens, ou alors ils coïncident dans la pratique. L’éthique fait donc partie de la politique, comme l’ont démontré non seulement Platon et Aristote, mais aussi Homère et d’au- tres poètes et penseurs avant eux, ce qui aboutit à des définitions diffé- rentes des nôtres de ce qu’est la liberté ou l’individualité. Aussi l’éthique et la politique anciennes sont-elles téléologiques; elles acceptent la poursuite d’un objectif ultime, propre à la nature humaine: la «vie excellente» pour la personne et pour la société où il vit. Les cités idéales de Platon et les œuvres éthiques et politiques d’Aristote tentent de définir rationnellement les meilleures modalités pour la réalisation de ce but final. Évidemment, la «vie bonne», telle que les théories modernes libérales l’ont avancée n’a pratiquement rien de commun avec sa signification ancienne. À la fin de cette partie, l’auteur expose des théories scientifiques (venant des découvertes récentes de la biologie, de la physique et de l’étude du cerveau, par exemple) qui peuvent être considérées comme un support contemporain aux thèses ontologiques et épistémologiques anciennes. Ces nouvelles données exigeraient, d’après lui, une révision de nos conceptions de la «rationalité» et de la procédure de la connais- sance, qui permettraient finalement un plus grand accord avec celles des Anciens. Dans ses conclusions, A. Schmitt dévoile que l’un des buts princi- paux de son étude était la présentation sous un autre jour, plus objectif et plus favorable, des théories anciennes, en parallèle avec la formulation d’une critique de la modernité, en vue d’inciter à la réflexion d’une redé- finition de ces sujets hautement importants pour notre propre vie, notam- ment la conscience de soi et la connaissance du monde. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 202

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Nous pensons que même si certains aspects de la pensée ancienne seraient difficilement acceptables aujourd’hui (comme, par exemple, chez Platon, la théorie métaphysique qui accorde le plus haut niveau de la réalité ontologique aux concepts logiques abstraits que sont les Idées ou la théorie politique qui imposerait une «timocratie» pour garantir le bien-être stable de l’ensemble de la cité), il y a certainement de nom- breuses autres théories, citées ou non par l’auteur, qui peuvent constituer une source d’inspiration pour l’évolution de notre propre pensée. Par son ouvrage particulièrement riche, A. Schmitt nous offre une belle occasion de passer en revue et de repenser les étapes les plus importantes de notre culture philosophique occidentale et d’en retenir ou de modifier ce qui nous semble le plus approprié pour avancer dans cette «aventure de la pensée» toujours en devenir.

Aikaterini LEFKA.

The Ways of Life in Classical Political Philosophy. Papers of the 3rd Meeting of the Collegium Politicum, Madrid. Edited by Francisco Leonardo LISI (Studies in Ancient Philosophy, 5). Un vol. de 284 pp. Sankt Augustin, Academia-Verlag, 2004. ISBN: 3-89665-291-5. En dépit de son titre très général, le recueil est essentiellement consacré, dans sa partie centrale, à la discussion de l’approche aristotéli- cienne. La première section annonce un peu artificiellement une évoca- tion du «contexte historique», tandis que les deux études de la dernière section portent sur la «réception» moderne et contemporaine du motif des genres de vie. La première section réunit des études de Jean-Marie Bertrand, «La rhétorique de l’ivresse en Grèce ancienne», Jean-François Pradeau, «La ebriedad democrática. La crítica platónica de la democracia en las Leyes», et Mario Vegetti, «Filosofia e politica: le avventure dell’Aca- demia». J.-M. Bertrand réfléchit sur la responsabilité à partir d’une observation sur la possibilité de tenir l’ivresse pour une circonstance aggravante. J.-F. Pradeau, en soulignant la permanence de l’hostilité de Platon envers la démocratie, récuse tant les interprétations progressistes des Lois que celles qui, comme chez Morrow, mettent l’accent sur la mixité du bon régime. M. Vegetti s’interroge sur la nature de l’Académie: théâtre festif de banquets, secte religieuse, séminaire scientifique, lieu de formation politique ou même parti: il opte pour une réunion de philo- sophes appelés à refonder la cité, et la réalisation d’une synthèse entre politique et savoir. Dans la dernière section, Guido Maria Cappelli traite du débat sur l’idéal philosophique de la vie la meilleure dans l’humanisme italien du 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 203

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XVe siècle, tandis que Francesco Gregorio aborde, distingue et critique l’usage que font de l’aristotélisme respectivement Leo Strauss et Hannah Arendt — le premier auteur dans «“Ad actionem secundum virtutem ten- dit”. La passione, la sapienza e la prudenza: vita activa e vita contempla- tiva nel pensiero umanistico», le second dans «Leo Strauss, Hannah Arendt. Deux versions de l’aristotélisme politique au XXe siècle». L’ensemble du recueil est introduit par F. Lisi, «Ways of life and happiness in classical thought», qui observe le peu d’intérêt des inter- prètes pour la question des genres de vie depuis Joly (1955). Estimant qu’il revient à Platon d’avoir unifié vie philosophique et vie politique au sommet de la hiérarchie sociale — la troisième vie étant celle de plaisir —, et à Aristote d’avoir fait du bonheur la question centrale de la philo- sophie, F. Lisi note en particulier la discrétion de la question des genres de vie dans le débat qui oppose, à propos de l’éthique aristotélicienne, ceux des commentateurs qui mettent l’accent sur la perspective contem- plative ouverte par E. N., X, proposant alors une interprétation «domi- nante» du bien, aux commentateurs plus sensibles à l’éloge des diverses vertus et de l’activité politique, dont l’interprétation est «inclusive». La polémique, essentiellement anglo-saxonne, fait l’objet d’une description circonstanciée. La partie centrale réunit sept contributions. Dans «Vie théorique et vie pratique: la critique de Platon par Aristote», Luc Brisson oppose Platon et Aristote. S’agissant de l’auteur des Lois et du Timée, il conclut que chez lui, la vie pratique est indissociable de la vie théorique, et il l’établit en montrant comment l’intellect actif dans la législation imite l’in- tellect cosmique. S’agissant d’Aristote, L. Brisson estime au contraire que certes, il accorde aussi beaucoup de valeur à la contemplation, mais qu’il réserve l’imitation du ciel à la nature. De la sorte, Aristote coupe- rait le lien entre vie théorique et vie pratique, entre cosmologie et éthique ou politique, entre sphères de la nature et de l’humain. F. Lisi, de nouveau, «Vida teórica, vida práctica y felicidad en Aristóteles», entre dans le débat entre conceptions dominantes du bien et conceptions inclusives. Point par point, il critique la lecture inclusive de E. N., I, 7 par Rowe (1990), selon laquelle la vertu supérieure de 1098 a 16-18 serait la phronèsis, et lui oppose une lecture dominante, situant dans la perspective de E. N., X, non seulement E. N., I, mais également E. E. et Pol. En définitive, il considère le contexte politique comme fon- damental pour l’homme, la vertu éthique comme présupposée par l’in- tellectuelle, le bonheur comme susceptible de degrés, l’idéal philo- sophique comme élitiste, et la contemplation comme la fin de l’homme. Mis en cause, Christopher Rowe, «The best life according to Aris- totle (and Plato). A reconsideration», admet la justesse des arguments de 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 204

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F. Lisi et abandonne son interprétation inclusive de E. N., I, 7, sans opter, dit-il, pour une interprétation dominante, a fortiori exclusive de la philosophie aristotélicienne du bien. Toutefois, il développe surtout lui- même une critique — inspirée par Broadie — de Kraut (2002) qui oppose Platon et Aristote en jugeant du premier qu’il préconise le retrait de la vie politique. Selon C. Rowe, Platon ne recommande pas un tel retrait, quant à Aristote, il ne préconise pas de s’engager dans la carrière politique au-delà de ce qu’exige la satisfaction des obligations du citoyen. Les études qui suivent portent sur la Politique. Ada Neschke- Hentschke, «“L’œuvre du cithariste et du meilleur cithariste sont la même”. La meilleure constitution et son statut épistémique dans la philo- sophie politique d’Aristote» montre comment, dans cet ouvrage, Aris- tote ne définit pas le genre polis, mais remplace le discours sur ce genre par un discours sur l’individu exemplaire: le meilleur régime, envisagé de façon purement théorique. Silvia Campanese, «I bioi economici nel I libro della Politica» étudie les rapports entre économie et biologie, et la condamnation aristotélicienne de la monétarisation de l’activité écono- mique, comme du manque de loisir qu’elle entraîne. Silvia Gastaldi, «Il dibattito dialettico su i generi di vita nel cap. 2 del libro VII della Poli- tica di Aristotele», et Lucio Bertelli, «L’elogio del bios praktikos in Politica VII di Aristotele», s’opposent sur l’interprétation de Pol., VII, 1-3. La première estime que la vie d’étranger opposée à la vie politique est celle que préconisent Aristippe ou Antisthène, et que Socrate ou l’au- teur du Théétète et de la République incarnent son tour contemplatif; puis qu’Aristote comprend jusqu’à un certain point le rejet de la poli- tique quand celle-ci se veut dominatrice et qu’au total, il entreprend de fédérer les partis opposés en intégrant sous le concept de praxis les dif- férents types de vie bonne. Estimant notamment que ces chapitres n’ou- vrent pas sur une conception contemplative du loisir, L. Bertelli s’op- pose à cette lecture du propos d’Aristote comme conciliateur.

René LEFEBVRE.

ARISTOTE. De la génération et la corruption. Texte établi et traduit, avec introduction et notes, par Marwan RASHED. Un vol. de cclv-195 pp. en pagination double. Paris, Les Belles Lettres, 2005. Prix: 57 /. ISBN: 2-251-00527-7. Dans ce traité appartenant au groupe des études physiques, Aristote met en évidence les conditions générales de la génération et de la des- truction de tous les étants naturels, qu’ils soient vivants ou non vivants. Les deux questions principales qu’il se propose d’étudier sont, d’une 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 205

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part, ce qui distingue la génération au sens propre de l’altération ou du mélange, d’autre part, quelle est la cause matérielle de la perpétuité de la génération. Cette double enquête suppose donc la démonstration du fait que les quatre éléments qui sont à l’origine de toute matière sont eux- mêmes périssables (contre les théories du mélange et de la séparation d’éléments impérissables) mais se transforment continuellement l’un en l’autre de sorte qu’ils ne disparaissent jamais dans le néant; aussi, il est nécessaire de leur supposer un substrat commun, qui n’est pas une matière déterminée mais est la puissance de devenir l’une des quatre matières premières. Celles-ci sont elles-mêmes déterminées à partir des qualités fondamentales qui sont les premières différences de la matière. Si les conceptions ainsi exposées ont perdu toute pertinence scientifique, il reste intéressant d’étudier les arguments développés par Aristote contre les théories concurrentes de l’époque, en particulier contre la conception atomiste de la matière. La Collection des Universités de France avait déjà publié en 1966 une édition et traduction du traité De la génération et de la corruption d’Aristote, due à Charles Mugler, mais d’importants progrès dans notre connaissance de la tradition manuscrite ont justifié une nouvelle édition du texte et, partant, une nouvelle traduction. De fait, M. Rashed consa- cre une grande partie de son introduction à la reconstitution de l’histoire du texte, à partir d’une étude approfondie de la transmission des manus- crits et de leur valeur respective, dans laquelle il révèle une érudition et une maîtrise remarquables. Quant à la présentation du contenu du traité, l’auteur commence par d’intéressantes comparaisons avec le contexte doctrinal de l’époque, en particulier avec les théories des éléments premiers présentes dans les débats médicaux. Cependant, l’identification, annoncée comme une grande découverte, d’une «école empédocléenne» à laquelle seraient adressées les critiques d’Aristote plus qu’à Empédocle lui-même, est peu convaincante. En effet, aucun des trois contextes où l’auteur pense voir une allusion à des «néo-empédocléens» ne présente d’indication claire en ce sens. D’abord, «ceux qui posent des genres multiples» d’éléments (314b 4-5) ne sont pas nécessairement des empédocléens, car le raison- nement vise également les éléments infinis d’Anaxagore et des atomis- tes, qui aboutissent à la même conclusion que la génération n’est qu’un assemblage. Ensuite, ceux qui expliquent les sensations par l’hypothèse des «conduits» ne sont pas davantage nécessairement des disciples d’Empédocle puisque, de l’aveu de M. Rashed lui-même, il y avait de nombreux autres tenants de cette thèse. Enfin, ceux qui nient que les élé- ments se transforment les uns dans les autres rassemblent à nouveau Empédocle, Anaxagore et les atomistes. Des expressions telles que 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 206

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«Empédocle et d’autres» (329b 1-2), «comme le dit Empédocle» (333a 18), «ceux qui parlent comme Empédocle» (334a 26) peuvent parfaite- ment désigner l’ensemble de ces penseurs même si les textes d’Empédo- cle consacrés à cette question sont davantage cités et pris pour modèle de la thèse. Il serait assurément étonnant que personne, à l’époque d’Aristote, n’ait adopté l’une ou l’autre proposition empédocléenne, mais rien ne permet de déceler l’existence d’une école à partir de certains pas- sages du Gen. Corr. ni d’y rattacher l’un ou l’autre auteur méconnu du seul fait qu’il aurait partagé certaines thèses de l’Agrigentin. L’auteur entreprend ensuite une intéressante présentation de la manière dont Aristote transforme et subdivise le concept de devenir (genesis) déjà thématisé par les Présocratiques et par Platon. L’étude du rapport entre physique et biologie dans le corpus est également très documentée et subtile, et pourtant on ne voit toujours pas, après l’avoir parcourue, pourquoi il faudrait conclure que la physique du Gen. Corr. est pré-adaptée à une application à la biologie, de même que le serait la mathématique générale par rapport à la géométrie; en effet, dans chacun des deux cas, la science générale ne peut être adaptée a priori à l’une de ses espèces plus qu’aux autres, et dans le cas de la physique des élé- ments rien ne permet d’affirmer que les composés naturels inanimés sont moins concernés que les animés — la thèse de Rashed repose en grande partie sur le principe que «les vivants sont les substances par excellence voire les seules substances» (pp. cxliii, clxxxiii), ce qui est démenti par tous les passages définissant quels étants sont substances (De caelo III 1, 298a 27-32; De anima II 1, 412a 11-13; Métaphys. D 8, 1017b 10-14; Métaphys. H 2, 1028b 8-13; ce dernier passage cite comme «principalement substances» les corps vivants et leurs parties, les corps naturels comme le feu, la terre, etc. ainsi que leurs parties et ce qui est composé à partir d’eux). D’une manière générale, plusieurs explications longues et compli- quées aboutissent à un résultat au fond déjà bien connu, par exemple en ce qui concerne l’analogie ou la distinction entre génération absolue et génération relative (de sorte qu’on pourrait renvoyer à l’auteur le reproche qu’il adresse, dans sa note 1 p. cliv, aux «auteurs récents» qui commettent des «platitudes» par ignorance de la bibliographie appro- priée). Il en va de même pour certaines notes explicatives qui obscurcis- sent le sens beaucoup plus qu’elles ne l’éclairent (je défie quiconque de comprendre la note 6 p. 116, alors que le texte d’Aristote est, lui, suffi- samment clair) ou qui introduisent des confusions que ne commet pas Aristote (par ex. les notes 4 et 7 pp. 132-133 sur une confusion entre toucher, agir et mouvoir; en outre, l’explication de l’action à distance par un moteur immobile aurait dû bénéficier de la théorie du mouvement 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 207

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des animaux dans le De anima plutôt que de renvoyer exclusivement à la théorie du moteur immobile cosmique). Certaines notes contiennent des affirmations franchement erronées sur des points de doctrine bien connus par ailleurs, comme «seule la forme est créée ou annihilée» (note 2 p. 115; Aristote montre exactement le contraire en Métaphys. H 8), ou encore «un artefact est produit par l’entéléchie de sa forme dans l’esprit de l’artisan» (note 10 p. 124; en fait, le producteur en entéléchie est l’artisan lui-même, et c’est ce qui distingue les productions artificielles des productions naturelles, pour lesquelles le producteur est de la même espèce que le produit: cette opposition, bien marquée dans le texte grec, n’apparaît pas dans la traduction). En ce qui concerne la substance encore, certes il est intéressant de remarquer que «nous nous rapprochons de la terminologie platonicienne classique, où ousia n’est perçu que comme la substantivation de einai» (p. lxxii), mais, si un tel usage se trouve parfois chez Aristote, ce n’est pas le cas dans le passage où le voit M. Rashed (318b 14-18) car les formes qui y revêtent une «positivité ontique» opposée aux formes privatives ne sont précisément pas, à cet endroit, des substances mais des formes qualitatives. Et ce sont ces mêmes formes qualitatives qui sont appelées des «ceci» (tode ti) en 318b 15, ce qui nous rappelle que le tode ti n’est pas toujours réservé aux substances, et rend peu heureuse la traduction de l’expression par «individualité propre». Pour toutes ces raisons, on consultera donc la nouvelle édition plu- tôt pour ses apports textuels que pour son interprétation de la pensée aristotélicienne. En l’absence d’une bibliographie, on trouvera les références d’étu- des consacrées au traité grâce à l’index des noms d’auteurs, tandis que la liste des éditions et traductions se trouve à la fin de l’introduction.

Annick STEVENS.

Aristoteles-Lexikon (Kroners Taschenausgabe, 459). Herausgege- ben von Otfried HÖFFE. Un vol. de xv-640 pp. Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, 2005. Prix: 29 /. ISBN: 3-520-45901-9. Cet ouvrage collectif publié sous la direction d’Otfried Höffe ras- semble les contributions émanant des principaux spécialistes actuels de la pensée aristotélicienne en Allemagne. Il se présente comme un dic- tionnaire offrant tout à la fois un répertoire exhaustif et une analyse pré- cise du vocabulaire d’Aristote. S’y trouvent en effet présentés les concepts constitutifs de la philosophie aristotélicienne ressortissant aux différents domaines auxquels le Stagirite a pu consacrer ses recherches, qu’il s’agisse de logique ou de métaphysique, d’éthique ou de biologie. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 208

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À côté des concepts canoniques de catégorie, de syllogisme, de vertu, on y trouvera également explicitées des notions peut-être moins familières aux non-spécialistes, comme les catégories biologiques d’homéomères et anoméomères, dont l’éclaircissement s’avèrera néanmoins fort appré- ciable pour qui est conduit à se confronter au détail des textes aristotéli- ciens. Cet ouvrage entend ainsi pallier un manque, celui d’une présenta- tion tout à la fois exhaustive, synthétique et accessible de la terminologie aristotélicienne, à côté de l’instrument philologique irremplaçable que constitue depuis plus d’un siècle le travail d’Hermann Bonitz. Ce dic- tionnaire ne se veut pas toutefois un outil à la destination exclusive des étudiants et chercheurs en philosophie antique: il a plus largement pour objectif de répondre aux besoins de tout lecteur d’Aristote, quels que soient le domaine de recherche ou la curiosité qui se trouvent à l’origine de cette lecture. Le premier mérite de ce dictionnaire est d’avoir pris le parti d’or- ganiser les entrées à partir des mots grecs employés par Aristote, plutôt que de partir de leurs traductions. Un tel choix place l’usager de l’ou- vrage directement en présence du vocabulaire proprement aristotélicien sans avoir à passer par le prisme, parfois déformant, des traductions, souvent plurielles et sujettes à débat. Les mots en grec ancien translitté- rés en caractères romains sont immédiatement suivis de leurs traductions en langue allemande et latine. Un double index en fin de volume, de l’al- lemand au grec et du latin au grec, permet par ailleurs de passer aisé- ment des traductions aux concepts en langue d’origine et de s’orienter ainsi sans difficulté à l’intérieur de l’ouvrage. Il faut enfin mettre au compte des qualités pédagogiques de l’ouvrage la présence d’un système de renvoi aux autres entrées du dictionnaire lorsque l’explicitation d’une notion se trouve requérir la mobilisation de concepts connexes. Les divers articles fournissent une mise au point tant précise que synthétique sur les principaux concepts de la philosophie aristotéli- cienne. Par le nombre et la diversité des notions qui s’y trouvent présen- tées, notions qui ressortissent à l’ensemble des disciplines auxquelles Aristote a consacré ses travaux, par le soin qui est pris à ne pas omettre les termes spécialisés propres aux disciplines techniques que sont la dia- lectique, la poétique ou la biologie, l’ouvrage manifeste un véritable souci d’exhaustivité et d’équité dans le traitement accordé aux divers champs du savoir aristotélicien. Il permet ainsi, au hasard des articles consultés, de mesurer l’ampleur des recherches et des centres d’intérêt du philosophe et de voir comment certains concepts ressortissent à divers champs d’investigation. Les articles s’attachent à faire mention avec précision des textes dans lesquels interviennent ces concepts, per- mettant ainsi au lecteur muni des principales références sur la notion de 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 209

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s’orienter à l’intérieur du vaste corpus aristotélicien. Si on peut parfois regretter de ne pas trouver davantage de citations directes du texte aris- totélicien, la précision des références permet de se reporter aisément aux sources. La rédaction des articles obéit à un véritable souci de clarté dans l’exposition et l’organisation du propos. La présentation du concept de dialectique, pour se limiter à un exemple, commence ainsi par en définir la notion et en décrire précisément les règles de fonctionnement. Elle recense également les divers instruments conceptuels (topoi, endoxa, genre, propre) qui se trouvent impliqués dans l’art du dialecticien, ren- voyant le lecteur désireux d’un supplément de précision aux autres entrées consacrées à l’exposition spécifique de telles notions. Après avoir exposé les principaux bénéfices intellectuels de la pratique de la dialectique qui sont dégagés par Aristote au livre I des Topiques, l’au- teur de l’article n’omet pas de dessiner les frontières de la discipline avec des notions dont la proximité ne laisse pas d’être problématique, comme l’éristique et la rhétorique. Lorsqu’il s’agit par ailleurs de concepts particulièrement massifs et complexes de la pensée aristotéli- cienne, les auteurs s’efforcent d’en déployer avec clarté et distinction les différents niveaux et registres: ainsi les spécifications et significations diverses de la notion de dunamis sont-elles recensées systématiquement et présentées à partir des principales oppositions qui viennent en structu- rer le concept. La présentation du concept particulièrement délicat de psychè offre de la même façon une vue synthétique sur les différentes difficultés que la réflexion aristotélicienne au sujet de l’âme se propose d’affronter et de résoudre, depuis le caractère problématique de sa défi- nition et de son statut ontologique jusqu’à la question de son unité au travers des différentes espèces du vivant et des diverses facultés qui la constituent, en passant par la critique des théories des prédécesseurs d’Aristote sur le sujet. Au travers d’un article consacré à l’explicitation d’un concept, fondamental il est vrai, le lecteur est ainsi en mesure de prendre connaissance des grands enjeux théoriques qui sous-tendent l’enquête menée par le philosophe dans le De Anima. Sans pouvoir énumérer toutes les contributions qui offrent un pano- rama suggestif des problèmes auxquels vient s’attacher la réflexion aristotélicienne, il faut noter qu’en dépit du caractère résolument et inévitablement synthétique imposé par la nature de l’ouvrage, la présen- tation des diverses notions est l’occasion de prendre la mesure des pro- blématiques sous-jacentes à l’élaboration des grands concepts aristotéli- ciens. Chaque article comporte par ailleurs en appendice la mention d’indications bibliographiques, allant des ouvrages classiques aux publi- cations les plus actuelles, permettant au lecteur désireux de poursuivre 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 210

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ses recherches de s’orienter ensuite vers la littérature de référence sur la question. Si les articles sont ainsi animés par le souci d’offrir un aperçu concis autant que rigoureux des principales problématiques qui orientent la réflexion aristotélicienne, si leurs auteurs n’omettent pas d’indiquer en appendice les publications de référence dans le domaine des études aris- totéliciennes, y compris les plus récentes, on peut cependant regretter que certains articles ne fassent pas une plus large place aux débats contempo- rains qui héritent ou se réclament directement des problématiques d’Aris- tote. À propos du concept d’akrasia, par exemple, dont l’élucidation comme les indications bibliographiques fournies à son sujet ne sont pour- tant pas sans renvoyer à certaines analyses contemporaines, il aurait pu être indiqué dans quelle mesure le concept et le problème élaborés par Aristote sont venus inspirer et nourrir le débat occupant la réflexion philo- sophique depuis la seconde moitié du vingtième siècle sur la question de la «faiblesse de la volonté». Sans que la mention de ces problématiques modernes réponde forcément à la volonté de prouver qu’il y aurait une «actualité» de la pensée d’Aristote, sans non plus tomber dans le travers qui consiste à importer dans l’élucidation des concepts aristotéliciens des problèmes extérieurs à la réflexion du philosophe, faire allusion à certains débats contemporains n’aurait sans doute pas été inutile lorsque ces der- niers se trouvent de fait informer notre approche actuelle des textes. Au-delà de cette réserve, reste que ce dictionnaire n’en constitue pas moins un outil de travail aussi précis que précieux pour le lecteur d’Aristote, et ce quel que soit son degré de familiarité avec les œuvres et la pensée du philosophe. Eu égard à la diversité encyclopédique des thè- mes abordés par la réflexion aristotélicienne, à la pluralité des concepts élaborés ou retravaillés par le Stagirite dans le cadre de ses diverses enquêtes, il est probable que le lecteur trouvera grand profit à consulter, à quelque occasion, ce dictionnaire d’Aristote, qu’il soit profane en aristotélisme ou déjà amateur éclairé, étudiant encore peu familier ou au contraire déjà nourri de philosophie aristotélicienne.

Charlotte MURGIER.

Andrea FALCON, Aristotle and the Science of Nature. Unity without Uniformity. Un vol 23 × 15 de xiv-139 pp. Cambridge, Cambridge Uni- versity Press, 2005. Prix: 45 £.– ISBN 10: 0-521-85439-3 — ISBN 13: 978-0521-85439-9. Parmi les études consacrées à la cosmologie aristotélicienne, l’ou- vrage d’Andrea Falcon se distingue par sa brièveté (139 pp., assez den- ses), son attention particulière aux deux premiers livres du De caelo, et 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 211

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par une approche résolument épistémologique de la distinction entre les régions sublunaire et céleste. La thèse principale de l’ouvrage, annoncée p. ix, est que la différence entre le monde céleste et le monde sublunaire chez Aristote n’implique pas une absence de relation causale entre les deux. Selon les termes employés par l’auteur, ce monde présente une unité sans uniformité: la discontinuité entre les deux régions ne remet pas en question l’unité de la physique comme science, mais invalide simplement l’application de certains principes explicatifs du monde sub- lunaire dans le monde céleste. Le premier chapitre s’interroge sur la tension qui existe dans la cosmologie d’Aristote entre une unité de méthode et d’objet, et la répartition en plusieurs domaines d’investigation. Prenant appui sur le prologue des Météorologiques (338a20-339a9), qui introduit la météo- rologie dans son rapport aux autres parties de la physique, l’auteur sou- ligne qu’Aristote conçoit l’étude du monde céleste et du monde sub- lunaire comme une unique science, constituée de recherches distinctes mais reliées les unes aux autres: les leçons de Physique ne fournissent pas les principes de toutes les investigations particulières; le fait que pour Aristote tous les vivants (h¬nta) ne soient pas des animaux (h¬ça), autorise à distinguer l’étude des animaux de celle des plantes. Quant à savoir pourquoi l’étude des animaux et des plantes vient à la fin du programme esquissé dans les Météorologiques, notamment après celle des corps célestes, Falcon l’explique non seulement par la tradi- tion des enquêtes sur la nature, mais aussi, plus spécifiquement, par la thèse de l’existence du cosmos comme une totalité («a unified whole», p. 10), ce qui exige que ses parties agissent les unes sur les autres. La formule «un homme engendre un homme, et aussi le soleil» (Ph. II, 2, 194b13) indique bien une action du monde céleste sur le monde sub- lunaire, qui a lieu par contact à la frontière, mais comme la matière des corps célestes ne peut être affectée il n’y a pas d’action réciproque et ce n’est donc qu’en un certain sens que le monde forme un système causal unifié. Falcon se refuse à faire résider l’unité de la science natu- relle uniquement dans la méthode d’investigation, mais la situe dans l’objet, qui est l’étude des principes du changement, trait commun du monde naturel dans son ensemble. L’unité d’explication du monde naturel vient de l’existence de quatre principes (les quatre causes), qui sont en fait des types de principes qu’on retrouve aussi bien dans l’ex- plication des mouvements célestes que dans celle des changements sublunaires. Falcon remarque très justement que l’étude de l’âme comme telle, c’est-à-dire sous toutes ses formes, ne fait pas partie de la science de la nature, car il existe un type d’âme, le noÕv, qui se situe au-delà de la nature (cf. PA I, 1, 641b9). Le naturaliste n’étudie l’âme 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 212

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que dans la mesure où elle est principe de mouvement et de repos pour un certain corps. Globalement, le propos de ce chapitre consiste à confronter l’exi- gence fondamentale d’une unité de structure et de fonctionnement dans tout le cosmos — liée à sa définition comme totalité ordonnée, à l’im- possibilité d’une action à distance et à la conception de la cosmologie comme science unifiée — à la nécessité d’admettre, pour des raisons à la fois épistémologiques et empiriques, une absence d’uniformité dans le tout: toutes les natures qui constituent le monde (animaux, plantes, mais aussi corps célestes) ne sont pas principes des mêmes mouvements, ni selon les mêmes modalités, et l’observation des corps célestes, qui sont incorruptibles, révèle que tout ce qui se meut n’est pas pour autant sujet au devenir, ce qui oblige à poser que ceux-ci ne sont pas faits de la même matière que les objets qui nous entourent. Ce chapitre introduit clairement le problème auquel s’attache l’ensemble de l’ouvrage, mais présente le double défaut d’anticiper de nombreux points qu’il réserve pour les chapitres suivants (notamment la nature de l’élément céleste, la question de savoir si les astres ont une âme) et de ne pas explorer suffi- samment les enjeux et les implications théoriques de l’affirmation selon laquelle le monde céleste agit sur le monde sublunaire: certes, l’auteur souligne que le mouvement des astres se limite à entretenir le change- ment dans le monde sublunaire et qu’il n’est pas proprement cause de la génération de tel homme, mais il aurait dû s’interroger sur la conception de l’explication qui sous-tend cette distinction, en se demandant si l’ex- plication physique peut se contenter des causes prochaines (le père dans le cas de l’homme). Le deuxième chapitre, consacré à la notion aristotélicienne de corps, s’interroge sur l’importance de la tridimensionnalité dans la défi- nition du s¬. Partant de la phrase liminaire du DC, selon laquelle «la science naturelle traite manifestement dans sa plus grande partie de corps et de grandeurs, des affections et mouvements de ceux-ci, et des principes de ce type de substance», l’auteur établit que pour Aristote les corps sont des grandeurs d’un certain type, à savoir des grandeurs divi- sibles à l’infini (c’est-à-dire continues) dans les trois directions. Sans souligner d’emblée ce que cette définition géométrique peut comporter d’étonnant par rapport aux développements de Ph. II, 2 sur la différence entre le physicien et le mathématicien, Falcon y voit une réaction d’Aristote contre l’«atomisme» du Timée, dans la mesure où Platon n’ad- mettait pas la divisibilité infinie des corps: la critique de la théorie du Timée ne résiderait pas dans l’affirmation d’une irréductibilité du sensi- ble au géométrique, mais dans le refus d’une limite à la divisibilité des corps en tant qu’objets à trois dimensions. S’interrogeant ensuite sur 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 213

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l’emploi du terme stoixe⁄on pour désigner les corps naturels premiers, y compris le corps céleste, Falcon soutient que l’usage de ce terme dans le DC est directement tributaire du sens de «véritable principe des corps» qu’il possédait dans le Timée, où il aurait été introduit en cosmo- logie, et que son utilisation fait intervenir, même chez Aristote, une association entre nature et langage. Cette thèse nous paraît rapide et contestable, car le passage de Timée 48b-c ne fait que refuser aux corps sensibles le titre d’éléments sans proposer un usage vraiment correct de ce terme, et il nous semble que le sens de stoixe⁄on chez Aristote ne se résume pas à présenter les corps comme les lettres d’un texte: une sim- ple référence à Métaphysique D 3 aurait permis de voir que l’élément se définit avant tout comme le premier constituant, indivisible en autre chose qu’en lui-même, dont une chose est faite; la question du rapport entre le sens physique et le sens démonstratif de stoixe⁄on aurait aussi pu être envisagée. La fin du chapitre examine la postérité hellénistique du problème de la distinction entre corps naturels et entités mathéma- tiques. Falcon défend l’idée selon laquelle le s¬ma, dans l’usage aristo- télicien du DC, ne se distingue pas encore du solide géométrique, et qu’il faut lui ajouter la qualification de «naturel» pour marquer sa diffé- rence par rapport à la figure à trois dimensions. Le chapitre 3, intitulé «Mouvements», constitue le cœur de l’ou- vrage, puisque s’y éclairent enfin la question des différents types de corps naturels, celle du rôle de l’élément céleste dans le mouvement des astres, et celle du caractère volontaire de ce mouvement. L’auteur com- mence par dresser une typologie des corps naturels, qui les répartit en corps vivants célestes (mus en cercle), corps vivants sublunaires — soit parfaits lorsqu’ils se déplacent, soit inférieurs lorsqu’ils sont station- naires — et corps sublunaires inanimés, tels que sont les quatre corps simples. Tout corps simple possède un mouvement naturel qui lui est propre, ce qui a pour conséquence que le mouvement non naturel d’un corps est non seulement distinct de son mouvement naturel, mais aussi appartient à un autre corps comme son mouvement naturel: par là même, comme le mouvement circulaire est un mouvement simple, il existe bien un corps dont il est le mouvement naturel, et ce corps n’est pas le feu, car le feu a déjà un mouvement naturel de bas en haut. L’au- teur accorde une place cruciale dans cet argument au principe selon lequel il n’existe qu’un seul contraire pour une chose donnée, tout en relevant des passages où ce principe n’est pas respecté en Éth. Nic., Météor. et même dans le DC. La reconstruction patiente de l’argument de 269a9-18 s’achève par la remarque selon laquelle le mouvement de la sphère extérieure du monde sublunaire est un mouvement forcé, jus- tement par le corps céleste qui l’entoure et dont c’est le mouvement 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 214

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propre. Au cours d’une digression sur l’accueil difficile que reçut la conception aristotélicienne d’un corps spécifique au monde céleste, Fal- con suggère que, toute originale qu’elle soit, cette conception se fonde sur la nécessité de poser une distinction qui ne soit pas seulement de degré entre le monde céleste et le monde sublunaire. Si donc le mouve- ment des astres n’est pas forcé, puisqu’il est le mouvement naturel de l’élément céleste, il reste à déterminer s’il peut être qualifié de volon- taire. Falcon pense pouvoir franchir le pas, en s’appuyant sur un pas- sage du De natura deorum de Cicéron, tenu pour un témoignage du De philosophia d’Aristote (Ross 21b, Gigon 836). L’attribution d’une vie et d’une âme aux corps célestes me paraît tout à fait correcte, mais la nécessité de faire appel au témoignage de Cicéron beaucoup moins jus- tifiée, surtout si c’est pour ne retenir du volontaire que la référence à un principe d’animation au détriment de la dimension cognitive. Certains passages de l’Éth. Nic. (notamment 1111b6 sq.) auraient mérité qu’on y étudie l’importance de la dimension cognitive pour qu’un phénomène, sinon une action, se produise de plein gré. Le chapitre se termine par un examen du rapport entre le corps céleste simple d’Aristote et le «cin- quième corps» ou «éther» dont il est question dans l’Epinomis. Falcon souligne l’écart qu’entretient ce texte avec le Timée (beaucoup plus géométrique) comme avec le DC (qui ne présuppose pas l’unité du monde naturel). La remarque finale, très importante, souligne que le mouvement des astres ne se réduit pas au mouvement naturel de l’élé- ment céleste, puisqu’il possède une cause de type psychologique. Cette partie, fort bien documentée et abordant certains problèmes essentiels de l’interprétation du DC, se révèle une excellente mise au point, à la fois analytique et historique, sur les principes de la cosmolo- gie aristotélicienne dans son ensemble. Il manque cependant des préci- sions sur le frottement entre les astres et la région de l’air, qui leur fait produire du feu (II, 7), et sur le rapport exact entre mouvement du pre- mier ciel et mouvements des autres astres, discuté dans les chapitres cen- traux du livre II. Le chapitre 4, intitulé «Les limites de la science naturelle d’Aris- tote», mais qui traite aussi pour cela de la différence entre vie des corps célestes et vie animale, reprend de façon plus approfondie les questions abordées dans le premier chapitre. Cette partie attribue globalement la limitation de la connaissance du ciel à un éloignement qui n’est pas seu- lement géographique, mais qui réside dans la pauvreté de ce que nous percevons de ces objets. Pour Falcon, l’hypothèse d’une différence de nature servirait à rendre raison de l’éloignement épistémologique qui nous sépare des corps célestes. Posant le problème de savoir jusqu’à quel point ce qu’Aristote dit de l’âme dans le DA est pertinent par rap- 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 215

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port à l’étude de la vie céleste, et à quelles conditions il a pu restreindre l’étude de l’âme au cas de la vie périssable, Falcon souligne, pour ce qui est du premier point, que les corps célestes sont bien pour Aristote des vivants, même s’ils ne sont pas des animaux au sens courant, et, pour ce qui est du second, que les âmes célestes excèdent la perspective du DA, du fait qu’elles sont dénuées de faculté nutritive, que leur pensée et leur désir ne font intervenir ni sensation ni fantasía, et que leur mouve- ment ne saurait être une poreía, puisque celle-ci suppose toujours fan- tasía et sensation. Puis, à propos de DC II, 5 (287b28-288a2), où Aris- tote fait droit à la prétention d’expliquer à condition qu’on s’en tienne à ce qui est le plus vraisemblable, Falcon souligne qu’une telle explica- tion, loin d’être provisoire ou simplement personnelle, reste une expli- cation objective s’adressant à l’intelligence de chacun: interprétant le tò fainómenon de 288a2, au sens doxique de «ce qui est manifestement le cas», Falcon retrouve cet usage en PA I, 5 (645a4-7). De même, à pro- pos de DC II, 12 (291b24-28), il souligne que les «petites solutions» dont se contentent ceux qui sont impatients de résoudre les grandes dif- ficultés ne sont pas des solutions partielles mais les meilleures solutions auxquelles on puisse raisonnablement prétendre. Cette légitimation du vraisemblable de la part d’Aristote procède d’une thèse épistémologique forte, non de son manque de spécialisation en astronomie. La dernière section du chapitre précise la thèse d’un manque d’intelligibilité du monde naturel pour Aristote. Selon Falcon, ce manque d’intelligibilité n’est que relatif à nous, non lié aux choses mêmes; d’autre part, il ne nous oblige pas à renoncer à une connaissance globale de la nature, aussi bien céleste que sublunaire. Quant à savoir comment notre igno- rance de certains phénomènes célestes peut ne pas remettre en cause la connaissance des phénomènes sublunaires qui en dépendent (par exem- ple la génération d’un homme), Falcon soutient que cette ignorance n’affecte pas les éléments nécessaires à l’explication de ces derniers. Finalement, il remarque très justement qu’Aristote, contrairement à Anaxagore, maintient la différence de nature entre notre monde et le ciel comme siège du divin, en reconnaissant un écart entre ce qui est intrin- sèquement intelligible et ce que nous pouvons connaître, et qu’il révise ainsi la piété populaire sans en détruire les fondements. Il y a peu de chose à dire de ce chapitre, riche et précis. Toutefois, l’incompatibilité, que l’auteur pense tirer de L 2, entre la matière poqèn poí et la matière des corps qui deviennent, est sans doute un peu forcée, car rien n’empêche que le transport des quatre éléments fasse intervenir une matière poqèn poí; plus généralement, une reformulation du pro- blème de la matière en termes de puissance et d’acte aurait peut-être permis de nuancer la dualité radicale entre la matière des astres et celle 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 216

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des corps sublunaires, au cas où on aurait affaire à une notion unifiée de la puissance relative au mouvement. L’ouvrage s’achève sur un épilogue consacré au langage d’Aristote concernant le corps céleste: sa désignation comme premier corps ou pre- mier élément indique clairement qu’Aristote le plaçait en premier dans l’explication, allant du céleste au sublunaire. L’évitement du terme d’éther serait destiné à prévenir une confusion avec le feu. Malgré certaines réserves sur l’organisation du propos et le carac- tère allusif des deux premiers chapitres, le livre d’Andrea Falcon se recommande par son approche authentiquement philosophique du De caelo, qui resitue ses principaux arguments, notamment celui qui éta- blit l’existence du corps céleste, dans une interrogation sur l’unité cau- sale du cosmos et la possibilité d’une connaissance de toute la nature. Il est appréciable que parmi les cent trente-huit titres de la biblio- graphie secondaire, quatre-vingt-trois aient moins de vingt ans. Cepen- dant, la brièveté de l’ouvrage, son silence sur les choix de traduction, et l’absence de certaines questions essentielles, comme celle des modali- tés exactes de l’action de l’élément céleste sur l’air à la limite des deux régions, et de certains textes, notamment L 10 sur l’ordre du tout, obli- gent à le considérer davantage comme un essai que comme une mise au point exhaustive sur la cosmologie aristotélicienne et ses limites.

Frédéric GAIN.

C. D. C REEVE, Substantial Knowledge. Aristotle’s Metaphysics. Un vol. de xviii-322 pp. Indianapolis (Ind.), Hackett Pub. Co., 2000. Prix: 34,95 $ (HBK) — 16,95 $ (PBK). ISBN: 0-87220-515-0 (HBK) — 0-87220-514-2 (PBK). Parmi les nombreux traits qui font de la Métaphysique aristotéli- cienne un livre unique et fascinant, figure incontestablement sa forme littéraire. Sa forme ou son état, faudrait-il dire peut-être, tant le texte que nous lisons présente à la fois les caractères d’une argumentation com- plexe et raffinée et d’une réflexion aboutie, et une discontinuité frap- pante, qui a conduit les spécialistes — et cette interprétation est sans doute majoritaire — à estimer qu’il s’agit d’une collection de traités qui certes portent tous (ou à peu près tous) sur le même domaine, qui pré- sentent sans doute une (plus ou moins forte) cohérence doctrinale, mais dont chacun poursuit un but spécifique, et a été composé dans des cir- constances différentes (lesquelles incluent ou non une évolution des intérêts d’Aristote et de ses opinions). Face à cette situation, la position de C. D. C. Reeve est très nette- ment unitariste. Mais il ne défend pas la thèse d’une unité chronologique 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 217

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ou littéraire, et à vrai dire son entreprise s’étend, au-delà de la Métaphy- sique, à toute la métaphysique; je veux dire à toute la pensée métaphy- sique d’Aristote, dont on trouve des échos ou des éléments dans de nom- breux passages d’autres œuvres, et qui selon lui fait corps avec une partie importante de la physique, à savoir la zoologie et la psychologie. L’unité de cette pensée métaphysique est entièrement compatible avec une certaine dispersion dans l’exposition, une fois que l’on aura reconnu qu’elle forme «un tout cohérent, construit dans une très grande mesure pour affronter un problème unique, profond et difficile», celui que l’au- teur appelle «the Primacy Dilemma», le dilemme de la priorité, ou de l’antériorité (p. 290). Ce dilemme est l’une des difficultés qu’Aristote mentionne à propos de Platon: si le F-en-soi (qui est un sujet particulier) n’est pas séparé de l’essence de F (qui est un universel), c’est celle-ci qui sera antérieure à l’autre (car elle est première dans l’ordre de la connaissance); si les deux sont séparés, le F en soi ne sera pas connais- sable par soi-même, et ne sera pas un F (pp. 15-17, à propos de Mét. Z 6, 1031a 28 ssq.). En d’autres termes, la difficulté est de comprendre comment une même entité (l’ousia) peut réunir en elle-même les deux caractères qui, pour un Platonicien, définissent la réalité véritable: être un individu particulier, et être épistémologiquement première (étant donné que ce qui est véritablement connaissable est l’universel). Or, dit Reeve, ce problème se pose exactement dans les mêmes termes pour Aristote, et toute sa métaphysique a pour but (ou en tout cas pour fonc- tion) de parvenir à le résoudre. Le projet de procéder à une reconstruction d’ensemble, et de le faire à partir d’un problème, est en lui-même une démarche intéressante et susceptible de fournir des éclairages nouveaux — et de ce point de vue, le livre est une excellente présentation de la métaphysique d’Aris- tote. Mais Reeve va plus loin. Pour lui, le «dilemme de la priorité» n’est pas seulement une voie d’accès possible à la doctrine de la substance, mais la difficulté qu’Aristote a consciemment affrontée dans sa carrière de métaphysicien; en outre, il considère que le Philosophe a mené le projet jusqu’à son terme. De sorte que le critère de réussite revendiqué par l’interprète est celui de la force et de la cohésion d’ensemble de son interprétation: «pour voir Aristote comme il faut, nous devons — aussi redoutable que cela puisse paraître — le considérer comme un tout»; il rejette d’avance les objections qui s’appuieraient sur une interprétation telle que celle-ci ne doit pas être jugée à l’aune d’une «critique de détail, prenant la forme d’une concentration obsessionnelle sur un petit nombre de textes» (Introduction, p. xiv). De même que la métaphysique décrit la lutte d’Aristote aux prises avec un problème unique, tout le livre consti- tue une seule longue argumentation, ou mieux une enquête passionnante, 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 218

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dans laquelle le fil de la question initiale n’est jamais abandonné, et par laquelle le lecteur est merveilleusement tenu en haleine. Outre les hypo- thèses de la cohérence forte de la doctrine et (semble-t-il) de la validité de la solution apportée par Aristote au dilemme de la priorité — hypo- thèses dont il faut naturellement faire crédit à l’interprète —, un projet tel que celui de Reeve implique un choix de méthode auquel il faut être attentif: il s’autorise à aller chercher en différents endroits du corpus les matériaux pour sa reconstruction. La solution atteinte au terme de ce long parcours est en gros la sui- vante: il existe une réalité qui satisfait à tous les critères de la substan- tialité, et qui est Dieu. Or la science de Dieu est en même temps la science universelle, parce que la connaissance de Dieu est incluse dans la connaissance que l’on a de tout autre être: l’essence de Socrate, sous sa forme complètement développée («Socrates’ expanded essence») doit comporter la mention de sa dépendance ontologique par rapport à Dieu (pp. 238-239); comme l’auteur le remarque un peu plus loin (p. 287), cette solution justifie l’identification de la philosophie première à la théologie, en expliquant la célèbre et difficile formule kai katholou hou- tôs hoti prôtè (1026 a 30-31). La notion de «l’essence complètement développée» contient en soi l’essentiel de la démarche du livre. Après un exposé des difficultés du platonisme et un rappel des principes de base de l’épistémologie aristo- télicienne, l’auteur nous engage dans l’examen méthodique de la ques- tion: qu’est-ce que connaître une substance particulière? Lorsque nous disons que nous connaissons une substance particulière, qu’y a-t-il, en elle, que nous connaissons? — c’est-à-dire: qu’est-ce qui constitue son essence? À la lecture de ces formulations, on aura compris que l’enquête ressemble à celle des «livres centraux»; mais elle est plus large, ou peut-être elle a, pour ainsi dire, plus d’épaisseur. Alors que les livres centraux se limitent pour l’essentiel à la question de la définition des substances sensibles, la recherche de la «connaissance substantielle», qui donne son titre à l’ouvrage, prend en compte leur réalité physique dans sa totalité. Le développement de l’essence d’un objet consiste à faire apparaître les différents éléments indispensables à la connaissance de cet objet, et à les hiérarchiser selon le principe de la priorité épistémo- logique (A est épistémologiquement antérieur à B si la connaissance de A est nécessaire à celle de B, et non l’inverse). Étant donné que la réalité sensible par excellence est l’animal vivant, elle prend son point de départ dans la génération des animaux, et intègre les contenus du Traité de l’âme presque tout entier. On doit savoir gré à l’auteur d’insister sur ce lien entre physique et métaphy- sique; cela dit, une bonne partie de sa construction consiste dans un 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 219

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essai de reconstruction de la doctrine de l’intellect agent; or les textes sur lesquels il peut s’appuyer sont parmi les plus obscurs du corpus, et sa reconstruction est elle-même très incertaine. Ainsi, en s’appuyant sur le rôle de l’éther dans la génération de l’homme, l’auteur suggère que l’éther est le support de l’intellect agent et de son activité. On hésite à le suivre: pourquoi le De Anima, qui traite en détail des liens qui existent entre chacun des sens et les quatre éléments, ne dit-il pas un mot de cette relation à l’éther? À tout le moins, il faudrait supposer que cette hypo- thèse n’était pas fermement établie dans l’esprit d’Aristote lorsqu’il écri- vait le De Anima, ou qu’elle se heurtait à des objections. Cependant il doit en avoir pris une conscience ferme et assurée lorsqu’il écrit les phrases victorieuses de L ou d’E 1 sur la théologie; mais pourquoi n’en trouve-t-on nulle part la trace? Plus gênant encore, la reconstruction de Reeve aboutit à cette conséquence que l’on doit dire l’être humain n’est pas une substance à proprement parler, pour préserver la thèse que l’in- tellect agent est une substance. L’auteur assume courageusement (p. 188) cette conséquence; mais peut-on tenir cette position face à tous les passages où le composé humain est présenté comme l’exemple paradig- matique d’une substance sensible? Dira-t-on que ce n’est là qu’un exem- ple pédagogique, lié à une phase préparatoire de la formation de l’étu- diant en métaphysique? Mais comment se fait-il qu’il n’existe aucun texte qui énonce la proposition correcte? En avançant des objections de ce genre, sommes-nous en train de négliger les avertissements de l’auteur, et de juger son travail à l’aune d’une forme de «piecemeal criticism»? Je ne le crois pas. L’absence ou la quasi-absence, dans le corpus, de certains éléments importants de la reconstruction, ou encore des interprétations qui apparaissent comme une torsion excessive d’éléments de doctrine qui sont suffisamment bien attestés dans des textes explicites et suffisamment développés, peuvent constituer des insuffisances ou des difficultés par rapport aux critères qu’il a lui-même posés (sans entrer ici dans un débat sur la méthode, qui nous éloignerait de l’objet principal de cette note, il me semble qu’il y a en outre un risque d’arbitraire dès lors que l’on exclut que la discussion d’un passage précis puisse valoir comme une épreuve de vérité pour une interprétation d’ensemble; et qu’entre une construction telle que celle-ci et la «concentration obsessionnelle sur quelques passages», il y a place pour la lecture des arguments dans leur contexte long). Il ne serait pas juste de conclure sans revenir sur les grandes qua- lités du livre. J’ai déjà mentionné son intérêt dramatique, qui est le résultat de la vivacité de l’exposition et de la stratégie d’ensemble, très lisible et constamment rappelée au lecteur. Il y a aussi quelque chose de sympathique et de très précieux dans l’engagement philosophique 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 220

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de l’auteur, qui a l’art de faire comprendre les enjeux des questions en apparence les plus techniques, et de les maintenir présents à notre esprit. Enfin, et même si je reste réservé à l’égard des hypothèses for- tes de ce livre et à l’assurance impressionnante avec laquelle leur auteur les soutient, je serais le dernier à refuser de reconnaître l’intérêt, et même la nécessité, de prendre une vue d’ensemble de la méta- physique d’Aristote. La lecture de Substantial Knowledge vaut ainsi comme un cours sur la métaphysique aristotélicienne; non pas un cours d’initiation, mais un excellent séminaire pour des étudiants avancés, profond, intelligent et original.

Michel CRUBELLIER.

La «Métaphysique» d’Aristote. Perspectives contemporaines. Pre- mière rencontre aristotélicienne (Aix-en-Provence, 21-24 octobre 1999). Textes réunis et publiés par Michel NARCY et Alonso TORDESILLAS (Étu- des aristotéliciennes). Paris, Vrin; Bruxelles, Ousia, 2005. Un vol. de 252 pp. Prix: 30 /. ISBN: 2-7116-4337-9 (Vrin) — 2-87060-118-2 (Ousia). C’est une idée très utile de faire périodiquement le point sur la Métaphysique d’Aristote, «un de ces ouvrages auxquels on revient tou- jours parce qu’ils ne cessent de donner à comprendre» (je cite l’avant- propos de Narcy et Tordesillas) et d’essayer de «tirer au clair les raisons pour lesquelles il parait aussi indispensable». L’enjeu est lourd, car il n’embrasse rien moins que la conception occidentale de la métaphy- sique, comme enquête sur l’être. «Qu’est-ce que l’être?» est la question qu’Aristote considérait comme première, éternelle, et éternellement pre- mière (Métaphysique, Z, 1028b 2-4). L’éventail des sujets choisis par les participants reflète l’horizon actuel des études dans ce secteur: à côté de contributions sur la méthode ou sur le statut épistémique de la métaphysique en général (Aubenque, Crubellier), ou sur la détermination de son objet (Couloubaritsis, Ste- vens, Donini, tous plus ou moins focalisés sur Gamma), d’autres portent sur le livre aujourd’hui le plus débattu, Zeta (Zingano, Bodeüs, Wolff), ou sur la section «théologique» de Lambda (chap. 7) (Koch, Kerkhoff); l’attention porte à la réception est présente aussi bien sur des thèmes choisis (Donini, Kerchoff) que sur les avatars de l’idée même de méta- physique (Berti). Il est important que Pierre Aubenque revienne ici sur les termes de sa thèse classique du statut dialectique de la métaphysique: si elle n’est pas une science démonstrative, dans quel sens (plus faible) est-elle «science»? Quelles sont ses démarches? Après une introduction magistrale sur la méthode aporétique, qui y joue manifestement un rôle 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 221

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capital, Aubenque donne beaucoup à réfléchir sur la troublante fai- blesse de certains pivots centraux (tels que la primauté de la substance, ou le principe de causalité) décelant ainsi la nature auto-réferentielle, «close sur elle-même» de l’ontologie aristotélicienne. S’agissant ensuite de l’objet propre de la Métaphysique, Lambros Couloubaritsis fait le point sur sa thèse bien connue, l’idée d’une héno- logie dont le relief ne doit pas être effacé par les interprétations qui glo- balisent le sens général de la philosophie première d’Aristote comme une ontologie ante litteram. Tirant profit ici de la critique de ceux qui accusent la lecture «hénologiste» de restituer un Aristote pré-néo-plato- nisant de style plotinien, Couloubaritsis tient à montrer que son analyse, tout au contraire se présente aussi comme une clé pour comprendre le multiple, ce dont justement l’un (to hen) est mesure. Le parallèle entre la plurivocité de l’être et la plurivocité de l’un est d’ailleurs l’objet de l’essai d’Annick Stevens. Ayant fondé l’unité de ces termes plurivoques sur la référence pros hen, Aristote distingue leurs sens primaire et secondaire par le biais d’une même grille de critères, qui recourent aussi pour d’autres termes analysés en Delta. Ainsi, Stevens met en évidence une forme incontestable d’unité et de cohérence de la Métaphysique, qui est celle de la méthode. La question de l’objet de la «science de l’être» se pose chez Cru- bellier avec une précision de style analytique. Il revient à l’aporie lancée par Aubenque: si l’étant n’est pas un genre, et que toute science porte sur un genre unique, comment peut-il exister une science de l’étant en tant qu’étant? Si la réponse d’Aubenque en 1962 était dans la direction de l’impasse — ces différentes propositions étant affirmées tour à tour mais jamais ensemble, la science recherchée reste une sorte de mirage — Crubellier décide par contre d’exploiter l’autre voie, celle de la co- existence possible entre ces propositions (c’est le cas en Gamma 2, en effet), au prix d’un certain jeu entre les significations qui y recourent. Si, dans ce même volume, Aubenque problématise deux niveaux différents dans la notion de science, principielle est ici l’analyse de la conception de «genre», qui se trouve introduite (a) en un sens strict et focalisé s’agissant des universaux, et (b) dans un sens plus large, que Crubellier appelle «extensionnel», s’agissant de cette communauté entre les étants qui forment le sujet d’une science une. La question de l’objet et donc de la nature principale de la méta- physique se posait apparemment déjà sous forme de dilemme dans le grand commentaire d’Alexandre d’Aphrodise. C’est ce que Généquand avais mis en évidence en 1979, réagissant à juste titre contre la lecture unilatéralement uniciste de Merlan. Un passage du commentaire de Gamma (p. 245.22-246.13 Hayduck), qui distingue entre une katholou 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 222

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sophia (ontologique) et une kuriôs sophia (théologique) comporte, selon Généquand, l’ébauche de la distinction médiévale entre métaphysica generalis et metaphysica specialis. Revenant sur ce sujet, Pier Luigi Donini note, et assouplit en partie par sa lecture, la contradiction que le passage de Gamma comporte à cet égard, et souligne en tout cas la moti- vation manifeste de l’exégète à reconstruire une conception unitaire de la philosophie première. Sans parti-pris, Marco Zingano fait le point sur la controverse des «zétologistes» entre les amis des formes individuelles et les partisans des formes universelles. Les arguments des uns et des autres sont recen- sés, avec leurs forces et leurs faiblesses. Zingano problématise entre autres une lecture courante de Lambda 5, et la distinction, que l’on veut aristotélicienne et tranchante, entre eidos comme forme et eidos comme espèce; enfin, il souligne d’autre part l’effort d’Aristote à distinguer sa conception de la forme par rapport aux universaux platoniciens. Le message que Richard Bodéüs a voulu nous transmettre par son article est quelque peu énigmatique, au moins dans son côté positif. Négativement, il argumente nettement contre une lecture génétique des différences entre l’ontologie des Catégories et celle du livre Zeta (ce sont des points de vue différents plutôt que des étapes différentes). Mais à quoi son harmonisation aboutit-elle? Ce n’est peut-être pas l’évolution de la pensée aristotélicienne qui est en question, s’il est vrai que, dans son édition des Catégories, Bodéüs a considéré soigneusement et finale- ment laissé ouverte la possibilité qu’on tienne l’ouvrage pour apocryphe (XC-CX) — tout en admettant que l’auteur, «s’il s’agit d’un disciple anonyme, n’était pas indigne du maître et a fourni un complément utile aux études dialectiques d’Aristote». Il est moins intéressant, selon Francis Wolff, de s’interroger sur ce qu’Aristote dit dans Zeta que sur ce qu’Aristote fait dans ce livre. Sa lec- ture se caractérise pour la centralité qu’elle reconnait dans Zeta au «cri- tère substrat» dans l’identification de ce qu’est l’ousia (terme qu’il veut traduire par réalité), et pour la tentative qu’elle fait d’harmoniser les deux réponses principales, celles qui portent sur la matière et sur la forme. Dans sa lecture de la distinction entre science première et sciences particulières en Epsilon 1, Tomas Calvo Martinez met en évidence les héritages platoniciens, en se référant surtout à l’analogie de la ligne en République VI, et sur les points de contact entre les conceptions platonicienne et aristotélicienne de la dialectique. Il trouve pourtant qu’Aristote disqualifie l’art des dialecticiens en faveur de l’ontologie (position qui peut soulever chez le lecteur la question: «quelle dialec- tique»?). 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 223

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Selon Frédérique Ildefonse, historienne de la grammaire, Aristote aurait été conscient du risque d’une ontologie qui suive de près l’expres- sion de la langue, et qui aboutisse donc à une «philosophie de l’acci- dent». La théorie des catégories en serait justement le remède, sur le double côté du platonisme et de la sophistique, contre la thèse connue de Benveniste, selon qui les catégories aristotéliciennes seraient la trans- position des catégories de la langue. Isabelle Koch prend son point de départ (socratiquement!) dans l’étonnement: pourquoi Aristote insiste-t-il tellement dans sa descrip- tion de Dieu comme un «vivant», un «animal»? Serait-ce un emprunt à la religion populaire? Ou bien une trace, comme Pellegrin le sug- gère, que l’idée de Dieu s’articule à partir d’une idée physico-biolo- gique, par abstraction? Ou bien y aurait-il une polysémie dans la notion de «vie», et de «vivant», comme S. Mansion l’a proposé? La réponse, suggère-t-elle, est plutôt à chercher dans la conception de vie comme energeia, trait commun à toute la conception aristotélicienne de «vie». Le texte de Manfred Kerkhoff se place pour la plus grande partie dans la perspective de la postérité d’Aristote: à partir de certaines sug- gestions heideggériennes sur «Le concept du temps» il cherche à voir comment les différentes descriptions de l’éternité du temps (sempiter- num, aeternum) chez Albert le Grand pourraient avoir eu leur origine dans les remarques d’Aristote sur l’éternité du ciel et du premier moteur. Nous devons finalement à l’essai d’Enrico Berti de dresser un cadre plus général — ce qui fait que les éditeurs y ont aussi puisé pour la pré- sentation en quatrième de couverture. Sans plus se fixer sur la notion d’héritage (sur laquelle on rappelle le volume de référence de Berti Aris- totele nel Novecento, Roma-Bari 1992, et d’autre part les remarques, denses et indépassées, d’Aubenque dans Aristote aujourd’hui, Toulouse — Paris, 1988, Eres, pp. 320-325), Berti passe rapidement sur la liste des persistances — ce que la philosophie contemporaine doit finalement à Aristote — pour se concentrer sur la façon dont sa philosophie pre- mière, qui résiste à toute tentative d’hypostasier l’un et l’être et de les concevoir comme subsistant en soi, est très différente des métaphysiques néoplatoniciennes et scolastiques qu’elle a inspirées: en vertu de cette différence, elle échappe aux condamnations qu’on adresse à la méta- physique en général: elle «n’est ni dépassée ni achevée, et l’on ne peut pas dire qu’elle a déjà épuisé toutes ses possibilités, parce qu’elle ne les a pas encore exploitées».

Silvia FAZZO. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 224

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Deborah ACHTENBERG, Cognition of Value in Aristotle’s Ethics. Promise of Enrichment, Threat of Destruction (Ancient greek philosophy). Un vol. de xiii-218 pp. New York, State University of New York Press, 2002. Prix: 20,95 $ (PBK). ISBN 10: 0-7914-5372-3 (PBK) — ISBN 13: 978-0-7914-5372-8 (PBK). Ce livre est un essai qui vise à comprendre ce que serait le fonde- ment de l’imprécision indéracinable de l’éthique en tant que discours pratique. L’imprécision en matière pratique ne peut pas être éliminée du point de vue de l’action elle-même, mais, dans la mesure où l’on se pla- cerait dans une perspective métaphysique, on pourrait comprendre où réside son fondement et de la sorte on pourrait expliquer cette impréci- sion en des termes métaphysiques et acquérir par là un discours précis et riche sur l’action. L’idée centrale est que la perception pratique consiste à saisir la valeur d’une chose. L’appréhension de la valeur des choses nous donne leur bien. Le bien, pourtant, est un terme équivoque selon l’analogie: A est le bien pour B; C est le bien pour D et ainsi de suite. Il y a toujours un même rapport, celui de l’obtention de la fin (telos) par l’objet en question, mais il peut être différent à chaque fois selon le contenu. Le bien est ainsi telos, ou mieux: il est entelecheia, ou encore: il est sa mise en état, son energeia, la réalisation de chaque chose, ces trois termes caractérisant ce qu’est le bien. «As a result», écrit Deborah Achtenberg, «energeia is universal in one respect and particular in ano- ther. […] One can grasp the universal without knowing what its instan- ces will be like» (p. 48). On a dès lors une connaissance métaphysique précise du bien qui explique son imprécision pratique sans pour autant l’éliminer du discours pratique. Cette thèse centrale se fait accompagner d’un bon nombre d’autres, ce qui rend la lecture de ce livre, qui, d’après son auteur, «has been a solitary project» (p. ix), fort intéressante et instructive. Il convient de mentionner ses analyses sur l’aspect cognitif des émotions et son effort d’éviter à tout prix que l’éthique aristotélicienne ne soit perçue comme un essai de limiter ou de restreindre les émotions. On a du mal à suivre ses arguments lorsque, par exemple, elle veut donner une place aux émo- tions négatives comme la haine et l’envie, alors qu’Aristote en rejette totalement quelques-unes hors du domaine de la moralité (car pour cer- taines d’entre elles, leur seule dénomination implique immédiatement le vice, comme c’est le cas justement pour l’envie: II 6 1107a11), ou lors- qu’elle insiste sur le fait que la vertu donne les limites mêmes qui cons- tituent l’activité en question jusqu’à dire, par exemple, que «when one does not observe the limits prescribed by courage, one will not engage the enemy at all but will be defeated by him or her» (p. 51). Il est pos- sible qu’on soit battu, mais peut-être par chance on aura le dessus; le 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 225

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point est que la vertu ne semble pas délimiter ce qu’est faire telle chose, mais plutôt ce qu’est bien faire cette chose. Pour reprendre son exemple favori du ski, celui qui tombe n’a pas pour autant échoué à faire du ski, simplement il n’a pas encore réussi à bien faire du ski. Malgré cela, on est positivement impressionné par sa manière de rendre aux émotions, en tant que médiétés pleines de sens, une place décisive de façon à ce qu’on ne pense plus l’éthique comme un art de les limiter ou de les extir- per. D’autant plus qu’elle présente ses arguments en les contrastant avec ceux de Marc Aurèle (parfois nommé simplement «Marcus»), de Hob- bes, de Rousseau, de Kant, ainsi qu’avec la pensée de Freud, dont elle est visiblement familière. Tout cela rend ses analyses fort intéressantes et instructives. Je voudrais concentrer mon attention sur deux points étroitement liés. Le premier concerne sa thèse selon laquelle le bien (la fin, l’ener- geia) est un terme équivoque selon l’analogie. D’après notre auteur, alors que l’imprécision en matière éthique ne peut pas être éliminée, elle peut être expliquée néanmoins en faisant appel à des principes métaphysiques, en sorte que l’investigation en matière éthique acquiert par là précision et richesse. Dans cette stratégie, le fait que le bien soit un terme équivoque selon l’analogie joue un rôle prépondérant. En effet, en tant que fin, le bien est A pour B, C pour D et ainsi de suite, représentant en chaque cas «some kind of development, enrichment, completeness, or wholeness» (p. 156). Bref, être bon consiste à «to be complete or constitutive of completion» (p. 180). Dans un sens, alors, on a une règle générale, qu’il n’est pas difficile de saisir; dans un autre sens, pourtant, on manque cruellement encore de données en ce qui concerne la détermination des cas qui vont spécifier cette complétude. En effet, ces règles sont bien universelles, mais si vagues qu’elles ne permettent pas de reconnaître ce qui les réalise à chaque occasion: «value is a universal that we can know in its universal aspect witouht knowing much at all about it in its particulars instances. Good is an imprecise analogical equivocal» (p. 18). Nous savons que le bien est une relation entre la fin et les choses dont elle est la fin, mais ce rap- port peut être différent en chaque occasion. Autrement dit, «because the good in general is imprecise in this way [scl. en tant que terme équivoque selon l’analogie], particular goods are imprecise as well» (p. 70). On voit ici le fondement métaphysique de l’imprécision en matière éthique, qui l’explique sans l’éliminer: «the ineliminable imprecision in ethics is explained by appeal to metaphysics» (p. 72). L’homme pru- dent perçoit une analogie, mais cette analogie ne lui fournit pas un code à suivre, pour la simple raison que ce rapport laisse indéterminé ce qui le spécifie en chaque occasion; or, «it is the identification of instantia- 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 226

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tions that is most difficult and not the specification of the universal» (p. 141). Admettons que l’imprécision éthique dérive de l’imprécision analo- gique du bien (pourtant cette dernière imprécision est compatible avec une précision éthique, car rien n’empêche qu’une liste longue, même très longue puisse épuiser pourtant le nombre de circonstances qui peu- vent intervenir sur la valeur morale des actions — mais je ne veux pas discuter ce point ici); il faut encore montrer que le bien est un terme équivoque selon l’analogie. Pour cela, Deborah Achtenberg renvoie à EN I 6 et, avec une petite réserve, à EE I 8. Dans EN I 6, Aristote nie que le bien soit un terme équivoque «par hasard» et évoque deux ou trois possibilités pour rendre compte de son sens: soit toutes les choses sont dites bonnes parce qu’elles proviennent d’un seul bien, soit parce qu’elles convergent toutes vers un même bien, soit encore qu’elles se trouvent en un rapport d’analogie. Aristote ne donne pas une réponse claire, et se limite à dire que ce problème relève d’une autre discipline (ce qui est une allusion fort probable à la métaphysique). Ce passage est vite devenu un thème classique du commentaire aristotélicien. On a pro- posé de fusionner les deux premières et d’assimiler la dernière aux deux premières, de façon à trouver enfin une base pour la doctrine de l’analo- gie de l’être; mais on a aussi tenté d’isoler la première possibilité pour y voir une mention de la doctrine de l’unité focale, cette fois-ci attribuée au bien. Il reste que l’analogie semble être la forme privilégiée, non seule- ment par le fait d’être introduite par un ê mallon, mais aussi en raison du fait que tout de suite après, au début de I 7, Aristote reprend l’idée que le bien est ceci pour la médecine, cela pour la stratégie, et ainsi de suite pour les autres cas, ce qui est clairement un usage analogique du terme. Pourtant tout ce passage est précédé par un ensemble de particules, all’ara ge, dont le sens est celui de prévenir le lecteur qu’il s’agit là peut-être d’un Ersatz, d’une solution faute de mieux. Et la raison pour tant de circonspection semble être la suivante. L’éthique aristotélicienne a l’ambition de déterminer non seulement une pléthore de biens aux- quels peuvent accéder les hommes, mais aussi — et surtout — une hié- rarchie en fonction de laquelle s’ordonne cette pléthore de biens. Il est bien connu qu’Aristote place comme le bien supérieur, celui autour duquel les autres gravitent, la contemplation. On peut ne pas être d’ac- cord sur la nature de l’argument qui démontre cela, ni sur la question de savoir si cet argument réussit ou s’il échoue dans ses prétentions, mais indéniablement l’éthique aristotélicienne s’articule autour de l’établisse- ment d’une certaine hiérarchie. Or, la notion d’analogie ne permet pas d’y arriver, car tout ce qu’elle nous donne est que A est le bien pour B, C est le bien pour D et ainsi de suite, sans qu’on puisse mettre A, C et 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 227

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les autres biens sous un certain ordre de préférence autre que le simple fait que telle personne a donné sa préférence à A (en l’occurrence: les plaisirs corporels), alors que telle autre a donné sa préférence à C (en l’occurrence: la contemplation). Le rapport d’équivocité selon l’analogie explique quelques-unes des propriétés du bien, mais il le fait au prix d’un aveuglement à toute hiérarchie entre eux. Or, l’éthique aristotéli- cienne n’est pas seulement une éthique des biens, elle est surtout une éthique du bien suprême, et cela implique une hiérarchie (qu’elle soit exclusive ou inclusive, elle n’en reste pas moins une hiérarchie). On comprend alors mieux pourquoi Aristote a fait précéder tout ce passage d’une clause de précaution. Mon deuxième point est aussi lié aux problèmes qui découlent de cette thèse de la signification analogique du bien. On prétend alors avoir par là un argument métaphysique plus précis, et plus riche, du bien: le bien est le telos de la chose. La vertu éthique est la disposition à choisir la valeur, c’est-à-dire à choisir ce qui est bon, donc à se mettre en direction de la réalisation ou complétude de la chose. Cela, on l’a vu, explique l’imprécision indéracinable en matière pratique, en même temps que cela met le discours éthique sous l’emprise de la pensée métaphysique. Ici, dans le domaine métaphysique, on pourrait enfin accéder à une précision dont on ne disposerait pas en matière pratique. Selon ses propres mots, «ethics, then, is the first part of an at least two- part dialectical movement to first principles; once the first principles are reached, demonstrative knowledge can proceed from them» (p. 78). Connaissance démonstrative, donc science, mais cette science n’est plus l’éthique: «ethics is a broadly perceptual or experimental study of the human good. It is perception — as experience-near. It is correlated with theoretical study of topics involved in the study of the human good, study that is found in metaphysics, physics, and psychology» (p. 95). Cette étude est donc «an extra-ethical study» (p. 93), dont le noyau est sûrement l’approche métaphysique du bien en tant que fin, et qui prendra aussi en considération les questions sur le tode ti et la cause formelle (pp. 142-149). On peut de la sorte revendiquer un exa- men scientifique plus profond du phénomène pratique humain tout en se plaçant en dehors de l’éthique, car l’imprécision, inéliminable en matière pratique, disparaît lorsqu’on se place du point de vue des expli- cations causales qu’apportent la métaphysique, la physique et la psychologie. En un mot, «ethics is in Aristotle’s sense “under” meta- physics» (p. 93). L’éthique est «sous» la métaphysique, mais elle n’est pas sous la métaphysique au sens où, comme l’a soutenu Irwin, celle-ci permettrait de justifier ses revendications, mais pour y trouver sa plus riche élucidation et articulation: «the argument of the ethics requires 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 228

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appeal to metaphysical, physical, and psychological principles (and topics and arguments) not for its justification but for its full elucidation or articulation» (p. 62). «Une élucidation complète»: voilà peut-être quelque chose que la métaphysique ne semble pourtant pas pouvoir atteindre. Pris à titre de fin, le bien caractérise un certain rapport entre la fin et la chose dont elle est la fin, à savoir, sa complétude, sa réalisation à titre de limite qui la constitue. Or, un tel rapport se réalise un peu partout dans la nature: il y a le bien pour les poissons, il y a celui des arbres, il y a le bien y com- pris là où la fin est très peu discernable, comme la finalité ou l’élément formel inscrit dans les pierres et dans les métaux. Cette explication plus scientifique, qui pallierait l’imprécision éthique au moyen d’une éluci- dation métaphysique, semble donc s’éloigner à jamais de l’objet même de l’éthique: le bien humain. «La vertu qui doit faire l’objet de notre examen est évidemment une vertu humaine, puisque le bien que nous cherchons est un bien humain», rappelle pourtant Aristote en EN I 13. Proposer une «élucidation complète» du bien humain à titre d’une méta- physique de la fin qui puisse valoir pour toutes choses en tant que fin pour chaque chose risque de n’aboutir qu’à une explication de nature logikôs, selon le vocabulaire aristotélicien, c’est-à-dire, à une explication trop générale, non appropriée à la chose en question et, à cause de cela, vide et dénuée d’intérêt. Ce qu’Aristote recherche, en fait, est une expli- cation pour un certain bien, le bien humain, dont un trait, général, est celui de fonctionner à titre de fin, mais qui se distingue des autres biens par certains traits que l’éthique, en tant que discipline philosophique, s’efforce de mettre en lumière (dont le trait principal semble être juste- ment celui de la nature humaine de la fin de nos actions). Le discours sur le bien (pris au sens général de fin) s’avère trop vague et par là inutile pour cette tâche, car le bien universel ne semble pouvoir éclairer en rien l’intentionnalité qui caractérise l’action humaine, et ne semble pas pou- voir expliquer les méandres de l’imagination délibérative ou ceux du choix délibéré. Ces derniers relèvent tous de l’éthique en tant que disci- pline philosophique, car c’est ici qu’on peut produire des arguments et des explications appropriées. S’il faut faire appel à la métaphysique, il semble plus adéquat, comme l’avait suggéré Irwin, de l’utiliser pour jus- tifier les arguments éthiques au lieu de tenter d’y voir sa pleine élucida- tion ou articulation, car cette dernière tâche risque de tourner dans le vide. Ces deux difficultés, qui me semblent toucher le noyau de l’argu- ment présenté, n’entachent pourtant pas l’intérêt qu’on a à lire ce livre innovateur, élégamment écrit et très instructif sur beaucoup d’aspects.

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Thomas W. SMITH, Revaluing Ethics. Aristotle’s Dialectical Peda- gogy (Ancient greek philosophy). Un vol. de xiv-325 pp. Albany (N.Y.), State University of New York Press, 2001. ISBN: 0-7914-5141-0 (HBK) — 0-7914-5142-9 (PBK). La thèse centrale de ce livre consiste à dire que l’Éthique à Nico- maque est un traité pédagogique, suivant la méthode dialectique, dont le but est de faire changer la vie des auditeurs. Pour atteindre ce but, Aris- tote part toujours des croyances tenues par ses auditeurs (ce qui est caractéristique de la méthode dialectique) et ne se gêne pas de se contre- dire (p. 5: «even contradictions are useful») ou de présenter des argu- ments fallacieux (p. 15: « arguments that seem to be faulty may be intended to produce agreement»), à condition, bien entendu, qu’ils puis- sent produire chez les auditeurs le désir de changer leur mode de vie. Selon les mots de l’auteur, «his purpose is not to lay out a correct account of ethics, but to make us good in some way» (p. 5); ou encore: «my account rests on the view that the Aristotle behind the Ethics is a teacher with a profound concern for the formation of his students, rather than a philosopher who is inquiring for the safe of inquiry alone» (p. 6). Ses auditeurs, selon l’auteur, sont des jeunes audacieux et ambitieux, des «gentlemen» qui constituent la «refined audience» (p. 60) de l’époque. Bref, c’est l’élite athénienne qui a une certaine notion de l’honneur, mais qui va peu à peu découvrir que l’honneur doit céder la place à la vertu, que la vertu-comme-virilité doit se changer en vertu-comme-équité et qui aura à la fin une certaine vision des plaisirs de la connaissance. Le but de l’Éthique est bien donc, selon notre auteur, celui de convaincre les auditeurs à changer leur mode de vie à partir de leurs pro- pres croyances, comme il sied à la méthode dialectique, quitte à se ser- vir d’arguments peu recommandables en eux-mêmes, mais efficaces pour atteindre le but en question. Il est bien possible qu’Aristote était fortement concerné par la formation de ses étudiants, mais de là à faire de son Éthique une entreprise pédagogique avec autant de désinvolture eu égard à la question de la vérité est un pas très risqué à franchir. Aris- tote caractérise lui-même ses études en éthique comme étant kata philo- sophian, et cela les inscrit décidément dans le discours du vrai, ce qui cadre difficilement avec l’approche de notre auteur. Depuis que Burnet a soutenu que l’éthique aristotélicienne est dialectical throughout, cette idée est devenue elle-même une opinion sinon de tous, au moins de la plupart des commentateurs. Th. Smith adhère à cette position sans réser- ves; il fait de l’approche dialectique l’une de ses principales stratégies pour faire de l’Éthique un traité didactique d’allure protreptique. Il se peut en effet que la méthode en éthique soit, selon Aristote, de nature dialectique. Il faut, néanmoins, préciser la nature exacte d’une telle 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 230

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méthode d’après Aristote lui-même. Selon Th. Smith, cette méthode prend comme prémisses des arguments les thèses soutenues par les audi- teurs, dans le but qu’ils les abandonnent (p. 61: «to abandon them»). Aristote cherche d’abord un terrain commun — les thèses de ses audi- teurs — que pour mieux le détruire, car, comme l’écrit Th. Smith, «Aristotle’s pedagogy leads to a kind of negative knowledge — he wants his audience to realize that they do not know what virtue is» (p. 112). En un mot: «Aristotle’s dialectic is revealed as a negative dialectic» (p. 154). Une dialectique négative est possible et même fort probable si l’on se met dans la perspective socratique de l’elenchos. Pourtant, tout ce qu’Aristote lui-même dit à propos de son approche dialectique (dont les passages les plus importants se trouvent soit dans l’Éthique à Eudème soit dans les livres communs, comme le passage célèbre au début de son étude sur l’acrasie dans EN VII 1) va dans une autre direc- tion. Aristote met en relief, au contraire, le fait que, grâce à l’approche dialectique, on sera en état de préserver sinon toutes, au moins la plupart des opinions communes. Loin de tenter changer les opinions des autres, au prix même de la vérité de ses arguments, Aristote adopte une attitude généreuse dans son approche dialectique: il veut conserver sinon toutes, au moins la plupart des opinions réputées. Lorsqu’elles provoquent des apories, il est évident qu’on ne pourra pas les préserver toutes; mais même dans ce cas, Aristote cherche à sauvegarder ce qu’il y a de vrai dans chacune, en n’abandonnant que ce que chacune avait de faux. Une lecture sans préjugés des passages centraux à propos de la pratique dia- lectique en éthique chez Aristote nous montre une approche fort diffé- rente de cette didactique foncièrement négative et réfutative que lui attri- bue Th. Smith. Admettons toujours le dialectical throughout dans l’éthique. Telle que la conçoit Th. Smith, la dialectique procèderait de manière foncière- ment ad hominem en ce qui concerne ses prémisses. Or, comme l’avait déjà remarqué Hardie, cela est difficilement acceptable, car «for the most part Aristotle argues from premisses which state his own views or views which he has made his own» (W. F. R. Hardie, Aristotle’s Ethical Theory, 2nd edition, Oxford 1980, p. 39). Cela se montre d’ailleurs de manière assez frappante lorsque Th. Smith veut expliquer pourquoi Aris- tote se met à réfuter la doctrine platonicienne du bien universel tout au début de ce parcours didactique. Selon lui, Aristote y poursuit deux buts. Premièrement, il s’agit de montrer à ses auditeurs (a) qu’une telle connaissance est inutile. Mais cela semble étrange, parce que nos jeunes «gentlemen» ne sont pas particulièrement platoniciens. Il y a alors un deuxième but, de nature pédagogique, plus subtil, celui (b) de leur mon- trer qu’on ne doit pas respecter outre mesure ceux qui nous sont chers. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 231

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Aristote renie son maître; de manière analogue, les auditeurs doivent renier leurs maîtres. Selon les mots de notre auteur: «this exhortation is required to begin to break the fetters of the audience’s honor-loving cul- ture, which told them to value the esteem of their loved ones and society» (p. 38). Cela paraît peu convaincant, pourtant. Les arguments de I 6 (dont quelques-uns renvoient au De ideis) sur la question sur l’unité du bien perdent subitement toute leur épaisseur. En fait, cela montre le peu de fécondité que possède, à mon avis, cette perspective, du moins si l’on veut mettre en valeur l’apport philosophique des arguments d’A- ristote. L’argument de la fonction de l’homme, to ergon anthrôpou, est aussi examiné dans cette perspective, et le résultat est à nouveau déce- vant: «here again, common ground is sought with the audience in the commitment to a life of action». Cela enlève l’intérêt philosophique de l’argument, en effet, au profit d’un soi-disant perfectionnement pédago- gique entièrement dépendant des croyances de nos jeunes «gentlemen». L’interprétation philosophique du texte semble se défaire par là; pour notre auteur, en effet, la division proposée en I 13 entre les vertus mo- rales et celles intellectuelles n’est qu’un effet de cette recherche effrénée d’un terrain commun pour être rejeté aussitôt. La même chose vaut pour la division des vertus morales: la multiplicité des vertus est un leurre, car, pour Aristote, selon notre auteur, la bifurcation entre pensée et désir est supplantée par la prudence. En effet, «phronesis is one virtue, but it can be manifest in different ways» (p. 164), elle est «the comprehensive virtue» (p. 167). Cette thèse de l’unité des vertus dans la prudence, est le résultat d’une critique pédagogique qui part de la thèse acceptée par nos «gentlemen» selon laquelle la vertu est un «set of cattle prods» (p. 163). Aristote adopte la multiplicité des vertus seulement à titre péda- gogique, sans y croire véritablement. En effet, selon notre auteur, «Aris- totle asserts three conclusions that directly contradict the way virtue initially appeared» (p. 175): (i) la vertu ne se divise pas en morale et intellectuelle; (ii) Socrate avait raison lorsqu’il identifiait toutes les ver- tus à la prudence; (iii) la vertu n’est pas multiple, mais elle est une. Trai- ter de cette manière le problème classique de l’unité des vertus est fort décevant. Surtout, on voit clairement ici comment la perspective adoptée par l’auteur le met dans une position où l’intérêt philosophique des thè- ses disparaît au profit d’un soi-disant effet thérapeutique vis-à-vis de croyances qu’on attribue tailor-made aux «gentlemen» qui écoutent Aristote. Ce même effet déphilosophant joue aussi dans ses autres analyses, comme celle de la magnanimité ou, de manière encore plus frappante, dans l’analyse de l’acrasie. Quelle que soit la réponse qu’on attribue à Aristote à propos de l’acrasie, on est tous d’accord que ce problème gît 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 232

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au cœur de la réflexion ancienne sur l’action, car c’est en fonction de son refus ou de son admission qu’on traitera l’action, respectivement, dans une perspective strictement intellectualiste ou bien comme compre- nant des éléments non cognitifs (selon plusieurs modèles). Lorsque Pla- ton introduit dans la République les conflits internes entre les trois par- ties de l’âme, il donne une place conceptuelle à ce phénomène que l’intellectualisme socratique ne pouvait que refuser. Aristote semble vouloir renouer dans un certain sens avec le socratisme, tout en accep- tant le phénomène de la faiblesse de la volonté. C’est encore un objet de controverse de savoir comment et jusqu’à quel point Aristote renoue avec le socratisme. Il reste que, dans la perspective didactique prise par notre auteur, l’examen de l’acrasie perd subitement tout son intérêt philo- sophique; au contraire, «book 7 turns out to be a sober consideration of the extent to which we are deceiving ourselves when we call ourselves “virtuous” and our societies “good”». Encore une fois, les fruits d’une telle perspective nous laissent sur notre faim. Le véritable intérêt de ce livre, me semble-t-il, réside dans la ques- tion de savoir ce qui a motivé l’auteur à prendre une perspective si déroutante face aux enjeux philosophiques qui foisonnent dans l’Éthique à Nicomaque. Lorsqu’il examine la vertu de la magnanimité, dont le traitement est, pour lui, «the crown of his critical engagement of reputa- ble opinion», Th. Smith met au pilori la notion d’autosuffisance: Aris- tote est un critique sévère, à ses yeux, de la magnanimité parce qu’il est un critique sévère de l’autosuffisance, marque par excellence de l’homme magnanime. Selon les mots de notre auteur, «the Greek stri- ving for self-sufficiency so as to avoid the insecurity of life ends with the ideal of a high-minded withdrawal from and contempt for social life that is untrue to our situation as social animals who are dependent on others» (p. 129). Peut-être a-t-il raison sur notre situation au monde, mais Aristote semble bien insister sur la notion d’autosuffisance au point de la faire entrer dans la notion même de vie heureuse. On ne peut espé- rer qu’Aristote soit toujours du camp qu’on a préalablement choisi. Mais il y a un point où l’auteur part d’une thèse qu’on peut et doit attribuer à Aristote lui-même. En effet, selon Aristote, l’enquête éthique se distin- gue des enquêtes de type théorétique dans la mesure où elle n’est pas faite en vue de la connaissance, mais pour que nous devenions bons, car, ajoute-t-il, sans cela «cette recherche ne serait en rien utile» (EN II 2 1103b28-29). Comment comprendre cette thèse? Selon Th. Smith, cela veut dire qu’Aristote a peu d’intérêt dans la connaissance et beaucoup d’intérêt dans la formation morale de ses auditeurs. Th. Smith ne se lasse pas de dire que le but d’Aristote est «to make us good in some way» (p. 5), qu’il «invites and initiates its audience into a new mode of life» 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 233

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(p. 7), qu’il «wants to make his audience good» (p. 23), qu’il «wants to make us good» (p. 183), que son but est «to make people good» (pp. 235, 275). Tout cela au point de ne pas même mentionner qu’un peu plus loin, Aristote déclare que nous devons rechercher désormais ce qu’est la vertu (EN II 5 1105b19: meta de tauta ti estin hê aretê skep- teon), ce qui est typiquement une question philosophique sur la nature (ou l’essence) de la vertu. En fait, la thèse aristotélicienne veut plutôt dire l’étude éthique ne se fait pas seulement en vue de la connaissance, mais aussi pour que nous devenions bons. Rien n’exclut l’intérêt de connaissance, mais cet intérêt n’est pas le seul, car l’aspect pratique est aussi important. Et cela en deux directions: en aval et en amont. Th. Smith n’a regardé qu’en aval: l’étude éthique doit en un certain sens nous aider à mieux agir. En effet, l’une des thèses d’Aristote (je veux dire: l’une de ses thèses philosophiques) consiste dans la mise en valeur de la vie contemplative, et cette mise en valeur nous donne une direction pour nos choix. Il y a, dans la philosophie pratique d’Aristote, un moment de convergence entre le rôle du philosophe, qui fait une théorie sur le bien, et celui du prudent, qui nous conseille comment réussir en nos actions. Pourtant peut-être est-ce en amont qu’on peut mieux voir la portée de la thèse aristotélicienne sur l’enracinement pratique de la morale en tant que discipline philosophique. En effet, toute discipline part de ses principes, qu’elle ne met pas en question, mais qui lui sont donnés préalablement. Or, les principes en question ne sont objet de considération que par une certaine habitude (I 7 1098b4: hai archai theôrountai ethismô tini), c’est-à-dire, celle du bien; autrement, on n’au- rait pas pu mettre hors considération la vie des plaisirs en tant que bonne vie au profit de celle politique ou contemplative, d’autant que la vie des plaisirs est la plus fréquemment choisie (pour celui qui se borne à consta- ter les choix, elle s’impose donc comme celle qui est la plus choisie). C’est pour cette raison que le jeune qui vit encore au gré de ses passions (ou tout homme qui vit au gré de ses passions, car peu importe alors son âge) n’est pas un bon auditeur des leçons pratiques: il n’a pas l’habitude lui permettant de considérer les principes d’où part la discipline en ques- tion. La bonne pratique est telle que, sans cet enracinement, il n’est pas possible de faire une théorie du bien; mais la bonne pratique est aussi telle que, dans cet enracinement, ce qu’on veut faire, en tant que philo- sophe, est une théorie du bien (ce qu’Aristote mène à terme dans son Éthique), tandis qu’il revient proprement au législateur et à l’homme prudent la tâche de nous rendre bons par ses lois et ses conseils. On peut vouloir refuser ce croisement entre théorie et praxis dans le cadre de la philosophie pratique, en prétextant qu’on peut faire une théorie du (pré- dicat de) bien sans aucun enracinement dans le bien, mais, aux yeux 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 234

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d’Aristote, cela semble voué à l’échec. Pourtant, de là il ne s’ensuit pas que toute théorie est abandonnée au profit d’un engagement moral dans la formation des auditeurs. Tout ce qui s’ensuit, c’est que, selon Aris- tote, la philosophie morale ne peut pas être une discipline neutre en ce qui concerne les valeurs comme le sont les autres disciplines théoré- tiques. Th. Smith l’a pressenti, car il écrit que le traité éthique d’Aristote «is not an introduction to a value-neutral discipline» (p. 6), mais de là il a conclu qu’Aristote est avant tout un formateur de conscience. C’est, me semble-t-il, à partir de ce moment qu’on a de plus en plus de mal à suivre son interprétation de la pensée d’Aristote en matière pratique.

Marco ZINGANO.

Arnaud ZUCKER, Aristote et les classifications zoologiques (Aris- tote. Traductions et études). Un vol. de 368 pp. Louvain-la-Neuve/Paris/ Dudley (Mass.), Éditions Peeters, 2005. Prix: 45 /. ISBN: 2-87723-882-2 (Peeters France) — 90-429-1660-5 (Peeters Leuven). Le livre d’Arnaud Zucker (A. Z.) vise à replacer l’entreprise aristo- télicienne de classification zoologique dans un contexte historique élargi afin d’en dégager l’«originalité relative» (p. 2). L’auteur commence avec Homère et finit en gros avec Élien au IIIe siècle (sans éviter quelques trous: rien sur les historiens ni les auteurs chrétiens). La «mise en situation» sur le temps long de la zoologie aristotélicienne, qui diffé- rencie les vivants sur un fond de continuité plus qu’elle ne les classe, permet de dégager sa spécificité parmi plusieurs grandes «voies» d’usage des classements des animaux. A. Z. découpe chronologiquement son étude en trois sections presque égales: après une introduction de vingt pages, il aborde le «classement des animaux avant Aristote», puis la «théorie de la division et la biologie aristotéliciennes», avant d’envi- sager «la zoologie post-aristotélicienne» et de conclure. Est jointe une Annexe sur les sens de la «distinction entre sauvage et domestique». La bibliographie est très modeste au regard de la période (pp. 353-365). Elle comporte des lacunes au registre des «textes critiques» (quasiment rien sur les présocratiques ni sur Platon). D’un point de vue éditorial, on regrette l’absence de tout Index. Signalons des surprises de traduction: «kinètikon» traduit d’abord «dynamique» (p. 14, n. 33) puis (p. 129) «locomoteur»; le De sensibus de Théophraste traduit tantôt Sur la sensibilité (p. 15, n. 35) tantôt Sur les sensations (p. 62, n. 61). Plus gênant: l’usage général de «concept» pour désigner les formes intelligibles de Platon (p. 107 et passim). Étrange, la fidélité aux traductions de Pierre Louis (Les Belles Lettres). A. Z. les utilise telles quelles; parfois (sans toujours le signaler) il les 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 235

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corrige (tout en les attribuant par erreur à P. Pellegrin, p. 208, n. 157), sans vouloir ni proposer les siennes, ni s’aider, par exemple, des traduc- tions de Balme. Cette fidélité conduit A. Z. à des contorsions qu’il aurait dû éviter. Ainsi pourquoi refuser l’expression d’«accident par soi»? La traduction du vocabulaire «technique» d’Aristote aurait dû primer sur le respect de celle de P. Louis. Il aurait été utile en général de revoir les tra- ductions de Louis que A. Z. cite sans noter leurs difficultés (ainsi pour PA I, 645b22 sqq. citée sans correction p. 208: la construction suivie par Le Blond et Balme est préférable). La première partie porte sur la poésie archaïque et les présocra- tiques. La «première classification zoologique» importante apparaît au livre II du traité hippocratique Du Régime, même si son auteur «n’utilise des classes que pour mener à bien sa recherche des formules biophy- siques particulières des aliments» (p. 89). L’auteur distingue plusieurs voies: voie des espèces, voie des qualités fondamentales, voie morpho- génétique, sans que jamais encore le classement des animaux y soit pensé comme tel. Dans la seconde partie, sous le titre «La diérèse académique» (pp. 106-111), l’auteur examine en fait la méthode dialectique de division et de rassemblement chez Platon. L’analyse déçoit par son maque de rigueur: p. 107, la sunagôgè est identifiée à l’epagôgè (induction), sans que l’auteur s’interroge sur la question de savoir ce qui est ainsi «ras- semblé» (pp. 106-107). L’auteur présente la méthode de division dans le Phèdre, le Sophiste, le Politique et le Philèbe rapidement et ne s’embar- rasse pas de détails (voir, par ex., ses notes 9 p. 108 sur le 5e genre du Philèbe envisagé comme un «eidos intermédiaire» et 10 p. 109 où l’au- teur voit dans les deux divisions de l’ignorance en 48d-49a deux «divi- sions hétérogènes et concurrentes», alors qu’elles sont évidemment complémentaires). L’auteur montre ensuite les «défauts» des divisions du Sophiste et du Politique, d’un point de vue interne (au regard des règles posées par Platon) et externes (au regard des exigences de la taxi- nomie moderne). La perspective de l’analyse est ici un peu faussée: si l’auteur voit bien (p. 122) qu’il s’agit, pour Platon, non de classer des animaux en produisant un «ordre zoologique objectif», mais de définir (le politique ou le sophiste), il ne le dit qu’après avoir longuement, et assez naïvement, traité les deux textes comme des classements d’ani- maux, évidemment très imparfaits (et même assez ridicules — mais Pla- ton n’en était-il pas conscient?). Si ce classement des animaux est «sou- mis» à un autre «projet», quel sens y avait-il à en vérifier la validité par rapport aux modernes taxinomies, voire à l’intégrer à une histoire du classement des animaux de laquelle, selon A. Z. lui-même, il ne fait pas partie? 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 236

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L’auteur passe alors à la critique par Aristote de la diérèse platoni- cienne en PA I et de Speusippe dans les Seconds analytiques II 13. Le développement n’apporte pas grand chose aux analyses existantes. Il rappelle comment Aristote éclaire la différence entre genre et espèce au moyen de la différence matière-forme et l’illustre par un rappel de la théorie aristotélicienne de la génération, mais l’analyse est obscurcie du fait qu’on ne voit pas si lui-même penche pour une interprétation indivi- duelle de la forme ou, plus classiquement, spécifique. Après ce bref détour par la théorie aristotélicienne du classement, il peut aborder la question classique du statut des classements des animaux chez Aristote. Il limite son enquête aux traités zoologiques, en laissant de côté aussi bien les Topiques que les Seconds Analytiques. A. Z. reprend (p. 143) la conclusion de Pierre Pellegrin (La classification des animaux chez Aristote, Paris, 1982; trad. angl. 1986) sur l’absence d’un projet taxinomique chez Aristote, en l’infléchissant car ce dernier maintient que le genos a une valeur classificatoire, mais non taxinomique. C’est sur ce point que A. Z., après avoir inutilement rappelé les tentatives de présen- tation taxinomique des classifications zoologiques d’Aristote (pp. 144- 151), veut se démarquer: Aristote n’a, en effet, selon lui, ni visée taxo- nomique ni même visée classificatoire: sa «perspective» est «analytique et descriptive»; il «vise essentiellement à saisir, expliquer et exploiter les différences zoologiques» (p. 151). La classification («hygro-thermique» et axiologique) selon les proportions d’éléments et des qualités retient son attention (d’après GA II 1), sans qu’on comprenne bien quel statut finale- ment il lui donne dans sa critique de la réification des classifications aris- totéliciennes. En s’appuyant sur l’HA, A. Z. examine ensuite ces «diffé- rences» ou «qualités discriminantes» (pp. 178-179, 218-219). Elles nomment des caractères concrets différentiels combinables selon les besoins mais pas subordonnés les uns aux autres (pp. 184, 195). Le résul- tat est que l’étude zoologique aristotélicienne construit des classes dépourvues de fixité taxinomique et d’«orthonyme». Il ne s’agit pas de nier qu’il existe des groupes d’animaux identifiés — les classes tradition- nelles indépendantes: serpents, oiseaux, poissons, etc. —, mais il ne faut pas les mettre sur le même plan que les différences morphologiques qui ne définissent avec eux aucun classement stable. Au terme de cette ana- lyse, A. Z. propose de reprendre l’ancienne interprétation étymologique de Balme du couple genos/eidos (p. 218). Leur emploi dépend de la per- spective d’Aristote: «génétique» pour genos, «morphologique», pour eidos. On regrette sur ce point que A. Z. n’argumente pas davantage son choix à partir des textes et ne précise pas du tout le rapport entre cette conception du sens biologique de genos et eidos et son exposé général sur l’usage des différences en biologie. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 237

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Il développe ensuite ce qu’on pourrait appeler un «moriologisme modéré». La moriologie n’est pas l’horizon ultime de la zoologie aristo- télicienne — contre le «réductionnisme» de P. Pellegrin: c’est une sim- ple «méthode introductive» en vue d’une étude des espèces animales individuelles dont, en PA I, Aristote ne fait que reporter le programme sans l’abandonner. L’étude de «l’ousia des animaux» est «la seconde voie» de la biologie d’Aristote «à la fois logiquement et chronologique- ment» (p. 235). A. Z. reprend ainsi l’hypothèse de Lloyd selon lequel la définition des espèces animales serait l’objectif (platonicien) inaccompli d’Aristote. Il y aurait là aussi le moyen, selon l’auteur, de réconcilier la biologie et la théorie de la substance du livre Zêta (pp. 233-238), mais on regrette que les justifications philosophiques de la thèse avancée soient absentes. C’est, pour terminer, dans la zoologie post-aristotéli- cienne qu’A. Z. va — sans succès, nous semble-t-il — chercher les preu- ves de cette orientation ousiologique et monographique. A. Z. y examine les «Homoia» («Semblables») de Speusippe, les œuvres botaniques et les fragments zoologiques de Théophraste, le diététicien Mnésithée, les traités gastronomiques, diététiques et halieutiques, enfin les ouvrages paradoxographiques. A. Z. y distingue deux grandes orientations (pp. 301- 302): celle où l’animal est un «produit de consommation», un enjeu de la santé humaine et celle pour laquelle il est un «sujet d’observation». Il est visible en tout cas que la zoologie post-aristotélicienne ne prolonge pas une dimension «ousiologique» d’Aristote. Dans la mesure où il arrive à l’auteur de déclarer (pp. 269 et 328) que sa zoologie n’a finalement rien laissé à ses successeurs sinon quelques miettes (l’éthologie) et un vaste réservoir d’observations, on ne voit pas comment ces derniers auraient pu achever ce qu’il n’était pas arrivé à faire: définir les espèces animales — sauf évidemment à confondre, comme semble le faire A. Z., la saisie de l’essence et les compilations monographiques d’Aristophane de Byzance qui regroupait par espèce animale les informations qu’Aristote avait pris soin de séparer. On aura compris que l’intérêt de ce livre, qui laisse un peu sur sa faim quand l’auteur aborde des questions philosophiques techniques, est de documenter l’histoire des classements des animaux, de leurs critères et, pour ainsi dire, de leur langue propre: l’immense entreprise aristoté- licienne apparaît alors tout à la fois comme un îlot (par sa prise en charge théorique explicite de la question du classement, par sa démarche moriologique, par sa recherche étiologique) et comme un simple moment dans la continuité de l’histoire du regard grec sur les animaux (par sa reprise de la «voie des qualités élémentaires» et des «espèces», par son usage de certaines des classes de la zoologie traditionnelle et, finalement, par son peu d’intérêt pour le classement en lui-même). Le 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 238

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livre d’A. Z. pourra ainsi compléter le recueil édité par B. Cassin et J.- L. Labarrière L’animal dans l’Antiquité (Vrin, 1997) ou la classique His- toire de la zoologie des origines à Linné de Petit et Théodoridès (Her- mann, 1962). Si certains chapitres (sur les présocratiques, Platon et Aristote) ont du mal à emporter la conviction ou s’attachent à des pro- blématiques dépassées (la question de la taxinomie), d’autres offrent à lire des textes intéressants sur des horizons de la zoologie grecque occul- tés par l’imposante stature du Philosophe.

David LEFEBVRE.

Jean-Louis LABARRIÈRE, La condition animale. Études sur Aristote et les Stoïciens (Aristote. Traductions et Études). Un vol. de iv-293 pp. Louvain, Peeters, 2005. Prix: 40 /. ISBN: 90-429-1661-3. L’ouvrage de Jean-Louis Labarrière (ci-après J.-L. L.) est un recueil d’articles échelonnés sur vingt ans (1984-2003) et comme un recueillement sur quelques concepts clés de la psycho-logie animale. Les douze études proposées (qui ne reprennent pas l’intégralité de la bibliographie de J.-L. L. sur la question) sont disposées non pas dans l’ordre historique et personnel de leur parution, mais selon une logique retrouvée, qui constitue une progression méthodique et construit, jusque dans le détail du sommaire, un livre à part entière. Bien que les unités du livre aient été originellement destinées à des lectorats divers (revues de philosophes, de naturalistes ou d’ethnologues, articles de colloque ou synthèse pédagogique) et aient fait l’objet de retouches minimes, J.-L. L. use d’un style assez constant, et d’une méthode d’enquête et de critique régulière, qui vise principalement à remettre en jeu des lieux communs et des dogmes de l’exégèse aristotélicienne en zoologie, par le biais d’analyses serrées de quelques concepts in context. Le livre, qui traite essentiellement d’Aristote (sauf les chapitres 3 et 6 portant sur les Stoïciens) comprend quatre parties de trois études chacune: la première (pp. 9-81) examine deux critères traditionnels de la différence homme- animal, le logos et la nature politique, en restaurant les conditions philo- sophiques de la question et en explicitant le différend entre les trois principaux intéressés (le Lycée, le Portique, la nouvelle Académie); la seconde (pp. 83-174), qui constitue véritablement le cœur de l’ouvrage, traite principalement des questions liées à l’intelligence pratique des animaux, en se focalisant sur la phronêsis et la phantasia ; la troisième (pp. 175-221), intitulée «des propres», s’attache davantage au point de vue de l’homme, par le rire et par la voix, interrogeant de nouveau la question de la différence humaine; la quatrième (p. 223-275) évalue certaines interprétations modernes et globales de la zoologie d’Aristote 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 239

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(sociobiologie, éthologie, fonctionnalisme ou spiritualisme), moins pour réfuter ces lectures que pour signaler leurs naïvetés et insister sur la complexité du discours et de la construction théorique d’Aristote. En dépit de ce découpage et même de cette progression, J.-L. L. revient tout au long du livre sur les mêmes problématiques, dans une réflexion en archipel, avec des liaisons régulières, des analyses nodales et prolongées, des passages récurrents, avec pour horizon stable de ses questionnements «la différence entre l’homme et l’animal» (titre com- mun de la première partie et d’un chapitre de la dernière partie), cons- truisant ses enquêtes autour de concepts formant comme des tissus conjonctifs de la zoologie aristotélicienne: le logos (chap. 1, 3, 10) le politikon (chap. 2), la phantasia (chap. 4, 6), la phronêsis (chap. 5), le gélôs (7), le dialektos (chap. 8, 9). D’après J.-L. L. le propre de l’animal est sans doute à chercher du côté de la phantasia (p. 86), faculté clé à laquelle il consacre de nombreuses pages, renouvelant notablement, après M. C. Nussbaum (dans l’édition commentée du De Motu, 1978) la réflexion sur ce qui est présenté comme le lieu/moteur de la connais- sance animale, comme «une activité interprétative et non comme une simple faculté représentative [voir cependant p. 232] s’exerçant sur la trace qu’a laissé la sensation» (p. 92). C’est elle qui permet de contour- ner et compenser le logos chez l’animal. Selon l’auteur, en effet, au-delà du rôle crucial de l’expérience (empeiria, «l’universel tout entier au repos dans l’âme», principe de la technê et de l’epistêmê : A.Po. 100a6, voir Méta. 981a1 sq.; Sorabji, 1993, p. 34) ce sont mnémê et phantasia qui constituent la faculté naturelle qui tient lieu des facultés intellectuel- les de l’homme (p. 95), et au fond surtout la phantasia relayée par l’akoê (p. 114). Cette hypothèse audacieuse ne surmonte pas tous les obstacles (sans doute insolubles) à une harmonisation des propositions aristotéliciennes sur l’intelligence animale (ainsi, cette faculté rend les animaux, selon J.-L. L., plus «politiques», alors que précisément l’abeille et la fourmi, incontestables zôa politika (chap. 2) n’ont ni phantasia, ni akoê (p. 106). La critique de J.-L. L. est souvent négative, en ce sens qu’elle s’at- tache utilement à déconstruire des lieux communs de l’exégèse aristoté- licienne — ou rappeler leur fragilité —, restituant sans scrupule la com- plexité profonde des discours du Stagirite. L’homme n’est pas le seul zôon politikon (chap. 2), son rire est accessoire et n’est qu’un effet secondaire d’un état physiologique (chap. 7), son logos est conditionné par la nature et ses habitudes (chap. 10), l’âme et l’esprit doivent être nettement distingués (p. 273)… J.-L. L. montre également (à travers Cicéron, Sextus, Porphyre) que la position des Stoïciens sur les facultés cognitives des animaux n’a pas la netteté qu’on lui attribue (chap. 6). La 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 240

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phantasia qu’ils prêtent aux animaux, même si elle est autre ou autre- ment chez l’homme (les animaux stoïciens étant dépourvus a priori de toute faculté critique à l’égard de leurs phantasiai), est difficile à déta- cher de l’aisthésis; or «la sensation ne peut se penser sans l’assenti- ment» (p. 166), si bien que leur conscience (suneidêsis, reconnue par Chrysippe: DL 7.85) pourrait se révéler plus dense qu’il n’y paraît. J.-L. L. donne l’impression que les phrases d’Aristote sont souvent tronquées par les exégètes et que la situation est toujours plus compliquée en rai- son de la diversité des cadres de discours, et de la variété des états à l’in- térieur de l’animalité. La frontière homme-animal serait plus claire s’il n’y avait une telle diversité des cas — en somme si l’animal, comme zôon exclusif de l’homme, était plus homogène. Mais la fameuse scala naturae n’a pas des barreaux à franchir (cf. une formulation douteuse, p. 234) car elle est continue (sunechês, HA 588b10) et s’apparente davantage à une rampe qu’à une échelle. Et l’auteur n’hésite pas à chercher des solutions (ou des hypothè- ses) parfois difficiles; ainsi la phronêsis, concrètement en rapport avec le bien de chaque animal (chap. 5), et qui chez certains animaux peut dépasser celle de l’homme (p. 137) doit être envisagée de façon plurielle (il faut «substituer au problème de la phronêsis celui des phroneseis» [p. 147]); et réfléchissant sur le rôle éventuellement dirimant de l’em- peiria J.-L. L. conclut qu’il faut «placer en quelque sorte cette frontière [homme/animal] à l’intérieur même du territoire de l’expérience» (p. 233). J.-L. L. rappelle aussi qu’à propos de la phantasia Aristote dit successivement qu’elle est une sorte de pensée (hôs noêsin tina); identique à l’aisthêsis mais différant par sa manière d’être; différant de la faculté sensible; une aisthêsis faible (p. 91). Comment concilier ces propositions? Les choses ne sont donc pas simples, surtout quand on entend légi- timement «donner un sens biologique et zoologique aux notions aristo- téliciennes [éthiques et philosophiques]» (p. 254). Mais J.-L. L. se garde de substituer un sens à un autre; il tend plutôt à signaler des éventails de sens, sans escamoter la question (pourquoi, demande J.-L. L., politikos aurait-il un sens «métaphorique» quand il s’agit d’animaux?), acceptant qu’il y ait, sinon des «dénominations mal maîtrisées» (p. 60), du moins des sens non conciliés (p. 60), des croisements entre deux sens possibles (p. 61). Ainsi, dit encore J.-L. L., Aristote «semble employer indiffé- remment pour ne pas dire synonymement les termes phronêsis et suné- sis pour distinguer l’intelligence pratique des animaux» (p. 122). Le nœud du problème est dans l’adéquation originelle au cas humain d’un grand nombre de concepts qui, nécessaires à l’analyse biologique géné- rale (à moins de créer des doublons neufs), sont surdéterminés par leur 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 241

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acclimatation intime au cadre humain. C’est le contexte humain qui pré- détermine le sens (voir p. 91). Si les facultés psychiques sont envisagées, et parfois définies en fonction de leur mode de réalisation humain, com- ment désigner chez les animaux les facultés qui semblent de même nature, mais qui se réalisent dans un contexte (culturel, relationnel, lin- guistique, etc.) clairement différent? L’emploi sans modalisation d’un terme dont la valeur immédiate est liée au monde humain ne pourrait apparaître que comme un usage incorrect, ou une provocation. Car les connotations des termes (intellectuels ou moraux) acclimatés à la culture humaine (logos, sunésis, dianoia, nous, dikê, logismos, philia…) imprè- gnent ces concepts. Aristote recourt donc souvent — mais non toujours — à des formules d’avertissement qui signalent non pas une forme «suc- cédanée» ou édulcorée du concept, mais un déplacement du domaine d’application. Le plus souvent l’écart entre deux usages d’un terme employé pour les hommes et pour les animaux, qu’il soit ou non analogique (HA 588a30) est explicité par Aristote de diverses manières: hôsper, kata metaphoran, kath’homoiotèta, oukh haplôs, heteron genos ti… Les modalisations sont des précautions d’usage, des indices d’un emploi hors contexte, mais non d’une pertinence faible d’un terme utilisé par défaut. Ce n’est pas la dénotation qui pose problème dans ces emplois mais le contexte humain global (de significations et d’enjeux), que l’on refuse — très logiquement — d’offrir en bonus aux animaux. Il est nécessaire au lecteur, à moins de perdre le sens et la portée du discours, de prendre en compte un certain décalage du concept pour envisager des propositions autrement inconciliables, de bien identifier le «point de vue» (p. 168) ou l’horizon du discours, qui peut, par exemple, amener à amplifier ou minimiser des facultés animales. Au reste, J.-L. L. signale bien le risque qu’il y a à trop borner un contexte pour l’étude d’un terme, à omettre la problématique, les implicites, etc. Mais il interprète ces modalisations comme l’affirmation d’une dissemblance foncière, et conclut le premier chapitre (p. 32) en disant: «le comme si n’est pas comme». Si! pourtant; ou, au moins, aussi, surtout lorsque le passage visé contient l’expression hétera toiautè (une autre du même genre). Cette formule est également en question dans le chapitre 3 (p. 75). Le comme si (hôsanei) de Plutarque (reprenant un argument adverse) est à double tranchant. J.-L. L. l’a bien vu à propos de l’argument du chien de Chrysippe (pp. 80-81), mais il en va de même du «comme si» en géné- ral, qu’on ne doit pas prendre nécessairement «en bonne logique stoï- cienne» (p. 76 n.), pour un déni, mais pour un «comme». S’agissant d’études sur l’animal les deux sens du mot logos (voire plus, Bonitz distinguant vox, lingua, sermo ; notiones & cogitationes ; 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 242

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cogitandi ac ratiocinandi facultas) embarrassent (définitivement?) le débat central (cf. p. 85, logos traduit par «raison», alors qu’il est ques- tion de «voix», phônê), sans qu’il soit toujours possible de trancher. Selon la psycho-logie, en quelque sorte stratifiée, d’Aristote, le privilège psychique de l’homme ne peut être que la spécialisation d’une faculté animale générique (commune à d’autres sans être universelle), ou une faculté originale et supérieure (dianoetikon, DA 414a33). Cette alterna- tive n’est pas résolue, et on ne peut concilier tous les textes en entendant les termes stricto sensu (voir en DA 415a7-11 la reconnaissance de la dianoia et du logismos à certains animaux). Comme le dit J.-L. L. de la terminologie aristotélicienne, sa «souplesse, mais aussi sa richesse, interdisent de rigidifier» le lexique utilisé par Aristote dans les traités zoologiques (p. 121). Cette position se distingue à la fois de l’interpréta- tion de Lloyd (ces flottements seraient des concessions au folklore) et de celle de Lennox (ils comprendraient des usages métaphoriques). Comme il s’agit essentiellement d’une différence de contexte d’actualisation, et en admettant l’emploi non pas incohérent mais décalé de certains termes dire que pour Aristote, en un certain sens, certains animaux ont le logos (voir PA 662a21-26; comme dialektos peut caractériser la phonè des animaux: HA 536a20, voir chap. 8), n’a rien de scandaleux (voir HA 610b22, HA 612b20, PA 648a3, Méta. 980b1…; on doit se rappeler qu’Aristote ne désigne jamais les animaux par le mot aloga et qu’il considère que la matière du logos est la voix: GA 786b18; sur ce point Sorabji, 1993, pp. 12-16, est trop catégorique). Il est clair que la communauté «zoïque» de l’homme et de l’animal est complexe et J.-L. L. ne nous le cache pas. On pourra ne pas partager certaines analyses, en particulier au chapitre 11, sans doute le moins abouti, qui exagère la perspective téléologique (p. 257) dans l’étude des comportements (sans interprétation, on ne peut donner un sens à un comportement, mais il y a des différences d’efficacité dans la réalisation des conduites et des praxeis, et la téléologie ne doit pas être, là encore, surestimée); quand il soutient légèrement qu’Aristote «ne peut avoir gratifié l’animal d’action et de vertu morales» (p. 252); ou prétend de manière trop restrictive que HA 8-9 contient essentiellement «une étude des différents comportements intelligents» (pp. 256-257). On pourra aussi trouver quelques (rares) analyses un peu dépassées (comme sur la sémiologie aristotélicienne, pp. 106-114, après les études italiennes, depuis G. Manetti, La teoria del segno nell’antichità classica, 1987). Mais dans la mesure où J.-L. L. traite non de «thèmes» mineurs mais de «problématiques» retentissantes, dans la philosophie aristotélicienne, sans simplification et sans dogmatisme, ce livre dense, qui parfois mesure Aristote aux savoirs zoologiques contemporains, marque un 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 243

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jalon important dans les études aristotéliciennes et ses chapitres sont d’une grande acuité. Il montre aussi que partir des animaux, c’est non seulement accéder à la biologie (y compris le De Anima) mais aborder l’aristotélisme entier (jusqu’à l’hylémorphisme) et ses principaux centres d’intérêt intellectuel.

Arnaud ZUCKER.

Jean-François DUVERNOY, Épicure. La construction de la félicité. Un vol. de 177 pp. Bruxelles, Ousia, 2005. Prix: 9,20 /. ISBN: 2-87060-115-8. Avec cet ouvrage, l’A. ne signe pas une introduction à Épicure ni une présentation systématique de sa pensée, mais un essai sur le sens de la philosophie épicurienne à travers trois moments thématiques dont il s’attache à souligner la cohérence et l’interdépendance: la pensée ato- mistique, la nature humaine ou plutôt le phénomène humain, et enfin l’amitié comme pivot de la doctrine du Jardin. Ce faisant, l’A. met en évi- dence l’inversion (ou la subversion?) du monde que représente la pensée philosophique d’Épicure: l’homme au sein de ce monde — et non des intermondes, de ce toujours ailleurs où résident les dieux — recherche son bonheur et crée à cette fin l’espace de vie que constitue le Jardin, «construction d’un quasi-monde, monde de l’artifice, par lequel et dans lequel les sages instaurent une humanité voulue» (p. 142) plutôt qu’une humanité imposée de l’extérieur et subie. Le ciment qui assure la cohé- sion de cette réunion fragile d’entités friables et passagères est l’amitié, par laquelle le sage, ou plutôt les sages — car la sagesse, comme le rap- pelle à bon droit l’A., ne se vit pas sur le mode individuel pour un Épi- curien — réalisent l’inversion du monde. Ce verkerte Welt instauré par la communauté des amis est le lieu dans et par lequel l’homme peut imi- ter les dieux et leur béatitude, c’est-à-dire leur ataraxie ou absence de trouble. Atteindre à cet état ne va pas de soi, et l’A. met très opportuné- ment l’accent sur le fait que «[l]es textes que l’épicurisme nous a don- nés sont traversés de notations bien peu optimistes sur nos chances de bonheur spontané» et que la vérité de l’épicurisme est très loin du «consentement facile à l’égard des choses “comme elles viennent”» (p. 84) qui nous vient trop ordinairement à l’esprit à l’évocation du nom d’Épicure. Avant de rentrer dans le vif de son sujet, l’A. propose un aperçu historique utile dans lequel il brosse à grands traits les contours de ce qui constitue le contexte sociopolitique de la Grèce postclassique et hellénis- tique. On regrettera seulement que la vie d’Épicure lui-même et la nature ainsi que le contenu de ses œuvres et des fragments conservés soient large- ment laissés à l’arrière-plan: pourquoi ne pas avoir davantage exploité 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 244

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les données fournies avant tout par Diogène Laërce, aussi sujettes à cau- tion soient-elles? Le chapitre relatif à l’atomisme propose une comparaison sélective de plusieurs éléments des pensées atomistiques formulées par Démocrite d’une part et les penseurs du Jardin (Épicure bien sûr et, dans une moin- dre mesure, Lucrèce — que l’A. juge un peu sévèrement selon nous [cf. p. 67]) de l’autre. Cette mise en parallèle, à côté d’une certaine ressem- blance qu’elle discerne entre les deux pensées, prend toute la mesure de la distance qui sépare le rationalisme du philosophe d’Abdère du sen- sualisme plus lâche d’Épicure, lequel s’inscrit dans une perspective glo- bale différente. L’A. se penche ensuite sur la condition humaine, qui est au cœur des préoccupations épicuriennes. Non pas que l’homme jouisse au sein de ce monde d’un statut privilégié: ce serait même plutôt le contraire, comme l’explique fort bien l’A., puisque «les hommes sont des réalités complexes: ils en ont les caractères de précarité et de contingence acci- dentelle» (p. 87), par contraste avec la solidité stable des atomes indes- tructibles. Mais il se trouve que nous sommes des hommes et non de simples atomes, et cette situation nous conduit à faire de l’homme l’ob- jet par excellence de nos préoccupations philosophiques. L’objectif, dans un univers soumis aux chocs et à la désagrégation des composés, est de se resserrer dans l’unité, de lutter contre la dispersion: «Sous- traire les états subjectifs de bonheur ou de tristesse au règne des causes extérieures est la seule fin anthropologique et éthique que s’assigne la philosophie» (p. 53). De façon originale, l’A. propose sur ce point un parallèle surprenant avec le freudisme (p. 100 et suiv.) à propos de la manière dont le sujet peut s’efforcer de définir les limites du soi. Ce balisage est une condition indispensable à la recherche du bonheur, puis- qu’il permet à l’homme de savoir dans quelles limites celui-ci peut se déployer. La construction de la félicité s’inscrit dans ce cadre: puisque le monde est tel qu’il est (il aurait pu être tout autre chose) et que nous sommes dans ce monde ce que nous sommes (nous aurions pu être tout autre chose), c’est à partir de ce terreau que la philosophie nous appelle à surmonter autant que faire se peut notre condition en créant un cadre propice à n’être pas la simple victime de l’extériorité. Ce cadre est arti- ficiel et le Jardin n’est pas un paradis terrestre mais plutôt un havre de paix gagné par une communauté sur le flux extérieur qui, en dehors de cet espace privilégié bâti par l’amitié, nous blesse et nous fait souffrir. Dans l’essai stimulant qu’il nous propose avec son Épicure, l’A. laisse de côté un grand nombre d’aspects de la pensée épicurienne (la doctrine du clinamen est évoquée un peu rapidement, les simulacres sont 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 245

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laissés de côté, etc.) pour dégager ce qu’il considère comme l’épine dor- sale du système. Cependant, l’exploitation partielle d’un corpus déjà res- treint par les aléas de la transmission peut présenter le risque de fausser l’équilibre de l’ensemble en insistant trop exclusivement sur quelques- uns de ses aspects, aussi importants et vitaux soient-il. Il y a là, assuré- ment, matière à débat, et nous pensons que les vues développées par l’A. gagneraient à être intégrées au sein d’une perspective plus vaste, d’une prise en compte plus systématique de la pensée épicurienne dans sa cohérence totale. Venons-en à quelques observations plus ponctuelles, sans être exhaustif. 1/ À la p. 15, il est écrit qu’Alexandre le Grand meurt à l’âge de trente-trois ans, mais il en a trente-quatre lorsqu’il meurt à la p. 160: il faut décider ou marquer l’incertitude dans laquelle nous nous trouvons. 2/ L’A. évoque «l’hégémonie athénienne qui avait été le fait domi- nant de l’histoire grecque au IVe siècle» (p. 18) avant la conquête macé- donienne mais ne propose aucune source à l’appui de cette observation pour le moins contestable et qu’il ne justifie guère. 3/ Nous avons déjà évoqué ci-dessus le fait que l’A. dénigre som- mairement Lucrèce: nous lisons en effet qu’il «n’est pas certain qu’il [c’est-à-dire Lucrèce] a[it] lu autre chose sur l’épicurisme que des com- mentaires en latin pour inspirer son poème dont la cohérence notionnelle est plus faible que la présence imaginative» (p. 67); nous laissons aux spécialistes de Lucrèce le soin d’apprécier ce jugement porté sur l’une de nos principales sources pour la connaissance de l’épicurisme. Le néo- platonicien Simplicius fait également l’objet d’une appréciation peu complaisante de la part de l’A.: «Simplicius qui compile la plupart du temps» (p. 43), une réduction à l’égard de laquelle on nous permettra d’être sceptique. 4/ Nous lisons par ailleurs que «[d]ans l’exposition stoïcienne de l’attitude philosophique, nous savons […] qu’il n’y a pas de progres- sion: la sagesse n’est pas quantifiable, car elle est tout entière ou n’est pas du tout» (p. 115). En un sens c’est exact, mais l’A., en disant cela, ne fait aucunement justice à la thèse stoïcienne qui est parfaitement compatible avec l’idée d’un progrès moral, d’ailleurs explicitement affirmé par les principaux représentants du Portique (voir par ex. Sénèque, Lettres, IX 75, ou Épictète, Entretiens, III 12). Sur les Stoï- ciens encore, l’A. signale un «déplacement complet de la doctrine» (de la cosmologie vers l’éthique) entre le haut Portique et «les stoïcismes de Panétius, celui de Posidonius, et à plus forte raison ceux de Marc- Aurèle ou de Sénèque» (p. 168, où il faut d’ailleurs lire «Cléanthe» et non, évidemment, «Chéanthe»); outre que cette appréciation est un peu 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 246

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rapide et insuffisamment justifiée, elle est surtout éminemment contes- table: signalons par exemple le récent ouvrage de M. Muller sur les Stoïciens (Vrin, 2006; spécialement dans l’Introduction), qui met au contraire bien en évidence la continuité et l’unité d’inspiration qui caractérise le projet de l’école du Portique dans son ensemble, au-delà des infléchissements doctrinaux plus ou moins marqués qui distinguent les différentes figures de la secte. 5/ À la p. 161, l’A. écrit que la publication du Dictionnaire des phi- losophes antiques édité par la (sic!) C.N.R.S. «a été commencée en 1994», ce qui n’est pas exact puisque le premier tome est paru en 1989. 6/ La bibliographie, succinctement commentée, propose un choix volontairement restreint d’ouvrages; on s’étonne cependant d’y voir cité le remarquable ouvrage The Hellenistic Philosophers de A. Long et D. Sedley dans sa version originale, sans mention pour l’édition française, ce qui surprend dans une bibliographie qui est presque exclusivement (deux ou trois exceptions seulement) française. Enfin et plus globalement, l’ouvrage aurait mérité de bénéficier d’une présentation plus achevée: on ne compte pas les phrases qui se ter- minent par deux points successifs (pp. 14, 17, 45, 59, etc.); à plusieurs reprises un point final est suivi des deux points qui annoncent une expli- cation ou une citation (pp. 28, 33); ou bien c’est un point qui n’est pas à sa place (p. 57), ou qui est de trop (pp. 63, 151, etc.), une espace qui manque (pp. 18, 40, 44, etc.), un mot mal écrit (pp. 16, 67, 70, etc.) ou d’autres détails du même ordre. Parfois les références aux Sentences vati- canes sont données en notes de fin (pp. 144 ou 152), le plus souvent elles sont indiquées immédiatement à la suite de la citation: il aurait été bon d’uniformiser. La translittération du grec, enfin, surprend parfois et laisse à désirer à plusieurs reprises: on a ainsi un «tuch» qui apparaît dans le cours du texte à la p. 31, sans italiques, au lieu de «tuché» (túxj); à la p. 131, on lit «oïkuméné» là où l’on aurait plutôt dû avoir «oïkouméné» (oîkouménj); à la p. 133, on lit non pas la forme correcte «basileia» (basileía) mais «basilea»; à la p. 150, le même mot grec dokimasía est translittéré «dokimasia» et, quelques lignes seulement plus bas, «docimasia»; un peu plus loin, p. 153, nous rencontrons un «creia» alors que la translittération ordinaire devrait être «chreia» (xreía).

Stéphane MERCIER.

Robert MULLER, Les Stoïciens. La liberté et l’ordre du monde. Un vol. de 290 pp. Paris, Vrin, 2006. Prix: 26 /. ISBN: 2-7116-1813-7. Une pensée rigoureuse et fortement structurée méritait de recevoir une présentation appropriée: tel est bien le livre de Robert Muller, qui 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 247

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s’attache à dessiner un portrait sobre et concis d’une philosophie dont la singularité consiste précisément à déployer sur le mode de la pluralité une figure unitaire. Un premier chapitre consacré à «l’école stoïcienne», tant dans son aspect historique que dans les lignes de faîte qui définis- sent ses grands traits, met en évidence cet aspect d’unité plurielle (de vrais penseurs qui ne sont pas de simples répétiteurs, une pensée cohé- rente mais non pas monolithique) autant que celui du problème posé par un courant de pensée dont notre connaissance n’est au mieux que frag- mentaire et biaisée, en raison du problème des sources: pratiquement inexistantes ou dues seulement à des témoins très tardifs pour bon nom- bre des figures marquantes de l’école. Après cette entrée en matière, l’A. examine successivement la phy- sique (pp. 61-126), la logique (pp. 127-186) et l’éthique stoïciennes (pp. 187-254), tout en veillant à rappeler (p. 60) ce que cet ordre peut avoir d’arbitraire et, partant, de discutable. C’est assurément l’un des points forts de cet ouvrage, que de rendre systématiquement raison des choix auxquels l’A. est amené à procéder: le lecteur a le sentiment que rien n’est affirmé gratuitement et que tout, dans la présentation, concourt à donner à l’exposé une intelligibilité et une cohérence sans solution de continuité. La plupart des grands thèmes sont ainsi abordés au sein du cadre où ils sont appelés à se déployer logiquement, et l’A. apporte un soin tout particulier à identifier la vraie nature des thèses stoïciennes les plus para- doxales ou celles qui sont davantage sujettes à une interprétation erronée (l’idéal du sage, le statut des kathêkonta et des indifférents, le sens de la représentation «compréhensive», les rapports entre la liberté et le destin, etc.). Ce faisant, il rectifie bien des idées préconçues ou biaisées que pourrait avoir le lecteur et l’introduit à une saisie d’ensemble du sys- tème, tout en atténuant il est vrai les particularismes et spécificités de la doctrine de chaque auteur. Une brève annexe examine un passage de Cicéron pour éclaircir l’idée des officia media, qui, comme l’a très justement fait remarquer l’A. dans le cours de son exposé (p. 212, n. 1 et 2) ne sont pas des actes «moyennement» moraux, mais simplement des devoirs «en tant qu’ils sont des intermédiaires […] entre l’action droite et la faute». Le tout est complété par un index nominum (on regrette l’absence d’une table ana- lytique, d’un index rerum) et par une bibliographie qui, sans exclure les études en d’autres langues, privilégie la production française. L’ouvrage est, dans son ensemble, remarquable de clarté et de rigueur; il est rédigé dans un style net, précis et sans emphase. La syn- thèse que propose l’A. parvient à concilier le propos introductif auquel doit répondre son ouvrage (puisqu’il s’inscrit dans une collection visant 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 248

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à «fournir à la fois les données fondamentales et nécessaires à l’intelli- gence d’une philosophie et un cadre général d’interprétation», p. 15) et le solide ancrage textuel qui en assure à la fois la solidité et la perti- nence. Le pari de «rendre compréhensible le sérieux de l’entreprise [stoïcienne], la visée de vérité qui l’anime» (p. 16) est tenu. L’A. minimise toutefois assez largement tout ce qui relève de la sociabilité et du regard porté par les philosophes du Portique sur l’homme en tant que membre de la communauté humaine: ce point n’est abordé que très brièvement dans les dernières pages de l’ouvrage, et sur- tout, il n’y est pas question du concept d’oikeiôsis. Cette absence est pour le moins surprenante, si l’on veut bien voir dans cette notion l’un des fondements de l’éthique et de la pensée politique des Stoïciens (voir par exemple le The Stoic Theory of Oikeiosis de T. Engber-Pedersen [Aarhus UP, 1990] et surtout l’article de S. G. Pembroke, «Oikeiôsis», in A. Long [éd.], Problems in Stoicism [Athlone Press, 1996, p. 114 et suiv.] ainsi que l’ouvrage «Oikeiosis»: Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi [Vita e pensiero, 2000] de R. Radice — mais aucun de ces titres n’est mentionné dans la bibliographie de notre A.). C’est là, selon nous, le principal défaut d’un ouvrage par ailleurs très bon. D’autres critiques peuvent encore lui être adressées, mais ce ne sont plus cette fois que des observations ponctuelles: il nous semble que l’œuvre conservée de Musonius n’est pas vraiment exploitée par l’A., qui ne la cite que très occasionnellement (surtout dans les dernières pages de l’ouvrage) et renvoie à la traduction de A. J. Festugière (Vrin, 1978) sans mention pour celle de A. Jagu (Olms, 1979), plus achevée et munie d’un appareil de notes très supérieur. D’autre part, la synthèse historique proposée par l’A. dans le premier chapitre, tout en étant claire et concise, reste plus succincte que ne le laisse espérer le titre d’un ouvrage sur Les Stoïciens (et pas Les Stoicïens [sic], comme on le lit sur la couverture). On préférerait l’intituler Le Stoïcisme, et plus exactement encore Le Stoïcisme antique, car l’A. restreint son propos à l’étude du stoïcisme antique seul, celui qui s’achève textuellement avec Marc- Aurèle: pour le reste, le lecteur est renvoyé à l’ouvrage de J. Lagrée sur Juste Lipse et la restauration du Stoïcisme (Vrin, 1994); l’A. aurait dû encore mentionner Le stoïcisme des Pères de l’Église (Seuil, 1957) de M. Spanneut, qui traite de l’influence parfois très considérable de la pen- sée du Portique sur les principaux représentants du christianisme antique. Trois remarques de détail pour finir: l’A. affirme (p. 36) que Sénèque est issu d’une famille d’origine italienne, or c’est un point sur lequel nous ne pouvons rien affirmer de certain. Ensuite, il est question 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 249

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de Marc-Aurèle qui «souvent […] paraît hésiter entre plusieurs hypo- thèses théoriques», par exemple le ou la Providence, «pour mon- trer aussitôt que les incertitudes de la doctrine n’ébranlent pas l’assu- rance de la conduite» (p. 47). En réalité, il faut dire l’Empereur romain n’hésite pas le moins de monde et admet sans réserve la validité de la doctrine physique du Portique, ainsi que l’a bien montré P. Hadot dans son admirable Introduction aux «Pensées» de Marc-Aurèle (LGF, 2005, pp. 245-248 et 488-489 — initialement publié sous le titre La Citadelle intérieure, Fayard, 1992). Dernière remarque: l’avertissement placé par l’A.; en tête de son ouvrage (p. 7), mentionne 3 volumes publiés pour le Dictionnaire des philosophes antiques publié sous la direction de R. Goulet, et la bibliographie (p. 283) signale le volume 4, paru en 2005; pour être complet, il faut encore indiquer le volume de Supplément publié en 2003. L’ouvrage de Robert Muller constitue donc un très bon ouvrage d’introduction à la philosophie de la Stoa antique. Quant à l’insuffisance du chapitre consacré à l’éthique (et incidemment à la politique) qui laisse de côté le concept fondamental d’oikeiôsis, le lecteur pourra la pallier grâce, par exemple et outre les ouvrages et l’article mentionnés ci-dessus, au petit livre introductif de Valéry Laurand sur La politique stoïcienne (Vrin, 2005).

Stéphane MERCIER.

Valéry LAURAND, La politique stoïcienne. Un vol. de 153 pp. Paris, Presses Universitaires de France, 2005. Prix: 12 /. ISBN: 2-13-054150-X. Avec les philosophies hellénistiques, et notamment la pensée des maîtres du Portique, «la tendance à introduire le principe dans le monde par une constitution politique [comme c’était le cas avec Platon et Aris- tote] disparaît», le philosophe vit replié au sein d’une structure creuse, formelle et incapable de se donner un contenu concret. Telle est l’opinion sévère formulée par Hegel (Leçons sur l’histoire de la philosophie [trad. P. Garniron], t. IV: La philosophie grecque. Le dogmatisme et le Scepti- cisme. Les Néoplatoniciens, Paris, Vrin, 1975, p. 429) et à laquelle le petit ouvrage de Valéry Laurand apporte un démenti convaincant. Zénon n’avait-il pas écrit une République qui, loin de se présenter comme une utopie (ce point est discuté, comme s’en explique l’A., p. 60 et suiv.), était perçue par le fondateur de l’école du Portique comme un projet sérieux «convenant et aux lieux dans lesquels il se trouvait et aux temps dans lesquels il vivait» (cit. p. 64)? Plus que d’autres, les Stoïciens ont été attentifs à la nature sociale de l’être humain, qui le conduit — s’il veut bien suivre la raison — à s’engager sur la voie d’un cosmopolitisme 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 250

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qui n’a rien d’une illusion ou d’une utopie. Sans doute, la réalisation de la Cité des sages en parfaite conformité avec l’ordre cosmique aux dimensions duquel elle est appelée à se dilater est un idéal, mais la marche en avant effective vers une mise en œuvre progressive de cet état des choses est une possibilité réelle à laquelle chaque homme est à même de contribuer. L’A., dans cet ouvrage, s’attache à mettre en évidence le caractère non pas accidentel ou périphérique mais véritablement essentiel de cette démarche à l’intérieur de la pensée stoïcienne. Tout, au fond, s’origine dans le concept d’oikeiôsis, c’est-à-dire d’«appropriation de soi-même à sa propre nature, et donc à la raison» (p. 7). Cette appropriation débouche logiquement par extension, par cercles concentriques successifs, sur une sociabilité universelle où «l’étranger ne l’est plus, parce qu’il est membre de la famille humaine» (p. 37). Après avoir défini dans un premier chapitre la notion d’oikeiôsis et en avoir envisagé les principaux enjeux, l’A. s’intéresse de plus près au cosmopolitisme stoïcien: puisque la Cité des sages n’existe pas de fait, comment le philosophe doit-il se situer par rapport aux «petites» cités qui, à différents degrés, communient cependant toutes dans la corruption (p. 77 et suiv.)? Cette réflexion est l’occasion d’aborder un certain nom- bre de problèmes concrets, tels celui de la propriété (p. 100 et suiv.) et, plus loin, de l’engagement politique du sage (p. 139 et suiv.) ou encore la question du meilleur régime (p. 144 et suiv.). Ainsi par exemple, l’examen de la question relative à la propriété conduit notre A. à se pen- cher d’entrée de jeu sur l’article consacré à ce thème par A. Long il y a quelques années (art. «Stoic Philosophers on Persons, Property-owners- hip and Community», in BICS [supplément 68], 1997, p. 13 et suiv.) en étudiant de plus près la position de Musonius d’abord, ensuite et surtout de Sénèque. Ce dernier propose en effet dans le De beneficiis une ana- lyse très précise du concept de propriété en distinguant entre l’imperium et l’usus et, au sein de ce dernier, entre le dominium et le proprium. Ce n’est pas l’un des moindres mérites de l’A. que d’offrir au lecteur un compte-rendu sobre et clair de cette discussion. Malgré de telles analyses ciblées et précises, d’aucuns regretteront un ouvrage trop succinct, qui souvent ne fait qu’effleurer bien d’autres questions connexes (songeons seulement à la richesse considérable des thématiques abordées dans le De clementia de Sénèque) que l’on aimerait voir traiter plus en profondeur, mais une telle critique perdrait de vue la perspective plus modeste de l’A., qui est précisément de fournir un pre- mier aperçu de la politique stoïcienne, depuis ses racines (l’oikeiôsis) jus- qu’au lieu de sa floraison (le rôle politique du sage dans une cité qui n’est pas vertueuse) au travers de quelques exemples choisis — judicieusement 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 251

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choisis. Une introduction à prolonger donc, mais qui, comme introduc- tion, remplit admirablement son objectif et offre au lecteur cultivé une entrée en matière claire, intelligente et, qui plus est, écrite dans un style limpide et agréable.

Stéphane MERCIER.

L’eredità platonica. Studi sul platonismo da Arcesilao a Proclo, a cura di Mauro BONAZZI e Celluprica VINCENZA (Elenchos. Collana di testi e studi sul pensiero antico, 45). Un vol. de 335 pp. Naples, Biblio- polis, 2005, Prix: 40 /. ISBN: 88-7088-484-8. M. Bonazzi et V. Celluprica publient ici les actes du colloque inti- tulé «L’eredità platonica. Dall’Academica al neoplatonismo» qui s’est tenu à Gargagno en mai 2004. Si le volume ne contient pas les contribu- tions de D. Sedley et M. Zambon, il reprend celles du reste des partici- pants, ainsi qu’un papier de F. Trabattoni. Les articles sont en italien, anglais et français (il subsiste d’ailleurs quelques coquilles dans ceux qui ne sont pas en italien). Ces éminents spécialistes consacrent des études tant aux grands noms du platonisme (Plotin, Proclus) qu’à des auteurs moins étudiés (Plutarque, Carnéade et Arcésilas), voire à des figures mineures (Lacyde, Charmadas, Métrodore, Eudore), avec une ambition commune: mettre en évidence les particularités du platonisme propre à chacun de ces auteurs. À partir d’un long extrait de Plutarque (Adv. Colotem, 1121B- 1122D) et de Sextus Empiricus (Adv. math., VII, 158) — non traduits, comme aucune citation d’ailleurs — F. Trabattoni interroge Arcésilas en vue de déterminer comment ce dernier a pu concilier platonisme et scepti- cisme. Il propose de repenser l’interprétation du platonisme non pas en vertu d’une orientation épistémologique, commune aujourd’hui (i.e. une doctrine qui s’interroge sur l’Être), mais en fonction d’une orientation pratique (et plus socratique): comment le philosophe peut-il mener une vie bonne. Pour se justifier, F. T. retient plusieurs passages de Platon mettant en évidence la nécessité de dégager des horizons d’action qui paraissent raisonnables, à défaut de pouvoir atteindre une certitude scientifique en la matière. En définitive, Arcésilas reprendrait une dis- tinction platonicienne entre certitude théorique et faillibilité pratique, se prononçant contre le dogmatisme stoïcien. F. T. discute abondamment certaines thèses d’A. M. Ioppolo, dont il finit par s’écarter dans les conclusions. En se penchant sur ces figures qu’il appelle «Petits Académiciens» (Lacyde, Charmadas et Métrodore de Stratonice), C. Lévy cherche à nuancer l’image du scepticisme au sein de la Nouvelle Académie. Face 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 252

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aux rares témoignages, il confronte les sources doxographiques (Dio- gène Laërce, Sextus Empiricus, Cicéron, Eusèbe) pour retrouver derrière les discordances et les silences la spécificité du platonisme de ces figu- res secondaires. Il en ressort un tableau qui oscille entre un scepticisme moins radical et un retour aux doctrines platoniciennes. Aussi instructive que soit cette étude (dans les limites de la documentation disponible), il est cependant dommage que C. L. ne précise pas davantage la chrono- logie relative (ou, du moins, qu’il n’annonce pas si la chose est possible), ce qui permettrait de mieux saisir cette évolution. Poursuivant l’ordre chronologique, A. M. Ioppolo propose une ana- lyse de Sextus Empiricus, Adv. math., VII, 159-173, passage consacré à la critique que Carnéade adresse au concept stoïcien de «critère de vérité». Il s’agit de rendre compte d’une contradiction manifeste à l’in- térieur de ce texte (par la mobilisation des témoignages parallèles). Dans un premier temps, elle se penche sur la diaphônia entre Arcésilaos et Carnéade: si la critique dialectique du premier ne s’adresse qu’aux Stoï- ciens, celle du second est plus large car elle vaut aussi pour la doctrine épicurienne. A. M. I. fait ainsi émerger la volonté de Carnéade d’éviter la critique ad hominem et de mettre au point un vocabulaire qui permette d’échapper à un mode d’expression assertorique. Par ailleurs, la méthode philologique d’A. M. I. fait ressortir les omissions (volontaires?) de Sextus dans son compte rendu de la doctrine de Carnéade, notamment par une étude détaillée et comparée du vocabulaire de l’Académicien. La contribution de M. Bonazzi est consacrée à Eudore d’Alexandrie et culmine dans une étude plus large de la naissance du platonisme impérial. Cherchant à éviter le «paneudorisme» (une tendance à attri- buer au-delà des certitudes des doctrines à Eudore, du fait qu’il est le seul platonicien de l’époque dont nous ayons conservé des fragments substantiels), M. B. estompe progressivement la figure d’Eudore (les citations d’Eudore sont ici peu nombreuses en regard d’autres auteurs) dans des conclusions d’ordre plus général sur cette forme de platonisme. À partir de passages de l’In Phys. de Simplicius (et d’une discussion du Pseudo-Archytas), M. B. fait ressortir sa spécificité (que partage Eudore): un appel vers la transcendance et une théologisation de l’onto- logie régies par une restauration du pythagorisme, qui entraîne une pla- tonisation de l’aristotélisme et une discussion de l’immanentisme stoï- cien autour des concepts d’archai et de stoichiea. Sept ans après la publication d’In Search of the Truth, J. Opsomer répond aux critiques adressées à son ouvrage (par Donini, Bonazzi, Dillon), surtout à propos de son traitement de Plutarque de Chéronée. Après une mise au point sur son emploi d’Academic, qu’il utilise dans un sens «plutarquéen» (désignant les différentes phases de l’Académie, 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 253

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Platon compris), il développe plusieurs points destinés à faire ressortir le platonisme de Plutarque (division de l’âme, recours au dialogue,…). Toutefois, le lecteur se demande parfois si J. O. n’emboîte pas le pas de son auteur, notamment dans son analyse du Même et de l’Autre: peut-on vraiment transposer les descriptions mythiques du Timée au Sophiste, comme le fait Plutarque, en considérant que le mélange des Genres n’est rendu effectif que par leur passage dans l’âme? De plus, même si Plu- tarque s’avère platonicien par son recours au dialogue, Platon n’a-t-il pas élevé ce genre à son plus haut degré d’ouverture d’anti-dogmatisme (car quoiqu’en dise J. O., le dialogue plutarquéen semble toujours moins ouvert que son modèle)? G. Boys-Stones propose une lecture protreptique de Didaskaliskos, 4, où Alcinoos se livre à un essai d’épistémologie, i.e. d’étude du critère de vérité. Après en avoir jeté les bases, G. B.-S. montre comment Alci- noos renverse les arguments des Stoïciens, puis des Sceptiques (Acadé- miques), afin d’en tirer parti. Il s’agit pour lui de montrer que la solution platonicienne (la sienne) reste la seule valable, tandis que la leur, impar- faite, demande un complément. Si le paragraphe consacré aux Stoïciens est convaincant — G. B.-S. décortique l’emprunt et la critique des notions (physikai ennoiai et anazôgraphêsis), ainsi que l’appel à une explication métaphysique destinée à dépasser les erreurs stoïciennes —, celui sur le scepticisme laisse le lecteur sur sa faim. G. B.-S. renvoie au Commentaire anonyme du «Théétète» (lu par Sedley), mais ce rappro- chement mériterait davantage d’éclaircissements, notamment sur leur position commune contre l’interprétation sceptique qui avait cours dans l’Académie. L’anti-aristotélisme de Plotin apparaît comme un fait unique dans l’histoire du platonisme. Dans une étude très documentée et très convaincante, R. Chiaradonna montre qu’à l’inverse des médioplatoni- ciens comme Nicostrate et Atticus (dont l’anti-aristotélisme n’est que confessionnel ou dialectique), Plotin élabore une lecture unitaire et sys- tématisante d’Aristote, parallèle à celle d’Alexandre d’Aphrodise, et ne se contente pas de critiques ponctuelles. Par ce biais, il défend les prin- cipes du platonisme en produisant une destruction interne de la pensée de son plus grand adversaire. R. C. prend notamment le cas de VI 3 et montre comment la critique plotinienne de la catégorie aristotélicienne de substance et du composé de matière et de forme dépasses les «caren- ces» des analyses d’Alexandre. S’écartant quelque peu du thème général du volume, C. Steel se livre à une reconstruction des arguments déterministes de Théodore, un ingénieur correspondant et ami de Proclus, à partir d’une étude des trai- tés Sur la Providence. C. S. fait apparaître que sa conception du destin 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 254

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est inspirée par le stoïcisme, dont elle emprunte ses concepts mais sans être orthodoxe, dans la mesure où, par rigueur logique, Théodore refuse le principe du libre-arbitre. C. S. offre de nombreuses traductions de ces traités dont il prépare une nouvelle édition qui, à la différence des pré- cédentes, tiendra compte de la version latine de Guillaume de Moerbeke. C. S. montre ainsi comment l’exercice de rétroversion peut être facilité par l’identification des concepts grecs originaux, issus du stoïcisme. On l’aura compris, l’ouvrage est globalement de très bonne facture et devrait satisfaire les lecteurs intéressés par l’histoire du platonisme. Signalons pour conclure qu’il contient des index locorum et nominum, mais pas de bibliographie générale.

Marc-Antoine GAVRAY, Aspirant du FNRS.

SÉNÈQUE, La vie heureuse. Traduction par Pierre PELLEGRIN. La brièveté de la vie. Traduction par José KANY-TURPIN. Introduction par Pierre PELLEGRIN (GF Flammarion, 1244). Un vol. de 147 pp. Paris, Flammarion, 2005. Prix: 5,80 /. ISBN: 2-08-071244-6. SÉNÈQUE, La vie heureuse suivi de La brièveté de la vie. Texte inté- gral. Analyse et présentation par Cyril MORANA (La philothèque, 24). Un vol. de 160 pp. Rosny, Bréal, 2005. Prix: 6,30 /. ISBN: 2-7495-0570-4. Valéry LAURAND, De la vie heureuse. Sénèque (Philo-textes). Un vol. de 112 pp. Paris, Ellipses, 2005. Prix: 6,50 /. ISBN: 2-7298-2501-0. Emmanuel NAYA, La brièveté de la vie. Sénèque (Philo-textes). Un vol. de 158 pp. Paris, Ellipses, 2006. Prix: 7 /. ISBN: 2-7298-2503-7. La présence des deux traités sénéquiens sur La brièveté de la vie et La vie heureuse au programme des classes préparatoires scientifiques pour l’année 2005-2006 a été l’occasion d’une floraison de traductions et d’éditions, parmi lesquelles la sélection de titres retenus ci-dessus. Le volume de P. Pellegrin et J. Kany-Turpin propose une traduction nouvelle et soignée des l’un et l’autre traités. P. Pellegrin les fait précéder d’une introduction claire et concise (cette édition n’offre pas de commentaire), dans laquelle il réfute pour commencer les principales critiques dont est régulièrement l’objet le stoïcisme de l’époque impériale avant de présenter les deux traités en privilégiant une approche «historienne» sur laquelle nous aurons à revenir. Si l’attention accordée au De breuitate est plus som- maire, P. Pellegrin s’attarde plus longuement sur le De uita, en se concen- trant sur la dimension très personnelle de la seconde partie de cet écrit, qu’il met en rapport avec le caractère proprement tragique (p. 28 et sui- vantes, notamment p. 34) de la vie de Sénèque à l’époque de la rédaction. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 255

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Contre Pellegrin qui parle d’une «quasi-absence de doctrine» dans La brièveté de la vie (p. 38; tout en reconnaissant cependant, p. 41, que ce «n’est pas un traité aussi indigent qu’il le semblerait»), E. Naya réagit vigoureusement: Sénèque ne fait «pas de rhétorique à vide» (p. 10). Pour appuyer ses dires, le même Naya propose de lire dans le texte sénéquien une structure très ferme, qui dépend «d’une organisation déployée en symétrie inversée autour d’un énoncé médian» (p. 52 et sui- vantes, avec le schéma p. 56; pour un découpage du texte différent, cf. l’édition de P. Grimal aux PUF, coll. «Érasme», 19662 [1ère édition: 1959], pp. 15-16). Ce faisant, il prend l’exact contre-pied de Bourgery qui, dans sa notice à l’édition classique de la Collection des Universités de France (Sénèque: Dialogues, t. II, 1923, p. 43), écrivait que «la suite des idées [dans le De breuitate] est si peu cohérente qu’on se voit dans l’impossibilité d’en faire une analyse». Tout le commentaire de Naya apporte un démenti convaincant à ce jugement de Bourgery et de tous ceux qui, dans une plus ou moins grande mesure, ne voient pas suffi- samment la remarquable structuration qui sous-tend un traité particuliè- rement bien achevé. De nombreux rapprochements avec Montaigne, dont E. Naya est un excellent connaisseur, ponctuent un commentaire qui, s’il choisit de renoncer à l’érudition (ce qui est normal dans une col- lection destinée aux élèves de terminale et aux étudiants), est remarqua- ble tant par sa clarté que par le fait qu’il va chaque fois à l’essentiel du texte qu’il analyse pour en faire ressortir la cohérence et la portée philo- sophique. Naya en effet dénonce à très juste titre l’assimilation trop facile du traité sur La brièveté de la vie «à un simple texte de “sagesse”» susceptible de le faire classer «au rayon New Age et “déve- loppement personnel” d’une librairie» (pp. 6-7), et son commentaire est de nature à emporter la conviction des plus sceptiques sur cette question. On nous accordera cependant une correction à l’introduction de Naya lorsqu’il écrit que «une épigramme conservée dans un manuscrit munichois montre que Sénèque aurait songé, au début de son retour d’exil, à ne pas reprendre sa course vers la carrière sénatoriale pour se rendre plutôt à Athènes, source même de la sagesse du Portique» (p. 13). Deux informations distinctes sont ici associées un peu hâtivement: l’épigramme à laquelle Naya fait ici vraisemblablement allusion — il ne donne pas de référence — est le poème faue coeptis, qui est seulement attribué à Sénèque (no 804 dans l’Anthologie latine de Riese; sur le corpus des épigrammes attribuées à Sénèque, nous ren- voyons à notre étude et traduction, in Folia Electronica Classica 12 [http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/12/TM12.html]). Or dans ce poème, il n’est nullement question d’Athènes (la seule pièce du corpus d’épigrammes attribuées à Sénèque qui évoque cette cité [Riese, no 411: Quisquis 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 256

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Cecropias] constate le contraste entre son ancienne gloire et sa ruine présente); le désir qu’a pu avoir Sénèque de se rendre dans cette ville après son exil n’est évoqué que par un scholiaste de Juvénal et, partant, est étranger à l’épigramme susdite. Autant l’introduction de Pellegrin au traité sur La vie heureuse s’intéressait prioritairement au problème classique de l’articulation entre la pensée philosophique de Sénèque et l’argumentation pro domo que recèle dans une certaine mesure la dernière partie de cet écrit, autant Valéry Laurand choisit dans son commentaire de laisser cet aspect de côté: «[J]’ai voulu éviter une lecture trop historienne de la dernière par- tie du texte, interprétée très souvent comme une défense personnelle de Sénèque contre ses détracteurs: j’ai centré mon intérêt sur les problèmes théoriques qui s’y trouvent posés». On voit ainsi que ce commentaire a besoin d’être complété par les lectures «historiennes» (fort nombreuses, voir notamment l’introduction de Pellegrin) du traité de la même façon que ces dernières gagnent à être à leur tour complétées par le type d’ana- lyse (moins fréquent) proposé par Laurand. S’il est peut-être un peu court, le commentaire de ce dernier est clair et offre, dans le cadre de cette collection destinée à des non-spécialistes, une prise de contact de qualité au lecteur soucieux d’une bonne compréhension d’ensemble du texte sénéquien. L’édition de C. Morana, hélas, n’est pas de la même trempe: tout en s’adressant en priorité à un public globalement semblable à celui des éditions Ellipses dans leur collection Philo-textes, il ne lui propose qu’une traduction du dix-neuvième siècle à peine retouchée (la chose est avouée pour La vie heureuse, p. 21, n. 1, mais Morana ne dit rien à cet égard pour La brièveté de la vie) et un commentaire trop sommaire peut- être, qui tient plus de la dissertation que du vrai commentaire, lequel devrait s’attacher davantage à la progression du texte et à la portée des arguments qui y sont avancés. La brève notice sur la vie et l’œuvre de Sénèque comporte plusieurs éléments pour le moins discutables, notam- ment lorsque C. Morana écrit que «[p]our trouver le bonheur recherché, le disciple a besoin du soutien d’une autorité morale qui est véritable- ment parvenue à l’état heureux, et Sénèque se présente comme une telle autorité» (p. 16, nous soulignons!); Sénèque lui-même contredit très vigoureusement ce point, dans La vie heureuse justement: Non sum sapiens… ego enim in alto uitiorum omnium sum (XVII 3-4). Par ailleurs, quand Morana note que «[a]vant de mourir, le philosophe pro- jetait précisément une somme sur l’éthique qu’il n’aura pas le temps de composer» (p. 18), il reçoit là encore un démenti formel de la part de Sénèque lui-même, qui affirme explicitement dans les Lettres à Lucilius (spécialement dans la lettre 109, 17) que la composition de ses moralis 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 257

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philosophiae uolumina est en cours. C’est du reste une erreur de per- spective de la part de Morana que de noter en guise d’avant-propos (p. 4) que la vie est brève, puisque le message de Sénèque dans le De breuitate est précisément que la vie n’est pas courte, mais qu’elle le devient par le mauvais usage que nous en faisons: non accipimus breuem uitam, sed facimus (I 4)…

Stéphane MERCIER.

Brad INWOOD, Reading Seneca. Stoic Philosophy at Rome. Un vol. de 392 pp. Oxford, Clarendon Press, 2005. Prix: 50 £. ISBN 10: 0-19- 925089-8 — ISBN 13: 978-0-19-925089-9. Gretchen REYDAMS-SCHILS, The Roman Stoics. Self, Responsibility, and Affection. Un vol. de 224 pp. Chicago, The University of Chicago Press, 2005 (HBK) et 2006 (PBK). Prix: 35 $ (HBK) — 26 $ (PBK). ISBN: 0-226-30837-5 (HBK) — 0-226-71026-2 (PBK). L’érudition s’est longtemps intéressée au Stoïcisme romain à titre essentiellement instrumental: c’est comme source de l’ancien Stoïcisme qu’il faudrait lire Sénèque, Épictète et Marc Aurèle. Les différences entre ces derniers et leurs plus anciens prédécesseurs ne devraient dès lors pas être regardées comme des développements authentiquement stoïciens, mais comme l’expression d’influences extérieures, étrangères au véritable esprit de l’école. Cette conception du Stoïcisme romain a changé durant ces vingt dernières années et a été progressivement remplacée par l’idée que ces trois auteurs au moins sont des philosophes originaux qui ont transformé la pensée du Portique dans plusieurs domaines de grande importance. Reading Seneca. Stoic Philosophy at Rome de Brad Inwood (dorénavant B. I.) et The Roman Stoics. Self, Responsibility and Affection de Gretchen Reydams-Schils (dorénavant G. R.-S.) constituent deux nou- velles contributions bienvenues, par des spécialistes de premier plan, à cette réévaluation de la place du Stoïcisme romain au sein de l’histoire de la philosophie stoïcienne. À la différence de Reading Seneca, The Roman Stoics ne se concentre pas sur un auteur unique mais s’intéresse à un groupe de philosophes stoïciens tardifs (au nombre desquels Sénèque, voir par ex. pp. 45-52 et 166-175, mais également, en plus d’Épictète et de Marc Aurèle, des figures moins connues telles que Hiéroclès et Muso- nius Rufus). Ce groupe est défini par un fait marquant: tous ont eu à faire face aux nouveaux défis sociopolitiques de la Rome impériale. Et à la dif- férence de The Roman Stoics, Reading Seneca est constitué d’un ensem- ble d’articles qui, à deux exceptions près, ont déjà été publiées aupara- vant. Les chapitres de Reading Seneca sont par conséquent indépendants, au sens où aucun d’entre eux ne présuppose la connaissance des autres et 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 258

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n’est essentiel à l’ouvrage pris comme un tout. Selon B. I., cette structure particulière n’est pas la cause mais la conséquence du manque relatif d’unité thématique du recueil, lui-même imputable à la matière abordée: «Dès lors qu’il est apparu clairement que je me trouvais de fait engagé dans un projet à long terme consacré à Sénèque, j’ai eu la naïveté de croire qu’un tableau général et cohérent de sa méthode et de son engage- ment philosophique allait émerger sans difficulté, un tableau susceptible de constituer le fondement d’un traitement unifié de Sénèque comme philosophe. Mais un tel tableau général (si toutefois il s’en cache un au sein de la riche tapisserie constituée par l’œuvre en prose de Sénèque) n’a pas encore émergé, du moins pas assez clairement pour soutenir des généralisations qui puissent s’élever au-delà des lieux communs» (p. 2, nous traduisons). Comme le reconnaissent les deux auteurs, l’éthique pratique — entendue au sens de la connaissance de la manière dont les principes éthiques généraux ou les théories s’appliquent aux cas particuliers dans la vie de tous les jours — est de loin le domaine dans lequel les Stoï- ciens romains ont apporté la contribution la plus substantielle. Mais l’idée d’une éthique pratique stoïcienne est particulièrement probléma- tique. Étant donné l’exceptionnelle élévation du niveau de l’éthique, de l’épistémologie et de la politique stoïciennes, la question de la manière dont leurs idéaux philosophiques en général peuvent être appliqués et mis en œuvre dans la vie de tous les jours n’est pas de celles dont la réponse soit immédiatement claire. B. I. aborde cette question dans le troisième chapitre, «Politics and Paradox in Seneca’s De beneficiis», consacré à la résolution par Sénèque de la tension entre les paradoxes de l’éthique stoïcienne et la direction pratique d’individus réels et impar- faits de la vie de tous les jours. Cette question est également pertinente en ce qui concerne le problème traité dans le quatrième chapitre, «Rules and Reasoning in Stoic Ethics», dans lequel l’A. évalue les différents niveaux de généralité auxquels il est possible de porter un jugement éva- luatif. L’intérêt des Stoïciens pour les injonctions évaluatives systéma- tiques est pleinement compatible avec un sens de la situation presque casuistique à propos de ce qu’il faut faire dans des cas concrets. La théo- rie morale stoïcienne vise en effet seulement à définir un cadre général au sein duquel les décisions particulières devraient être prises. Elle peut ainsi échapper à l’accusation de rigidité dépourvue de sens pratique sou- vent lancée contre elle. La question de l’articulation entre théorie et pratique dans la pensée stoïcienne est également au centre de la discussion de The Roman Stoics dont elle constitue même le thème principal. Selon G. R.-S., la clé du problème réside dans la conception que se font les Stoïciens tardifs du 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 259

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soi et de son rôle de médiateur entre les différents systèmes d’évalua- tion. Elle développe cette idée au départ de la théorie bien connue d’Hié- roclès sur l’oikeiôsis, d’après laquelle notre évolution morale est un pro- cessus par lequel nous étendons naturellement le souci à l’égard de nous-mêmes à des domaines de plus en plus étendus: corps, famille, voi- sins, tribu, cité, pays, pour culminer enfin en se dilatant aux proportions de l’humanité tout entière. Selon cette théorie, l’objet de notre souci varie d’étape en étape, chacune devant toutefois être comprise comme partie intégrante d’un mouvement unique et continu du soi vers l’exté- rieur. Par ce mouvement, le soi s’implique de plus en plus à l’égard des autres personnes, de la société et du monde extérieur en général. D’un point de vue stoïcien par conséquent, la décision de se marier et d’avoir des enfants d’une part, et les décisions concernant les affaires publiques et la politique (par exemple l’opposition sénatoriale à l’Empereur romain) de l’autre sont toutes deux des expressions de cette unique implication du soi; à ce titre, nous ne devrions pas les traiter comme si elles ressortissaient à deux sphères d’activités différentes et indépen- dantes l’une de l’autre. Nous avons là une contribution originale et pré- cieuse de la part de G. R.-S. à l’érudition stoïcienne, une contribution qui se distingue nettement de deux autres lignes d’interprétation. Dans la première de celles-ci, le sage stoïcien mènerait une double vie, consis- tant d’un côté à vivre extérieurement comme la majorité des gens et de l’autre à se retirer dans l’univers intérieur du soi, le seul où le mode d’existence philosophique soit réellement possible. Ainsi, bien qu’il par- ticipe à la vie familiale, sociale et politique comme n’importe quel autre individu, le sage ne doit jamais s’y impliquer pleinement ou même être pleinement disponible. La seconde interprétation (retenue par des person- nages aussi influents que Paul Veyne) est que le Stoïcisme de l’époque impériale a tout simplement perdu sa dimension de critique acérée qui était au départ la sienne, pour entrer progressivement dans une phase moins radicale et se muer à terme en une philosophie conformiste conçue pour exprimer les idées qui avaient cours au sein de l’élite romaine. Dans cette perspective, la solution au problème de savoir com- ment franchir le vide séparant les idéaux philosophiques de la vie de tous les jours est résolu d’une manière très simple: le vide est comblé par l’ajustement des premiers à la seconde. L’argumentation proposée par G. R.-S. est puissante et l’angle à partir duquel elle aborde le pro- blème de la théorie et de la pratique est à mon sens perspicace et vrai- ment original. Je n’ai cependant pas été entièrement convaincu lors- qu’elle estime que le processus d’implication progressive dans le monde extérieur et à l’égard d’autrui donne lieu à un dépassement du soi qui le rend passablement flou: «L’image des cercles concentriques implique 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 260

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que le soi des Stoïciens romains est fondamentalement immergé: un Stoïcien ne se tourne vers l’intériorité que pour se rendre à un principe plus élevé et divin qui transcende l’individu et, de manière plus surpre- nante encore peut-être — étant donné notre notion de “être stoïque” —, un Stoïcien se tourne vers l’intériorité dans le but de sortir vers les aut- res» (p. 4, nous traduisons; cf. pp. 21-25 et 34-45). Comme cela a été récemment montré dans la littérature savante (voir M. M. McCabe, dans R. Salles [éd.], Metaphysics, Soul and Ethics. Themes from the Works of Richard Sorabji, Oxford, Clarendon Press, 2005), les témoignages, en ce compris Hiéroclès, indiquent que l’altruisme des Stoïciens est fondé sur deux types de considérations de base: (1) voir tout ce qui est autre comme nous ou du moins à nous et (2) voir tout qui est autre comme s’il était nous. S’il en est ainsi, un tel altruisme laisse peu de place à la conception que se fait G. R.-S. de l’évolution morale du soi stoïcien comme processus qui le dépasse et le transcende. Une brève notice comme celle-ci n’est pas à même de rendre compte de l’extraordinaire richesse d’ensemble de Reading Seneca. Je voudrais donc, pour conclure, me concentrer sur la thématique du sui- cide chez Sénèque, dont j’ai déjà eu l’occasion de discuter avec l’au- teur. B. I. établit de manière concluante contre des interprètes tels que John Rist que l’attitude de Sénèque à l’égard du suicide n’est pas celle de l’amour de la mort pour elle-même. Il s’agit plutôt d’une preuve pra- tique ou d’une garantie de ce que l’on est bien un agent libre: le choix du suicide au milieu de circonstances adverses permet de s’en libérer et de témoigner par le fait même que l’on n’en est jamais esclave des cir- constances (voir le chapitre 11). Mais pourquoi est-il chez Sénèque digne de choix dans certaines circonstances? Est-ce seulement parce que le suicide est une preuve de la liberté, qui est intrinsèquement digne de choix (auquel cas le but que je poursuis en optant pour le suicide dans une série de circonstances adverses données est de prouver par là même que je n’en suis pas l’esclave)? Ou bien est-ce parce qu’il y a des circonstances adverses dans lesquelles les deux seules options qui s’offrent à moi sont ou bien de me donner la mort ou bien d’agir contre la vertu (auquel cas mon but ultime en choisissant le suicide est la vertu plutôt que la liberté: bien que mon suicide atteste effectivement de ma liberté, celle-ci n’est pas l’objectif principal de mon acte)? Dans ce second, dans quelle mesure s’agit-il d’une innovation de Sénèque au sein de la pensée stoïcienne? L’origine de cette idée paraît remonter à Chrysippe, qui estime (cf. Plutarque, Stoic. rep. 1039E) que le suicide n’est jamais moralement exigé d’une personne à laquelle manque la vertu. Cette preuve suggère avec force que, dans sa théorie morale, la vertu — ou du moins le fait de ne pas agir à son encontre — est ce qui 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 261

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justifie le suicide à titre de fin poursuivie (lorsqu’il est effectivement moralement justifié). La comparaison avec d’anciennes perspectives sur le suicide nous aurait considérablement aidés à apprécier l’originalité et, qui plus est, l’intérêt intrinsèque de l’optique sénéquéenne. En somme nous avons là deux excellents livres sur le Stoïcisme romain, qui constituent une lecture essentielle pour les spécialistes de la philosophie ancienne ou les philosophes professionnels qui s’intéressent aux problèmes éthiques soulevés par l’un et l’autre auteur.

Ricardo SALLES. (trad. par Stéphane Mercier)

Alexandrine SCHNIEWIND, L’éthique du sage chez Plotin. Le para- digme du spoudaios (Histoire des doctrines de l’Antiquité Classique, 31). Un vol. de 238 pp. Paris, Vrin, 2003. Prix: 33 /. ISBN: 2-7116-1616-9. Résultat d’une thèse de doctorat rédigée sous la direction de D. O’Meara, le livre d’A. Schniewind (A. S.) se penche sur la question — peu traitée — de l’éthique plotinienne, qu’elle aborde par le biais mani- festement fructueux de la doctrine du spoudaios. Dans sa perspective, le spoudaios plotinien représente «l’excellence de caractère», celui qui non seulement sait comment mener la vie bonne, mais vit en accord avec ce savoir — idée qui inscrit clairement cet ouvrage dans la ligne des travaux de P. Hadot (pp. 25-26). Dès lors, A. S. soutient la thèse générale qu’aux yeux de Plotin, le spoudaios (terme qu’elle renonce définitivement à traduire, bien qu’il soit au centre de ses préoccupations) doit s’ériger en modèle pour les autres hommes, comme le Bien est pour lui modèle de son comportement. L’ouvrage consiste principalement en une lecture approfondie du traité tardif I 4 [46], Sur le Bonheur (Peri eudaimonias), mais il étend la portée de ses conclusions au-delà de celui-ci. Après avoir jeté les bases des principales interprétations de l’éthique plotinienne, A. S. commence en effet par étudier les influences de Plotin sur la question du spoudaios, au moyen de considérations linguistiques d’une part, d’autre part par une analyse des sources: Platon, Aristote (chez qui le terme acquiert une valeur philosophique, mais qui cantonne ce sage dans les limites de la praxis) et les Stoïciens (ch. I), montrant que Plotin est surtout tributaire de ces derniers, mais aussi d’Aristote. Ensuite (ch. II), A. S. propose des considérations d’ordre général, dont une hypothèse de lecture (qu’elle présente d’abord comme telle mais qui prend de l’importance dans la suite de l’ouvrage) mettant en parallèle la structure d’Enn. I 4 et les trois catégories d’auditeurs de Plotin. Le traité contiendrait trois niveaux pédagogiques distincts (p. 67): les §§1-4 exposeraient aux «auditeurs» 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 262

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les bases doxographiques, les §§5-11 traiteraient de l’arrière-fond théo- rique pour les «disciples» plus avancés, enfin les §§12-16 exposeraient plus précisément l’attitude éthique à destination des assistants (comme Porphyre et Amélius). Mais cette progression dans la complexité n’est- elle pas une manière courante qu’a Plotin d’exposer ses idées, en dehors du domaine éthique? Les chapitres III à VI développent une analyse au fil du texte. A. S. explore la définition plotinienne du bonheur (III) comme vie parfaite et intérieure de l’homme qui a accès à l’intelligible. Ensuite (IV), A. S. examine l’emploi de l’expression allos (anthrôpos), qui signifie l’homme intérieur ou la conscience supérieure du sage. Pour la désigner, elle adopte, d’une manière discutable, le terme «curseur» (et l’adjectif «cursif»), qui n’est certes plus d’un usage fréquent et auquel — surtout — entre l’utilisation par J. Trouillard (1955) et l’emprunt par A. S., l’in- formatique est venu attribuer un sens nouveau, désormais dominant, qui ne remplit pas l’analogie de manière identique. Cependant, des analyses fines révèlent le projet éthique de Plotin, consistant à amener l’homme à reconnaître quel est son moi véritable, question qui se retrouve à l’œuvre en V et en VI. Le spoudaios doit s’offrir en modèle de vertu aux autres hommes, afin de leur permettre aussi de retourner vers l’intelligible et, ultimement, vers l’Un. Le chapitre VII a d’ailleurs pour fin de montrer la persistance de cette conception à travers les Ennéades, en épinglant les passages parallèles et en montrant comment ils viennent compléter le tableau élaboré pour l’éthique plotinienne (dans Enn. III 4, III 2, IV 3, III 1, IV 4, III 8, II 9, I 2). A. S. en conclut que loin d’être élitiste, comme le suggère souvent la critique, l’éthique plotinienne se veut plus quotidienne (A. S. étudie d’ailleurs davantage le rapport du sage au monde qu’à l’Un ou aux intelligibles), où le souci de soi du sage n’est pas indépendant du souci pour autrui: le sage plotinien sait qu’il est ancré dans le sensible et il apprend à composer avec lui. Si ce livre s’adresse en priorité aux plotinisants et si certaines ana- lyses requièrent la connaissance du grec, il devrait aussi intéresser histo- riens de l’éthique et spécialistes de la figure du sage. De toutes les façons, il constitue par son extension une contribution unique sur la question, en français de surcroît. Index des notions et des textes cités.

Marc-Antoine GAVRAY, Aspirant du FNRS.

Studi sull’anima in Plotino, a cura di Riccardo CHIARADONNA (Elenchos. Collana di testi e studi sul pensiero antico, 42). Un vol. de 414 pp. Naples, Bibliopolis, 2005, Prix: 50 /. ISBN: 88-7088-482-1. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 263

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La nature de l’âme, sa fonction, son origine: autant de questions parmi les plus débattues dans les études plotiniennes actuelles. L’épais volume que livre R. Chiaradonna donne d’ailleurs au lecteur un aperçu des discussions en cours, en même temps qu’il présente les problèmes que soulèvent les textes incriminés de Plotin. L’ouvrage se divise en deux parties égales, la première étant consacrée à des lectures commen- tées de paragraphes des Ennéades, la seconde regroupant des études sur des thématiques liées à la théorie plotinienne de l’âme. Les contributions sont en italien, anglais, allemand et français. Le volume comporte en outre deux index nominum (auteurs anciens et modernes), mais pas d’in- dex locorum. Dans la première partie, «Testi i commenti», sont reprises, dans l’ordre, des lectures de M. Baltes (sur l’immortalité de l’âme, en IV 7 [2], 84 : en raison du décès subit de son auteur, ce texte a fait l’objet d’une collation et d’un appendice par C. d’Ancona), de C. Russi (sur les fonctions de l’âme, en III 3 [48], 4.6-13), d’E. K. Emilsson (sur la parti- tion de l’âme dans le corps, en IV 1 [21]; IV 2 [4]; IV 3 [27]), de P. Kal- ligas (sur la position plotinienne contre les théories corporalistes de l’âme, en IV 7 [2], 8.1-23), d’A. Linguiti (sur la corporéité de la vertu, en IV 7 [2], 8.24-45), de R. Chiaradonna (sur la théorie stoïcienne du mélange, en IV 7 [2], 82), de Ch. Tornau (sur la critique de l’entélé- chisme aristotélicien, en IV 7 [2], 85.25-50) et enfin d’A. Schniewind (sur les âmes amphibies, en IV 8 [6], 4.31-5). Dans l’ensemble, ces lectures répondent à un même schéma: une citation du texte de Plotin — éventuellement divisé en sections — et/ou une traduction, suivies d’un commentaire analytique (destiné à montrer l’unité du passage) et d’un commentaire synthétique (situant le point de doctrine dans la pensée plotinienne). Seul Emilsson adopte une structure différente, dans la mesure où il compare plusieurs extraits et en propose donc des lectures successives. Chacun des auteurs fournit une analyse de son passage qui le replace dans son contexte intellectuel et polémique. Le lecteur trouvera de nombreuses citations et explications de Platon, mais surtout d’Aristote et de la tradition péripatéticienne, ainsi que du stoïcisme. Toutes illustrent ce leitmotiv plotinien: montrer comment la lecture de Platon permet de dépasser les «erreurs» des stoïciens ou des aristotéliciens. Dans ces polémiques, il s’agit de faire ressortir quel parti adopte Plotin, avec cette divergence d’interprétation qui oscille entre l’attribution à Plotin d’une vision partiale, parce que partielle (e.g. Tor- nau: Plotin fonderait sa réfutation sur un simple résumé de l’entélé- chisme aristotélicien), ou bien d’une systématicité qui l’entraîne à pro- longer la logique du raisonnement autant qu’il le peut, jusqu’à en montrer l’absurdité et la nécessité d’un dépassement grâce à Platon (e.g. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 264

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Chiaradonna, Kalligas ou Linguiti). Se dégage de ces lectures l’image d’une pensée profondément cohérente, dans la mesure où les croise- ments de textes permettent de faire ressortir la continuité des doctrines à travers le temps — les modifications qui pourraient survenir n’étant que légères et destinées à une meilleure compréhension, dans le chef de Plo- tin, des théories platoniciennes. Dans la seconde partie, «Plotino e la tradizione platonica», M. Bonazzi se penche sur l’utilisation plotinienne du Théétète dans la polé- mique anti-stoïcienne et, plus largement, contre les épistémologies maté- rialistes. Il montre comment, pour Plotin, le modèle matérialiste de la tablette de cire et la théorie sensualiste du jugement contredisent l’expé- rience humaine et mènent au scepticisme. M. B. fait de plus apparaître la proximité entre la lecture plotinienne du Théétète et celle du fameux Commentaire anonyme. Toutefois, bien que foisonnant et très riche pour l’esprit, cet article laisse un peu le lecteur sur sa faim: s’il considère, sans doute à juste titre, que le recours plotinien au Théétète vise à impo- ser la nécessité des thèses platoniciennes, M. B. ne démontre pas que les questions philosophiques auxquelles Plotin prétend répondre sont iden- tiques à celles soulevées en son temps par Platon. I. Männlein-Robert dresse une comparaison — bien documentée et surtout formelle — entre les discussions par Longin et par Plotin des théories matérialistes de l’âme, stoïciennes et épicuriennes. À partir d’extraits de la Préparation évangélique d’Eusèbe et de la Vie de Plotin de Porphyre, elle met en évidence les méthodes propres à chacun: alors que Longin, plus rhéteur que philosophe, dresse une critique ad homi- nem, Plotin expose ses arguments sur un mode plus abstrait et détaché. Selon I. M.-R., ces différences de méthode ne seraient pas dues unique- ment à des pratiques philosophiques différentes, mais également à des contextes culturels distincts: entre Rome et Athènes, les milieux polé- miques auraient entraîné des modes de discours différents. E. Gritti propose un article foisonnant sur la théorie plotinienne de la phantasia, dont elle expose, d’une part, la profonde unité, d’autre part, le rôle de «trait d’union» entre les activités psychiques supérieures et inférieures. E. G. apporte de nombreux arguments posant le statut d’in- termédiaire de la phantasia (qu’elle traduit uniformément par «imagi- nation», sans justifier sa traduction, classique), point de convergence entre noèmata et aisthèmata : grâce au phantastikon et au phantasma, respec- tivement analogon de la matière et analogon de la lumière des formes, elle fournit un réceptacle adéquat qui préserve à la fois l’impassibilité de l’âme et l’illumination intellective. Malheureusement, l’abondance des idées ne facilite pas toujours la lecture de l’article et la compréhension du développement. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 265

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Du point de vue des âmes, la théorie de la procession soulève encore la question de leur individuation, question dont l’intérêt philo- sophique est réel: si tout procède de l’Un, qu’est-ce qui peut justifier les particularités du multiple? Dans une étude systématique et remarquable de clarté, D. Nikulin examine les candidats de la taxis plotinienne, en partant des principes: matière, formes, logoi, se heurtant au passage aux hésitations de Plotin à propos de l’existence de formes des individus. La conclusion de D. N. révèle à nouveau l’intérêt de Plotin pour les solu- tions par un intermédiaire: le logos, représentant la forme à travers le multiple, véhicule la différence qui génère les individus et les maintient interconnectés. Les différences individuelles sont donc logiques, inter- médiaires entre forme et matière, un et multiple. Les dernières contributions concernent la postérité de la psycholo- gie plotininienne. Dès le début, ses héritiers vont y trouver des difficul- tés, la première étant la théorie de l’âme non descendue. M. Zambon et J. Dillon se penchent sur ce point (mais en divergeant légèrement dans leur interprétation), le premier abordant l’alternative de Porphyre, le second la critique de Jamblique. Alors que la théorie plotinienne de l’âme rend vaine l’idée d’ochèma, M. Z. montre comment Porphyre la reprend pour répondre à des difficultés philosophiques et théologiques que, selon lui, soulève la théorie de l’âme non descendue. L’examen approfondi des textes met bien en évidence que sa solution, le pneuma psychique, bien qu’elle permette d’intégrer la théurgie à la doctrine plotinienne et d’éviter les métaphores spatiales de l’âme non descendue, ne résout pas vraiment les problèmes de cette dernière. En revanche, en limitant son travail à la citation (exhaustive) des textes de Jamblique sur la question, J. D. illustre parfaitement le caractère vivant du débat dans le néoplatonisme post-plotinien. Mais le lecteur aimerait sans doute être confronté à une thématisation plus poussée de ses enjeux philosophiques et à des analyses plus détaillées des arguments posant que son statut intermédiaire empêche l’âme de demeurer dans l’intelligible, même par- tiellement. La plus longue et dernière étude, de G. Catapano, porte sur la trans- mission de la psychologie plotinienne à la pensée médiévale, par le tru- chement d’Augustin. Par une confrontation des textes (confirmée par une juxtaposition linéaire en appendice faisant apparaître les correspondances parfois terme à terme des arguments) et l’intervention d’un texte pseudo- augustinien (De diversa et multiplici animae ratione), G. C. montre quels éléments Augustin a empruntés à Plotin (la spatialité et la divisibilité du corps, l’omniprésence de l’âme dans le corps, l’affection complète de l’âme, l’impossibilité d’une sensation par transmission, l’équivalence entre sensation et non-dissimulation, la différence entre l’omniprésence 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 266

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de l’âme et celle des qualités), mais aussi ceux qu’en platonisant consé- quent, de son point de vue, il a préféré refuser: la divinité de l’âme, qu’il ne pouvait accepter (et donc la dissociation entre incorporéité et divinité). L’étude est approfondie et jette un regard nouveau dans la discussion sur les sources plotiniennes d’Augustin. Avec ses deux parties ce volume consacré à la psychologie ploti- nienne devrait intéresser de nombreux plotinisants, voire au-delà puis- qu’il est également question de Platon, mais aussi d’Aristote et des Stoï- ciens, du moins tels que Plotin les voyait.

Marc-Antoine GAVRAY, Aspirant du FNRS.

Angela LONGO, Siriano e i principi della scienza (Elenchos. Col- lana di testi e studi sul pensiero antico, 41). Un vol. de 450 pp. Naples, Bibliopolis, 2005. Prix: 31 /. ISBN: 88-7088-451-1. La littérature de commentaires anciens peut-elle engendrer des sys- tèmes philosophiques cohérents ou se limite-t-elle à de la paraphrase informative? Si la question a été soulevée, elle devait encore l’être pour Syrianus. Néoplatonicien peu étudié, référence ne lui est souvent faite qu’en raison de son statut de maître de Proclus ou de commentateur de la Métaphysique d’Aristote. Dans le meilleur des cas, il n’est utilisé que comme une source d’information et d’éclaircissement. Toutefois, il pourrait être l’auteur d’une philosophie originale façonnée à partir de celles de Platon et d’Aristote, que seule une collation et une comparai- son rigoureuse pouvaient faire apparaître. C’est du moins le pari que fait ici A. Longo. Pour préface, J. Barnes signe un essai introductif sur la préférence des «Platoniciens tardifs» pour la dialectique de Platon plutôt que pour les syllogismes d’Aristote qu’ils connaissaient parfaitement. Tous devaient en passer par là: un exercice pour néophytes loin d’avoir l’attrait des Grands Mystères. A. L. partage ce constat et entend dégager à partir de celui-ci les traits spécifiques de la pensée de Syrianus. Après l’avoir situé dans la tra- dition néoplatonicienne (ch. I) et dégagé les grandes lignes de sa méthode de commentaire (ch. II), A. L. se penche sur son exégèse du principe de contradiction (ch. III). Très attentive aux modes d’expression, A. L. épin- gle le fait qu’il parle des principes selon la contradiction (et non du prin- cipe de contradiction). Les analyses du pluriel (à partir d’une typologie détaillée des variantes d’énonciation) mettent cependant en évidence que l’interprétation de Syrianus n’anticipe pas celle de Lukasiewicz: il n’y verrait pas plusieurs principes, à la différence du logicien polonais qui en distingue trois, mais considérerait que les variations dans l’expression cor- 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 267

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respondraient aux différentes manières de le violer. Cette exégèse minu- tieuse fait de Syrianus un lecteur intelligent, intéressant pour l’interprète contemporain. Il est dommage qu’A. L. ne fournisse pas d’explication à la préférence de Syrianus pour le kata. Il est aussi ennuyeux qu’elle conclue sur une comparaison avec Alexandre d’Aphrodise et Asclépius dont elle ne donne pourtant que les prémices, dans une note assez longue il est vrai (ch. III, n. 86; la comparaison plus systématique avec Alexandre dans les chapitres suivants révèle en fait de nombreuses similitudes de méthode, bien qu’il existe entre eux une divergence de fond à propos de la sépa- ration des intelligibles). Les chapitres suivants, sur l’origine des axiomes de la science (ch. IV) et sur les rapports entre science première et dialectique (ch. V) mettent au jour la propriété de la philosophie de Syrianus. Les analyses d’A. L. montrent qu’à la différence d’un Proclus ou d’un Simplicius, Syrianus ne construit pas un système dans lequel il s’agirait d’asseoir la conver- gence entre Aristote et Platon (en faveur de ce dernier), dans l’idée que leurs affirmations reviendraient au même mais pour des réalités distinc- tes, mais de leur emprunter des éléments pour établir une nouvelle théo- rie de la science: admettre l’existence séparée des idées et des univer- sels, subordonner la dialectique à la philosophie première, c’est-à-dire reprendre la logique d’Aristote pour fonder une science capable de saisir les intelligibles de Platon. Cette perspective conférerait à Syrianus une position originale dans l’histoire du platonisme. A. L. offre un livre digne d’intérêt, aussi par le nombre de citations puisées dans un texte n’ayant pas encore fait l’objet d’une traduction complète en langue moderne. Le lecteur trouvera avec les deux appendices (qui complètent le chapitre III) une recension exhaustive et contextualisée des passages de Syrianus relatifs à l’étude du principe de contradiction. Ce travail méticuleux permet à son auteur d’une part d’atteindre une vue panoptique de l’interprétation de Syrianus, qui passe par des observa- tions philologiques scrupuleuses, à son lecteur d’autre part de trouver de vraies pistes d’analyse sur quelques-uns des points les plus discutés de la Métaphysique. Index locorum, rerum et nominum.

Marc-Antoine GAVRAY, Aspirant du FNRS.

E. MOUTSOPOULOS, Les structures de l’imaginaire dans la philo- sophie de Proclus. Un vol. de 318 pp. Paris, L’Harmattan, 2006. Prix: 28,30 /. ISBN: 2-296-01256-6. Le stock de cet ouvrage paru aux Belles-Lettres en 1985 (cf. notre compte rendu, Revue philosophique de Louvain, mai 1986, pp. 252-255) 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 268

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fut détruit par un incendie. Aussi une réédition s’imposait-elle, avec sup- plément bibliographique mentionnant les parutions proclusiennes de l’auteur. Elle requiert une nouvelle appréciation en fonction de toute l’œuvre d’E. M., d’autant plus que celui-ci, historien et philosophe, s’est montré le connaisseur de Proclus le plus érudit et le plus pertinent. Il a rectifié et renouvelé l’interprétation de la pensée du Diadoque en suivant de près tous les textes, de sorte que d’une fidélité résulte une lecture ori- ginale. En outre, l’intérêt de cette réédition ne se limite pas à ce réta- blissement. C’est encore pour E. M. l’occasion de manifester sa propre méthodologie. Dès lors, en vertu de l’affinité surrationaliste entre lui- même et le Diadoque — quoique, notamment en vertu de son huma- nisme, E. M. se situe loin de la théologie proclusienne —, on comprend mieux la démarche de l’un et de l’autre. E. M. avait jadis mis au point le concept de structure en se démar- quant du réductionnisme structuraliste. Pour chacun des deux penseurs, la structure ainsi que la structurabilité (cf. p. 148) se lient à une inten- tionnalisation d’unité et à un dynamisme conscient. Leur prégnance est marquée par la tripartition de la réédition: structures ontologiques, épis- témologiques et psychologiques. Philosophe du kairos, l’Académicien d’Athènes dénote aussi chez Proclus — comme chez les autres philo- sophes grecs — le kairos qu’il a repensé et érigé en concept-clé et qu’il fait jouer dans la dialectique (nous dirions dialecticité) telle qu’il l’a conçue. Dans ses analyses tant philosophiques qu’historiques, cette dia- lecticité s’implique en tant que processus mobile, fonctionnel et résolu- toire d’une réalité contrastée ou contradictoire, processus éventuellement kairique. Or, dans la métaphysique proclusienne, c’est cette fonction dialectique qu’E. M. a décelée, notamment à propos de l’image et de l’imaginaire, lequel, essentiellement «structure mouvante» (p. 253), se développe dialectiquement comme structuration de structures qui s’en- trappellent constitutivement. La dialecticité de l’image et de l’imaginaire s’insère dans tout un réseau de dialectiques qui structurent l’univers pro- clusien: procession/conversion, désordre/ordre, discontinuité de prin- cipe/continuité de fait, multiplicité/unité, etc. Elle assure la quasi-consis- tance de l’image ubiquiste et ambiguë, «à la fois attachée au réel et indépendante de lui» (p. 29), de même que la quasi-consistance de l’imaginaire presque existant entre être et non-être et entre sensible et intelligible. Kairique, l’image participe à la dialectique de la temporalité qui reflète une durée éternelle. Chez Proclus, E. M. retrouve également une omniprésence de la médiation et conséquemment de la dialectique et du dynamisme. L’image et l’imaginaire proclusiens deviennent média- teurs. L’image n’est entièrement ni être ni non-être «tout en étant les deux à la fois» (p. 18) et elle structure ce qui survient après elle tout en 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 269

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se référant à son modèle supérieur. Elle suscite de la sorte deux voies dialectiques opposées, l’une descendante, l’autre montante. Les média- tions sont destinées à combler les intervalles et les hiatus, rôle moins requis par la philosophie d’E. M. de même que celui de l’ambiguïté érigée par Proclus en noyau de dialecticité. L’ambiguïté du statut ontologique de l’image, intermédiaire entre l’intelligible et la matière, «s’étend, à travers l’ambiguïté du statut épistémologique de l’imaginaire, jusqu’au statut psychologique ambigu de l’imagination» (p. 253). Celle- ci a la faculté de véhiculer la puissance imageante qu’est l’imaginaire. E. M. a réhabilité le Diadoque comme philosophe de premier plan et il a souligné sa rationalité et sa différence par rapport au platonisme et même au néoplatonisme. Il insiste sur la «formation mathématique» (p. 11) de son philosophe. Or, la science mathématique reçoit elle aussi une fonction de médiation entre l’intelligible et le sensible. «La pensée mathématique, tel un catalyseur, révèle la véritable puissance de l’ima- gination» (p. 247). L’image, donnée première et non entité bâtarde, tend à s’exhausser en plus-être. Aussi son quasi-essentialisme, quoiqu’hérité du spiritua- lisme platonicien et, en partie, plotinien, permet-il de penser la réalité sensible, vitale et également intelligible. «En conséquence, la fonction de l’imaginaire dans la philosophie proclusienne est définitivement ren- versée par rapport à l’aspect qu’elle revêt dans le platonisme et dans le néoplatonisme originel» (quatrième de couverture). Nous renvoyons à notre recension des cinq ouvrages proclusiens d’E. M. (La philosophie de la culture grecque, L’Harmattan, 2005, pp. 252-258). Dans le mouve- ment de la pensée proclusienne comme dans la sienne propre, l’Acadé- micien d’Athènes conjugue uni-, bi-, tri- et pluridimensionnalité. Parfois plus proclusien que le Diadoque lui-même, il rehausse chez celui-ci la portée intellectuelle de l’imagination et de l’imaginaire, lequel est reva- lorisé dans sa fonction dominante de l’esprit.

Jean-Marc GABAUDE.

Hasard et nécessité dans la philosophie grecque. TUXJ KAI ANAGKJ STJN ELLJNIKJ FILOSOFIA. Un vol. de 240 pp. Athènes, Centre de Recherche sur la Philosophie Grecque. Académie d’Athènes, 2005. ISBN: 960-404-071-5. Le présent volume collectif est le fruit d’une partie des investiga- tions poursuivies à l’Académie d’Athènes, notamment au Centre de Recherche sur la Philosophie Grecque, et, par ailleurs, de collaborations annexes, comme le rappelle dans l’Avant-propos E. Moutsopoulos, mem- bre de l’Académie d’Athènes et surintendant de ce Centre. Contingence 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 270

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ou fatalité? Le questionnement fut capital pour la philosophie ancienne, des origines à sa phase ultime, comme en témoigne le renouveau récent de l’intérêt scientifique et philosophique pour la question. Un premier article de Marcel Conche, sur «La métaphysique du hasard», commence avec cette question: «De quelle façon […] les décisions, les choix de la liberté s’inscriront-ils dans l’ordre naturel?» (p. 11) et cette remarque de Rémy Lestienne: «L’on ne pourrait pas ima- giner un libre arbitre possible s’il n’y avait pas un certain hasard». À partir du moment où le hasard devient un principe explicatif au niveau des choses, on a une métaphysique du hasard. Marcel Conche se propose alors d’analyser les différents aspects sous lesquels on peut parler de «hasard» dans le système de Démocrite. La philosophie suppose une sorte de sagesse «tragique» (p. 24), la lourde décision d’accepter la vérité, celle d’une métaphysique du hasard, élaborée par les Grecs, et qui trouverait aujourd’hui une confirmation de ce que les savants nous disent du «hasard créateur» (p. 24). Irène-Photini Viltanioti rappelle que si, selon Einstein, «le dieu ne joue pas aux dés», pour Sophocle, le dieu non seulement y joue, mais de plus, il y gagne toujours. La question relative à la consistance d’une vic- toire divine pourrait être reformulée ainsi: «Existe-t-il un Jet qui rende service à la Loi plus que tous les autres?». En fait, chaque jet sert équi- tablement la Loi, de sorte que Zeus soit éternellement vainqueur. En outre, la loi est favorisée par la répétition infinie des jets de dés. Selon le calcul de probabilités, chacune des faces apparaît le même nombre de fois que les autres. De fait, chaque jet fortuit constitue un pas vers la domination absolue de l’ordre, de la Loi, de la Nécessité. L’article de Jean-Marc Gabaude «De la nécessité au hasard: des ato- mistes abdéritains à l’épicurisme» prend place dans cette progression, en partant du principe que le hasard «est une notion — pas encore un concept — qui prête confusion si l’on regarde son histoire et les polé- miques que sa signification (avant l’apparition du terme) a suscitées à pro- pos de l’atomisme antique. Il s’agit d’un fait imprédictible, incausé et ne s’inscrivant pas dans un processus déterminé» (p. 50). La question qui s’impose alors à l’A. est la suivante: «Leucippe et Démocrite, ensuite Epicure et Lucrèce ont-ils, les uns et/ou les autres, admis le hasard comme noyau doctrinal?» (p. 50). Après avoir approfondi la question d’un néces- sitarisme de Leucippe et de Démocrite, l’A. étudie une nécessité polémi- quement muée en hasard et une critique conjointe de toute l’atomistique. Au niveau multiversel, l’épicurisme a, certes, rationalisé «ce brusque et erratique phénomène d’apparence irrationnelle» (p. 58). E. Moutsopoulos ajoute alors à cette étude du hasard et de la nécessité le concept — central dans sa philosophie — du kairos dans un 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 271

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article «Hasard, nécessité et kairos dans la philosophie de Platon». L’A. part alors de cette affirmation, dans Les Lois, que, «avec dieu, le hasard et le kairos gouvernent les affaires humaines dans leur ensem- ble». La définition du kairos est alors rappelée: «il s’agirait d’une tran- che, à la fois minimale et optimale, découpée dans la temporalité, avant laquelle tout est possible et après laquelle rien ne va plus. Situé entre un pas-encore et un jamais-plus, ce “moment-ou-jamais” est une proposi- tion (encourageante) unique et irrépétible faite à la conscience, de s’en emparer et d’en profiter au maximum» (pp. 60-61). Se comporter de manière à «muter la temporalité en kairicité suppose une véritable science» (p. 66). C’est en ce sens que la vigilance serait la vertu cardi- nale du politique. Pour l’A., «le kairos s’avère ainsi le critère objectif de la liberté de l’homme face au hasard autant qu’à la nécessité; par- tant, d’une responsabilité plutôt individuelle que collective. Il suffit pour cela que l’être humain acquière la connaissance bien fondée de la meilleure conduite à suivre en toute circonstance» (p. 69). Irene Svitzou poursuit l’étude de la question platonicienne en approfondissant le concept de nécessité à partir de deux textes (Répu- blique, X, 614 b — 621 d) et Les Lois, X, 904 a — 905 d): «In their tenth books, both Republic and Laws coincide and complete each other: their cosmological theories provide a universe conducted by Necessity and totally obeying a teleological plan. Man, as a part of it, has not the «chance», whatsoever, to freely choose throughout his life or the right to another decision if once mistaken. Within the platonic cosmic pattern, everything is well decided and placed by Gods and Necessity and there- fore not willing to submit into any “accidental” change» (p. 79). La question des rapports entre chance et nécessité, déjà apparue dans l’ouvrage avec l’article de A. Aravantinou-Bourloyanni, «Neces- sity and Chance in Democritus’ Cosmology» est ensuite étudiée dans la pensée d’Eudoxe avec l’article de Christopher N. Polycarpou, en lien avec la perspective démocritéenne et pythagoricienne. Au centre de l’ouvrage, un ensemble d’articles sont consacrés à Aristote. John Dud- ley poursuit l’étude de la question précédente en analysant les rapports entre nécessité et chance dans la critique aristotélicienne des Présocra- tiques, alors qu’un peu plus loin dans ce recueil, figure comme en écho un article d’Helen Margaritou-Andrianessi sur «Chance and Necessity in Epicurus’ philosophy». Pour John Dudley, «unlike his predecessors Aristotle attributed necessity or the usual in nature to hypothetical necessity rather than to a chance formation occurring by material neces- sity. The argument he put forward for associating chance with final cau- sality rather than material necessity may be considered to be a signifi- cant contribution to philosophical and scientific thought» (p. 110). 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 272

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Francesca Philippi étudie, quant à elle, l’importance du concept de dunamis, dans ses liens avec la causalité et la chance, en approfondis- sant à la fin de sa contribution le rapport qu’établit Aristote dans sa Métaphysique entre «rational and irrational potentialities» (p. 128). Doukas Kapantaïs approfondit à partir du De Interpretatione, 9 le lien entre déterminisme et délibération dans une très intéressante contribu- tion. Fran O’Rourke analyse finalement les rapports entre connaissance et nécessité dans la pensée d’Aristote, en étudiant progressivement les liens entre nécessité et sensation, entre nécessité et non-contradiction, entre nécessité et vérité, entre nécessité et cause, entre connaissance et nécessité de la nature, enfin la question de la nécessité du premier moteur. Maria Protopapas-Marnelli, dans son article «Le hasard est une chose qui échappe à la perspicacité humaine (Stobée, Ecl., I, 6, 17b)», constate, à partir des propos relatifs à Zénon de Citium et à Chrysippe que «deux principes fondamentaux de la philosophie stoïcienne se heur- tent l’un contre l’autre: celui de la liberté et celui de la nécessité» (p. 180). Pour élucider cette question, l’A. se propose d’envisager la néces- sité et ses rapports à l’ordre du monde, puis le rapport de cette notion avec le monde sublunaire, avant de se demander quelle place est laissée au hasard dans un monde régi par des règles imposées par le destin. La possibilité de l’existence du hasard relève alors «de l’incapacité de l’être raisonnable à saisir le processus naturel des choses» (p. 194): «Le hasard, s’il existe, se révèle synonyme de l’incapacité de l’intellect humain à concevoir le rôle de l’Eimarméné, de l’enchaînement des cau- ses et la logique selon laquelle elles sont attachées les unes aux autres. Ce “qui échappe à la perspicacité humaine” n’est pas l’événement for- tuit; c’est la succession logique (eïrmóv) des choses que l’intellect humain, encore imparfait, renonce à comprendre» (p. 194). L’article de Lucien Jerphagnon, «Les mythes et l’image de la des- tinée: d’Homère à Saint Augustin» montre combien épopées et tragédies grecques, puis romaines, ont pris acte de la nécessité et du hasard comme des données de fait dans la présence des mortels sur la terre. Elles inclinent, selon l’A., à un fatalisme «dont les mythes revêtent de transcendance les causes et les effets» (p. 198). Le rapport aux philo- sophies s’impose alors: «Les philosophies ne feront que théoriser, chacune selon ses perspectives, cette disposition fondamentale, et en tirer la leçon, à savoir l’adoption d’une résignation éclairée, assortie d’un bon usage de la marge d’initiative dont on dispose quant aux options qui se présentent. Ainsi en va-t-il de l’humaine destinée: illuminée par Socrate d’une “belle espérance”, encore que risquée; conceptuellement organi- sée par Aristote, qui l’oriente vers une immortalité virtuelle; mécanisée 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 273

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par les Épicuriens, tandis que les Stoïciens en anoblissent le détermi- nisme» (pp. 198-199). Pour Augustin, il n’y a ni hasard ni nécessité à la façon des antiques épopées et tragédies, mais un mystère des rapports entre la providence divine et la liberté humaine. Georgios Lekkas étudie dans ce qui pourrait constituer une espèce de conclusion de l’ouvrage «Le concept positif de la nécessité et la pro- duction des êtres chez Plotin». L’A. pose que Plotin a recours «au cri- tère de ce qui se situe par nature en amont ou en aval pour faire appa- raître que (a) le simple donne naissance au complexe et que (b) ce qui est en acte donne naissance à ce qui est en puissance, de même que (c) ce qui est parfait produit ce qui est moins parfait, et jamais le contraire» (p. 203). La nécessité va jusqu’à régir le raisonnement sur lequel se fonde la manière philosophique de penser: «Même la nécessité régissant le raisonnement sur lequel se fonde la manière philosophique de penser présuppose et se moule, dans l’esprit de Plotin, sur la nécessité qui gou- verne à la fois le monde et sa source. Pour un philosophe grec de l’anti- quité tel que Plotin, les lois du raisonnement font partie des lois de la nature» (p. 213). Plotin sait alors qu’il étudie Dieu et la nature, tout comme il s’étudie soi-même «grâce aux moyens divins de création du monde, de conservation du monde créé mais aussi la connaissance de ce monde que constituent les lois de la nature» (pp. 213-214). Le philo- sophe grec se tient alors à leur service. Cet ouvrage d’un très haut intérêt se clôt sur un article de Georges Arabatzis, «Le système de Pléthon et la nécessité». Le thème de la néces- sité est particulièrement argumenté par Pléthon dans son petit traité «Du Destin», qui en fait était l’un des chapitres de son œuvre Les Lois. Pléthon a «une conception nécessitariste et causale du destin qu’il aperçoit comme une force complètement déterminante tandis que la liberté humaine se pré- sente plutôt comme un pseudo-problème; un moralisme et un légalisme d’origine platonicienne sont mêlés à son stoïcisme, voire une stricte divi- sion entre le bon et le mal. Suivre le destin demande une grande domina- tion de soi sur la base des lignes directrices de vie qui ne dépendent pas de nous et auxquelles l’insoumission [r]éserve la plus stricte punition» (p. 236). Le Byzantin apparaît alors sous les traits du moralisateur et du volontariste plutôt que du fataliste au sens moral» (p. 236).

Patricia VERDEAU.

L’alchimie et ses racines philosophiques. La tradition grecque et la tradition arabe. Sous la direction de Cristina VIANO (Histoire des doctri- nes de l’Antiquité classique, 32). Un vol. de 242 pp. Paris, Vrin, 2005. Prix: 28 /. ISBN: 2-7116-1754-8. 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 274

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S’inscrivant dans le renouveau des études sur l’alchimie, qui avait déjà permis une publication récente des textes grecs dans l’édition des Belles Lettres, C. Viano fait remarquer qu’une étude générale des sour- ces philosophiques de ce courant n’a jamais été entreprise d’une manière satisfaisante. C’est notamment la conception philosophique de la «ma- tière première», substrat de toutes les transmutations, qui retiendra l’at- tention ici. L’ouvrage se divise en trois parties: la première examine les conceptions de la matière chez les philosophes grecs (Platon-Aristote, les Stoïciens et Plotin); la deuxième, présente l’alchimie alexandrine; la troisième, l’alchimie arabe, la tradition latine n’étant ici représentée que d’une manière indirecte et allusive. Faisant de la chôra une entité plus fondamentale que les quatre élé- ments, Platon (selon l’étude de Luc Brisson: «La théorie de la “ma- tière” dans le Timée de Platon et sa critique par Aristote dans la Phy- sique») se démarque de tous les «physiologues» qui l’ont précédé, et ouvre une voie qui sera exploitée non seulement par Aristote, mais aussi, in fine, par les alchimistes. Laissant cependant de côté le rapport avec l’alchimie, L. Brisson nous replonge au cœur des difficiles problèmes d’interprétation du platonisme et de l’aristotélisme. Il en ressort une mise en évidence instructive des difficultés que tra- verse la métaphysique platonicienne, rencontrant avec la chôra ses limi- tes ultimes: la chôra est-elle une matière totalement indéterminée? Et si elle est passive à ce point, pourquoi opposerait-elle une résistance à la mise en ordre du Démiurge? De fait, d’après L. Brisson, la résistance serait plutôt de type mathématique (incapacité des mathématiques de l’époque à rendre compte des rapports de volumes, et extraire certaines racines carrées et cubiques). Or les linéaments de la critique aristotéli- cienne à l’encontre de la notion de chôra nous renvoient aux agrapha dogmata de Platon. Fidèle à son approche critique, L. Brisson n’y voit que des discussions au sein de l’Académie qui, fort nombreuses, n’ont pu être consignées par écrit. Dans ce magma assez inextricable des notions impliquées, on retiendra cette explication assez claire du concept de «la Dyade du Grand et du Petit», définissant, selon Aristote, la chôra du Timée: celle-ci se réduirait à ce qui s’étend entre les limites de la grandeur (ou figure), pouvant être grand ou petit, suivant le cas. Si Aris- tote a exclusivement retenu cet aspect, n’est-ce pas parce qu’il s’agissait du trait le plus saillant de la vision platonicienne de la matière? Avec une telle géométrisation de la matière, à la place des spéculations alchi- miques, c’est bien plutôt Descartes qui s’annonce en filigrane… Jean-Baptiste Gourinat («La théorie stoïcienne de la matière: entre le matérialisme et une relecture “corporaliste” du Timée») s’en prend à l’affirmation courante selon laquelle le stoïcisme serait un «matéria- 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 275

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lisme», sans que soit toujours précisée la conception de la matière impli- quée. À l’instar de l’étude de Brisson, nous sommes ramenés, encore une fois, à l’enseignement oral de Platon, et les deux principes stoïciens pourraient être une émanation de la Monade et de la Dyade indéfinie du Grand et du Petit, comme l’affirme implicitement le récit d’Antiochus rapporté par Cicéron. Toutefois, si le second principe stoïcien (le pre- mier étant Dieu) conserve quelques affinités avec la chôra du Timée (celle-ci étant ramenée exclusivement au monde du devenir), il faut remarquer que la Dyade indéfinie du Grand et du Petit régit aussi l’in- telligible, selon les agrapha dogmata. Il faut dès lors rappeler l’exis- tence de deux traditions parallèles, celle qui décrit la genèse du monde sensible à partir de la nécessité et de l’Intellect (dans le Timée), et celle qui décrit la dépendance de la totalité des mondes intelligible et sensible à partir des deux principes ultimes. Selon J. B. Gourinat, c’est dans la première tradition qu’il faut plutôt situer la source du stoïcisme: le modèle intelligible du Timée sera remplacé par la raison séminale, située au sein d’une divinité démiurgique immanente et confondue avec l’Âme du monde. La théorie de Zénon, élève de l’Académicien Polémon, prend ainsi tout l’aspect d’un commentaire interprétatif du Timée, les Idées ayant été expurgées et leur statut ramené à celui de simples concepts (ennoèmata). L’originalité de la tentative de J.-B. Gourinat est, dès lors, de montrer que Zénon a paradoxalement trouvé, non seulement dans le Timée mais aussi dans le Parménide et dans le Sophiste de Platon, parmi les opinions critiquées dans ces dialogues, des alternatives au pur plato- nisme. Cette utile mise au point nous apprend finalement que le corpo- ralisme stoïcien (les principes ne sont pas des incorporels!) se situe à mi-chemin entre l’idéalisme platonicien et le matérialisme épicurien. Denis O’Brien («Matière et émanation dans les Ennéades de Plo- tin») entreprend, de son côté, d’élucider une des questions les plus pro- blématiques de la philosophie de Plotin: celle de la nature et de l’origine de la matière, relativement aux trois hypostases. Pour parvenir à cette conception, le Néoplatonicien prend d’abord quelque distance par rap- port à la conception du non-être de Platon dans le Sophiste, dans sa réfu- tation de Parménide. La matière, pour Plotin, est un non-être opposé, non pas à l’être de chaque chose, mais «à tous les êtres proprement dits, à savoir les formes». Ce qui nous renvoie plutôt à la définition aristoté- licienne du non-être comme privation, si ce n’est que la privation, chez Plotin, devient le substrat permanent du changement. Synthétisant fina- lement les enseignements du Sophiste et de la Physique, Plotin considère la matière comme générée, dès lors que l’Âme produit un non-être qui est aussi un manque total de définition. La matière, dénuée de toute vie, ne peut alors se tourner vers sa source. L’Âme sera donc entièrement 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 276

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responsable à la fois de la production de la matière et de l’enveloppe- ment de la matière par les formes. Platon serait-il le père de l’alchimie grecque? La question, d’après Cristina Viano («Les alchimistes gréco-alexandrins et le Timée de Pla- ton»), n’est certainement pas à poser en ces termes. De même que Zel- ler montrait que les Stoïciens se sont approprié Héraclite en fonction de leur propre vision du monde, C. Viano montre que les alchimistes se sont approprié Platon, mais aussi Aristote, cherchant à concilier l’incon- ciliable, la physique quantitative du premier et la physique qualitative du second. Dans cette recherche éperdue de paternité, celle des Présocra- tiques est aussi revendiquée. On apprend dès lors que le maître alchi- miste ne se conçoit pas autrement que comme analogon du Démiurge, effectivement présenté par Platon comme un métallurgiste. Mais, para- doxalement, sur ce point, la référence au platonisme, d’après C. Viano, trouve aussi ses propres limites: si Platon concevait comme possible et souhaitable l’imitation du dieu sur le plan de la justice, de la sainteté, voire de la dialectique, il qualifiait l’imitation en matière de physique d’impossible et d’impie. Cependant, à y regarder de plus près, les alchi- mistes grecs visaient moins la reproductibilité de leurs expériences qu’une compréhension mystique, symbolique et analogique du réel: les expériences en pensées primaient de loin les réalisations pratiques. Faisant fond sur cette mysticité, Maria K. Papathanassiou («L’œu- vre alchimique de Stéphanos d’Alexandrie: Structure et transformations de la matière, unité et pluralité, l’énigme des philosophes») perçoit bien, chez Stéphanos (VIe s.), une dualité d’approche entre la chimie mythique et la chimie mystique. Par la première, en effet, l’érudit se livre à l’ana- lyse logique des théories physiques, par la seconde, il se transmute lui- même en homme divin capable d’interpréter théologiquement l’organisa- tion matérielle du monde. La première recherche procède à «une étude approfondie et (à) la comparaison critique de toutes les théories philosophiques». La seconde, essentiellement contemplative, est une exhortation à sonder le mystère secret, avec les yeux de l’intelligence (noieroîs ophthalmoîs). C’est l’in- tellect démiurgique, rempli de formes immatérielles, présent en l’homme divin, qui est dès lors sollicité. Sous l’inspiration des mystiques chré- tienne et néoplatonicienne, Stéphanos nomme chrysopée («art de pro- duire l’or»), l’art divin et sacré des philosophes, comme mystagogie pra- tique (tès sès mustagôgias ta pragmata), les pragmata désignant précisément l’excellence vertueuse. Non sans avoir livré quelques pré- cieux renseignements sur la spatialité de l’art byzantin, et sur le néopla- tonisme inspiré spécialement de Damascius, l’étude se termine par l’ana- lyse de la version de Stéphanos de «l’énigme des philosophes», mystère 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 277

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des mystères, interprété théologiquement à la lumière d’un syncrétisme pythagorico-chrétien, insistant, comme il se doit, sur la puissance arché- typale des Nombres, en particulier de la Trinité. Andrée Colinet («L’Anonyme de Zuretti, un traité alchimique italo- grec de 1300») nous livre les résultats de son travail relatif à un manus- crit médiéval, écrit en langue grecque, provenant d’Italie du Sud, traité syncrétique réunissant les savoirs et les méthodes empiriques des alchi- mistes grecs, latins et arabes, véritable encyclopédie pratique de l’époque. On apprend alors que les métaux contiennent des puissances cachées, qu’ils ont un sexe, qu’ils peuvent être malades et être soignés, que l’or est une sorte de levain, etc. En cela l’auteur anonyme du traité répercute les idées de son temps, sans vraiment innover, en privilégiant les savoir-faire par rapport à la philosophie. Dans la première étude de la troisième partie de cet ouvrage, Ulrich Rudolph («La connaissance des Présocratiques à l’aube de la philosophie et de l’al-chimie islamiques») attire notre attention sur trois traités de philosophie islamique (IXe siècle), dont le traité alchimique connu en Occi- dent sous le titre: Turba philosophorum. L’important est dès lors de bien circonscrire le contexte culturel de ces textes. Fait étonnant: on note d’emblée la toute-puissance du principe d’autorité, dont jouissent en particulier les Présocratiques. Cependant, loin d’être de véritables témoi- gnages, ces textes ne font que se parer du prestige des premiers penseurs grecs, afin d’exposer des thèses qui portent la marque prépondérante de la théologie islamique. Au moyen d’une approche à la fois synthétique et rigoureuse, cet article nous permet de faire le point sur la pseudépigraphie en général. Jamais les doxographes grecs, parce qu’ils évoluaient au sein d’un univers hellénique (avec un accès plus ou moins direct aux sources), ne pouvaient se permettre un tel détournement et une telle récupération. Même les Pères de l’Église, tout dogmatiques et tendancieux qu’ils fus- sent, étaient contraints de respecter un tant soit peu la pensée des anciens auteurs qu’ils citaient. Que reste-t-il finalement de proprement philo- sophique dans ces traités? Une inspiration globalement néoplatonicienne ou néopythagoricienne, une certaine vision de la Concordantia philoso- phorum : sous l’autorité de Pythagore, chaque philosophe majeur apporte sa contribution. Une concorde néanmoins sélective, avec une disqualifi- cation sans appel des hérétiques : Épicure, Plutarque, Zénon le Stoïcien et Pyrrhon, sans oublier Zoroastre, celui-ci n’ayant strictement rien com- pris de la doctrine de son maître Pythagore! Il est vrai que la raillerie est facile, mais n’oublions pas que l’Islam de l’époque a su s’ouvrir à autre chose qu’à lui-même, et on ne peut décemment pas mettre sur le même plan une jeune culture étrangère qui assimile, avec un enthousiasme manifeste, un héritage des plus complexes, et une vieille culture qui 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 278

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détient cet héritage, rompue depuis longtemps aux méthodes les plus sophistiquées. Dans sa contribution, Paola Carusi («Génération, corruption et transmutation. Embryologie et cosmologie dans l’alchimie islamique au Xe siècle») explicite, au travers de la Rutba al-hakim (Chemin propé- deutique du Sage), le Miftah al-hakima (Clé de la Sagesse) et le Ihwân as-Safâ (Épîtres des frères de la Pureté), la théorie typiquement alchi- mique de la transmutation. Au processus de la génération-corruption des corps à partir du germe qui contient la forme (processus horizontal), s’ajoute le mouvement vertical d’aller et venue des êtres au sein de la hiérarchie des genres et des espèces. Il ressort de ces analyses une liaison étroite entre philosophie et alchimie, celle-ci n’étant pas «une divagation confuse d’origine incertaine». Si l’influence aristotélicienne apparaît ainsi certaine, celle du néoplatonisme est plus discutable. Les thèmes pointent plutôt une physique des contraires, d’inspiration pythagori- cienne et empédocléenne. Au travers de la procession [Dieu — Matière — Parole — Création — Dualité des contraires], l’alchimie islamique apparaît donc curieusement comme une expression à la fois mystique et scientifique de la synthèse qui s’est opérée entre la tradition coranique et la tradition philosophique grecque. Explorant plus en détails un des trois textes présentés précédem- ment, Yves Marquet («La place de l’alchimie dans les Épîtres des frères de la Pureté (Ihwân as-Safâ)») revient sur une conclusion qu’il avait formulée dans son ouvrage consacré antérieurement (1988) à la philo- sophie des alchimistes musulmans. Il pensait alors que les auteurs jâbiriens pouvaient avoir contribué à ces Épîtres des Ihwân. Or la démarcation entre ces deux sectes, l’une extrémiste (les Jâbiriens), l’autre modérée, lui apparaît maintenant plus clairement. Bien qu’ismaïliens et ésoté- riques les uns comme les autres, les Ihwân sont davantage des philo- sophes, «qui passent en revue toutes les sciences de leur temps, et à l’oc- casion, parlent d’alchimie». L’essentiel du «mystère» de la prophétie, autrement dit les sciences occultes (sous leur forme licite), est le propre des prophètes, imams et initiés. Il ressort des Épîtres «un syncrétisme hellénistique, fait notamment de néoplatonisme, de pythagorisme, d’her- métisme («philosophique» et astrologique), le tout intégré dans un ter- roir musulman». C’est à une analyse philologique d’un ouvrage négligé, un com- mentaire arabe d’un apocryphe perdu de Platon, que se livre Pierre Thillet dans «Remarques sur le Liber Quartorum du Pseudo-Platon (Kitâb al-rawabi li-Aflâtun)». L’objet de ce commentaire, connu aussi par une version latine (env. 1200), est de présenter le «Cheikh Platon» comme expert en alchimie, en reliant cette discipline à la géométrie du 9891_RPL_08_Comptes rendus 20-04-2007 14:43 Pagina 279

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Timée. Au moyen d’une enquête difficile, à l’affût du moindre indice (avec des termes grecs mal translittérés en arabe et en latin), le philo- logue tente de remonter à l’origine du pseudépigraphe grec, objet du commentaire arabe, ne cachant pas ses nombreuses incertitudes. Après lecture de ce bel ouvrage, on ne peut que remercier C. Viano et les chercheurs réunis d’avoir apporté cet éclairage hautement instruc- tif sur ce large domaine culturel, longtemps méprisé et négligé: on per- çoit alors toute l’importance du paradigme pythagorico-platonicien, comme vecteur principal de l’hellénisme, dont cette pensée étrange, occulte et cosmopolite s’est finalement emparée, parvenant à associer science, philosophie, mystique et technique en un tout à la fois maladroit et harmonieux, avant que le cartésianisme ne les séparât d’une manière irréversible.

Jean-Luc PÉRILLIÉ.