- -- Auschwitz Soixante ans après «Une série de chances et . ., , uncœur a toute epreuve»

Décédée le 11 décembre 1996. Marie-Claude Vaillant-Couturier était restée àjamais la . déportée politique matricule 31685 du camp d'Auschwitz. Et aussi celle qui témoigna au procès de Nuremberg. Et quel témoignage!

e suis entrée dans la salle très lente- . . ment. Je suis passée devant Goering << et les autres nazis. !'étais face à eux J et, sans un mot, simplement avec mes yeux, je leur disais: "En ce moment, ce sont des millions de morts qui vous regardent." »(1) Les yeux de Marie-Claude Vaillant-Couturier ressem- blaient à deux étoiles bleues qui ne chancelaient ja- mais. Il était 10 heures du matin, ce lundi 28 jan- vier 1946, à Nuremberg, quand elle passa devant les accusés, lentement. Un à un, très près, les frô- lant presque, elle les dévisagea. Pour voir quoi? S'il restait un bout d'humanité sur ces visages? Ou à quoi pouvaient ressembler des monstres dégui- sés en homme - à moins que Ce ne fût le contraire? Et puis elle avait parlé, longuement, répondant aux .. questions; prenant le temps du récit pour ne rien omettre, ne laisser aucune prise à l'inexactitude. Juste raconter ce qu'elle savait, ce qu'elle avait vu. Bien qu'assise, elle s'arrima parfois à la barre. Le corps droit. Si peu vacillant. Elle avait trente-qua- tre ans cejour-là. Mais elle savait (déjà) qu'elle n'a- vait plus d'âge. Depuis le 20 novembre 1945, le fameux «pro- cès pour l'histoire» égrenait à chaque jour d'au- dience ses horreurs. La particularité de cette instance voulue dès 1942 (2) fut notamment de «démonter» toute la mécanique nazie, de l' acces- sion au pouvoir de Hitler à sa chute, et de révéler les grands secrets de la Seconde Guerre mondiale. Des milliers de documents, des films.des témoi- gnages furent présentés à ce tribunaLIls seront «pesés», évalués, classés et formeront un corpus de 42 volumes comprenant plus de 30000 pages. Marie-Claude sur le front ou dans les yeux la moindre trace, le Pendant dix mois et dix jours, la ville détruite de Vaillant- moindre reflet, la plus petite justification de leur, Nuremberg, qui avait été le théâtre de grandes ma- Couturier gloire passée, ou du terrifiant pouvoir qui fut le nifestations nazies, servit à dire au monde la mons- par Henri leur.»Francis Cohen confirme: «Les plus impor- truosité de la Shoah et du régime hitlérien. Cartier- Bresson tants déclaraient avoir obéi au' devoir patriotique, Quatre chefs d'accusation avaient été retenus. en 1945. les seconds couteaux avoir obéi aux ordres ... » «Plan concerté ou complot, crimes contre la paix, Ce matin du 28 janvier 1946, donc, lorsque Ma- crimes de guerre et crimes contre l'humanité ». rie-Claude Vaillant-Couturier pénètre dans la salle, Francis Cohen, envoyé spécial de l'Humanité, ra- elle «est» tout à la fois. Femme. Résistante. Dé- conte ainsi: «La tension était forte lorsque les ac- Elle portée. Rescapée d'Auschwitz. Elle représente cusés sont entrés, mais ils donnaient l'impression représente aussi toutes celles et tous ceux qui avaient été de gens assezmédiocres face à leur propre destin. «classéte) S» «Nuit et Brouillard» par les nazis, Seul Goering se détachait. Il était le chef. Aux inter- aussi toutes destinée e) s à mourir et rien d'autre. Mais pas à être ruptions de séance, on se groupait autour de lui. Il celles et tous gazée immédiatement car non juive (elle-même donnait des consignes ... »(3) Témoin lui aussi des fera la distinction). Vouée à la mort lente, Marie- premiers instants, Joseph Kessel, dans France Soir, ceux qui Claude réussit à en réchapper parce qu'elle parlait écrit: «Les militaires claquent les talons. Les civils avaient été allemand, et puis parce qu'il y eut ce qu'elle appe- se serrent les mains. Les uns sourient. D'autres ont « elasséïeïs » lait «une série de chances et un cœur à toute les traits soucieux. Certains visages ne montrent épreuve», Sur le petit cahier qu'elle a réussi à tenir , aucune expression. Ils s'assoient, s'installent, cau- « Nuit et à Ravensbrück quelques jours avant la libération sent entre eux ou avec leurs défenseurs. Mais au- par l'Armée rouge, le 30 avrilI94~, elle avait consi- cun de ces hommes accusés, dont je scrute les fi- .Brouillard» gné ce commentaire: «Personne, personne ne gures avec une avidité passionnée, aucun ne porte par les nazis. , pourra se représenter cela, on ne pourra pas nous

2 SUPPLEMENTA L'HUMANITE HEBDO • JANVIER 2005 croire. » D'ailleurs, inscrite pour être rapatriée par convoi de la Croix-Rouge, elle décida de rester Un témoignage pour soigner ses compagnes atteintes du typhus. Elle ne rentra qu'en juin. Est-elle jamais «ren- pour l'histoire trée» ? Quand elle évoquait son parcours, avec une mi- Par Jean-Emmanuel Ducoin nutie et une modestie sans borne, s'autorisant ra- rement le «je », on croyait revoir cette jeune étu- Pour l'occasion, on empruntera volontiers diante inscrite aux Beaux-Arts qui apprit une formule à un vieux professeur d'histoire l'allemand après l'anglais et qui vécut à Berlin de et de grec ancien d'un établissement réputé: 1930 à 1931.«l'ai été témoin de la montée du fas- «Jeunes gens, avant de parler, lisez ceci et cismé dans une Allemagne où existait une misère vous comprendrez!» Instruits par ce conseil, atroce. C'était quelque chose qui se voyait partout, l'autre jour, nous nous sommes donc qui prenait à ta gorge. » Sa mère était une cousine plongés dans le témoignage de Marie- éloignée de la dynastie Peugeot. Son père, l'éditeur Claude Vaillant-Couturier à Nuremberg. Lucien Vogel, était, lui, un homme de gauche, et Un choc, évidemment. Mais plus incroyable son grand-père, un partisan acharné du socialisme (et qu'on nous pardonne l'aveu ainsi livré), de Guesde et de Jaurès. Elle disait:«Mes parents après cette lecture nous nous sommes étaient des intellectuels qui vivaient confortable- demandés: l'avait-on seulement lu ment. Mais le chemin qui m'a menée au Parti com- dans son intégralité? Pas sûr ... Autrement muniste n'est pas celui que pouvait emprunter un dit: connaissait-on ce texte, sa teneur, ouvrier exploité. J'ose même avouer que c'est la son importance et sa «force», conscience de n'avoir pas eu d'autre effort à faire sans l'avoir parcouru de part en part, que celui de naître qui m'a donné une certaine dans son intégralité? Possible ... conscience de classe» (1). « Personne, Chemin faisant, nous nous sommes donc dit Engagée au sein de l'Association des écrivains que nous ne serions sans doute pas les seuls et artistes révolutionnaires, elle, la passionnée de personne à éprouver ce sentiment. Et qu'il convenait, photographie qui croisa Henri Cartier-Bresson, ne pourra se à l'heure où l'on commémore la libération Willy Ronis et Robert Capa (4), adhéra au PCF au . du camp d'Auschwitz-Birkenau, lendemain de la manifestation fasciste du 6 février représenter de permettre à tous nos lecteurs de (re) 1934. En 1937, elle connut le premier drame de sa cela, découvrir ce témoignage dans sa totalité, vie: son époux, Paul Vaillant-Couturier, député et tel qu'il fut consigné dans les archives ancien rédacteur en chef de J'Humanité, décède on ne pourra du grand procès qui débuta le 20 novembre d'un infarctus, quinze jours après leur mariage ... pas nous 1945 pour s'achever le r- octobre 1946. «Par-delà le chagrin, je savais que Vaillant-Cou- En ce tribunal de la conscience universelle, turier m'avait ouvert une fenêtre sur le monde qui croire. » où l'on devait savoir et comprendre le non- ne se refermerait plus. » compréhensible, dans le paysage spectral Entrée dans la clandestinité en avril 1940, elle d'une Allemagne dévastée, des juristes s'engage dans la Résistance dès l'arrivée des trou- venus de tous les pays vainqueurs pes allemandes en France. Elle se souvenait ainsi s'attachèrent à un «travail» jamais de ce maudit mois de juin 1940 et des premiers entrepris dans l'histoire de l'humanité, bruits de bottes dans : «J'étais place de l'O- qu'on n'a d'ailleurs pas revu depuis et péra avec une vieille darne et un agent de police. qu'on ne reverra peut-être jamais. Car Nous avons pleuré tous les trois. » Employée aux Nuremberg posait un « problème» définitif: éditions clandestines du PCF, elle est arrêtée le 9 fé- le rôle de la justice dans l'histoire, alors que vrier 1942 par la police française. «Je ne pensais le reste, si l'on peut dire, ne relevait que qu'à une chose, faire disparaître les fausses cartes de la contingence plus ou moins éphémère d'identité et le courrier de Jacques Duclos qui des rapports de forces, militaires étaient cachés dans le double fond de mon sac à et économiques. Ce procès, avec sa grandeur provisions. J'ai donc demandé l'autorisation d' al- et sa nécessité, mais aussi ses limites, a-t-il ler aux toilettes et là, il fallait faire vite, détruit tous concrétisé l'utopie d'une punition qui ne ces documents ... » serait pas une vengeance des vainqueurs D'abord mise au secret puis incarcérée au fort sur les vaincus? Le «ça» de« plus jamais de , elle fut déportée à Auschwitz le ça» était-il seulement condamnable (on 23 janvier 1943. En août 1944, le matricule 31685 n'ose écrire expiable)? Comment regarder était transféré à Ravensbrück. Comment décrire de face le «crime contre l'humanité» alors le dévouement de cette femme, elle parmi et le prendre comme «référence» quand d'autres? Aragon en fera le symbole d'un de ses l'événement en question -les exactions poèmes: «Je vous salue Maries de France aux cent nazies et la Shoah - reste et restera si massif, visages ... » si insondable, qu'il faut bien admettre que À son retour des camps, elle réintègre la vie du l'inhumanité commence bien «en deçà» ? peF Élue au Comité central en juillet 1945, au ti- A ces questions, des femmes et des hommes tre de suppléante, elle en devint membre titulaire donnèrent une réponse et une seule: quand en juin 1947 et restera dans l'instance dirigeante des humains se dressent contre l'humain, jusqu'en 1985. Parallèlement, elle entama une donc contre eux-mêmes, il faut que d'autres brillante «carrière» parlementaire en devenant humains, victimes ou non, disent l'humanité l'une des premières femmes à entrer au Palais- et l'universalité. Bourbon: membre de l'Assemblée constituante Rescapée d'Auschwitz et de Ravensbrück, provisoire, députée de l,à Seine de la Libération à Marie-Claude Vaillant-Couturier était une novembre 1958, puis réélue de novembre 1962 à victime. Vivante, elle put raconter. En toute 1973 de la l" circonscription du Val-de-Marne, elle universalité. ~ ~ ~ - Auschwitz Soixante ans après fut vice-présidente de l'Assemblée nationale en- concerne la grandeur de l'homme. sa valeur; sa di-

tre 1956 et 1958, puis entre 1967 et 1968. Elle aban- gnité. Marie-Claude n'est pas morte. JO donna son siège quelques semaines avant les élec- Jean de Leyzieu tions législatives de 1973. Georges Marchais, se- Elle était« de crétaire général du PCF, fut élu dans son fauteuil. ces êtres (J) ln l'Humanité du 13 décembre 1996. Gilles Lorsqu'elle s'éteignit en 1996, à quatre-vingt- humains Smadja y racontait l'une de ses entrevues avec quatre ans, elle était toujours présidente de la Fon- Marie-Claude Vaillant-Couturier. dation pour la mémoire de la déportation. Qua- qu'on a la (2) Une conférence interal1iée eut lieu à Londres rante années après Nuremberg, elle avait d'ailleurs grâce de enjan vier 1942 avec1es représentants des témoigné au procès de Klaus Barbie. Au lende- gouvernements en exil et du Comité de la France main de sa mort, Geneviève de Gaulle écrivait dans rencontrer libre. Y fut faite la demande que la fin de la guerre nos colonnes: «C'était une femme d'une huma- dans sa vie, ait pour sboutissçment le «châtiment des coupables, nité profonde.De ces êtres humains qu'on a la quel que soit leur degré de responsabilité ". grâce de rencontrer dans sa vie, et qui vous mar- et qui vous (3) ln l'Humanité du 20 novembre 1995, entretien quent pour toujours. (...) Elle a été pour nous tous, marquent avec Francis Cohen réalisé par Jean-Paul Piérot. anciens déportés, mais bien au-delà, de ces figures (4) Elle réalisa pour l'Humanité des reportages sur de proue qui nous entraînent, qui nous poussent, pour l'Allemagne hitlérienne dont il ne demeure que peu pour aller toujours plus loin dans tout ce qui toujours. » de traces, les Allemands ayant brûlé ses archives. Un an après la découverte d'Auschwitz par l'Armée rouge, Marie-Claude Vaillant-Couturier témoigne

'est àlademandede l'accusation y arriva le 27 janvier 1943 avec 229 com- plus de signification que le régime de ba- française que Marie-Claude pagnes. gne -la mort par épuisement au travail Vaillant-Couturier a été citée à La première partie de son témoignage forcé - qui règne à Ravensbrück est aussi Ccomparaître comme témoin à porte sur le régime de ce camp. Aussi ef- peu imaginable. On le mesurera à la lec- charge lors du procès des principaux froyable que fut ce qu'elle y a vécu, elle ture de ce qui constitue la seconde partie responsables du Reich nazi devant le tri- souligne à plusieurs reprises combien les de son témoignage. bunal militaire international de Nurem-, choses étaient pires encore pour les juifs ' Elle fut rapatriée en France le 25 juin berg qui a siégé du 14 novembre 1945 au pour lesquels la règle la plus générale 1945. 1" octobre 1946. Elle est auditionnée du- était d'ailleurs la chambre à gaz dès l' ar- Le texte intégral de son audition de- rant plus de deux heures dans la matinée rivée. Marie-Claude Vaillant-Couturier vant le tribunal de Nuremberg a été édité, du lundi 28 janvier 1946, un an jour pour et les quelques survivantes de son convoi comme tous les actes de ce procès sans jour après la découverte d'Auschwitz par sont transférées à Ravensbrück (Allema- précédent et les documents qui y ont été l'Armée rouge. Communiste, résistante, gne) au début d'août 1944: « Lorsque produits, par le secrétariat du tribunal. Il arrêtée par la po liée vichyste en fé- nous avons quitté Auschwitz, dit-elle, figure dans le tome VI (pages 211 à 239) vrier 1942, Marie-Claude Vaillant-Cou- nous avions l'impression de sortir de de l'édition en langue française publiée turier fut des rares détenus politiques l'enfer, et pour la première fois, un espoir par les autorités alliées à Nuremberg en français à être déportés à Auschwitz. Elle de revivre ... » Ces propos ont d'autant 1947.

4 • SUPPLEMENT A L'HUMANITE HEBDO • JANVIER 2005 «Je suis partie pour Auschwitz le 23 janvier et arrivée le 27...»

Lundi 28 janvier 1946 homme aux Invalides? s'était approchée de son mari pour l' em- (audience du matin) Madame Vaillant-Couturier: Oui. brasser, il avait poussé un gémissement Monsieur Dubost: Vous avez été ar- et lui avait dit: «Je ne peux pas te pren- Monsieur Dubost (procureur général rêtée et déportée. Pouvez-vous faire vo- dre dans mes bras, car je ne peux plus adjoint): Avec l'autorisation du tribu- tre témoignage? bouger.» nal, nous poursuivrons cette partie de , Madame Vaillant-Couturier: J'ai été Chaque fois que les détenus reve- l'exposé du èas français par l'audition arrêtée le 9 février 1942 par la police naient de l'interrogatoire, on entendait d'un témoin qui a vécu pendant plus de française de Pétain, qui m'a remise aux s'échapper par les fenêtres des gémisse- trois ans dans les camps de concentra- autorités allemandes au bout de six se- ments, et les détenus disaient qu'ils ne tion allemands. maines. Je suis arrivée le 20 mars à la pri- pouvaient plus se remuer. (On introduit madame Claude son de la Santé, au quartier allemand. Durant le séjour de cinq mois que j' ai Vaillant-Couturier) J'ai été interrogée le 9juin 1942. À la fin fait à la Santé, plusieurs fois on est venu Le président: Quel est votre nom? de mon interrogatoire, on a voulu me chercher des otages pour les fusiller. Voulez-vous vous lever, je vous prie? faire signer une déclaration qui n'était En quittant la Santé le 20 août 1942, Voulez-vous prêter serment en français? pas conforme à ce que j'avais dit. j'ai été conduite au , Madame Vaillant-Couturier: Claude Comme j'ai refusé de la signer, l'officier qui servait de camp d'otages.Là, j'ai as- Vaillant-Couturier. qui m'interrogeait m'a menacée et, sisté deux fois à des prises d'otages, le Le président: Répétez le serment avec comme je lui ai dit que jene craignais pas 21 août et le 22 septembre. Parmi les moi: «Je jure de parler sans haine et sans la mort ni d'être fusillée, il m'a dit: otages emmenés, il y avait les maris des crainte, de dire la vérité, toute la vérité, «Mais nous avons à notre disposition femmes qui se trouvaient avec moi et qui rien que la vérité. » Levez la main droite des moyens bien pires que de fusiller les sont partitis pour Auschwitz; la plupart et dites: «Je le jure. » gens pour les faire mourir.» Et l'inter- y sont mortes. Ces femmes, pour la plu- . Madame Vaillant-Couturier: Je le prète m'a dit:« Vous ne savez pas ce que part, n'étaient arrêtées qu'à cause de jure. vous venez de faire. Vous allez partir l'activité de leur mari; elles n'en avaient Le président: Asseyez-vous et parlez dans un camp de concentration alle- aucune elles-mêmes. lentement. Vous vous appelez? mand; ami' en revient jamais. » Monsieur Dubost: Vous êtes partie Madame Vaillant-Couturier: Monsieur Dubost: Vous avez été pour Auschwitz à quel moment? Vaillant-Couturier, Marie, née Claude conduite alors en prison? Madame Vaillant-Couturier: Je suis Vogel. Madame Vaillant-Couturier: J'ai été partie pour Auschwitz le 23 janvier et ar- Monsieur Dubost: Votre nom actuel reconduite à la prison de la Santé, oùj'ai rivée le 27. est madame Vaillant-Couturier? été mise au secret: J'ai cependant pu Monsieur Dubost: Vous faisiez par- Madame Vaillant-Couturier: Oui. communiquer avec mes voisins par les tie d'un convoi? Monsieur Dubost: Vous êtes la veuve canalisations et par les fenêtres. Je me Madame Vaillant-Couturier: Je fai- de monsieur Vaillant-Couturier. trouvais dans la cellule à côté de celles du sais partie d'un convoi de 230 Françai- Madame Vaillant-Couturier: Oui. philosophe et du phy- ses (l).ll y avait parmi nous Danielle Ca- Monsieur Dubost: Vous êtes née à, sicien Jacques Salomon, le gendre du sanova, qui est morte à Auschwitz,Maï Paris le 3 novembre 1912? professeur Langevin, l'élève de Curie, Politzer, qui est morte à Auschwitz, Hé- Madame Vaillant-Couturier: Oui. l'un des premiers qui aient étudié la dés- lène Salomon. Il y avait de vieilles fem- Monsieur Dubost: Vous êtes de na- intégration atomique. mes ... tionalité française? Georges Politzer m'a raconté par la Monsieur Dubost: Quelle était leur Madame Vaillant-Couturier: Oui. canalisation que, pendant son interro- condition sociale? Monsieur Dubost: Née de nationalité, gatoire, après l'avoir martyrisé, on lui a Madame Vaillant-Couturier: Des in- française? demandé s'il ne voulait pas écrire des tellectuelles, des institutrices, un peu de Madame Vaillant-Couturier: Oui. brochures théoriques pour le national- toutes les conditions sociales. Maï Polit- Monsieur Dubost: Parents eux-mê- socialisme. Comme il a refusé, on lui a zer était médecin; elle était la femme du mes de nationalité française? dit qu'il ferait partie du premier train philosophe Georges Politzer. Hélène Sa- Madame Vaillant-Couturier: Oui. d'otages qui seraient fusillés. lomon est la femme du physicien Salo- Monsieur Dubost: Vous êtes députée Quant à Jacques Salomon, il a été mon; c'est la fille du professeur Lange- à l'Assemblée constituante? également horriblement torturé, puis vin. Danielle Casanova était chirurgien- Madame-Vaillant-Couturier: Oui. jeté au cachot, d'où il n'est sorti que le dentiste et elle avait une grande activité Monsieur Dubost: Vous êtes cheva- jour dé son exécution pour dire au revoir parmi les femmes; c'est elle qui a monté lier de la Légion d'honneur? à sa femme, également arrêtée et à la un mouvement de résistance parmi les Madame Vaillant-Couturier: Oui. Santé. Hélène Salomon-Langevin m'a femmes de prisonniers. Monsieur Dubost: Et vous venez raconté à Romainville, où je l'ai retrou- Monsieur Dubost: Combien êtes- 'd'être décorée par le général Legentil- vée en quittant la Santé, que lorsqu'elle vous revenues sur 230?

(1) Seuls trois convois de résistants et otages sont partis de France pour Auschwitz. Le premier fut celui du 6juillet 1942, convoi dit des 45000 en référence aux immatriculations attribuées et tatouées à Auschwitz. Il comptait 1 155 hommes, communistes, socialistes et syndicalistes. Une centaine de survivants revinrent en 1945. Le deuxième convoi fut celui de Marie-Claude Vaillant-Couturier; 49 des 230 déportées rentrèrent. Le troisième convoi partit le 27 avril 1944 de Compiègne avec 1677 hommes. Pour ceux-là, Auschwitz ne fut qu'un cours transit d'une quinzaine de jours avant transfert à Buchenwald, pour les uns, pour Flossenbourg, pour les autres. (Source: Livre mémorial des déportés partis de France au titre de la répression, Fondation pour la mémoire de la déportation, Paris 2004.)

's UPPL É MEN T AL' HUM A"N 1 T É H E BOO • JANVIE R 2 0 0 5 '5 Madame VaiUant-Couturier: 49. Il Y vail d'hommes sont rentrés. Derrière d'abord le manque d'hygiène total. ••avait dans le transport de vieilles fern- chaque commando, il y avait des hom- Lorsque nous sommes arrivées à Ausch- mes; entre autres, je me souviens d'une mes qui portaient des morts. Comme ils witz, pour 12000 détenues, il y avait un de soixante-sept ans, arrêtée pour avoir pouvaient à peine setraîner eux-mêmes, seul robinet d'eau non potable, qui cou- eu dans sa cuisine le fusil de chasse de ils étaient relevés à coups de crosse ou à lait par intermittence. Comme ce robi- son mari, qu'elle gardait en souvenir et coups de botte chaque fois qu'ils s'af- net était dans les lavabos allemands, on qu'elle n'avaitpas déclaré pour qu'on faissaient. ne pouvait y accéder qu'en passant par ne le lui prenne pas. Elle est morte au Après cela, nous avons été conduites une garde de détenues allemandes de bout de 15jours à Auschwitz. dans le bloc où nous devions habiter. Il droit commun, qui nous battaient ef- Le président: Vous avez dit que seu- n'y avait pas de lits, mais des bat-flanc froyablement. Il était donc presque im- lement 49 étaient revenues. Voulez-vous; de 2 mètres sur 2 mètres, où nous étions possible de selaver ou de laver son linge. dire que seulement 49 sont arrivées à couchées à neuf, sans paillasse et sans Nous sommes restées pendant plus de Auschwitz? couverture la première nuit. Nous som- trois mois sans jamais changer de linge; Madame Vaillant-Couturier: Non, mes demeurées dans des blocs de ce quand il y avait de la neige, nous en fai- seulement 49 sont revenues en France. genre pendant plusieurs mois. Pendant sions fondre pour pouvoir nous laver. Il y avait également des infirmes, en toute la nuit, on ne pouvait pas dormir, Plus tard, au printemps, quand nous al- particulier une chanteuse qui n'avait parce que chaque foisque l'une des neuf lions au travail, dans la même flaque qu'une jambe. Elle.a été sélectionnée et se dérangeait - et comme elles étaient d'eau sur le bord de la route. nous bu- gazée à Auschwitz. toutes malades, c'était sans arrêt - elle vions,nous lavions notre chemiseou no- Il y avait aussi une jeune fillede seize dérangeait toute la rangée. tre culotte. Nous nous lavions à tour de ans, une élèvede lycée,Claudine Guérin. À trois heures et demie du matin, les rôle dans cette eau polluée. Les cornpa- Elle est morte également à Auschwitz. Il hurlements des surveillantes nous ré- gnes mouraient de soif, car on ne distri- y avait aussi deux femmesqui avaient été veillaient et, à coups de gourdin, on était buait que deux fois par jour un demi- acquittées par le tribunal militaire alle- chassé de son grabat pour partir à l'ap- quart de tisane. mand; elless'appellent Marie Alonzo et pel. Rien au monde ne pouvait dispen- Monsieur Dubost: Voulez-vous pré- Marie-Thérèse Fleuri; ellessont mortes ser de l'appel, même les mourantes de- ciser en quoi consistait l'un des appels à Auschwitz. vaient y être traînées.Là, nous restions du début du mois de février? Le voyage était extrêmement pénible, en rangs par cinq jusqu'à ce que lejour Madame Vaillant-Couturier: Il y a eu car nous étions 60 par wagon et l'on ne se lève, c'est-à-dire 7 à 8 heures du ma- le 5 février ce que l'on appelait un appel' nous a pas distribué de nourriture ni de tin en hiver, e.t, lorsqu'il y avait du' général. . boissons pendant le trajet. Comme nous brouillard, quelquefois jusqu'à midi. Monsieur Dubost: Le 5 février de demandions aux arrêts aux soldats lor- Puis les commandos s'ébranlaient pour quelle année? rains enrôlés dans la Wehrmacht qui partir au travail: Madame VaiUant-Couturier: Mme. nous gardaient si l'on arrivait bientôt, ils Monsieur Dubost: Je vous demande À 3 heures et demie, tout le camp ... nous ont répondu: « Si vous saviez où pardon, pouvez-vous décrire les scènes Monsieur Dubost: Le matin? vous allez, vous ne seriez pas pressées de l'appel? Madame Vaillant-Couturier: Le ma- . d'arriver» Madame Vaillant-Couturier: Pour tin.À 3 heures et demie, tout le camp a Nous sommes arrivées à Auschwitz l'appel, on était mis en rangs, par cinq, été réveilléet envoyé dans la plaine, alors au petitjour. On a déplombé nos wagons puis nous attendions jusqu'au jour que que d'habitude, l'appel sefaisait à 3heu- et on nous a fait sortir à coups de crosse les Aufseherinnen, c'est-à-dire les sur- res et demie, mais à l'intérieur du camp. pour nous conduire au camp de Birke- veillantes allemandes en uniforme, vien- Nous sommes restées, dans cette plaine, nau, qui est une dépendance du camp nent nous compter. Elles avaient des devantle camp,jusqu'à 5 heures du soir, d'Auschwitz, dans uIle immense plaine gourdins et elles distribuaient, au petit sous la neige, sans recevoir de nourri- qui, au mois dejanvier,était glacée.Nous bonheur la chance, comme ça tombait, ture, puis, lorsque le signal a été donné, avons fait le trajet en tirant nos bagages: des coups. nous devions passer la porte une à une, Nous sentions tellement qu'il y avait peu Nous avons une compagne, Ger- et l'on donnait un coup de gourdin dans de chances d'en ressortir - car nous maine Renaud, institutrice à Azay-le-Ri- le dos, à chaque détenue, en passant, avions déjà rencontré les colonnes sque- deau, qui a eu le crâne fendu devant mes pour la faire courir. Cellequi ne pouvait lettiques qui se dirigeaient au travail- yeux par un coup de gourdin durant pas courir, parce qu'elle était trop vieille qu'en passant le porche nous avons l'appel. . ou trop malade, était happée par un cro- chanté la Marseillaise pour nous donner Le travail à Auschwitz consistait en chet et conduite au bloc 25, le bloc d'at- du courage. déblaiement de maisons démolies, cons- tente pour les gaz. Ce jour-là, dix Fran- On nous a conduites.dans une grande tructions de routes et surtout assainisse- çaises dans notre transport ont été hap- baraque, puis à la désinfection. Là, ail ment des marais. C'était de beaucoup le pées ainsi et conduites au bloc 25. nous a rasé la tête et on nous a tatoué sur travaille plus dur, puisqu'on était toute Lorsque toutes les détenues furent ren- l'avant-bras gauche le numéro de matri- Iajournée les pieds dans l'eau et qu'il Y trées dans le camp, une colonne, dont je cule. Ensuite, on nous a mises dans une avait danger d'enlisement. Il arrivait faisais partie, a été formée pour aller re- grande pièce pour prendre un bain de constamment qu'on soit obligé deretirer lever dans la plaine les mortes qui jon- vapeur et une douche glacée. Tout cela une camarade qui s'était enfoncée par- chaient le sol comme sur un champ de sepassait en présencedes SS,hommes et fois jusqu'à la ceinture. Durant tout le bataille: Nous avons transporté dans fa femmes, bien que nous soyons nues. travail, les SS hommes et femmes qui cour du bloc 25 les mortes et les mou" Après, on nous a remis des vêtements nous surveillaientnous battaient à coups rantes, sans faire de distinction; elles souillés et déchirés, une robe de coton et de gourdins et lançaient sur nous leurs sont restées entassées ainsi. unejaquette pareille. Commeces opéra- chiens. Nombreuses sont les camarades Ce bloc 25, qui était l'antichambre tions avaient pris plusieurs heures, nous qui ont eu les jambes déchirées par les de la chambre à gaz - si l'on peut dire- voyions, des fenêtres du bloc où nous chiens. Il m'est même arrivé de voir une' je le connais bien, car, à cette époque, nous trouvions, lecamp des homrtJ.eset, femme déchiréeet mourir sous mesyeux, nous avions été transférées au bloc 26 et vers le soir, un orchestre s'est.installé, alors que le SSTauber excitait son chien nos fenêtres donnaient sur la cour du 25. Comme il neigeait, nous nous deman- contre c;lleetricanait à ce spectacle. On voyait les tas de cadavres, empilés dions pourquoi on faisait de la musique. Les causes de la mortalité étaient ex- .dans la cour, et, dè temps en temps, une. À ce moment -là, lescommandos de tra- trêmement nombreuses. Il y avait-· main ou une tête bougeait parmi ces ca-

6 SUPPLEMENT A L'HUMANITE HEBDO JANVIER 2005 davres, essayant de se dégager: c'était jambes qui, à cause du manque de soins; changeait que quand elles étaient com- une mourante qui essayait de sortir de s'envenimaient rapidement. Nombreu- plètement pourries. Les couvertures là pour vivre. ses sont les compagnes qui sont entrées étaient si pleines de poux qu'on les La mortalité de ce bloc était encore au «Revier » pour des plaies aux jambes voyait grouiller comme des fourmis. plus effroyable qu'ailleurs, car, comme et qui n'en sont jamais ressorties. Une. de mes compagnes, Marguerite c'était des condamnées à mort, on ne Monsieur Dubost: Que faisait -' Il fallait alors attendre que tous les de l'appel, mais on était couché dans des nir sur leurs jambes, aux douches. Il est blocs soient vidés pour chercher sous les conditions effroyables, dans des lits de évident qu'un très grand nombre d'en- cadres les laissés-pour-compte. C'étaient moins d'un mètre de large, à quatre, avec tre elles mouraient en cours de route. parfois deux souliers d'un même pied ou des maladies différentes, ce qui faisait Celles .qui ne pouvaient pas bouger .un soulier et un sabot. Cela permettait que celles qui étaient entrées pour des étaient lavées toutes dans la même bai- de faire l'appel, mais pour le travail, plaies aux jambes attrapaient la dysen- gnoire pendant la désinfection. c'était une torture supplémentaire terie ou le typhus de leur voisine. Les Monsieur Dubost: Comment étiez- puisque cela occasionnait des plaies aux paillasses étaient souillées, on ne les vous nourries?

s U P PL E MEN T A L' HUM ANI TEH E B DO. JAN VI E R 2 0 0 5 7 - Auschwitz Soixante ans après Madame Vaillant-Couturier: ous rilisations, ils ne s'en cachaient pas; ils recevions 200 grammes de pain. trois disaient qu'ils essayaient de trouver la quarts de litre ou demi-litre - suivant meilleure méthode de stérilisation pour les cas - de so pc au rutabaga et" pouvoir remplacer, dans les pays occu- quelquesg ~ - "" margarine ou une pés, la population autochtone par les Al- rondelle de --- n.e soit Cela pour lemands, au bout d'une génération, une le jour. fois qu'ils auraient utilisé les habitants Monsieur : Quel que soit le comme esclaves pour travailler pour travail qui:' internées? eux. Madame - r-Couturier: Quel Monsieur Dubost: Au Revier, avez- que 50' ~ _.' était exigé de l'in- vous vu des femmes enceintes? ternêe. C~ - - ,ui travaillaient à Madame Vaillant-Couturier: Oui. I'usine -.;~" --" - une fabrique de mu- Les femmes juives, quand elles arrivaient ninons - faisaient des grenades et enceintes de peu de mois, on les faisait des ~ " t œ qu'on appelait un avorter. Quand la grossesse était près de .zest-à-dire un supplément, la fin, après l'accouchement, on noyait '-::..Io..:.u..-,-...;, •..••.••.•.• >e était atteinte. Ces déte- les bébés dans un seau d'eau. Je sais cela ti~::si~~)L comme nous, l'appelle parce que je travaillais au Revier et que soir et elles étaient au travail la préposée à ce travail était une sage- 1':::' "= es dans leur usine. Elles ren- femme allemande, détenue de droit com- ie zau camp après le travail et Iai- mun pour avoir pratiqué des avorte- _ l ~trajet aller et retour à pied. ments. Au bout d'un certain temps, un _10 leur Dubost: Qu'était cette autre médecin est arrivé et, pendant deux e lLnion? mois, on n'a pas tué de bébés juifs. Mais, _Iadame Vaillant-Couturier: C'était un beau jour, un ordre est arrivé de Ber- fabrique de munitions. Je ne sais pas lin disant qu'il fallait de nouveau les sup- , quelle ociété elle appartenait. Cela primer. Alors, les mères avec leurs bébés s'appelait l'Union. ont été appelées à l'infirmerie, elles sont Monsieur Dubost: C'était la seule montées en camion et on les a conduites usine? aux gaz. Madame Vaillant-Couturier: Non, il Monsieur Dubost: Pourquoi dites- y avait également une grande usine à vous qu'un ordre est arrivé de Berlin? Buna, mais comme je n'y ai pas travaillé, Madame Vaillant-Couturier: Parce je ne sais pas ce qu'on y faisait. Les dé- que je connaissais les détenues qui tra- tenues qui étaient prises pour Buna ne vaillaient au secrétariat des SS, en parti- revenaient plus dans notre camp. culier une Slovaque, nommée Herta Monsieur Dubost: Voulez-vous par- Roth, qui travaille à l'heure actuelle à Les accusés durant leur procès.«Aucun dl ler des expériences, si vous en avez été té- l'UNRRA à Bratislava. la plus petite'justification de leur gloire pa~ moin? Monsieur Dubost: C'est elle qui vous Madame Vaillant-Couturier: En ce l'a dit? allemandes, et quelquefois d'autres na- qui concerne les expériences, j'ai vu Madame Vaillant-Couturier: Oui. Et tions, mais en majorité des Allemandes. dans le Revier, car j'étais employée au d'autre part, je connaissais également les On arrivait par la corruption et la dé- Revier, la file des jeunes juives de Salo- hommes qui travaillaient au commando lation, la terreur, à les transformer en bê- nique qui attendaient, devant la salle des gaz. tes humaines, et les détenues ont autant des rayons, pour la stérilisation. Je sais, Monsieur Dubost: Vous venez de à s'en plaindre que des SS eux-mêmes. par ailleurs, qu'on opérait également parler des mères juives, y avait-il Elles frappaient autant que frappaient par castration dans le camp des hom- d'autres mères dans votre camp? les SS et, en ce qui concerne les SS, les mes. En ce qui concerne les expériences Madame Vaillant-Couturier: Oui, hommes se conduisaient coinme les fem- faites sur des femmes, je suis au courant en principe, les femmes non juives ac- mes et les femmes étaient aussi sauvages parce que mon amie, la doctoresse couchaient et on ne leur enlevait pas que les hommes. Il n'y a pas de diffé- Hautval, de Montbéliard, qui est ren- leurs bébés, mais, étant donné les rence. trée en France, a travaillé plusieurs conditions effroyables du camp, les bé- Le système employé pàr les SS pour mois dans ce bloc pour soigner les ma- bés dépassaient rarement quatre à cinq avilir les êtres humains au maximum en lades, mais elle a toujours refusé de par- semaines. Il y avait le bloc où se trou- les terrorisant et, par la terreur, en leur ticiper aux expériences. On stérilisait les vaient les mères polonaises et russes. faisant faire des actes qui devaient les femmes, soit par piqûres, soit par opé- Un jour, les mères russes ayant été ac- faire rougir eux-mêmes arrivait à faire rations, ou également par' rayons. l'ai cusées de [aire trop de bruit, on leur a qu'ils ne soient plus des êtres humains. vu et connu plusieurs femmes qui fait faire l'appel toute la journée devant Et c'était cela qu'ils recherchaient; il fal- avaient été stérilisées. Il y avait parmi le bloc, toutes nues avec leurs bébés lait énormément de courage pour résis- les opérées une forte mortalité. Qua- dans leurs bras. ter à cette ambiance de terreur et de cor- torze juives de France qui avaient refusé Monsieur Dubost: Quel était le ré- ruption. de se laisser stériliser ont été envoyées gime disciplinaire du camp? Qui assu- Monsieur Dubost: Qui distribuait les dans un commando de Strafarbeit, rait la surveillance et la discipline? Quel- punitions? c'est-à-dire punition de travail. les étaient les sanctions? Madame Vaillant-Couturier: Les Monsieur Dubost: Revenait-on de Madame Vaillant-Couturier: En gé- chefs SS, les hommes et les femmes. ces commandos? nérai, les SS économisaient beaucoup Monsieur Dubost: En quoi consis- Madame Vaillant-Couturier: Rare- de personnel à eux en employant des taient les punitions? " ment, tout à fait exceptionnel1ement. détenues pour la surveillance du camp. Madame Vaillant-Couturier: En Monsieur Dubost: Quel était le but Ils ne faisaient que superviser. Ces dé- mauvais traitements corporels, en parti- poursuivi par les SS? tenues étaient prises parmi les filles de culier, une des punitions les plus clas- Madame Vaillant-Couturier: Les sté- droit commun ou des filles publiques siques était 50 coups de bâton sur les

8 SUPPLEMENT"A L'HUMANITE HEBDO JAN VIE·R 2 0 0 5 été moi-même, et c'est toujours la même chose. Le système est exactement le même dans n'importe quel camp. Ce- pendant il y a des variantes. Auschwitz, je crois, était l'un des plus durs, mais j'ai été ensuite à Ravensbrück: là aussi, il y avait une maison de tolérance et là aussi on recrutait parmi les détenues. Monsieur Dubost: Selon vous, tout a été mis en œuvre alors pour les faire dé- choir à leurs propres yeux? Madame Vaillant-Couturier: Oui. Monsieur Dubost: Que savez-vous du transport des juifs qui est arrivé , presque en même temps que vous, ve- nant de Romainville? Madame Vaillant-Couturier: Quand nous avons quitté Romainville (2), on avait laissé sur place lesjuives qui étaient à Romainville en même temps que nous; ~ elles ont été dirigées v~rs Drancy et sont • - arrivées à Auschwitz, où nous les avons ~ retrouvées trois semaines plus tard, trois semaines après nous. Sur 1200 qu'elles étaient, il n'en est entré dans le camp que 125, les autres ont été dirigées sur les gaz tout de suite. Sur ces 125, au bout d'un 1 mois il n'en restait plus une seule. Les transports se pratiquaient de la manière suivante, au début quand nous sommes arrivés: quand un convoi de juifs arrivait, on sélectionnait: d'abord les vieillards, les vieilles femmes, les mè- res et les enfants, qu'on faisait monter en camion, ainsi que les malades ou ceux qui paraissaient de constitution faible. On ne prenait que les jeunes femmës et es hommes accusés ne porte sur le front ou dans les yeux la moindre trace, le moindre reflet, les jeunes filles, et les jeunes gens qu'on êe, ou du terrifiant pouvoir qui fut le leur. » Joseph Kessel. envoyait au camp des hommes. reins. Ces coups de bâton étaient donnés dant la désinfection, et ils désignaient Il arrivait, en général, sur un par une machine que j'ai vue; c'était un une petite jeune fille que l'Oberaufsehe- transport de 1000 à 1500, qu'il en entrait système de balancements qui était ma- rin faisait sortir des rangs. Ils la scru- rarement plus de 250-etc'est tout à fait nipulé par un SS. II y avait aussi des ap- taient, faisaient des plaisanteries sur son un maximum - dans le camp. Le reste pels interminables jour et nuit, ou bien physique et, si elle était jolie et leur plai- étai! directement dirigé aux gaz. de la gymnastique; il fallait se mettre à sait, ils .1'engageaient comme bonne, A cette sélection, également, on choi- plat ventre, se relever, se mettre à plat avec le consentement de l'Oberaufsehe- sissait les femmes en bonne santé, entre ventre, se relever, pendant des heures, et rin qui lui disait qu'elle leur devait une vingt et trente-ans, qu'on envoyait au quand on tombait, on était assommé de obéissance absolue quoi qu'ils lui de- bloc des expériences, et les jeunes filles et coups et transporté au bloc 25. mandent. les femmes un peu plus âgées ou celles Monsieur Dubost: Comment se com- Monsieur Dubost: Pourquoi ve- qui n'avaient pas été choisies dans ce but portaient les SS à l'égard des femmes? naient-ils pendant la désinfection? étaient envoyées au camp où elles Et les femmes SS? Madame Vaillant-Couturier: Parce étaient, comme nous, rasées et tatouées. Madame Vaillant-Couturier: Il y que pendant la désinfection les femmes Il y a eu également, pendant le prin- avait à Auschwitz une maison de tolé- étaient nues, temps 1944, un bloc de jumeaux. C'était rance pour les SS et également pour les Monsieur Dubost:Ce système de dé- la période où sont arrivés d'immenses détenus fonctionnaires hommes, qu'on moralisation et de corruption était -il ex- transports de juifs hongrois: 700000 en- appelait des « kapos », D'autre part, ceptionnel ? . viron (3). Le docteur Mengele, qui fai- ' quand les SS avaient besoin de domes- Madame Vaillant-Couturier: Non, sait des expériences, gardait, de tous les tiques, ils venaient, accompagnés de dans tous les camps où je suis passée, le transports, les enfants jumeaux et en gé- l'Oberaufseherin, c'est-à-dire la com- système était le même; j'ai parlé à des dé- néralles jumeaux quel que soit leur âge, mandante femme du camp, choisir pen- tenues venues de cap1ps où je n'avais pas pourvu qu'ils soient là tous les deux.

(2) Le recoupement entre les indications alors données par Marie-Claude Vaillant-Couturier et l'étude exhaustive que constitue le Mémorial de la déportation des juifs de France publié par Serge Klarsfeld en 1978 permettent d'établir qu'il s'agit sans aucun doute du convoi n° 47, qui a quitté la gare Le Bourget-Drancy le Il février 1943 et est arrivé à Auschwitz le 13 févriei Il était composé de 1 000 juifs (499 hommes, 477 femmes, le sexe de 23 personnes n'étant pas précisé), dont 175jeunes et enfants de moins de 18 ans. A l'arrivée, 143 hommes et 53 femmes furent sélectionnés; tous les autres furent immédiatement conduits dans les chambres à gaz. En 1945, de ce convoi on ne comptait que JO survivants, dont une seule femme.

(3) On sait sujourd'bui que c'est en 54jours, de la mi-mai au début juillet 1944, qu'eut lieu la déportation massive des juifs de Hongrie: 437 000 hommes, femmes et enfants. La presque totalité d'entre eux furent gazés dès leur arrivée. '

SUPPLEMENT A L'HUMANITE HEBDO • JANVIE'R 2005 • 9 -- Î Alors, dans ce bloc, ily avait des bébés Ils n'étaient même pas comptés. Une nuit, nous avons été réveillées et des adultes, par terre. Je ne sais pas, en Monsieur Dubost: Vous avez été ta- par des cris effroyables. Nous avons ap- dehors des prises de sang et des mesures, touée? pris le lendemain matin, par les hommes je nesais pas ce qu'on leur faisait. Madame Vaillant-Couturier: Oui. qui travaillaient au Sonderkommando Monsieur Dubost: Êtes-vous témoin Voyez. (Le témoin montre son bras.) Ils (le commando des gaz), que la veille, direct de la sélection à l'arrivée des étaient conduits dans un bâtiment en n'ayant pas assez de gaz, ils avaient jeté convois? briques rouges qui portait les lettres les enfants vivants dans la fournaise. Madame Vaillant-Couturier: Oui; «Bad », c'est-à-dire- bains », Là, au dé- Monsieur Dubost: Pouvez-vous par- parce que quand nous avons travaillé au but, on les faisait se déshabiller et on leur Ier des sélections, s'il vous plaît, qui bloc de la couture en 1944, notre bloc où donnait une serviette de toilette avant de étaient faites à l'entrée de l'hiver? nous habitions était en face de l'arrivée les faire entrer dans la soi-disant salle de Madame Vaillant-Couturier: du train. On avait perfectionné le sys- douches. Par la suite, à l'époque des Chaque année, vers la fin de l' automne, tème: au lieu de faire la sélection à la grands transports de Hongrie, on n'avait .on faisait dans les Revier de grandessé- halte d'arrivée, une voie de garage me- plus le tèmps de jouer ou de simuler. On lections. Le système semblait être le sui- nait le train presque jusqu'à la chambre les déshabillait brutalement, et je sais ces vant. (Je dis cèla parce que. sur le temps à gaz et l'arrêt, c'est-à-dire à 100 mètres détails car j'ai connu une petite juive de que j'ai passé à Auschwitz. j'ai pu en de la chambre à gaz, était juste devant France, qui habitait avec sa famille place faire la constatation. et d' autres qui sont notre bloc, mais, naturellement, séparé de la République ... restées plus longtemps que moi ont fait par deux rangées de fil de fer barbelé. Monsieur Dubost: À Paris? la même constatation.) Nous voyions donc les wagons déplom- Madame Vaillant-Couturier: À Pa- Au printemps, à travers toute J'Eu- bés, les soldats sortir les hommes, les ris... qu' on appelaitla petite Marie et qui rope, on raflait des hommes et des fem- femmes et les enfants des wagons, et on était la seule survivante d'une famille de mes, qu'on envoyait à Auschwitz, On ne assistait aux scènes déchirantes des neuf. Sa mère et ses sept frères et sœurs gardait que ceux qui étaient assez forts vieux couples se séparant, des mères avaient été gazés à l'arrivée. Lorsque je 'pour travailler tout l'été. Pendant cette étant obligées d'abandonner leurs jeu- l'ai connue, elle était employée pour dés- période, naturellement. il en mourait nes filles, puisqu'elles entraient dans le habiller les bébés avant la chambre à gaz. ,tous les jours. Mais les plus robustes. qui camp, tandis que les mères et les enfants On faisait pénétrer les gens, une fois dés- . arrivaient à tenir six mois. étaient au étaient dirigés vers la chambre à gaz. habillés, dans une pièce qui ressemblait, bout de ce temps si épuisés quïl en- Tous ces gens-là ignoraient le sort qui à une salle de douches, et par un orifice traient à leurtour au Revier, C'est à ce leur était réservé. Ils étaient seulement dans le plafond, on lançait les capsules moment-là qu'on faisait de grandes sé- désemparés parce qu'on les séparait les de gaz. Un SS regardait par un hublot lections, en automne, pour ne pas avoir uns des autres, mais ils ignoraient qu'ils l'effet produit. Au bout de cinq à sept à nourrir pendant l'hiver des bouches in- allaient à la mort. minutes, lorsque le gaz avait fait son œu- utiles. Toutes les femmes qui étaient trop Pour rendre l'accueil plus agréable, vre, il donnait le signal pour qu'on ou- maigres étaient envoyées au gaz. toutes à cette époque, c'est-à-dire en juin, vre les portes. Des hommes avec des celles qui avaient des maladies un peu juillet 1944, un orches,tre composé de masques à gaz - ces hommes étaient des longues. Mais on gazas les juives pour détenues, toutes jeunes et jolies, ha- détenus - pénétraient dans la salle et re- presque rien: par exemple. on a gazé cel- billées de petites blouses blanches et de tiraient les corps. Ils nous racontaient les du bloc de la gale, alors que chacun jupes bleu marine,jouait, pendant la sé- que les détenus devaient souffrir avant sait que la gale se guérit en troi jours si lection à l'arrivée des trains, des airs gais de mourir, car ils étaient agrippés les uns on la soigne. Je me souviens du bloc des comme la Veuve joyeuse, la Barcarolle, aux autres en grappes et on avait beau- convalescentes du typhus où. sur les Contes d'Hoffmann, etc. Alors, on coup de mal à les séparer. 500 malades, on en a envoyé 450 aux gaz. leur disait que c'était un camp de travail, Après cela, une équipe passait pour , Pendant Noël 1944, non 1943. à oël et comme ils n'entraient pas dans le arracher les dents en or et les dentiers. Et 1943, alors que nous étions en quaran- camp, ils ne voyaient que la petite plate- encore une fois, quand les corps étaient taine, nous avons vu, car nous étions en forme entourée de verdure où se trou- réduits en cendres, on passait encore au ' face du bloc 25, amener les femmes tou- /vait l'orchestre. Évidemment, ils ne tamis pour essayer de récupérer l'or. tes nues dans le bloc. Ensuite. on faisait pouvaient pas se rendre compte de ce Il y avait à Auschwitz huit fours cré- venir les camions, des camions non bâ- qui les attendait. matoires (4). Mais à partir de 1944, ce chés sur lesquels on empilait des femmes Ceux qui étaient sélectionnés pour les n'était pas suffisant. Les SS ont fait creu- nues, autant que les camions pouvaient gaz, c'est-à-dire les vieillards, les enfants ser par les détenus de grandes fosses en contenir, et puis, chaque fois que le ca- et les mères, étaient conduits dans un bâ- dans lesquelles ils mettaient des, bran- mion s'ébranlait, le fameux Hessler - qui timent en briques rouges. chages arrosés d'essence qu'ils enfIilm- a été au procès de Lüneburg un des Monsieur Dubost: Ceux-là n'étaient maient. Ils jetaient les corps dans ces fos- condamnés - courait derrière le camion, pas immatriculés? ses.De notre bloc, nous voyions, à peu et, avec sa trique, il battait. à coups re- Madame Vaillant-Couturier: Non. près trois quarts d'heure ou uneheure doublés ces femmes nues qui s'en al- Monsieur Dubost: Ils n'étaient pas après l'arrivée d'un transport, sortir les laient à la mort. Elles savaient qu'elles tatoués? grandes flammes du four crématoire et partaient aux gaz, alors elles essayaient Madame Vaillant-Couturier: Non. le ciel s'embraser par les fosses. de s'échapper. On les massacrait. Elles

(4) À l'été 1943, Auschwitz compte quatre grands crématoires, chacun associé à une chambre à gaz. Chscun de ces crématoires comprenait une batterie de fours regroupant eux-mêmes une série de foyers. Au total, 8000 corps pouvaient y être chaque jour brûlés. À la veille de la déportation des juifs de Hongrie, un bunker fut remis en service pour les gazages et des fosses furent creusées à son alentour.

(5) Retrouvées dès avril 1945, enterrées près du Crématoire III, les notes manuscrites de Lejb Langfus, membre du Sonderkommando, relatent aussi ce massacre. Ille situe aux premiers jours de 1944.' « Il soufflait un vent froid et coupant, la terre était complètement gelée ... »Ll décrit l'arrivée au Crématoire II .' « Le camion s'arrête. On soulève la benne,on bascule les corps comme on décharge un 'tas de gravier sur une chaussée, Celles qui gisaient devant tombent sur le sol dur, se fracassent la tête et le corps [. ..}. Le reste des femmes tombent par-dessus et elles sont étouffées et 'écrasées [. ..}. Beaucoup 'ne peuvent plus mettre un pied devant l'autre. On les prend dans nos bras et on les porte à l'intérieur. Elles sont depuis 10ngteIf1ps àu camp, elles

10 • SUPPLEMENT A L'HUMANITE HEBDO JANVIER 2005 essayaient de sauter du camion, et nous, vu avec horreur arriver son père. Nous avons donc été en quarantaine. de notre bloc, nous voyions passer le ca- Monsieur Dubôst: Voulez-vous par- C'était un bloc situé en face du camp, à mion, et nous entendions la lugubre cla- ler des camps de Tziganes? l'extérieur des fils de fer barbelés.Je dois meur de toutes ces femmes qui partaient, Madame Vaillant-Couturier: Il y dire que c'est à cette quarantaine que les en sachânt qu'elles devaient être gazées, avait à côté de notre camp, de l'autre survivantes doivent la vie, car au bout de et beaucoup d'entre elles auraient très côté des fils de fer barbelés séparés par quatremois nous n'étions plus que 52. Il bien pu vivre, elles n'avaient que la gale, trois mètres, deux camps. Un camp de est donc certain que nous n'aurions pas ou simplement un peu trop de sous-ali- Tziganes qui a été, en 1944, vers le mois survécu dix-huit mois de cette vie, si mentation (5). d'août, entièrement gazé. C'était des nous n'avions pas eu ces dix mois de Monsieur Dubost: Vous nous avez Tziganes de toute l'Europe, y compris quarantaine. Cette quarantaine était . dit, madame, tout à l'heure, que les dé- d'Allemagne. Également de l' autre côté, faite parce que le typhus exanthématique portés étaient, dès leur descente du train, il y avait ce que l'on appelait le «camp régnait à Auschwitz. On ne pouvait quit- et sans être comptés même, envoyés à la familial». C'étaient des juifs de There- ter le camp pour être libérée ou transfé- chambre à gaz. Que devenaient leurs vê- sienstatd, du ghetto de Theresienstatd, rée dans un autre camp, ou pour aller au tements, leurs bagages? qui avaient été conduits là-bas, et tribunal, qu'après avoir passé quinze Madame Vaillant-Couturier: Quand contrairement à nous ils n'étaient ni ta- jours en quarantaine, ces quinze jours les juifs arrivaient - parce que, pour les toués, ni rasés, on ne leur enlevait pas étant la durée d'incubation du typhus non-juifs, ils devaient porter eux-mêmes leurs vêtements, ils ne travaillaient pas. exanthématique.Aussi, dès que les pa- leurs bagages et étaient rangés dans des Ils ont vécu comme cela six mois, et au piers arrivaient annonçant qu'une déte- blocs à part -, ils devaient tout laisser sur . bout de six mois ona gazé tout le- camp nue serait probablement libérée, on l'en- le quai à l'arrivée, ils étaient déshabillés .familial », Cela représentait à peu près voyait en quarantaine, où elle restait jus- avant d'entrer, et leurs habits ainsi que 6 000 ou 7 000 juifs. Et' quelques jours qu'à ce que l'ordre de libération soit tout ce qu'ils avaient apporté et laissé sur après d'autres grands transports sont ar- signé. Cela durait parfois plusieurs mois, le quai étaient transportés dans de gran- rivés, de Theresienstatd également, avec mais au minimum quinze jours. des baraques, et triés par le commando des familles et, au bout de six mois éga- Or, durant cette période, il y a eu une qu'on appelait «Canada». Là on faisait lement, elles ont été gazées comme les politique de libération des détenues de des triages, et tout était expédié vers l'Al- premières. droit commun et des asociales alleman- lemagne: les bijoux, les manteaux de Monsieur Dubost: Voudriez-vous, des, pour les envoyer comme main- fourrure, etc. madame, donner quelques précisions sur d' œuvre dans les usines d'Allemagne. Il Comme on envoyait à Auschwitz ce que vous avez vu lorsque vous étiez. est donc impossible d'imaginer que, des juives avec toute leur famille, en leur sur le point de quitter ce camp, et dans dans toute l'Allemagne, on pouvait disant que ce serait une sorte de ghetto quelles conditions vous l'avez quitté? ignorer qu'il y avait des camps de et qu'il fallait qu'elles emportent tout Madame Vaillant-Couturier: Nous concentration et ce qui s'y passait, ce qu'elles possédaient, elles amenaient avons été mises en quarantaine avant de puisque ces femmes sortaient de là et donc des richesses considérables. Je me quitter Auschwitz. qu'il est difficile de croire qu'elles n'ont souviens, en ce qui concerne les juives Monsieur Dubost: À quelle époque jamais parlé. D'autre part, dans les usi- . de Salonique, quand elles sont arrivées, était-ce? nes où travaillaient des détenues, les Vo- on leur a donné une carte postale avec Madame Vaillant-Couturier: Nous rarbeiterinnen (c'est-à-dire les contre- inscrit dessus, comme lieu d'expédi- avons été dix mois en quarantaine, du maîtresses) étaient des civiles alleman- ~ tion: Waldsee, lieu qui n'existait pas, et 15juillet 1943, oui,jusqu'enmai 1944, et des qui étaient en contact avec les un texte imprimé qu'elles devaient en- puis nous sommes retournées pendant . détenues, et qui pouvaient leur parler. voyer à leur famille, disan t: «NQÙs deux mois dans le camp, et ensuite nous Les Aufseherinnen d'Auschwitz, qui sommes très bien ici, il y a du travail, on sommes parties pour Ravensbrück. sont venues après chez Siemens à Ra- . est bien traité, nous attendons votre ar- Monsieur Dubost: C'étaient toutes vensbrück comme Aufseherinnen, rivée.» J'ai vu moi-même les cartes en. les Françaises survivantes de votre étaient d'anciennes travailleuses libres question, et les Schreiberinnen, c'est-à- convoi? de chez Siemens à Berlin, et elles se sont dire les secrétaires de bloc, avaient l'or- Madame Valllant-Couturier : Oui, retrouvées avec les contremaîtresses dre de les distribuer parmi les détenues, toutes les Françaises survivantes de no- qu'elles avaient connues à Berlin, et el- pour qu'elles les envoient à leurs fa- tre convoi. Nous avons appris, par les les leurracontaient devant nous ce qu' el- milles, et je sais qu'à la suite de cela des juives arrivées de France vers les avaient vu à Auschwitz. On ne peut familles se sont présentées. juillet 1944, qu'une grande campagne donc pas croire' que cela ne se savait pas ~ Je ne connais cette histoire que pour avait été faite à la radio de Londres où en Allemagne. la Grèce. Je ne sais PqS si elle s'est prati- l'on parlait de notre transport, en citant Lorsque nous avons quitté Ausch- quée ailleurs, mais en tout cas, pour la Maï Politzer, Danielle Casanova, Hé- witz (6), nous n'en croyions pas nos Grèce (également pour la Slovaquie), des lène Salomon-Langevin et moi-même, yeux, et nous avions le cœur très serré en familles se sont présentées au bureau de et à la suite de cela nous savons que des voyant ce petit groupe de 49 que nous recrutement, à Salonique, pour aller re- ordres ont été donnés à Berlin d' effec- étions devenues, par rapport au groupe joindre les leurs, et je me souviens d'un tuer le transport de Françaises dans de de 230 qui était entré dix-huit mois plus professeur de lettres de Salonique qui a meilleures conditions. tôt. Mais nous avions l'impression de savent parfaitement que le bunker est la dernière étape avant la mort.Elles sont pourtant très reconnaissantes, avec des regards pitoyables et suppliants; elles remuent la tête pour exprimer leur gratitude, montrant avec les mains qu 'il leur est très difficile de parler. Elles sont très réconfortées en apercevant une larme de compassion, l'abattement sur le visage de ceux qui les font descendre. «Après avoir retracé les huit jours précédents du calvairede ces îemnics=il estime leur nombre à trois mille-,Lejb Langfus poursuit: «Des heures durant, des camions sont.arrivés, qui se débarrassaient de leur masse humaine en la basculant à terre. Quand elles ont enfin été toutes rassemblées, on les a poussées dans le bunker de gazage. Les hurlements désespérés et les pleurs amers étaient effroyables [. ..J,ju~qu'à l'arrivée de la voiture de la Croix-Rouge [les SSy transportaient les charges de Zyklon B - NDLRJ. Dans un mystérieux silence, elles ont rendu l'âme. »(in Des voix sous la cendre, Clamann-Lévy-Mémorial de la Shoah, Paris 2005).

(6) C'èteit le 2 août 1944.

SUPPLEMENT A L'HUMANITE,HEBDD • JANVIER 2005 • Il - - Auschwitz Soixante ans après sortir de l'enfer, et pour la première fois Madame Vaillant-Couturier: De la Wehrmacht faire des visites dans les un espoir de revivre et de revoir le monde 8000 à 10000. camps de Ravensbrück et d'Auschwitz nous était donné. , Monsieur Dubost: Combien y a-t-il pendant que vous y étiez? Monsieur Dubost: Où vous a-t-on eu de femmes en tout? Madame Vaillant-Couturier: Oui. envoyée, madame? 'Madame Vaillant-Couturier: Au Monsieur Dubost: Savez-vous si des Madame Vaillant-Couturier: En sor- moment de la libération, le chiffre ma- personnalités du gouvernement alle- tant d'Aùschwitz nous avons été en- tricule était l 05 OOO~etquelques. mand sont venues visiter ces camps? voyées à Ravensbrück. Là, nous avons Il y a eu également, dans le camp, des Madame Vaillant-Couturier: Je ne le été conduites au bloc des NN, qui vou- exécutions, On appelait les numéros à sais que pour Himmler. En dehors de lait dire «Nacht und Nebel », c'est-à-dire l'appellematin, puis elles partaient à la Himmler, je ne sais pas. le secret. Dans ce bloc, avec nous il y Kommandantur et on ne les revoyait Monsieur Dubost: Quels étaient les avait des Polonaises,. portant le matri- pas. Quelques jours après, les vêtements gardiens de ces camps? cule 7000, et quelques-unes qu'on appe- redescendaient à l'Effektenkarnmer, où Madame Vaillant-Couturier: Au dé- lait les «lapins" parce qu'elles avaient l'on gardait les habifs des détenues, et au but, c'étaient seulement des SS. À partir servi de-cobayes. On choisissait dans bout d'un certain temps leurs fiches du printemps 1944, les jeunes SS, dans leurs transports des jeunes filles ayant les disparaissaient des fichiers du camp. beaucoup de compagnies, ont été rem- jambes bien droites et étant elles-mêmes Monsieur Dubost: Le système de dé- placés par des vieux de la Wehrmacht. bien saines, et on leur faisait subir les tention était le même à Auschwitz? ' A Auschwitz et également à Ravens- opérations. À certaines on a enlevé de Madame Vaillant-Couturier: brück, nous avons été gardées par des parties d'os dans les jambes; à d'autres À Auschwitz, visiblement le but était soldats de la Wehrmacht à partir de on a fait des injections, mais je ne saurais l'extermination. On ne s'occupait pas 1944. pas dire de quoi.Il y avait parmi les opé- du rendement. On était battues pour Monsieur Dubost: Vous portez té- rées une grande mortalité.Aussi les au- rien du tout. Il suffisait d'être debout du moignage, par conséquent, que sur l'or- tres, quand on est venu les chercher pour matin au soir, mais le fait que l'on porte dre du grand état-major allemand les opérer; ont -elles refusé de se rendre au une brique ou dix briques n'avait pas (OKW), l'armée allemande a été mêlée Revier. On les a conduites de force au ca- d'importance, On se rendait bien aux atrocités que vous nous avez décri- chot, et c'est là que le professeur venu de compte qu'on utilisait le matériel hu- tes? Berlin les opérait, en uniforme, sans main esclave, et pour le faire mourir. c' é- Madame Vaillant-Couturier: Évi- prendre aucune précaution aseptique, tait cela le but: alors q 'à Ra 'ensbrûck demment, puisque nous étions gardées sans mettre de blouse, sans se laver les le rendement jouait un grand rôle, Cé- également par la Wehrmacht, cela ne mains. Il y a des survivantes parmi-ces tait un camp de triage. Quand des pouvait pas être sans ordres. «lapins », elles souffrent encore énor- transports arrivaient à Ravens ::~ - ils Monsieur Dubost: Votre témoignage mément maintenant. Elles ont par pé- étaient expédiés très rapidem - soi: est formel. et il atteint à la fois les SSet riodes des suppurations, et comme on ne dans des usines de munitions. soi "1· annee.,') sait pas quels traitements elles ont subis des poudreries, soit pour faire u - tcr- _ Iadame Vaillant-Couturier: Abso- il est très difficile de les guérir. rains d'aviation, et les derniers Monsieur Dubost: Les internées pour creuser des tranchées. _10' Dubost: Voudriez-vous étaient-elles tatouées illeur arrivée? Pour partir dans les usines, cela se er ,b rarrn vée à Ravensbrück, pen" Madame Vaillant-Couturier: Non, à pratiquait de la façon suivante: le in- - l' iver 1944, des juives hongroises Ravensbrück on n'était pas tatouées, dustriels ou leurs contremaîtres. ou q iavai - été arrêtées en masse?Vous

mais par contre on passait un examen leurs responsables venaient eux-mêmes. é iez à Ravensbrück, c'est un fait dont gynécologique, et comme on ne prenait accompagnés des SS, choisir et sélec- mus pouvez témoigner? aucune précaution et qu'on se servait tionner. On avait l'impression d'un Madame Vaillant-Couturier: Oui, des mêmes instruments, il y avait des marché d'esclaves: ils tâtaient les mus- namrellement.j'v ai assisté. Il n'y avait contagions de maladies, étant donné que cles, regardaient la bonne mine, puis ils plus de plaœ dans les blocs: les détenues les détenues politiques étaient mélan- faisaient leur choix. Ensuite on passait couchaient déjà à quatre par lit. Alors il gées. devant le médecin, déshabillée, et il dé- a été dressé au milieu du camp une Dans le bloc 32 où nous étions, il y cidait si on était apte ou non à partir au grande tente. Dans cene tente. on avait avait également des prisonnières de travail dans les usines. Les derniers mis de la paille, et les détenues hongroi- guerre russes qui avaient refusé de tra- temps la visite au médecin n'était plus ses ont été conduites sous cene tente. El- vailler volontairement dans des usines que formalité, car on prenait n'importe les étaient dans un état effroyable. Il y de munitions. Elles avaient été condui- qui. avait énormément de pieds gelés, parce tes à cause de cela à Ravensbrück. Le travail était exténuant, surtout à qu'elles avaient été évacuées de Buda- Comme elles continuaient de refuser, on cause du manque de nourriture et de pest et elles avaient fait une grande par- leur a fait subir toutes sortes de brima- sommeil, puisqu'en plus des douze heu- tie du trajet à pied dans la neige. Un des, telles que de les laisser debout de- res effectives de travail il fallait faire l' ap- , grand nombre étaient mortes. Celles qui vant le bloc sans manger, Une partie a été pelle matin et le soir ... À Ravensbrück sont arrivées à Auschwitz ont donc été envoyée en transport à Barth. Une autre même, il y avait l'usine Siemens où l'Oh conduites sous cette tente, et là il en a été employée pour porter les bidons fabriquait du matériel téléphonique, et mourait énormément. Tous les jours dans le camp. Il y avait également; au des instruments pour la radio des avions. une équipe venait rechercher les cadav- Strafblock et au Bunker, des détenues Puis il y avait àl'intérieur du camp des res sous la tente. Un jour, en revenant à ayant refusé de travailler pour les usines ateliers de camouflage d'uniformes et de mon bloc, qui était voisin, pendant le de guerre. différents ustensiles utilisés par les sol- nettoyage ... Monsieur Dubost: Vous parlez là des dats. Un de ceux que je connais le Le président: Parlez-vous de Ra- prisons du camp? mieux ... vensbrückou d'Auschwitz? Madame Vaillant-Couturier: Des Le président: Je pense qu'il vaut Madame Valllant-Couturler : Je prisons du camp. Du reste, la prison du mieux suspendre l'audience pendant dix parle de Ravensbrück maintenant. C'é- camp,je l'ai visitée, c'était une prison ci- minutes. tait en hiver 1944,je crois, à peu près en vile, une vraie prison.' (L'audience est suspendue.) novembre ou décembre. Je ne peux pas Monsieur Dubost: Combien y a-t-il Monsieur Dubost: Avez-vous vu, préciser le mois, parce que, dans les eu de Français dans ce camp? madame, des chefs SS et des membres de camps de concentration, c'est très diffi-

12. SUPPLEMENT A L'HUMANITE HEBDO JANVIER 2005 e e donner une date précise, étant de passer trois ans à la prison de Kott- des blocs contre les poux étaient en donné qu'à un jour de torture succédait bus, en arrivant à Ravensbrück, avait contact avec ceux qui gazaient les êtres un jour de torture égal; la monotonie été envoyée à la Schneiderei, et chaque humains, et ils leur ont dit que c'étaient rend très difficile les points de repère. Je soir elle me racontait son martyre. Un les mêmes gaz qui étaient employés. dis donc qu'un jour, en passant de ant jour, épuisée, elle a obtenu d'aller au Monsieur Dubost: Était-ce le seul la tente au moment où on la nettoyait. Revier, et comme ce jour-là la «Schwes- moyen utilisé pour exterminer les inter- j'ai vu un tas de fumier qui fumait. et ter» allemande, Erica, était de moins nés, à Ravensbrück? tout d'un coup, j'ai réalisé que c'était du mauvaise humeur que de coutume, on Madame Vaillant-Couturier: Au fumier humain, car les malheureuses l'a passée à la radio. Les deux poumons bloc 10, on avait expérimenté également n'avaient plus la force de se traîner jus- étaient atteints très gravement, elle a été une poudre blanche: un jour, la Schwes- qu'aux lieux d'aisance. Elles pourris- envoyée à l'horrible bloc 10, le bloc des ter allemande Martha est arrivée dans le saient donc dans cette saleté. tuberculeuses. Ce bloc était particuliè- bloc et a distribué, à une vingtaine de Monsieur Dubost: Dans quelles rement effroyable parce que les tuber- malades, une poudre. À la suite de cela, conditions travaillait-on à l'atelier où culeuses n'étant pas considérées les malades se sont endormies profon- l'on fabriquait des vestes? comme main-d'œuvre récupérable: on dément; quatre ou cinq ont été prises de Madame Vaillant-Couturier: À rate- ne les soignait Ras, et il n'y avait même vomissements, c'est ce qui leur a sauvé lier des uniformes ... pas de personnel assez nombreux pour la vie; dans le courant de la nuit, peu à Monsieur Dubost: C'était l' atelier du les laver. Il n'y avait pour ainsi dire pas peu les ronflements se sont arrêtés et les camp? de médicaments. malades étaient mortes, Madame Vaillant-Couturier: C'était La petite Marie a été mise dans la Je sais cela parce que fanais chaque l'atelier du camp, qu'on appelait la chambre des bacillaires, c'est -à-dire cel- jour visiter des Françaises dans ce bloc; «Schneiderei 1 », On fabriquait 200 ves- les qu'on considérait comme perdues. deux des infirmières étaient françaises et tes ou pantalons par jour. Il y avait deux Elle y a passé quelques semaines, et elle la doctoresse Louise Le Porz, de Bor- équipes, une de jour et une de nuit, douze n'avait même plus le courage de lutter deaux, qui est rentrée; pourrait égale- heures de travail par équipe. L'équipe de pour vivre. Il faut dire que l'atmosphère ment en témoigner. nuit au début à minuit, lorsque la norme de cette salle était particulièrement dé- Monsieur Dubost: Était -ce fréquent? était atteinte, mais dans ce cas seulement, primante. Elles étaient très nombreuses, Madame Vaillant-Couturier: Durant touchait une mince tartine de pain. Par plusieurs par lit, dans des lits de trois mon séjour, cet exemple a été le seul à la suite cela a été supprimé. Le travail étages, dans une atmosphère surchauf- l'intérieur du Revier, mais on employait était à une cadence effrénée, les détenues .fée, couchées entre détenues de différen- également ce système au Jugendlager, ne pouvaient même pas se rendre au la- tes nationalités, ce qui faisait qu'elles ne ainsi appelé parce que c'était un ancien vabo. Pendant la nuit et le jour, elles pouvaient même pas se parler entre el- pénitencier de jeunes délinquantes alle- étaient effroyablement battues, tant par les. Aussi, le silence de cette 'antichambre mandes. les SS femmes que par les hommes, parce de la mort n'était-il coupé que par les Vers le début de l'année 1945, le doc- qu'une aiguille cassait, parce que le fil glapissements des asociales allemandes teur Winkelmann, ne se contentant plus était de mauvaise qualité, parce que la qui faisaient le service, et de temps en de faire des sélections dans le Revier, en machine s'arrêtait, ou tout simplement temps par le sanglot étouffé d'une petite faisait également dans les blocs; toutes parce queUes avaient une tête qui ne plai- fille qui pensait à sa mère, à son pays les détenues devaient faire l'appel, les sait pas à ces messieurs ou ces dames. qu'elle ne reverrait jamais. pieds nus, et montrer leur poitrine et Vers la fin de la nuit, on voyait qu' el- Pourtant, Marie Rubiano ne mou- leurs jambes. Toutes celles qui étaient les étaient si épuisées que chaque effort rant pas assez vite au gré des SS, un jour, trop âgées, malades, trop maigres, ou qui leur coûtait. Leur front perlait de sueur. le docteur Winkelmann, spécialiste des avaient les jambes gonflées d'œdème, Elles ne voyaient presque plus clair. sélections à Ravensbrück, l'a inscrite sur étaient mises ciecôté, puis envoyées dans Quand la norme n'était pas atteinte, le la liste noire, et, le 9 février 1945, avec 72 ce Jugendlager, à un quart d'heure du chef de l'atelier, Binder, se précipitait et autres tuberculeuses, dont 6 Françaises, camp de Ravensbrück. Je l'ai visité à la battait à tour de bras, l'une après l'au- elle a été hissée dans le camion pour la libération: on avait fait passer dans les tre, toute la rangée des femmes de la chambre à gaz. blocs un ordre disant que les vieilles fem- chaîne, ce qui fait que les dernières at- Durant cette période, dans tous les mes et les malades qui ne pouvaient pas tendaient, pétrifiées de terreur, que leur Revier on envoyait aux gaz toutes les travailler devaient se faireinscrire pour tour arrive. Quand on voulait aller au malades qu'on pensait ne plus pouvoir le Jugendlager, où elles seraient beau- Revier, il fallait avoir l'autorisation des utiliser pour le travail. La chambre à coup mieux, où elles ne travailleraient < SS, qui la donnaient très rarement, et gaz à Ravensbrück était juste derrière le pas, et où il n'y aurait pas d'appel. Nous même dans ce cas, si le médecin donnait mur du camp, à côté du four créma- l'avons su parla suite, par des employés une dispense de travail de quelques toire. Quand les camions venaient cher- qui travaillaient au Jugendlager, dont la jours, il arrivait couramment que les SS cher les malades, nous entendions le chef de camp, une Autrichienne que je viennent rechercher la malade dans son bruit du moteur à travers le camp et ils connaissais depuis Auschwitz, nommée lit pour la remettre à sa machine. L'at- s' arrêtaient juste à côté du four créma- Betty Wentz, et par les quelques survi- mosphère était effroyable, parce qu'à toire dont la cheminée dépassait les vantes, dont Irène Ottelard, une Fran- cause de -I'occultation », la nuit on ne hauts murs du camp. çaise habitant Drancy (17, rue de la Li- pouvait pas ouvrir les fenêtres. Alors À la libération, je me suis rendue berté), qui a été rapatriée en même temps 600 femmes travaillaient pendant dans ces lieux et j'ai visité la chambre à que moi et que ravais soignée après la li- 12 heures sans aucune ventilation. Tou- gaz qui était une baraque en planches bération; par elles, nous avons eu des dé- . tes celles qui travaillaient à la Schnei- hermétiquement fermée et, à l'intérieur, tails sur le Jugendlager. ' derei devenaient squelettiques au bout il y avait encore l'odeur désagréable des Monsieur Dubost: Pouvez-vous me de quelques mois, elles commençaient gaz, Je sais qu'à Auschwitz les gaz dire, madame, si vous pouvez répondre à tousser, leur vue baissait, elles avaient étaient les mêmes que ceux employés à cette question: les médecins SS qui des tics nerveux causés par la peur des contre les poux, et ils laissaient comme procédaient aux sélections agissaient-ils coups. trace de petits cristaux vert pâle, de leur propre mouvement ou confor- Je connais bien les conditions de cet qu'après avoir ouvert les fenêtres dl] mément à des ordres reçus? atelier, car ma petite amie Marie Ru- bloc on balayait. Je sais ces détails parce Madame Vaillant-Couturier: Ils agis- biano, une petite Française qui, venant que les hommes utilisés à la désinfection saient conformément à des ordres reçus,

SUPPLEMENT A L'HUMANITE HEBDO JANVIER 2005 • 13 - - Auschwitz Soixante ans après puisque l'un d'eux, le docteur Lukas, ayant refusé de participer aux sélections, a été retirédu camp, et on a envoyé de Berlin le docteur Winkelmann à sa place, Monsieur Dubost: Êtes-vous témoin .personnel de 'ces faits? Madame Vaillant-Couturier:C'est lui qui J'a dit en s'en allant, à la chef du bloc la et à la doctoresse Louise Le Porz, Monsieur Dubost: Pourriez-vous nous donner quelques renseignements sur les conditions dans lesquelles vi- vaient les hommes du camp voisin à Ra- vensbrück, au lendemain de la libéra- tion; lorsque vous avez pu les voir? Madame Vaillant-Couturier: Je crois qu'il vaut mieux parler d'abord du Ju- gendlager, puisque, chronologiquement, 'cela se passe avant ' Monsieur Dubost: Si vous voulez, bien, Madame Vaillant-Couturier: Au Jû-' gendlager, les vieilles femmes et les ma- lades qui étaient parties de notre camp -ont été mises dans des blocs où il n'y avait pas d'eau et pas de commodités, L~baraquement des femmes à Auschwitz, au lendemain de la libération du sur des paillasses par terre, si serrées ~camp par l'Armée rouge, le 27 janvier 1945. qu'on ne pouvait pas passer entre elles, de s'occuper de la question de façon plus chiffre que pour les Français: il y en ce qui faisait que la nuit, on ne pouvait générale, à moins qu'il n'y ait une diffé- ' avait 400 quand nous avons trouvé le pas dormir à cause du va-et-vient, et renee substantielle entre Ravensbrück et Icamp, et il n'yen a que 150 qui ont pu que les détenues se souillaient les unes Auschwitz? regagner la France; pour les autres, il les autres en passant Les paillasses Monsieur Dubost: Je crois qu'il y a était trop tard, malgré les soins __, étaient pourries et pullulaient dé poux; une différence qui nous a été exposée Le président: Avez-vous assisté à des les détenues qui pouvaient se tenir-de- par le témoin et qui est la suivante: c'est exécutions et dans 'quelles conditions bout faisaient l'appel pendant plusieurs qu'à Auschwitz, les internées étaient ex- étaient-elles faites au camp? heures jusqu'à ce qu'elles s'écroulent terminées purement et simplement, il ne Madame Vaillant-Couturier: Je n'ai Au mois de février, on leur a retiré s'agissait que d'un camp d'extermina-. pas assisté aux exécutions, je sais seule- leurs manteaux, mais elles continuaient tion, tandis qu'à Ravensbrück, elles ment que la dernière qui a eu lieu, c'est à faire l'appel dehors, ce qui a beau- étaient internées pour travailler, elles le 22 avril, huit jours avant l'arrivée de coup augmenté la mortalité, Elles ne re- étaient exténuées de travail j usqu' à ce l'Armée rouge; on envoyait les détenues, cevaient comme nourriture qu'une qu'elles en meurent ' comme je l'ai dit, à la Kommandantur, mince tranche de pain et un demi-quart Le président: S'il Yad' au tres' diffé- puis leurs vêtements revenaient et on re- de soupe de rutabaga, et comme bois- renees entre les deux camps, sans doute tirait leur carte du fichier, son, pour 24 heures, un demi-quart de demanderez-vous au témoin ces diffé- Le président:La situation de ce camp tisane. Elles n'avaient pas d'eau 'pour renees? était -elle exceptionnelle? Ou pensez- boire, pour se laver ou pour laver leurs Monsieur Dubost: Jen'y manquerai vous qu'il s'agisse d'un système? gamelles, pas, Madame Vaillant-CouturÎer: Il est Il y avait également au Jugendlager' Le président: Pouvez-vous indiquer difficile de donner une idée juste des un Revier où l'on mettait toutes celles au tribunal dans quel état se trouvait le camps de concentration quand on n'y a qui nè pouvaient pas se tenir debout camp des hommes au moment de la li- pas été soi-même, parce qu'on ne peut Pendant les appels, périodiquement bération et combien il restait de survi- pas donner l'impression de cette longue l'Aufseherin choisissait des détenues que vants? monotonie, et quand on demande ce qui l'on déshabillait en ne leur laissant que Madame Vaillant-Couturier: était le pire, il est impossible de répon- leur chemise; on leur rendait leur man- Lorsque les Allemands sont partis, ils dre, parce que tout était atroce,C'est teau pour monter en camion et elles par- ont laissé 2 000 femmes malades et un atroce de mourir de faim, de mourir de taient pour les gaz; quelques jours après, certain nombre de volontaires dont soif, d'être malade, de voir mourir au- les manteaux revenaient à la Kammer, moi-même, pour les soigner; ils nous tour de soi ses compagnes, sans rien pou- c'est-à-dire à l'entrepôt de vêtements, et ont laissées sans eau et sans lumière; voir faire, de penser à ses enfants, à son les fiches étaient marquées «Mitt- heureusement les Russes sont arrivés le , pays qu'on ne reverra pas, et par mo- werda ». Les détenues qui travaillaient lendemain, Nous avons donc pu aller, ments, nous nous demandions nous-mê- aux fichiers nous ont dit que le mot jusqu'au camp des hommes et là, nous mes si ce n'était pas un cauchemar telle- «Mittwerda » n'existait pas et que avons trouvé un spectacle indescripti- ment cette vie nous semblait irréelle dans c'était une nomenclature pour les gaz, ble ; ils étaient depuis cinq jours sans son horreur, Au Revier, on distribuait périodique- eau; il Yavait 800 malades graves, trois Nous n'avions qu'une volonté pen- ment de la poudre blanche et les malades médecins et sept infirmières qui n'arri- dant des mois et des années, c'était de mouraient comme celles du bloc 10 dont vaient pas à retirer les morts de parmi sortir à quelques-unes vivantes pour j'ai parlé tout à J'heure, On faisait" les malades, Nous avons pu, grâce à pouvoir dire au monde ce que c'est que Le président: Les conditions du l'Armée rouge, transporter ces malades les bagnes nazis: partout, à Auschwitz camp de Ravensbrück semblent être les - dans des blocs propres et leur donner comme à Ravensbrück - et mescompa- mêmes que celles d'Auschwitz; serait-il - des soins et de la nourriture, mais mal- gnes qui ont été dans d' autres camps possible, après avoir entendu ces détails, heureusement, je ne peux donner le .rapportent la même chose - cette vo-

14 SUPPLE'MENT A L'HUMANITE HEB!)O • JANVIER 2005 lonté systématique et implacable d'uti- la chante de ne pas mourir du typhus pour aller travailler dans des usines liser les hommes comme des esclaves,et exanthématique, bien que je l'aie eu et étaient au courant de cesfaits et qu'elles quand ils ne peuvent plus travailler, de que j'aie été malade pendant trois mois disaient toutes qu'el1esle raconteraient les tuer. et demi. dehors. Troisièmement, sur le fait que, Le président: Vous n'avez plus rien à D'autre part, à Ravensbrück, lesder- dans toutes lesusines OH travaillaient des déclarer? niers temps, comme je sais l'allemand, «Haeftlinge », des détenues, ellesétaient Madame Vaillant-Couturier: Non. j'ai travaillé pourfaire l'appel du Revier en contact avec des civils allemands, Le président: Je vous remercie. Si le . et je n'avais donc pas à subir les intem- ainsi que les Aufseherinnen qui avaient tribunal veut interroger.le témoin, j'en péries ; mais par contre, sur 230, nous des relations avec leurs familles et leurs ai achevé. rentrons à 49 de mon transport, et nous amis et qui souvent se vantaient de ce Général Rudenko: Je n'ai pas de n'étions plus que 52 au bout de 4 mois; qu'elles avaient vu. question à poser. j'ai eu la chance de revenir. Dr Marx: Encore une question: jus- Dr Hans Marx (avocat, remplaçant Dr Marx: Est-ce que vos déclara- qu'en 1942, vous avez pu constater la M. Babel, avocat des SS, absent): Le tioris émanent de votre propre observa- conduite des soldats allemands à Paris. Dr Babel n'a pu venir ce matin, car il a tion,ou bien s'agit-il de communications Est-ce que les soldats allemands ne se dû se rendre à une conférence de Mon- qui vous auraient été faites par d'autres sont pas conduits d'une façon convena- sieur le général Mitchell. Messieurs les personnes? ble,est-cequ'ils ne payaient pas cequ'ils juges,je voudrais me permettre de poser Madame Vaillant-Couturier: réquisitionnaient? . au témoin quelques questions pour Chaque foisque c'est le cas,je l'ai signalé Madame Vaillant-Couturier: Je n'en l'éclaircissementdu sujet:"madame Cou- dans ma déclaration: je n'ai jamais cité ai pas la moindre idée; je ne sais s'ils turier, vous disiez que vous aviez été ar-quoi que ce soit qui n'ait été vérifié aux payaient ce qu'ils réquisitionnaient. rêtée par la police française? sources et par plusieurs personnes, mais Quant aux traitements convenables, Madame Vaillant-Couturier: Oui. la majorité de ma déclaration porte sur "trop des miens ont été fusillésou massa- Dr Marx: Pour quel motif avez-vous un témoignage personnel. crés pour que je puisse partager votre été arrêtée? Dr Marx: Comment pouvez-vous opinion sur cette question. \ Madame Vaillant-Couturier: Résis- expliquer que vous ayez ainsi des Dr Marx: Je n'ai pas d'autre ques- tance. J'appartenais à un mouvement de connaissances statistiques tellement tion à poser au témoin. résistance. "exactes? Par exemple vous parlez de Le président: Si vous n'avez plus Dr Marx: Une autre question... 700000 juifs qui seraient arrivés de d'autre question à poser,il n'y a plus rien Quelle était la position que vous.eccu- Hongrie. à dire. Il y a trop de rires dans cette salle, piez? . .Madame Vaillant-Couturier: Je vous 'je l'ai déjà dit. (Au docteur Marx.) J'ai' Madame Vaillant-Couturler: Quelle ai dit que j'avais travaillé dans les'bu- cru que vous aviez dit que vous n'aviez .position? réaux, et en ce qui concerne Auschwitz, plus de question à poser. Dr Marx: La position que vous oc- que j'étais amie de la secrétaire de la Dr Marx: Je voulais simplement me cupiez?A ce moment, aviez-vous une Oberaufseherin dont j'ai indiqué le nom permettre, au nom de l'avocat Babel, de position quelconque? et l'adressé au tribunal. faire la réserve qu'il voudra certaine- Madame Vaillant-Couturier: Où? Dr Marx: On prétend cependant ment interroger le témoin en contre- Dr Marx:.Par exemple, étiez-vous qu'il y aurait 350000juifs seulement ve- interrogatoire.

institutrice? r nus de Hongrie, ceci d'après les indica- Le président: Le docteur Babel, di- Madame Vaillant-Couturier: Avant tions du chef de service de la Gestapo, . tes-vous? la guerre? Je ne vois pas très bien ceque Eichmann. Dr Marx: Oui. la question a à voir avec le sujet? J'étais Madame Vaillant-Couturier: Je ne Le président: Je m'excuse, certaine- journaliste. veux pas discuter avec la Gestapo. J'ai ment, mais le docteur Babel sera-t-il re- Dr Marx: Oui, c'est ce que je voulais , de bonnes raisons pour savoir que ce venu? dire. Dans vos déclarations, vous avez qu'elle déclare n'est pas toujours exact. Dr Marx: Je suppose qu'il sera là cet faitremarquer que vous aviezune grande Dr Marx: Bien.Comment avez-vous après-midi; il est dans le palais, mais il habitude du style et de la parole, et c'est été traitée vous-même? Avez-vous été lui faut le temps de lire le compte rendu. pourquoi je vous demandais sivous aviez bien traitée? Le président: Nous allons considérer . .occupé une position dans cette branche, Madame Vaillant-Couturier: le fait, sile docteurBabel est là cet après- sivous étiezinstitutrice ou si vous faisiez Comme les autres. midi, que le docteur Babel fasse une au- des conférences, par exemple? Dr Marx: Comme les autres? Vous tre demande. D'autres avocats de la dé- Madame Vaillant-Couturier: Non, avez dit aussi que le peuple allemand fense allemande veulent-ils poser des j'étais reporter-photographe. était au courant de ce qui se passait à questions autémoin? Monsieur Dubost, Dr Marx: Comment pouvez-vous Auschwitz; sur quoi se base cette asser- avez-vous d'autres questions que vous expliquer que vous-même ayez pu pas- tion? désiriezdemander dans un nouvel inter- ser au travers de tout cela, et que vous Madame Vaillant-Couturier: Je l'ai rogatoire? soyez revenue dans un bon état de dit, d'une part, sur le fait que lorsque Monsieur Dubôst: Je n'ai plus de santé (7)? 'nous sommes parties, les soldats lorrains questions à poser,Monsieur le président. Madame Vaillant-Couturier: de la Wehrmacht nous ont dit dans le Le président: Le témoin peut se D'abord, j'ai été libérée il y a un an; en train: «Si vous saviezOÙ vous allez,vous retirer. un an de temps, on a le temps de se re- ne seriez pas si pressées d'y arriver. » mettre; ensuite,j'ai été dix mois, comme D'autre part, sur le fait que les Alle- (Mme Claude Vaillant-Couturier se je l'ai indiqué, en quarantaine, et j'ai eu mandes qui sortaient de la'quarantaine retire)' '

(7) Banale et légitime dans le cadre den 'importe quel fait divers, cette question de l'avocat desSS n 'a ici-rien d'anodine, Elle est la marque du négationisme qui n 'a pas été inventé par les nostalgiques etles émules du péteinisme et de l'idéologie nazie. Mettre en cause le témoignage des rescapés des camps en usant du paradoxe que s'ils disaient vrsiils n'auraient pu être là pour le dire a été un procédé eboixiemmeut utilisé. Çe1a était d'sutent plus insupportable que la plupsrt des survivants durent vaincre un cotnplexede culpabilité: «Pourquoi suis-je revenu alors que tente: tant y sont restés ?». En fait le négationisme est né dans le cours même du processus d'extermination des juifs: Himmler donna. des ordres stricts pour que la solution finale n'apparaissent dans les documents qu'au travers un vocabulaire banal, puis pout que les lieuxetles'preuves dy crime soient effacés.

s u P P LEM E' N T AL' HUM A· NIT E' H E B D 0 JANVIER 2005 1 5 FRANZ VON P>\PEN XARL DOENITZ llALDUIl VûN 5C>i!P~Gr A.L3~T SPEl!R OONSTANTIN IiJAL!!AR 6CHACHT IiANS FRITSCH!: ACQUITTE _ 10 A..~S:DE PR;J::SQN 20 AUS DI.:> htISü;-: 20 ANS DE FIUSOli VON lfEURATH ACQUITTE AC'

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