Université Sorbonne Paris Cité Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

ED 267 Art et Média

LIRA. Laboratoire International de Recherche en Art EA7343

THESE DE DOCTORAT

ÉTUDES CINEMATOGRAPHIQUES ET AUDIOVISUELLES

ANDREA PIERRON

« L’OMBRE DE VOTRE ESPERANCE »

REPÈRES POUR UNE HISTOIRE PLASTIQUE DES REVUES D’ARTISTES EXPÉRIMENTAUX AU XXE SIÈCLE

Thèse dirigée par Nicole Brenez

Soutenue le 26 septembre 2017

Jury : M. Antoine de Baecque, Professeur École Normale Supérieure Rue d’Ulm Mlle Nicole Brenez, Professeur Paris 3 Sorbonne-Nouvelle M. Joël Daire, Directeur du patrimoine, Cinémathèque française M. José Moure, Professeur Paris 1 Panthéon Sorbonne Mme Valentine Oncins, Professeur Université Jean Monnet de Saint-Etienne

Résumé « L’Ombre de votre espérance » : Repères pour une histoire plastique des revues d’artistes expérimentaux au XXe siècle.

Cette thèse de doctorat se consacre à l’analyse de périodiques créés au cours du XXe siècle par des cinéastes et des plasticiens à l’œuvre dans le champ des avant-gardes et du cinéma expérimental. Les revues forment des objets plastiques et spéculatifs, complexes et composites de par les relations qui se nouent entre le texte et l’image, les montages qui se créent et le défi que constitue la transposition des images filmiques. En quoi ces revues d’artistes témoignent-elles d’une recherche expérimentale ? Comment les revues d’artistes participent-elles à une histoire critique et plastique des formes cinématographiques ?

L’étude tente de comprendre les manières originales dont les cinéastes et les plasticiens se saisissent des revues afin d’élaborer, défendre, documenter, objectiver et analyser certains paradigmes cinématographiques. À quels titres les revues deviennent-elles elles-mêmes des propositions expérimentales, des laboratoires de recherche sur les liens entre l’image et le texte ? Nous observerons comment, grâce à leurs propositions techniques, graphiques et visuelles propres, les revues exposent certains enjeux matériels, poétiques, plastiques et théoriques propres à l’image cinématographique, comment elles questionnent le regard.

Les revues offrent des plateformes de diffusion et de dissémination esthétiques, servent à ouvrir des réseaux de circulation pour les idées, singulières ou collectives, des rédacteurs en chef. Comment accompagnent-elles leurs efforts dans la construction d’un milieu cinématographique alternatif ?

Les revues I de et Hans Arp (1916), Dada Sinn der Welt de John Heartfield et George Grosz (1921), Le Promenoir de Jean Epstein, Pierre Deval et Jean Lacroix (1921-1922), G. für elementare Geschaltung de Hans Richter (1923-1926), Close Up du groupe Pool composé de Kenneth Macpherson, Bryher et H.D. (1927-1933), Film Culture de Jonas Mekas (1955-1996) et Cantrill’s Filmnotes d’Arthur et Corinne Cantrill (1971-2000) forment le corpus de cette thèse qui vise à contribuer à une histoire plastique des publications expérimentales.

Mots-clés : Revue, Cinéma d’avant-garde, Cinéma expérimental, Histoire plastique, Iconographie, Mise en page, Image, Texte, Reproduction, Montage

2 Abstract

« Shadow of Hopes » : Landmarks For a Plastic History of Experimental Film Journals In the XXth Century.

This PhD thesis focuses on analyzing periodicals created during the XXth Century by both visual artists and filmmakers operating in the realm of avantgardes and experimental cinema. The journals become plastic, conceptual, complex, and composite objects because of the interplay between text and image as well as the reproduction of images and realization of photomontages. How these artists’ journals show signs of an experimental approach ? How do artists’ journals contribute to the critical and plastic history of film ? The dissertation aims to understand the unique ways the visual artists and filmmakers make use of the journals to create, defend, document, visualize and analyze some cinematic paradigms. To what extent the journals become in turn experimental works about the relationships between text and image ? We will study how magazines exhibit various plastic, aesthetical, theoretical, and poetical dimensions at stake in the cinematic image, relying on specific technical, graphic and visual undertakings, and how they call into question the perception. Journals become instrumentalized in ensuring the movement of the editors’ ideas, either collective or indivuals. How do journals support the editors’ efforts in building an alternative cinema domain ? Dada I edited by Tristan Tzara and Hans Arp (1916), Dada Sinn der Welt by John Heartfield and George Grosz (1921), Le Promenoir by Jean Epstein, Pierre Deval and Jean Lacroix (1921-1922), G. für elementare Geschaltung by Hans Richter (1923-1926), Close Up by Kenneth Macpherson, Bryher and H.D. (1927-1933), Film Culture by Jonas Mekas (1955- 1996) and Cantrill’s Filmnotes by Arthur et Corinne Cantrill (1971-2000) form the corpus of this PhD thesis, which aims to contribute to a plastic history of experimental publications.

Key words: Magazine, Avantgarde Cinema, Experimental Cinema, Plastic History, Iconography, Layout, Image, Text, Reproduction, Editing

3 Remerciements

Je tiens tout d’abord à adresser mes remerciements les plus sincères à ma directrice de recherches, madame Nicole Brenez, qui encadre mes travaux depuis le master. C’est avec grand plaisir que je soutiens ma thèse sous sa direction aujourd’hui. Elle m’a suivi avec intérêt pendant ces quatre années et je lui suis tout particulièrement reconnaissante de m’avoir aidée à chaque étape de mon parcours universitaire.

Je remercie Messieurs Antoine de Baeque, José Moure, Joël Daire et Madame Valentine Oncins d’avoir accepté de présider le jury de cette soutenance de thèse.

Je souhaite également exprimer ma gratitude à Dominique Païni qui est à l’origine du sujet de cette recherche. Mes remerciements vont aux personnes qui ont rendu possible ce travail : Arthur et Corinne Cantrill, les ayants droits qui ont acceptés de me donner accès à de nombreuses archives, Messieurs Christophe Tzara et Eric de Bourbon Parme, les personnels des différentes archives fréquentées dont la patience et le travail ont été du plus grand secours, M. Christophe Bichon de Lightcone, M. Stephano Califano au MACRO de Rome, Mme Sophie Hébert de la Cinémathèque Française et Mme Nina Schönig du Bauhaus Archiv de Berlin.

4

« L’encre ne sera-t-elle que l’ombre de notre espérance ? »

Jean-Luc Godard, Le Livre d’Image, 2017.

5 Introduction

La littérature périodique dédiée à la cinématographie se décline entre les revues de variétés, institutionnelles, publiques et privées, académiques et plasticiennes. Objets culturels, celles-ci représentent des instances discursives à la fois textuelles et visuelles, des systèmes complexes et composites. Notre étude porte sur les revues créées par des cinéastes et plasticiens qui exposent des enjeux matériels, poétiques, plastiques et théoriques de l’image cinématographique et offrent des plateformes de diffusion et de dissémination esthétique.

Problématique : plasticité, discursivité et historicité

Dans les revues d’artistes, l’image filmique se comprend comme reproduction : un tirage mécanique d’un ou plusieurs photogrammes isolés. La reprographie dématérialise et réifie l’image, déplace la photochimie pelliculaire sur du papier. De quelles manières suite à la réification, l’enjeu de la transposition et de la transformation devient-il l’objection de l’image ? Dans quelles mesures la réification et l’objection recadrent et requalifient-elles l’objet cinématographique en tant que dispositif, matière et plastique spécialement spatio- temporelle ? Le photogramme reproduit se comprend comme une pause et un second degré de l’œuvre : un déplacement matériel, un second degré du mouvement, du montage et de l’inscription plastique.

Tel que l’écrit la réalisatrice Maya Deren à l’intérieur de Cinématographie : l’usage créatif de la réalité (1960) si l’image cinématographique se montre comme image fixe :

« Le photogramme figé devient un moment où le déroulement de l’animation est différé, mis en veilleuse, qui peut, selon la position contextuelle, soit transmettre un sentiment d’hésitation critique (comme dans le regard en arrière de la femme de Lot [Voir Genèse, 19, 26]), soit constituer un commentaire sur l’immobilité et le mouvement comme opposition entre la vie et la mort1. »

L’image fixe porterait de même un regard rétrospectif. L’objectivaton de l’image pénètrerait ici à l’intérieur d’un nouveau processus où elle-même s’assujettit à une objectivation matérielle, sensible et intelligible, c’est-à-dire où la réification de papier autorise une étude matérielle, plastique, critique et/ou symbolique. Le cinéaste Stan Vanderbeek différencie objectivation et symbolisation dans Re : Look Computerized Graphics (1970) :

1 Maya Deren, Julie Beaulieu (trad.), Écrits sur l’art et le cinéma, Paris, Paris Expérimental, 2004, p.93.

6 « Objectiver quelque chose c’est le réaliser. Visualiser quelque chose c’est le symboliser2. »

Par objectivation on comprend l’actualisation des paradigmes de l’objet et par symbolisation, la description de celui-ci. Quelles proportions d’objectivation et de symbolisation se rencontrent-elles ainsi ?

Dans l’article « En gros plan » (1940)3 Serguei Eisenstein considère que l’étude du film par une revue correspond à un détail en gros plan des structures internes du montage.

« Si… Un article ne glisse pas jusqu’à devenir simplement un synopsis, il peut réfléchir les pensées simulées par le spectateur sous l’immédiate impression de l’œuvre… C’est un examen du film lui-même en gros plan : à travers le prisme d’une analyse ferme l’article ‘découpe’ le film en pièces détachées, en résous les éléments afin d’étudier l’ensemble tout comme un nouveau modèle de construction est étudié par des ingénieurs et des spécialistes dans leur propre champ de compétences techniques. Cela doit être le regard sur le film porté par un journal professionnel. Il doit y avoir une évaluation du film selon les positions des plans long et moyens– mais d’abord il doit s’agir d’un examen en gros plan - une vue en gros plan de tous les liens de ses composantes4. »

La déconstruction mécanique voulue par Eisenstein peut s’interpréter en tant que démontage et exposition. L’injonction d’Eisenstein introduit la notion d’interaction visuelle et significative entre les images exposées et de ce fait induit la notion de remontages. Dans quelles mesures les reproductions et les mises en pages des revues exposent-elles les interrelations spatiales, plastiques et significatives entre les photogrammes ? Quels différents enjeux de surfaces, d’espaces, de temporalités et d’interrelations apparaissent-ils entre les images ? La revue dresserait un parcours visuel et textuel où les photogrammes démontés et exposés connaissent de nouveaux rapports formels et significatifs, des remontages qui, hors du filmique, ont pourtant pour vocation de l’indiquer, voire le transcrire et le commenter.

La représentation d’une œuvre s’appuie sur une forme préexistante : l’extraction photographique et les mises en scènes auxquelles se prêtent les revues pourraient restituer des idiomes proprement cinématographiques avec pour particularité de mobiliser la fixité et la condensation formelle. Dans quelles mesures l’image s’inscrit-elle dans une tension entre l’identification et l’imitation des paradigmes filmiques et de l’œuvre représentée ?

2 « To objectify something is to realize it. To visualize something is to symbolise it. » [Nous traduisons], Stan Vanderbeek, «Re : Look Computerized Graphics », in Film Culture, n°48-49, 1970, New York, p.35. 3 « En gros plan » comprend plusieurs textes rédigés entre le 15 et le 30 mai 1940 en vue d’une préface à un ouvrage éponyme. « En gros plan » a d’abord été publié en anglais par Jay Leda (ed.), Film Essays And a Lecture, Princeton University Press, 1982 puis en français dans La Méthode, Paris, Editions Musée du Cinéma, 2002, pp.37-44. 4 Sergei Eisenstein, « En gros plan» in La Méthode, ibid., p.40.

7 Il serait tentant de suivre les domaines de l’iconologie et de l’iconographie5 afin de questionner le corpus de revues. Les termes iconologie et iconographie recouvrent deux processus d’analyse concomitants où la première laisse place à la seconde. Erwin Panofsky décrit les différentes étapes de l’une et l’autre des analyses dans l’introduction des Essais d’Iconologie. Les Thèmes humanistes dans l’Art de la Renaissance (1939).

Ernst Gombrich écrit dans Buts et Limites de l’iconologie :

« Mais dans l’ensemble, depuis les études pionnières de Panofsky, on entend par iconologie la reconstitution d’un « programme » plutôt que l’identification d’un texte particulier6. »

La notion de programme éclaire différemment ce que doit révéler une iconologie : rassembler les représentations et dimensions culturelles auxquelles se rattache l’œuvre.

La méthode iconologique a déjà été utilisée pour l’étude filmique mais pose ici un nouveau défi face aux revues. Elle s’exercerait en dehors de l’œuvre, au sein d’un objet composite et hétéroclite, à travers les questions précédemment soulevées de la réification, de l’objectivation des images cinématographiques. W.J.T. Mitchell nous aide à franchir ce pas car il envisage l’iconologie au prisme de l’objectivation et, particulièrement, de la réification :

« Et ils ont leurs analogues dans le spectre des images graphiques : le canard-lapin de Wittgenstein, Las Meninas de Foucault, le Laoccön de Lessing (l’image et non pas le texte), de même manière que les images des philosophes, servent toutes, selon mes termes, en tant qu’« hypericônes », figures de figuration, images qui reflètent la nature des images. Cependant ces hypericônes ont tendance à perdre leur caractère dialectique; leur statut même d’exemples canoniques transforme ces « provocatrices » ou ces objets de dialogue et jeu totémique en signes réifiés, objets qui (comme les idoles) disent toujours la même chose. Un des buts principaux de l’iconologie alors, est de restaurer la provocation, le pouvoir dialogique de ces images mortes, d’insuffler une nouvelle vie à des métaphores mortes, particulièrement les métaphores qui informent son propre discours7. »

5 L’étude des principes du corpus qui confronte les œuvres avec l’ensemble de leurs contextes historiques, illustrations, objets dont elles s’entourent ou qu’elles produisent et leurs esthétiques, y décèle la formation d’un champ et de programmes visuels. 6 Ernst Gombrich, « Buts et limites de l’iconologie » in Richard Woodfield (trad.), Gombrich : l’essentiel, écrits sur l’art et la culture, Paris, Phaïdon, 2003, p.463. 7 «And they have their analogues in the realm of graphic images : Wittgenstein’s duck-rabbit, Foucault’s Las Meninas, Lessing’s Laoccön (the image, not the text), all serve, like the philosophers’ images, as what I have called « hypericons », figures of figuration, pictures that reflect on the nature of images. These hypericons have a tendency, however, to lose their dialectical character ; their very status as canonical examples changes them from « provocatives » or objects of dialogue and totemic play into reifed signs, objects that (like idols) always say the same thing. One of the principal goal of iconology then, is to restore the provocative, dialogic power of these dead images, to breathe new life into dead metaphors, particularly the metaphors that inform its own discourse. » [Nous traduisons], W.J.T Mitchell, Iconology : Images, Text, Ideology, University of Chicago Press, 1986, pp.158-159.

8 La tension entre objection et réification se renoue au sein de l’hypericône. Si Mitchell se réfère surtout aux images remployées par l’analyse philosophique, nous retenons la notion d’une image extraite et remployée, qui reflète la nature des images, dont l’étude vise à comprendre quels éléments ont concouru à lui donner ce rôle d’exemple et quelles sont les qualités de cette exemplarité. La conception de Mitchell nous mène ainsi à considérer les manières dont un corpus de revues assemble une iconologie où les œuvres existent par lectures et clichés interposés, où le contexte se réfléchit, les temporalités se mêlent entre la synchronicité et l’historicité des objets. Comment les revues produisent-elles trois paradigmes d’interrelations textuelles et visuelles : une plasticité, qui désignerait les processus de réification et d’objectivation, l’étude matérielle et formelle des mises en pages, une discursivité, qui relierait les développements textuels et visuels, et une historicité ? Quelles en sont les formes : exemplaire, illustrative, iconique, démonstrative ou archivistique ?

Les revues induisent des paradigmes historiques qui posent problème car ils se développent selon deux dimensions distinctes : d’une part, les conditions historiques d’existence des revues elles-mêmes : leurs intégrations à des contextes culturels, historiques précis, et, de l’autre, la documentation des formes cinématographiques. De quelles manières les revues dressent-elles des portraits synchroniques du domaine cinématographique et participent-elles à la fabrique de ses images ? Comment la revue détermine-t-elle des cadres de transmission et des choix de corpus qui marquent les histoires plastiques et problématiques? Quelles parts et équilibres le point de vue éditorial établit-il entre documentation et subjectivité des points de vue éditoriaux ? Les revues donnent-elles lieu à une archive des idées et des formes, ouvre-t-il une surface d’interprétation ? Comment les revues se relient-elles au sein d’une histoire commune ? Quelles récurrences, régularités ou transformations de l’une à l’autre?

Historique des revues avant-garde

Les revues d’avant-garde créées par des plasticiens et des cinéastes s’inscrivent dans l’histoire plus large des revues d’avant-garde littéraires et artistiques ou little reviews8. La revue poétique romantique Athenäum (1798-1800) d’August et Friedrich von Schlegel constitue un premier grand exemple dans la mesure où elle pris le rôle d’emblème pour le groupe d’Iéna.

8 terme anglophone qui désigne la catégorie des revues artistique et littéraire produites à partir de la période moderne anglo- saxonne.

9 La forme de la revue prend un essor important au tournant des années 1830 avec l’assise prise par certaines revues telle la revue littéraire Athenaum (1828-1921) fondée par James Buckingham à Londres, qui étend son influence à partir de 1829 sous l’impulsion du nouveau rédacteur en chef Charles Wentworth Dilke puis du poète et critique Thomas Kibble Hervey en 1846. Athenaum publie notamment les travaux scientifiques du physicien britannique Lord Kelvin aux côtés des écrits de Thomas Hardy, T.S. Eliot, Aldous Huxley ou Virginia Woolf. En France, deux revues littéraires rivalisent : La Revue de Paris (1829, fondée par Louis- Désiré Véron, à laquelle collabora Balzac, puis, quand elle fut rachetée par Théophile Gautier, Flaubert) et La Revue des Deux Mondes9 (1829, sous la direction de François Buloz). L’historien de la littérature Simon Jeune écrit à propos de La Revue des Deux Mondes que les revues « servent de tribunes aux plus hautes intelligences, aux esprits les plus actifs et les plus souples, qui suivent et dominent l’histoire à mesure qu’elle se fait10. ».

Dans les revues d’avant-gardes, artistes comme écrivains occupent les postes d’éditeurs, de rédacteurs en chef et de critiques. Les revues d’avant-garde se rapprochent davantage du modèle de l’Athenaüm en ce qu’elles rassemblent les écrits, affirment les thèses et développent les réseaux d’un artiste ou d’un groupe.

En 1839 paraît ainsi la revue américaine The Dial (1840-1844; 1880-1929) qui, durant la première période de son existence, a pour but de soutenir les travaux des transcendantalistes du Hedge Club. La reprise du magazine en 1920 par le poète Scofield Thayer et le médecin, photographe et futur cinéaste James Sibley Watson détermime la seconde phase avant-gardiste de la revue, qui s’intéresse à T.S Eliot, Ezra Pound, Sherwood Anderson, William Carlos Williams, E.E. Cummings ou D.H. Lawrence ainsi qu’à la publication de textes d’artistes européens tels Odilon Redon, , , Edvard Munch ou Vincent Van Gogh.

Parmi les publications anglophones liées aux avant-gardes littéraires se trouvent The Egoist (Londres 1914-1919) de Dora Mardsen, à laquelle succède rapidement Harriet Shaw Weaver en 1914, secondée de Richard Aldington et H.D. ; ou la revue de Wyndham Lewis et Ezra Pound Blast: Review of The Great English Vortex (Londres 1914-1915), qui devint l’organe du Vorticisme. Aux Etats-Unis, l’écrivain Alfred Kreymbog édite dans un premier temps la revue littéraire Others (1915-1919) puis Broom : An International Magazine of the

9 Olivier Corpet, « Revues littéraires». In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 23 mai 2017. Disponible sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/revues-litteraires/ 10 Simon Jeune, « Les Revues littéraires » in Henri-Jean Martin, Roger Chartier (dir.), Histoire de l’édition française. Tome 3. Le Temps des éditeurs. Du Romantisme à la Belle Époque, Paris, Promodis, 1985, p.409.

10 Arts (1921-1924), avec Harold Loeb. The Little Review (Chicago, New York 1914-1929) de Margaret Anderson partage le corpus littéraire de The Dial. La revue publie, comme son aînée, des artistes européens, notamment Hans Arp, Marcel Duchamp, Max Ernst, Fernand Léger, Pablo Picasso et Francis Picabia.

À Paris, Guillaume Apollinaire publie Le Festin d’Esope (1903-1911) puis Les Soirées de Paris (1912-1914) où paraissent les illustrations cubistes de Picasso ou d’Albert Gleizes. La revue de l’écrivain Ricciotto Canudo, Montjoie! Organe de l’Impérialisme français (1913- 1914), se fait l’écho des théories et des rivalités parisiennes. Entre 1917 et 1918, Pierre Reverdy se consacre à la revue Nord-Sud. En Russie, Ossip Brick, Nathan Altman et Nikolaï Punin publient la revue Iskusstvo Kommuny (1918-1919) dans laquelle paraissent entres autres les écrits de Vladimir Maïakovski, Kazimir Malevitch, Marc Chagall et Victor Chklovski. Les associations entre peintres et hommes de lettres témoignent de la perméabilité entre les cercles artistiques et visent une double entente à travers l’illustration des revues : la construction d’un vocabulaire critique commun et le soutient des propositions en devenir.

« Les tendances nouvelles et les alliances littéraires qui les accompagnaient, pouvaient témoigner d’une situation d’infériorité des artistes pris en charge par les hommes de lettres. Mais elles furent aussi un moyen nouveau, pour les nouvelles générations, d’affirmer leurs positions. Elles contribuèrent à la mise en place élargie d’une rhétorique collective, souvent polémique, de l’indépendance et de l’innovation, qui changeait les modalités discursives de construction des groupes indépendants11. »

La revue artistique moderne prend son élan avec l’amélioration et la démocratisation des moyens de reproductions. À partir du milieu du XIXe siècle, la revue devient une galerie d’images et d’idées, consciente de sa fonction d’outil dans la conquête d’une reconnaissance à l’intérieur d’un marché international concurrentiel. Comme l’a montré Béatrice Joyeux- Prunel, la période postimpressionniste, sécessionniste, consacre les stratégies mises en place par les Indépendants et les Impressionnistes, parmi lesquelles l’emploi de la presse et des revues d’avant-garde.

« Salons et galeries n’étaient pas les seuls lieux de carrière pour un artiste moderne. Il convenait aussi de se faire connaître dans les revues qui commentaient et entretenaient les Sécessions européennes. Leur apparition avait en effet été précédée puis accompagnée par celles de revues modernistes, fondées parfois dans le but explicite de les soutenir et de créer un public.

11 Beatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-gardes artistiques. 1848-1918. Une Histoire transnationale, Paris, Gallimard, 2008, p.208.

11 Certaines de ces revues étaient devenues de véritables institutions, et leurs animateurs étaient impliqués dans l’organisation des grands Salons modernes, comme, à Bruxelles, L’Art moderne mené par Octave Maus, secrétaire du salon des XX puis directeur de La Libre esthétique12. »

Dès 1890, les différentes Sécessions européennes s’appuient donc sur leurs revues : L’Art moderne d’Octave Maus (Bruxelles), The Studio (Londres 1893-1964) de Charles Holmes puis The International Studio dès 1897 à New York, les revues berlinoise PAN (1894-1900) d’Otto Bieberbaum et Julius Meier-Graefe, munichoise Jugend (1896) de Georg Hirth et Kunst Und Künstler (1902) de Bruno et Paul Cassirer, la revue viennoise Ver Sacrum (1898-1903) de Gustav Klimt et Max Kurzweil ou Mir Iskusstva (1898-1904) à Saint- Pétersbourg et la revue symboliste Zolotoe Runo (1906-1910) de Nikolaï Riabouchinski. Le tournant du XXe siècle systématise et institutionnalise la pratique revuiste. L’écrivain parisien Rémy de Gourmont réalise en 1900 la première tentative de bibliographie et de typologie des « petites revues13 ».

Les expressionnistes et symbolistes, nabi et fauves, futuristes et cubistes poursuivent la stratégie :

« [les avant-gardes] profitaient certes de l’acquis des avant-gardes antérieures : Salons modernistes institutionnalisés, réseau international de soutiens et d’amateurs du postimpressionnisme, presse littéraire et artistique d’avant-garde, marchand d’art moderne et leurs réseaux internationaux. Elles allaient alors pouvoir systématiser les stratégies de leurs prédécesseurs, du détour par l’étranger aux expositions différenciées et aux adaptations de leur art pour l’étranger, sans oublier le recours régulier à la presse, petites revues comme presse quotidienne14. »

Parmi les revues de l’Expressionnisme allemand, on compte Der Sturm (1910-1932) de Herwarth Walden, qui exposera par la suite des œuvres cubistes et futuristes, Die Aktion (1911-1932) de Franz Pfempfert, (1912), Die Weißen Blätter (1913-1920) de René Schickele, Die Neue Blätter für Kunst und Dichtung (1918-1921 Dresde), Die Fackel (Vienne 1899- 1936). La Revue blanche (1889) prend le parti des Nabis. Tristan Tzara et Marcel Janco font paraître une revue symboliste à Bucarest, Simbolul, en 1912.

12 Beatrice Joyeux-Prunel, Nul n’est prophète en son pays ? L’internalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes 1855-1914, Paris, Musée d’Orsay, 2009, p.85. 13 Rémy de Gourmont, Les Petites revues, essai de bibliographie, Paris, Le Mercure de France, 1900. 14 Beatrice Joyeux-Prunel, Nul n’est prophète en son pays ? L’internalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes 1855-1914, op.cit. p.151.

12 De 1905 à 1909, paraît la revue futuriste italienne de Filippo Marinetti, Poesia: rassegna internationale, puis entre 1918 et 1920, Roma Futurista créée par Marinetti et Giacomo Balla et Dinamo : Rivista Futurista (1919) de Marinetti, Emilio Settimili, Mario Carli et Remo Chiti. La revue Ocharovannyi strannik de Victor Kohvin se fait l’écho du futurisme à Saint-Pétersbourg entre 1913 et 1916, tout comme la revue littéraire Futuristyi publiée en 1914 par Vassili Kamenski et David Burliuk. Pierre-Albert Birot fonde SIC (1916- 1919) où il expose futuristes puis cubistes. De 1915 à 1916, Amédée Ozenfant publie L’Elan puis s’associe à Paul Dermée pour L’Esprit nouveau (1920-1925) qui constitue l’organe du purisme.

À leur arrivée à New York, des artistes européens tels Marcel Duchamp ou Francis Picabia et le marchand et critique d’art Henri-Pierre Roché, reconduisent la stratégie revuiste afin d’établir leurs réputations au sein d’un nouveau milieu avant-gardiste. Duchamp et Roché publient The Blind Man, dont le premier numéro a pour sous-titre The Independent’s number, et Rongwrong en 1917. La revue prend la même fonction pour Picabia lorsqu’il édite les premiers numéros de 391 (1917-1924) à Barcelone, New York, Zürich et Paris.

Instruments privilégiés des stratégies d’avant-gardes, les revues sont créées en corrélation d’expositions et de galeries. Des Tendances nouvelles (1904-1914) d’Alexis Mérodack-Janneau initie la pratique avec la création de l’Union internationale des Beaux-Arts et des Lettres de Paul Adam, Auguste Rodin et Vincent d’Indy. Après la revue éponyme en 1910, Herwarth Walden fonde en 1912 la galerie Der Sturm. Vassili Kandinsky et Franz Marc créent Der Blaue Reiter dont la publication de l’almanach en 1911 est suivie d’une exposition en décembre 1911-janvier 1912, d’abord à Munich puis Cologne, Berlin, Brême, Hagen et Francfort. De 1919 à 1926, le critique d’art Félix Fénéon dirige le Bulletin de la vie artistique pour la galerie Bernheim-Jeune afin d’entretenir un catalogue des œuvres et d’animer un débat entre cubistes et puristes. Dans une visée similaire, Alfred Stieglitz publie Camera Work (1903-1917) et 291 (1915-1916) à travers sa galerie 291 de New York. Il apporte une nouvelle perspective au rôle de diffusion des publications : l’usage de la photographie et le développement des circuits entre les collections privées et les petites galeries15. Le Cabaret Voltaire (1916) comme les premiers numéros de Dada font converger les énergies de la publication et de l’exposition.

Lors de leur création, les avant-gardes dadaïstes ou constructivistes vont à leur tour

15 Béatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-gardes artistiques. 1848-1918. Une Histoire transnationale, op.cit. ; p.670.

13 mettre à profit les stratégies de publication dont elles auront héritées à travers notamment Dada (Zürich, Paris 1917-1920) de Tzara et Arp, Der Zeltweg de Walter Serner, Tzara et Otto Falke (Zürich 1919), Die freie Strasse de Raoul Haussman et Johannes Baader (Berlin 1915- 1918), Neue Jugend (Berlin 1916-1917) ou Der blutige Ernst de Georges Grosz et Carl Einstein (1919), Die Pleite (Berlin 1919-1924) de Wieland Herzfelde, John Heartfield et Grosz, De Stijl (1917-1932) et Mecano (1922-1923) de Theo Van Doesburg, Merz de Kurt Schwitters (1923-1932).

Les revues d’avant-garde littéraire et plastique accueillent aussi les expérimentations typographiques des auteurs. Marinetti publie en 1914 le poème DUNE dans les pages de Lacerba (1913-1915), Apollinaire publie successivement certains de ses Calligrammes dans Les Soirées de Paris à partir de 1914 puis Pablo Picasso dans SIC en 1916. En 1918, Dada 3 introduit à son tour des essais typographiques.

Le domaine cinématographique produit des revues qui se développent particulièrement au tournant des années 1910. Les premières publications constituent des revues institutionnelles, professionnelles : bulletins techniques et économiques en directions des exploitants, des producteurs et des techniciens. Georges Dureau et Léon Druhot créent Ciné- journal (Paris 1908-1938) comme intermédiaire entre industriels du film, distributeurs et exploitants, Cinéma-revue (1911-1914) représente un bulletin technique pour exploitants, Le Courrier cinématographique (1911-1937) fondé par Charles Le Fraper s’inscrit dans une visée corporative. À Londres, la revue Kine Weekly informe les milieux professionnels dès 1907. À Hollywood, l’American Society of Cinematographer publie à partir de 1919 American Cinematographer, bulletin technique à destination des chefs opérateurs. À New York, Ray Gallo publie la revue corporative Greater Amusements à partir de 1914, Victor Allen publie Journal of the Society of Film Engineers à partir de 1916, Lesley Mason publie International Cinema Trade Review de 1919 à 1922. De telles revues institutionnelles alimentent une stratégie de circulation technique et commerciale.

Un autre pan des revues cinématographiques vise un but promotionnel pour le grand public. De tels magazines s’occupent principalement de vedettariat et développent la forme particulière du film raconté en images. Apparaissent ainsi les revues parisienne Filma fondée en 1908 par André Milo, hollywoodienne Photoplay Magazine (1911-1980), new yorkaises Motion Picture Story Magazine (1911-1914) et Motion Pictures Classic (1915-1931) de James Blackton, londoniennes Picturegoer (1913-1960), Picture Show (1919-1960) et

14 berlinoise Illustriert Film Kurrier (1919) d’Herman Weisst. La revue française Nos Vedettes (1918-1934) allie publics professionnel et populaire autour de galeries de portraits d’acteurs.

En termes de revues d’avant-gardes spécifiquement dédiées aux milieux cinématographiques, il faut attendre la publication de la revue yougoslave Kinofon, éditée entre 1921 et 1922 par Dragan Alecksic, également rédacteur des revues dadaïstes Dada tank et Dada Jazz (1922), et Branko Ve Poljanski rédacteur de Dada-Jok (1922), ainsi que Kino- fot, revue orientée sur les avant-gardes russes (1922-1923) d’Alekseï Gan, à laquelle contribuent Maïakovski, Dziga Vertov et Lev Kulechov. Enfin, le dernier numéro de la revue G. für elementare Gestaltung du peintre et cinéaste Hans Richter (1926) marque la prise en charge du cinéma d’avant-garde par un plasticien.

L’étude des corpus de revues d’avant-garde cinématographique et plasticienne amorce des questions et des enjeux originaux. Dans un premier temps, elle sert à comprendre les caractéristiques et les enjeux de l’inventivité formelle et spéculative déployée par les artistes dans les revues.

Par la suite, les corpus de revues témoignent de liens persistants de coopération entre cinéastes et écrivains qui questionnent donc les interrelations entre cinéma et littérature. Comment les implications littéraires se manifestent-elles d’un point de vue rhétorique et/ou poétique à l’intérieur des revues ?

Les détails des revues d’avant-garde plasticienne éclairent différemment les liens entre les domaines avant-gardistes et les milieux cinématographiques commerciaux et institutionnels. Il est question de concevoir les diverses formes de perméabilités et d’influences entre avant-gardes et cinéma commercial ou institutionnel à travers les œuvres, les cinéastes, les fréquentations et les métiers. Dans quelles mesures de telles intersections permettent-elle de reconsidérer et relativiser la sécession, l’autonomie voire le séparatisme définitionnels d’un domaine cinématographique d’avant-garde ? L’interférence institutionnelle et commerciale des revues a-t-elle un impact sur la formulation de rhétoriques ou sur la création de stratégies avant-gardistes ?

Corpus : méthode comparative

Afin de répondre à de telles questions, notre recherche s’appuie sur un corpus de revues aux formations éditoriales similaires, conçues par des cinéastes et des plasticiens, apparaissant

15 au sein du champ des avant-gardes. L’étude détaille les paradigmes mis en place par chaque objet et décrit une spécialisation chronologique des publications. Elle s’ouvre sur Dada I (1916) de Tristan Tzara et Hans Arp et Dada Sinn der Welt (1920) de George Grosz et John Heartfield afin de distinguer deux interprétations originales des différentes interrelations plastiques et critiques du textuel et du visuel. L’étude comparative des publications révèlera les particularités puis les résonances et les distances de deux modèles plastiques et critiques d’exposition des œuvres. La seconde partie de l’étude s’ouvre sur le numéro deux de Promenoir (1922) fondé par Jean Epstein, Pierre Deval et Lacroix, dont le corpus textuel introduit la question cinématographique, puis se tourne vers le numéro 5-6 Film de la revue G. Material für elementare Gestaltung (1926) créée par Hans Richter, qui introduit la cinématographie comme épicentre problématique et formel d’une publication, et le numéro 5 du second volume de Close Up (1928) édité par Kenneth Macpherson, H.D. et Bryher qui affirme des assises d’intégration plastique et discursive de l’objet filmique. La dernière partie de l’étude porte sur deux numéros spécialisés sur le domaine expérimental, le numéro 31 de Film Culture (1963-1964) publié par Jonas Mekas et le numéro 51-52 de Cantrill’s Filmnotes (1986) d’Arthur et Corinne Cantrill.

Les éléments du corpus appartiennent tous au domaine de la modernité occidentale et permet d’observer comment un éloignement géographique apparent, entre l’Europe, les États- Unis et l’Australie, peut manifester à l’inverse une grande proposition, de valeurs et d’idéaux. En effet, Dada et Close Up sont publiés en Suisse, Dada Sinn der Welt et G. à Berlin, Le Promenoir à , Film Culture à New York et Cantrill’s Filmnotes à Melbourne. L’ensemble de ces publications accueille des contributions internationales et diffuse indifféremment des textes écrits en anglais, français ou allemand. Les diverses locations des centres d’édition permettent d’observer et de mettre en perspectives les différentes conditions d’apparition, d’intégration, de circulations nationales ou internationales des publications, c’est-à-dire la manière dont elles construisent et s’insèrent à l’intérieur d’espaces culturels.

Dans l’anthologie Film Culture Reader (1970), P. Adams Sitney donne un aperçu méthodologique d’approche des publications :

« Afin de comprendre le caractère et de retracer l’évolution d’un tel magazine, il n’y a pas de meilleure façon que de parcourir un jeu complet de ses numéros. Souvent, les articles les moins mémorables et les moins cinématographiques donnent un aperçu de l’individualité d’une publication que ses autres « articles » ne peuvent révéler, particulièrement, après un certain nombre d’années ; car, sur une période précise, plusieurs magazines partagent les meilleurs

16 auteurs, rivalisent pour le meilleur écrit d’un auteur. Les écrits périphériques indiquent les idées et les besoins individuels des rédacteurs en chef 16. »

Une monographie envisagerait l’évolution plastique et discursive d’une revue à travers ses différentes périodes et changements, considérant particulièrement les articles aux périphéries, autant de par la place accordée que par le sujet et le traitement, comme les garants de l’intégrité éditoriale. Néanmoins, si nous considérons d’une part que les textes périphériques recèlent de nombreuses clés de compréhension des caractéristiques de la revue, nous pensons surtout que l’ensemble du corpus textuel et visuel et des articulations, les complémentarités comme les distances, dressent le portrait complet de la ligne éditoriale. Les articles et les images représentent tous des pièces individuelles à analyser avant de les replacer au sein d’un corpus dont les différentes perspectives ainsi engendrées saisissent et justifient les enjeux. La même volonté d’exhaustivité nous a conduit à privilégier l’analyse détaillée d’un seul numéro emblématique par revue, malgré la pertinence d’envisager la totalité de l’évolution éditoriale, afin d’opérer une coupe synchronique et d’entreprendre l’étude comparative de plusieurs revues.

Chaque numéro étudié fut choisi pour sa qualité exemplaire et synthétique des problèmes plastiques et discursifs disposés, soit sur l’ensemble de la publication soit sur la période particulière dans laquelle il s’inscrit, ainsi que l’introduction de certains changements paradigmatiques qui nous intéresse dans la mesure où ils ressaisissent et actualisent les enjeux éditoriaux au prisme des nouvelles transformations. L’examen de chaque numéro suit une méthode analytique similaire et systématique où l’objet est d’abord observé selon les spécificités et problématiques plastiques des images reproduites et des mises en pages créées puis selon les problématiques soulevées par le corpus et les interrelations textuelles et visuelles. Il s’agit de considérer une certaine immanence de l’objet, de ses problématiques plastiques et discursives : l’analyse en détaille les spécificités afin de les repositionner au sein d’interrelations, c’est-à-dire la construction du discours visuel et textuel.

Les coupes synchroniques du corpus impliquent de saisir les objets à travers leurs contemporanéités, c’est-à-dire à la lumière de documents connexes contemporains. La recherche s’appuie d’abord sur les documents laissés par les éditeurs, leurs milieux proches et les collaborateurs qui spécifient les conditions de création, de circulation des revues ainsi que les problèmes pratiques, esthétiques, conceptuels et théoriques qui soutiennent et motivent les

16 « To learn the character and to trace the evolution of a single such magazine, there is no better way than to pursue an entire « run » of its issues. Often, the least memorable, filmsiest articles provide an insight into the individuality of a publication that its « features » cannot reveal, especially, after a number of years ; for, in a given period, several magazines share the best authors to compete for an author’s best work. The peripheral pieces indicate the ideas and needs of individual editors. » [Nous traduisons], P.Adams Sitney, Film Culture Reader, New York, Praeger Publisher, 1970, p.7.

17 démarches. Les archives de Tristan Tzara de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet de Paris, les archives de Jean Epstein à la Cinémathèque française, les archives d’Hans Richter, El Lissitsky et Ernst Kallaì du Bauhaus Archiv de Berlin, les archives de Bryher, H.D. et Macpherson conservées à la bibliothèque des livres rares et des manuscrits Beinecke de Yale et les archives d’Enrico Prampolini conservées au MACRO de Rome ont apportés de nombreuses ressources. Il nous a aussi été possible de réaliser un entretien avec Arthur et Corinne Cantrill.

La contemporanéité du numéro étudié se comprend aussi à travers les lectures croisées de revues et d’écrits contemporains, sous-tendues par les collaborations et les corpus et/ou révélées par les archives comme des lectures des auteurs, qui entretiennent une proximité temporelle et artistique, comme par exemple entre des articles parus dans G. et De Stijl, qui corroborent et ouvrent le spectre de compréhension des questions artistiques générales ou spécialisées durant la coupe synchronique concernée. La confrontation des cadres géographiques et temporels, des paradigmes plastiques, théoriques et pratiques respectifs met ainsi à l’épreuve les dimensions intrinsèques de la revue révélées par l’analyse, replacées au sein d’un contexte élargi. Les revues s’enchaînent en une succession chronologique, dont la factualité semble renforcée par l’apparition progressive d’une spécialisation autour de l’image cinématographique puis d’avant-garde, à même de rendre visibles certains points de convergences ou de ruptures.

18 PREMIÈRE PARTIE.

1917-1921

DEUX MODÈLES DE PUBLICATIONS DADAÏSTES

DADA ET DADA SINN DER WELT

19 Les revues éditées par les mouvements dadaïstes, du Cabaret Voltaire, Dada, Der Dada, Der Zeltweg, à Club Dada, 391, The Blindman ou encore New York Dada, s’inscrivent au cœur de certaines problématiques plastiques et polémiques disposées par les avant-gardes du début du vingtième siècle, en particulier celle qui vise à investir et manier le format de la publication dans le but de questionner le textuel, le visuel et leurs interrelations par une tension entre arts plastiques et écrits littéraires et par des essais visuels et interdisciplinaires. Au sein de publications dirigées et assemblées par des plasticiens, l’élaboration d’un espace plastique s’appuie sur trois démarches concomitantes. La première reproduit des œuvres préexistantes, qu’elles soient dessins, peintures, gravures, photographies et photomontages. La deuxième intègre les textes en tant qu’élément plastique par l’entremise de propositions typographiques. Enfin, la troisième cherche à mettre en contact ces niveaux et structure la création de compositions hétérogènes et originales nées de ces interpénétrations.

Les différents rédacteurs en chef des revues dadaïstes conçoivent chacun des lignes éditoriales particulières et originales. Ils insufflent ainsi une grande diversité stylistique au champ des imprimés dont les différents journaux dessinent un spectre de propositions lancées afin d’intégrer au sein d’un même espace plastique le textuel et le visuel. Parmi l’hétérogénéité formelle typique du champ des imprimés dadaïstes, notre étude se consacre à deux numéros, Dada I et Dada Sinn der Welt, deux exemples plastiques et théoriques, à la fois manifestes et antithétiques quant aux recherches sur la visualité du signe écrit et sur la mise en page des images.

La revue Dada comporte huit numéros publiés de manière irrégulière par Tristan Tzara entre 1917 et 1921. Les cinq premiers numéros sont publiés à Zürich, grâce au concours de l’imprimeur Julius Heuberger, de juillet 1917 au 15 mai 1919. Les deux premiers numéros comportent respectivement dix-huit et vingt-trois pages au format 20x23. Le troisième numéro, qui compte quinze pages, adopte un format plus grand de 24,5x34. Ce numéro comprend des variations de publications. En effet, la version allemande ajoute deux pages comprenant les dessins Gesicht I et II d’Hans Richter et le poème Regie de Ferdinand Hardekopf. La seconde édition suisse représente Der Idealist de Jakob Van Hoddis et Der Arbeiter Von Hans Arp de Richard Huelsenbeck.

Anthologie Dada regroupe les numéros IV-V et en ce sens double de volume. Les trente trois pages sont imprimées en 19x28. L’édition allemande comprend également de nombreuses variantes, substitutions et ajouts. Page 7, Bestes Pflaster Aude Roter Segen de

20 Walter Serner remplace Globe de Pierre Reverdy. Page 10, Splendeurs et misères des brouillards de Hardekopf, un dessin sans titre de Hans Richter, Verwandlung de Richard Huelsenbeck et l’annonce de la publication de Das Hingeschwerer de Walter Serner remplace L’Autre petit manifeste de Francis Picabia. Sur les pages 15, 16 et 17, Der Letze Lockung Manifest et Riesenprogramm Schlager auf Schlager einzig in seiner Art de Serner se substitue à la Proclamation sans prétention 1919 de Tristan Tzara et 199 Cs de Pierre Reverdy. Page 20, Poésies Arp de Tzara et Aus die Wolkenpumpe d’Arp remplacent une gravure sans titre d’Arp et Trombone à coulisses de Ribemont-Dessaignes. Page 24, Ein Geburstagegang für Bijo Berg zzintenrent d’Huelsenbeck remplace Elle a deux têtes de Perez Jonba et Vue d’une forêt de Paul Klee. Page 25, Gegen Ohne Für Dada de Richter remplace son dessin sans titre et Aa24IX de Tzara.

Le numéro six, Bulletin Dada, février 1920, le numéro sept Dadaphone, mars 1920, et le dernier numéro de la série Dada Intirol Augrandair, 16 septembre 1921, sont publiés à Paris par Au Sans Pareil. Ces dernières publications sont plus courtes : Bulletin Dada est composé de quatre pages en format 28x38, Dadaphone de sept pages en 19x27 et Dada Intirol Augrandair de trois pages en 21x33.

Les originaux de ces numéros de Dada et Was Ist Dada ? sont devenus très rares. Les Archives de la Bibliothèque de l’Université de l’Iowa possèdent un exemplaire original de Dada II, Dada III et Dadaphone. La Bibliothèque Kandinsky du Centre Georges Pompidou détient des tirages originaux des numéros de Dada au sein des archives .

Les feuillets Dada ont connu plusieurs réimpressions reliées et reproductions en fac- similés. Notamment celles Documenti e periodici Dada par Arturo Schwartz réalisée en 1970, Dada édité par la maison Jean-Michel Place en 1981 et Ades Dawn a regroupé reproductions et fac-similés au sein de l’anthologie The Dada Reader, a Critical Anthology, publiée par la Tate Modern en 200617.

17 Ainsi, il existe une édition milanaise de 1970, Documenti e periodici Dada par Arturo Schwartz, qui comprend les journaux Cabaret Voltaire, Bulletin Dada, Der Zeltweg, Dada 1-3 et Anthologie Dada {Arturo Schwartz, Documenti e periodici Dada, 1970, Milan, Gabrielle Mazzota Editore}. Parmi les éditions anglophone, The Dada Reader, a Critical Anthology rassemble des reproductions reliés de tous les numéros de Dada, Cabaret Voltaire et Der Zeltweg {Dawn Ades, The Dada Reader, a Critical Anthology, 2006, Londres, Tate Modern). Parmi les publications francophones, la maison parisienne Jean-Michel Place a publié en 1981 une édition reliée des numéros de Dada {Tristan, Tzara, Dada Zürich-Paris, 1916-1922, 1981, Paris, Sabine Wolf, Michael Gluck (trad.), Jean-Michel Place}, et le Centre du XXe siècle de l’Université de Nice a publié Dada. Réimpression critique, comprenant l’intégralité des numéros reproduits de Dada ainsi qu’une réimpression du Cœur à barbe {Michel Sanouillet, Dominique Baudoin, (dir.), Dada. Réimpression critique Nice, 1976, Le Centre du XXe siècle de l’Université de Nice}.

21 Dorénavant, les numéros de Dada sont également disponibles en version numérique et libre de téléchargement depuis les portails de certaines bibliothèques tels que International Dada Archive ainsi que la Digital Dada Library Archive de l’Université de l’Iowa et l’Université Princeton, dont le projet Blue Mountain Project rassemble une collection en ligne de journaux d’avant-garde.

Enfin, Dada Sinn der Welt, publié par George Grosz et John Heartfield en 1920, est composé de quinze pages au format 19x28. Il s’agit d’une rareté qui a été reproduit une fois au sein d’une collection de fac-similés, Dada-Zeitschriften-Reprint, comprenant Der Dada 1- 3, Bulletin Dada, Cabaret Voltaire, Der Zeltweg, et Le Cœur à Barbe par la maison d’édition allemande Nautilus Verlag Lutz Schulenburg de Hambourg en 1978. Deux exemplaires de Dada Sinn der Welt, extrait de cette réédition, sont conservés par la Bibliothèque Kandinsky et la bibliothèque de l’INHA.

Dada est autofinancé par ses éditeurs Tristan Tzara et Hans Arp, de même que par certains collaborateurs tel Marcel Janco qui selon ses souvenirs a « payé les frais de publication de nos revues »18. Les deux imprimeurs zurichois et parisien apportent leurs aides et leurs soutiens dans le processus de fabrication. Dans une lettre adressée à Giuseppe Raimondi le 24 février 1917, alors qu’il prépare le premier numéro de la revue Dada et pense encore néanmoins à une publication d’un grand volume sur les avant-gardes, Manifestation d’art et de littératures nouvelles (qui ne verra jamais le jour), Tzara détermine en ces termes les conditions matérielles des publications dadaïstes :

« En ce qui concerne le côté financier, le petit nombre de collaborateurs zurichois ont décidés de la faire paraître à tout prix, avec la sueur de leur sang. Nous ne possédons rien, nous sommes tous pauvres et je crois que j’ai le droit de vous demander, à vous, en qualité de collaborateur et d’ami, certains services que vous pourrez facilement accomplir pour une grande et noble idée (comme on le dit d’habitude). Nous voulons montrer la synthèse de tout ce qu’on a fait d’intéressant les dernières années, de toutes les recherches, les expressions et en une certaine mesure des résultats obtenus. Je vous prie de demander en mon nom à tous les lettrés que vous trouvez intéressants et avancés, des manuscrits19.»

Ainsi, une publication naît d’efforts collectifs où toutes les contributions sont bénévoles, comprises à l’intérieur d’un microcircuit de collaboration et de production. Les ventes, épisodiques, des numéros standard ou des éditions de luxe produites en sus, apportent

18 Francis Naumann, Marcel Janco se souvient de Dada, Paris, L’Échoppe, 2005, p.29. 19 Tristan Tzara, « lettre à Giuseppe Raimondi, Zürich le 24 février 1917 », in Giovanni Lista, De Chirico et l’avant-garde, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983, p. 216.

22 quelques facilités mais restent insuffisantes pour prendre en charge l’ensemble de la production. Les numéros sont distribués lors des soirées du Cabaret Voltaire puis du Cœur à barbe. Les tirages sont restreints ; Dada ne connaîtra que quatre livraisons sur trois ans20. Les numéros, mis en dépôt principalement chez Hans Arp à Zürich puis Au sans pareil à Paris21, sont envoyés sous la forme de commandes particulières ou dans divers bureaux d’éditions de revues d’avant-gardes, là aussi à la manière d’un dépôt, telles que par exemple les revues de Giuseppe Raimondi Avanscopperta et La Raccolta. Ainsi, comme l’indiquent les remarques suivantes de Tzara, Prampolini et Blaise Cendrars, les envois d’un certain nombre de numéros à un autre bureau de publication ou à un proche collaborateur en vue d’élargir la diffusion constitue une pratique répandue. Sur ce modèle, Tzara propose à Raimondi une diffusion new yorkaise de sa publication :

« Envoyez plusieurs exemplaires de votre revue {La Raccolta} à M. Marius de Zayas {291}, New York 500, Fifth Avenue. Vous pouvez lui dire que c’est d’après ma recommandation que vous les lui écrivez, il vous fera de la propagande22.»

Prampolini et Tzara s’assurent mutuellement des relais de diffusion, italien et suisse, de leurs deux revues Dada et Noi. Comme le démontre leur correspondance :

« Je serais bien volontiers heureux de recevoir le troisième numéro de « Dada 3 » et je pourrais bien m’engager à répandre ce cahier en Italie et l’envoyer aux revues, journaux, hommes de lettres, libraires. Et il faudrait m’envoyer quinze exemplaires pour revues, journaux, homme de lettres pour faire des notes de réception d’articles etc. et vingt ou trente exemplaires pour vendre, il faudrait donner un pourcentage aux agences journalistiques de vente que je connais. Envoyez- moi donc ces exemplaires23.»

« Je vous enverrai trente ou quarante exemplaires de Noi et cinq du premier numéro24.»

Enfin, Cendrars rappelle à l’intérieur d’une lettre à l’adresse d’Enrico Prampolini en vue d’une collaboration pour Noi :

« Il faut tenir nos conventions et m’envoyer chaque fois cinq numéros25.»

20 Valérie Colucci, « Les Revues Dada à Zürich et en Allemagne (1916-1924). Immersion dans le temps et évasion hors du temps », in Henri, Béhar, Catherine, Dufour (ed.), Dada circuit total, 2005, L’Âge d’Homme, Lausanne, p. 210. 21 « L’Administration du Mouvement Dada a organisé un service de librairie. Adresser les commandes au : Mouvement Dada, Administration : F.Arp, Zürich, Zeltweg 83 », in Dada II. Recueil littéraire et artistique, Zürich, décembre 1917, p. 21. 22 Tristan Tzara, « lettre à G. Raimondi, 23 décembre 1916 », in op. cit. ; p. 211. 23 Enrico Prampolini, « lettre à Tristan Tzara, 1918 » copie conservée dans le fichier 11 « Correspondance 1917-1919 » du fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome. 24 Enrico Prampolini, « lettre à Tristan Tzara, Rome 30 janvier 1918 » copie conservée dans le fichier 11 « Correspondance 1917-1919 » du fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome. 25 Blaise Cendrars, « Lettre à Enrico Prampolini, juillet 1917 », copie conservée dans le fichier 11 « Correspondance 1917- 1919 » du fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome.

23 Le poète confirme de tels envois, échanges en tant que pratique largement entérinée, une convention, parmi les avant-gardes.

Une telle circulation se comprend à l’échelle numéraire des exemplaires édités. Peu de numéros circulent de l’un à l’autre des bureaux éditoriaux : cinq numéros pour les personnalités, au maximum une quarantaine pour la vente. Ces échanges électifs et amicaux, s’ils ne produisent guère plus de capital, élargissent néanmoins internationalement la renommée des revues, renforcent les influences, les liens entre les collaborateurs et les directeurs de publications et consolident le réseau de communication et de distribution au sein de l’avant-garde.

L’ensemble des dimensions économiques et éditoriales oblige donc la revue Dada à suivre un calendrier particulier. Calendrier qui dépend tout autant des fonds disponibles, des opportunités offertes que de la finalisation de collectes d’images et de textes par les rédacteurs en chef.

Dans le Manifeste Dada 1918, Tristan Tzara résume l’entreprise plastique sous-tendue par l’ensemble des mises en pages dadaïstes. Ce manifeste fut tout d’abord lu au cours d’une représentation au Zunfthaus in der Meise le 23 juillet. Il fut publié par la suite au sein de Dada III, puis repris par Raoul Haussmann pour l’Almanach Dada ainsi que dans l’édition, réalisé par Jean Baudry en 1924, comprenant six manifestes dada. Les versions postérieures à 1918 diffèrent car elles ont été partiellement réécrites. Notamment, certains passages diminuent le caractère performatif de la représentation pour insuffler un déroulement « littéraire » au texte. La version de référence choisie ici est celle de 1918, dans la mesure où la proximité temporelle qu’elle entretient avec la parution du premier numéro Dada renforce la cohérence documentaire entre les deux objets. Selon les termes de Tzara, l’innovation plastique à développer par les dadaïstes suit deux trajectoires :

« Chaque page doit exploser, soit par le sérieux profond et lourd, le tourbillon, le vertige, le nouveau, l’éternel, par la blague écrasante, par l’enthousiasme des principes ou par la façon d’être imprimée26.»

Alors que certaines publications ou certains numéros d’une revue privilégient de véritables explosions formelles, d’autres tendent plutôt vers une épuration de la mise en page. Les deux tendances participent pourtant d’un même élan mais apportent une expérience

26 Tristan Tzara, « Manifeste Dada », in Richard Huelsenbeck (éd.), Almanach Dada, 1920, Paris, Les Presses du Réel, 2005, p. 275.

24 différente de tensions grandissantes entre le visuel et le textuel, des associations entre les mots et les images, une visibilité et une lisibilité des œuvres. Elles recherchent soit la variation plastique soit l’épuration, dont les complexités intrinsèques, inhérentes aux principes de compositions ordonnent le textuel et le visuel.

Par quels moyens plastiques les revues prennent-elles tour à tour une forme apaisée ou au contraire tendue au sein des interrelations entre les œuvres représentées ? Quelles densités plastiques se forment-elles au fur et à mesure que se déploie la tension ? Comment les œuvres et leurs subtilités inhérentes parviennent-elles à traduire ou apaiser les transports de la mise en page? Dans un premier temps, observons les éléments caractéristiques qui articulent le sérieux du premier numéro de Dada, avant d’étudier dans une seconde partie les fonctionnements de l’agitation de Dada Sinn der Welt

I. La Retenue formelle : Étude de cas du premier numéro de Dada, juillet 1917

En juillet 1917, Tristan Tzara et Hans Arp, alors exilés en Suisse à Zürich, conçoivent ensemble le premier numéro de la revue Dada. Le Cabaret Voltaire, ouvert par Hugo Ball à la Holländische Meierei, Spiegelgasse 1, officie chaque soir depuis le 5 février 1916. Parmi les participants et les œuvres exposées au cabaret, on compte Ball, Tzara, Arp, Marcel Janco, Richard Huelsenbeck (à partir du 11 février 1916), Viking Eggeling, Otto Van Rees et Marcel Slödki, Wassily Kandinsky, les futuristes italiens Filippo Marinetti, Francesco Cangiullio et Paolo Buzzi27. Hugo Ball a publié, avec le soutien de Meirei et de l’imprimeur Julius Heuberger, l’unique numéro du Cabaret Voltaire en juin 1916 dans lequel se retrouvent en tant que contributeurs Tristan Tzara, Hans Arp (qui signe la page de couverture de l’une de ses gravures sur bois) et Marcel Janco.

La revue Dada fut d’abord envisagée comme une activité de groupe. Dans son journal, intitulé Die Flucht aus der Zeit et republié en 2006 sous le titre Dada à Zürich. Le Mot et l’image (1916-1917), Hugo Ball écrit le 18 avril 1916 :

« Tzara nous harcèle au sujet de la revue. Ma proposition de l’appeler Dada est acceptée. Pour la réalisation nous pourrions adopter une formule alternative : former ensemble une équipe

27 Tristan Tzara, « Chroniques zurichoises 1915-1919. II 1916 », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, Paris, Flammarion, 1975, p. 561.

25 qui, à tour de rôle, laisserait à chacun des membres le choix et le soin de l’arrangement d’un numéro28.»

Cependant, Dada ne suivra pas l’idée alternative de Ball. La revue conservera pour seuls rédacteurs Hans Arp et Tristan Tzara qui choisiront les corpus et les mises en page. En quelque sorte, Dada ressemble finalement plus à une démarche personnelle d’Arp et Tzara qu’à une entreprise collective. Les deux rédacteurs apportent beaucoup de matériaux artistiques personnels pour leur première publication, tels que les trois poèmes de Tzara, Chanson du Cacadou, Pays noir blanc et Saut blanc cristal et les deux études Note 18 sur l’art, et Marcel Janco, les deux Bois et Broderie signés de Arp. Ils convient également les contributions poétiques italiennes Walk de Francesco Marianno, Un Vomissement musical d’Alberto Savinio et Piume de Nicola Moscardelli. Du point de vue des arts visuels, ils regroupent, aux côtés des œuvres d’Arp, Bois, Relief A et Construction 3 de Marcel Janco, Madonna peinture d’Oskar Lüthy et Bois d’Edouardo Prampolini.

La première édition se caractérise donc en premier lieu par la présence importante des œuvres des deux rédacteurs en chef, de celles de Marcel Janco pour les arts plastiques, de même que d’œuvres italiennes, principalement représentées à travers la littérature, soit des poésies de Moscardelli et Marianno, du futurisme29 par la présence de Prampolini30 et de la Scola Metafisica31 à travers Savinio, école que les dadaïstes avaient dès 1916 valorisé par une exposition consacrée au chef de file De Chirico32. La sélection visuelle rassemble différents supports et disciplines grâce aux reproductions de deux peintures, Madonna et Relief A 7 (plus tard intitulée Architecture), d’une photographie de sculpture Construction 3 et de quatre gravures sur bois.

La correspondance entre Enrico Prampolini et Tristan Tzara révèle implicitement certains choix éditoriaux de ce dernier, notamment en ce qui concerne le volume de publication. Ainsi, dans une lettre datant du 20 janvier 1917, Prampolini répond à l’offre de contribution de Tzara en lui faisant parvenir de nombreux matériaux :

28 Hugo Ball, Dada à Zürich. Le Mot et l’image, traduit par Sabine Wolf, Paris, Les Presses du Réel, 2006, p. 36. 29 « En effet, jusqu’à la publication du Manifeste 1918, Tzara entretint avec l’Italie des rapports de collaboration. » Tania Collani, « Dada en Italie ou l’enfant mutilé du Futurisme », in Henri, Béhar, Catherine, Dufour (ed.), Dada circuit total, op.cit. ; p. 281. 30 Enrico Prampolini est exclut du mouvement futuriste en 1915. Cependant, dans la lettre du 20 janvier 1917 il signe : « Enrico Prampolini, Futuriste » reproduit in Giovanna Lista, De Chirico et l’avant-garde, op. cit. ; p. 199. 31 La Scola Metafisica est fondée en 1917 par Giorgio de Chirico, son frère Alberto Savinio et le peintre futuriste Carlo Carra. 32 « As early as 1916 the Swiss Dadaists organized a De Chirico exhibition ; they showed a small reproduction of his Evil Genius of a King (1914) in Dada n°2 1917 », Hanne Bergius, Dada Triumphs ! Dada Berlin 1917-1923. Artistry of Polarities. Montage-Metamechanics-Manifestations, G.K.Hall & Co, Farmington Hills, 2003, p. 192-193.

26 « Dans le même temps, je vous ai envoyés les deux bois que vous désirez, et que je crois seront la base d’explication entre ma peinture et la gravure. Je vous envoie encore une prose de valeur artistique pour le contenu de réforme radicale pour la chorégraphie et la scénographie. Je crois d’avoir lancé ces principes qu’en ce moment je réalise avec beaucoup d’œuvres, et je vous prie de vous intéresser pour la publication33. »

Ainsi, des deux bois et du texte en prose de Prampolini, seule l’une des gravures sera retenue pour la publication. En ce sens, le choix éditorial transparaît à travers une sélection restreinte. Il serait intéressant d’en connaître la raison, cependant ni Arp ni Tzara ne se sont exprimés sur le sujet.

À l’intérieur des pages de Dada I, le domaine littéraire est dominé par la poésie d’une part, et de l’autre, l’hétérogénéité formelle et matérielle du domaine visuel accorde une prédominance a priori et numéraire à la gravure sur bois.

Au sein de l’hétérogénéité du corpus, certains artistes et pratiques artistiques occupent une place plus importante. De manière significative, alors que Lüthy et Prampolini n’ont qu’une œuvre publiée, Janco et Arp sont représentés par plusieurs. Ainsi Arp propose deux gravures sur bois et une broderie, c’est-à-dire deux facettes de son travail à partir de matériaux et de techniques différents. Pareillement, la gravure Bois, la peinture Relief A 7 et la sculpture Construction 3 de Marcel Janco permettent de considérer trois aspects de ses propres pratiques artistiques, utilisant des matériaux différents (soit respectivement le bois, le plâtre et le tissu, des tiges de fer). Les œuvres sont ainsi intimement liées entre elles et proposent d’observer différents aspects d’une même démarche.

La gravure sur bois acquiert un statut proéminent puisqu’elle se décline au sein de quatre œuvres, toutes intitulées Bois, d’Arp, Janco et Prampolini, quatre variations autour de la même technique. Une telle prédilection pour la gravure sur bois porte la marque éditoriale d’Arp. Celui-ci, de 1916 à 1920, s’intéresse particulièrement à cette technique et se charge des gravures des publications dadaïstes zurichoises, notamment la couverture du Cabaret Voltaire, les sept planches de Phantastiche Gebete de Richard Huelsenbeck34 (1916) et Dada35. En ce sens, la prédominance et la diversité de la gravure sur bois démontre

33 Giovanna Lista, De Chirico et l’avant-garde, op.cit. ; p. 199. 34 Richard Huelsenbeck, Phantastische Gebete, Zürich, Verlag Die Arche, 1960. 35 « Et cela attire notre attention sur la gravure qu’Arp avait semble-t-il assez peu pratiqué avant la guerre – du moins n’en a-t-il laissé subsister que très peu - alors qu’elle devient au sein du dadaïsme son mode d’expression le plus constant, peut- être le plus significatif et qu’il apparaît comme le graveur du groupe, chargé d’illustrer les successives revues et tout ce qui annonce les manifestations dada. », Mady Menier, « Arp et Dada », in Aimée Bleikasten (dir.), Arp, poète et plasticien. Mélusine. Cahiers du Centre de recherches sur le Surréalisme n°IX, Actes du colloque de Strasbourg, septembre 1986, Paris, L’Age d’Homme, 1987, pp. 74-75.

27 l’importance conférée à cette pratique par les rédacteurs en chef, et la volonté de l’intégrer à l’espace de la revue en tant qu’œuvre plastique, ouverte à la variation. De la même manière que plusieurs œuvres d’un même artiste permettent de varier l’approche du travail, les quatre gravures sur bois, portant le même titre, offrent de mettre en regard les différentes propositions esthétiques, similaires par la technique mais hétérogènes quant aux formes produites.

Par ailleurs, les ensembles d’œuvres inhérents au corpus, se recoupent. Les variations autour de l’œuvre d’Arp ou de Janco rejoignent les variations autour de la gravure sur bois. Pareillement, elles se mêlent aux autres œuvres du corpus qu’elles soient peinture, broderie ou sculpture. En d’autres termes, ces ensembles à l’intérieur du corpus ne sont pas enclos, figés mais représentent plutôt un lien identitaire primaire entre ces œuvres-ci, amenées bientôt à construire des liens, des correspondances et des confrontations avec les autres œuvres.

Dans les Chroniques zurichoises, collectées et publiées au sein de l’Almanach Dada, Tzara résume ainsi le projet qui sous-tend Dada I :

« Sagesse repos dans l’art médicament après de longs tracassements : neurasthénie des pages, thermomètre des peintres nommés les subTiLs36.»

À travers ces termes, il semble concevoir le calme de la mise en page des œuvres comme l’accalmie d’un combat. Cependant, il semble également poser une tension intrinsèque et continuelle entre un caractère sage, apaisé et paradoxalement toujours agité. En quelque sorte, les deux dimensions seraient concomitantes et enjoindraient de regarder la mise en page telle une entreprise à double sens où la sagesse sous-entendraient des troubles sous- jacents, ceux-ci impacteraient le calme apparent. Compris entre les deux termes de la tension, le projet de la revue et de sa mise en page effectuerait des mouvements de va-et-vient de l’un à l’autre. À l’instar d’une accalmie définitive, le numéro se prêterait plutôt aux atermoiements de l’un à l’autre, tenaillé par ce combat interne. Plus en avant, la « neurasthénie des pages » qui transportent le « thermomètre des peintres nommés les subTiLs37. » indique une dimension intrinsèque et essentielle de la revue où les œuvres plastiques et la mise en page s’impliquent en tant que deux pôles interdépendants d’une tension jouée à l’intérieur des pages. Tzara institue un alliage mouvant et complexe aux fondements de la structure de Dada

36 Tristan Tzara, « Chroniques zurichoises 1915-1919 », in Raoul Huelsenbeck (éd.), Almanach Dada, op.cit. ; p. 20. 37 Tristan Tzara, « Chroniques zurichoises 1915-1919 », in Raoul Huelsenbeck (éd.), Almanach Dada, ibid.

28 I, où la mise en page forme une compression que la présence des œuvres cherche à tempérer notamment à travers la subtilité de leurs interrelations.

I.1) Netteté des œuvres

I.1. a) Singularisation et exploration interne

Le premier numéro de Dada privilégie une simplicité formelle minutieuse. Il répond à un ordre méticuleux et délicat. En premier lieu, les textes sont présentés en page de gauche et les reproductions d’œuvres en page de droite de manière systématique. Sur les pages de gauche, les textes se succèdent à la verticale, alors qu’à droite les reproductions d’œuvres occupent chacune une page entière. De cette manière, l’espace de la revue est divisé en deux zones distinctes dont chacune tend à exposer et révéler les caractéristiques inhérentes aux œuvres ou poèmes reproduits.

La typographie conserve un aspect sobre qui ne se place pas de prime abord au sein d’une démarche d’innovation ou de surenchère visuelle. Elle demeure simple, neutre et ne reproduit que le texte poétique ou théorique, évite l’originalité plastique. Plus précisément, l’historien Marc Dachy décrit, au sein de son étude Dada et les dadaïsmes, la confrontation visuelle entre l’espace typographique et l’espace réservé aux arts plastiques :

« Cette mise en page aussi peu excentrique que possible vaut d’être notée — bien loin des créations typographiques dadaïstes ultérieures — elle se démarque de tout ce qui se fait dans l’avant-garde (en particulier futuriste italienne). Dans la mesure où elle est conçue en pleine complicité avec des peintres et des sculpteurs, il s’agit bien évidemment d’un acte délibéré dont les raisons sont multiples, à commencer par le fait que la typographie emprunte tout au long la même police de caractères sans faire concurrence visuelle aux arts plastiques. {…} D’autant que rien ne met mieux en relief l’audace verbale d’un poème nouveau qu’une typographie impeccable avec un interlignage qui le rend parfaitement lisible38. »

Selon l’historien d’art, la mise en page de même que l’absence d’innovation typographique agissent à la manière de révélateurs pour le texte poétique. Les rédacteurs en chef ont choisis uniquement des poèmes dont les effets sont concentrés à l’intérieur du texte même, c’est-à-dire qui ne mettent pas en jeu une conception graphique du mot. À l’intérieur du premier numéro, la clarté révèle, comme le fait remarquer Dachy, l’audace. À travers l’exercice d’une typographie sage il est plutôt question d’exalter les qualités intrinsèques des

38 Marc Dachy, Dada & les dadaïsmes, Paris, Gallimard, 2011, p .105-106.

29 lignes de texte, des mots employés qui véhiculent réellement l’innovation poétique. En d’autres termes, la simplicité typographique met en avant la lisibilité du texte, supporte et valorise les vocables intrinsèques et inhérents du poème.

Pourtant, la mise en page du premier numéro de Dada, ne s’éloigne pas tant des publications d’avant-garde d’alors. Si elle se différencie de certaines publications dont les mises en pages et les emplois typographiques se font plus explicitement innovants tels que De Stijl, publié à Delft par Théo Van Doesburg à partir d’octobre 1917, 291 publié à New York par Paul B. Haviland, Marius de Zayas et Agnes Ernst Meyer entre 1915 et 1916, 391 dont le premier numéro publié par Francis Picabia à Barcelone paraît en janvier 1917 ou encore MA publié par Lajos Kassak à Vienne depuis novembre 1916, elle se rapproche d’autres revues comme Cabaret Voltaire, publié donc à Zürich par Ball en juin 1916, et Noi, publiée à Rome par Prampolini depuis le mois de juin 1917, qui revêtent toutes deux la même sobriété. À travers Dada I, les contributeurs auxquels Tzara et Arp font appel, comme eux-mêmes, ne mènent pas à proprement parler et à cette époque de recherches typographiques avancées. En effet à cette date, seule la couverture réalisée par Marcel Janco pour Les Aventures de M. Antypirine en 1916, dont les capitales aux contours déchirées, imprimées de biais, par des bois bicolores bleu et noir, séparées les unes des autres par des points, où les coquilles sont corrigées à la main, revêt la marque d’une recherche plastique avancée39.

Si la simplicité des dehors de Dada I crée un lien préliminaire plus affirmé envers Cabaret Voltaire ou Noi, revues du même type et ses contemporaines, proches collaboratrices, la revue ne se place pas pour autant en antagonisme avec De Stijl, MA, 391 et surtout 291 citée par Tristan Tzara dans sa correspondance. L’originalité de Dada I est à rechercher au-delà de la « simplicité » des formes de mises en pages et des typographies, au creux des systèmes plastiques et discursifs particuliers qui s’y développent.

D’une autre manière, le calme typographique permet de concentrer et de maintenir les effets plastiques du côté des arts visuels. Sur les pages de droite se succèdent les reproductions d’œuvres en noir et blanc. L’absence de concurrence visuelle entre typographie et œuvre plastique, l’épuration de la mise en page de même qu’une utilisation uniforme du noir et blanc laissent le champ libre à l’œuvre plastique au sein d’un espace ouvert et aéré. Sur chaque page, l’œuvre se détache, singularisée, et les lignes qui la composent sont clairement exposées, mises en lumière, éclairées en profondeur.

39 Yves Peyré, Peinture et poésie. Dialogue par le livre 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001, p. 113.

30 L’article de Tzara « Note 18 sur l’art », rédigé à l’occasion d’une exposition de gravure, de broderie et de peinture à la galerie Dada du 4 au 29 mai 1917, ouvre la revue et introduit plusieurs dimensions caractéristiques et essentielles. Tout d’abord :

« Décrire une fleur — rélative poésie plus ou moins fleur de papier. Voir. Jusqu’à ce qu’on ne découvrira les vibrations intimes de la dernière cellule dans un cerveaudieumathématique et l’explication des astronomies primaires : l’essence, on décrira toujours l’impossibilité avec des éléments logiques de la continuelle contradiction marécage d’étoiles et sonneries inutiles40. »

Tzara exprime à travers ces termes la démarche descriptive sous-jacente contenue par les œuvres. Il la détermine explicative, usant de moyens logiques, mais la qualifie également de contradictoire et paradoxale. La recherche de « l’essence » dévoile des points de résistances auxquels se heurte l’approche descriptive et explicative. L’entreprise descriptive prend de l’envergure grâce à de telles rencontres. Chaque point de résistance constitue à la fois un obstacle et une caractéristique intrinsèque, inaliénable de l’essence. En d’autres termes, rencontrer les résistances lève le voile sur des dimensions problématiques essentielles. Le processus, se déroulant, produit lui-même des formes, complexifie et se mêle ainsi à l’exposition de l’essence. Les entreprises de la vision et de la description apparaissent d’une confrontation et d’une déconstruction entre la mise à nu de l’essence et la découverte des points de résistances, le processus, les moyens formels et matériels qui représentent autant les outils que les enjeux d’une telle démarche.

Puisque le texte est écrit pour l’exposition tenue à la Galerie Dada et qu’il tient la première place dans l’ordre de lecture de Dada I, les propos de Tzara acquièrent quelques résonnances avec les manières dont le regard se porte sur les œuvres, par l’exposition ou la reproduction à l’intérieur d’un corpus éditorial. Il s’agit de décrire, de détailler les œuvres afin de rechercher leurs « essences », leurs projets sous-jacents. Le paradoxe inhérent aux œuvres se répercute dans leur exposition. Il se forme ainsi un double niveau de compréhension : une première échelle qui se situe à l’intérieur de l’œuvre elle-même, puis une seconde, à l’extérieur, qui correspond à leur observation. En ce sens, la présentation des œuvres à l’intérieur de la revue dispose d’emblée une certaine tension entre d’une part le désir de voir, de pénétrer, de rechercher en leur fort intérieur les formes et les matériaux et de l’autre, les limites auxquelles se heurtent la compréhension, c’est-à-dire les points de résistances de l’œuvre. Ainsi, chaque œuvre du corpus éditorial s’inscrit au sein d’un tel processus qui veut

40 Tristan Tzara, « Note 18 sur l’Art, à l’occasion de l’exposition de gravures, broderies et peintures à la Galerie Dada (4-29 mai 1917) », Dada. Recueil littéraire et artistique, n°1, Zürich, juillet 1917, p. 2.

31 en détailler les caractéristiques essentielles et les butées. Il se crée un parallèle entre la démarche artistique et la démarche éditoriale.

Le corpus se caractérise par une volonté d’exploration singulière de l’intériorité et des spécificités de chaque œuvre. La mise en page qui individualise les œuvres propose de cette manière une différenciation et une particularisation manifeste au sein de l’espace de la revue. La singularisation invite le regard à plonger dans l’œuvre, à rechercher ses composantes formelles et conceptuelles structurantes.

Malgré l’individuation des œuvres, la cohérence d’un tel corpus hétérogène, incluant gravures, peintures, broderie et sculpture, adopte une certaine ambivalence entre les singularités et leurs correspondances au sein d’un espace global. Dans le prospectus accompagnant la première exposition Dada, de janvier et février 1917, à la Galerie Corray de Zürich, Tristan Tzara écrit :

« À côté de ces problèmes nouveaux, on étudia les valeurs essentielles de la construction, de la simultanéité, du mouvement (les futuristes) des matériaux nouveaux (tapis, broderie, tableaux en papier) de la profondeur, de la qualité des lignes et des couleurs41.»

La remarque de Tzara, qui touche aux œuvres exposées entre janvier et février 1917, correspond également à celles regroupées dans le corpus de Dada I puisque s’y trouvent autant des artistes liés au futurisme que des œuvres, fruits de recherches sur les nouveaux matériaux, comme les broderies et les reliefs. Tzara distingue deux lignes problématiques abordées respectivement par les futuristes et les dadaïstes. Alors que les premiers s’intéressent particulièrement au mouvement et à la construction, les seconds s’attachent davantage au travail des nouveaux matériaux, de la profondeur, des lignes et des couleurs. L’ensemble de ces développements se retrouverait donc au sein de Dada I et permettrait de penser l’espace de la revue comme un lieu où les recherches artistiques sur l’essence, sur l’intégration esthétique des caractéristiques du mouvement, de la profondeur, des matériaux, des lignes et des couleurs, c’est-à-dire des caractéristiques matérielles et plastiques, sont reflétées au sein d’une étude variée d’œuvres en œuvres. Chaque problème trouve plusieurs expressions concrètes. De cette manière, la singularisation des œuvres, la volonté d’explorer et d’exposer leurs caractéristiques plastiques, matérielles et finalement conceptuelles individuelles, rencontre la formation d’une toile de fond problématique. Les dispositions communes de même que les différences sont révélées par la coordination d’études différenciées.

41 Tristan Tzara, «Note 1 sur quelques peintres », in Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924 op.cit. ; p. 553.

32 Par exemple, les quatre gravures sur bois conjuguent des études singulières dont les différences varient les possibilités formelles et significatives de la technique au fil des pages. Les bois au fil42 d’Arp représentent deux motifs géométriques à l’intérieur desquels la matière du bois est utilisée, transformée elle-même en motif43. Les nervures du bois sont d’abord laissées nues pour l’impression afin d’incorporer les tracés naturels de la planche en tant que motifs matériels et intrinsèques. Mais s’ajoutent et s’entremêlent à ces nervures naturelles des tracés supplémentaires, sillons creusés par la main de l’artiste, qui ajoutent une seconde dimension à la planche. La composition devient plus complexe à mesure que les deux pistes de traces s’entremêlent. Les sillons creusés marquent la manipulation de la matière, c’est-à- dire le geste appliqué et nécessaire afin d’intégrer le matériau en tant qu’élément esthétique. Ils mettent en valeur la manière dont le matériau se transforme intrinsèquement à travers une démarche esthétique.

Tzara, dans le Manifeste Dada 1918, et Raoul Haussmann, dans Cinéma synthétique de la peinture qu’il lut lors de la première soirée dada organisée à Berlin le 12 avril 1918, abordent deux aspects de l’intégration du nouveau matériau dans les arts plastiques.

« L’artiste nouveau proteste : il ne peint plus (reproduction symbolique et illusionniste) mais crée directement en pierre, bois, étain, fer, des rocs, des organismes locomotives pouvant être tournés dans tous les côtés par le vent limpide de la sensation momentanée44. »

« En Dada vous reconnaîtrez votre état réel : des constellations miraculeuses dans du matériel véritable : fils de fer, verre, carton, tissu, correspondant organiquement à leur propre fragilité cassante ou bombante45. »

Les deux citations attirent l’attention sur la sensation et l’organicité matérielle. Il s’agit d’une valorisation esthétique des matériaux. En quelque sorte, leurs dimensions sensitives et organiques inhérentes sont conservées et étendues afin de devenir les thèmes et les motifs esthétiques. L’historienne de l’art Dawn Ades rappelle cette dimension prégnante au sein des démarches dadaïstes dans l’anthologie critique des publications The Dada Reader :

« Mais ici, comme dans ses écrits sur Arp, il [Tzara] articule aussi une nouvelle approche de l’art, qui ne représente le monde ni ne s’en abstrait, mais prend sa place en tant qu’autre objet

42 « Par bois de fil, il s’agissait d’un bois débité en planches dans le sens du fil des fibres, et par bois de bout nous comprenons un bois scié en rondelles transversalement au fil. De la sorte est obtenu le cœur du bois, taillable comme le métal, dans tous les sens sans se désagréger sous l’emprise du burin. », Pierre Gusman, La Gravure sur bois du XIVe au XXe siècle, Paris, 1926, pp. 244-245. 43 Voir Figures 1 et 2. 44 Tristan Tzara, « Manifeste Dada », in Richard Huelsenbeck (éd.), Almanach Dada, op.cit. ; p. 275. 45 Raoul Haussman, Courrier Dada, Paris, Éditions Allia, 1992, p. 41.

33 naturel, créant ‘directement’ et souvent utilisant des matériaux non conventionnels comme le fil de fer, la pierre et le textile46. »

Un tel projet rejoint les conceptions d’Arp et la manière dont celui-ci travaille la matière première de la planche de gravure qui devient au sein d’un même mouvement la technique, le support et le motif. Les bois d’Arp construisent donc des tensions fortes entre la brutalité organique de la matière, le matériau technique et la composition plastique. Le plasticien travaille trois niveaux de motifs imbriqués les uns dans les autres, de la découpe générale aux nervures naturelles et artificielles, appuyant ainsi le passage d’un niveau à l’autre et retraçant les mouvements d’une telle transformation, conservant les traces du processus de création, c’est-à-dire de l’intervention de l’artiste. Les Bois d’Arp s’inscrivent au sein d’une tension entre la recherche de l’essence matérielle, telle que décrite plus haut par Tzara, et la manipulation de la matière vers une intégration à la fois sensitive et plastique. Des mouvements antagonistes se rencontrent entre les différents niveaux de motifs. Le mouvement de déconstruction qui vise à laisser transparaître l’immanence de la matière organique croise le mouvement inverse par lequel le bois se couvre de marques gravées, devient ouvrage, objet plastique. Ils se confrontent à la surface de la planche de bois.

Tzara écrit une étude particulière de l’œuvre d’Arp dans son article Note 2 sur l’Art, à paraître en ouverture du prochain numéro de Dada au mois de décembre 1917 :

« La nature est organisée dans sa totalité, cordages du bateau fabuleux vers le point de rayons, dans les principes qui règlent les cristaux, les insectes en hiérarchie comme l’arbre. Toute chose naturelle garde sa clarté d’organisation, cachée, tirée par des relations qui se groupent comme la famille des lumières lunaires, centre de roue qui tournerait à l’infini en sphère, elle noue sa liberté, son existence dernière, absolue, à ces lois innombrables, constructives. Ma sœur racine fleur pierre. L’organisme est complet dans l’intelligence d’une nervure et dans son apparence47. »

Tzara précise les termes de la tension plastique, technique et organique disposée par les recherches d’Arp. Ainsi, il décèle la notion d’une organisation interne, intrinsèque à la forme naturelle de la matière, révélée par les interrelations avec les motifs apposés par Arp. Une telle préexistence de la forme est rendue perceptible, apparente au terme d’un processus qui tend à la transformer, tout en conservant et mettant en valeur sa naturalité, la faire émerger à la surface des formes. Par ce geste, elle réapparaît comme un motif car intrinsèquement

46 « But here, as in his writings about Arp, he [Tzara] also articulates a new approach to art, which neither represents the world nor abstract from it, but takes its place as another object in nature, creating ‘directly’ and often using unconventional materials such as wire, stone and textile.» [Nous traduisons], Dawn Ades, The Dada Reader, op.cit. ; p.18. 47 Tristan Tzara, « Note 2 sur l’Art », Dada. Recueil littéraire et artistique, n°2, op.cit. ; p. 2.

34 enrichie et objectivée. Toujours porteuse de ses formations naturelles mais requalifiée, elle se dégage du processus pour pénétrer dans le domaine des fins. Il ne s’agit plus d’utiliser le matériau uniquement à la manière d’un outil technique, mais d’employer la technique artistique, la gravure comme le révélateur de ses formes intrinsèques au long d’un processus de transfiguration en motif.

De cette manière, la révélation matérielle de la nervure à la surface de la planche retient ensemble les marques des confrontations inhérentes aux tensions entre les différents niveaux de motifs : le mouvement de déconstruction pour accéder à l’essence et celui de la transfiguration matérielle et plastique. Les intelligences des nervures détiennent à la fois les marques processuelles, les qualités et les résistances intrinsèques matérielles et essentielles. Elles s’entrecroisent et se joignent à l’intérieur de l’œuvre de manière à composer un milieu plastique intrinsèquement complexe, à leur image, où l’immanence matérielle se mêle à la transfiguration plastique, la technique et le processus à l’organique et à l’essence matérielle.

Les Bois de Janco et Prampolini48 offrent un usage tout différent de la gravure. Tous deux proposent des œuvres où les figures géométriques, hachées et striées, se détachent par des contrastes intenses entre un noir dense et un blanc éclatant.

Dans le Bois de Prampolini, les figures géométriques triangulaires, coniques et circulaires sont formées par des zones pleines, c’est-à-dire entièrement blanches ou noires, et des zones hachurées, striées par des lignes. Ces dernières prennent place soit à l’intérieur de la figure soit en bordures. Toutes les rayures se détachent des pleins, en découlent comme des franges qui s’étirent vers les extrémités. De manière caractéristique, chaque série de rayures pointe vers la même direction. Pourtant l’ensemble s’inscrit dans différentes directions, que ce soit vers la droite ou la gauche, le haut ou le bas de la composition. Certaines dessinent des courbes, balayent ainsi l’espace d’un tracé circulaire.

Dans une lettre du 20 janvier 1917 adressée à Tzara et qui accompagne l’envoi de ses peintures de même que ses deux Bois pour l’exposition de la galerie Corray et Dada I, Prampolini écrit :

« Je me suis empressé de vous envoyer trois tableaux signifiant : premièrement. Étude des formes (architecture musculaire de l’homme). Deuxièmement. Étude de couleurs (Rythmes dynamiques de natures mortes). Troisièmement. Étude de forme + couleur+ sons (plasticité

48 Voir Figures 3 et 4

35 chromatique de la femme qui chante) […] Dans le même temps je vous ai envoyé deux bois que vous désiriez, et qui je crois seront la base de l’explication entre ma peinture et la gravure49. »

Prampolini considère lui-même le Bois paru dans Dada I comme un développement de ses recherches picturales à travers le médium de la gravure. Il les envisage comme deux pratiques différentes. Néanmoins, les Bois qu’il fait parvenir à Tzara ont pour but de relier les deux pratiques, d’adapter les résolutions picturales de l’artiste aux moyens de la gravure. En ce sens, le Bois de Dada I comporte des éléments propres à l’étude des formes et des rythmes dynamiques, à défaut des couleurs et des sons. L’enjeu de Bois porterait donc sur la représentation d’une dynamique formelle.

En effet, les lignes tracées dans le bois, intensément contrastées et mises en rapport confèrent une certaine mobilité à la composition. L’espace se divise entre plusieurs figures dont les intérieurs pleins s’étiolent. Les parties rayées hachent l’espace et cherchent à représenter des formes d’impression, par la gravure, du mouvement. Chacun des traits représente par fragmentation la trace laissée par le passage du mouvement. La juxtaposition des fragments, des stries, construit une composition abstraite, géométrique dont l’enjeu est la figuration d’une sensation éphémère. Concentrées sur les bordures, les rayures inscrivent l’image du mouvement, et plus précisément, l’image capturée d’une pose instantanée. Il s’agit de fixer dans le bois, des formes géométriques, c’est-à-dire des lignes abstraites, afin de représenter une essence du mouvement.

En 1932, Les Cahiers jaunes consacrent un numéro entier à l’artiste, Prampolini et les peintres et les sculpteurs futuristes italiens. Prampolini y publie notamment La Plastique futuriste (du dynamisme plastique à l’architecture spirituelle), texte théorique où il précise sa conception de la notion de mouvement de même que son incorporation plastique au sein de ses œuvres.

« Cette conception futuriste hardie, […] s’est tout de même imposée par ses propres lois intuitives d’évolution fatale qu’organisent les principes de la simultanéité, de la compénétration des plans, des lignes-forces et du mouvement relatif et absolu50. »

Les principes relevés par Prampolini se retrouvent en quelque mesure au sein de Bois. Il s’agirait de représenter, parmi les caractéristiques essentielles du mouvement, la

49 Enrico Prampolini, « Lettre à Tristan Tzara, 20 janvier 1917 » copie conservée dans le fichier 11 « Correspondance 1917- 1919 » du fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome. 50 Enrico Prampolini, « La Plastique futuriste (du dynamisme plastique à l’architecture spirituelle) » in fichier 46 « Ecrits de Prampolini I », Fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome.

36 fragmentation, c’est-à-dire les divisions et reconstructions par compénétration des plans, ainsi que la succession temporelle et spatiale, autrement dit la simultanéité d’un mouvement relatif et absolu. Les marques, les lignes-forces semblent empreintes de formes de vitesse, prises dans des élans. Par extension, chaque série dirigée dans le même sens représente une succession de fragments, de vitesses c’est-à-dire de temporalités. La division en fragments, reliés au sein d’une suite, corporalise les différents temps de la vitesse et de l’élan, la déclinaison sérielle du mouvement. Ainsi reconstruit dans une pose figée, le mouvement prend forme à travers des successions de rayures, des séquences fragmentaires qui cristallisent la synthèse du mouvement. Les différentes positions à l’intérieur de chaque figure géométrique permettent à la fois de montrer différents états du mouvement, son essence fragmentaire, différentielle et de construire une composition dynamique complexe, plurielle. Il s’agit d’une décomposition et d’une reconstruction, par le biais de l’abstraction, de l’instantanéité du mouvement. C’est-à-dire que l’artiste utilise la planche de gravure et l’abstraction afin de composer des impressions multiples de célérité par des lignes, des stries courtes dont les coupures, les interjections franches entre le noir ou le blanc et les courbes représenteraient la capture du mouvement en suspension, ses marques à un moment t de son déroulement.

Prampolini s’éloigne ainsi de l’utilisation organique du matériau et de la technique de la gravure sur bois afin de se concentrer sur la reconstruction plastique de l’impression de mouvement, d’une empreinte par la gravure de la sensation dynamique. Il se rapproche alors des remarques de Tzara qui envisagent dans un premier temps les recherches futuristes en termes de mouvement et de construction, puis qui considèrent le matériau au service d’une sensation momentanée. Prampolini recherche les manières dont le mouvement s’assemble par sa déconstruction au sein de la gravure, la reproduction factice à la fois déconstruite et reconstructive d’un instantané, de l’éphémère. Bois de Prampolini se sert de la matière et des caractéristiques techniques de la gravure sur bois en vue d’une mise en forme plastique et sensitive du mouvement. L’artiste instrumentalise le bois, la matière concrète de la gravure mais dans des buts déconstructifs et reconstructifs, non pas pour elle-même mais à la recherche d’une autre matière elliptique.

Janco, cependant, à l’aide de composants formels et techniques similaires, ne semble pas jouer directement sur l’idée de mouvement, de ses vitesses, temporalités et fragmentations inhérentes. La composition asymétrique de son Bois est rigoureusement ordonnée autour d’un axe central et horizontal. D’un côté comme de l’autre, les formes se font face, légèrement

37 décalées et dissemblantes les unes par rapport aux autres. Janco insiste sur les striures creusées d’une manière proche de Prampolini. Tous deux s’intéressent à la notion d’empreinte formelle : Prampolini à travers la recherche d’une empreinte fixe mais dynamique, et Janco à travers la notion de construction intrinsèque, c’est-à-dire de profondeur. Tzara décrit en ces termes la démarche artistique de Janco à l’occasion de la première exposition Dada de janvier et février 1917, prospectus republié sous le titre de Note 1 sur quelques peintres :

« L’architecture. La solidité, les variations d’intensité, le glissement des formes superposées autour du centre en transparences mécaniques ; il fait des sculptures : construit des plans et s’éloigne du mouvement et ces colonisations cristallisées en corps51.»

L’exposition de 1917 ne montre pas les gravures, à l’instar de ses sculptures et reliefs. Néanmoins, la remarque de Tzara qualifie des dimensions élémentaires de l’approche de l’artiste. Les termes d’architecture, de division et de superposition peuvent aussi bien se comprendre au regard des gravures.

Disposées autour d’une division axiale, des lignes horizontales, verticales ou croisées affleurent à la surface de la gravure. Elles intègrent la composition en tant qu’éléments formels sous-jacents. À la différence d’Arp pour qui la strie se relie directement à la matérialité du bois, comme de Prampolini chez qui elle insuffle des mouvements, les rayures gravées par Janco induisent à l’intérieur de la composition générale un second niveau. L’artiste les utilise en tant que motifs formels afin de créer un effet de profondeur, et non de relief, dans l’image. Les rayures deviennent perceptibles soit par-dessous les tracés des grands motifs géométriques, soit par-dessus ou à leurs bordures. Ainsi, à l’intérieur de la gravure plusieurs plans, plusieurs échelles se dégagent d’entre les motifs. L’espace se divise en différents niveaux, des motifs aux lignes sous-jacentes transparaissent, à la fois superposés et décalés les uns par rapport aux autres. Les tracés sous-tendent un espace complexe, subdivisé en profondeur. D’un côté, les ciselures du bois indiquent deux niveaux d’impression, de l’autre, le choix d’un noir et blanc franc, très contrasté, renforce les notions d’espace et d’empreinte à l’intérieur de la gravure. L’impression de motifs, de lignes, de stries blanches par-dessus le noir de la composition, et vice versa, rendent saisissants la superposition et le rappel des techniques de la gravure. Les planches sont composées de lignes creusées, qui s’inversent lors de l’impression et laissent donc leurs empreintes. En ce sens, les motifs ainsi que les rayures détachées sur différents plans insistent sur leurs propres conditions d’empreintes, de dépôts inversés. Comme l’indique Tzara, Janco se détourne du mouvement

51 Tristan Tzara, « Note 1 sur quelque peintres », in Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, op.cit. ; p. 554.

38 pour s’intéresser à la cristallisation de plans successifs, intercalés. À l’intérieur de Bois, les sillons superposés de la gravure marquent des empreintes en profondeur. Le regard de l’artiste se porte sur les densités de l’espace construit à l’intérieur de l’œuvre, sur les manières d’impressionner la complexité de la profondeur. Les densités des marques de chaque empreinte se comprennent à la fois en termes d’espace et de volume.

Janco convoque la technique de la gravure de même que la matérialité du bois en contrastant, différenciant et approfondissant les différentes empreintes et les plans. Alors que Prampolini utilise l’empreinte au sein d’une reconstruction abstraite, essentielle et sensitive du mouvement, Janco s’attache à opposer lignes et motifs afin de révéler les empreintes et les valeurs inversées. Sa recherche porte sur la révélation et la plasticité de la technique de l’empreinte en gravure. Il s’inscrit, de la même manière que Prampolini, à l’intérieur d’une tension entre décomposition et construction, au sens où, aux décalages entre les différents plans, s’ajoutent les inversions inhérentes à l’impression, révélées par contrastes. Il s’agit d’une architecture complexe car d’une part la profondeur de son espace devient perceptible par sa déconstruction, le décalage des plans, et de l’autre, la dimension technique caractéristique de l’empreinte se laisse saisir par les valeurs inversées des contrastes. La rigueur de la composition se confronte à sa propre déconstruction qui tend à révéler en contrepoints les structures internes techniques qui la compose. De cette manière, Janco cherche à saisir les dimensions plastiques et techniques de l’impression, les dimensions spatiales des empreintes à travers décalages et renversements.

À travers l’exemple des gravures, le corpus visuel de Dada I regroupe des œuvres dont les projets formels varient autour d’une même technique et d’un même matériau, leurs différences émergeant d’une homogénéité factuelle matérielle et technique. Les projets décrivent un spectre large au sein des recherches artistiques, entre la recherche de l’essence matérielle du bois, sa transfiguration en motif, la reconstruction de l’essence sensitive du mouvement et la réflexion sur la technique elle-même à travers la construction d’un espace plastique profond, complexe et inversé, construit par les empreintes. Chacune des gravures abordent un aspect différent, une attention particulière au matériau, à la sensation ou à la technique. Ainsi, si les gravures sur bois correspondent immédiatement entre elles de par la technique employée ou par l’artiste, leurs perspectives plastiques différentes les confrontent et les rendent complémentaires.

39 Ainsi, la mise en page privilégiant une présentation claire et différenciée soutient dans un premier temps l’individuation et la singularisation spatiale autant que formelle. Celle-ci se manifeste par une disposition singulière de chaque opus qui rend compte de l’œuvre à travers la netteté de ses contours, de ses formes et de ses enjeux, met en valeur ses qualités intrinsèques particulières. Une telle mise en page vise à atteindre et tend à révéler la singularité formelle des œuvres.

L’enjeu de la revue semble se construire autour d’une tension partagée entre les œuvres rassemblées, soit entre une reconnaissance et une différence. L’hétérogénéité des propositions introduit un système de variations et de questionnements mutuels. Mais un tel mode de communication entre les œuvres n’est rendu possible que par une différenciation spatiale préalable, une introduction singulière qui expose nettement l’œuvre afin d’en identifier les spécificités. La disposition du corpus bâtit ainsi une tension forte entre homogénéité et altérité, entre la particularisation de chaque œuvre et les liens à construire de l’une à l’autre. Il s’agit tout d’abord de singulariser pour détailler les spécificités inhérentes de chacune. Par la suite, il sera question de faire apparaître les variations et de relier les œuvres par un système de reconnaissances et de différences.

I.1. b) Reproduction photographique et noir et blanc

Les rédacteurs en chef choisissent un noir et blanc uniforme à l’ensemble de la revue. Ce choix est conditionné par des raisons pratiques, économiques mais aussi par une volonté esthétique d’unité visuelle et de concordances apriori. Un tel recours systématique, s’il homogénéise la présentation des œuvres, permet toutefois de mettre en valeur des contrastes. En d’autres termes, de même que le noir et blanc concentre et appuie sur les contrastes entre les nuances de deux polarités, la création d’un corpus en noir et blanc permet tout autant de réduire et de renforcer les contrastes. L’uniformité se contredit sous l’effet de la singularisation et de l’accentuation de contrastes à l’intérieur et d’entre les œuvres. Il se crée de cette manière une tension grandissante entre la particularisation de chaque œuvre et une démarche d’identification formelle commune, à travers le noir et blanc.

La tension se développe à l’intérieur des œuvres. En effet, le noir et blanc ne les uniformise pas, il s’adapte à chaque œuvre et se nuance à mesure. Alors que dans un premier temps, il regroupe les œuvres par un élément formel, visuel partagé, il se détaille bientôt au contact des œuvres et varie selon leurs singularités.

40 Les techniques de la gravure font partie intégrante des formats de l’édition. En ce sens, les quatre Bois sont déjà conçus et façonnés en noir et blanc. Leur inclusion au sein de la parution n’entraîne aucun changement, les gravures apparaissent telles quelles.

En revanche, le recours au noir et blanc introduit certains changements paradigmatiques et formels pour les autres œuvres. Car, afin de les reproduire, peintures et sculpture nécessitent l’intervention d’une image photographique. Les peintures de Lüthy et de Janco, de même que sa sculpture, la broderie d’Arp sont reproduites par l’intermédiaire de clichés. Certaines perdent leurs couleurs, se démunissent d’une de leurs qualités intrinsèques au sein de l’épreuve photographique. Tristan Tzara et Hans Arp donnent le 13 janvier 1917 une conférence intitulée Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara, au cours de laquelle ils établissent l’importance formelle de la couleur :

« En y appliquant des couleurs (c’est-à-dire : chercher la relation entre les couleurs sur un plan, en se servant des lois mathématiques de la perspective, de l’ombre et de la lumière) la différence entre l’objet et l’œuvre devient plus grande du point de vue de l’art, le résultat est placé sur un niveau plus haut. {…} Couleur et forme sont toujours liées52.»

Ils introduisent également la notion de différence artistique dans les arts plastiques et en photographie53 :

« L’idée motrice dans la création d’une œuvre d’art est : la recherche d’un niveau – la différence {…} La photographie est l’abstraction de la moindre différence54.»

Les deux remarques permettent de révéler plusieurs conceptions importantes dans les recherches dadaïstes au moment de la parution du premier numéro de Dada : la recherche de rapports différentiels dans la construction interne de l’œuvre, notamment par le biais de la couleur, des ombres, des lumières et de la perspective de même qu’une conception paradoxale à la fois mimétique et différentielle de la photographie.

52 Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome I. 1912-1924, op.cit. ; pp. 557-558. 53 Le dadaïste Alexander Partens reprend mot pour mot cette formulation de Tzara dans un texte de 1918 intitulé « L’Art Dada » publié par Huelsenbeck dans L’Almanach Dada : «N’importe quel art, même celui qui n’est qu’imitatif, contient déjà des éléments abstraits ; que ce soit par les proportions, la couleur ou la matière. Car toute œuvre imitative est la transposition de relations externes dans un ensemble fini et différentiel. Dans ce sens la photographie est l’abstraction de la moindre différenciation », Alexander Partens, « L’Art Dada », in Richard Huelsenbeck (éd.), L’Almanach Dada, op.cit. p. 239. 54 Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome I. 1912-1924, op.cit. ; p. 556.

41 La perte des coloris au profit du noir et blanc photographique lors de l’intégration des œuvres à l’intérieur de la revue devient significative. Cela perturbe le niveau de différences au sein duquel elles se situent et intensifie les deux autres dimensions du travail artistique, à savoir les ombres, les lumières et les perspectives. De la couleur au noir et blanc, les rapports et les balances internes de l’œuvre basculent. Le travail de la couleur se transfère sur les deux autres composantes qui l’accompagnent : les intensités, les densités des ombres et des lumières de même que les tracés des différentes perspectives. C’est-à-dire que les valeurs prêtées par l’artiste se traduisent en noir et blanc et en profondeur. Ainsi, se reportent aux dimensions intrinsèques et préalables lumineuses et constructives, ombres, lumières et profondeurs rassemblées, les dimensions des couleurs et leurs rapports entretenus avec la composition générale. Puisqu’il est question de transfert et non de disparition de la couleur, la reproduction en noir et blanc déplace les équilibres sans en diminuer les valeurs. Les niveaux de différences de la lumière comme de la perspective augmentent de fait, en absorbant ceux des couleurs. D’un mouvement de bascule, les valeurs inhérentes aux couleurs, les manières dont elles construisent des plans et des différences se déportent sur les différences du noir et blanc comme sur celles tracées par les lignes de perspective.

De la même manière, une publication en noir et blanc augmente les relations de différences proposées par les œuvres. Plus précisément, puisqu’il s’agit de reproductions, la transformation des relations différentielles intrinsèques se manifeste tel un second degré des œuvres : un déplacement à la fois intrinsèque et extrinsèque. La reproduction permet dans un premier temps de décupler les intensités et les profondeurs des ombres, lumières et perspectives, puis d’observer l’œuvre à travers un déséquilibre de ses formes originales. La représentation de l’œuvre prend place au sein d’un déplacement du centre de gravité et de l’équilibre formel qui approfondit les marques de la différence lumineuse et de la perspective.

Selon les propos de Tzara et Arp, il se dégage une conception du médium photographique en tant que déplacement de l’objet, « l’abstraction de la moindre différence » à travers une transposition matérielle ambivalente qui allie la reproduction technique mimétique à la transformation matérielle et formelle abstractive. La photographie représente alors un acte de transfiguration qui l’engage de fait au sein d’une démarche esthétique et plastique concomitante. La traversée médiatique redéfinit et requalifie les contours, les supports et les éléments formels de l’objet représenté et, surtout, insiste sur ses abstractions inhérentes et préexistantes. Le médium photographique est alors perçu tel un outil esthétique

42 par lequel décaler, altérer les matières, formes et contours afin d’allier dans un même geste transformation de l’objet et révélation de ses abstractions intrinsèques.

Dans Dada, le médium photographique intervient sur des œuvres plastiques abstraites. La reproduction prend alors l’aspect d’un déplacement à travers une relation différentielle qui servirait à appuyer sur les qualités formelles de l’abstraction mises en jeu à l’intérieur des œuvres. Le médium photographique joue ainsi le rôle de filtre médiatique à travers lequel l’œuvre rejoint la publication sous une autre matérialité, certes décalée, qui complexifie et se prête pourtant, grâce à la différence, à la mise en valeur et l’exposition des formes intrinsèques. Les œuvres présentées dans les pages de Dada I allient donc deux niveaux matériels, la matière de l’œuvre (bois, fer, tissu, peinture etc.) et la matière photographique. Le recours au médium photographique, de par sa nature matérielle lumineuse, c’est-à-dire photosensible et photochimique, entretient une relation forte avec les dimensions lumineuses déployées à l’intérieur des œuvres. En effet, il se crée deux niveaux lumineux à l’intérieur de la reproduction, partagés entre les dimensions lumineuses travaillées par la peinture ou les divers matériaux et les dimensions lumineuses photographiques. La reproduction se complexifie d’autant.

Par exemple, Broderie55 se compose de plusieurs grands motifs géométriques dont les valeurs, les différentes teintes évoluent entre des nuances de gris et de blanc où se révèlent subtilement tous les points et les fils du canevas. Broderie se relie aux recherches que mène alors Arp sur l’Art concret56, tel qu’il l’écrit a posteriori, en 1944, dans un texte intitulé Dadaland :

« En 1915, Sophie Taeuber et moi, nous avons réalisé les premières œuvres tirées des formes les plus simples en peinture, en broderie et en papiers collés. Ce sont probablement les toutes premières manifestations de cet art. Ces tableaux sont des Réalités en soi, sans signification ni intention cérébrale. Nous rejetions tout ce qui était copie ou description pour laisser l’Élémentaire et le Spontané réagir en pleine liberté57. »

Au sein des compositions, l’artiste désire que les matériaux sélectionnés, « limitant l’infinité formelle par une sélection préliminaire58 », s’agencent selon leur propre immanence. Il ne s’agit plus de composer avec mais de les laisser composer eux-mêmes la

55 Voir Figure 5. 56 L’artiste circonscrit lui-même cette période entre 1915-1916 et 1919 dans son journal. Jean Arp, Jours effeuillés. Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965, Paris, Gallimard, 1985, p.357. 57 Jean Arp, Jours effeuillés. Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965, ibid. 58 Werner Spies, Max Ernst – Les Collages inventaires et contradictions I. Un Inventaire du regard écrit sur l’art et la littérature, Gallimard, Paris, 2011, p. 146.

43 toile. Les matériaux révèlent autant leur propre matérialité que les manières dont ils forment, de manière immanente, des motifs. Comme le résume Dawn Ades :

«Les collages géométriques d’Arp ‘assemblés selon les lois du hasard’, ses planches et reliefs, ensemble avec les reliefs en plâtre et les constructions de Janco, rejetaient les principes de l’expression personnelle et recherchaient une forme de création moins égotiste et plus spontanée59.»

Ainsi, le projet interne de Broderie doit suivre cette conception spontanée de la composition matérielle. L’artiste précise en ces termes les spécificités de sa démarche dans Ainsi se ferma le cercle :

« C’est alors que prirent naissance des constructions rigoureuses et impersonnelles faîtes de surfaces et de couleurs. Tout hasard était éliminé. Pas une tâche, pas un accroc, pas une effilochure ne devait troubler la pureté de notre travail60.»

Par cette remarque, l’artiste attire l’attention sur sa volonté de réduire l’apparence du processus de fabrication, du travail de la matière, du tissu. La géométrie et la symétrie de la broderie recherchent une forme d’immanence derrière l’effacement du processus. Le motif seul rassemble toutes les dimensions de l’œuvre : géométrie, symétrie, différence et résistance. Le processus artistique, néanmoins irrévocable et indissociable, ne doit pas se laisser surprendre à la surface de la composition. Pourtant, le tissage suppose une intervention, un processus technique inhérent qui contredit de prime abord l’observation d’un processus matériel immanent. La solution consiste à observer la matière, surtout ses réactions en divers points du canevas, aux différents points de la trame. Le geste technique s’efface donc derrière l’immanence matérielle qui prévaut et adopte différentes postures, révèle ses subtilités inhérentes.

Dans Broderie, les points tissés de la toile se démarquent les uns des autres à l’intérieur de chaque motif lui-même séparé des autres par les dents-de-scie typiques de la technique du tissage, les points croisés de la broderie. Le fil tissé devient le support, la matière et la forme. Les ombres ressortent entre chaque point et révèlent la complexité de la manufacture, les entrecroisements de fils, les nervures de la trame. À l’intérieur comme à la jonction des différents motifs, la matérialité ainsi que la texture de la toile tissée conservent leur relief. Le noir et blanc de Broderie joue des variations et des ombres afin de porter l’attention sur la

59 «Arp’s geometric collages ‘arranged according to the laws of chance’, his woodcuts and reliefs, together with Janco’s plastereliefs and constructions, rejected the principles of self-expression and aimed for a less egotistical and more spontaneous form of creation. » [Nous traduisons], Dawn Ades, The Dada Reader, op. cit. ; p.18. 60 Jean Arp, Jours effeuillés. Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965, op.cit. ; pp. 327-328.

44 matérialité du relief, la texture des fils et ainsi d’amener le regard à passer successivement de la globalité des motifs géométriques, distingués les uns des autres par nuances de teintes et par des dents-de-scie en guise de bordure, à leurs reproductions à une plus petite échelle au niveau des points de la trame. Les contrastes visuels indiquent la matière. Le tissage sous- entend la répétition du geste, la création d’une trame unique par une somme de points identiques. Alors, la révélation de contrastes, portée par le noir et blanc, entre les points de tissage et les croisements de fils, révèle le matériau comme le processus.

De plus, les dimensions lumineuses contenues par les densités de noir et de blanc prennent de l’ampleur car Broderie est reproduite sous forme photographique. Il apparaît en effet une tension entre la matière de l’œuvre reproduite et l’emphase lumineuse de l’épreuve photographique, supportée par le noir et blanc. La lumière, présente en nuances de gris clair, se diffuse selon une certaine clarté. Elle semble néanmoins absorbée par la matière de l’œuvre. Le noir et blanc se matifie au contact de la matière tissée. La lumière dispensée au sein de l’œuvre et de sa reproduction photographique, marque la matière par la douceur de ses tonalités. L’absence de brillance renforce l’impression et la qualité matérielle de la trame de l’œuvre, la texture en révélant sa capacité à absorber la lumière.

Le noir et blanc appliqué à Broderie se place donc à la croisée des sens du toucher et de la vision. Il interpelle l’optique et l’haptique en supportant la texture de la forme, questionnant les dimensions et les surfaces à l’intérieur de l’image. Arp, en tant que plasticien et rédacteur, utilise ici le noir et blanc comme un outil afin de mettre en valeur le projet, la philosophie interne de son œuvre. Le noir et blanc devient un élément formel à même de soutenir l’utilisation et l’exploration des possibilités matérielles et formelles du tissu par Arp. Le noir et blanc invoque la précision de la vision en appuyant des contrastes et en creusant la matière et la texture de l’œuvre.

Pareillement, le noir et blanc qui s’applique à l’œuvre Relief A 7 de Marcel Janco61 devient sensible et texturel. L’œuvre représente une composition hétérogène de moulages de plâtre et de morceaux de toiles, de tissus enduits et peints62. Le noir et blanc remplit les creux et se dépose sur les pleins, appuie sur les pourtours. Formellement, les dénivellations correspondent avec les zones de contrastes noires, blanches et grises. Les zones les plus foncées dessinent les creux comme les côtes alors qu’à l’inverse les zones les plus claires et

61 Figure 6 62 « J’ai fait des sculptures en fil de fer et des peintures avec du plâtre sur toile », in Francis Naumann, Marcel Janco se souvient de Dada, op.cit. ; p. 35.

45 blanches semblent surélevées et indiquent les arêtes. Les différentes dimensions physiques du moulage, les formes en trois dimensions sont renforcées, approfondies par les contrastes du noir et du blanc. Les matières du plâtre comme du tissu deviennent également perceptibles à travers le noir et blanc. Particulièrement, à l’intérieur du rectangle blanc en bas à droite de la composition, apparaissent des rainures représentant les marques laissées par le travail du plâtre. Les sillons, légèrement plus gris, c’est-à-dire un peu plus profonds que le reste de la surface, creusent le plâtre et ainsi indiquent la matérialité. À l’inverse, sur les morceaux de toiles, les teintes foncées du noir laissent transparaître la matière. Car la toile colorée, enduite en noir, se pare également de pointillés blancs qui indiquent la trame du tissu. De cette façon, le noir agit comme un révélateur du dénivelé matériel au sein de la toile. L’enduit commence par faire apparaître ce très subtil contraste de texture matérielle, mais il appartient au noir et blanc de le rendre plus évident, plus sensible encore par le biais d’un contraste affirmé.

Le noir et blanc, à l’intérieur de cette image comme dans Broderie, assure donc un rôle sensitif interpellant l’optique et l’haptique car il renforce les contrastes matériels et texturaux, rend sensible les différents reliefs des nervures inscrites dans le plâtre aux côtes, arrêtes, pleins et déliés entre les différentes parties. Pourtant, dans la mesure où le plâtre, construit un espace dénivelé et multiforme, le rôle tenu par le noir et blanc se prête plus encore à la définition de l’espace de l’image. À la différence de la trame de Broderie, où malgré le relief les fils et les différents points se conjoignent sur une surface unie et continue, le plâtre se compose de plusieurs parties aux dimensions et hauteurs différentes. Alors que les contrastes matériels de la trame se font subtilement sentir sur la palette des gris par des changements de tonalités, les contrastes de Relief A 7 sont marqués par des arrêtes, des bordures franches, des fractures mises en exergue, confrontées les unes aux autres par les contrastes du noir et blanc.

Tzara écrit un texte sur Man Ray, lors de la première exposition parisienne l’arrivée de ce dernier à la Librairie Six du 3 au 31 décembre 1921 qui l’introduisit auprès des avant- gardes parisiennes, paru dans Les Feuilles libres numéro 30, décembre 1922-janvier 1923, et comme préface à l’album du photographe Champs délicieux paru également en 1922 :

« La lumière est variable selon l’étourdissement de la pupille sur le froid du papier, selon son poids et le choc qu’elle produit63.»

63 Tristan Tzara, «La Photographie à l’envers Man Ray », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, op.cit. ; p. 415.

46 Les qualités lumineuses, les touches d’achoppement de la lumière sont exprimées à travers les densités du noir et du blanc et surtout des reflets qu’elles inscrivent à la surface de la construction. Elles indiquent comment la lumière se déploie à la surface des reliefs et des creux formés par le plâtre. Il apparaît une tension entre la surface accidentée de la composition, les touches lumineuses qui s’y déposent et la manière dont le noir et blanc photographique appuie leurs tracés. Reliefs et textures du plâtre comme du tissu se remarquent d’autant à travers les nuances et les qualités lumineuses qu’ils suggèrent. L’épreuve photographique accentue les densités lumineuses comme les incurvations matérielles. Afin de ciseler les reliefs de l’œuvre, le noir et blanc joue de la lumière, de la manière dont elle emplit les formes, les délimite, les fait apparaître, dont elle dessine des zones d’ombre ou de pleine lumière. D’une certaine façon, le noir et blanc, en appuyant les dépôts et les reflets lumineux à la surface de la construction, permet de révéler deux empreintes intrinsèques : l’empreinte matérielle et l’empreinte lumineuse.

La seconde œuvre de Marcel Janco présentée à l’intérieur de Dada I, Construction 364, est accompagnée d’un texte de Tristan Tzara intitulé Marcel Janco. Construction 3 s’appuie sur l’emploi du bois, du métal et du fil de fer selon la description faite par l’artiste :

« La base était en bois, mais le reste de la partie basse est entièrement en métal. Au milieu se trouve une petite rosette en métal que j’ai trouvé quelque part. Et les lignes en haut sont en fil de fer, qui bougent doucement65. »

Tzara décrit ainsi la sculpture :

« Nerfs zigzagués en harmonica cosmique tire tire la ligne à travers feuillages et pauses […] il a fait des sculptures de surface jusqu’à lui on faisait des superpositions de corps et employa le fil de fer comme dessin dans l’espace (pour la première fois) la partie supérieure de construction 3 donne la possibilité à la matière de montrer sa vie fil de fer tremble sensible lune soleil hippocampe bleu au fond de la mer il fait des reliefs pour être construits dans le mûr totalité architecturale productive protestation contre le cadre et le baroque […] clair ordre dans le complexe total riche sans transformation, sans décomposition : directe clair ordre réalité tableaux : avec les éléments purs : couleurs dans la forme ligne point surface nécessité dans son ordre : lutte contre son tempérament squelette-arbre-allumettes frotte humanité partagée en plans larges bandes grandes là où les sondes et la fumée sont des pinceaux et le cristal se dissout en mouvement66.»

64 Figure 7. 65 Francis Naumann, Marcel Janco se souvient de Dada, op.cit. ; p. 43. 66 Tristan Tzara, « Marcel Janco », Dada. Recueil littéraire et artistique, n°1, op.cit. ; p.14.

47 Tzara dénote ici plusieurs caractéristiques de Construction 3 qui questionnent les notions de mouvement, d’espace et par conséquent de temporalité. L’image photographique de Construction 3 transmet une version décalée de la sculpture. À travers le médium photographique, celle-ci passe de la troisième à la deuxième dimension, délaisse le « bleu » pour le noir et blanc. L’ensemble des questions soulevées par Tzara doit s’envisager au regard de cette adaptation photographique.

La sculpture joue de contrastes entre différentes densités matérielles. La souplesse et la légèreté aérienne des « nerfs zigzagués67 », des lignes en fil de fer dessinent dans l’espace des volutes et s’élèvent au-dessus de l’épaisseur du socle. Celui-ci est composé d’une épaisse base en bois clair, sur laquelle apparaissent les nervures et les reliefs de la boiserie. Elle est surmontée par une construction, triangulaire et opaque d’un côté et, de l’autre, par une surface hémisphérique et transparente. Accrochée à cette dernière, se déplie une petite construction élongée faite de deux fils de fer et d’un petit triangle.

Construction 3 exprime la notion de mouvement à travers les parties supérieures de la sculpture. Celui-ci semble soit imminent soit juste évanoui. Les torsions du fil de fer donnent l’impression à la fois de porter les traces d’un mouvement disparu et d’être prêt à ondoyer. La construction développe ainsi une tension entre deux instants, le passé et le futur, d’un mouvement qui la traverserait. Sa fixité ne serait donc que passagère, un état intermédiaire entre deux postures. La sculpture ne se conçoit plus tel un élément définitivement inamovible. Les formes des surfaces induisent la notion de mouvement, et donc de temporalité, à travers une structure devenue potentiellement vectorielle et réceptacle. Cependant, la fixité de la transformation photographique empêche toute intervention du mouvement. Elle maintient la sculpture au sein d’une position figée, ne laissant que les réminiscences du mouvement.

Les contrastes du noir et blanc photographique cristallisent également les dimensions lumineuses, c’est-à-dire les manières dont la lumière réagit au contact de la sculpture. Ils introduisent un jeu de réflexion à la surface de la matière, polarisé entre la matité du noir et un blanc éclatant. Les zones blanches réfléchissent tandis que les zones sombres absorbent la lumière. De la même manière que dans Broderie, où la lumière appuie l’épaisseur mate du tissu, les dépôts lumineux interagissent avec les densités matérielles et leurs différentes sensibilités. Dans Construction 3, les rapports entre lumière et matière varient en fonction de chaque surface : le bois réfléchit, le fer quant à lui ne renvoie que peu de lumière. Puisque les

67 Tristan Tzara, « Marcel Janco », Dada. Recueil littéraire et artistique, n°1, ibid.

48 interactions lumineuses diffèrent selon la matière rencontrée, elles caractérisent les spécificités matérielles et les délimitations, les contours des surfaces. En quelque sorte, les réflexions ou absorptions lumineuses intensifient les textures des matières, approfondissent les marques des contrastes et des différenciations entre les surfaces. Ainsi, le noir et blanc photographique donne plus d’envergure aux réflexions lumineuses au contact des surfaces dont les textures et les densités démontrent des qualités sensiblement singulières et hétérogènes, dont les contours deviennent d’autant plus francs. Dans Construction 3, la différence lumineuse se développe au sein d’une interaction avec la matière sculptée. L’introduction du médium photographique enregistre ces rencontres à travers sa propre différence, spécifiquement lumineuse, c’est-à-dire approfondissant les traces et les empreintes des densités des dépôts lumineux.

Pour Tzara, « des sculptures de surfaces » remplacent la « superposition de corps68 ». Les densités de chacune des parties correspondent à des surfaces. Chacune représente une surface singulière de par le matériau utilisé et la forme de ses contours. Bien qu’elles soient imbriquées, encastrées les unes dans les autres, Tzara dénie l’idée de superposition en préférant celle de sculpture. Il met en évidence une caractéristique profondément hétérogène au sein de la composition : un assemblage de surfaces sculptées indépendantes qui bâtissent la structure générale. Pourtant selon l’analyse de Dawn Ades :

« Construction 3 reproduit dans Dada I représentait une expérimentation radicale d’abstraction tridimensionnelle, utilisant des matériaux trouvés tel que le fil de fer ou le tissu. Avec l’apparence d’une machine à combustion, la sculpture ne suit aucunes règles de composition ou de structure mais celles conférées aléatoirement par la nature des objets et fragments qu’il a incorporé69.»

Construction 3 développerait donc une structure originale et naturelle qui suit les caractéristiques des matériaux employés. Les différences de matières et de densités inhérentes créent des espaces hermétiques les uns par rapport aux autres. La cohérence de la sculpture repose sur cette hétérogénéité essentielle des supports, des matières, des densités. Leurs juxtapositions veulent rendre perceptible l’ensemble d’un processus sensible de construction hétérogène mais fluide. Il est question de penser la fluidité de la sculpture en termes de surfaces hétérogènes et non plus en termes de corps homogène. Le noir et blanc

68 Tristan Tzara, « Marcel Janco », Dada. Recueil littéraire et artistique, n°1, ibid. 69 « Construction 3 reproduced in Dada I was a radical experiment in three dimensional abstraction, using found materials such as wire and cloth. With the appearance of combusted machine, it follows no rules of composition or structure but those randomly conferred by the nature of the objects and fragments he has incorporated. » [Nous traduisons], Dawn Ades, The Dada Reader, A Critical Anthology, op.cit. ; p.18.

49 photographique approfondit et s’interpose face à ces dimensions de Construction 3. Dans un premier temps il renforce, à travers les différentes tonalités que prennent les gris foncés et clairs au contact de la construction, les contrastes de densités texturelles et matérielles entre les surfaces. Par exemple, l’opacité de la surface triangulaire centrale tranche avec la clarté de la base en bois et de la partie hémisphérique. Le contraste insiste ainsi sur la délimitation des surfaces entre elles et donc sur l’hétérogénéité de la composition. Ensuite, le noir et blanc appuie sur les reliefs intrinsèques et les pourtours. Les nervures de la boiserie affleurent sur le corps de la base, par des nuances de gris, et rendent sensibles des reliefs matériels intrinsèques. Les lignes foncées dessinées par les fils de fer se détachent clairement sur le fond blanc de la composition. Ainsi gainées de noir et placées au sein d’un contraste net avec l’arrière-plan, les différentes épaisseurs qu’elles prennent sont détaillées : de la densité du centre jusqu’à l’étiolement progressif au fur et à mesure que les lignes se déploient. Le passage au noir et blanc renforce la perception du tracé comme des variations intrinsèques de densités matérielles. Il l’inscrit au sein d’un rapport de relief avec l’arrière-plan de l’image. La différenciation des surfaces et des densités s’approfondit à travers le noir et blanc. Les contrastes soulignent les densités et les reliefs des surfaces, amplifient la perception de l’hétérogénéité matérielle et texturale. Le noir et blanc approfondit les rapports de différenciations mis en jeu à l’intérieur de Construction 3 et cherche à rendre évident ses contrastes inhérents, son hétérogénéité essentielle. L’apposition du noir et blanc souligne, à l’intérieur des formes, les lignes de force du projet interne de l’œuvre.

L’enjeu plastique de l’emploi du noir et blanc concerne dans un premier temps une construction identitaire, un système de reconnaissance préalable entre les œuvres. Il homogénéise l’espace visuel de la revue. De même que le corpus identifie et différencie, le noir et blanc épouse toutes les œuvres, qu’il soit une dimension inhérente ou un ajout, et offre une palette de nuances afin de détailler leurs matérialités, leurs spatialités, leurs textures, leurs spécificités. Le noir et blanc devient un élément formel à même de soutenir la construction d’un système de variations entre les œuvres, de les identifier avant de détailler et de différencier. S’il représente tout d’abord une dimension commune à toutes les œuvres, il s’adapte et varie selon leurs formes particulières. Le noir et blanc photographique recouvre les œuvres mais ne les obscurcit pas. Il devient un outil, un filtre de même qu’une contrebalance plastique à travers lequel les œuvres rejoignent la publication selon une relation différentielle.

En 1915, Prampolini s’intéresse particulièrement aux propriétés de la couleur, spécifiquement en termes matériels et sensitifs comme en témoigne Sculpture totale des

50 couleurs. Manifeste sur la plastique chromatique polyexpressive70. Dans ce manifeste, il distingue trois niveaux sensibles et plastiques de la couleur : la réception sensitive, divisée entre une conceptualisation interne émotive et une perception externe abstraite, l’éthérisation de la matière colorée, la matière seconde c’est-à-dire les rapports d’ombre et de lumière qu’elle contient, et enfin, le stade de la couleur en tant qu’énergie plastique où les interrelations de l’émotion de la sensation et de la plastique insufflent du dynamisme à la matière colorée. L’éthérisation permet de concevoir les densités d’ombres et de lumières à l’intérieur de la matière colorée. Prampolini reconnaît cette balance inhérente aux couleurs. Selon son tableau, le stade de l’éthérisation contient de la lumière et de l’ombre, soit addition ou soustraction de matière, qui mène à la construction de l’échelle diatonique (clair-obscur) :

« L’échelle diatonique est le rapport essentiel du clair-obscur que stabilise l’artiste à travers la sensation émotive, d’ombre et de lumière, et l’expression matérielle de l’œil71.».

La couleur réinterprétée et décalée en termes de clair-obscur apporte un nouvel éclairage aux œuvres représentées. La teinte exprime de nouvelles qualités, se concentre sur le stade de l’éthérisation désormais exacerbé par la présence du médium photographique.

Le changement de paradigme matériel provoque un dédoublement des niveaux lumineux et matériels entre d’une part les diverses matérialités utilisées par l’artiste, leurs interactions avec la lumière au sein d’un travail plastique, et d’autre part, la matière lumineuse de la photographie. Le paradigme matériel lumineux prête sa photosensibilité et photogénie inhérente à l’amplification de contrastes intrinsèques de matières comme de reliefs, les interactions entre lumières et formes, les tracés en perspectives. Les zones de contrastes désormais divisées entre deux pôles d’intensité, c’est-à-dire simplifiées et accentuées, amplifient les contours des lignes, font ressortir les matériaux qui se détaillent à travers les diverses nuances sur une palette noire, blanche et grises. Comme les couleurs se transforment en teintes noires et blanches, l’ensemble des rapports de différences bascule et se densifient encore par l’introduction de la différence photographique. La simplification et l’amplification binaire des contrastes jouent sur les zones de netteté, de visibilité des formes. Elles permettent ainsi de rechercher, de cristalliser et de renforcer les densités, les empreintes matérielles et processuelles à l’intérieur de chacune des œuvres.

70 Enrico Prampolini, « Scultura dei colori e totale », in Bolletino spirituale, Rome, 1915. 71 Enrico Prampolini, « Scultura dei colori e totale », in Bolletino spirituale, ibid.

51 La transposition matérielle induite par la reproduction et ses conséquences formelles décalent, déséquilibrent les œuvres, c’est-à-dire leurs degrés de différences intrinsèques, mais apportent paradoxalement leur soutient à une représentation nette et claire, dans la mesure où elles transfigurent et donc soulignent leurs projets internes.

La publication en noir et blanc établit ainsi des tensions fortes entre l’œuvre originale et sa reproduction photographique, entre netteté et différence. Elle dédouble les niveaux de différences internes au travers du noir et blanc et de la reproduction différentielle photographique. Cependant, il est toujours question de reproduction, autrement dit d’un second degré, une variation à partir de l’original. Elle présente donc l’œuvre sous un nouvel aspect dissemblant dont les rapports de différences ont intrinsèquement changés.

Telles qu’elles, les dispositions singulières et les retouches de la mise en page sur les œuvres cernent et appuient sur les zones de nettetés, de différences et de résistances intrinsèques de chaque œuvre comme de l’une à l’autre. Elles composent une mise en page qui d’emblée intervient de manière différentielle auprès des œuvres, soit en les séparant soit par la reproduction photographique. Elles posent ainsi les premiers jalons d’un espace plastique complexe qui vise la révélation et l’exhortation subtiles mais par voies de différences, de décalages afin d’exposer les qualités intrinsèques qui composent « le thermomètre des peintres nommés les SubTiLs72.» qu’évoquait Tzara dans les Chroniques zurichoises.

I. 2) Plasticité réflexive

La simplicité et le minimalisme qui semblent présider en apparence à l’élaboration du premier numéro de Dada se déploient par-dessus de nombreux niveaux sous-jacents dont les complexités, paradoxalement, innervent et soutiennent l’ensemble de la mise en page. Le domaine plastique développe les recherches d’intégrations plastiques, amorcées au sein de la singularisation et de la reproduction photographique, leur faisant atteindre de nouveaux degrés au travers de mises en formes réflexives.

72 Tristan Tzara, « Chroniques zurichoises 1915-1919 », in Raoul Huelsenbeck (éd.), Almanach Dada, op.cit. ; p. 20.

52

I.2. a) Symétrie axiale

En premier lieu, si la singularisation successive des œuvres les isole, elle crée parallèlement un système de correspondances au fil des pages. La systématisation de la disposition des œuvres et des textes organise une forme symétrique de mise en page. Les pages du journal peuvent se feuilleter de gauche à droite ou de droite à gauche, être parcourues verticalement, comme le suggère la succession des textes, sans pour autant en perturber la cohérence et la rythmique visuelle. L’ensemble de l’espace plastique se caractérise par sa réversibilité.

Plus précisément, du point de vue exclusif des huit œuvres plastiques représentées, la revue s’ouvre sur Broderie et se clôt sur un des deux Bois d’Arp. Le nombre pair d’œuvres rassemblées permet de scinder l’espace de la revue en deux autour d’un axe pivot. À la quatrième place de l’ordre de parution se trouve donc le second Bois d’Arp. Du début au milieu et jusqu’à la fin, les trois œuvres d’Arp constituent les piliers de l’espace construit par la revue et les axes principaux de la symétrie ainsi formée.

Les différents projets soutenus par les trois œuvres d’Arp forment une toile de fond plastique et discursive à même de comprendre et de formuler l’un des enjeux de la mise en page. En 1917, sa démarche artistique suit plusieurs directions concomitantes. D’une part, il mène des recherches sur l’Art Concret au sein de ses peintures, broderies et collages. De l’autre, l’exercice de la gravure occupe une place à part soit en tant qu’activité éditoriale pour les publications dadaïstes, soit, et surtout, par les recherches sur la question de la symétrie qu’il y développe :

« De 1916 à 1919 j’entrepris les recherches les plus diverses, et les mêmes problèmes me préoccupent encore aujourd’hui. Ainsi me suis-je occuper pendant un temps de travaux basés sur la symétrie. Quelques uns d’entre eux ont été publiés dans Phantastiche Gebete de Richard Huelsenbeck (1916) et dans le numéro un de la revue Dada (1917)73.»

La symétrie devient la question essentielle au sein des Bois dont les contours géométriques se déploient en miroir, divisés en deux, autour d’un axe central. En tant que telle, la symétrie représente un dédoublement rigoureux de l’espace divisé en deux parts égales. Selon le principe de symétrie, la concordance des formes se veut exacte. Mais les Bois d’Arp semblent adopter la symétrie pour en découvrir des points de résistances, des limites.

73 Jean Arp, Jours effeuillés. Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965, op.cit. ; p. 357.

53 Dans chaque gravure d’Arp, les rainures et les rayures du bois représentent de longs tracés verticaux qui parcourent la hauteur de la planche. Cependant, les lignes ne sont pas exactement rectilignes mais sinueuses. Elles dévient par endroits et prennent quelques inflexions courbes. Leur nombre inégal, de même que le manque de ressemblances rigoureusement identiques de l’une à l’autre, contrarie la création d’une symétrie exacte à l’intérieur de la gravure. Par exemple, dans le Bois de la quatrième page, l’axe principal de la symétrie est représenté en creux à travers le tracé central plus épais qui, malgré l’irrégularité de son aspect courbé, détient la place centrale. La difficulté et la contrariété portent l’accent sur l’effort inhérent de la recherche comme sur les points de résistance rencontrés. Elles forment néanmoins des récurrences internes qui accompagnent et soulignent la division symétrique. Au sein des deux gravures, la symétrie est exprimée sur plusieurs niveaux : à la fois par la composition générale qui se divise en deux parts égales, et au travers des motifs internes qui la répète, la multiplie, la subdivise. Cependant, les motifs internes introduisent des rapports intrinsèques plus complexes dont les dérobades, distances face au concept de symétrie marque des limites à la recherche.

D’une manière similaire, la géométrie propre à l’Art concret, tel que développé par Arp, prend forme dans Broderie. L’artiste décrit cette dimension dans le texte « Ainsi se ferma le cercle » :

« Chacun pour soi ou en commun {Arp et Taueber} nous tissions, brodions, peignions, réalisions des collages, des tableaux géométriques et statiques74. »

Arp considère la géométrie et l’immobilité comme deux caractéristiques principales de ses œuvres de l’époque, notamment ses broderies. Dans Broderie, les formes géométriques sont réparties, de même que dans les gravures, autour d’un axe pivot central et vertical. L’espace est exactement divisé en deux parts égales. Pourtant les formes déployées de part et d’autre créent des dissemblances. De prime abord le même tracé est dessiné pour les deux bords : triangles, cercles et rectangles se conjoignent et se reflètent d’un côté comme de l’autre. Les différences prennent place entre les motifs géométriques internes, leurs coloris, c’est-à-dire leurs nuances de gris, au sein de chaque partie. La recherche de la symétrie, à travers la symétrie axiale, se développe donc également dans Broderie. Les formes de résistances à la symétrie, exprimées à l’intérieur des gravures à travers les irrégularités matérielles, naturelles du bois et des striures manuelles, se manifestent au sein de la broderie

74 Jean Arp, Jours effeuillés. Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965, op.cit. ; p. 327.

54 par les différents motifs géométriques tissés. La symétrie, et particulièrement son caractère axial, constitue la base à partir de laquelle se déploie la démarche qui anime les projets inhérents aux œuvres présentées d’Arp. Si Broderie et les Bois constituent deux exemples complémentaires de la démarche artistique d’Arp, leur conjonction d’un point à l’autre de l’axe de symétrie révèle et souligne la concordance, le lien implicite et intrinsèque qui les relie. Vu à travers l’exemple principal donné par les œuvres d’Arp, il se crée ainsi un parallèle entre la philosophie interne des œuvres et la forme de la mise en page. La symétrie interne des œuvres donne le schème de l’axe principal sur lequel s’aligne la mise en page, à son tour symétrique.

L’axe principal s’étendant de Broderie jusqu’aux deux Bois traverse l’ensemble des œuvres rassemblées. Formellement, la symétrie axiale se retrouve à l’intérieur de certaines autres œuvres, dont elle représente le squelette, tel que dans le Bois de Janco et la peinture Madonna de Lüthy. En revanche, si Bois de Prampolini et Construction 3 proposent bien des géométries formelles, celles-ci ne se fondent pas sur une structure axiale, ni verticale ou horizontale ni même oblique. Tzara détaille quelques traits spécifiques aux démarches d’Arp, Lüthy et Janco autour de la question de la symétrie :

« Je vois chez Arp : l’ascétisme résultant de la symétrie qu’il s’est imposée avec sévérité, la conviction, la tradition de quelques lignes primitives : la verticale, l’horizontale et quelques diagonales, […] Lüthy a fixé la stabilité spirituelle sur le point définitif du pic où deux parallèles se rencontrent. [ …] Je vois chez Janco la tendance vigoureuse à mettre en relation la peinture et la vie organiquement. L’architecture. La solidité, les variations d’intensité, le glissement des formes superposées autour du centre en transparences mécaniques; il fait des sculptures : construit des plans et s’éloigne du mouvement et ces colonisations cristallisées en corps.75. »

Selon lui, Arp s’intéresse à la simplicité et la forme primale des lignes. Lüthy recherche quant à lui des formes de convergences orientées vers le centre de la composition, autour d’une coupe axiale et verticale. Janco enfin étudie des formes de superpositions, de transparences et de mouvements de matières, d’intensités autour d’un centre, la division de plusieurs niveaux plastiques, leurs différents points de cristallisation ainsi centrifugés.

La forme d’une division axiale et verticale se rend particulièrement visible dans le Bois de Janco et Madonna de Lüthy, où deux colonnes vertébrales s’étendent de haut en bas. Celle- ci prend même la forme d’un diamètre de cercle chez Lüthy et sépare deux espaces aux

75 Tristan Tzara, « Note 1 sur quelque peintres », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, op.cit. ; p. 554.

55 géométries variables76. Les dissemblances se propagent à travers la création de motifs géométriques, des deux côtés, dont la proximité formelle évite pourtant une ressemblance exacte. Dans les trois œuvres, les constructions géométriques différent soit grâce à leurs formes, leurs positions ou leurs densités. C’est-à-dire que les motifs compris à l’intérieur de Bois et de Madonna répondent, respectivement, aux mêmes principes de construction mais varient leurs emplacements sur la toile ou la planche, leurs tailles, leurs coloris, leurs nombres etc. Il s’agit une fois de plus, à l’instar d’Arp, d’une symétrie tracée au creux de la différence. En ce sens, deux domaines formels antagonistes, ou ordres, se confrontent. D’une part une séparation verticale, en miroir, qui marque la recherche d’une forme de symétrie, et de l’autre les différences des motifs disposés qui distillent des dissemblances et s’opposent à la construction d’une symétrie précise. Dans une telle confrontation, la symétrie se perçoit d’autant plus à travers ses efforts contrariés.

En un premier mouvement, la symétrie axiale soutient ainsi la cohérence de l’espace plastique de publication. Elle délimite un cadre de base, une ligne générale sur laquelle s’alignent les œuvres. Elle permet de composer l’espace plastique de la revue selon une succession d’œuvres, qui a pour particularité de constituer un domaine solidement structuré et possiblement réversible et ancre l’influence formelle d’Arp, par des formes propres à son œuvre qui ouvrent, closent et supportent le milieu de l’abside de la revue. Celles-ci se déterminent ainsi comme l’un des fondements plastiques de la publication, c’est-à-dire autant pour la mise en page qu’en tant que démarche artistique. La symétrie axiale se retrouve également au sein de Bois de Janco et de Madonna de Lüthy. Ainsi, les formes plastiques récurrentes de la symétrie, exprimées par les œuvres, correspondent avec l’espace plastique de la publication à travers une relation profondément cohérente et parallèle. Le projet de la mise en page mime celui, formel, des œuvres avec pour but premier de se profiler sur l’intériorité des œuvres. À partir de cette articulation symétrique des œuvres, apparaît également une forme et une tension à développer : celle du miroir.

Les différentes symétries axiales disposées par les œuvres ont en commun de créer une division réfléchissante en miroir. Placée au centre des œuvres, la coupe symétrique génère un face à face miroitant. Cependant, le reflet que chacune devient pour l’autre, se caractérise précisément par son inexactitude, ses subtiles particularités qu’elles soient numéraires ou formelles. Le reflet instille ainsi des rapports de dissemblances entre les deux parties, soit à travers les rainures et rayures des Bois d’Arp, les tailles, contours et coloris, les densités des

76 Figure 8.

56 formes géométriques de Broderie, Bois ou Madonna. Bien que formellement proches et cohérentes, les parties se différencient l’une de l’autre à travers une multitude de détails détonants. La forme du miroir, introduite par la division axiale, se comprend comme un reflet déformant. Les formes se correspondent et pourtant ne peuvent exactement concorder. Ces recherches sur la symétrie génèrent paradoxalement des domaines de différences.

La construction d’une ligne générale de symétrie entre les œuvres à travers la mise en page permet donc du point de vue formel des œuvres, une correspondance entre deux niveaux de symétrie. Une part du projet de la mise en page poursuit une ambition plastique mimétique afin de mettre en valeur, de révéler et d’accompagner les formes intrinsèques représentées. La symétrie dessinée par la revue facilite la perception de celle contenue par les œuvres, et ouvre un passage de l’un à l’autre des niveaux.

I.2. b) La Forme cristal

L’axe principal symétrique et axial se caractérise par sa réversibilité et s’ouvre ainsi sur certaines perspectives de dispositions plastiques entre les objets. Les termes de la tension entre intériorité et extériorisation atteignent de nouvelles dimensions. Au fur et à mesure, la réversibilité de la symétrie dévoile une face versatile.

Dans Note 18 sur l’Art, Tzara décrit des éléments qui soutiennent l’ensemble des démarches contemporaines, particulièrement à travers leurs rapports et ambivalences face à la matière puis envers les formes plastiques :

« Nombre d’artistes ne cherchent plus les solutions dans l’objet et dans les relations de l’extérieur, ils sont cosmiques ou primaires décidés simples sages sérieux. La diversité des artistes d’aujourd’hui sert le jet d’eau dans une grande liberté-cristal. Et leurs efforts créent de nouveaux- organismes clairs. Dans le monde pureté avec les transparences et matérialités de la construction cachée d’une simple image qui se forme. Ils continuent la tradition le passé et leur évolution pousse, lente comme un serpent vers les conséquences intérieures, directes, au-delà des surfaces et des réalités77. »

Tzara pose ainsi un paradoxe essentiel entre intériorité et extériorité, entre clarté et opacité qui régit les démarches des artistes contemporains. La difficulté à surmonter les apparences anime les entreprises artistiques qui décrivent un processus, des trajets entre l’intérieur et l’extérieur des images. Selon Tzara, les démarches modernes posent un regard

77 Tristan Tzara, « Note 18 sur l’Art, à l’occasion de l’exposition de gravures, broderies et reliefs dans la Galerie Dada (4-29 mai 1917) », Dada. Recueil artistique et littéraire, n°1, op.cit. ; p. 2.

57 introspectif sur les matières et les formes dans un mouvement de va-et-vient complexe, parfois contradictoire, entre intériorité et extériorité. Il s’agit d’une révocation, d’un dépassement des formes descriptives à la faveur de formes en recherche, d’un travail essentiel de la forme en tant que processus matériel qui tend vers une déconstruction des formes afin de révéler les latences essentielles, matérielles et formelles sous-jacentes, et ainsi de créer des images qui représentent les questions matérielles et formelles. La revue leur offre un espace de réflexion directe. La recherche porte sur leur évolution organique, sur ses « conséquences intérieures, au-delà de la surface ». Les transformations internes, processuelles des matières s’extériorisent, transparaissent à travers les formes. Une telle découverte introduit une certaine tension de par l’exposition et donc la requalification implicite du processus qui constitue désormais le domaine formel en tant que tel.

Complexe, car mouvant et donc profondément hétérogène voire divergent, les mouvements du processus tissent et articulent tous les liens entre l’intériorité et l’extériorité des formes matérielles. Le processus décrit ainsi les transformations des matières désormais formes, et en ce sens, il les envisage en mouvement c’est-à-dire exprimant tour à tour différents aspects essentiels, en requalification, en recherche. Le développement de la tension se comprend également en termes de transparences et d’opacités au sein d’un jeu entre une déconstruction et une requalification concomitantes. Le sens du processus induit un changement paradigmatique au sein duquel matières et formes révèlent leurs différentes possibilités essentielles et formelles encloses. À mesure que certaines dimensions se font jour, d’autres se retranchent, etc. La clarté, la pureté de la surface qui devrait laisser voir par transparences et sans équivoques l’ensemble des paradigmes sous-jacents qui se nouent dans l’intériorité des formes, se trouble au sein du mouvement de la requalification, à travers l’hétérogénéité rassemblée. Le changement de paradigmes et la variation déjouent donc le caractère fini traditionnel de l’objet esthétique. Puisque le processus représente les moyens et la finalité de la recherche, même si inachevée, les éléments mis à jour ne sont ni définitifs, ni statiques. Ils sont invités à poursuivre le mouvement vers de nouveaux développements. La déconstruction formelle ne mène pas à une révélation matérielle et formelle immanente et univoque, mais crée plutôt une indécision des formes malgré la recherche de la transparence. La démarche artistique se comprend désormais en tant que recherche de diffractions formelles et matérielles, c’est-à-dire où l’exposition se complexifie, évite une netteté sans équivoques au profit de la multiplicité, de la complexité voire de la duplicité des formes et des matières. Les complexités internes transparaissent à la surface mais ne se laissent saisir qu’à moitié.

58 L’étude matérielle et formelle devient réflexive car elle se concentre sur une dynamique complexe de transformation formelle, c’est-à-dire un mouvement diffractif au sein duquel matières et formes évoluent, dévoilent et cachent certains de leurs aspects.

Les œuvres d’Arp, Janco, Lüthy et Prampolini choisies par les rédacteurs en chef pour Dada I, reprennent le paradoxe invoqué par Tzara. Ce dernier qualifie leurs démarches de « richesse sous-marine sous un angle astronomique78. » dans Note 1 sur quelques peintres. Il considère donc leurs œuvres tels des travaux sur la profondeur des ordres formels, tout en construisant une perspective extérieure en plongée. Les œuvres des artistes rejoignent donc précisément les conceptions formulées précédemment par Tzara sur les enjeux auxquels se confrontent les démarches contemporaines.

Particulièrement, l’œuvre de Janco joue de la notion de transparence, de ses complexités inhérentes, au sein d’une diffraction formelle. Comme le remarquait Tzara :

« La solidité, les variations d’intensité, le glissement des formes superposées autour du centre en transparences mécaniques; il fait des sculptures : construit des plans et s’éloigne du mouvement et ces colonisations cristallisées en corps79.»

Les recherches de Janco portent sur des transparences centrifugées qui allient constructions symétriques et les expositions matérielles, formelles. À l’intérieur de Relief A7 comme de Bois, la notion de symétrie représente une dimension centrale, autour de laquelle se nouent les questions de transparences, d’opacité, de diffraction formelle. La symétrie axiale en tant que pivot divise l’espace de l’œuvre, crée deux domaines réflexifs, représente le point de conjonction et de diffraction des différentes épaisseurs matérielles, soient-elles tissu, plâtre, peinture, encre ou bois etc. Les deux œuvres, Relief A 7 et Bois, expriment un même principe à l’aide de matériaux différents : la complexité spatiale et l’hétérogénéité matérielle de Relief A 7 ou la simplicité matérielle de Bois, qui se concentre sur l’emploi du bois et de l’encre, concentrent les dénouements formels au centre de la composition. Par exemple, dans Relief A 7 les grains du tissu peint affleurent sur la toile et suivent les courbes des moulages de plâtres sous-jacents. Dans Bois, l’espace est divisé en plusieurs domaines particuliers qui transparaissent les uns superposés par dessus les autres, et indiquent ainsi diverses couches d’impression. Les œuvres de Janco corporalisent symétrie et diffraction, donnent une expression formelle aux tensions apparentes et sous-jacentes entre réflexion, différences et

78 Tristan Tzara, « Note 1 sur quelque peintres », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, op.cit. ; p. 554. 79 Tristan Tzara, « Note 1 sur quelque peintres », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, ibid.

59 diffractions, transparences et opacités des formes et des matières. Le point central de ses compositions, la coupe symétrique qui divise devient également un passage vers des diffractions matérielles et formelles.

Le 27 janvier 1917, Tzara donne une conférence consacrée à Janco. Il a alors une remarque qui, inspirée par l’œuvre du peintre, devient une loi générale :

«Une œuvre d’art doit être close à l’intérieure de ses propres limites et former un monde pour soi dans les normes conditionnées par elles-mêmes80. »

Pareillement, l’espace plastique de la revue constitue un domaine physique clos. Les réflexions et les diffractions formelles et matérielles qui se déploient à l’intérieur des œuvres, se conçoivent ici à travers des relations entre les œuvres contenues par l’espace de mise en page : articulations, superpositions et prolongations.

En premier lieu, la mise en page sur laquelle repose Dada I prolonge la construction symétrique : elle s’appuie sur la disposition symétrique des œuvres, leurs singularisations et l’exposition nette des formes avant d’introduire un système de diffraction au travers de leurs articulations. Par exemple, les deux Bois d’Arp constituent chacun et mutuellement un approfondissement. Les similitudes évidentes des projets se répondent. Stratégiquement placées à un intervalle de quatre œuvres, elles deviennent l’une pour l’autre une variation plastique, un rappel et un approfondissement de leurs projets singuliers.

Ensuite, les œuvres s’articulent le long de l’axe, grâce auquel le regard peut plonger au sein de chacune, puis se réfléchissent. Par exemple, les deux couples formés par Madonna et Broderie ou Relief A7 et Bois de Janco, malgré leurs différences, notamment matérielles et processuelles, se correspondent soit par leurs palettes gris clairs soit par les tracés symétriques et géométriques qui les parcourent. Elles constituent chacune, le long de l’axe de la revue, un rappel formel. Elles s’accordent selon un principe d’approfondissement. Le rappel de formes entre les œuvres constitue une prolongation au cœur de l’hétérogénéité déployée. Articulée le long de l’axe de la revue, elles semblent se superposer en ce point particulier qui cristallise une tension entre un point d’homogénéité formel particulier et l’hétérogénéité matérielle et formelle de l’ensemble.

80 Tristan Tzara, « Marcel Janco et la peinture non figurative », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes Tome 1. 1912-1924, op.cit. ; p. 555.

60 La mise en page se déploie ainsi sur les mêmes tensions et paradoxes que les œuvres dont elle se charge : entre intériorité et extériorité, transparences et opacités des formes, symétrie et dissemblances. Les œuvres sont insérées dans la publication selon le principe du cristal, autrement dit de la cristallisation et de la diffraction des réflexions et des approfondissements disposés par la symétrie et la réversibilité.

I. 3) Circulations versatiles

I.3. a) Réversibilité et fragmentation linéaire du flux d’images

L’espace circonscrit par la revue constitue un domaine clos sur lui même, défini et dont la fondation principale s’appuie sur une symétrie axiale. Il s’agit d’un espace ordonné, fondé sur la régularité et l’exactitude de proportions égales. Compris à l’intérieur de l’espace, l’axe articule les pages, c’est-à-dire les reproductions d’œuvres, à la manière de fragments alignés les uns à la suite des autres. À partir de cet alignement se forme le flux de la lecture, le passage successif de l’un à l’autre. La fragmentation recherche la particularisation des présentations. Ainsi, au lieu de coupler les images selon leurs genres, comme les gravures ou les peintures, ou leur auteur, tels qu’Arp et Janco, les rédacteurs en chef préfèrent hétérogénéiser, espacer, insérer plusieurs œuvres entre chacune d’elles. Ils déjouent la notion de séries à l’intérieur du corpus et insistent, encore une fois, sur la singularité de la présentation. La rigueur symétrique ainsi que l’alternance régulée du rythme permettent de concevoir un espace réversible et stable. De tous les côtés de la revue se déroulent la même perspective et le même rythme.

Tzara et Arp réfléchissent ensemble la notion de cadre, sa limite ontologique pour les œuvres plastiques, et les manières idéales de regarder les œuvres. Une telle remarque peut aussi se comprendre, par extension, au regard de l’espace plastique de la revue, en tant qu’objet conventionnel, concret accueillant et représentant ces œuvres :

« La construction, la formation, le groupement des corps en espace, pouvant être vus de tous les côtés sans limite. Mais dans le même sens que le cadre du tableau empêche l’émotion directe et immédiate, le socle de la sculpture est aussi une convention. Les réalités, les créations n’ont pas de bouts ni de pieds mais sont complètes dans leur unité. La sculpture sans socle, l’œuvre d’art doit être vue de tous les côtés. Seulement dans ces conditions elle peut devenir réalité. La réalité

61 objective peut donc être art en tant qu’émotion parce qu’elle est de toutes les autres formes la plus immédiate81.»

Tzara et Arp semblent tout d’abord contredire l’injonction d’une œuvre d’art autosuffisante. Cependant, ils s’occupent du cadre de présentation conventionnel des œuvres. Selon eux l’œuvre plastique doit convenir de son propre cadre. Les interactions formelles intrinsèques aux œuvres demeurent du ressort de l’espace circonscrit par l’œuvre comme terrain d’approfondissement. Pour les deux artistes, les formes doivent être visibles de tous les côtés, pouvoir être retournées. Ils instaurent une tension entre la volonté de visibilité et l’impossibilité, la barrière ou le frein opposés par le cadre. Tzara et Arp considèrent l’impact émotif des œuvres comme signe et réalisation idéaux de leurs réalités objectives, autrement dit, des processus matériels et formels qu’elles concentrent.

Tzara et Arp questionnent indirectement le cadre de présentation de leur revue. La publication constitue un cadre en soi, au-delà des limites envisagées par l’œuvre. Elle ne peut représenter les œuvres dans la liberté absolue que les artistes désireraient, il faut se plier aux exigences du format et de la reproduction. Mais l’espace de la revue peut être envisagé comme une adaptation du cadre de la publication vers la plus adéquate des formes afin de recevoir les différents domaines formels des œuvres, comprise entre contingence et ambition formelle. Car elle offre un moyen terme, joue avec ses difficultés contingentes pour organiser un espace. D’une part, le cadre de la publication constitue un objet en soi, manipulable, de l’autre, puisque les œuvres présentées sont des reproductions (hormis la série des Bois), elles perdent de leurs réalités objectives, remplacées par la différence photographique. La fragmentation linéaire de la présentation des œuvres se rapproche de la conception de la réalité objective de l’œuvre en tant que groupement de corps en espace82. Celui-ci peut se comprendre comme montage matériel et processuel au sein des œuvres, comme Relief A 7 où les bandes de toiles enduites épousent les formes des moulages de plâtres ou encore Construction 3 où tiges et fils de fer s’accrochent au bois pour former la sculpture. Il apparaît une équivoque entre la formation de l’œuvre en tant que montage physique de plusieurs corps, c’est-à-dire de différentes matières et processus, et la formation d’un corpus hétérogène organisé au sein d’un même espace. Les deux formations ressemblent ainsi à des montages

81 Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome I. 1912-1924, op.cit. ; pp. 557-558. 82 Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome I. 1912-1924, Ibid.

62 composites, matériels et visuels, qui délimitent leurs propres espaces. Une analogie, malgré leurs particularités, se crée entre le montage matériel de l’œuvre et le montage du corpus.

Il se produit un transfert entre les deux domaines plastiques, l’objet de la revue et les œuvres. Si les œuvres ne se détourent plus dans leur ensemble, leur matérialité, les pages de la revue peuvent en revanche être inversées, retournées. La mise en page a encore pour projet de restituer une part des impacts réels et objectifs propres aux œuvres originales. Il s’agit d’apposer un cadre, de concéder à un cadre pratique de présentation et d’ainsi installer un compromis. On peut envisager la rigueur et la rigidité du cadre dessiné par la revue comme moyen de construction, à l’identique des œuvres qu’elle accueille, d’un terrain d’approfondissement, de réflexion. L’espace de la revue se prête ainsi à la mimétique des projets des œuvres, cherche à s’en rapprocher au plus près afin d’offrir un cadre de reproduction homogène et cohérent. L’équilibre des proportions et de la symétrie, créant la possibilité d’un tempo régulier ainsi que d’une réversion de l’espace de la revue, se rapproche de la conception d’un regard total sur les contours et les formes développées par une œuvre. Renverser permettrait de retourner les œuvres. En dépit des formats de reproduction, la réversibilité de l’espace induit le pouvoir de renverser le regard porté sur une œuvre, et de tenter de recouvrer un peu de la libre observation évoquée, d’instaurer l’élément du choix dans le sens de présentation.

On pourrait donc concevoir le rythme, ainsi que le cadre, insufflé par la fragmentation entre les œuvres et leur réversibilité, comme moyen supplémentaire de recouvrer un regard pertinent sur les œuvres, de se rapprocher de leur immédiateté entravée. Car d’un sens à l’autre de ce rythme qui les transporte, les œuvres se tournent d’autant de côtés rendus encore visibles par la reproduction. Il s’agit donc de créer un mouvement, une pulsation d’une œuvre à l’autre et en ce sens d’initier les dynamiques de la vision. Aux côtés de l’observation particulière, le mouvement qui parcourt les pages de Dada I propose une vision dynamique.

Revisitions à nouveau les termes par lesquels Tzara résumait le projet de la revue :

« Sagesse repos dans l’art médicament après de longs tracassements : neurasthénie des pages, thermomètre des peintres nommés les subTiLs83.»

Le flux intrinsèque de la revue est décrit comme neurasthénique : s’il n’est instable, il se trouve du moins au bord d’une implosion que les œuvres représentées seules tempèrent. La

83 Tristan Tzara, « Chroniques zurichoises 1915-1919 », in Raoul Huelsenbeck (éd.), Almanach Dada, op.cit. ; p.20.

63 neurasthénie pourrait décrire les frontières imposées par le cadre de la revue qui encadrent un espace fermé, et en termes de mouvement, forment une boucle. Ainsi, l’adjectif pourrait également s’appliquer au flux, de ses allers et retours réversibles en boucle, dont les mouvements enclos se comprimeraient entre les œuvres, entre chaque fragment et moment d’exposition alterné qui constitueraient autant de pauses au milieu des dynamiques.

I.3. b) Contradictions dynamiques des prolongations et des distanciations

La régularité et la fragmentation du flux abritent en effet deux dynamiques antagonistes en tant que liens d’une œuvre à l’autre. Ces dynamiques sont bâties sur les dimensions formelles évoquées précédemment par la prolongation entre les œuvres, l’immanence et la cristallisation.

Arp relie à travers sa démarche artistique la notion de hasard au développement de l’Art concret. Un aspect qui se trouve dans Broderie. De même qu’il le rappelle dans Dadaland :

« Comme la disposition des plans, les proportions de ces plans et leurs couleurs ne semblaient dépendre que du hasard, je déclarais que ces œuvres [Collages, broderies] étaient ordonnées ‘selon la loi du hasard’ tel que dans l’ordre de la nature, le hasard n’étant pour moi qu’une partie restreinte d’une raison d’être insaisissable, d’un ordre inaccessible dans leur ensemble84.»

Une telle conception lie les notions de hasard et de matière. Ainsi avec l’Art concret selon Arp, les formes et les matières sont assemblées par le biais de leurs immanences et de leurs affinités. Comprise en termes de mise en page, la notion de hasard peut se traduire par affinités naturelles entre les œuvres, dans leurs enchaînements. Il s’agirait de mettre en relation les fragments selon un ordre d’attractions entre la succession des fragments, des différentes immanences, et donc en transposant, de mimer ces affiliations plastiques naturelles. L’ordre de présentation choisi par les rédacteurs en chef s’appuie sur une conception de l’immanence des œuvres, comme vu précédemment au travers de la disposition et de l’expression singulière de chaque œuvre, en tant que manifestation d’un ordre inaccessible dans son ensemble. L’immanence propre à chaque œuvre se comprend désormais à une échelle plus large, en termes de montage composite entre toutes les œuvres du corpus à travers la notion de hasard. De plus, si la composition générale devient inaccessible dans son ensemble, elle peut s’appréhender à partir de ses détails. Elle devient une recomposition a posteriori des rapports entre les œuvres, de l’affiliation ou du contraste formel. Sur ce terrain

84 Jean Arp, Jours effeuillés. Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965, op.cit. ; p.327.

64 se déploie le montage dynamique d’œuvres selon des correspondances ou des contrastes. Les liens entre les œuvres devront se passer de connections directes et évidentes, et préférer plutôt de prendre place dans des détails, à une plus petite et implicite échelle.

Le montage devient une recherche de liens homogènes formels, matériels ou processuels qui génèrent du mouvement. Les cristallisations représentent autant de points de concordances entre les œuvres. Par exemple, les formes géométriques ainsi que les tonalités grises claires de Broderie répondent à celles développées par Madonna, leurs symétries axiales concordant également avec le Bois de Janco, dont les contrastes affirmés, les lourdes densités de noir et de blanc rendues par la gravure s’affilient à celles présentées dans Bois de Prampolini. Chaque point représente un détail formel qui, au cœur de la complexité de la composition, rejoint en écho celui d’une autre œuvre. Les liens de correspondance ne suivent pas une progression linéaire, ne rejoignent pas toutes les œuvres. Au fil du montage en alternance des œuvres, les échos prennent place et se déplacent à divers endroits des œuvres, à plusieurs intervalles les uns des autres. Les intervalles interposés, les distances qui les séparent appuient la dimension implicite des liens de correspondances entre certaines œuvres.

Aux côtés du montage dynamique de correspondances, se déploie une seconde dynamique qui s’immisce au cœur des ressemblances et recherche la distanciation entre les œuvres. Elle se développe à partir de la disposition d’un axe symétrique et des déformations en miroir que celui-ci introduit. Tel qu’étudié dans la partie précédente, il se construit, parallèlement aux formes de symétries développées par les œuvres, un espace symétrique et donc réfléchissant propre à la mise en page : une tension au sein d’un rapport complexe de miroitements et de réflexions entre les œuvres. Cette forme ambivalente joue sur les confrontations directes comme sur les jeux de concordances et de dissemblances. Plus exactement, elle s’amorce à partir des correspondances puis révèle soit des oppositions soit de subtiles discordances et instaure la distance.

La fragmentation au sein de la symétrie induit une confrontation entre les œuvres. Elle se place sur un axe qui met en regard les œuvres les unes par rapports aux autres, appuie sur leurs singularisations tout en opposant et réfléchissant. La symétrie axiale trace une ligne démarcative qui positionne les œuvres en miroir dans un rapport successif et néanmoins comparatif, liant et confrontant, qui révèle les résistances de l’une à l’autre. Par exemple, Broderie et le deuxième Bois d’Arp sont placés aux deux extrémités de la revue. De ces places en miroir, ils se renvoient les reflets de deux types de travaux à partir de la symétrie. Si

65 la symétrie représente dans ces deux œuvres un point de concordance, elle intègre finalement deux projets différents. Broderie et Bois s’écartent à travers leurs usages de la symétrie: matériels et processuels, car ils utilisent soit le tissage du fil soit la gravure et la teinte du bois, formels ensuite car les réflexions géométriques de Broderie ne concordent pas avec la symétrie du cadre et les déviations naturelles et artificielles des lignes gravées de Bois. Alors que Broderie déplie autour de son axe médian des formes géométriques dont les tailles, les contours se décalent, se distordent introduisant justement la dissemblance au cœur de la symétrie, Bois travaille la symétrie au sein de la découpe du cadre, dont la géométrie délimite l’espace à l’intérieur duquel les motifs des lignes du bois se profilent de par et d’autres, dont les torsions modifient voire contredit l’équilibre, l’exactitude symétrique. Les deux œuvres se placent en miroir et en confrontation duelle et directe. Leurs mises à distance signifient celle qui sépare les deux projets. La réflexion entre les deux œuvres permet de faire communiquer les spécificités de l’une et de l’autre d’un point à l’autre de la revue.

La juxtaposition de Construction 3 et de Bois de Prampolini lie et oppose deux conceptions du mouvement qui s’assemblent autant qu’elles s’éloignent. Pour reprendre les termes employés par Hugo Ball dans ses carnets :

« [L’Art] insiste sur ce qui est inhérent, sur le nerf vital qui unit tout à tout ; la contradiction externe ne le gêne pas85.»

Si l’articulation allie à la fois reconnaissance et dissemblance, elle dépasse la contradiction afin de renforcer les deux dimensions.

D’une part, Prampolini reconstruit dans Bois des mouvements sur le bois de la gravure, en recherchant une sensation et une sensibilité absente, alors que Janco ouvre Construction 3 aux variations, aux déplacements que le mouvement pourrait lui imprimer. Tous deux proposent des œuvres qui se fondent sur l’instantané, une tension entre la fixité des formes et le mouvement, la temporalité qu’elles veulent soit représenter soit accueillir. Dans le premier le mouvement et sa temporalité constituent l’enjeu de la représentation, alors que dans le second il représente une composante extérieure dont l’interaction avec le corps de l’œuvre constitue un impact mobile et temporel sur la représentation. Montées aux côtés l’une de l’autre, les deux œuvres prennent donc la place duelle et ambivalente d’un face à face en miroir. Si dans Construction 3 et Bois la question du mouvement et de la temporalité les lient de prime abord, devenant une zone de reconnaissance entre les deux œuvres, néanmoins les

85 Hugo Ball, Dada à Zürich. Le Mot et l’image, op.cit. ; p. 44.

66 projets et les enjeux matériels et formels contrastent intensément. Ainsi les deux œuvres s’inscrivent au sein d’une opposition binaire ambivalente dont le contraste devient liant.

D’une autre manière, le premier Bois d’Arp, Broderie, Bois de Janco et Madona de Lüthy s’enchaînent dans les premières pages. Leurs tracés de symétrie se superposent et inscrivent les œuvres dans une chaîne réflexive, un segment rythmique qui relie dans un premier temps leurs points de correspondances. Cependant, la mise en reflets, si elle accentue certains points de cristallisations comme autant de résonnances, décèle par-là même les zones de dissemblances. Les subtiles déformations géométriques distillées à l’intérieur de Broderie, de Madonna et des Bois de Janco, les courbes du bois dessinées et révélées par Arp, ou encore les nuances de densités des gris et des noirs, indiquant les niveaux matériels inhérents, se conjuguent à la manière d’une chaine réflexive. Les résistances et subtiles différences formelles et intrinsèques instaurées par les réflexions en miroir à l’intérieur des œuvres, se propagent à l’échelle de la revue au sein des interrelations de montages entre les œuvres.

Tzara, commentant la première exposition dada, paraphrase les termes des démarches artistiques de ses collaborateurs :

« Je distancie continuellement dans une suite différenciations (la symphonie)86.»

De la même manière que les philosophies internes des œuvres représentées recherchent donc la différenciation, la dissemblance par la distanciation, la mise en page met en forme une chaine de distanciations successives. Celle-ci s’immisce au sein des liens de correspondances et par le biais des disruptions, des successives confrontations. Tel que le sous-entend Tzara par le terme symphonie, la succession représente un rythme : une chaine fragmentaire dynamique de discordances. À l’instar du mouvement des correspondances, le rythme poursuit la fragmentation, l’alternance. Le rythme, le mouvement de la distanciation répond aux mêmes structures que le montage des points de correspondances. Seulement, il s’inverse et se dirige vers l’antithèse. Le mouvement est alors parcouru d’une suite de confrontations entre liées par les contrastes implicites qu’elles produisent. Correspondances et dissemblances se confrontent donc et s’interpénètrent pourtant au sein d’un même montage composite, pluriel voire paradoxal. Alors qu’un premier mouvement associe, le second éloigne, distille les différences et les distanciations. Ce que le premier reconnaît, le second met en doute.

86 Tristan Tzara, « Note 1 sur quelque peintres », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, op.cit. ; p. 553.

67 Ainsi, la revue établit un système réfléchi de correspondances et de dissemblances, bientôt parcouru par des mouvements. Les œuvres s’assemblent, s’articulent et composent des montages dynamiques en suivant la piste des prolongements ou des contrastes formels, matériels et processuels. Les prolongements, les échos ou les confrontations formels qui apparaissent animent l’espace de la revue, créent des rythmes et des dynamiques entre les œuvres reproduites. Il se construit deux types de variations contraires concomitantes qui insufflent deux dynamiques à l’intérieur de l’espace réversible institué. Leurs antagonismes se croisent et se confrontent, entre concordances et dissemblances, instaurent une versatilité des liens tissés entre les œuvres. La dimension paradoxale de la tension dynamique qui traverse le montage forme une certaine compression d’œuvre en œuvre.

La revue devient de cette façon un lieu plastique et rythmique dont l’uniformité apparente se fonde paradoxalement sur une réversibilité et une versatilité. L’uniformité, la clarté sert de surface à un espace plastique réfléchi, réverbéré dont les duplicités insufflent encore une certaine profondeur et un même un vertige entre les œuvres. La mise en page devient un tissu complexe, dense qui conjugue les lignes plastiques des œuvres aux rythmiques de la composition, et construit un espace visuel, tout entier de réverbérations et de réflexions. Au long des rythmiques visuelles, il se crée des correspondances, des saillies, des épaisseurs plastiques qui emmènent le regard vers un abîme formel.

II. L’Explosion plastique : Étude de cas, Dada Sinn der Welt, 1920

En 1920, les plasticiens George Grosz et John Heartfield éditent Dada Sinn der Welt, publication indépendante et éphémère. Il s’agit d’une impression à faible tirage qui n’est pas intégrée à une publication sérielle. La publication ne comporte pas de titre officiel : son appellation varie selon les centres d’archives entre Dada Sinn der Welt [Dada sens du monde] et Was Ist Dada ? [Qu’est-ce que Dada ?]. Dans le corps du texte ne se trouve aucune indication générale sur les éditeurs, l’imprimeur ou le prix.

Grosz et Heartfield collaborent étroitement depuis 1917 au sein du Service Cinématographique Militaire du Film d’Éducation (bientôt rattaché à la UFA) qui produit des films d’animation de propagande87, et étayent au sein de leurs démarches artistiques respectives la pratique du photomontage. Ils réalisent ensemble des photomontages tels que 1919 Vie et activité dans la ville universelle, Autoportrait corrigé de Rousseau en 1920 et

87 Dawn Ades, Photomontage, Londres, Thames and Hudson, 1976, p. 41.

68 dans une certaine mesure Dada-merika qui, bien que signé uniquement par Grosz le 14 septembre 1919, contient néanmoins un tamponnage indiquant ‘Grosz-Heartfield mont’88. En 1919, ils écrivent ensemble le manifeste polémique Der Kunstlump [La Canaille artistique] publié par Der Gegner89.

Les deux artistes réalisent Dada Sinn der Welt parallèlement à leurs activités d’éditeur, pour Heartfield, et de collaborateur, pour Grosz, auprès de la maison d’édition Malik Verlag. La compagnie est créée par Heartfield et Wieland Herzfelde en 1917, suite à leur expérience d’éditeurs et rédacteurs en chef pour la revue Die Neue Jugend dès 1916. Selon l’historien Douglas Kahn dans un ouvrage consacré à Heartfield John Heartfield : Art and Mass Media :

« Le premier Malik Verlag, Heartfield le « fonda » le 1er mars 1917 pendant qu’il trompait la censure de guerre. Malik était en réalité la prolongation des efforts de Wieland entamés avec Die Neue Jugend. La compagnie resta sous sa direction, de ses très modestes débuts, à sa prise de position en tant que première maison d’édition de littérature de gauche durant la République de Weimar, jusqu’à ce qu’elle soit forcée à l’exil. […] Exilée à Prague et New York, elle revint en République Démocratique d’Allemagne pour écouler ses dernières années. Sous la République de Weimar, les activités de Malik se concentraient sur trois domaines principaux : journaux, portfolios d’art et livres. À part Neue Jugend, Jedermann sein eigner Fußball et Dada III, la compagnie publiait aussi la revue Die Pleite à laquelle fut incorporée Der Gegner90. »

Au fil de la collaboration rapprochée entre Grosz et Malik Verlag, la maison publie en 1917 deux recueils lithographiques Erste George Grosz Mappe et Kleine George Grosz Mappe, au sein desquels se retrouvent aussi des photomontages réalisés par Heartfield. Malik Verlag publie de même le premier numéro de la revue polémique Jedermann sein eigner Fußball en 1919 conçu par Heartfield et Grosz, puis la revue satirico-politique Die Pleite, assemblée par Heartfield, Grosz et Herzfelde, qui débute en 1919 et dont la production s’étend jusqu’en janvier 1920, puis la revue Schutzhaft qui lui succède. Heartfield et Malik Verlag publient un catalogue de quatre pages en guise d’accompagnement pour la Foire Dada Internationale de Berlin qui ouvre ses portes le 1er juillet 192091. Peu avant cette

88 Dawn Ades, Photomontage, op.cit. ; pp. 23-26. 89 George Grosz, John Heartfield, « Der Kunstlump », in Der Gegner, 1919, reproduit dans Karl, Riha, Dada Berlin, Texte, Manifeste, Aktionen, Philipp Reclam Jun Verlag, 1986, pp. 84-87. 90 « The first, Malik Verlag, Heartfield “founded“ on 1st March 1917 during his deception of the war time censor. Malik was actually the continuation of Wieland’s efforts beginning with Neue Jugend. The firm remained under his general direction from its very modest beginnings to its stature as the major Weimar Publisher of international leftist writing and literature, until it was forced into exile {…} From exile in Prague and New York it came to rest in its final years in the GDR. During Weimar, Malik’s activities were concentrated in three main areas: periodicals, art portfolios and books. Besides Neue Jugend, Jederman sein eigner Fußball and Dada 3, Malik also published the periodicals Die Pleite and incorporating Die Pleite, Der Gegner. » [Nous traduisons] Douglas Kahn, John Heartfield : Art and Mass Media, New York, Tanam Press, 1985, pp. 42-43. 91 Sophie Bernard, « Dada-Messe / Foire Internationale », in Dada, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2005, pp. 67-68.

69 manifestation, au mois de juin, la compagnie publie également le recueil lithographique de George Grosz Gott Mit Uns92. Grosz illustre le livre de Wieland Herzfelde, Tragigrotesken Der Nacht-Traüme [Tragicomique du rêve nocturne] paru en 1920.

En 1920, les deux artistes travaillent ensemble sur de multiples fronts : à la fois institutionnellement au sein du service cinématographique militaire, sur leurs progrès artistiques à travers l’exercice du photomontage et dans le cadre des publications de Malik Verlag. Ils possèdent non seulement une grande expérience du domaine des publications, mais y occupent une place privilégiée en tant que directeur ou proche collaborateur de Malik, alors en pleine possession de ses moyens sous la République de Weimar. Le cadre offert par la maison d’édition leur offre une autonomie, un certain contournement de la censure et surtout constitue un accès facilité aux moyens de production.

Les neuf pages de Dada Sinn der Welt rassemblent de nombreux matériaux : prose, poèmes, photomontages, dessins reproduits en lithographie, photographies et peintures. La page de couverture associe une introduction de même que Poème phonétique de Raoul Haussmann (1920). Apparaissent ensuite, dans l’ordre de présentation :

- le photomontage de George Grosz Der Schuldige bleibt unerkannt [Le coupable reste invisible]93,

- un autoportrait de Heartfield,

- le texte Meliorismus94,

- un dessin sans titre de Grosz,

- le texte Dada Tritt für [Dada donne des coups de pieds dedans]95 accompagné de la photographie Dada-Vorführung auf Petra-Tageslichtapparat für Schulen [Démonstration dada de l’appareil à lumière du soleil Petra pour les écoles],

- le photomontage de Grosz Dada-Bild (1919)96,

- les deux photomontages de Raoul Haussmann Bürger detsee97,

92 Sabine T. Kriebel, « George Grosz » in Leah Dickerman (ed.), Dada. Zurich, Berlin, Hanover, Cologne, New York, Paris, Washington, National Galerie of Art, 2005, pp. 471-472. 93 Figure 9. 94 Figure 10. 95 Figure 11. 96 Figure 12.

70 - le poème Paysage de Vincent Huidobro et Le Papa, dessin de Francis Picabia,

- la peinture de Chirico Le Revenant (1915)98,

- le poème Karawanne d’Hugo Ball accompagné d’un portrait du poète pris lors de la lecture de son poème au Cabaret Voltaire Dada-Kasserole 191699,

- le dessin 45 Volt 3 Ampeer de Grosz100,

- les articles Unser John et Mann muß Kautschukmann sein ! [On doit devenir un homme caoutchouc !], accompagnés de deux photographies et d’un photomontage sans titre101,

- l’article Die Zementarbeiter ein ! [En avantouvrier du ciment!]102

- le photomontage Dada de George Grosz103.

Dada Sinn der Welt se concentre principalement autour d’un corpus d’œuvres de Grosz et Heartfield : au-delà des œuvres signées Grosz, les autoportraits de Heartfield sont reconnaissables. Les articles ainsi que les photographies laissées dans l’anonymat sous- entendent implicitement l’implication de Grosz et Heartfield. Les éléments qui paraissent sans indications se réfèreraient aux rédacteurs en chef. Une seule exception est à noter : Le Revenant paraît avec le nom de Chirico à ses côtés, mais le titre absent est remplacé par l’inscription apposée par l’atelier de photographie responsable de la reproduction photographique : « Composition et procédés Paul Guillaume ».

Si le corpus rassemble une majorité d’œuvres de Grosz et Heartfield, les deux plasticiens choisissent d’inclure quelques œuvres d’autres membres de Dada Berlin avec les poèmes et photomontages de Haussmann. La reproduction de Karawane de Ball représente à la fois Dada Zürich et Berlin. En effet, le texte de Ball porte l’empreinte typographique d’Heartfield et Haussmann :

« D’autres typographies sont présentées : quelque prototypes, restés inédits, des mises en pages du célèbre Dadaco, le projet prévu chez l’éditeur Kurt Wolff n’ayant pu paraître. Parmi

97 Figure 13. 98 Figure 14. 99 Figure 15 100 Figure 16 101 Figures 17-18 102 Figure 19. 103 Figure 20.

71 elles, une page reprend le poème sonore donné par Ball à Zurich, ‘Karawanne’, dans une interprétation typographique colorée due aux dadaïstes berlinois104. »

La Pittura metafisica italienne est également représentée par le biais de Chirico, tout comme les branches dadaïstes parisiennes par la reproduction de Paysage de Huidobro et du dessin de Picabia105. Le corpus s’ancre majoritairement sur une exploration du photomontage au travers de sept occurrences principales faisant face à quatre photographies, trois reproductions lithographiques de dessins, de Grosz et Picabia, et une reproduction de peinture. Le corpus se divise en trois parts hétérogènes. D’une part, les dessins et photomontages de Grosz constituent un domaine d’homogénéité premier auquel s’adjoignent les fragments photographiques d’Heartfield. D’autre part, le corpus photographique, choisi par les rédacteurs en chef, représente une collection d’images dont le format et le médium permettent de les associer. Ensuite, les photomontages de Haussmann, le dessin de Picabia et la peinture de Chirico constituent un dernier pan du corpus où se rassemblent les œuvres extrinsèques.

Enfin, le travail typographique mené au sein de la publication porte la marque d’Heartfield, car, comme le remarque la théoricienne de l’art spécialiste de Dada Berlin Hanne Bergius dans l’ouvrage ‘Dada Triumphs !’ Dada Berlin, 1917-1923. Artistry of Polarities. Montages – Metamechanics - Manifestations (2003) :

« Heartfield acquit cette manière de traiter le texte et l’image, qui mène à des associations inhabituelles, durant ses études de designer graphique, en étudiant d’abord à l’École d’art et d’artisanat de Munich de 1908 à 1911 puis en 1914 à l’École d’art et d’artisanat de Berlin- Charlottenburg. Il travaillait sous les ordres d’un designer, créant avec les derniers moyens et calculant les effets esthétiques. ‘Monteur’ Heartfield reçut son éducation du principe des graphismes publicitaires, des ‘montages’, qu’il utilisa plus tard pour des effets dadaïstes106.»

Heartfield, à travers sa formation graphique, travaille notamment les interrelations visuelles du texte et de l’image et s’inscrit au sein de recherches typographiques qu’il remploie pour ses montages et photomontages. Les exercices typographiques présents à l’intérieur de Dada Sinn der Welt représentent ainsi un chantier emblématique.

104 Marc Dachy, Dada et les dadaïsmes, op.cit. ; p. 247. 105 En 1920 Vincente Huidobro et Francis Picabia sont installés à Paris. 106 « Heartfield acquired this way of dealing with text and image that lead to unusual associations in his studies as a graphic designer, by first studying at the Munich School for Arts and Crafts from 1908 to 1911 and in 1914 at the School of Arts, Crafts and Handicrafts in Berlin-Charlottenburg. He worked according to the demands of a designer, creating with the latest means and calculating aesthetics effects. ‘Monteur’ Heartfield received his education from the principle of advertisement graphics, of ‘montages’, which he later used for Dada-effects. » [Nous traduisons] Hanne Bergius, Dada Triumphs!, op.cit. ; p. 91.

72 Il se crée une tension au sein du corpus visuel entre l’homogénéité dessinée par la cohérence, l’identification, la prédominance des œuvres des rédacteurs et l’inclusion d’éléments, d’œuvres hétérogènes. La tension se déplie par les diverses manières d’intégration de l’hétérogénéité, les moyens par lesquels elle est adaptée, assimilée au sein de la composition d’un espace plastique et dynamique.

Les rédacteurs de Dada Sinn der Welt semblent suivre la deuxième piste proposée par Tzara dans son Manifeste : des pages où les fulgurances formelles tourbillonnent et innovent107. Les rédacteurs s’appliquent à minutieusement composer des circonvolutions visuelles. Ils conçoivent certains principes plastiques afin de soutenir l’hétérogénéité des innovations, la diversité des formes ainsi disposées. Les stimulations visuelles sont multipliées, amplifiées et organisent, entretiennent un flou et un désordre formel. La rigueur dadaïste se comprend en orchestration d’un désordre, d’une désorganisation à l’origine d’un nouvel ordre formel.

II. 1) Perméabilités matérielles et stratification plastique du photomontage

Raoul Haussmann considère rétrospectivement que les œuvres de Grosz et Heartfield demeurent des collages jusqu’en 1920 :

« Grosz et Heartfield, trop épris de leurs idées caricaturales, restèrent jusqu’en 1920 fidèles au ‘collage’, au départ mélange de dessin et de coupures de catalogues ; plus tard sous l’influence des revues américaines, qui parvenaient à Grosz par son beau-frère, ingénieur au métro de San Francisco, en 1919, ils ajoutèrent à leurs tableaux des reproductions d’articles de publicité en couleurs108.»

Haussmann qualifie les œuvres présentées dans Dada Sinn der Welt produites entre 1919 et 1920 de collages plutôt que de photomontages. Il en minimise donc l’apport photographique. Néanmoins, si selon lui Grosz et Heartfield pratiquent le collage jusqu’en 1920, il sous-entend également la dimension charnière de cette date qui marquerait le tournant où les deux artistes se concentrent principalement sur le photomontage. Avec Dada Sinn der Welt, les deux artistes apporteraient un regard particulier sur le photomontage, construiraient

107 Tristan Tzara, « Manifeste Dada », in Richard Huelsenbeck (éd.), Almanach Dada, op.cit. ; p. 275. 108 Raoul Haussmann « Cinéma synthétique de la peinture » [version augmentée de Der Neue Material in der Malerei, 12 avril 1918], in Raoul Haussmann, Courrier Dada, Paris, Editions Allia, 2004, p. 43.

73 un domaine d’exposition et d’exploration de ses possibilités matérielles et formelles. Dada Sinn der Welt pourrait constituer un espace réflexif sur leur pratique du photomontage, à travers d’une part la reproduction et l’exposition des œuvres de même que l’incorporation au sein d’un milieu matériel et formel hétérogène.

II.1. a) Composition de strates matérielles hétérogènes

L’attrait pour le photomontage s’appuie sur les recherches en cours des deux rédacteurs en chef. Cette pratique occupe en 1920 une place prédominante au sein des activités dadaïstes berlinoises, notamment pour Grosz, Heartfield le monteurdada ou encore Haussmann. Dada Sinn der Welt expose les productions de Grosz et Heartfield, comme autant de variations de la technique, et les confronte à d’autres pratiques artistiques, notamment à Der Bürger detsee. La publication se caractérise ainsi par une certaine hybridité matérielle, formes d’incorporations entre photographie, dessin et peinture que travaillent les photomontages comme les transformations matérielles issues des reproductions d’œuvres par similigravure ou lithographie. Sur des pages pleines, les lignes des caractères d’imprimeries, des dessins, des peintures, les photographies se mêlent au sein d’essais plastiques. La profusion visuelle de Dada Sinn der Welt provient en effet de la grande hétérogénéité des matériaux rassemblés entre photographie, peinture et similigravure, dessin, lithographie et typographie109.

La densité matérielle peut se diviser en trois catégories. Premièrement, la matière originelle de l’œuvre qu’elle soit peinture, photographie ou une combinaison des deux, constitue la trame matérielle de l’image. Deuxièmement, la reproduction lithographique ou par similigravure appose un filtre matériel dans un déplacement paradigmatique. Enfin, la typographie par les inflexions de tailles, polices, couleurs et inclinaisons acquiert une dimension plastique d’importance. Celle-ci devient un élément matériel à part entière. De la même manière que les reproductions s’appuient sur les techniques d’impressions lithographiques et similigravées, la typographie devient caractéristique des techniques et matières de l’impression110. Heartfield a déjà en 1920 une pratique conséquente de la typographie, particulièrement au sein de ses travaux pour Die Neue Jugend, avec par exemple les encarts publicitaires qu’il réalise pour Kleine Grosz Mappe paru en juin 1917 dans Neue Jugend n°2111.

109 Richard Hiepe, Die Fotomontage. Geschichte und Wesen einer Kunstform, Städtische Kunstgalerie, Bochum, 1969, p. 7. 110 Johanna Drucker, Typography As A Modern Art Form, op.cit. ; p.52. 111 Reproduit dans Wieland Herzfelde, John Heartfield, Dresde, VEB Verlag der Kunst, 1962.

74 Au sein du domaine littéraire et graphique, Dada Sinn der Welt s’intéresse aux possibilités formelles, plastiques et significatives de la typographie. La poétique visuelle des photographies, dessins, montages et de la peinture s’enlace à la poétique textuelle. Par exemple, la reproduction de Karawanne d’Hugo Ball devient entre les mains de Grosz et Heartfield un essai typographique. Pour reprendre les termes employés par Ball dans ses carnets, Die Flucht aus der Zeit, republiés sous le titre Dada à Zürich. Le Mot et l’image :

« Le mot et l’image ne font qu’un. Le peintre et le poète sont indissociables112.»

L’essai visuel, particulièrement typographique, à partir du poème de Ball correspond à une recherche sur la plasticité du mot et de l’image. Il apparaît une manière de poésie visuelle, une rythmique poétique de l’image hétérogène à la fois photographique, picturale et textuelle. La typographie soumise aux variations acquiert un véritable caractère plastique. Il faut néanmoins distinguer l’essai plastique typographique et la simple reproduction textuelle. L’impression typographique simple des textes, occupant le plus d’espace, crée le milieu au sein duquel les œuvres et les essais typographiques se différencient et approfondissent le champ visuel. Elle devient en quelque sorte une toile de fond.

Du point de vue des reproductions, le second niveau matériel, les dessins deviennent lithographiques et les photographies des similigravures afin d’incorporer matériellement les pages de la publication. Lithographies et similigravures comportent deux niveaux matériels. Par exemple, les similigravures des photographies d’Heartfield qui accompagnent Unser John sont transférées avec des filtres rouges, verts et jaunes.

Le Revenant de Chirico constitue l’exemple unique de reproduction picturale. Une reproduction complexe car il s’agit de la similigravure d’une photographie de la peinture originale. Le Revenant concentre donc trois niveaux matériels, de la peinture à la photographie puis à la similigravure, qui se surajoutent et se filtrent les uns après les autres. Si toutes les reproductions de peintures au sein des publications suivent les mêmes procédés, la particularité de Dada Sinn der Welt réside dans la mise en avant de la dimension et de l’étape photographique : notamment à travers le noir et blanc et surtout la conservation des bords de l’image photographique ainsi que la mention du laboratoire photographique.

Le photomontage constitue en soi une trame matérielle complexe. Il se comprend comme une variation de la technique du collage qui utilise papiers, tissus et objets bi ou

112 Hugo Ball, Sabine Wolf (trad.), Dada à Zürich. Le Mot et l’image, op.cit. ; p. 44.

75 tridimensionnels d’origines variées. Georges Hugnet définit les deux méthodes dans Dictionnaire du Dadaïsme : 1916-1922 :

« [Collage] procédé de création qui consiste à découper à l’aide de ciseaux, des images ou des éléments d’images pour les assembler […] [Photomontage] relève de la même technique que le collage dans la mesure où il se pratique avec les mêmes ustensiles de travail : ciseaux, rasoir, colle et choix de documents113.»

Selon la définition proposée par Jean-François Chevrier dans son étude Entre les Beaux- Arts et les médias : la photographie et l’Art moderne :

« [Photomontage] désigne l’application strictement bidimensionnelle du principe du collage, dont l’assemblage est, depuis Schwitters, son extension plastique et environnementale114.»

Haussmann détermine la pratique du photomontage de Grosz et Heartfield comme l’insertion de matériaux de remplois car « Ils ajoutèrent à leurs tableaux des reproductions d’articles et des publicités en couleurs115.» Le photomontage remploie à son tour des images photographiques, des articles de presse et peut comporter également de la peinture ou des typographies. Il participe encore du collage, privilégiant seulement l’apport photographique et la bi dimensionnalité.

Le plasticien El Lissitzky cité par Sophie Lissitsky-Küppers en 1968 dans la monographie El Lissitzky donne une équation pratique du photomontage :

« La plupart des artistes font des montages, c’est-à-dire qu’ils assemblent des pages entières de photographies et d’inscriptions correspondantes qui sont ensuite photographiquement reproduite pour l’impression. Ainsi se développe une technique à l’effectivité simple qui semble très facile à utiliser, et pour cette raison, peut facilement devenir une morne routine, mais qui, en des mains expertes devient la plus brillante méthode pour créer de la poésie visuelle116.»

Ainsi, la pratique du photomontage correspond à une incorporation photographique à double titre : autant du point de vue des matériaux remployés que de la reproduction photographique qui scelle la composition. Le photomontage se prête ainsi particulièrement à la reproduction imprimée. L’ensemble des photomontages de Dada Sinn der Welt possède de

113 Georges Hugnet, Dictionnaire du dadaïsme : 1916-1922, Paris, Jean-Claude Simoën, 1976, pp. 57-244. 114 Jean-François Chevrier, Entre les Beaux-Arts et les médias : photographie et Art moderne, Paris, L’Arachnéen, 2010, p. 79 115 Raoul Haussmann, « Cinéma synthétique de la peinture », in Raoul Haussmann, Courrier Dada, op.cit. ; p. 43. 116 « Most artists make montages, that is to say with photographs and the inscriptions that belong to them they piece together whole pages which are then photographically reproduced for printing. In this way there develops a technique of simple effectiveness which appears to be very easy to operate and for that reason can easily fall into dull routine, but which in powerful hands turns out to be the most successfull method for achieving visual poetry. » [Nous traduisons] El Lissitzky, in Sophie Lissitsky-Küppers, El Lissitzky, Londres, 1968, p. 359.

76 telles caractéristiques photographiques. Leurs compositions originelles, images découpées de la presse et dessins pour Der Schuldige bleibt unerkannt, Bürger detsee et Dada, photographie et typographie pour Dada-Bild, associent tous des matériaux photographiques, picturaux et typographiques assemblés par biais de rephotographies, reproduites ensuite par similigravure pour la publication. L’étape de la rephotographie qui conjoint deux éléments hétérogènes, devient au sein du format d’impression une reprographie. De manière particulière, les rédacteurs ajoutent aux reproductions des photomontages Bürger detsee et Dada dans Dada Sinn der Welt des encres colorées jaunes, bleues, rouges et vertes. Tandis que les reproductions d’œuvres, à l’image du Revenant, comportent trois niveaux matériels, les photomontages de par leur nature matérielle hétérogène en comprennent quatre différents. L’hétérogénéité première qui combine photographie, typographie et peinture ou dessin augmente de surcroît par la reproduction.

Cité par Sergueï Tetriakov dans la monographie qu’il lui consacre en 1935, John Heartfield détermine en ces termes le photomontage :

« La photographie est un moyen mécanique ; le photomontage est un travail effectué avec le produit de la photographie. Tout ce processus forme un tout. L’expression ‘tourner un film’ est réactionnaire ; il faut dire le construire, le créer117. »

L’artiste indique le caractère mécanique à l’origine de la création d’un photomontage, sous-entend sa dimension processuelle et manuelle. Le choix du verbe ‘montieren’ renvoie autant à la chaîne de montage industriel qu’au terme cinématographique consacré. Le terme de photomontage contracte les deux processus techniques mécanique et manuel. Il allie les découpages, assemblages manuels propres au collage à la reproductibilité technique et photographique telle que le soulignait Lissitzky.

Bergius s’intéresse aux différentes conceptualisations qui donnèrent lieu au montage et à la métamécanique au sein de Dada Berlin. En particulier, elle les étudie selon les termes conceptuels nietzschéens de dionysiaques et apolliniens118. Par ce biais, elle introduit la question d’une tension sous-jacente qui innerve l’ensemble des pratiques dadaïstes berlinoises et particulièrement le montage et la métamécanique, aux deux polarités opposées, comprises

117 John Heartfield in Sergeï M. Tretiakov, Solomon B. Telingater, John Heartfield monographie, Moscou, 1935, reproduit in « John Heartfield en marge d’une exposition », La Nouvelle critique n°79-80, Paris, 1974, p. 84. 118 « Art, as a delimiting experiment, as an Apolinnian-Dyonisian playground-workshop was created from the polarity of destruction and construction of the materials, from the depths of the abysses and light-footed artistic metaphysics. {…} The two pillars of the polar concept of Berlin Dada are montage and metamechanics with their respective Dionysian and Apollinian antagonisms.» Hanne Bergius, ‘Dada Triumphs !’, op.cit. ; pp. 17-21.

77 entre destruction et assemblage des matériaux. Elle qualifie le montage de dionysiaque et la métamécanique d’apollinienne à travers les démarches de Dada Berlin car :

« Dans les différentes configurations du montage : typographie, poésie sonore et optophonétique, collages (Klebebild), le livre et les photomontages, les assemblages (Plastik), les installations et manifestations, l’ascendant héraclitien de Nietzche devint vivement apparent : ‘The world itself is a mixing bowl, which continuously has to be stirred. All that is becoming emerges from the war of oppositions’ [Friedrich Nietzsche, La Philosophie à l’Âge tragique : 825] 119» […]

Le second principe créatif émerge à la fin de 1919 : la métamécanique apollinienne. De Monteure les dadaïstes devinrent ingénieurs et constructeurs. Les travaux de ‘mont.’, devinrent ‘mech.’, ‘meta-mech.’, ‘constr.’ ou ‘Meta-mech.constr. selon Prof. Haussmann’120

Bergius rappelle le caractère processuel inhérent au montage, à la suite d’Heartfield, auquel elle ajoute la notion d’une dualité conflictuelle et génératrice. La pratique du montage, et donc du photomontage, par les artistes de Dada Berlin se laisse comprendre en tant que processus basé sur des conflits internes techniques, matériels, formels de même que conceptuels. L’analyse conceptuelle de Bergius envisage la technique du montage en tant que tension matérielle et conceptuelle dont les développements processuels génèrent des formes parcourues de ces confrontations.

Au sein de Dada Sinn der Welt, les pages se distinguent entre deux sortes : soit une page pleine consacrée à une seule œuvre, comme c’est le cas pour Der Schuldige bleibt unerkannt, Bürger detsee, Le Revenant, 45 Volt 3 Ampeer et enfin Dada, soit une page partagée entre œuvres, textes et travail typographique, comme c’est le cas pour l’écrit Meliorismus et l’autoportrait de Heartfield, Dada Tritt für et le dessin de Grosz, la photographie Dada-Vorführung auf Petra-Tageslichtapparat für Schulen puis Dada-Bild, Paysage d’Huidobro et Le Papa de Picabia, Karawanne, Unser John, Die Zementarbeiter ein ! et les photographies d’Heartfield. À travers la première sorte de composition, la page comporte les différents niveaux matériels particuliers inhérents à l’œuvre reproduite. Au sein de la seconde, les qualités plastiques des similigravures et lithographies entrent directement en contact avec les textes qui forment une toile de fond. Les deux domaines se pressent l’un contre l’autre et s’accumulent pour une forte densité visuelle. Entre les deux se crée un

119 « In the various configurations of montage : typography, sound poetry, and optophonetic poetry, collages (Klebebild), the book and photomontages, the assemblages (the Plastik), installations and manifestations, Nietzche’s heraclitic bent became vividly apparent : ‘The world itself is a mixing bowl, which continuously has to be stirred. All that is becoming emerges from the war of oppositions.’.» [Nous traduisons] Hanne Bergius, Dada Triumphs !, ibid. ; pp.17-18. 120 Hanne Bergius, Dada Triumphs !, ibid.

78 collage, un montage matériel et formel complexe au sein de la page. Chaque œuvre importe ses dimensions matérielles multiples et spécifiques juxtaposées aux textes, c’est-à-dire au milieu de l’impression ainsi qu’aux typographies. Par extension, les compositions de mise en pages décrites ressemblent donc à des montages, plus précisément des photomontages, dans la mesure où elles intègrent les diversités matérielles des œuvres, des typographies et des typographies par reproductions, et ce, de la même manière que la technique du photomontage s’appuie sur la rephotographie afin de sceller l’ensemble des matériaux rassemblés. De plus, la composition des pages juxtaposent les œuvres les unes par rapports aux autres, et se rapproche donc de la notion de montage entre des éléments matériels hétérogènes spécifiquement développés par la pratique des photomontages et collages. Comme le rappelle William Owen dans son étude Magazine Design :

« Jusque là la grande contribution du mouvement [Dada] au design de publication fut l’application du collage et du photomontage aux imprimés et l’emploi de séquences photographiques comme prototype de photojournalisme121.»

L’interprétation du collage et du photomontage aux imprimés se conçoit autant à l’échelle de la page que de la publication dans son entier. Les subdivisions matérielles de chacune des pages de Dada Sinn der Welt développent des spécificités mais se corroborent les unes les autres dans la composition d’un photomontage général.

Les pages de Dada Sinn der Welt ne reproduisant qu’une seule œuvre se rapprochent de la manière rigoureuse dont Tzara avait agencée la mise en page du premier numéro de Dada où les œuvres, ne comportant qu’un seul niveau de reproduction par similigravure sur une page pleine, sont dissociées et singularisées les unes par rapport aux autres.

En revanche, les œuvres rassemblées au sein du complexe deuxième type de mise en page de Dada Sinn der Welt partagent désormais un seul et même espace et rendent la page composite. Heartfield et Grosz y manient une certaine forme de saturation matérielle hétérogène : les œuvres se pressent, ajoutent leurs complexités matérielles et formelles intrinsèques à travers la formation de l’espace plastique de la publication. Les pages ressemblent à des tissus plastiques denses et surchargés, matériellement stratifiés. Les saturations du domaine plastique conçoivent un espace en profondeur et en épaisseur car les pages se scindent en plusieurs plans qui concentrent les subdivisions matérielles, les

121 « Yet the movement’s great contribution to magazine design was the application of collage and photomontage to prints and the use of photographic sequences as prototype of photojournalism. » [Nous traduisons], William Owen, Magazine Design, Londres, Laurence King, 1991, p. 25.

79 stratifications de toutes les spécificités et complexités. Une telle hétérogénéité matérielle et formelle constitue la toile de fond à partir de laquelle les essais visuels de Grosz et Heartfield déploient des trésors d’imagination dans la réalisation d’un photomontage, sous la forme d’un imprimé, déployé au fil des pages.

II. 1. b) Glissements entre les matières : juxtapositions, surimpressions et perméabilités

Les subdivisions matérielles apportées par les œuvres reproduites ainsi que par la typographie construisent un espace dense et saturé. Les pages où sont reproduites des œuvres singulières détiennent leurs stratifications matérielles et spatiales. Afin d’ordonner des mises en page complexes, comprenant à la fois des textes et des œuvres, les rédacteurs cherchent à diviser et mettre en contact des plans différents.

En premier lieu, Grosz et Heartfield développent à travers la mise en page les principes formels du collage et du photomontage. Ils s’appuient sur la juxtaposition que Bergius qualifie en ces termes :

« C’est plutôt le hasard, la disharmonie, la polarité, la décentralisation, et la dissociation en tant qu’expression immédiate de la vie qui déterminait le système artistique du montage122.»

Le principe de coupe et de juxtaposition provoque un contraste entre deux éléments hétérogènes, disharmonies et dissociations, plutôt une tension entre accord et désaccord, lien et fracture. Car la juxtaposition même insiste sur la démarcation entre les deux éléments. Leur accolade, par la création d’une image extrinsèque, déplace en effet les centres de gravité des deux images réunies. Dans la création d’un espace de mise en page, les centres de gravités spécifiques à chaque œuvre sont déplacés afin de déterminer celui de la page elle-même. Les essais de mise en pages de Grosz et Heartfield se fondent eux aussi sur des juxtapositions d’éléments, œuvres visuelles ou typographies, et accueillent ainsi des décentralisations et des dissociations, des tensions entre liens et séparations.

L’historien Werner Spies qualifie le principe de juxtaposition tel que mis en œuvre par les dadaïstes berlinois dans son ouvrage Max Ernst – Les Collages inventaires et contradictions I. Un Inventaire du regard écrit sur l’art et la littérature :

122 « Rather chance, disharmony, polarity, decenteredness, and dissociation as immediate expression of life determined the artistic system of the montage. » [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 130.

80 « Chez le groupe de Berlin le collage est si consciemment conçu comme un facteur de dissociation de la composition, comme un moyen de créer des tensions en produisant une impression visuelle de taches, que même dans la reproduction la part de synthétisation d’un tel procédé doit rester clairement visible123. »

La question de la reproduction des éléments matériellement hétérogènes demeure prégnante au sein de la juxtaposition. Elle s’approfondit d’autant avec l’exercice du photomontage par la mise en page de la publication et les différents niveaux matériels qu’elle concentre en tant que lieu de reproduction. Dada Sinn der Welt reprend le principe de juxtaposition des collages et photomontages en termes de mise en page, certes au sein d’une tension matérielle, mais également spatiale. La juxtaposition permet autant de monter, d’associer les œuvres que de différencier, démarquer des plans. Le principe de juxtaposition conserve les marques de la différenciation matérielle et spatiale, articule les deux dimensions et place les images au sein de cette tension.

Par exemple, le poème Paysage et le dessin d’une construction mécanique intitulé Le Papa sont reproduits côte à côte sur une seule page et sur un seul plan. Les deux œuvres ainsi juxtaposées pourraient aisément se confondre en une seule, si ce n’était pour les deux signatures. Les lignes typographiques et dessinées des deux œuvres se correspondent notamment par le fait qu’elles sont toutes en noir et blanc. La simplicité de la typographie s’homogénéise ainsi avec la finesse et la distinction des traits dessinés par Picabia. Le vers « La lune où tu te regardes124» est imprimé en cercle parallèlement au dessin de rouage inférieur dans Le Papa. Ainsi positionnés en face à face les deux éléments se correspondent, se juxtaposent et observent une certaine distance harmonieuse. Ils s’inscrivent dans une interrelation qui, si elle conserve la différence physique des œuvres, positionne sur un même plan certaines similitudes. La mise en page s’appuie sur un principe de juxtaposition de photomontage, une tension entre lien et séparation qui accorde mais montre les marques de la distance entre les éléments assemblés. Les deux œuvres, bien que concordantes, insérées au sein d’une mise en page qui recherche plus à les homogénéiser qu’à les opposer, conservent néanmoins une certaine dissociation. La mise en page représente le montage, sur un seul plan, de deux matériaux hétérogènes dont les différences ontologiques sont dépassées par un rapprochement formel tout en conservant leurs singularités, une distance physique.

123 Werner Spies, Max Ernst – Les Collages inventaires et contradictions I. Un Inventaire du regard écrit sur l’art et la littérature, Paris, Gallimard, 2011, p. 204. 124 Vincente Huidobro, « Paysage », in George Grosz, John Heartfield, Dada Sinn der Welt, 1920, Berlin, reprint Dada- Zeitschrifften-Reprint, Nautilus Verlag Lutz Schulenburg, Hambourg, 1978, p. 7.

81 D’une manière différente, Bürger detsee d’Haussmann, Der Schuldige bleibt unnerkannt et 45 Volt 3 Ampeer de Grosz constituent en tant que photomontages des exemples formels intrinsèques du principe de juxtaposition dont ils questionnent les dimensions spatiales. Le montage de Bürger detsee se divise en deux parties : deux collages de coupures de presses découpées et de dessins qui forment des visages. Haussmann réutilise particulièrement des extraits de publications dadaïstes125. Les deux parties constituent deux montages indépendants : les portraits de Mynoma et Anselm Ruest sont assemblés au sein d’un montage original. Ainsi, Bürger detsee devient à la fois le montage extrinsèque de deux montages hétérogènes et la représentation de leur disposition en une nouvelle œuvre. La représentation de deux parties divisées à l’intérieur de l’œuvre forme un cadre nouveau. Il met en évidence le geste de présentation, et par extension, celui de la mise en page.

Plus exactement dans le cas de Bürger detsee, l’addition de niveaux de reproductions à la fois présente la dissociation mais en renforce les traits distinctifs. Bürger detsee se divise en trois plans matériels distincts. D’une part, l’arrière-plan blanc sur lequel repose les deux cadres se caractérise par sa transparence et son absence matérielle, de l’autre, les second plans de papiers mâchés spécifiques à chacune des images, et enfin, le premier plan représenté par les visages. Les deux montages se chevauchent au centre de la composition. Il s’agit d’une zone de contact qui renforce leur juxtaposition, ou plus exactement, la scelle. Bürger detsee s’appuie sur un principe de juxtaposition formelle fondé sur la conjonction des juxtapositions matérielles.

Les montages berlinois se divisent en deux tendances : la première se construit autour d’une image centrale dominante tandis que la seconde se caractérise par une condensation cumulative de textes et d’images126. Bürger detsee, Der Schuldige bleibt unnerkannt et 45 Volt 3 Ampeer participent des deux tendances. Der Schuldige bleibt unnerkannt et 45 Volt 3 Ampeer rassemblent tous deux des dessins et des coupures de presses comme des fragments publicitaires et en ce sens correspondent à l’accumulation matérielle. Les dessins de Der Schuldige bleibt unnerkannt et 45 Volt 3 Ampeer représentent des portraits, hommes et femme, qui deviennent les figures centrales et catalysatrices des compositions. Différemment,

125 « The portraits of Paul Gurk, Salomo Friedlaender/Mynona and Anselm Ruest the individualistic anarchist of the magazine der Einzinge (1919-1925), were created with remainders and quotations of Dada publications, with Haussmann’s woodcut for Franz Jung’s novel Der Sprung aus der Welt (1918) and with his linocut ‘dadü dada !’ (1919). », Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p.100. 126 « Simultaneous montage makes up the most significant component of Dadaist Works. Two kinds of montage can be distinguished, mixing mostly text and images as quotations from media of reproduction : the first is determined by a dominant initial image surrounded by an associative cluster of text and images ; the second cumulatively condenses quotations from text and images. », Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 113.

82 les deux figures de Bürger detsee représentent l’ensemble de la composition et occupent une place centrale à l’intérieur de leurs cadres respectifs. Tandis que les portraits sont chez Grosz inclus en tant que fragments à l’intérieur du photomontage, la figure devient chez Hausmann le produit formel de l’accumulation matérielle. La juxtaposition et ses déclinaisons qui sous- tendent les manières dont les éléments se rencontrent au sein de la composition, peuvent se comprendre en termes d’ajouts matériels et formels. Bürger detsee, Der Schuldige bleibt unnerkannt et 45 Volt 3 Ampeer démontrent les principes de juxtaposition qui soutiennent la pratique du montage. Haussmann et Grosz assemblent une multiplicité de textes et d’images photographiques notamment à travers les coupures de presses rephotographiées et les portraits à l’intérieur de Bürger detsee. Le montage se comprend en tant que composition dont la densité hétérogène se construit sur l’accumulation, la superposition et l’interposition de fragments matériels. En revanche, Der Schuldige bleibt unnerkannt et 45 Volt 3 Ampeer ne semblent se déployer que sur un seul plan, tout effet de perspectives est ainsi aplani.

Dans Bürger detsee comme dans Der Schuldige bleibt unnerkannt et 45 Volt 3 Ampeer, il apparaît une tension entre la rupture inhérente au principe de juxtaposition et la condensation matérielle qui absorbe lesdites fractures. Si les démarcations s’aperçoivent encore au sein des superpositions, des discontinuités formelles, elles tendent à s’effacer sous le poids de la densité et de la condensation de la composition. Le principe du montage se forme au creux de la contradiction, du contraste formé par la tension entre l’amalgame, l’incorporation mutuelle des fragments et leur différenciation.

Pourtant, Haussmann introduit une distanciation spatiale : soit entre les niveaux matériels comme à l’intérieur des figures assemblant papiers, peintures et photographies, soit à travers la dissociation de trois plans différents. Les domaines matériels et formels développés par Bürger detsee comportent les mêmes mécanismes de juxtaposition que la mise en page. Celle-ci utilise la juxtaposition autant d’un point de vue matériel, par la rencontre de strates matérielles hétérogènes, que d’un point de vue spatial en différenciant le premier de l’arrière-plan. Il se crée une mise en parallèle entre le principe d’impression de la mise en page et la manière dont les deux montages sont accolés au sein d’une nouvelle image. Bürger detsee représente en sus une autre modalité de la juxtaposition, plus complexe, qui assemble des matériaux hétérogènes selon différents plans matériels et spatiaux. La juxtaposition se comprend ici en termes de chevauchements et de condensations. Les marques des ruptures successives entre tous les éléments matériels hétérogènes sont comprises dans une tension entre l’amalgame au cœur de la densité et les traces des découpes qui se laissent encore

83 apercevoir aux points de jonction des chevauchements et des superpositions. La différenciation spatiale entre les deux plans du montage provient également de leur juxtaposition et donc de la démarcation entre les deux domaines.

Le montage cumulatif s’appuie également sur les décentralisations propres au principe de juxtaposition des éléments :

« Les montages cumulatifs de textes et de photographies se concentrent sur l’abondance des extraits issus de différents media de reproduction avec une force à la fois synthétique et polarisante. Ils forcent le spectateur à développer un art de la perception : de la distance et de la proximité, de la mobilité et de la concentration127. »

Comme vu précédemment, le premier type de montage conçu par les dadaïstes berlinois se déploie autour d’une image centrale tandis qu’à l’intérieur du montage cumulatif, le centre représente un point d’intersection au sein d’une multitude de fragments. Dans le montage cumulatif, la construction extrinsèque dérange les équilibres afin de déterminer le sien propre. Les trois photomontages, s’appuyant à la fois sur les deux tendances, construisent des perspectives ambivalentes. Dans Der Schuldige bleibt unnerkannt et 45 Volt 3 Ampeer, les figures occupent des positions centrales et constituent ainsi les pôles synthétiques, les points de convergences des perspectives. La perspective permet de comprendre comment Grosz insère une subtile division spatiale et introduit un second plan au sein de la condensation matérielle. La division spatiale entre deux plans ne s’aide pas des différenciations et superpositions matérielles mais se devine au creux des jeux de perspectives.

Haussmann appuie la dimension dans Je ne suis pas photographe écrit en 1921 :

« D’autre part j’adoptais – avec la découverte du photomontage – une attitude supra- réaliste, qui permet de travailler avec une perspective à plusieurs centres et de superposer des objets et des surfaces128.»

Il s’agit d’une multiplication des centres, des perspectives à travers les superpositions. Dans Bürger detsee, la concentration de fragments matériels remployés, c’est-à-dire déplacés de leurs contextes formels et significatif originels, constitue le point d’équilibre. Leurs caractéristiques sont polarisés et synthétisés afin d’intégrer, de bâtir un nouveau domaine matériel et formel et de se repositionner au sein de l’équilibre des forces en présence. D’autre

127 « The cumulative montages of text and photographs focus on the abundance of clippings taken from different media of reproduction with a synthesizing and at the same time polarizing force. They challenge the viewer to develop an artistry of perception : of distance and closeness, mobility and concentration.» [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p.120. 128 Raoul Haussmann, « Je ne suis pas photographe », Paris, Chêne, 1975, p. 30.

84 part, la version de Bürger detsee présentée dans Dada Sinn der Welt constitue un diptyque, dont chaque partie différenciée insiste sur la dimension du cadre de représentation et d’exposition des œuvres. Puisque selon la conception d’Haussmann la multiplicité matérielle sous-tend une multiplicité de perspectives, alors, Bürger detsee déploie à son tour différentes perspectives intrinsèques à Mynoma et Anselm Ruest, puis à travers la conjonction des deux montages. Le point de jonction, de superposition entre les deux figures indique le centre de gravité de la composition qui polarise toutes les strates spatiales et matérielles sous-jacentes. La tension entre distance et proximité que remarque Bergius pour la position du spectateur correspond ainsi également aux dimensions spatiales du montage. La tension se comprend en tant qu’interrelations entre les trois plans de l’œuvre. La superposition des deux cadres devient le lieu de polarisation et de synthèse spatiale.

La mise en page dédiée à la présentation du photomontage Dada-Bild constitue un nouvel exemple de stratification de l’espace. Deux plans différents y sont distingués. Le corps de texte de Dada Tritt für représente l’arrière-plan au milieu duquel est apposé le photomontage. Dada-bild se compose de la silhouette photographique d’un homme dont la tête et les pieds ont été supprimés. De ces deux extrémités manquantes s’échappent trois flux typographiques de répétition des syllabes « da-da », dirigés soit vers le haut soit vers le bas. La silhouette est encadrée par des tracés géométriques : un cercle rompu entoure l’homme, une ligne horizontale trace une abside et deux diagonales, jointes au bas, rencontrent l’horizontale en formant un triangle. Les lignes rompues et les angles ouverts tracés par la composition géométrique ne représentent pas des cadres rigides mais comportent de nombreuses ouvertures. Hormis le triangle, la ligne du cercle est brisée, les diagonales s’évasent à droite et à gauche dessinant plutôt des lignes de fuite. Elles cadrent le regard comme le centre de gravité de la composition, constituent des axes circulaires, horizontaux ou transversaux qui soulignent les perspectives sans pour autant les clore.

Les interrelations entre les plans du texte et du photomontage deviennent complexes. D’une part, le plan du texte accueille le photomontage : la silhouette de l’homme comme la typographie sont intercalées au milieu du texte. Photomontage et texte composent ensemble l’arrière-plan incorporés et juxtaposés sur la même surface. En revanche, les tracés géométriques du photomontage occupent le premier plan car ils se déploient, en superposition, par-dessus non seulement la silhouette mais aussi le texte. Toujours selon les réflexions théoriques de Raoul Haussmann dans Courrier Dada :

85 « Le photomontage permet d’élaborer les formules les plus dialectiques en raison de ses antagonismes de structure et dimensions, par exemple du rugueux et du lisse, de la vue aérienne et du premier plan, de la perspective et du plat129. »

Les deux plans du photomontage déterminent les deux plans de la page. Grâce à la reprographie, sur l’arrière-plan, le plan du photomontage et le texte s’incorporent. Le premier plan du photomontage, et premier plan de la mise en page, se superpose et se différencie, obtient une indépendance spatiale. Il apparaît une porosité entre les deux niveaux du photomontage et la composition de la page. La mise en page remploie ainsi les caractéristiques formelles du photomontage au sein de l’espace de la publication.

Cependant, selon le théoricien Michel Porchet étudiant les confections spatiales des mises en pages et typographies constructivistes, les interrelations entre typographie et image annihilent la profondeur d’espace :

« La structure ‘mosaïque’ des typographies rompt l’ordre linéaire et défait l’unicité de l’espace classique par la mise en rapport des espaces réputés hétérogènes de la lettre (spatiales) et de l’image (mise à plat et frontalisée). […] Les photos non détourées, et leur prolifération créent un effet de frontalité et de platitude, la réserve de blanc devient une arme absolue contre le creusement perspectif130.»

Néanmoins, la mise en page de Dada Sinn der Welt s’envisage en tant que stratification dont l’agencement matériel et spatial correspond aux paradigmes crées par le photomontage, parmi lesquels la profusion matérielle et formelle qui densifie et complexifie l’espace sur différents plans, renouant avec la perspective et l’épaisseur matérielle, spatiale. Le principe de juxtaposition assemble des matériaux hétérogènes par reprographie. La profondeur spatiale divisée en plusieurs plans ou strates reprend la manière dont le photomontage superpose différents matériaux. Les moyens de mise en page miment donc les techniques propres au photomontage de stratifications matérielles et spatiales ainsi que ses développements formels.

La mise en page développe plusieurs formes de surimpression. Particulièrement, le travail typographique utilise la surimpression afin de dédoubler les niveaux et plans textuels. Par exemple, en page cinq à l’intérieur de l’article Dada Tritt für la phrase « Dieu te salue, bel art allemand !131 », imprimée en vert et à la verticale, se superpose au texte. Sur la même page, la photographie Dada-Vorführung auf Petra-Tageslichtapparat für Schulen et le texte

129 Raoul Haussmann, Courrier Dada, op.cit. ; p. 48. 130 Michel Porchet, « La Spatio-temporalité de la maquette constructiviste : pourquoi une si longue cohabitation avec le réalisme stalinien ? », in Revue Appareil, juin 2008. 131 « Gott grüsse dich schöne deutsch Kunst ! », George Grosz, John Heartfield, Dada Sinn der Welt, op.cit. ; p. 5.

86 sont traversés par la phrase écrite en rouge et à l’envers « Vous, jeune homme, dada n’est pas une règle artistique132 ». En page quinze, le sigle Dada, composé de deux minuscules d et de deux majuscules A jaunes, formant deux syllabes disposées en miroir et inversées l’une par rapport à l’autre, est inscrit par dessus le texte et la photographie de l’article Der Zementarbeiter ein !. De la même manière, la surimpression est également apposée sur les similigravures.

Les typographies surimprimées accusent particulièrement les traits d’une recherche plastique à travers l’augmentation des tailles de caractères, les variations de contours, les coloris et la texture transparente de l’impression. La surimpression textuelle apparaît au premier plan et renforce la dimension plastique adoptée par la typographie en intervenant au cœur de sa matière et de ses formes.

En surimprimant deux lignes de textes hétérogènes, il se crée par la suite une double impression qui insiste sur un milieu textuel et visuel dense déployé sur plusieurs couches. Les doubles impressions typographiques se déploient en transparence par dessus l’arrière-plan textuel. Elles se différencient de par leurs inclinaisons, leurs couleurs et surtout leurs transparences qui laissent encore entrevoir les lettres recouvertes.

Haussmann, dans l’article Typographie paru en 1932 dans la revue Qualität, constate l’ambivalence à la fois visuelle et textuelle mise en scène à l’intérieur des compositions où le mot et l’image s’interpénètrent:

« Déjà à cette époque [1919] on a reconnu que le besoin de plus en plus grand de l’image, donc le redoublement du texte par l’illustration visuelle, ne pouvait être résolu par simple juxtaposition mais qu’il fallait recourir à une construction optique à base linguistico-conceptuelle. […] La typographie exige une composition selon : premièrement des éléments concordants ou opposés de la représentation, entre le contenu conceptuel et son équivalent pictural, par exemple, deuxièmement la construction concordante ou discordante des masses d’écriture et des masses d’images sur l’espace de la page et leur équilibration réciproque par des points d’attraction pour la vue. En somme c’est la même conception que celle de la photographie : l’équilibration des couples contraires – points d’attraction / masses représentées / structures de détails – et la composition de la page par une répartition du clair-obscur et une orientation conceptuelle133.»

La formule donnée par Haussmann afin de construire des compositions cohérentes entre matières textuelles et visuelles recommande donc de dépasser la juxtaposition et de se diriger

132 « Sie jünger Mann, Dada ist keine Kunstrichtung », George Grosz, John Heartfield, Dada Sinn der Welt, ibid. 133 Raoul Haussmann, « Typographie », in Qualität n° 3-4, 1932, in Raoul Haussmann, Michel Giroud (éd), Je ne suis pas un photographe, op.cit. ; p. 64.

87 vers l’interpénétration des deux domaines. Il traduit en termes photographiques la création typographique et la composition d’une mise en page. La typographie doit se fonder sur la structuration de contrastes ou de correspondances au sein de l’équation des masses et des détails perceptifs. La composition de la mise en page, quant à elle, répond aux lois du clair- obscur : la même répartition contrastée des masses et des points d’attractions lumineux. Grâce à la définition par Haussmann des lois de la typographie et de la mise en page, la forme de la surimpression telle que disposée par Dada Sinn der Welt se comprend en termes d’espace matériel et lumineux. Elle devient un élément de composition matérielle et spatiale qui met en scène les contrastes et les clairs-obscurs des différentes masses, textures et qualités lumineuses des caractères puis des ensembles formés. Le clair-obscur sous-entend également un glissement, au-delà du contraste, entre les éléments : des zones de contact en fondu au sein des contrastes. Les jonctions des ensembles contrastés ont tendance à se fondre et effacer les marques de la séparation, de la juxtaposition.

Les rédacteurs en chef différencient deux plans textuels et visuels grâce à la surimpression : d’une part, l’arrière-plan textuel et de l’autre, le premier plan dévolu à la plasticité typographique. Pourtant, les deux strates textuelles et plastiques deviennent ambivalentes. Si le premier niveau laisse entrapercevoir grâce à sa transparence le second plan, les typographies surimprimées, en tant que formes apposées et colorées, représentent néanmoins des formes de caches. Il s’agit d’apposer une masse et une couleur, c’est-à-dire une touche lumineuse, supplémentaire. Bien que semi-transparentes, les surimpressions obscurcissent, recouvrent et déposent une ombre sur le texte. Par exemple, reproduit en couverture, Poème phonétique kp’erioum de Raoul Haussmann est recouvert en surimpression par un carré jaune, légèrement décentré et décalé par rapport au texte. Cette surimpression prend la double fonction de filtre et de cadre coloré. Elle permet d’insérer le poème à l’intérieur de la page selon une certaine profondeur, c’est-à-dire en indiquant la dualité des plans. Le décalage du cadre propage la surimpression à d’autres éléments de la page. Elle ne concerne plus seulement le poème, elle s’en détache quelque peu et déborde sur le texte adjacent. L’entrecroisement et le chevauchement des matériaux plastiques, des lignes typographiques qui traversent l’espace s’interpénètrent alors. Le décalage de la surimpression permet de faire communiquer les deux éléments, de les lier. La forme de la surimpression confère une profondeur à la mise en page car sa présence insiste sur la séparation de deux plans différents. Cependant, la transparence de la surimpression devient paradoxale dans la mesure où elle constitue de même une ombre portée sur le texte et sur les similigravures

88 qu’elle traverse. La surimpression entrelace les qualités visuelles des œuvres, des formes typographiques et l’espace de mise en page. Traversant plusieurs éléments hétérogènes, elle crée une confusion des limites et introduit certaines porosités à la mise en page.

Les photographies comme les textes sont recouverts indifféremment par la surimpression. Il apparaît ainsi des formes de porosités et perméabilités entre les deux niveaux matériels. La surimpression souligne la division de l’espace plastique en deux niveaux : les photographies rejoignent le texte au second plan, derrière la surimpression. Elles intègrent la composition de la mise en page selon la formule du clair-obscur abordée par Haussmann. Leur qualité à la fois transparente et opaque, leur ambivalence texturale, entretien une forme de fondu entre les deux niveaux matériels et spatiaux, de contraction entre ombres et lumières.

Selon Werner Spies, les confrontations matérielles des photomontages berlinois conduisent les fragments à des transformations intrinsèques :

« Les collages berlinois utilisent un matériau extrêmement hétéroclite qui renforce encore les points de rupture, l’aspect heurté de la rencontre entre les différents éléments. La dimension même des éléments ne cesse de changer134. »

De la confrontation provient donc une altération. On peut envisager une ouverture progressive au niveau des points de contact par juxtaposition, superposition et surimpression : de la confrontation à la confusion des limites, à l’apparition de zones de perméabilité et de porosités entre les différents plans au travers des transparences, au creux des juxtapositions et des surimpressions. Ces zones de contact introduisent la perméabilité au creux des juxtapositions. Elles permettent à leur tout de lier les objets, d’affermir les structures qui soutiennent la mise en page. Grâce au principe de perméabilité, les valeurs des matériaux s’associent sans fusionner. La saturation de la page augmente de surcroît et construit de nouvelles relations entre les œuvres reproduites.

Il se trace ainsi un parcours de la juxtaposition à la perméabilité, au cours duquel les matériaux visuels se chevauchent au sein d’un espace qui se comprime, proche de l’explosion, traversé et relié par plusieurs zones de passages qui à la fois divisent et confondent les deux domaines de stratification matérielles et spatiales. Les principes de juxtaposition de superposition et de surimpression, en tant que tension entre délimitation et incorporation et

134 Werner Spies, Max Ernst – Les Collages inventaires et contradictions I. Un Inventaire du regard écrit sur l’art et la littérature, op.cit. ; p. 263.

89 entre transparence et opacité, introduisent la notion ambivalente de raccord qui détient en soi le lien et la coupure.

II. 2) Expansion spatiale et temporelle du photomontage Dada Sinn der

Welt

Grosz et Heartfield construisent l’espace de Dada Sinn der Welt à la manière d’un photomontage devenu volume. Pour la composition de chaque page, les dimensions techniques du photomontage sont d’abord transposées à celles de l’impression à travers la reprographie qui détermine l’intégration matérielle des œuvres au sein de la publication. Les principes processuels et matériels du photomontage tels que la fragmentation et l’accumulation, la juxtaposition et l’incorporation s’adaptent de même au terrain de la publication. Chaque page prend la forme d’un photomontage matériellement et formellement stratifié, devenant un espace au sein duquel les œuvres et les textes s’accordent et se conjuguent dans la construction d’un domaine de représentation.

Selon Lissitzky, dans le manifeste Topographie de la typographie, qu’il écrit en 1923 et publie dans le numéro quatre de la revue Merz en juillet 1923 :

« 6. La suite continue des pages – le livre bioscopique135.» Le plasticien donne une conception « bioscopique » à la composition d’un imprimé, à la fois organique et analytique puisque le terme bioscopie détermine un acte de recherche à l’intérieur d’une matière vivante. Il implique une circulation interne formelle et significative. D’autre part, en tant que méthode d’analyse, le terme bioscopique sous-entend la conservation dans un état de recherches et de questionnements. La circulation serait assurée par la remise en question d’une analyse intrinsèque.

Comme le note à son tour Michel Porchet :

« Le terme topographie, qui désigne la science des lieux et des positions, témoigne que seuls l’intéressent, dans un imprimé, les relations des signes typographiques dans l’espace plan matériel – le terrain – que constitue la feuille de papier136.»

135 El Lissitzky, « Topographie de la typographie », in Jacinto Lageira (dir.), Du Mot à l’image et du son au mot. Théories, manifestes, documents, une anthologie de 1897 à 2005, , Le Mot et le reste, 2006, p.109. 136 Michel Porchet, « La Spatio-temporalité de la maquette constructiviste : pourquoi une si longue cohabitation avec le réalisme stalinien ? », op.cit.

90 Ainsi, se mêle la dimension spatiale de topographie à la bioscopie. Grâce à ces deux notions, la théorie de Lissitzky comprend la mise en page, essentiellement typographique, comme un enjeu d’espace topographique, de durée et de mouvement tel qu’impliqué par la bioscopie. À la suite de Lissitzky, Dada Sinn der Welt peut se voir en tant que montage qui soutient la circulation formelle et significative, articule les pages dans la continuité, la durée et l’espace.

II.2. a) Photomontage dans la durée : division en séquence

Dans Dada Sinn der Welt, la séparation des pages divise l’espace en stances, séquences visuelles et textuelles. La publication distingue ainsi trois phases différentes. La première s’étend de la couverture à Bürger detsee, la deuxième correspond à un carnet central, constitué de quatre pages successives représentant Paysage et Le Papa puis Le Revenant, Karawanne et 45 Volts 3 Amper, enfin la troisième s’étend d’Unser John à la quatrième de couverture occupée par Dada.

Deux modes opératoires différents et pourtant complémentaires d’un montage entre plusieurs séquences imprimées deviennent perceptibles. La revue développe les principes précédents de juxtaposition et d’accumulation au sein d’interrelations spatiales à l’intérieur de la page puis construit une circulation d’une page à l’autre :

« Dans le collage, il s’agit d’une part de mettre un accent vers les matériaux et d’autre part de redéfinir des processus de représentation temporelle137. »

Si les deux rédacteurs semblent déjà prendre appui sur les principes inhérents aux collages et photomontages afin de les mettre en pratique à l’intérieur de l’impression, ils les appliquent désormais à la construction d’un montage entre les pages, vers une recherche rythmique. Le principe de juxtaposition se traduit selon une exposition différenciée propre à chaque page, tandis que le principe d’accumulation se déploie au sein des compositions internes des pages, les rapports de densités entre les deux plans qui s’y creusent. La juxtaposition agit directement sur les interactions entre les pages, l’accumulation quant à elle, en tant que dimension interne de la densité à l’intérieur de chacune, intervient à un niveau plus implicite en travaillant les interrelations au sein de la dynamique de montage.

137 Olivier Fahle, « Le Mouvement du mouvement : le film dada », in Henri Béhar, Catherine Dufour (éd.), Dada circuit total, op.cit. ; p. 543.

91 Comme le rappelle Bergius, Grosz et Heartfield adaptaient sciemment des procédés filmiques à l’intérieur de la production de photomontages :

« Tous deux [Grosz et Heartfield] étaient conscient de la relation entre le montage filmique et le photomontage. Si la citation textuelle ‘jeu photographique’ apparaît dans Leben und Treiben in Universal-City 12 Uhr 5 Mittags de Heartfield, il transformait le sens original de ‘Spielfilm’ (film comme jeu photographique) à travers le processus de montage. Après 1919 et 1920 il devint évident que le montage dadaïste s’orientait vers le mouvement filmique et anticipait ses propres lois esthétiques telles que les coupes, les changements abrupts d’images, les intervalles, la liberté spatiale et temporelle […] Ce principe d’intervalles fut aussi étendu aux publications et expositions dadaïstes. Les intervalles entre les montages typographiques et d’images s’alternaient ; tourner la page constituait également une intervalle138.»

Les deux artistes, qui en 1919-1920 ont acquis une expérience conséquente en tant que monteurs cinématographiques auprès de la UFA, mettent en pratique les procédés spécifiques du montage filmique au sein de leurs propres photomontages. Grâce à des moyens apparentés si ce n’est similaires tels que la coupe, la découpe et l’intervalle inhérent à la jonction de deux éléments physiquement hétérogènes qui se rapprochent des divisions, découpages et collages de photogrammes le long de la bande pelliculaire, ils reproduisent une segmentation, une impression de mouvement et de durée au sein de compositions d’images. L’utilisation des intervalles par le photomontage devient de cette manière l’un des outils principaux afin de construire un rythme fragmentaire, proche du principe cinématographique correspondant.

Le mouvement au sein des photomontages concerne également les publications en tant que succession de pages. Il se crée une correspondance entre le découpage et le défilement filmique d’une bande de pellicule et la division en pages de l’espace de publication. Dans un cas comme dans l’autre le cadre, le format est systématisé, équivalent d’un photogramme à l’autre ou d’une page à l’autre et compris au sein d’une succession linéaire. Néanmoins, si la technique cinématographique enclenche un processus mécanique de reproduction du mouvement et d’animation d’images fixes, le mouvement au sein du photomontage est induit par la composition, les interrelations entre les images, les coupes et les intervalles. Dans les deux cas la reproduction représente une reconstitution a posteriori soit mécanique, technologique puis plastique au sein du processus cinématographique soit uniquement

138 « Both were conscious of the relationship between film-montage and photomontage. If the textual quotation ‘photo plays’ appears on Heartfield’s Leben und Treiben in Universal-City 12 Uhr 5 mittags, he was transforming the original meaning ‘Spielfilm’ (film as photo play) into the process of montage. After 1919 and 1920 it became obvious that the Dadaist montage oriented itself towards the movement of film and anticipated its own aesthetic laws like cuts, abrupt changes of images, intervals, freedom of space and time. (…) This principle of intervals/intermediate spaces was also expanded to Dadaist magazines and exhibitions. Intervals between type-montage and image-montage alternated; turning the page also constituted an interval » [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs!, op.cit. ; pp. 106-152.

92 plastique dans le cadre du photomontage. Enfin, du point de vue de la temporalité, tandis que l’intervalle se trouve subsumé et oublié à travers la reproduction effective du mouvement cinématographique, les formats du photomontage et de la publication exposent les découpages, les déplient dans l’espace. Si, au sein de la publication-photomontage, les artistes s’appuient sur des principes de montage cinématographique, ils cherchent à les adapter au nouveau format qui travaille particulièrement les interrelations significatives et formelles à travers temporalité et spatialité.

Dada Sinn der Welt joue des dimensions du mouvement et de la durée : non seulement grâce au format de publication, en tant que défilement de pages, mais aussi comme composition d’un photomontage général entre les œuvres, les articles. Le mouvement, la durée et les rapports de montages s’expriment autant à l’intérieur des pages que dans leurs interrelations.

Le principe d’alternance inhérent à l’intervalle, qui selon Bergius caractérise le photomontage comme la publication, correspond au fonctionnement du montage alterné et du montage parallèle. Le montage alterné articule les interrelations entre temporalité et spatialité, le montage parallèle quant à lui les interrelations significatives et formelles. Les deux montages se fondent sur l’opposition soit pour relier, renforcer les cohérences spatio- temporelles et plastiques (montage alterné) soit pour confronter, éveiller les concordances ou différences significatives et plastiques d’une image à l’autre (montage parallèle).

Les trois séquences de Dada Sinn der Welt constituent des montages alternés ou parallèles compris entre les doubles pages de textes et d’images et les reproductions d’œuvres. Le carnet central ordonne une suite de quatre œuvres différenciées dont le montage devient parallèle. Il se construit sur des rapports de juxtapositions, de différenciations et donc de confrontations entre les œuvres. Du point de vue temporel, il ne recherche pas la continuité mais la dissociation. Il conserve et expose le caractère fragmentaire.

La première et la dernière séquence de Dada Sinn der Welt représentent des montages alternés qui concentrent des articles, des images et des reproductions d’œuvres. Tel que vu antérieurement, les pages composites de textes et d’images agencent un espace sur deux niveaux complexes de condensations, d’accumulations et de juxtapositions. Là où le montage parallèle juxtapose et confronte, le montage alterné entre les pages organise les résonnances au milieu des différences afin de tracer une continuité.

93 Les premières et dernières séquences lient dans la durée la condensation hétérogène de textes et d’images, tandis que le carnet central joue de la différenciation et de la confrontation afin de positionner les œuvres. Les séquences d’ouverture et de fermeture utilisent le montage alterné de manière à construire des relations spatio-temporelles à la fois fragmentaires et fluides entre le déroulement des pages, tandis que le carnet central provoque des interrelations contrastées par le biais du montage parallèle.

La conjonction des trois séquences compose à son tour un montage parallèle sur l’ensemble de la publication. Toujours selon Bergius :

« Tandis que les instants, moments et intervalles déterminent la première expérience du temps [mouvement individuel], la seconde [flux temporel] est caractérisée par l’extension infinie de la simultanéité en tant qu’activité complexe139. »

Elle dénote que la démarche artistique de Grosz développe des traits similaires :

« Sa préoccupation [Grosz] était d’exposer l’hétérochronie au sein de la simultanéité140 »

Le photomontage se caractérise donc par la concentration de deux axes temporels, particuliers aux différents fragments et à la composition elle-même. Une telle conception se rapproche de la manière dont les fragments filmiques se fondent afin de recomposer le mouvement et la durée cinématographique.

Les dimensions concomitantes de l’hétérochronie propre à la fragmentation et de la simultanéité des interrelations se retrouvent au cœur du montage alterné. À l’intérieur de la composition du photomontage et de son déroulement temporel de page en page, l’hétérogénéité des fragments visuels et textuels, en tant qu’éléments singuliers, sous-entend une hétérogénéité temporelle tandis que la composition finale contient l’ensemble de ces hétérogénéités et devient donc œuvre de simultanéité. Toutefois, les éléments caractéristiques de la continuité et de la simultanéité demeurent encore à déterminer dans le détail. On peut considérer que les montages alternés mis en place pour la première et troisième séquence se fondent sur une tension ambivalente entre les divergences temporelles propres aux compositions de chaque page et la coexistence simultanée de ces temporalités dans la construction d’un déroulement linéaire, continu.

139 «Whereas instants, moments, and intervals determine the first experience of time, the second is characterized by the infinite extension of simultaneity as a complex activity » [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 153. 140 « His concern was to expose the heterochrony in simultaneity » [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 293.

94 Dada Sinn der Welt, en tant qu’entreprise de photomontage-publication, comprend les différentes dimensions temporelles individuelles ou simultanées. Elles se partagent entre les temps spécifiques aux séquences, elles-mêmes empreintes de leurs corrélations et montages temporels internes et désormais perçues comme les fragments de la durée totale, et le flux général de la composition à travers le montage parallèle des séquences alternées et parallèles. Il se crée du point de vue de la durée une tension entre les linéarités et les alternances, les convergences et les confrontations.

Dada Sinn der Welt comme photomontage imbrique les deux temporalités, les deux montages. L’alternance entre les trois séquences de Dada Sinn der Welt produit un rythme équilibré entre deux manières d’exposer les images : le montage alterné se relie davantage aux questions spatio-temporelles que le montage parallèle qui insiste plus spécialement sur des rapports significatifs et formels. La division en trois séquences alterne deux vitesses véhiculées par les deux formes de montages. Il se dessine un schéma temporel en trois temps entre montage alterné et parallèle. Les deux séquences d’ouverture et de fermeture déplient dans la durée et dans l’espace les photomontages. Le carnet central les entrecoupe, forme une brèche au sein du déroulement du montage alterné, oppose aux entrelacs spatio-temporels de juxtapositions et condensations des deux séquences photomontées un temps d’exposition des images différent privilégiant l’individuation visuelle.

II.2. b) Raccords : couleur, ligne, point, plan

La durée déployée par les trois séquences de Dada Sinn der Welt se développe à l’intérieur d’un espace plastique. En particulier, la forme du montage alterné tend à délimiter les cadres spatiaux c’est-à-dire les axes, les perspectives comme les limites. D’une autre manière, le montage parallèle central divise le mouvement selon un axe médian. Il sépare les deux parties du montage alterné en deux segments spatio-temporels au sein de la publication. Grâce aux formes de montages alterné et parallèle, les artistes dessinent soit la cohérence spatiale entre les compositions et entre les pages soit un espace de confrontation, de mise en regard. Grosz et Heartfield, afin de former des liens au fil du mouvement général de la publication et des durées spécifiques aux montages, aux suites de pages disposent dans Dada Sinn der Welt différents types de raccords comme autant de points de soutiens entre les compositions, les différentes œuvres. Les raccords veulent affermir et révéler les liens ou les contrastes significatifs et formels entre les compositions et les œuvres de même que structurer

95 l’espace plastique. Il s’agit de raccords plastiques car non seulement ceux-ci appuient les correspondances et les confrontations plastiques des œuvres et des compositions, reposent sur des interrelations plastiques préalables, mais aussi consolident-ils l’espace-temps plastique. Les raccords créent des tensions entre l’intériorité des œuvres représentées, leurs mises en rapport et la construction globale d’un espace plastique.

Grosz et Heartfield disposent de raccords plastiques nés des valeurs internes des œuvres et des compositions. Par exemple, à travers la reproduction sur la même page de Paysage et Le Papa, les caractéristiques des deux œuvres se relient. En effet, la mise en forme typographique des strophes, l’inclinaison des vers en cascade, « Le fleuve qui coule ne porte pas de poissons», ou en cercle « La lune où tu te regardes141», rappellent les formes du dessin de Picabia. La scie circulaire et le rouage dessinés, les vers écrits en cercle disposés en face à face l’un de l’autre se correspondent directement. Il se crée ainsi une certaine circulation à l’intérieur de la page entre les deux œuvres. Autrement, de la page cinq à la page six, de la photographie Dada-Vorführung auf Petra-Tageslichtapparat für Schulen à Dada-Bild, le raccord entre les deux images apparaît au travers de leur taille, emplacement, du noir et blanc utilisé par les deux photographies et de l’inclinaison verticale des deux images. Puisque chaque image occupe le centre de la page, elles se lient spatialement. Elles se superposent ainsi montées au sein de la séquence. Dans les deux cas, de tels raccords révèlent en quelque sorte des affinités électives entre les œuvres dont la mise en rapport, le raccord apparaît en tant que dimension spatiale. Le lien qui les unit se manifeste visuellement en leur attribuant des places similaires, concordantes à l’intérieur ou d’une page à l’autre. Les raccords émanent des qualités propres à chaque œuvre, recherchent les éléments qui se correspondent, communiquent et placent les œuvres sur un même plan dans une configuration spatiale liante.

D’autre part, Grosz et Heartfield s’appuient particulièrement sur l’emploi de couleurs, de tracés géométriques comme les lignes horizontales, verticales ou obliques, des géométries variables qui orchestrent l’apparente profusion formelle. De tels raccordements vont leur permettre d’affermir et d’encadrer l’espace plastique à travers soit la linéarité, les liens, soit les spécificités des différentes séquences, la confrontation. Le raccord permet de créer ou de révéler des correspondances comme il permet de souligner des contrastes formels ou significatifs. Il solidifie les interrelations spatiales et temporelles des formes de montages alternés et parallèles.

141 Vincente Huidobro, « Paysage », in George Grosz, John Heartfield, Dada Sinn der Welt, op.cit. ; p. 7.

96 Grosz et Heartfield choisissent d’employer de manière récurrente des encres colorées pour les textes comme pour l’impression de certaines reproductions d’œuvres. Kp’erioum de Huelsenbeck et les photographies de Unser John sont recouverts de filtres jaune, rouge et vert, Der Schuldige bleibt unterkannt est reproduit en bleu, Karawanne de Ball est imprimé avec des encres vertes et rouges, certaines parties des photoportraits de Bürger detsee sont repassées en vert et en rouge tout comme Dada dont certains fragments de compositions deviennent bleu et jaune.

Les deux artistes utilisent les mêmes tonalités primaires de jaune, bleu, vert et rouge pour l’ensemble de la publication et lui confèrent donc une certaine homogénéité colorée. Cependant, ils forment des couples de couleurs car ils associent toujours les mêmes deux couleurs ensemble : le rouge s’emploie uniquement avec le vert, le jaune avec le bleu. Les rédacteurs construisent par ce biais des blocs colorés.

La première séquence se caractérise par la gamme jaune et bleue de la page de couverture à la première page de Dada Tritt für, puis par l’emploi du vert et du rouge dans le reste de la séquence jusqu’à Bürger detsee. Dans le carnet central, seul Karawanne dispose de caractères d’imprimeries colorés rouges et verts. Enfin, la troisième séquence, à l’inverse de la première, s’ouvre sur l’emploi du rouge et du vert pour la première page de Unser John puis continue sur les teintes de bleu et de jaune jusqu’à Dada sur la page de fin. Au fil des trois séquences, l’emploi de la couleur ajoute deux subdivisions supplémentaires. La récurrence des couleurs consolide les subdivisions internes en séquences, et établit une forme de raccord premier, des correspondances directes entre les segments de mêmes teintes.

L’emploi de la couleur structure les segments des séquences et de les relier. Les couleurs tracent un schéma inversé dans l’ordre d’apparition des coloris : la publication s’ouvre sur le couple jaune-bleu, puis prend des teintes vert-rouge avant de revenir au jaune et au bleu. L’inversion traverse les trois séquences selon une certaine fluidité. Les couleurs soutiennent le déplié d’une perspective d’un bout à l’autre de la publication. Le raccord spatial par la couleur appuie une circulation intrinsèque et formelle entre les séquences. La circulation formelle traverse la division en séquence préliminaire, y créée deux subdivisions supplémentaires puis créée néanmoins un système de différenciations et de correspondances coloré entre les segments hétérogènes. La couleur s’inscrit à l’intérieur d’une tension entre le lien, la fluidité formelle et la division, la confrontation. Elle parvient à dissocier les séquences mais également à les relier dans un même mouvement paradoxal.

97 Afin de relier les correspondances et les contrastes entre les différents éléments, Grosz et Heartfield utilisent ponctuellement les formes géométriques. Il s’agit d’une perméabilité entre une dimension formelle intrinsèque aux œuvres et une forme de raccords. Les rédacteurs reprennent cette caractéristique formelle afin de l’employer comme mode de raccord. Par exemple, tandis que les lignes obliques et circulaires de Dada-Bild représentent des éléments formels qui lui sont propres, elles se retrouvent disséminées d’une composition à l’autre de manière à tracer des liens entre les images. À l’intérieur de la double page introduisant l’article Meliorismus et le photomontage Der Schuldige bleibt unnerkannt, les deux artistes confèrent une dimension géométrique à la typographie et créent une interaction entre l’article et le photomontage. Les deux phrases comme deux droites parallèles s’échappent du photoportrait d’Heartfield et se dirigent vers le photomontage de Grosz. Particulièrement, les deux lignes ainsi tracées semblent faire se rejoindre Heartfield et le personnage central du photomontage, à la manière d’un dialogue entre les deux images. Elles deviennent ainsi un raccord explicite.

Une configuration semblable réapparaît sur la double page 14-15 où sont représentées la dernière page de Mann muss Kautschukmann sein ! et la composition der Zementarbeiter ein ! Le photoportrait d’Heartfield ainsi que les deux mêmes lignes typographiques parallèles, dont il ne subsiste cependant qu’un court segment car elles disparaissent au creux de la tranche, sont disposés de part et d’autre de la double page. Enfin le sigle DAAD surimprimé en oblique par-dessus le texte et la photographie se rapproche de la précédente composition. Cependant, les diagonales sont majoritairement effacées et n’assurent plus directement la liaison avec l’image opposée. Celle-ci ne représente plus une œuvre-photomontage, préexistante, mais un photomontage de publication. Le schéma et l’orientation générale s’inverse : le photoportrait d’Heartfield ainsi que les droites typographiques parallèles sont renversées. En quelque sorte, les deux mises en pages se correspondent mais posent en miroir l’une de l’autre car leurs inclinaisons se renversent. La récurrence de la composition qui réemploie des fragments similaires, bien qu’altérés et inversés, marque une recherche formelle sur le raccord.

Différemment, la double page 11-12 représentant la composition Unser John articule de manière particulière les qualités formelles géométriques des œuvres aux formes de raccords spatiaux. Du point de vue des raccords, plusieurs lignes diagonales reviennent de manières récurrentes d’une image à l’autre. De la corde tenue par Heartfield dans la première photographie, à la barre oblique tenue par Noccer Soccer à l’intérieur de la seconde jusqu’aux deux barres noires collées dans le photomontage de la page de droite, le motif oblique

98 parcourt les trois images et conservent de l’une à l’autre la même direction. La figure diagonale devient un liant formel décliné d’image en image, dont les différentes occurrences sont orientées vers la droite et se tendent dans ce même sens.

Le raccord spatial se déploie à travers la disposition géométrique des éléments et le rappel des lignes. La mise en page dispose de quatre rectangles colorés selon une forme pyramidale constituée donc des deux photographies, le photomontage et le paragraphe surimprimé en jaune : les deux plus grandes images sont placées aux deux extrémités gauche et droite tandis que les deux plus petites occupent des places légèrement surélevées. Ensuite, les trois lignes diagonales surimprimées au bas de la seconde page, dont l’une se place en parallèle des deux premières, convergent jusqu’à former un angle et apportent une récurrence extrinsèque supplémentaire au motif géométrique diagonale et linéaire. Elles adoptent la même direction que les motifs diagonaux qui caractérisent les images.

Les différentes manifestations de raccords dans l’espace constituent les outils par lesquels Grosz et Heartfield travaillent la notion de la perspective. Le format de la mise en page -photomontage, en tant qu’elle dispose d’éléments et crée des relations, conçoit le raccord spatial en termes de perspective, de cohérence.

Panofsky remarque, dans son ouvrage Idea, où il étudie les développements du concept d’Idée par les théories de l’Art du Moyen-Âge au Néo-Classicisme, le rôle pris par la perspective au sein de la régulation des formes de représentation durant la Renaissance :

« Les conceptions artistiques de la Renaissance, par opposition à celles du Moyen-Âge, ont donc ceci de caractéristique qu’elles arrachent en quelque sorte l’objet au monde intérieur de la représentation et le situent dans le ‘monde extérieur’ solidement établi ; elles disposent aussi entre le sujet et l’objet (comme le fait en pratique la ‘perspective’) une distance qui tout à la fois réifie l’objet et personnifie le sujet142. »

La perspective différencie l’objet du sujet à l’intérieur de la représentation, dispose un espace délimité et clair qui concentre les effets. La perspective ordonne, rigidifie les limites et accentue les directions prises par le regard.

Mais les lois de la perspective peuvent aussi être adoptées au sein de déconstructions. L’historien du cinéma Noël Carroll considère la notion de perspective au sein de différents

142 Erwin Panofsky, Henri Joly (trad.), Idea, Paris, Gallimard, 1984, p. 67.

99 systèmes de représentations, de la peinture à la cinématographie, dans Mystifying Images. Fads and Fallacies In Contemporary Film Theory, paru en 1988 :

« Bien sûr, il est vrai qu’il existe de nombreux différents types de systèmes de représentations. Et nombre de ces systèmes ne sont pas dévoués à renseigner précisément la manière dont le monde apparaît — par exemple, l’expressionisme abstrait. Ces systèmes non- mimétiques, anti-perspectives peuvent nous intéresser — particulièrement d’un point de vue esthétique — car ils ont des traits, des qualités et des buts au-delà de rendre des apparences spatiales précises143.»

Carroll distingue l’usage descriptif de la perspective considéré antagoniste de l’abstraction imprécise et désordonnée. La perspective représente une entreprise descriptive et significative, qui dans Dada Sinn der Welt, est déconstruite et reconstruite notamment par le biais des dispositions de raccords spatiaux. La précision spatiale de la perspective représente un moyen de cohérence, ici détourné vers un but différent d’une description mimétique de l’espace et des interrelations entre les éléments. Les dimensions de la perspective développées par les photomontages reproduits dans Dada Sinn der Welt, s’étendent au photomontage de la mise en page, créant un parallèle entre les deux domaines.

Grosz et Heartfield travaillent la déconstruction des perspectives à plusieurs titres. La déconstruction et la restructuration se perçoivent par l’ambivalence spatiale entre les deux plans qui divisent les mises en pages comprises entre accumulation et juxtaposition, entre perméabilité et fracture, entre les éléments et les plans qu’ils occupent. Tel que vu antérieurement, ils déplacent les centres des compositions pour approfondir l’ambivalence. Selon l’étude donnée par Spies des photomontages berlinois :

« La perspective devient perspectivisme à focalisation multiple […] Le voisinage de couches signifiantes qui se repoussent réciproquement et ne sont pas satisfaisantes du point de vue de la logique […] est symbolisé par la perspective centrale qui n’a plus de fonction harmonisatrice144.»

L’accumulation des lignes de compositions et des foyers de la perspective dérange son équilibre, contredit sa fonction centralisatrice. Les formes ainsi produites permettent de l’envisager d’un point de vue réflexif. La perspective centrale se diffracte en de multiples

143 « Of course, it is true that there are many different types of representational systems. And many of these systems are not devoted to giving accurate information about the way the world appears — for example, abstract expressionism. These nonmimetics, nonperspectival systems may interest us — especially from an aesthetic point of view — because they have features, qualities and purposes besides those of delivering accurate spatial appearances. » [Nous traduisons] Noël Carrol, Mystifying Images. Fads And Fallacies in Contemporary Film Theory, New York, Columbia University Press, 1988, p. 131. 144 Werner Spies, Max Ernst – Les Collages inventaires et contradictions I. Un Inventaire du regard écrit sur l’art et la littérature, op.cit. ; p. 140.

100 points et lignes de perspectives. Le terme perspectivisme marque la manière de figurer les éléments qui fondent la perspective ou d’en détourner l’emploi. Par exemple, avec la composition du photomontage Dada-Bild et de la double page quatorze et quinze, les éléments décomposés de la perspective s’exposent en désordre. Au lieu de la transparence du rendu de la perspective, les éléments sont intégrés en tant que moyens formels et décrivent désormais un nouvel ordre spatial. Dans la double page, les droites multipliées, si elles adoptent la même direction, se placent en des points discordants de la composition : le regard ne se dirige pas vers le centre de la composition comme point de fuite et d’approfondissement visuel, mais s’ouvre. La mise en page déconstruit la centralisation de la perspective en multipliant les points de fuite dont l’homogénéité des directions conserve néanmoins la notion d’harmonie. Elle introduit une tension entre la répétition des points d’ouvertures du champ et la conservation d’une homogénéité d’ensemble. Dans Dada Bild, le cercle et l’angle que forme les deux droites ne circonscrivent pas parfaitement la figure et le centre de la composition : les rapports sont inégaux et décalés par rapport à la figure centrale.

Grosz et Heartfield déconstruisent pour reconfigurer les moyens de la perspective par le déplacement et la figuration des raccords spatiaux. Par exemple, sur les pages quatorze et quinze, les droites obliques se répondent d’une image à l’autre, traversent les éléments visuels, les reproductions pour les coordonner. À l’intérieur des images, elles représentent la sérialisation et la diffraction des foyers de la perspective. Tandis que les droites obliques tracées par les rédacteurs, au bas à droite, non seulement rappellent et ajoutent des lignes de fuites à la perspective mais figurent le raccord lui-même. La mise en page de Dada Sinn der Welt expose et transforme les lignes de perspective en motifs déconstruits. Elle décompose pour sérialiser et exposer les éléments du cadre, les moyens de composition de l’harmonie.

Du point de vue de la structure, la déconstruction et la diffraction de la perspective ouvrent le champ, comme le montre les relations spatiales, formalisées par les lignes de raccords entre les différentes œuvres, compositions et pages. Puisque la perspective délimite et régit le champ visuel spatial, Dada Sinn der Welt en la décentrant, en décuplant les points de fuite, étend le champ spatial et le reconstruit entre les images et les mises en pages. La structure de la perspective est déplacée et exposée comme un cadre complexe dont l’harmonie se fonde sur la fragmentation des ouvertures. L’espace de mise en page est invité à prendre part aux questions dynamiques dépliées sur plusieurs espaces, au fil de la segmentation des pages.

101 II. 3) Propulsions dynamiques entre les images fixes

Si Spies considère les photomontages des artistes berlinois comme des contrastes fixes d’images145 qui conservent la représentation dans un certain statisme, le format de la publication propulse les entrelacs complexes du photomontage dans des interrelations spatio- temporelles dynamiques. Afin de soutenir la construction du mouvement, Grosz et Heartfield disposent de plusieurs éléments qui accompagnent et représentent, caractérisent, formalisent la rythmique, qu’ils soient impressifs comme la typographie ou relatifs aux dispositions des images, des points de raccords. Comment les tensions spatiales à l’intérieur des montages se nouent-elles par l’impression d’un mouvement ?

II.3. a) Le Désordre de l’énonciation

L’important travail typographique de Dada Sinn der Welt, s’il instaure des tensions matérielles entre les manières dont le texte et l’image s’entrechoquent ou se confondent et spatiales entre les deux plans de la publication, acquiert en outre une fonction dynamique.

La reproduction de poèmes optophonétiques de Raoul Haussmann et Hugo Ball correspond à un choix éditorial qui privilégie les recherches sur les incorporations plastiques et dynamiques entre le mot et l’image. La question du mouvement au sein de la typographie appartient aux projets formels des œuvres. Toutefois, les choix éditoriaux, que ce soit l’empreinte typographique apportée par Grosz et Heartfield au sein de leur reprise de Karawanne ou l’impression inversée de K’perioum, permettent de penser cette dimension en tant qu’élément de mise en page.

La page de couverture de Dada Sinn der Welt reproduit en ouverture K’perioum d’Haussmann. Le Dictionnaire du dadaïsme de Georges Hugnet donne comme définition du poème optophonétique :

« Poème en langage inventé, exclusivement composé de sons organisés selon la seule volonté de l’auteur146.»

La forme se caractérise par une recherche libertaire du langage qu’Haussmann détermine en 1922 comme une ‘cavité orale chaotique147’. La forme spécifique de sa

145 Werner Spies, Max Ernst – Les Collages inventaires et contradictions I. Un Inventaire du regard écrit sur l’art et la littérature, ibid. ; p. 204. 146 Georges Hugnet, Dicionnaire du dadaïsme, 1916-1922, op.cit. ; p. 271.

102 démarche nécessite un mode de représentation visuelle à même de rendre sensible l’enjeu poétique.

Selon Mirjam Tautz :

« Ce que Raoul Haussmann appelle un poème optophonétique est l’association de ces deux formes : des poèmes-affiches constitués de lettres isolées et de sons148.»

Il s’agit donc d’une correspondance entre la déconstruction verbale et l’exposition visuelle. Le mot, à travers la décomposition poétique et le travail typographique, se transforme en motif. De manière spécifique pour K’perioum :

« Par exemple, le poème optophonétique d’Hausmann Kp’erioum (1919) utilisait différentes pressions typographiques [la quantité de pression entre la plaque et la feuille] et des majuscules et des minuscules afin de disposer graphiquement un piano forte. À part cela il introduisit des capitales et des caractères espacés, des italiques et un système variable de lignes, qui donnèrent sa propre intensité dynamique à l’acoustique du poème développant une nouvelle typographie vivante au son libéré149. »

Si la version ainsi décrite de Kp’erioum engage particulièrement le traitement du mot et de l’image par l’usage de caractères d’imprimeries de tailles diverses, de l’italique et des espacements variables vers une représentation dynamique, la reproduction offerte par Dada Sinn der Welt comporte quelques différences. Le poème est reproduit à l’envers, l’italique et les espacements variables sont abandonnés. Seul subsiste l’emploi de différentes tailles de caractères dans une police d’imprimerie homogène. Les éléments rythmiques propres au poème se concentrent sur le travail des mots, par la formation de stances répétitives de lettres comme « onnoooooooon », mis en valeur par la réduction des effets typographiques. Karawanne, réinterprété par Grosz et Heartfield, offre un contre-point complémentaire à K’perioum. Le poème participe également de la recherche optophonétique et des poèmes- affiches. Karawanne conserve une présentation versifiée mais représente des distorsions typographiques par des variations de polices et de tailles de caractères ainsi qu’une découpe en différents segments colorés, correspondant à la division en segments de l’ensemble de la

147 Raoul Haussmann, « Von der Gesetzmässigkeit des Lautes (mit Lautgedicht bbb) », in Mecano n°2, 1922, Leiden conservé dans le Fond Hannah Höch « BG-HHC D 620/79 », Berlinische Galerie, Museum für Modern Kunst, Berlin 148 Mirjam Tautz, « Dada, Merz, poésie phonétique », in Henri Béhar, Catherine Dufour (éd.), Dada circuit total, op.cit. ; p. 479. 149 « For example, Hausmann’s optophonetic poem Kp’erioum (1919) used different printing pressures, as well as capital and small letters, in order to graphically display piano and forte. Apart from that he introduced upper case ans spaced printing, italics, and a variable system of lines, which gave its own dynamic intensity to the acoustics of the poem developping a new, lively typography of the freed sound. » [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 95.

103 publication. La segmentation colorée appuie visuellement la rythmique poétique, transformant la phrase ou le fragment de mot en un élément dynamique. Les deux poèmes K’perioum et Karawanne s’inscrivent dans des démarches similaires de déconstruction. Néanmoins, leurs variations typographiques constituent deux manières de figurer et d’accompagner le rythme poétique. Le rythme déstructuré représente le désordre et la disruption des discours. Tandis que K’perioum concentre une représentation dynamique textuelle, principalement à travers la formation verbale, la typographie variable et la segmentation colorée des vers de Karawanne permettent à leur tour d’appuyer la stance rythmique. D’une autre manière, les travaux typographiques s’articulent à l’image au sein des photomontages berlinois. Dans Dada Sinn der Welt, les fragments photographiques et typographiques employés dans les photomontages de Grosz Der Schuldige bleibt unterkannt ou Dada correspondent soit à des découpages issus d’articles de presse, des fragments de mots ou de chiffres tels que « Mein Deutschland » ou « 100 000 Marks », soit à des inscriptions typographiques de lettres crées par Grosz, comme « dada » s’échappant des membres manquants de la figure du photomontage Dada-Bild. Dans le premier cas, les typographies réutilisées expriment le mouvement par leurs dispositions, dans le second cas, les différentes tailles de caractères confèrent une élongation dynamique du haut vers le bas.

Le photomontage provient de la contraction poétique de l’image et du son et s’inscrit au sein des recherches typographiques menées par les dadaïstes. Le photomontage introduit une dynamique visuelle et plastique des éléments photographiques, picturaux et discursifs propulsés dans une construction dynamique. Selon Bergius, l’insertion typographique à l’intérieur des photomontages induit un dynamisme qui se rapproche des formes filmiques :

« Le photomontage, à la limite du film, induisait une transgression des frontières entre les genres, résultant de l’intégration d’éléments du langage : le langage dans le montage, comme un élément iconoclaste, discréditait le concept puriste de l’image ‘picturale’ et ouvrait ses dimensions à l’image ‘parlante’ et le ‘film statique’ [Haussmann]150.»

L’inscription typographique à l’intérieur des photomontages correspond à une hétérogénéisation de l’image picturale et induit surtout la dynamisation. La typographie

150 « Photomontage, bordering on film, induced a transgression of genres boundaries, resulting from the integration of language components : language in the montage, as an iconoclastic element, discredited the purist concept of ‘pictorial image’ and opened up its dimension toward the ‘speaking image’ and ‘static film’ (Haussmann) » [Nous traduisons] Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p.140.

104 acquiert un caractère mobile, conjoint entre le mot et l’image, ce qu’Huelsenbeck qualifie de ‘symbole le plus direct de l’action151’.

La notion de ‘film statique152’ proposée par Haussmann désigne différentes poses. La restitution mécanique et fluide du mouvement filmique est convoquée sous sa forme fragmentaire, dissociée et photographique. L’expression ‘film statique’ appliquée au photomontage, comme aux typographies, comprend le caractère fixe des différents photogrammes. Les poses prises par la typographie marquent l’inflexion prise par le mouvement.

Pour les mises en pages, Grosz et Heartfield disposent les typographies de manière dynamique. Dès la page de couverture, les typographies adoptent diverses inclinaisons : les caractères de « Donnerschtäge » sont l’un après l’autre couchés ou debout, les mots de la phrase « Die Kühe sitzen auff den Telegraphen stangen », sont décomposés et inclinés à l’oblique vers la gauche ou la droite. Les rédacteurs ont ajouté des petites droites obliques afin d’encadrer ou de souligner les directions imprimées. Ainsi, un T formé de deux parallèles bleues et jaunes encadre « Die Kühe sitzen auff den Telegraphen stangen » tandis que des petites droites noires soulignent « Die » « Kühe » et « auff den », deux segments bleu et jaune soulignent les lettres A de « Dada » dans le titre. Sur d’autres pages, des surimpressions typographiques en diagonales comme ‘Vous, jeune homme, dada n’est pas une règle artistique’, ‘dAAd’ dans Die Zementerarbeiter ein ! traversent l’ensemble de la page. Certaines prennent la forme de cascades telles les inscriptions « Dieu te salue bel art allemand! » et « onlogo blago bung blago bung » soulignées par des stries jaunes et bleus.

Les différentes formes et directions prises par les typographies à l’endroit, à l’envers et/ou en diagonale produisent une impression de mouvement. Les inclinaisons et directions typographiques figurent la profusion du mouvement par des marques fixes à l’intérieur de l’image. Les différentes poses prises par les inscriptions typographiques concentrent ainsi l’hétérogénéité du mouvement et de ses directions.

Si les typographies représentent les directions du mouvement, elles le soutiennent également et l’accompagnent dans son développement d’une composition à l’autre, dans la durée du montage. La dynamique typographique accompagne le mouvement général construit par la publication et ses montages inhérents parallèles et alterné. La répétition et la sérialité

151 Richard Huelsenbeck, Sabine Wolf (trad.), En avant Dada. L’Histoire du dadaïsme, Paris, Éditions Allia, 1992, p. 22. 152 Raoul Haussmann, « Von der Gesetzmässigkeit des Lautes (mit Lautgedicht bbb) », in Mécano n°2, op.cit.

105 interviennent en tant que stances rythmiques. Le caractère récurrent permet ainsi de développer certaines formes dynamiques et répétitives telles que la diagonale à travers un prisme de variations, de la diagonale simple ou typographiée aux petites droites qui soulignent l’inclinaison prise par une lettre, un fragment textuel. On retrouve dans plusieurs compositions de Dada Sinn der Welt différentes interprétations de cette forme. La récurrence, si elle crée des rappels formels et dynamiques, se confronte néanmoins à l’hétérogénéité des poses qui induit la diversité des dynamiques du mouvement. La répétition évite l’exactitude au profit de la variation formelle et dynamique. Elle conserve les dimensions hétérogènes inhérentes au mouvement, agence les motifs selon plusieurs variantes sur une même page ou le long des montages, qui hétérogénéisent tout autant qu’elles structurent. D’une part les répétitions formelles insistent sur des refrains, des rappels rythmiques, tandis que de l’autre elles les déploient selon des formes variables qui marquent et conservent l’hétérogénéité du mouvement. Les inscriptions typographiques soutiennent la représentation d’un mouvement complexe et pluriel déployé dans la durée d’une composition à l’autre.

II.3. b) Dynamiser les strates d’images : traces, répétitions, confrontations et dépassements

Prolongeant la dynamisation des photomontages qui forment Dada Sinn der Welt, Grosz et Heartfield nouent les marques du mouvement d’une page à l’autre. Ils créent des relations dynamiques entre les plans matériels et spatiaux des différentes compositions. De spatial, le mouvement devient déroulement temporel au fil des montages parallèles et alternés des séquences. La mise en page prend pour enjeu la dynamisation des complexités intrinsèques de l’espace plastique et matériel. Selon les termes de Haussmann, il s’agit de créer les rapports de masses, les interactions de détails et les points d’attractions au cours d’une évolution temporelle.

Dans un premier temps, la forme du champ contre-champ entre certaines compositions permet de composer une phrase rythmique entre deux images, grâce à des formes de confrontation, de récurrence et d’altération. Le champ contrechamp cinématographique est défini par Térésa Faucon dans Théorie du montage. Energie, forces et fluides, paru en 2013 :

106 « La structure emboîtée d’un champ contre champ affirme la rigidité des liaisons en témoignant, dans une situation de dialogue, d’une stricte continuité temporelle, d’une symétrie spatiale avec en amorce l’un des locuteurs, enfin de la convergence de leurs regards153. »

Pour Dada Sinn der Welt, le champ contrechamp ne correspond pas à des termes cinématographiques mais des interrelations spatiales et plastiques. Le champ contrechamp se déploie à travers une césure, une distance entre les deux images. Il sert bien à circonscrire un espace mais, grâce à la distance, il ne le clôture pas et n’indique pas une continuité temporelle exclusive. Il effectue un mouvement d’aller et retour entre deux pages, complémente mais confronte deux points de vues. Le champ contrechamp à l’intérieur d’une publication renforce une cohésion spatiale entre deux images concordantes et convergentes mais, à la différence de son alter ego filmique, tisse des liens de temporalités souples. La dynamique du champ contrechamp s’observe selon des rapports de différences.

Les deux droites typographiées qui dans Meliorismus inscrivent un lien direct entre le photoportrait d’Heartfield et Der Schuldige bleibt unnerkannt, réapparaissent plus loin, seulement imprimées en sens inverse et partiellement effacées, dans Mann muss Kautschuckmann sein !. Les deux pages se coordonnent en représentant deux faces, le champ et le contrechamp du fragment d’une même image. Les deux inscriptions altérées d’une version à l’autre se répondent et se confrontent en deux points du montage, entre les première et troisième séquences. Le champ contrechamp appuie dans un premier temps la structuration entre deux séquences séparées à l’intérieur du montage alterné de la publication. La récurrence du fragment appuie la construction d’un rythme qui supporte la cohérence du montage de séquences.

Le champ contrechamp confronte à distance deux fragments dont les similarités tendent vers une transformation. Il s’agit de la même image devenue divergente à travers l’inversion et la distorsion des contours. Deux moments du processus, dont les valeurs inversées et altérées produisent un contraste à même de saisir le passage du mouvement, se confrontent. Le mouvement se structure entre les deux compositions par la réversion des formes. La répétition de l’image inversée s’inscrit au sein d’un décalage et d’une distance qui indique une ellipse temporelle entre les deux séquences, une intervention du mouvement visible uniquement à travers ses effets de retournement et de déplacement. Le processus du mouvement se perçoit ainsi, de même que pour la typographie et la géométrie, au sein des

153 Térésa Faucon, Théorie du montage. Energie, forces et fluides, Armand Colin, Paris, 2013, p. 59.

107 altérations formelles, des marques laissées sur les figures renversées. L’ellipse se rend perceptible au creux de la distance qui sépare les deux occurrences.

Les deux artistes s’appuient encore sur les éléments disposés à l’intérieur des compositions qui figurent le mouvement : c’est-à-dire les figures typographiques et géométriques. Comme le remarque Bergius à propos des publications d’avant-garde :

« En plus de l’importance donnée au texte que les publications d’avant-garde comme Der Sturm et Die Aktion proposaient, une expérience visuelle et la dynamisation du processus de lecture prenaient maintenant de l’importance. La couleur, le style, et la taille des fontes de caractères des mots et des textes étaient disposées de manière tellement agressive qu’elles influençaient le processus ; avec l’aide de signes comme des cercles et des droites la vitesse de lecture augmentait154. »

Bergius mentionne Der Sturm et Die Aktion, deux revues contemporaines de Dada Sinn der Welt. La remarque semble pouvoir tout autant se porter sur cette dernière dont les dimensions typographiques acquièrent une importante fonction dynamique en figurant des marques du mouvement. Si la vitesse de lecture augmente avec les publications d’avant- gardes, elle ne parvient pourtant pas à recouvrir ni la célérité ni la fluidité du mouvement. Pourtant Grosz et Heartfield s’attachent à imprimer les empreintes formelles du passage du mouvement.

Dans Dada Sinn der Welt, les signes géométriques ainsi que leurs interactions avec la typographie représentent les raccords spatiaux entre les différentes compositions. Ils soutiennent la cohérence spatiale à travers les formes de montages alternés et parallèles où ils organisent une géométrie variable. Les signes typographiques et géométriques, leurs couleurs, tailles et leurs caractères variables représentent et creusent ainsi les marques de la vitesse du mouvement. En tant qu’éléments de représentation fixes, ils marquent et ponctuent le processus de construction du mouvement. Puisque les formes se répètent, la représentation du mouvement est dépliée, exposée au fil de leurs récurrences. Dynamisées, de récurrences en récurrences les motifs représentent donc des points d’attraction dynamiques qui rythment les images. Les variations et les altérations de tailles, de formes et de contours des répétitions de formes typographiques et/ou géométriques d’un photomontage à l’autre, de même que les différents emplacements qu’occupent les récurrences indiquent des déplacements, des

154 « In addition to the importance of reading text, the avant-garde publications such as Der Sturm and Die Aktion presented, a visual experience and the dynamization of the reading process now grew to be significant. Color, style, and size of font of words and texts were set up so offensively that they influenced this process ; with the help of signs like circles and bars Reading speed increased. » [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 90.

108 décalages à l’intérieur et entre les compositions. Les motifs deviennent les dépôts des directions et vitesses prises par le mouvement avant que leurs déplacements, leurs altérations formelles ne portent les marques des perturbations. De tels décalages indiquent donc une forme évolutive d’un motif à l’autre. Les décalages formels induisent des ellipses temporelles. La figuration des directions du mouvement par la typographie et la géométrie se double d’une dimension temporelle spécifique au processus du mouvement. La représentation du processus du mouvement se manifeste ici par la figuration des marques laissées par les ellipses entre les différents motifs typographique et géométrique. L’effet dynamique apparaît en creux de la représentation des répercussions spatiales et formelles des ellipses temporelles sur les motifs.

Grosz et Heartfield s’appuient sur les densités hétérogènes des matières et la stratification de l’espace plastique afin de le dynamiser sur plusieurs plans par la perméabilité. Les zones perméables laissent des empreintes à l’intérieur des compositions. Elles sont créées entre deux strates spatio-plastiques de la publication. Elles se traduisent par de multiples points de contact au creux des juxtapositions, par les surimpressions et les superpositions entre les fragments, les typographies et les plans qui s’interpénètrent, de même que par la forme du clair-obscur qu’évoquait Haussmann et les tensions entre opacité et transparence. Les zones perméables en tant qu’enjeux matériels et spatiaux accueillent aussi les dimensions dynamiques du processus du mouvement. Les traces matérielles et spatiales génèrent des zones de flous et de transparences ambivalentes qui deviennent autant d’inscriptions laissées par la construction du mouvement, dont les fusions caractéristiques de vitesses et de dynamismes sont imagées par des empreintes à la jonction des fragments et des plans. Sans réapparition des compositions perméables, elles ne s’envisagent pas au sein d’une évolution dans la durée mais plutôt comme des traces ponctuelles qui représentent le passage du mouvement à travers un flou, une fusion caractéristique entre deux éléments.

Par exemple, sur la page de ‘Mann muss Kautschuckmann sein !’, la surimpression de l’inscription ‘dAAd’ par-dessus la photographie permet de comprendre comment les zones de perméabilités contiennent des marques dynamiques. La transparence du sigle ‘dAAd’ laisse filtrer la photographie sur laquelle elle se déploie. L’hybridité matérielle, formelle ainsi que les ambivalences spatiales portent des signes de fusions dynamiques et temporelles. L’assemblage des deux éléments fait apparaître une porosité entre les deux matières et les deux niveaux. Ainsi superposés, les caractéristiques matérielles et formelles des deux fragments se fondent aux points de contact. La fusion générée déploie la tension entre transparence et opacité. Elle représente le mouvement en tant que processus hétérogène qui

109 transforme dans la durée les éléments qu’il traverse et véhicule. Car la forme transportée se différencie au fur et à mesure de celle du point d’origine. La fragmentation intrinsèque et imperceptible se déroule tout au long du processus divisé en une multitude de points divergents fondus au sein de la fusion temporelle.

Dans Peinture et sculpture futuristes (dynamisme plastique), publié en mars 1914, le peintre Umberto Boccioni donne la composition du dynamisme et deux formules spécifiques :

« Le dynamisme est l’action simultanée du mouvement caractéristique particulier à l’objet (mouvement absolu) et des transformations que l’objet subit dans ses déplacements en relation avec le milieu mobile ou immobile (mouvement relatif)155. »

« DYNAMISME (Simultanéité de mouvement absolu + mouvement relatif) LIGNES- FORCES (Simultanéité de forces centrifuges + forces centripètes)156 »

Les termes Mouvement relatif et absolu peuvent respectivement se traduire dans le vocabulaire de Boccioni par cinétisme et énergie157. Le mouvement relatif correspond à l’animation effective d’un objet tandis que le mouvement absolu concerne sa disposition mobile interne, la concentration des lignes-forces. Les deux définitions du dynamisme et des lignes-forces par Boccioni induisent une conception du mouvement au sein d’une composition plastique et intéresse ainsi la représentation dynamique déployée dans Dada Sinn der Welt. La porosité entre les images photographique et typographique, les traces de fusions, de perméabilités entre des éléments hétérogènes constituent des points de condensations matérielles, formelles et spatiales qui concentrent le devenir hétérogène de la forme en mouvement. Les traces de fusion rejoignent ainsi la conception d’un mouvement absolu en tant qu’il concentre une valeur condensée plus qu’il ne la développe dans l’expansion d’une durée. Le mouvement et la durée s’expriment plastiquement au travers des traces de condensation et d’interpénétration des matières, des formes et des plans, des fragments temporels du processus de fusion du mouvement. Les zones de perméabilités unissent ainsi l’ensemble des niveaux spatio-temporels et matériels par la représentation du dynamisme. Elles deviennent des moyens de représenter le dynamisme du mouvement en tant que force concentrée, de lier les strates matérielles et spatiales de la composition au sein d’une image de fusion dynamique.

155 Umberto Boccioni, Giovanni Lista (dir. éd. trad.), Dynamisme plastique. Peinture et sculpture futuristes, L’Âge d’homme, Lausanne, 1975, p. 72. 156 Umberto Boccioni, Dynamisme plastique. Peinture et sculpture futuristes, op.cit. ; p. 88. 157 Giovanni Lista, Cinéma et photographie futuristes, Skira, Milan, 2008, p. 163.

110 Toujours selon Bergius, les photomontages des dadaïstes berlinois construisent des dimensions temporelles et mobiles particulières :

« L’expérience esthétique du montage était formée par des disproportions de tailles, des perspectives variables, des directions changeantes, des divergences spatiales, différentes manières de représenter la vélocité et le mouvement, et diverses expériences temporelles allant de moments ponctuels au flux énergétique. Il était influencé par les concepts du cubisme et du futurisme, anticipant au même moment les particularités esthétiques du film158. »

S’il y a anticipation du mouvement filmique, cela se perçoit à travers la compréhension hétérogène du mouvement et donc la conception de l’animation de l’image. Les artistes berlinois se rapprochent ainsi des processus propres au dispositif cinématographique où la fragmentation, la succession des photogrammes est subsumée par la vitesse d’enregistrement et de projection. Les formes de fragmentation et de succession à l’intérieur des photomontages entrent en relation avec les tensions entre les instantanéités fragmentaires de l’inscription filmique et la reconstruction d’un flux temporel. Dans Dada Sinn der Welt, les dynamisations des marques du mouvement en tant que traces d’ellipses du processus correspondent à l’une des variétés temporelles expérimentées par les photomontages et s’étendent aux mises en pages. Dada Sinn der Welt, représente donc une contraction entre le photomontage et la publication. Grosz et Heartfield conçoivent un espace de publication stratifié, composite et dynamique, un ensemble de compositions originales qui concentrent des œuvres, des textes et des typographies hétérogènes, déployées dans un espace dont la profondeur est divisée sur deux niveaux et dépliée de page en page, et enfin traversées par la représentation du mouvement. La fixité des images porte les stigmates des effets d’un mouvement au fur et à mesure du déroulement de la publication.

158 « The aesthetic experience of montage was formed by disproportions in size, variable perspectives, changing directions, spatial divergence, different modes of representing velocity and motion, and varieties of temporal experience ranging from punctual moments to energetic flow. It was influenced by the avant-garde concepts of cubism and futurism, at the same time anticipating the aesthetics peculiarities of film. » [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 146.

111 III. De la plastique à la critique

Dada I et Dada Sinn der Welt représentent deux objets plastiques dont les fondations spatiales, visuelles et dynamiques encadrent les œuvres qu’elles rassemblent et leurs confèrent un terrain d’exposition et d’expression. Le domaine plastique formé se situe à l’intérieur d’un champ dynamique critique d’échanges et de remplois : de circulations au sein des avant- gardes comme des discours et images provenant de la publicité voire de l’idéologie.

Dada I trace un parcours visuel plastique qui emmène le regard d’œuvre en œuvre et tente ainsi de lui faire saisir les différents enjeux de l’avant-garde puis questionne la notion d’œuvre d’art et se positionne au sein des avant-gardes contemporaines. Dada Sinn der Welt assemble et expose un corpus avant-gardiste d’élection selon un photomontage original. Il conçoit une représentation formelle critique des avant-gardes et de leurs problématiques où le regard expérimente les problèmes soulevés et mis en formes. Au travers des textes, Grosz et Heartfield développent deux questions prégnantes pour Dada Berlin : le positionnement face au Futurisme et à l’Expressionisme et la redéfinition de l’œuvre d’art. Quelles stratégies Dada I et Dada Sinn der Welt développent-elles afin d’inscrire leurs spéculations significatives dans une circulation esthétique et culturelle ?

III. 1) Forme de représentations critiques entre les œuvres : appréhensions visuelles des avant-gardes

Dans une série d’émissions radiophoniques consacrées aux revues d’avant-gardes, Les Revues d’avant-garde et la nouvelle poésie, réalisées et diffusées par la chaine nationale en 1950, Tzara revient sur la place singulière occupée par Dada en 1917 :

« Il faut constater que, parallèlement à l’esprit Dada et à son mépris à peine voilé de « l’œuvre d’art », une tendance contradictoire s’est puissamment manifestée dans son sein, celle de l’art abstrait dont le représentant le plus qualifié fut Arp. C’est à son influence que son dû les premiers numéros de Dada qui parurent en mars et en décembre 1917159.»

Tzara reconnaît l’ambivalence de Dada Zürich et de la publication, puis l’ascendant d’Arp en tant que corédacteur, représentant de l’art abstrait et de la conception d’une œuvre d’art non pas déchue mais revalorisée par les changements paradigmatiques apportés. Tzara

159 Tristan Tzara, émission radiophonique « Les Revues d’avant-garde à l’origine de la nouvelle poésie » diffusée par la Chaîne nationale, réalisée par Raoul Auclair du 5 juin au 11 juillet 1950. Emission 4 retranscrite dans Tristan Tzara, Œuvres complètes Tome 5. 1924-1963, op.cit. ; p. 508.

112 introduit plusieurs dimensions du parcours plastique et critique accompli par le premier numéro de Dada : réunir par élections trois parts des avant-gardes à travers les plasticiens et poètes représentés de Dada à l’art abstrait et au futurisme, réfléchir leurs paradigmes dont la notion d’œuvre d’art, et enfin transformer le corpus en critique formelle active.

Grosz et Heartfield proposent un parcours d’images de Dada Berlin comme de certaines avant-gardes européennes à travers leurs regards singuliers, fortement imprégnés de leurs recherches plastiques personnelles en cours. Dès 1921, un an après la parution de l’imprimé, les deux artistes qualifiaient leurs œuvres en ces termes :

« Grosz et Heartfield faisaient la publicité de leurs œuvres en 1921 en tant que ‘meilleure qualité garantie pour tous les types d’art : expr., futur., dada, métamec.’160. »

Les œuvres de Grosz et Heartfield, produites entre 1919 et 1920 et représentées dans Dada Sinn der Welt, sont donc placées par leurs auteurs à la jonction de plusieurs influences artistiques incluant le dadaïsme, l’expressionisme, le futurisme et la métamécanique. Les expressions raccourcies ‘expr., futur.’ ou ‘métamec.’ induisent une assimilation, une appropriation des influences. Ils formulent ainsi des interrelations intrinsèques avec les différents courants nouées au sein de leurs travaux.

III.1. a) Parcours critique entre différence et approfondissement

Dans son journal, Arp se souvient qu’au moment même de la parution de Dada I :

« La même année 1917 j’abandonnai ce problème de la symétrie dans les gravures sur bois et dans les broderies161.»

De manière paradoxale, alors que la symétrie et ses travaux de gravures, de broderies occupent une place centrale, fondamentale pour la mise en page, le montage plastique entre les œuvres et donc la cohérence entière de l’espace plastique de Dada I, ils deviennent des œuvres au passé. L’année 1917 représente une scission où Arp abandonne ces recherches mais ne s’en détourne pas complètement, en use encore pour Dada I en tant qu’œuvres représentées et outils de l’exposition, du montage. Les philosophies internes de la symétrie, de ses gravures et broderies demeurent pertinentes pour la publication. Elles ne sont pas dépassées. Porter ses œuvres, ainsi que la forme de la symétrie, au contact d’autres œuvres à

160 «Grosz and Heartfield advertised their works in 1921 as ‘great quality guaranteed in every type of art : expr., futur., dada, meta-mech.’ » [Nous traduisons] Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 19. 161 Hans Arp, « Jalons », in Jours effeuillés. Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965, op.cit. ; p. 357.

113 l’intérieur de la revue, d’un domaine de représentation correspond à un regard suranné, introspectif sur les dimensions de son œuvre personnelle, les résonnances et les discordances avec les démarches de ses pairs. Il met à distance : à la fois comme objet de la représentation, par la reproduction de ses œuvres, et comme ordre de représentation à travers le schéma et le montage de la mise en page. Il établit un cadre de représentation, selon ses propres démarches personnelles, pour ses œuvres et celles de Janco, Lüthy et Prampolini. Réfléchissant formellement et conceptuellement son œuvre, il entraîne également celles de ses collaborateurs dans son énergie spéculative.

La couleur occupe une place importante dans les démarches des plasticiens publiés par Dada I. Tzara et Arp précisent leurs rapports problématiques aux recherches de la différence, et notamment pour la matière colorée. Ils y établissent certaines limites de même qu’une ultime solution dans L’Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat :

« Une seconde limite imposée par une convention d’ordre extérieur est la monochromie des sculptures. Or, couleur et forme sont toujours liées. 1° parce que l’expérience artistique l’enseigne (la nature) 2° parce que ce sont les seuls éléments impressionnant nos yeux et qu’ils ne pourraient pas exister séparés dans une réalité qui nous donnera directement l’émotion, sans intervention de l’intellect. […] Il ne s’agit donc pas d’améliorer, de préciser, de spécifier ou de développer un système esthétique, mais de montrer pourquoi une toile ou une sculpture ne pourra jamais nous donner l’émotion directe et immédiate, les marges imposées par la nature extérieure ou par une nécessité pratique ne laissant pas résoudre dans leurs propres erreurs. H. Arp donne cette solution : Sculpture abstraite polychrome et sans socle162.»

Dans Dada I, la reproduction obéit à des impératifs matériels et introduit des dimensions photographiques. La disparition de la couleur à travers la reproduction photographique redistribue les équilibres formels, lumineux en faveur du clair-obscur. Les rédacteurs en chef accusent les cadres dont « les marges imposées par la nature extérieure ou par une nécessité pratique ne laissant pas résoudre dans leurs propres erreurs163.», forcent le compromis pratique et induisent un niveau d’erreurs, de différences. La publication en tant que cadre d’exposition se confronte aux limites pratiques et devient une contrainte face à laquelle l’enjeu serait de ne pas réduire les œuvres à l’intérieur de leurs translations plastiques et médiatiques, et plus encore, de s’en servir pour creuser les différences et approfondir

162 Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Tristan Tzara, Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, op. cit. ; p. 558. 163 Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome I. 1912-1924, ibid.

114 l’approche critique. Puisque Tzara considère l’ambition des démarches artistiques selon la recherche de niveaux de différences de plus en plus élevés164, la contrainte inhérente à la reproduction photographique correspond à un ajout de différence, ressemble donc à une perfection critique des œuvres. À cet égard, les réévaluations internes des balances plastiques peuvent être perçues à la manière de déplacements critiques des œuvres.

La reproduction se place au sein d’une distance critique en regard de l’original et de la totalité de ses projets intrinsèques. Les reproductions d’œuvres se considèrent dans des rapports de distanciations et de pertes contingentes, comme le montrent les changements paradigmatiques des couleurs, des tailles et des matières. La reproduction décale les qualités formelles et plastiques de l’œuvre, conçoit une version critique distante. Il s’agit de réévaluer les œuvres, de les mettre en perspective, de déplacer une dimension essentielle afin de valoriser un aspect sous-jacent et constructif qui illumine différemment la composition.

Alors que la reproduction photographique instaure un premier niveau de différences, la versatilité du montage constitue un second niveau de distanciation. Le montage concentre deux mouvements interpénétrés, contradictoires, ambivalents et versatiles qui évoluent entre différences et correspondances. Le parcours critique se déploie à leur suite sur cette fondation, faite d’autant de déplacements et de dissemblances que de similitudes et de concordances. La mise en perspective critique s’inscrit à la suite des changements formels et permet de décaler l’éclairage des œuvres puis de confronter les zones d’ombres.

Toujours selon Tzara et Arp qui développent leurs conceptions de la différence artistique au sein de l’abstraction :

« On se spécialise en cherchant des relations d’ordre intérieur, et en dirigeant l’esprit vers un autre but que celui de l’imitation, par l’étude intense d’un seul ou de plusieurs rapports165. »

L’abstraction doit se concentrer sur une étude approfondie d’un ou plusieurs aspects. Cela rejoint les modes du montage du premier numéro. Au travers des éléments à même de dénoter les concordances entre les œuvres, de les relier successivement au fil d’un montage, il s’agit d’approfondir l’un des aspects qu’elles développent. Paradoxalement, au fur et à mesure

164 « Décrire une fleur — rélative poésie plus ou moins fleur de papier. Voir. Jusqu’à ce qu’on ne découvrira les vibrations intimes de la dernière cellule dans un cerveaudieumathématique et l’explication des astronomies primaires : l’essence, on décrira toujours l’impossibilité avec des éléments logiques de la continuelle contradiction marécage d’étoiles et sonneries inutiles. », Tristan Tzara, « Note 18 sur l’Art, à l’occasion de l’exposition de gravures, broderies et peintures à la Galerie Dada (4-29 mai 1917) », Dada. Recueil littéraire et artistique, n°1, op.cit. ; p. 2. 165 Tristan Tzara, Hans Arp, « Un Art nouveau. Deux solutions sur le principe de l’immédiat, postulées par Hans Arp et formulées par Tristan Tzara », in Tristan Tzara, Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, op.cit. ; pp. 556-557.

115 des distanciations plastiques, de l’apparition de contrastes au sein de la symétrie, les œuvres se confrontent par relations de dissemblances intrinsèques et corollaires. C’est-à-dire qu’il s’agit d’approfondir leurs niveaux d’abstractions, et selon la logique avant-gardiste, leurs niveaux de pertinences descriptives et critiques. La mise en page prend la forme d’une recherche axée sur une étude intense des ressemblances et des distances. Les deux dimensions s’approfondissent mutuellement grâce aux dynamiques du montage désormais critique.

Dans Dada I, le parcours critique formé à partir des distances et approfondissements ne cesse d’emmener le regard plus loin dans la prise de connaissance visuelle de la pensée et du corpus avant-gardiste : à travers l’exposition des points essentiels, des résistances, le déplacement et l’approfondissement des niveaux de différences singuliers puis corolaires par le montage versatile de reflets critiques et d’articulations en approfondissement.

III. 1. b) Photomontage critique des avant-gardes

Dada Sinn der Welt offre un parcours critique d’un point à l’autre des avant-gardes et y développe les positions personnelles prises par Grosz et Heartfield. Puisque le corpus d’œuvre confronte par voie de photomontage les œuvres des artistes avec celles de Haussmann, de Chirico, Ball, Huidobro et Picabia, c’est-à-dire une sélection réduite de démarches singulières du dadaïsme international à la Pittura Metafisica, les deux rédacteurs transforment la publication en une approche réflexive, critique des influences et relations par le photomontage des œuvres et des prises de positions explicitées au sein de leurs écrits.

Dada Sinn der Welt s’inscrit au sein des circulations esthétiques entre les publications d’avant-garde berlinoises car certains de ses matériaux constituent des remplois ou seront remployés par d’autres revues. Par exemple, le poème K’perioum d’Haussmann apparaissait déjà en juin 1919 dans Der Dada n°1, publication personnellement dirigée par l’auteur. Plus spécifiquement, des éléments typographiques de la mise en page de la couverture de Dada Sinn der Welt, ‘Was ist Dada ? […] Garnichts, alles ?’ seront bientôt recopiés à l’intérieur de Der Dada n°2 en septembre 1919 et Dada Almanach publié en 1920 par Huelsenbeck. Grosz, Heartfield et Hausmann collaborent en avril 1920 à la publication du dernier numéro de Der Dada avec le soutient de Malik Verlag166. Les éléments du corpus de Dada Sinn der Welt rejoignent ainsi le réseau de circulation des images à l’intérieur du champ circonscrit par

166 « Raoul Hausmann edited Der Dada 1 in June 1919. Der Dada 2 in September 1919 and Der Dada 3, published by Der Malik Verlag, in April 1920, with George Grosz and John Heartfield. », Emily Hague, « Der Dada », in Dawn Ades, (éd.), The Dada Reader, op.cit. ; p. 83.

116 Dada Berlin. Les liens entre Dada Sinn der Welt et Dada Berlin, Grosz, Heartfield et Haussmann se resserrent d’autant.

Dans les articles, Grosz et Heartfield prennent une certaine distance par rapport au Futurisme italien et à l’Expressionisme allemand. Meliorismus et Dada Tritt Für concentrent la majeure partie d’une écriture essayiste et polémique tandis que les textes Unser John, Mann Muß Kautschuckmann sein ! et Der Zementerarbeiter ein ! correspondent à des récits absurdes et satyriques. Quelques unes des formulations de Grosz et Heartfield dans Meliorismus et Dada Tritt Für résonnent particulièrement, voire exactement, avec des textes écrits par Huelsenbeck, dont la Première allocution dada en Allemagne et le Manifeste Dada, signé entres autres par Grosz, et présentés respectivement le 22 janvier et le 12 avril 1918 puis reproduits tous deux en 1920 dans Almanach Dada.

Huelsenbeck y décrit de cette manière l’Expressionisme allemand :

« Sous prétexte d’‘intériorisation’, les expressionnistes de la littérature et de la peinture se sont rassemblés pour former une génération qui demande déjà aujourd’hui, nostalgiquement, hommages et honneurs à l’histoire littéraire et à l’histoire de l’art ; ils ont déjà posé leurs candidatures pour recevoir l’estime du bourgeois. Sous prétexte de faire de la propagande pour l’âme, ils ont, en combattant le naturalisme, retrouvé les gestes abstraits et pathétiques qui supposent une vie sans contenu, commode et immobile. Nos scènes de théâtres se remplissent de rois, de poètes et de créatures faustiennes de tout acabit ; les têtes oisives sont hantées par une conception mélioriste du monde qui, avec des airs puérils et psychologiquement naïfs, restera l’élément critique le plus significatif de l’expressionisme. La haine de la presse, de la publicité, la haine des nouvelles et des événements à sensation est le propre de gens qui donnent plus d’importance à leur fauteuil qu’au bruit de la rue et qui se font une gloire d’être roulé par le premier combinard venu. Cette opposition sentimentale à une époque qui n’est ni meilleure, ni pire, ni plus réactionnaire, ni plus révolutionnaire que n’importe qu’elle autre, cette opposition faiblarde, qui a l’œil tourné vers les prières et l’encens quand elle ne préfère pas se tailler des projectiles en carton dans des iambes attiques – voilà les traits caractéristiques d’une jeunesse qui n’a jamais su être jeune. L’expressionisme découvert à l’étranger est devenu en Allemagne, suivant la recette bien connue, une grasse idylle et l’espoir d’une bonne pension, n’ayant plus rien à voir avec les intentions d’hommes actifs167. »

Puis il écrit dans le texte «Que voulait l’Expressionisme ? :

167 Richard Huelsenbeck, « Manifeste Dada, soirée dada 12 avril 1918 Berlin », in Almanach Dada, op.cit. ; pp. 195-196.

117 « Il n’est en fin de compte rien d’autre et ne s’en distingue en rien. L’expressionisme n’est pas une action spontanée. C’est le geste d’hommes fatigués qui veulent sortir d’eux mêmes pour oublier, oublier leur époque, la guerre et la misère168. »

Grosz et Heartfield le qualifient ainsi à leur tour :

« L’Expressionisme aurait pu devenir un mouvement comme le Gothique au Moyen-Age. Mais, à peine exploité par ces jeunes au stade précoce de leur développement, il a perdu ses objectifs comme une image floue, brouillée, une idylle grossière, une conversation de salon169. »

« L’activité, cette notion monstrueuse de couleurs, de bruits, de rythmes, attend aujourd’hui la reconnaissance bourgeoise sous le nom d’Expressionisme. Ceux, qui ont une philosophie hypocrite innée, sont fiers de leur aveuglement, de leur manque d’exigence vitale, de leur passivité. Je parle des hommes qui se sont rassemblés sous un seul nom [l’Expressionisme] puis l’ont remplis à leur convenance, après qu’il ne fut un signal et un coup de klaxon pour d’autres. Les idées de ces anémiques n’étaient rien de plus, leurs prises de conscience n’ont rien fait de plus, et ici, elles doivent se substituer à la prière litanique. Se retirer avant le combat signifie ici ‘l’intériorité’. Ne pouvoir copier la nature, qui était l’initiatrice du mouvement, de l’impulsion, de l’action et un appel à l’autoréflexion, justifie ici l’attente d’une bonne pension170. »

Les trois artistes utilisent des termes similaires et concordants sur l’Expressionisme, désormais dénommé Mélioriste, qui est jugé avant tout pour conservatisme et passivité. L’ « idylle » comme les « gestes abstraits et pathétiques », « l’opposition sentimentale » et les « prières et l’encens » ou les « ïambes attiques » décrits par Huelsenbeck, « la prière litanique » de Grosz et Heartfield teintent de passéisme l’expressionisme. Les confortables « pensions », les « hommages et les honneurs », les « conversations de salon », « la reconnaissance bourgeoise » en décrivent le conformisme. « L’immobilisme » et la fatigue dénotés par Huelsenbeck devient sous la plume de Grosz et Heartfield l’antiphrase « activité » qui désigne la manière dont les expressionnistes l’ont dévitalisée afin de se cacher derrière « l’intériorisation ». L’opposition faite à l’Expressionisme révèle ainsi une prise de position

168 Richard Huelsenbeck, « Que voulait l’expressionisme ? », in Almanach Dada, ibid. ; p. 194. 169 « Der Expressionismus, der eine Bewegung hätte werden können wie sie die Gothik im Mittelalter war, und der durch diese Jugend kaum im Anfang seiner Entwicklung abgestochen worden ist, ist hier in seinen Zielen verwischt worden wie eine trübes Nebelbild, eine fette Idyle ein Kafeeklatsch. » [Nous traduisons], George Grosz, John Heartfield, « Meliorismus », in Dada Sinn der Welt, op.cit. ; p. 3. 170 « jene Schwälinge damit zut un, die heute unter dem Begriff des Expressionismus mit Sehnsucht eine bürgerliche Anerkennung erwarten. Das sind diejenigen, die in angeborener Hypokrisie stolz auf ihre Verblendung und auf ihren Mangel an vitalen Voraussetzungen sich eine Philosophie aus ihrer Passivität gemacht haben. Ich spreche von den Menschen, die sich unter einem Namen gesammelt haben und ihn nachträglich mit ihrer Bequemlichkeit füllen, nachdem er für andere ein Hornstoß und ein Signal gewesen war. Die Einsichten diéser anämischen nichts mehr gab, hat mit den Eisichten diéser anämischen nichts mehr zut un, hier muß Litanei Gebet ersetzen, zurückziehen vor dem Kampf bedeutet hier Innerlichkeit. Die Tatsache, daß man die NAtur nicht kopieren darf, die den Iniciatoren der Bewegung eun Anstoß zum Handeln war und ein Ruf zur Selbstbesinnung ist hier eine Rechtfertigung der Erwatung auf eune gute Pension. » [Nous traduisons], George Grosz, John Heartfield, « Meliorismus », in Dada Sinn der Welt, ibid.

118 importante pour Grosz, Heartfield et Huelsenbeck : le mouvement et ses moyens de représentation dynamiques.

Dans Dada Tritt für, Grosz et Heartfield certifient leur entendement avec Huelsenbeck. Comme l’implique cette remarque sur les recherches bruitistes de Huelsenbeck :

« La représentation scénique apporte le mouvement diabolique de la vie directement et délibérément. […] Le poème bruitiste, réalisé pour la première fois dans Phantastiche Gebete de Richard Huelsenbeck, apporte les interjections et les bruits primitifs qui accompagnent chaque processus vivant ; la plus directe expression des événements est ici aussi le principe dadaïste171. »

Ils lient leurs démarches à celle d’Huelsenbeck et au développement du principe dadaïste, c’est-à-dire le principe de mouvement.

Le Futurisme est à son tour inspecté par les trois auteurs. Pour Grosz et Heartfield :

« Là où le dadaïste diffère du futuriste, est l’indiscutable fait que le futurisme est une affaire italienne. Puisqu’on est harcelé par les bâtiments renaissance, on tombe sur les statues d’Apollon et de Ganymède, c’est dangereux et gênant de créer quelque chose de véritablement nouveau parce que le spectateur a immédiatement la possibilité de classer les œuvres par comparaison. […] En revanche, Marinetti s’est présenté au Sturm : il y trouva la Renaissance, qu’il devait tuer afin de devenir futuriste. Il est dans une polémique permanente avec lui-même, (…) parce que les reliefs du Palazzo Ducale ou de la Porta del Popolo lui sourient dans ses rêves, parce que il doit retrouver sur la Piazza del Herbe les jeunes grecs172. »

Les deux plasticiens définissent le Futurisme comme un problème culturel italien. Le positionnement de Huelsenbeck prend les mêmes traits dans Première allocution Dada en Allemagne. Il décrit le Futurisme comme fondamentalement italien et se réfère lui aussi à « la statue d’Apollon »:

« Le futurisme, tel qu’il se présentait, était une affaire exclusivement italienne, un combat contre l’affreuse Antiquité avec sa technique commerciale impeccable qui étouffe tout talent. [...]

171 « Die Darstellung auf der Bühne bring die chaotische Bewegung des Lebens zum unmittelbaren Bewusstsein. […]Das bruitische Gedicht, das zum erstemal durch die phantastichen Gebete von Richard Huelsenbeck verwirklich erscheint, bringt die Interjektionen une primitiven Gerausche, die jeden Lebensvorgang begleiten, zu ihrer Geltung Das Dadaistische Prinzip ist Auch hier, ummittelbarsten Ausdruck des Geschehens zu geben.» [Nous traduisons], George Grosz, John Heartfield, « Dada Tritt Für», in Dada Sinn der Welt, ibid. 172 « Was den Dadaisten vom Futuristen nicht zuerst unterscheidet, ist die unbestreibare Tatsache, dass der Futurismus eine italienische Angelegenheit ist. Da ist man von den auten der Renaissance bedrangt, man stolpert über die Appolo – und Ganymedstatuen, ist gefahrvoll behinder überhaupt etwas neues zu schaffen, weil der Beschauer sogleich die Möglichkeit hat, klassifiizierte Kunstwerke zum Vergleich heranzuziehen. Er wird sich nicht davon abbringen lassen, den hier verkörperten Geist als etwas allein seligmachendes zu preisen, zumal überall die Türen der Museen für ihn geöffnet sind. Dagegen hat Marinetti Sturm gerant ; in seinem Herzen fand er die Renaissance, die er ständig totschlagen musste, um Futurist zu sein. Er war in standiger Polemik mit sich selbt […] weil die Reliefs am Palazzo ducale und der Porta der Popolo in seine Träume grinste, weil er auf der Plazza del Herbe die Grieschiche junglinge versuchen musste. » [Nous traduisons], George Grosz, John Heartfield, « Dada Tritt Für », in Dada Sinn der Welt, ibid.

119 ce futurisme était le combat contre la statue d’Apollon, contre la cantilène et le bel canto. […] Le dadaïsme a dépassé les propositions du futurisme et les théorèmes cubistes173. »

Les regards portés par Grosz et Heartfield sur l’Expressionisme et le Futurisme concordent sémantiquement et discursivement avec celui de Huelsenbeck. Les points communs se répètent et s’inscrivent au sein d’une circulation d’idées qui sous-tend le partage des conceptions à l’intérieur de leurs démarches artistiques. La prise de position contre le statisme de l’Expressionisme se rattache à la manière dont ils envisagent le mouvement dans une dimension plastique et éthique. Les objections faites aux Expressionisme et Futurisme appuient la description et la justification des positions des auteurs, affirmées par contraste. Huelsenbeck qualifie des éléments dadaïstes dans Que voulait l’Expressionisme ? :

« L’expressionisme voulait l’intériorisation, il se concevait comme une réaction contre son époque tandis que le dadaïsme n’est rien d’autre que l’expression de son temps. Dada est dans son temps comme un enfant de cette époque que l’on peut injurier mais qu‘on ne saurait réduire à rien en la niant. Dada a assimilé la mécanisation, la stérilité, la stagnation figée et le rythme de ce temps174. »

Le détail des spécificités dadaïstes est formulé ensuite dans Dada Sinn der Welt :

« Le dadaïste, qui exerce la pensée de sa chair jusqu’à la fin, la corporalité de la sempiternelle progression de l’esprit, l’élément fugace du zénith, n’a rien à faire avec le futurisme comme tendance artistique. […] Le concept de mouvement des futuristes, comme les machines de l’agitation du temps, devient pour le dadaïste fortement généralisée […] Le concept de mouvement se transcrit en art de vivre et inversement. Il n’y a de paix nulle part. Là où est la paix, se perçoit la progression de l’esprit et commence la flaque de boue. À la fin, la vie n’est rien d’autre que le désordre pressé du meilleur film à sensation. Mais le mouvement, avant le fatras du soi-disant esprit objectif, veut désordonner le concept moral. Il enseigne après la division naturelle en deux des choses à voir175.»

Selon Grosz et Heartfield, la conception du mouvement caractérise le principe sous- jacent du dadaïsme. Le principe sous-tend plusieurs dimensions qui engagent les processus de représentation : le mouvement se perçoit comme fonction déconstructrice et sensitive dont l’hétérogénéité, l’hétérochronie devient implicitement critique.

173 Richard Huelsenbeck, « Première allocution dada en Allemagne 22 janvier 1918 », in Almanach Dada, op.cit. ; p. 260. 174 Richard Huelsenbeck, « Que voulait l’expressionisme ? », in Almanach Dada, op.cit. ; p. 194. 175 George Grosz, John Heartfield, « Dada Tritt Für », in Dada Sinn der Welt, op.cit. ; pp. 5-6.

120 Cependant, il se crée une tension contradictoire entre l’assimilation des formes et principes futuristes ou expressionnistes176, soit avouée dans les descriptifs donnés par Grosz et Heartfield de leurs démarches, soit par la généralisation du concept du mouvement futuriste au prisme du dadaïsme, et les prises de positions formulées précédemment dans Dada Sinn der Welt. Huelsenbeck se contredit tout autant car en affirmant son invention du poème bruitiste, il reconnaît par là même la préséance futuriste de Russolo dont la partition Le Réveil 177 de la capitale fut performée pour la première fois le 2 juin 1913 .

Les formes de remplois expressionnistes, futuristes, dadaïstes tels qu’affirmés en 1921 par les deux rédacteurs en chef manifestent une circulation ambivalente, contradictoire entre absorption et refus. Si Grosz et Heartfield ne se relient pas au Futurisme en tant que tendance artistique, le concept de mouvement adoptant une dimension essentielle dépasse la contradiction et se réactualise au contact des dadaïstes. Face à l’Expressionisme et au Futurisme, les positionnements des trois artistes insistent sur les particularités des travaux dadaïstes et appuient la notion du mouvement. Le concept du mouvement devient à la fois un outil et un processus de représentation dynamique, imprégné des mécanisations contemporaines que les artistes veulent absorber par leurs travaux.

Les articles de Dada Sinn der Welt concentrent donc des prises de positions explicites qui détaillent discursivement, énoncent les termes des contrastes et des oppositions afin d’affirmer les propositions portées par les démarches de Grosz et Heartfield, et d’insister sur leurs spécificités. La critique textuelle introduit la question du manifeste qui explicite et définit les choix esthétiques des deux auteurs dans le corps du texte, les situent au sein des circulations esthétiques et discursives entre les différentes démarches contemporaines. Tandis que les articles décrivent la position, les photomontages en appuient formellement les idées. Les particularités matérielles, spatiales et dynamiques de Dada Sinn der Welt prennent une tournure critique plastique, formelle et dynamique en composant avec différentes démarches d’avant-gardes ainsi que les approches spécifiques de Grosz et Heartfield.

L’inclusion matérielle des œuvres par la reproduction et la composition du photomontage constitue à la fois une appropriation et un déplacement. La transition des

176 « Certaines des expressions artistiques par lesquelles elle [La branche berlinoise] s’affirma prenaient néanmoins leurs sources dans l’Expressionisme ; ainsi en est-il par exemple du photomontage, comme du poème phonétique. » J. Pierre, « Hannah Höch et le photomontage des dadaïstes berlinois », in Techniques graphiques, n°66, novembre décembre 1966, Paris, p. 531. 177 « Moi j’ai inventé le concert de voyelles et le poème bruitiste, qui est un mélange de poème et de musique bruitiste et que les futuristes ont rendu célèbre avec Le Réveil de la capitale », Richard Huelsenbeck, « Première allocution dada en Allemagne 22 janvier 1918 », in Almanach Dada, op.cit. ; p. 260.

121 œuvres en présente une version non seulement située au sein d’un rapport de différence avec l’original mais désormais absorbé dans une composition dynamique. Bürger detsee ajoute les niveaux de différences. L’œuvre reproduite est créée à partir de deux œuvres originales de l’artiste, Mnymosa et M. Gurk, photomontées ensemble. Les œuvres transformées en matériaux de composition par Hausmann sont assimilées par similigravure dans Dada Sinn der Welt, devenant encore élément de composition. D’assimilations en assimilations, les œuvres approfondissent des rapports de différences entre les versions. Déplacées au sein de la composition leurs transformations matérielles leurs confèrent certaines valeurs critiques. L’appropriation matérielle, la distanciation et le déplacement inhérents préparent le terrain à une critique formelle dynamique. Contrastes et correspondances agissent à la manière de révélateurs et de contrepoints, d’accords et de contradictions. Les traces dynamiques prennent quant à elles une dimension critique, au-delà de la figuration effective des déplacements, au sein de l’altération et des transformations qu’elles impriment sur les œuvres.

La dimension critique s’étoffe au long du montage alterné des trois séquences. Au fil de ce montage, les caractéristiques plastiques des photomontages servent à construire une critique des œuvres. Les deux séquences d’ouverture et de fermeture, divisées par le carnet central, s’attachent particulièrement à l’étude de Grosz et Heartfield tout en l’élargissant par les reproductions de Bürger detsee et K’perioum. Il se crée une identification au sein de la division du corpus entre les œuvres de Grosz, Heartfield et Hausmann. D’autre part, Bergius remarque à propos du principe fragmentaire inhérent au photomontage :

« Seulement si assemblée comme un découpage fragmenté, l’image [le photomontage] retrouve-t-elle le geste de l’action, la mise en mouvement et la provocation du regard 178»

L’inclusion des œuvres remployées en tant que fragments dans la composition du photomontage général de Dada Sinn der Welt serait dynamique. L’assimilation des œuvres à l’intérieur du photomontage, appuyée par le principe de juxtaposition, en tant que fragments conserve l’hétérogénéité et confère un certain dynamisme. Les œuvres d’Hausmann, Grosz et Heartfield ainsi regroupées à l’intérieur de la séquence sont-elles unifiées à travers le dynamisme de la composition. Celui-ci permet d’en resserrer les liens d’identification, malgré les différences inhérentes, de placer l’œuvre d’Hausmann et celles des deux rédacteurs sur un même plan. D’autre part, si la dynamique permet d’unifier le corpus des deux séquences, elle se relie fortement à la conception du mouvement, de l’activité donnée par les artistes. La

178 « Only if assembled as a fragmented cut-up does the image regain a gesture of action, setting in motion and challenging the gaze. » [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 117.

122 dynamique composée entre les œuvres à l’intérieur des mises en pages, puis dépliée par la voie du montage correspond à un processus de représentation par le mouvement. L’assimilation, la reconnaissance entre les trois démarches artistiques provient de la conception essentielle et partagée du mouvement et d’une mise en pratique par la mise en page. Les première et dernière séquences représentent des critiques internes cohérentes qui concentrent les prises de positions discursives et textuelles des artistes et les interpénètrent aux compositions d’un photomontage synthétique de leurs démarches. Il s’agit de relier et varier intrinsèquement les dimensions inhérentes à leurs pratiques artistiques. La présence des deux œuvres d’Haussmann à la fois confronte et se lie implicitement aux propres développements de Grosz et Heartfield.

Le carnet central intervient à la manière d’une coupe rythmique et formelle. Elle s’intercale en antagonisme, en tant que montage alterné, entre les deux séquences de montages parallèles particulières à Grosz et Heartfield. Elle prend une place de pivot qui entrecoupe le déroulement des deux séquences. Elles les positionnent en alternance, force une disruption, une mise à distance de la continuité. La séparation des deux séquences renforce l’effort critique entre chacune. Le cadre du montage, l’alternance des deux séquences contre la dissipation, structure et régule rythmiquement et spatialement les interrelations critiques.

Formellement, le carnet central concentre les œuvres de Ball, Huidobro, Picabia et de Chirico, c’est-à-dire les reproductions hétérogènes aux travaux de Grosz et Heartfield, et représente autant une pause formelle et réflexive qu’une ouverture critique. La séquence élargit le champ de Dada Sinn der Welt en exposant une à une les œuvres. Elle prend une dimension réflexive car l’introduction de l’hétérogénéité, au-delà des différences, mise en regard avec les œuvres et les textes de Grosz et Heartfield, réfléchit les qualités des unes et des autres et recherchent implicitement les discordances ou les correspondances. L’inclusion de chaque œuvre prouve l’attachement formel entre les démarches des artistes et les circulations des œuvres. Karawanne est imprimé selon une typographie originale de Grosz et Heartfield qui certifie la complicité entre l’œuvre poétique de Ball et celles plastiques de Grosz et Heartfield.

La reproduction du Revenant de De Chirico affirme une affiliation spécifique avec la Pittura Metafisica italienne. Hanne Bergius résume quelques façons dont la Pittura Metafisica s’est implantée en Allemagne en 1920 :

123 « L’influence de la pittura metafisica commença seulement avec le journal Valori Plastici (1918-1921), établit à Rome par Marco Broglio. Entre juin 1919, numéro 6, et 1920, Theodor Daübler devint co-auteur du journal, écrivant un essai en cinq parties intitulé ‘Nostro retaggio’ et des traités sur Chagall et Rousseau (jusqu’en 1921). Ce fut probablement Däubler qui diffusa le concept de la pittura metafisica à Berlin. La Galerie Goltz à Munich et Flechtheim à Dusseldorf distribuaient Valori Plastici en Allemagne. Puisque la galerie Goltz en avril et mai 1920 présenta la première exposition individuelle de Grosz, il est possible que ces contacts portèrent l’attention de Grosz sur le journal. Dès 1919, Das Kunstblatt décrivait l’influence de Carra sur les travaux de Grosz et Heinrich Maria Davringhausen179. »

La collaboration entre Grosz et le galeriste Däubler à partir de 1919 et 1920, la diffusion allemande de Valori Plastici180 constituent des éléments clés par lesquels les dadaïstes berlinois, particulièrement Grosz, firent connaissance avec l’école contemporaine italienne. Le Revenant convoque au centre de Dada Sinn der Welt l’interrelation entre les deux courants d’avant-gardes en train de se construire. Parmi les principaux concepts de la Pittura Metafisica, le développement d’un perspectivisme multifocal, où les lignes de forces se dissipent et convergent vers l’extérieur de la composition, occupe une place centrale. Ces dimensions formelles se retrouvent à l’intérieur du Revenant où différents centres de perspectives et lignes de force sont déformés. Selon l’analyse de l’œuvre de de Chirico, en fonction de ses interrelations avec les dadaïstes berlinois, par Werner Spies :

« Notons que De Chirico a également utilisé de façon toute nouvelle le symbole le plus rationnel du réalisme pictural, la perspective centrale […]. Le voisinage de couches signifiantes qui se repoussent réciproquement et ne sont pas satisfaisantes du point de vue de la logique, est symbolisé par la perspective centrale qui n’a plus de fonction harmonisatrice 181.»

Les inflexions que donnent la Pittura Metafisica à la perspective, dont Le Revenant se fait ici le porte parole, correspondent aux transformations, déconstructions et décentralisations opérées par les photomontages de Dada Sinn der Welt, autant à l’intérieur des œuvres que des mises en pages. Pourtant, Le Revenant demeure une œuvre picturale face à la diversité matérielle des photomontages, des mises en pages. Haussmann écrit dans un texte intitulé Die

179 « The influence of pittura metafisica began only with the journal Valori Plastici (1918-1921), established in Rome by Marco Broglio. From June 1919, n°6 until 1920, Theodor Daübler was a co-author of this journal, writting a five-instalment essay titled ‘Nostro retaggio’ and treatises on Chagall and Rousseau (until 1921). It was probably Däubler who spread the word in Berlin about the concept of pittura metafisica. The Goltz Gallery in Munich and the Flechtheim in Dusseldorf distributed Valori Plastici in Germany. Because Goltz in April and May 1920 presented the 1st individual exhibition by Grosz, it is possible that these contacts brought Grosz’s attention to this journal. As early as 1919 Das Kunstblatt pointed to Carra’s influence on the Works of Grosz and Heinrich Maria Davringhausen » [Nous traduisons] Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; pp. 192-193. 180 Valori Plastici, Rivista d’Arte, Rome 1918-1921, reproduction, Milan, Grabiele Mazzotta editore, 1969. 181 Werner Spies, Max Ernst – Les Collages inventaires et contradictions I. Un Inventaire du regard écrit sur l’art et la littérature, op.cit. ; p. 140.

124 Gesetze der Malerei, rédigé en septembre 1920 et signé par Grosz, Heartfield et Raoul Schlichter, néanmoins jamais publié avant la parution du recueil Hannah Höch en 1989 :

« La peinture est un langage qui doit intensifier les conceptions optiques de la masse en une clarté univoque182. »

De manière équivoque, la condition picturale du Revenant conserve les torsions des perspectives à l’intérieur d’une fixité et clarté d’exposition, tandis qu’elles deviennent mobiles grâce aux dynamiques intrinsèques des photomontages ainsi que le mouvement développé par Dada Sinn der Welt. Le Revenant s’envisage à la manière d’une affiliation sur la question formelle de la décentralisation des perspectives et de l’ouverture du champ dont elle offre une variation picturale. L’œuvre de de Chirico s’installe dans une position critique sur la question de la perspective face aux photomontages, dessins de Grosz ainsi qu’aux compositions de mise en page. Car face aux similitudes des travaux sur la déformation perspectiviste, les différences matérielles et processuelles prennent une fonction critique.

L’hétérogénéité des œuvres et des liens concentrés par le carnet central questionnent, au centre même de la composition, les conceptions du dadaïsme de Grosz et Heartfield. La pause réflexive et critique crée par le carnet central, la mise en regard et à distance s’invite au milieu du manifeste plastique et textuel des deux séquences dévouées à Grosz, Heartfield et Hausmann. Le carnet central ouvre à des dimensions extérieures, des correspondances et des différences élues par les rédacteurs. Non seulement ces liens prennent-ils une fonction critique aux regards des spécificités des approches de Grosz et Heartfield, mais l’insertion du carnet central déroute-il la linéarité du manifeste, place les deux parties en regard dans un questionnement qui implicitement critique.

La forme du photomontage de Dada Sinn der Welt prend une dimension manifeste à travers les séquences d’ouverture et de fermeture où les textes explicitent les prises de positions esthétiques des rédacteurs en chef, face à l’Expressionisme et au Futurisme, qui introduisent une conception clé du mouvement et où les œuvres comme les mises en pages en exposent les développements formels. La critique se développe grâce au déroulement dynamique du montage. Le carnet central, lieu de différences de par sa forme de composition, son rythme intrinsèque et les œuvres reproduites, s’intercale au cœur des deux séquences et marque la discontinuité. Il devient critique en tant que différence réflexive où l’hétérogénéité

182 « Painting is a language that has to intensify the optic conceptions of mass into uniquevocal clarity » [Nous traduisons] Raoul Haussmann, HHE 1, p. 698.

125 des œuvres, des affinités électives, ouvre le noyau formé par Grosz et Heartfield à l’horizon de ces correspondances et différences avant-gardistes. Depuis la fracture créée par le carnet central, les première et dernière séquences adoptent des postures critiques à travers la distance qui les sépare. Dada Sinn der Welt organise le parcours d’un regard : immergé au sein de l’œuvre de Grosz, Heartfield et Haussman, il étudie les limites de l’Expressionisme et du Futurisme, dispose implicitement des différences et des correspondances choisies avec Ball, Huidobro, Picabia et la Pittura Metafisica de de Chirico.

III. 2) Formes d’absorptions et de renvois : de l’œuvre d’art à la publicité et l’idéologie

Les rédacteurs en chef de Dada I et Dada Sinn der Welt déterminent des termes de négociations avec le monde contemporain dont les moyens et les formes sont absorbés en vue de remplois. Ils questionnent la valeur et la place de l’œuvre d’art, l’une des fondations du domaine artistique, empruntent les voies d’échange et de communication avant-gardiste, s’imprègnent puis détournent des contenus publicitaire et médiatique.

III. 2. a) La Valeur de l’œuvre d’art

En 1958, Tristan Tzara donne une conférence lors de l’ouverture de l’exposition rétrospective Dada au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Il jette un regard rétrospectif sur les manières dont les dadaïstes considéraient leurs œuvres :

« Il faut penser que ces ‘œuvres d’art’, à l’époque, n’étaient que des manifestations contre l’art, qu’elles n’étaient destinées ni à la vente ni à être conservées. {…} Jamais il n’aurait été question de vendre nos productions183.»

Les œuvres dadaïstes se déplaçaient en-dehors des milieux marchands ou institutionnels de l’art. Selon ses souvenirs, leurs démarches et places avant-gardistes ne participaient pas aux types de relations commerciales (galeries, collections) et culturelles (institutions).

Lors du salon d’Automne parisien de 1920, trois ans après la parution de Dada I, le critique d’art Robert de la Sizeranne écrit pour La Revue des deux mondes un article à

183 Tristan Tzara, « Conférence sur une exposition Dada », in Tristan Tzara, Henri Béhar (éd.), Claude Sernet, Colomba Voronca (trad.), Œuvres complètes, Tome 4. 1947-1963, op.cit. ; p. 557.

126 l’intérieur duquel il réfléchit la place prise par des courants d’avant-gardes, principalement le cubisme mais aussi le dadaïsme, dans le marché de l’art :

« On nous a montré la beauté des plus insignifiants Cézanne, des plus hurlants Renoir, comment ? En nous montrant les prix qu’ils obtiennent dans les ventes et l’importance des collections où ils sont entrés. Mais la même sorte d’argument peut être invoqué par les cubistes. Leurs œuvres d’abord contestées se vendent. Il y a des collections où on n’en voudrait pas d’autres. […] Il faut donc avouer que le cubisme, le futurisme et même le dadaïsme sont l’art de l’avenir ou que ces raisons ne valaient rien. C’est qu’en effet elles ne valaient rien. Et pour peu qu’on les soumette à la méthode expérimentale, leur vanité paraît. Au fond, il n’y a ni ne saurait y avoir d’autorité qui sera toujours subjective, mais il y a pour juger d’une œuvre d’art un critère supérieur, complexe mais sûr : la Nature. L’art et la critique ont été désorbités du jour où ils ont abandonné cette vérité si simple : les arts plastiques sont des arts d’imitation184. »

De la Sizeranne proteste contre la valeur artistique évaluée selon la loi du marché et invoque la qualité imitative comme baromètre artistique. Cette conception correspond à l’opposé exact de celles de Tzara et Arp : la valeur différentielle de l’œuvre et l’incorporation naturelle des éléments. L’article néanmoins considère dès 1920 les avant-gardes comme des acteurs du marché, et soulève la question d’une valeur ontologique de l’art.

De manière ontologique, Ball réfléchit en 1917 la valeur prise par le marché de l’art :

« Le public de l’artiste n’est plus limité à sa seule nation. La vie se disloque en parties ; seul l’art résiste encore, mais ses destinataires deviennent de plus en plus équivoques. Est-ce qu’on peut écrire, faire de la poésie et de la musique pour un public imaginaire ? Ou bien tout cela n’existe-t-il plus que pour le marchand ? Le marché de l’art est devenu une affaire de spéculations boursières, un commerce avec du papier imprimé et de la toile peinte – valeurs où le destinataire n’entre presque plus en ligne de compte. Ainsi, artistes et écrivains – dans la mesure où ce sont aussi des êtres humains et pas uniquement des soutiens de famille – mènent également un combat pour leur propre compte. Les œuvres impliquent, les unes comme les autres, une philosophie justifiant leur existence. Les pionniers se retirent sur leur ultime ligne de défense. Ce qui est en jeu, ce sont les grandes lignes générales, et toutes les œuvres, sans exception, contiennent une philosophie des grandes lignes. Autrement dit : en tant qu’image archétype, image copie et image modèle, l’image elle-même devient problématique185. »

À travers les notions de circulation internationales et de spéculation, Ball comprend l’ouverture et la déréalisation concomitantes des échanges. Une plus grande circulation jette une forme d’ambigüité sur les destinataires comme sur les différentes valeurs conférées aux

184 Robert de la Sizeranne, « Le Cubisme et la critique », in La Revue des deux mondes, vol.60 n°15, novembre 1920, Paris, p.336-344. 185 Hugo Ball, Sabine Wolf (trad.), Dada à Zürich. Le Mot et l’image, op.cit. ; pp. 104-105.

127 œuvres. Spéculation et circulation vont de pair : la valeur prêtée devient valeur ajoutée qui facilite sa dispersion. La loi du marché règle la réception et la circulation, joue le rôle d’intermédiaire et de filtre économique. Pour Ball, en réponse à une telle déréalisation, les artistes renforcent la recherche intrinsèque de l’œuvre, la philosophie interne. Il s’agit d’une position défensive qui pose comme problème l’ontologie de l’œuvre. La division interne problématique, critique, confronte et questionne entre elles les dimensions archétypales, modélisatrices ou reproductives à l’intérieur de l’œuvre. Il se crée ainsi une tension forte, comprise entre valeur marchande et valeur ontologique, au sein de la problématique de la valeur artistique. À mesure que les modes d’échanges s’étendent et se formalisent, les racines problématiques des images deviennent des questions de plus en plus prégnantes pour les artistes. La confrontation renforce le besoin d’introspection de la démarche artistique, une forme d’indépendance formée à l’insu des lois de marchés.

Cependant, les artistes cherchent toujours à exposer et possiblement intégrer le circuit commercial artistique, comme le montre les démarches qu’effectue Prampolini auprès de galeristes :

« Je vous prie encore de m’envoyer mes trois tableaux peints, parce que je dois les montrer à plusieurs propriétaires de ‘galeries’186. »

Si Prampolini, à l’instar des autres artistes, recherche activement des moyens de circulation et de diffusion de ses œuvres, les avant-gardes possèdent néanmoins des moyens propres de circulation et de diffusion, possiblement de vente.

Au sein de Dada Zürich, les artistes organisent leurs propres expositions et manifestations dans des galeries et cabarets. En 1915, se tient l’exposition des œuvres d’Arp, d’Otto et Adya Van Rees à la Galerie Tanner. Le Cabaret Voltaire ouvre le 5 février 1916, Janco et Tzara exposent les peintures de Prampolini en mars 1917187. La galerie Corray accueille d’abord la première exposition dada de janvier à février 1917 puis devient le 17 mars, à l’initiative d’Hugo Ball et Tzara, la Galerie Dada188. Cette galerie accueillera les soirées dadaïstes et les accrochages d’Arp, Fritz Baumann, de Chirico, Helbig, Janco, Paul Klee, Lüthy, Modigliani, Prampolini, Van Rees, Hans Richter, Arthur Segall, Marcel Slödki

186 Enrico Prampolini, « lettre à Tristan Tzara 19 octobre 1917 », Fichier 12 « Correspondance 1917-1919 », Fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome. 187 Marcel Janco « Lettre 26 février 1917», Fichier 12 « Correspondance 1917-1919 », Fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome. 188 « Zürich le 18 mars 1917. Nous sommes, Tzara et moi, locataires des salles de la galerie Corray (19, Bahnhofstr.), et hier nous avons inauguré la Galerie Dada avec une exposition du Sturm. », Hugo Ball, Sabine Wolf (trad.), Dada à Zürich. Le Mot et l’image, op.cit. ; p. 109.

128 et Johannes von Taschner. En transformant la galerie Corray en galerie Dada, ils s’offrent un cadre d’exposition libertaire et communautaire. Le circuit, à l’égal des propositions pour les publications, se forme sur des liens tissés à l’intérieur du réseau des avant-gardes, sur les rôles d’intermédiaires pris par les artistes. Comme le remarquait Tzara, il n’est pas exactement question de vente, et, la galerie Dada restera inévitablement déficitaire ainsi que le note Hugo Ball dans son journal :

«Les dettes de la galerie s’élève à 315 francs suisse189.»

Zürich se concentre sur un réseau avant-gardiste dont les artistes dirigent les modes d’exposition à travers la galerie et la diffusion grâce à la publication.

Les correspondances d’artistes attestent des échanges et des circulations d’œuvres. La reproduction photographique représente un des moyens qui facilite la circulation, la prospection de collaborations et les publications. Par exemple, le magazine américain Vanity Fair publie dans l’édition de juillet 1922 Quelques souvenirs de Tzara accompagné par deux œuvres d’Arp, une broderie et une marionnette. Dans une lettre datant du 26 mai 1922, Arp certifie à Tzara l’envoi des photographies de ses œuvres en vue de la publication :

« Pour le nouveau cahier de Vanity Fair je t’envoie quelques photos de ma chaste fiancée. Une broderie et une marionnette réjouiront les enfants du dollar190. »

Les deux rédacteurs de Dada I collaborent à Vanity Fair qui reçoit les œuvres d’Arp sous formes d’épreuves photographiques. Autre exemple, Théo van Doesburg, alors à la recherche d’un éditeur pour un ouvrage monographique, demande à la rédaction de Noi de lui retourner ses clichés photographiques :

« Demandez SVP à M. Prampolini de me retourner toutes les photos lesquelles j’ai envoyées pour le numéro spécial de Noi, c’est très urgent car j’ai grand besoin de ces photos pour une édition à Paris191. »

En janvier 1924, le peintre belge Victor Servranckx, à l’occasion d’une exposition de ses œuvres, prend contact avec Marinetti et les éditions futuristes :

« Au cas où ces revues [futuristes italiennes et internationales] voudraient reproduire en même temps des photos de mes œuvres, je serais disposé à prêter les clichés que je possède et que

189 Hugo Ball, Dada à Zürich. Le Mot et l’image, ibid. 190 Lettre de Hans Arp à Tristan Tzara, 26 mai 1922, reproduit in Catherine Dufour, « Le geste et l’écriture de Tzara, entre expressionisme et Dada », in Henri Béhar, Catherine Dufour (éd.), Dada circuit total, op.cit. ; p. 129. 191 Theo Van Doesburg, « Carte postale 20 janvier 1924 », Fichier 13 « Correspondance 1920-1925», Fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome.

129 j’enverrais dès que vous me ferrez la demande. […] Je possède aussi trois diapositives de mes œuvres pour projections lumineuses192 ! »

Le format photographique facilite une circulation des images par correspondance : il devient un outil de diffusion et de présentation, une lettre d’introduction entre artistes et auprès des rédacteurs. Il prend la fonction d’outil technique de dissémination par les éditions d’imprimés et par l’ouverture de son champ de réception. La photographie fait écho aux trois dimensions problématiques intrinsèques des images selon Ball, particulièrement la dimension reproductive. On pourrait envisager que la reproduction photographique de l’œuvre représente une dimension critique qui interroge ontologiquement son statut.

Dada I interroge la place et la valeur de l’œuvre d’art à travers la notion de reproduction. Le corpus peut-être divisé en deux : entre la prédominance accordée à la gravure sur bois et les reproductions photographiques par impressions, les similigravures.

La gravure sur bois représente un format d’édition amplement utilisé au XIXe siècle, comme le rappelait en 1921 Paul Weistheim dans son essai sur les techniques d’imprimerie des images Das Holzschnittbuch :

« Pour le XIXe siècle, qui fut le siècle du dictionnaire encyclopédique, du journal, de la revue illustrée et de l’ouvrage de luxe, la gravure sur bois représenta un moyen tout prêt et allégrement utilisé pour illustrer de reproductions picturales les ouvrages à gros tirage193. »

La forme de la gravure sur bois employée par Dada I se relie aux ouvrages à grand tirage du siècle précédent. Cependant, à partir des années 1910 la photographie supplante la gravure sur bois au sein des techniques de reproduction chez les imprimeurs194. La forme ainsi reprise, si elle est encore marquée par l’emploi et la diffusion qui en fut fait, constitue néanmoins une technique désuète désormais aux mains de l’avant-garde. Selon Catherine Dufour, lors de l’analyse des influences expressionnistes au sein de l’œuvre de Tzara et des contenus des revues dadaïstes zurichoises de 1916 à 1919 :

« Malgré les propos virulents qui y sont fréquemment tenus contre l’expressionisme, leurs illustrations s’inspirent de ses techniques. C’est ainsi que le bois gravé, qui y est très représenté, vient du courant Die Brücke né à Dresde en 1905195.»

192 Victor Servranckx, « Lettre à Marinetti, janvier 1924 », Fichier 13 « Correspondance 1920-1925», Fond Enrico Prampolini, MACRO, Rome. 193 Paul Westheim, Das Holzschnittbuch, Postdam, 1921, p. 5. 194 Paul Westheim, Das Holzschnittbuch, ibid. 195 Catherine Dufour, « La Geste et l’écriture de Tzara, entre expressionisme et dada », in Henri Béhar, Catherine Dufour (ed.), Dada circuit total, op.cit. ; p. 94.

130 L’usage de la gravure par les dadaïstes se relie autant à un emploi ‘industriel’ de l’imprimerie de la fin du XIXe siècle qu’à une conversion avant-gardiste déjà introduite par les revues expressionnistes de Die Brücke.

Les quatre gravures sur bois de Dada I, si elles représentent des œuvres en tant que telles, impliquent également une dimension reproductible de par les techniques employées : la matrice gravée, moyen de reproduction principal, est ensuite encrée puis transposée sur le papier. L’attention particulière accordée dans Dada I à la gravure peut se comprendre à la fois comme intérêt des artistes pour les possibilités de la technique et son emploi envers des formes abstraites, et surtout, son adéquation aux formats d’édition. La gravure a l’avantage d’offrir non seulement un format adapté à la publication mais aussi un support avec lequel les artistes expérimentent formellement la matière boisée (Arp) ou les dimensions spatio- temporelles des techniques d’impression (Janco, Prampolini). L’œuvre gravée se comprend également comme une reproduction imprimée. La prédominance des gravures dans Dada I questionne donc l’œuvre d’art en tant que techniquement reproductible.

D’une autre manière, les similigravures reproduisent les œuvres différemment. Tandis que la technique de la gravure génère elle-même des copies par l’intermédiaire de la matrice, l’intervention photographique reproduit au sein d’une matière et d’un médium autres. Les nouvelles versions similigravées questionnent à leur tour la notion d’œuvre d’art, dont les domaines formels intrinsèques se prêtent aux transformations paradigmatiques. Le choix et l’emploi de changements paradigmatiques par les rédacteurs confirment l’œuvre d’art dans un statut reproductible, ouvert à l’altération et l’intervention. La revue devient un espace consacré, à la manière d’un espace d’exposition seulement illimité dans le temps, où la perte se conçoit à l’intérieur des transitions et translations matérielles et plastiques.

Il se crée une conception mouvante de l’œuvre d’art dont les contours se prêtent aux variations. L’artiste graveuse et théoricienne Johanna Drucker écrit à propos de la démarche dadaïste, particulièrement celle de Tzara :

« L’activité dada entérine les moyens par lesquels la valeur (la signification) devrait être considérée comme un processus, plutôt qu’un produit, comme une dynamique de relations plutôt qu’une forme achevée, même si innovante196. »

196 «The Dada activity foregrounds the ways in which value (signification) should be considered a process, rather than a product, as an ongoing activity of relations rather than an achieved form, however innovative.» [Nous traduisons] Johanna Drucker, op.cit. ; pp. 66-67.

131 L’altération des formes comme des significations redéfinissent leur statut d’œuvre d’art. L’introduction d’un dynamisme, d’une possible altération du statut contredit donc la reconnaissance de l’œuvre comme produit artistique arrêté dans une pause immuable et identifiable. Il s’agit de dynamiser pour repenser et reformuler intrinsèquement la notion d’œuvre d’art.

Marcel Janco, durant un entretien avec Francis Naumann, se penche sur les événements de Dada Zürich et évoque Construction 3 :

«Plus rien ne reste. Nous avions l’idée de faire des expositions qui visaient la destruction, pas la conservation197.»

Après la destruction de la sculpture, la photographie de Construction 3 devient l’une des seules traces survivantes. Janco indique la volonté dadaïste d’exposer puis détruire, précariser le statut de l’œuvre. La mise en danger peut atteindre la dernière et définitive étape du processus significatif dans lequel celle-ci est désormais impliquée. La destruction représente la finalité de l’altération de l’œuvre et le dernier coup porté à son statut. Dans les pages de Dada I, les gravures affirment le caractère reproductible des œuvres, les reproductions photographiques représentent autant de variations dont les changements paradigmatiques matériels et formels poursuivent la dynamique du processus ouvert par les œuvres, et donc celui de la précarisation, de l’altération infinie.

Dada Sinn der Welt, comme Dada I, questionne la dimension reproductible et variable de l’œuvre elle-même à travers l’absorption matérielle des formats de publication, des similigravures. Le photomontage d’œuvres reproduites, incorporées, redisposées et amalgamées, remployées comme éléments d’une nouvelle composition synthétise la circulation matérielle et formelle des images.

Le Revenant représente une mise en abime de l’œuvre et des moyens de reproduction. La similigravure est réalisée à partir de la photographie de l’œuvre originale ; dimension identifiable grâce aux bordures du cadre où est inscrit « Composition et procédés Paul Guillaume ». Afin de tirer Dada Sinn der Welt, Grosz et Heartfield disposent de cette copie du Revenant élaborée par le laboratoire Guillaume et choisissent de l’incorporer en conservant les bords du cadre, d’ainsi intégrer à l’intérieur de l’image sa condition de reproduction. L’inscription se place en porte à faux du nom de l’artiste. Paul Guillaume et ses procédés

197 Francis Naumann, Marcel Janco se souvient de Dada, op.cit. ; p. 41.

132 deviennent également des cosignataires par le traitement de Grosz et Heartfield. L’œuvre est envisagée à travers l’épreuve photographique, une dimension reproductible. Le noir et blanc des reproductions instaure une différence supplémentaire avec la peinture originale en couleurs. L’œuvre est présentée et affirmée comme une double reproduction, au sein d’un domaine de différences et de distanciation face à la peinture originale. La dimension photographique de la reproduction se relie d’une part à la circulation des clichés, des images d’œuvres entre les artistes puisque Grosz et Heartfield incluent le Revenant à Dada Sinn der Welt par ce biais. De l’autre, la mise en évidence du procédé photographique dépasse sa condition d’ersatz et l’introduit en plein cœur de l’œuvre, se positionne en tant qu’une des formes viables de l’art n’est plus seul car l’épreuve photographique devient, d’égale à égale, sa forme disséminée. L’affirmation du format photographique convoque la reproductibilité et la dissémination, la circulation et le remploi auquel elle se prête au sein des publications et des photomontages. Particulièrement, Dada Sinn der Welt en sa double qualité de publication et de photomontage, synthétise ces deux voies de circulation. La place réservée à l’œuvre s’envisage désormais selon un caractère mobile où les variations de formats et de formes, les différences demeurent viables en tant qu’elles représentent l’une des possibilités de l’œuvre déployée de remploi en remploi.

Dans Dada Tritt für, Grosz et Heartfield se relient au Futurisme à propos de la position qu’occupe l’artiste dans un monde contemporain où le domaine culturel est contrôlé par les conventions bourgeoises. Les deux dadaïstes détaillent et dénoncent les problèmes sur lesquels reposent les modes d’exposition et de circulation qui confinent le domaine artistique à un rôle consensuel et préétabli.

« Les vernissages, par exemple, assurent la bonne activité artistique. Monsieur Meyer pourra alors dire à sa femme : ‘Emma voichi de l’art’. Comme le dadaïste, le futuriste a d’infinies et subtiles sensations. Bien que dans chaque œuvre d’art une norme soit atteinte. […] C’est à la base de l’instinct des conventions que le bourgeois voit et reconnaît un artiste. C’est lui qui depuis des générations fait et défait ce qu’est un drame, un roman ou les ambitions artistiques198.»

De concert avec le Futurisme, Grosz et Heartfield décrivent les voies usuelles de circulation, comme le vernissage et l’exposition muséale, de réception des œuvres ancrées au

198 « Eröffnungsfeiern als Beispiel guter Kunsttätigkeit zu dienen. Herr Meyer könnte noch zu seiner Gattin sagen : ‘Emma, hier ist Kunscht’. Wie der Dadaist hat der Futuriste in unendlich feines Empfinden dafür, dass in jedem Kunstwerk schon eine Norm erreicht ist. […] Es sind im Grunde die Konventionellen Instinkte, die der Bürger im Künstler sieht und anerkennt. Was ein Drama oder ein Roman ist, das ist ihm von Generationnen, die kunstlerische Ambitionen halten, eingepaukt worden. » [Nous traduisons] George Grosz, John Heartfield, « Dada Tritt Für», in Dada Sinn der Welt, op.cit. ; pp. 5-6.

133 sein d’un regard philistin. Ils considèrent que de tels circuits discréditent les œuvres contemporaines pensées et conçues de manière à se fondre dans le milieu et répondre à la demande, la reconduite des formes, la modération des innovations et des recherches dans le respect des conventions. La survie de l’artiste passe par un contrat de lecture consensuel. En conséquence, Grosz et Heartfield se prononcent en faveur d’une radicalité sensitive et formelle, afin de contrer comme le décrit Grosz dans son article « Abwicklung » paru en 1924 199 dans la revue Der Kunstblatt, « La froide dureté de ses objets ». ‘L’œuvre d’art doit atteindre la norme’ c’est-à-dire controverser. La condition même de l’œuvre d’art se cristallise comme refus, contradiction et dépassement de la norme.

À la différence du cercle zurichois, si les dadaïstes berlinois organisent des expositions qui rassemblent et mettent en évidence les différents liens du réseau avant-gardiste, ils ne disposent pas, en 1920 du moins, d’un centre d’exposition qui leur soit dédié. Les expositions ponctuelles et itinérantes prennent place dans diverses galeries telle la Galerie Neumann qui accueille l’exposition consacrée à Grosz, Walter Mehring, Johannes Baader, Hausmann et

Höch du 28 avril au 10 mai 1919, ou la Galerie Goltz de Munich qui présente en avril et mai er 1920 la première exposition individuelle de Grosz. Du 1 juillet au 25 août 1920 les artistes prennent eux-mêmes en charge le montage de la première foire internationale Dada à l’intérieur des locaux mis à disposition par le galeriste Otto Buchardt. Les publications périodiques de même que l’importance prise par la maison Malik Verlag des frères Herzfelde assurent les circulations et les échanges d’images. L’intense activité éditoriale de Malik Verlag constitue alors un cadre de circulation des œuvres compris entre les périodiques Die Pleite, Der Dada, Jeder Mann sein eigner Fußball, les carnets lithographiques de Grosz Gott Mit Uns, accompagnant la Foire Internationale, Erste George Grosz Mappe et Kleine George Grosz Mappe 1919. Enfin, en décembre 1923 Malik Verlag emménage dans de nouveaux locaux sur la Postdamer Platz et y ouvre un espace d’exposition, la Galerie Grosz, afin d’exposer les œuvres de ce dernier, d’Heartfield, Schlichter etc200. En parallèle des diverses expositions organisées dans quelques galeries allemandes, Malik Verlag, dans les années qui circonscrivent la parution de Dada Sinn der Welt, concentre les moyens de représentation de l’avant-garde berlinoise, à travers publication, exposition et circulation. L’influence de Malik Verlag porte alors une attention toute particulière aux œuvres de Grosz et Heartfield. Le

199 George Grosz, « Abwicklung », in Das Kunstblatt. Monatschrifft für künstlerische Entwicklung in Malerei, Skulptur, Baukunst, Literatur, Musik, Paul Westheim (éd.) Vol.8 n°2, Berlin, Gustave Kiepenheuer, février 1924, p. 34. 200 Wieland Herzfelde (éd.), Der Malik-Verlag, Berlin, Deutsche Akademie der Künste, 1967.

134 soutien de Malik Verlag, qui atteint un pouvoir syncrétique en 1923, leur permet d’infirmer leurs prises de positions contre les circuits usuels.

En 1919, les deux artistes signent le texte polémique Der Kunstlump publié dans Der Gegner. Ils adoptent une position radicale en faveur de la création d’une culture artistique ouvrière, en réaction au contrôle culturel bourgeois. S’adressant au prolétariat, ils décrient les moyens de productions, de circulation et de réception des œuvres au sein du domaine culturel.

« Les œuvres plastiques prêchent la fuite par les sentiments et les pensées, loin des conditions de vie insupportables d’ici-bas, fuite dans le ciel, laissant aux mitrailleuses de la démocratie le soin d’assurer à ceux qui ne possèdent rien un voyage dans un au-delà plus pur. […] Une fois de plus, on veut vous rendre docile au nom des ‘choses de l’âme’ en vous suggérant la conscience de votre petitesse comparée aux œuvres magnifiques de l’esprit humain201. »

Si la radicalisation politique de Der Kunstlump ne se retrouve pas directement au sein de Dada Sinn der Welt, elle constitue un complément de lecture appuyé par la proximité temporelle des deux objets, particulièrement en regard du point de vue ultérieurement développé par Dada Tritt für. La politisation porte une lumière plus crue sur le positionnement défendu par Grosz et Heartfield. Ceux-ci atteignent un paroxysme dans l’attaque de la valeur bourgeoise conférée à l’œuvre d’art. Selon eux, l’œuvre se pervertit au contact du pouvoir qu’on veut lui faire exercer sur les masses. Son détachement premier est détourné la rendant irrémédiablement déviante. Pourtant, elle pourrait prendre une valeur salvatrice au sein de la création d’une culture alternative, prolétarienne. Selon Valérie Colucci dans son étude de Der Kunstlump :

«Face à une bourgeoisie qui ‘ place sa culture et son art au-dessus de la vie de la classe ouvrière’, ils encouragent le prolétariat à créer lui-même sa propre culture. Que l’on ne s’y méprenne pas, Grosz et Herzfelde ne se déclarent pas comme les représentants de la cause prolétarienne et de l’art prolétarien ; ils lui apportent un soutien que les autres dadaïstes ne leur reprocheraient pas si, poussant leur discours plus lion, les deux dadaïstes berlinois n’en venaient pas à affirmer que le ‘titre d’artiste est une humiliation’ et que ‘la désignation art est une annulation de l’égalité des hommes.’ Cette politisation radicale de l’art est une perspective qui, au sein même du groupe berlinois, ne fait pas l’unanimité. Cette politisation radicale de l’art est une perspective qui, au sein même du groupe berlinois, ne fait pas l’unanimité. Tandis que Grosz et Herzfelde défendent une définition de l’art assujetti au collectif et au politique, le pourtant très

201 George Grosz, John Heartfield, « Der Kunstlump », in Der Gegner, 1919, reprint in Karl Riha, Dada Berlin, Texte, Manifestes, Aktionnen, op.cit. ; pp. 84-87.

135 politisé Raoul Hausmann en appelle, quant à lui, à la culture dada et à un art où l’individu peut s’affranchir du collectif202. »

Der Kunstlump singularise Grosz et Heartfield qui inscrivent l’œuvre d’art dans des rapports de domination et de sujétion politique. La politisation de leur regard sur la valeur contemporaine de l’œuvre d’art se prononce pour la création de domaines culturels contestataires, en dehors des cadres préétablis et avilissants de production et de circulation. En attaquant le statu quo qui encercle les circuits usuels du domaine artistique, ils cherchent à opposer des moyens alternatifs : ainsi de leurs activités auprès de Malik Verlag qui permet effectivement de s’inscrire dans un circuit en réaction avec les cadres préexistants. Si dans Der Kunstlump, ils évoquent la création d’une culture artistique prolétarienne pour contrer la déviance du domaine artistique, ils mettent eux-mêmes en place un cadre personnel de production et de circulation dans lequel s’inscrit Dada Sinn der Welt.

Les deux artistes considèrent les conditions d’apparition et la manière dont l’œuvre affecte le collectif, interagit dans le monde contemporain. Il ne s’agit pas uniquement d’un problème de représentation tel que peut l’énoncer Haussmann dans le manifeste du Club Dada au printemps 1918 :

« Le plus grand art sera celui qui représentera par un contenu conscient les multiples problèmes de l’époque, celui qui fera ressentir qu’ébranlé par les explosions de la semaine précédente il ramasse ses membres sous les lambeaux de leurs corps203. »

Avant de développer formellement à l’intérieur des œuvres, des photomontages la question de l’implication contemporaine, Grosz et Heartfield problématisent les paradigmes contextuels et ontologiques, la manière effective dont l’œuvre d’art apparaît, impliquant le domaine artistique tout entier, sa condition d’existence en tant que produit et acteur du monde contemporain. Ils introduisent concrètement le remploi au sein de la conception de la valeur de l’art comme la condition ontologique de l’œuvre. Wieland Herzfelde décrit l’importance du remploi en 1921 au sein du texte d’introduction à Dada-Messe :

« Les dadaïstes reconnaissent comme leur unique programme le devoir d’utiliser les événements contemporains en tant que contenu pour leur art, en tenant compte du temps que de

202 Valérie Colucci, « Les revues Dada à Zurich et en Allemagne (1916-1924). Immersion dans le temps et évasion hors du temps.», in Henri Béhar, Catherine Dufour (éd.), Dada circuit total, op.cit. ; p. 214. 203 Richard Huelsenbeck, « Manifeste Dadaïste », in Almanach Dada, op.cit. ; pp. 194-195.

136 l’espace. C’est pourquoi ils ne considèrent pas Les Mille et une nuits mais plutôt le journal illustré et l’éditorial de presse comme la source de leur production204. »

Herzfelde désigne le monde contemporain, au travers de ses modes de communication, comme la source matérielle formelle et significative des démarches dadaïstes. Selon lui, le cœur de l’œuvre d’art est rassemblé dans la valeur de remploi qu’elle prend face au monde contemporain qui lui fournit les matériaux formels et significatifs. Herzfelde décrit la dimension processuelle du remploi à l’intérieur de la formation des démarches artistiques. Toutes les dimensions précédemment étudiées de Dada Sinn der Welt représentent les caractéristiques à la fois processuelle et ontologique du remploi : à travers l’hétérogénéité du corpus, des déplacements matériels, formels et significatifs au sein du photomontage, et enfin du déploiement du processus. Puisque Dada Sinn der Welt représente le produit d’un circuit artistique parallèle, que les textes qui y sont publiés critiquent explicitement les cadres du domaine artistique, que sa forme de photomontage modèle la question du remploi à partir des œuvres elles-mêmes, la publication devient un objet syncrétique qui développe la question de la place contemporaine de l’œuvre et les manières de dépasser ses limites par le remploi.

III. 2. b) Remplois : intégrations, transformations, renvois publicitaires et médiatiques

Les conceptions de la valeur acquise par l’œuvre d’art dans le monde contemporain, en particulier les notions de circulation et de remploi, réfléchies au sein de Dada I et de Dada Sinn der Welt, questionnent les interactions avec l’ensemble du domaine culturel. Les artistes problématisent un remploi formel ou rhétorique des formes de promotions et d’adresse au lecteur-spectateur à l’intérieur des démarches artistiques. Les deux publications traitent la question de la sphère publique par des négociations avec la sphère artistique et introduisent la question du discours publicitaire et médiatique, spectre alliant différentes formes d’adresse soit par la promotion d’un objet, la création de slogans ou la réutilisation de titres de presse. Ils inspectent les discours publicitaire et médiatique comme producteurs de champs discursifs infiltrés dans le quotidien et le langage visuel et envisagent des formes variées de reprises.

204« The Dadaists recognize as their only program the duty to use contemporary events as contents of their art, both with regard to time and space. This is why thay do not see the source of their production in The Thousand Nights but in the illustrated newspaper and the press editorial. » [Nous traduisons] Wieland Herzfelde, « Zur Einführung », in Dada Messe, Malik Verlag, Berlin, 1920, p. 2.

137 Afin de comprendre les termes de la négociation, Johanna Drucker étudie celles mises en place par Tzara, comprises entre poétique et discours publicitaire, culturel et politique:

« Les préoccupations de Tzara ne concernaient pas la création en tant qu’acte original, une construction de formes individuellement inspirée, l’expression ou l’articulation subjective, mais plutôt la définition des frontières de l’art en tant qu’esthétique de négociation, de qui doit être continuellement négocié – précisément, les termes définitionnels sur lesquels la pratique artistique se forme et existe en tant que catégorie culturelle. Dans cette forme de marchandise, la valeur de l’art n’est ni essentielle ni lyrique, mais se développe comme valeur ajoutée acquise grâce à la circulation205. »

La négociation de Tzara critique perpétuellement et renvoie une nouvelle expérience de l’agressivité « contingente » remaniée et redirigée. L’affrontement est subtil car Tzara intègre autant qu’il transforme et critique, participe et réemploie. La création des moyens de résistance provient de processus illogiques, comme autant de procédures qui ouvrent des voies disruptives et déroutantes. La compromission introduit un tout autre rapport à la condition artistique, car elle la situe historiquement et publiquement, envisage l’intervention par l’intégration et les modes de négociations qui vont se créer au fil des échanges. Les dadaïstes suisses et berlinois, par la problématique du remploi et du renvoi, confrontent et agissent au sein des modes contemporains de circulation artistiques : la forme de la publication s’insère au sein de cette dynamique. Les rédacteurs travaillent des formes différentes de tensions divisées entre les voies de l’expression formelle, les interactions avec des discours publicitaire et l’utilisation du format de publication. Ils conçoivent des moyens de résistance mais n’opposent pas de relations binaires qui feraient s’affronter deux positions antinomiques. Loin d’une simple contradiction, ils intègrent plutôt pour subvertir. La subversion cultive alors l’ambivalence, et l’entre-échange par le remploi, la transformation et le renvoi.

Au sein de Dada I, une première forme peut se percevoir : la reprise de certains modes de vente et de publicité. Dada I ne comporte qu’une discrète indication de prix :

« Prix de ce cahier : 2frs. Edition de luxe : 6 frs206.».

205 « Tzara’s concern were not with the creation of art as an original act, individually inspired construction of form, expression or subjective articulation, but rather with defining the boundaries of art as an aesthetics of negotiation, as that which is continually to be negotiated – namely, the defining terms on which the practice of art comes into being and exists as a cultural category. In this commodity form, the value of art is neither essential nor lyrical, but develops as a use value gained through circulation. » [Nous traduisons] Johanna Drucker, op.cit. ; p. 193.

206 Dada. Recueil littéraire et artistique, n°1, op.cit ; p. 22.

138 Tandis que dans certaines autres revues d’avant-garde, les grilles de prix sont plus développées, comme celle publiée dans Cabaret Voltaire :

« Cabaret Voltaire est tiré en 500 exemplaires. Prix : 3frs. L’exemplaire relié, 2frs l’exemplaire broché chez toutes les librairies. On vend au cabaret l’exemplaire relié 2 frs., l’exemplaire broché 1fr.-50. Les exemplaires sont numérotés, colorés à la main et signés. Prix : 15 frs. Chaque exemplaire de cette édition de luxe contient une gravure originelle : n° 1 – 10 un bois par Hans Arp, n°11-20 un bois par Marcel Janco, n° 21-30 une eau-forte par Max Oppenheimer, n°31- 40 une eau-forte par M. Slödki, n° 41-50 un bois par Arthur Segall207. »

Le prix de vente se divise, dans les deux cas, entre l’édition régulière et l’exemplaire de luxe en série limitée comprenant une gravure originale. Ces dernières obéissent au principe de rareté qui établit un domaine de différence, un écart de valeur. La discrète mention que Dada I accorde aux prix de vente suffit simplement à en faire une occurrence pratique. Les rédacteurs proposent des cahiers réguliers et de luxe selon une manière commune des publications d’avant-garde. Dada I constitue aussi un objet mercantile, valorisant la gravure originale. La discrétion réfute de prime abord l’apport d’une dimension critique à la valeur accordée aux éditions. Ils adoptent sérieusement, sans traces d’ironie, l’ensemble des codes et des échelles de valeurs. L’offre différenciée entre édition courante ou de luxe peut alors se comprendre comme un élément d’intégration tel qu’évoquée par Drucker.

La revue de presse de Dada I est regroupée de manière informelle au sein de Notes dans les deux dernières pages. Si la plupart des revues d’avant-garde contiennent des encarts publicitaires ou des références indiquant telle ou telle autre parution d’avant-garde, créant ainsi une tension entre la circulation à l’intérieur du réseau des avant-gardes et la reprise visuelle des formats publicitaire de la presse, Dada I ne puise ni dans de telles images ni dans la phraséologie publicitaire. Les rédacteurs en chef indiquent notamment les expositions en cours à la Galerie Dada et à la Galerie parisienne Paul Guillaume, les prochaines parutions des éditeurs (Anthologie Dada, Quelque poèmes de Tristan Tzara accompagné des Bois d’Arp) ainsi qu’une sélection d’ouvrages (Le Poète assassiné de Guillaume Apollinaire, Quelque poèmes de Pierre Reverdy, Emporio de Filipo de Pisis, Tattuagi (la Voce) de Nicola Moscardelli, Equatore notturno (poesia) de Francesco Meriano, Le Premier album de sculpture nègres, Les Aventures de M.Antipyrine de Tristan Tzara et Bois de Marcel Janco, Phantastiche Gebete de Raoul Huelsenbeck et Album de Marcel Janco) et de revues dont Nord-Sud, Sic, Pagine, La Brigata, La Diana, Italia Futurista. Certains ouvrages sont

207 Cabaret Voltaire, Zürich, 15 mai 1916, reproduit dans Cabaret Voltaire, Der Dada, Der Ventilator, Der Zeltweg, Kraus Reprint, Nendeln, Lichtenstein, 1977.

139 ouvertement recommandés, d’autres honnis. Alors que les écrits de F. Glauser et H. Gibeaux sont décriés en tant que « dilettantisme-sentimental et médiocre-parfumé » qui « n’a rien de commun avec le mouvement dada208.», Biologie des Krieges de Nicolai correspond à une « œuvre courageuse, consciente, révolutionnaire, absolue, claire209. ». Les revues mentionnées ne sont pas commentées : leur seule citation garantie une reconnaissance implicite. Dada I ne reprend donc pas exactement les formats établis d’un discours publicitaire. La sobriété ne représente pas une incorporation visuelle publicitaire et ne démontre pas une prise de position en ce sens. Les informations regroupées sous forme de liste sont dénuées de signes distinctifs de présentation. La revue s’inscrit de fait au sein du milieu avant-gardiste : la revue de presse atteste de ses affinités resserrées, élit un corpus de prédilection contemporain et annonce soit les expositions et les manifestations dada ou les publications en relation avec son activité. Les deux rédacteurs en chef dirigent ainsi leur sélection d’information, et le discours insufflé à la revue vers les avant-gardes.

Pourtant, les voies de remploi, d’intégration et de transformation puis de renvoi décrites par Drucker se perçoivent à travers un remploi de la rhétorique publicitaire commune aux publications. Décrier un objet contredit le discours publicitaire qui valorise le produit. Au sein de la reprise publicitaire, sous la forme de la revue de presse, certains éléments subversifs renvoient à leur tour une contre-valeur publicitaire.

Les mentions usuelles des publications, de même que les indications tarifaires dans le texte ou l’inclusion d’encarts publicitaires, n’apparaissent nullement dans Dada Sinn der Welt. La publication paraît unique et ilote. Les rédacteurs en chef n’indiquent pas de prix de vente, ne reconnaissent dans le corps du texte aucune affiliation avec d’autres bureaux d’édition, des revues ou des parutions contemporaines. Dada Sinn der Welt se place à la marge des formes de publications de l’avant-garde. L’utilisation des formats et des discours publicitaires et médiatiques ne prend donc de prime abord pas une forme commerciale et rhétorique, telle qu’elle que perçue dans Dada I.

En revanche, le remploi publicitaire et médiatique se rend perceptible à l’intérieur des formes développées par les œuvres et photomontages. Der Schuldige Bleibt Unnerkannt, 45 Volt 3 Ampeer et Dada de Grosz comportent toutes des fragments de titres ou d’images de presse découpés, ou redessinés dans 45 Volt 3 Ampeer, incorporés en tant qu’éléments formels de composition. Tandis que Der Schuldige Bleibt Unnerkannt Dada utilise de petits

208 Dada. Recueil littéraire et artistique, n°1, op.cit. ; pp. 18-19. 209 Dada. Recueil littéraire et artistique, n°1, ibid.

140 fragments de titres et d’image de presse, Dada se forme à partir de découpes d’articles entiers, superposés. Dans Der Schuldige Bleibt Unnerkannt et Dada, les formules de compositions se servent des fragments afin de reformer des phrases : « Der Schuldige bleibt unnerkannt ». D’autres fragments servent de motifs comme « Kal » devenant la manchette du personnage au premier plan ou « Hamburg » et « Kapitalisten » s’incorporant aux dessins de structures d’un bâtiment au dernier plan. Pareillement, dans Dada certains découpages servent de motifs et forment le chapeau du personnage ou son cœur. Les autres articles découpés constituent l’ensemble de l’arrière-plan et le matériau principal du photomontage. Le personnage figuratif est constitué par le ménagement d’espace blanc entre les découpes. Dans les deux photomontages, les images sont intégrées de la même façon que le texte, découpées, elles deviennent motifs de compositions et remplissent les formes et les corps dessinés par Grosz. D’une autre façon dans 45 Volt 3 Ampeer, Grosz dessine des enseignes de rues « Lichts » « Delikat » insèrées comme telles entre d’autres dessins de rues dont les perspectives multiples, fuyantes sont superposées et déstructurées. La reproduction de l’enseigne publicitaire adjoint l’occurrence d’un remploi discursif tout en participant au projet formel de la déconstruction des perspectives. Au sein des trois œuvres, l’inclusion des articles et des gros titres de presse représente le remploi médiatique tandis que les dessins d’enseigne reprennent plutôt le discours publicitaire. Le remploi prend place en tant que dimension formelle à l’intérieur des recompositions du photomontage, s’installe au sein de relations significatives différentielles par la transformation et le déplacement.

Hausmann, avec Bürger detsee, reprend également des fragments de presse, à la différence près que ceux-là proviennent uniquement de publications dadaïstes. Il reprend notamment ses propres épreuves gravées pour Der Sprung Aus Der Welt, le roman publié en 1918 de Franz Jung, et les épreuves de dadü dada ! parues dans Der Einzige en 1919. Bürger detsee se situe dans un remploi infra avant-gardiste où les images-textes des publications dadaïstes réintègrent une nouvelle composition.

Franz Blei formule dès 1915 l’impact produit par la presse au sein de son essai Über Wedekind, Sternheim und das Theater :

« Tout ce qui arrive et qui est écrit dans les journaux, car rien n’arriverait dans ce monde bourgeois si rien n’apparaissait dans les journaux : pas une action, sentiment, pensée, désir ou ambition de ce monde désintégré n’existerait sans la presse, car l’homme est maintenant la

141 presse. Toutes ses opinions au départ sont des opinions publiques; ses jugements sont des jugements communs dès le départ; en lisant le journal il se fait des réserves210. »

L’influence cruciale décrite par Blei introduit la notion d’une réserve commune d’opinions produite par la presse. La presse dissémine des textes et des images qui édictent une pensée commune. Une telle production devient une réserve formelle et discursive pour les démarches artistiques de remploi. Grosz puise dans cette réserve et inscrit donc son œuvre dans la circulation contemporaine de la pensée et de l’image dont elle renouvelle les modes d’intégration et de transformation. Cependant, Hausmann en remployant ses propres travaux artistiques, se place à distance car son matériau artistique ne provient pas de la réserve commune d’images et de textes. Pourtant, la similitude processuelle du remploi permet de le considérer au travers du même mouvement de transformation et de circulation. Il se crée ainsi une forme de parallèle et de paradoxe entre les deux domaines, médiatique et avant-gardiste, à travers le remploi des matériaux et l’application de procédés similaires. Le champ de l’avant- garde, au même titre que l’organe de presse, produit des signes formels et discursifs à extraire, incorporer, transformer puis renvoyer selon un nouveau mode d’adresse. L’avant-garde constitue à son tour une banque d’images et de textes propres au remploi. Bergius décrit en ces termes l’implication médiatique que prit le montage pour les dadaïstes berlinois :

« Dans la multiplicité du montage, sa surface simultanée, disparate, toujours fluctuante, Dada réagissait de manière critique envers le langage significatif extériorisé, fragmenté des media. […] Leur jeu avec la polyvalence fut la réponse dadaïste aux stratagèmes de la presse211. »

Elle valorise les dimensions processuelles, fragmentaires et dynamiques du photomontage au sein du positionnement dadaïste envers les médias : le statut intériorisé de la critique, correspondant aux développements formels des remplois, leurs mouvements d’intégration et de transformation intrinsèques, visibles dans les photomontages de Grosz et Hausmann de Dada Sinn der Welt. Ensuite, la question de la polyvalence permet de considérer le remploi, tel que pratiqué par les dadaïstes, en tant que processus polyvalent et perméable dont les similarités d’approches, de développements formels des deux champs, correspond à un détournement, la réponse à des stratagèmes. Ainsi, la sélection des quatre œuvres de Grosz et d’Hausmann au sein de Dada Sinn der Welt marque une nouvelle forme de complémentarité au sein d’un corpus de remploi d’images et de textes de presse ou de

210 Franz Blei, Über Wedekind, Sternheim und das Theater, Leipzig, Klinlhardt und Biermann, 1915, p. 10. 211 « In the multiplicity of montage, its disparate, ever flucutating, simultaneous surface, Dada reacted critically toward the exteriorized, fragmented sign language of the media. {…} Their play with polyvalence was the Dadaist’s response to the stratagems of the press » [Nous traduisons] Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p.134.

142 publications d’avant-garde : les quatre œuvres explorent la fragmentation, l’intégration et la transformation des matériaux extraits de deux champs, deux réserves discursives et formelles distinctes. Le remploi publicitaire et médiatique à l’intérieur de Dada Sinn der Welt prend une dimension formelle grâce aux quatre œuvres reproduites. Il traverse les champs différenciés et pourtant assimilés de la presse et de l’avant-garde dont la polyvalence prend la forme d’un détournement.

Dada Sinn der Welt, en sa qualité de photomontage, devient terrain de remploi, par-delà les œuvres réutilisées. Les typographies, les titres se comprennent comme des instances multipliées de discours médiatique ou publicitaire : questions rhétoriques ou apostrophes. Par exemple : « Qu’est-ce que Dada ? Un art ? Une philosophie ? Ou une religion d’état ? » en page de couverture, « Dieu te salut bel art allemand ! » dans Dada Tritt Für, « Ladies and gentlemen, Jeder hatt zutritt ! » [Ladies and gents ! Chacun à terre !] ou « Was haben die Herren aus der Bühne gemacht ? » [Qu’ont fait les hommes sur scène ?] dans Die Zementarbeiter ein !.

De telles occurrences, en tant qu’apostrophes au public, s’accordent spécifiquement avec les deux articles Unser John et Mann muß Kautschuckmann sein ! qui développent le thème du cirque :

« John Heartfield le grand chef est né en l’an 1888 à la Nouvelle-Orléans, où son père, l’ « ours blanc » avait ouvert depuis dix ans son cirque. La mère, dite Heartfield, est la célèbre Lady Noccer Boccer, son grand-père était le plus célèbre directeur de cirque canadien212. »

Tout au long du photomontage, les apostrophes et questions rhétoriques reprennent des termes publicitaires et médiatiques par un travail typographique à la fois plastique et rhétorique. Les typographies constituent des créations originales : le remploi se comprend uniquement en tant que forme d’où disparaît la première étape du processus, l’intégration et la transformation matérielle. En revanche, Grosz et Heartfield s’intéressent aux moyens, plutôt qu’aux produits, disposés par la publicité et les média afin de recréer slogans et apostrophes. Le processus de remploi agit ici en tant que déplacement et renvoi formel et significatif. Au prisme du remploi, la typographique instaure des relations différentielles de distanciation plastique. La variété des tailles et inclinaisons de caractères déconstruisent et déforment. La plastique et la dynamique sont valorisées afin d’insister sur le paradigme de représentation du

212 « John Heartfield, der große Hauptling, wurde im Jahre 1888 in New-Orleans geboren, wo sein Vater, der ‘Weiße Bär’ seit Jahrzenten sein Wigman aufgeschlagen hatte. Die Mutter, der besagten Heartfield ist die bekannte Lady Noccer Boccer, deren Großvater der beruhmteste Zirkusinhaber Kanadiens war. » [Nous traduisons] George Grosz, John Heartfield, « Unser John», in Dada Sinn der Welt, op.cit. ; p. 12.

143 discours inhérent à l’usage de la typographie. Les rédacteurs en chef s’intéressent aux qualités plastiques insérées dans leurs travaux par des déplacements formels et significatifs.

En second lieu, la transformation des moyens rhétoriques publicitaires et médiatiques se fonde sur le registre grotesque. Selon l’analyse du grotesque au sein de l’œuvre de Grosz par Achille Bonito Oliva :

« L’asymétrie, les vues multiples et l’obscénité érotique devinrent les connotations d’une image anthropomorphique que reflétait le sarcasme de Grosz évoquant l’humain seulement du point de vue de la déformation, du grotesque, à travers la caricature satyrique typique des journaux populaires. […] La simplicité de la figure humaine, aux limites de la poétique didactique du grotesque, habite un espace parfois articulé avec les empreintes d’un langage moderne et expérimental213. »

Le grotesque, aux côtés de l’asymétrie et des focalisations plurielles, appartient aux formes plastiques de la démarche de Grosz. Selon Bonito Oliva, le registre grotesque constitue une stratégie d’altération du langage pris pour cible et une dévaluation de ses stéréotypes enkystés par les discours et l’imagerie des journaux populaires. La simplification inhérente au registre grotesque correspond à une expérimentation avec les limites du langage moderne puisqu’il déplace et force les traits jusqu’à la caricature. Dans Dada Sinn der Welt le grotesque correspond à une ligne sous-jacente au travers de Dada Bild, Der Shuldige bleibt unnerkannt, 45 Volt 3 Ampeer et des dessins de Grosz. La mise en page des slogans et apostrophes rend sensible le grotesque par des fautes d’orthographe, ‘ Donnerschtäge’, qui caricaturent la déformation orale d’une mauvaise prononciation, l’absurde du langage ‘arlogo blaga bung blaga bung’ qui disqualifie l’adresse, ainsi que des distorsions typographiques. Ces dernières rejoignent d’une part les décalages de perspectives. Par exemple les caractères de « Ladies and Gentlemen !! » sont alternés en piano sur deux lignes distinctes encadrées par deux lignes parallèles, diagonales et décalées de perspectives. La dimension plastique de l’adresse publicitaire est mise en relief. Le grotesque rejoint l’asymétrie plastique, dévitalisent les formes d’adresse médiatique et publicitaire par des déformations orales et plastiques du langage, déplace dans un domaine de différences et met en évidence le stéréotype sous-jacent.

213 « Assymetry, multiple views and erotic obscenity became the connotations of an anthropomorphic image wich reflected Grosz’s sarcasm evoking man only from the point of view of the deformed, the grotesque, through satyric caricature typical of the popular newspapers. […] The simplicity of the human figure, at the limits of a didactic poetics of the grotesque, inhabits a space sometimes articulated with marks borrowed froma modern and expérimental language. » [Nous traduisons] Achille Bonito Oliva, « The Common Sense of the Grotesque », in Serge Sabarsky (éd.), George Grosz the Berlin Years, Rizzoli, New York, 1985, pp. 19-20.

144 Lors de la parution de Dada Sinn der Welt, Grosz et Heartfield ont amplement conscience du domaine publicitaire. Ils développent une pensée de l’image et du publicitaire dès 1916, grâce au cercle Neue Jugend et aux lectures publiques. Leur travail sur les films de propagande de la UFA les mènent à créer mi-juin une « Soirée spéciale de Propagande pour les spécialistes de la publicité ». Ils innovent aussi dans les dessins publicitaires tel que :

«‘Conférence cinématographique pour les décorateurs, caméramans, réalisateurs et critiques’ : des cercles noirs et bleus, côte à côte et interpénétrés ; la brute abstraction d’un drapeau avec des barres horizontales et une inclinaison verticale marquée ; la disposition libre, aérée de slogans en typographie simple et pleine équilibrant la rigueur constructive et l’espiègle légéreté214. »

Ils s’intéressent dès 1916 à des remplois soit sous forme de performances ou de tracts. Le tract Agence de publicité Dada distribué le 7 décembre 1919 au théâtre die Tribüne lors de la représentation de la pièce éponyme de Haussmann et Huelsenbeck corrobore l’implication berlinoise au sein du remploi publicitaire :

« Représentants généraux : Huelsenbeck, Haussman, Grosz, Herzfelde : Votre publicité doit devenir plus psychologique et plus prévoyante. Il faut travailler plus efficacement sur la suggestibilité des acheteurs en choisissant un certain genre de publicité. Nous sommes des spécialistes de la publicité de presse à grande diffusion. Nous avons de très bonnes relations avec les rédactions de notre pays et de l’étranger ; nos représentants se trouvent à Chicago, NYC, Madrid, Rome, Zürich. Des écrivains et des dessinateurs de tout premier ordre sont à notre disposition. Nous fournissons les affiches les plus percutantes et des brochures d’une conception graphique tout à fait nouvelle et dont les textes ont été longuement médités. Notre publicité ne connaît pas de scrupules. Nous nous distinguons des autres agences publicitaires parce que nous n’utilisons pas les moyens courants mais nous adoptons une forme individuelle pour chacune de nos démarches. Venez nous voir avec vos problèmes. Dada est ce qu’il vous faut. Avez-vous déjà réfléchi aux avantages que représentent pour vous nos possibilités de pouvoir parler de votre affaire dans des livres et des revues grâce à nos relations avec les éditeurs ? Vous êtes-vous rendus compte de ce que peuvent signifier pour vous une armée d’hommes sandwichs et un déménagement dada au niveau de la technique publicitaire215 ? »

Ils offrent ainsi leurs propres modes de production qui « n’utilisent pas les moyens courants mais des formes individuelles » comme de diffusion par les bureaux d’éditions

214 « ‘7th Lecture Cinema for decorators, operators, directors, and critics’: black and blue circles, next to and within each other ; the Starck abstraction of a flag with horizontal bars and an emphasized vertical direction ; and the free, loose distribution of catch phrases texts in simple, plain typography balancing constructive rigor and playful lightness » [Nous traduisons], Hanne Bergius, Dada Triumphs !, op.cit. ; p. 91. 215 Raoul Hausmann, Richard Huelsenbeck, « Agence de publicité Dada », in Raoul Hausmann (éd.), Almanach Dada, op.cit. ; pp. 306-307.

145 dadaïstes. Les formes publicitaires et médiatiques intègrent leurs moyens de production et de circulation. Même ironique, la démarche infirme le processus de remploi comme rouage essentiel des démarches berlinoises.

Pour Valérie Colucci, les revues dadaïstes zurichoises et berlinoises prennent position :

« Les revues dada sont profondément ancrées dans leur époque par le seul fait qu’elles adoptent une attitude critique systématique de la société et des mentalités contemporaines. Mais, parallèlement, les publications dada voient plus loin que leur époque lorsque, plaçant la question artistique à un autre niveau que politique et social, elles tentent un art qui existerait en soi216.»

Dada Sinn der Welt, à la différence de Dada I, porte les stigmates de l’implication politique de ses auteurs. Les deux publications s’accordent plutôt sur la mise en scène d’espaces et de rythmiques plastique critique de représentation comme réflexion matérielle, formelle et processuelle. Elles constituent deux modèles génériques de publications. Tandis que l’espace plastique de Dada I répond à un système complexe de mise en page symétrique qui organise le miroitement des qualités intrinsèques de chaque œuvre pour les confronter, Dada Sinn der Welt articule les matériaux au sein d’un photomontage composite. Les deux revues font reposer leurs dynamiques sur l’une des formes régulières d’alternance : soit la symétrie de Dada I, soit les montages parallèles et alternés de Dada Sinn der Welt. Les deux structures dynamiques introduisent une dimension critique par la mise en regard des fragments. Cependant, Dada I repose sur une dynamique critique d’approfondissement des œuvres et des confrontations, alors que Dada Sinn der Welt offre des dynamiques d’altérations. L’intégration et la transformation publicitaire et médiatique deviennent sensibles dans Dada I par la reprise rhétorique des revues de presse avant-gardistes. Pour Dada Sinn der Welt, le remploi se comprend au-delà de la forme comme condition ontologique du processus matériel et significatif. Les deux revues prennent une position caractéristique dans un contexte artistique précis : Dada I assemble un corpus électif et donc circonscrit le domaine dadaïste, Heartfield et Grosz font du photomontage une traversée élective de Dada Berlin, y intégrant Ball, Chirico, Huidobro, confronte son antagonisme avec le Futurisme et l’Expressionisme. Pour les deux publications, il s’agit d’organiser un parcours plastique critique : Dada I expose et approfondit les œuvres, Dada Sinn der Welt expérimente avec elles.

216 Valérie Colucci, « Les revues Dada à Zurich et en Allemagne (1916-1924). Immersion dans le temps et évasion hors du temps.», in Henri Béhar, Catherine Dufour (éd.), Dada circuit total, op.cit. ; p. 206.

146 DEUXIÈME PARTIE. 1922-1928.

SPÉCIALISATION DE LA REVUE ARTISTIQUE

SUR LE CHAMP CINÉMATOGRAPHIQUE

DE PROMENOIR À CLOSE UP

147 Cette deuxième partie analyse les revues Promenoir (1921-1922) du poète et cinéaste Jean Epstein, G. Material für elementare Gestaltung (1924-1926) du peintre et cinéaste Hans Richter, et Close Up (1927-1933), créée par les femmes de lettres Bryher et H.D. et le poète cinéaste Kenneth Macpherson. Trois numéros emblématiques illustreront successivement, sur une période brève de six ans, les différentes étapes par lesquelles la question cinématographique prend une place de plus en plus importante dans des revues artistiques et littéraires : d’évocation dans Promenoir, elle devient l’invitée ponctuelle du dernier numéro de G. Material für elementare Gestaltung, pour finalement constituer le cœur de l’entreprise de Close Up.

Comment les trois revues développent-elles des points de vue précis et originaux sur l’art, le cinéma comme art, au sens d’un travail des formes, d’une disclipine spécifique, d’un rapport au monde ? Selon quels choix éditoriaux et visuels, par quels principes de mise en page chaque conception du cinéma se matérialise-t-elle ? Quelles propriétés et qualités cinématographiques sont-elles actualisées et mises en valeur par les moyens de la revue ? Entre les trois revues, à quels changements paradigmatiques assiste-t-on, que ce soit dans sur les plans techniques, esthétiques, sémiologiques, dialectiques, critiques ?

I. Le Promenoir : Métaphore cinématographique. Étude de cas du numéro 2, mars 1921.

Entre février 1921 et juin 1922, l’écrivain et cinéaste Jean Epstein publie six numéros de la revue artistique et littéraire Promenoir, en association avec le peintre Pierre Deval et l’homme de Lettres Jean Lacroix. Epstein fait appel à l’imprimerie lyonnaise des Deux Collines dirigée par Marius Audin pour l’ensemble du volume. Les numéros adoptent un format uniforme de 25x20cm. L’ensemble du volume comprend 80 pages dont la numérotation est continue d’un fascicule à l’autre. La parution est irrégulière au cours des deux années, comme s’en souvient Epstein au sein de ses mémoires, inachevés, rédigés à la fin de sa vie :

« Je ne fis pas de films, mais, avec Jean Lacroix, minutieux égotiste, et son ami le peintre Pierre Deval, nous fondâmes une petite revue qui devait s’appeler Echantillon et qui s’intitula Promenoir. Tout en alla ainsi, c’est-à-dire de travers, au cours des six numéros de cette publication qui n’en faisait qu’à sa tête, bien que nous en fussions les maîtres. Première expérience surprenante de la volonté, de la désobéissance, du caprice des choses qui, sitôt

148 qu’elles ont commencées à naître, commencent à mener leur propre train, à changer, à échapper, pour le meilleur et pour le pire, à l’intention de qui continue à les faire217. »

Le premier numéro du Promenoir paraît au mois de février 1921, le deuxième en mars, le troisième en mai, le quatrième en août et le cinquième en novembre, puis la revue s’arrête pendant sept mois avant de reparaître pour un dernier numéro en juin 1922. L’irrégularité des parutions démontre la difficile entreprise technique que constitue Promenoir. Les rédacteurs en chef choisissent de faire du dernier numéro un manifeste :

« Enfin, comme j’étais déjà à Paris, Lacroix publia notre premier et dernier, notre unique manifeste : Nous pourrions mais nous ne voulons pas continuer… Il était juste que, par un acte arbitraire, nous punissions les divagations arbitraires de notre indocile créature, en la suicidant218. »

Les originaux de la revue sont conservés aux archives de la Cinémathèque Française (Fond Jean et Marie Epstein), la Bibliothèque Nationale de France et la Bibliothèque municipale de Lyon. Les numéros trois et quatre sont également conservés par la Bibliothèque Kandinsky. Promenoir a fait l’objet d’une réédition de fac-similés.

Le premier numéro, seize pages, ne comprend aucune image. Y sont publiés les articles Chronique, Les Dessins de maîtres à la bibliothèque, Chronique du laid. Aimable laideur de Richard Cantinelli, Réveil de la Terre d’Auguste Lumière, Long-shot de Lynch, Mise au point de Pierre Deval, Un Jeune homme d’Emmanuel Levy et Grossissement I d’Epstein.

Le numéro deux, dix-huit pages, contient les articles Chronique du laid de Cantinelli, Chronique littéraire d’Epstein, Deval et Lacroix, Salon de printemps de Deval, Le Sang noir des pavots (notes sur l’opium) d’Apollinaire, une collection d’extrait de presse réalisée par Lynch, Deux petits poèmes passéistes de Rio Jim, Sur la statistique de Lacroix, Le Cinéma de Cendrars, la deuxième partie de l’article Grossissement d’Epstein, l’Acte I scène 2 d’Antiochus de Racine. Quatre gravures sont pour la première fois présentées au centre du numéro : Music-Hall et Dancing de Deval219, Élément mécanique de Fernand Léger220 et l’Intran de Didier221.

217 Jean Epstein, « Mémoires Inachevés » in Écrits sur le cinéma. 1921-1953. Tome 1 : 1921-1947, Paris, Edition Seghers, 1974, p.38. 218 Jean Epstein, « Mémoires Inachevés » in Écrits sur le cinéma. 1921-1953 Tome 1 : 1921-1947, ibid. 219 Figures 21 et 22. 220 Figure 24. 221 Figure 23.

149 Les rédacteurs apportent de nombreux matériaux textuels et visuels pour ce deuxième numéro : quatre articles et deux gravures qui composent donc la moitié du corpus visuel. La construction du corpus s’appuie sur des contributions françaises et se forme à la croisée des chemins littéraires, plastiques et cinématographiques à l’instar des trois rédacteurs cinéaste, peintre et homme de lettres. Le corpus textuel du numéro deux de Promenoir fait montre de ce triple intérêt et recueille donc six textes littéraires, deux articles sur le cinématographe et deux articles sur la peinture. Le corpus visuel est exclusivement réservé aux peintres. Le développement de la question cinématographique, entre littérature et peinture, se comprend au prisme des relations entre les rédacteurs en chef et les champs littéraires et plasticiens : Deval fut le condisciple de René Clair222, Léger réalise en 1920 des gravures représentant Charles Chaplin afin d’illustrer le poème Die Kinodichtung223 d’Ivan Goll, autre collaborateur du Promenoir, quant à Cendrars, alors proche de Léger qui mettra en images son texte La Fin du monde – filmée par l’Ange Notre Dame au sein de Ballet mécanique en 1924, il propose ici son article Cinéma.

Epstein, qui réalisera son premier métrage Pasteur en 1922, se trouve donc au seuil de sa carrière littéraire et cinématographique. Cendrars exerce une grande influence sur la pensée d’Epstein qu’il introduit auprès des milieux littéraires et cinématographiques. Ils se rencontrent pour la première fois durant l’année 1920 :

« J’envoyai un plan de ce travail à Blaise Cendrars dont je savais par cœur Les Dix-neuf poèmes élastiques comme les meilleures citations à l’appui de ma théorie [La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence]. Je n’osais trop espérer une réponse ; elle vint et stimulante. […] à la fin de l’été, Cendrars m’invita pour quelque jours à Saint-Gervais, où il accompagnait Gance qui réalisait là une partie d’un film jusqu’à ce moment intitulé La Rose du rail, depuis renommé La Roue. […] Dans le train en me quittant, Cendrars me dit qu’il avait lu mon manuscrit et qu’il allait s’employer à le faire publier par les Éditions de la Sirène, alors à l’apogée de leur courte mais retentissante carrière224. »

Des relations factuelles entre cinéma et littérature présidents aux écrits d’Epstein. Par exemple, Abel Gance lui vient en aide lors de la mise au point La Lyrosophie :

« Abel Gance prend une part active dans la mise au point du manuscrit définitif de la Lyrosophie, adressant à Epstein une centaine de pages de notes225. »

222 Noël Herpe, Le Film dans le texte. L’Œuvre écrite de René Clair, Paris, Jean-Michel Place, 2001, p.47. 223 Standish Lawder, Le Cinéma cubiste, traduit par Christian Lebrat, Paris, Paris Expérimental, 1994, p.79. 224 Jean Epstein, « Mémoires Inachevés », in Écrits sur le cinéma. 1921-1953, Tome 1 : 1921-1947, op.cit.; pp.31-35. 225 Joël Daire, Epstein, une vie de cinéma, Grandvilliers, La Tour Verte, 2014, p.37.

150 L’année qui voit l’apparition de Promenoir correspond également à la publication, quelques mois plus tard, de La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, ainsi que du recueil poétique Bonjour cinéma aux Éditions de la Sirène sous l’égide de Paul Laffite.

Promenoir s’inscrit dans les modes de production et de circulation du champ des publications d’avant-garde. La revue voit le jour grâce aux participations financières des trois rédacteurs en chef, bientôt supportées de quelques abonnements, démarchés par des tracts226, des ventes réalisées durant l’exposition Promenoir qui se tint entre l’automne 1921 et 1922 à Lyon. Marcel Reygnier supervise l’exposition à Lyon et écrit à Epstein :

« L’exposition a fait 1750 francs de recettes. Ce qui représente les ventes Dalbanne - Deval, pour la plupart, et Irène Dubois, ajoutez à cela les dessins soldés, les catalogues Promenoir à 4,5 puis 12 tracts. […]Nous nous occuperons dès janvier de Promenoir 6. Je vous promets que nous le ferons paraître. Bénéfices nets pour la caisse promenoir 150 francs227. »

Les cadres de production et de diffusion de Promenoir se coordonnent d’abord à Lyon, puis entre Paris et Lyon. Lors de la publication des trois premiers numéros de la revue, les trois rédacteurs travaillent encore ensemble à Lyon et tous les numéros y resteront assemblés et imprimés malgré l’implication et l’évolution parisienne d’Epstein à partir de juillet 1921. Richard Cantinelli, qui participe en tant qu’auteur pour les deux premiers numéros de Promenoir, semble tenir un rôle important quant à la production de la revue. Beau-frère de Paul Lafitte, directeur des Éditions de La Sirène dont Epstein deviendra l’assistant en 1922, il occupe une position importante au sein des milieux littéraires lyonnais :

« À côté de nombreux ouvrages très modernes, la Sirène, fondée et dirigée par Paul Laffite, publiait une collection de textes classiques, intitulée « Le Rat de bibliothèque ». Richard Cantinelli, conservateur de la bibliothèque de la ville de Lyon, présidait à la composition de ces ouvrages élégamment traditionnels et en suivait l’impression dans l’atelier de Marius Audin228. »

Promenoir est imprimé par les presses de Marius Audin, dont la collaboration a possiblement été rendue possible par l’entremise de Cantinelli. Le premier numéro de Promenoir est tiré à trois cent exemplaires : cent sont réservés aux abonnements, cent

226 « Dossier d’origine le Promenoir » 233 B60 « Originaux des articles parus dans le Promenoir 1920-1921 », Fond Jean et Marie Epstein, La Cinémathèque française, Paris. 227 « Compte rendu de l’exposition Promenoir, Marcel Reygnier » 414 B76 « Correspondance 1921-1923 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 228 Jean Epstein, « Mémoires Inachevés », in Écrits sur le cinéma. 1921-1953, Tome 1 : 1921-1947, op.cit. ; p.35.

151 cinquante à la vente, vingt à la presse et trente aux collaborateurs229. Epstein détaille dans ses notes de travail les différents destinataires de la presse pour ce premier numéro :

« Presse : Lyon : Revue Fédéraliste, Progrès, Vie Lyonnaise, Tout Lyon, Express. Paris : Littérature, Esprit nouveau, NRF, Mercure, Comedia, Rampes, Crapouillot, Sans Pareil (Dada), Carnet de la semaine, Amour de l’art ; 4e temps, Bonsoir, Ciné pour tous, cinémagazine, revue de l’époque230. »

Il décompte ensuite les envois à la presse et aux contributeurs lors de la préparation du deuxième numéro :

« Doucet 1, Goll 1 collaboration, Raynal 1, Léger 5 auteur, Cendrars 5 auteur, Esprit nouveau 4, Dulac 100, Pupat 98, Reboul 1, Kundig 1, Nouveautés 20, Deval 10, Galerie Simon 1, Littérature 1, Galerie Rosenberg 1, Crapouillot 1, Revue de l’époque 1, Sans Pareil 5+1 lettre collaboration231. »

Il fait parvenir Promenoir en dépôt à des bureaux d’éditions de revues d’avant-gardes, des galeries avec lesquelles il entretient déjà quelques relations. De manière similaire à Dada, le nombre de numéros envoyés demeure restreint mais permet toutefois une diffusion. Epstein privilégie des revues littéraires et cinématographiques. Dès le second numéro, une sélection se fait : les revues cinématographiques ont disparues et les liens avec des revues littéraires, surtout l’Esprit Nouveau, Littérature et la Revue de l’époque sont confirmés. Dès la parution du 2, il propose aux auteurs du Sans Pareil une collaboration directe. Entre 1921 et 1922, Epstein publie beaucoup d’articles dans les revues d’avant-gardes telles que Cinéa publiée par Delluc, L’Esprit Nouveau, Les Feuilles libres de Maurice Raval, Le Disque vert de Jean Paulhan et Franz Hellens à Bruxelles ou encore Broom à Zagreb232. Au travers de sa correspondance, la collaboration avec la revue littéraire La Vie des Lettres est également affirmée. Nicolas Deaudier, éditeur de ladite revue, écrit ainsi à Epstein :

« Oui j’ai bien reçu par l’entremise d’Ivan Goll votre nouvelle « Critique de l’Amour ». Je l’ai immédiatement envoyé à composer. … Je vous porte ce jour non seulement Signes doubles

229 « Dossier d’origine le Promenoir » 233 B60 « Originaux des articles parus dans le Promenoir 1920-1921 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 230 « Dossier d’origine le Promenoir » 233 B60 « Originaux des articles parus dans le Promenoir 1920-1921 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 231 « Dossier d’origine le Promenoir » 233 B60 « Originaux des articles parus dans le Promenoir 1920-1921 », Fond Jean Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 232 Joël Daire, Epstein, une vie de cinéma, op.cit. ; p.38.

152 mais L’Homme cosmogonique Poèmes synoptiques sur trois plans. Vous lirez dans le prochain numéro de La Vie des Lettres ce que j’entends par poème sur trois plans233. »

Epstein non seulement écrit pour La Vie des Lettres mais publie à son compte des articles de Deaudier, s’inscrivant dans une collaboration directe. Il échange aussi avec la revue littéraire madrilène Cosmopolis fondée par le poète Guillermo de Torre. La correspondance succincte des deux hommes montre divers mécanismes d’échange entre les maisons d’édition et les rédacteurs en chef de revues :

« Je vous prie de parler aux directeurs de la Sirène au sujet de ces éditions que je serais heureux de recevoir – service de presse - pour donner compte-rendu régulièrement à Cosmopolis. Et autres revues espagnoles234. »

«Je vous adjoint Cosmopolis, novembre, avec la traduction de votre étude sur Giraudoux. Je vous enverrai mon poème. Vous recevrez Ultra et Tablezas. Direz je vous prie, à Ozenfant que je n’ai pas reçu encore le n°11 de l’Esprit nouveau235. »

Des maisons d’édition, parmi lesquelles La Sirène, envoient livres et revues aux comités de rédaction en vue d’un article, d’un compte-rendu, d’une publicité. Les revues procèdent à la même diffusion entre elles. Des liens étroits unissent Promenoir et L’Esprit nouveau. Dans le numéro 14 Promenoir apparaît en première place dans la sélection des revues, avec l’extrait d’un article de Deval. Comme le relate Joël Daire, dès 1921 Epstein, Ozenfant et Jeanneret entreprennent une collaboration entre les deux revues :

« Le lendemain, Epstein rend visite à Fernand Léger dans son atelier. Le peintre lui a donné, quelques semaines plus tôt, un dessin inédit pour le numéro deux de Promenoir. Il l’accueille fraternellement, l’emmène à la Rotonde, lui présente Juan Gris et l’accompagne ensuite chez Brancusi. Le même jour, Epstein se rend au siège de la revue L’Esprit nouveau, fondée l’année précédente [1920] par les deux peintres du courant « puriste », Amédée Ozenfant et Edouard Jeanneret, qui est également architecte et signe donc ses articles du pseudonyme de Le Corbusier. Ces adversaires du cubisme accueillent Epstein très cordialement et lui confient une rubrique de recension d’ouvrage dans la revue. Ils fourniront de leur côté quelques articles et dessins à Promenoir236. »

Epstein publie dans les numéros huit, neuf, dix, onze, douze et treize de L’Esprit nouveau en 1921 Le Phénomène Littéraire, sous forme de série, puis Cinéma dans le numéro

233 « Lettre de Nicolas Deaudier à Jean Epstein, 6 février 1922 » 414 B76 « Correspondance 1921-1923 » Fond Jean et Marie Epstein, La Cinémathèque française, Paris. 234 « Lettre de G. de Torre 4 novembre 1921» 291B65 « Documentation personnelle », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 235 « Lettre de G. de Torre 22 novembre 1921», in Cosmopolis n°35, novembre 1921, in 291B65 « Documentation personnelle », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française 236 Joël Daire, Epstein, une vie de cinéma, op.cit. ; p.32.

153 quatorze de 1922. Les liens semblent d’autant plus forts que Cinéma devait à l’origine paraître dans le numéro deux de Promenoir237 pour n’être finalement publié qu’en 1922 dans l’Esprit nouveau. Les deux revues partagent en outre plusieurs contributeurs dont Ivan Goll (« Le Mouvement théâtral en Allemagne »238), Cendrars (« L’Eubage »239) et Auguste Lumière (« Nouvelles hypothèses dans le domaine de la physiologie et de la médecine »240). L’implication et le soutient apportés par Ozenfant et Jeanneret permet à Epstein de profiter de leurs réseaux de diffusion, notamment internationaux. Comme le note Gladys Fabre, l’Esprit Nouveau comporte un lectorat international important :

« Selon le bilan fait par la rédaction après un an d’existence l’Esprit Nouveau avait 600 abonnés un peu partout dans le monde. [….] Au sein de Zivot paru en 1922 à Prague les articles de Ozenfant et Jeanneret, ceux des collaborateurs de l’Esprit Nouveau. Tels Ivan Goll, Epstein, Delluc, trouvent une très large place241. »

La résonnance internationale de L’Esprit Nouveau, ici par les reproductions et traductions tchèques de Zivot, élargit la diffusion des écrits d’Epstein de Promenoir et de ses collaborateurs. Grâce aux liens noués avec les revues d’avant-gardes européennes et sa position privilégiée au sein du domaine de l’édition, Epstein facilite la circulation de Promenoir de même que sa mention dans les pages desdites revues. Les relations établies avec différentes revues et personnalités ancrent principalement Promenoir au sein de l’interpénétration des champs littéraire, plasticien et cinématographique en termes de corpus et de réseau de production et de circulation.

Dans une lettre de juin 1922, Deval révèle l’une des volontés éditoriales de Promenoir :

«Il y a un petit malentendu au sujet du poème de Cocteau. Réellement, Promenoir publie des inédits, nous ne pouvons pas publier un poème faisant déjà partie d’un livre publié. Je pense que c’est très simple à expliquer à Cocteau. Nous avons le tort de paraître en retard, mais c’est tout242. »

L’obtention de textes et gravures inédits est facilitée par une connaissance préalable des auteurs. Tous les participants au second numéro sont en effet des proches ou connaissances

237 « Dossier d’origine le Promenoir » 233 B60 « Originaux des articles parus dans le Promenoir 1920-1921 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 238 L’Esprit Nouveau n°7, Paris, 1921, in L’Esprit nouveau. Revue internationale illustrée de l’activité contemporaine. New York, Da Capo Presse1969. 239 L’Esprit Nouveau n°7, Paris, 1921, in L’Esprit nouveau, ibid. 240 L’Esprit Nouveau n°10, Paris, 1921, in L’Esprit nouveau, ibid. 241 Gladys C. Fabre, Léger et l’esprit moderne, 1918-1931, Paris, Musée d’art moderne, 1982, pp.112-113. 242 « Lettre de Pierre Deval, 19 juin 1922 », in 414 B76 « Correspondance 1921-1923 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

154 d’Epstein, Deval et Lacroix. Promenoir représente ainsi l’unique publication, posthume, du texte Le Sang noir des pavots (notes sur l’opium) d’Apollinaire avant 2001243. L’inédit distingue Promenoir des autres éditions où les matériaux circulent de l’une à l’autre. « Note 18 sur l’art » dans Dada I avait été imprimé lors de l’exposition à la Galerie Dada de 1917, dans Dada Sinn der Welt Grosz et Heartfield reprenaient le poème K’perioum de Haussmann précédemment apparu en juin 1919 dans Der Dada n°1, Karawanne de Ball qui avait été publié par le Cabaret Voltaire en 1916 et l’essai typographique ‘Was Ist Dada ?’ repris de Der Dada n°2 en 1919 et Dada Almanach en 1920. Bien qu’inscrit au cœur des éditions d’avant- gardes, c’est-à-dire suivant ses modes de diffusion inhérents, Promenoir se démarque par sa prédilection pour l’inédit, le refus du remploi des matériaux textuels et visuels.

La question cinématographique, à l’intérieur du second numéro de Promenoir, apparaît ainsi d’abord sous le trait de l’originalité du corpus. Son développement semble dans un premier temps se concentrer explicitement au sein des articles d’Epstein et Cendrars. Puisque le corpus à dominance littéraire se partage également entre peinture et cinéma, chaque domaine prend une place corollaire. En 1921, Epstein décrit en ces termes les rapports entre littérature et cinéma :

« Le cinéma sature la Littérature moderne. Réciproquement cet art mystérieux a admis beaucoup de littérature […] Pour ainsi, se mutuellement soutenir, la jeune littérature et le cinéma doivent superposer leurs esthétiques244. »

Comme le décrit Gérard Leblanc au sein de l’article La Poésie epsteinienne :

« La particularité d’Epstein est de commencer à penser le cinéma à partir de la poésie littéraire, et non à partir du cinéma. Relation indirecte et d’autant plus productive que la disposition à la poésie définie par Epstein – disposition qui génère un certain type d’écriture poétique – se réalise bien davantage dans la poésie cinématographique que dans la poésie littéraire245. »

La démarche poétique d’Epstein se déploie entre les champs littéraire et cinématographique. Recherches plastique et poétique se conjoignent et s’étoffent mutuellement à travers sa pensée et sa pratique : la poésie littéraire représente le ferment de la

243 Guillaume Apollinaire, Le Sang noir des pavots, Paris, Fata Morgana, 2001. 244 Jean Epstein, « Le Cinéma et les Lettres modernes », in La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, Paris, Édition de la Sirène 1921, in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 245 Gérard Leblanc, « La Poésie epsteinienne », in Jacques Aumont (dir.), Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, Paris, Cinémathèque Française, 1998, pp.25-26.

155 poésie cinématographique, Promenoir suit cette dynamique, rassemble et allie les différentes dimensions de la poétique soit-elle littéraire, plastique ou cinématographique.

Le cinéma se questionne ainsi en interpénétration avec un corpus visuel et textuel à la confluence des domaines littéraires et picturaux. Comment se construit un regard sur la cinématographie à travers les éléments plastiques des gravures de Deval, Léger et Didier et des textes littéraires ? Comment les reproductions d’œuvres visuelles étayent-elles ou affrontent-elles les questions soulevées par Cendrars et Epstein ?

I. A. Miroirs plastiques de principes cinématographiques

Le corpus de quatre gravures Music-Hall et Dancing de Pierre Deval, Élément mécanique de Léger et l’Intran de Didier regroupe les ambitions plastiques de la revue. La similarité des formats crée dans un premier temps un domaine plastique homogène. Le carnet central de gravures reproduit les œuvres individualisées sur des pages pleines. Le carnet crée une scission entre le texte et l’image. De manière similaire à Dada I, l’espace de mise en page du Promenoir se divise clairement entre deux régimes homogènes indépendants.

La prédilection pour la gravure constitue un autre point commun entre Promenoir et le premier numéro de Dada ainsi que L’Esprit nouveau :

« Ozenfant et Jeanneret refusent le modernisme iconographique dont la photographie selon eux, suffit à nous donner un image. L’Esprit nouveau, contrairement à ses homologues internationaux n’accorde aucun intérêt à la photo en tant qu’art. Les photos, comme la typographie et les mises en pages répondent aux seuls besoins fonctionnels d’illustration et de lisibilité246. »

Promenoir ne reprend aucun matériel photographique, privilégie la gravure et crée des mises en page dont l’ascétisme sert la clarté. De la même manière que L’Esprit nouveau et Dada I, le traitement des textes évite l’essai typographique au profit d’une simplicité et d’une clarté des lignes. Cependant, tandis que L’Esprit nouveau confère aux images le seul rôle d’illustration, Promenoir reproduit des œuvres originales et les isole du texte.

246 Gladys C. Fabre, Léger et l’esprit moderne, op.cit. ; p.136.

156 Chaque numéro arbore une page de couverture de couleur unie et différente. Comme le révèle ses notes à l’imprimeur pour le premier numéro, Epstein apporte un soin particulier au design et coloris de la couverture :

« Vert vermèse {…} le moins jaune possible et très acide247. »

La couverture orangée du numéro deux a donc certainement profité des mêmes attentions. Cette note implique une ambition plastique sous-jacente, plus exactement une minutie des détails en termes de mise en page. La méticulosité de même que la scission entre les corpus visuel et textuel témoigne de la volonté de créer un ordre plastique cohérent, soutenant le contenu des œuvres et des textes reproduits.

I. A. 1) Divisions géométriques et poétiques

Les quatre gravures, de même que la mise en page, s’appuient sur des formes de divisions géométriques internes. D’une part, la mise en page développe des moyens plastiques afin de mettre en ordre les matériaux reproduits, divisant et ordonnant, de l’autre les ordres plastiques intrinsèques des gravures s’appuient sur la forme géométrique.

Dans l’article « Esthétique et purisme », qu’Epstein conservait dans ses carnets de notes pour Promenoir, Ozenfant et Jeanneret détaillent les enjeux formels du Purisme cristallisés autour de la figure géométrique :

« Les spectacles de géométrie simple donnent, à cause de la pureté de la réaction provoquée, la direction la plus impérative à notre jugement248. »

Si aucun des peintres représentés dans le numéro deux du Promenoir ne se revendique ouvertement du Purisme, l’importance de la collaboration entre Ozenfant, Jeanneret et Epstein permet de mettre leur conceptions en écho. L’ordre plastique voulu par les créateurs du Purisme acquiert une certaine cohérence face à la mise en place d’un ordre plastique à l’intérieur du Promenoir. Le troisième point abordé par Ozenfant et Jeanneret considère l’emploi de figures géométriques primaires comme moyens de construction plastique à même de clarifier, d’ordonner et de diriger l’espace. Les termes que les peintres emploient résonnent avec ceux de Cendrars qui résume, à l’intérieur de « Remarque sur Le Cabinet du Docteur

247 « Dossier d’origine le Promenoir » 233 B60 « Originaux des articles parus dans le Promenoir 1920-1921 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 248 Amédée Ozenfant, Edouard Jeanneret, « Esthétique et Purisme », in 233 B60 « Originaux des articles parus dans le Promenoir 1920-1921 », Fond Jean Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

157 Caligari » paru dans la revue Broom en 1922, les démarches abstraites contemporaines, principalement cubistes :

« [Le Cabinet du Dr. Caligari] jette le discrédit sur l’art moderne car la discipline des peintres modernes (les cubistes) ne repose pas sur une hypersensibilité de fous mais sur l’équilibre, l’intensité et la géométrie mentale249. »

Selon Cendrars, les démarches plastiques des peintres contemporains s’intéressant à l’abstraction géométrique recherchent l’équilibre d’une intensité formelle. Malgré les divergences entre Purisme et Cubisme, les termes rappellent les notions de clarté et d’ordination spatiale données par Ozenfant et Jeanneret. Les deux remarques donnent des cadres afin d’envisager la conception de configurations géométriques au sein de l’espace de publication du Promenoir. Dans une autre mesure, les différentes démarches plasticiennes représentées proposent des domaines plastiques originaux dont les particularités sont à mettre en perspectives les unes par rapports aux autres afin de révéler les moyens ainsi que les formes géométriques qui soutiennent et structurent l’espace plastique.

I. A. 1. a) Fragmentation

La mise en page des textes s’appuie sur des formes de ponctuation, de division. Chronique du laid de Cantinelli, Chroniques littéraires d’Epstein, Deval et Lacroix, Salon de printemps de Deval, Le Sang noir des pavots (notes sur l’opium) d’Apollinaire et Sur la statistique de Lacroix comportent tous des petits carrés à imprimés soleil qui reviennent de manière récurrente et rythmique. Dans les textes en proses comme dans les textes poétiques, les carrés fragmentent des parties, divisent des entrées ou des stances. Visuellement, le carré marque le temps de pause au sein de la lecture. Ainsi à l’intérieur des trois chroniques, le carré introduit un nouveau paragraphe et appuie le caractère fragmentaire de l’écriture :

« [•] Un livre important de M. Raynal sur Picasso est annoncé chez Delphin à Munich. [•] Nous avons reçu les Tablettes, qui me paraissent être l’excellent organe technique de l’ébénisterie régionale250. »

249 « Casts discredit on Modern Art because the discipline of modern painters (cubist) is not the hypersensibility of madmen but equilibrium, intensity, and mental geometry » [Nous traduisons] Blaise Cendrars, « Comment On Caligari », in Broom vol 9 n°4, Rome, juillet 1922, p.351. 250 Pierre Deval, « Salon de Printemps », in Le Promenoir n°2, Lyon, mars 1921, p. 19, in 233 B60 « Originaux des articles parus dans le Promenoir 1920-1921 », Fond Jean Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

158 « [•] Il est d’observation courante que les grandes amours ont souvent commencé non par le coup de foudre, mais par de l’antipathie ou tout au moins par de la défiance. [•] La beauté doit entrer en nous comme une Pravaz : la piqûre précède le bienfait251. »

Le carré marque à la fois la fracture et la liaison, soit entre deux éléments indépendants, soit dans le développement d’une même idée. L’impression du carré se retrouve à l’intérieur du poème en vers libres d’Apollinaire où il a pour rôle d’introduire chaque stance. Les strophes librement versifiées représentent une écriture fluide où seul le carré marque le retour à la ligne et donc la stance. Pareillement, chaque vers de Deux petits poèmes passéistes de Rio Jim est introduit par une majuscule du titre imprimé verticalement. Dans les deux poèmes, un symbole ou une majuscule divisent et rythment visuellement le déroulement du texte.

Dans « Le Cinéma et les Lettres modernes », paru en 1921 au sein de La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, Epstein désigne l’une des caractéristique prégnante de la poésie moderne en tant qu’esthétique de succession :

« Une bousculade de détails constitue un poème, et le découpage d’un film enchevêtre et mêle, goutte à goutte, les spectacles252. »

Epstein met en évidence d’une part le caractère accumulatif et détaillé de la poésie moderne et d’autre part s’appuie sur une comparaison avec l’appareil technique cinématographique, c’est-à-dire la division rythmique et lumineuse des photogrammes, la fragmentation technologique de l’image enregistrée. Au travers de la comparaison, l’accumulation des détails poétiques se comprend comme une collection de fragments dont la séparation suit le schème d’une division mécanique. Au sein de la reproduction du texte en prose ou versifié, le symbole carré ou la majuscule marquent et rythment la fragmentation. Le régime visuel créé par la mise en page ponctue, souligne la fragmentation textuelle et rythmique sous-jacente. La marque fragmentaire révèle et ordonne, rend visible et lisible les structures internes.

Les quatre gravures présentent des formes différentes de fragmentation plastique. L’exercice de figuration dans l’Intran, la roue, les écrous ou encore les immeubles, s’appuie sur des figures géométriques élémentaires : cercles, carrés, rectangles ou triangles. Chaque objet, composé d’une ou plusieurs formes géométriques, représente une entité particulière. La

251 Richard Cantinelli « Chronique du laid », in Le Promenoir n°2, ibid. ; p. 17, in 233 B60 « Originaux des articles parus dans le Promenoir 1920-1921 », Fond Jean Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 252 Jean Epstein, « Le Cinéma et les Lettres modernes », in La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, op.cit. ; p.2, in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

159 forme géométrique correspond au squelette formel de l’objet. L’ensemble de ces objets figurés se rassemble en agrégats de figures géométriques : diverses parties identifiables et pourtant solidarisées. L’Intran concentre l’ensemble des éléments en une masse différentielle. Les objets se chevauchent, les uns par dessus les autres, et pourtant se détachent, conservent des contours définis et individualisés. Chaque figure devient le fragment singulier d’une masse d’éléments plastiques concentrés et pressés les uns contre les autres. L’Intran se rapproche alors de la définition poétique donnée précédemment par Epstein qui considère l’esthétique de succession, une bousculade de détails, comme la somme des fragments. Le projet plastique de l’Intran rassemble et superpose les figures en fragments d’un ensemble pluriel et différentiel.

Élément mécanique de Léger manifeste la conception fragmentaire la plus explicite. Le peintre emploie directement des formes géométriques en tant que moyens et figures de la représentation. Entre 1917 et 1923, Léger réalise la majeure part de sa série Éléments mécaniques. Dans « Notes sur la plastique actuelle » il précise, en 1923, quelque conception fondamentale de sa démarche conduite entre 1920 et 1922 :

« L’élément mécanique est un moyen et non un but. Je le considère simplement ‘matière première’ plastique comme les éléments d’un paysage ou d’une nature morte253. »

Léger comprend l’élément mécanique en tant que modèle de la représentation, non en tant que but de la démarche. Mise face à face avec la série Élément mécanique, l’abstraction géométrique de la gravure atteint de nouvelles dimensions. Le rectangle central représente un axe symétrique, subdivisé en deux parts égales, l’une blanche l’autre noire, et comprend trois cercles identiques situés à distance égale les uns des autres. Mais l’agglomération des formes autour de cet axe devient divergent : de part et d’autre, aucune forme ne se duplique exactement. Plutôt, les figures se déploient à la manière de multiples fragments géométriques : demi-cercles, segments et demi-droites. Ainsi, les lignes, à l’exception de l’axe de symétrie centrale, constituent pour la plupart des fragments de figures géométriques incomplètes et divergentes. Cependant, l’ensemble de ces fragments se conjoignent et structurent ainsi l’espace plastique de la gravure. Dans un texte antérieur à la série Élément mécanique, Léger décrit l’une des étapes par laquelle concentrer les dimensions plastiques des formes créées :

253 Fernand Léger, « Notes sur la plastique actuelle 1920-1922 », in 7 Arts n°20, Bruxelles, 15 mars 1923, in Fonctions de la peinture, Paris, Gallimard, 2004, p.61.

160 « Concentrez vos courbes avec le plus de variété possible, mais sans les désunir, encadrez- les par le rapport dur et sec des surfaces des maisons, surfaces mortes qui prendront de la mobilité par le fait qu’elles s’opposent à des formes vives ; vous obtenez un effet maximum254. »

Léger assemble ainsi les variétés des lignes, en une somme de fragments, dans des structures rigides et cohérentes dont la confrontation produit une intensité plastique. Élément mécanique ne possède pas de structure globale qui concentrerait l’ensemble des lignes fragmentaires, mais celles-ci se confrontent dans des subdivisions structurelles. Les fragments de figures géométriques forment des blocs architecturaux qui s’opposent et s’accolent. Ainsi dans Élément mécanique, la fragmentation des figures géométriques soutient une subdivision de l’espace en parties différenciées, polymorphes et néanmoins solidaires les unes des autres. Chaque figure se comprend comme le fragment interne et structurel de l’élément mécanique ici déconstruit et exposé.

Pour sa part, Epstein préfère les œuvres réalistes de Léger à ses abstractions géométriques comme il le décrit :

« D’autres œuvres, des dessins que je n’osai trop ouvertement préférer, étaient d’une facture très différente, d’un réalisme si minutieux, si fouillé, qu’il en devenait effrayant et bien plus fantastique qu’un symbolisme d’agrégats géométrique ne pouvait être. Ainsi, un certain portrait d’une personnalité végétale – souche ou racine d’arbre – faisait vraiment peur255. »

La reproduction d’Élément mécanique indique pourtant l’importance prise par la fragmentation de l’abstraction géométrique dans les préoccupations plastiques qui régissent le corpus de Promenoir.

En 1922, De Fayet256 écrit pour l’Esprit nouveau un article sur la Chapelle Sixtine de Michel-Ange, qu’il confronte à quelques aspects des démarches plastiques contemporaines :

« Pour analyser l’effort moderne, on dit machine à émouvoir, c’est-à-dire éléments physiques, primaires, suffisants pour donner satisfaction à l’œil, suffisamment choisis, clairement exprimés, clairement assemblés, pour déterminer des rapports qui ravissent l’intellect. Représentation suffisamment élargie du fait naturel pour reléguer au second plan l’intérêt iconographique et donner plein sens aux éléments plastiques qui sont les moyens émotifs de l’œuvre d’art257. »

254 Fernand Léger, « Les Réalisations picturales actuelles », in Les Soirées de Paris, vol 3 n°25, Paris, 9 mai 1914, in Fonctions de la peinture, op.cit. ; p.26. 255 Jean Epstein, « Mémoires Inachevés », in Écrits sur le cinéma. 1921-1953, Tome 1 : 1921-1947, op.cit. ; pp.41-42. 256 Ozenfant et Jeanneret écrivaient tous deux, alternativement, sous le pseudonyme de De Fayet. 257 De Fayet, « La Sixtine de Michel-Ange », in L’Esprit Nouveau n°14, Paris, 1922, in L’Esprit nouveau, op.cit. ; p.1612.

161 La remarque de De Fayet résonne particulièrement avec la conception de Léger, à l’instar de la troisième conception du Purisme donnée par Ozenfant et Jeanneret qui envisagent une direction impérative du jugement grâce à la figure géométrique élémentaire. Ces derniers se distinguent pourtant sur certains points : tandis que Léger envisage un rapport plastique, Ozenfant et Jeanneret conçoivent une dimension cognitive et De Fayet une fonction émotive. Pourtant, chacun se rallie à la notion de clarté des rapports plastiques intrinsèques et la relie au domaine mécanique. À l’intérieur de Promenoir, les fragmentations d’Élément mécanique et de L’Intran instituent les rapports fragmentaires entre les formes en tant que conception plastique et instrumentale : à la fois moyens et formes d’une représentation mécanique, d’une individualisation formelle. Dans Le Phénomène littéraire, Epstein lie à son tour fragmentation et mécanique :

« Le machinisme de la civilisation, l’instrumentalisation innombrables qui encombrent les labos, les usines, les hôpitaux, les ateliers de photographes et des électriciens, la table de l’ingénieur, le pupitre de l’architecte, le siège de l’aviateur, la salle de cinéma, la vitrine de l’opticien et même la poche du menuisier, permettent à l’homme une infinie variétés d’angles d’observation. L’optique surtout (et quoi d’étonnant dans une société surtout optique ?) accroche à notre cou ses lentilles comme des amulettes au cou du chef indien. Et tous ces instruments, téléphone, microscope, loupe, cinéma, objectif, microphone, gramophone, auto, kodak, avion, ne sont pas de simples objets inertes. A certains moments ces machines viennent faire partie de nous- mêmes et filtrer pour nous le monde comme l’écran filtre les émanations du radium. {…} Le monde est aujourd’hui pour l’homme comme une géométrie descriptive avec son infini de plans de projection. Chaque chose possède des centaines de diamètres apparents qui ne se superposent jamais exactement. Tout est mesure d’angles, trigonométrie, ou mesures de correspondances, logarithmes. Il n’y a plus de dimensions, mais des rapports. Tout est proportion, fonction d’une variable, mobile, relatif, momentané258. »

Epstein détermine ainsi une perception optique mécanique fragmentaire, démultipliée et géométrique. La diversité des points de vue introduite par la fragmentation matérielle des instruments mécaniques institue de nombreux régimes divergents de perception. La fragmentation instaure une géométrie variable et relative des points de vue entre correspondances et distances. En reliant la mécanique et la géométrie, Epstein s’accorde avec les projets formels de L’Intran et d’Élément mécanique. De la plastique à l’optique, l’exercice de la fragmentation est considéré comme un prisme à instrumentaliser.

258 Jean Epstein, « Le Phénomène littéraire », in L’Esprit nouveau, Paris, mai 1921, p.859, in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

162 La fragmentation mécanique, plastique et optique, se lie également au dispositif cinématographique dont l’appareil technique se fonde sur de multiples niveaux de fragmentation pelliculaire, lumineuse et temporelle. Epstein lie directement les différentes formes plastiques de fragmentation impliquées par la mécanique. Il décrit, lors d’une conférence donnée en 1920 sur Lacroix, puis dans l’essai Le Sens I bis paru dans Bonjour Cinéma en 1921, l’impact plastique de la mécanique dans les arts :

« Le machinisme qui modifie la musique en y introduisant des modulations de complaisance, la peinture en y introduisant la géométrie descriptive, et tous les arts, et toute la vie en y introduisant la vitesse, une autre lumière, d’autres cerveaux, ici, crée son chef d’œuvre259. »

Epstein désigne les implications de la fragmentation mécanique, fait correspondre la création de formes géométriques descriptives à l’enregistrement cinématographique. La fragmentation technique cinématographique permet de « Feuilleter l’homme260» et plus précisément d’instaurer des variations :

« A l’écran une minute de l’expression d’un sentiment est la somme de 1120 valeurs de ce sentiments, notées isolement au cours de ses variations en une minute de temps261. »

L’image cinématographique enregistre et divise toutes les variations avant de les réunir. Ces variations correspondent aux multiples variables des régimes fragmentaires et instrumentalisés de l’optique mécanique. En 1924, Léger écrit L’Esthétique de la machine, l’ordre géométrique et le vrai où il développe la notion d’une plastique mécanique cinématographique :

« Le cinéma de l’avenir est là aussi, vers la personnification du détail grossi, l’individualisation du fragment, ou le drame se noue, se situe, s’agite. Le cinéma concourt à ce respect de la vie. La main est un objet multiple, transformable262. »

Comme Epstein, Léger envisage la dimension variable de l’image cinématographique, spécifiquement en termes plastiques. Pour lui, la mécanique cinématographique permet d’isoler afin de détailler et de cristalliser, de révéler les dimensions plastiques sous-jacentes reposant à l’intérieur de l’objet enregistré. L’image cinématographique devient alors l’agent plastique de la fragmentation et de la variation, c’est-à-dire de la transformation, de la même

259 Jean Epstein, Bonjour Cinéma, Paris, Editions de la Sirène, 1921, p. 37, in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 260 Jean Epstein, Bonjour Cinéma, ibid. in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française 261 Jean Epstein, « Les Images relativement à nous », in Photociné, Paris, février 1928, p.23, in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 262 Fernand Léger, « L’esthétique de la machine, l’ordre géométrique et le vrai », in Fonctions de la peinture, op.cit. ; pp.106- 107.

163 manière que les fragmentations géométriques instituent les éléments mécaniques comme moyens et formes plastiques.

Ainsi, la fragmentation se perçoit au travers des textes et des œuvres reproduits dans Promenoir comme dimension soit poétique soit plastique, développée par des formes géométriques. La fragmentation s’appréhende en tant que rythme littéraire, instrument plastique, variable optique et s’étend jusqu’à une caractérisation, matérielle, plastique de la variation cinématographique. Les domaines poétiques, plastiques et cinématographiques partagent des conceptions similaires de la fragmentation.

I. A. 1. b) Contrastes

Aux côtés de la fragmentation, les quatre gravures de Promenoir travaillent particulièrement les contrastes de noirs et de blancs. Les compositions de Music-Hall, L’Intran et Dancing se fondent sur des contrastes francs et intenses. Les gravures ne disposent pas de nuances de gris, préférant plutôt la confrontation de la bitonalité. Dans ces trois gravures, le contraste permet dans un premier temps d’appuyer les structurations des figures.

Dans L’Intran, cette dimension s’exprime grâce aux tracés géométriques des formes et de la fragmentation. Les lignes blanches ferment, appuient les contours des tracés, particularisent les figures : ainsi des dessins de roues, d’écrous et de ressorts dont les droites, les triangles et les cercles tracés à l’encre noire puis nimbés, soulignés de lignes blanches qui les détachent de l’ensemble de la composition. Inversement, à l’intérieur de l’unique partie blanche, les figures noires de ressorts se détachent nettement sans la démarcation d’aucun contour. Cette partie de la composition comporte une zone de porosité avec la roue centrale : les contours blancs du ‘ressort’ noir, qui traverse et rejoint les deux parties, ne sont visibles que dans la partie noire tandis qu’ils se dissolvent dans la partie blanche. Pareillement, les rayons des deux roues, placées à gauche, qui se dessinent contre du blanc perdent leurs détours et n’apparaissent plus que dans un contraste simple entre figure noire et fond blanc. Le passage de l’une à l’autre des valeurs lumineuses met en exergue l’intervention des contours au sein de la démarcation des figures.

L’historien de l’art Guitemie Maldonado pointe l’un des principes sous-jacents du contraste :

164 « Les contrastes ne sont jamais plus forts que pris au sein de similitudes et chercher des analogies ne fait sens qu’à partir du constat d’un écart263. »

D’un point de vue plastique, le contraste entre lignes noires et blanches, entre les pleins et les creux dessinés détache, écarte les figures les unes des autres et paradoxalement unifie. Le système plastique du contraste forme ici la base lumineuse et structurale de la composition et donc construit, individualise les figures mais les apparente les unes aux autres. Par exemple, les lignes et les aplats de blancs et de noirs qui forment les figures de Dancing comme de Music-Hall, sont tout entières concentrées par la cohérence de la composition générale. Leurs lignes singulières se combinent selon une alternance de contrastes. L’opposition de valeurs, de densités lumineuses fait apparaître les lignes puis les bras, les plis des robes des figures, le sol et l’arrière plan etc. L’individualisation de chacune prend sens à l’intérieur de la répétition et l’alternance des contrastes, de l’analogie des formes qui fragmente et pourtant solidifie l’ensemble de la composition.

Léger considère, dans L’esthétique de la machine, l’ordre géométrique et le vrai (1924), le contraste en tant qu’outil plastique de premier ordre :

« Je conçois deux modes d’expressions plastique : 1°) L’objet d’art (tableau, sculpture, machine, objet), valeur rigoureuse en soi, faite de concentration et d’intensité, anti décoratif, contraire d’un mur. Coordination de tous les moyens plastiques possibles, groupement des éléments en contrastes, multiplication dans la variété, rayonnement, lumière, mise au point, intensité-vie, le tout bloqué dans un cadre, isolé, personnifié264. »

Selon lui, le contraste permet la concentration et l’intensité des éléments de même qu’il introduit la multiplication dans la variété. À l’intérieur de l’Intran, Music-Hall et Dancing les confrontations franches et lumineuses entre le noir et le blanc qui soutiennent la structure des compositions, concentrent l’intensité grâce à l’utilisation de deux tonalités brutes et appuient les variations formelles, exprimées dans le tracé des courbes, selon le même principe de césure et d’analogie. Comme le décrit Léger pour sa série Élément mécanique :

« l’état d’intensité plastique organisé […] la loi des contrastes […] J’oppose des courbes à des droites, des surfaces plates à des formes modelées, des tons locaux purs à des gris nuancés. Ces formes initiales plastiques s’inscrivent sur des éléments objectifs ou non, c’est sans importance pour moi. Ce n’est qu’une question de variété. Là je pense pouvoir dominer la

263 Guitemie Maldonado, « Brut et parfait ou l’objet « tout cru » », in Blandine Chavanne (dir.), Fernand Léger, reconstruire le réel, Paris, ADAGP, 2014, p.79. 264 Fernand Léger, « L’esthétique de la machine, l’ordre géométrique et le vrai », in Fonctions de la peinture, op.cit. ; pp.106- 107.

165 situation car j’arrive à un été multiplicatif que tout objet fabriqué peut difficilement atteindre, n’ayant qu’un but strictement utile265.»

L’intensité plastique correspond à la loi des contrastes, système d’opposition lumineux entre les courbes et entre les tonalités, qui fragmentent et relient, autorisent les variations, les multiplications d’analogies et de différences. Si la roue et les écrous de l’Intran, comme les personnages de Deval, sont enserrés dans des contrastes bruts appuyant les différents tracés des lignes, les éléments mécaniques de Léger ajoutent à cette dimension des variations tonales aux confins de certaines lignes.

Élément mécanique s’appuie elle aussi sur une composition de contrastes, à la différence que ceux-ci se déclinent sous des nuances de gris. Plus exactement, elles se présentent sous la forme de petits traits dégradés dans les formes géométriques et autour de certains segments. Le segment s’étiole et ses contours s’étirent sous le dégradé de gris. Élément mécanique intègre une nouvelle forme de contraste : une variation nuancée du principe préliminaire. Déployés autour de certains segments de la composition, les dégradés de gris soulignent dans un premier temps les contrastes de lignes et de courbes, appuient la structuration des formes géométriques de manière identique aux contrastes lumineux des gravures de Deval et Didier. Par la suite, les dégradés de gris déclinés par Léger introduisent une nouvelle dimension des contrastes : la qualité mobile. Certes, le dégradé nuance, varie l’apparition du contraste, étend la forme dont les variations de densités représentent des glissements. Le dégradé se voit conférer de cette manière une certaine plasticité du mouvement dans la mesure où la forme se perçoit comme changement.

Léger analyse, dans un texte paru en 1922 dans la revue Comedia, les spécificités des contrastes plastiques et cinétiques dans La Roue d’Abel Gance (1922) :

« Vous verrez des images mobiles présentées comme un tableau, centre de l’écran avec un choix judicieux dans l’équilibre des parties mobiles et immobiles (contrastes d’effets) ; une figure fixe sur une machine qui bouge, une main modulée en contraste avec un amas géométrique, des disques, formes abstraites, jeux de courbes et de droites (contrastes de lignes), éblouissante, admirable, une géométrie mobile qui vous étonne266. »

Léger décrit les contrastes en termes à la fois spatiaux et mobiles. Le peintre pense la plastique des contrastes à l’intérieur de l’image cinématographique en tant que système entre

265 Fernand Léger, « Notes sur la plastique actuelle 1920-1922 », in Fonctions de la peinture, op.cit. ; p.63. 266 Fernand Léger, « La Roue sa valeur plastique », in Comedia, Paris, 16 décembre 1922, in Fonctions de la peinture, op.cit. ; pp. 58-59.

166 formes et associations mobiles et géométriques. Il considère des contrastes entre les lignes, de même que ceux présents à l’intérieur des gravures, et entre les images, entre la motion et l’arrêt. Le contraste cinématographique conjoint l’espace plastique à un rapport de durée. Le contraste se déploie selon des dépliés spatiaux, mobiles et devient ainsi temporel et donc cinématographique.

« Pas de peinture. Danger des tableaux vivants en contraste de blanc et de noir. Clichés pour lanterne magique. Cadavres impressionnistes267. »

La loi des contrastes, telle que mise en œuvre par les quatre gravures reproduites dans le Promenoir, correspond à l’intensité entre les confrontations tonales lumineuses, le dessin des courbes et des lignes au sein de la structuration de l’espace lumineux graphique. Le contraste lumineux fait apparaître les jeux de lignes à travers la formation des figures par opposition. Il fragmente l’espace de composition dont il isole les éléments et, paradoxalement, les relie d’autant plus intensément, rend plus saisissant l’analogie des formes, des lignes au sein des oppositions. Seuls les dégradés d’Élément mécanique introduisent la mobilité à l’intérieur de la conception du contraste lumineux et spatial, évoquent la spécificité temporelle cinématographique. La loi des contrastes ainsi développée dans Promenoir, par des valeurs plastiques picturales, se place quelque peu en écho avec des contrastes plastiques cinématographiques, dans la mesure où ceux-ci associent des contrastes de lignes structurelles et des contrastes temporels.

I. A. 2) Cadrer

Les quatre gravures de Deval, Léger et Didier construisent chacune des cadres, des perspectives et des profondeur particulières dont les caractéristiques plastiques s’envisagent en relation avec l’appréhension des cadres de l’image cinématographique.

I. A. 2. a) Profondeurs et perspectives

L’ordre plastique développé par L’Intran, Music-hall, Dancing et Élément mécanique s’attache à la construction plastique des profondeurs de champ. En premier lieu, Élément mécanique dispose des contrastes lumineux de manière à structurer les différents plans de la composition. Lawder décrit l’œuvre de Léger au commencement des années 1920 :

267 Jean Epstein, Bonjour Cinéma, op.cit. ; p.43.

167 « De plus en plus, les peintures de Léger se composaient d’images représentant ‘la crudité de l’objet en lui-même’, rendue picturalement avec le maximum de force graphique. Le clair- obscur disparaît complètement, l’espace s’aplatît, le modelé des formes s’organise géométriquement, les bords bien délimités en lignes nettes de démarcation chromatique268. »

Lawder remarque la géométrisation des formes et l’absence de clair-obscur, c’est-à-dire une préférence portée sur des contrastes lumineux francs. À cela s’ajoute des délimitations démarquées de même que la suppression de l’arrière-plan, de la perspective. En effet, Élément mécanique s’appuie sur des contrastes marqués afin de structurer un espace de composition de formes géométriques et d’appuyer les délimitations de chacune. De même que le remarque Lawder, l’œuvre se caractérise par l’absence d’arrière-plan, de profondeur de champ. Les formes géométriques et abstraites, rectangles, demi-cercles et demi-droites se pressent les unes contre les autres. Leurs successifs entrelacs créent un espace formel de composition sur un plan unique. Les formes ne comportent donc aucun relief, les contrastes du noir et du blanc appuient, révèlent les structures, les délimitations spatiales de chacune des formes et d’entre celles-ci. L’emploi du contraste, d’un système d’opposition lumineux dense et binaire, de juxtaposition ordonne spatialement la composition, concentre l’ensemble des formes au premier plan. L’espace plastique bidimensionnel, en dehors de toute perspective ou profondeur, se caractérise par sa formation graphique lumineuse, bitonale.

Music-hall, Dancing et L’Intran réutilisent également les contrastes lumineux au sein de perspectives au moyen de la division interne. À l’inverse d’Élément mécanique, le contraste creuse la profondeur, appuie la distinction entre l’avant et l’arrière plan. Ainsi que le note Epstein dans ses carnets de recherches suite à la lecture de Pensée implicite et perception visuelle de Jacques Palliard :

« Le contraste avive la perception d’une profondeur accrue (d’où l’utilité des premiers plans en amorce dans une peinture et dans un champ ciné)269. »

La forme du contraste constitue le moyen d’une impression de profondeur. Il alimente aussi le parallèle entre le contraste lumineux pictural et le noir et blanc cinématographique.

Pour Dancing, la vivacité et l’alternance des contrastes forment la perspective. Par exemple, le sol de la salle à l’avant plan est représenté en blanc tandis que les murs, au dernier plan, le sont en noir. La distinction entre les deux plans se fait nette. De plus, sur les murs

268 Standish Lawder, Le Cinéma cubiste, op.cit. ; p.69. 269 Jean Epstein, « Notes Jacques Palliard Pensée implicite et perception visuelle », in 7B6 « Notes de lectures : résumé, citation, notes personnelles Esthétique I. Physique Psychologie IV», Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

168 noirs se distinguent des poutres blanches. L’interposition marque d’autant l’impression de profondeur, de perspective. Autre exemple, la succession des personnages de l’avant à l’arrière plan constitue également une manière d’utiliser le contraste comme profondeur. Ainsi, les trois couples de danseurs centraux se suivent sur une même diagonale. La première danseuse, à l’extrémité gauche, est en blanc, son cavalier en noir, et alternativement jusqu’à la dernière danseuse, à l’extrémité gauche du cadre, elle aussi représentée en blanc. Le contraste distancie les figures, chacune représente un glissement vers un autre plan, le passage progressif de l’un à l’autre. L’alternance en diagonale du noir et du blanc décale les figures les unes par rapport aux autres et donc creuse l’espace.

L’Intran offre une troisième possibilité de l’emploi du contraste au sein de la construction de la profondeur, une forme intermédiaire entre Élément mécanique et Dancing. L’intensité des contrastes lumineux de L’Intran se place aux confins de la profondeur et de l’accumulation. La composition se divise en deux plans distincts selon un effet de perspective. De manière similaire à Dancing, sur l’arrière plan noir se distinguent des immeubles blancs. Le contraste ouvre ainsi la perspective et en accuse la profondeur. L’effet de perspective se trouve de plus étayé par l’emploi de différentes échelles entre le premier et le deuxième plan : la roue au premier plan devient plus imposante que les immeubles à l’arrière plan.

D’autre part, les figures se rassemblent selon une certaine forme de condensation, saturant l’espace de composition. De l’avant à l’arrière plan, les figures se chevauchent, se succèdent. Les liserés blancs qui détourent l’ensemble des figures permettent de les détacher les unes des autres, de les distinguer et donc de les comprendre au sein d’une succession. Il s’agit dès lors d’une forme d’alternance de contrastes, proche de celles mises en place par Deval dans Dancing, qui souligne la singularisation des figures et fait de leurs différences le moyen d’une distance, progressivement d’une perspective. Cependant, la fragmentation et l’accumulation des figures se rapprochent d’Élément mécanique. Tandis que les figures de Léger se distinguent les unes des autres par des lignes de démarcation noires, elles ne s’inscrivent pas dans une alternance entre des blocs blancs et noirs. Léger utilise bien le contraste entre le noir et le blanc, mais il ne les oppose pas selon une alternance systématique. Si Léger et Didier emploient tous deux le contraste comme outil de séparation et de singularisation des figures, la systématicité des rencontres, des oppositions entre le noir et le blanc crée dans L’Intran la profondeur. Inversement, le caractère disséminé et aléatoire au sein d’Élément mécanique concentre les figures sur un plan unique et ultimement disqualifie la perspective. L’Intran se relie donc d’une part à Élément mécanique par l’utilisation du

169 contraste au sein de l’accumulation des figures, et de l’autre rejoint Dancing à travers des formes d’alternances d’approfondissement chromatiques, lumineuses.

Les gravures démontrent des applications et effets antagonistes du contraste au sein de la construction de la perspective et de la profondeur de l’espace plastique. Élément mécanique sature le premier plan où les contrastes accumulés ont pour effet d’annuler le creusement de la perspective. À l’inverse, Dancing et L’Intran intercalent, alternent les contrastes afin d’agrandir la perspective et d’approfondir l’image. Si Epstein considère le contraste lumineux comme un moyen d’approfondir les compositions picturales et cinématographiques, les gravures du Promenoir en démontre le caractère versatile selon la direction donnée à cet outil plastique. Tel que le font varier les gravures, le seul contraste ne suffit pas à creuser une perspective et à marquer la profondeur. Pour ce faire, le contraste doit apparaître au sein d’une alternance.

I. A. 2. b) Concentricités mobiles

Les dimensions fragmentaires contrastées, les formes de cadres disposées à l’intérieur des gravures se développent en tant qu’éléments plastiques dynamiques dans des compositions fixes. L’inscription fragmentaire des figures engendre des cristallisations, des concentrations. Plus exactement, le principe de singularisation inhérent à la fragmentation institue chaque figure en tant que concentration formelle particulière. Par exemple, les fragments de figures géométriques d’Élément mécanique détachés les uns des autres et pourtant rassemblés, pressés à des fins de compositions multiplient des formes concentriques à travers les courbes dessinées, les cercles, les demi-cercles ou les demi-droites. Pareillement, les figures de Music-Hall et Dancing, les immeubles, les roues et les machines de l’Intran apparaissent telles des condensations, des empreintes formelles concentrées. La tension entre association et scission à l’intérieur des compositions fragmentaires introduit des principes dynamiques d’entre les divers éléments. Epstein note dans « Grossissement » :

« Paraît-il en promenant l’œil de gauche à droite sur l’Embarquement de Watteau, on l’anime. La moto des affiches s’emballe en côte au moyen de symboles : hachures, tirets, blancs270. »

Au sein d’une conférence donnée en 1920, il prend cette fois-ci Rodin en exemple afin d’apposer les limites perceptives des compositions plastiques fixes :

270 Jean Epstein, Bonjour cinéma, op.cit. ; p.95.

170 « Vous rappelez-vous ce que Rodin disait de son St Jean Baptiste ? Le geste d’une jambe est chronologiquement en avance sur le geste de l’autre jambe. Pour que nous ayons l’impression de mouvement. Le sculpteur ainsi est réduit au truc, à la frime, au mensonge calculé d’avance. Heureux le cinéma ! Le mouvement est son domaine naturel. Ce carambolage stable que Rodin justifiait, incessamment le cinéma le jauge, et dépasse le sculpteur perclus de matière. Et dépasse le peintre qui maquille une vitesse postiche par adjonctions de lignes horizontales271. »

D’une part, le principe optique de lecture introduit la motricité dans les compositions picturales et de l’autre, l’emploi plastique de tirets et de zones blanches donne une impression de vitesse, de mouvement : deux caractéristiques qui constituent un jeu perceptif et un palliatif à la réalité du mouvement. Dans le deuxième numéro du Promenoir, Élément mécanique et Dancing disposent de ces mêmes caractéristiques plastiques mobiles.

L’alternance des contrastes, qui dans Dancing ouvrait déjà la profondeur du champ de la gravure, appuie de même la construction d’une impression mobile. De droite à gauche, les fragments noirs et blancs alternés se succèdent, s’enchaînent en une création dynamique. L’alternance des contrastes creuse d’abord la profondeur de l’espace et entraîne également les marques d’un mouvement reconstitué. L’enchaînement de Dancing se construit sur une plastique rythmique fragmentaire et successive.

Élément mécanique emploie exactement des hachures, des tirets et des blancs afin de tracer la mobilité. Les formes, précédemment vues de dégradés entre les contrastes de noir et de blanc qui lient la temporalité au contraste lumineux et spatial, placées aux limites et à l’intérieur des figures géométriques, créent une forme dynamique. Les hachures et les stries, c’est-à-dire des segments aux contours plus ou moins élimés et étirés, sont disposées de manière régulière et rythmique. Par exemple, à l’intérieur du rectangle central les stries se placent sous chacun des cercles et leurs répétitions soulignent la bande rythmique. Elles s’intercalent au sein des déliés de l’incurvation, dessinée à droite au bas de la composition, en tant que segments rythmiques selon une cadence régulière.

D’une autre manière, deux bandes de tirets entourent le demi-cercle noir, dessiné à l’extrémité droite, et se disposent en miroir d’un côté comme de l’autre. Les autres récurrences des hachures et striures, inscrites à l’intérieur des figures incurvées, au centre, entrecoupées par le rectangle, ne suivent pas une telle régularité, leurs successions semblent plus variables. Elles développent le même principe mais en varie la fréquence de succession.

271 Jean Epstein, « Conférence Lacroix 1920 », in 287B92 « Conférence du 31 décembre 1920 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

171 Les hachures, les striures en dégradés distillent à l’intérieur des figures d’autres figures plastiques particulièrement dynamiques.

L’Intran développe à son tour certaines formes ambivalentes comprises entre inscriptions concentriques et empreintes recréatrices de vitesse, porteuses de mouvement. Car parmi les différentes formes développées à l’intérieur de la gravure, les marques formelles évoquent, à l’aide de moyens similaires à ceux d’Élément mécanique, soit le mouvement soit sa contradiction. L’Intran ne comprend qu’une seule occurrence se reliant à l’image de vitesse : des rayures noires qui strient les quatre traits blancs, dessinés à l’intérieur du demi- cercle au haut de la composition. Puisque le demi-cercle est teint en noir, les rainures noires semblent débordées sur les rayures blanches, reproduisant ainsi une forme de mouvement, un changement d’état de la forme de même qu’une répercussion. Comme dans Élément mécanique, les tirets, les rayures sont intercalés au sein de successions rythmiques. La recréation du mouvement se matérialise à la fois par des marques plastiques et leurs dispositions successives. À l’intérieur de l’Intran, les hachures encloses dans le demi-cercle suivent la division interne tracée par les segments blancs et se placent donc au sein d’une succession, dessinent une rythmique régulière.

Cependant, l’ensemble de la composition s’ancre plutôt au cœur d’une certaine fixité. Les formes de fragmentation et de contrastes, précédemment étudiées, qui accumulent et alternent les figures, les densités lumineuses s’inscrivent ici au sein de l’immobilisme. Les contours blancs, qui ont pour effet de renforcer la tension entre la singularisation et l’accumulation contrastée des figures, enserrent et immobilisent les fragments. À la différence de Dancing dont les formes d’alternances de contrastes induisent un certain rythme, et donc, la recréation d’une forme mobile, les juxtapositions et les alternances du noir et blanc dans L’Intran bloquent le rythme au profit de l’accumulation. Les frontières claires, solides entre les figures renforcent le statisme des formes, n’autorisent pas la création d’une dynamique formelle, d’un rythme d’entre les lignes et les contrastes. Si des marques mobiles se logent parcimonieusement à l’intérieur de deux figures, elles ne se propagent pas à l’ensemble de la composition. L’Intran se place ainsi dans une tension entre fixité et représentation du mouvement. Les marques du mouvement correspondent, comme pour les gravures de Deval et Léger, à une fragmentation rythmique, limitées pourtant aux détails intrinsèques dans la mesure où elles sont contrecarrées par l’encadrement des figures, gardien de la fixité formelle.

172 Entre Dancing et Élément mécanique, le dynamisme apparaît grâce à l’habilité optique à recréer du mouvement à partir de l’alternance des formes, spécifiquement des contrastes lumineux. Ensuite, les marques mobiles s’élèvent des contrastes, des alternances, de la profondeur de l’espace créée en tant que traces rythmiques, régulières ou variables. La découverte du dynamisme plastique provient d’une esthétique de succession, d’une répercussion rythmique des fragments comprise à l’intérieur de la tension entre fixité et mise en mouvement. Les formes de cristallisation concentrent les marques dynamiques. Leurs impressions demeurent pourtant imperméables aux créations de cadences rythmiques de contrastes alternés. Epstein écrit dans l’article « Cinéma mystique » en 1921 :

« Chaque image devient une abstraction, quelque chose de complet, de définitif et d’universel. Le cinéma lui-même est mouvement, et si bien que ses natures mortes – téléphone, usines, revolvers - ressuscitent et trépident272. »

Epstein conçoit une image cinématographique animiste à même d’insuffler du mouvement aux objets enregistrés en des points spécifiques. Si sa remarque s’applique principalement au cinéma, la notion de nature morte devient tout aussi intéressante face aux plastiques des gravures de Promenoir. Epstein insiste sur la dimension recréatrice du dispositif cinématographique, sur une tension entre fixité et mouvement, la singularité de l’image et la pluralité du mouvement. L’image cinématographique abstrait, fige pour ranimer. Le mouvement ébranle la finitude de l’abstraction. Les gravures, à l’aide de leurs moyens particuliers, s’inscrivent au cœur d’une tension approchante : leur fixité contingente intègre des formes de recréation du mouvement, exprimées par des empreintes plastiques et des alternances, des points de concentricités et des dispositions rythmiques. La tension entre fixité et mouvement distille des formes conflictuelles de dynamisme. Une telle introduction de la temporalité ouvre le domaine plastique à la question cinématographique.

La mise en page et le corpus de Promenoir élaborent des domaines plastiques qui se tendent vers certaines conceptions cinématographiques. La loi des contrastes plastiques de Promenoir se place en écho avec la conception des contrastes cinématographiques structurels et temporels. Le contraste démontre sa versatilité au sein des perspectives et de la profondeur de l’espace plastique car il permet soit d’écraser la perspective soit, grâce à l’alternance, d’en renforcer l’effet. Epstein note certaines particularités de la perception cinématographique :

272 Jean Epstein, « Le Cinéma mystique », in Cinéa, Paris, juin 1921, p. 12, in 259B64 « Articles de et sur Jean Epstein dans la revue Cinéa n°6, 12-13, 23, 29, 32, 33, 35, 45, 79 », Fond Jean et Mari Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

173 « ‘Quand dans le lointain nous sommes dans l’impossibilité de passer de la vision à l’action, l’écart singulier qui s’établit entre l’un et l’autre, fait plus inconsistantes les réminiscences tactiles (c’est le ciné) et interdit au sujet de varier son point de vue et d’obtenir des objets une consistance visuelle par l’entrecroisement de perspectives multiples (c’est là la différence et le perfectionnement que le ciné apporte à l’expérience visuelle)273. »

La différence cinématographique offre une perception accrue grâce à l’entrecroisement de perspectives et à la variation des points de vue. Les alternances de contrastes accusent la profondeur et se rapprochent de la perception cinématographique à travers le rythme qu’elles induisent. Les compositions plastiques se limitent à la construction de deux plans et au creusement de la profondeur tandis que la perception cinématographique ouvre les perspectives, les multiplie. La perception cinématographique développe l’ensemble des dimensions plastiques amorcées au sein des gravures, les contrastes, les perspectives, les profondeurs, les traces de concentricités grâce à sa spécificité : la nature du mouvement qui la traverse, sa condition temporelle.

I. B. La Photogénie par métaphores

Au travers des pages du Promenoir, le domaine cinématographique se met à résonner avec l’un des terrains privilégié de la poétique, à l’égal de la plastique picturale et de la littérature. Le carnet de gravures comme les textes littéraires participent, explicitement ou implicitement, à circonscrire les termes de la poétique cinématographique qui porte désormais le nom de photogénie. Les plastiques des gravures profilent des caractéristiques cinématographiques, les éclairent de leurs particularités.

Trois ans après le deuxième numéro du Promenoir, Epstein donne une conférence intitulée De Quelques conditions de la photogénie devant le Groupe d’études philosophiques et scientifiques de la Sorbonne :

« Le cinéma ajoute aux éléments de perspectives employés par le dessinateur, une nouvelle perspective dans le temps. Le cinéma donne le relief dans le temps, en plus du relief dans l’espace. Dans cette perspective du temps, le cinéma permet d’étonnants raccourcis dont on connaît par exemple cette

273 Jean Epstein, « Notes Jacques Palliard Pensée implicite et perception visuelle », in 7B6 « Notes de lectures : résumé, citation, notes personnelles Esthétique I. Physique Psychologie IV», Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

174 surprenante vision de la vie des plantes et des cristaux, mais qui n’ont encore jamais été utilisée dramatiquement274. »

Epstein prend précisément comme exemple l’un des moyens plastiques développés par les gravures de Promenoir, la perspective, afin de caractériser la spécificité spatio-temporelle cinématographique et son ouverture dramatique. Pour lui, la perspective cinématographique étoffe temporellement la perspective picturale. Le deuxième numéro de Promenoir s’inscrit au sein de la même démarche où les plastiques des gravures représentent des projections, des points de départ à la compréhension des particularités filmiques.

La théorie littéraire d’Epstein offre des outils de compréhension du domaine cinématographique. Comme pour les domaines plastiques des gravures, les concepts esthétiques sous-jacents des démarches poétiques se proposent à l’appréhension de la photogénie. Epstein écrit dès les premières pages de son ouvrage La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence publié en 1921 :

« Esthétique de métaphores. Le poème : une chevauchée de métaphores qui se cabrent. M. Abel Gance, le premier, eut l’idée de la métaphore visuelle. Sauf une lenteur qui la fausse et un symbolisme qui la déguise, c’est une découverte. Le principe de la métaphore visuelle est exact en vie onirique ou normale ; à l’écran il s’impose. À l’écran une foule. Une voiture passe difficilement. Ovation. Des chapeaux se lèvent. Des mains et des mouchoirs, des tâches claires, au-dessus des têtes s’agitent. Une indéniable analogie appelle ces vers d’Apollinaire : ‘Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi.’ Et ces autres : ‘Et des mains, vers le ciel plein de lacs de lumière s’envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs.’ Aussitôt j’imagine, surimpression, naissant au fondu, puis qui surgit plus nette et tout de suite s’interrompt : des feuilles mortes qui tombent et tourbillonnent, puis un vol d’oiseaux. Mais : VITE (deux mètres) SANS SYMBOLISME275. »

Non seulement Epstein rapproche Gance et Apollinaire mais encore il définit sans équivoque la cinématographie en tant que métaphore visuelle. La métaphore d’Apollinaire suscite surimpression, fondu et intermittence cinématographique. À l’intérieur du numéro deux de Promenoir, la photogénie se projette sur les domaines picturaux et littéraires à travers écarts ou similarités.

274 Jean Epstein, « De Quelques conditions de la photogénie. Conférence prononcée devant le Groupe d’Etudes philosophiques et scientifiques à la Sorbonne le 15 juin 1924 », in Cinéa, n°146, Paris, 15 août 1924, p.7, in 261B64 «Textes de conférences et articles, Cinéa-ciné : n°12, 19, 29, 53, 55, 107, Cinéa : n°146 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 275 Jean Epstein, La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, op.cit. ; p.176-177.

175 I. B. 1) Mouvement

La tension du mouvement exprimée par les domaines plastiques des gravures de Léger, Deval et Didier trouve de nouvelles implications face à l’appréhension de la photogénie. Epstein relie les conceptions de l’essai de Palliard à une perception cinématographique en l’opposant à la vision usuelle :

« ‘Un regard immobile sur un objet ne serait pas une perception’ (donc le ciné, par sa nature même, mobiliste et mobilisante, multiplie continuellement la perception) sous l’apparente immutabilité du spectacle, la perception ne cesse de les varier.’ (le ciné multiplie cette variation) […] ‘L’expérience motrice exprime et fixe dans l’étendue visuelle la variété de ses réalisations’ (motricité accrue et diversifiée par le cinéma, brouillée aussi. D’où espace rénové) (le ciné augmente les possibles de la réalisation)276 »

Selon Palliard, la perception dépend du mouvement de la vision, une relation mobile face à l’objet observé. Epstein en conclut par contradiction que la démultiplication perceptive occasionnée par la fragmentation et la reconstitution du mouvement cinétique constitue sa nouveauté paradigmatique. Les inscriptions concentriques et dynamiques des gravures amorcent ainsi le mouvement cinématographique et son impression plastique ou les dépôts plastiques mobiles filmiques. Epstein décrit le processus de composition cinématographique :

« Voir c’est idéaliser, abstraire et extraire, lire et choisir ; transformer. A l’écran nous revoyons ce que le ciné a déjà vu une fois : transformation double, ou plutôt parce qu’ainsi se multipliant, élevé au carré. Un choix dans un choix, un reflet de reflet. La beauté est ici polarisée comme une lumière, beauté de seconde génération.277»

Le dispositif cinématographique enregistre et reconstruit, multiplie les polarisations et distille la différence. L’image cinématographique est appréhendée en tant que domaine de différence. Promenoir développe des mises en perspectives du mouvement, ses dimensions esthétiques et processuelles au creux d’une différence.

I. B. 1. a) Sensitif et mécanique

Le mouvement cinétique dépend de la technique d’enregistrement cinématographique, mécanique et chimique. La caractérisation du dispositif technique cinématographique s’inscrit

276 Jean Epstein, « Notes Jacques Palliard Pensée implicite et perception visuelle », in 7B6 « Notes de lectures : résumé, citation, notes personnelles Esthétique I. Physique Psychologie IV», Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 277 Jean Epstein, Bonjour Cinéma, op.cit. ; p.13.

176 au sein d’une tension entre sa condition mécanique et sa condition sensitive, à l’instar des remarques que génère pour Epstein la lecture de Palliard et des caractérisations proposées par Cendrars dans « Cinéma » :

« Nouvelle humanité. Les chiffres ont crée un organisme mathématique, abstrait, des engins utiles, des machines. Et c’est la machine qui recrée et déplace le sens de l’orientation. Il y a une nouvelle direction. À ce point de vue, le cinéma, arbitraire, a doté l’homme d’un œil plus merveilleux que l’œil à facettes de la mouche. Cent mondes, mille mouvements, un million de drame entrent simultanément dans le champ de cet œil278. »

La mécanisation de la vision étend son champ d’action et en déroute les paradigmes. Dans Le Sens I bis, Epstein identifie les deux pôles de la tension entre dispositif technique et sensitif cinématographique :

« C’est pourquoi puisque les sens enregistrent uniquement l’énergie, le ciné étant un sens, rend lui aussi surtout l’énergie. Energie mentale et énergie physique, car, comme la nôtre, sa philosophie est moniste. […] Mais alors le premier, incomparablement premier en qualité et puissance esthétiques, premier parce que le seul art mécanique, automobile. Il absorbe femmes, autos, la douleur, baisers et cavalcades ; ayant mâchés tout cela d’engrenages, et digéré de sucs chimiques, il délivre comme le pin son ambre, la photogénie, beauté à lui exclusivement propre. Pour la première fois, l’appareil de prise de vue présente un subjectivisme, une subjectivation mécaniques, automatiques, inorganiques, ni vivants, ni morts, obéissant à une manivelle, en dehors de l’homme279. »

Le cinéma constitue dorénavant un sens à part entière car il absorbe, transforme et renvoie de l’énergie. Le mouvement rend sensitif le dispositif cinématographique. Face à cela, la sensation provient du processus d’enregistrement photomécanique, c’est-à-dire un processus automatisé ontologiquement insensible, inorganique, qui pourtant devient subjectif en produisant et régénérant les sensations. Le sens cinématographique représente donc un paradoxe. Epstein poursuit l’explication des dimensions sensibles du dispositif mécanique dont il définit la notion d’énergie sensible :

« Les sens, il est entendu, ne nous donnent de la réalité que des symboles, métaphores constantes, proportionnées et électives. Et symboles non de matière qui donc n’existe pas, mais d’énergie, c’est-à-dire de quelque chose qui en soi-même est comme s’il n’était pas sauf en ses effets quand ils nous touchent280.»

278 Blaise Cendrars, « Cinéma », in Promenoir n°2, op.cit.; p.28. 279 Jean Epstein, Bonjour cinéma, op.cit., p.14. 280 Jean Epstein, Bonjour cinéma, op.cit. ; p.13.

177 L’énergie sensible ne se rend présente que par ses effets. Epstein considère le sensible, le sens et l’énergie, en tant qu’intermédiaires, vecteurs entre l’homme et le monde. Le sens véhicule l’essence jusqu’à l’homme qui la traduit, l’interprète. La sensibilité cinématographique produirait et transmettrait de l’énergie afin de véhiculer la photogénie.

« La photogénie n’est pas qu’un mot à la mode et galvaudé. Ferment nouveau, dividende, diviseur et quotient. (…) Notre œil, sauf une très longue habitude, ne parvient pas à le découvrir directement. Un objectif le centre, le draine et distille entre ses plans focaux la photogénie281. »

La tension entre sensibilité et mécanique prend ainsi une dimension physiologique qui enjoint une régénération de la perception. La fragmentation cinématographique et sa rythmique inhérente induisent le mode de création et de propagation de la photogénie. La fragmentation devient la condition d’existence de la nouvelle sensation, la nouvelle perception créée par l’objectif cinématographique.

Dans Promenoir, Epstein décrit le mouvement comme essence photogénique :

« Lui {Cinéma} tout entier est mouvement, sans obligation de stabilité ni d’équilibre. La photogénie parmi tous les autres logarithmes sensoriels de la réalité, est celui de la mobilité. Dérivée du temps, elle est l’accélération. Elle oppose la circonstance à l’état, le rapport à la dimension. Multiplication et démultiplication. Cette beauté nouvelle est sinueuse comme un cours de bourse. Elle n’est plus fonction d’une variable mais variable elle-même282.»

La pluralité et le déploiement du mouvement cinématographique, particulièrement ses variations, créent les conditions nécessaires à l’apparition de la photogénie. Le mouvement cinématographique synthétise les termes de la sensibilité mécanique, ultimement visible au sein de la photogénie.

La conception de la figure lyrosophique invoque elle aussi les notions de mécanique et de sensibilité :

« L’homme a commencé par sentir ; il a continué par comprendre. […] Je l’invite à développer toute son activité, à jouir en même temps de ces deux facultés, à sentir et à comprendre simultanément. Voilà la lyrosophie283. »

La lyrosophie représente l’alliance simultanée entre le sens et l’intelligible, l’appréhension et la compréhension, qui implicitement évoque le processus de création

281 Jean Epstein, Bonjour cinéma, ibid. 282 Jean Epstein, « Grossissement », in Le Promenoir n°1, op.cit. ; p. 14. 283 Jean Epstein, La Lyrosophie, in Jean Epstein, Écrits sur le cinéma. 1921-1953. Tome 1 : 1921-1947, op.cit. ; p.19.

178 cinématographique : une mécanique sensorielle dont la mobilité synthétise la sensation et la compréhension au travers de la création de figures, plus encore de photogénie. La sensibilité mécanique se relie ainsi à la conception poétique d’Epstein, à ses processus inhérents.

Le dispositif technique cinématographique fragmente et reconstruit un mouvement cinétique, se conçoit en tant que sens, source énergétique régénératrice de la perception. Il « crée un régime de conscience particulier, à un seul sens284 », fait apparaître et transmet la photogénie, la poétique de l’image cinématographique.

1. B. 1. b) Instantanéités

Epstein précise les termes d’une « esthétique de succession » cinématographique dans La Poésie d’aujourd’hui, un nouvel état d’intelligence :

« Plus tard seulement on centrifuge [Les fragments de détails], et du culot se prélève l’impression générale. Cinéma et Lettres tout bouge. La succession rapide et angulaire tend vers le cercle parfait du simultanéisme impossible. L’utopie physiologique de voir ensemble remplace par l’approximation : voir vite.285 »

Epstein identifie les successions littéraire et cinématographique : la profusion de fragments textuels correspondent à la fragmentation de l’inscription filmique. Il fait ainsi de l’esthétique de succession une caractéristique de la poétique des deux médiums, littéraire d’une part et photogénique de l’autre car « La photogénie est encore une esthétique de succession286». Certains des articles choisis pour la seconde édition de Promenoir comportent de telles formes de succession. « Chronique littéraire » d’Epstein, Deval et Lacroix, « Salon de Printemps » de Deval et « Chronique du laid » de Cantinelli qui jouent de la collection de détails et de la série :

« Il est d’observation courante que les grandes amours ont souvent commencé non par le coup de foudre, mais par de l’antipathie ou tout au moins par de la méfiance. / La beauté doit entrer en nous comme une Pravaz : la piqûre précède le bienfait287. »

« J. Robin y a exposé des toiles intéressantes ; émotion à absorption lente : la vache rouge et une tête de jeune fille en fleur. / À la galerie St-Pierre, des gravures de Dufresne, évocations par le minimum des voyages au long cours. / Dans la rue, l’homme à la tête penchée si

284 Jean Epstein, « Interview 18 mars 1950 », in 240 B60 « Interview de Jean Epstein par la Commission de recherches historique », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 285 Jean Epstein, La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, op.cit. ; p.2. 286 Jean Epstein, « Conférence Lacroix 1920 », in 287B92 « Conférence du 31 décembre 1920 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 287 Richard Cantinelli, « Chronique du laid », in Promenoir n°2, op.cit.; p.17.

179 sympathique de l’affiche du docteur Rasurel, place de la Comédie, demeure, excitation du genre esprit nouveau288. »

« La lecture d’un petit dictionnaire Larousse ou Larive et Fleury n’est pas à dédaigner. Une happelourde est une belle personne sans esprit. PRUDHOMME (Monsieur) personnage créé par Henri Monnier et qui représente un bourgeois débitant solennellement des choses les plus sottes289. »

Les trois chroniques de Promenoir organisent des successions de détails, de remarques anecdotiques poursuivant la même idée. La cohérence de chacun des trois textes provient des mises en relations des fragments, donc prennent du sens en fonction des uns et des autres au sein de la collection, par la succession.

D’autre part, Epstein analyse la succession dans Le Phénomène littéraire :

« De ce contact continuel avec tous les domaines de la science, de cette gymnastique quotidienne des sens sur les instruments les plus divers, sont nées les notations de correspondances, d’associations entre ces divers sens, ces diverses positions intellectuelles. C’est ainsi que certains auteurs ont voulu atteindre une sorte de simultanéité qui consisterait, s’il était réalisé ce qui paraît assez difficile, le simultanéisme, absolument, étant une utopie physiologique, à représenter à la fois deux ou trois objets, plusieurs actes, parole et geste, parole et pensée, présent et passé, comme à la chambre claire du microscope on voit à la fois et l’objet examiné et le dessin qu’on en fait et la pointe de son crayon. Bien que le simultanéisme ainsi entendu ne soit pas réalisable, il découle de préoccupations légitimes et a donné lieu à des réalisations approximatives intéressantes où ne pouvant représenter ensemble, on représente successivement et vite, ce qui peut donner l’illusion d’une superposition290. »

L’esthétique de succession cinématographique atteint une dimension plastique car elle concentre les fragments formels, les superpose et en répercute les angles, les uns à la suite des autres vers la création d’une forme originale, synesthésique, faite de mouvements plastiques, elliptique et donc illusoire. Epstein considère ainsi une forme filmique en construction dont la vitesse de déploiement concentre les éléments formels les uns par dessus les autres en une somme de cristallisations à la fois centrifugées et développées. Comme l’accumulation de détails littéraires construit le sens à travers la multitude de réunions des détails, la plastique cinématographique se construit en angles. Des années plus tard, à l’intérieur de l’article « Le Monde fluide à l’écran » paru en 1950 dans la revue Les Temps modernes, Epstein désigne la

288 Pierre Deval, « Salon de Printemps », in Promenoir n°2, op.cit. ; p.18. 289 Jean Epstein, Pierre Deval, Jean Lacroix, « Chronique littéraire », in Promenoir n°2, ibid. 290 Jean Epstein, Le Phénomène littéraire, in Jacques Aumont (dir.), Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, op.cit. ; p. 61.

180 plastique de l’image mobile cinématographique comme une «géométrie de l’instable291 ». La dimension géométrique se relie à l’accumulation et la superposition des cristallisations au sein de l’image cinématographique, véhiculées et transformées au long de variations, c’est-à-dire fragmentation, alternance et vitesses filmiques. L’instabilité du mouvement cinématographique emporte et transmue les caractères plastiques, fait ainsi de la géométrie non pas une configuration figée mais un enchaînement temporel :

« Comme le cinématographe arrête et affole une roue tournant, il peut aussi reproduire d’un sentiment une évolution modifiée. Ne fixant que certains moments d’un rythme, rendre continu ce qui est intermittent ; n’en fixant que d’autres, jalonner une droite dans une ligne sinueuse ; selon des lois aussi mécaniques et précises pour ce tir à travers l’hélice, et d’autres d’ordre humain, qui paraissent impénétrables, et d’autres enfin de cet ordre spirituel où nous plaçons l’arbitraire292. »

Le dispositif technique cinématographique arrête, fragmente pour enregistrer puis affole en reconstituant de toutes pièces le mouvement grâce à une dialectique entre continu et intermittent, entre fragmentation et développement. L’esthétique de succession se comprend donc en tant que succession de fragments temporels. Chaque fragment représente en ce sens une instantanéité et donc une temporalité singulière, une inscription unique :

« 1120 instantanés d’un homme, successivement fixés en une minute, recomposent aussi un autre homme. 1120 instantanés d’une minute d’expression vivante ne sont ni cette expression, ni cette minute-là. Ils donnent la moyenne de cette expression pendant cette minute, moyenne dont il convient de chercher la valeur propre. Tel sentiment que traduit l’expression d’un visage, est un composé multiple, variant en qualité et intensité selon des rythmes obscurs et précipités, accompagnés de sentiments et d’expressions parasites, tantôt nourrit et fortifié par des sentiments intercurrents sympathiques, tantôt affaiblit et défait par des antagonistes. (…) A l’écran une minute de l’expression d’un sentiment est la somme de 1120 valeurs de ce sentiments, notées isolement au cours de ses variations en une minute de temps293. »

L’instantanéité de la forme est soumise aux variations du mouvement filmique. Au sein des superpositions de l’esthétique de succession, la multiplication des fragments développe une forme de distanciation, de distorsion dépendante de la valeur temporelle de chacune, du rythme des articulations.

291 Jean Epstein, « Le Monde fluide de l’écran », in Les Temps modernes, n°56, Paris, juin 1950. 292 Jean Epstein, La Lyrosophie, in Jean Epstein, Écrits sur le cinéma. 1921-1953, Tome 1 : 1921-1947, op.cit. ; p.23. 293 Jean Epstein, « Les Images relativement à nous », in Photociné, Paris, février mars 1928.

181 Dans « Cinéma », Cendrars observe les qualités mobiles de l’image cinématographique. Sa description s’accorde avec les caractéristiques désignées par Epstein dans La Lyrosophie et les plastiques picturales des gravures :

« Les chimies se nouent et se dénouent. Poème hindou. La moindre pulsation germe et fructifie. Les cristallisations s’animent. […] Tourbillons des mouvements dans l’espace. […] Ils [Les personnages] plongent, tournent, se pourchassent, se croisent, avec une précision mathématique, lumineuse. Faisceaux. Rayons. Pas de vis prodigieux autour duquel tout tombe en spirale294. »

Les tourbillons, les spirales et les entrecroisements de figures désignent des formes de mouvements concentriques répercutés au sein des figures. De même, la précision mathématique du dispositif convoque la dimension rythmique, mécaniquement organisée des successions d’images. Cendrars décrit d’une part le mouvement cinématographique en tant que mécanique rythmique, de pulsations, dont la régularité donne corps à des formes plastiques de mouvements concentriques et instantanées. Les variations données au mouvement, particulièrement sensibles à travers le ballet des inscriptions des figures, dépendent de la pendule mécanique du dispositif, des fragmentations et successions d’images. Le vocabulaire employé par Cendrars se rapproche des formes plastiques du dynamisme présent à l’intérieur des gravures. Hormis la question de la célérité, les notions d’accumulation et d’angles, d’empreintes dynamiques, évoquent les formes de concentration formelle à l’intérieur des figures que dessinent les gravures de Léger et Didier. Certaines dimensions plastiques des gravures ressemblent à celles de la succession cinématographique, la série et la superposition angulaires des empreintes. Néanmoins, le bouleversement paradigmatique porté par l’image cinématographique : l’instantanéité, la versatilité de la temporalité plastique, à même de rendre possible l’apparition de la photogénie, creuse la distance entre les deux médiums. Epstein écrit à propos des cinématographies abstraites dans « Bilan de fin de muet » :

« Les films absolus décrivent l’évolution des formes géométriques plus ou moins compliquées ; ils montrent une géométrie descriptive harmonieusement mobile ; ils saisissent l’essence du plaisir cinématographique ; ils représentent le mouvement au plus près de son principe ; comme toute abstraction, ils lassent vite. […] Au lieu de chercher la photogénie pure

294 Blaise Cendrars, « Cinéma », in Promenoir n°2, op.cit.; p.28-29.

182 dans la mobilité des schémas, certains auteurs l’ont bien plus abondement trouvée dans la nature295. »

Ainsi la photogénie constitue l’ultime production de l’instantanéité de l’image cinématographique. La critique d’Epstein envers les démarches portées vers l’abstraction géométrique se place quelque peu en conflit avec les gravures reproduites à l’intérieur du Promenoir. Celles-ci ne se veulent pas cinétiques, ne peuvent créer de photogénie, pourtant elles prêtent leurs formes à l’évocation des dispositions filmiques. Comme Epstein le note dans ses carnets de lecture :

« Contradiction : plus une science est exacte, plus elle est subjective. Ex : Mathématiques. On y croit droites des lignes quelconques et on y voit cercles, des ellipses irrégulières. Le ciné a fit pareillement. Subjectivisme parfait. Donc : toutes conventions admises : donc poésie296. »

Il identifie ainsi la contradiction, le paradoxe de la subjectivité comme distorsion perceptive et ouverture poétique. Par extension, sa conception permet d’entrevoir la distorsion, la subjectivité cinématographique à travers les tensions formelles disposées à l’intérieur des domaines plastiques des gravures de Promenoir. Le paradoxe devient le moyen d’introduire les particularités cinématographiques.

I. B. 2) Le gros plan

Avec son article « Grossissement », Epstein se concentre sur l’étude du gros plan comme essence et outil de la photogénie. L’article annonce, au sein de Promenoir, la pensée cinématographique d’Epstein. Il y désigne le gros plan en tant que particularité née de la technique, du temps et du mouvement cinématographique :

« Je n’ai jamais compris les gros plans immobiles. Ils abdiquent leur essence qui est le mouvement. […] Le gros plan est l’âme du cinéma. Il est peut être bref car la photogénie est une valeur de l’ordre de la secousse297.»

Au-delà de la capacité technique du dispositif filmique d’agrandir l’image, la qualité mobile, authentiquement cinétique du gros plan le lie intrinsèquement à la photogénie dont il devient une mise en forme plastique et sert à cerner certains contours. Le gros plan renforce le

295 Jean Epstein, « Bilan de fin de muet », in Nicole Brenez, Joël Daire, Cyril Neirat (dir.), Écrits complets. Volume 3 (1928- 1938). Ganymède, essai sur l’éthique homosexuelle masculine, Photogénie de l’impondérable et autres écrits, Paris, Independencia / La Plaine, 2014, p.236. 296 111B26 « Manuscrit 14 : notes manuscrites littéraires philosophiques, scientifiques 1918 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. Les coquilles et éléments soulignés ont été recopiés depuis les notes manuscrites d’Epstein. 297 Jean Epstein, « Grossissement », in Le Promenoir n°1, op.cit. ; p.13.

183 lien entre la temporalité brève de l’image cinématographique, son instantanéité et la photogénie.

La forme métaphorique que conceptualise Epstein au sein de ses études de la littérature contemporaine, La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, Le Phénomène littéraire et La Lyrosophie, devient un outil théorique et esthétique afin de penser la photogénie car la littérature moderne est photogénique298. Il qualifie ainsi la forme métaphorique au sein de La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence :

« La métaphore est un mode de compréhension, de compréhension brusque, de compréhension en mouvement. Elle ne décrit pas une idée immobile et solitaire, mais le rapport entre deux idées qui aussitôt s’attirent ou se repoussent, se joignent ou se fuient299. »

La métaphore, forme en mouvement et centrifuge, à partir de deux éléments crée d’autres significations, d’autres images à travers des rapports de proximité ou de distanciation. Plus en avant dans le texte, Epstein fait de la photogénie une esthétique de métaphores :

« Esthétique de métaphores. Le poème : une chevauchée de métaphores qui se cabrent. M. Abel Gance, le premier, eut l’idée de la métaphore visuelle. Sauf une lenteur qui la fausse et un symbolisme qui la déguise, c’est une découverte. Le principe de la métaphore visuelle est exact en vie onirique ou normale ; à l’écran il s’impose300. »

L’auteur entend par métaphore visuelle, à travers l’exemple de Gance, le rapport entre deux plans comme entre deux mots qu’il veut en dehors du symbolisme et cohérent avec à la fois le mouvement, l’instantanéité cinématographique et la brusquerie de la métaphore littéraire. La forme littéraire se transfère sur la forme cinématographique. La métaphore visuelle poétise d’abord le montage, se conçoit à travers la question du développement du mouvement. Elle peut se comprendre à la fois telle une composante de la photogénie et telle une forme énonciative poétique des éléments qui créent la photogénie.

298 Jean Epstein, « Conférence Lacroix 1920 », in 287B92 « Conférence du 31 décembre 1920 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 299 Jean Epstein, La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, op.cit. ; p. 131. 300 Jean Epstein, La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, op.cit. ; p. 176.

184 I. B. 2. a) Métaphorisation

La métaphore construit un sens extrinsèque, hétérogène. Le processus de métaphorisation se transpose à l’appréhension du gros plan photogénique, comme le décrit Christophe Wall-Romana :

« La métaphorisation en définitive place toutes les interfaces du ‘plan’ – la peau, l’écran, la page - en relation les unes avec les autres301.»

Le processus métaphorique traverse ainsi le gros plan, transpose les qualités des motifs, crée une circulation poétique à l’intérieur de l’image. Dans Le Phénomène littéraire, Epstein détermine l’esthétique de suggestion poétique :

« En général, presque toujours, il faut soi-même trouver immédiatement, en une fraction de seconde, le développement, l’explication, l’analogie qui permet l’explication, et être, immédiatement, prêt à entendre, développer, comprendre un nouveau raccourci. […] Ce procédé, et c’est là l’important, exige de la vitesse de pensée, une vitesse considérable. […] Ailleurs même quand il n’y a pas de métaphores, une description se compose de quelques détails choisis, de quelques indications qui, à la vérité, ne décrivent pas, mais permettent au lecteur de décrire, c’est- à-dire suggèrent une description302. »

Le raccourci constitue une dimension spécifiquement métaphorique, le niveau accéléré de la description. Pour Epstein, la description représente déjà une suggestion, la métaphore en devient une complexification car précipitée, plus difficilement saisissable. La vitesse et l’instantanéité de la métaphore correspondent ainsi particulièrement à son équivalent cinématographique. L’instantanéité cinématographique induit de même un principe de montage au travers de la notion de raccourci : l’apparition de la signification, de l’image grâce à la synthèse de deux éléments, distances et complémentarités entrechoquées. L’instantanéité représente l’une des essences de la photogénie dont l’apparition dépend d’une spontanéité fulgurante.

Epstein amorce le lien entre esthétique de suggestion et photogénie lors de la conférence sur Lacroix :

« La photogénie est ensuite une esthétique de suggestion. On ne raconte plus, on indique. Cela laisse le plaisir d’une découverte et d’une construction. La qualité essentielle du geste

301 « Metaphoresis ultimately puts all interface of the ‘plane’ – skin, screen, page- in relation with each other », Christophe Wall-Romana, Cinepoetry. Imaginary Cinemas in French Poetry, New York, Fordham University Press, 2013, p. 133. 302 Jean Epstein, Le Phénomène littéraire, in L’Esprit nouveau, Paris, mai 1921, p.1092 in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

185 photogénique est de ne point s’achever. Le visage n’exprime pas comme celui du mime, mais, mieux, suggère303. »

La particularité de la photogénie se loge dans l’inachèvement, la suspension. L’esthétique de suggestion se noue à la métaphorisation dont la fulgurance et la brièveté comportent aussi une part d’incomplétude. La formation instantanée de la photogénie se rapproche alors de la vitesse de pensée304, du raccourci qui articule la métaphore. Si, comme le décrit Epstein dans « Grossissement », la brièveté et l’essence mobile du gros plan cristallisent la photogénie, ils lui confèrent également une valeur métaphorique. La forme de cristallisation photogénique, poétique et métaphorique dépend de l’instantanéité créée par la technique de l’agrandissement et la vitesse du mouvement cinématographiques. En définitive, les paradigmes de la photogénie selon Epstein parviennent à concentrer et actualiser les outils poétiques :

« La Poésie est donc vraie et existe aussi réellement que l’œil. La poésie qu’on pouvait croire n’être qu’artifice de parole, figure de style, jeu de la métaphore et de l’antithèse, bref, quelque chose comme rien, reçoit ici une incarnation éclatante305. »

Les moyens photogéniques revitalisent la poétique, la rendant perceptive, visuelle, esthétique. Plus particulièrement, parmi les formes poétiques, photogéniques nées de la technique cinématographique, Léger et Epstein s’accordent sur le gros plan. Le premier détermine le procédé technique et formel en tant que personnification :

« Le cinéma de l’avenir est la aussi, vers la personnification du détail grossi, l’individualisation du fragment, ou le drame se noue, se situe, s’agite. Le cinéma concourt à ce respect de la vie. La main est un objet multiple, transformable. Avant de l’avoir vu au cinéma, je ne savais pas ce que c’était qu’une main ! L’objet par lui-même est capable de devenir une chose absolue, émouvante, tragique306. »

Pour le peintre, le gros plan intensifie plastiquement la fragmentation et la cristallisation. La personnification du gros plan constitue une forme poétique qui isole et révèle, transforme l’objet enregistré. Selon Léger, le gros plan devient le révélateur analytique des valeurs plastiques intrinsèques, un transformateur poétique.

Epstein se joint à Léger lorsqu’il écrit ces vers dans Bonjour Cinéma :

303 Jean Epstein, « Conférence Lacroix 1920 », in 287B92 « Conférence du 31 décembre 1920 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 304 Jean Epstein, La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, op.cit. ; p. 176. 305 Jean Epstein, « Introduction à la conférence faite au groupe Paris-Nancy 1er décembre 1923 », in 241B60 « Écrits de cinéma, articles de Jean Epstein 1921-1949 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 306 Fernand Léger, « Notes sur la plastique actuelle 1920-1922 », in Fonctions de la peinture, op.cit. ; p.109.

186 « En gros plan/ soleil pâle/ ce visage règne/ la bouche d’émail s’étire/ comme un réveil paresseux/ puis renverse le rire/ jusqu’au bord des yeux/ sans adieux valse retraite/ cinéma je t’emmène/ et tes roues de porcelaine/ que je palpe que j’embrasse/ ton frissonnement vivace/ si proche d’un épiderme/ étale l’éclat de l’arc307. »

Le gros plan constitue dans le poème une personnification qui s’empare tour à tour de différents détails d’un visage : la bouche, les yeux puis l’épiderme. L’agrandissement, comme le désignait Léger, transforme le détail choisi. Les vers d’Epstein montrent la porosité entre la personnification et la métaphore, comment le gros plan devient métaphore. Car la description du gros plan prend une tournure métaphorique, se saisit à travers la rencontre de plusieurs éléments descriptifs distincts : la personnification de l’image, l’agrandissement et la transmutation de l’objet, le mouvement et la lumière. Epstein établit une comparaison entre les objets enregistrés, la bouche, les yeux et la peau d’un visage et d’autres images telles que le soleil ou la roue qui, par les moyens cinématographiques du gros plan, de l’arc lumineux et de la valse retraite cinématographique deviennent métaphoriques. Le pouvoir métaphorique du gros plan est exprimé à son tour par une métaphore.

Parmi les poèmes du second numéro de Promenoir, Le Sang noir des pavots d’Apollinaire file la métaphore d’une dose d’opium se consumant :

« Au bout de l’aiguille, la princesse noire sort de son logis. Elle va vers le soleil de feu qui la fera épanouir. / Dans son palais de cuivre et de cristal, la flamme d’huile d’olive attend la venue de la princesse. / Le monde est circonscrit entre la lampe et le fourneau de la pipe, entre eux deux, attachés à l’aiguille, la princesse noire va vivre et mourir. […] L’ébullition douce débute et s’enroule à elle – sa poitrine se gonfle, respire. / Surveille ordonnateur, la matière que tu torréfies et dont tu aspireras l’âme exquise, quand tu l’auras séparée par une aspiration finale de sa poussière squelettique, de son dros. […] Joli portrait à faire que celui de cette boulette si rapidement et si éloquemment vivante – avec, en fin de compte, une faculté originale et qui nous touche au point le plus délicat308. »

Une grande partie du poème se focalise sur l’agrandissement d’un détail de la scène : le réduit de la pipe à opium où brûle la boulette qui devient de même le personnage central. Apollinaire personnifie la dose d’opium désignée comme princesse noire. De cette manière, il offre un exemple de métaphore au sein de la littérature moderne et, compris à l’intérieur du corpus de Promenoir, rejoint l’effort de compréhension de la création photogénique. L’agrandissement du détail de même que la personnification de l’objet dans le texte poétique

307 Jean Epstein, Bonjour cinéma, op.cit., p.13. 308 Guillaume Apollinaire, « Le Sang noir des pavots (notes sur l’opium) », in Promenoir n°2, op.cit.; p.19-20.

187 se place en parallèle de la forme du gros plan cinématographique. Cependant, la métaphore filée d’Apollinaire contredit le principe d’instantanéité défendu par Epstein. Le fil de la métaphore se poursuit le long de plusieurs strophes, s’interrompt et se reprend à quelque vers de distance. Il se déplie lentement et se distille tout au long du poème au lieu d’en accélérer le rythme. Comme l’écrit Apollinaire il suit une « Simple progression soporifique309.» Le Sang noir des pavots éclaire d’un contre exemple le procédé métaphorique de l’instantanéité tandis qu’il développe littérairement la notion d’agrandissement et de personnification. Notions qui, à l’intérieur du Promenoir, se lient spécifiquement au dispositif cinématographique grâce à l’article d’Epstein.

Autre figure, l’oxymoron est adopté par la métaphore moderne :

« Elles [métaphores] sont énormes, exactes par approximation très lâche ; elles accolent les mots les moins faits, dirait-on, pour voisiner, et qui voisinent tout de même superbement ; elles accouplent les idées les plus éloignées, les plus disparates, les plus ennemies, et l’accouplement se fait dans un choc, une fulguration, un éclatement très violents ; ce déplacement d’idées antipodiques qui séjournaient aux pôles opposés de l’intelligence, entraine tout un grouillement intellectuel, des déménagements de notions acquises qui, brusquement, quittent leurs cases, suivent leur idée mère que la métaphore dérange, s’agitent, s’arrêtent, veulent revenir en arrière, trouvent leur place occupées, s’installent ailleurs. Des choses oubliées reparaissent, des compréhensions nouvelles s’ouvrent, des taies tombent. […] La métaphore arrache soudain cette notion à sa léthargie, la lance à toute volée, comme une balle, contre une autre notion, et de leur contact instantané, rebondissant, inattendu naîtront mille significations nouvelles310. »

L’oxymore se voit absorbé par l’exercice métaphorique. La concentration contradictoire d’images qu’il représente entraine une émulation au sein du raccourci entre les termes comparés. L’oxymore se joint à l’instantanéité afin d’intensifier la métaphore. Si Epstein ne décrit pas précisément l’oxymore en termes cinématographique, celui-ci peut se comprendre à l’intérieur de Promenoir, imprégné de littérature, de peinture et de cinéma, en tant que moyen de démonstration par antithèse. Par exemple, la reproduction du monologue d’Antiochus en guise de conclusion au numéro se place en antagonisme à la fois avec la littérature moderne et le cinéma. Il représente une manière contradictoire d’exhorter les qualités respectives de l’un comme de l’autre. Epstein précise l’antagonisme de la photogénie et du théâtre :

« Car c’est le lieu, et indispensable, de dire que la photogénie et le théâtre sont incompatibles. Totalement. Une fois pour toutes. Aucune tentative de conciliation n’y fera rien. On

309 Guillaume Apollinaire, « Le Sang noir des pavots (notes sur l’opium) », in Promenoir n°2, op.cit.; p.21. 310 Jean Epstein, Le Phénomène littéraire, in L’Esprit nouveau, Paris, mai 1921, p.1215, in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

188 peut aimer l’une ou l’autre. Les deux je n’y crois pas. Parce que deux esthétiques, étant des religions n’ont jamais pu vivre côte à côte sans se combattre. Et à mort. La littérature moderne est photogénique, mais le théâtre pas. Au plus près dans le théâtre il y a la rampe ; il y a la parole qui traduit au lieu d’exprimer ; et quand il y a des silences, des silences valent encore comme sonorité, de même que la virgule, tout en étant une pause, reste de l’imprimerie311. »

Le mouvement, la médiation scénique et la projection sur l’écran constituent des différences inaliénables. La reproduction d’Antiochus ajoute des didascalies sous la forme de notes de bas de page qui ressemblent alors aux silences et virgules précitées, la spécificité sonore de la dramaturgie. Puisque « De Racine il ne reste que le rythme, la moitié de ce qu’il fut312» il s’oppose aux conceptions rythmiques de la littérature contemporaine et du cinéma. Le classicisme et la dramaturgie contenus par les vers de Racine se confrontent directement à la métaphore moderne littéraire et aux caractéristiques cinétiques de la photogénie. Si la littérature moderne est photogénique, alors son implication dans la théorisation de l’image cinématographique s’opère naturellement à l’inverse du théâtre. En ce sens, la scène d’Antiochus confronte de sa différence l’étude théorique et plastique développée par Promenoir. Si l’étude des particularités cinématographiques se déploie au travers des formes littéraires et plastiques picturales, à travers un écart qui n’en demeure pas moins compréhensif, la scène de Racine s’intègre par antithèse. La rencontre entre Racine et les gravures de Léger, Deval et Didier, Le Sang noir des pavots ou les articles d’Epstein et Cendrars représente un oxymore. De cette façon, confronter les antagonismes approfondit et accélère la compréhension. La spécificité théâtrale éclaire les spécificités littéraires, picturales et cinématographiques de sa différence antagonique. Elle rappelle le processus de compréhension du domaine cinématographique à l’intérieur de Promenoir, dont elle constitue l’occurrence la plus extrême de l’écart, de la distance, de la métaphorisation.

I.B. 2. b) Surcharge plastique et émotive

Dans la pensée poétique d’Epstein, la métaphore apparaît en tant que forme tout à la fois sensorielle, émotive et excessive. À l’intérieur de Phénomène littéraire, Epstein rappelle les sources organiques de l’émotion :

311 Jean Epstein, « Conférence Lacroix 1920 », in 287B92 « Conférence du 31 décembre 1920 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 312 Jean Epstein, La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, op.cit. ; p. 178.

189 « L’émotion esthétique est une réaction nerveuse qui se fatigue comme tout réflexe313. »

Comme l’écrit Epstein complémentairement, l’émotion esthétique trouve une source possible et nécessaire dans dimension mécanique d’un dispositif :

« Je n’estime à sa juste valeur une machine que si je peux m’y émouvoir314. »

Les formes cinématographiques, issues de la technique, se jugent en fonction de l’émotion qu’elles concentrent et transmettent.

D’autre part, Epstein précise comment la métaphore littéraire s’inscrit dans le temps de ses usages :

« Métaphores d’approximation, ai-je dit ; je précise : métaphores d’approximation par excès. Les mots, en effet, avec le temps et à force d’usage, perdent l’intensité de leur sens comme les pièces usent leur millésime et perdent leur valeur d’échange. Les métaphores font de même et d’images deviennent clichés ; ‘toujours plus fort’, telle est la loi qu’impose aux artistes la constitution de notre système nerveux où la même excitation produit des réactions de plus en plus faibles jusqu’au jour où elle n’en produira plus du tout. Ainsi se légitime la métaphore excessive, débordante, apparemment disproportionnée, en réalité précise et exacte puisqu’elle évoque ce qu’elle veut évoquer315. »

Une telle conception de l’approximation et de l’excès trouve un écho avec le gros plan. D’un côté, elle exagère ses composantes au sein d’une disproportion qui ressemble à l’agrandissement des détails. De l’autre, la disproportion se veut de même exacte, à l’égal de la précision technique du gros plan cinématographique. L’approximation et l’excès métaphoriques peuvent alors se confondre avec les dimensions métaphoriques du gros plan : la transformation intrinsèque de l’objet agrandit, l’esthétique de suggestion s’inscrivent au sein de la même tension entre approximation et précision.

Apollinaire décrit dans Le Sang noir des pavots la volonté de se rapprocher de l’objet :

«Possibilité de varier la vie suivant l’économie du feu qui exalte ou brûle. / Manque d’air : asphyxie/ Trop d’air : amollissement. / Sans grésillement, sans fièvre. / La matière d’abord frémit – puis cela se communique à toute la surface qui se globéfie, se tend. / Intérêt d’étudier de très près et attentivement une substance d’un petit volume, et dont les expressions limitées et dépendantes de notre action nous sont saisissables – d’étudier, dis-je, une substance d’où naît une vapeur éphémère qui modifie et tient en échec nos plus hautes facultés spirituelles. / Évidence de

313 Jean Epstein, Le Phénomène littéraire, in L’Esprit nouveau, Paris, mai 1921, p.968, in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 314 Jean Epstein, La Lyrosophie, in Jean Epstein, Écrits sur le cinéma. 1921-1953. Tome 1 : 1921-1947, op.cit. ; p.19. 315 Jean Epstein, Le Phénomène littéraire, in Jacques Aumont (dir.), Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, op.cit. ; p. 58.

190 leur dépendance physique que nous connaissons ; mais l’expérience est toujours plaisante. / Provoquer ainsi la décomposition dosée et sensible de notre pouvoir de penser, d’analyser, de comprendre, de sentir – enfin, de tout notre jeu chef316. »

Le poète considère l’agrandissement du sujet du poème - la métaphore filée de la consomption de l’opium - en tant que recherche poétique de l’exactitude. De l’agrandissement, Apollinaire privilégie surtout la précision anatomique et se rapproche de l’une des conceptions d’Epstein concernant le gros plan cinématographique :

« Le gros plan limite et dirige l’attention. Il me force à la lecture d’une portion de tête ou de main. L’émotion est là317. »

Le gros plan cinématographique affermit le cadre à travers l’agrandissement en même temps qu’il ouvre vers l’émotion. Apollinaire ne donne quant à lui pas de caractère émotionnel à sa poétique et lui préfère une stricte objectivité. Il voudrait circonscrire précisément les volutes de la fumée, fixer un cadre descriptif en dehors de toutes approximations. Sa position, si elle rappelle l’encadrement fixe offert par le gros plan, poursuit néanmoins le rythme lent, progressif du poème, sans grésillement et sans fièvre, comme une décomposition dosée qui se place à l’encontre de l’excès, de l’accélération et de l’approximation métaphorique voulue par Epstein. Mais la nature variable de la matière étudiée peut mettre en échec la description poétique. Il apparaît ainsi une faille entre la précision de l’étude rapprochée et la part d’insaisissable du sujet. La nature du sujet défie le renforcement des cadres. La matière poétique de la métaphore d’Apollinaire, décrivant des fluctuations formelles, intègre la conception approximative de la métaphore d’Epstein et s’inscrit au cœur d’un paradoxe entre précision et approximation.

La description de la transformation matérielle se place en écho avec certaines autres caractéristiques de la métaphore, tel le frémissement de la matière qui se propage au sein d’une tension à travers l’ensemble de la composition, de la figure poétisée. La transformation sensorielle de l’objet étudié par Apollinaire se dissémine formellement. Les transmutations de la matière prennent la forme de tensions caractérisées par leurs dimensions sensorielles, esthétiques et mobiles. La démarche poétique elle-même devient une entreprise concrète car il s’agit de « provoquer ainsi la décomposition dosée et sensible de notre pouvoir de penser, d’analyser, de comprendre, de sentir318 ».

316 Guillaume Apollinaire, « Le Sang noir des pavots (notes sur l’opium) », in Promenoir n°2, op.cit.; p.20. 317 Jean Epstein, « Grossissement », in Le Promenoir, n°1, op.cit. ; p.14. 318 Guillaume Apollinaire, « Le Sang noir des pavots (notes sur l’opium) », in Promenoir n°2, op.cit. ; p.20.

191 Ensuite, l’excès et l’approximation de la métaphore se comprennent en tant que mouvements :

« La métaphore, qui est un mode de compréhension brusque, instantané, raccourci, schématique, cherche des associations entre toutes les images intellectuelles. Elle n’exprime plus aujourd’hui les rapports stables, mais au contraire un rapport instable, momentané, une seconde de mouvement intellectuel, un choc, une circonstance, une déflagration. C’est pourquoi elle est si protéiforme, si multiple ; elle éclate comme un coup de feu ; elle dit non le vraisemblable qui est calme, raisonné, mais le réel. […] Si la métaphore néglige les mesures exactes, c’est que les mesures exactes, en plein mouvement, n’existent pas319. »

L’excès et l’approximation entraînent une instabilité formelle. Le raccourci et la vitesse inhérents à la métaphore provoquent des variations formelles, des multiplicités. La mobilité et la célérité de la métaphore hétérogénéisent les formes qu’elles assemblent. La conception d’une forme approximative en mouvement se relie ainsi d’autant plus à la métaphore photogénique du gros plan, accentuée par son essence mobile et instantanée. Si Epstein caractérisait l’image filmique en tant que géométrie de l’instable320, un jeu de configurations plastiques articulées selon les variations du mouvement cinématographique, de même la forme métaphorique conçoit le gros plan photogénique en tant que construction et déconstruction, fluctuation instable de formes amenée par l’instantanéité. Tandis que la géométrie de l’instable correspond à un rapport spatio-temporel entre les constructions plastiques, l’instabilité de la métaphore du gros plan se comprend plutôt à l’intérieur de la forme transmuée, mille fois agrandie :

« Si le cinéma tout entier est mouvement, sans obligation d’équilibre ; si la photogénie, dérivée du temps, est accélération ou ralentissement vertigineux du temps, sans point de fixation possible, la présence réelle qui se manifeste par instants, aussi éblouissants qu’intermittents, dans la continuité cinématographique, est en voie de dissolution permanente. L’instabilité du mouvement engendre l’instabilité des formes. Les formes sont aussi mobiles que les mouvements dont elles sont affectées et « se comportent comme des fluides321. »

Selon Epstein, les variations formelles engendrées par les métaphores littéraires et cinématographiques représentent des métamorphoses :

319 Jean Epstein, Le Phénomène littéraire, in L’Esprit nouveau, Paris, mai 1921, p.1216, in 236 B60 « Écrits littéraires », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 320 Jean Epstein « Le Monde fluide de l’écran », in Les Temps modernes, op.cit. 321 Gérard Leblanc, « La Poésie epsteinienne », in Jacques Aumont (dir.), Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, op.cit. ; p.38.

192 « Le film comme la littérature contemporaine accélère d’instables métamorphoses322. »

Le terme de métamorphose indique précisément les transformations internes entraînées par l’hétérogénéisation et le mouvement de la métaphore comme du gros plan, cristallisant les transmutations de la personnification et les perturbations du mouvement instantané.

La photogénie du gros plan développe une émotion esthétique filmique que Cendrars introduit dans « Cinéma » :

« Sur l’écran le moindre effort devient douloureux, musical en s’agrandissant mille fois. On lui attribue une importance qu’il ne s’était jamais connu. […] Et pourquoi la matière est-elle si tragiquement imprégnée d’humanité323 ? »

L’interrogation de Cendrars sur la qualité humaniste prise par la matière filmique, la technique et la forme plastique est reprise par Epstein lorsque celui-ci qualifie la poétique filmique de «matière qui se modèle au creux et au relief d’une personnalité324.». L’esthétique de proximité du gros plan devient à son tour émotionnelle :

« D’abord la photogénie est une esthétique de proximité. C’est ce besoin de proximité qui s’est immédiatement emparé des gros premiers plans inventés par Griffith. Et aujourd’hui on ne peut concevoir une suite d’émotions cinématographiques sans ces gros premiers plans325. »

Epstein lie sans équivoques le gros plan à l’apparition d’une émotion esthétique filmique. L’esthétique de proximité se noue à l’esthétique de succession. Le gros plan devient le cœur, plastique, et la pulsation rythmique de l’émotion esthétique. Par la suite, le gros plan retrouve la tension entre sensation et technique cinématographique :

« La photogénie n’est pas sentimentale. Elle est sensuelle. Que faire de fleurs platoniques quand s’offre le précis épiderme d’un visage que violentent quarante lampes à arc326. »

Le détail agrandi expose, révèle la sensibilité et se transforme en un terrain plastique. Epstein interprète la dimension sensorielle de la photogénie en tant que nervosité :

« On l’ignore presque, non qu’il faille, mais qu’il y a là un style tout prêt, une dramaturgie minutieuse, écorchée et grêle. Aux antipodes du théâtre où tout se joue avec la pédale, le premier

322 Jean Epstein, La Poésie d’aujourd’hui un nouvel état d’intelligence, op.cit. ; p. 179. 323 Blaise Cendrars, « Cinéma », in Promenoir n°2, op.cit.; p.29. 324 Jean Epstein, « Introduction à la conférence faite au groupe Paris-Nancy 1er décembre 1923 », in 241B60 « Écrits de cinéma, articles de Jean Epstein 1921-1949 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 325 Jean Epstein, « Conférence Lacroix 1920 », in 287B92 « Conférence du 31 décembre 1920 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 326 Jean Epstein, « Conférence Lacroix 1920 », in 287B92 « Conférence du 31 décembre 1920 », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris.

193 plan amplificateur exige la sourdine. {…} La pellicule n’est qu’un relai entre cette source d’énergie nerveuse et la salle qui respire son rayonnement. C’est pourquoi les gestes qui portent le plus à l’écran, sont des gestes nerveux. Paradoxe, ou plutôt exception, que le nervosisme qui exagère souvent les réactions, soit photogénique, quand l’écran est impitoyable pour les gestes le moins du monde forcés327. »

Le premier plan amplificateur correspond à un gros plan, la photogénie à une source d’énergie nerveuse, sensible et mobile. La physiologie et la sensualité amplifiées par le gros plan s’inscrivent au cœur de la figure et se placent aussi en écho avec la forme et la matière filmique humanisée de Cendrars dans la mesure où la forme filmique recueille l’expression de la sensibilité. La physiologie et l’énergie de la nervosité se relient à l’énergie sensible, identifiée précédemment comme le vecteur de la photogénie. La question de l’énergie sensible revient ainsi sous les termes d’une forme nerveuse et d’un mouvement relai : d’une part l’inscription formelle, plastique de la sensibilité nerveuse, de l’autre, le mouvement cinématographique, vecteur énergétique.

Epstein donne un caractère excessif à la rythmique de l’émotion du gros plan :

« Des paroxysmes intermittents m’émeuvent comme des piqûres328. »

L’émotion du gros plan reprend la qualité excessive de la métaphore, la développe en série, succession rythmique cinématographique, devient aussi crise émotive:

« Maintenant la tragédie est anatomique. Le décor du cinquième acte est ce coin de joue que déchire sec le sourire. […] L’orographie du visage vacille. Secousses sismiques. Les rides capillaires cherchent où cliver la faille. Une vague les emporte. Crescendo. Un muscle piaffe. La lèvre est arrosée de tics comme un rideau de théâtre. Tout est mouvement, déséquilibre, crise. Déclic329. »

Le gros plan, en tant qu’amplification instantanée, déclenche en effet une crise au sein de la figure enregistrée dont les détails anatomiques se voient personnifiés. En déterminant l’anatomie de la figure comme le lieu de la tragédie ou de la crise, Epstein fait correspondre la crise à la métamorphose engendrée par l’agrandissement et l’instantanéité.

Epstein considère une forme spéciale de connaissance poétique, à la croisée de deux connaissances antithétiques :

327 Jean Epstein, « Grossissement », in Le Promenoir, n°1, op.cit. ; p.14. 328 Jean Epstein, « Grossissement », in Le Promenoir, n°1, ibid. 329 Jean Epstein, « Grossissement », in Le Promenoir, n°1, ibid.

194 « La lyrosophie joint ainsi dans une même représentation ses deux connaissances : la connaissance de raison et la connaissance d’amour. […] En outre de la précision scientifique apparaît alors la précision sentimentale. Cette précision d’amour, une fois établie, est de beaucoup la plus rapide, étant infiniment rapide, instantanée comme une étincelle. Elle peut sévir la science comme dans l’exemple cité du géologue, mais il est beaucoup plus important qu’elle transforme la science, qu’elle la pose sur le plan esthétique330. »

La connaissance lyrosophique synthétise connaissance d’amour et connaissance raisonnée, connaissances sentimentale et scientifique. La synthèse cognitive et poétique de la lyrosophie offre un modèle afin de comprendre la prise de connaissance esthétique, poétique alliant l’émotion à la mécanique, disposée par la métaphore et la photogénie du gros plan.

Les termes de la photogénie du gros plan compris entre instantanéité et instabilité, sensibilité et mécanique, agrandissement, personnification et métamorphose constituent donc des éléments essentiels afin de créer une esthétique de l’émotion. Dans Le Phénomène littéraire, Epstein qualifie en sus les termes photogéniques et métaphoriques de surcharge :

« Je résume : j’attribue à la surcharge d’images intellectuelles innombrables données par un seul objet grâce à l’instrumentalisation civilisée moderne, la variété encore inouïe de ces métaphores, leur latitude de déformation, leur approximation assez lâche, leur vérité transitoire et relative, limitée à un moment de vie331. »

La surcharge désigne la concentration de toutes les possibilités métaphoriques contenues à l’intérieur de chaque figure : de la tension sous-jacente au névrosisme. Elle devient, en termes cinématographiques, le pouvoir d’approximation métaphorique, de déformation, de métamorphose inhérente au gros plan, intensifiée par l’instantanéité. La même dimension est décrite à l’intérieur de Promenoir :

« Le gros plan est un renforçateur. Déjà les dimensions seules interviennent. Si la tendresse exprimée par un visage ayant dix fois la grandeur naturelle, n’est sans doute pas dix fois plus émouvantes, c’est qu’ici dix mille et cent mille auraient une signification analogue, et pouvoir affirmer deux serait déjà de conséquences énormes. Mais quelle que soit sa valeur numérique, cet agrandissement agit sur l’émotion, et en le graduant plus souvent et plus exactement, dans des séries croissantes et décroissantes, on obtiendrait des effets de finesse encore tout à fait exceptionnels et, semble-t-il, dus la plupart du temps au hasard. Le gros plan modifie le drame par l’impression de proximité. […] L’émotion est là. […] Comme le pétrole est en puissance dans le

330 Jean Epstein, La Lyrosophie, in Jean Epstein, Écrits sur le cinéma. 1921-1953. Tome 1 : 1921-1947, op.cit. p.20. 331 Jean Epstein, Le Phénomène littéraire, in Jacques Aumont (dir.), Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, op.cit. ; p.60.

195 paysage tant que l’ingénieur ne l’a pas évoqué, ainsi la photogénie là se dissimule, et le symbole, et toute une rhétorique nouvelle332. »

Epstein considère le gros plan comme le révélateur plastique de la photogénie et de l’émotion gisant au cœur de l’image, rappelant ainsi la conception plastique que Léger donnait du gros plan. L’image filmique se conçoit désormais à la manière d’un réservoir photogénique, plastique et émotif, la photogénie du gros plan diffracte la figure dont les éléments sous-jacents s’épanchent. Epstein prend pour objectif de rechercher les moyens de contrôler de telles apparitions aléatoires. S’il voudrait expérimenter les pouvoirs des dégradés et mettre en série les différents niveaux du gros plan, c’est afin de définir les termes d’une poétique photogénique, émotive et plastique. La topographie esthétique devrait recréer des formes gageures d’une découverte photogénique333.

Métaphore littéraire et éléments plastiques deviennent les outils de l’appréhension cinématographique. Les gravures de Léger, Deval et Didier amorcent, en tant que paradigmes plastiques, certains principes cinématographiques : les fragmentations internes bientôt approfondies par les contrastes lumineux, mises en série par des alternances qui renforcent ou atténuent les perspectives et les profondeurs et répercutent à l’intérieur des figures des formes concentriques d’une tension entre fixité et mouvement. Les gravures renvoient à la fragmentation du dispositif cinématographique, à des variations et des alternances rythmiques temporelles et lumineuses, des figures enserrées entre mobilité et fixité, elles décrivent des lois de composition graphiques, lumineuses qui amorcent la question formelle du mouvement.

Epstein concentre un appareil théorique pour la métaphore photogénique : il explicite l’instantanéité, la tension entre sensibilité et mécanique, la métamorphose technique, sensible et formelle jusqu’à la conception d’une surcharge concentrée et redirigée par une esthétique de l’émotion. L’esthétique de suggestion correspond à la manière dont les particularités cinématographiques sont sous-tendues par l’hétérogénéité plastique des gravures de même que par les successions et approximations de métaphores littéraires. Par son travail si précis sur les modes d’organisations plastiques, Promenoir métaphorise le cinématographique.

332 Jean Epstein, « Grossissement », in Le Promenoir, n°1, op.cit. ; p. 13. 333 « Ce qui l’intéresse en effet, ce n’est pas l’oiseau, son chant, son être ; mais l’art même de la capture, le dispositif du piège, la physiologie de la prise. Il recherche déjà en poésie le mystère incarné d’une pure potentialité. » François Ramirez, « Jean Epstein poète », in Jacques Aumont (dir.), Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, op.cit. ; p.16.

196 Le domaine cinématographique apparaît comme l’événement célébré par le dernier numéro de G : Material für elementare Gestaltung d’avril 1926 qui lui est consacré. Dans quelle mesure marque-t-il l’avènement de la question cinématographique au sein des revues d’avant-gardes ? Comment les spécificités conceptuelles de l’elementare Gestaltung servent- elles à comprendre et transmettre les qualités cinématographiques ? Quelles caractéristiques du dispositif cinématographique le numéro valorise-t-il ? Comment le cinéma s’installe-t-il visuellement comme objet du discours ? Dans quelles mesures la plastique de la mise en pages sert-elle à élaborer et soutenir les arguments de Richter ?

II. G. Material für elementare Gestaltung, numéro 5-6 Film, avril 1926

Hans Richter, cinéaste et plasticien, publie la revue G : Material zur elementaren Gestaltung à Berlin. Six numéros paraissent suivant un calendrier irrégulier entre 1923 et 1926. À partir du quatrième numéro, le bureau d’édition est domicilié chez Hans Richter à Berlin Grünewald. G. est publié grâce au concours de l’imprimeur Lichtbild-Bühne, maison dirigée par Rudolf Kurtz, éditeur de la revue Lichtbildbühne et auteur d’Expressionisme et cinéma334, qui dirige également le département du Film culturel à UFA par lequel il attribua quelques fonds à Richter et Viking Eggeling.

Quelques rares originaux de G. sont conservés aux Stedelijk Museum d’Amsterdam, Getty Research Institute de Los Angeles, MoMA de New York et à la Bibliothèque Kandinsky de Paris. Le premier numéro de la revue a été numérisé par Beinecke and Rare Books Library, la Bibliothèque Kandinsky et le MoMA, qui l’ont rendu disponible en ligne. Deux éditions reliées et réimpressions de fac-similés ont été produites : G. Material zur elementare Gestaltung, publié sous la direction de Marion Von Hofacker par Kern Verlag Munich en 1986, et G. An avant-garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923- 1926, réédition reliée, critique, traduite en anglais et accompagnée de deux fac-similés des numéros un et deux a été publiée en 2010, sous la direction de Martin Deflets et Michael Jenning, par The Getty Research Institute. Cette dernière version nous sert de référence.

Les deux premiers numéros, parus en juillet et septembre 1923, adoptent le format 11,5x18 sur une double page recto verso. Le comité éditorial des trois premières publications varie : le premier numéro comprend Werner Gräff et El Lissitzky, le deuxième Gräff et Mies

334 Rudolf Kurtz, Expressionismus Und Film, Verlag der Lichtbildbühne, Berlin, 1926.

197 Van Der Rohe, le troisième Gräff, Mies et Friedrich Kiessler. Dès le quatrième, Richter devient le seul rédacteur en chef.

Du point de vue du contenu, le premier numéro constitue un manifeste artistique et éditorial. Il s’ouvre sur un manifeste signé Richter et Gräff, On Elemental Form Creation [Sur la forme-création élémentaire], puis fait se succéder les contributions Basso Continuo of Painting, Basso Continuo of Sculpture, Basso Continuo of Architecture de Théo Van Doesburg, Proun Room d’El Lissitzky, Here Comes the New Engineer [Voici le nouvel ingénieur] par Gräff, Theses From The Realist Manifesto Moscow 1920 [Thèses du Manifeste réaliste, Moscou 1920] par Gabo Pevzner, Demonstration of The Material [Démonstration du matériel] par Richter, From The Sound Film To Optophonetics [Du film sonore à l’Optophonétique] de Hausmann, Office Building [Bureaux] de Ludwig Mies van der Rohe.

Le numéro deux se consacre à l’architecture et comprend Building Building [Immeuble immeuble] de Mies, un bulletin du département publicitaire de Fiat, On City Planning [À propos de l’urbanisation] d’Adolf Behne, Building Crafts And Building Industry [L’art de construire et l’industrie du bâtiment] par Ludwig Hilberseimer, Wheel-Propeller And What Will Follow [Propulsif à roue et ce qui s’en suivra] par Lissitzky, The High Rise [Le Gratte- ciel] d’Hilberseimer, News From Paris. Motif : Only [Nouvelles parisiennes. Motif : seul] par Van Doesburg, les photographies MAN South Factory in Gustavburg, Negombo Canal Ceylon, Zschornewitz Power Plant near Bitterfeld extraites de l’ouvrage Ingenieurbauten de W. Linder.

Le troisième numéro, Technologie, de juin 1924, change de format et devient un feuillet de 68 pages qui présente G. et The Badly Trained Soul [L’âme mal entraînée] par Richter, Prospect et Fashion [But et mode] par Hausmann, Industrial Building [Immeuble industriel] de Mies van der Rohe, Construction And Form [Construction et forme] par Hilberseimer, What Do You Know About (The Automobile Of the Future ?) [Que savez-vous de (l’automobile du futur ?)], The Necessity Of A New Technology [De la nécessité d’une nouvelle technologie] et Most German Automobiles Have Pointed Radiators [La Plupart des voitures allemandes ont des radiateurs en pointes] par Gräff, Elemental Viewpoints [Points de vue élémentaires] par Nathan Altmann, Luna Park de Max Burchartz, Photography From The Verso de Tzara, George Grosz par lui-même, Form-Creation And Health [La Forme-création et la santé] par Prinzhorn, Consequential Poetry [Poésie conséquentielle] de Kurt Schwitters,

198 Einzahl, Merzahl – Rübezahl par Arp, et enfin, The Muse Of The Theater [La Muse du théâtre] d’Ernest Schön.

Deux ans s’écoulent avant la parution de la quatrième édition, Peinture et architecture, en mars 1926, qui comprend sur 18 pages, G. et Art Of Today [L’Art d’aujourd’hui] signés par le G-Gruppe, From Viking Eggeling’s Literrary Remains [Extraits des fragments littéraires d’Eggeling], On New Systems in Art [Des Nouveaux systèmes de l’art] de Malévitch, American Architecture d’Hilberseimer, Pleasurable Abundance…By Means Of New Technology [Abondance de plaisirs… Grâce à la nouvelle technologie] de Gräff, Arp And Elemental Form-Creation [Arp et la forme-création élémentaire], The City In Space [La ville à travers l’espace] de Kiessler, Viking Eggeling par Richter.

Lorsqu’il entreprend la publication de G., Richter a acquis une expérience au sein du champ des publications d’avant-garde depuis ses premières gravures pour Die Aktion en 1913335, Almanach der Ferien Zeitung (1917-1918) ou la couverture de Zur Kritick der Deutscher Intelegenz [Vers la critique de l’intelligence allemande] et Der Freie Verlag [La publication libre] de Hugo Ball en 1919, jusqu’à sa place de directeur artistique de Zeit-Echo. Le cinéma en tant que domaine technique et artistique indépendant a fait des apparitions ponctuelles dans des éditions germanophones ou disponibles en Allemagne : De Stijl n°5 1921 avec le texte de Theo Van Doesburg « Abstracte Filmbeelding »336, et « Prinzipielles Zur Bewegungskunst » de Richter dans le n°7 en 1921337, dans l’ensemble des numéros de G., la revue Sozialitische Monatschefte [Bulletin mensuel socialiste] en 1921 qui publie les premiers essais de Rhythmus, les articles de Behne « Der Film Als Kunstwerk »338 [Le Film comme œuvre d’art] et d’Hilberseimer « Bewegungskunst »339, la revue MA de Lajos Kassak où Eggeling publie « Présentation théorique de l’art dynamique» en 1921340. En 1923, De Stijl publie un numéro entier consacré au médium cinématographique et regroupe notamment le dessin Filmmomente de Richter en couverture et « Filmpartitur I/22 et II/22 » de Gräff341. De manière caractéristique, l’ensemble de ces articles ou images provient de membres du G- Gruppe.

335« Voilà les faits. J’ai contribué des dessins, de gravures pour « Die Aktion » depuis 1913. » Hans Richter, « Lettre à M. Georges Hugnet, 22 juillet 1957 », in Correspondance Tristan Tzara/Hans Richter, Fonds Tristan Tzara, Réserve Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris. 336 Theo Van Doesburg, « Abstracte Filmbeelding », in De Stijl vol.4 n°5, 1921, Amsterdam, pp.71-75. 337 Hans Richter, « Prinzipielles Zur Bewegungskunst », in De Stijl vol.4 n°7, 1921, Amsterdam, pp.109-112. 338 Adolf Behne, « Der Film als Kunstwerk », in Sozialitische Monatscheft 27, n°57, 15 décembre 1921, Berlin. 339 Ludwig Hilberseimer, « Bewegungskunst », in Sozialitische Monatscheft 27, n°57, 15 décembre 1921, Berlin. 340 Viking Eggeling, « Elvi Fejtegetesek a Mozgomüveszetröl » [Présentation théorique de l’art dynamique] in MA, no. 8, 1921, Vienne, p.105-106. 341 De Stijl n°6, 1923, Amsterdam.

199 Le dernier numéro, le 5-6 paru en avril 1926, dédie à son tour trente-quatre pages au médium filmique, sa technique, ses cadres de production et les cinématographies d’avant- garde. À la suite de De Stijl, G. se distingue par la conception du champ cinématographique en tant que domaine intégral de l’elementare Gestaltung. Il comprend les textes Towards The Strengthenning Of Our Consciousness [Vers le renforcement de notre conscience] par Marcel L’herbier, Film Poem [Poème filmique] de Philippe Soupault, le synopsis de Ballet Mécanique (1924), From Viking Eggeling’s Literary Remains [Extrait des fragments littéraires d’Eggeling], What Flourishes For Us ! [Ce qui fleurit pour nous !] – Extrait d’une interview d’un metteur en scène hollywoodien –, Dimension t et Rhythmus, deux articles entremêlés signés Richter et René Clair, Time My Ballet Mécanique [Temps mon Ballet mécanique] par Georges Antheil, The Geometry Of Motion An Essential Textbook, [La Géométrie du mouvement un guide essentiel], The True Sphere Of Film [La Vraie sphère du film] par Richter, The Camera Has To Be Set In Motion ! [La caméra doit être mise en mouvement !] par Charles Métain, Kitsch Is Nutritious, [Le Kitsch est nutritif], What Works In The Projected Image ? [Qu’est-ce qui fonctionne dans l’image projetée ?] d’Hugo Häring, Until Now [Jusqu’à présent], History Is What Is Happening Today, [L’Histoire est ce qui se déroule aujourd’hui], The Pure Form Is The Natural Form [La Forme pure est la forme naturelle] et The Whore Triumphs ! [La Putain triomphe !] par le G-Gruppe, Posing The Problem [Poser le problème] par Rudolf Kurtz, The Magic Of Signs [Magie des signes] du Dr. Prinzhorn, We Cinematists [Nous cinéastes] de Germaine Dulac, Do Not Read Banned Films [Ne lisez pas de films interdits] de Hilberseimer, Painting And Cinema [Peinture et cinéma] de Fernand Léger, Entry 75 Cents [75 cents l’entrée] de Kiessler.

De nombreux matériaux visuels sont reproduits : trois dessins intitulés Transition From the Organic To The Inorganic d’Eggeling, un dessin du G-Gruppe, onze photogrammes de Ballet Mécanique, les rayographies Nocturnal Street et The New Landscape de Man Ray, une bande de huit photogrammes de Rhythmus 1925 (1925), cinq photogrammes d’Entr’acte, une photographie de plateau d’Entr’acte (1924), la photographie d’un rotorelief par Marcel Duchamp, deux photogrammes du Cabinet des figures de cire de Paul Leni (1924), Fugue From An Absolute Film de Richter, une bande de dix photogrammes de Rhythmus 1924342 (1921), une bande de dix photogrammes de Opus IV de Walter Ruttman (1925), deux bandes de cinq et quatre photogrammes de Symphonie Diagonale d’Eggeling (1923-1924), un croquis issu de Expressions de la folie. Dessins, sculptures, peintures à l’asile du Dr. Prinzhorn, une

342 Dans le n°5-6 de G., Richter nomme Rhythmus 21 par Rhythmus 1924. Nous conserverons cette dernière appellation.

200 radiographie de crâne, un portrait de Man Ray, huit photogrammes du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein (1925), le dessin Film Is A Cultural Factor Of The First Rank, le schéma Genesis Of Production par Miklos Bandi, un portrait de Charles Chaplin, un croquis d’enfant pour Moses de Gerd Mühsam.

Richter décrit en ces termes la création de la revue :

« Nous [Eggeling et Richter] avions alors le capital de départ mais aucun plan. Eggeling suggéra de rassembler les expertises de quelques personnalités importantes, puis de les présenter à une grande compagnie de production qui réaliserait nos films. Au même moment, le critique d’art Adolf Behne avait écrit des articles favorables à nos travaux, ce qui nous valu tout à coup la visite de Theo van Doesburg, alors inconnu, rédacteur de l’obscure revue ‘de Stijl.’ Il était très intéressé par la perspective de faire des films abstraits. Mais il pensait que l’idée de réaliser ces films par des expérimentations était une erreur. Il proposa à la place ce qu’il avait lui-même fait avec grand succès: publier un journal, en utilisant cet argent, afin de propager nos idées et nos intentions avec l’aide de tous nos amis et soutiens, pour conquérir les appuis financiers et moraux pour réaliser non pas un seul mais de nombreux films343. »

Richter désigne van Doesburg, Eggeling et lui-même comme les instigateurs de l’entreprise G. conçue à la manière d’un circuit économique. La publication sert à promouvoir les œuvres des artistes afin de susciter l’intérêt pour leurs derniers développements et attirer les fonds nécessaires à la poursuite de ces démarches, spécifiquement les abstractions filmiques de Richter et Eggeling. De la même manière qu’ils avaient en 1920 utilisé les fonds reçus de M. Lübeck :

« Nous travaillions depuis deux ans sur le problème de l’elementare Gestaltung (syntaxe des éléments d’expression abstraite) et avions tout juste obtenu un prêt substantiel afin de poursuivre nos recherches qui nous menaient à la réalisation d’un film abstrait344. »

Ils réalisent l’incipit filmique Universelle Sprache pour le présenter à l’UFA et ainsi obtenir les fonds nécessaires à la réalisation de Rhythmus 21 et Symphonie Diagonale345.

343 « Now we [Eggeling and Richter] had the starting capital, but still no plan. Eggeling suggested to collect expert opinions from important personalities and then to take them to a large film corporation, which would realize our films. In the meantime the art critic Adolf Behne had written favourable articles about our works, which all of the sudden lead to the visit of the unknown Theo van Doesburg, editor of the unknown journal ‘de Stijl.’ He was very interested in the prospect of making abstract films. But the plan to realize these films through experiments he found completely wrong. Instead, he proposed something which he himself had done with great success: to launch a journal using the money, to propagate our ideas and intentions with the help of all friends and followers, so as to win the moral and financial means for the execution of not only one but of many films. » [Nous traduisons], Hans Richter, Begegnungen von Dada bis heute: Briefe, Dokumente, Errinerungen, Dumont Schauberg Verlag, Köln, 1973, p.189. 344 « We were working over two years together at the problem of ‘Elementare Gestaltung’ (syntax of the elements of abstract expression) and had just gotten a substantial loan to continue our research which was leading us towards an abstract film. » [Nous traduisons], Hans Richter cité par Raoul Hausmann, « More on Group 'G' » in Art Journal vol. 24, no. 4, 1965, p.352.

201 Comme Dada, les publications de Malik Verlag et Le Promenoir, G. demeure majoritairement autofinancé par ses auteurs, les membres du G-Gruppe : ainsi de Mies van der Rohe qui finance entièrement le troisième numéro dédié à l’architecture346.

G. suit des circuits de collaboration, de distribution et de circulation similaires à Dada ou Le Promenoir. Par exemple, les reproductions de pellicule de Symphonie Diagonale et de Präludium parues dans G. réapparaissent en 1926 dans la revue animée par Lissitzky ABC Beiträge Zum Bauen [ABC Contributions au bâtiment]347. Richter collabore notamment avec Tzara. En 1922, il lui envoie des bandes de pellicules de Rhythmus 21 en vue d’une publication dans Vanity Fair :

« C’est le troisième exemplaire de film que je vous envoie. […] Je serais vraiment réjouis d’être fixé dans Vanity Fair et vais sûr penser aux arriérés élémentaires348. »

Il lui fait surtout parvenir des exemplaires de G. accompagnés de ces lignes :

« Voilà G. – manifestez un état d’âme nécessaire dans vos cahiers – collaborant jusqu’au 20e (fin de la rédaction).Toujours le vôtre H.R. Inviter vos amis svp349. »

Richter implique une collaboration en termes de diffusion et de circulation de matériaux de publication au travers de Tzara. En 1926, les nouveaux numéros comme les anciens sont disponibles sur demande auprès de Richter ou dans quelques dépôts d’édition d’avant-garde. Richter écrit le 21 novembre 1925 à Tzara:

« Notre revue « G. », au format d’une demie feuille, paraît sans fautes mensuellement. Nous avons rassemblé assez d’argent pour un an de publication à partir de nos propres fonds, et assuré la participation d’un imprimeur pour la deuxième. Je suis sur les rotules, je devais, et ai naturellement, préparé trois numéros pour le premier janvier 350.»

Malgré l’assurance de Richter, les cadres de production et de distribution de G. semblent précaires. G. ne paraît plus entre juin 1924 et mars 1926. Durant cette période,

345 Stanish Lawder, Le Cinéma cubiste, Paris, Paris Expérimental, 1994, p.52. 346 Lutz Robbers, Modern Architecture In The Age Of Cinema : Mies van der Rohe And The Moving Image, Princeton University, 2011, p.145. 347 ABC. Beiträge zum Bauen, vol.2 n°1, 1926, Basel, p. 4. 348 Hans Richter, « Lettre Hans Richter à Tzara le 2 décembre 1922 » T2 R.C. 3408, in Correspondance Tristan Tzara/Hans Richter, Fonds Tristan Tzara, Réserve Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris. 349 Hans Richter, « Lettre à Tristan Tzara » TR23416, in Correspondance Tristan Tzara/Hans Richter, Fonds Tristan Tzara, Réserve Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris. 350 « Unsere Zeitschrift « G », die anderthalb Bogen stark monatlich erscheinen. Wir haben die Mittel auf ein Jahr aus eigenen Mitteln zusammen gebracht und die Sicherung eines Verlegers für das zweite Jahr. Ich muss bin zum ersten Januar drei Hefte fix und fertig vorbereitet haben und habe natürlich. » [Nous traduisons] Hans Richter, « Lettre à Tristan Tzara, 21 novembre 1925 » TR2C3418 Correspondance Tristan Tzara/Hans Richter, Fonds Tristan Tzara, Réserve Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris.

202 Richter divise son temps de cinéaste entre la réalisation de films publicitaires et la poursuite de son œuvre personnelle avec Filmstudie, fini en 1926. La lettre citée supra se réfère donc à la deuxième période de la revue : les fonds soulevés correspondent à l’année 1926, le concours d’un éditeur professionnel est prévu dès 1927. Cependant, G. ne reparaîtra que pour deux numéros, certes mensuels en mars et avril 1926, avant de cesser toute activité. 1925 représente une année de restructuration à l’issue de laquelle Richter a rassemblé des fonds, redessiné le format et assumé seul le rôle d’éditeur.

G. se caractérise pourtant par l’importance de la collaboration au sein du G-Gruppe. Si les mémoires d’artistes ne s’accordent pas toujours sur le nombre et les noms des affiliés au G-Gruppe, il en ressort néanmoins une division entre un groupe nucléaire et un groupe périphérique d’artistes les rejoignant ou collaborant ponctuellement. Ainsi Gräff se souvient du G-Gruppe en tant que :

« Richter, Mies et Lissitzky, Ludwig Hilberseimer, Theo van Doesburg, Adolf Behne, Kurt Schwitters, Raoul Hausmann, Hans Arp, Friedrich Kiesler, Naum Gabo, Antoine Pevsner, Tristan Tzara, Ernst Schoen, Hans Schwarz, Man Ray, Hans Prinzhorn, George Grosz, Nathan Altmann, Max Burchartz, Viking Eggeling, Sasha Stone, Henryk Berlewi, Renate Green, Willi Baumeister, Laszlo Peri, Otto Freundlich, Hannah Höch, Cornelius van Eesteren, Knut Lönberg-Holm, Walter Ruttmann, Walter Benjamin, Lilly Reich, Alfred Kemeny, Ernst Kallai et John Heartfield.351 »

Richter quant à lui, dans une lettre à Raoul Hausmann, opère la distinction entre l’investissement essentiel de Lissitzky, van Doesburg, Gräff et Mies, et l’implication ponctuelle de certains collaborateurs :

« Ni le magazine ni le groupe n’aurait existé ou survécu sans leur active infiltration : Arp, Schwitters, Ernst Schoen, Hilberseimer, Charles Métain, Tzara, Benjamin, Man Ray, Grosz, Gabô, Pevszner, Kiesler, Soupault, and John Heartfield.352 »

Selon les deux témoignages, Gräff, Richter, Lissitzky, Mies et van Doesburg forment le cœur du groupe. Il est à noter que toutes les personnes citées par Richter apparaissent au sommaire du numéro de G. ici étudié.

Pour Richter, le G-Gruppe se constitue dès 1920353. La collaboration prend essor à partir de 1922 lorsque Richter, Van Doesburg et Lissitzky fondent la Fraction internationale des

351 Werner Gräff, « Über Die Sogennante G-Gruppe », in Werk Und Zeit n°11, 1962, pp.3-5. 352 « Neither the magazine nor the group would have existed or would have stayed alive without their active infiltration”: Arp, Schwitters, Ernst Schoen, Hilberseimer, Charles Métain, Tzara, Benjamin, Man Ray, Grosz, and John Heartfield. » [Nous traduisons] Hans Richter, « Lettre 1964 », in Raoul Hausmann, « More on Group ‘G’ », in Art Journal 24 numéro 4, 1965, p.350.

203 constructivistes [Internationalen Fraktion der Konstruktivisten]354 à l’issu du Congrès de l’Union des artistes progressistes internationaux qui se tint à Düsseldorf en mai 1922 et du Congrès Constructiviste de Weimar en septembre 1922. Tous s’impliquent en tant rédacteurs et designers des trois premiers numéros, pour lesquels ils apportent beaucoup de matériaux. Lissitzky réalise les mises en pages des numéros un et deux, Mies prend en charge la troisième édition. Les contributeurs entretiennent des relations étroites centralisées par la revue pour laquelle ils signent collectivement les articles, manifestes ou dessins sous le sigle G. Ces personnalités et œuvres sont attachées par la conception de l’elementare Gestaltung :

« L’inévitable polyphonie de tant de voix était centralisée par un engagement commun auprès de la notion de Gestaltung (forme création). […] Pour les artistes responsables de G., cette culture émergeante se caractérisait par un modus operandi qui combinait l’emploi de moyens élémentaires (la forme matérielle à un niveau élémentaire) et un processus ouvert d’activité créative355. »

Elementare Gestaltung se traduit par les termes de forme-création ou production. Les processus créatif et productif régissent la production des objets culturels, interpénètrent les domaines artistiques, culturels et technologiques. Plus exactement :

« G. se réfère à la forme autant qu’au processus de formation ou forme-création ou formation ou production. […] Les traces des forces vitales, créatives […] sont retenues dans la concrétude de la forme résultante. Au même moment, cela suggère une figure ou une configuration356. »

Gestaltung désigne le processus : le suffixe ‘ung’ appuie la notion de devenir, création, production ou figuration du procédé basé sur la capacité de génération intrinsèque de formes matérielles. L’elementare Gestaltung implique concrètement la forme élémentaire dans une métaphysique critique processuelle.

353 Hans Richter in Raoul Hausmann, « More on Group ‘G’ », in Art Journal 24 numéro 4, 1965, ibid. 354 Olivier Fahle, « Le mouvement du mouvement : le film dada », in Henri Béhar, Catherine Dufour (éd.), Dada circuit total, op.cit., p. 545. 355 « The inevitable polyphony of so many strong voices was organized by a common commitment to the notion of Gestaltung (form-creation). […] For the artists responsible for G., this emerging culture was characterized by a modus operandi that combined the use of elemental means (material form at an elemental level) and open-ended process of creative activity. » [Nous traduisons] Martins Detlef, Michael Jenning, « The G-Group And The European Avant-garde » in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), Steven Lindberg, Margareta Ingrid Christian (trad.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, Los Angeles, The Getty Research Institute, pp. 4-5. 356 « G. refers to form as well as the process of formation or form-creation of form giving or production. […] traces of the vital, creative forces […]are retained in the concreteness of the resultant form. At the same time, it implies a figure or configuration […] ‘form-production’ » [Nous traduisons] Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), « The G-Group And The European Avant-garde » in G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, ibid., pp.5-6.

204 En 1926, l’implication de Gräff, Mies, Van Doesburg et Lissitzky se fait moins visible. Gräff ne signe qu’un seul article dans le numéro quatre, publie parallèlement « Zur Form des Automobils »357 dans la revue de la Werkbund Die Form.

Mies dirige plusieurs projets architecturaux, dont le site de Weissendorf commandé par la Werkbund, la résidence Mosler et le monument commémoratif Liebknecht-Luxembourg de Berlin. Il est en pourparlers avec Prinzhorn qui veut alors l’inclure au sein de son projet d’encyclopédie du savoir vivant358. Le 3 mai 1925, il participe à l’organisation de la matinée Der Absolute Film, à l’UFA-Palast, organisée conjointement par le NovemberGruppe, dont il fait également partie, et le département culturel d’UFA où sont projetés pour la première fois en Allemagne Rhythmus 21 et Rhythmus 23 de Richter, Symphonie Diagonale d’Eggeling, les Opus de Ruttmann, Ballet mécanique de Léger et Entr’acte de Clair et Picabia359. L’ensemble du programme de cette matinée figure au sommaire de G. 5-6. Ballet mécanique avait fait sa première apparition à Vienne en 1924 lors de l’Exposition internationale des nouvelles techniques théâtrales [Internationale Ausstellung neuer Theaterteknik] organisée par Kiesler.

À la date de publication du dernier numéro de G., Lissitzky multiplie la diversité des applications de son approche artistique :

« Lissitzky conçu des pavillons d’expositions nationales, pour les domaines agricoles et de santé publique (hygiène), il étudia, d’un point de vue pédagogique, les agrandissements d’intérieur, les meubles, le bois et les travaux métalliques. Il édita des livres, des imprimés et des affiches, termina des brochures publicitaires (pour la compagnie allemande Pelikan). Il illustra de la littérature révolutionnaire et inventa des abécédaires d’images pour enfants et analphabètes360. »

Spécifiquement, Lissitzky coédite la revue ABC depuis 1924, affirmant les préoccupations architecturales de sa démarche. Il publie en 1925 avec Arp Les Ismes de l’art où figurent entre autres Richter, Eggeling, Hausmann, Léger et Man Ray. En 1922, il conçoit le Cabinet des abstractions pour le Musée provincial de Hanovre, un espace d’exposition

357 Werner Gräff, « Zur Form des Automobils 1 », Die Form n°9, juin 1926, Berlin, pp. 195-202. Werner Gräff, « Zur Form des Automobils 2 », Die Form n°12, septembre 1926, Berlin, pp. 262-265. 358 Hans Prinzhorn, « Lettre à Mies van der Rohe, 4 septembre 1926 » in « Research Papers, Documents and Tape Recordings Related to Mies van der Rohe and the Establishment of the Museum of Modern Art's Mies van der Rohe Archive », Ludwig Glaeser (éd.), MoMA, New York. 359 Ernst Kallaì, « Gesellchaft Neuer Film », in Ernst Kallaì Archiv Sammlung, Bauhaus Archiv, Berlin. 360 « Lissitzky stattete Pavillons für landwirtschaftliche, Hygiene- und National- Austellungen aus, er befasste sich pedagogish mit Innenausbau und Möbeln, Holz und Metallbearbeitung, er gestaltete Bücher, Druckschriften une Plakate, schuf Werbeprospekte (für die deutsche Firma Pelikan), er illustrierte révolutionnare Litteratur und erfand didaktische Bildfibeln für Kinder und Anaphalbaten.» [Nous traduisons] Horst Richter, « Von 4 Wanjas Gehen 3 Weg : Lissitzky Austellung In Der Kölner Galerie Gmurzynska », in Generalanzeiger Für Bonn, 19 juin 1976, Bonn.

205 361 élargie interactive d’œuvres constructivistes . En juin 1926, il monte l’Exposition

Internationale de Dresde, ce qu’il considère comme une étape cruciale de sa démarche :

« 1926. Mon travail le plus important en tant qu’artiste commence : la création d’exposition362. »

L’importance que Lissitzky confère à l’exposition touche aux manières de manifestations, de transmissions de son œuvre propre comme celles de ses contemporains, des concepts etc. Cet intérêt fait écho à la publication des revues. Prinzhorn, quant à lui, publie des dizaines d’articles dans la grande presse et dans les revues psychiatriques ainsi qu’une demi-douzaine d’ouvrages dont Dialogue sur la psychanalyse entre la femme, le poète et le médecin et Le Processus de Gestaltung artistique du point de vue psychiatrique363.

Friedrich Kiessler crée en 1924-1925 plusieurs installations théâtrales : Raumstadt et Zeitstadt présentées à l’Exposition internationale des arts décoratifs de Paris, dont le manifeste Die Stadt In Der Luft [La Ville dans les airs] paraît dans le numéro quatre de G., et Tanagra pour l’Exposition internationale des nouvelles techniques théâtrales de Vienne qu’il dirige.

Enfin, Charles Métain, chef opérateur de la série Rhythmus, travaille toujours avec Richter à la réalisation en 1928 d’Inflation et travaille parallèlement auprès des studios allemands.

La dimension collective du G-Gruppe change de forme. Mies, Gräff et Lissitzky ne sont compris qu’implicitement en tant que G-Gruppe. Si les artistes donnent moins de matériaux de publication personnels, la signature G. continue quant à elle de véhiculer leurs noms.

Richter évoque auprès de Tzara le réalignement qu’il envisage pour la revue dès 1926 :

361 « The Chamber of Abstracts was a rather small room, designed by El Lissitzky in 1922 specifically to house Constructivist art at the museum in Hannover. It was an attempt to relate directly all the details and materials to the artwork exhibited. Faceted walls appeared to change in texture as the viewer moved; colourful sliding panels on which pictures were mounted could be moved at the will of the beholder, and mirrors were place behind sculpture so that one seemed to see both sides of the sculpture simultaneously. All this tended to give the viewer a sens of participation in the display. […] The widow of Alexander Dorner, who, as a director of the Provincial Museum in Hannover, commissioned the Chamber at a time when the museum public rarely accepted modern art, made funds available for reconstruction. Architect J.L.Bayer worked carefully from sketches and photographs to produce a nearly perfect replica of the original room. », « Constructivism Reconstructed », in Progressive Architecture, 13 janvier 1969, New York. 362 « 1926. My most important work as an artist begins: the creation of exhibition. » [Nous traduisons] El Lissitzky in Sophie, Lissitzky-Küppers, Lissitzky, Life, Letters, Text, Londres, Thames And Hudson, 1980. 363 Marlène Weber, « Prinzhorn l’homme, la collection, le livre », in Hans Prinzhorn Expressions de la folie. Dessins, peintures, sculptures d’asile, Alain Brousse, Marlène Weber (trad.), Paris, Gallimard, 1984, p.11.

206 « La revue ne sera finalement pas un journal comme « G », mais à vrai dire (‘je m’en fiche’) un journal de combat364.»

Non pas une nouvelle ligne éditoriale, mais un durcissement de la ligne au travers de l’engagement des matériaux exposés qui donne corps aux processus de la Gestaltung dont la position forme une césure entre les trois premiers et derniers numéros. Martin Deflets résume ainsi les caractéristiques principales des publications contemporaines que G. développe :

« Le journal artistique - comme le congrès international et les expositions de groupe – devint un espace d’exposition essentiel et se multiplia durant ces années-là. […] Les principaux véhicules en étaient les journaux dont l’orientation était technologique, expérimentale et collaborative365.»

Le changement éditorial conserve une orientation technologique, expérimentale et collaborative dans une perspective représentative engagée de l’elementare Gestaltung. Dans le numéro 5-6, le revirement examine et développe le domaine plastique et discursif cinématographique selon les processus de la Gestaltung.

Lutz Robbers remarque à la lecture de G. :

« Le groupe G n’avait pas pour but de changer le contenu ou la forme de la représentation, de subvertir ou de vider sa signification mais de questionner l’idée même de ‘représentation.’ G. s’adressait à l’individu équipé de, comme le note Richter, “tous les dispositifs modernes

d’instinct, de réception et de transmission, qui assure sa connexion à la vie” parce que le journal lui-même – par-delà le cinéma, l’architecture industrielle, la mode etc. – agissait lui aussi comme un dispositif366. »

La forme du combat envisagée par Richter pourrait se concrétiser ainsi : questionner la représentation au travers des processus de l’elementare Gestaltung, concevoir une revue qui donnerait corps aux mécanismes des dispositifs, permettrait non seulement d’exposer mais aussi d’expérimenter ceux-ci.

364 « Die Zeitschrift wird nicht wie « G » zuletzt ein Magazin sein, sondern eigentlich eine (« je m’en fiche ») Kampzeitschrift. » [Nous traduisons] Hans Richter, « Lettre à Tristan Tzara, 21 novembre 1925 » TR2C3418 Correspondance Tristan Tzara/Hans Richter, Fonds Tristan Tzara, Réserve Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris. 365« The artist journal- like the international congress and the group shows – became a primary exhibition space and flourished during these years. […] The main vehicles were journals whose orientation was techno, experimental and collaborative.» [Nous traduisons] Martins Detlef, Michael Jenning, « The G-Group And The European Avant-garde » in G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit. ; p.3. 366 « The aim of the G group was not to change the content or the form of representation, to subvert or empty its signification, but to question the very idea of ‘representation.’ G appealed to the individual who is equipped with, as Richter notes, “all the modern apparatuses of instinct, reception and transmission, which assure his connection with life” because the journal itself – besides cinema, industrial architecture, fashion etc. – acted as such an apparatus. » [Nous traduisons] Lutz Robbers, Modern Architecture In The Age Of Cinema : Mies van der Rohe And The Moving Image, op.cit. ; p.176.

207 II. A. Elementare Gestaltung plastique du dispositif et de l’image cinématographique

Afin d’explorer le domaine cinématographique, les matériaux visuels du numéro 5-6 sont principalement suppléés par Richter et le G-Gruppe : respectivement trois et quatre articles, dix-neuf et une images. Le corpus textuel et visuel rassemble des œuvres et écrits presque exclusivement allemands ou français, incluant seulement deux artistes franco- américains, Man Ray et Duchamp, ainsi que l’œuvre soviétique d’Eisenstein.

Le corpus textuel se forme principalement de textes écrits par des cinéastes et des plasticiens tels que L’Herbier, Clair, Richter, Eggeling, un cinéaste de studio, Métain, le G- Gruppe, Dulac et Léger. D’autre part, il accueille également un poème de Soupault, un texte scientifique de Prinzhorn, un article du musicien Antheil, quatre textes des théoriciens et architectes Kurtz, Häring, Hilberseimer et Kiessler. Dans cette diversité textuelle, seuls Richter et le G-Gruppe réapparaissent à plusieurs reprises.

Le corpus visuel367, dont les éléments sont reproduits par similigravures, se divise entre différents formats d’origine : soit photographique et filmique, soit pictural et même radiographique. La revue comporte soixante-deux images de photogrammes, deux rayographies de Man Ray, une photographie de plateau et d’installation, deux portraits et un photomontage à partir d’une radiographie. À ces images se joignent huit dessins. Plusieurs œuvres sont récurrentes. Les plus représentées sont Rhythmus 24, Rhythmus 25 et Fugue From An Absolute Film de Richter, Ballet Mécanique de Léger, Opus de Ruttman, Symphonie Diagonale d’Eggeling, Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, Entr’acte de Clair et Picabia, Le Cabinet des figures de cire de Paul Leni, Nocturnal Street, New Landscape et le portrait de Man Ray, le rotorelief de Duchamp. Le corpus filmique et photographique privilégie ainsi les œuvres de cinéastes-plasticiens, particulièrement les peintres Léger, Picabia, Richter, Eggeling, Ruttmann et Duchamp. Le travail plastique de l’image photographique et filmique dispose des essais à partir de photogrammes, photographies et radiographies qui métissent l’image filmique et le photomontage. Pellicules, photographies, dessins, schémas et documents intègrent une étude des composantes matérielles et rythmiques du dispositif cinématographique, afin de comprendre les procédés filmiques à travers la Gestaltung.

367 Voir figures 25 à 35.

208 La prédilection pour les démarches plastiques cinématographiques porte l’empreinte de Richter qui poursuit en 1926 ses recherches sur l’abstraction filmique et la peinture sur rouleaux. La série Film Ist Rhythmus concrétise une première étape de ces recherches développées au cours de la préparation des Rhythmus et Filmstudie. La prédominance accordée aux cinéastes-plasticiens ainsi qu’aux architectes se mêle à des occurrences textuelles et visuelles littéraires, musicales ou scientifiques. Le numéro 5-6 expose le domaine cinématographique comme produit culturel, plastique et technologique où confluent domaines, concepts et processus hétérogènes. Comme le résume Martin Deflets :

« Ils pouvaient intégrer un nouveau paradigme, en prenant appui sur les nouvelles réalités de l’ingénierie, de la construction industrielle, du design industriel, de la photographie, du film et de la typographie, des arts traditionnels – peinture, sculpture, poésie – une fois qu’elles ont toutes été pareillement redéfinies en fonction de leurs propriétés élémentaires, de leurs lois syntaxiques et de leurs procédures de conception368. »

Ainsi, dans le numéro 5-6 les voies de réformations paradigmatiques s’envisagent en tant que forces de convergences au travers de l’objet cinématographique. Soupault écrit Film Poem, Antheil revient sur son travail sonore pour Ballet Mécanique, l’architecte Hilbeseimer écrit sur la censure cinématographique et le film de propagande, particulièrement sur Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, Kiessler sur les salles de cinéma. La seule exception concerne le travail de Prinzhorn dont l’étude, issue de son travail en psychiatrie, ne problématise pas directement à partir du dispositif filmique. La convergence des hétérogénéités du corpus constitue un intérêt spécifique pour Richter :

« Je suis sûr que vous en avez écrit d’autres articles remarquables, comme l’article Man Ray, et essentiels sur ce qui nous intéresse, et vous prie de me préciser instamment ce que je peux espérer. Je serais particulièrement intéresser par de la littérature et de la matière d’illustrations : Sheeler et Man Ray qui figureront ensuite dans Soirée-Dada369.»

Richter demande à Tzara une variation autour de La Photographie à l’envers Man Ray, traduit par Walter Benjamin et déjà publié en 1924 dans le troisième numéro de G., et des images du film de Sheeler. C’est-à-dire une paire de matériaux visuels et textuels hétérogènes

368 « Taking cues from the new realities of engineering, industrial construction, industrial design, photography, film and typography, the traditional arts – painting, sculpture, poetry – could participate in this new comprehensive paradigm once they were similarly redefined in terms of their elemental properties, syntactic laws and generative procedures. » [Nous traduisons] Martins Detlef, Michael Jenning, « The G-Group And The European Avant-garde », in G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p.6. 369 « Ich bin sicher, dass Sie neben dem Artikel « Man Ray » anderes Bemerkenswertes und Prinzipielles, über das, was uns angeht geschrieben haben und bitten Sie um umgehende Antwort, auf was ich rechnen kann. Was mich besonders interessieren würde, wäre Literatur und Albidungsmaterial : Sheeler und Man Ray, die damals in der Dada-Soirée aufgeführt wurden » [Nous traduisons] Hans Richter, « Lettre à Tristan Tzara, 21 novembre 1925 », TR2C3418 Correspondance Tristan Tzara/Hans Richter, Fonds Tristan Tzara, Réserve Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris.

209 pour une étude double, à la fois plastique et littéraire, à coordonner grâce à la mise en page. Le corpus de cinéastes-plasticiens, architectes, poètes et scientifiques détaille les diverses pratiques et expérimentations contemporaines du médium filmique et questionne les processus de représentation sous-jacents. Dans l’article « L’âme mal apprise », Richter considère le cinéma comme un outil :

« La maîtrise de la matière en consonance avec les fonctions de notre appareil perceptif370. »

De même, l’espace plastique de G. questionne la matière filmique au sein de problèmes représentatifs et perceptifs. Au sein de son traité typographique, Lissitzky, dont l’influence sur la mise en page de G. reste prégnante depuis le premier numéro, en appelle à une conceptualisation formelle de la mise en page :

« 2. Par les mots conventionnels on fait part de concepts. C’est par les lettres que le concept prend corps.

3. L’économie de l’expression : l’optique au lieu de la phonétique.

4. L’organisation de l’espace du livre par le matériau de la phrase d’après les lois de la mécanique typographique doit correspondre aux tensions et aux pressions du contenu.

5. L’organisation de l’espace du livre par les clichés qui réalisent l’optique nouvelle. La réalité supernaturaliste de l’œil parfait371. »

Lissitzky conçoit la mise en page comme une mise en relation des éléments et une prise de connaissance conceptuelle et optique ainsi qu’une démonstration supernaturaliste. Au prisme de l’elementare Gestaltung, le domaine cinématographique est déployé selon une démonstration d’abord matérielle, élémentaire puis formelle et conceptuelle des processus de la représentation et de la perception.

370 « The mastery of matter in consonance with the functions of our perceptive apparatus » [Nous traduisons] Hans Richter, "The Badly Trained Soul", in Martins Detlef, Michael Jenning, G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p.146. 371 El Lissitzky, « Topographie de la typographie 1923 », in Jacinto Lageira (dir.), Du Mot à l’image et du son au mot. Théories, manifestes, documents, une anthologie de 1897 à 2005, op.cit. ; p.11.

210 II. A. 1) Démonstration matérielle

II. A. 1. a) Mécanique et pellicule

Dans G., la dimension mécanique du dispositif cinématographique occupe une place importante. Les similigravures reproduisent soit des photogrammes, photographies et rayogrammes singuliers, soit des sections de pellicules. Plus précisément, la représentation de la matière pelliculaire prend deux expressions plastiques : photogrammatique ou rayogrammatique. Le matériau cinématographique et le dispositif mécanique sont représentés sous la forme matérielle élémentaire de la pellicule ou en tant que motif dans les images, c’est-à-dire forme ou objet de la représentation. Fernand Léger considère Ballet mécanique, dont G. reprend beaucoup d’images, comme une transformation plastique de la machine et de la matière technique :

« Ce film est surtout la preuve que les machines et les fragments, que les objets usuels fabriqués sont possibles et plastiques372.»

De la même manière que le projet de Ballet mécanique, les images choisies pour G. et les mises en pages multiplient les moyens de représenter et de jouer de l’image à l’intérieur d’une tension entre matière et motif, tendue vers la plasticité.

La majorité des images reproduites dans G. sont des segments pelliculaires. Ces séquences représentent l’image cinématographique dans son intégralité de subjectile, comprenant les bandes passantes qui permettent la circulation dans les appareils d’enregistrement et de projection et décrivant la succession des photogrammes. La matérialité de la pellicule est exposée, de même que la mécanique dont elle dépend. Matière et mécanique cinématographique sont ainsi placées en évidence à travers le format de reproduction. Dans un premier temps, le regard sur le dispositif découvre ainsi la mécanique et la matière.

Le rayogramme de Man Ray The New Landscape est reproduit à deux reprises : premièrement sur la page de couverture, puis au milieu exact de la revue. Ainsi répétée en deux points stratégiques de l’architecture du numéro, l’image acquiert de fait une certaine importance. The New Landscape représente une bande de pellicule vierge à demi déroulée en négatif. La technique du rayogramme constitue un mode d’impression sans caméra où l’action de la lumière décalque l’objet par contact sur le papier sensible pour un rendu en négatif.

372 Fernand Léger, « Autour du Ballet mécanique 1924-1925 », in Fonctions de la peinture, Paris, Gallimard, 2004, p.133.

211 Dans son autobiographie, Man Ray décrit la technique du rayogramme, alors réutilisée lors de la composition du film Le Retour à la raison en 1923 :

« Je me procurais un rouleau de pellicule d’une trentaine de mètres, m’installais dans la chambre noire où je coupais la pellicule en petites bandes que j’épinglais sur ma table de travail. Je saupoudrais quelques bandes de sel et de poivre, comme un cuisinier prépare son rôti. Sur les autres bandes, je jetais au hasard, des épingles et des punaises. Je les exposais ensuite à la lumière blanche pendant une ou deux secondes, comme je l’avais fait pour les rayographes inanimés. Puis, j’enlevais avec précaution le film sur la table, débarrassais les débris et développai le film dans mes cuves. Le lendemain matin j’examinais mon ouvrage, qui entre-temps avait séché. Le sel, les épingles et les punaises étaient parfaitement reproduits373. »

Le rayogramme reproduit dans G., Nocturnal Street, constitue également un fragment d’Emak Bakia réalisé en 1926 qui associe photogrammes impressionnés et rayographies, c’est-à-dire des fragments de film sans caméra. La technique du rayogramme, correspondant à celle de la radiographie, correspond à une analyse matérielle du dispositif mécanique, ici spécifiquement de la pellicule. Tzara, qui rédige « La Photographie à l’envers Man Ray » paru dans Les Feuilles libres puis repris comme préface du catalogue Champs délicieux à l’occasion de la première exposition parisienne de Man Ray du 3 au 31 décembre 1921 à la Libraire Six, finalement publié dans le numéro trois de G. en 1923, décrit les procédés du photographe :

« Ce n’est plus l’objet qui, entrecroisant les trajectoires de ses points extrêmes dans l’iris, projette sur la surface une image mal renversée. Le photographe a inventé une nouvelle méthode ; il présente à l’espace l’image qui l’excède et l’air, avec ses mains crispées, ses avantages de tête, la capte et la garde dans son sein […] Quand tout ce qu’on nomme art fut bien couvert de rhumatismes, le photographe alluma des milliers de bougies de sa lampe, et le papier sensible absorba par degrés le noir découpé par quelques objets usuels. Il avait inventé la force d’un éclair tendre et frais qui dépassait en importance toutes les constellations destinées à nos plaisirs visuels. La déformation mécanique, précise, unique et correcte est fixée, lisse et filtrée comme une chevelure à travers un peigne de lumière. […] Comme la glace rejette l’image sans effort, et l’écho la voix, sans nous demander pourquoi, la beauté de la matière n’appartient à personne car elle est désormais un produit physico-chimique374. »

Tzara distingue la photographie de la rayographie grâce à la relation spatiale de l’image qu’elle sous-tend, c’est-à-dire l’impression par contact de l’objet et les manières dont la distance entre l’objet et le papier sensible génère un tracé spatial de l’objet grâce

373 Man Ray, Autoportrait, Robert Laffont, Paris, 1964, p. 232. 374 Tristan Tzara, « La Photographie à l’envers Man Ray », in Œuvres complètes. Tome 1. 1912-1924, op.cit., pp.415-417.

212 à différentes gammes de gris et d’ombres. La rayographie, bien que n’utilisant pas de caméra, attire tout de même l’attention sur la dimension mécanique du processus de reproduction, c’est-à-dire l’empreinte de la lumière sur la matière photogénique. Tzara décrit la façon dont l’objet de la représentation est absorbé en produit physico-chimique par la mécanique du processus rayographique, tout autant que photographique et cinématographique, et le processus formel qui l’inscrit dans une originalité, d’une reproduction différentielle où paradoxalement l’inscription exacte et précise déforme, filtre les contours et les échelles. Cette objectivation constitue un processus matériel soutenu par la mécanique puis un processus plastique. De la même manière, la représentation rayographique de New Landscape met en abîme l’étude du domaine cinématographique, de la mécanique et de la matière photogénique de la pellicule. La représentation de la pellicule allie l’objectivation à la formalisation du dispositif technique, mécanique et matériel. La rayographie du dispositif radiographie la matière et la mécanique au sein même d’une transformation formelle. Dans l’article signé par le G-Gruppe « La Forme pure et la forme naturelle », les artistes déterminent certaines dimensions de l’elementare Gestaltung :

« Les objets sont déjà en eux-mêmes des matériaux naturels et les résultats d’une forme- création. Transformer les formes correspond toujours plus à une réformation qu’à une forme- création375.»

Les auteurs s’intéressent ici à un traitement plastique de l’objet. Ils entendent éviter la transformation de l’objet et valoriser plutôt la forme-création intrinsèque. La rayographie de Man Ray donne le ton quant à la conception de la cinématographie envisagée par l’elementare Gestaltung, c’est-à-dire une exploration matérielle, mécanique, technique tendue vers des développements plastiques intrinsèques.

Prampolini écrit en 1922 « L’Esthétique de la machine et l’introspection mécanique dans le domaine de l’art », texte publié dans De Stijl et Broom numéro deux puis The Little Review en 1927, un manifeste sur la représentation adéquate de la machine dans lequel il cite notamment les travaux de Richter, Eggeling, Lissitzky et Doesburg :

« Aujourd’hui au récent Congrès international de Düsseldorf, nous voyons se manifester une nouvelle tendance. Il s’agit du mouvement des « constructionnistes » qu’illustrent les œuvres des peintres russes, hollandais, allemands, scandinaves et roumains, parmi lesquels on distingue

375 « Objects are in themselves already materials of nature and results of from-creation. Transforming their form is always more an act of reforming than of form-creation. » [Nous traduisons] G, « The Pure Form Is The Natural Form », in Martins Detlef, Michael Jenning, G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p.232.

213 Van Doesburg, Richter, Lissitzky, Eggeling et Janco. Ces Constructionnistes, bien qu’ils aient pris comme point de départ une théorie extrêmement claire proclamant la constructive exaltation de la Machine, deviennent incohérents dans l’application de leur doctrine, confondant la forme extérieure avec le contenu spirituel. […]l’exaltation plastique de la Machine et des éléments mécaniques ne doit pas être conçue dans sa réalité extérieure, c’est-à-dire dans les représentations formelles des éléments qui composent la machine elle-même, mais plutôt dans la relation plastique mécanique que la Machine évoque dans ses rapports avec les différentes réalités spirituelles376. »

Si le constructivisme et particulièrement les quelques membres du G-Gruppe cités constitue aux yeux de Prampolini un contre-exemple, l’artiste éclaire néanmoins les manières dont la mécanique se comprenait en termes plastiques en 1922, c’est-à-dire divisée entre une dimension plastique physique et une spiritualisation. Comme le remarque l’artiste, le G- Gruppe ne se préoccupe que des dimensions externes de l’objet mécanique, proposant des études dont la concrétude analyse l’anatomie du dispositif, dégagées de toutes approches spirituelles. L’étude externe correspond ainsi à une analyse élémentaire de la mécanique bientôt doublée d’une recherche, une mise en forme de ses dispositions plastiques innées.

Richter explique dès le premier numéro qu’il recherche une démonstration du matériau377, notamment au travers de l’illustration. Dans G., l’approche de la mécanique et de la matière cinématographique prend donc tout d’abord la forme d’une exposition des qualités inhérentes de l’objet, d’un détail approfondi de ses propriétés avant d’en démontrer les possibilités plastiques.

II. A. 1. b) Architectures lumineuses

Au sein de l’exposition matérielle de la mécanique cinématographique, les images reproduites dans G. comportent un traitement spécifique des qualités lumineuses. La lumière se manifeste en tant que dimension matérielle, plastique et constructive de l’image photochimique.

Dans G., le traitement des qualités lumineuses se trouve au centre de l’exposition matérielle, photolumineuse, afin d’induire une compréhension spatio-temporelle des contrastes. La matière lumineuse se montre dans un premier temps au travers de la diversité

376 Enrico Prampolini, « L’Esthétique de la machine et l’introspection mécanique dans le domaine de l’art », in Gladys C.Fabre, Léger et l’esprit moderne 1918-1931, Musée d’art moderne, Paris, 1982, p.150. 377 Hans Richter « (Demonstration) Of The Material », in Martins Detlef, Michael Jenning, G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., pp.102-103.

214 des expositions des images, c’est-à-dire en positif et en négatif. En effet, tandis que la majorité des photogrammes de Ballet mécanique, Entracte, Le Cabinet des figures de cire, Rhythmus 24, Opus, Symphonie Diagonale et Le Cuirassé Potemkine, de même que les photographies sont présentées en version positive, d’autres images sont représentées en négatif comme la séquence de Rhythmus 25 ainsi que la radiographie, Nocturnal Street et New Landscape. Du point de vue des négatifs, il s’agit d’exposer et varier les dispositifs de production d’images reliés par la question de l’inscription lumineuse. Le choix du négatif pour la séquence de Rhythmus 25 inverse les polarités finales cinématographiques et montre un état préliminaire. Ainsi, G. rassemble les variantes techniques, processuelles de l’exposition lumineuse cinématographique, entre positif et négatif, et les accorde aux spécificités négatives du dispositif radiographique et rayogrammatique. L’inscription lumineuse cinématographique se comprend autant du point de vue processuel, c’est-à-dire au sein de la formation des polarités, des ombres lumineuse, que comme variante au sein des techniques d’impression lumineuse.

D’autre part, les photogrammes de Ballet mécanique sont reproduits en entier, conservant la bande de celluloïd. La bande passante délimite l’espace de l’image impressionnée à l’intérieur duquel les jeux de lumières se déploient. Il apparaît une différence de densité lumineuse et donc matérielle entre l’image et son bord, entre les ombres décrites par les images impressionnées et la transparence intacte de la bande de celluloïd, entre l’espace de l’image dévolu à la représentation et celui dévolu à la technique du dispositif. Le contraste entre deux densités matérielles lumineuses prend corps entre deux espaces de matières pelliculaires, et appuie la double dimension technique et formelle de la lumière au sein du dispositif. Au travers du contraste matériel, les photogrammes de Ballet mécanique exposent la question lumineuse dans une tension matérielle, technique et formelle.

Au travers des rayogrammes, Nocturnal Street et New Landscape, le dispositif filmique se comprend de manière renversée. Le négatif des rayographies insiste sur le contraste lumineux qui engendre initialement toute image photosensible enregistrée. Ainsi, le procédé d’inscription par contact considère la densité de l’objet, son opacité et le traduit en termes négatifs. La pellicule de New Landscape ou les cercles de Nocturnal Street représentent le contraste essentiel entre ombre et lumière, à l’origine de l’ensemble des images photosensibles, qu’elles soient rayogrammatiques, photographiques ou filmiques. En tant que technique d’enregistrement par contact sans caméra, la rayographie offre une étude de l’inscription, du dépôt lumineux sur une surface photosensible. D’une certaine façon, elle met

215 à nu l’inscription lumineuse. Dès la couverture, G. met en regard le « Film » et New Landscape. Cette mise en relation entre cinématographie et rayographie complète la compréhension du dispositif filmique, spécifiquement sa dimension lumineuse, par le reflet d’une autre technique. Dans un article publié par la revue Camera, Raoul Hausmann, associé aux débuts du G-Gruppe, réfléchit son approche de l’image photographique. Malgré l’anachronisme de la date de publication, 1957, l’article de Hausmann résume l’inscription et l’organisation lumino-spatiale prenant place à l’intérieur du photogramme :

« Il ne faut pas oublier que le photogramme est une conformation libre qui, comme telle, n’est régie que par les lois des correspondances de lumière et d’ombre sur une surface à deux dimensions. Au lieu de la division normale du temps de la photographie objective, l’interprétation d’un espace de temps limité est intervenue378. »

La notion de configuration libre sous-entend la libre inscription lumineuse sur la surface du photogramme qui cristallise une dimension temporelle, rythmique, et donc, particulièrement cinématographique. Hausmann distingue pourtant la photographie du photogramme car tandis que la première constitue une composition lumineuse fixe, le deuxième correspond à une inscription lumineuse mobile, un fragment, un espace temps limité, c’est-à-dire fixe et clos, du développement temporel des ombres et des lumières inscrites. La remarque de Hausmann introduit la conception d’une image à l’architecture lumineuse, dont l’espace est soutenu, organisé par les dépôts de lumière. La configuration libre de l’inscription lumineuse apparaît particulièrement mise en valeur par les rayographies qui découvrent une inscription lumineuse brute, à vif, qui fixent la densité de la lumière à travers l’objet et sur la pellicule.

D’autre part, la conception de Hausmann résonne particulièrement avec l’article « La Vraie Sphère du film » de Richter :

« Cet espace [filmique] n’est ni essentiellement architectonique ni essentiellement plastique mais plutôt temporel – c’est-à-dire qu’à travers des changements de qualité (clair- obscur, grand-petit), la lumière crée des espaces lumineux qui ne sont pas volumineux, mais dont la mise en séquence crée de l’espace, hors de ce qui devrait être – si la séquence temporelle était interrompue – seulement un plan, une ligne ou un point379.»

378 Raoul Hausmann, «Techniques et conditions du photogramme », Camera n°4, 1957, in Je ne suis pas un photographe, Chêne, Paris, 1975, p. 101. 379 « This space is not essentially architectonic or essentially plastic but rather temporal – that is through changes in quality (light-dark, large-small), light creates light-spaces that are not voluminous, but whose sequence creates space out of what would be – if the temporal sequence were interrupted – merely plane, line, or point. » [Nous traduisons] Hans Richter, « The

216 Tandis qu’Hausmann envisage un espace à l’échelle photogrammatique, Richter conçoit l’espace à travers la séquence filmique. Il en expose certaines dans G. : Rhythmus 24 qui accompagne l’article précité, Rhythmus 25 accordé à « Dimension t », Ballet mécanique et Opus accolé à l’article de l’architecte Häring. Hormis Ballet mécanique, chaque séquence développe des formes lumineuses abstraites reproduites en noir et blanc dont la géométrie des formes souligne l’organisation spatiale et lumineuse dans chaque image. De plus, les articles qui leurs correspondent, par l’effet de la mise en page, développent des questions spatiales, architecturales. Ainsi de « Ce qui fonctionne dans l’image projeté ? » où Häring soutient la construction en studio de décors architecturaux, « La Vraie Sphère du film » et de « Ballet mécanique » où l’auteur décrit le film en ces termes :

« Des objets, des vues, les formes les plus parfaitement quotidiennes, des fragments de formes, des fragments métalliques et mécaniques, des objets fabriqués et des gros plans avec le minimum de perspective. Le film porte principalement son attention sur l’importance que nous donnons à l’image fixe, son architectonique, sa vitesse automatique, différée ou accélérée380. »

L’auteur désigne comme élément intrinsèque essentiel et objet de l’étude du film, l’architecture interne et mobile interne du photogramme. Dans « Dimension t » Richter introduit le problème cinétique :

« Généralement, notre capacité à la conceptualisation optique demeure intrinsèquement liée à la forme spatiale statique héritée des Beaux-Arts. Le concept de forme cinétique a à peine existé jusqu’à présent381. »

Les quatre articles, de même que celui de Hausmann, comprennent l’image cinématographique comme un équilibre entre forces lumineuses, autant que spatiales, et un développement temporel et rythmique des formes lumino-spatiales. Richter décrit dans « La Vraie Sphère du film » comment reproduire de manière adéquate la rythmique lumineuse cinétique :

« Décrire le rythme d’un plan et la juxtaposition des objets dessus, n’emprunte pas la ‘voie directe’ qui consiste à reporter de manière naturaliste le plan et les objets, mais correspond plutôt

True Sphere of Film », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p. 223. 380 « Objects, views, the most quotidian forms, form fragments, mechanical and metal fragments, fabricated objects, and close-ups with a minimum of perspective. The film turns its attention mainly to the significance we attribute to the still image, its architectonic, automatic, delayed, or accelerated speed. » [Nous traduisons] Fernand Léger, « Ballet mécanique », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, ibid. ; p. 209. 381 « Generally our capacity for optical conceptualization rests intrinsically upon the static spatial form of the fine Arts. The concept of a kinetic form has hardly existed until now. » [Nous traduisons] Hans Richter « Dimension t », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, ibid. ; p. 212.

217 à révéler les véritables jeux entre la lumière et la forme afin d’aider le processus optique à trouver son équilibre, à interpréter ses secrets382. »

De cette manière, l’exposition cherche à suivre les formes lumineuses changeantes. La mise en page de G. suit cette directive en exposant des fragments de séquences, des développements lumineux dans le temps. La séquence d’Opus représente un arrière plan rayé de lignes horizontales par dessus lequel un demi-cercle puis un rayon vertical blancs changent de taille et se transforment. La séquence oppose franchement les noirs et les blancs qui composent l’espace interne de l’image, contrastes qui appuient et structurent les divisions linéaires. Au fil du déroulement de la séquence, l’épaisseur des lignes varie et révèle donc le mouvement. D’autre part, les quatrième, cinquième et sixième photogrammes marquent le remplacement de la figure centrale du demi-cercle par la ligne verticale, tandis que les derniers montrent la ligne verticale gagner en importance. Au cœur de ces images, la disparition du demi-cercle se laisse percevoir, en termes lumineux, à travers une qualité de plus en plus transparente. La ligne horizontale devient, quant à elle, de plus en plus dense et brillante. La séquence d’Opus montre donc deux formes complices de compositions architecturales, lumineuses et mobiles : la structuration des contrastes francs sur lesquels se développent les halos de lumières dont les différentes densités évoquent la mobilité.

D’une autre manière, Rhythmus 25 représente le déplacement des contrastes sur la pellicule et leurs interactions formelles. Rhythmus 25 s’ouvre sur une image noire au centre de laquelle se dessine un petit segment blanc. Les ombres et les lumières de la séquence se pourchassent d’une image à l’autre autour de la figure centrale représentée par une droite horizontale puis verticale. Un nimbe blanc apparaît dès le deuxième photogramme, qui divise l’image en deux, entre noir et blanc. D’un photogramme à l’autre, les polarités échangent leurs places, de droite et de gauche du cadre, tandis que la droite blanche se déplace afin de rester visible dans la partie foncée de l’image. Enfin, la séquence se clôt sur un fondu blanc qui absorbe la figure et constitue donc l’opposé de l’image d’ouverture. Le déroulement de la séquence se fonde ainsi sur l’inversion des contrastes, trait caractéristique de l’œuvre :

« Ce système binaire de contraste en noir et blanc, figurant le vide ou le plein selon leurs positions respectives sera à nouveau un des principes fondamentaux de la base de son premier film Rhythmus 21383. »

382 « To depict the rhythm of a plane and the juxtaposition of objects on it, it is not the ‘straight path’ of reproducing the plane with the objects naturalistically, but rather of disclosing the true relationships of the play of light and form to help the Optical process find its order, to interpret its secrets. » [Nous traduisons] G, « The Pure Form Is The Natural Form », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, ibid. ; p.232.

218 Les polarités lumineuses créent des mouvements d’aller et retour entre les bords du cadre, appuient le déplacement de la figure.

Enfin, la séquence de Rhythmus 24 se divise en deux temps. Les trois premiers photogrammes montrent le grossissement de deux rectangles gris clairs apposés sur un carré blanc. Ce premier temps de la séquence se caractérise par des figures blanches détachées sur fond noir et par un mouvement contenu dans le grossissement des deux rectangles. Il n’est pas question d’un changement de densité lumineuse, mais plutôt, comme dans Opus, d’une structuration de l’espace intrinsèque grâce aux contrastes entre les formes. Les six photogrammes suivants représentent les changements de polarités lumineuses à l’intérieur d’une construction complexe, constituée de plusieurs carrés et rectangles imbriqués, sa brève disparition le temps d’une image, puis une densification instantanée de la lumière dans la figure qui mène à la disparition ou l’absorption de ses formes internes. Ce deuxième segment de la séquence développe des dégradés de densités lumineuses qui soulignent ou obscurcissent certaines parties de la composition. Par exemple, dans le cinquième photogramme, trois droites deviennent tout à coup blanches et brillantes tandis que les autres formes de la composition sont absorbées par l’ombre. Les variations de densités lumineuses traversent ainsi la figure et la structurent dynamiquement. Les variations de densités prennent également la forme d’inversions entre les deux polarités lumineuses. Par exemple, les images d’ouverture et de clôture se situent dans une telle opposition : tandis que la première représente un carré blanc sur fond noir, la dernière montre un carré noir sur fond blanc. L’absorption finale des formes intrinsèques de la figure par l’ombre lumineuse constitue à son tour une inversion, dans la forme même. L’inversion lumineuse se mêle donc à la création de la forme, sa structure interne. De toutes ces manières, l’évolution de la lumière suit en quelque sorte la forme du contrepoint entre contrastes des dégradés et des inversions. Elle appuie directement les structures spatiales des formes de la séquence de Rhythmus 24, introduit la notion de mouvement dans la forme.

Les trois séquences offrent des études complémentaires des interpénétrations et variations spatiales de la lumière : dégradés, décalés et inversions. L’ensemble des densités lumineuses, entre ombre et lumière, exposées au travers des séquences correspond à la démonstration matérielle voulue par Richter afin de documenter les processus élémentaires

383 Standish Lawder, Le Cinéma cubiste, op.cit. ; p.47.

219 cinématographiques particulièrement spatiaux et lumineux. Robbers rappelle la conception par Richter d’un espace lumineux et filmique :

« Créer des “processus générateurs de tensions” afin de prévenir la pétrification du flux d’images et d’évènements et la quantification de ces représentations. Seulement alors émergerait “l’espace lumineux” de Richter384.»

La décomposition des cadres met à jour les tensions, les processus des structures internes de l’image, architecturée de contrastes lumineux, leurs évolutions dans le temps à travers dégradés, décalés et inversions. La reproduction des séquences déplie ainsi les fabrications spatiales de la lumière et entrevoit l’implication de celle-ci dans la formation du mouvement cinématographique.

II. A. 2) Étude eurythmique

La question dynamique constitue à son tour une part importante des démonstrations matérielles et processuelles de l’elementare Gestaltung cinématographique. Richter écrit dans G. sur la question dynamique cinématographique, à partir de la série Rhythmus :

« Les formes dynamiques, relatives ne peuvent plus être approchées par l’analyse et l’identification mais seulement être saisies intuitivement par un observateur physiologique qui cherche les correspondances ‘émises’ par les objets. Les dessins que nous voyons sont en effet toujours doubles : d’une part, ils fonctionnent comme des phénomènes visibles empiriquement qui dénotent des relations contrapuntiques entre des formes contrastantes ; d’autre part, perçues dans le temps, ces images produisent des analogies menant à une “unité rythmique” supérieure385. »

Richter définit la dimension dynamique par une tension entre la forme et le mouvement, les contrastes et les correspondances. Selon lui, le mouvement s’appréhende dans le temps car sa spécificité s’expérimente dans l’expansion du processus, alors qu’il transforme les objets, les contrastes en correspondances, fait apparaître de nouvelles relations formelles et significatives. Le mouvement s’inscrit dans une tension avec les constructions de l’espace lumineux, dont il relance les composants et crée une unité rythmique quelque peu paradoxale.

384 « Creating” tension-generating processes” in order to prevent the flow of images and events from petrifying, from becoming quantifiable representations. Only then would emerge what Richter calls “light-space.” » [Nous traduisons] Lutz Robbers, Modern Architecture In The Age Of Cinema : Mies van der Rohe And The Moving Image, op.cit. ; p.198. 385 « The relational, dynamic forms can no longer be comprehended through analysis and identification but can only grasped intuitively by a bodily observer who searches for correspondences ‘emitted’ by the things. The drawings we see are hence always double: on the one hand, they function as empirically visible phenomenon that denote contrapuntal relations between contrasting shapes; on the other hand, perceived in time these images produce analogies leading to a higher “rhythmic unity.” » [Nous traduisons] Hans Richter, « Prinzipielles zur Bewegungskunst », in De Stijl n°7, Amsterdam, 1921, reproduit in Hans L.C. Jaffé, Mary Whitall (trad.), De Stijl, 1970, Thames & Hudson, Londres.

220 La démonstration matérielle de G. se doit donc d’exposer dans le temps les spécificités et les interactions du mouvement filmique, d’appréhender visuellement le temps dans l’espace lumineux.

D’autre part, le concept d’eurythmie est repris et développé dans Vom Wesen der Volkskunst par Hans Prinzhorn en 1926386. Le concept intègre la théorisation générale de la Gestaltung du psychiatre, c’est-à-dire :

« Le degré de tension entre la forme et la vie, entre la Gestaltung et le rythme387. »

L’eurythmie, bien que Richter ne la revendique pas lui-même, aide tout de même à comprendre les fonctions dynamiques de la Gestaltung, éclairer de manière significative les déroulés dynamiques d’images dans G. Selon Prinzhorn, l’eurythmie conçoit un environnement dynamique, à l’intérieur d’une ou des images où s’entrecroisent différents mouvements. Elle révoque une perception unique et unilatérale des rythmes au profit d’une interaction multiple et simultanée :

« La centralité, par exemple, existe toujours dans la pensée de Prinzhorn, mais elle a été mise en mouvement et ne peut plus être capturée par le point de vue fixe du spectateur. La symétrie, au sens conventionnel en tant qu’exacte correspondance de formes de parts opposées

d’un axe central, est désormais définie comme “la fraction d’un ensemble eurythmique,” c’est-à- dire une correspondance qui devient visible seulement en mouvement. La proportion n’est plus définie comme la relation harmonieuse des parties dans un ensemble prédéfini mais comme un “développement proportionnel” qui est “le résultat d’un conflit entre la lancée vers l’indépendance (centrifuge) et la dépendance en des points centraux (centripète)388. »

Le concept d’eurythmie, pour Prinzhorn, envisage la composition d’un espace grâce à l’animation. Les mouvements centrifuges, les impulsions, rencontrent les cristallisations centripètes des ensembles spatiaux. L’auteur conçoit une image créée à partir de la dialectique de l’espace et du mouvement, spécifiquement proportionnelle, c’est-à-dire équivalente et équilibrée.

386 Hans Prinzhorn, "Vom Urvorgang der bildnerischen Gestaltung", in Vom Wesen der Volkskunst, 1926, Stubenrauch, Berlin 387 Fiorella Bassan, Au-delà de la psychiatrie et de l’esthétique, Bruxelles, Le Bord de l’eau, 2011, p. 6. 388 « Centrality, for instance, still exists in Prinzhorn’s thinking, but it has been set in motion and can no longer be captured by a spectator from a fixed point of view. Symmetry, in the conventional sense as the exact correspondence of form on opposite sides of a central axis, becomes defined as “a fraction of a eurhythmic whole,” i.e. a correspondence that becomes visible only when in motion. Proportion is no longer defined as the harmonious relation of parts within a predefined whole but as a “proportional development” which is “the result of the conflict between the striving towards independence (centrifugal) and the dependence on central points (centripetal).” [Nous traduisons], Lutz Robbers, Modern Architecture In The Age Of Cinema: Mies van der Rohe And The Moving Image, op.cit. ; p.271.

221 Les différentes conceptions de Richter et Prinzhorn apportent des outils pour analyser et expérimenter le mouvement filmique selon la Gestaltung. Les mises en pages de G. questionnent l’interaction du mouvement avec l’architecture lumineuse ainsi que la genèse d’un mouvement cinématographique formé, gestaltend, elles proposent des moyens de démonstration matérielle du mouvement.

II. A. 2. a) Cristallisation

Parmi les images reproduites dans G., les photogrammes isolés offrent certaines formes de tensions entre le mouvement et la fixité. Par exemple, les deux photogrammes extraits du Cabinet des figures de cire, le premier reproduit avec l’article « La Géométrie du mouvement, un guide essentiel » par Richter et le deuxième reproduit à côté de l’article « Ce qui fonctionne dans l’image projetée ? », comportent plusieurs surimpressions. Dans le premier, un gros plan de mains occupe le centre de l’image. S’y surimpriment deux images de bustes masculins à gauche, puis deux autres images de mains à droite. Dans le deuxième photogramme, sur le visage féminin, au centre de l’image, sont surimprimées trois images : l’image inversée de mains manipulant une machine à écrire au haut de l’image, puis deux appareils de projection, l’un à l’endroit et l’autre à l’envers, l’un éteint et l’autre allumé, de part et d’autre de la figure centrale. Les compositions des deux photogrammes se ressemblent : tous deux utilisent le même principe, la surimpression, le même nombre d’impressions qui sont disposées de manière identique. Ainsi, les photogrammes, bien qu’images fixes, se composent d’un conglomérat de différentes impressions, toutes centralisées par un visage féminin ou des mains. L’hétérogénéité des compositions apporte une forme de mobilité dans l’image. Plus précisément, l’hétérogénéité des surimpressions convoque l’hétérogénéité du mouvement et en représente une cristallisation dans ses formes mêmes. Car l’hétérogénéité temporelle du mouvement se trouve retenue dans l’hétérogénéité formelle des surimpressions, c’est-à-dire l’incorporation de différents temps d’impressions lumineuses, spécifiques de la technologie cinématographique. Les deux images composent des visions figées de ces mouvements sous-tendus, cristallisés autour du visage féminin ou de la paire de mains. De cette manière, un photogramme isolé rend compte, grâce à la surimpression, d’une diversité temporelle proprement cinématographique, qui se relie à une vision eurythmique du mouvement. Les deux images représentent principalement les cristallisations centripètes et évoquent de même un instant du conflit dans lequel elles sont prises avec les forces centrifuges.

222 D’une autre manière, le photogramme d’Entr’acte sous-titré « La caméra a été mise en mouvement389 ! » est présenté de fait comme image dynamique. Le chef opérateur de Richter, Charles Métain, examine les bénéfices de l’allégement de l’équipement cinématographique, des libertés et des apports esthétiques qu’il suppose :

« À l’extérieur [des studios], cependant, la caméra ne doit pas être reléguée à une seule position. Je n’ai pas vraiment besoin de mentionner que les plans faits avec des équipements mobiles acquièrent une plasticité stéréoscopique390. »

Le photogramme représente en effet la phantom ride d’un chemin de campagne bordé d’arbres. Le cadre est divisé en deux, selon un axe symétrique autour duquel deux parties s’incurvent. La distorsion technique découpe l’image et recolle les deux morceaux autour d’un axe symétrique. La symétrie met en miroir deux parts de l’image et instaure un décalage entre les deux parts convergentes. L’image représente une nouvelle inscription formelle centripète du mouvement enregistré. Là où les deux photogrammes précédents inscrivaient l’hétérogénéité du mouvement à travers des impressions multiples et condensées, le photogramme cette fois compose une symétrie qui concentre la trace du mouvement enregistré, dont la dissemblance marque l’hétérogénéité. Comme le soulignait Robbers, la symétrie correspond selon Prinzhorn à un fragment de l’ensemble eurythmique. Plus précisément, la symétrie et la dissemblance offertes par l’image d’Entr’acte représentent un fragment isolé et figé du conflit eurythmique entre force centrifuge et marques centripètes. Les représentations du mouvement cristallisées dans les images s’appuient paradoxalement sur la forme statique. Le mouvement n’est pas encore déplié mais incrusté. Les différentes reproductions de ces images au sein de G. varient les impressions du mouvement, des répercussions du conflit entre force centrifuge et marques centripètes dans la forme créée.

Le critique et rédacteur en chef Ernst Kallaì publie en 1929, dans Bauhaus Zeitschrift Für Gestaltung, un article sur la forme-création rythmique cinématographique, notamment sa représentation au sein des imprimés :

« Nous devrions éviter d’illustrer les essais sur le film avec des photographies. Celles-ci ne fonctionnent que comme des séquences statiques d’instantanés isolés. Elles ne donnent aucune impression ni du mouvement qui gît entre ces prises, ni de la fusion continuelle de tous les

389 « The Camera has been set in motion ! » in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p. 224. 390 « On location, however, the camera must not be tied to one point. I hardly need to mention that shots made with moving equipment have a stereoscopic plasticity. » [Nous traduisons] Charles Métain, « The Camera Has To Be Set In Motion ! », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, ibid. ; p.225.

223 moments singuliers. Les photographies disent tout et rien à la fois. [...] Elles sont des fragments photomécaniques391. »

Kallaì pose ainsi un problème dynamique pour les reproductions d’images filmiques au sein des imprimés : la tension entre la représentation statique et la nature animée de l’image cinématographique. Parallèlement, Häring écrit dans G. :

« Ce qui est essentiel – et donc, important pour le film – n’est pas ce qui est mais ce qui arrive. Ce qui existe, ce qui est, est aussi révélé par la photographie, mais ce qui arrive peut seulement être révélé par la bande de pellicule. C’est à cela que la forme constructive dans le film doit s’adapter. Elle doit supporter l’action du film. Ainsi elle doit amplifier et aussi clarifier – afin d’éclairer les processus et les évènements392. »

Les photogrammes, en tant que fragments instantanés, ne suffisent pas selon les deux auteurs à démontrer le mouvement car ils manquent de rythme. Dynamique et rythmique se différencient subtilement. Si le statisme des photogrammes condense la dynamique, la bande de pellicule déploie le rythme. Tandis que le photogramme représenterait la forme créée, la séquence déplierait quant à elle la forme-création.

II. A. 2. b) Fugue centrifuge

Dans les mises en pages de G., la reproduction de séquences occupe une place plus importante que celle de photogrammes isolés. La séquence exprime la recherche de la durée rythmique et l’exposition du processus spatio-temporel de la Gestaltung cinématographique. Parmi les images reproduites Ballet mécanique, Rhythmus 24 et 25 et Symphonie diagonale articulent en particulier la question rythmique.

Les courts fragments pelliculaires de Ballet mécanique comportent chacun trois photogrammes : l’un, une roue de machine en action et l’autre, deux jambes de mannequin en plastique. La brièveté des séquences appuie la rapidité du montage mis en place par Léger, construit sur différentes formes de contrastes : lumineux, rythmiques grâce à des séquences rapides et de longs gros plans, des répétitions de certains motifs et des alternances. Pour ce

391 “We should avoid illustrating essays on film with film stills. Such stills only function as static sequences of single snapshots. They don’t give any impressions neither of the movement that lies in-between these shots, nor of the continuous fusion of all single moments. Still shots say everything and nothing at the same time. [...] They are photomechanical fragments.” [Nous traduisons], Ernst Kállai, "filmrhythmus, filmgestaltung", in Bauhaus - Zeitschrift für Gestaltung 3 no. 2, 1929, Berlin, p.11. 392 « What is essential – and hence, important for the film – is not what is but what happens. What exists, what is, is also revealed by the still photograph, what happens can only be revealed by the filmstrip. This is what constructive form in film needs to adapt to. It has to support the action in the film. Thus it has to amplify and also clarify – to create clarity about the processes and events » [Nous traduisons], Hugo Häring, « What Works in The Projected Image ? », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p. 226.

224 qui concerne la structure générale de Ballet mécanique, l’artiste définit son projet filmique dans un article publié en 1924 dans le catalogue de l’Exposition internationale des nouvelles techniques théâtrales à Vienne assemblé par Kiessler :

« Le film est divisé en sept parties verticales. (Des gros plans, sans profondeur, surfaces actives) qui vont du ralenti au rapide. Chacune de ces parties possède une unité propre due à la similitude des groupements d’objets-images semblables ou de même nature. Ceci dans le but de construction et d’éviter la fragmentation du film. Pour s’assurer la variété dans chacune de ces parties elles sont traversées par des pénétrations très rapides horizontales de formes semblables (couleur). D’un bout à l’autre le film subit une contrainte arithmétique assez précise, la plus précise possible (nombre, vitesse, temps). Un objet est projeté au rythme de six images par seconde pendant trente secondes. Trois images par seconde pendant vingt secondes. Dix images par seconde pendant trente secondes. Nous ‘insistons’ jusqu’à ce que l’œil et l’esprit du spectateur ‘ne l’accepte plus’393.»

De cette manière, la découpe de Ballet mécanique se fonde sur une orchestration rythmique mathématique. Selon celle-ci, toutes les séquences ont la même forme rythmique, la même vitesse. Dans un premier temps, le film semble développer une rythmique identique de segment en segment. Cependant, Léger introduit au sein de chacune des coupes horizontales de couleur qui perturbent la perpétuation d’un rythme similaire :

« Une série de diagonales courtes et énergiques qui consolident la composition394. »

Les césures s’insèrent comme des intrusions temporelles hétérogènes car elles ne correspondent pas aux longueurs des segments rythmiques qui soutiennent la découpe générale. Le film se construit plutôt sur une alternance répétitive entrecoupée par des fragments temporels hétérogènes, la formation de contrastes temporels rythmiques. On peut alors comprendre Ballet mécanique à travers l’eurythmie car le schéma de découpe représenterait une force principale centrifuge à laquelle s’accroche les marques centripètes des interjections.

La brièveté des segments de trois images reproduits dans G. convoque dans une certaine mesure la rapidité du tempo. Par exemple, les trois images de la roue mécanique déplient trois temps d’un gros plan sur l’objet, en exposent la rapidité d’exécution. Mais les images ne peuvent cependant pas restituer l’ensemble de l’alternance contrastée, seulement un bref aperçu rythmique. En revanche, les contrastes lumineux, présents au sein des différents temps

393 Fernand Léger in Friedrich Kiessler (dir.), Katalog, Programm, Almanach / Internationale Austellung Neuer Teatertechnick Wien 1924, 1975, Löcker Und Wögenstein, Vienne. 394 Frank Popper, Naissance de l’art cinétique, 1967, Gauthier Villars, Paris, p.33.

225 des figures, demeurent visibles. Les jambes du mannequin apparaissent alternativement d’une image sur l’autre en noir ou en blanc. De manière syncrétique au rythme, les contrastes lumineux suivent la forme alternée. La brièveté des reproductions forme néanmoins des petits blocs temporels qui exposent, celui-ci un fragment rythmique, celui-là une alternance de contraste lumineux.

L’une des particularités de la conception de Léger est de lier l’espace des photogrammes, les surfaces actives contenant les objets-images, à la construction rythmique. Léger écrit sur Ballet mécanique :

« Contraster les objets, des passages lents et rapides, des repos, des intensités, tout le film est construit là-dessus395. »

L’artiste implique l’alternance rythmique dans l’objet à contraster, c’est-à-dire dans la forme en création. Les images des deux séquences, focalisées chacune sur un unique objet, déplient trois moments de leurs évolutions à travers leurs contrastes, sur une durée très réduite mais qui contient le schéma temporel du film. Les séquences exposent donc le bref instant d’une tension où les écueils du rythme traversent et transforment :

« Des ‘attractions’ élémentaires qui créent, contiennent et soutiennent des ‘blocs’ de sensations dans la durée396. »

Les contrastes intègrent la mise en page comme marques rythmiques et formelles, traces laissées par les tensions qui parcourent formes et rythmes vers la création de la forme mobile.

La démonstration matérielle du rythme filmique s’exprime différemment dans Rhythmus 24 et 25. Richter reproduit, en parallèle des séquences, le rouleau peint Fugue From An Absolute Film. Il expose une dimension de son œuvre picturale interdépendante de son œuvre filmique, puisque les rouleaux peints représentent aussi la genèse du film abstrait. Le long du rouleau, la succession de dessins, respectant une rigoureuse distance les uns avec les autres, remplace les cadres des photogrammes. La toile s’apparente à la forme pelliculaire dont elle reporte la division photogrammatique. Les formes grises, rouges et vertes contrastent avec le fond noir et évoquent les contrastes de densités lumineuses qui assemblent l’espace lumineux filmique. Pareillement à l’espace lumineux de Rhythmus, le contraste détache, détoure et accentue la forme. Pictural et indépendant de la technique cinématographique, le mouvement

395 Fernand Léger, « Autour du Ballet mécanique 1924-1925 », in Fonctions de la peinture, op.cit. ; p.137. 396 « Elementary ‘attractions’ that create, contain and sustain ‘blocks’ of sensations in time. » [Nous traduisons] Lutz Robbers, Modern Architecture In The Age Of Cinema : Mies van der Rohe And The Moving Image, op.cit. ; p. 155.

226 de Fugue From An Absolute Film est pure création, pure relation plastique entre les figures qui se construisent, se complémentent et se transforment. En dehors de l’enregistrement et de la recréation filmique, le rouleau déploie néanmoins un mouvement qui lui correspond, lui ressemble, partage certains principes rythmiques à défaut de matériaux. Comme la rayographie permet de saisir les problématiques des questions matérielles et formelles lumineuses filmiques, le rouleau peint déplie un mouvement sans interférences technologiques mais dont l’inspiration cinématographique décrit, spécifiquement, l’apparition d’un rythme. Tandis que les images de Rhythmus s’appuient davantage sur les contrepoints et l’alternance formelle et rythmique, le mouvement se perçoit dans Fugue From An Absolute Film à travers la contraction ou l’allongement des parties formelles, les variations de tailles ou d’inclinaisons. Par exemple, la construction s’allonge, grandit, les parties se resserrent pour se fondre en son centre puis disparaître. Le rouleau déplie ainsi dans la durée les fractions du temps d’apparition et de transformation des figures, cherche à montrer la lancée des formes au fil de la fragmentation.

Les bandes de photogrammes de Rhythmus développent temporellement les architectures lumineuses de chaque film. Comme Richter l’écrit en 1957 à Georges Hugnet suite à la parution de L’aventure Dada :

« Quant à moi, depuis 1917 j’étudiais et dessinais ce que j’appelais « articulations de surface » (le contrepoint négatif ; positif – voire les « têtes » etc. Dada, Zürich) […] Moi, je regardais les rouleaux comme une forme indépendante des arts plastiques et je les regarde ainsi encore aujourd’hui. Moi, je voudrais utiliser le film pour une orchestration du temps simple et propre, en utilisant les expériences esthétiques (contrepoint) que nous avions développées et étudiées dans ces années397. »

La série de contrepoints spatiaux lumineux est exposée dans la durée et l’extension du mouvement de la séquence. La dynamique filmique et les formes lumineuses se montrent donc interdépendantes dans la forme-création. La succession des photogrammes reproduits observe les étapes du mouvement et de la lumière répercutées, incorporées aux formes en création. Du point de vue rythmique, les contrepoints créent des alternances formelles qui se rapprochent donc des contrastes systématiques de Léger. Cependant, Fahle désigne une différence essentielle entre Ballet mécanique et l’œuvre de Richter :

397 Hans Richter, « Lettre à M. Georges Hugnet, 22 juillet 1957 », in Correspondance Tristan Tzara/Hans Richter, Fonds Tristan Tzara, Réserve Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris.

227 « Le film de Léger est construit sur des contrastes multiples s’entrechoquant entre les plans, celui de Richter sur leur intégration fluide398. »

Le développement dynamique dans les deux séquences de Rhythmus 24 et 25 devient ce rythme uni et supérieur qui dépasse l’alternance des contrepoints dans le rythme cinétique. La dynamique y lie intrinsèquement les contrastes des densités lumineuses, les alternances des compositions spatiales au sein de la formation d’une fugue, dépassement rythmique des différences dans un rythme uni.

Ainsi, les reproductions de séquences ainsi que le rouleau peint découpent et retracent le processus rythmique des contrepoints, comme autant de « centripéties », de l’alternance au travers des transformations formelles centrifuges de l’espace lumineux, à travers les figures composées au fur et à mesures, tendues vers la création du rythme uni de la fugue.

Membre du G-Gruppe à ses débuts, Théo Van Doesburg écrit un article sur la matière, la technique et la Gestalt cinématographique, « La recherche du style: la reconstruction de la vie, de l’art et de la technologie », paru dans sa revue De Stijl en 1923, où il s’intéresse particulièrement aux recherches filmiques de Richter et Eggeling :

« En résultat de l’extension scientifique et technique de la vision […] Un problème nouveau et important est apparu en peinture et sculpture à côté du problème de l’espace : le problème du temps […] Là aussi [dans le film] on cherche une nouvelle Gestalt artistique à travers la combinaison d’exemples spatiaux et temporels (exemple : Viking Eggeling et Hans Richter). [...] À travers l’application de cette de technologie filmique pour une peinture qui soit purement gestaltend [formée], la peinture acquiert un nouveau potentiel : la solution artistique entre ce qui est statique et dynamique, entre espace et temps, une solution qui répond aux demandes artistiques de notre temps399. »

« Le mouvement et la lumière sont des éléments de la nouvelle formation cinématographique. Le champ lumineux est illimité de toutes parts. Les possibilités artistiques d’expression se trouvent autant dans le temps que dans l’espace – tout comme dans la nouvelle

398 Olivier Fahle, « Le Mouvement du mouvement : le film dada », in Henri Béhar, Catherine Dufour (éd.), Dada circuit total, op.cit. ; p.542. 399 « As a result of the scientific and technical extension of vision […] a new and important problem has arisen in painting and sculpture beside the problem of space: the problem of time. […] Here too [in film] one searches for the new artistic Gestalt through the combination of space- and time-instances (Example: V. Eggeling and Hans Richter). [...] Through this application of film technology for a painting that is purely gestaltend, it [painting] gains a new potential: the artistic solution of what is static and what is dynamic, of space and time, a solution which responds to the artistic demands of our time » [Nous traduisons], Theo van Doesburg, « The Will to Style: The Reconstruction of Life, Art and Technology », in Hans L.C. Jaffé, Mary Whitall (trad.), De Stijl, Londres, Thames & Hudson, 1970, p.154.

228 architecture – et peuvent rendre visible une nouvelle dimension tant que les moments spatio- temporels sont exprimés de manières équivalentes et équilibrées400. »

Dans un premier temps, Van Doesburg introduit la question de l’architecture lumineuse, à celle du mouvement. L’espace et la lumière, déjà interdépendants, se confrontent ensemble à la question temporelle. Cette dernière constitue le deuxième terme de l’équation matérielle ou de la Gestalt cinématographique. L’auteur considère les deux dimensions dans un travail concomitant dont les relations fabriquent l’image filmique et l’équilibrent. Il envisage une dialectique formelle où les processus de construction spatio-lumineux et mobiles s’achèvent dans la création d’un espace temps lumineux, proprement cinématographique, équivalent et équilibré. Incorporant les travaux de Richter et Eggeling, la théorie de Van Doesburg corrobore le point de vue de Richter, l’unité rythmique supérieure, et appuie le déplié du rythme filmique dans G. De même, Rhythmus démontre l’incorporation mutuelle de l’espace lumineux et du rythme dans la création de l’image cinématographique, c’est-à-dire une nouvelle dimension résultante. La rythmique cinématographique, telle que démontrée dans les deux fragments de Rhythmus et dans Fugue From An Absolute Film, atteint l’équivalence et l’équilibre rythmique au travers des glissements formels, spatiaux et temporels. L’exposition des deux séquences et du rouleau démontre ainsi les passages de l’un à l’autre, du contrepoint à la fugue, des empreintes rythmiques formées, c’est-à-dire incarnées, au fil de leurs évolutions.

Symphonie diagonale apporte un autre développement rythmique dans les pages de G. qui en reproduit un fragment de séquence à côté de l’article « Jusqu’à présent », signé par le G-Gruppe. Le fragment représente une volte de la figure dessinée par Eggeling dont les éléments intrinsèques se décomposent et se transforment, au fur et à mesure qu’elle tourne sur elle-même. Selon Lawder :

« Les films de Viking Eggeling sont construits de déformations et d’isolations401. »

Le fragment choisi par Richter expose en effet les temps isolés de la déformation.

400« Movement and light are the elements of the new film forming. The light field is unbounded on all sides. The artistic possibilities of expression lie as much in time as in space – just as in the new architecture – and can make visible a new dimension to the extent to which temporal and spatial moments are expressed equivalently and in balance. » [Nous traduisons], Theo van Doesburg, « Licht- en Tijdbeelding », in Hans L.C. Jaffé, Mary Whitall (trad.), De Stijl, ibid. ; p.61. 401 « The films of Viking Eggeling are constructed of deformations and isolations (Diagonal Symphony) » [Nous traduisons] Manfredo Tafuri, Francesco Dal Co, Robert Erich Wolf (trad...), Modern Architecture, New York, H.N.Abrams,1979, p.132.

229 Kallaì assista à la projection de la UFA en 1925, suite à laquelle il écrit Geselschafft Neuer Film [Association du film nouveau]. Il y décrit Symphonie diagonale s’intéressant notamment à sa composition rythmique :

« Ainsi ces films, pour « sophistiqués » qu’ils soient, atténuent presque toujours la séduction des jeux entre les ralentis et les imprécisions optiques. La recherche de la formation adéquate se reconnaît seulement chez Viking Eggeling, vue différemment à travers des fragments épars. […] Le film d’Eggeling doit soulever une objection, car il limite l’activité de la caméra à reproduire mécaniquement un carnet abstrait. Les dessins se déploient sur et à partir de la surface bidimensionnelle, se développent en tensions tridimensionnelles filmiques mais poussent, façon de parler, un verrou artificiel. Eggeling a appelé son film Symphonie Diagonale. On pourrait tout à fait le désigner comme la représentation graphique de la symphonie. Maintenant, l’image sonore est un jeu de mouvement symphonique. La représentation graphique d’Eggeling est pourtant statique, dans le sens où l’éprouve le peintre et, pour cette raison, non filmique. Elles sont en effet volontairement placées de manière à exposer leurs lignes. Aussi chacune virevolte lors de la chute. Les mouvements, au travers de l’ensemble des compositions graphiques d’Eggeling, connaissent plusieurs changements, reportent sensiblement les rapports formels, à la manière du peintre qui voudrait apporter la dernière touche au dessin402.»

Kallaì pointe la dualité essentielle du travail d’Eggeling, comprise entre statisme du dessin et recomposition dynamique. Pour lui, les limites de la démarche d’Eggeling se situent justement au sein de la dimension graphique : l’utilisation de la caméra se borne au point fixe de l’enregistrement mécanique qui en limite l’exploration cinétique. S’il met en avant le rythme de composition de Symphonie diagonale, le carnet ou le feuilletage, la tension entre l’absence de mouvement filmique et mouvement graphique formel lui pose néanmoins problème. Eggeling s’appuie pourtant sur la division temporelle filmique pour animer la figure. Au sein de leur étude sur l’architecture moderne, notamment de ses interférences avec l’art contemporain, les architectes Francesco Dal Co et Manfredo Tafuri notent à propos de Symphonie diagonale :

402 « Denn diese Filme ‘für Anspruchvolle’ erweisen sich fast durchweg als reizvolle, aber müssige Spielereien mit dem optischen Zufall. Ein Wille zur gesetzmässigen Gestaltung ist nur bei Viking Eggeling, bei den übrigen nur in vereinzelten bruchstücken zu erkennen. […] so muss gegen den Film V.Eggelings der Einwand erhoben werden, dass er die Tätigkeit der Kamera auf das mechanische Reproduzieren einer abstrakten Zeichenfolge beschränkt. Die Zeichnungen dehnen sich auf der zweidimensionalen Fläche aus ; damit wird dem räumlichen Spannungsmöglichkeiten der Kamera sozusagen ein künstlicher Riegel vorgeschoben. Eggeling hat seinen Film eine « Diagonal-Symphonie » benannt. Man könnte ihn genauer als die graphische Darstellung einer Symphonie bezeichnen. Nun ist das Tonbild einer Symphonie ein Bewegungespiel, Eggelings graphische Darstellung aber ist statisch, mit dem Sinn des Malers empfunden, und deshalb nicht filmassig. Sie wird zwar im schnungvoll geführten Entsehen ihrer Linien gezeigt, doch ist dies bei jeder Trickzeichnung der Fall. Die Bewegungen, durch das Gesamtbild der graphischen Komposition Eggelings verschiedene Veränderungen erfährt, wirken als sihtbare Verschiebungen der statischen Formverhältnisse, als wollte der Maler für seine Zeichnung die endgültige Fassung ermitteln. » [Nous traduisons] Ernst Kallaì, « Gesellschaft Neuer Film », in Ernst Kallaì Archiv Sammlung, Bauhaus-Archiv, Berlin.

230 « Ainsi dans Symphonie diagonale, l’énergie résulte de l’analyse objective du mouvement plus que de sa force expressive ; les mouvements de lignes, à la surface sont définis avec précision et contrôlés par un tempo mécanique, semblable à celui d’un métronome403. »

À l’instar de Kallaì, les deux architectes révèlent la dimension métronomique du rythme chez Eggeling qui correspond à celle de l’enregistrement mécanique. Le fragment reproduit dans G. expose la décomposition et la transformation, cadre après cadre, de la forme. Le report des rapports formels, de même que la volte tracée par la figure, se font particulièrement sensibles. Chaque photogramme constitue une image indépendante du mouvement. En termes de rythmes, G. expose le contre-balancement formel au sein de la transformation de la figure : deux tempos apparaissent entre l’isolation de chaque photogramme, mécanique, et la déformation qu’ils contiennent, graphique. Les déformations s’articulent autour d’un même axe d’image en image et s’abîment. La transformation formelle marque ainsi le rythme de la séquence. Tandis que la reproduction de la pellicule expose la division des cadres et donc appuie la dimension fragmentaire de la rythmique mécanique cinématographique, les évolutions formelles en dessinent le rythme. De manière similaire à Rhythmus ou Ballet mécanique, le rythme se perçoit au travers des répercussions formelles, dans la forme en création. Non pas des contrepoints cependant, comme ceux de Rhythmus, mais des transpositions et des dégradés : les figures se transposent les unes les autres, les lignes se remplacent sans transitions. Elles incarnent le rythme formel orchestré par des transpositions et des ellipses qui marquent le passage du mouvement ensible au sein de l’altération des lignes dessinées. La rythmique devient une dimension presqu’entièrement construite par Eggeling, exprimée formellement en tant que reports au sein de la formation des figures.

Les fragments reproduits dans G. exemplifient ainsi la démarche d’Eggeling, du film absolu, qui isole, s’appuie sur la fragmentation mécanique et se transforme par une tension entre graphisme et mécanique. La mécanique filmique chez Eggeling supporte de son rythme basique celui que décrit la graphie. La tension ambivalente entre rythmique mécanique et graphique valorise une autre dimension particulière aux recherches développées en binôme avec Richter. Lissitzky l’aborde en ces termes dans Les Ismes de l’art :

« Film abstrait : Tel que la peinture et la plastique moderne le film aussi commence à déployer et à former son matériel spécifique : le mouvement et la lumière404. »

403 Standish Lawder, Le Cinéma cubiste, op.cit. ; p. 57.

231 Le film abstrait explore la matière filmique mais veut surtout la former, c’est-à-dire la diriger. En ce sens, la remarque de Lissitzky résonne particulièrement avec celle de Kallaì pour lequel Eggeling dirige énergiquement les lignes. Symphonie diagonale expose ainsi une conception du rythme mécanique, fragmentaire au service de celui, démiurgique, de la forme créée.

Les trois films représentés envisagent donc une rythmique cinématographique faites de contrastes, de contrepoints, d’alternances, de glissements ou de transpositions dont les empreintes se perçoivent au sein du processus d’élaboration de la forme. Celle-ci vectorise la rythmique des séquences, devient le lieu de transformation, du contraste à la déformation. La démonstration matérielle des possibilités du rythme cinématographique au sein des trois fragments filmiques expose les temps de formation rythmique et formel. Pour reprendre les termes de Prinzhorn : la lancée centrifuge du mouvement cinématographique est démontée au prismes des séquences qui en démontrent les tensions intrinsèques, au sein des formes en transformation où s’exprime le degré de tension entre la Gestaltung et le rythme.

II. B. L’Objet cinématographique à travers les processus de l’elementare Gestaltung

G. prend pour objectif de rassembler des outils, des formes élémentaires, matérielles et processuelles culturelles. Dès l’ouverture du premier numéro, Richter confère une inflexion utilitaire aux matériaux reproduits dans G. :

« Clarifier la situation générale de l’art éditorial et de la vie. Nous choisissons des matériaux en gardant cela à l’esprit. Des articles et des œuvres qui recherchent la clarté – et non seulement l’expression. Tout ce qui peut être utile au travail créatif et à l’artiste (technique, théorique, idéologique, économique, pédagogique etc.) sera publié. Nous recherchons des photographies, des surimpressions, des diagrammes, des catalogues et des publicités, des critiques de journaux et de nouvelles publications, des photographies aériennes etc. dans la mesure de leur importance pour notre travail405. »

404 El Lissitzky, Hans Arp, « Les Ismes de l’art. 1914-1924», 1925, Eugen Retsch Verlag, Zürich in El Lissitzky Archiv Sammlung, Bauhaus-Archiv, Berlin. 405 « To clarify the general situation of editorial art and of life. We choose materials with that in mind. Articles and Works that seek clarity – and not merely expression. Everything that can be of use to creative work and the creative worker (technical, theoretical, ideological, economic, pedagogical etc.) will be published. We call for photographs, transparencies, diagrams, for catalogs and advertisements, for review copies of journals and new publications, for aerial photograph etc. to the extent that they may be important for our work. » [Nous traduisons], G. Material für elementare Gestaltung, n°1, juillet

232 G. se conçoit comme un carnet d’inspiration, selon l’elementare Gestaltung, qui forme un corpus synthétique des matériaux à remployer au sein des démarches artistiques. Les œuvres reproduites, comme autant d’exemples synchroniques des possibilités de l’elementare Gestaltung, côtoient des matériaux hétérogènes d’images ou d’écrits industriels, publicitaires, éditoriaux, médicaux etc. G. entend clarifier, exposer et ordonner les domaines d’images, les éléments processuels formels et culturels dans les discours contemporains afin d’encadrer l’exercice de l’elementare Gestaltung. Du point de vue de l’elementare Gestaltung cinématographique, le numéro 5-6 développe les deux termes de ces processus. L’exposition et l’étude des matériaux cinématographiques s’inscrivent dans des développements conceptuels et d’une étude culturelle des procédés. Les mises en page cherchent à donner du sens à la matière cinématographique, montrer la Gestaltung cinématographique à l’œuvre, la saisir à travers ses processus significatifs hétérogènes de composition exprimés au sein de la forme même.

Dans son traité de typographie et de mise en page, Lissitzky écrit que l’optique remplace la phonétique406. L’image est vouée à supplanter le langage au sein de la mise en page. L’optique désigne l’impression directe laissée par l’image, autrement dit le domaine plastique, visuel de la mise en page comprenant autant l’image photographique que la typographie. L’expression de la mise en page y est toute concentrée. L’optique à la fois synthétise le contenu et le démontre. Les termes de Lissitzky trouvent un écho dans les mises en pages de G. car les dispositions d’images servent, selon Richter, à des démonstrations matérielles. Les processus concomitants de l’elementare Gestaltung s’inscrivent au sein des mêmes démonstrations.

II. B. 1) Processus conceptuels

Suite à la démonstration matérielle, les processus de l’elementare Gestaltung constituent la seconde part de l’étude consacrée par G.. Les images reproduites et les compositions de mises en pages, les processus qui soutiennent la forme-création cinématographique mettent en scène et éclairent les dynamiques significatives, leur interprétation dans les formes représentées, elles aussi en formation.

1923, in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923- 1926, op.cit. ; p. 101. 406 El Lissitzky, « Topographie de la typographie 1923 », in Jacinto Lageira (dir.), Du Mot à l’image et du son au mot. Théories, manifestes, documents, une anthologie de 1897 à 2005, op.cit.

233

II. B. 1. a) Physis de la forme-création cinématographique

Les reproductions de pellicules, de matériau technique comme celui de New Landscape, la photographie de tournage d’Entr’acte, la piste sonore de Ballet mécanique, de même que le rouleau Fugue From An Absolute Film ou les fragments d’études dessinées par Eggeling, notamment Transition de l’organique à l’inorganique, acquièrent une dimension supplémentaire : elles donnent à voir la genèse cinématographique, le dispositif de création. En effet, que ce soit à travers le dispositif technique, matériel ou les études plastiques préliminaires menant à la série Rhythmus et Symphonie diagonale, l’ensemble de ces images se réfère aux processus de création cinématographique.

L’éventail matériel dans son ensemble réunit photogrammes, rayographies et radiographies et offre une vision périscopique de l’image cinématographique. L’Herbier décrit dans son article « Vers le renforcement de notre conscience » l’intérêt technique des artistes d’avant-gardes pour le domaine cinématographique :

« Le cinéma est une nouvelle vérité. Même en tant que forme technique, le phénoménal intérêt qu’il a suscité ces trente dernières années est, malgré toutes les tentatives d’interprétation psychologique, basé sur sa forme technique – un intérêt qui continue d’exister en dépit de l’outrageux rapt économique qui se perpétue aux dépends de ses qualités. Une nouvelle génération commence à se préoccuper de la nature du film, de la forme cinématographique, et commence à découvrir, d’une manière aussi passionnée que dénuée de présupposition, le film comme le domaine d’une conscience spatio-temporelle, comme une force inconnue et riche407. »

Léger écrit à son tour sur le dispositif cinématographique :

« Le cinéma personnalise le fragment, il l’encadre et c’est un nouveau réalisme dont les conséquences peuvent être incalculables408. »

Pour l’artiste, l’enregistrement cinématographique fragmente l’objet et a pour conséquences de le découvrir différemment, de l’envisager sous une nouvelle plastique. La fragmentation technique crée donc la plasticité et agit à la manière d’un révélateur formel. G. met de même en valeur la dimension fragmentaire cinématographique : d’un point de vue

407 « Film is a new truth. Even as a technical form, the wholly phenomenal interest that film has unleashed over the course of thirty years is, despite all attempts at psychological interpretation, based on its technical form – an interest that continues to exist despite the outrageous economic thievery that goes on at the cost of its quality. A Young generation is beginning to concern itself with the nature of film, with the cinematographic form, and is beginning to discover, in a way as passionate as it is absent of presupposition, film as the realm of a space-time consciousness as an unknown and rich form. » [Nous traduisons] Marcel L’Herbier, « Towards The Strengthening Of Our Consciousness », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit. ; p.206. 408 Fernand Léger in Standish Lawder, Le Cinéma cubiste, op.cit. ; p.143.

234 matériel et technique grâce à la reproduction des bandes de pellicules et, d’un point de vue processuel, au travers de la variété des matières d’images, comprises entre photographie, rayographie, radiographie, bande sonore et peintures qui se relient toutes au processus de création cinématographique. Même non filmiques, rayographie et radiographie démontrent des principes d’enregistrement lumineux. Les peintures, particulièrement Fugue From An Absolute Film et Transition de l’organique à l’inorganique convoquent la genèse du film absolu. De cette manière, les variations matérielles et formelles du corpus miment le principe fragmentaire cinématographique, c’est-à-dire l’un de ses principes élémentaires.

L’article du G-Gruppe intitulé « La Forme pure est la forme naturelle » réfléchit la dimension naturelle du processus de forme-création filmique :

« Le film absolu continue (réalise) ce qui fût amorcé dans les Beaux-Arts : la libération de l’imitation de l’objet naturel, la libération de l’imitation en tant que telle. Le problème de la forme-création absolue dans le film est caractéristique, non seulement du film (en tant que branche artistique qui n’a pas encore trouvée sa fondation propre et pour laquelle ce travail méthodique est pionnier), mais aussi du mouvement spirituel en général qui représente une partie d’un nouvel état d’esprit. […] La forme naturelle n’est cependant pas le symbole mais la pure forme qui est obtenue par l’examen des principes inhérents aux choses409. »

Le G-Gruppe note une limite de la forme-création cinématographique : si la forme naturelle constitue déjà en soi une forme-création, alors le processus cinématographique introduit un double niveau de forme-création devenant une réformation, une manipulation de la forme préexistante qui contrarie son objectif. En contrepartie, Kallaì s’oppose aux traitements formels des films projetés lors de la matinée de la UFA :

« Leurs [Richter, Man Ray, Léger] changements incessants de sujets dans l’objet, mouvement et délicatesse, leurs abondances prodigues de ‘luminosité et célérité’ ne conviennent pas face à une forme-création ordonnée410. »

En écho à Lissitzky et au film absolu qui pensent diriger la forme-création filmique dans un sens ou l’autre, Kallaì pense lui aussi à une forme-création à modeler. Il l’envisage

409 « The absolute film continues (realises) what was begun in the fine arts : liberation from the imitation of the natural object, liberation from imitation as such. The problem of absolute form-creation in film is characteristic not only of film (as a branch of the arts which has not yet found its own foundation and for which this methodical work represents pioneer work) but also of the spiritual movement in general, which represents part of a new frame of mind. […] The natural form of expression is, however, not the symbol but the pure form that is obtained through the examination of the principles of things. » [Nous traduisons] G, « The Pure Form Is The Natural Form », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., pp.232-233. 410 « Ihrem unaufhörlichen Themenwechsel in Gegenstand, Bewegung und Takt, ihrem verschwenderischen Ueberfluss an ‘Lichtern und Schnelligkeiten’ steht an ordnender Gestaltung fast nichts gegenüber.» [Nous traduisons] Ernst Kallaì, « Gesellschaft Neuer Film », op.cit.

235 comme processus qui devrait tendre vers la clarté et l’ordre. Reprochant aux cinéastes les transformations internes de l’objet, les changements de perspectives internes, il confirme les réformations propres à Rhythmus, Symphonie diagonale et Ballet mécanique. Quant aux confusions lumineuses et rythmiques, elles participent de ce modelé formel. Bien qu’en opposition, Kallaì corrobore néanmoins le point de vue analytique de l’objet du G-Gruppe, supporté par l’ordination de la forme-création.

Avec « La Forme naturelle est la forme pure », les auteurs cherchent à situer le processus de forme-création cinématographique à l’intérieur d’une tension entre nature et plasticité formelles. D’une part, la transformation inhérente à la forme-création parait une dimension caractéristique, essentielle de son être. L’article s’accompagne d’un photomontage représentant un visage, en négatif et de profil, avec la radiographie d’un crâne sous-titré « Deux perspectives différentes. Le même objet411. ».

Hausmann s’oppose à une conception essentiellement fragmentaire du processus d’enregistrement dans « Prospect » paru dans le troisième numéro de G. :

« Plutôt, il y a le déroulement d’une série d’analogies à différents niveaux d’intégration, selon une loi unique d’unité des forces et l’universalité de leurs fonctions […] La raison d’être du point de vue régnant et matérialiste est d’ordre mécanique. À celle-ci nous opposons, celle d’un organisme universel [en français dans le texte]412. »

L’auteur formule une vision organique qui assemble deux courants auto-contradictoires, une tension constante qui traverse tous les objets. Il envisage paradoxalement la contradiction comme un mouvement liant. Michel Giroud rappelle les caractéristiques de son approche photographique au moment même où Hausmann écrit le texte :

« Il l’utilise pour dévoiler ce que nos habitudes optiques quotidiennes voilent : l’extrême richesse des multiples perspectives des choses les plus banales – le bord d’une plage, le bouillonnement de la mer, une racine, des cailloux, des herbes sur le bord d’un talus, des variations de dunes, des feuilles isolées ou groupées, des fleurs413.»

La démarche de Hausmann s’inscrit précisément au sein de l’analyse, ici photographique, des objets tels que le développe le G-Gruppe dans l’article précédent. Il

411 « Two different perspectives. The same object. » [Nous traduisons] G, « The Pure Form Is The Natural Form » in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p. 232. 412 « Instead, there is an unfolding series of analogies at different levels of integration, according to the same law of the unity of forces and the universality of their functions. » Raoul Hausmann, « Prospect », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., pp.118-119. 413 Michel Giroud, « Transformations photographiques », in Raoul Hausmann, Je ne suis pas photographe, op.cit. ; p.57.

236 conçoit l’enregistrement photographique comme un outil d’élargissement des perspectives à partir de l’analyse de l’objet, de son intériorité. L’élargissement des perspectives mène à la formation d’une vision unie et globale soutenue par des mouvements contradictoires. Cette conception de Hausmann n’est pas étrangère aux développements spatiaux-temporels de la forme-création de G.

Les variations matérielles et formelles, la fragmentation matérielle et processuelle, les tensions entre mécanique et organique, entre transformation, analyse intrinsèque et ouverture questionnent la dimension naturelle de la forme-création filmique. L’extrait d’Expressionisme et film de Rudolf Kurz publié dans le numéro 5-6 lie la fragmentation processuelle à une conception de la métaphysique cinématographique :

« Le nouvel art ne veut pas recevoir passivement, il veut produire des formes [gestalten]. […] Cette insistance sur la démarche créative devient la nouvelle forme de l’âme européenne. Les moyens artistiques ne proviennent plus d’une psychologie empathique et reproductive : la métaphysique déterminera la création. Cette attitude s’attache à toutes les incarnations et tous les espaces de la vie sociale, l’esprit constructif crée pour lui-même grâce aux moyens de composition intellectuelle des facteurs requis par l’‘organisation’ : l’aspect émotionnel de l’œuvre est éconduit ; déconstruit et reformé suivant les étapes claires d’une logique efficiente414.”

Kurz apporte un nouvel éclairage sur la nature de la tension qui soutient le processus de la forme-création cinématographique et sa métaphysique. La forme-création s’envisage en tant qu’organisme : la fragmentation, mécanique et processuelle, devient processus pragmatique et organique. Les étapes claires répondant d’une logique efficiente évoquent la forme-création ordonnée de Kallaì. Ce processus de formation, l’organisation des moyens intrinsèques, devient ici métaphysique. Une telle métaphysique cinématographique, à la différence de Hausmann, lie conception organique et mécanique fragmentaire, envisage la réformation comme une intégration et une recomposition organique, déconstruction puis reconstruction, propre au domaine cinématographique. Kurz étaye ainsi les tensions paradoxales qui définissent la forme-création et affirme la recherche d’une métaphysique filmique.

414 « The new art does not want to passively receive, it wants to produce form [gestalten]. […] This emphasis on the creative becomes the new form of the European soul. No longer is empathetic and reproductive psychology the artistic means: metaphysical will determines creation. This attitude seizes upon all forms and spaces of social life, the constructive spirit creates for itself through the means for the intellectual composition of the required factors within the ‘organization’: the emotional aspect of the work process is driven out; it is broken down and newly formed into clear stages by means of an ‘efficient’ arrangement.» [Nous traduisons] Rudolf Kurtz, « Posing The Problem », in Martins Detlef, Michael Jenning, (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p.230.

237 Enfin, le concept de Gestaltung lui-même pourrait constituer pour les membres du G- Gruppe un liant entre les différentes contradictions intrinsèques naturelles de la forme création. Car selon certains de ses emplois par la philosophie et la psychologie :

« La Gestaltung attestait des essais dans les sciences sociales, la philosophie et la psychologie, de trouver une ‘troisième voie’ qui aiderait à dépasser la vision antagoniste du monde qui oscillait alors entre des discours sur la totalité et la fragmentation, une pratique qui capturerait les notions de processus et d’ouverture sans complètement abandonner l’idée de la subjectivité415. »

Le concept de Gestaltung concilierait ainsi les conflits internes, entre fragmentation et unité, entre mécanique et forme, réformation, analyse interne et ouverture des perspectives, c’est-à-dire entre intériorité et extériorité. En unissant processus et ouverture, la Gestaltung conçoit dynamiquement le terrain cinématographique. Les tensions peuvent librement s’étayer dans l’exploration de la physis cinématographique, se dépassant dans la création des formes, la reconnaissance des possibilités et des limites filmiques.

II. B. 1. b) Animisme

Suite à l’étude matérielle des images représentées, les mises en pages de G. comportent également une dimension dynamique travaillée entre les images et la typographie. Comme l’institue Lissitzky dans Topographie de la typographie 1923, les mises en page se doivent de remplacer la phonétique par l’optique, de devenir impressives, immédiates, de construire un domaine visuel dynamique. Le dynamisme typographique possède son importance pour Richter qui, dans l’éditorial du quatrième numéro lors de la reprise de la publication en 1926, écrit :

« CETTE TYPO EST VIVANTE416! »

L’influence typographique de Lissitzky se fait surtout prégnante dans les deux premiers numéros de G. dont il conçoit les mises en pages. Rien n’indique son implication dans la conception du numéro 5-6. Pourtant, les caractéristiques de son travail typographique

415 « Gestaltung attested to the attempts in the social sciences, philosophy and psychology to find a ‘third way’ that would help overcome the antagonistic world view that oscillated between discourses of totality and fragmentation, a practice that could capture notions of process and openness without completely abandoning the idea of subjective agency » [Nous traduisons] Lutz Robbers, Modern Architecture In The Age Of Cinema : Mies van der Rohe And The Moving Image, op.cit. 416 « THIS TYPE LIVES ! » [Nous traduisons] in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p.183.

238 semblent toujours présentes. Les commandes publicitaires qui lui sont faites à l’orée des années 1930 concentrent les caractéristiques de sa démarche :

« Dans les graphismes publicitaires, nous trouvons toutes sortes de moyens picturaux : à chaque fois, Lissitzky, à première vue sans aucune justification, oppose au texte des lettres isolées, sous une forme cursive et agressive. Changements de direction subits, asymétrie et axes dynamiques, qui attiraient déjà futuristes et dadaïstes, affûtent l’attention comme autant de signes de pause417. »

La confrontation du texte avec des lettres isolées correspond particulièrement à G. Sur la page de couverture du numéro 5-6, le ‘G.’ en grand caractère devient l’élément central surimprimé et confronté à de multiples impressions, dans des directions différentes, de ‘film’. Richter s’inscrit bien dans le même type de confrontation dynamique que Lissitzky mais en inverse seulement les éléments.

À défaut d’une asymétrie véritablement exercée, les changements de direction de même que les axes dynamiques se retrouvent dans G. : dans certains titres ou insertions typographiques tels que « Je m’en fiche418 » et « Rhythmus419 ». Les lettres composant Je m’en fiche s’épaississent progressivement, créant un étirement, une élongation spatiale et temporelle. Le titre Rhythmus se composent de plusieurs éléments. D’une part le titre en gras, dont les lettres dissociées sont imprimées en décalé l’une par rapport à l’autre, de haut ou de bas, formant une alternance rythmique. De l’autre, les lettres H, T, HM et U sont soulignées par des « Rhythmus » de petites tailles, successivement inclinés de gauche ou rectilignes. La répétition de ces petites impressions appuie donc la rythmique dessinée par le titre. Ainsi, la typographie du numéro de G. introduit une économie d’expression comprise entre des impressions dynamiques, l’élongation et l’alternance rythmique. La typographie introduit le regard à des dimensions visuelles animées.

Parmi les spécificités de G. :

« La nouveauté de G. consistait à replacer le sujet moderne, empathique ou aliéné, dans un monde animé de matériaux, média et technologies420. »

417 Werner Spies, Le Surréalisme et son temps, op.cit. ; pp. 382-383. 418 Martins Detlef, Michael Jenning, (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p.209. 419 Martins Detlef, Michael Jenning, (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, ibid., p.213. 420 «The novelty of G consisted in replacing this site from the empathetic or estranged modern subject to an animated world of materials, media and technologies420. » [Nous traduisons], Lutz Robbers, Modern Architecture In The Age Of Cinema : Mies van der Rohe And The Moving Image, op.cit. ; p.240.

239 L’animisme de la mise en page se placerait ainsi au creux de la diversité matérielle du corpus ou, plus exactement, à travers des correspondances dynamiques de mise en page entre ces matériaux. Les pages des articles de Georges Antheil « Temps » et « Vie de courtes ondes» assemblent de nombreux matériaux hétérogènes : trois fragments pelliculaires de Ballet mécanique, la séquence de la jambe de mannequin et deux photogrammes isolés, un rotorelief de Duchamp, un croquis d’Eggeling et enfin sur une page pleine la rayographie New Landscape. Chaque élément résulte d’une technique, d’une démarche entièrement différente et se place donc en confrontation et complémentarité directe face aux autres au fil d’une succession matérielle, formelle et processuelle. En termes de dynamisme, la séquence du mannequin de Ballet mécanique expose la méthode de contrastes intrinsèques tandis que les deux autres images représentent les coupes dynamiques qui ponctuent la rythmique du film. Ensuite, le rotorelief introduit une représentation concentrique du mouvement, qui trouve sur la page adjacente un écho formel à travers les rouleaux de pellicules dépliés en cercles de New Landscape. Cependant, la concentricité du rotorelief se confronte, sur la même page, à l’élongation des formes dessinées par Eggeling qui invoque un mouvement contraire, étendu et non pas concentré. De cette manière, la succession des éléments hétérogènes, comportant chacun un dynamisme matériel et formel propre, alimente une mise en page qui s’anime au fil de ces apparitions et confrontations, changements matériels et processuels, mouvements plastiques.

D’autre part, l’animisme de la mise en page correspond également à une étude processuelle. Ainsi des reproductions d’œuvres d’Eggeling qui alternent et se complémentent dans l’apparition du film absolu. Richter montre d’abord deux croquis, l’un sans titre et Transition de l’organique à l’inorganique sous-titré « Le Film absolu apparut là en 1917- 1918421 », puis deux fragments pelliculaires de Symphonie diagonale. Le dessin d’Eggeling représente les études préliminaires sur le mouvement, comme l’indique le sous-titre « Travaux préliminaires pour le film absolu422 ».

Le dessin représente une construction abstraite, formée de deux catégories de formes : d’une part des formes géométriques, rectangles, carrés, cercles et droites, de l’autre des lignes anguleuses aux profils et inclinaisons variables. Ainsi, l’ensemble de la construction d’Eggeling conjoint et confronte géométrie statique, qui assemble, implante des formes et des

421 Martins Detlef, Michael Jenning, (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit. ; p. 207. 422 « Preliminary Works for the absolute film », in Martins Detlef, Michael Jenning, (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, ibid. ; p.212.

240 tracés variables, fluides et fluctuants qui, au contraire, insufflent une lancée dynamique. D’une part, l’organique de la construction et de l’autre une désolidarisation des formes qui devient donc inorganiques. Le croquis contient une tension entre statisme et dynamisme portée par la souplesse des contours. Richter écrit en 1937 dans la revue Plastique que ses recherches picturales menées de front avec Eggeling se concentraient sur :

« Nous ne pouvions plus nous imaginer peindre des images statiques, mais plutôt une forme de peinture cinétique423. »

Dans Transition de l’organique à l’inorganique, la transformation formelle représente également l’amorce du mouvement. À quelques pages de différences, sont reproduits les deux fragments de Symphonie diagonale. Symphonie diagonale et Transition de l’organique à l’inorganique constituent ainsi deux perspectives complémentaires, mettant en mouvement l’espace lumineux, les rythmiques. Leurs correspondances au fil des pages suit le chemin vers la création du film absolu : de l’élongation dans l’étude dessinée aux alternances et transpositions de la peinture sur pellicule.

Les sous-titres que Richter donne aux deux croquis d’Eggeling les relient immédiatement aux conceptions de la physis de la forme-création : l’organique et l’inorganique, l’objet naturel. Surtout, Richter reprend ces termes en y introduisant des notions rythmiques : puisqu’il s’agit d’une transition vers le mouvement et de donner son rythme à l’objet naturel. De cette façon, la question de la physis se développe à travers le dynamisme des formes. Pareillement, la mise en page expose la physis et la développe à travers un animisme des images.

Les artistes proches du G-Gruppe Naum Gabo et Antoine Pevsner publient dans le premier numéro de G. leur « Manifeste réaliste » où ils abordent la question d’un rythme naturel dans les objets :

« Nous savons que chaque objet possède sa propre image essentielle ; chaise, table, lampe, téléphone, livre, maison, homme… chacun d’eux constitue un monde en soi, possédant son propre rythme… Au lieu des rythmes statiques dans les arts plastiques … nous annonçons qu’un nouvel élément, les rythmes cinétiques, constituera la base d’une perception du temps réel424. »

423 « we did not imagine painting static images anymore, rather a kind of kinetic painting. » [Nous traduisons] Hans Richter « Von Der Statischen Zur Der Dynamischen Form », in Plastique, n°2, 1937, p.12. 424 Naum Gabo, Antoine Pevsner, «Manifeste réaliste », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit. ; p.100.

241 La conception de Gabo et Pevsner rejoint tout à fait les questions précédentes sur la forme naturelle de l’objet ainsi que la capacité inhérente à la caméra d’analyser son intériorité afin d’en faire ressortir toutes ses dimensions et, en même temps, d’en ouvrir les perspectives. Les deux artistes articulent de telles notions au mouvement cinématographique. C’est-à-dire que la forme naturelle comporte également une dimension temporelle rendue seulement appréhensible par les rythmes cinétiques. L'ouverture des perspectives devient une ouverture spatio-temporelle, mobile spécifiquement cinématographique. L’animisme se conçoit ainsi comme dimension essentielle de l’objet qui, parvient à s’exprimer grâce à la forme-création.

II. B. 2) Négociations culturelles et esthétiques

Dans le numéro 5-6 de G., les processus de l’elementare Gestaltung, développés et mis en scène, portent aussi sur les processus culturels de formation des objets et du domaine cinématographique. Dans Les Ismes de l’art, Lissitzky et Arp reproduisent une remarque de Kazimir Malévitch :

« Le temps actuel est l’époque des analyses, le résultat de tous les systèmes qui aient jamais été établis. Ce sont des siècles qui ont apporté les signes de notre ligne de démarcation, nous y reconnaîtrons les imperfections qui menaient à la division et à la contradiction425. »

La démarche analytique de Malevitch se consacre à l’ensemble des problèmes actuels, indifféremment esthétiques, culturels ou politiques. De manière similaire, l’elementare Gestaltung réfléchit les processus culturels qui mènent à la création des images, se positionne et en pointe les problèmes inhérents. Considérant les processus de la forme en création, les résultats de l’analyse s’observent de même dans celle-ci, au fil de son développement et de ses résultats. La remarque de Malevitch comporte la notion d’un dépassement des divisions et des contradictions grâce à l’analyse des problèmes contemporains. Dans G., il est question pour les artistes impliqués de penser, après les moyens de production cinématographiques, les moyens des manifestations cinématographique, le spectre du champ d’action du domaine et comment ceux-ci deviennent les outils d’un dépassement des problèmes contemporains. Le déploiement des processus de l’elementare Gestaltung cinématographique engage des formes de régénération de la vision : de la physiologie à la culture.

425 El Lissitzky, Hans Arp, « Les Ismes de l’art. 1914-1924», op.cit. ; p.10.

242 II. B. 2. a) Contemporanéité : institutions et récits historiques

Les processus de production industriels acquièrent une place importante au sein de l’elementare Gestaltung de G. Cet intérêt se traduit dans les numéros précédents par des reproductions de photographies de sites industriels, des objets de consommation ou des pièces d’ingénierie comme par exemple des radiateurs d’automobiles. Le produit industriel prend un caractère plastique et processuel. Pour Léger, dans « Notes sur la plastique 1920-1922 » :

« Mais si l’on désire faire œuvre de puissance, de fermeté, d’intensité plastique, si l’on veut faire œuvre organique, si l’on veut créer et obtenir l’équivalence du ‘bel objet’ que l’industrie moderne produit parfois, il est très tentant de se servir de ces matériaux-là comme matière première. Un tableau organisé, orchestré comme une partition, a des nécessités géométriques absolument semblables à toute création objective humaine (réalisation industrielle ou commerciale). Il y a le poids des volumes, les rapports des lignes, les équilibres des couleurs. […]Toutes ces choses-là sont en puissance dans l’objet commercialisé actuel, quelquefois rarement en réalités plastiques426. »

Le peintre désigne ainsi les similitudes formelles et processuelles entre la démarche plasticienne et le modèle de production industrielle. Cependant, tandis que le domaine industriel427 constitue une dimension cruciale des processus de l’elementare Gestaltung dans les numéros antécédents de G. ; il ne trouve qu’un écho réduit à l’intérieur du numéro 5-6, à l’exception du fragment de trois photogrammes extrait de la séquence de la machine de Ballet mécanique, où l’attention se focalise plutôt sur les cadres des institutions cinématographiques. Richter et plusieurs membres du G-Gruppe, tels Mies ou Lissitzky, entretiennent à des niveaux différents de nombreux liens avec des institutions. Tout d’abord, Mies, Hilberseimer et Häring en tant qu’architectes ne travaillent qu’avec des institutions publiques ou privées. Lissitzky de son côté s’implique notamment dans l’édification de pavillons pour les expositions soviétiques. Rudolf Kurtz travaille pour la UFA dont il dirige le département du film culturel. L’ensemble du corpus de films reproduits dans G., les films de Richter et Eggeling ont été présentés en 1925 lors de la projection co-organisée par le NovemberGruppe et la UFA. La chronique finale de G. stipule que :

« Walter Ruttmann a signé un contrat avec la Fox Film Cie – c’est-à-dire avec Freund, leur nouveau directeur de production – afin de faire un film moderne. Ainsi Fox Film – Freund –

426 Fernand Léger, « Notes sur la plastique actuelle 1920-1922 », in 7 Arts n°20, 15 mars 1923, Bruxelles, pp.81-82. 427 « L’idée que la beauté se trouvait dans l’objet fonctionnel sans ornement, avait été défendue en Allemagne par le Werkbund. Gropius affirma d’ailleurs avoir reproduit des silos dès 1913 et les réalisations pour l’A.E.G (Allgemeine Elektricitäts Geselschaft) de Peter Beherens furent encore considérées comme des exemples, durant les années vingt. », in Gladys C.Fabre, Léger et l’esprit moderne, op. cit. ; p.112.

243 veut démarrer quelque chose de nouveau. Ouvrir le cinéma à une nouvelle génération et ses idées n’est plus une question ‘de grâce et de pitié’ – mais une nécessité. Fox est en avance sur vous tous américains428!»

Richter et Eggeling entretiennent des relations épisodiques avec la UFA, soit afin d’obtenir des subventions pour Rhythmus et Symphonie Diagonale429, soit avec les laboratoires de la compagnie comme en témoigne une lettre de Richter à Tzara :

« Le voilà, les photos dans un imprimé. Ces stupides à l’UFA ont faits les misérables photos. J’ai donné l’ordre de les refaire encore une fois. Mais quand même je vous les envoie. Le suivant sera longtemps parce que je ne pouvais être présent aux travaux à l’UFA. L’ordre pour le film est horizontal comme je l’ai montré : [dessin de deux bandes dans un encadré]. Vous m’écrivez tout de suite arrivé svp si vous avez reçu l’imprimé et si ce n’est nécessaire de vous envoyez encore une fois (des meilleures) photos (j’espère qu’ils vont réussir)430. »

L’institution est en partie envisagée comme un allié. Les artistes en intègrent les cadres de production qui soutiennent la poursuite de leurs démarches, chantiers, publications.

À cet égard, Drucker établit une tension grandissante durant les années 1920 entre les avant-gardes et les récupérations effectuées par les institutions :

«Les poètes d’avant-garde des années dix devinrent les graphistes, professeurs et théoriciens systématiques des années 1920-1930, tandis qu’une autre génération émergeait afin de suivre leurs directives dans la codification du design. Le processus, par lequel les éléments qui marquaient la radicalité des premiers travaux et son agenda utopique d’intervention par les moyens de production de masse des imprimés, s’ordonna et se codifia en un système qui énonçait une complicité insidieuse et instrumentalisait un style institutionnel {…} Tandis que l’avant-garde perd son identité en s’instrumentalisant dans la construction de l’image de l’institution, elle devient de plus en plus impliquée dans les mécanismes de production de masse en tant que forme. Les étapes visuelles à travers lesquelles cette transformation peut se remarquée et se démarquée sont d’autant plus signifiantes que cette transformation est elle-même affectée, dépassée431. »

428 « Walter Ruttmann has signed a contract with the Fox Film Company – that is, with Freund, its new production director – to make a modern film. Thus Fox Film – Freund – wants to start something new- Opening up film to the new generation and its ideas is no longer a matter of ‘grace and mercy’ – it is a necessity. Fox is ahead of all of you, you other Americans!” Nous traduisons] in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p.238. 429 Standish Lawder, Le Cinéma cubiste, op.cit. ; p.52. 430 Hans Richter, « Lettre à Tristan Tzara » TZAR3420 in Correspondance Tristan Tzara/Hans Richter, Fonds Tristan Tzara, Réserve Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris. Les coquilles et les mots surlignés sont d’origines. 431 «The avant-garde poets of the 1910’s became the graphic designers, teachers and systematic theorists of the 1920-1930’s while another generation emerged to follow their directives in the codification of design. The process by which the very elements which marked the radicality of the early work and its utopian agenda of intervention through the means of mass production print became ordered and codified into a system which enunciated an insidiously complicit and instrumentally enabling corporate style {…} As the avant-garde loses its identity in becoming the instrumental means of constructing the very image of the corporate institution, it becomes more and more involved in the very mechanics of mass production as a

244 La récupération se manifeste surtout au travers du champ des imprimés dont la radicalité des premiers travaux avant-gardistes sert dorénavant au champ de la communication de masse, et plus particulièrement le domaine publicitaire. Cependant, le projet entier de G. se caractérise par son indépendance financière, et devait servir à attirer des fonds pour la réalisation des films de Richter. Les cadres de publication de G. demeurent en dehors de telles considérations sur l’imprégnation institutionnelle et publicitaire.

Les avant-gardes chercheraient alors à prendre le problème de la production de masse comme forme à bras le corps afin de s’émanciper, conserver une part d’indépendance face à la contingence institutionnelle. Dans G., il s’agit plutôt de prises de position et une certaine parodie des formes créées par les institutions : ainsi de l’article « Ce qui fleurit pour nous » (attribué au producteur de la UFA de Der Letze Mann [1925]), « Le Kitsch est nutritif » « La Putain triomphe » et le croquis repris de la revue Punsh (1926) sous-titré Le Film est un facteur culturel de premier ordre et Le Secret de la popularité du cinéma réside dans les infinies possibilités de variations de ses motifs.

Le croquis décrit la seule variation formelle institutionnelle sur un registre parodique : le baiser d’un homme et d’une femme est décliné sur six affiches dont changent seulement le titre, les costumes ou la société de la production. La mise en série, la variation sur la figure met en évidence le principe de production sous-jacent à l’institution cinématographique. Ironiquement décrit comme infinie possibilité, le motif se limite en réalité à des déclinaisons d’une seule image, révélant ainsi la limite vite posée par l’institution.

Dans l’article « Ce qui fleurit pour nous », le producteur de la UFA décrit pourquoi la sortie américaine de Der Letze Mann a échoué :

« Le public américain n’aime pas les problèmes compliqués au cinéma ; il veut voir à l’écran une intrigue claire avec un climax et quelques surprises, et par dessus tout, une jolie femme432. »

Il offre là la recette d’un succès cinématographique, la norme institutionnelle de production. G. décrit au travers de ces deux exemples l’étroitesse des méthodes de production institutionnelle : un cadre fixe qui entretient la prospérité économique.

form. The visual stages by which this transformation can be noted and marked are therefore all the more significant for this transformation is itself effected, brought about. » Johanna Drucker, Typography As A Modern Art Form, op.cit., p. 239. 432 « The American public does not love complicated problems in film; it wants to see on screen a clear plot with a climax and a few surprises, and above all a pretty woman. » [Nous traduisons] « What Flourishes For Us » in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit. ; p.210.

245 Dans « La Putain triomphe », le G-Gruppe pose Astra Nielsen comme la seule actrice se détachant du commun :

« Le misérable instinct des masses (en opposition avec son bon instinct), qui se révèle chez ceux qui ont le dernier mot dans la production, rend impossible pour le seul génie féminin du film de rendre quelque chose de réel. Cet instinct conserve la production à son niveau actuel. Ce ne sont pas les masses qui ‘ne veulent voir autre choses’ mais plutôt les intermédiaires qui s’assurent qu’à part des exceptions comme Fridericus Rex (1922) et Siegfried [Niebelungen, 1924] il n’existe qu’une chose : la putain. Putain, un terme qui désignait une cocotte, socialement inapte, est maintenant devenue une expression commune caractérisant toute l’insuffisance imbue d’elle- même qui si souvent nous surprend dans le visage, le geste, l’attitude et le regard de quelque jolie femme. Aujourd’hui, putain représente toute incarnation de la banalité433. »

Le G-Gruppe corrobore ainsi la vision de l’institution cinématographique comme domaine économique qui impose des limites formelles et implicitement idéologiques. Les intermédiaires de l’institution perpétuent le schème de production. Les auteurs introduisent la question des rapports entre l’institution et les masses, c’est-à-dire comme forme, assurément contenue à un niveau médiocre, dirigée vers les masses en tant que divertissement. Arvatov écrit dans la revue soviétique Novyi Lef l’article « Film Platform » :

« La théorie de Lef considère qu’un film de droite se caractérise par la structure narrative, le ‘jeu’ (fabula) et la déformation de l’objet, tandis qu’un film de gauche est non joué, non narratif et ne déforme pas l’objet. […] Les distinctions de classes qui caractérisent un produit artistique ne sont pas à rechercher dans le produit artistique lui-même – ils sont extrinsèques et localisés dans les méthodes de production et de consommation434. »

Les auteurs de G., en introduisant la question des masses au sein des voies institutionnelles, se rapprochent des notions de distinctions sociales et de classes d’Arvatov, qui, selon lui, constituent les conditions extrinsèques de production et de consommation de l’objet artistique, culturel. Les descriptions par G. des productions industrielles dénoncent de

433 “What makes it impossible for the only female genius of film to produce something real is the miserable instinct of the masses (as opposed to the good instinct of the masses) that is revealed in those who ultimately decide in the production of films. It is this instinct that keeps production at its current niveau. It is not the masses who ‘do not want anything else’ but rather the intermediaries who work to ensure that apart from the interludes with Fridericus Rex and Siegfried there is only one other thing: the whore. Whore, formerly a term for a small cocotte who was still unfit for society, has now become a general expression for all the self-confident meaninglessness that so often strikes us in the face, gait, behaviour and glance of some pretty woman. Today, whore is everything that embodies banality.” [Nous traduisons] G, “ The Whore triumphs” in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit. ; p.236. 434 « Lef theory considers cinema of the right to be characterised by ‘play’, narrative-structure (fabula) and déformation of the object, while a film of the left is unplayed, non narrative and does not deform the object. […] the class distinction which characterise an art product are not to be sought within the art product itself – they are extrinsic to it and located in the methods of production and comsuption. » [Nous traduisons] Arvatov, « Film Platform » in Novyi Lef n°3, 1928, Moscou in Ben Brewster (trad. éd.) Documents From Lef, University of Arizona, 2015, pp.80-82.

246 telles conditions. En 1924, les artistes Selvinsky, Zelinsky, Inber, Agapov, Gavrilovich et Tumanny signent dans le numéro sept de Lef la « Déclaration des constructivistes ». Le premier principe qu’ils abordent :

« Le caractère des techniques de production contemporaines - rapides, économiques et à large échelle — influence aussi les méthodes de conceptions idéo-logiques, subordonnant les processus culturels généraux à ces demandes internes, formellement organisées435. »

Par cette remarque, ils lient intrinsèquement la production technique à la forme et à l’idéologie. De même, l’institution cinématographique envisagée par G. peut se concevoir au sein de cette triade.

Si, comme le déterminent Deflets et Jenning dans leur introduction à G., l’ensemble des avant-gardes cherche à mettre au point des moyens pratiques et esthétiques orientés vers un art socialement impliqué et productif436, G. se positionne à travers l’analyse institutionnelle : ses méthodes et la révélation des principes sous-jacents qui cadrent et délimitent les productions d’objets culturels, en l’occurrence la déclinaison d’un motif et d’une structure narrative. Les méthodes de consommation sont quant à elles contenues dans la perpétuation d’un schème de représentation capable de diriger l’instinct des masses. La constatation des méthodes inhérentes à l’institution dans les pages de G. confronte deux modèles de création, oppose les œuvres reproduites aux normes institutionnelles, dénommées banalité par le G- Gruppe. Néanmoins, le numéro de G. rassemble, même selon une certaine opposition, des œuvres d’avant-gardes et des articles analytiques des méthodes et des applications institutionnelles. Il considère le champ cinématographique comme une tension entre ses divers versants : la forme-création développée à partir de leurs propres démarches et la forme- création institutionnelle, figée et orientée vers une conservation culturelle et économique hégémonique. À travers la confrontation, la première de ces forme-créations affirme désormais son originalité critique.

L’institution cinématographique apparaît ainsi dans G. à travers un conflit entre la déconstruction critique des méthodes inhérentes de production, de consommation et de leurs substrats formels et idéologiques, et les contingences des relations que les artistes, à l’exemple de Ruttmann, entretiennent avec ladite institution.

435 « The character of contemporary production techniques - rapid, economical and large-scale — also influences the methods of ideo- logical conceptions,' subordinating general cultural processes to these internal, formally organised demands. » Selvinsky, Zelinsky, Inber, Agapov, Gavrilovich, Tumanny, « Declaration of the Constructivists », in Lef n°7, Août 1924, Moscou in Richard Sherwood (éd. trad.), Documents From Lef, ibid. ; p.45. 436 Martins Detlef, Michael Jenning, (éd.), « The G-Group And The European Avant-garde », in G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit. , p. 9.

247 Selon Rudolf Kurtz dans Expressionisme et Film :

« L’Histoire, le récit, l’évènement apparaît dans le film absolu aussi petit que l’être humain conventionnel. Au travers de la suppression fondamentale de la nature tout a été rejeté qui pouvait rappeler le monde historique437. »

La description anhistorique du film absolu peut également concerner Nocturnal Street et New Landscape, dans une certaine mesure s’étendre à Ballet mécanique, Entr’acte et Le Cabinet des figures de cire. Si Kurtz considère les aboutissements formels des démarches de Richter, Eggeling et Ruttmann comme anhistoriques, les descriptions analytiques de la production institutionnelle resitue cependant les processus de la forme-création dans une contemporanéité, celle d’une historicité et d’une prise de position.

D’autre part, la réflexion des processus culturels de l’elementare Gestaltung s’insère dans l’histoire culturelle, spécifiquement l’histoire de l’art, au sein des articles « Jusqu’à présent» et « L’Histoire est ce qui se déroule aujourd’hui » du G-Gruppe qui réagissent à l’essai Expressionisme et film de Kurtz. Dans le premier, on peut ainsi lire :

« Leur approche requiert le statisme, ou mieux, la condition « d’avoir cessé ». C’est le défaut congénital de l’histoire de l’art. L’Histoire est ce qui se déroule aujourd’hui. Et seulement à partir de cela – de l’appréhension profonde et affirmative du présent – le passé reprendra du sens. Une histoire de l’art qui regarde en arrière et en avant438.»

Il apparaît une nouvelle dimension de la contemporanéité et de l’historicité de la forme-création cinématographique qui s’exerce à travers l’histoire de l’art. Les auteurs désirent une conception historique dynamique afin d’y inscrire la forme-création, ses processus inhérents. Dans le deuxième article, ils reprennent cette même conception contemporaine et en développent certains points :

« La réalité de l’histoire n’est pas révélée par les ‘faits’ mais est plutôt – construite. En ce sens, seule importe la cohérence. – L’Histoire de l’Art ?! D’où se positionne-t-elle, à quoi ressemble-t-elle ? Justice envers l’individu ! Bien – mais la création d’une image du monde unifiée sur une large échelle – que l’ ‘histoire’ puisse rendre compte d’un monde, d’un centre du monde dont l’art représente la volonté et l’expression – ce serait de l’histoire de l’art – et une qui

437 Rudolf Kurz, Expressionismus und Film, op.cit., p.92. 438 « Their approach requires stasis, or better, the condition of ‘having ceased’. That is art history’s congenital defect. History is what is happening today. And only from that – from the profound and affirmative apprehension of the present – will the past become meaningful again. Backward – and forward – looking art history. » [Nous traduisons] « Until Now », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p.228.

248 rendrait justice à l’art contemporain. […] Au lieu de créer des standards, au lieu de travailler à en créer quelques uns, on suit la troisième voie de ce qui ‘est en train de se faire’439. »

La reconstruction d’une vision globale replacerait les démarches artistiques contemporaines comme sous-tensions, conditions historiques inaltérables et essentielles. En d’autres termes, les démarches artistiques, les processus de l’elementare Gestaltung participent à la compréhension du monde contemporain. Plus encore, la vision unitaire des processus artistiques et historiques démontre les limites sociales et les voies à poursuivre. De cette manière, les auteurs comprennent leurs propres démarches artistiques comme clés de compréhension significative et d’appréhension critique du monde contemporain. Tandis que la création des standards rappelle ceux livrés par l’institution et révélés par G., la troisième voie, le processus en cours, représente celle de la Gestaltung. Les processus de l’elementare Gestaltung constituent ainsi un mode de production à la fois analytique et directif.

Les auteurs concluent par quelques conseils :

« À ceux d’entre vous qui font de l’histoire de l’art, quelques conseils : […] Vivez pour ce qui existe aujourd’hui – dans la mesure où vous le voyez. Apprenez à voir la chose – à la distance que vous voulez440. »

Ils ouvrent de cette manière une question essentielle au sein de l’appréhension de la contemporanéité : la question de la vision. L’existence est conditionnée par la vision. Celle-ci se relie ici à la construction historique, l’apprentissage du regard. De cette manière, l’elementare Gestaltung devient un facteur et un processus culturel de premier ordre, un outil afin d’appréhender le monde contemporain, un apprentissage de la vision contemporaine qui permet de disposer du monde.

II. B. 2. b) Vision élargie : l’espace vivant cinématographique

La question de la vision au sein de l’elementare Gestaltung, précédemment introduite en termes historiques, constitue une conception essentielle au sein des processus de la forme- création cinématographique.

439 « The reality of history is not read off from the ‘facts’ but is instead – constructed. What matters is consistency in this respect. – Art history?! Where is stand point, what does it look like? Justice towards the individual! Fine – but the creation of a unified world-image on a large scale – that ‘history’ may render a world, a world core, for which art is its will and expression – that would be art history – and one that would do justice to living art. […] Instead of creating standards, instead of working to create some, one follows the middle way from what ‘is being made’.» [Nous traduisons] G, « History Is What Is Happening Today », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, ibid. ; p.229. 440 « Those of you doing art history, take some advice : […] Live for the thing that exists today – to the extent that you see it. Learn to see the thing – to the extent you want to.” [Nous traduisons] G, « History Is What Is Happening Today », in Martins, Detlef, Michael, Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, ibid.

249 Lissitzky décrit en 1924 les processus artistiques contemporains en ces termes :

« Mon but (et ce n’est pas seulement mon but, c’est le contenu de l’Art nouveau) n’est pas, d’insister sur la représentation, mais plutôt sur quelque chose qui se forme, se met en image soi- même441. »

Il comprend ainsi l’art contemporain comme le révélateur de l’ensemble des processus démiurgiques. L’artiste de Lissitzky révèle des tensions sous-jacentes, il envisage le plasticien comme l’intermédiaire d’une forme originale, significative de par ses processus formels. Pour Richter, l’enjeu spécifiquement cinématographique se détermine en tant que :

« dépassement de la reproduction442. »

Richter conçoit le projet cinématographique comme dépassement de l’enregistrement mécanique des objets c’est-à-dire, en tant que tension entre les pouvoirs de réformation, d’analyse, d’animisme, d’actualisation de la caméra. Si le dispositif cinématographique dépasse la simple reproduction des formes ; il tente de remplir les demandes élémentaires, lutte contre la réformation et devient de même créateur d’un autre mode perceptif. Ainsi, l’indépendance de la forme en création selon Lissitzky trouve des échos dans la formulation de Richter. Dépasser le stade de la reproduction de l’objet équivaut à découvrir une perception cinétique empreinte par l’ensemble des tensions processuelles préalables.

La perception cinétique rappelle les termes employés par Dziga Vertov dans son manifeste « Cinéastes : une révolution », paru dans le numéro trois de la revue Lef en 1924 :

« La chose basique et la plus importante est : la ciné-perception du monde. […] Jusqu’à présent nous avons enfermé la caméra et lui avons fait copier le travail de nos yeux. Meilleure en était la copie, plus le plan était admiré. Dès aujourd’hui nous libérons la caméra et la dirigeons dans la direction opposée, le plus loin possible de la copie443. »

Parallèlement à Richter, Vertov conçoit l’usage de la caméra selon une perception cinétique, dont la première étape est l’abandon du mimétique, le dépassement de la simple reproduction mécanique. Par la suite, Vertov développe sa vision hybride mécanico-organique

441 « Mein Ziel (und das IST nicht nur mein Ziel, das IST der Inhalt der neuen Kunst) IST nicht, darzustellen, sondern etwas in sich Selbständiges zu bilden. » [Nous traduisons], El Lissitzky, « Flugblatt zu seiner Ausstellung im Graphischen Kabinett », 1923, JB Neumann, Berlin, reproduit in Peter Winter, « Proun Und Propaganda », Weltkunst, juin 1988, München 442 « The overcoming of reproduction. » [Nous traduisons] Hans Richter, « The Film As An Original Art Form » in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit. , p. 157. 443 « The basic and most important thing is : cinema-perception of the world. […] Up to today we have coerced the film- camera and made it copy the work of our own eyes. And the better the copying, the more highly was the shot considered. From today we are liberating the camera and making it work in the opposite direction, the furthest away from copying. » [Nous traduisons] Dziga Vertov, « Film Directors. A Revolution », in Lef n°3, Moscou in Richard Sherwood (éd. trad.), Documents From Lef, op.cit. ; pp.52-53.

250 de l’œil caméra444. Tandis que la première étape évoquée par Vertov vers une perception cinétique rejoint précisément le dépassement de la reproduction de Richter, les deux cinéastes divergent pourtant sur la question de la caméra. Certes Richter envisage une dimension organique conflictuelle au sein des composantes d’une perception cinétique, au travers de la physis cinématographique, mais il ne la situe pas uniquement dans la caméra :

« L’individu contemporain qui est déjà équipé de tous les dispositifs modernes d’instinct, de réception et de transmission qui assurent sa connexion à la vie445. »

Pour l’artiste, la perception cinétique de la forme-création cinématographique se comprend au sein des relations avec le monde vivant, de l’objet enregistré au regard du spectateur, qui représente la dernière étape de tous les processus de la forme-création. La perception cinétique introduit ainsi une disruption dans l’exercice de la vision, ou plus exactement une régénération.

Robbers synthétise les spécificités régénératrices cinématographiques de la vision pour les membres du G-Gruppe :

« Comme média qui connecte le sujet à son milieu de vie, produisant et conditionnant de nouvelles formes de savoir, qui nous pousse à défier les régimes dominants de la vision, du langage et de la signification. Pour beaucoup de ceux associés à G., le cinéma comportait une charge épistémique qui pouvait permettre au sujet de retrouver un certain contrôle sur la détermination de son environnement matériel. […] G. était supposé soulever le “regard artistique dominant” qui obstruait la vision, dévoiler un monde vivant interpénétré par les technologies modernes et développer un nouveau langage significatif. Et le cinéma était le médium qui découvrait cette nouvelle dimension446. »

La forme-création cinématographique régénère la vision et en bouleverse les paradigmes. Les processus de la forme-création, menant à une telle perception cinétique,

444 « The mechanical eye – the film-camera refusing to use the human eye as a crib, repelled and attracted by motions, gropes about in the chaos of visual events for the path for its own motion or oscillation, and experiments by stretching time, breaking up its motions, or, vice versa, absorbing' time into itself, swallowing up the years, thereby schematizing prolonged processes which are inaccessible to the normal eye » Dziga Vertov, « Film Directors. A Revolution », in Lef n°3, Moscou in Richard Sherwood (éd. trad.), Documents From Lef, ibid.; p.53. 445 « The contemporary who takes an interest in and gains pleasure from the growth of the great body of which he belongs (humanity), who suffers no inhibitions about life, and who is already armed with all the modern apparatuses of instinct, reception and dispatching that assure his connection to life445. » [Nous traduisons] Hans Richter, « G. », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p. 115. 446 « as media that connect the subject with his/her life world, producing and conditioning new forms of knowledge that prompts us to challenge the dominant regimes of vision, language and signification in place. For many of those associated with G, cinema carried an epistemic charge that would allow the subject to regain some form of agency to shape his/her material environment. […] G was supposed to lift the “reigning artistic haze” that obscured vision, to open the eyes to an existing life-world permeated by modern technologies and to develop a new meaningful language. And cinema was the medium that opened the eyes to this new dimension. » [Nous traduisons], Lutz Robbers, Modern Architecture In The Age Of Cinema: Mies van der Rohe And The Moving Image, op.cit. ; pp. 150-151.

251 offrent de nouvelles interactions conceptuelles avec le monde contemporain. La forme- création propose un langage matériel, formel et conceptuel à travers l’image dont l’ensemble des composantes et des processus s’actualisent dans l’ouverture du regard du spectateur et de son appréhension du monde contemporain.

Genèse de la production. Le film de l’idée aux applaudissements de Miklos Bandi décrit en particulier les étapes d’un film narratif, de la production à la réception. Il permet de comprendre comment le regard du spectateur devient réceptacle et agent de la transformation de la vision grâce à la forme-création cinématographique. Parmi les étapes constitutives, certaines se relient seulement à des films narratifs mais la plupart peuvent néanmoins s’appliquer à toutes productions cinématographiques :

« Jeu, substances des choses. Lumière et mouvement. Intrigue, schéma, processus. Montage. Projection. Écran. Empreinte de l’image. Aperception commune. Sensation d’authenticité de l’image. Perception de la logique interne (dans l’image). Perception de la logique externe. Sentiment d’oscillations. […] Moments de psychologies de masse, moments spéciaux, biologiques etc.447. »

Le schéma de Bandi explicite visuellement les étapes du processus de réception qui rejoignent les conceptions spatiales et lumineuses, les dimensions organiques substantielles et biologiques, les tensions entre intériorité analytique et expansion extérieure des logiques internes et externes aux images. Toutes les dimensions processuelles de la forme-création se rassemblent lors de la réception des images par le regard du spectateur. Ce dernier devient ainsi, pour reprendre les termes de Richter, le lieu même du dépassement de la reproduction. Le domaine de la réception, la perception cinétique du spectateur, en tant que dernière étape processuelle, actualise donc de manière ultime la physis cinématographique. Toute la portée de la contemporanéité de la forme-création s’exprime dans une régénération de la vision, le bouleversement paradigmatique des cadres et de la réception du spectateur. La perception cinétique, à travers un trajet de l’intériorité vers l’extériorité, assure une connexion à la vie, « la volonté de reconnaître la possibilité d’une culture au sein du chaos complet de notre temps, dans la désintégration totale, dans les excédents et les déficits de la civilisation448 ».

447 « Play, substance of things. Light and movement. Plot, scheme, processes. Editing. Projection. Screen. Impression of the image. Common apperception. Sensation of the authenticity of the image. Perception of the internal logic (within the image). Perception of the external logic. Sentimental oscillations. […] Moments of mass psychology. » Mikos Bandi, « Genesis Of Production. The Film From Idea To Applause », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p.236. 448 « The will to recognize the possibility of a culture in the utter chaos of our days, in the thoroughgoing disintegration in which we find ourselves, in the excess and deficit of civilization. » [Nous traduisons] Hans Richter, « G. », in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p. 113.

252 III. La didactique de Close Up. Étude de cas, volume 2 n°5, mai 1928.

La revue d’avant-garde cinématographique Close Up fut créée par le Pool Group, composé de l’écrivaine Bryher (Annie Winifred Ellerman), de l’écrivain, photographe et cinéaste Kenneth Macpherson et de la poétesse H.D. (Hilda Doolittle) en juillet 1927. Pool publie en outre des romans et essais du groupe et produit les films de Macpherson449. Macpherson prend la position de rédacteur en chef et Bryher celle d’assistante450. Close Up est publié sur les presses de Maurice Darantière à Dijon entre juillet 1927 et août 1928. Les bureaux d’édition de Close Up se trouvent à Riant-Château, Territet, en Suisse, domicile de Macpherson, Bryher et H.D. À partir de novembre 1928, le couple ouvre également des bureaux d’édition à Londres, 24 Devonshire Street. Close Up est une revue trilingue dont la majorité des articles sont écris en anglais et en français, parfois en allemand. L’ensemble du volume de publication représente dix volumes comprenant cinquante-quatre numéros. Close Up paraît mensuellement entre juillet 1927 et décembre 1930, puis trimestriellement à partir de mars 1931 jusqu’au dernier numéro de décembre 1933. L’ensemble du volume de publication adopte un format similaire : une soixantaine de pages au format 23x27cm. Pool réédite lui-même, à la fin de chaque année de publication, le volume achevé dont l’ensemble des numéros sont reliés sous une couverture rouge orangé.

En 1988, Ayer Co Publication réédite l’ensemble des volumes de Close Up451. L’intégralité des originaux sont conservée par la coopérative Light Cone et la Bibliothèque Kandinsky de Paris, la bibliothèque de l’Université d’Heidelberg. L’ensemble du volume de publication a été numérisé et mis à disposition en ligne par la Media History Digital Library en partenariat avec Packard Campus for Audiovisual Conservation de la Library of Congress, Washington.

Le numéro cinq du deuxième volume, ici étudié, paraît au mois de mai 1928. Le corpus de textes regroupe l’éditorial de Macpherson « As Is » [Ainsi], « Critical Youth » [Jeunesse

449 En 1927 Macpherson réalise Wingbeat, Foothills, Monkey’s Moon en 1929 et Borderline en 1930 dans lesquels jouent H.D. et Bryher. En 1927 Pool publie Poolreflection et Gaunt Island de Macpherson et Why Do They Like It ? un essai sur l’éducation scolaire britannique de John Ellerman Junior (E.L. Black), l’essai Civilians de Bryher et quatre essais sur le cinéma. En 1928 : Through a Yellow Glass d’Oswell Blakeston, un essai sur l’apparition du parlant, l’histoire technique cinématographique Anatomy of a Motion Picture par Eric Elliott. En 1929 : Film Problems of Soviet Russia de Bryher et le roman sur les studios Extra passenger de Blakeston. En 1930 : l’essai Does Capital Punishment Exists ? d’Hanns Sachs et The Light-hearted Students de Bryher et Trude Weiss. 450 Bryher sera ici citée en tant que rédactrice en chef en raison de l’importance de son travail dans Close Up. 451 Kenneth, Macpherson, Close Up : A Magazine Devoted to the Art of Films, reprint 1988, New York, Ayer Company Publication.

253 critique] de Hugues Mearns, « The Waning of The Stars » [La Dissolution des stars] de Clifford Howard, « What Can I Do ! » [Ce que je peux faire !] de Bryher, « Expiation » de H.D., « A Letter From London » de Robert Herring, « Continuous Performance. The Cinema And The Slums » [Performance continue. Le Cinéma et les bas-fonds] de Dorothy Richardson, « Le Vieux Colombier à Genève » de Freddy Chevalier, « The Russian Film Industry » de Hellmund-Waldow, « Volksverband Für Filmkunst. Our Goal and Our Way » [Association populaire pour le film d’art. Notre but et notre démarche] de Rudolf Schwartzkopf, et enfin, la section « Comment And Review » dont les textes sont laissés anonymes. Le corpus visuel regroupe vingt-six photogrammes et photographies : une photographie de plateau de En Rade de Cavalcanti (1927), cinq photogrammes de La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer (1927), cinq photogrammes de La Tragédie de la rue (1927) et deux photogrammes de L’Auberge en folie (1927) de Bruno Rahn, deux photogrammes de Samba de Brückner (1927), trois photogrammes de Trois dans un sous-sol d’Aleksandr Room (1927), six photogrammes de L’Étoile de mer de Man Ray (1928), et deux photogrammes du Joueur de dominos de Montmartre de Willy Reiber (1927). Les dernières pages du numéro rassemblent des encarts publicitaires et formulaires d’abonnement pour des revues d’avant- garde littéraire ou cinématographique dont Close Up, les revues cinématographiques américaines Filmograph, The Educational Screen, The Film Spectator et The Dial, la revue La Cinématographie française, ainsi que pour des librairies dépositaires de Close Up John and Edward Bumpus Ltd., La Maison des amis du livre et Shakespeare and Co. Close Up fait également la publicité des sociétés de production cinématographique Les Éditions Pierre Braunberger et Néofilm, de la Volksfilmverband et de l’édition de Civilians de Bryher, Gaunt Island et Pool reflections de Macpherson par Pool Books. De plus, on trouve les vœux de cinéastes tels que Friedrich Murnau, Paul Leni, René Adorée et Ernst Lubitsch dont sont rappelées les filmographies. Les publicités constituent le corpus final de tous les numéros du second volume.

Retraçons en quelques mots le contexte créatif dans lequel se trouvent les contributeurs principaux de Close Up. Entre juillet et décembre 1929, H.D. publie onze articles dans Close Up. En 1928, elle écrit Usual Star et publie Hedylus. Elle a déjà une expérience d’éditrice journalistique car elle fut l’éditrice de The Egoist entre juin 1916 et juin 1917. Oswell Blakeston (pseudonyme de Henry Jospeh Hasslacher, poète et cinéaste britannique) poursuit une carrière protéiforme dans les studios de productions britanniques. En 1928, Through a Yellow Glass est publié par Pool. En 1929, Blakeston réalise I Do Love To Be Beside The

254 Seaside dans lequel joue H.D. Pour sa part, Robert Herring, poète, critique de cinéma et cinéaste gallo-écossais, fut l’assistant éditeur de la revue The London Mercury entre 1925 et 1927. Son livre Films Of The Year paraît en 1927. Hughes Mearns, professeur et poète états- unien, publie en 1929 Critical Power, pendant de l’essai Critical Youth. En 1927, Dorothy Miller Richardson, journaliste et écrivaine britannique, publie Oberland, le neuvième chapitre de son roman fleuve Pilgrimage.

Close Up est financé en partie par les ventes et les abonnements : selon les registres de l’imprimeur Darantière, le coût de production d’un numéro vendu cinq francs s’élève à trois francs. Chaque numéro est tiré à cinq cent copies452. Surtout, l’existence de Close Up, de même que l’ensemble des publications et productions du Pool Group, est assurée par la fortune personnelle de Bryher. Celle-ci adopte un rôle de mécène auprès des avant-gardes contemporaines, notamment par des dons personnels à des proches telles que H.D., Marianne Moore ou Dorothy Richardson, puis de manière plus officielle par la création de la Bryher Foundation Fund en 1949. Au-delà du domaine des Arts et des Lettres, elle soutient dès 1922 le milieu psychanalytique, participant au financement de la Société Viennoise de Psychanalyse et de sa revue Psychoanalytic Review. H.D. raconte à Norman Pearson qui fut leur ami, leur homme de confiance à la direction de la fondation et le dépositaire de certaines des archives de Bryher :

« Lorsque je l’ai rencontrée la première fois – une petite chose toute tendue, vêtue comme une princesse, deux chignons accrochés à ses oreilles – elle me dit : “ Vous êtes la première à me traiter comme un être humain. Tous les autres me regardent comme s’ils voyaient juste au-dessus de ma tête un entonnoir duquel filtre de l’or.” Et je lui dis, “Oui, mais vous devriez rencontrer mes amis, ils ne sont pas ainsi.” Mais ils étaient tout à fait ainsi453.»

Tel que le décrit H.D., Bryher s’implique en offrant à des auteurs soit un secours soit le financement de projets comme la publication d’un recueil, la construction d’un théâtre etc. Au regard de Pool, la dimension financière ne constitue donc pas un obstacle à la production des films, la parution régulière des numéros de Close Up et des ouvrages des trois membres. Les ventes de la revue ne conditionnent pas son existence mais indiquent sa circulation et sa pertinence auprès de l’auditoire.

452 « GEN MSS 97 », « Bryher Papers » Collection Générale. Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University. 453 « When I met her first – a little thing all tense, dressed like a princess, buns over her ears – she said to me : “you’re the first one who treats me like a human being. Everyone else looks at me as though they saw just over my head a funnel out of which pours gold coins.” And I said, “Yes, but you should meet my friends, they are not like that.” But they were like that453.», H.D., Note biographique inédite in « Correspondance de Norman Holmes Pearson avec H.D., Bryher et autres écrivains » “YCAL MSS 899” « Norman Holmes Pearson Papers », Collection de Littérature américaine. Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.

255 Dans son étude des dimensions cinématographiques de l’œuvre de H.D., François Bovier décrit le principe d’un espace public multiple des avant-gardes qui fluidifie la production et la diffusion :

« L’espace public multiple, pour se constituer, doit bénéficier d’une relative indépendance vis-à-vis de l’État et des mécanismes monétaires qui régulent la société bourgeoise. Dans cette perspective, le soutien financier que Bryher apporte à des écrivains et à des entreprises éditoriales revêt une fonction essentielle – quand bien même son rôle de mécène demeure-t-il aujourd’hui encore relativement peu étudié454.»

Le mécénat de Bryher soutient ainsi la création de cet espace public multiple, économique, en lui donnant les moyens de se doter de structures de production et de diffusion indépendantes. Le mécénat de Bryher induit de même l’affirmation des liens communautaires, le renforcement de la circulation des œuvres comme des publications, particulièrement dans son propre cercle, entre Pool et les artistes, éditeurs, libraires et compagnies de films qui rejoignent son espace public multiple économique. L’espace public multiple se perçoit également dans cette remarque faite par Annette Debo sur les liens entre les femmes de lettres H.D. et Marianne Moore :

« H.D. et Moore furent à la fois des amies proches et des alliées professionnelles, poursuivant une correspondance de longue durée mais aussi agissant l’une pour l’autre publiquement en écrivant des comptes rendus de leurs travaux respectifs, s’aidant à publier leurs écrits dans des revues et facilitant la publication de leurs livres. Cependant, l’image la plus fidèle de cette relation apparaît quand Bryher, l’alter ego intime de H.D. – ainsi que H.D. la décrit souvent – et compagne, est aussi prise en considération455. »

Grâce aux liens entre Moore, H.D. et Bryher, l’espace public multiple économique se complète et se solidifie d’une dimension personnelle. Si, selon Bovier, Pool officialise une appartenance institutionnelle à travers la Federation of Worker’s Film Society anglaise en

1929, en étroite relation avec le Minority Movement, le syndicat du Parti communiste456, les relations institutionnelles des éditeurs/ rédacteurs en chef de Close Up se nouent surtout auprès des sociétés de productions cinématographiques. En effet, la reproduction des images

454 François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, p.31. 455 « H.D. and Moore were both personal friends and professional allies, writing extensive correspondence but also acting on each other’s behalf publicly through writing reviews of each other’s work, helping place each other’s writing in journals, and facilitating the publication of each other’s books. However, the most acurate picture of this relationship appears when Bryher, H.D.’s intimate ‘alter-ego’- as H.D. often described her –and companion, is also considered », » [Nous traduisons] Annette Debo, The American H.D. Vol 4, 2012, University of Iowa Press, p.35. 456 François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, op.cit. ; p.40.

256 dans Close Up comprend toujours en légende son origine, la société de production. Macpherson, séjournant à Berlin, écrit à H.D. le 22 octobre 1927 :

« J’ai reçu, de la UFA aujourd’hui, des photos de son nouveau film [Pabst], un film sur la Crimée (nous avons vu les constructions de décors à Babelsberg hier). […] Des millions de d’image fixes à te montrer. UFA en a rempli mes bras aujourd’hui et, en règle générale, il ne cesse d’en pleuvoir457. »

Dans une autre mesure, les rédacteurs établissent des contacts avec le Bureau Culturel des Affaires Étrangères de l’URSS, qui leur écrit en mars 1929 :

« La section cinématographique du VOKS [Bureau de l’URSS des relations culturelles étrangères] a le plaisir de vous confirmer la réception de votre journal. Nous vous avons récemment envoyé un album sur le cinéma ukrainien et une brochure sur le film de Vertov La Onzième année. Afin de répondre à votre lettre du 6 février dans laquelle vous nous demandiez de vous dresser une liste des revues les plus intéressantes sur le cinéma soviétique et nous faisiez part de vos difficultés à les recevoir, nous vous avons abonné à la revue hebdomadaire illustrée Écran soviétique (avec en supplément 4 albums). […] Nous vous recommandons le mensuel Cinéma et Culture qui devrait vous intéresser d’autant que chaque article comporte une traduction anglaise. […] Après la lecture attentive de votre revue cette dernière année, nous nous félicitons de l’espace que vous dédiez au Soviet Kino. Afin de vous aider à éduquer vos lecteurs au cinéma soviétique, nous pouvons vous envoyer notre Bulletin de nouvelles du cinéma soviétique qui vous informera sur ses derniers développements458. »

Les rédacteurs entretiennent des relations avec les institutions étatiques ou privées cinématographiques de différents pays afin de récolter images et informations : depuis des sociétés de production telle qu’Emelka ou Néofilm (France) jusqu’aux studios d’État allemand UFA et à la section cinématographique du VOKS soviétique.

457 « Got photos from Ufa today of his newest film [Pabst], a film of the Crimea (we saw the sets built up at the Babelsberg yesterday). […] Millions of stills to show you. Ufa filled my arms with them today, and they are all falling round us generally. » [Nous traduisons], Kenneth Macpherson, « Lettre à H.D. 22 octobre 1927 » in Box 12 fichier 415 « Série 1. Correspondance. Reçue. » « YCAL MSS24 » « H.D. Papers » Collection de Littérature américaine Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University. 458 « The Cinema section of VOKS [USSR Society of cultural relations with foreign countries] acknowledges with pleasure the reciet of your journal. We recently sent you an album of Ukrainian Cinema and a brochure of Vertov’s film The Eleventh. In reply to your letter of February 6th where you ask us to submit a list of the more interesting Soviet Cinema journals and also regarding your difficulties in receiving them, we have subscribed for you to the weekly illustrated journal Soviet Screen (it has a supplément of 4 illustrated albums). […] We could recommend the monthly journal ‘Cinema and Culture’ which should interest you in as much as each article has an English translation. […] By careful Reading of your journal for the past year we are pleased to record our satisfaction at the amount of space you dedicate to Soviet Kino. In order to help you in enlightening readers of you journal on the Soviet Cinema, we can send you our Bulletin Soviet Kinema News, which will keep you informed as to latest developments in the film would have. » [Nous traduisons] V. Milman « Lettre 5 mars 1929 » in Box 169 Fichier 5662 “Série VIII. Film. Correspondance. Variétés, 1929.” « GEN MSS97 » « Bryher Papers » Collection Générale. Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.

257 En termes de production, aux débuts de Close Up, Bryher se sert du réseau d’édition légué par son premier époux Robert MacAlmon et son entreprise Contact Press :

« En 1922, Robert MacAlmon établit à Paris, avec les fonds que lui consent John Ellerman, la maison d’édition Contact Publishing Co (avec Shakespeare and Co. comme centre de diffusion). Les publications Contact sont régulières jusqu’en 1926, en partie grâce à l’alliance, depuis 1924, avec Bill Bird, de Three Mountain Press ; en 1929 et en 1931, quelques titres paraissent encore459. »

D’une part, la librairie Shakespeare and Co figure parmi les librairies distributrices de Close Up. D’autre part, l’imprimeur Maurice Darantière travaillait pour le compte de Contact Press ainsi que de Sylvia Bleach, directrice de la Librairie Shakespeare and Co, pour laquelle il publia Ulysses de James Joyce en 1922. Darantière imprime également Dijon novels composé de Kora and Ka, Mira Mare, Two Americans, The Usual Star et Nights de H.D. et les publications Pool. Cependant, aucun des employés de l’atelier de Darantiere ne maîtrise l’anglais, compliquant toujours le processus de fabrication460. À la fin de l’année 1928, en même temps que les bureaux d’édition sont déménagés sur Devonshire Street, Pool se lie à l’imprimeur londonien Mercury.

Du point de vue de la distribution, les numéros du volume deux comportent sur la deuxième de couverture cette recommandation pratique aux lecteurs :

« Afin d’obtenir Close Up en Angleterre, commandez-le personnellement par la poste ou chez un libraire tel que J. and E. Bumpus, 350 Oxford Street, London ou envoyez un chèque ou un ordre postal de quatorze shillings directement à Pool Publishing Co., Riant Château, Territet, Suisse. Les lecteurs américains sont requis d’envoyer leurs mandats à la même adresse. Vingt- cinq cents pour un fascicule ou trois dollars et cinquante cents par an, avec envoi postal. Les abonnés en France doivent s’adresser directement à la Librairie Gallimard, boulevard Raspail, 25, Paris, à la Librairie Flammarion, rue Racine, Paris, à Shakespeare and Co, rue de l’Odéon, 12, Paris. Cinq francs par copie ou soixante-dix francs par an, avec l’envoi postal461. »

Les particuliers peuvent commander directement les numéros auprès des bureaux d’édition ou auprès des librairies partenaires de Pool. Le réseau de correspondances des

459 François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, op.cit. ; p.32. 460 « Série VIII. Correspondance » “GEN MSS 97” « Bryher Papers ». Collection Générale Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University. 461 « In order to get Close Up in England order it personally, by post, or through another bookshop from Messrs J. and E. Bumpus, 350 Oxford Street, London, or send a cheque or postal order for fourteen shillings direct to the Pool Publishing Co., Riant Château, Territet, Switzerland. American readers are requested to send money orders to the same address. Twenty-five cents for single copy or three dollars fifty cent per year, including postage. Subscribers in France should send direct to Librairie Gallimard, boulevard Raspail, 25, Paris, Librairie Flammarion, rue Racien, Paris, Shakespeare and Co, rue de l’Odéon, 12, Paris. Five francs per single copy, or seventy francs per year, including postage » in « How To Get Close Up » in Close Up, vol.2 janvier - juillet 1928.

258 librairies se divise entre Paris (Gallimard, Flammarion, Shakespeare and Co, La Maison des amis des Lettres) Londres (J. et E. Bumpus) mais aussi Berlin, Genève, New York et Los Angeles462. Shakespeare and Co, La Maison des amis des Lettres et Bumpus sont par ailleurs renseignées en fin de chaque numéro de Close Up.

Close Up échange avec certaines revues d’avant-gardes internationales. Par exemple, Moore présenta Bryher et H.D. aux propriétaires de The Dial, Scofield Thayer et James Sibley Watson Jr en 1922463. En 1927, Moore recommande Close Up dans la rubrique Commentaire de The Dial tandis qu’elle occupe la place de rédactrice :

« Moore appréciait le “zèle, la liberté et la beauté” du journal et l’aida à attirer un lectorat (450)464. »

Grâce aux liens créés avec Moore et The Dial, Close Up entérine une diffusion américaine. La revue parisienne Transition fondée par Eugène Jolas et Maria MacDonald en avril 1927 annonce la première parution de Close Up dans son premier numéro :

« Pool est annoncé. Il a des projets. Cela veut dire, pour les publications, un nouvel espoir. Il a des projets. Cela veut dire, pour la cinématographie, un nouveau commencement. Toujours neuf. Se distinguant, et avec une démarche claire. Close Up, une revue mensuelle afin de commencer à combattre pour le film d’art. À partir de juillet. Le premier périodique à considérer les films sous tous les angles sauf le lieu commun. Afin d’encourager les expérimentateurs et les amateurs. Restera en contact avec tous les pays et surveillera tout. Des contributions sur les points de vues et les questions japonaises, noires etc. Certaines des personnalités les plus intéressantes de notre temps y écriront465. »

Les relations entre les rédacteurs se poursuivent au cours de l’année 1928 puisqu’en juin Transition publie trois poèmes de Bryher. La distribution de Close Up se caractérise ainsi par son internationalité, relayée par les fondations et les voies de circulation ainsi créées. Afin d’assurer son ancrage international, Close Up fait un usage particulier des correspondants. En

462 « Série VIII. Correspondance. » « Bryher Papers ». Collection Générale Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University. 463 « Even though the tea that Moore held for H.D. and Bryher upon their return to New York was transformed into an impromptu wedding celebration since, unbeknownst to Moore, Bryher had married McAlmon at a City Hall that afternoon, Moore’s real reason for having the tea was to integrate her literary circles by introducing H.D. and Bryher to Scofield Thayer and James Sibley Watson Jr., who had purchased the Dial in 1919 » » [Nous traduisons] Annette Debo, The American H.D. Vol 4, 2012, op.cit. ; p.39. 464 « Moore appreciated the journal’s ‘zeal, liberty, and beauty’ and helped the journal to attract an audience (450) »» [Nous traduisons] Annette Debo, The American H.D. Vol 4, 2012, op.cit. ; p. 45. 465 « Pool is announced. It has projects. It will mean, concerning books, new hope. It has projects. It will mean, concerning cinematography, new beginning. New always. Distinguishing, and with a clear course. Close Up, a monthly magazine to begin battle for the film art. Beginning July. The First periodical to approach films from any angle but the commonplace. To encourage experimental workers, and amateurs. Will keep in touch with every country, and Watch everything. Contributions on Japanese, Negro viewpoints and problems, etc. Some of the most interesting personages of the day will write. » [Nous traduisons] Transition n°1, avril 1927, Paris.

259 mai 1928, les correspondants sont Marc Allégret à Paris, Clifford Howard à Los Angeles, Robert Herring à Londres et Symon Gould à New York. Au delà de leurs contributions, ceux- ci s’impliquent dans l’organisation de la revue. En témoigne une lettre d’Allégret à Macpherson où il détaille ses dernières démarches : « 1° J’avais écris à André Gide pour lui demander sa copie […] 2° J’ai envoyé votre chèque à Jean Prévost, j’ai corrigé moi-même les épreuves pour gagner du temps, et les ai renvoyés à Darantière. […] 3° J’ai demandé à la librairie Gallimard comment marchait la vente ; il paraît que ça n’a pas mal marché du tout. Je demanderais demain dans les autres librairies. J’espère, pour le deuxième numéro, avoir encore le dépôt dans plusieurs autres librairies ; en particulier chez KRA, qui serait assez important. Je suis passé chez Brentano, la librairie américaine de l’Avenue de l’Opéra et j’ai été surpris de voir qu’ils n’avaient pas Close Up. Je vais passer chez Sylvia pour lui demander si elle ne peut pas faire un arrangement avec les librairies anglaises de Paris. […] 4° : pour les annonces : Je suis allé voir Debrie, que la chose intéressait beaucoup, mais que comme c’était une revue surtout en langue anglaise il fallait traiter avec son agent à Londres qui sûrement vous donnerait un contrat de publicité. . […] 6° Si c’est [l’Indépendance Belge] un journal important, voulez-vous que nous lui proposions de lui faire le service de Close Up, mais en lui demander de mentionner Close Up dans son journal au moins tous les deux mois ? La lettre de M. Philippart communiquée par Gallimard : c’est un critique qui demande le service régulier de la revue. La question se pose de savoir dans quelle mesure vous voulez faire le service. Ce monsieur est critique du Peuple ; je vais voir quel journal c’est ; si c’est assez important nous pourrions peut-être lui proposer le même arrangement. […] J’ai eu une longue conversation avec Arnold Bennet qui était furieux après des semaines à devoir échanger avec les producteurs britanniques qui adaptaient l’un de ses romans pour l’écran. J’ai pensé que ce serait intéressant pour la vente en Angleterre si vous pouviez voir un article de lui. […] Comme c’est un grand ami de Gide je pourrais lui dire que son article pourrait paraître dans le même numéro que celui que vous donnera Gide466. »

Allégret prend en charge les collectes et les rémunérations d’articles auprès de contributeurs comme André Gide et Jean Prévost, les corrections et l’envoi des épreuves à Darantière, la recherche de nouvelles librairies, de nouvelles publicités, propose même des idées d’articles, comme celui de Bennet467, et de collaborations. Le rôle des correspondants devient crucial car ils construisent, solidifient la présence « locale » de la revue. Ils deviennent les agents d’intégration, de liaison qui permettent à Close Up de rester en contact et surveiller les développements cinématographiques dans chaque pays et, donc, de réaliser

466 Marc Allégret « Lettre à Macpherson, 25 juillet 1927 » Box 169 fichier 5658 « Série VIII. Correspondance. Allégret Marc. » « GEN MSS97 » « Bryher Papers » Collection Générale. Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University. 467 Arnold Bennet, « The Film Story », « Die Liebe der Jeanne Ney And Its Making, An UFA Film By Pabst » in Close Up, vol. 1 n°6, décembre 1927.

260 l’une de ses ambitions. La production et diffusion internationale de Close Up se divise ainsi entre plusieurs dimensions : si le cœur de l’édition demeure les résidences suisses et londoniennes du Pool Group, elle se subdivise en bureaux européens et américains tenus par les correspondants et diffusée par les librairies dépositaires468. Les rédacteurs choisissent les revues dans lesquelles ils veulent faire apparaître Close Up, privilégiant soit l’affinité avec les éditeurs et rédacteurs en chef, soit l’importance de leur lectorat.

La dimension trilingue de Close Up ouvrirait les perspectives d’un lectorat international. Cependant, Close Up constitue un corpus à dominance anglophone, comme le fait remarquer Allégret à travers la réaction du constructeur Debrie, l’implication de Sylvia Bleach et des librairies anglophone parisiennes. Se contredisent quelque peu alors la volonté internationale de Close Up, autant du point de vue du corpus et de la diffusion, et la prédominance d’un point de vue britannique. Comme le synthétise Harry Alan Potamkin, l’un des contributeurs américains les plus importants de Close Up :

« Il s’agissait d’un projet anglais [...] continuellement préoccupé par l’Angleterre, la seule critique constante469. »

Les questions soulevées par Close Up se recentrent autour d’un point de vue britannique critique et comparé sur les productions étrangères :

« Ce n’est donc pas que les films américains soient faux face à la vie extérieure mais plutôt que les Anglais se sont tant entraînés à ne voir qu’au filtre de leurs propres conventions qu’ils rejettent comme faux ce qui se trouve à l’opposé de leur propre existence470. »

Autour d’un point de comparaison en termes de modes de production et de réception :

« Ainsi, toutes les compagnies étrangères feraient mieux de reconsidérer leur attitude envers le Royaume-Uni et le film artistique pour lequel il n’y a plus désormais ni indifférence ni

468 Close Up s’apparentent alors à une structure réseau dans la mesure où elle centralise et délègue tout à la fois : « Le système réseau relie des entités autonomes aptes à mettre en œuvre des stratégies adaptées et à établir une coordination efficace entre elles. Un centre apporte la cohérence stratégique et définit les règles de connexion. », Laurent Creton, Cinéma et (in)dépendance. Une économie politique, 1998, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, p.25. 469 « It was an English project... continually stern with England, the one constantly critical voice. » [Nous traduisons] Harry Alan Potamkin, « The Cinema in Great Britain » in Cinema, mai 1930, pp. 24-25, reproduit in Lewis Jacobs (éd.), The Compound Cinema: The Film Writings of Harry Alan Potamkin, 1977, Teachers College Press, New York, pp. 318-24.

470 « So it is not that American movies are false to outward life but rather than the English have so trained themselves to see only with the eyes of their own convention that tey reject as false what is but the obverse of their own existence. » [Nous traduisons], Bryher, « Defence of Hollywood » in Close Up, vol.2 n°8, février 1928, p.50.

261 condescendance, mais un public toujours plus important, en une proportion qui ne peut être ignorée plus longtemps471. »

Vers l’amélioration de la cinématographie britannique :

« Mais de regarder hypnotiquement un phénomène devenu usuel, et qui n’est pas enregistré tel qu’il apparaît pour le cerveau, diffère peu d’un point de vue du drogué et est destructeur car agit comme une couverture afin d’empêcher des considération réelles sur les problèmes, artistiques ou sociologiques, et la création de films anglais intelligents472. »

Si cette dimension doit être étudiée de manière plus approfondie, elle permet néanmoins d’envisager la dynamique créée par Close Up entre une expansion internationale et une centralisation locale, autant du point de vue des cadres pratiques de production et de diffusion que de la spécificité de son regard critique. Close Up appose un filtre britannique au regard critique international, que ce soit, le notait Bryher, au regsitre d’une situation d’observation, de comparaison et de réflexion. Pour Bovier, Close Up ne comprend pas de « ligne éditoriale bien définie, intégrant divers sujets, prises de positions et angles d’approches473. » Si les avis divergents peuvent sembler contradictoires, certains principes sont réitérés au fil des éditoriaux de Macpherson. L’annonce de Close Up dans Transition contient les lignes prescriptrices : la lutte pour un art cinématographique, l’originalité, l’internationalité et la prise en considération des professionnels comme des amateurs. Dans son premier éditorial, Macpherson qualifie la fin des années 1920 de « temps critique474» du cinéma. Par critique, Macpherson entend un moment de repositionnement et de mutation. Close Up considère que le domaine cinématographique doit être dirigé, aiguillé, et adopte donc une posture combative. Pabst apporte son soutien à Macpherson dans cette entreprise. Ce dernier le cite dans l’éditorial de mars 1928 :

471« In view of this, all foreign companies would do well to reconsider their attitude to GB and the artistic film, for which there is no longer contempt or indifférence, but an ever-widening public of a proportion which cannot possibly be any longer overlooked.» [Nous traduisons] Kenneth Macpherson, « The Cinema In Retrospect» in Close Up, vol. 3 n°6, déc. 1928, p.44. 472 « But to watch hypnotically something which has become a habit and which is not recorded as it happens by the brain, differs little from the drug taker’s point of view, and is destructive because it is used as a cover to prevent real consideration of problems, artistic, or sociological, and the creation of intelligent English films. »» [Nous traduisons] Kenneth Macpherson, « Dope Or Stimulus » in Close Up, vol 3 n°3, septembre 1928, p.50. 473 François Bovier, H.D. et le Groupe Pool. Des Avant-gardes littéraires au cinéma ‘visionnaire’, op.cit. ; p.8. 474 « One feels here is its critical age » [Nous traduisons] Kenneth Macpherson « As Is » in Close Up, vol. I no. 1, juillet 1927, p. 5.

262 « D’une manière ou d’une autre les trois millions [de spectateurs] doivent être touchés. Laissons Close Up y apporter son aide, et laissons les trois millions se joindre à cette bande de combattants et devenir les actionnaires de cette compagnie475. »

L’éditorial de juillet 1928 porte un regard rétrospectif sur la première année de publication et se félicite d’avoir atteint certains objectifs :

« Nous sentons que nous avons rassemblés, tel que nous le voulions, des centaines de gens dont la foi individuelle dans le cinéma était anéantie, impuissante et esseulée. […] En un mot, Close Up était déterminé à devenir libéral et à offrir une sorte de champ de bataille. Il a écorné le dogmatisme et l’ennuyeux prosélytisme des groupes ‘des idées à la mode’. […]Il était et est désirable de faire de Close Up un organe utile pour tous ceux qui croient dans le cinéma, qu’ils soient simples spectateurs ou qu’ils travaillent d’une façon ou d’une autre pour qu’il existe de bons films à montrer. C’est leurs points de vues que nous voulons et leurs besoins que nous désirons satisfaire476. »

Close Up s’intéresse au lecteur spectateur et/ou acteur dont il veut devenir l’écho en s’attaquant au dogmatisme et au prosélytisme afin de rassembler et de concevoir des points de vue originaux et communautaires. L’originalité et la personnalité se pensent de manière collective. Close Up se veut le moteur de la direction à prendre durant l’âge critique du cinéma. Pour ce faire, la revue s’appuie sur une architecture textuelle et visuelle identique dans ses premiers volumes de publication, dont le numéro cinq du deuxième volume devient un exemple générique. L’organisation textuelle se divise entre, d’une part, les articles analytiques et, de l’autre, la section « Commentaire et revues » regroupant chroniques, tournages, sorties en salles, recommandation ou nouvelles publications. Le domaine visuel comprend des séries d’un ou deux photogrammes par page, isolés, et une photographie de plateau. Si les rédacteurs s’épanchent sur le programme critique de la revue, ils ne se prononcent pas quant à leurs ambitions plastiques en termes de mises en page. Quelles séries d’images et relations entre le dire et le voir, entre le plastique et le critique, interviennent-elles dans la réflexion cinématographique de Close Up ?

475 « Somehow the three millions must be reached. Let Close Up help in this, and let the three million join the membership of this band of fighters and be stockholders of the company. » Pabst cité par Kenneth Macpherson, « As Is » in Close Up, vol.2 n° 3, mars 1928, pp. 7-8.

476 « We do feel that we have brought together, as we first set out to do, hundreds of people whose individual belief in the cinema was crushed and powerless and alone. […] ‘In a word, Close Up was determined to be quite liberal, and to be a sort of battleground. It scorned dogmatism and the tiresome proselytizing of the ‘fashion-in-ideas’ groups. […]It was and is desired to make Close Up a really useful organ to all who believe in the film, whether they are spectators only, or working toward a means to have good films shown. It is their views we want, and their needs we desire to fill. » [Nous traduisons] Kenneth Macpherson, « As Is » in Close Up, vol.3 n°1, juillet 1928, pp.5-8.

263 III. A. Incarnation et icône

Le corpus visuel du numéro cinq de Close Up se fonde sur huit films : L’Étoile de mer de Man Ray est le plus représenté (six), suivi à égalité par La Passion de Jeanne d’Arc et La Tragédie de la rue (cinq), puis Trois dans un sous-sol, L’Auberge en folie, Samba et le Joueur de dominos de Montmartre (deux) et la photographie de plateau de En Rade. Certaines des images correspondent à des titres de la sélection de « Commentaires et revues » comme Trois dans un sous-sol, La Tragédie de la rue, L’Auberge en folie, Samba et En rade477. Le corpus visuel met ainsi en valeur les réalisations françaises de Man Ray et Dreyer, les plus représentées, privilégie également les productions allemandes dont les quatre films rassemblent le même nombre d’images que L’Étoile de mer et Jeanne d’arc, et finalement le film russe de Room. Parmi les particularités du corpus, malgré sa grande représentation, L’Étoile de mer n’est mentionné dans aucun article. Toutes les images sont sous-titrées et la plupart indiquent leurs origines. Ainsi, les images de Jeanne d’Arc proviennent directement de Dreyer, les images de Samba et du Joueur de dominos de Montmartre d’Emelka, La Tragédie de la rue et L’Auberge en folie du distributeur parisien M.B.Films Paris, celles de Trois dans un sous-sol de la société parisienne SOFAR. Le corpus opère un compromis entre les disponibilités des images récoltées et l’intérêt des rédacteurs. Il s’agit de rechercher les logiques explicites et les tensions sous-jacentes qui guident les choix et les compositions de mises en pages : quels principes les éditeurs cherchent-ils à illustrer, quelle conception de l’image objectiver, comment installer et déplier un discours plastique ?

477 La rubrique “Commentaires et revues” décline la liste des films recommandés: Jeanne Ney de Pabst, Expiation de Koulechov, Dona Juana et Impetuous Youth de Paul Cziner, Trois dans un sous-sol d’Aleksandr Room, La Fin de Saint- Pétersbourg et La Mère de Poudovkine, The Black Sunday de Wiskowsky, Le Maître de poste de Jeliaboujskii et Moskvine, Voyage au Congo d’André Gide et Marc Allégret, Schinderhannes de Kurt Bernhardt, En Rade de Cavalcanti, La Tragédie de la rue et L’auberge en folie de Bruno Rahm, Le Maître de Nuremberg de Ludwig Berger, Octobre d’Eisenstein, Samba de Brückner, Berlin symphonie d’une grande ville de Walter Ruttman et Les Aventures d’un billet de dix marks de Viertel. Puis en seconde instance : Bigamie et Moral de Willy Wolf, Le Fils d’Hagar de Fritz Werdhausen, Mandrake d’Henryk Galeen, Au bout du monde de Carl Grune, L’Or blanc de Howard, La Folle nuit de Roy del Ruth, Ça c’est Paris! De Lubitsch, Le Roi des rois de Cecil B. de Mille, L’Aurore de Murnau et Luther d’Hans Kyser in « Comments And Reviews », in Close Up, vol.2 n°5, mai 1928, pp.86-96.

264 III. A. 1) Illustrations

III.A. 1. a) Extraction et exaltation : l’image iconique

Dans le numéro de Close Up, les images reproduites, hormis la photographie de plateau placée au début du numéro, sont regroupées dans des carnets par séries et par film : chaque photogramme extrait est isolé d’une séquence. La reproduction des images singularise. Toutes les images sont légendées : le titre, la provenance, la description de l’action ou d’un détail. Ainsi du premier cliché de la Passion de Jeanne d’Arc478 :

« La Passion de Jeanne d’Arc. Un superbe ‘cliché’ de la collection personnelle de Carl Dreyer réalisateur de ce film. Jeanne d’Arc a été condamnée à mort. Ses cheveux sont tondus avant d’être menée au bûcher479. »

Les guillemets à « still », littéralement « image fixe », permettent d’indiquer que la reproduction de ce matériau fait encore événement en tant que tel. La légende, quant à elle, paraphrase l’action et la situe dans la progression filmique. L’image suivant représente un plan divisé entre le cardinal à gauche et la foule à droite :

« La foule regarde l’évêque passer. Jeanne a été emmenée au cimetière où les juges tentent une dernière fois de la faire avouer. L’évêque regarde Jeanne et la foule regarde l’évêque de qui le sort de Jeanne dépend480. »

La légende détaille l’action, renseigne le hors champ et complète la prise de connaissance de l’image. Ensuite, les légendes commentent la description. Le sous-titre attire le regard du lecteur sur certains détails des compositions. Par exemple, le photogramme de Jeanne d’Arc représentant un gros plan sur la tête d’un homme passée à travers une meurtrière481 :

« Durant le supplice de Jeanne, les habitants de Rouen regarde le bûcher. Observez que tous les détails de ce film sont photographiés devant des fonds blancs. Murs (prison, chapelle, cimetière) ou ciels482. »

478 Figure 37. 479 La Passion de Jeanne d’Arc. A super “still” from the personal collection of Carl Dreyer who is directing this film. Jeanne d’Arc has been sentenced to death. Her hair is being cropped to the skull before she is lead to the stake” [Nous traduisons] Close Up, vol. 2 n°5, op.cit. 480 « The crowd watches the bishop passing. Jeanne has bee taken to the cemetery where the judges are trying for the last time to make her recant. The bishop looks at Jeanne, and the crowd watches the bishop on whom her fate depends. » [Nous traduisons], Close Up, vol.2 n°5, op.cit. 481 Figure 38. 482 « During Jeanne’s torture, the citizens of Rouen watch the pyre. Observe that all details in the film are taken against a white background. Walls (prison, chapel, cemetery) or skies. » [Nous traduisons] Close Up, vol.2 n°5, op.cit.

265 Le sous-titre souligne le détail précis à regarder dans cette image comme dans l’ensemble des photogrammes de La Passion de Jeanne d’arc. L’article « Joan of Arc », signé par H.D. et paru dans le numéro de juillet 1928, qualifie le film de Dreyer de chef d’œuvre :

«La Jeanne d’Arc de Carl Dreyer est si parfaite que quelque part on se sent trompé. […] Je ne peux PAS regarder cette chose de manière impartiale, et c’est le premier des nombreux films, que j’ai pourtant toujours suivis, dont je me sois détachée. C’est peut-être le dernier et le meilleur hommage au souffle artistique et à la touche démoniaque de la méthode et de la technique de Carl Dreyer. Son film est de tous les films, le seul à devoir être jugé différemment, approché différemment, à être vu comme un chef d’œuvre, l’un des chefs d’œuvres absolus de l’art cinématographique483.»

H.D. place La Passion de Jeanne d’Arc au registre d’un régime d’exception. Pour elle, la perfection de la représentation consiste à tendre vers l’artificiel. La dimension artificielle trahit l’immanence et réintègre la représentation au sein du domaine intelligible. L’illustration du chef d’œuvre devient, dans le numéro de mai 1928, la recherche des particularités formelles, des spécificités de la méthode et de la technique qui concourent à l’exception artistique, à la perfection de Dreyer. L’illustration intègre l’image à l’intérieur d’un domaine intelligible.

Le gros plan représentant le reflet de Ludmilla Semenova devant sa coiffeuse484, extrait de Trois dans un sous-sol, a pour sous-titre :

« Trois dans un sous-sol. Un gros plan très suggestif de Ludmila Semenova qui offre une performance inoubliable dans le rôle de la femme dans ce film époustouflant d’Aleksandr Room. Ceci est proche de la fin du film quand elle décide de quitter mari et amant. Un gros plan sur la tête du chat révèle ses larmes qui y coulent485. »

Le regard se déporte alors du reflet de Semenova au détail de la figurine de chat au premier plan. Comme pour le reste des images, le sous-titre situe le photogramme dans le film, détaille le principe de composition interne et détermine son intérêt suggestif c’est-à-dire formel et dramatique : la liaison des deux gros plans.

483 «The Jeanne d’Arc of Carl Dreyer is so perfect that we almost feel cheated. […] I can NOT Watch this thing impartially, and it is the first film of the many that I have consistently followed that I have drawn away from. This is perhaps the last and greatest tribute to the sheer artistic and the devilish cunning of the method and the technique of Carl Dreyer. His is one among all films, to be judged differently, to be approached differently, to be viewed as a masterpiece, one of the absolute masterpieces of screen craft.» [Nous traduisons] H.D., « Joan of Arc » in Close Up, vol.3 n°1, juillet 1928, pp.18-19. 484 Figure 41. 485 « Bed and Sofa. A very suggestive close up of Ludmila Semenova who gives an unforgettable performance as the wife in this astounding film of Aleksandr Room. This is near the end of the film where she is deciding to leave husband and lover. A close up of the cat’s head reveals her tears falling on it.” [Nous traduisons] Close Up, vol. 2 n°5, op.cit.

266 De manière similaire, les légendes des photogrammes de L’Étoile de mer486 s’intéressent aux expérimentations optiques et dramatiques de Man Ray :

« L’Etoile de mer. Un film de Man Ray. Scénario de Robert Desnos. Un gros plan sur André de la Rivière qui n’est pas déformé. Dès qu’une image présente un intérêt compositionnel ou formel, elle est photographiée normalement. Ce qui pourrait être banal ou rappeler une action usuelle est optiquement déformée487. »

« L’Etoile de mer. Illustration de l’intertitre ‘Si les fleurs étaient en verre’. Ecran divisé en douze carrés dont chaque sujet est animé d’un mouvement différent488. »

Le sous-titre résume le projet filmique général : l’inversion et la déviation dramatique à travers la transformation optique. Puis la description s’intéresse spécifiquement à l’expérimentation technique et formelle d’un plan, l’incrustation simultanée de douze images et mouvements hétérogènes. De manière récurrente, les légendes insistent sur les mouvements de caméra internes, les arrêts sur images et les transformations de prises de vues :

“La plupart du jeu d’acteur est déformée optiquement de même que le gros plan. […] image immobilisée […] La rencontre de l’homme et de la femme est déformée à la prise de vue489.”

L’Etoile de mer est ainsi mis en valeur à travers les manipulations du dispositif technique et formel. Comme pour le régime d’exception de Dreyer, les déformations optiques de Man Ray doivent être analysées. L’illustration expose la forme finale et annonce le procédé sous-jacent.

Au travers de ces trois exemples, il apparaît que le principe de sélection, d’extraction et la singularisation des photogrammes correspondent à un arrêt sur image afin d’observer, détailler les principes de compositions internes à réinscrire au sein du projet filmique en entier. Le sous-titre détermine le point critique, l’intérêt structurel, technique ou formel de l’image : sa place dans l’articulation filmique, sa spécificité technique, formelle et dramatique. Il se dégage un principe illustratif explicatif dans la mesure où chaque couple

486 Figures 43-44. 487 « Star of the Sea. Film by Man Ray. Scenario Robert Desnos. A close up of Andre de la Rivière that is not deformed. Whenever an image presents a compositional interest or form interest, it is photographed normally. What might be banal, or reminiscent of the usual film action is deformed optically.” [Nous traduisons] Close Up, vol. 2 n°5, op.cit. 487 Figures 43-44. 488 « Star of the Sea. To illustrate the subtitle ‘Si les fleurs étaient en verre’ Screen divided into twelve squares with each subject performing a different movement.” [Nous traduisons] Close Up, vol. 2 n°5, op.cit. 489 “Most of the acting is optically deformed as well as the close up. […] Immobilized image […] Meeting of the man and woman is deformed in the taking.” [Nous traduisons] Close Up, vol. 2 n°5, op.cit.

267 entre image et légende illustre, détaille et explicite le projet filmique et dirige le regard vers ses détails techniques et plastiques.

Enfin, les processus d’extraction et de singularisation, puisqu’ils isolent et mettent en exergue certains détails de l’image, s’inscrivent au sein d’un processus d’iconisation. La recherche et l’élection du détail, la contextualisation structurelle, dramaturgique et plastique du fragment font implicitement de l’image et de ses détails un emblème du projet filmique général. L’icône concentre les qualités filmiques. Derrière sa particularité se profile l’ensemble du projet. Ainsi, d’une seule image les rédacteurs qualifient l’ensemble de La Tragédie de la rue :

« Le café où se rassemble les ‘filles’. La photographie est magnifique, presque trop élaborée490. »

La photographie du café incarne l’ensemble du traitement de la lumière. Pareillement, l’image de Nielsen se coiffant se transforme en icône du tragique filmique491. L’image est qualifiée à deux reprises, en sous-titre puis dans l’article de Robert Herring « La Tragédie de la rue » :

« Asta Nielsen incarnant la lumière. Elle soulève ses bras afin de coiffer ses cheveux, et cela veut dire pour elle les séparer à la racine et tremper une brosse à dents dans de la teinture492. »

« Une bassine de teinture et une brosse à dent. La coiffure d’Asta Nielsen. Sordide et désagréable selon certains. Le sordide et le désagréable de la vraie tragédie. Quoique vous ressentiez, cela est sans conteste génial493. »

Herring et les rédacteurs en chef confèrent une même importance à cette image et spécifiquement à ses détails de composition. Le geste de l’actrice, la bassine et la brosse à dents se chargent de tragique, en incarnent la substance. Selon Bovier, H.D. développe un intérêt particulier pour :

« Ce sont le caractère symbolique des personnages, la charge auratique des situations et la puissance cathartique du drame qui retiennent l’attention de H.D. […] Elle prône une forme

490 « The café where the ‘filles’ congregate. The photography is magnificent, almost a little too elaborate.” [Nous traduisons] Close Up, vol. 2 n°5, mai 1928. 491 Figure 39. 492 « Asta Nielsen making the light belong. She is raising her arms to do her hair, and that means to her pulling it apart at the roots, dipping a toothbrush in dye. » [Nous traduisons], Robert Herring, « La Tragédie de la rue » in Close Up, vol.3 n°1, juillet 1928, p.32. 493 « A basin of hair dye and a toothbrush. The coiffure of Asta Nielsen. Sordid and unpleasant, some say. It is with the sordidness and unpleasantness of actual tragedy. Whatever you feel, it is unquestionably great.” [Nous traduisons] Close Up, vol. 2 n°5, op.cit.

268 d’excès, mais d’un excès contenu et fortement symbolisé, où les personnages incarnent des Allégories494 »

« Surtout le caractère auratique de la captation filmique qui retient son attention : le mouvement d’une part, la lumière de l’autre métamorphosent le paysage et transfigurent l’acteur495. »

La spécificité de la démarche de H.D. occupe une place d’importance dans les conceptions de Close Up. Bovier identifie donc plusieurs paradigmes du processus filmique selon H.D. qui évolue entre aura et allégorisation. L’aura émanant de l’action dramatique, du mouvement et de la lumière cinématographique imprègne la figure filmique qui en devient l’allégorie. En ce sens, H.D. fait de la figure le réceptacle et la matérialisation de l’aura. Le principe d’aura tel qu’il transperce la figure filmique se prête aux principes sous-jacents d’illustration : la recherche dans les les détails de l’image des principes, techniques, plastiques et dramatiques qui y transparaissent. En ce sens, le choix de l’image pourrait être dirigé par le caractère d’aura qui s’en dégage, comme c’est le cas pour La Tragédie de la rue. L’exposition et l’explication de l’image dirigent le regard vers le mécanisme de l’aura à travers sa forme cinématographique concrète, son incarnation dans le détail de composition, réceptacle de l’aura, de l’intensité visuelle et dramatique. L’image choisie se dégage de la simple exemplification, explication, factualité, afin de devenir l’icône d’un projet filmique, que sa ingularité résume et intensifie.

III. A. 1. b) Correspondances et développements

Les mises en pages des images singularisées instituent des systèmes de mises en série. Les images reproduites sont regroupées par film au long de deux séries homogènes. La première comprend La Passion de Jeanne d’Arc, La Tragédie de la rue, L’Auberge en folie et Samba. La seconde représente Trois dans un sous-sol, L’Étoile de mer et Le Joueur de dominos de Montmartre. La photographie de plateau de en Rade constitue la seule exception aux mises en série et la seule image non filmique mise à part. La singularisation et l’homogénéité des corpus tendent vers une certaine linéarité des successions d’images.

Parmi les formes de séries, les photogrammes de La Passion de Jeanne d’Arc se succèdent tout d’abord selon un ordre chronologique : la préparation de Jeanne au bûcher, l’arrivée de l’évêque pour le dernier temps du procès, la signature de l’aveu, la foule

494 François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, op.cit. ; p.156-161. 495 François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, op.cit. ; p.166.

269 observant le bûcher et enfin la distribution d’armes aux soldats afin de contenir la populace. Cependant, la mise en page, puisqu’elle associe des fragments, suit certes le déroulement chronologique mais par ellipses496. Dans son article sur Dreyer, H.D. souligne les formes d’insistance mises en œuvre par le cinéaste durant les dernières séquences :

« Doit-on subir les dernières vingt-quatre heures d’agonie de Jeanne ainsi soulignées, encore, encore et encore, non seulement par la caméra, mais par tous les moyens possibles de technique dramatique et scénique? Les murs nus, les quatre scènes du procès, la chambre de torture, le plafond et les extérieurs autour du bûcher, tout est calculé afin de faire pénétrer la pathétique vérité comme les clous dans les paumes du Christ497. »

Elle considère les mêmes fragments filmiques que ceux reproduits dans le numéro de Close Up. Les éléments qu’elle désigne, les mouvements de caméra et les compositions internes des cadres, construisent l’insistance dramaturgique, plastique et cinétique. Elle cite à son tour l’utilisation de décors blancs dont la plastique et la récurrence appuient la composition dramatique. Au travers de la notion d’insistance, H.D. révèle les variations stylistiques mises en scène par Dreyer.

La série reproduite par Close Up attire l’attention sur les qualités plastiques des décors, et semble surtout décrire une succession de points critiques, plastiques et dramatiques. La première image représente un gros plan sur Jeanne et la main qui lui tond les cheveux : les deux personnages se détachent sur le fond blanc et n’occupent que le coin droit de l’image, créant ainsi un décalage spatial et un contraste lumineux. La deuxième image est divisée verticalement en deux : une partie gauche où se tient l’évêque, vêtu de blanc sous une arche blanche, et une partie droite où trois hommes se pressent sur une corniche, portant des couleurs sombres. L’angle de prise de vue divise l’image en deux champs dont le premier est occupé par les hommes de la foule, formant une masse sombre, et le second par l’arche et l’évêque, caractérisé par la tonalité claire et une certaine aération de l’espace dans la mesure où le personnage remplit uniquement le coin inférieur de l’image. De droite à gauche de l’image, il se dégage une perspective diagonale qui rallie des contrastes lumineux binaires, des contrastes spatiaux entre densité, saturation et espacement. La troisième image figure en gros plan l’aveu de blasphème et la main du clerc qui signe à la place de Jeanne. L’image se fonde sur un contraste lumineux entre le papier blanc et le bois sombre. Ensuite, la quatrième

496 Figures 36-38. 497 « Do we have to have the last 24 hours’ agony of Jeanne stressed and stressed and stressed in just this way, not only by the camera but by every conceivable method of dramatic and scenic technique? Bare walls, the four scenes of the trial, the torture room, the cell and the outdoors about the pyre, are all calculated to drive in the pitiable truth like the very nails on the spreads hands of the Christ. » [Nous traduisons] H.D., « Joan of Arc » in Close Up, vol.3 n°1, juillet 1928, pp.18-19.

270 photographie représente un gros plan sur un homme, passant le buste à travers une meurtrière. Le contraste lumineux devient saisissant entre le blanc caractéristique du décor et les tonalités sombres du personnage qui prend place au centre de l’image. Enfin, la série se conclut sur l’image représentant, en axe diagonal, un mur blanc au haut duquel, dans le coin droit, se tiennent trois soldats dont seuls les têtes sont visibles, et en bas duquel à gauche se tend le bras d’un soldat afin de recevoir la masse qui glisse le long du mur et se trouve alors à mi- parcours.

Chaque image représente l’achèvement particulier de principes compositionnels communs : les contrastes francs entre les tonalités sombres, majoritairement incarnées par les personnages ou les accessoires, et les tons blancs caractéristiques des décors, la construction de perspectives diagonales qui relient les premiers et second plans, les différentes densités et constructions spatiales. Chaque image de la série varie autour des techniques de mise en scène plastique et dramatique de Dreyer, ainsi que le désignait H.D. D’une image à l’autre, la série démontre différentes compositions créées à partir de moyens similaires, contrastes lumineux et spatiaux, perspectives. La mise en page sérialise une succession de points critiques, diachroniques, des variations sur les modes de compositions plastiques et dramatiques de Dreyer. Elle développe et expose de manière linéaire, d’une image à l’autre, les mécanismes et les caractéristiques stylistiques de Dreyer, son homogénéité plastique et dramatique. Si chaque composition constitue une entité technique et plastique particulière, la mise en page comprend la singularité en tant que variation.

Les corpus d’images dessinent des relations plastiques entre ressemblances et dissonances. Par exemple, les deux photogrammes de Samba se suivent et montrent d’abord le couple enlacé puis une bagarre entre deux hommes498. Les deux photogrammes suivent ainsi le principe explicatif de l’illustration puisque la légende stipule :

« Une histoire d’amour et de rivalité avec des acteurs indigènes499. »

Les deux images s’appuient sur des structures compositionnelles à la fois similaires et antithétiques. D’une part, il s’agit de deux plans américains comprenant deux figures. Celles- ci s’enlacent et se combattent. Si les figures adoptent des attitudes différentes, les corps prennent des pauses aux lignes proches. Ainsi les angles dessinés soit par les corps de la femme et de l’homme ayant le dessous soit par les deux autres figures prennent les mêmes

498 Figure 42. 499 « A story of love and rivalty with native actors. » [Nous traduisons], Close Up, vol.2 n°5, op.cit.

271 inclinaisons, sont dirigés de la même façon. Les figures se situent ainsi entre différences et convergences de lignes. D’autre part, les qualités lumineuses divergent entre la clarté extérieure qui baigne la première image et la teinte sombre de la seconde. La représentation de Samba s’inscrit au sein d’une confrontation binaire entre l’un et son contraire : les images se ressemblent par la taille du cadre similaire mais se confrontent par des expositions lumineuses inverses, sombre ou claire, les lignes des corps dans l’espace à la fois se rapprochent et divergent.

La confrontation lumineuse se retrouve dans la logique de reproduction des deux photogrammes de L’Auberge en Folie. La première image se distingue par son caractère sombre duquel se détache la figure centrale de Nielsen. À l’inverse, la seconde image se caractérise par une qualité lumineuse claire. Au-delà de cette première confrontation, les deux images partagent des traits similaires. Les deux compositions adoptent une même taille de plan, regroupent trois personnages alignés au centre de l’image et nimbent d’un halo lumineux le personnage central. Tandis que les images dessinent d’abord un contraste lumineux, elles se ressemblent à travers les lignes de forces dessinées par les figures, la cristallisation centrale lumineuse.

Une configuration similaire se retrouve dans l’articulation de deux photogrammes de La Tragédie de la rue : les portraits des deux couples500. Le contraste entre le noir et le blanc se révèle uniforme de l’un à l’autre des photogrammes. Pareillement, les deux couples adoptent les mêmes pauses : de ce fait, les images adoptent les mêmes configuration dans l’espace. L’inversion se situe dans les tonalités qui habillent les personnages. Ainsi, tandis que le premier couple se caractérise par des tonalités sombres, le second se différencie par des tonalités claires. La confrontation des deux images institue une ambivalence entre la ressemblance plastique de la structuration de l’espace au travers des figures et l’inversion des valeurs des contrastes lumineux.

Dans Samba comme dans L’Auberge en folie et La Tragédie de la rue, les photogrammes comportent une inversion des polarités lumineuses axée autour des figures centrales. Les différences plastiques entre les images accentuent les singularités puis révèlent les coïncidences. Les images se situent au sein d’une ambivalence : les concordances intrinsèques des compositions glissent vers des domaines de différences plastiques au sein d’une dynamique de contraste, de mise en valeur et de complémentarité.

500 Figure 40.

272 Herring décrit la mise en scène des mouvements de caméra de La Tragédie de la rue :

« Arrêtez-vous et regardez comme on nous amène dans cette rue. Des successions de pas sur des marches atroces. Non seulement les yeux sont aux aguets mais les oreilles aussi de manière à ce que d’une plainte on court au bas de la rue où se tiennent les filles puis à la chambre, de l’autre côté, d’où elles entendent le bruit. J’ai dit qu’un film devrait être chorégraphié, et le voici, sans entraves ; bien moins entravé que Jeanne d’Arc501. »

Herring conçoit le montage en tant que chorégraphie, une notion qui peut s’appliquer à des mises en page, reconstitutions extra filmiques qui retraceraient les points saillants du montage. Pour Herring, la chorégraphie se lie à la notion de fluidité.

Dans le numéro étudié, une telle chorégraphie ne s’exprime pas dans la représentation de La Tragédie de la rue mais plutôt de L’Étoile de mer. Les fragments du film de Man Ray sont replacés au sein d’un désordre chronologique mais s’articulent en une succession élective, cohérente et dynamique. La reproduction par couple d’images sur chaque page conçoit trois séquences de deux photogrammes. La première image représente André de la Rivière de profil, contre un fond noir, devant lequel se dresse une lampe cylindrique. L’image suivante, composite, incrustée de douze images différentes, représente des étoiles de mer emprisonnées dans des tubes de verres, des sabliers, une main maniant une épée, des figurines rotatives. Les quatre incrustations regroupées au centre se distinguent par leur brillance, leur clarté forme un ‘L’ qui contraste avec le reste de la composition. Bien que relevant de procédés techniques et matériels différents, les motifs des deux images ainsi immobilisés et singularisés offrent des configurations plastiques similaires. L’angle formé par la lampe dans la première image ressemble à la formation blanche au centre de la seconde. Le rapprochement des deux images fait apparaître un écho formel au cœur des différences matérielles. Le passage d’une image à l’autre prend l’aspect d’un fondu enchaîné.

La troisième image représente une nature morte : sur une table sont disposés du papier journal, une bouteille, deux étoiles de mer et trois bananes. L’image suivante constitue un gros plan optiquement déformé sur de la Rivière qui occupe la partie droite de l’image. Suivant le même procédé, les deux images miment un fondu enchaîné, appuyé par le flou de

501 « Pause now and think how well we were brought to this street. Steps, following feet to awful stairs. Not only eyes on edge, but ears made so too as with the cry we flash down to the street where the filles are, up to the room the other side where they hear the noise. I have said a film ought to be choreographed and here it is, unobtrusively; more unobtrusively than Jeanne d’Arc » [Nous traduisons], Robert Herring, « La Tragédie de la rue » in Close Up, vol.3 n°1, juillet 1928, p.32.

273 la seconde image, à travers la similarité des lignes entre le buste de l’acteur et la bouteille. L’un se substitue à l’autre.

Enfin, l’avant-dernière image représente le couple, Alice Prin au centre et de la Rivière à droite, optiquement déformé. Le dernier photogramme, une image nette, est centré sur la jambe de Prin dont le pied pointe sur les pages ouvertes d’un livre et vers l’étoile de mer. Ici, le rapprochement entre la femme et sa jambe qui occupent l’exacte même place d’une image à l’autre assure la transition. Comme précédemment, la conjonction des deux images substitue les motifs l’un à l’autre en dépit de leurs différences technique et matérielle.

La mise en page de L’Étoile de mer se fonde sur la fluidité évoquée par Herring. Cependant, celui-ci considère la chorégraphie en termes de développements filmique et dramatique, peut-on réciproquement observer que la mise en page des photogrammes de l’Etoile de mer développe une chorégraphie plastique ? En effet, car les articulations confrontent le caractère composite, protéiforme des réalisations techniques et plastiques des images, recherchent des conjonctions de plans inédites, créent des fondus enchaînés c’est-à- dire des transpositions. Le fondu enchaîné dynamise la mise en page car il mime une forme de montage filmique, ouvre les photogrammes à une circulation formelle de même qu’à une certaine forme de versatilité plastique.

Les mises en pages de Close Up construisent donc trois modèles de correspondances et de circulations entre les images : soit une confrontation binaire qui décèle les correspondances et les dissonances plastiques entre deux images, soit une exposition analytique des moyens techniques et plastiques à l’œuvre dans les images, soit une chorégraphie plastique, dynamique et versatile.

274 III. A. 2) Incarnation : l’art du portrait cinématographique

Les corpus visuels et textuels de Close up questionnent la figuration, l’incarnation de l’aura cinématographique en termes à la fois plastique et dramatique.

III. A. 2. a) Physionomie plastique : tension entre naturel et artificiel

La série intitulée « La Face humaine à l’écran » de Jean Prévost est publiée entre septembre 1927 et janvier 1928502. Si nul article de « La Face humaine à l’écran » ne paraît dans le numéro cinq du deuxième volume, la récurrence de la série autorise néanmoins à considérer ses développements comme des dimensions prégnantes durant les deux premières années de publication de Close Up. Allégret présente la série en ces termes à Macpherson :

« Prévost vous propose pour les numéros suivants une suite d’articles sur « le visage humain », (à laquelle il pense depuis longtemps), l’expression des émotions et les règles de son mouvement. Je crois que cela serait très neuf, et que cela pourrait servir à un metteur en scène ou à un acteur intelligent. Ce serait la première étude technique sur le sujet503. »

Selon lui, Prévost projette d’étudier la physionomie à travers les propriétés du montage du dispositif cinématographique. Il s’intéresse aux manières dont les différentes parties du visage (le front, le nez, la bouche, les cheveux etc.) sont traduites plastiquement par la technique cinématographique. Dans un premier temps, l’étude différencie chaque partie du visage :

« Cet idéal d’autonomisation des différentes parties anatomiques et de décomposition de l’expression doit beaucoup à la physionomie – qui est aussi à l’arrière-plan de la conception du ‘modèle’ chez Koulechov et des pratiques du théâtre d’avant-garde soviétique504. »

Les éléments physiques et leurs intégrations plastiques s’envisagent alors en fonction d’une expression particulière. On peut lire ainsi au sujet du nez :

« Il [le profil] donne au nez tout entier une expression plus rigide qui à elle seule, et bien mieux que le froncement des sourcils, peut donner l’idée d’une énergie calme et majestueuse505. »

502 Jean Prévost, « La Face humaine à l’écran » in Close Up, vol.1 n°3, septembre 1927, vol.1 n°4 octobre 1927, vol.1 n°6, décembre 1927, vol.2 n°1, janvier 1928. 503 Marc Allégret « Lettre à Macpherson, 25 juillet 1927 » Box 169 fichier 5658 « Série VIII. Correspondance. Allégret Marc. » « GEN MSS97 », « Bryher Papers » Collection Générale. Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University. 504 François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, op.cit. ; p.157. 505 Jean Prévost, « La Face humaine à l’écran IV : yeux, nez, bouche » in Close Up, vol.1 n°6, décembre 1927, pp.35-36.

275 La proximité relevée par Bovier avec la conception des pauses des modèles vivants de Koulechov506 renvoie de plus à une plasticité de la figure humaine, plus exactement, une tension entre la plastique et le dramatique. Chaque élément physique développerait des traits spécifiques d’une physionomie plastique et dramatique. Les cheveux deviennent ainsi le contour, le cadre plastique de la tête :

« Pour les deux couleurs, le volume et la disposition de la chevelure déterminent la forme de la tête507. »

Quant à la bouche :

« Elle ne peut jamais agir seule. Il faut considérer qu’elle est le point d’arrivée de toutes les émotions tristes, qui sont pour ainsi dire centripètes et le point de départ d’où s’irradient au contraire les émotions gaies, qui sont centrifuges508. »

La bouche, réceptacle et émettrice des mouvements expressifs, devient l’incarnation immanente de la physionomie. Pourtant, dans Close Up, le gros plan de L’Étoile de mer sur André de la Rivière oppose un contre-exemple à la fois aux conceptions de Prévost et à l’ensemble du corpus visuel du numéro. Le flou occasionné par la technique apparaît singulier et se distingue des autres formes reproduites qui privilégient la clarté des lignes. Selon le projet filmique de Man Ray, le visage de l’acteur est transformé optiquement durant la prise de vue. En particulier, la bouche est absorbée par le mouvement filmique et se fond dans le bas du visage. La disparition de la bouche ampute la physionomie de la figure qui se voit privée d’un point central d’immanence physionomique et en devient événement plastique.

Les possibilités physionomiques des yeux s’inscrivent dans la dimension naturelle :

« Comme chaque expression morale des yeux vus de face est une composée de quatre ou cinq mouvements dont aucun ne se commandent consciemment, comme par ailleurs la tentative de commander consciemment les muscles des yeux produit rapidement une fatigue insupportable, il restera pendant longtemps encore plus simple de demander à l’acteur de mimer telle ou telle sensation. {...} Il en résulte que l’effet produit sera encore la plupart du temps incertain. J’ajoute qu’en présentant les yeux toujours de face on leur a fait exprimer presque uniquement des émotions passives. On n’a presque pas utilisé l’œil de profil. Pourtant le froncement du sourcil, les variations très visibles de son épaisseur, la masse des cils, visible de profil seulement, et qui souligne remarquablement les mouvements des paupières, mettent parfaitement l’œil en valeur. D’autre part, en proposant seulement un objet à l’œil de l’acteur, qu’on filme de profil, on peut

506 Lev Koulechov, Valerie Pozner (trad.), L’Art du cinéma et autres écrits, Lausanne, L’Âge d’homme, 1994. 507 Jean Prévost, « La Face humaine à l’écran V : cheveux, nuque, cou» in Close Up, vol.2 n°7, janvier 1928 ; pp.54-55. 508 Jean Prévost, « La Face humaine à l’écran IV : yeux, nez, bouche » in Close Up, vol.1 n°6, op.cit. ; pp.37-38.

276 obtenir, par la présence ou l’absence de sa prunelle, en composition avec les mouvements précédents la plupart des expressions actives et aussi quelques unes autres509. »

Prévost indique les variables physionomies oculaires selon qu’elles se présentent de face ou de profil, selon les mouvements qui les animent. Au travers des termes employés la plastique se mêle à la physionomie. La plasticité accompagne la physionomie qui, de même que pour la bouche, émane naturellement de mouvements instinctifs incontrôlables.

La dimension naturelle de la plastique physionomique implique de considérer l’image filmique comme un révélateur visuel. Prévost quant à lui ne se prononce pas directement sur la capacité de l’enregistrement technique cinématographique de transformer la figure mais conçoit néanmoins la reconstitution de celle-ci en fonction de la composition interne du cadre et des artifices employés. À l’inverse, l’intégration filmique du portrait d’André de la Rivière se perçoit en tant que transformation plastique intrinsèque dépendante du dispositif technique cinématographique et non de l’artifice. Si Close Up soutient les propos de Prévost, le corpus propose néanmoins une solution alternative, la conception inverse d’un bouleversement complet des apparences par l’enregistrement technique et la plastique. Close Up intègre ainsi les deux conceptions sans les confronter directement l’une l’autre.

Dans la partie consacrée à l’œil, Prévost précise comment les angles de prises de vue et les éclairages dirigent l’expression :

« La première chose qui a été bien remarquée et utilisée, c’est qu’on pouvait, par des jeux de lumières, faire apparaître les yeux plus ou moins renfoncés sous l’arcade sourcilière : selon que l’influence du reste du visage, l’enfoncement des yeux donne plus d’intelligence ou plus de tristesse à la physionomie. Par malheur ces effets si simples à produire et si puissants exigent l’immobilité de la tête ; c’est-à-dire que leur emploi est fort limité {…} Les éclairages qui ombrent les yeux, pris forts nets à quarante-cinq degrés environ, au-dessus d’une tête fortement inclinée en avant, produisent une impression tendue difficile à interpréter par le spectateur : puissance et mystère du sphinx. Au contraire un éclairage prise de plus haut et plus de côté, découvrant et faisant briller une partie de l’œil donnera l’impression d’une intelligence aigüe qui se réserve510. »

De tels artifices se trouvent associés au sein du portrait de Semenova posant de trois quarts devant le miroir de sa coiffeuse. L’utilisation de la lumière latérale et l’ombrage des arcades sourcilières créent une impression sourde. L’image semble reprendre les prescriptions de Prévost : le gros plan représente une pose immobile de Semenova la tête quelque peu

509 Jean Prévost, « La Face humaine à l’écran IV : yeux, nez, bouche » in Close Up, ibid. 510 Jean Prévost, « La Face humaine à l’écran IV : yeux, nez, bouche » in Close Up, op.cit. ; p.33.

277 inclinée en avant, l’éclairage latéral ombre l’œil gauche et éclaire l’œil droit, renfonce l’un et fait briller l’autre. Le gros plan concentre ainsi différents moyens artificiels afin de révéler et accentuer les physionomies de l’œil, lui conférer une certaine tristesse, inviter une certaine tension de même qu’une certaine réserve.

Le corpus visuel rassemblé par le numéro étudié de Close Up offre un autre exemple de l’emploi de l’artifice à travers le portrait de Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc. En 1929, Maurice Schutz rédige un article sur le maquillage pour la revue L’Art cinématographique et décrit l’absence de l’artifice dans le film de Dreyer :

« Quant à l’héroïne [Jeanne] elle-même que Delteil avait voulu présenter sous les aspects d’un pauvre petit soldat déprimé par la défaite, l’écroulement de ses rêves et le régime moral et physique de sa prison, le plus léger nuage de poudre de riz, la moindre trace de crayon bleu sur son visage aurait apparue comme invraisemblable et déplacée au suprême degré511. »

Schutz désigne ainsi l’absence de maquillage dans La Passion de Jeanne d’Arc comme méthode de dramatisation. De façon innovante, l’absence d’artifice soutient le drame. Close Up choisit de reproduire le portrait de Falconetti se faisant tondre le crâne, c’est-à-dire un point important du drame : l’absence de maquillage renforce l’immanence plastique de la figure enregistrée, de même qu’elle renforce le rôle dramatique des autres effets de composition tels que le cadrage et les lumières. Le portrait de Jeanne d’Arc peut ainsi être considéré, dans le corpus de Close Up, comme l’emblème des rôles respectifs du cadrage et de la lumière dans la composition de la figure.

Les cadres et les interactions plastiques des lumières accentuent les traits plastiques et physionomiques. Prévost ne considère pas le processus d’enregistrement mécanique des images comme le lieu dit de la transformation, de l’objection de la figure mais s’intéresse plutôt à l’utilisation des techniques de prise de vues et des artifices filmiques au sein d’une plasticité et d’une dramatisation de la figure. Dans la revue contemporaine L’Art cinématographique, Charles Dullin étudie les relations entre la figure et le dispositif technique cinématographique :

« Les possibilités de se servir de l’objectif pour composer, et non pas simplement pour photographier, amenèrent des modifications profondes dans le scénario et dans le jeu. […] Puis

511 Maurice Schutz, « Le Maquillage » in L’Art cinématographique, n°6, 1929, p.66.

278 peu à peu on découvre la science des raccourcis : un regard fugitif, une moue des lèvres, un geste isolé, expressif… On voit se créer une plastique propre au cinéma512. »

Les termes employés éclairent et complémentent les notions développées par Prévost. Si le dispositif enregistre, la plasticité cinématographique apparaît grâce à la fragmentation de la figure, de la composition du cadre ainsi que de la dramatisation. La plasticité dépend de l’artifice et non de la mécanique filmique. Dullin considère encore l’objectif comme un révélateur :

« Il [l’objectif] ennoblit ou il dépouille, car il met en valeur aussi bien les tares que les qualités d’un interprète. Un regard éloquent devient encore plus éloquent que nature513. »

Selon lui, la photomécanique révèle les qualités intrinsèques de la figure et, précisément, ses dispositions dramatiques. L’objectif souligne les dimensions dramatiques naturelles, immanentes de la figure enregistrée. Ainsi, le regard que porte Dullin sur l’enregistrement cinématographique convoque à son tour une tension entre le naturel et l’artificiel, entre l’immanence de la figure et sa construction processuelle. Cependant, à la différence de Prévost qui exclut la mécanique, Dullin différencie traitements plastique et dramatique, l’un relevant de la composition et l’autre de la technique. Pour Prévost, plastique et drame représentent tous deux des dimensions sous-jacentes, occasionnées et révélées par l’artifice.

La dramatisation selon « La Face humaine à l’écran » correspond à un processus de révélation, de majoration et de transformation de la physionomie par la composition cinématographique. D’une part la physionomie, exaltée par la dramatisation de l’artifice, révèle de plus belle ses qualités plastiques intrinsèques et immanentes, de l’autre, la dramatisation reconfigure les significations de la physionomie ainsi accentuée. Le portrait cinématographique évolue alors au sein d’une conception ambivalente, comprise entre exaltation et transformation, entre plastique et drame, qui institue la figure concrète en tant que matière filmique versatile.

Le corpus rassemblé par Close Up varie autour de la forme du portrait, déclinée selon ses tensions entre le naturel et l’artificiel. Le portrait de Semenova concentre plusieurs des méthodes filmiques identifiées par Prévost qui cisèlent la physionomie : le portrait de Falconetti concentre l’immanence physionomique de la figure et la puissance dramatique du

512 Charles Dullin, « L’Émotion humaine » in L’Art cinématographique, n°1, 1926, Paris, p.67. 513 Charles Dullin, « L’Émotion humaine » in L’Art cinématographique, n°1, op.cit. ; pp.68-69.

279 cadre et de la lumière sur celle-ci ; le portrait techniquement déformé d’André de la Rivière expose la puissance du photochimique grâce au flou distordant la physionomie. Les occurrences du portrait filmique ébauchent un catalogue des caractères plastiques cinématographiques, par ailleurs incarnation de dispositions morales. Prévost ainsi que Close Up veulent formuler des méthodes et créer une galerie des possibilités plastiques du visage, des manières de le transformer ou de souligner des qualités physionomiques proprement photogéniques.

III. A. 2. b) Contradictions de la figure

Comment la figure cinématographique se lie-t-elle ici à la notion d’incarnation ? Close up questionne celle-ci aussi d’un point de vue institutionnel, confrontée aux mécanismes du star system. Dans le numéro cinq du magazine, le système industriel est commenté par les articles de Robert Herring, « Letter From London », et de Clifford Howard, « La Dissolution des stars », Howard décrit en ces termes les mécanismes industriels :

“Les maîtres cinéastes créent des personnages cinématographiques notables; tandis que les producteurs, suivant la direction de la masse, acclament et adoptent les incarnations de ces personnages comme des corps célestes, croyant aveuglément que le succès des films dans lesquels ils sont apparus leur est personnellement dû. […] Ainsi les producteurs alertés découvrent maintenant ce que tout observateur analytique a su dès le départ, qu’aucun film n’est meilleur que son réalisateur; que c’est le réalisateur qui crée le film et ses personnages. Les acteurs ne sont guère plus que le matériau avec lequel il travaille; et quoique puisse être la valeur intrinsèque de ce matériau, c’est le traitement du réalisateur qui détermine en définitive le sort de la production514.”

Howard souligne l’un des principes abusif et erroné du système : considérer l’incarnation par la star comme une transcendance. Il désigne ainsi la vanité de la star face à laquelle il adopte une position adverse : l’incarnation de l’acteur correspond à un matériau, c’est-à-dire une immanence, tandis que la transcendance naît du travail du réalisateur. Symétriquement, dans l’article « Letter From London », Herring implique le réalisateur dans

514 “Master directors create notable film characters ; while produces, following the lead of the crowd, acclaim and adopt the impersonnators of these characters as heaven-born somebodies, blindly believing that the success of the pictures in which they have appeared is due personally to them. […] Thus the awakened producers are now discovering what every analytical observer has known from the beginning, that no picture is better than its director; that it is the director who creates the picture and its characters. The players are merely the material with which he works; and whatever may be the intrinsic value of the material, it is its treatment by the director that determines ultimately the fate of the production.” [Nous traduisons], Clifford Howard, “The Waning Of The Stars” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; pp.28-29.

280 le processus de transcendance. Il compare les performances de Gloria Swanson et Asta Nielsen, par les développements des projets filmiques et non par le jeu des actrices :

« Comparez les deux, la réalité (malgré la photographie ultra séductrice de Scober) de La Tragédie avec la répétition des effets dans Sadie Thompson. Vous obtenez ‘x’ et ‘y’ et votre travail est de démontrer comment, dans certaines circonstances ‘x’ peut égaler ‘y’. Mais dans La Tragédie tout l’enjeu, et la grande force, est que dans certaines circonstances, non seulement ‘x’ n’égale pas ‘y’ mais n’égale pas même ‘x’515. »

Les termes de la comparaison et de qualification des incarnations relèvent des efforts de la réalisation tels que des effets de répétition. Herring rejoint Howard et implicitement convoque le cinéaste comme le maître d’œuvre de l’accomplissement, de la perfection de la figure cinématographique. Howard démontre quant à lui l’incohérence du processus de starification qui inverse les rôles entre réalisateur et matériau.

Les numéros antécédents de Close Up publient deux portraits textuels par l’écrivaine Gertrude Stein, Mrs Emerson516 et Three Sitting Here517, description du star system. Les deux articles s’appuient sur la technique différentielle du présent continu, les déconstructions et infimes variations syntagmatiques typiques de cette auteure, qui évoquent les fragmentations et les recompositions successives qui sont l’apanage de l’enregistrement cinématographique. Le texte introduit ainsi dans le corpus général de Close Up une instance de traitement littéraire du star system qui étaye la construction collective d’un point de vue critique. Close Up ne décrit pas seulement les mécanismes de l’institution, tel que le fait Howard, mais développe aussi un système de représentation antagoniste du portrait afin de libérer des régimes de représentation.

À partir de la vanité et la dévitalisation de la star, Close Up s’intéresse vivement à l’emploi d’acteurs amateurs. Les deux photogrammes de Samba sont introduits en fonction de cette caractéristique :

515 « Compare the two, the reality (despite Scober’s over lucious photography) of La Tragédie with the repetition of effects in Sadie Thompson. You get ‘x’ and you get ‘y’ and your job is to show how, in certain circumstances ‘x’ must equal ‘y’. But in La Tragédie the whole point, and the great part of the force, is that in certain circumstances, ‘x’ not only does not equal ‘y’ but does not even equal ‘x’. » [Nous traduisons], Robert Herring, “A Letter From London” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit.; pp.50-51. 516 Gertrude Stein, « Mrs Emerson » in Close Up, vol.1 n°2, août 1927. 517 Gertrude Stein, « Three Sitting Here » in Close Up, vol.1 n°3, septembre 1927.

281 « Le jeu d’acteur est excellent, illustrant une fois de plus la théorie de Poudovkine selon laquelle le réalisme est le mieux accompli par des personnes qui n’ont jamais joué518. »

La formule « théorie de Poudovkine » fait référence à l’entretien que le réalisateur soviétique donne à Close Up dans le numéro d’avril 1928, où il décrit son intérêt pour les comédiens amateurs :

« Jusqu’à présent, j’ai beaucoup travaillé pour mes films, de même que mes acteurs l’ont fait. Cela a toujours été mon but de tirer d’une personne le meilleur de ses dispositions naturelles. J’ai évité toute théâtralité tant que possible; j’ai toujours maintenu qu’avec une telle conception de la réalisation, une frontière doit être fixée entre les acteurs professionnels et les amateurs qui possèdent des dons naturels pour se représenter eux-mêmes devant l’œil mécanique de la caméra519. »

Selon Poudovkine, l’ingénuité de l’amateur se mue en immanence photogénique. Il revient au réalisateur d’accompagner la mise en forme de ce matériau brut, de trouver la forme appropriée d’incorporation formelle et dramatique. Poudovkine considère l’acteur, professionnel ou amateur, en tant que matériau filmique.

Les points de vues de Howard, Poudovkine et Herring se complètent car ceux-ci considèrent tous trois l’approche du réalisateur comme l’agent de la transcendance filmique et les acteurs comme des moyens d’incarnation, de construction de la figure filmique. Ils conçoivent un processus de synergie entre le réalisateur et la figure créée, plastiquement et dramatiquement, avec l’acteur, qu’il soit professionnel ou amateur. Selon Howard, la vanité dénature le matériau. Cependant, si Poudovkine différencie acteurs professionnels et amateurs, il ne considère pas directement la question de la star, ne s’intéresse qu’à l’immanence photogénique de l’amateur. Il se dégage d’entre les points de vue développés dans Close Up la conception générale d’une perversion de la figure incarnée par la star et d’une ouverture des possibilités à travers l’immanence de l’amateur. La qualité de vecteur est à l’origine, pour Howard, de la starification et de ses confusions et vanités, tandis que l’amateur et son ingénuité deviennent support d’immanence et vecteur adéquat de la transcendance.

518 « The acting is excellent, again illustrating Pudowkin’s theory that realism is best achieved with persons who have never played before. » [Nous traduisons] in Close Up, vol.2 n°5, op.cit. 519”Up to now I have put much work, into my films, so have my actors. It has always been my object to draw out of a person the utmost of his natural possibilities. I have avoided anything theatrical as much as possible; I have maintained always that with such a conception of directing, a boundary must be fixed between professional actors and amateurs who possess natural gifts to present themselves as they are to the recording eye of the camera.” [Nous traduisons], Poudovkine in Close Up, vol.2 n°4, avril 1928.

282 La récurrence de la question de l’amateur s’étend dans le corpus global de Close Up. Ainsi, Bovier remarque la similarité du regard que porte H.D. sur l’acteur amateur dans ses écrits sur la cinématographie :

« H.D. propose ainsi une variation sur le principe de typage : il ne s’agit plus de diriger des acteurs qui correspondent au rôle, mais des amateurs qui composent une représentation stylisée de figures depuis longtemps disparues520. »

H.D. envisage la transformation en figure au sein d’un processus de typage, une classification par type. Le travail de réalisation cherche à travers l’ingénuité de l’amateur un terrain neuf où puissent se régénérer des figures préexistantes. L’immanence de l’amateur offre le meilleur vecteur plastique et dramatique.

L’article « Expiation » complète la conception de l’incarnation selon H.D. Après le rôle qu’elle envisage pour l’amateur dans le processus filmique, l’auteure se consacre à l’apparition d’Olga Khokhlova, l’une des actrices valorisées par S. M. Eisenstein, qui en 1926 lui consacre un texte rédigé avec Victor Chklovski521. Elle étudie attentivement le traitement corporel de l’actrice dont elle fragmente la description :

« Elle est squelettique, morbide. Son visage, quand les oiseaux chantent à la fenêtre, peut difficilement être qualifié de beau. Ses dents saillent, ses pommettes sont creuses, son crâne est, manière de parler, scalpé de ses chairs par la misère et l’attente. Son esprit est sur le point de se briser, ses yeux se révulsent de terreur, de folie et de torpeur misérable… Un oiseau chante. Son visage peut être appelé beau de la même manière que le crépuscule peut être qualifié de lever magnifique au-dessus de la puanteur et de la fièvre de la bataille… Il n’y a pas de mots pour de telles choses. Son esprit, son âme, son corps, son esprit, son être tout vibre, comme je le dis, de manière presque audible. C’est de la voyance, envoûtante, destructrice d’une certaine manière522.”

La fragmentation de la description rappelle la physionomie plastique de Prévost. De même le corps se décompose, les parties se singularisent : les dents, les pommettes, le cuir chevelu, les yeux. La description de H.D. se penche particulièrement sur le paroxysme dramatique qui perce le corps. H.D. décrit un moment de rupture sensible à travers les détails plastiques physionomiques : terreur, folie et torpeur sont incarnées par l’exaltation d’un trait

520 François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, op.cit. ; p.167. 521 S. M. Eisenstein, Victor Chklovski, A. Khoklova, Moscou, ed. Kinopetchat, 1926, 16p. 522 “She is skeleton-like and dead-like. Her face when the birds sing outside the window can hardly be called beautiful. Her teeth protrude, her cheekbones are hollow, and her skull is picked, so to speak, of its meats by misery and waiting. Her mind is on the raw edge of breaking, her eyes roll in terror and madness and numbness of misery… A bird sings. Her face an be termed beautiful in the same way that dawn can be termed beautiful rising across stench and fever of battle. Her mind, her soul, her body, her spirit, her being, all vibrates, as I say, almost audibly. This is psychic, compelling in a way destructive.” [Nous traduisons], H.D., “Expiation” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.42.

283 plastique tel la saillance, le creusement et le décharnement. Elle écrit également à propos de l’incarnation des figures :

« L’âme était incarnée par deux figures, homme et femme, cette longue et disgracieuse créature aux cheveux filasses emmêlés523. »

Considérant l’incarnation de l’âme et le caractère vibrant de l’être, H.D. s’inscrit à son tour au sein d’une conception immanente de l’incarnation de la figure comme vecteur de la transcendance filmique. La figure se saisit par la décomposition et la dramatisation de la physionomie plastique relevant, selon « La Face humaine à l’écran », d’une tension entre la condition naturelle plastique physionomique et le traitement cinématographique artificiel qui se résout en un paroxysme dramatique et plastique, c’est-à-dire une forme transcendante. La fragmentation relève ainsi du processus de dramatisation physionomique qui tend à envisager la part d’immanence de l’incarnation tenaillée, décomposée et recomposée, par les efforts de la mise en scène.

Ensuite, l’étude de Dura Lex (1926) par H.D. compare l’incarnation à un hiéroglyphe :

“Les gestes de cette femme sont angulaires et hideux, tels un oiseau, tels des serres, tels un squelette. Elle a une manière de se tenir contre l’horizon qui forme un hiéroglyphe, qui épelle presque visiblement un message à la symbolique cryptique. Ses gestes sont magnifiques. Si c’est russe, alors je suis russe. ‘Beauté’ est un mot trop simple pour décrire cela ; cette femme est une sorte de jeune sorcière lugubre, vibrante, fébrile, neurotique, comme je l’ai dit, presque cataleptique524. »

Il ne s’agit pas de la seule occurrence du hiéroglyphe au sein du corpus de Close Up car Herring assimile à son tour l’image cinématographique à un hiéroglyphe dans « A New Cinema Magic And The Avant-Garde525 » [Un Nouveau cinéma : magie et avant-garde] paru en avril 1929. H.D. inscrit ici l’incarnation, son inscription dans l’espace de l’image, au registre d’un symbolisme syncrétique526 : une surcharge significative empruntée à des régimes de représentation hétérogènes. Le symbolisme syncrétique du hiéroglyphe cinématographique

523 « The soul was embodied in two figures, man and woman, if that long ungainly creature with the hair whipped about lean » [Nous traduisons], H.D., “Expiation” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.40. 524 “The gestures of this woman are angular, bird-like, claw-like, skeleton-like and hideous. She has a way to stand against a skyline that makes a hieroglyph, that spells almost visibly some message of cryptic symbolism. Her gestures are magnificent. If this is Russian, then I am Russian. Beauty is too facile a word to describe this; this woman is a sort of bleak young sorceress, vibrant, febrile, neurotic, as I say, almost cataleptic.” [Nous traduisons], H.D., “Expiation” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.42. 525 Robert Herring, « A New Cinema Magic And The Avant-Garde », Close Up, vol.4 n°4, avril 1929. 526 « Selon la perspective de HD le cinéma réunit les traits du signe pictural et les suggestions de l’image poétique : le médium filmique bénéficie d’une précision dans la construction de l’espace et d’une puissance d’idéation, au point de former un nouveau symbolisme syncrétique. », François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, op.cit. ; p.176.

284 réinvestit la figure fragmentée, décomposée. Un tel transfert significatif amplifie la prégnance du dispositif de mise en scène et la dépossession de la figure. Implicitement, H.D. se lie aux conceptions de Prévost pour qui le portrait cinématographique versatile se comprend notamment entre exaltation et transformation. H.D. inscrit la figure au sein d’un processus de dépossession qui se clôt sur un paroxysme lors de sa transformation en symbole. L’exaltation des fragments physionomiques plastiques par H.D. mène à leurs transformations sémantiques et à leurs transpositions symboliques. La figure ne constitue donc que le matériel, le moyen physionomique et plastique de la transcendance jusqu’à sa dissolution.

Au fil des articles du numéro cinq de Close Up, les auteurs s’intéressent particulièrement à certains acteurs auxquels ils confèrent une place primordiale de même qu’un ascendant certain. Par exemple, Herring privilégie Asta Nielsen. Il introduit l’actrice par une comparaison avec Gloria Swanson :

« Mais je suis toujours intéressé par Gloria Swanson. Elle a du cran, elle peut emplir l’image, elle est historique. Mais elle n’est pas Asta Nielsen527. »

Pourquoi attribuer plus d’étoffe à Nielsen malgré les qualités d’incarnation historiques de Swanson ? Dans l’article dédié à La Tragédie de la rue, Herring décrit par la suite les dimensions spécifiques qui placent Nielsen au sein d’un régime d’exception :

« Asta Nielsen a joué de nombreuses filles. Aucune de manière plus forcée que celle-ci. Aucune plus noblement, aucune plus calmement, rien de plus, mais voici un mot sans importance, nous avons vu quelque chose de plus grand, rien de plus beau. En un sens cela a de l’importance. Car le mélange de ce thème, les aperçus de bonheur dans une vie acoutumée à son absence, la soudaine irruption de tout ce à quoi elle avait renoncé, le fait de réveiller ce qui était seulement endormi et non mort, doit être rendu de belle manière, je veux dire de manière propre sans rien de superflu ou complaisant afin de ne succomber en rien à l’esthétique Yellow Book528. Et c’est loin de cela. Trois femmes viscéralement vivantes, ou tout ce qui rend une femme terriblement vivante, vibrante, sur un petit drap, sur l’écran, c’est La Mère, Jeanne d’Arc, La Tragédie de la rue, et non Talmadge, Garbo et Gish529. »

527 “But I am always interested in Gloria Swanson. She trusts her stuff, she can fill the screen, she is historical. But she is not Asta Nielsen.” [Nous traduisons], Robert Herring, “A Letter From London” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit., p.50. 528 Herring fait référence à la revue artistique londonienne Yellow Book (1894-1897) publiée par ElkinMatthews et John Lane qui se fait le vecteur de l’Esthétisme de la fin de l’époque victorienne. Les textes de Henry James, William Butler Yeats et Arthur Symons ont en autres été publiés par la revue. 529 « Asta Nielsen has played many filles. None more forcibly than this. None more nobly, none more quietly, none more, but here is a word that does not matter, we have seen something larger, none more beautifully. It does matter in a way. For the blending of this theme, the glimpse of happiness in a life used to doing without it, the sudden arrival of all she had turned her back against, to Wake what was only dormant and not Dead, has to be done beautifully, I mean cleanly, with nothing superfluous or wallowing to make it anything but wearisome Yellow Book. And it is far from that. Three women beatingly alive, or all that makes a woman alive terribly, vibrantingly, on a little sheet, this is the screen, Mother, Jeanne d’Arc, La

285 Ainsi, Herring argumente le naturel et la vitalité comme caractéristiques principales de la performance de Nielsen, en opposition à la stylisation. La perfection de la technique de jeu se comprend et ne prend de valeur qu’en fonction de l’immanence sous-jacente. La perception de Herring se noue à la tension entre immanence et transcendance via le vecteur de la figure cinématographique. Ses louanges semblent alors, non plus exactement s’opposer aux fonctions industrielles de la star, mais justifier l’élection de grandes figures d’actrices alternatives, telles Nielsen, Falconetti et Vera Baranovskaya (Niona Vlassova dans La Mère) aux valeurs immanentes éprouvées. On pourrait ici parler d’une « politique des actrices » avant la lettre. La conception de Dullin dans L’Art cinématographique offre un certain écho à la remarque de Herring :

« On peut le mettre de dos, quand son visage devient par trop inexpressif et alors c’est l’imagination du public qui vient au secours de son insuffisance. Mais si on le livre à visage découvert, son inintelligence, son manque de sensibilité le trahiront toujours. Le cinéma exige avant tout un jeu intérieur, il veut une âme derrière le visage530. »

Dullin met ainsi en valeur l’intériorité de l’acteur qui transparaît et conforte ou jette le discrédit sur sa qualité photogénique et considère l’immanence, l’âme, comme condition sine qua non de la transcendance filmique. Ces termes évoquent ceux employés par Herring, Poudovkine, Howard et H.D. qui recherchent l’immanence à travers la perfection des techniques de jeu du professionnel ou l’ingénuité de l’amateur. L’immanence doit transparaître et se dépasser dans l’apparition de la transcendance filmique.

La revue prend ainsi une position complémentairement destructive et constructive sur la question de la starification. Si la fonction institutionnelle de la star est décriée, les corpus visuel et textuel de Close Up s’accordent et élisent des figures de prédilection capables de manifster d’authentiques valeurs actorales, telles Nielsen dans La Tragédie de la rue ou Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc : à la fois l’actrice et la figure incarnée. Ainsi se prolonge la conception d’une synergie entre le travail du cinéaste et l’incarnation : valoriser l’acteur équivaut à valoriser le matériau et sa mise en tension.

La valorisation des incarnations de Nielsen ou Falconetti opère un certain glissement entre l’image icône que constitue chaque photogramme reproduit et la figure représentée. Par exemple, si le photogramme où Nielsen se teint les cheveux constitue un emblème du projet

Tragédie de la rue, not Talmadge, Garbo and Gish. » [Nous traduisons], Robert Herring, “La Tragédie de la rue” in Close Up, vol.3 n°1, juillet 1928, pp.39-40. 530 Charles Dullin, « L’Émotion humaine » in L’Art cinématographique, n°1, op.cit. ; p.65.

286 filmique, la dimension iconique se transfère sur l’actrice dont la figure centrale devient le symbole, à la fois exemplaire et unique, d’une transcendance filmique accomplie. Tous les portraits filmiques reproduits par Close Up peuvent se comprendre en ce sens : la figure filmique inscrite sous-tend à travers ses traits physionomiques et plastiques la transcendance inhérente au film. La mise en page expose ses icônes électives : en tant que photogrammes, emblèmes du film, et en tant que motifs, emblèmes de la figure cinématographique. Close Up dépasse la simple désapprobation des mécanismes du système hollywoodien en établissant ses propres critères électifs de figures cinématographiques. La mise en page décline donc un corpus d’icônes filmiques à travers les physionomies plastiques de figures. Le corpus visuel se place en écho avec le corpus filmique, agrémenté à mesure des numéros, de

« Commentaires et revues » parmi lesquels Expiation, Trois dans un sous-sol, En Rade, La

Tragédie de la rue, L’auberge en folie, Samba. Pour le numéro cinq, la liste des meilleurs cinéastes et chefs opérateurs russes dressée par Hellmund-Waldow dans « The Russian Film Industry » rassemble notamment Poudovkine et Room531. Une telle valorisation de corpus non-hollywoodiens, fondée sur des critères conjoignant réalisme, singularité et diversité, alimente ainsi la démarche d’élection critique mise en place par Close Up.

III. B. Manuel d’éducation à l’image : regards institutionnels et critiques

Close Up rassemble des points de vues sur la cinématographie contemporaine afin de comprendre le champ en tant que pratique artistique et culturelle, explorer ses processus de création formelle, ses contingences, les possibilités d’utilisation du film. Dans « Performance continue », contribution au numéro cinq, « Le Cinéma et les bas-fonds », Richardson écrit :

« Mais ce n’est pas seulement que ceux qui, condamnés sans aucune perspective de changements à une vie moribonde, sont emportés pour un temps dans la vie que l’on prête à celle des grands fêtes pour les âmes de l’enfer. C’est qu’insensiblement, ils vivent d’autres vies. Grandissant. Rassemblés spontanément et sans suspicions devant même le plus pauvre des films, même ceux qui jouent délibérément sur les passions de la jungle, les spectateurs subissent malgré eux un environnement effectif. Pendant qu’ils suivent les péripéties ils sont dupés d’un millier de manières. Et tous les films ne sont ni mauvais ni superficiels. Mais même le minimum irréductible

531 La liste exhaustive comprend Eisenstein, Poudovkine, Room, Prosotanoff, Ermler, Kuszinoff, Trauberg, Dobjenko, Grietscher, Golownia, Tisset, Eiser, Grieber, Michailovitch et Lewitzky in Hellmund-Waldow, « The Russian Film industry », Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.67.

287 de n’importe quelle sorte de bienfait dans des films même pas délibérément sans vice, c’est de la civilisation qui travaille au dépourvu532.”

L’écrivaine décrit l’alliance entre le spectateur et le travail culturel implicite que suppose le domaine cinématographique. La question du spectateur prend de l’importance pour Close Up. Richardson répond ainsi à la première invitation de Bryher :

« Nous sommes ravis par la perspective de la revue cinématographique [Close Up]. Il était grand temps d’avoir quelque chose de la sorte. Je ne peux pourtant y contribuer moi-même, avec mon penchant pour les drames de l’Ouest sauvage et les sentiments simples. Mais Alan [Alan Odle] a des idées. Quoiqu’il en soit : je sais que j’ai des notes quelque part et vais les chercher. Mais je crois qu’elles concernent simplement le fait de voir des films, indépendamment de ce qui est vu533. »

Quelles relations le cinéma établit-il entre le spectateur et l’objet culturel au temps de la projection collective ? Close Up étudie et reporte les diverses implications du travail culturel cinématographique à travers, non seulement les œuvres, mais aussi les différents modes de production et de distribution, les développements techniques, les cadres de diffusion, les lieux de projection. À l’exemple de Richardson, les processus culturels cinématographiques sont à observer au sein d’une relation de proximité avec la position du spectateur. Bryher écrit à l’intention des lecteurs spectateurs de Close Up dans « Ce que je peux faire ! » :

“Nous ne pouvons tenir Close Up et un cinéma. En ce moment nous faisons plus pour le développement de la cinématographie en collectionnant des images des nouveaux films tout autour du monde, publiant des articles sur des questions expérimentales et rendant disponible l’information reçue de spécialistes dans une douzaine de pays, à tous ceux qui dépenserons quatre shillings par an, le prix disons de quatre tickets de cinéma534.”

532 “But it is not merely that those who are condemned with no prospect of change to a living death, are lifter for a while into a sort of life as are said to be on the great festivals in the souls in hell. It is that insensibly they are living new lives. Growing. Gathered spontaneously and unsuspecting before even the poorest pictures even those that play deliberately upon the passions of the jungle, the onlookers are unawares in an effectual environment. While they follow events they are being played upon in a thousand ways. And all pictures are not bad or foolish. But even the irreducible minimum of whatever kind of goodness there is in any kind of picture not deliberately vicious is civilization working unawares.” [Nous traduisons] Dorothy Richardson, “Continuous Performance : The Cinema And The Slums” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; pp. 61-62. 533 « We are thrilled by the prospect of the Film paper [Close Up]. High time there was something of the sort. I can't however see myself contributing, with my penchant for Wild West Drama & simple sentiment. Now Alan [Richardson's husband, Alan Odle] has Ideas. However: I know I have some notes somewhere & will look them up. But I fancy they are simply about seeing movies, regardless of what is seen. » [Nous traduisons] Dorothy Richardson, « Lettre à Bryher printemps 1927 » reproduite in Gloria Fromm (éd.), Windows On Modernism: Selected Letters Of Dorothy Richardson, 1995, University of Georgia Press, Athènes, p.134. 534 “We cannot run Close Up and run a cinema. At the moment we are doing more for the development of cinematography by collecting photographs from new films all over the world, publishing articles upon experimental questions and making the information collected from specialists in a dozen countries, available to everyone who will spend on it four shillings a year, the price say of four cinema tickets.” [Nous traduisons] Bryher, “What Can I Do!” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.33.

288 L’auteure détermine l’aspect essentiel de certains objectifs de Close Up, parmi lesquels la collection de documents visuels et écrits sur les œuvres et le milieu cinématographique. Elle souligne l’importance de la circulation internationale de la revue :

« Plus large sera notre circulation, plus nous pourrons accomplir. Voilà autre chose que les lecteurs de Close Up peuvent faire pour aider. Ils peuvent nous obtenir de nouveaux lecteurs, de nouveaux abonnés. Nous voulons une circulation de dix mille rien qu’en Angleterre. Vous pouvez nous aider à l’atteindre. Nous rassemblons des comptes rendus impartiaux sur les progrès de films allemands, russes, anglais, français, suédois, américains et d’autres pays. Nous avons publié par exemple des éléments sur des nouveaux films russes qui n’ont été reproduits nulle part ailleurs en Angleterre ou en Amérique. Nous reconnaissons de même les bonnes qualités d’un film tel que Wolf’s Clothing535 qui fut réalisé à des fins commerciales et celles de films abstraits tels que L’Étoile de mer. Mais une fois cela fait, ne ferez-vous donc pas votre part? Non seulement vous lirez Close Up mais persuaderez-vous aussi vos amis de l’acheter ? Car par l’agrandissement de notre circulation nous pouvons aider les films de manières plus variées536.”

La remarque de Bryher invite à considérer un lectorat actif, collégial. La circulation de Close Up veut construire une toile internationale où se partagent les informations sur les développements des différentes parties du domaine cinématographique, des productions les plus distribuées aux plus rares. L’implication des lecteurs dans la circulation des images, des textes, des reportages sur la fabrique cinématographique, constitue une étape vers la mise en place d’une culture cinématographique où le spectateur participe aux moyens de construction culturels. Le lecteur, spectateur et amateur de Close Up, à l’image du spectateur de Richardson, s’inscrit au sein d’un travail culturel d’ensemble. La revue veut déclencher des prises de conscience, fournir des éléments de compréhension du travail culturel sous-jacent. Macpherson décrit dès le deuxième éditorial l’ambition du corpus mis en place par la revue :

« Cela commencera probablement avec un corpus de films défini (cela doit être défini) comme violemment réactionnaire; des abstractions, des images truqués, des plongées dans les fausses traductions d’impressions des processus de pensée des autres arts, des bombes et des explosions de réfutations, des formules commerciales entièrement obsolètes, d’horribles mésusages du cubisme et du surréalisme et de l’impressionisme {…} Car malgré les pseudo- psychos, malgré le discours de troisième ordre peu vu peu entendu, la vraie plante poussera et

535 Roy Del Ruth, Wolf’s Clothing, États-Unis, 1927, n&b, sil., 80min. 536 “The bigger our circulation the more we can accomplish. This is another thing Close UP readers can do to help. They can get for us other readers, other subscribers. We want a circulation of ten thousand in England alone. You can help us to achieve it. We collect impartial accounts of the progress of films from Germany, Russia, England, France, Sweden, America and other countries. We have published for instance from new Russian films that have not been printed elsewhere in England or America. We recognize alike the good qualities in such a film as Wolf’s Clothing, which was made for commercial showing, and those in abstract films such as Star Of The Sea. But having done this won’t you do your share? Won’t you not only read Close up yourself but persuade your friends to buy it? For as our circulation increases so we can help films in more and wider wars.” [Nous traduisons] Bryher, “What Can I Do!” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit.; p.34.

289 fleurira. La vraie plante se sera nourrie d’un standard commercial en amélioration, et étendra là ses racines. Et finalement il y aura une coordination. Un traité peut-être, ou un accord plus subtil– une croissance commune. {…} Pendant ce temps, nous travaillons à cette fin, - la projection publique de films progressifs et croyant au développement537. »

Macpherson réfute les formes à la fois avant-gardistes et industrielles et installe son idéal au sein d’un entre-deux, c’est-à-dire un standard commercial en amélioration. Close Up se veut ainsi lieu de porosité, d’exposition et de diffusion entre différentes parties du domaine cinématographique, de la recherche filmique à l’industrie cinématographique. La revue veut fonder une culture filmique exhaustive, décloisonnée et élective.

III. B. 1) Chroniques du monde cinématographique

Les éléments culturels apportés par Close Up se manifestent au travers des nouvelles au sujet du champ cinématographique, et en particulier du fonctionnement des différentes institutions. La rubrique « Commentaires et revues », à l’instar d’autres articles, concentre de tels éléments sous la forme de chroniques. Dans le numéro cinq, elle se fait successivement l’écho et la publicité de L’Exposition Cinématographique Internationale de La Haye, de la Volksverband Für Filmkunst, des débuts du ciné-club de Genève, des nouvelles productions de Emelka Le Légionnaire étranger de James Bauer, Marquis d’Eon de Karl Grühne et Le Joueur de dominos de Montmartre, de la rupture de son contrat avec la Paramount et son retour en Allemagne par le réalisateur Ludwig Berger, d’un article de la revue La Cinématographie française qui décrit les montages spécifiques en vue de l’exportation anglaise des films étrangers.

« ‘Faites deux fins, l’une pour l’étranger, l’autre pour l’Angleterre’ est une dimension bien comprise des productions étrangères. Un article récent de La Cinématographie française montre comment cela est en partie dû à une incompréhension et en partie à des préjugés nationaux partagés par la majorité du public britannique538. »

537 « It will probably start with a decided (it is bound to be decided) flesh of films violently reactionary; abstractions, trick- photographs, plunges into mistranslations of other arts impression of thought-processes, bombs and explosions of refutations, utterly scrapping commercial formulas, awful misapplications of cubism and and impressionism {…} Because back of the pseudo-psychos, the third rate talk not heard so much or seen so much, the real plnt will grow and flower. The real plant will have taken nourishment from an improving commercial standard, and spread its roots there. And finally there would be coordination. A treaty perhaps, or more subtle agreement – a growing together. {…} In the meantime we are working towards this end, - the public showing of progressive and developmental film. » [Nous traduisons] Kenneth Macpherson, « As Is » in Close Up, vol. 1 n°2, août 1927, pp.14-15. 538 «‘Make two endings, one for abroad, one for England’ is quite an understood part of foreign production. A recent article in La Cinématographie française shows how this is partly due to misunderstanding, and partly due to the national prejudices of the majority of the British public. » [Nous traduisons], Comment and Review », Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.83.

290 La rubrique effectue une synthèse élective d’évènements. La sélection des éléments valorise quelques unes des dimensions effectives du milieu cinématographique qui préoccupent les rédacteurs. Ainsi, le rapport sur les productions Emelka s’inscrit à la suite des relations de proximité qu’ils entretiennent avec la société de production et de distribution, qui fournit régulièrement aux rédacteurs des images à reproduire comme, par exemple, ceux de Samba et du Joueur de dominos de Montmartre. Le soutien manifesté à l’égard de l’exposition de La Haye, du ciné-club de Genève et de la Volksverband Für Filmkunst s’inscrit dans la construction d’infrastructures pour le développement du film d’art. Enfin, la note de lecture consacrée à La Cinématographie française révèle une démarche analytique quant aux structures institutionnelles du cinéma. La chronique coupe diachroniquement dans l’événement cinématographique, porte un avis bref sur les contemporanéités du cinéma.

III. B. 1. a) Variations des modèles : Hollywood, Moscou et les sociétés de films

Close Up élabore un geste critique depuis l’intérieur de la fabrique cinématographique, qu’elle soit occidentale ou soviétique. À l’exemple de Grant Hyde Code qui décrit dans « Orchestra 50 : Balcony 35 » que « Le fragment convint qu’il est part d’une réalité plus grande invisible539 », l’investigation sur les mécanismes des infrastructures cinématographiques, commerciales, institutionnelles ou du milieu amateur découvre les déterminations et les hors-champ de l’image.

En la personne de Howard, Close Up possède un correspondant à Los Angeles qui assure une observation in situ régulière et continue des studios. Les articles « hollywoodiens » ou plus généralement sur les institutions occidentales offrent des points de vue initiés ou infiltrés, tels « A Hollywood Close Up » [Close up hollywoodien] où Howard décrit différentes méthodes déployées par les départements de production540, « Criticism From Within » [Critique interne] d’Amelia Defries qui résume et contredit les règles de production anglaises541 ou « La Dissolution des Stars » et « Lettre de Londres » dans le numéro cinq. Close Up adopte en la matière différents points de vues, parfois contradictoires, sur Hollywood et les studios européens. Howard écrit dans « La Dissolution des stars » :

« Aucun don de prophétie n’a été nécessaire afin de prévoir le jour de prise de conscience de cette extraordinaire extravagance. Et ce jour est désormais proche. Les producteurs avides,

539 « The fragment convinces that it is part of a larger unseen reality » [Nous traduisons] Grant Hyde Code, « Orchestra 50: Balcony 35 » in Close Up, vol.2 n°1, juillet 1928, p.28. 540 Clifford Howard, « A Hollywood Close Up » in Close Up vol.1 n°7, janvier 1928.

291 ramenés à leur bon sens par les intérêts intransigeants de Wall Street derrière la plupart des grandes compagnies, ont été intensément occupés pendant les quelque derniers mois à reconsidérer leur foi exubérante dans les constellations scintillantes d’Hollywood. Et le sens commun des affaires, importé de New York, a commencé la démolition systématique des autels d’or érigés pour l’adoration de la star. […] Forcés de cette manière à une action intelligente par la menace du chaos financier, les magnats d’Hollywood, en guise de contribution à leurs efforts concertés de réforme, ont commencé une chasse systématique à de nouveaux visages et talents. Ils se proposent non seulement de se libérer de leurs enchaînement volontaire au star system – la sur- glorification de quelques élus – mais aussi de réévaluer les cachets à un prix de marché raisonnable542. »

L’auteur met en évidence le poids de l’investissement économique qui a permis d’opposer une certaine résistance à l’omnipotence de la star telle qu’elle fut créée par les studios hollywoodiens. Il aborde pourtant la dimension contraire dans le numéro suivant avec l’exemple du contrat entre l’acteur Jan Hersholt et Universal qui illustre les moyens économiques coercitifs des studios :

« À la vue de cette honorable attitude, ses amis et admirateurs élèvent la voix et critiquent sévèrement Universal Company pour s’être prévalu de son droit à céder le contrat de Jan Hersholt à d’autres compagnies pour un salaire excedant de ce qui lui était payé, et à empocher la différence. Son contrat demande quatre films par an pour Universal. Ce qui permet à la compagnie de disposer de lui pendant des semaines, de le faire travailler dans les productions d’autres studios ; et il ressort des registres de l’année passée que le revenu détourné par Universal pour ses services auprès d’autres producteurs a été de plus de sept mille dollars, donc au dessus de ce que la compagnie l’a payé selon les termes de son contrat. En d’autres termes, elle a eu ses services pour rien, pour quatre films et a sécurisé en plus un dividende sur la popularité personnelle apportée par ces films. Bien que cela soit typique des méthodes de Hollywood, il doit néanmoins être dit en défense de Hollywood qu’il y a un ou deux grands producteurs qui ne souscrivent pas à cette sorte de business, et reversent sans hésiter à n’importe lequel de leurs acteurs ce qu’ils obtiennent pour eux des compagnies qui leur ont empruntés543. »

542 “No gift of prophecy has been necessary to foresee the day of reckoning for this outlandish extravagance. And that day is now at hand. The giddy producers, prodded to their senses by the hard-headed Wall Street interests behind most of the big companies, have been excitedly busy for the past fex months recanting their exuberant faith in Hollywood’s flickering constellations. And common business sense, imported from NY, has begun a systematic tearing down of the golden altars dedicated to star worship. […] Accordingly, force into intelligent action by the threat of financial chaos, the Hollywood film magnates, as part of their concerted efforts as reform, have inaugurated a systematic scouting for new faces and talent. They propose not only to free themselves from their self-imposed bondage to the exacting star system – the over-glorification of an elect few – but also to scale down wages to the level of business sanity.” [Nous traduisons] Clifford Howard, “The Waning of the Stars” in Close Up, vol.2 n°5, op.cit.; pp.16-17. 543 « In view of this honourable attitude, his friends and admirers are volubly outspoken in criticism of the Universal Company for availing itself of its legal right under the contract to loan Hersholt to other companies at a salary in excess of what it is paying him, and pocketing the difference. His contract call for four pictures a year for Universal. This enables the Company to spare him for weeks at a time, to work in the productions of other studios; and it appears from the records that during the past year, the income derived by Universal for his services with other producers has been seven thousand dollars over and above what the Company has itself paid him under the terms of his contract. In other words, it has got its services

292 Howard livre des études précises sur les mouvements économiques qui fondent Hollywood : soit à travers la provenance de certains fonds, soit à travers les termes juridiques des contrats d’acteurs, de réalisateurs etc. Il montre non seulement les structures sous-jacentes mais varie les perspectives, dresse le portrait de différentes situations dans les studios.

Aux côtés des cadres économiques et infrastructurels, Close Up envisage les formes créées par Hollywood à la suite des conceptions précédemment étudiées telles que la vanité du système de la starification. Néanmoins, si de nombreux articles se dévouent à l’étude des modes de production et de réalisation dans les studios hollywoodiens, peu de films issus des grandes compagnies figurent dans le corpus de Close Up. Seul Le Roi des rois (1927) de Cecil B. de Mille est cité dans le corpus de référence de « Commentaires et revue » du numéro cinq. L’approche de la forme hollywoodienne semble donc se comprendre plutôt à travers un pôle de débats culturels. Bryher écrit dans « Défense d’Hollywood » paru dans le numéro de juillet 1928 :

« Cela devient de plus en plus fatigant de lire dans les journaux anglais des tirades contre la fausseté et la pauvre psychologie de tous les films américains. […] Car afin d’apprécier ou de juger des films américains, il est nécessaire de comprendre quelque chose à la psychologie et à la géographie américaines544. »

Bryher envisage comment les infrastructures interagissent avec les formes. Pour l’auteure, le caractère national transparaît formellement, psychologiquement et géographiquement dans la construction d’un personnage et la plastique de l’image. Pour aborder la forme hollywoodienne, il faudrait en saisir la génétique : l’origine et les cadres de production de l’œuvre qui déterminent la pertinence de la forme. Cependant, puisque dans le numéro cinq, seule la production hollywoodienne de Cecil B. de Mille est reconnue et mentionnée, Close Up ne donne que des clés de compréhension institutionnelles quant à la fabrication des formes hollywoodiennes, sans en approfondir l’étude par des accomplissements concrets. La quasi absence d’Hollywood du corpus implique que ces productions californiennes ne rencontrent pas les standards formels élaborés et défendus alors par les rédacteurs en chef de Close Up. for nothing for four pictures and has secured besides a neat little dividend on the personal popularity created by these pictures. While this may be typical of Hollywood methods, it must nevertheless be said in defence of Hollywood that there are one or two of the big producers who do not subscribe to this Shylock sort of business, but who turn over without question to any of their loaned players whatever they obtained for them from borrowing companies » [Nous traduisons] Clifford Howard, “loan Hersholt », Close Up, vol.2 n°6, juin 1928, pp.27-30. 544 « It grows increasingly tiresome to read in English newspaper tirades against the falseness and sham psychology of all American films. […] For to appreciate or judge American movies it is necessary to understand something of American psychology and geography » [Nous traduisons] Bryher, « Defense of Hollywood » in Close Up, vol.3 n°1, juillet 1928, pp.44-46.

293 La réflexion institutionnelle de Close Up se porte ensuite sur les infrastructures soviétiques. L’éloignement et l’opacité de ces structures, alliée à l’admiration portée aux cinéastes russes, mènent les rédacteurs en chef à retracer et analyser le schème de production soviétique, comme en témoigne le récit de Bryher à H.D. d’une soirée passée à Berlin en compagnie de Sorkin :

« Pendant ce temps-là Sorkin vint dîner et partagea beaucoup d’informations sur les films russes et dessina une image de la Russie qui ressemble à la Californie vingt fois intensifiée. Eisenstein était considéré comme fier de Potemkine qui n’eut aucun succès en Russie, alors ils lui ont fait faire un film de propagande sur les tracteurs motorisés. Chaque scénario doit être approuvé par un comité de vingt hommes afin de voir s’il ne contient pas de fausses doctrines etc. Poudovkine a d’abord été et est toujours un acteur important. Eisenstein a d’abord été peintre puis a dirigé un cirque et Room a été journaliste. L’homme qui a fait Expiation [Koulechov] les a à peu près tous formés545. »

Bryher relate des anecdotes sur les infrastructures institutionnelles russes, les comités, capacités matérielles ou services de propagande, et sous-entend un regard plus compréhensif sur les accomplissements formels.

Au sein du numéro cinq, « L’Industrie cinématographique russe » d’Hellmund-Waldow documente et dresse la liste précise des chaînes de production et de distribution soviétiques. L’auteur estime une production nationale annuelle à deux cents comédies et deux cents films éducatifs. Puis, il liste et cartographie les principales sociétés de production telles que Sovkino, Meshrabpom-Russ et Gos Wojen-Kino à Moscou, Wuvku-Kino en Ukraine, Belgus- Kino à Minsk, Grus-Kino à Tiflis et Baschkir Kino Tschuwaschin, les dix grands studios dont quatre se situent à Moscou, trois à Leningrad, un à Kiev, un à Yalta et le dernier à Tiflis. Il s’intéresse par la suite aux moyens de ces compagnies :

« Chaque compagnie possède un capital considérable ainsi que ses propres ateliers de développement et de tirage. […] On peut demander ce pour quoi tout cet immense équipement est utilisé jusqu’à ce qu’on se souvienne que la Russie a 2500 salles de cinéma sans compter les cinémas de village et ceux se déplaçant de ville en ville : alors on comprend que c’est tout juste

545 « In the meantime Sorkin came to dinner and spilt a lot of information about Russian films and drew a picture of Russia that resembles California twenty times intensified. Eisenstein was considered to be proud over Potemkin, which was not a success in Russia, so they made him make a propaganda film on motor tractors. Each manuscript has to be passed by a committee of 20 men to see that it contains no false doctrine etc. Pudowkin was first and is still a noted film actor. Eisenstein was first a painter and then ran a circus and Room was a journalist. The man who made Sühne trained them nearly all. » [Nous traduisons] Bryher, « Lettre à H.D. août 1929 » YCAL MSS24 Box 3 Fichier 87 « Série 1. Correspondance. Reçue. » in « H.D. Papers » Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.

294 suffisant. […] Tout cela est sous l’administration des théâtres communaux qui sont à leur tour sous le contrôle du Commissariat pour l’art. Le dernier recours en instance se fait à Moscou546. »

Le détail et la cartographie des moyens matériels soviétiques donnent un aperçu des fonctionnements spécifiques qui fondent le système russe. La revue voudrait décrire un domaine, une bureaucratie étrangers et les conditionnements formels qui en découlent.

Suite à l’énumération et la cartographie des cadres infrastructurels et économiques russes, l’article de Winifred Ray « Kultur-Film. The Scientific-Educational Film » [Film culturel. Le Film scientifique éducatif], paru en juillet 1929, s’intéresse à certaines particularités des modes de réception russes :

« Un aspect du cinéma qui a reçu une attention spéciale en Russie est l’étude des intérêts et des requêtes de l’audience, aux fins desquels trois méthodes principales ont été employées : 1. La tenue d’un journal notant les observations et les réactions des spectateurs à de nombreux films par des ouvriers spécialement entraînés à cette tâche (observation directe) ; 2. La collection de vœux et d’opinions au moyen d’un questionnaire ; 3. L’observation de certains publics particulièrs sur une période de trois à six mois (observation expérimentale)547. »

Ray confronte les systèmes soviétique et occidental et note la singularité russe, qui forme des ouvriers à l’observation directe ou expérimentale de la réception de films éducatifs et scientifiques. La remarque se lie implicitement aux questions grâce auxquelles Close Up mobilise le spectateur, les modes de projection et de réception. L’originalité des procédés russes peut se comprendre comme l’une des relations possibles entre le spectateur et l’objet culturel : l’observation voudrait circonscrire les besoins éducatifs du spectateur et l’efficience de l’objet informatif. En 1928, Arvatov décrit dans « Film Platform » les spécificités structurelles et formelles de l’objet filmique. Ses considérations, bien que concentrées autour de l’objet d’art, résonnent particulièrement avec les observations faites par Ray :

546 “Each firm possessed of a considerable capital as well as of its own workshops for developing and printing. […] One might ask what all this immense equipment is used for until one remembers that Russia has 2500 theatres without counting village cinemas and those moving from place to place: then one understands that it is only just sufficient. […] All of these are under the people’s commissariat for art. The final appeal in all instances goes to Moscow. ” [Nous traduisons] Hellmund- Waldow, « The Russian Film Industry », Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; pp.67-70. 547 « An aspect of the cinema that has received special attention in Russia is the study of the interests and requirements of the cinema audience, for the purpose of which three principal methods have been employed: 1. The keeping of a diary recording observations of the reactions of the spectators to various films by workers specially trained for this task (direct observation) ; 2. The collection of wishes and opinions by means of a questionnaire; 3. Observation of some particular audience over a period of from 3 to 6 months (experimental observation). » [Nous traduisons] Winifred Ray, « Kultur-Film. The Scientific- Educational Film » in Close Up, vol.5 n°1, juillet 1929 p.53.

295 « Les distinctions sociales et de classes qui caractérisent un objet d’art ne sont pas à chercher dans l’objet lui-même— ils lui sont extrinsèques et localisés dans les méthodes de production et de consommation548. »

Pour Arvatov, l’image filmique, en tant que produit de classes, dépend des cadres de production et de réception. Production et réception conditionnent la conscience de classes de l’objet et non ses formes intrinsèques. La dimension externe prévaut dans la question sociale. Le spectateur, c’est-à-dire le consommateur, prend une position déterminante au même titre que l’institution car il représente l’instance finale du processus de formation. Les points de vues soviétiques confèrent une place importante à la réception en tant que part de la création de l’objet filmique. Comme l’écrit Macpherson dans l’éditorial au numéro soviétique de septembre 1928 :

« Contrairement à d’autres pays, le cinéma n’est pas une industrie à part, réservée à des professionnels en studios, mais est amenée au beau milieu de la vie civique, prend part à la dynamique nationale des idées et du développement culturel549 »

Close Up décrit les singularités du système soviétique en termes de production et de réception afin de cerner la genèse institutionnelle des œuvres. La revue confronte les modèles (« Pour cette raison l’industrie cinématographique russe figure au premier rang de celles qui s’opposent au Star System550 »), et met en perspective le rôle du spectateur face à l’institution publique ou privée.

Enfin, Close Up soutient un autre modèle de diffusion cinématographique : les sociétés de films, des associations d’amateurs ou de professionnels qui s’organisent en ciné-clubs. Dans le numéro cinq, les rédacteurs en chef promulguent un tel modèle à travers plusieurs articles : celui de Bryher, « Ce que je peux faire ! », qui donne une marche à suivre afin de créer un ciné-club ; l’article de Freddy Chevalier « Le Vieux Colombier à Genève », compte- rendu des dernières projections qui en ce sens correspond aux chroniques cinématographiques ; puis à travers l’article et la publicité faite au Volksverband Für Filmkunst de professionnels du domaine cinématographique allemand, réalisateurs et

548 « These two facts are to be explained as follows: the social and class distinctions which characterise an art product are not to be sought intrinsically within the art product itself — they are extrinsic to it and located in the methods of production and consumption. », [Nous traduisons], Arvatov, « Film Platform » in Noviy Lef, n°3, 1928, in Ben Brewster (trad.) Documents From Lef, op.cit.; pp.80-82. 549 « Unlike any other country, the cinema is not an industry apart, confined to Professional workers in studios, but is taken right into the centre of civic life, and is part of the national trend in ideas and cultural development » [Nous traduisons], Kenneth MacPherson, « As Is », Close Up, vol.3 n°3, septembre 1928, p.7. 550 “For this reason the Russian Film Industry is in the first rank of those who oppose the Star System.” [Nous traduisons] Hellmund-Waldow, « The Russian Film Industry », Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.67.

296 techniciens, et certains artistes amateurs551. Rudolf Schwartzkopf, membre sociétaire, signe la présentation de l’entreprise aux lecteurs et en éclaire la démarche :

« L’Association populaire pour le film d’art a été fondée afin de combattre les points de vue réactionnaires d’un côté, et de l’autre, de développer artistiquement les films progressistes. Elle a donc un double but. […] C’est indifférent si nous combattons des films réactionnaires d’un point de vue éthique ou artistique. En général ils le sont tout ensemble, et il n’est pas accidentel que le matériau et le sens réactionnaire se retrouvent souvent dans la même impasse, car ne sont- ils souvent l’expression de choses identiques552? »

La Volksverband considère l’objet filmique au sein d’une relation formelle et éthique et voudrait soutenir la diffusion de formes cinématographiques progressives, c’est-à-dire originales, à l’encontre des vues institutionnelles réactionnaires. Puisqu’il est question de diffuser la différence et de l’opposer aux objets institutionnels, il s’agit de fonder une culture cinématographique alternative. Les assises de l’association nécessitent des moyens que les fondateurs cherchent en dehors des circuits usuels :

« Afin d’être vraiment indépendants, nous avons rejeté dès le début toute dépendance envers les banques et les intérêts industriels553. »

Schwarzkopf indique ici l’indépendance financière qui caractérise l’entreprise. L’association ne compte que sur les membres, les souscriptions et les droits d’entrées aux dix projections annuelles afin de louer copies et salles de projection à travers l’Allemagne :

« L’APFA ne limite pas sa sphère à Berlin mais est aussi également active dans toutes les villes grandes et petites d’Allemagne. Autant que possible à Berlin et dans d’autres centres, des salles de recherches seront inaugurées. Les membres pourront fréquenter ces salles au moins dix fois par an. Les prix d’entrée seront fixés strictement selon le véritable coût, la souscription mensuelle ne dépassera pas cinquante pfennings. Au-delà des salles de recherches, il y aura des salles de répertoire, en partie tenues par leurs propres directions et en partie louées par nos soins. Dans ces salles de vieux films de valeur artistique seront projetés à des prix accessibles, dans

551 La Volksfilmverband est alors dirigée par Heinrich Mann, Kathe Köllwitz, Erwin Picastor, Leonhardt Frank, Rudolf Schwartzkopf et les universitaires Alfons Goldschmidt, Max Deri, Franz Hollering. Le comité artistique est constitué des réalisateurs Béla Balazs, G.W. Pabst, Andor Krazna-Kraus et des techniciens Karl Freund, Arthur Holitscher, Edmund Meisel, Leo Lanis, Ernst Angel, Franz Dycke-Schnitzer, Viktor Blum, I.A Hübler-Kahla. 552 “The People’s Association for Film Art has been founded to fight reactionary trash on the one hand and, on the other, to develop artistically progressive films. It has therefore a double goal. […] It is a matter of indifference whether we are fighting films that are reactionary from an ethical or an artistic point of view. Usually they are all these things together, and it is not accidental that reactionary material and meaning are often found in the same rut together, for are they not often an expression of identical things” [Nous traduisons], Rudolf Schwarzkopf, “Volksverband Für Filmkunst. Our Goal and Our Way”, Close Up, vol.2, n°5, op.cit. ; p.71. 553 “In order to be really independent we have rejected from the start any dependency upon banks or industrial concerns [Nous traduisons], Rudolf Schwarzkopf, “Volksverband Für Filmkunst. Our Goal and Our Way”, Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.73.

297 toutes les salles de recherche les films les plus nouveaux, allemands et étrangers, seront montrés dès lors qu’ils auront une valeur artistique554. »

Ils louent des salles et veulent investir dans la création de nouvelles destinées à des représentations d’avant-garde. Le projet propose un financement alternatif qui se décale donc des circuits institutionnels de distribution et voudrait mettre en place ses propres moyens, garants d’indépendance. L’exemple spécifique de la Volksverband, modèle d’une société d’amateurs de films, est valorisé comme alternative aux réseaux de distribution institutionnels, commerciaux. Néanmoins, les sociétaires de Volksverband profitent, grâce à leurs positions au sein du milieu cinématographique, artistique ou universitaire, de certains accès et facilités qui permettent, malgré la volonté d’indépendance, la création d’une structure de quelque envergure. Dans une lettre de 1929, Ivor Montagu, directeur de la compagnie et membre de la Société du Film de Londres, décrit certains modes de fonctionnement des Sociétés de cinéma :

« L’assertion, deux fois répétée, dans le numéro de mai de votre revue, que la copie de Trois dans un sous-sol projetée à la Société du film a été coupée ou abrégée est un mensonge. La copie montrée a été fournie à ma compagnie par la Délégation du commerce de Berlin ; elle contient plusieurs scènes n’apparaissant pas dans les copies allemandes et a été prêtée par nos soins à la Société du film et montrée entière, hormis un segment d’environ six pieds, partie d’un plan représentant des soldats portant des masques à gaz traversant un nuage de gaz, endommagé durant une projection d’essai. Les intertitres russes ont été traduits, aussi exactement que la langue anglaise le permet. En tant que membre de la Société du film, j’ajouterais que c’est l’invariable engagement de la corporation que tout écart fait à la version fournie par le réalisateur du film ou son représentant doit être mentionné clairement dans le programme555. »

Montagu place en perspective l’implication institutionnelle des Sociétés de cinéma. La lutte pour la qualité des copies, le respect des montages originaux ainsi que pour les

554 “The PAFA does not limit its sphere to Berlin but is equally active in all the big and small cities of Germany. As far as is possible in Berlin particularly and in other centers, pioneer theatres will be inaugurated. Members will be able to visit these theatres at least ten times a year. Entrance prices will be reckoned strictly according to the actual costs and were possible, the monthly subscription fee will not be over fifty pfenning. Besides the pioneer theatres there will be repertory theatres, partly rum on their own management and partly leased by us. In these theaters old films of artistic value will be shown at cheap prices, whereas in the pioneer cinemas the newest films both of German and foreign production will be seen, provided they are artistic and of worth.” [Nous traduisons], Rudolf Schwarzkopf, “Volksverband Für Filmkunst. Our Goal and Our Way”, Close Up, vol.2, n°5, ibid. 555 « The assertion, twice repeated, in the issue of your paper for May, that the copy of Bed And Sofa shown at the Film Society was cut or abbreviated is a lie. The copy shown was that supplied to my Company by the Business Trade Delegation in Berlin; it contained several scenes not appearing in German release copies and was loaned by us to the Film Society and shown entire, save for a length of approximatively six feet, part of shot representing soldiers in gas masks walking through a cloud of gas, damaged in rehearsal exhibition. The titles were translated, as exactly as the English language permits, from the Russian flash-titles supplied in the copy. As a member of the Film Society I may add that it is the invariable practice of that body, where any departure from the version supplied by the director of a film or his representative is sanctioned in the copy shown, to state that fact clearly in the program. » [Nous traduisons] Ivor Montagu, « Telegram 4 may 1929 », Box 169 Fichier 5664 “Séries VIII. Film. Correspondence. Variétés. 1929-1930” « GEN MSS97 » « Bryher Papers » Collection Générale Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.

298 traductions auxquelles s’engagent les Sociétés constituent certes une alternative mais non isolée. Close Up comprend et encourage le développement du modèle économique, artistique de structures alternatives professionnelles qui ouvrent la circulation des formes filmiques, à l’établissement de corpus originaux, et constituent des relais dans la construction d’une culture cinématographique.

Dans « Ce que je peux faire ! », Bryher prodigue ses conseils aux amateurs afin de constituer des clubs informels de culture filmique, privilégiant l’inventivité des moyens matériels :

« Pour une petite société, ne serait-il pas bien plus sage d’acheter un petit projecteur et de tenir les projections en privé ? Ainsi les fonds disponibles pourraient être concentrés afin de louer de nouvelles copies556. »

Les clubs se placeraient en dehors des structures et suppléeraient aux sociétés de films qui « sont suffisantes à leurs manières, mais nous ne voulons pas d’une seule projection 557 par mois mais d’un cinéma qui nous montrerait chaque soir deux bons films . ». L’enjeu principal serait la constitution, par le spectateur amateur, de cultures filmiques personnelles et électives. Les Sociétés de cinéma et les clubs institueraient l’amateur comme acteur du domaine cinématographique dans la mesure où il pourrait créer de sa propre culture visuelle.

Laura Marcus, dans son étude de « Performance continue », décrit l’intérêt que porte Richardson envers les dimensions spectatorielles :

« Son intérêt premier dans ces articles, ainsi que dans tous ses écrits sur le cinéma, concernait les manières dont les publics répondaient aux différents aspects de la représentation, de la communication et de la réception cinématographique, ainsi que la relation évolutive et en

développement du spectateur avec l’art nouveau du film. Elle explorait les conditions de la réception cinématographique de manière à la fois pratique (quelle forme devrait prendre une salle de cinéma?) et phénoménologique (comment le spectateur est-il incorporé à ce spectacle filmique ?). […] Cette expression [Performance continue], de manière significative le titre de sa chronique, comporte un certain nombre d’associations. Elle renvoie à un genre particulier d’exposition et d’audience, un processus ouvert de projection et de réception, en contraste marqué avec la

556 « For a small society would it not be far wiser to buy a small projector and have the shows in private, free of all interference? The money available could be concentrated upon the hiring of new films. » [Nous traduisons], Bryher, « What Can I Do ! », Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.34. 557 « Film societies are good enough in their way but we do not want one show a month but a cinema that will show us every evening a couple of good films. » [Nous traduisons], Bryher, « What Can I Do ! », Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.32.

299 'performance unique' du théâtre. La 'performance continue' du film est aussi ' un miracle continu de formes en mouvements558. »

Les aspects pratique et phénoménologique de l’étude par Richardson du spectateur durant le spectacle cinématographique se retrouvent de diverses manières dans les études structurelles du domaine par Close Up : dans les reportages sur les infrastructures hollywoodiennes ou soviétiques, les circuits économiques des sociétés de films ou l’étude de la réception soviétique. L’ensemble des questions structurelles, des différentes strates du monde cinématographique se resserre autour de la production formelle et de la réception, c’est-à-dire la circulation d’une performance continue ou l’interpénétration entre les infrastructures, les formes et le spectateur.

« Cet ethos de l’amateur est manifeste dans une suite de reportages, commentaires, discussions et débats qui traversent les pages du magazine et révèlent l’engagement pratique de ses lecteurs face aux problèmes que nous survolons dans cette partie: production, distribution, projection de films et censure559.»

Ainsi, à de nombreux égards, Close Up considère l’amateur comme acteur. Les chroniques du milieu cinématographique offrent à la revue une prise de connaissance approfondie des structures, des conditionnements formels. La possibilité de modèles alternatifs et/ou amateurs lui donnent une emprise sur la construction d’une culture filmique.

III. B. 1. b) Apprentissage technique : traité et exemplarité

Close Up propose aussi des articles techniques afin d’aborder le dispositif cinématographique, de former un manuel technique à l’usage de l’amateur. Par exemple, Adrian Brunel décrit dans « Experiments In Ultra-Cheap Cinematography » [Expérimentations cinématographiques bon marché] les détails pratiques de la réalisation de Crossing The Great Sagrada (1924) :

558 « Her primary concern in these pieces, as in all her writing on cinema, was with the ways audiences responded to different aspects of cinematic representation, communication and viewing and with the cinema-goer's changing, developing relationship to the new art of the film. She explored the conditions of cinema spectatorship in ways both practical (what shape should a cinema auditorium be?) and phenomenological (how is the spectator incorporated into the filmic spectacle?). […] This last term, significantly the title of her film column has a number of associations. It refers to a particular kind of film exhibition and viewing, an ongoing process of projection and spectating, in marked contrast to the 'single performance' of the theatre. The film's 'continuous performance' is also 'a continuous miracle of form in movement » [Nous traduisons] Laura Marcus, James Donald, Anne Friedberg (éd.) Close Up 1927-1933. Cinema and Modernism, Princeton University Press, 1998, p.151. 559« That amateur ethos is manifest in a thread of reports, comment, discussion and debate that runs through the magazine's pages and reveals its readers' practical engagement with the issues we look at briefly in this section: film production; the distribution and exhibition of films; and film censorship. » [Nous traduisons] James Donald, Anne Friedberg Close Up 1927- 1933. Cinema and Modernism, op.cit. ; p.270.

300 « Notre première réalisation fut Crossing The Great Sagrada, un film d’exploration burlesque. Il a coûté quatre-vingt pounds et faisait 900 pieds de long, un tiers d’intertitres, un tiers de découpages de vues de voyages et un tiers d’images de moi-même posant dans différents déguisements clarksonien560. »

Brunel offre son expérience comme exemple d’une marche à suivre pour l’amateur afin de financer et réaliser un film. Sur un autre registre, les pages de Close Up se font le relai publicitaire de certains appareils qu’ils soient nouveaux ou non. Ainsi Allégret écrit-il à Macpherson :

« Vous parliez dans votre dernier numéro du besoin qu’il y aurait d’avoir un bon appareil de projection pour amateurs. Demandez donc à l’agent de Debrie de vous donner des renseignements sur le petit appareil de projection que Debrie vient de faire et qui s’appelle ‘le Jackie’. Il y a à ma connaissance un autre appareil de projection pour amateurs qui est très bien, parce qu’il permet, grâce à un système à glace, la projection fixe, c’est-à-dire qu’on peut arrêter le film pour étudier une certaine image, sans crainte de faire brûler le film. J’ai pensé qu’un bon moyen tant pour renseigner les amateurs que pour avoir de la publicité serait de faire une série de numéros spéciaux consacrés : 1° aux appareils de prise de vues professionnels et ceux à la portée des amateurs. Dans un autre numéro vous pourriez étudier les appareils de projection, et dans un autre les usines de tirages ou, ce qui serait fort utile, la littérature spéciale et technique tant pour la prise de vue que pour la photographie cinématographique ; un autre consacré au trucage. […] Vous demanderiez aux constructeurs un petit article sur leurs appareils et ils vous donneraient en plus des pages de publicité. […] Il faudrait, pour les appareils de prise de vue en particulier, que vous ayez des renseignements par votre agent américain sur les derniers appareils créés par Bell and Howell, Mitchells and Akeley561. »

Suite aux conseils d’Allégret, la publicité pour le projecteur Jacky fait en effet son apparition en mars 1930. Ce détail révèle l’une des ambitions des rédacteurs : montrer aux amateurs des appareils de prises de vues ou de projections aux formats adaptés et leur apporter des connaissances techniques. L’accessibilité des outils se noue, comme le souligne Allégret en rappelant l’article de Bryher « Ce que je peux faire ! », à l’intérêt que porte les rédacteurs en chef à la création de clubs informels d’amateurs.

L’abord des dimensions techniques se traduit aussi par plusieurs articles qui relatent les procédés professionnels employés en studios. De tels articles s’inscrivent à la suite des

560« Our first production was Crossing The Great Sagrada a burlesque travel film. It costs eighty pounds, and was 900 feet long, one third being titles, one-third cutouts from old travel pictures and one-third pictures of myself attitudinising in various Clarksonian disguises. » [Nous traduisons] Adrian Brunel, « Experiments In Ultra-Cheap Cinematography », Close

Up, vol.3 n°4, octobre 1928, p.44 561 Marc Allégret « Lettre à Macpherson, 25 juillet 1927 » Box 169 fichier 5658 « Série VIII. Correspondance. Allégret Marc. » « GEN MSS97 » « Bryher Papers » Collection Générale Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.

301 chroniques du domaine cinématographique. Blakeston décrit par exemple l’une des manières de créer un éclairage de jour artificiel en studio :

« Sur un décor. Vous voulez l’éclairer pour un plan ordinaire en lumière du jour. Placez une lampe n’importe où en face du décor en dehors des angles des caméras. Immédiatement vous apercevrez l’ombre épaisse qui dénonce la construction en studio ; vous allumerez encore une lampe pour contrer ces ombres. […] Autre chose dont il faut se souvenir : les lumières doivent être éteintes et rallumées avant pour qu’elle brillent bien durant la prise de vue562. »

De même que des procédés techniques de développement :

« Le teintage a été abandonné par la plupart des studios pour la base colorée, ce qui est mieux. Avant le film était passé à travers de la teinture après qu’il ait été lavé (l’eau était aspirée par un aspirateur afin que la teinture ne soit pas diluée). Plus important encore sont les procédés de’ matting’ et ‘duping’, qui causaient des dommages aux émulsions argentiques et à la celluloïd. […] Après qu’un certain nombre de copies ont été tirées d’un négatif, la base est éraflée, et le ‘matting’ a été introduit comme remède. La base est matifiée de manière à ce que tout développement soit fait comme à travers une lentille […] La celluloïd positive est souvent contretypée pour faire des négatifs. ‘Contretyper’ le négatif d’un positif, implique la perte des demi-tons, pourtant les films sont régulièrement contretypés pour le marché étranger563. »

Ainsi que pour les publicités reproduites dans Close Up, Blakeston décrit des procédés et des méthodes dont la contemporanéité technique enseigne tandis que l’ancienneté enrichit la culture technique cinématographique.

Close Up s’intéresse ensuite aux trucages. La série d’articles de Sika564 établit un précis technique des procédés de trucage et les différencie des outils techniques dramatiques :

« Il faut faire, techniquement parlant, une distinction entre les moyens d’investigation ou ‘d’expression’ tels que angles de vue, surimpressions, accélérés et ralentis d’une part et les truquages proprement dits d’autre part565. »

562 « Here in a set. You want to light it for an ordinary straight daylight shot. Place 1 lamp anywhere in front o f the set outside the range of the camera. Immediately you will notice the heavy shadow that tells its tale of studio construction; therefore you will want a lamp to counteract the shadows of the first. […] Another thing to remember is that the lights must be switched off and on before a scene so that they burn birghtly during the take. » [Nous traduisons], Oswell Blakeston, « From A Work In Progress Through A Blue Glass », Close Up, vol.1 n°6, décembre 1927, pp.43-45. 563 « Tinting has been abandoned by most studios for colored base, which is more even. In the old days the film was run through the dye after it had been washed (the water was sucked out by a vacuum in order that the dye should not be diluted). Far more important are the processes of ‘matting’ and ‘duping’, resorted to because of flaws in the silver emulsion and celluloid system. […] After a certain number of copy has been taken from a negative the base becomes scratched, and ‘matting’ has been introduced as a remedy. The base is rubbed matt so that any furhter printing is done, as it were, through round glass. […] Positive celluloid is often duped to make a negative. ‘Duping’ the making of a negative from a positive, implies the loss of half tones, yet films are regularly dupped for the foreign market. » [Nous traduisons], Oswell Blakestone, « Progress », Close Up, vol. 3 n°3, septembre 1928, p.31. 564 Close Up, vol. 2 n°2, février1928 ; Close Up, vol. 2 n°3, mars 1928. 565 Sika, « Des Trucages », Close Up, vol. 2 n°8, février 1928, p.52.

302 Sika divise les trucages en trois catégories : photochimique, « l’obtention d’effets de nuit en plein jour avec de la pellicule panchromatique et un écran rouge », photomécanique, « obtenus par combinaison de deux ou plusieurs négatifs distincts » et mécanique « reposant sur une illusion d’optique indépendante de la pellicule et enregistrée directement par l’appareil de prise de vues566 » et décrit le processus technique de chaque catégorie. Il a également pour objectif l’enseignement de la déduction technique :

« Aussi allons-nous chercher dans cet article à donner à nos lecteurs - ou à ceux qui ne l’auraient pas encore – ce sens de la déduction, ce bon sens technique, qui permet mieux que mille recettes de trouver un moyen possible de réaliser tel ou tel trucage vu dans un film, sans que ce soit forcément celui qui a été réellement employé par le réalisateur567. »

La série établit autant un précis technique des trucages qu’une capacité de déduction, d’analyse et de reproduction. L’explication des trucages affermit la connaissance et la capacité technique de l’amateur. Dans Close Up, la reproduction des photogrammes exemplifie de telles techniques. Par exemple, les photogrammes de L’Étoile de mer démontrent l’achèvement formel obtenu par des transformations optiques opérées durant la prise de vue. Les processus techniques ne sont pas précisés en accompagnement des images mais l’exemplarité formelle incite le lecteur à l’ingéniosité et à user de son intuition technique.

D’autre part, Bovier rappelle par la citation d’un article de Watson « An Amateur Studio Picture » [Un Film de studio amateur], paru en 1928, que le trucage représente une technique fréquemment orientée vers l’amateur :

« Watson fait l’apologie du trucage, de l’artifice et de l’illusion, qu’il dit trouver à foison dans le cinéma hollywoodien. Ainsi, dans un article paru en 1928568 alors qu’il travaille à la réalisation de La Chute de la maison Usher il recommande l’usage de trucages auxquels il a massivement recours dans le film569. »

D’autres réalisateurs et techniciens proposent à la même période des explications techniques aux amateurs afin de reproduire des trucages. Le trucage se perçoit comme une technique plus aisément reproductible par l’amateur que d’autres processus, car la prouesse technique du trucage est perçue comme ludique. La ludicité s’oppose alors aux autres outils

566 Sika, « Des Trucages », Close Up, vol. 2 n°8, ibid.. 567 Sika, « Des Trucages », Close Up, vol. 2 n°8, ibid. 568 James S., Watson « An Amateur Studio Picture » in Transactions of the Society for Motion Picture Engineers, vol 12 n°33 avril 1928 cité par Lisa Cartwright in Jan-Christopher, Horak, The First American Film Avant-garde 1919-1945, Madison, The University of Wisconsin Press, 1995, p.167. 569 François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, op.cit. ; p.195.

303 que cite Sika, la surimpression, l’accéléré ou le ralenti, qui correspondent à des dynamiques de montage et dont les prouesses se font plus subtiles, non reproductibles. Aussi, Hellmund- Waldow décrit-il l’approche du montage d’Aleksandr Room en tant que technique :

« Room est un homme à part, tout à fait à part : sa technique est dérivée d’une nouvelle conception de l’art cinématographique, art dans le sens qui accorde une valeur fondamentale à une certaine sérénité rythmique et à la fréquente répétition de pauses570. »

Les spécificités techniques du montage de Room apparaissent comme des éléments formels à la fois structurels et stylistiques. De telles spécificités ne peuvent être reproduites par l’amateur et, donc, intégrer un traité technique à destination du grand public.

Close Up assemble ainsi un manuel technique à destination de l’amateur et des clubs. Les publicités et carnets techniques soumettent des équipements adéquats, cherchent à aguerrir les connaissances et la pratique, particulièrement, développée à travers le ludisme du trucage. Close Up prend une position didactique pratique orientée vers la technique et la prise de connaissance du domaine cinématographique, de ses infrastructures et processus culturels comme outils. Le regard se tourne vers le spectateur en tant qu’amateur actif, et lui donne une place privilégiée d’agent créateur.

III. B. 2) Éducation critique du regard

Ainsi, la didactique de Close Up revendique la critique et l’éducation. L’éducation constitue autant un domaine de réflexion récurrent de la revue, à travers des articles sur les applications spécifiques et les possibilités éducatives du film scolaire, scientifique ou de prévention publique, comme forme informative et outil d’apprentissage. L’ambition de Close Up ressemble alors à celle de la Volksverband qui prend “pour mission de rassembler ces masses de spectateurs, de les éduquer aux perceptions critiques571.”

Organisation institutionnelle et recherche formelle s’étayent dans la formation du regard critique. Sociétés de films, revues etc. affirment leurs prises de position didactique et assemblent des méthodes critiques pour les spectateurs et amateurs. Macpherson décrit sa conception d’une démarche critique dans l’éditorial de décembre 1929 :

570 « Room is a man apart, altogether apart : his technique is derived from a new conception of cinematographic art in the sensé that it accords a fundamental value to a certain serenity of rhythm and the fréquent repetition of pauses. » [Nous traduisons] Hellmund-Waldow, « An Interview With Room », Close Up, vol.3 n°1, juillet 1928, p.11. 571 “On account of this the People’s Association for Film Art has the mission of collecting together these wide masses of cinemagoers and to educate them into critical perceptions.“[Nous traduisons], Rudolf Schwartzkopf, “Volksverband Für Filmkunst. Our Goal and Our Way”, Close Up, vol.2, n°5, op.cit. ; p.72.

304 « Il y a la théorie qui construit la théorie. Et la théorie qui excède la théorie. Souvenez- vous que votre théorie est plus valide, de plus grande valeur pour vous que celle que vous pouvez emprunter. Souvenez-vous, l’action vint en premier, la théorie ensuite. Il y avait plus d’unité dans La Mère que dans La Fin de Saint-Pétersbourg et plus d’unité dans La Fin de Saint-Pétersbourg que dans Tempête sur l’Asie. La théorie a évoluée en un mécanisme plus sûr, mais quelque chose s’est perdu. Même la compréhension a été jusqu’à un certain point perdue. La tendance à l’attention, à la préciosité. Le grand coup de balai fut finalement conscient de certaines conventions, conservant des habitudes approuvées. Je ne dis pas, n’ayez pas de théorie. Monsieur Potamkin a raison d’insister sur la source. Sachez où est votre source, comprenez les ressources de votre expérience. Souvenez-vous que le seul vrai kino-eye est votre propre œil. Ce qu’il voit est votre cinéma. Construisez le cinéma comme vision, votre propre vision, et vous construirez quelque chose qui en vaille la peine572. »

Macpherson définit une attitude critique singulière et originale dirigée vers l’amateur. Il convoque la théorie du Kino-Eye de Vertov573 dont la régénération de la vision cinématographique du point de vue du dispositif mécanique et technologique vise la naissance d’un nouveau spectateur dans un monde nouveau. Les outils critiques mis à disposition par la revue se comprennent alors comme la source. Macpherson, quant à lui, introduit le schème critique de Close Up selon la singularité subjective. Cependant, les lignes critiques établies par Close Up procède d’un paradoxe car elles aiguillent le regard critique à travers sa formation. La didactique critique de Close Up s’envisage comme dialogue entre la création d’un modèle collectif de pratiques cinéphiles et la singularité d’un point de vue critique inaliénable.

III. B. 2. a) Le Film éducatif

Le film pédagogique occupe une place récurrente dans les articles comme des chroniques qui constituent des relais informatifs sur de tels films574. L’image

572 « There is the theory that builds theory. And the theory that explodes theory. Remember your theory is more valid, more valuable to you than any you can borrow. Remember, action came first, theory afterwards. There was more unity to Mother than to The End of St Petersburg and more unity to the End of St Pet than to Storm Over Asia. Theory had evolved a surer mechanism, but something had been lost. Even understanding had to some extent been lost. The tendency pointed toward watchfulness, towards preciousness. The bigger sweep was finally mindful of some convention keeping approved pattern. I do not say do not have theory. Mr Potamkin is right to insist on source. Know where your source is, realise the uses of your experience. Remember the only real Kino-eye is your own eye. What it sees is your cinema. Build cinema as vision, your own vision, and you will build something worthwhile. » [Nous traduisons], Kenneth Macpherson, « As Is », Close Up, vol.5 n°6 décembre 1929, p.454. 573 « The mechanical eye – the film-camera refusing to use the human eye as a crib, repelled and attracted by motions, gropes about in the chaos of visual events for the path for its own motion or oscillation, and experiments by stretching time, breaking up its motions, or, vice versa, absorbing' time into itself, swallowing up the years, thereby schematizing prolonged processes which are inaccessible to the normal eye », [Nous traduisons], Dziga Vertov, « Film Directors A Revolution », Lef, vol.3, in Ben Brewster (trad.), Documents From Lef, op.cit. ; p.142 574 Par exemple, le numéro de Close Up, vol.2 n°1, janvier 1928 annonce un film éducationnel allemand First Aid in Accident de la Société de secours maritime allemande.

305 cinématographique est alors prise en charge en tant qu’outil éducatif soutenant des enjeux sociologiques, esthétiques et critiques. La fascination qu’exerce le dispositif cinématographique entraine à penser celui-ci au service de l’innovation, d’une éducation populaire et scolaire et au sein d’une refonte du regard moderne. Close Up se penche dans un premier temps sur les films d’éducation sanitaires et scientifiques. La revue se fait en particulier le relai des pratiques dispensées par les institutions soviétiques, que Macpherson institue en exemple :

« La Russie utilise maintenant la caméra et en use pour éduquer son peuple, pour lui faire voir intelligemment, pour lui faire comprendre, pour réfuter les erreurs médiévales sur lesquelles les civilisations sont bâties et se brisent575. »

L’exemple à suivre correspond à l’utilisation du film comme approfondissement et pollinisation de la connaissance. Les spécificités et les innovations du modèle soviétique sont détaillées par Ray dans « Kultur-Film » :

« Le film lui-même a été montré au travers de la Russie dans les grandes villes comme dans les villages reculés en tant que ressource d’un programme éducatif pour faire de la recherche scientifique moderne une part de la connaissance de tout un chacun576. »

La mobilité et la propagation des films scientifiques et éducatifs du programme russe visent ainsi à toucher le plus grand nombre et élever le niveau du savoir général. Ray décrit ensuite les infrastructures de projection des films éducatifs et scientifiques :

« Il a aussi été compris que la valeur éducative du cinéma peut être grandement augmentée si elle est associée à des organisations complémentaires dans un but d’instruction, d’explication et d’étude. À Moscou, Leningrad et Odessa par exemple, des salles de cinéma éducatives spéciales ont été organisées, équipées de bibliothèques, de salles de lectures et de foyers, et il est prévu d’en ouvre bien plus dans les quelques années à venir. […] Des expositions sont également organisées en connexion avec certains films. En relation avec le Cuirassé Potemkine une exposition spéciale a été organisée dans le foyer consacré aux évènements de l’année 1905 et dans la salle de lecture, des écrits historiques ou sociaux en lien avec cette période sont mis à disposition. En relation avec

575 « Russia is now using the camera and using it to educate its people, to make them see sensibly, to make them understand, to refute the mediaeval falsehoods on which civilizations are built and broken. » [Nous traduisons] Kenneth Macpherson, « As Is », Close Up, vol.1 n°6, décembre 1927, p.10. 576 « The film itself has been shown throughout Russia in large towns and out-of-the-way villages as part of an educational programme to make modern scientific research a part of everyone’s knowledge. » [Nous traduisons] Kenneth MacPherson, « Six Russian Films », Close Up, vol.3 n°4, octobre 1928.

306 le film Les Ennemis invisibles de l’homme un microscope est disponible […] et en lien avec les films géologiques et botaniques des excursions spéciales sont organisées577. »

La projection se poursuit dans les autres salles du théâtre, voire à l’extérieur, sous d’autres formes, qu’elles soient exposition, documentation ou expérience susceptible d’élargir et approfondir les propositions filmiques. Le dispositif de diffusion et de monstration soviétique prend valeur d’exemple car il créée des cadres innovants afin de pérenniser le savoir. Face au modèle soviétique, Close Up se penche sur les productions européennes. Macpherson ouvre le numéro étudié par l’étude de certaines d’entre elles :

« Il y a eu un nombre de films de santé publique réalisés et projetés récemment, c’est-à- dire des films fais afin d’avertir contre la maladie, l’infection interne, la tuberculose etc. et des films de culture physique et de physiologie. Quelques uns se sont montrés de grandes valeurs. D’autres, et parmi eux les plus montrés, sont malheureusement insatisfaisant sinon vraiment dangereux. Récemment un film conçu comme une prévention et un guide contre les maladies vénériennes a été projeté dans différents pays européens. Ce film constituait majoritairement une collection d’exemples repoussants de formes avancées de syphilis et de gonorrhée. Les exemples été montrés avant et après infection578.”

La forme du montage pose problème car elle instaure un hiatus qui entrave le savoir :

« D’exposer une horreur après l’autre ne peut évidemment avoir aucune fin constructive, et doit faire implicitement du mal. […] Pas un seul de ces films ne cherche à transmettre le savoir. Aucun d’entre eux ne dit simplement que cela n’est pas à moitié aussi dangereux et mauvais qu’il n’y paraît, et peut être éradiqué avec une aisance et une certitude comparables si on ne le laisse pas se développer. Aucun d’entre eux ne détaillent les précautions qui pourraient aider à stopper l’infection là où le risque est suspecté. Quelle est leur utilité alors ? Les adultes savent à quoi s’en tenir, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas besoin qu’on leur dise qu’il y a des risques. Ce dont ils ont

577 « It has also been realized that the educational value of the cinema can be greatly enhanced if it is associated with complementary organisations for the purpose of instruction, explanation and study. In Moscow, Leningrad and Odessa for example, special educational cinema theatres have been organised, equipped with Library, Reading room and foyer, and it is planned to open many more in the next few years. […] Exhibitions are also organized in connection with certain films. In connection with the great Potemkin film a special exhibition is organized in the foyer consecrated to the events of the year 1905 and in the Reading room, social and historical literature connected with this period are provided. In connection with he the film Invisible Enemies of Man a microscope is available […] and in connection with geological and botanical films special excursions are organized. […] L.M. Sukharevsky also gives an interesting account of the use of cinema in Russia for purposes of scientific and technical research. » [Nous traduisons] Winifred Ray, « Kultur-Film. The Scientific-Educational Film », in Close Up, vol.5 n°1, juillet 1929, pp.54-55. 578 « There has been a number of health films recently shown and made, that is to say, films intended to warn against illness, internal disease, tuberculosis, etc. and films of physical culture and physiology. Some of these have been of great value. Others, and among them the more generally exhibited ones, are unfortunately unsatisfactory if not actually dangerous. Recently a film intended as a warning and guide in respect of venereal diseases was shown in several countries in Europe. This film was mainly a collection of loathing examples of advanced forms of syphilis and gonorrhea. Examples were seen before and after infection.” [Nous traduisons] Kenneth Macpherson, “As Is”, Close Up, vol.2 n°5, op.cit.; p.3.

307 besoin c’est de l’instruction simple et directe […] Montrez le progrès de la cure en diagramme et non celui d’une infection négligée. La première rassurerait l’esprit, la seconde la traumatise579. »

Le manque d’explications, non de détails, ainsi que les ellipses et les juxtapositions du montage filmique exposent et insistent mais n’informent ni n’enseignent. La brutalité de l’image décontextualisée, ici dans le parcours de soins et de préventions, dévie l’instruction et constitue une initiative contre-productive. En revanche, pour Macpherson le modèle soviétique propose des formes adéquates, « d’excellents films de la sorte : directs, constructifs et non sentimentaux580 », intégrées dans cadres cognitifs, pratiques et documentaires qui favorisent le savoir. Macpherson oppose donc les deux démarches didactiques, formelles et structurelles : un montage cohérent compris au sein d’un processus cognitif où le spectateur s’approprie les éléments du savoir, contre un montage elliptique et impressif dont la projection impose autoritairement des connaissances et constitue donc une mésinformation. Il développe par la suite le rôle éducatif du film :

« C’est bien dommage car là se trouve indubitablement un moyen de présenter des principes de physiologie, sexe, hygiène, qui proprement utilisés pourraient aisément détruire la conspiration du silence dont ces questions ont été entourées. Il a déjà été suggéré dans Close Up que par l’utilisation du film toutes les questions vitales de croissance et de développement de l’esprit et du corps devraient être enseignées dans les écoles, débutant là où tout livre scolaire commencerait, avec des faits simples ABC pour enfants, et progressant leçon par leçon vers un savoir profond et enrichissant581. »

Macpherson établit le lien entre les films pédagogiques sanitaire et scolaire, indique la vision des rédacteurs de Close up quant à une didactique filmique efficiente : un processus d’apprentissage par épellation progressive et linéaire. Compte tenu de la remarque précédente, le montage filmique prend en charge la direction de l’enseignement et se rapproche des processus soviétiques.

579 “To blatantly show one horror on top of another can clearly achieve no constructive end, and must do untold harm. Not one of these films aims at giving knowledge. Not one of them says fairly this thing is not half as bad and dangerous as it is made out to be, and can be eradicated with comparative ease and certainty if you don’t let it go on.” No one of them details the precautions, which would help to stop infection where risk was suspected. Then what is the use of them? Adults know where they are in these matters; that is to say they di nit need to be told that there are risks. What they need is instruction, simple and go to the point. show the process of the cure diagrammatically not the process of a neglected infection. The former would reassure the mind, the latter shocks it.” [Nous traduisons], Kenneth Macpherson, “As Is”, Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.7. 580 “Russia has a number of excellent films of this description: straightforward, constructive and unsentimental.” [Nous traduisons], Kenneth Macpherson, “As Is”, Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; p.9. 581 “It is a great pity because here is undoubtedly a means to present the principles of physiology, sex, hygiene, which rightfully used could easily break down the conspiracy of silence with which these matters have been surrounded. It has already been suggested in Close Up that with the use of film all vital matters of growth and development of mind and body could be taught in schools, beginning as any textbook primer would begin, with simple ABC facts for children, and advancing lesson by lesson to good, sound, level-headed knowledge.” [Nous traduisons] Kenneth Macpherson, “As Is”, Close Up, vol.2 n°5, ibid.

308 L’approche du film pédagogique scolaire ou infantile constitue, à la suite du film sanitaire et scientifique, une dimension récurrente de l’approche du film éducatif. En la 582 matière, Close Up conjoint différents points de vue . Les dissensions de ces voix exercent une fonction critique. Si les rédacteurs en chef et leur proche collaboratrice Richardson portent un regard positif sur les possibilités de la didactique filmique scolaire, ils incluent néanmoins dans le corpus des avis divergents, « qui, sans s’accorder entièrement à nos propres convictions, se penche néanmoins sur une part de la question éducative avec profondeur et pertinence583» tel celui de Barbara Low584 qui critique l’image cinématographique éducative en termes psychanalytiques se référant à la conception d’omnipotence inconditionnelle de Sandor Ferenczi585.

« L’affaire du cinéma est de résoudre tous les problèmes, répondre à toutes les questions et de donner la clef de toutes les portes fermées. La vraie vie est complexe, non sélective, bafouant souvent notre curiosité et sans considérations pour nos désirs ; les simplifications et les résolutions du film créent le fantasme selon lequel les souhaits du spectateur sont ou peuvent être assouvis, et, cela aide à maintenir son omnipotence et son narcissisme, menant à une attitude régressive : c’est-à-dire un retour à l’enfance en recherche de plaisirs avec ses désirs magiquement assouvis, puisque c’est toujours plus simple pour l’Ego de retracer des chemins qui ont déjà donnés du plaisir plutôt que de s’avancer dans des chemins inconnus qui demandent un effort. Mais ce dernier processus est vital pour le développement de l’enfant et à travers celui-ci seulement peut-il atteindre une maturité psychique586.»

Le montage pose problème d’un point de vue psycho-éducatif. Low envisage le problème cinématographique, son caractère et son emploi didactique, en tant que raccourci psychique qui élimine les difficultés et entrave donc le développement psychique. À l’inverse, Richardson attribue un rôle ludique à l’image au sein du processus inconscient d’obédience :

582 « While Bryher and Richardson viewed film as a potentially beneficial educational medium, Low's 'Mind-growth or Mind- mechanization?' is highly critical of the cinema and sceptical of its educational values » [Nous traduisons] Laura Marcus, James Donald, Anne Friedberg (éd.), Close Up 1927-1933. Cinema and Modernism, op.cit. , p.245. 583 « An interesting viewpoint, which, though not altogether in accordance with our own beliefs, yet states one side of the Educational question with thoroughness and insight. » [Nous traduisons] Barbara Low, « Mind-growth or Mind- mechanization? The Cinema in Education », Close Up, vol.1 no. 3, Septembre 1927, p. 49. 584 Barbara Low, psychanalyste anglaise freudienne. Barbara Low, The Unconscious in Action: Its Influence upon Education, London, University of London Press, 1928. 585 Sandor Ferenczi, Philippe Garnier, Judith Dupont (trad.), Psychanalyse. Œuvres Complètes 1908-1933. Tomes I-IV, Paris, Payot, 1990. 586 “The Cinema’s business is to give a solution to all problems, an answer to all questions, and a key to every locked door. Real life is complex, unselective, often baffling to our curiosity and regardless of our desires; the Film’s simplifications and problem-solving creates the fantasy that the spectator’s wishes are or can be, fulfilled, and this helps to maintain his omnipotence and narcissism, leading to a regressive attitude: That Is to say a return to the pleasure-seeking infancy with its magically fulfilled desires, since it is always easier for the Ego to retread down paths which have already yielded pleasure than to go forward on paths yet untried and calling for effort. But this latter process is essential to the child’s development and through it alone can he attain mental maturity.” [Nous traduisons] Barbara Low, « Mind-growth or Mind- mechanization? The Cinema in Education », Close Up, vol.1 no. 3, op.cit., p. 50.

309 « Une grande, peut-être la plus grande part de l‘éducation est inconsciente, son véhicule est une jubilation irresponsable, pleine et entière à collaborer587. »

Un rôle que développe le caractère direct et implicite du dispositif filmique :

« Et l’impulsion déclenchée par le film se trouve précisément là, dans sa proximité directe, de manière à ce qu’il puisse établir une collaboration, indépendante des médiums d’adultes qui peuvent si facilement en menant l’exposition trop loin, inhiber, ou du moins retarder chez l’enfant le désir naturel d’explorer par lui-même. L’interprétation devrait être, tant que possible implicite588. »

Les mêmes dimensions réapparaissent dans « Films For Children » :

« Les psychologues ont de façon tout à fait justifiée décrié l’horreur et jeté le discrédit sur la manière dont le film de ‘nature’ commun tend à décrire les procédés naturels par une irréalité et une prestesse que le manque d’expérience de l’enfant l’empêche de corriger. […] Mais dans le film pour enfant adéquat, distinct du film d’instruction, les sous-titres devraient être réduits au minimum et devraient rester impersonnel, évitant l’intrusion et le commentaire fleuve589. »

Pour Richardson comme pour Bryher, le principe de montage insuffle seul l’implicite au processus didactique, ce qui le distingue des autres médiums. Le film permet non plus seulement d’exposer mais d’incorporer les images et leurs relations comme prémisses d’expériences. Les auteurs envisagent deux formes antithétiques d’acquiescement à l’image didactique : pour Low, le dispositif filmique flatte l’omnipotence inconditionnelle, déréalise et donc inhibe la construction personnelle, alors que pour Richardson l’image emplit son rôle de transmission à travers la notion de plaisir et amène l’esprit à explorer.

Bryher évoque d’autres dimensions de la didactique filmique dans « Films in Education. The Complex Of The Machine » [Films éducatifs. Le Complexe de la machine]. Elle propose de remplacer les professeurs par un projecteur avec la conviction de développer une méthodologie visuelle nécessaire à une meilleure appréhension du monde moderne et industriel en proie au changement. Les changements paradigmatiques d’apprentissage par la

587 « A large, perhaps the larger part of ‘education’ is unconscious, its vehicle a whole-hearted irresponsible collaborating enjoyment. » [Nous traduisons], Dorothy Richardson, « Continuous Performance : Films For Children », Close Up, vol.3 n°2, août 1928, p.22. 588 « And the pull of the film is just here, in its unsupplemented directness, in the way it can secure collaboration in independence of the grown-up medium who may so easily, by the business of exposition carried too far, inhibit, or at least retard, in the child, the natural desire to explore on its own account. Interpretation should be, as far as possible implicit. » [Nous traduisons] Dorothy Richardson, « Continuous Performance : Films For Children », Close Up, vol.3 n°2, op.cit. ; p.25. 589 « Psychologists have quite justifiably presented in horror and dismay at the way the average ‘nature’ film lends to the depicted natural processes an unatural smooth swiftness and unreality that the child’s lack of experience renders it unable to correct. […] But in the child’s film proper, as distinct from the instructional film, captions should be reduced to the minimum and should remain impersoanl, avoiding intrusion, running commentary» [Nous traduisons] Bryher, « Films For Children », Close Up, vol.3 n°2, ibid.

310 technique et l’accroissement de l’intelligence visuelle déjouent les catégorisations pédagogiques usuelles et motivent les facultés d’adaptation590. Une telle dimension se retrouve dans l’article de Marie Hollebecque, « Le Rôle des images dans l’éducation scolaire. La Part du cinéma », publié par L’Esprit nouveau en 1927 :

« Pour la première fois, l’enfant devra constater que, dans la nature, toutes les choses sont enchaînées et solidaires et que la pensée de l’homme ne les sépare que pour mieux en apercevoir le fonctionnement partiel. Les faits, qu’il étudie au cours de géographie, de sciences naturelles, de chimie, de dessin, d’instruction civique… le cinéma les lui montrera associés et synergiques, tels qu’ils se présentent dans la réalité, - comblant ainsi les lacunes inhérentes à un enseignement, qui, jusqu’à ce jour, est demeuré en tous points analytiques591. »

Les termes employés par Hollebecque résonnent avec ceux de Bryher car les qualités didactiques cinématographiques accélèrent l’apprentissage, l’appréhension et l’adaptation, pallient aux manques de l’enseignement traditionnel en opposant la démonstration synergique du film à l’analyse. Le montage constitue une synthèse analytique dont le raccourci accélère la compréhension. Au contraire, pour Low la synthèse effectuée par le montage aggrave les distorsions :

« Cette critique tient bon, même si à un degré bien moindre, pour les films sur la nature, géographiques et les films illustrant des processus mécaniques. Une petite investigation, récemment menée auprès d’écoliers de différents types et d’âges variant entre huit et douze ans, a révélée de manière intéressante que la capacité de l’enfant à la distorsion : soixante-dix pourcent des enfants croyaient que des processus tels que le développement de l’œuf en poule, du fœtus en poisson, de la perle dans l’huître, de la nidification etc. prenaient juste le même temps que dans le film, même si chaque étape du processus était expliquée. Et cela est inévitable puisque le film, opérant dans un univers mécanique, remplit les trous, adoucit les angles et présente les lieux comme les personnes de la façon la plus nette ; il en résulte un manque de contact émotionnel à la fois pour la production et le spectateur592. »

Le niveau d’analyse est devancé, préformé. La didactique de l’image procède, selon l’avis général, d’une immersion et d’une direction du jugement autant que de l’analyse ; seuls

590 Bryher, « Films In Education. The Complex Of The Machine », Close Up, vol.1 n°2, août 1927. 591 Marie Hollebecque, « Le Rôle des images dans l’éducation scolaire », L’Esprit nouveau, n°19, op.cit. p. 1927. 592 “And this criticism holds good, though to a far less degree, in nature films, geographical films, and films illustrating mechanical processes. A small investigation recently carried out among school children of different types, and of ages varying from eight to twelve, revealed interestingly the child’s capacity for distortion: seventy percent of the children believed that such processes as the development of the chick from the egg, of the fish from the spawn, of the pearl within the oyster, of nest-building and so forth, took just the time which elapsed in the showing of the films, even though each step in the process was elaborated. And this is inevitable since film, operating in a mechanical universe, fills the gaps, rounds all corners, and presents persons and events in the neatest way; as a result there is a lack of emotional contact both in the production and the spectator.” [Nous traduisons] Barbara Low, « Mind-growth or Mind-mechanization? The Cinema in Education », Close Up, vol.1 no. 3, op.cit., p. 51.

311 différent les impacts cognitifs et psychologiques. Parmi les inconvénients ou diffultés que cinéma se doit de surmonter : l’utilisation du montage filmique engage un complexe travail sur les durées et les vitesses dans le dispositif pour que les processus demeurent compréhensibles ; l’immersion conjointe à l’implicite, selon Richardson, et les possibles imbroglios temporels psychiques selon Low.

La conception centrale de la didactique filmique abordée par Bryher introduit une dimension essentielle de Close Up : la mise en place d’une méthodologie ludique grâce à des moyens filmiques techniques et formels qui stimulent l’intelligence. Dès 1925, Bryher écrit A Picture Geography For Children. Puis, dans le numéro d’août 1928, elle dresse un corpus détaillé de films pour enfants dont la plupart sont à caractère géographique ou religieux :

Moana (1926), Chang (1927), Le Roi des rois (1927), Tiergang in Abyssinien (1926), Kraft und Schönheit (1925), Sous les cieux arctiques (1925), Fils des montagnes (1926), et enfin La Mère (1926) et Voyage au Congo (1927) :

« Il serait bien que les enfants réalisent que l’Afrique est un territoire de civilisations complexes […] La Mère – Peut-être le film le plus religieux réalisé jusqu’à présent. Il est révolutionnaire d’esprit : il est universel593. »

Selon Bryher, les qualités significatives du film éducatif correspondent donc à des dimensions d’altérité et d’universalité par la géographie et la spiritualité. La constitution d’un corpus axé sur ces thèmes et formes particuliers, altérité et universalité, forme un cadre didactique. Close Up prend ainsi une posture didactique active afin de guider l’approche méthodologique. Une telle posture évoque l’article « Le Film comme Pédagogue » d’Adolf Behne, dans lequel celui-ci écrit en1928 :

« Nous ne reconnaissons pas le talent éducatif du film dans le soi-disant ‘film pédagogique,’ qui parfois est simple et ennuyeux, mais dans la technologie cinématographique, en tant que nouvelle méthode génératrice d’images, qui s’applique même là où le sujet est tout à fait non pédagogique [...]. C’est notre conviction que l’image, avec quelques autres fonctions qu’elle doit remplir, a toujours la fonction biologique de cultiver et parfaire l’œil. [...] L’image dessine des associations, non par imagination, désirs, leçons humaines, mais par sa sensibilité optique - qui est un peu plus que l’œil. Il est assez clair que regarder une image n’est pas une fonction oculo-mécanique à des fins de reconnaissance, mais un jeu productif entre l’œil et l’image. La

593 « it will be well for all concerned if children realise that Africa is a land of complex civilisations and not a strip of sand where ignorant natives run from the white man in terror. Mother – Perhaps the most religious film yet made. It is not revolutionary in spirit: it is universal » [Nous traduisons] Bryher, « Films For Children », Close Up, vol.3 n°2 op.cit.

312 sensibilité optique, à travers ses propres développements, crée elle-même de nouveaux mondes de visibilité594. »

Behne envisage la pédagogie du film comme biotechnique : un montage par associations optiques ludiques qui forment l’esprit à ouvrir son appréhension de l’altérité. Une telle conception se place en écho avec la dimension techno-ludique et l’ouverture sur l’altérité envisagées par Richardson et surtout Bryher.

Qu’en est-il à présent de la didactique dans sa dimension formelle ? Hollebecque lie technique et forme en observant les propriétés du montage :

« Par le jeu des procédés techniques particuliers au cinéma : vues simultanées, gros plans, fondus enchaînés etc. il est même possible de montrer plus que ne le permet l’observation directe : l’objet ou le phénomène isolé, amplifié, détaillé, et les rapports qui le lient aux objets ou aux phénomènes voisins595. »

Le montage et l’ensemble des moyens filmiques enrichissent l’analyse et en deviennent des outils de perfectionnement. En 1928, Hugues Besson écrit dans Le Rapport général sur l’emploi du cinématographe dans les différentes branches de l’enseignement :

« L’impact positif du cinéma sur l’éducation intellectuelle et morale des enfants. […] un instrument de démonstration et d’analyse merveilleux. […] des paysages, des scènes de nature, des œuvres d’art qui peuvent développer les sensibilités esthétiques des élèves596. »

Besson opère ainsi une articulation comparable à celle de Hollebecque entre la technologie du montage comme démonstration et sa dimension stylistique, comme ressource de culture visuelle. Les formes créées par le dispositif cinématographique constituent à la fois des outils d’analyse et des propositions esthétiques. Dans le numéro cinq de Close Up, une telle conception est développée par Hughes Mearns avec l’article « Critical Youth » :

594 « Wir erkennen das erziehende Talent des Films nicht im sogenannten ‘pädagogischen Film,’ der manchmal nur artig und langweilig ist, sondern in der Technik des Films, in seiner bildschaffenden neuen Methode, die er auch dort anwendet, wo das Thema vielleicht ganz unpädagogisch ist... und das heißt manchmal nur: aufrichtig und vorurteilslos. Es ist unsere Überzeugung, das Bild mit manchen anderen Funktionen, die es zu erfüllen hatte, immer auch und nicht zuletzt die biologische Funktion der Verfeinerung und Vervollkommenung des Auges hatte. Die Einkleidung des Bildes, die ja von der Kunstgeschichte meist noch als ‘das Bild’ angesehen wird, hat es mit bürgerlichen, kirchlichen, höfischen Ansprüchen zu tun. [...] Es [das Bild] geht eine Bindung ein nicht mit den Vorstellungen, Wünschen, Lehren des Menschen, sondern mit seinem optischen Sinn, der etwas mehr ist als einfach das Auge. Denn es ist ja deutlich genug, daß es sich beim Betrachten eines Bildes, nicht um die mechanische Augen- Funktion zum Kenntnisnehmen handelt, sondern um ein Spiel des produktiv gestimmten Auges mit dem Bilde. Indem sich der optische Sinn entwickelt, schafft er sich neue Welten der Sichtbarkeit.” » [Nous traduisons] Adolf Behne, « Der Film als Pädagoge » in Das Neue Frankfurt, vol.2 n°11-12, 1928. 595 Marie Hollebecque, « Le Rôle des images dans l’éducation scolaire. La Part du cinéma », L’Esprit nouveau, n°19, p.1926 596 Hugues Besson, Rapport général sur l’emploi du Cinématographe dans les différentes branches de l’enseignement, Paris, 1920, pp.400-402.

313 “Mon intérêt, cependant, se situe dans l’utilisation jusqu’à présent impensée de l’image animée dans les écoles comme moyens pour entraîner l’esprit critique au travail de jugement et de discernement. […] Une expérience graduelle de films meilleurs, sous bonne vigilance, mène à de meilleurs standards critiques dans la nouvelle génération […] Nous pensions l’éducation comme instruction : je présente ici la nouvelle conception d’éducation comme expérience. Que l’instruction d’hier ait été largement, si ce n’est totalement, un enseignement d’information ou d’aptitudes fondées sur l’information; je propose d’utiliser une part du temps éducatif à vivre, à expérimenter les approbations, à goûter des plaisir s; et je présuppose qu’une telle aventure ne doit pas être simplement hasardeuse ou fortuite, mais qu’elle doit être si adroitement dirigée que, d’expérience en expérience, le meilleur doit se voir donner une position empathique et qu’il doit, avec persistance mais discrétion, s’insinuer dans la vie des jeunes597.”

Mearns distingue l’information, au sens du déjà donné, de la didactique. Ne pas imposer le savoir mais l’expérimenter et l’éprouver afin qu’il tienne la distance et s’insinue dans l’esprit. Le film devient outil critique car il exerce la vue : l’image et le montage filmiques, en tant que forme et technologie, se montrent capables d’élaborer une didactique expérimentale et une culture par le visuel. Au fur et à mesure des numéros de Close Up, les rédacteurs en chef mettent en place des choix spécifiques de corpus visuel et textuel vers une didactique visuelle critique adressée aux lecteurs qui, même si désormais elle a migré de l’argentique vers le numérique, n’a rien perdu de sa pertinence.

III. B. 2. b) Le Réalisme selon Close Up

De façon privilégiée, la réflexion sur une didactique visuelle et sa conceptualisation se développent à travers la notion de réalisme. L’enjeu de la caractérisation du réalisme peut se comprendre au sein du récit, transmis par Macpherson à H.D., de la projection de Foothills (1928) entre 1928 et 1929 :

« [Pabst] a adoré le chaton [H.D.] et dit à quel point H.D. est FORTE ‘c’est incroyable, quelle force, quel pouvoir, quelle densité’. Et ce qu’il a vraiment apprécié à propos du film était

597 “My interest, however, lies in the yet unthought-of use of the moving picture in the schools as a means of training criticism in dramatic judgment and taste. […] Will a graduated experience with better and better pictures, under watchful guidance of course lead to better standards of criticism in the growing generation. […]“We have been thinking of education as instruction: I present here the newer conception of education as experience. And that instruction of the past has been largely, if not wholly, a teaching of information, or of skills that depend upon information; I am proposing to give a part of the time of education to living, to an adventure in approvals, to a tasting of pleasures; and I am presupposing that such adventure shall not be haphazard of fortuitous merely, but that it shall be so adroitly directed that, as experience follows experience, the better shall be given its empathic position and that it shall be persistently but discreetly woven into young life.” [Nous traduisons] Hughes Mearnes, “Critical Youth”, Close Up, vol.2 n°5, op.cit. ; pp.14-21.

314 que tu as montré la parfaite futilité de la tradition d’Hollywood, que la beauté était quelque chose de bien différent598. »

Macpherson implique une tension entre force, densité et différence. Il s’agit de penser le réalisme pour déterminer les moyens filmiques qui donnent force et pertinence, différence et justesse à l’image. Pour sa part, H.D. questionne le réalisme cinématographique à travers l’étude de Dreyer et La Passion de Jeanne d’Arc, de Koulechov et Dura Lex599 ainsi que de Pabst, avec La Rue sans joie (1925) et Jeanne Ney (1927) – autant de films mis au travail dans le numéro cinq. Avec « Films russes », H.D. établit certains critères plastiques du réalisme cinématographique :

« Les Russes nous ont appris, par exemple, la fausseté de la ‘star’ comme stars et l’idiotie du rideau peint, le décor de studio élaboré et faux, la beauté de l’ombre et de la pluie et l’effet naturel général qui atteint la profondeur, la réalité et les hauteurs de l’art impressionniste à travers la naturalité600. »

De prime abord, à cet égard, les modèles de réalisation soviétique et occidentale se distinguent. Le premier recherche un réalisme fondé sur la naturalité des effets, le traitement des lumières et des ombres, des décors naturels. Au cours d’un entretien, Poudovkine détermine sa démarche réaliste en termes de mouvement :

« Il dépend seulement du réalisateur de reproduire une image vraie à l’écran ; la création d’un seul rythme qui persuade le spectateur et le garde à bout de souffle est, pour moi, le plus grand accomplissement de l’art cinématographique601. »

Le réalisme est ici un produit du montage. Room qualifie lui aussi sa démarche de réaliste et en précise les termes dans l’interview qu’il donne à Close Up en juillet 1928 :

« Seuls la passion et le sentiment ont droit d’entrée dans mes films et je ne me contente pas d’enregistrer les manifestations complètement superficielles de l’émotion mais je veux les saisir entièrement et de les montrer dans la vie quotidienne telles qu’elles sont. Je veux que ma caméra soit comme Roentgen, dont les rayons percent jusqu’au plus profond de notre être. Je veux

598 « He [Pabst] loved the Kitten [H.D.] and said how STRONG is H.D it is amazing, how strong, what power, how consistent. And what he really liked about the film was that you showed up the utter futility of the Hollywood tradition and that beauty was something quite different.», [Nous traduisons], Kenneth Macpherson « Lettre à H.D. sans dates 1928-1929 » in Box 12 fichier 415 « Série 1. Correspondance. Reçue. » « YCAL MSS24 » « H.D. Papers » Collection de Littérature américaine. Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University. 599 Koulechov n’est alors pas encore traduit. La première traduction anglaise de Poudovkine reprenant les théories de Koulechov se trouve dans Ivor Montagu, On Film Technique, Londres, Victor Gollancz, 1929. 600 « The Russian has taught us, for instance, the fallacy of the ‘star’ as stars and the idiocy of the painted drop curtain, the elaborate and false studio interior, the beauty of shadow and rain and général natural effect that achieves depth and reality and the heights of impressionistic artistry through naturalness. », H.D., « Russian Films », Close Up, vol.3 n°3, p.27. 601 « It depends on the director only to reproduce a real image on the screen; the creation of a single rhythm, which persuades the onlooker and keeps him breathless is, to me, the highest attainment of the art of the film” [Nous traduisons], Pudovkin in Hellmund-Waldow, “The End Of St Petersburg”, in Close Up, vol.2 n°4, avril 1928.

315 projeter sur l’écran la fondation même de l’homme afin que l’analyse de sensations déterminées, d’actes et de pensées soit traduite en images lumineuses602.»

Room pense le réalisme en tant qu’analyse des sensations ou émotions, sur le modèle des rayons X de Roentgen. Le réalisme conjoint analytique et poétique. Avec Room se résume la ligne de conceptualisation du réalisme par Close Up : de la technologie à la forme plastique jusqu’à la dimension psychique du réalisme.

L’ouverture d’« Expiation » retrace le chemin de H.D. jusqu’à la salle de projection :

« J’étais soudainement précipitée, après une course sinueuse autour d’un coin du lac de Genève, sur les pavés aux formes irrégulières de la Place Saint Francis de Lausanne. Puis, informée que la voiture ne pourrait poursuivre à cause des petites encoignures de la rue Saint Francis, je tombais, confuse et exaltée, devant une sorte de tunnel dimensionnel onirique. J’étais pressée, pour ainsi dire, entre des boutiques rutilantes presque trop apprêtées, avec des vitrines et des étals ; des oranges, des caisses de poireaux et des laitues sur le pavé ; de brillants volets verts. Étourdie et revitalisée par la course, je me suis engouffrée, vacillante, dans une petite rue zigzagante afin de comprendre exactement comment les ombres découpaient précisément ce bloc (et ce bloc-ci) en un parfait carré de pierre et une petite porte jusqu’à ce que je me trouve à l’entrée d’un cinéma minuscule, Le Palace de Lausanne. […] J’ai parcouru de bout en bout, manière de parler, l’émotion visuelle, la mémoire, la sensation visuelle faisant de cette rue et de chacune de ses petites gradations une sorte d’accordéon intellectuel duquel on joue des morceaux, le genre de choses qu’on tente d’écrire quelquefois (mais auquel on ne parvient jamais) après un rêve particulièrement poignant. Le soudain bain de soleil de la mi-mars était aussi responsable bien sûr de mon intoxication cérébrale de même que l’étaient les bottes de fleurs de printemps (la rue entière était absurde) ; le jaune et le bleu vous renvoyaient et faisaient riposter le gris et le jaune de la rue à travers cette insistance fébrile et anarchique de la brute réalité de la beauté603. »

602 « Passion and feeling alone, have right of entry into films and I am not content myself with registering the completely superficial manifestations of emotion but to seize them entirely and show them in everyday life as they really are. I want my camera to be like Roentgen, whose rays pierce through to the innermost of our being. I want to project on the screen the very foundation of man in order that the analysis of determinate sensations, of acts and thoughts, are translated into luminous images.», [Nous traduisons] Aleksandr Room, in Hellmund-Waldow, « An Interview : Aleksandr Room », Close Up, vol.3 n°1, juillet 1928, p.12. 603 “ I was precipitated suddenly after the sinuous run along the edge of lake Geneva, unto the cobbles of the formal irregularities of Saint Francis Square at Lausanne. Thence, informed that the car couldn’t take the little steep down-drop of the street of Saint Francis, I was tumbled out dazed and exulted at the head of a dimensional dream-tunnel. I was precipitated between so to speak, built-up and somewhat over-done little shops with windows and wares; oranges, box of leeks, lettuces on the pavement; bright green shutters. Dazed and re-vitalized by the run, I plunged down this little street, somewhat reeling, making jig-jag to find just how those shadows cut just that block (and that block) into perfect design of cobbled square and square little doorway till I found myself at the entrance of a slice of a theatre, the Palace of Lausanne. […] I ran up and down the scale, so to speak, of visual emotion, of memory, of visual sensation making that street and every one of its little graduations a sort of intellectual accordion from which to draw tunes, the sort of things one tries to put down sometimes (but never quite succeeds in doing) after a particularly poignant dream. It was of course too the sudden flood of mid-March sunlight that was responsible for my heady intoxication and a bunch of somewhat over-done (the whole street was preposterous) bundles of daubed-in spring flowers; yellow and blue made the grey and yellow of the street come-back at one, back-fire again at one in its hectic over-done insistence on the raw reality of beauty.” [Nous traduisons] H.D., “Expiation”, Close Up, vol.2 n°5, op.cit.; pp.38-39.

316 Semblable introduction à une analyse filmique se retrouve chez Bryher, qui contextualise elle aussi son expérience : « Cette après-midi humide en Suisse où je vis La Rue sans joie604. » H.D. décrit une sensibilité visuelle et émotive qui entrelace les qualités plastiques des compositions architecturales de la rue, des relations des couleurs, des dépôts d’ombres et de lumières à une activité introspective, superbement résumée par la formule d’accordéon intellectuel. H.D. perméabilise intériorité et extériorité, la causalité de la course et l’impression subjective, crée une porosité entre le domaine filmique et l’expérience du monde. L’environnement détermine l’énergie de l’analyse :

« Entrant finalement dans le cinéma, 'quand (Expiation) était entamé d’un tiers’, H.D. en tant que spectatrice suggère que son aperçu (l’acte de filmer imaginairement la 'gaie petite rue') était une précondition nécessaire pour comprendre les significations d’Expiation et les terres désolées qu’il prend pour décor. Il y a ainsi à la fois un contraste évident (le contraste déterminé et déterminant aux moyens duquel le 'montage' se compose) et une continuité significative entre l’ 'intérieur' et 'extérieur' du film. Racontant le film comme elle l’a vu – non pas du début à la fin, mais du milieu au milieu - H.D. floute les frontières entre film et vision605. »

H.D. infléchit ainsi la notion de réalisme vers l’expérience subjective concrète et dialectise les domaines filmique et psychique en une expérience visionnaire, un accroissement de la conscience fusionnant l’onirisme et le sensible. Transposant son exigence à d’autres films, la poétesse porte un regard ambivalent sur la Jeanne d’Arc de Dreyer « dont le réalisme brutal est un excès qui n’offre aucune vérité visionnaire606 ».

D’autre part, Macpherson considère le caractère polymorphe et subjectif du réalisme :

« Il y a assez d’abstraction pour l’esprit le plus abstrait dans tout film qui est véridique et reproduit la vie, ou la suggère. […] Car en quelque sorte ils sont si vrais qu’ils cessent d’être objectifs et deviennent des états d’esprit607. »

604 « The one wet dismal afternoon in Switzerland I went to Joyless Street.” [Nous traduisons] Bryher, « G.W.Pabst. A Survey », Close Up, vol.1 n°6, décembre 1927, p.58. 605« Finally entering the cinema, 'when Suhne (Expiation) was about one third over', H.D. as film-viewer suggests that her preview (the act of imaginatively filming, of producing as film, the 'gay little street') was a necessary precondition for understanding the meanings of Expiation and the badlands in which it is set. There is thus both a striking contrast (the determined and determinate contrast by means of which 'montage' is composed) and a significant continuity between what is 'inside' and 'outside' the film. Narrating the film as she saw it - not from beginning to end, but from middle to middle - H.D. blurs the borderlines between film and vision. » [Nous traduisons] Laura Marcus, James Donald, Anne Friedberg (éd.) Close

Up 1927-1933. Cinema and Modernism, Princeton University Press, 1998, p.97. 606 « She [H.D.] is admiring but critical of Dreyer's Joan of Arc, whose brutal realism is an excess which offers no visionary truth » [Nous traduisons] Laura Marcus, James Donald, Anne Friedberg (éd.) Close Up 1927-1933. Cinema and Modernism, ibid. 607 « But coming back to our point, there is abstraction enough for the most abstract mind in anyfilm that is true to life and reproduces life, or suggest life. […] Because somehow they are so true as to cease to be objective they become states of mind. » [Nous traduisons] Kenneth Macpherson, « As Is », Close Up, vol.2 n°8, février 1928, p.12.

317 La Rue sans joie et Jeanne Ney cristallisent le succès du réalisme psychique et intellectualiste608. Le corpus soviétique se concentre notamment sur Koulechov dont Dura Lex représente un traitement bouleversé et transgressif du psychisme. Les deux traitements, russes et allemands, ne sont pas antithétiques et s’intègrent au réalisme : soit l’intellectualisation, la description formelle et conceptuelle, soit l’exaltation du psychisme. Bryher écrit ainsi sur Pabst :

« Et je vis ce que j’avais cherché vain dans la littérature d’après-guerre, le portrait implacable de ce que la guerre inflige à la vie, la destruction de la beauté, du (comme il a été dit) conflit que la guerre intensifie entre ces émotions primaires, la faim et l’érotisme. […] Car je ne pouvais que dire après avoir vu Jeanne Ney dans la salle de projection de Neubelbersg, ‘ c’est trop vrai’. Car de véritables suites de pensées apparaissent au regard, la vraie vie, la vraie peine, de véritables moments de beauté, passés à travers l’esprit comme la machine qui enregistre les battements de cœur ou les sensations d’une feuille609. »

La véracité du réalisme de Pabst accède à la transparence entre poétique et psychisme 610 car « son intense réalisme devient au travers de sa vérité poésie . ». La vérité conceptualise l’équilibre des éléments de la tension et assure, chez Bryher la fondation poétique, chez H.D. l’expérience visionnaire. Enfin, H.D. compare Pabst et Koulechov afin de mettre en évidence la richesse et la diversité du travail réaliste sur le psychisme humain :

« Pourtant le réalisme pour toute sa sincérité dévastatrice dans La Rue sans joie conserve une certaine santé mentale, du sens qui s’applique à tous. En d’autres termes, c’est une œuvre d’art, telle que nous ne sommes pas habitués à comprendre ce mot dans toutes ses implications. Cette Expiation va comme le dit l’un d’entre nous ‘trop loin’. Peut-être. […] Jusqu’où peut-on aller ? Pabst le réaliste emmène l’esprit humain, qui agit et réagit contre les terreurs humaines élémentaires, la famine et la pulsion érotiques névrotiques, aussi loin que l’on puisse. Le Russe emmène l’esprit humain, qui agit et réagit contre les substrats humains d’instinct animal, au-delà

608 « Pour H.D. Koulechov est dans l’excès et la transgression. Le réalisme de Dura Lex est psychique : Koulechov établit un constat sur les désordres mentaux. Nous retrouvons sous la plume de H.D., la notion de ‘pulsions érotiques névrotiques’, ici associées à l’univers de Die Freudlose Gasse [Pabst vu comme réaliste intellectuel] » François Bovier, H.D et le Groupe Pool. Des avant-gardes littéraires au ‘cinéma visionnaire’, op.cit. ; p.153. 609 « And saw what I had looked for in vain in post-war literature, the unrelenting portrayal of what war does to life of the destruction of beauty, of (as has been said) the conflict war intensifies between these primal emotions, hunger and eroticism. […] For myself I could only say after seing Jeanne Ney in the Neubelbersg projection room, « it is too true » For actual threads of thoughts appear in front of one, acutal lfie, actual pain, actual moments of beauty, passed through a mind that is as the machine that records heartbeats or the sensations of a leaf. » [Nous traduisons] Bryher, « G.W.Pabst. A Survey », Close Up, vol.1 n°6, op.cit. ; pp.58-59. 610 « His intense realism becomes through its truth poetry. » [Nous traduisons] Bryher, « G.W.Pabst. A Survey », Close Up, vol.1 n°6, op.cit. ; p.60.

318 de ce que l’on peut. L’esprit va aussi loin qu’il puisse puis il va encore un peu plus loin. Là réside le poignant réalisme d’Expiation.”611.”

H.D. envisage deux possibilités cinématographiques : la précision descriptive, intelligible et universelle, de Pabst ou la transgression brutale du dépassement de Koulechov, prouvant ainsi la puissance exploratoire du cinéma réaliste.

La prescription de Johannes Molzahn dans Das Kunstblatt en 1928 pourrait tout autant s’appliquer à Close Up :

« L’image sera l’une des armes les plus effectives contre l’intellectualisme et la mécanisation de l’esprit. Arrête de lire! Regarde! Tel sera le refrain pédagogique612. »

Car, si Close Up ne se prononce pas contre l’intellectualisme ou la mécanisation de l’esprit, il décline une conception du réalisme qui, attachée à l’authenticité subjective, déjoue l’uniformisation des points de vue et valorise une appréhension et une compréhension individuelle. La didactique critique poursuit une démarche ambivalente qui vise d’une part à entraîner la capacité critique du regard afin de favoriser l’exercice de l’analyse subjective et l’émergence d’une vision individuelle, et de l’autre, alimente la connaissance collective des ressources de la psyché humaine613.

Close Up déploie donc une didactique, visuelle et textuelle, critique pratique et esthétique tournée vers la formation de l’amateur : l’appréhension technique et esthétique du dispositif, l’apprentissage d’un regard critique et l’immersion auprès des processus institutionnels, économiques et culturels. La didactique est exigeante car elle recherche autant à donner les outils nécessaires à l’amateur afin de maîtriser sa culture cinématographique et sa place dans le domaine, qu’à maîtriser, malgré la variété des points de vue, les connaissances et former le regard. La construction de la didactique critique se perçoit à travers les études de

611 “Yet realism for all its devastating sincerity in Joyless Street maintains a sort of sanity, a meaning that applies to everybody. In other words, it is a work of art as we are accustomed to understand the term in all its implication. This Expiation goes as one of our party said ‘too far’. Perhaps it does do. […]“How far can one go? Pabst the realist takes the human mind, the human spirit acting and re-acting against the elemental human terrors of famine and erotic-neurotic impulse, as far as it can go. The Russian takes the human spirit acting and re-acting against human sub-strata of animal instinct, further that it can go. The spirit goes as far as the spirit can go and then it goes a little further. That is the poignant realism of Expiation.”” [Nous traduisons], H.D., “Expiation”, Close Up, vol.2 n°5, op.cit.; pp.43-44. 612 “The image will be one of the most effective weapons against intellectualism and the mechanization of the spirit. ‘Stop Reading! Look! Will be the motto for questions of pedagogy.” [Nous traduisons], Johannes Molzahn, « Nicht mehr lesen ! Sehen ! », Das Kunstblatt, vol.12 n°3, 1928 in Anton Kaes (éd.), Weimarer Republik. Manifeste und Dokumente zur deutsche Literatur 1918-1933, op.cit. ; p.228. 613 « Know where your source is, realise the uses of your experience. Remember the only real Kino-eye is your own eye. What it sees is your cinema. Build cinema as vision, your own vision, and you will build something worthwhile. » [Nous traduisons], Kenneth Macpherson, « As Is », Close Up, vol.5 n°6 décembre 1929, p.454.

319 corpus de films éducatifs : la technologie et la forme filmique perfectionnent l’enseignement en ce qu’ils privilégient le raccourci et l’implicite à travers le montage, stimulent l’intelligence et ouvrent à une critique didactique par l’expérience même de la critique et la formation d’une culture visuelle. La dimension critique de la didactique enseigne et entraîne le regard de l’amateur mais lui suggère aussi des conceptions esthétiques privilégiées, n’oubliant jamais d’articuler connnaissance et expérimenattion.

Conclusion de la deuxième partie

Promenoir, G. et Close Up constituent des entités à la fois uniques et paradigmatiques de mise en page visuelles et textuelles, de réflexion collective esthétique et critique, d’adresse à des audiences que les trois revues non seulement appellent de leurs vœux mais contribuent à créer. Toutes trois s’appuient sur des gravures et des similigravures, afin de reproduire les gravures, photographies et rayogrammes, aisément adaptables aux formats de publication. À l’instar de Dada I et Dada Sinn der Welt, les domaines plastiques varient de la retenue formelle à la profusion plastique.

Les corpus visuels respectifs de Close Up et Promenoir se rattachent à la première tendance, ils singularisent les œuvres. Le carnet de gravures de Promenoir institue des variations formelles, concordantes ou antithétiques, entre les images. Promenoir singularise pour sérialiser selon une esthétique de succession, prend la forme d’un déplié versatile et différentiel. Néanmoins, les fragmentations convoquent également à l’intérieur de Promenoir les fonctions du raccord selon Dada Sinn der Welt : à la fois rupture et bordure.

Close Up expose, singularise par des mises en page qui déplient trois modèles de circulations entre les images : la confrontation binaire des correspondances et différences plastiques ; le détail des moyens techniques et plastiques ; la création d’une chorégraphie plastique, dynamique et variée qui incite le regard à accorder et désaccorder, découvrir les principes et les cristallisations de l’aura cinématographique.

L’hétérogénéité matérielle et formelle des œuvres reproduites dans G. relève, elle, de la profusion plastique. G. détaille les matériaux de la Gestaltung filmique avant d’en démontrer les possibilités visuelles et sémantiques. La démonstration matérielle devient dynamique en démontant le mouvement cinématographique par des découpages séquentiels, explorant les

320 transformations, les degrés de tension entre la Gestaltung et le rythme. Des mises en scène d’espaces rythmiques réfléchissent les matériaux, les formes et les processus.

Promenoir aborde les spécificités filmiques comme domaine de différence : soit à travers une différenciation plastique où, paradoxalement, les paradigmes picturaux induisent la fragmentation du dispositif cinématographique, les variations, les alternances temporelles et lumineuses, la mobilité visuelle ; soit par la différenciation littéraire et poétique de la métaphore qui devient à la fois une dimension de la photogénie et un mode de conceptualisation poétique. Pour Epstein en effet, « Le ciné multiplie les différences614 ». Promenoir manifeste concrètement une telle esthétique de la différence.

Les démonstrations matérielles, mécaniques, spatio-lumineuses et eurythmiques de G. mènent à des démonstrations conceptuelles et une physis cinématographique : analyse intrinsèque, ouverture des perspectives, réformation, logiques de fragmentation et de reconstruction. G. considère également les processus de la forme-création comme des prises de positions contemporaines qui convoquent un regard historique et synchronique. Les démonstrations matérielles et conceptuelles caractérisent un changement paradigmatique de la vision qui vise à manifester les processus de la forme-création. L’analyse intrinsèque et la régénération de la vision établissent un écho entre G. et Promenoir. Epstein et Richter qualifient tous deux le cinéma de radiographie615 616, dont la puissance analytique transforme intrinsèquement les objets enregistrés et bouleverse les cadres de la vision mais aussi, par là même, de l’entendement.

La didactique esthétique de Close Up élabore et illustre une théorie du réalisme fondée sur des déterminations politiques, conceptuelles, psychanalytiques, plastiques et poétiques. Cherchant à éduquer le regard de l’amateur, à reconnaître les particularités sensibles, plastiques et psychiques durée, à défendre un cinéma ancré dans la singularité des phénomènes concrets, la didactique concilie une subjectivisation des points de vues et la construction d’un cadre esthétique et critique, en opposition aux produits de ce que Theodor Adorno et Max Horkheimer, une décennie plus tard, nommeront « l’industrie culturelle ».

614 Jean Epstein, « Notes Jacques Palliard Pensée implicite et perception visuelle » in 237 B6 « Notes de lectures : résumé, citation, notes personnelles Esthétique I. Physique Psychologie IV», Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 615 « C’est que je m’intéressais de plus en plus à la vie profonde et secrète que le cinéma découvre dans tout ce qu’il approche – aussi bien dans un visage que dans une main, dans un téléphone que dans un revolver, dans un fleuve que dans un arbre. C’était l’époque du cinéma-radiographe. » Jean Epstein, « Interview 18 mars 1950 » in 240 B60 « Interview de Jean Epstein par la Commission de recherches historique », Fond Jean et Marie Epstein, Cinémathèque Française, Paris. 616 « Two different perspectives. The same object. » [Nous traduisons] G, « The Pure Form Is The Natural Form » in Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit., p. 232.

321 Étayant et animant de tels principes, la mise en page décline un corpus de photogrammes et de photographies hissées au rang d’icônes filmiques, des icônes avec pour seule spiritualité celle de l’âpre beauté du monde.

L’ensemble de ces revues européennes, sans rapport factuel les unes avec les autres, en dépit de leur circulation alors modeste, lègue un héritage spéculatif et plastique d’une richesse sans pareille à la cinéphilie internationale, qui est loin d’en avoir encore tiré tous les enseignements.

322 TROISIÈME PARTIE

1963-1987

SPÉCIALISATIONS SUR LE CHAMP

EXPÉRIMENTAL

FILM CULTURE ET CANTRILL’S FILMNOTES

323 La troisième partie analyse deux numéros des revues anglophones – respectivement nord-américaine et australienne –, Film Culture et Cantrill’s Filmnotes, toutes deux créées et dirigées par les cinéastes expérimentaux Jonas Mekas, Arthur Cantrill et Corinne Cantrill. Les revues font preuve d’une longue et riche histoire éditoriale : Film Culture a été publié durant quarante et un ans et Cantrill’s Filmnotes durant vingt-neuf ans. Les publications auront ainsi accompagnées les cinéastes durant la majeure partie de leurs œuvres, de même qu’elles auront suivies les développements du cinéma d’avant-garde durant un demi-siècle.

Arthur et Corinne Cantrill lisent Film Culture :

« C.C.: ‘Film Culture aura été le premier magazine de réalisateurs expérimentaux important. Nous en avons pris connaissance avant de quitter l’Australie en 1963. Nous vivions alors à Brisbane où il n’y a rien, c’est comme vivre dans le bush. Mais il y avait la Brisbane Art Film Society. L’homme qui la dirigeait avait déjà Film Culture, n’est-ce pas ? Il nous a aussi donné l’adresse de Jonas Mekas à NYC. […] Et quand nous avons eu notre propre publication, nous n’échangions pas avec Film Culture617. »

Les Cantrill entrent en contact avec Mekas. La lecture de Film Culture, surtout son point de vue expérimental, constitue une référence qui a pu influencer Cantrill’s Filmnotes, même si, comme ils le précisent, les rédacteurs en chef ne s’inscrivent pas dans des relations d’échanges.

Le lien entre Promenoir, Film Culture et Cantrill’s Filmnotes se perçoit dans la culture cinématographique très étendue des trois fondateurs, qui n’ignorent pas la filmographie de Jean Epstein. Une première rétrospective des films de Jean Epstein est organisée à New York en 1955, on en trouve des échos dans Film Culture618. L’Anthology Film Archives organise une nouvelle rétrospective en 1970619. Il faut néanmoins attendre la fin des années 1970 pour que certains textes d’Epstein soient traduits en anglais : « Grossissement » paraît dans la revue October (n°3, 1977), « Pour une nouvelle avant-garde » paraît dans The Avant-garde Film : a Reader of Theory and Criticism de P.Adams Sitney en 1978 puis « Abel Gance », « Bonjour Cinéma », « Le Sens 1 bis », « Cinéma et vérité », « De quelques conditions de la photogénie » sont, entres autres, traduits par Tom Milne pour le numéro 10 de la revue

617 « ‘Film Culture would have been the first significant experimental filmmakers magazine. We knew about it before we left Australia in 1963. We were living in Brisbane where there is nothing; it’s like living in the bush. But there was the Brisbane Art Film Society. The man who ran that, already had Film Culture, didn’t he? He also gave us the address of Jonas Mekas in NYC etc. […] And when we had our own publication, we didn’t exchange with Film Culture.” [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 618 Jackson Maclow, « Reflections on Jean Epstein’s Memorial Program », Film Culture, n°3, 1955, New York. 619 Tom Gunning, « Preface », in Sarah Keller, Jason N. Paul (éd.), Jean Epstein. Critical Essays and New Translations, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012.

324 britannique Afterimage en 1981. Il semble en revanche peu probable que les rédacteurs aient été en possession d’un numéro de Promenoir.

Film Culture et Cantrill’s Filmnotes comme Close Up sont des publications anglophones. Close Up et Film Culture témoignent d’un intérêt similaire pour les cinémas hollywoodien et d’auteur européen. Un autre lien entre Close Up et Film Culture concerne l’attention portée aux sociétés de films et aux fonctionnements des studios, ainsi qu’en attestent plusieurs articles parus dans Film Culture : « Hollywoods Economics » [« Économie hollywoodienne »] du dr. William Emler et « Film Society Programming : A Challenge » [« La Programmation des Sociétés de films : un challenge »] de Amos Vogel (n°3, 1955) ou « Film Societies and Film Education » de Jack C. Ellis (n°18, 1958).

Malgré la distance temporelle, géographique et linguistique, une relation très forte existe entre Film Culture et G. Material für elementare Gestaltung. Dans les années 1960, Hans Richter vit à New York et enseigne au Film Insitute du City College. Jonas Mekas se souvient dans l’entretien « The First Issue of Film Culture Magazine », réalisé par Amy Taubin en 2003, que Richter fut l’un des premiers sur qui compter afin d’agrandir le réseau de Film Culture620. Richter donne un article pour le premier numéro, « The Film As An Art Form » [« Le Film comme forme artistique »] et un projet de scénario Eight Free Improvisations On The Game Of Chess [Huit improvisations autour du jeu d’échec]. La collaboration se poursuit avec « Frank Staffaucher » (n°5-6, 1955), « On The Function of Film History Writing » [« Sur la fonction de l’écriture filmique de l’histoire »] (n°18, 1958), « Hans Richter On the Nature of Film Poetry » (n°11, 1957) et « From Interviews With Hans Richter » dans le numéro 31.

Les deux numéros choisis pour analyse représentent deux moments critiques dans les lignes éditoriales de Film Culture et de Cantrill’s Filmnotes. Le numéro 31 de Film Culture parachève la transformation de la revue en voix d’un New American Cinema passé du cinéma d’auteur au cinéma expérimental. En 1959, la parution du numéro 19, où figure l’article de Mekas « A Call for a New Generation of Film Makers » [« Prière pour une nouvelle génération de cinéastes »], et la création de l’Independent Film Award, qui distingue comme premier lauréat John Cassavetes pour Shadows [1959], marque la valorisation progressive du cinéma expérimental. Le tournant amorcé en 1959 devient plus prégnant à partir du numéro

620 « The first people that were helpful to make contacts were Hans Richter and Herman Weinberg. », Amy Taubin, « The First Issue of Film Culture Magazine », États-Unis, 2003, vidéo, coul., son., 4min31.

325 24 (1962), qui contient notamment un glossaire du New American Cinema, et se pérennise avec le numéro 31. Le 7 janvier 1962, le New American Cinema Group fonde la Filmmaker’s Coop, organe de distribution dont Film Culture valorise naturellement le catalogue, puis en 1964 la Filmmaker’s Cinematheque qui deviendra en 1970 l’Anthology Film Archives. Le numéro 51-52 de Cantrill’s Filmnotes, quant à lui, concentre deux événements marquants : la publication d’un index et l’introduction de la couleur. Le numéro permet ainsi de considérer d’une part comment la revue s’organise en mémoire vivante des avant-gardes, comment les rédacteurs en chef défendent la sauvegarde des œuvres et interférent avec les institutions, et, de l’autre, les spécificités des paradigmes introduits par la couleur, l’un des chantiers principaux dans l’œuvre personnelle des rédacteurs en chef.

Comment Film Culture et Cantrill’s Filmnotes décrivent-elles deux manières de se spécialiser sur le champ du cinéma expérimental ? Dans quelles mesures les revues deviennent-elles des lieux de synthèses plastique et théorique ? Comment Film Culture participe-t-elle aux stratégies avant-gardistes du New American Cinema ? Comment Cantrill’s Filmnotes s’inscrit-elle dans une stratégie de conservation des expérimentations cinématographiques ?

326 I. Film Culture, le schisme des années 1960. Étude de cas, le numéro 31, hiver 1963-1964

La revue américaine Film Culture. America’s Independent Motion Picture Magazine est fondée en 1955 par les réalisateurs Jonas Mekas, rédacteur en chef, et Edouard L. de Laurot, rédacteur. En 1962, de Laurot quitte la publication de Film Culture. Mekas conserve la place de rédacteur en chef jusqu’au dernier numéro, en 1996. Parmi le comité éditorial du numéro 31, Adolfas Mekas, Jonas Mekas et George Fenin constituent le noyau éditorial originel auquel s’ajoutent Louis Brigante, dès le deuxième numéro en tant que consultant de publication puis rédacteur associé dès le numéro 8, Andrew Sarris dès le numéro 5 en tant que rédacteur associé, P. Adams Sitney qui collabore pour la première fois avec l’article « The Sin of Jesus And The Flower Thief » dans le numéro 25 de 1962, David Croce et Harold Humes. Film Culture est ainsi dirigé par un cinéaste tandis que le comité éditorial du numéro 31 se compose d’un cinéaste, un poète et de cinq critiques. L’ensemble du volume de publication, de 1955 à 1996, comprend 79 numéros. Les numéros ont adopté différents formats : par exemple, le premier volume (numéros 1 à 6) de 1955, 15,5x22,5 cm, le numéro 24 de 1962, 21,5x26,7 cm, les numéros 70-71 de 1983, 13,5x20,3 cm, ou encore le numéro 78 de 1994, 21,5x28 cm. Le numéro 31 de 1963-1964 correspond quant à lui à un cahier de 15x24 cm en noir et blanc. Bien que les bureaux d’édition soient domiciliés au 414 Park Avenue South, New York, les correspondances doivent être adressées à une boîte postale. En 1963, les épreuves sont imprimées à New York par Harry Gantt et distribuées par Telestar Distributors.

Dans l’entretien « The First Issue of Film Culture Magazine », Jonas Mekas revient sur la création du premier numéro de Film Culture et détaille le paysage des publications cinématographiques en 1955 aux États-Unis, les premiers soutiens reçus de Hans Richter et Herman Weinberg comme les rencontres avec certains collaborateurs621. Il révèle ainsi les liens étroits qu’entretenait Weinberg avec les milieux hollywoodiens, qui permirent à Mekas de prendre contact avec Orson Welles lors de la préparation du premier numéro, qui reproduit en couverture une photographie de plateau de Macbeth (1948) et comprend le texte du réalisateur For a Universal Cinema. Film Culture apparaît tandis que le domaine des publications cinématographiques se révèle très pauvre, à l’exception de la revue annuelle

621 Amy Taubin, « The First Issue of Film Culture Magazine », États-Unis, 2003, vidéo, coul., son., 4min31.

327 universitaire Hollywood Quaterly622 et de la revue d’extrême gauche Film Sense (1949-1954). D’Europe, parviennent les revues britannique Sight and Sound623 et françaises Cinéma624 et les Cahiers du cinéma625. Selon Mekas, la publication de Film Culture répondait alors à une demande forte pour une revue anglophone de qualité.

L’ensemble du volume de publication est conservé, en France, par le centre de documentation de Light Cone, aux États-Unis, par la New York Public Library et les bibliothèques de New York University et Wayne State University. La New York Public Library a numérisé l’ensemble du corpus. Les numéros 1 à 75 ont également été transférés sur microfilms par la Cinémathèque Française. D’autres centres d’archives et bibliothèques disposent d’un certain nombre de numéros : l’Anthology Film Archives, New York, possède les numéros 1 à 69, 72-75 et le numéro de 1992, UCLA les numéros 1 à 78, la bibliothèque de la Colorado State University les numéros publiés entre 1992 et 1996, la National Library of Australia les numéros 1 à 75. Des articles isolés de Film Culture ont été reproduits dans l’anthologie Film Culture Reader de P. Adams Sitney (Praeger, 1970). Aucune réédition ou fac-similé de l’ensemble du volume de publication n’a été faite. Les index complets des auteurs, des sujets, des titres, des films et des illustrations, rassemblés par Adeline Coffinier, Victor Gresard et Christian Lebrat, ont été édités par Paris Expérimental en 2012626.

Film Culture est autofinancé par les rédacteurs et dépend de conditions matérielles précaires. Les coûts ne parviennent à être couverts ni par les ventes et abonnements ni par les fonds personnels627. L’ensemble du processus de production est soutenu par les participations bénévoles des auteurs. Selon Mekas, les institutions publiques ou privées ne participent pas à la publication du journal. Il annonce dans l’éditorial de 1958 les causes du changement de fréquences de publication :

« Pendant trois ans, nous avons publié dans ce pays un périodique dévoué à la critique sérieuse du cinéma – le cinéma en tant qu’art et phénomène social. Mais jusqu’à présent, nous n’avons pas rencontré un soutien suffisant de la part du public. Il n’ y a pas assez de gens dans ce pays qui comprennent que le cinéma est un art et que les magazines pour fans de cinéma ne suffisent pas. Les institutions et les fondations dont les fonctions incluent le soutient des activités

622 Hollywood Quaterly, est publié par John Howard Lawson, Kenneth MacGowan, Samuel T. Farquhar, Franklin Fearing à partir de 1945 par les presses de l’Université de Californie. Renommée en 1951 Quaterly of Film, Radio and Television, la revue devient à partir de 1958 Film Quaterly qui est encore publiée aujourd’hui. 623 Sight and Sound est publié depuis 1932. À partir de 1934, la publication en est confiée au British Film Institute. 624 Cinéma paraît entre 1954 et 1999 sous la direction de Jacques et Pascal Guénée et Christophe Bottéon. 625 Les Cahiers du cinéma sont créés en 1951 par André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, Jospeh-Marie Lo Duca et Léonide Keigel. 626 Adeline Coffinier, Victor Gresard, Christian Lebrat (dir.), Film Culture 1955-1996 Index, Paris, Paris Expérimental, 2012. 627 P.Adams Sitney, Film Culture Reader, New York, Cooper Square Press Edition, 2000, p. 6.

328 culturelles ont refusé de nous aider, et, de plus, on a demandé à Film Culture de payer des taxes ! […] Ainsi, à partir de ce numéro, Film Culture apparaîtra de manière non périodique, avec des collections d’articles et d’essais choisis sur le cinéma628. »

À partir de 1958, le calendrier en effet devient irrégulier, les périodes d’intermittence entre les collectes de fonds suffisants à une parution étant aléatoires. La revue paraît trimestriellement pour les numéros 16, 17 et 18 (1958), bi-annuellement en 1959 (numéros 19, 20) puis annuellement en 1960 (numéro 21) et 1961 (22-23), avant de revenir à un rythme de publication trimestriel entre 1962 et 1967 (numéros 24 à 46). Aucun numéro ne paraît en 1968 et, à partir de 1969, la revue devient annuelle.

Film Culture est produit et diffusé dans un espace public multiple mais précis. La revue est distribuée dans certaines librairies spécialisées, achetées par quelques bibliothèques, telle la New York Public Library, et les Sociétés de films tel Cinema 16 tenu par Amos Vogel à New York. De manière caractéristique, le lectorat principal de Film Culture est formé de cinéastes, plasticiens et critiques impliqués auprès de la cinématographie et/ou particulièrement liés à la Filmmaker’s Coop de New York. En effet, dès le début des années 1960, la revue se relie au groupe New American Cinema, cité comme tel le 28 septembre 1960, qui fonde la Film-makers Coop le 7 janvier 1962. Mekas est à l’origine des deux évènements et dirige la structure. Les cinéastes rassemblés par le New American Cinema Group établissent un programme republié ensuite par Film Culture :

« 3. Nous recherchons de nouvelles formes de financements, travaillons à la réorganisation des méthodes d’investissement cinématographique, disposons les bases pour une industrie cinématographique libre et gratuite. Un nombre d’investisseurs éclairés ont déjà placé de l’argent dans Shadows, Pull My Daisy, The Sin of Jesus, Don Peyote, The Connection, Guns of the Trees. Ces investissements ont été conclus avec un partenariat limité comme il est de coutume dans le financement des pièces de Broadway. Certains producteurs de théâtre ont pénétré le champ de la production de films à budgets réduits sur la côte Est. […] Nous prévoyons d’établir notre propre centre de distribution coopératif. Cette tâche a été confiée à Emile de Antonio, membre fondateur629. Les New York Theatre, Bleecker St Cinema, Art Overbrook Theatre (Philadelphia) sont les premières salles de cinéma à nous rejoindre en acceptant de projeter nos films. Ensemble avec le centre de distribution coopératif, nous allons débuter une campagne publicitaire afin de

628 « For three years, we have been publishing in this country a periodical devoted to the Advanced criticism of motion pictures – motion pictures as an art and as social phenomenon. But as yet we have not had sufficient support on the part of the audience. There are not enough people in this country who realize that film is an art and that motion-picture fan- magazine are not enough. The institutions and foundations whose functions include the sipport of cultural activities have refused to help us, and, what is more, Film Culture has been asked to pay taxes ! […] Therefore, beginning with this issue, Film Culture will appear on an unperiodical basis, with selected collections of articles and essays on cinema » [Nous traduisons] Jonas Mekas, « Editorial », Film Culture, n°18, 1958, New York, p.1. 629 Le cinéaste Emile de Antonio fonde en 1959 G-String Productions afin de distribuer Pull My Daisy.

329 préparer le terrain pour le New American Cinema dans d’autres villes. La Fondation Américaine des Sociétés de films sera d’un grand secours dans cette démarche. […] 9. Nous allons mettre de côté un certain pourcentage des profits de nos films afin de constituer un fond disponible pour aider nos membres à finir leurs films ou comme garantie pour les laboratoires630. »

Jonas Mekas et ses proches projettent ainsi en 1962 la création de structures de production et de distribution propres et de fonds d’aides participatives, c’est-à-dire les infrastructures autodidactes d’une sphère économique qui se matérialisera par la Filmmaker’s Coop, les coopérations avec les sociétés de films, les salles comme Cinéma 16 ou Bleecker St Cinema631 dont les programmations sont annoncées à la fin du numéro 31, ainsi que les projections de la Film-maker’s Cinémathèque, organisées par Mekas à partir de 1964, puis à l’Anthology Film Archives en 1970. La circulation, d’abord circonscrite sur la Côte Est, sera ensuite relayée au-delà par Canyon Cinema, fondé en 1961 par Bruce Baillie à San Francisco. Stan Brakhage annonce à Michael McClure la projection californienne de Mothlight en 1963 et montre la dynamique des échanges :

« Mothlight a été envoyé à Canyon Cinéma qui lui donnera sa première internationale à San Francisco lors d’un festival de film expérimental spécial qui doit se tenir dans une semaine […] Je l’ai envoyé chez Paul et Chickie Strand, 2201 Ward Street, Berkeley 5, Cali ; ils peuvent te donner les détails exacts des projections etc.632.»

La cinéaste Chick Strand dirige en 1961 la revue Canyon Cinema News. À l’instar de cet exemple, les échanges s’effectuent à l’échelle américaine entre les coopératives new yorkaise et californienne. Dans une deuxième lettre de 1963 à McClure, Brakhage met en lumière l’un des modes d’entraide financière :

« J’étais ravi d’apprendre (de P.Adams Sitney qui vient de passer la semaine avec nous) que Film Culture va publier ton magnifique écrit sur Dog Star Man, Anticipation, etc. (P.Adams pense, comme moi, que c’est le meilleur écrit qu’ils auront publié jusqu’à présent – le prochain

630 « We are seeking new forms of financing, working towards a reorganization of film investing methods, setting up the basis for a free film industry. A number of discriminating investors have already placed money in Shadows, Pull My Daisy, The Sin of Jesus, Don Peyote, The Connection, Guns of Trees. These investments have been made on a limited partnership basis as has been customary in the financing of Broadway plays. A number of theatrical investors have entered the field of low budget film production on the East Coast.[…] We plan to establish our own cooperative distribution center. This task has been entrusted to Emile de Antonio our charter member. The New York Theatre, Bleecker St. Cinema, Art Overbrook Theatre (Philly) are the first movie houses to join us by pledging to exhibit our films. Together with the cooperative distribution center, we will start a publicity campaign preparing the climate for the New Cinema in other cities. The American Federation of Film Societies will be of great assistance in this work. […] We pledge to put aside a certain percentage of our film profits so as to build up a fund that would be used to help our members finish films or stand as a guarantor for the laboratories.” [Nous traduisons] Jonas Mekas, “The First Statement of The Group” Film Culture, n°22-23, 1961, New York, p.131. 631 La coopération avec Bleecker Street Cinema s’arrête durant l’année 1963. 632 « Motlight has been sent to Canyon Cinema who will give it its world première in SF at a special expérimental film festival to be held about a week […] I sent it c/o Paul and Chickie Strand, 2201 Ward Street, Berkeley 5, Cali ; and they can give you exact détails of showing etc.» [Nous traduisons] Stan Brakhage, « lettre à Michael McClure 11/8/1963 » in Christopher Luna (éd.), The Flame Is Ours. The Letters of Stan Brakhage And Michael McClure 1961-1978, p.54.

330 numéro devrait sortir dans un mois). Ils vont publier Metaphors On Vision (d’abord comme une pré-publication de livre pour me donner un peu d’argent puis comme un numéro de Film Culture) vers la fin de l’année633. »

L’effort d’une pré-publication de Metaphors On Vision, avant la parution du numéro 30 de Film Culture, a pour but de soutenir financièrement celui-ci : l’édition participe ainsi aux structures économiques du groupe. Il est à noter que si les différentes structures se matérialisent graduellement entre 1962 et 1970 et que Film Culture paraît trimestriellement de manière stable entre 1962 et 1967, l’année de la parution du numéro 31 apporte certaines complications :

« Jonas Mekas encourait une peine d’emprisonnement d’un à sept ans pour la projection de Flamming Creatures et Un Chant d’amour, une bataille perdue d’avance que London, l’avocat, ne voulait même pas prendre en charge, tout les équipements de la Film Coop confisqués, les salles scellées, tous les fonds de la Coop gelés, etc.634. »

Cependant, si les années 1963 et 1964 correspondent à un temps critique où les moyens matériels se trouvent bloqués, la parution de Film Culture ne s’en trouve pas entravée.

L’ascendant de Film Culture sur la mise en place de toutes les structures collectives à venir désigne la revue en tant qu’élément clé et initiateur de la communication entre les cinéastes, donc de l’élaboration stratégique du New American Cinema635. Film Culture relève le défi lancé dès le premier éditorial qui envisage un foyer de rencontres636 pour renforcer les échanges entre cinéastes et avec le public ; la revue devient de fait l’axe constitutif et propagateur d’un mouvement esthétique. Jonas Mekas, à l’origine et à la tête de toutes les infrastructures, en devient la figure catalysatrice. Dans le meeting ground, le « territoire de rencontre » que veut créer Film Culture, les collaborations suivent certaines affinités

633 « I was glad to hear (from P.Adams Sitney who just spent the week here with us) that Film Culture is going to print your beautiful piece on DSM, Anticipation, etc. (P.Adams thinks it’s the finest piece of writing they’ve yet published, as do I – the next issue should be out in a month). They’re going to print Metaphors On Vision (first as a pre-published book to get some money for me and then as an issue for Film Culture) sometime around the turn of the year. » [Nous traduisons] Stan Brakhage, « lettre à Michael McClure 9/1963 » in Christopher Luna (éd.), The Flame Is Ours, op.cit. ; p.29. 634 ‘Jonas mekas was facing penalty of 1 to 7 years imprisonment for showing Flamming Creatures and Un Chant d’amour in such a losing battle that lawyer London wouldn’t even take the xase, all equipment of Film Co-op seized, padlock on film theatre, all Co-op funds tied up in bail, etc. » [Nous traduisons] Stan Brakhage, « Lettre à Michael McClure 10/17/64 » in Christopher Luna (éd.), The Flame Is Ours, op.cit.; p.59. 635 « Through the work of the San Francisco Cinema Film Society and Cinema 16, and later, through Film Culture and the Film-makers Cooperative, avant-garde film-makers have been kept informed of each other’s work. » P.Adams Sintey, Film Culture Reader, op.cit. ; p.5. 636 « meeting ground » in Jonas Mekas, « Editorial », Film Culture, n°1, op.cit. ; p.1.

331 électives. Ainsi, l’annonce de la publication de l’article de McClure637 constitue l’un des exemples de cette circulation des textes et des images entre artistes proches et collaborateurs.

Plate-forme pour un nouvel élan esthétique, carrefour d’institutions coopératives dévouées au développement du cinéma indépendat et expérimental, Film Culture devient aussi un refuge pour les artistes. Exemplairement, la revue fournit un travail à Yono Ono lorsque celle-ci émigre du Japon :

« Mekas : ‘Oui, j’ai connu Lennon. Je connaissais Yoko depuis 1959 ou 1960 peut-être. Vers 1962, elle repartit au Japon puis décida de revenir à New York. Elle avait besoin d’un travail, pour les services d’immigration, alors Film Culture lui offrit son premier emploi officiel aux États-Unis. Nous sommes restés amis depuis638.’ »

Jonas Mekas a documenté à travers son œuvre filmique l’entreprise Film Culture. Il a réalisé deux courts métrages : Film Magazine of the Arts (1963) et Award Presentation to Andy Warhol (1964) lorsque ce dernier reçoit le Sixth Independent Film Award pour Sleep (1963). Le dernier film s’ouvre sur la présentation de la couverture et de la seconde de couverture du numéro 33, 1964. Une mise en scène est prévue : cinq personnes entourent Andy Wharol qui reçoit de la main de Mekas une corbeille de fruits dont il distribue le contenu alentour. Le film est présenté au ralenti. Le dispositif filmique rappelle ainsi les expérimentations menées par le lauréat. En 2006, Mekas augmente le film d’un doublage sonore dans lequel il évoque ses liens d’amitié avec Warhol et l’univers social que représentait la Factory. Le journal filmé de Jonas Mekas, réalisé entre 1964 et 1968, Walden (1969) montre le rédacteur en chef transmettant à la poste une livraison de Film Culture639. Mekas portraitise les nombreux contributeurs lors de scènes qui, d’anecdotiques, deviennent poétiques, comme son séjour chez la famille Brakhage640 (où l’on voit Brakhage lisant Film Culture) ou chez Hans Richter641, lors d’événements intimes comme les mariages de Adolfas Mekas642, de P.Adams Sitney643 ou la naissance de Blake Sitney644. Mekas filme les cinéastes au travail : Gregory Markopoulos apparaît réalisant des arrière-plans pour Galaxie645 (le film,

637 Michael McClure, « Dog Star Man, The First 16 mm Epic », Film Culture, n°29, 1963, New York, p.12. 638 « Mekas : ‘Yes. I knew Lennon. I’d known Yoko since 1959 or 1960 perhaps. Around 1962, she left for Japan, then decided to come back to New York. But she needed a job, for immigration, so Film Culture gave her her first official job in this country. We have been friends ever since.’ » [Nous traduisons], Scott MacDonald, A Critical Cinema 2 : Interviews with Independent Filmmakers, Berkeley, University of California Press, 1992, p.101. 639 Jonas Mekas, Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, bobine 3, 7’. 640 Jonas Mekas, Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, bobine 4, 4-20’. 641 Jonas Mekas, Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, bobine 5, 2’ 642 Jonas Mekas, Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, bobine 1, 8’. 643 Jonas Mekas, Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, bobine 2, 21’. 644 Jonas Mekas, Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, bobine 6, 30’. 645 Jonas Mekas, Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, bobine 1, 27’.

332 réalisé en 1966, constitue à son tour une galerie de portraits des cinéastes, plasticiens, poètes et critiques Allen Ginsberg, Storm de Hirsch, Jasper Johns, George et Mike Kuchar, Jonas Mekas, Susan Sontag et Parker Tyler dans le secret de leurs maisons et de leurs studios).

Il est à noter qu’en janvier 1964 s’ouvre à Munich une exposition sur l’avant-garde cinématographique new yorkaise organisée par P.Adams Sitney. L’exposition se déplacera par la suite à Amsterdam, Stockholm, Vienne, Londres et Paris646. En 1962, Fenin publie Western From Silents To Cinerama647 et Hulmes réalise Don Peyote. Lors de la parution du numéro 31, Adolfas Mekas réalise Hallelujah The Hills, Robert Kelly publie les recueils Her Body Against Time648, Enstasy649, Lunes/Sightings650 et Round Dances651, Markopoulos termine la seconde version de Twice A Man652, Jack Smith réalise Flaming Creatures (1963) pour lequel il reçoit de la part de Film Culture le Quatrième Independent Film Award, ainsi que The Yellow Sequence, Scotch Tape et Normal Love. Brakhage réalise Mothlight, A Woe Story, Oh Life, Meat Jewel, The A-Test News et Dog Star Man Part 2 en 1963, puis Part 3 et Part 4, Song 1-8 en 1964, Kenneth Anger réalise Scorpio Rising (1963), Anaïs Nin publie Collages653, Frank Kuenstler publie les recueils Lens654 et Selected Poems655. Enfin, Robert Gessner reçoit en 1962-1963 deux bourses de la Ford Foundation afin de produire une série de films expérimentaux à Harvard et faire une tournée de conférences sur le cinéma dans les universités d’Europe de l’Est.

Observons à présent le numéro 31 de Film Culture, daté de l’hiver 1963-64, et voyons en quoi il est à la fois représentatif et unique dans l’histoire de la revue. Sur la première de couverture, Film Culture apparaît avec son sous-titre : « America’s Independent Motion Picture Magazine ». La deuxième de couverture offre l’ours et la table des matières, où figurent :

- « The Image Of The Body » [L’Image du corps] de Robert Kelly, - « The Memoirs of Maria Montez » [Les Mémoires de Maria Montez] - « Belated Appreciation of V.S » [Tardive appréciation de V.S] de Jack Smith

646 Jonas Mekas, Dominique Noguez (trad.), Ciné-journal : un nouveau cinéma américain, Paris, Paris Expérimental, 1992, p.164. 647 George N. Fenin, Western From Silents To Cinerama, New York, Orion Press, 1962. 648 Robert Kelly, Her Body Against Time, Mexico, Ediciones ElCorno Emplumado, 1963. 649 Robert Kelly, Enstasy, Annandale, Matter, 1964. 650 Robert Kelly, Lunes/Sightings, New York, Hawk’s Well Press, 1964. 651 Robert Kelly, Round Dances, New York, Trobar Press, 1964. 652 La seconde version de Twice A Man est financée par la fondation Ingram Merrill en 1962, voir Jonas Mekas, Ciné- journal, op.cit ; p.68. 653 Anaïs Nin, Collages, Denver, Ohio University Press/Swallow Press, 1964. 654 Franck Kuenstler, « Lens », Film Culture, n°33, 1964. 655 Franck Kuenstler, Seleceted Poems, New York, Eventorium Press, 1964.

333 - « Scorpio Rising » et « Towards a New Narrative Film Form » [Vers une nouvelle forme narrative] de Gregory Markopoulos, - « Thanatos In Chrome » [Thanatos en chrome], « Twice A Man » et « Classic Plastics (And Total Tectonics) » [Plastique classique (et tectonique totale)] de Ken Kelman, - les filmographies de Kenneth Anger et Ian Hugo, - « Poetics Of The Film » [Poétique cinématographique] d’Anaïs Nin656, - « Imagism In Four Avant-Garde Films » [L’Imagisme dans quatre films d’avant-garde] de P.Adams Sitney, - une lettre de Stan Brakhage à Markopoulos, - des extraits d’interviews de Hans Richter, - « The Birth Film » [Le Film de naissance] de Jane Brakhage, - les poèmes de Frank Kuenstler 1927, Snow, K’s Hymn To Zeus In Memory Of Clark Gable After Translation Of Cleanthes In The Oxford Book, Prometheus Elect, Ode To The Appolo, Modern Museum, Museum Piece, GW The Wind, Tarzan’s Testament, - quatre poèmes de Ruth Weiss, L’Avventura, La Dolce Vita, Rashomon, The White Dove (After A Film By Frantisek Vlacil), - « On Teaching Cinema In College » [Sur l’enseignement du cinéma au collège] de Robert Gessner, - « The Birds » [Les Oiseaux] de Carl Belz, - « The Third Lover By Claude Chabrol » [L’œil du malin] de Robert Giard, - une interview de Ernest Pintoff par Gretchen Weinberg, - « Coffee, Brandy And Cigars XLI » [Café, liqueur et cigares XLI], la chronique de Herman G.Weinberg, - et « Paisà, Sixth Episode (Scenario) ».

Le corpus visuel s’ouvre sur la reproduction en couverture de quatre photogrammes de Sleep d’Andy Warhol, rassemblés en une seule similigravure, et se poursuit avec la reproduction d’un photogramme de Study In Choreography de Maya Deren (1945), Anatahan Chart [Fièvre sur Anatahan,1953], un photogramme de Dionysius de Charles Boultenhouse (1963), un portrait d’Ernest Pintoff, un photogramme d’Eaux d’artifices (1953) et Inauguration of the Pleasure Dome [1954] de Kenneth Anger, le portrait du cinéaste, un

656 Nin joue et prête sa voix à la bande sonore de Bells of Atlantis de Ian Hugo.

334 portrait d’Alexander Alexeiev, un photogramme de To L.A. With Lust de Vernon Zimmerman (1961), un photogramme de Bells From Atlantis (1952-1953) et le portrait de Ian Hugo, deux photographies de tournage de O.K. End Here de Robert Franck (1963), huit photographies de tournage de Hallelujah The Hills d’Adolfas Mekas (1963), et deux pages de la bande son manuscrite de Handwritten de Charles Boultenhouse (1959).

Le numéro contient également quelques pages et encarts publicitaires : pour les programmations respectives de la Filmmaker’s Cooperative, du Bleecker Street Cinema, du Carnegie Hall Cinema, et pour la publication des ouvrages Michelangelo Antonioni de Pierre Leprohon et Luis Buñuel d’Ado Kyrou ainsi que la revue Cine TV Digest, ou le New Yorker. En quatrième de couverture, se déroule la liste des films distribués par une compagnie new yorkaise, Brandon Films, à destination exclusive des circuits non-commerciaux. Son catalogue associe Orson Welles, Andrei Tarkovsky, Jean Cocteau, Kenji Mizoguchi, Joseph Losey, Jean-Paul Sartre (pour No exit [Huis-Clos], sa pièce adaptée au cinéma en 1962 par Tad Danielewski et Orson Welles – non crédité – ), Robert Bresson… On y trouve également Curtis Harrington, l’un des emblèmes de la bi-appartenance au cinéma expérimental indépendant et au cinéma de genre. Bien que publicitaire, le soutien financier de Brandon Films manifeste déjà quelque choe du territoire cinéphilique dessiné par Film Culture.

La quatrième de couverture représente une publicité pour la Filmmaker’s Cooperative et son catalogue. Un court texte présente la structure :

« La Filmmaker’s Cooperative est une division du New American Cinema Group, et fonctionne comme un centre de distribution à but non-lucratif qui se met au service des réalisateurs indépendants en rendant leurs films disponibles à la location pour les cinémas, les sociétés de film, les galeries, les églises, les centres communautaires et les écoles657. »

Trois encarts se succèdent afin de présenter quelques œuvres en location. Le premier introduit Twice a Man de Markopoulos, précisant la durée, la couleur et la sonorisation, et s’accompagne de la reproduction d’une image du film. Le deuxième présente Flaming Creatures de Jack Smith et Haikus de Jonas Mekas658 mais n’en reproduit aucune image. La dernière partie cite les dernières productions parmi lesquelles Blonde Cobra (1963) de Ken Jacobs en collaboration avec Bob Fleischner et Jack Smith, Dog Star Man Part I de Stan Brakhage, The End de Christopher Maclaine (1953), Shoot the Moon de Rudy Burckhart et

657 « Filmmaker’s Cooperative is a division of the New American Cinema Group, and functions as a non-profit distribution center servicing the independent film-makers by making their films available to theatres, film societies, galeries, churches, community centers, and schools. » [Nous traduisons], Film Culture, n°31, op.cit., p.72. 658 Rabbit Shit Haikus, regroupés par la suite dans la cinquième bobine de Lost Lost Lost (1976).

335 Red Grooms (1962) ainsi que I Was a Teenage Rumpot (1960) et Pussy On a Hot Tin Roof (1961) des frères Kuchar. Le texte est suivi d’une image issue de Shoot The Moon. Il est à noter que les films les plus mis en valeur, Twice a Man, Flaming Creatures et Haikus correspondent soit au corpus du numéro 31 soit à la filmographie personnelle du rédacteur en chef. La quatrième de couverture de Film Culture permet ainsi de valoriser et de faire circuler le catalogue de la coopérative, qui se définit comme l’organe de distribution du New American Cinema, entre les mains des lecteurs et des différentes structures qui acquièrent la publication.

Le corpus visuel rassemble ainsi vingt-cinq images dont dix photographies de plateau, dix photogrammes, quatre pages de schémas et quatre portraits de cinéastes. La prédominance est donnée à la fois aux photographies de tournages et aux photogrammes de films. L’ensemble des éléments publiés se rattache à des films et cinéastes du New American Cinema, à l’exception de la « Anatahan Chart » de Joseph von Sternberg. Le film d’Adolfas Mekas Hallelujah The Hills domine le corpus avec huit photographies, s’ensuivent les œuvres de Boultenhouse et Anger avec trois images chacune, les deux photographies du tournage de O.K. End Here de Franck, le portrait et le photogramme de Bells of Atlantis d’Hugo. Enfin, une seule image de Sleep, Study In Choreography, Pinthoff, Alexeiev et To L.A. With Lust sont reproduites. Le corpus visuel rassemble donc des images de films contemporains tels Hallelujah The Hills, Sleep, Dionysius, OK. End Here, ou antérieurs tels Study In Choreography, Eaux d’artifices, Inauguration of The Pleasure Dome, To L.A. With Lust, Bells From Atlantis et Handwritten donnant la supériorité numéraire aux films contemporains.

Le corpus textuel du numéro 31 s’articule majoritairement autour du New American Cinema. Sur vingt et un articles, quinze lui sont consacrés, parmi lesquels neuf signés par des cinéastes et six par des critiques ou des artistes. Les articles sur le cinéma hollywoodien sont rédigés par Smith et par le critique Belz. Les contributions sur le cinéma européen proviennent du critique Kelman, du photographe Giard et le scénario de Paisà est offert par Fellini et Rossellini. Au total, onze articles et chroniques proviennent de critiques ou d’artistes, neufs de cinéastes du New American Cinema et un de cinéastes européens. Si ce n’était pour la chronique de Weinberg « Coffee, Brandy & Cigars » ainsi que l’article de Gessner « Sur l’enseignement du Cinéma à l’Université », le corpus textuel se diviserait équitablement entre les collaborations de critiques et de cinéastes du New American Cinema.

336 Les articles « The Image of The Body » de Robert Kelly, « The Memoirs of Maria Montez », « Belated Appreciation of V.S. » de Jack Smith, « Scorpio Rising », « Towards a New Narrative Film Form » de Gregory Markopoulos, « Thanatos In Chrome », « Twice A Man », « Classic Plastics (And Total Tectonics) » de Ken Kelman, « Imagism In Four Avant-Garde Films » de P.Adams Sitney, « The Birth Film » de Jane Brakhage, « On Teaching Cinema In College » de Robert Gessner, « The Third Lover By Claude Chabrol » de Robert Giard et « The Birds » de Carl Belz, la chronique « Coffee, Brandy And Cigars XLI » de Herman Weinberg, les poèmes de Frank Kuenstler et de Ruth Weiss constituent des contributions originales. De même, les extraits d’interviews de Hans Richter et l’interview de Ernest Pintoff par Gretchen Weinberg représentent des matériaux inédits. En revanche, « Poetics Of The Film », version écrite d’une conférence prononcée par Anaïs Nin à l’Université de Chicago, la lettre de Stan Brakhage ainsi que l’extrait de scénario, traduit en anglais, du sixième épisode de Paisà, constituent des reproductions et reprises de documents.

Le premier éditorial de janvier 1955 voulait développer une culture cinématographique, un corpus textuel et visuel spécifiquement nord-américains, tourné vers la création de nouvelles lignes esthétiques. Dans Film Culture Reader, Sitney distingue trois phases, scandées par les différents intérêts critiques des rédacteurs. Ainsi, il qualifie les années 1955- 1958 [n°1-18] d’années de formation :

« Bien que tourné vers le cinéma européen, Film Culture, dès le premier numéro focalisa son attention critique sur le cinéma ‘expérimental’ embryonnaire (selon le terme d’époque) en Amérique659. »

La revue se concentre avant tout sur les cinémas hollywoodiens et d’auteurs américains ou européens660 : ceux-ci occupent les principaux articles, les chroniques et forment le corpus visuel. Plus exactement, les films européens se comprennent au sein d’un dialogue avec la cinématographie nord-américaine. L’avant-garde expérimentale paraît alors à la marge, à travers une dynamique d’appréhension et de décentralisation, elle se perçoit de manière récurrente à travers des comptes-rendus en fin de numéro, des chroniques sur les usages

659 « Although it was oriented toward the European Cinema, Film Culture, from its very first issue, focused critical attention on the embryonic « experimental » (as it was then called) cinema in America. » [Nous traduisons] P.Adams Sitney, Film Culture Reader, op.cit. ; p.8. 660 Jonas Mekas « Especially, one of my co-editor, that I had befriended some time before, told me we need somebody from Europe, was George Fenin. George Fenin came from Italy, grew up there and knew everyone in France, from Bazin to Godard, and in italy, traveled because he was writing for italian publications. », in Amy Taubin, « The First Issue of Film Culture Magazine », op.cit.

337 661 institutionnels et artistiques du 16mm etc. . Une minorité d’articles analytiques s’y intéresse, dont The Imprisonned Self [Le Moi emprisonné], 1956, de Mekas :

« Échappée, frustrations non résolues, sadisme et cruauté, fatalisme et pessimisme juvénile sont les thèmes fondamentaux et récurrents de ces films662. »

Et « A Preface To The Problems of The Experimental Cinema » [Préface aux problèmes du cinéma expérimental], 1958, de Parker Tyler :

« Là se situe la valeur de la stratégie Expérimentaliste : approcher la racine du style visuel lui-même ; sentir dans la possibilité infinie de la distorsion des moyens purement expressifs ; en bref regarder l’image-distorsion de Caligari et le déplacement de l’angle visuel de Jeanne d’Arc comme une ‘grammaire’ élémentaire des inventions formelles discutées dans les livres de grands artisans tels qu’Eisenstein ou Poudovkine663. »

Entre les analyses de Mekas et celles de Tyler, le regard porté sur les initiatives expérimentales adopte une certaine versatilité : tandis que le premier pointe les limites de démarches contemporaines nord-américaines, le second décrit l’origine de la construction d’une esthétique particulière. La variation des points de vue offre une analyse périscopique et précise de plus en plus l’attention portée au cinéma expérimental.

S’enchaînent ensuite, selon la périodisation proposée par Sitney, les époques du New American Cinema 1959-1964 [n°19-35] et de L’Avant-garde américaine 1963-1969 [n°27- 47] :

« Mekas reconnut [n°19] le potentiel d’un cinéma indépendant aux États-Unis et tenta de faire du magazine le véhicule de son émergence. […] Film Culture devint graduellement l’apologiste du New American Cinema (terme de Mekas) dont il avait été si critique. […] il passa simultanément de la critique académique et intellectuelle des films européens vers l’exigence de considérer avec sérieux les caractérsitiques traditionnelles de Hollywood. Andrew Sarris, qui était devenu rédacteur du magazine, emblématisa l’orientation américaine avec son numéro spécial [n°28 Alfred Hitchcock] dévoué à établir une hiérarchie entre les cinéastes hollywoodiens et à résumer leurs styles. Même après le numéro 30, alors qu’il était devenu l’organe quasi officiel du

661 « Peut-être plus intéressant que le cinéma professionnel est le mouvement de cinéma expérimental en 16mm et l’activité intense des ciné-clubs. », Nestor Almendros, « The Cinema in Cuba », Film Culture, n°9, 1956, New York, p.56. 662 « Escapism, unresolved frustrations, sadism and cruelty, fatalism and juvenile pessimism are the fundamental and recurrent themes of these films. {…} Not only in their zombi-like character but also in the super-excess of uninteligible details which they include in their works – details that are, most probably, full of signification to the makers but unfortunately convey no definite meaning to the viewer.» [Nous traduisons] Jonas Mekas, ‘The Imprisonned Self », Film Culture n°3, mars 1955, New York, p.16. 663 « Here is the value of the Experimentalist strategy : to be near the root of visual style itself ; to sense in the infinite possibility of distorsion a purely expressive means ; to regard, in brief, the image-distorsion of a Caligari and the visual- angle displacement of Joan of Arc as a mere ‘gramar’ of those formal inventions discussed in the books of great practicing crafstmen such as Eisenstein and Pudowkin. » [Nous traduisons] Parker Tyler, « A Preface To The Problems of Experimental Cinema », Film Culture, n°17, février 1958, New York, p.25.

338 cinéaste d’avant-garde, Film Culture continua de réserver une part de presque chaque numéro à Sarris ou d’autres critiques américanistes664. »

Les deux périodes se chevauchent. Selon Sitney, 1963-1964 cristallise la restructuration de la revue. Le tournant paraît graduellement au début des années 1960, culmine en 1962 lors du départ de de Laurot puis en 1963 avec la parution des numéros 29 et 30, dont tous les composants proviennent du New American Cinema, notamment Metaphors On Vision de Brakhage. De 1955 à 1963, le plasticien George Macunias réalise les mises en pages de Film Culture. Le numéro 31 représente la première composition effectuée en son absence. Pourtant, le numéro fait figure de synthèse tant plastique que discursive, car il offre une place majeure au New American Cinema à travers seize articles, prolonge l’attention critique envers Hollywood à travers deux articles, « Tardive appréciation de V.S » et « Les Oiseaux », et celle envers le cinéma européen avec les trois textes « Plastique classique (et tectonique totale) », le fragment de scénario Paisà et « The Third Lover de Claude Chabrol ». Si la présence de Sarris et Fenin au sein du comité éditorial garantit la perennité de l’attention critique à l’égard de Hollywood, le cinéma européen occupe encore une certaine place. Film Culture cultive une porosité entre avant-garde, Hollywood et les cinémas d’auteurs, comme le synthétisent Smith et Kelly dans leurs articles respectifs :

« Von Stroheim, le génie de Zéro de conduite, les premiers Lang et Ron Rice665. »

« Buñuel vient à l’esprit, Eisenstein et La Grève, Mexico ou Ivan, Chaplin, Brakhage, Sennett666.»

Dans le numéro 31, la notion de meeting ground se traduit à la fois par la puissante collaboration des cinéastes et des critiques, travaillant à identifier un corpus filmique d’œuvres personnelles contemporaines, et par la transversalité des questions esthétiques cinématographiques véhiculées par le New American Cinema. Cependant, si la revue veut fonder une culture cinématographique américaine fédératrice, elle s’adresse en réalité à un

664 « Mekas recognized the potential for an independent cinema in the US and attempted to make the magazine a vehicle for its emergence. {...} Film Culture gradually became the apologist of the New American Cinema (Mekas’ term) of which it had once been so critical. [...] it turned, simultaneously, from reviewing European Films with an academic and intellectual viewpoint to demanding serious attention for the traditional output of Hollywood. Andrew Sarris, who had become an editor of the magazine, epitomized the American orientation with his special issue (#28) devoted to creating a hierarchy of hollywood directors and summarizing their styles. Even after the 30th issue, by which time it had become the quasiofficial magazine of the avant-garde film-maker, Film Culture continued to devote part of almost every issue to Sarris or other Americanist critics. » [Nous traduisons] P.Adams Sitney, Film Culture Reader, op.cit. ; pp.8-9. 665 « V.S, the Genius of Zero de conduite early Lang and Ron Rice » [Nous traduisons] Jack Smith, « Belated Appreciation of V.S.», Film Culture, n°31, op.cit. ; p.4. 666 « Bunuel comes to mind, and Eisenstein in Strike and Mexico and Ivan, Chaplin, Brakhage, Sennett.» [Nous traduisons] Robert Kelly, « The Image Of The Body », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.2.

339 lectorat restreint d’initiés, cinéastes ou amateurs667. Pour Anaïs Nin, dans l’article « Poétique cinématographique » :

« La plus grande part de l’ambiguïté de l’art moderne constitue à vrai dire un défi lancé à la collaboration du spectateur668. »

L’ambiguïté moderne se traduit dans une certaine mesure au sein de Film Culture à travers les œuvres représentées à l’instar de Ian Hugo, pour qui :

« Une nouvelle attitude est attendue du spectateur qui doit abandonner toute idée que ce film [The Gondola Eye] traite de la Venise moderne669. »

L’espace textuel et visuel de Film Culture identifie, collecte, représente et transmet, à un public restreint et familiarisé, les particularités esthétiques, formelles et poétiques, des avant-gardes cinématographiques américaines contemporaines. La revue s’impose comme l’interface d’un champ spécifique qu’elle contribue largement à élaborer elle-même, et dont elle expose, illustre et propose à la discussion les paradigmes inhérents.

I. A. Programme esthétique et création d’icônes expérimentales

Nous l’avons dit : pour la première fois depuis les débuts de Film Culture, la mise en page du numéro 31 n’est pas composée par Macunias. La mise en page, inédite, est conçue par les rédacteurs, qui ne laissent aucune note d’intention à ce sujet. Le numéro se situe à un tournant de l’histoire de Film Culture, tant du point de vue des conditions de publication que du programme éditorial ; les matériaux du corpus visuel ainsi que les systèmes, les articulations entre les images cristallisent de telles transformations. Il s’agit à présent d’observer quels principes plastiques et rythmiques sont articulés par la reproduction et les relations établies entre les images.

667 Mekas dénotait en 1958, le faible lectorat américain in Jonas Mekas, « Editorial », Film Culture, n°18, op.cit. ; p.1. 668 « Most of the ambiguity of modern art is actually challenge to the collaboration of the Spectator. » [Nous traduisons] Anaïs Nin, « Poetics Of The Film », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.13. 669 « A new attitude is demanded of the spectator, who must discard any idea that this film is about modern Venice. » [Nous traduisons] Ian Hugo cité par Anaïs Nin, « Poetics Of The Film », Film Culture, n°31, ibid.

340 I. A. 1) Exposition plastique

I. A. 1. a) Singularisation et condensation

La mise en page déploie des formes particulières d’exposition et de mise en valeur. D’un point de vue technique, les photogrammes, photographies et schémas tels que la Anatahan Chart670 ou la piste sonore de Handwritten671 sont reproduits par similigravure. La similigravure en noir et blanc convertit les films en couleurs tels qu’Inauguration of the Pleasure Dome, les teintes rouges et pourpres de Bells From Atlantis672 comme les tonalités bleues de la pellicule d’Eaux d’artifices. Malgré les différents formats originels, il se dégage une cohérence matérielle et visuelle du corpus lissé et unifié.

La majorité des images est assemblée au sein d’un cahier d’introduction situé entre la table des matières et le premier article, « L’Image du corps ». Seuls la similigravure de Sleep en première de couverture et le schéma sonore de Handwritten, situé en milieu de numéro entre « L’Imagisme dans quatre films d’avant-garde » et la lettre de Brakhage, se trouvent en dehors du cahier introductif. La très affirmative place inaugurale et la composition du cahier construisent une densité et une cohérence visuelles indépendantes du domaine textuel – à l’exception des légendes, strictement informatives, qui accompagnent chaque reproduction. Le cahier déploie une forme sérielle dans la mesure où il décline différentes séquences axées sur un auteur, une œuvre ou un tournage, c’est-à-dire appartenant à la génétique des images. Par exemple, une séquence est créée autour de l’œuvre d’Anger par l’association, sur une double page, à gauche, de photogrammes d’Eaux d’artifices et The Pleasure Dome et, en regard à droite, d’un portrait du cinéaste, tandis qu’une autre séquence est formée autour du tournage d’Hallelujah The Hills673.

Chaque page du cahier accueille une ou deux similigravures : soit une page pleine reproduisant une seule image, soit une page où se pressent deux images. De manière significative, les reproductions se divisent en un nombre égal de douze reproductions individuelles et douze images couplées sur des pages pleines. Dans un premier temps, les images singularisées sur des pages pleines correspondent à une mise en exergue soutenue par une légende indiquant le titre et le réalisateur. Les reproductions couplées d’image appuient la cohérence du corpus. En effet, les couples sont constitués exclusivement autour des

670 Figure 47. 671 Figure 52. 672 Figure 50. 673 Figures 53-54.

341 réalisateurs : ainsi des photogrammes d’Eaux d’artifice et Inauguration of The Pleasure Dom d’Anger, Bells Of Atlantis et le portrait de Ian Hugo, de même que l’ensemble des photographies de tournage d’Hallelujah The Hills. Les images singularisées ou couplées sont séquentialisées pour une exposition claire, concise, précise et sérielle.

Une telle mise en page valorise les projets et formes plastiques intrinsèques des œuvres reproduites. Dans l’article « Plastique classique (et tectonique totale) », Kelman décrit l’une des spécificités plastiques propres aux œuvres de Smith, Anger, Boulthenhouse et Markopoulos :

« Et cela veut justement dire que dans les œuvres d’Anger, Boultenhouse, Brakhage, Makopoulos, Smith, l’unité totale s’accomplit en dehors de l’intrigue ; et la précision entière de l’expression s’accomplit sans l’isolation de formes spéciales pour épouser un contenu particulier. La nouvelle architecture filmique soit est sans intrigue, comme chez Brakhage et Smith, soit la fragmente en éléments d’expression purement formels, soit dévie la logique narrative comme chez Markopoulos674. »

L’argument de Kelman se situe au milieu d’une discussion sur la dimension narrative ou non-narrative des œuvres du New American Cinema, mouvement dont le critique pointe la cohérence essentiellement plastique des œuvres. En d’autres termes, la dimension plastique constitue à la fois le processus et le but de l’œuvre, sa structure interne en dehors d’un schème narratif. Kelman souligne particulièrement que la singularisation formelle s’effectue grâce aux gestes d’isolation et de fragmentation. Une telle affirmation résonne avec les choix de mise en page du corpus de Film Culture où la reproduction pleine page de l’image en valorise la proposition plastique. Par exemple, le photogramme extrait de Study For Choregraphy675 de Maya Deren représente un danseur de dos dont le large mouvement expansif transforme le corps en directions corporelles, se détachant sur un contre-jour et un clair obscur assurés par l’intensité de l’exposition et la profondeur de champ utilisées. D’un coup d’œil, le lecteur perçoit la force d’une plastique fondée sur la mise en exergue du mouvement humain, devenu lui-même lignes de compositions, organisant les confrontations de différentes densités lumineuses internes.

674 « And this just means that in the work of Anger, Boultenhouse, brakhage, Makopoulos, Smith, total unity is achieved apart from plot ; and full precision of expression is achieved without the isolation of special forms to fit particular content. The new film architecture is either plotless, as in Brakhage and Smith, or breaks up plot into purely formal elements of expression, obviating the narrative sense, as in Markopoulos.» [Nous traduisons] Ken Kelman, « Classic Plastics (And Total Tectonics) », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.47. 675 Figure 46.

342 Symétriquement, le photogramme extrait de Dionysius676 s’arrête sur la surimpression de deux corps dansants fragmentés, mis en valeur par la reproduction en noir et blanc. L’attention est toute entière portée sur la construction du cadre ainsi que les confrontations et interpénétrations d’expositions lumineuses. En effet, la première image utilisée, représentant le buste du danseur, contraste les densités lumineuses entre le noir complet de l’arrière-plan et l’exposition blanche du corps au premier plan. De la deuxième image apposée, le développé, ne ressort que l’exposition lumineuse du corps du danseur et du spot scénique en haut à droite. Les qualités lumineuses homogènes des deux images superposées s’harmonisent par l’absorption des qualités sombres de la deuxième image dans l’arrière-plan de la première. Il se crée de plus une zone de perméabilité car le développé du danseur, c’est-à-dire les bords de la figure enregistrée, se fondent et s’étirent vers l’arrière-plan. Les zones de transparences inhérentes à la surimpression se distinguent et se déploient donc au centre de l’image : le bras droit tendu du danseur sur la première image se fond par transparence avec le buste de la deuxième image, tandis que la jambe tendue forme un halo. Ainsi, à sa manière, la surimpression de Dionysius développe la proposition esthétique formulée par Kelman. La surimpression représente ici une forme de condensation visuelle des propriétés de la fragmentation.

Bells of Atlantis représente à son tour en contre-jour la surexposition et la surimpression d’un motif : la superposition d’une forme rectangulaire recouvrant un corps dont ne subiste que les bras écartés — dont l’ample mouvement rappelle immédiatement l’image de Maya Deren en ouverture. Le noir et blanc intensifie les variables intensités lumineuses de chaque teinte : la légèreté de l’arrière-plan se mue en un blanc éclatant au milieu de laquelle la figure centrale se détache par un noir intense. Le noir et blanc accentue les transparences et les changements de textures dus à la surimpression sur la figure centrale. Les confrontations augmentées singularisent les détails lumineux comme les bras d’Anaïs Nin, de teinte sombre, qui s’étendent de part et d’autre du rectangle noir central, la surimpression du faisceau lumineux du projecteur au centre de l’image dont les rayons iridescents se déploient au bas du photogramme, et dont la transparence des éclats blancs impriment la forme de la surimpression. Selon Nin, la surimpression dans le film The Gondola Eye façonne les textures :

676 Figure 48.

343 « L’usage de la surimpression a ajouté à cette fluctuation d’impressions multipliant les contours et les formes, les confondant, graduant l’ombre avec subtilité, permettant à l’œil de voir derrière et tout autour de ces créations transparentes, fluorescentes et opalines677. »

Les jeux de différences, d’additions, de gradations et de transparences lumineuses multiplient les densités matérielles et plastiques, exaltent les transparences comme autant de zones de clarté qui laissent affleurer une pluralité de confrontations optiques. La surimpression de Bells of Atlantis crée une architecture lumineuse qui fait événement en soi.

Si de telles initiatives plastiques sont offertes par les compositions plastiques abouties des photogrammes, d’autres matériaux reproduits, telles les photographies de plateau, ne sont pas en reste. Par exemple, la seconde photographie de O.K. End Here montrant Robert Frank au travail678 se compose de différents contrastes lumineux. Le cinéaste occupe le côté gauche du cadre, monté sur un talus dont la partie haute est recouverte d’un drap blanc. Il filme la scène déroulée devant lui : une succession de quatre murs blancs, gris clair ou noirs selon le tomber des rayons du soleil, le personnage principal en trench clair posté de dos devant l’un des murs. La succession des murs ainsi que les variations de l’éclairage et des ombres naturelles assurent de forts contrastes entre noir et blanc. Le dégradé des lumières et des ombres décliné de gauche à droite du cadre insiste sur la composition lumineuse, à la fois plastique et processuelle, de l’image à travers la densité naturelle soutenue par l’emploi du noir et blanc et ses dégradés. En concentré, la photographie de tournage formule une exposition alternative des propositions plastiques ou processuelles.

I. A. 1. b) Symétries fragmentées

La division et la multiplication du cadre prennent d’emblée une certaine importance car elles occupent la première de couverture où quatre photogrammes de Sleep sont assemblés en une seule similigravure. Cette présentation sérielle de Sleep correspond à une décision des rédacteurs de Film Culture, car le dispositif original du film de Warhol constitue un plan séquence sans split screen. L’emblème créé par Film Culture a pour particularité de transférer les photogrammes dans la similigravure et de les disposer selon une configuration symétrique. La quadrature se relie d’abord au principe d’exposition nette de fragmentation et de différenciation des images. Puis, la symétrie implique des caractéristiques particulières.

677 « The use of superimposition has added to his fluctuation of impressions multiplying designs and form, confouding them, subtly graduating the shading, enabling the eye to pass behind and all around these transparent, fluorescent and opaline creations. » [Nous traduisons] Anaïs Nin, « Poetics Of The Film », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.14. 678 Figure 51.

344 Kelman remarque la symétrie de Twice A Man de Markopoulos et en décrit une dimension qui peut tout autant s’appliquer à la couverture :

« Et toute cette dualité devient symétrie. Chaque duplication complémente et équilibre sa contrepartie679. »

La symétrie confronte deux images au sein d’une tension paradoxale entre l’identique et la différence. Kelman envisage la duplication comme complément et équilibre, pense la symétrie en tant que forme qui appose aux similitudes leurs compléments hétérogènes et équilibre ainsi la composition.

La similigravure de Sleep dispose les répliques au sein d’une double confrontation. La simplicité du motif et du cadre appuie l’homogénéité et l’apparente exactitude des traits. La symétrie des formes qui en résulte forme un équilibre a priori. Cependant, au cœur de la similarité percent quelques différences. Le motif et le cadre demeurent identiques mais les dépôts lumineux varient d’une image à l’autre : ils s’éclaircissent puis s’assombrissent sur les joues et les tempes du motif. Les décalages lumineux accusent les fragmentations temporelles entre les images inscrites danss motifs et deviennent des marques différentielles. Si la similigravure de Sleep peut se comprendre au sein d’un système de complétude, elle intègre de même la tension entre ressemblance et dissemblance propre au photogramme de cinéma. Plus exactement, les différentes empreintes temporelles et lumineuses, comme marques cinématographiques, se distancient autant qu’elles se complètent. À l’immobilité parfaite du motif (le poète endormi), répond la variabilité qui caractérise l’image photogrammatique.

En tant qu’introduction au numéro de Film Culture, les dimensions sous-tendues par la symétrie tracent une ligne directrice pour mise en page de l’ensemble du numéro : symétrie de correspondances complémentaires et/ou dissemblances. La symétrie structure la mise en page en trois points critiques : la première de couverture, la page centrale et la dernière du corpus visuel. Les images reproduites sur chacune des feuilles – Sleep, Bells of Atlantis, le portrait de Ian Hugo et les deux dernières photographies du tournage d’Hallelujah The Hills – se répondent et se distancient à travers leurs domaines formels. Tout d’abord, la similigravure de Sleep est séparée de part en part en son milieu par la ligne de démarcation verticale des cadres qui forme une symétrie axiale. Ensuite sur la page centrale, les deux cadres sont divisés par deux lignes verticales qui, ensemble, dessinent l’axe symétrique autour duquel les deux

679 « And all this duality becomes symmetry. Each duplication complements and balances its counterpart. » [Nous traduisons], Ken Kelman, « Twice A Man », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.11.

345 images se déploient. Sur la dernière page, les deux images sont partagées en leurs centres : dans la première par un tronc d’arbre dont la ligne se poursuit dans la seconde image par l’arête d’un mur. De cette manière, les cinq images sont toutes traversées par une symétrie axiale. Les images couplées sur une même page sont directement reliées par un tel tracé axial. Un axe de symétrie général apparaît, visible en trois points stratégiques généraux et décliné selon cinq formes différentes par chaque image.

Ainsi, malgré les différentes origines et conditions matérielles des images, les différences de motifs, la surimpression ou son absence, le face à face des reproductions parvient à faire ressortir similarités et différences. Mis à part l’exacte symétrie de Sleep, les deux couples d’images développent des symétries sous-jacentes, apparaissant uniquement depuis la conjonction des détails. Sur l’axe transversal entre Bells of Atlantis et le portrait de Ian Hugo, le sourire du cinéaste et les rayons du faisceau lumineux en surimpression miroitent, placés au même niveau, se confrontent et s’évoquent : l’un devient la distorsion de l’autre.

À l’inverse, sur la dernière page, si le tronc d’arbre se prolonge dans l’arête du pan de mur, les formes disposées d’un côté et de l’autre de chaque image ne se correspondent pas : d’une part la course de deux hommes et, de l’autre, le couple d’acteurs au premier plan et le cinéaste avec la caméra au second. La symétrie creuse plutôt le domaine de différences. Tandis que la rencontre du premier couple d’images rend équivoques certaines ressemblances maintenues au sein d’une distanciation par leur étrangeté première, la confrontation du second couple insiste sur les différences disposées de part et d’autre de l’axe symétrique. Les cristallisations de symétrie au sein des images reproduites aux points stratégiques poursuivent la dynamique entre ressemblance et étrangeté qui court tout au long du numéro de Film Culture.

La symétrie se perçoit en un autre point du cahier visuel : entre les photogrammes de Study For Choreography, à la troisième page, et Dionysius, à la sixième page. Les deux images se situent à un intervalle égal dans le cahier. La similarité des motifs (le développé d’un danseur), induit une résonance entre les deux images. Le motif central de Study For Choregraphy, de dos et à contre-jour, se détache du reste de la composition baigné par un halo lumineux. À l’inverse, Dionysius représente deux motifs centraux, blancs et filmés de face, se détachant sur un arrière-plan sombre. Les deux images se complémentent car leurs polarités lumineuses s’inversent, les motifs et compositions non seulement se ressemblent

346 mais se superposent et se renversent. À l’instar de Sleep, Study For Choregraphy et Dionysius certes se confrontent mais se complémentent aussi, s’équilibrent à travers les similarités et les réverbérations de leurs initiatives visuelles. On peut donc, à bon droit, parler d’un travail de montage, aussi précis qu’inventif, dans les choix inconographiques effectués par la rédaction de la revue.

Le montage d’emblèmes visuels effectué par Film Culture correspond aussi à une dimension mobile, telle que l’introduisent les photogrammes de Sleep qui, avec leurs tâches et rayures, exposent les traces, voire les stigmates, temporels nés du défilement cinématographique. Toujours selon l’étude de Twice A Man par Kelman, la notion d’équilibre symétrique est abordée en termes mobiles :

« En symétrie virtuelle, l’image s’équilibre; ce qui suggère la complétude de l’homme en lui-même dans cette harmonie cosmique. Une telle imagerie-miroir a une autre signification. Elle reflète en termes purement compositionnels le concept de simultanéité qui inspire le style de montage ; une coexistence dans l’espace, parallèle à celle temporelle. De plus, ce dédoublement de l’image est analogue au dédoublement du personnage, la vieille mère et le jeune, une personnification en soi du principe de montage680. »

Selon Kelman, le miroitement de la symétrie cristallisé par les motifs paraphrase le montage de Twice A Man. Malgré son caractère souterrain et implicite, la symétrie de la mise en page dans Film Culture soutient et structure une forme mobile car elle accuse le rythme du développement du montage non seulement entre l’ouverture, le milieu et la clôture du cahier, mais aussi par la ponctuation d’une alternance entre deux motifs hétérogènes. La différence symétrique devient un résumé visuel possible pour indiquer la relation temporelle entre les images, enjeu fondamental pour l’iconographie d’une revue de cinéma expérimental.

680 « In virtual symmetry, the image is balanced by itself ; which suggests the completeness of man in himself within this cosmic harmony. Such Mirror-imagery has other significance. It reflects in purely compositional terms the concept of simultaneity which inspires the editing style ; a coexistence in space which parallels the other in time. Further, this doubling of image is analogous to the doubling of charachtuer, the Old Mother and the Young, itself a personnification of the editing principle » [Nous traduisons] Ken Kelman, « Twice A Man », Film Culture, n°31, Ibid.

347 I. A. 2) Objectivation des processus, célébration du cinéaste

Au sein de la diversité matérielle et plastique du corpus visuel organisée par le numéro de Film Culture, frappe un phénomène : certains textes sont reproduits comme des images. Par exemple, la lettre de Brakhage à Markopoulos accompagne l’analyse de P. Adams Sitney, en grande partie consacrée à Dog Star Man Part I, au même titre que les deux pages manuscrites de bandes sonores de Handwritten. La lettre est reproduite à l’identique : dactylographiée, signée, certains mots soulignés, de la main du cinéaste. Elle est intégrée comme un objet plastique et un document dont la signature atteste l’authenticité. En lieu et place des images filmiques, la lettre documente et objective l’œuvre et la pensée de Brakhage.

La publication de lettres et écrits de réalisateurs, la corrélation des images extraites de films contemporains et antérieurs retracent des pensées et des œuvres en formation, les perspectives particulières du champ cinématographique. La variété des matériaux aborde différentes dimensions du dispositif technique et processuel cinématographique auxquelles s’attache la forme spécifique du portrait de cinéaste.

I. A. 2. a) Le Portrait de l’auteur

Le corpus visuel manifeste une prédilection certaine pour les portraits de réalisateurs : Anger, Pinthoff, Hugo, Alexeieff, Frank et Mekas sont présents, le plus souvent en pleine page. Les deux derniers cinéastes sont représentés au travail, lors de tournages, tandis que les premiers posent. Synthèse des deux solutions portraitiques : Alexeieff pose en manipulant des bandes de pellicule.

Les portraits d’Anger, Pinthoff et Hugo accompagnent des articles analytiques ou entretiens. Pinthoff pose avec un saxophone tandis qu’il répond à une question sur le rôle particulier du son filmique :

« Les cinéastes expérimentaux ont fait plein de bandes sonores étranges. On peut arranger ainsi beaucoup de mauvaises images681. »

Dans le cahier iconographique, les portraits d’Anger et Hugo682 annoncent plusieurs articles consacrés à leurs œuvres, « Poétique du film », « Scorpio Rising », « Thanatos de

681 « Experimental film makers have been doing a lot of bizarre sound tracks. You can get away with a lot of bad visuals that way. » [Nous traduisons] Ernest Pinthoff, Gretchen Weinberg, « Interview With Ernest Pinthoff », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.55.

348 chrome » et « L’Imagisme dans quatre films d’avant-garde », enrichis des filmographies complètes des deux auteurs. Outre bien sûr la valorisation d’une figure d’artiste, l’incorporation du portrait correspond à une tentative d’approche et de représentation compréhensive de l’œuvre qui voudrait révéler différentes dimensions pro ou para filmiques des photogrammes reproduits. Le portrait d’Anger exemplifie ce schème : le cinéaste apparaît dans la prolongation des photogrammes d’Eaux d’artifices et Inauguration of The Pleasure Dome. Telle que Film Culture la travaille ici, la forme du portrait donne au cinéaste un statut de motif intégré à son œuvre : par exemple, la symétrie qui relie le portrait d’Hugo et le photogramme de Bells of Atlantis crée un lien plastique entre les deux images qui ne se contente pas de développer un lien génétique. Selon Anaïs Nin, l’enregistrement filmique des phénomènes décape leur évidence :

« L’image cinématographique est capable de révéler les objets et les gens tels qu’ils sont lorsqu’on soulève la couche d’indifférence, d’habitudes et de familiarité qui nous aveugle683. »

La transformation inhérente à l’enregistrement déplace le regard et révéle de nouvelles qualités. Ici, le portrait illustre une telle conception.

I. A. 2. b) Apologie des dispositifs

Les corpus visuel et textuel de Film Culture rassemblent différents matériaux qui explorent la construction des œuvres représentées. Les œuvres sont considérées en partie à travers leurs processus qui se réfléchissent au sein des formes déployées par les différents formats et dévoilent divers états des œuvres. Les images soit représentent directement une partie du processus, c’est-à-dire l’enregistrement, le montage, la scénarisation ou la synchronisation sonore, soit problématisent les formes plastiques par l’exposition des dispositifs de création.

Dans un premier temps, la documentation visuelle concerne des matériaux pré ou para filmiques. Les deux pages d’Anatahan Chart représentent les découpages techniques de Sternberg. Le découpage divise sur un tableau d’un côté les personnages, sur la ligne horizontale, de l’autre les vingt-trois séquences sur l’ordination verticale. Les divers décors sont schématisés par des dessins. Chaque ligne et intersection du tableau schématise les

682 Figures 49 et 50. 683 « The motion picture is capable of revealing objects and people as they are when you peel off the crust of indifference, of habit, of familiarity which blinds us. » [Nous traduisons] Anaïs Nin, « Poetics of The Film », Film Culture, n°31, op.cit. ; p. 12.

349 apparitions puis les récurrences des personnages, de même que les relations locatives et temporelles qui les unissent de séquences en séquences. Pourtant, selon Jack Smith :

« Il [Sternberg] était préoccupé par les valeurs personnelles, intuitives et émotionnelles – valeurs à trouver en lui-même – non dans un script. Par les gens en tant que personnes uniques, non de pièces d’échecs dans un script684. »

A priori, la remarque de Smith contredit la représentation de l’œuvre de Sternberg offerte par le découpage technique. Néanmoins, le découpage technique ne décrit pas tant l’action ni les relations narratives que les mouvements filmiques. Il schématise spécialement la forme et le fond scénaristique selon un axe spatio-temporel. Le schéma transforme le personnage en un point dont les occurrences sur les différentes absides horizontales et verticales marquent des déplacements spatio-temporels. Ainsi, la reproduction du découpage technique présente une forme primaire et intermédiaire du montage final, en expose les complexes intersections spatio-temporelles orientées vers la révélation cinématographique.

La Anatahan Chart peut se comprendre en relation avec l’extrait du scénario de Paisà en fin de numéro. Du point de vue processuel, les deux documents développent des dimensions pré filmiques liés aux processus narratifs. Cependant, le scénario de Paisà constitue une occurrence exclusivement narrative, en dehors des formes de développements spatio-temporelles cinématographiques que décrit Anatahan Chart. Paisà donne l’exemple d’une forme antécédente au découpage technique au sein du processus cinématographique narratif, tandis que Anatahan Chart synthétise le processus de formation du montage. Ainsi, le lecteur de Film Culture, non seulement accède à une documentation visuelle précieuse éclairant des chefs d’œuvre de l’histoire du cinéma, mais apprend la multiplicité technique des démarches créatrices au cinéma.

Ensuite, les corpus visuels et textuels s’intéressent aux tournages. La contribution « Les Mémoires de Maria Montez » est extraite du journal tenu par Jack Smith :

« Le décor disparaît dans l’ombre, disparaît progressivement. Miss Montez est devenue invisible. Elle a été engloutie par le décor ou il lui est tombé dessus. Je pense que la scène doit être tournée quoiqu’il en soit car elle peut être là, quelque part, nous ne pouvons juste pas la voir mais elle apparaîtra dans le film. […] Nous allons continuer la scène ; nous allons prétendre que c’est une scène de sirocco et juste restaurer le visage de Miss Montez. Nous allons devoir utiliser

684 « he was concerned with personal, intuitive, emotional values – values be found within himself – not in a script. With people as their unique selves, not chessmen in a script. » [Nous traduisons] Jack Smith, « Belated Appreciaton of VS », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.5.

350 de ce qui reste de sa jambe car une partie de son visage a été piétiné. Je vais l’enrouler dans une cape volumineuse qui ne montrera que son visage685. »

Dans la tradition emblématisée par Jean Cocteau, Smith offre son expérience en exemple des ajustements nécessaires qui apparaissent au fur et à mesure du tournage, des manières dont le réalisateur parvient à entrevoir, à sentir la forme plastique en formation, à jouer avec les accidents et les aléas. Smith apporte, de la même manière que la Anatahan Chart ou le scénario de Paisà, une version singulière du processus, qui, loin des studios, relève, non sans ironie, de la pure inventivité singulière.

Film Culture offre également un large espace de représentation visuelle aux photographies de tournage, particulièrement Hallelujah The Hills et O.K End Here. Les deux séquences d’images concernées donnent une place centrale à la caméra. La légende introductive des deux ensembles iconographiques précisent, outre les noms des réalisateurs, celui des opérateurs Gert Berliner et Ed Emshwiller (lui-même cinéaste expérimental). Dans les deux images de O.K. End Here, la caméra occupe une place prédominante au premier plan. Au sein de la séquence de huit images dévouée à Hallelujah The Hills, la caméra apparaît cinq fois selon différents angles et manipulations techniques : installée sur un trépied, dans une voiture ou sur un traîneau afin de filmer un travelling, soulevée par des membres de l’équipe. La récurrence et la variété de la représentation de la caméra transforment celle-ci en personnage principal de l’iconographie. À travers l’objet de la caméra, transformé en motif, sont synthétisés visuellement différentes opérations, options et sphères de production économique, mises sur le même plan, valorisées au même titre.

La représentation du tournage s’inscrit donc au sein d’une exposition plastique. La dimension plastique de la séquence d’Hallelujah The Hills se rend perceptible grâce à deux photographies dans lesquelles ne figurent ni opérateurs ni objets techniques ou caméras : dans la première, deux protagonistes suivent un sentier forestier, faisant face à l’objectif, dans la seconde, deux protagonistes courent, en sens inverse, photographiés de profil. Les deux images ne capturent alors que les acteurs durant la scène filmée sans indiquer le hors champ technique. Décontextualisées hors de la séquence, les photographies de tournage se substitueraient aisément à des photogrammes.

685 « The set disappears in shadows, disappears in scaffolding. Miss Montez is disappeared from view. She has sunk into the décor or it has sifted down on her. I think the scene should be shot anyway because she may be in there somewhere but we just can’t see her but’ll come out on the film. […] We will go on with this scene ; we’ll prétend it’s a sirocco scene and just restore Miss Montez’s face. We’ll have to use what’s left of her leg because some of her face got stepped on. I’ll put her in a voluminous cloak that will show only her face. » [Nous traduisons] Jack Smith, « The Memoirs of Maria Montez », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.3.

351 Au centre du numéro, la bande sonore de Handwritten686 s’installe sur deux pages en corrélation avec « L’Imagisme dans quatre films d’avant-garde » qui analyse le film. Le document manuscrit introduit à une nouvelle étape du processus cinématographique, la synchronisation sonore, à travers les particularités formelles de Handwritten :

« La plus grande part de la complexité de Handwritten provient des relations entre l’image centrale et (1) la poésie récitée sur la bande sonore et (2) le montage à la vitesse de l’éclair d’images variées parallèles, ou métaphoriquement connectées avec, cette image-action. […] Puisque l’image filmique ne peut montrer explicitement le passé ou le futur, seulement des qualités variées du présent (c’est-à-dire chaque image étant présente – à l’écran – implique que la scène prend place MAINTENANT), le passé et le futur restent au dehors de l’image visuelle centrale et doivent être distingués par la bande sonore687. »

Selon Sitney, le film repose sur un montage complexe entre les trames visuelle et sonore. Il s’agit d’un double niveau : le montage préliminaire d’images et le montage final comprenant la bande son. Sitney traduit la multiplicité en termes temporels : la bande sonore véhicule les différents passés et futurs entrecroisés avec le présent des images. À la lumière de l’analyse de Sitney, la reproduction la partition sonore et visuelle de Handwritten déplie la forme temporelle du montage. La forme du schéma se rapproche de celle offerte par Anatahan Chart. Cependant, le montage représenté de Handwritten constitue une forme filmique finale tandis que celui d’Anatahan Chart se relie à une forme pré filmique. La bande sonore de Handwritten représente sur plusieurs lignes parallèles le schème de construction du montage final. Chaque page de schéma est divisée en son centre par une ligne horizontale qui sépare les régimes visuels et sonores : les lignes du haut inscrivent les vers de Mallarmé en successions rythmiques, celles du bas décrivent les images, leurs longueurs et le tempo de leur apparition. Un système de flèches traverse et relie les deux régimes. La démarcation centrale s’envisage dès lors en tant qu’horizon temporel et rythmique du montage final, zone d’interpénétration des deux régimes temporels. Sitney se réfère également dans son article à Eaux d’artifices :

686 Figure 52. 687 « Most of the complexity of Handwritten comes from relationships between the central image and (1) the poertry spoken on the soundtrack and (2) rapid-fire intercutting of various images parallel to, or metaphorically connected with, that image- action. […] Since the filmic image cannot show explicit past or future, only variuos qualities of the present (i.e every images being there – on the screen- implies it’s taking place NOW) past and future are outside of the central visual image and must be distinguished by the soundtrack. » [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, op.cit. ; pp. 18-19.

352 « Une fugue visuelle. La musique de Vivaldi n’est pas synchronisée avec les images mais agit en contrepoint, mettant en valeur le type de forme visuelle – dirigeant l’œil vers celle-ci –sans la déterminer688. »

Le contrepoint sonore et visuel travaillé dans Eaux d’artifices établit lui aussi le domaine sonore en tant qu’élément complexe de montage. La désynchronisation agit à la manière d’un révélateur au sein des images. La particularité d’Eaux d’artifices montre une voie selon laquelle l’hétérogénéité du domaine sonore s’intègre au schème visuel du montage et le renforce. En tant qu’exemple de désynchronisation, Eaux d’artifices offre un pendant aux procédés de Handwritten dont la complexité repose sur la synchronisation. Malgré leurs différences, les deux films démontrent l’impact de la bande sonore en termes de montage.

Enfin, certaines images reproduites font l’objet explicite de descriptions et analyses au sein du corpus textuel. Ainsi, l’étude de Study For Choreography par Sitney se réfère précisément à la séquence dont le photogramme reproduit est extrait :

« La caméra passe devant un danseur dans les bois seulement pour le rencontrer encore avant que ce mouvement se soit arrêté. Il passe en dansant des bois à un salon puis à un musée en un mouvement fluide. Il tourne sur lui-même et SAUTE – nous le voyons glisser dans les airs, son collant noir contre le ciel gris – atterrissant de nouveau dans les bois en position accroupie, surveillant l’horizon depuis le point de vue dominant du sommet689. »

Sitney décrit ainsi les mouvements de caméra qui animent la séquence, donc l’encadrement technique, temporel et processuel d’où provient l’image reproduite. L’image de Study For Choregraphy se relie directement à l’étude de Sitney et se comprend dès lors comme l’instantané et la synthèse des mouvements et des cadrages filmiques, des processus qui la traversent et la composent :

« L’action est simple et unifiée, c’est le ralenti de courses et de sauts au travers de lieux irrationnellement connectés au sein d’un temps plus ou moins rationnel690. »

L’analyse problématique textuelle et l’exposition visuelle s’accordent et s’étayent pour une démarche d’explicitation, de concentration et de problématisation des initiatives

688 «visual fugue. The Vivaldi is not synchronized with the pcitures but acts in counterpoint to them, emphsizing the type of visual form – directing the eye to it – without determining it. » [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant- garde Films », Film Culture, n°31, op.cit. ; pp. 17-18. 689 « The camera pans past a dancer in the woods only to encounter hima gain before that pan has stopped. He dances from the woods into a living room and then an art museum in one fluid movement. He spins around and LEAPS – we see him into the air and glide through it, his leotard black against a grey sky – landing back in the woods in a squatting position surveying landscape from the vantage point of a hill. » [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, ibid. 690 « The action is simple and unified it is a slow motion running-jump through irrationnally connected spaces within a more or less rational time. » [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, ibid.

353 stylistiques dans le film. Grâce au texte, on peut constater que le photogramme choisi concentre bien les processus filmiques et en devient la juste icône.

Ainsi, la mise en page de Film Culture s’inscrit au sein d’une dynamique d’exposition et de création d’emblèmes du New American Cinema. Elle suit un principe d’exposition claire, des images valorisées par le recours au noir et blanc qui accentue les condensations matérielles, lumineuses et formelles. Tandis que la singularisation isole et différencie chaque image en terrain plastique et processuel particulier, la similigravure et le transfert en noir et blanc transforment et déplacent les échelles de valeurs lumineuses afin de confronter les contrastes, les transparences et les différentes textures. Le style plastique de la mise en page de Film Culture travaille par exposition singulière pleine page, par couples d’images, et dans la création constante d’un réseau de relations entre les reproductions d’une part, et les textes de l’autre. La mise en page est soutenue également par une structure symétrique, articulée entre l’ouverture, le milieu et la clôture du cahier ainsi qu’entre les images reproduites, qui allie ressemblances et équilibre des différences.

Le corpus visuel de Film Culture valorise particulièrement les dimensions para filmiques, c’est-à-dire sur les processus de fabrication. L’iconographie restitue tour à tour différentes étapes des processus techniques et, ultimement, formels : la scénarisation, le découpage technique, les outils techniques et le dispositif, le tournage, la synchronisation sonore et bien sûr l’équipe de création, dont se détachent le réalisateur et le directeur de la photographie. La caméra, le découpage technique ou la bande sonore intègrent le domaine visuel et deviennent à leurs tours motifs. Chaque dimension processuelle est problématisée, bâtissant une galerie attestant les variétés et complexités des gestes créateurs, sans aucune préséance des us et coutumes industrielles sur l’ingéniosité des artisans solitaires.

354 I. B. Vers une poétique nord-américaine

Structuré et modelé en profondeur par l’érudition et l’expérience du poète Jonas Mekas, Film Culture a développé de nombreuses réflexions sur les rapports entre cinéma et littérature, et plus particulièrement littérature de poésie, alimentée par les contributeurs réguliers tels Maya Deren ou le poète Harold Hulmes, qui figure au sein du comité éditorial et a réalisé le film Don Peyote, mais aussi des traductions de grands écrivains contemporains – par exemple Blaise Cendras ou Pier Paolo Pasolini. Les références aux formes poétiques littéraires sont nombreuses et se relient toutes à une meilleure appréhension des formes cinématographiques. Dans le numéro 31, particulièrement riche de ce point de vue, Anaïs Nin publie l’une de ses conférences données à Chicago, « Poetics of the Film », tandis que les poèmes de Ruth Weiss prennent pour sujets L’Avventura, La Dolce Vita, Rashomon et The White Dove, et que les poèmes de Frank Kuenstler, écrivain et cinéaste, abordent différents aspects du domaine hollywoodien : Chaplin, Griffith, Fred Astaire, Clark Gable… Quant à Sitney, il étudie Brakhage, Anger, Boultenhouse et Deren à la lumière de l’Imagisme et du Vorticisme d’Ezra Pound.

La majorité des articles du numéro 31 de Film Culture s’intéresse à des cinéastes proches du New American Cinema, qui constituent aussi certains des phares du mouvement. Seules les brèves analyses de The Birds (Hitchcock) et The Third Lover (Chabrol) ainsi que les collections d’anecdotes de « Café, brandy et cigares691 » se penchent sur des films d’auteurs travaillant dans un cadre industriel sans les renvoyer au New American Cinema. Les autres articles, soit se spécialisent sur les œuvres d’Anger, Smith, Brakhage, Hugo et Markopoulos, soit confrontent à un titre ou à un autre les cinéastes du New American Cinema et les auteurs européens et américains692 693. Par exemple, l’analyse de Sternberg est signée par Jack Smith, Robert Kelly se réfère à Bergman, Resnais, Eisenstein, Chaplin et Brakhage dans « L’Image du corps », Markoupoulos compare Anger et Eisenstein dans « Scorpio

691 Dans le numéro 31, la chronique de Weinberg regroupe des comparaisons entre le Cinéma vérité et Kino Pravda de Vertov, entre Queen Kelly de Stroheim, Muriel de Resnais, l’œuvre de Volkoff, Que Viva Mexico d’Eisenstein, des anecdotes de tournages de Queen Kelly, sur Buñuel et Que Viva Mexico, les nouvelles publications françaises de Seghers sur Flaherty, Lang, Sternberg, Louise Brooks, des citations d’Eisenstein, Richard Leacock sur le tournage d’Hallelujah the Hills, Sol Lesser, Leonard , et, un report personnel du 1st New York Film Festival. 692 Citons l’entrée du 20 février 1964 du journal de Mekas dans lequel il assimile Hollywood au New American Cinema : « Mais je vois de nouveaux développements dans le cinéma appelé underground et qui rejoint directement l’autre, celui de Hollywood. Un nouveau cinéma de divertissement se développe. » in Jonas Mekas, Dominique Noguez (trad.), Ciné-journal, op.cit. ; p.120. 693 Dimension qui se retrouve dans le texte de Maya Deren « Cinematography : The Creative Use of Reality » publié par la revue Daedalus, The Visual Arts Today, vol.89 n°1, hiver 1960, pp.150-166. « les figures majeures – à la fois les stars les plus populaires et les réalisateurs les plus créatifs (tels Orson Welles) se cantonnent dans les traditions archétypales d’autrefois. » Maya Deren, Julie Beaulieu (trad.), Ecrits sur l’art et le cinéma, Paris, Paris Experimental, 2004, p.90.

355 Rising », Kelman rapproche Anger de Buñuel dans « Thanatos de chrome » puis Dovjenko, Murnau, Brakhage, Smith et Markopoulos dans « Plastique classique (et tectonique totale) ». La dimension contemporaine se comprend autant du point de vue de la date de réalisation des films étudiés tels Scorpio Rising, Twice A Man, Maria Montez ou Dog Star Man, que du point de vue des lignes problématiques révélées. Comme le sous-entend l’observation de Kelman à propos du montage de Scorpio Rising, il faut comprendre les recherches en cours à travers les ambitions et les limites des cinéastes :

« Mais dans Scorpio il découpe librement, sauvagement, d’un endroit à l’autre. Et Anger n’est pas un monteur. En cela donc il explore sa faiblesse, là où avant il reconnaissait implicitement cette limite, il commet un acte, qui sans être un suicide artistique ressemble certainement à se taper la tête contre le mur. […] Un tel masochisme formel est aussi évident dans l’usage des clips et photogrammes filmiques d’un bout à l’autre694. »

L’échange entre les cinéastes prend une forme explicite par la correspondance entre Brakhage et Markopoulos. Brakhage écrit ses réflexions sur la dernière version de Twice A Man :

«Vous avez pris votre chef d’œuvre muet Twice A Man pour en faire quelque chose de plus que cela – et c’est inévitable que beaucoup voudrons vous faire souffrir (à travers des critiques de la bande sonore) à cause de la perte (à travers le son) de LEUR petit chef d’œuvre […] J’ai d’abord pensé moi-même regretter, quand vraiment régressif, la perte du ‘chef d’œuvre’ Twice A Man jusqu’à ce que je sois happé par mes propres sentiments immédiats, vivants, passant sur l’expérience-chantante de Twice A Man devenant deux fois plus un film devant moi695. »

La communication directe des artistes sur leurs œuvres respectives introduit certains des termes collectifs de la poétique contemporaine, à commencer par l’approbation de tous les gestes de transgression esthétique, et l’indifférence aux critiques normatives. Puis, Markopoulos porte un regard critique contemporain sur Scorpio Rising :

« Scorpio Rising, malgré tout son génie, manque à mon sens de l’une des grandes nécessités du cinéma, le plus grand des arts: le besoin d’une spéculation visionnaire immédiate,

694 « But in Scorpio he intercuts freely, wildly, from place to place. And Anger is no editor. In thus exploring his weakness, where before he implicitly recognized this limitation, he commits an act, which though not artistic suicide is certainly like banging the head against a wall. […] Such formal masochism is also evident in the use of of film clips and stills throughout.» [Nous traduisons] Ken Kelman, « Thanatos In Chrome », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.6. 695 « You have taken your silent MASTERPIECE Twice A Man and made it MORE than that – and it is inevitable that many will want to make YOU suffer (thru criticism of the sound track) because of the loss (there-sound-by) of THEIR little masterpiece. […] at first thought myself regretting, when actually regressing, the loss of the ‘masterpiece’ Twice A Man until I was drawn by my own immediately living feelings feeding upon the experience-singing of Twice A Man being more than twice a film before me. » [Nous traduisons] Stan Brakhage, « Letter To Gregory Markopoulos », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.24.

356 telle qu’elle se trouve dans la simplicité d’Un Chant d’amour de Genet ou la magnificence de l’œuvre de Stan Brackhage [sic], dans l’éveil artistique de Jack Smith696. »

Markopoulos compare ses contemporains et désigne l’une des dimensions essentielles de la démarche cinématographique : le travail de l’instantanéité filmique comme défi lancé à la vision697. Le cinéaste modèle la matière cinématographique en tant que temporalité dont les complexités s’inscrivent plastiquement dans les images. La qualité visionnaire et spéculative sous-entend les relations entre problématisation et poétique au sein de la forme filmique. À l’instar de Markopoulos, les corpus visuel et textuel de Film Culture, suivant la ligne directrice du programme établit par le premier éditorial, cherchent à établir les paradigmes poétiques contemporains.

I. B. 1) Incarnations cinématographiques

Parmi les qualités cinématographiques contemporaines, les impressions plastiques créées par l’enregistrement des formes filmiques occupent une place centrale pour élaborer une poétique filmique spéculative et indéterminée – selon les termes de Markopoulos. Un motif ici revient de manière récurrente, sur lequel s’exerce la problématisation poétique collective : celui du corps. Comme l’annonce radicalement Robert Kelly en ouverture du corpus textuel de Film Culture.

« La clarté du film est ténèbres et opacité, comme le corps est opaque698. »

Le critique opère ici une comparaison entre le corps humain et l’un des paramètres cinématographiques, la qualité lumineuse : l’inscription de l’ombre et de la lumière, sur quoi repose l’existence même du film, devient aussi profonde, cruciale et complexe que l’existence organique. Dans la suite du numéro 31, la symbolisation699 des formes cinématographiques apparaît comme trait distinctif et récurrent au sein des œuvres et des analyses.

696 « Scorpio Rising with all its brilliance lacks for me one of the great requirements of this greatest art, motion pictures : the need for immediate visionnary spéculation such as it is found in the simplicity of Genet’s Un Chant d’amour or the magnificience of Stan Brackhage’s work, in the awakening art of Jack Smith. » [Nous traduisons] Gregory Markopoulos,

« Scorpio Rising», Film Culture, n°31, op.cit. ; p.6. 697 La notion d’immédiateté visuelle évoque l’entrée du 28 février 1963 du journal de Mekas : « Le cinéma, cet art anti- verbal, anti-idées, est arrivé à point pour préserver notre sensation irrationnelle, non conceptuelle, immédiate. » in Jonas Mekas, Dominique Noguez (trad.), Ciné-journal, op.cit. ; p.84. 698 « The film’s clarity is darkness and opacity, as the body is opaque. » [Nous traduisons] Robert Kelly, « The Image of The Body », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.2. 699 La définition de symbole par le dictionnaire Littré : « On appelait symbole chez les grecs les paroles, les signes auxquels les initiés aux mystères de Cérés, Cybele, de Mithra, se reconnaissaient. [Voltaire, Dictionnaire Philosophique], […] Figure ou image employée comme le signe d’une chose. […] étym.. latin. Symbolum, marque convenue, de συµδαλλειν, mettre

357

I. B 1. a) Photogénie et génie de la danse

La question du corps en tant que motif filmique, plastique occupe une place dominante dans la mesure où toutes les images représentées sont figuratives, à l’exception de la bande sonore de Handwritten. Kelly centre son étude sur la question du corps et détermine derechef certaines limites posées par l’usage du dispositif cinématographique :

« Mon propos ici ne concerne cependant pas l’abus ou le manque d’imagination de l’usage de cet outil (le gros plan), présumé aussi intéressant que tout autre outil, mais la presque totale incapacité du cinéma à présenter la forme, le mouvement et le poids du corps humain. […] Même quand la caméra s’empare adéquatement du corps, le montage pervertit, distord ou simplement cache700. »

Comme Rudolf Arnheim en son temps, Kelly envisage les éléments du dispositif d’enregistrement et de montage dans leurs limites à restituer les phénomènes, et plus particulièrement le corps, en tant que densité et forme mobile. Il poursuit :

« Possédé par un instrument qui enregistre et re-présente pleinement les corps en mouvement, le cinéaste a, dans son ambition de faire du Grand Art, écorné les matériaux que ses instruments lui offraient, et préféré courir après une âme qui, selon une hypothèse hasardeuse, devrait mettre en mouvement de tels corps701. »

Kelly aborde une autre dimension du motif corporel, la danse, qui trouve un écho spécifique à travers le corpus visuel de Film Culture :

« La danse est vision corporelle. Le corps en mouvement est le corps voyant et le corps vu. Le mouvement des formes humaines dans l’espace, dans l’œil de la caméra devrait être le mouvement de l’énergie courant à travers toutes les formes, imprégné par la matière et les lois de la matière, formant un monde dans tout champ où il se meut702. »

ensemble, de συµ, avec, de δαλλειν, jeter », Émile Littré, Dicitionnaire de la langue française. Tome 4, Paris, Hachette, 1874, p.2112. 700 « My concern here is not, however, with the abuse or unimaginative use of a device (close-up) presumably as interesting as any other device, but with the film’s almost total inability to present the form and movement and weight of the human body. […] Even when the camera adequatly handles the body, editing pervets, distorts or simply hides. » [Nous traduisons] Robert Kelly, « The Image of The Body », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.1. 701 « Possessed of an instrument that plainly registers and re-presents bodies in motion, the film-maker has, in his ambition to make High art, scorned the materials his Tools afford him, has preferred instead to go awhoring after a soul that by his hazy hypothesis must set such bodies in motion. » [Nous traduisons] Robert Kelly, « The Image of The Body », Film Culture, n°31, ibid. 702 « Dancing is body’s vision. The body in motion is the body seing and the body seen. The movement of human forms in space, in the camera’s eye, should be the movement of energy rushing throughout all forms, impelled by matter and matter’s laws, forming a world in any field in which it stirs. » [Nous traduisons] Robert Kelly, « The Image of The Body », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.2.

358 Kelly définit la danse en tant que qualité photogénique du corps, à la fois immanente et processuelle, c’est-à-dire saisie à travers le filtre technique de l’objectif cinématographique. Selon lui, la photogénie du corps dansant se transmet en termes d’énergie matérielle : matérialisation filmique par le mouvement et la lumière des contours et densités corporelles. La photogénie corporelle portée par la danse se montre capable d’allier les propriétés respectives du mouvement du motif et du mouvement cinématographique. Le génie de la danse permet de surmonter les impuissances congénitales de l’analogie cinématographique.

Une telle dynamique évoque l’une des prescriptions littéraires du Vorticisme formulées par Charles Olson703 :

« LA FORME N’EST JAMAIS PLUS QUE L’EXTENSION DU CONTENU. Une perception doit immédiatement et directement mener à une perception plus profonde704. »

Analysant Study For Choreography de Maya Deren, Sitney montre comment un corps de danseur cristallise les différentes valeurs matérielles et plastiques du mouvement filmique :

« L’action est simple et unifiée, c’est un ralenti de courses et sauts au travers de lieux irrationnellement connectés, au sein d’un temps plus ou moins rationnel. […] Deren a réalisé un péan à sa force et sa grâce, suggérant que [la danse] était la seule constante dans un monde au temps et à l’espace changeants705. »

Le corps du danseur traverse les intermittences et failles du montage : grâce au jeu intense et subtil des correspondances entre cahier iconographique et texte élaboré par Film Culture, l’allégorie créée par Maya Deren semble déployer en images la thèse développée par Kelly.

Dog Star Man, bien que non reproduit par le corpus visuel, est lui aussi donné en exemple par Kelly et Sitney comme traitement photogénique du corps. Kelly écrit :

703 Charles Olson participa au courant littéraire Vorticisme initié par Ezra Pound à la suite de l’Imagisme en 1914 qui étend les éléments littéraires de l’Imagisme à l’image plastique, «The image is a radiant node or cluster ; it is… a Vortex, from which and through which, and into which, ideas are constantly rushing ». « L’Imagisme dans quatre films d’avant-garde », Visionnary Film et Metaphors On Vision de P.Adams Sitney distinguent des liens cohérents entre L’Imagisme et le Vorticisme et certaines œuvres du New American Cinema. Il s’appuie particulièrement sur Brakhage. L’étude de Bruce Elder The Films of Stan Brakhage In The American Tradition of Ezra Pound, Gertrude Stein And Williams constitue une référence sur le sujet. 704 « FORM IS NEVER MORE THAN AN EXTENSION OF CONTENT. One perception must immediatly and directly lead to a further perception » [Nous traduisons] Donald Allen, Benjamin Friedlander (éd.), Charles Olson. Collected Prose, Berkeley, University of California Press, 1997, p.240. 705 « The action is simple and unified it is a slow motion running-jump through irrationnally connected spaces within a more or less rational time. […] Deren made a pacan to its strength and grâce, suggesting that i twas the one constant in a world of changing space and time. » [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, op.cit. ; pp. 17-18.

359 « Le magnifique Dog Star Man de Brakhage se centre, dans Part One, sur un corps gravissant une colline. La tension, la surcharge, un regard sur le corps qui a encore généré une richesse complexe d’imagerie, incroyable de signification après l’ennui terrible suscité par la plupart des films récents. […] Le corps (effréné, étrange, palpablement présent)706. »

De manière similaire à Study For Choreography, le projet filmique ici décrit se concentre autour d’un motif corporel unique qui cristallise, incorpore les impressions des moyens cinématographiques vers la découverte et la mise en forme de la photogénie corporelle.

Dans The Films of Stan Brakhage In The American Tradition of Ezra Pound, Gertrude Stein And Charles Olson, Bruce Elder compare les poétiques temporelles immédiates du corps élaborées par la paratactique de Pound, par la différence selon Stein et par l’œuvre filmique de Brakhage.

« Le présent continu est aussi le temps du corps, car le corps connaît seulement les pulsations, le mouvement, l’énergie et rien des continuités de la vie mentale. L’élan à provoquer ce sens du temps est la plus profonde connexion entre les formes de poésie paractique et l’intérêt pour le corps si évident dans les œuvres de Stein, Pound et Brakhage707. »

Au prisme des conceptions rassemblées par le numéro de Film Culture, la reproduction de Dyonisyus et Study For Choreography, l’analyse critique concomitante de Dog Star Man, la temporalité de la photogénie corporelle présente convoque l’immédiateté propre à l’indétermination et la spéculation de la poétique filmique défendue par Markopoulos. Un front commun, unissant poètes du verbe et poètes de l’image, s’est établi : saisir l’immédiateté et l’intégralité de l’expérience du corps, et pour ce faire, refondre les syntaxes (verbales, visuelles, sonores), renouveler les modes de figuration, accepter voire chérir les apories.

Certains paradigmes temporels forment les pierres d’angles de la poétique filmique telle que Film Culture la défend. Sitney s’appuie sur la poétique de Pound afin de prouver la dimension imagiste de certains films du New American Cinema et cite spécifiquement son troisième axiome, « composer selon la séquence de la phrase musicale et non selon la

706 « Brakhage’s beautiful Dog Star Man centers, in Part One, on a body moving uphill. The tension, the surmise, a sight of the body again generated a complex richness of imagery and meanings incredible after the slack ennui of msot current films. […] the body (unstrained, awkward, palpably present) » [Nous traduisons] Robert Kelly, « The Image of The Body », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.1. 707 « The continuous ‘now’ is also the time of the body, for the body knows only pulsations, movement, and energy, and nothing of the continuities of mental life. The push to provoke this sens of time is the deepest connection between paractical forms of poetry and the concern with th body that is so évident in the Works of Stein, Pound, and Brakhage. » [Nous traduisons] Bruce Elder, The Films of Stan Brakhage In The American Tradition of Ezra Pound, Gertrude Stein And Charles Olson, Toronto, Wilfrid Laurier University Press, 1998, p.68.

360 séquence du métronome708 », qui donne le sens des recherches rythmiques poétiques cinématographiques, d’une déstructuration tonale. Adaptés au champ cinématographique, les enjeux de la déconstruction « poundienne » se concentrent autour de deux dimensions interdépendantes. D’une part, une réformation du montage qui tisse des liens avec la photogénie corporelle :

« Tous ces films ont une attitude ouverte ou implicite envers le corps humain, à vrai dire, je considère comme un axiome de la catégorie qu’il existe un thème anatomique709. »

Il s’agit d’envisager le montage comme construction anatomique et temporelle710 en relation avec la photogénie. D’autre part, le montage travaille à la déclinaison d’une image principale (selon les termes de Sitney, « la distillation d’une image centrale »), dans la durée filmique711 :

« Les films imagistes ont une structure simple, un motif sous la forme d’un geste humain et toutes les complexités sont autorisées et/ou aidées à se développer de cette image712. »

Mais la temporalité se complexifie encore, car la poétique se déploie aussi au prisme de l’intériorité du cinéaste, selon l’étude faite par Sitney en 1974713 du cinéma lyrique :

« Le cinéma lyrique postule le cinéaste derrière la caméra comme le protagoniste du film. Les images du film sont ce que nous voyons, filmées de telle manière que nous n’oublions jamais sa présence et nous savons comment il réagit à sa propre vision. Dans la forme lyrique, il n’y a plus de héros ; à sa place, l’écran est empli de mouvement, et ce mouvement, de la caméra comme du montage, réverbére l’idée du regard individuel. En tant que spectateurs, nous expérimentons la vision intense du médiateur714. »

Les singularités de la vision se conjuguent ainsi à une poétique de la temporalité filmique.

708 « To compose in the sequence of the musical phrase, not in the sequence of the metronome’.» [Nous traduisons] Ezra Pound, « A Few Don’ts For An Imagist » in Poetry, mars 1913 cité in P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.20. 709 « In all these films there is an overt or implied attitude towards the human body, in fact, I take it as an axiom of the category that there be an anatomical theme. » [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, op.cit. ; pp. 17-18. 710 Kelman identifie en ce sens la forme du montage de Dovjenko dans La Terre à une danse : « And to depict the youthful, revolutionary movement which is sweeping his Ukraine and driving out the landed peasants, the kulaks, he utilizes a rhythmic cutting, a dance-form. », in « Classic Plastics (And Total Tectonics) », Film Culture n°31, op.cit. ; p.44. 711 Suivant l’article de Sitney. Les deux premiers axiomes de l’Imagisme veulent : « 1.Le traitement direct de la ‘chose’ ; si bien subjective qu’objective. 2. N’utiliser absolument aucun mot qui ne contribue à la présentation. » [Nous traduisons] Ezra Pound, « A Few Don’ts For An Imagist » in Poetry, mars 1913 cité in Selected Prose 1909-1965, New York, New Directions Publishing Corporation, 1975. 712 « Imagist films have a simple structure, a pattern in the shape of human gesture, and all the complexities are allowed and/or helped to spring from that image. » [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.19. 713 Cinéma Visionnaire est par la suite réédité et augmenté en 1979 et 2002. 714 P.Adams Sitney, Cinéma Visionaire, op.cit. ; p.160.

361

I. B. 1. b) De l’organicité du montage

Une conception anatomique du montage se développe au long des analyses de films et des expositions d’images. Par exemple, l’approche de Handwritten par Sitney et la reproduction de la bande sonore mettent à découvert le montage du film :

« Il y a des métaphores implicites – volatiles, mots-clés. Une telle tension visuelle verbale, plus techniquement connue comme ‘montage vertical’ est maintenue d’un bout à l’autre du film […] Il l’a interrompu avec des matériaux hétérogènes (le dessin, le dé, etc.) avec des plans si brefs que le geste principal n’est jamais oublié. C’est comme s’il pressait une image de côté sans perdre de temps715. »

Par la suite, Dog Star Man Part I rallie les dimensions de la photogénie corporelle à l’organicité du montage. Brakhage écrit en 1963 à McClure le schème du montage de Part I :

« L’ombre portée du héros invisible au début qui réapparait, comme ombre, encore et encore durant le premier ¼ du film – est, ensuite, déroulée encore comme un pendu, à la fin. Esthétiquement, ou plutôt techniquement, c’est son ombre qui crée la nuit particulière du film, celle qui apparaît entre le ¼ et les ¾ du corps du film716. »

Brakhage désigne sans équivoque le film en tant que corps. Il fait du motif corporel l’axe du montage. Sitney détermine quant à lui les fondus enchaînés comme outils clés du montage :

« Le nombre inhabituel de fondus enchaînés dans Part I sont la clé de sa structure. Le film s’organise en vagues. […] La plupart des fondus enchaînés, parfois accompagnés de segments en noir et blanc, de sous-sections phrasées du film. Brakhage établit un rythme défini, bien que non mathématique, et en maintenant le pouls attendu et la tonalité colorée, mais positionnant une image étrangère, il ne détruit pas l’unité de l’image centrale717.»

715 « There are implied metaphors – winh-page, marking-words. Such visual-verbal tension, more technically known as ‘vertical montage’ is maintained throughout the film […] He interrupted it with foreign material (the drawing, dice, etc.) with shots so brief that the main gesture is never forgotten. It is as if he was squeezing an image in sideways without using up time. »» [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, op.cit. ; pp. 18-20. 716 « The unseen hero is shadow cast at the beginning and reappears, as shadow, again and again during the first ¼ of the film – is, then, thrown up again as hanged man, at the end. Aesthetically, or rather technically, speaking it is his shadow form which créâtes the specific night of the film, that which occurs ¼ thru to ¾ thru in the body of the film. » [Nous traduisons] Stan Brakhage, « Letter to Michael McClure. 3/6/63 » in The Flame Is Ours, op.cit. ; p.22. 717 « The unusually number of fades in and out in Part I are a key to its structure. The film organized itself in waves. […] For the most part fades in or out, sometimes accompanied with periods of black of white leader, phrases subsections of the film. B. established a definite, though not mathematical, rhythm and by maintaining the expected pulse and color tone, but positing a foreign image, he does not destroy the central image unity.» [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.20.

362 La cohérence rythmique s’enroule autour de l’image centrale, le bûcheron grimpant la colline718, et déploie des complexités structurelles : la succession de fondus enchaînés est doublée de segments noirs et blancs et de fragments rythmiques comme autant de sous- bassements, de refrains intrinsèques qui soutiennent le déroulé du mouvement. La structure anatomique du montage de Part I rassemble fragmentations et articulations concentriques mobiles au sein de la construction du flux.

En 1966, Brakhage décrit dans sa correspondance avec McClure les progrès de ses recherches sur le montage, amorcées dès 1959-1960, et dont relève Part I :

« Quelques voies d’actualisation de la mémoire prenant la forme de tonalités rythmiques – sans faire la science de l’identique mais plutôt des voies vers les possibilités physiologiques de l’acte du souvenir, un assemblage simple qui étend (plutôt que de refléter) le déroulement du processus instinctif de l’esprit comme je l’ai entendu et l’entends indiqué dans toute l’histoire de la musique occidentale719. »

Brakhage conçoit le processus mémoriel comme dimension physiologique. Le montage actualise, sous forme de rythmes, la mémoire vers une construction fluide, extensive et non réflexive. En ce sens, les vagues de fondus enchaînés de Part I ainsi que les fragments sous- jacents représentent une mise en abîme. La fluidité mémorielle et cinématographique devient une dynamique d’approfondissement, de diffraction de la plastique et du temps des images.

Pour sa part, Markopoulos pense tout à l’inverse un système de montage abstrait qui transforme l’image en proposition psychique :

« Je propose de nouvelles formes narratives filmiques à travers la fusion de la technique du montage classique et d’un système plus abstrait. Ce système comprend l’usage de courtes phrases filmiques qui évoquent des images-pensées. Chaque phrase filmique est composée de certains photogrammes sélectionnés similaires aux unités harmoniques trouvées dans la composition musicale. Les phrases filmiques établissent des relations ultérieures entre elles ; dans la technique du montage classique, il y a une référence constante au plan qui se déroule : dans mon système abstrait, il y a un complexe de différents photogrammes répétés. […] Les perturbations optiques et psychologiques peuvent être minimisées par une méthode de photogrammes intégrés, d’adjacences entremêlées à leurs bordures ou frontières communes. À d’autres moments, des dissimilarités ou degrés de contrastes, des déplacements d’objets ou des variétés de mouvement dans deux

718 P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31 op.cit. ; p.17. 719 « Some actuality of memory’s workings taking shape as ryhthm’s-tones- not making science of same but rather workings within the physiological possibilities of the act of remembering, a simple putting-together that extends (rather than reflects) the mind’s instinctual working process as I’ve heard and hear it hinted at in the whole history of western music. » [Nous traduisons] Stan Brakhage, « Letter to Michael McClure. 3/66 » in The Flame Is Ours, op.cit. ; p.95.

363 photogrammes contigus aideront le spectateur à recevoir les transitions abruptes avec plus d’aisance720. »

Markopoulos envisage un montage abstrait fondé sur des interjections rythmiques brèves qu’il identifie comme autant d’images-pensées, qui introduisent une autre spécificité temporelle, la mémoire :

« Ce temps pelliculaire [chronologique] ou ce temps réel n’est pas la mesure de Twice A Man. C’est plutôt le temps subjectif, souvenu, le temps d’après où l’image n’est pas rattachée à l’action, et l’action fonctionne non comme un scénario, mais selon sa propre recollection, répétée à chaque demande721. »

Pour Kelman, Twice A Man développe une forme a-chronologique et reconstructive. Pour Markopoulos, la réalité des images-pensées surgit de la rythmique concrète des photogrammes : une telle conception appartient à la même sphère que celle du cinéma métrique de Dziga Vertov et Peter Kubelka.

Anaïs Nin abandonne l’organicité du montage au profit des seuls processus psychiques, et plus particulièrement mémoriels :

« Elle est impressionniste [L’image], elle se déploie sur plusieurs niveaux d’un seul, elle est composée de montages, d’intrusions du passé, d’images et de souvenirs composites. […] La liberté d’improvisation est commune à notre vie émotionnelle, de même le sont les ‘coupes’ et les ruptures de la chronologie, le déplacement du temps dans toutes les directions. Nous voyons souvent réfléchis sur la face d’un dé une autre personne surgissant du passé à travers une légère ressemblance physique. Hugo exagère simultanément l’expérience comme Joyce l’a fait en littérature. Il cherche aussi à capturer comment notre attention saute de scène en scène d’une manière apparemment décousue afin de mieux suivre la structure de notre vie émotionnelle qui est fluide, symphonique, composée sur plusieurs niveaux d’un seul et ayant ses propres thèmes et sa propre continuité722. »

720 « I propose a new narrative of film forms through the fusion of the classic montage technique with a more abstract system. This system involves the use of short film phrasées which evoke thought-images. Each film phrase is composed of certain select frames that are similar to the harmonic units found in musical composition. The film phrases establish ulterior relationships among themselves ; in classic montage technique there is a constant reference to the continuing shot : in my abstract system there is a complex of differing frames being repeated. Both the Optical and psychological disturbances may be minimized by a method of integrated frames adjacencies intermingling at their common border or frontier. At other times, dissimilarities or degrees of contrast, object displacement, or variétés of movement in the 2 contiguous frames will help the viewer receive the abrupt transitions with more ease » [Nous traduisons] Gregory Markopoulos, « Towards A New Narrative Form », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.11. 721 « That reel time or that real time, is not the measure of Twice A Man. Rather it is subjective time, remembered time, time where after) image is not tied to action, and action functions not as plot, but as its own recollection, repeated whenever recalled. »» [Nous traduisons] Ken Kelman, « Twice A Man», Film Culture, n°31, op.cit. ; p.10. 722 « « It is impressionistic, it takes place on several elvels at once, it is composed of montages, intrusions from the past, composite pictures and memories. Freedom of improvisation is common to our emotional life, so are ‘cuts’ and breaks in chronomogy, the shifting of time in all directions. We often see reflected on a face the dace of another person out of the past

364 En dépit des différences avec Markopoulos et Brakhage, la multiplication des niveaux de l’image envisagé par Nin évoque d’une part le double niveau technique du montage de Part I, et de l’autre, les interjections mémorielles composites correspondent à la fois avec le système abstrait et le processus mémoriel selon Brakhage.

Ainsi, les quatre conceptions de montage assemblées par Film Culture attestent autant d’initiatives quant à l’exploration des propriétés spécifiques des enchaînements d’images – au sens tout à la fois de motifs, de photogrammes et de productions psychiques. Une fois les modèles narratifs aristotéliciens abandonnés, chaque auteur en toute liberté invente et décrit sa propre économie rythmique et ses propres logiques d’enchaînement et de déchaînement. Circonscrivant une telle liberté formelle, pour les artistes et analystes de Film Culture, le fonctionnement physiologique de la perception humaine reste le repère à partir duquel le montage filmique cherche à reproduire, susciter, approfondir les mouvements de la psyché.

I. B. 2) Une poétique humaniste

I. B. 2. a) « L’image centrale »

La notion d’image centrale de Sitney veut caractériser la poétique filmique nord- américaine dont il considère certaines œuvres comme imagistes. Pour Sitney, à l’instar de Part I, une image structure un projet filmique et peut centraliser l’ensemble des choix esthétiques : découpages, mouvements du montage et compositions plastiques. À ce titre, la notion d’image centrale rend bien compte d’une partie du corpus visuel de Film Culture, notamment Sleep, Study For Choreography, Eaux d’artifices, Bells of Atlantis ou Dyonisus dont chaque échantillon visuel concentre et profile en filigrane le projet filmique. La dimension synthétique des images choisies pour l’iconisation deviendrait image centrale comme, par exemple, les images reproduites de Study For Choreography ou Eaux d’artifices qui correspondent exactement aux séquences analysées, la bande sonore de Handwritten dont le schème de montage concentre l’ensemble du projet filmique, ou encore le photogramme de

Bells of Atlantis qui résume le flux filmique.

by way of some slight physical ressemblance. Hugo emphasizes simultaneity in experience as Joyce did in literature. He also seeks to capture the way our attention jumps from scene to scene in an apparently unrelated way to better match the structure of our emotional life which is fluid, symphonic, composed on several levels at once and having its own themes and its own continuity. » [Nous traduisons] Anaïs Nin, « Poetics of The Film », Film Culture, n°31, op.cit. ; pp. 12-14.

365 Mais au-delà de ce principe de représentatitivité, celui d’image centrale devient récurrent au sein des recherches poétiques des cinéastes. Celle-ci concentre des complexités plastiques et sémantiques qui infusent les autres images par distillations, c’est-à-dire par répétitions dissemblantes, élongations et mutations.

Néanmoins, l’image centrale est mise à l’épreuve de l’étude des procédés du montage de Part I :

« Les deux premiers paragraphes étaient distincts : ils constituent l’exposition à proprement parler. L’exposition du thème de Dog Star Man objectif-subjectif-transversal, cependant, se fond en un développement-de-variations propres. La séquence devient rétrogressive, allant de l’abstrait au concret. […] Dans le développement propre les images et concepts associés du chien, de la neige et des arbres nus qui sont seulement des incidents durant l’exposition des thèmes, parviennent au devant pour une minute, génèrent des observations méta et physiques et disparaissent encore. […] Au centre du film les plans deviennent plus courts, le phrasé en fondus et leaders moins fréquent, et les flashs non objectifs plus réguliers. […] graduellement vers le final, la précision des regroupements de l’ouverture revient723.»

Le flux cinématographique dessine des variations temporelles cycliques, c’est-à-dire des dépliés différentiels, reliées par une forme concentrique. Ici, Sitney relève deux nouvelles dimensions : d’une part, la capacité des images à générer des formes, de l’autre, la dynamique introspective. La notion d’image centrale s’assouplit et se transmet à toutes les images du film qui détiennent elles aussi le pouvoir de génération formelle. En parallèle, Nin confère à toutes les images un potentiel poétique, car :

« Toutes les images sont des points de départs vers l’inconnu, comme les potentiels de nouveaux motifs, nouveaux thèmes, nouvelles mutations724. »

Selon Nin, la poétique filmique ne prend pas exactement une forme nodale, dans la mesure où toute image peut s’ouvrir sur un renouvellement formel. Cependant, Nin considère bien l’image comme concentration formelle et significative dont les dimensions mutables prennent une des formes de la dilatation. Elle envisage une poétique plus complexe dont les

723 « The first 2 paragraphs were distinct : they are the exposition proper. The exposition of the objective-subjective-interal Dog Star Man theme, though, blends into its own development-by-variations. The sequence becomes retrogressive, moving from the abstract to the concrete. […] In the development proper the images and associated concepts of the dog, the snow, and the barren trees, which were only incidental during the exposition of themes, come to the fore for a minute or so, generate meta- and physical observations and fade again. […] In the center of the film the shots get shorter, the phrasing by fades and leaders less frequent, and the non-objective flashes more regular. […] into the finale and gradually the precision of the opening groupings returns.» [Nous traduisons] P.Adams Sitney, « Imagism In Four Avant-garde Films », Film Culture, n°31, op.cit. ; pp.20-23.

724 « all images are point of departure into the unknown, as potentials for new patterns, new themes, new mutations. » [Nous traduisons] Anaïs Nin, « Poetics of The Film », Film Culture, n°31, op.cit. ; p. 14.

366 épicentres de distillation sont démultipliés. De la même manière que toutes les images de Part I génèrent formes et significations en un schème cyclique, pour Nin la dimension nodale poétique se pense à l’échelle nucléaire de chaque image. La génération de formes ne s’opère pas ex nihilo mais en liaison avec l’ensemble du flux filmique, dans l’approfondissement soit par extension, selon Brakhage, soit par mutations selon Nin. Ainsi, plus proche des structurations musicales que des modèles littéraires dramaturgiques, la distillation articule le mouvement filmique.

Nin oppose radicalement la distillation poétique, qui illumine, au cliché, qui dissimule :

« Et quand, comme dans ces films, cela est fait par distillation poétique qui établit un contact direct intime avec la réalité dissimulée par les clichés, c’est alors que pour un moment nous pouvons atteindre ce que le poète appelle une illumination intérieure725. »

Analysée par Kelman, la séquence finale de Twice A Man semble atteindre une limite du processus de distillation :

« C’est un courant fluide arc-en-ciel qui brille et ondule parfois par fragments ; comme l’image du héros se brise à la fin, laissant un écran blanc vide. Les ondulations complètent le rythme du courant; l’éclatement de l’image parfaite est sa seule terminaison dans l’esprit humain, qui ne peut ni la retenir indéfiniment, ni la remplacer par une image de plus ; les couleurs changeantes de l’arc-en-ciel se fondent en un blanc pur726. »

La séquence mène le flux cinématographique et les associations de couleurs à l’extrême du processus psychique admissible par l’esprit humain, jusqu’au moment où les distillations progressives, les ondulations et fragmentations, se dissolvent les uns dans les autres, et reviennent à une image blanche, donc à l’écran lui-même.

La distillation poétique décrit ainsi des mouvements incessants entre l’intériorité de l’image et l’extériorité du montage, entre les centralisations et les altérations temporelles et formelles, entre l’introjection et la projection mémorielle, entre la révélation et la transformation. Une telle poétique de la distillation relèverait d’un caractère humaniste. Selon les termes appliqués à Part I par McClure :

725 « And when, as in these films, it is done by poetic distillation is establishes direct, intimate contact with the reality concealed by clichés and it is then that for a moment we can attain what the poets call inner illumination. » Nous traduisons] Anaïs Nin, « Poetics of The Film », Film Culture, n°31, op.cit. ; p. 12. 726 « It is a smooth rainbowed Stream which shimmers and ripples at times into fragments ; as the hero’s image shatters at the end, leving a blank white screen. The ripples complete the rythm of the stream ; the shattering of the perfect image is its only termination in the human mind, which neither can retain it indefinitel, nor replace it by a further image ; the shifting colors of the rainbow furse into pure white. » [Nous traduisons] Ken Kelman, «Twice A Man», Film Culture, n°31, op.cit. ; p.11.

367 « Là où Eisenstein [Ivan] montre le schème total du drame terrestre qui touche au cosmique, Brakhage renverse le processus et montre le drame cosmique et divin de la chair, de la pensée, de la mémoire, de l’hallucination et de l’aspiration se tendant vers le domaine terrestre. […] Comme dans toute œuvre d’art, Dog Star Man est une aventure où l’aventure physique et l’aventure spirituelle ne sont pas discernables, toutes deux inextricablement s’entrelacent afin de prouver l’unité et la subtile beauté de l’homme et de l’univers. La critique parle en niveaux mais Dog Star Man refuse les niveaux, ceux-ci ne se distinguent plus. La caméra est à l’extérieur de l’homme et le photographie… La caméra est un œil dans l’homme observant ses organes... La caméra ne distingue pas entre la fantaisie future et la mémoire passée de l’homme727. »

McClure envisage l’œuvre de Brakhage à la manière d’une cosmogonie internalisée par des dimensions humaines, organiques et psychiques. La poétique de Brakhage choisit la forme humaine comme motif, structure et vecteur. En termes filmiques, elle est exprimée par la photogénie corporelle et la temporalité mémorielle, passé et futur entremêlés dans l’immédiateté de l’image. En ce sens, McClure conjoint les différents termes de la poétique filmique jusqu’ici abordés, en une perspective humaniste.

Vu par Nin, aussi abstrait soit-il, le travail de Ian Hugo relève d’une conception humaniste :

« Hugo s’abandonne à des improvisations abstraites avec les formes et les figures mais n’oublie jamais le réalisme de la base humaine de la structure de ses compositions728. »

Toutes les mutations et transformations formelles, plastiques et temporelles développées par Hugo sont ainsi ancrées dans un schème humaniste de type réaliste. Les processus inhérents à la poétique, la régénération plastique et perceptive, se structurent à partir de l’humain. Le plasticisme poétique est un humanisme.

Trois ans auparavant, en 1960, dans « La Cinématographie ou l’usage créatif de la réalité », Maya Deren explorait de même les fondements d’un véritable réalisme du montage :

« Les images fournies par la caméra sont comme les fragments d’une mémoire permanente et incorruptible, dont la réalité individuelle ne dépend en aucune façon de leur véritable ordre

727 « Where Eisenstein [Ivan] shows the whole and ush of plot in earthly drama that reaches to the cosmic, Brakhage reverses the process and shows the cosmic and divine drama of flesh and thought and Memory and hallucination and aspiration reaching towards the earthly. […] As in all Works of art DSM is an adventure that is not distinguishable as either a physical adventure or a spirituel one but the two become inextricably woven together to prove the unity and sheer beauty of man and universes. Criticism speaks of levels but DSM refuses the levels and they become indistinguishable. The camera is outside of the man photographing him.. The camera is an eye Inside of the man seing his organs.. The camera does not distinguish between future fantasy and past Memory of man. » [Nous traduisons] Michael McClure, « Letter to Stan Brakhage. Undated » in The Flame Is Ours, op.cit. ; p.18 728 « Hugo abandons himself to abstract improvisations with forms and figures, but never neglects the realistic of human basis in the structure of his compositions. » [Nous traduisons] Anaïs Nin, « Poetics of The Film », Film Culture, n°31, op.cit. ; p. 14.

368 séquentiel et qui peuvent être assemblées pour constituer une affirmation parmi d’autres. Au cinéma, l’image peut et devrait n’être que le commencement, le matériau de base de l’acte de création. Toute invention, toute création consiste principalement à établir une nouvelle relation entre des éléments connus. […] Le montage d’un film crée la relation séquentielle qui donne aux images, selon leur fonction, une signification particulière ou nouvelle ; il établit un contexte, une forme qui les transfigure sans déformer leur aspect, sans amoindrir leur réalité et leur autorité, ni appauvrir la multiplicité de leurs fonctions potentielles, dimension caractéristique de la réalité729. »

Deren allie ainsi les deux conceptions de la poétique de Film Culture. D’une part, elle rend le flux temporel et le montage humanistes par leur intime ressemblance avec la structure temporelle de la mémoire :

« Le genre de manipulation du temps et de l’espace auquel je fais référence devient lui- même partie intégrante de la structure organique d’un film. Il y a, par exemple, l’extension de l’espace par le temps et du temps par l’espace730. »

D’autre part, Deren désigne la capacité génératrice de la diffraction, la transfiguration des images à travers les relations spatio-temporelles : l’image selon Deren contient le réalisme, le montage en actualise certaines transformations potentielles particulièrement à travers un mouvement d’extension. Ainsi, tandis que Deren envisage le montage comme l’actualisation sélective des propriétés réalistes de l’image figurative, Film Culture tend plutôt à concevoir celui-ci comme un travail de composition musicale, donc une intervention structurelle.

I. B. 2. b) La Solution du symbole

Comment nommer les spécificités filmiques poétiques et nord-américaines ? Une solution collective consiste à opter pour la notion de symbole, qui apparaît de manière récurrente en filigrane au fil des articles publiés par le numéro 31. Par exemple, Pinthoff désigne lui-même son œuvre de symboliste731. Handwritten, étudié par Sitney, se réfère explicitement à la poétique symboliste de Mallarmé puisque le poème Un jeu de dès en constitue la bande sonore.

Dans ce numéro 31, Hans Richter désigne la dimension symbolique de son œuvre.

729 Maya Deren, Écrits sur l’art et le cinéma, op.cit, p.92. 730 Maya Deren, Écrits sur l’art et le cinéma, op.cit. ; p.93. 731 « As I look back at my films, they’re all symbolistic. »[Nous traduisons], Ernest Pinthoff, Gretchen Weinberg, « Interview With Ernest Pinthoff », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.54.

369 « Je pense que toutes vos interprétations sont justes, ce qui me prouve que j’ai touché quelque chose de significatif, bien que diffèrent pour chacun de vous : un symbole732. »

Richter avait déjà abordé la symbolique de son œuvre des années 1920 et 1930 lors d’une interview donnée en 1957 pour le numéro 11 de Film Culture733. L’artiste considère ici la symbolique de son œuvre filmique entre 1940 et 1960 au sein d’une tension entre l’universalité du symbole comme image synthèse commune et la singularité des interprétations. La symbolique lie la forme à une signification générique, c’est-à-dire qui ouvre sur une hétérogénéité interprétative et des recréations. Une telle malléabilité de la symbolique fait écho à une remarque de Jack Smith sur le traitement de la figure filmique par Sternberg :

« Dietrich fut sa projection visuelle – un travesti génial dans un monde d’aventures irréelles et délirantes. Fasciné par son propre mouvement – par un goût superbe en matière de lumière, costume, textures, mouvement, sujet et caméra, sujet/caméra/visages révélés – à vrai dire toute révélation mais révélation visuelle734 »

Le cas de la réinvention de Dietrich par Sternberg, sans être explicitement symbolique, montre néanmoins comment la figure filmique s’impose par sa capacité métamorphique, se liant ainsi à la dimension spéculative visuelle voulue par Markopoulos.

Inversement, en prenant la question de la poésie à partir de son pôle antagoniste, la stéréotypie, dans « Poétique filmique », Anaïs Nin décrit la manière dont Hugo contrevient aux clichés qui entourent la représentation de Venise dans Venice Etude One et The Gondola Eye :

« Une image cliché est une image que nous ne voyons plus, dont la familiarité ne remue plus nos sens. Par une séquence de montages et surimpressions, Hugo nous montre l’essence de Venise composée de textures fluctuantes, de rythme d’éclats lumineux, de sentiments aqueux, de

732 « I think all your interpretations are right, which proves to me that I have hitted upon something which has a meaning, though a different one, for all of you : a symbol.» [Nous traduisons] Hans Richter, Jonas Mekas, Bachmann, « From Interviews With Hans Richter », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.33. 733 « With the growth of surrealism, artists everywhere became very symbol-conscious. […] Surrealist films, then, all ot them , including Cocteau’s and mine and most films of the younger generation use symbolism as a ew language. » Hans Richter, « Hans Richter On The Nature of Film Poetry », Film Culture, n°11, 1957, New York, pp.6-7. 734 « Dietrich was his visual projection – a brilliant transvestite in a world of delerious unreal adventures. Thrilled by his/her own movement – by superb taste in light, costumery, textures, movement, subject and camera, subject/camera/revealing faces- in fact all révélation but visual révélation » [Nous traduisons] Jack Smith, « Belated Appreciaton of VS », Film Culture, n°31, op.cit. ; p.5.

370 cadences bercées par la mer. Il révèle sa séduction et son mythe intérieur, la plus subtile des beautés sous la surface qui a attiré tant de visiteurs735. »

À la différence du symbole filmique selon Richter, l’universalité du cliché n’ouvre pas à la spéculation significative mais clôt les phénomènes sur eux-mêmes et stérilise la vision. Le cliché ne provoque plus de réactions sensibles, en particulier visuelles, et ne génére ni apparitions, ni relation avec d’autres images.

Grâce à la plasticité des moyens filmiques, montages et surimpression, lumières et mouvements, Hugo varie les textures, mêle différentes réflexions des mouvements et des qualités lumineuses dans le motif, transforme le phénomène en diffraction formelle et significative. Le cinéaste recherche une révélation et une régénération sensibles et formelles. Selon lui :

« Une nouvelle attitude est demandée du spectateur qui doit abandonner toute idée que ce film est à propos de la Venise moderne. Quel que soit le matériau documentaire que j’ai sélectionné, moderne ou ancien, il a été utilisé brut pour se muer en signifiance poétique736. »

Enfin, dans « Vers une nouvelle forme narrative », Markopoulos se réfère au symbole comme à l’une des formes poétiques filmiques :

« Des changements de rythmes infinis ou l’interjection soudaine d’allitérations de métaphores, de symboles ou toute autre discontinuité introduite dans la structure de l’image animée, rendent possible la suspension de l’attention du spectateur, tandis que le réalisateur graduellement convainc le spectateur non seulement de voir et entendre mais aussi de participer à ce qui est en train d’être créé à l’écran, aux deux niveaux narratifs et introspectifs737. »

Les termes littéraires d’allitération métaphorique et de symbole deviennent des outils de réflexion du filmique, des outils de montage et de plurirythmies. Spécifiquement, Markopoulos envisage la forme poétique et symbolique comme une rupture de la séquence filmique, l’intrusion d’une différence rythmique et plastique. Puisque l’introspection dirige vers l’intériorité de l’image, le symbole marque la brèche par laquelle y accéder.

735 « A cliché image is one we no longer see, whose familiarity no longer stirs our senses. By a sequence of montages and superimpositions, Hugo shows us the essence of Venise composed of fluctuating textures, light-speckled rhythm, water-tinted moods, sea-lulling cadences. He reveals its séduction and its inner myth., the more subtle beauty Under the surface which has stirred many a visitor. » [Nous traduisons] Anaïs Nin, « Poetics of The Film », Film Culture, n°31, op.cit. ; p. 12. 736 « A new attitude is demanded of the Spectator, who must discard any idea that this film is about modern Venice. Whatever documentary material I have selected, whether modern or old, was used as raw material for transformation into something of poetic significance736. » [Nous traduisons] Ian Hugo cité par Anaïs Nin, « Poetics of The Film », Film Culture, n°31, ibid. 737 « Limitless change in rhythm, or the sudden interjection of allitération, metaphor, symbol or any discontinuity introduced in the structure of the motion picture, makes possible the arrest of the film spectator’s attention, as the film-maker gradually convinces the Spectator not only to see and hear, but to participate in what is being created in the screen on both the narrative and introspective levels. » [Nous traduisons] Gregory Markopoulos, « Towards A New Narrative Form », Film Culture, n°31, op.cit. ; pp.11-12.

371 Markopoulos développe une révélation des qualités internes de l’image à travers la disruption plastique et rythmique du montage par le symbole. Le cinéaste se rapprocherait ainsi de l’étymologie grecque du symbole qui, selon le Littré, provient de συµδαλλειν, mettre ensemble, de συµ, avec, de δαλλειν, jeter738 et donc évoque l’interjection différentielle dans le montage.

Hans Richter envisage à son tour la démarche symbolique cinématographique en tant que bouleversement de la perception spectatorielle :

« L’accent ainsi a été déplacé depuis la demande faite à l’audience de comprendre clairement à celle de jongler librement avec les symboles, de répondre à leurs significations, aussi bien universelles que personnelles, de manière intuitive en s’ouvrant, se donnant librement à l’œuvre d’art739. »

Richter, Nin, Hugo et Markopoulos envisagent la différence poétique selon sa relation avec le spectateur : la rupture formelle et rythmique engendre un déplacement qualitatif et donc une régénération sensible cinématographique. Leurs démarches rappellent dans une certaine mesure celle de Pound :

« Aussi loin qu’aille l’‘art vivant’, je voudrais détruire le cliché, désintégrer ces groupes magnétisés qui se tiennent entre le lecteur, la poésie et son essence, échapper aux lignes composées de deux sections quasi égales, chacune contenant un nom élégamment acompagné d’un épithète soigneusement sélectionné, apparemment de Shakespeare, Pope ou Horace. Car ce n’est pas avant que la poésie ne vive encore ‘près de la chose’ qu’elle deviendra une partie vitale de la vie contemporaine740. »

Les clichés littéraires forment, selon le poète, un obstacle à la saisie du sujet, l’expérience de la matière vivante du poème, c’est-à-dire son mouvement inhérent, son immédiateté. Les clichés sont à déconstruire afin de révéler la matière poétique et le rythme. Malgré la dimension littéraire de la pensée de Pound, la remarque évoque particulièrement les conceptions cinématographiques de Nin, Hugo et Markopoulos, où la diffraction des motifs, effectuée grâce à la mobilisation des moyens plastiques, ouvre à une régénération perceptive.

738 Émile Littré, Dicitionnaire de la langue française. Tome 4, op.cit. ; p.2112. 739 « The accent, therefore has been shifted from asking the audience to undestand clearly, to asking the audience to swing with the symbols freely, and to respond to their meaning, wether universal or personal, in an intuitive way, by opening up, by giving itself freely to the work of art. » [Nous traduisons] Hans Richter, « Hans Richter On The Nature of Film Poetry », Film Culture, n°11, 1957, New York, pp.6-7 740 Ezra Pound, Auxéméry, C. Minière, Tunstil M., Rabaté J.M. (trad.), Je rassemble les membres d’Osiris,Tristram, 1989, p.41.

372 Le travail du symbolique devient ainsi un élément de la poétique cinématographique nord-américaine : le symbole est perçu comme la cristallisation des transformations poétiques. À cet égard, la critique des formes menée au sein de Film Culture, bien au-delà des modèles « symbolistes » du XIXe siècle, s’appuie sur une immémoriale tradition de réflexions et de propositions littéraires.

Publié entre 1955 et 1996, Film Culture accompagne la plus grande partie de l’œuvre cinématographique de Mekas, qui commence en 1949 avec les premières images du journal qu’il filmera toute sa vie. Walden (1969), montage de bobines tournées entre1964 et 1968, couvre donc la période étudiée de Film Culture. Le film documente amplement le quotidien du New American Cinema, la proximité entre les acteurs du mouvement, implicitement l’impact de la communauté sur les œuvres en cours. De nombreuses propositions du New American Cinema s’actualisent dans Walden.

Tout d’abord, la forme autobiographique exemplifie la singularisation de la perception et la primauté du regard de l’auteur dans le film lyrique selon Sitney.

Deuxièmement, le portrait de réalisateurs constitue l’une des formes les plus explicites du film : tous les cinéastes new yorkais indépendants défilent devant la caméra de Mekas. Le cinéaste lui-même, en tant que sujet autobiographique, réalise son autoportrait.

Ensuite, les outils du dispositif cinématographique constituent des objets récurrents dans des séquences représentant les cinéastes au travail. De tels plans s’inscrivent dans une perspective simple : l’apologie du faire, des outils, des dispositifs, de l’artisanat, de l’autonomie, de la fusion entre le geste de filmer et les autres gestes du quotidien. Les cinéastes manipulent les caméras, comme Markopoulos durant le tournage de Galaxie, ou travaillent les plans comme Barbara Rubin à la table de montage741.

Walden est caractérisé par la discrépance du son et de l’image : bruits d’extérieur, musiques (Velvet Underground, Chopin, orgue et accordéon), lectures et narrations de Mekas. La dissociation entre l’image et le son rappelle le schéma de la bande sonore de Handwritten et en évoque le montage. En effet, dans Walden les images sont passées en accéléré, montées sur des intervalles très brefs qui rappellent la célérité du montage de Boultenhouse. Le domaine sonore se place en hétérochronie face au domaine visuel : l’effet poétique est suscité à mesure des décalages et des rencontres entre les deux régimes.

741 Jonas Mekas, Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, bobine 4, 1’.

373 La deuxième bobine s’ouvre sur Notes On the Circus742 : trapézistes, funambules, voltigeurs et fauves domptés réexécutent leurs numéros à travers la vitesse de projection des images, la célérité et la complexité du montage en surimpression de Jonas Mekas qui s’attache au renouveau de la syntaxte visuelle. L’enregistrement et la recomposition des acrobaties du cirque ne sont pas sans rappeler le génie de la danse et la photogénie mis en exergue par les théoriciens de Film Culture. Les numéros comme les corps enregistrés sont fragmentés puis recomposés par la photogénie du mouvement décuplé et de la lumière rendue clignotante. La visibilité des modes d’intervention des moyens cinématographiques sur les motifs démultiplie la photogénie corporelle.

À elle seule, l’invention du journal filmé suffirait à inscrire l’œuvre du Mekas des années 1960 dans la perspective d’une poétique humaniste. Le journal filmé incarne la tension entre le personnel et le collectif : Walden assemble et restranscrit, à travers la subjectivité du regard de Mekas, les impressions du milieu cinématographique new yorkais, tisse la toile intime et poétique de l’avant-garde internationale et interdisciplinaire. Walden crée un montage qui décrit et explicite à la fois motifs, photogrammes et images psychiques. Grâce aux cartons qui structurent le flux filmique, aux variations de vitesses et à la discrépance sonore, rarement un film aura approché de si près la volubilité des mouvements psychiques et plus particulièrement affectifs. Car Walden organise une voire plusieurs mémoires, celles de Mekas et celle de l’avant-garde new yorkaise, pour une actualisation majeure des propositions du New American Cinema.

742 Jonas Mekas, Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, bobine 2, 1-12’.

374 II. Cantrill’s Filmnotes (1971-2000) : les territoires autonomes de la fabrique. Étude de cas, n°51-52, décembre 1986.

Le couple de cinéastes australiens Arthur et Corinne Cantrill forment un binôme artistique dont l’œuvre très riche fait figure de pionnière en matière d’expérimentations chromatiques, syntaxiques, sonores, ainsi que de cinéma élargi (expanded cinema). Dans le champ du cinéma expérimental, leur œuvre considérable en termes quantitatifs (150 films) et qualitatifs, encore sous-évaluée à l’échelle internationale, s’articule au cinéma structurel qui domine la scène anglo-saxonne, mais dans ce cadre de référence, développe ses propres gestes et spécificités.

Arthur (né en 1938) et Corinne (née en 1928) se rencontrent en 1954 dans un centre éducatif [Children’s creative leisure center] de Sydney743. En 1955, Corinne Cantrill fonde un centre pour enfants défavorisés à Brisbane. Arthur Cantrill l’y rejoint en 1959 en vue d’un atelier de courts-métrages.

« L’Association des parents de Sydney pour laquelle nous travaillions réalisait déjà des documentaires de dix minutes sur les activités des centres pour la télévision australienne. Arthur avait prit part à plusieurs de ces courts-métrages. Parce que notre travail avec les enfants à Brisbane était différent, nous avons suggéré de réaliser une série de films pour l’Association des parents. Ils ont accepté et avancé les frais de chaque film. Avec cet argent, nous avons acquis notre premier équipement. Au même moment, la chaîne de télévision nationale, ABC TV, soutenait activement les réalisateurs. Nous avons réalisé quelques films pour des programmes pour enfants744, parmi lesquels une adaptation en dix épisodes de L’Odyssée d’Homère en ombres chinoises. Nous avons aussi réalisé beaucoup de courts-métrages (quatre ou cinq minutes) d’inter- programmes, car ABC ne diffusait pas de publicités. À travers ces courts-métrages, nous avons expérimentés différentes idées, en images et en sons745. »

743 Federation of Parents and Citizens Association of New South Wales est créée en 1922 afin de promouvoir un système d’éducation publique, gratuite et ouverte à tous. 744 La série de films pour ABC, parmi lesquels Glove Puppets, The Odyssey, Zoo, Kip and David, Banskia Serrata, Banskia Intergrifolia, Pandanus Pedunculatus, est réalisée entre 1960 et 1963. 745 « Our parent organization in Sydney was already making 10 minutes documentaries about the activities at the Centres for national TV. Arthur had participated in several of these short films. Because the work we were doing with children in Brisbane was different, we suggested to make a series of films for the parent organization. They agreed, and paid us a fee for each film. With that money, we bought our first film equipment. At that time the National TV broadcaster, ABC TV, was actively supporting filmmakers. We made a number of films for children’s programmes, including a ten-episode shadow puppet production of Homer’s The Odyssey. We also made a large number of short films (4-5 minutes long) as fillers between programmes, as the ABC carried no advertising. With these short films, we experimented with different ideas, in images and in sound », Corinne Cantrill in Asronauta Pinguim, « Interview with Arthur and Corinne Cantrill », http://astronautapinguim.blogspot.fr/2014/02/interview-with-arthur-and-corinne.html

375 Cette introduction aux techniques cinématographiques mène les Cantrill à la réalisation de leurs premiers films personnels Mud, Galaxy, Nebulae et Kinegraffiti en 1963.

La première partie de leur œuvre est réalisée en 16mm puis inclut le Super 8 avec lequel les cinéastes commencent à expérimenter en 1986, dans Notes On Berlin, the Divided City, qui contient des agrandissements 16mm d’images Super 8. Les bandes sonores sont composées, pour la plupart, par Arthur Cantrill, désormais considéré comme l’un des premiers représentants de la musique bruitiste.

La couleur constitue l’un des chantiers techniques et poétiques principaux de l’œuvre. Les Cantrill articulent leurs recherches autour de la séparation trichromatique, pour laquelle ils créent artisanalement des filtres rouges, jaunes et verts à la « fluorescence opaque746 ». Alliée à des tirages négatifs et positifs, à des surimpressions, à des accélérés et des ralentis, la séparation chromatique s’intègre à une refonte des syntaxes cinématographiques747. Cette recherche qui innerve toute l’œuvre du couple se matérialise en 1971 avec Island Fuse et se poursuit jusqu’à leur dernier film The Room of Chromatic Mystery (2006).

Entre 1970 et 1972, les Cantrill pratiquent intensément le cinéma expanded. Par exemple, lors de la manifestation Calligraphy Contest for the New Year (1971), dont une photographie fait la couverture du deuxième numéro de Cantrill’s Filmnotes, ils projettent des films peints à la main sur un écran noir progressivement repeint en blanc puis découpé en motifs par Arthur Cantrill au son de la musique de Jack Quigley. Arthur et Corinne Cantrill maintiennent la pratique du cinéma expanded entre 1977 et 1998.

Les Principes de Cantrill’s Filmnotes

Arthur et Corinne Cantrill publient le premier numéro du mensuel Cantrill’s filmnotes en mars 1971. La revue paraît de manière bimensuelle durant les deux premières années, trimestrielle de 1973 à la fin de 1974, et devient finalement biannuelle à partir de 1975. Cantrill’s Filmnotes cesse de paraître en 2000 suite à la suppression des financements alloués par la branche pour le développement industriel et culturel de l’Australian Film

746 Nicole Brenez, « Couleur critique. Expériences chromatiques dans le cinéma contemporain », in Jacques Aumont (dir.), La Couleur au cinéma, Paris/Milan, La Cinémathèque française/Mazotta, 1995, p.14. 747 Nicole Brenez, « Couleur critique. Expériences chromatiques dans le cinéma contemporain », in Jacques Aumont (dir.), La Couleur au cinéma, ibid.

376 Commission748 (AFC, l’équivalent du CNC français) pour le numéro précédent 91-92 en décembre 1998. La seule source de financement, les abonnements annuels (douze dollars australiens ou treize dollars américains pour les abonnements individuels, dix-huit dollars australiens ou vingt dollars américains pour les institutions) n’aurait pas suffit à couvrir les prix de production. Plutôt que de sacrifier à la qualité, les rédacteurs en chef préfèrent alors mettre un terme à leur activité.

Arthur Cantrill donne d’autres détails :

« A.C : Nous avons arrêté car à un moment donné on sent qu’on a accompli la tâche. L’univers du cinéma changeait, devenait de plus en plus numérique et électronique, et cela ne nous intéressait pas tant. Nous avons toujours été intéressés par la matérialité filmique et nos propres œuvres traitent en grande partie des matériaux cinématographiques. […] Ils [AFC] voulaient que nous mettions la revue en ligne plutôt que de l’imprimer sur papier749. »

Derrière l’arrêt de la publication se trouvent aussi les bouleversements du numérique et la perte du support papier.

L’étendue des contacts ainsi que la curiosité artistique et intellectuelle de Corinne et Arthur Cantrill permettent de regrouper les voix de très nombreux cinéastes dans la revue. Parmi les principaux rédacteurs se trouvent les cinéastes australiens Paul Winkler750, James 751 752 753 754 Clayden , Dirk de Bruyn , le critique Adrian Martin et Gregory Markopoulos .

Le corpus textuel de Cantrill’s Filmnotes se constitue exclusivement d’écrits de cinéastes, à l’exception des compte-rendus. La prédominance des écrits d’artistes représente

748 L’AFC (1975-2008), crée par le gouvernement Whitlham, est l’agence gouvernementale qui avait pour but de soutenir la création, la distribution et la préservation du cinéma australien. L’AFC représentait aussi l’unité de production de films gouvernementaux. En 2008, l’AFC est absorbée par la nouvelle agence gouvernementale, Screen Australia. 749 « AC: We stopped because at some point you feel you have completed the task. Filmmaking was changing, becoming more digital and electronic, and it didn’t interested us just quite so much. We’ve always been interested in the materiality of film and our own works deal with the material very largely. […] They wanted us to put the magazine online rather than printed on paper. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 750 Paul Winkler publie « Neurosis and Scars » numéro 11, 1972 ; « Dark and Chant » numéro 19, 1974 ; « Faint Echos » numéro 59-60, 1989 ; « Green Canopy » numéro 77-78, 1995 ; « Capillary Action » numéro 89-90, 1998. 751 James Clayden publie « Propositions and Thoughts In Pictures (Non Sound Cinema) » numéro 23-24, 1976, « Cinema Moods and Colour (With and Without Charm », « Back To Back Narratives » numéro 27-28, 1978, « To This End, Filmwork In Progress » numéro 33-34, 1980, « The Ghost Paintings » numéro 51-52, 1986. 752 Dirk de Bruyn publie (« Running and Zoomfilm » numéro 23-24, 1976, « Time Flies Like an Arrow » numéro 27-28, 1978, « Loopfilm » numéro 33-34, 1980, « Experiments In Filmmaking» numéro 38, 1982, « Direct on Film Series » numéro 49-50, 1986, « Homecoming, Some Diary Notes » numéro 56, 1988, « Knots » numéro 61-62, 1990, « Film Process As Self Actualization » numéro 81-82, « Stroking Unearthed Memory », « Inserting an Extra String In the Machine Corde » numéro 87-88, 1997. 753 Adrian Martin publie « The Night Has a Thousand Eyes », « Video A Ghost In the Machine », « About Them », numéro 43-44, 1984, « In Memoriam Small Movies » numéro 49-50, 1986, « Notes On Six Secrets » numéro 61-62 1990. 754 Gregory Markopoulos publie « A Supreme Art In a Dark Age », numéro 11, 1972, « Art Is Not Knowledge », numéro 16, 1973, « The Intuition Space » numéro 17-18, 1974, « Clarity Upon Clarity Through Reflexion » numéro 19, 1974, « Towards a Complete Order », numéro 21-22, 1975.

377 une caractéristique persistante depuis le premier manifeste éditorial. Le corpus visuel se forme à partir du corpus textuel, c’est-à-dire des œuvres étudiées. Plus précisément, la majorité des collaborateurs sont résidents et/ou de nationalité australienne ou néozélandaise755. Le nord-américain Richard Lerman représente la seule exception, qui s’explique par la tournée de performances en Australie et en Nouvelle-Zélande qu’il donne en 1986. Pour Arthur et Corinne Cantrill, la collection des matériaux de publication est conditionnée et représentative de leurs voyages ou, plus exactement, de la localisation géographique qu’ils occupent lors de la constitution du numéro.

Parmi les principaux contributeurs, qui sont pour la plupart des cinéastes ou des plasticiens, on note tout particulièrement les parcours de Bill Mousoulis, John Flaus, Sabrina Schmid. Le cinéaste Bill Mousoulis s’engage sur la scène artistique de Melbourne. En 1985, il participe à la création de la 8mm Co-op de Melbourne, qu’il administre jusqu’en 1991, pour laquelle il se charge de la newsletter et de la programmation mensuelle. Il s’implique également auprès du Fringe Festival de Melbourne et devient l’assistant de Dirk de Bruyn pour le Video Group en 1985. En 1999, il lance la revue en ligne Senses of Cinema puis, en 2003, la banque de données Melbourne Independent Filmmakers. Le cinéaste réalise le premier film de son œuvre en Super 8, Family Life, en 1982. En 1993 et 1994, il réalise deux longs-métrages en Super 8, Open City et Ladykiller. Puis, le cinéaste se consacre au 16mm avec My Blessings (1997), Desire (1999) et Lovesick (2002). En 2003, il réalise sa première vidéo . Mousoulis a créé un site afin de rassembler l’ensemble des matériaux, visuels ou sonores, qui participent et accompagnent la création de son dernier film, Song of Revolution (2017).

John Flaus, critique de cinéma, acteur, écrivain, enseignant, animateur radio, est membre de l’AFI. En 1985, il joue dans Bootleg de John Prescott et enseigne à l’Université de Melbourne et à l’AFTRS de Sydney. La démarche critique et artistique de John Flaus se comprend en relation avec le développement de sa position anarchiste. Après un premier engagement auprès du groupe libertaire Sydney Push, durant les années 1960 et 1970, Flaus se découvre en anarchiste philosophe, prônant la libération personnelle en place du renversement des gouvernements756.

755 « We used to go to New Zealand a great deal, and about that time over fifteen years we had a lot of New Zealand content. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 756 Adrian Martin, « JohnFlaus : distinguer entre anarchisme et libertaire », in Nicole Brenez, Isabelle Marinonne (dir.), Cinémas libertaires. Au service des forces de transgression et de révolte, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2015, pp.195-196.

378 La peintre et cinéaste Sabrina Schmid est diplômée en animation par la Swinburne School of Film and Television en 1986 et reçoit le prix du meilleur film d’animation lors de l’AFI Awards pour Elephant Theatre la même année. Elle réalise des films peints à la main jusqu’en 1996 puis se tourne vers l’animation numérique. En 1998, elle collabore une seconde fois à Cantrill’s Filmnotes en rédigeant un compte-rendu des festivals européens d’animation.

Les deux films du cinéaste Vikki Riley, Round the loop et About Jane (1984) ouvrent le corpus du numéro 43-44 de Cantrill’s Filmnotes. En 1985, Vikki Riley écrit un article sur Waterfall des Cantrill qui paraît dans la revue parisienne Scratch.

Dans les années 1980, David Perry réalise des vidéos institutionnelles pour le compte de New South Wales Health Authority et Royal North Shore Hospital de St Leonards.

Les bureaux d’édition ont suivi les changements d’adresses européens, américains et australiens du couple. Les correspondances sont adressées à une boîte postale, à Melbourne en l’occurrence. Hormis les six premiers numéros au format A4, l’ensemble des volumes de publication adopte un format similaire : le format paysage rectangulaire, 270x210 mm. Le numéro 51-52 comprend 72 pages.

L’intégrale des volumes de Cantrill’s Filmnotes est présente dans les collections de nombreuses bibliothèques publiques anglophones, particulièrement australiennes : les Western Australia State Library, Australia State Library, New South Wales State Library, Northern Territories State Library, Victoria State Library ; mais aussi néozélandaises, comme la National Library of New Zealand, nord-américaines, telles que New York Public Library, de bibliothèques universitaires nord-américaines dont Berkeley, Yale, New York, Columbia, McGill, Harvard et Iowa Universities Libraries. En Europe, seul le centre de documentation de Lightcone dispose d’un jeu complet. Aucun fac-similé de l’ensemble des numéros n’a été publié.

En ce qui concerne la production de la revue, au début de sa publication, entre 1972 et 1975, Cantrill’s Filmnotes accède à certains subsides de l’Experimental Film and TV Fund757, néanmoins encore insuffisants afin de subvenir à l’ensemble des coûts de publication :

« Nous avions une très petite somme allouée au début, pour deux ans environ. Elle a cessé quand Arthur est parti étudier en Amérique. Quelqu’un à la Commission du cinéma est parti et Cathy Robinson, qui était plus bienveillante envers nous, l’a remplacé758. »

757 Fond direct attribué aux cinéastes australiens entre 1970 et 1977 par l’Australian Film Institute.

379 Cathy Robinson, administratrice d’organisations culturelles, participe en effet à la Australian Film Commission759 qui fait preuve de prodigalité dans le domaine de la finance culturelle760. Au cours de cette période, en 1977, le cinéaste Albie Thoms, co-fondateur et président de la Sydney Filmmaker’s Coop, devient assesseur auprès de l’Experimental Film And TV Fund. Il établit également à la fin des années 1970 une liste des films d’avant-garde à acquérir par le Film and TV Board du Australia Council for the Arts pour le compte de la National Library761.

En 1986, Cantrill’s Filmnotes est financé par trois sources : la Branche pour le Développement Créatif de l’Australian Film Commission ; des fonds engagés par l’Australia Council for the Arts762 ; et les abonnements individuels et institutionnels. Les mêmes allocations demeureront en place jusqu’en 2000, date de la fin de la publication. Le choix éditorial pris par les Cantrill de ne reproduire aucune publicité constitue une décision éthique mais surtout économique :

« Quand nous avons commencé à publier, nous avons pris plusieurs décisions. L’une d’entre elles était de ne jamais avoir de publicité : la détermination en est financière, car si nous avions mis de la publicité nous aurions dû payer une lourde taxe. Sans publicité, l’entreprise était considérée comme purement culturelle. Ainsi nous ne payions pas de GST [Impôt sur les marchandises et les services]763 »

En effet, l’absence de publicité rend la revue non imposable et, en tant qu’initiative purement culturelle, elle peut également prétendre à des financements publics ou privés.

Les six premiers numéros sont imprimés par les rédacteurs en chef. Dès que des fonds sont mis à leur disposition, les épreuves sont envoyées à des imprimeurs professionnels. De 1973 à 1975, les numéros sont imprimés à New York [n°16-21] :

« Après les six premiers numéros, nous avons fait appel à un imprimeur professionnel. Puis nous sommes allés aux Etats-Unis de 1973 à 1975, où tous les imprimeurs sont excellents,

758 « We would get very modest funding at the beginning, maybe for a couple. It ceased when you [Arthur] leaved for America to study. Someone in the film commission moved on and Cathy Robinson took his place and was much more sympathetic to us. » [Nous Traduisons] Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 759 L’AFC, en 1976, prend en charge le financement de l’Australian Film Institute, développe une politique de déductions d’impôts pour les producteurs. En 1984, l’AFC créée le ‘No Frills Fund’ destiné au support de la production cinématographique et vidéo expérimentale. 760 Lisa French, Mark Poole (éd.), Shining A Light. 50 Years of The Australian Film Institute, St Kilda, Moving Image, 2009. 761 Noel King, Constantine Verevis, Deane Williams (ed.), Australian Film Theory and Criticism, Vol.1 Critical Positions, in The Australian Journal of Screen Theory. n°15-16. 762 Le Conseil, chargé du financement culturel, dépend du Parlement et du Ministère de la Culture australien. 763 « When we started printing it we made several decisions. One of them was to never have any advertising: there is a financial implication in that, because if we had advertising we would have had to pay quite a big tax. Without advertising it was regarded as purely cultural. Therefore we didn’t pay a GST Tax. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015.

380 efficaces et moins chers. Nous avons imprimé quelques numéros aux Etats-Unis puis quand nous sommes revenus en Australie, nous sommes allés voir différents imprimeurs avant d’en trouver un très bon. Il faisait toute l’impression pour nous mais Arthur faisait le maximum de préparations, avant le dépôt, afin de minimiser le coût. Cet imprimeur utilisait des machines excellentes et quant à nous, nous n’aurions pas pu imprimer en couleur764. »

Arthur Cantrill réalise lui-même le plus de travail possible en amont de l’impression. Dans un premier temps, lors des débuts de la revue, les cinéastes disposent à domicile d’une chambre noire et d’une salle de montage, Arthur Cantrill réalise manuellement les reproductions d’images grâce à un Duplican Century Optics, avant l’édition numérique :

« Il fut un temps où pour les photographies en noir et blanc je plaçais les points d’impressions sur les images pour économiser. J’ai appris à cadrer les reproductions et placer les points d’impressions noirs et blancs […] Pour le premier numéro, nous avions dû dupliquer en mettant les photogrammes dans la machine et les reprojetant, parfois faisant une version négative sur papier, un tirage négatif par contact sur un autre papier afin d’obtenir des positifs765. »

La réalisation des numéros suit ainsi les déplacements des deux rédacteurs en chef :

“Je l’ai tapé à la machine à Berlin [numéro 48 de 1985], fait les photographies aussi, et nous l’avons imprimé à Melbourne766. “

À partir de 1986 et de retour en Australie, Corinne et Arthur Cantrill coopèrent désormais avec Impact Printing situé à Brunswick, Victoria. Malgré l’implication d’Impact Printing, Arthur Cantrill reproduit toujours les documents visuels et assemble manuellement les mises en pages. L’amélioration et la pérennisation financière de Cantrill’s Filmnotes en 1986 suffit à l’ajout de quelques pages en couleur à partir du numéro 49-50 :

« C.C. : ‘Nous avons finalement obtenu des fonds du Arts Barn Body en Australie, qui nous a permis d’avoir des pages en couleur’. […] A.C. : ‘Et à peu près à ce moment-là, l’impression

764 « After the first six issues we moved to a professional printer. When we went to America from 1973 to 1975, all the printers there are very good, very efficient and much cheaper. We printed a number of issues from America and when we came back to Australia we went to very different printers, and then we found a very good one. He did all the printing for us but Arthur used to do the maximum of preparations, before we delivered the work to the printer to keep the cost down. Certainly he was using top of the range machines and we couldn’t possibly have printed in colour. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 765 « There was a time also when for the black and white photographs I was putting the printed dots in the photos to save money. I learned how to screen the prints and put the little black and grey dots. very first one we had the duplicate putting the film frames in the machine and projecting down, sometimes making a negative version on paper, contact printing negative onto another paper to prosecute positive image» [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 766 « I typed it on a typewriter in Berlin, did the photographs too and we printed it in Melbourne. [Nous traduisons] Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015.

381 numérique devint possible. J’ai dû apprendre à scanner des photos et photogrammes que nous avions dans le magazine. Alors, la couleur soudainement devint abordable767. »

L’imprimerie produit majoritairement des impressions couleurs grâce à la quadrichromie, c’est-à-dire la séparation soustractive cyan, magenta et jaune relevée et nuancée par le noir. Cependant, la finesse et la précision des reproductions voulues pour Cantrill’s Filmnotes, de même que la richesse des couleurs originelles des œuvres, implique le recours à une technique plus sophistiquée, l’hexachromie, qui élargit et nuance les teintes du spectre par l’ajout d’une couleur et de teintes pastels permettant de recouvrir les trames sinon laissées visibles.

Pour la distribution, Corinne Cantrill l’assure artisanalement elle-même lors de projections et performances, comme celles organisées par le Super 8 Film Group dans les années 1980 à Melbourne, ou en démarchant les libraires et les bibliothèques publiques ou universitaires :

« La seule raison pour laquelle le magazine a survécu est parce que j’ai personnellement demandé à tout le monde, lors de projections, d’en acheter des exemplaires. Quand nous avons publié les numéros 16 à 21-22 aux USA, nous avions une large distribution à travers les librairies nord-américaines et canadiennes. Nous voyagions pour faire des projections au Canada. La chose la plus importante est d’obtenir des abonnements, spécialement dans les universités. Pendant que nous vivions en Amérique, nous avons été en mesure de démarrer des suscriptions internationales et beaucoup d’universitaires768. »

De cette manière, dès 1973 la revue est distribuée en dehors de l’Australie par des librairies américaines et canadiennes, telles que Gotham Bookshop à New York, et souscrite par des bibliothèques universitaires. Au fil de leurs déplacements, les rédacteurs en chef agrandissent ainsi le champ de circulation commerciale et institutionnelle de la revue. En tant que publication anglophone, Cantrill’s Filmnotes circule plus aisément entre l’Amérique du

767 « CC : ‘we finally got some funding from the Arts Body in Australia [Australia Council for the Arts], which enabled us to go to some colour pages’ […] AC: ‘And about that time, computer publishing became possible. I had to learn how to scan photos, stills from the film we had in the magazine. So, the colour possibility suddenly became less expensive than what it used to be’ » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 768 « The only reason the magazine had survived is because I personally asked everyone at a film screening to buy a copy. When we published from issue 16 to 21-22 in USA. We had a big distribution through American and Canadian bookshops. We used to travel giving film screenings in Canada. The most important thing is to get subscribers, especially university. While we were living in America that’s when we were able to start our international subscription, lots from Universities. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015.

382 Nord, l’Europe, l’Australie et la Nouvelle-Zélande769. Bien que non traduite, la revue est cependant distribuée rapidement dans quelques régions non anglophones telles que le Japon.

Cantrill’s Filmnotes tisse des liens avec d’autres publications, principalement australiennes, nord-américaines et anglaises :

« C.C.: Quand nous avons eu notre propre publication, nous n’échangions pas avec Film Culture. En fait, nous recevions un très grand nombre de magazines cinématographiques par des échanges, comme le magazine britannique Sight and Sound, Canyon Cinema de San Francisco, Millenium de Guttenplan, et puis bien sûr d’Australie nous recevions le Super 8 Newsletter dans les années 1980-90. D’autres magazines australiens comme Silver papers que nous n’achetions pas, mais je pense que nous faisions des échanges avec eux. Nous recevions aussi ce magazine formidable sur la photographie, Eastman House’s Image. Nous ne lisions pas de matériaux universitaires. Il y a un magazine australien, je ne sais pas s’il est toujours publié, qui s’appelait Art and Texts. Ils avaient de temps en temps des articles sur des films. Et puis bien sûr la revue théâtrale Tulane Drama.’

A.C. : ‘Nous aussi nous publiions des articles sur le spectacle vivant dans notre magazine.’

C.C. : ‘Nous publiions aussi des compte-rendus de livres. Avec ce que nous recevions de la part des éditeurs, nous étions en mesure d’assembler une vraie collection. Je ne crois pas que nous ayons jamais refusé une demande faite par un éditeur770’. »

Cantrill’s Filmnotes s’inscrit ainsi dans un système d’échanges dont la plupart des revues citées Sight And Sound771, Millenium772, Canyon Cinema et Super 8 Newsletter, Eastman House’s Image773 et Silver Paper, Art And Text774 et Tulane Drama775 sont publiées par des cinéastes, des plasticiens, des institutions culturelles dont des coopératives de

769 « We still haven’t had subscribers from Africa, China or in South America. That’s another source of disappointment. We’re very much sort of North America, Europe, Australia, New Zealand. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 770 « In fact, we have a very large number of film magazines through exchanges, as the British magazine Sight and Sound, the San Francisco Canyon Cinema, Guttenplan’s Millenium, and then of course in Australia we were getting the Super 8 Newsletter in the 1980-90’s. Australian magazines like Silver papers we didn’t buy but I think we were doing exchanges with them. We also got that wonderful magazine which is about photography, Eastman House’s Image. We tend not to read academic. There is an Australian magazine, which I don’t know if it is still going, called Art and Texts. They will casually have Film articles, and then of course The drama review. Tulane Drama.’ AC: ‘We also had articles on performances in our magazine as well so we were interested in this too.’ C.C.: ‘Also we were publishing extended book reviews. Coming from editors we were able to assemble quite a collection. I don’t think we ever refused a request by a publisher’. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 771 Sight And Sound est créée en 1932. Depuis1934, la revue est dirigée par le British Film Institute (BFI). Entre 1956 et 1990, la revue est éditée par Penelope Houston. 772 Millenium Film Journal est édité depuis 1978 par la coopérative new yorkaise Milennium Film Workshop dirigée par Howard Guttenplan. 773 The Eastman House’s journal est publié entre 1952 et 1997 par le musée Eastman House de Rochester, NY. 774 Art&Text est créée en 1981 par Paul Taylor. 775 The Drama Review est une revue couvrant le domaine de la performance fondée en 1955 par Robert Corrigan sous le nom de Carlton Drama Review. Brièvement appelée Tulane Drama entre 1957 et 1967 après que Corrigan ai intégré l’Université de Tulane, Louisianne, en 1957. En 1986, Richard Schechner assure le poste d’éditeur. Bien que créée par des universitaires et désormais publiée par le MIT, The Drama Review n’a jamais été enregistrée comme publication académique.

383 cinéastes. Ce choix démontre le triple intérêt des cinéastes : la matière et la plastique photographique, cinématographique, picturale tout comme le spectacle vivant.

Les comptes-rendus de publication rédigés pour chaque numéro instituent des relations avec les différents rédacteurs en chef. Le compte-rendu représente la seule forme publicitaire implicitement présente dans la revue. Dans le numéro 51-52, le compte-rendu annonce les publications récentes australiennes de ‘Performing Arts Publishers’ Currency Press : An Australian Film Reader de Albert Moran et Tom O’Regan (1985), Government And Film In Australia d’Ina Bertrand et Diane Collins (1981), American Dreams : Australian Movies de Peter Hamilton et Sue Matthews (1986), Images And Industry : Television Drama Production In Australia d’Albert Moran (1985), américaines, Abstraction In Avant-garde Films de Maureen Cheryn Turim publié par l’Université du Michigan (1985) et Super 8 In The Video Age de Robert Brodsky et Antoinette Treadway (1983), autopublié par les auteurs, et deux catalogues d’expositions françaises, Paris vu par le cinéma d’avant-garde 1923-1983 publié par le Centre Georges Pompidou (1985), et Musique film publié par Scratch/Lightcone (1986). La sélection faite par les rédacteurs en chef illustre les lectures incitées, axées sur des dimensions économiques et institutionnelles spécifiquement australiennes, et des questions esthétiques, soit australiennes, soit générales.

La circulation et les échanges internationaux de la revue sont également relayés par les liens personnels noués avec des cinéastes au cours des voyages du couple : ainsi d’Akiko Morishta à Tokyo, Michael Hoolboom à New York, Yann Beauvais, Rose Lowder, Michel Nedjar et Theo Hernandez à Paris.

Certains numéros ou articles de Cantrill’s Filmnotes ont fait date. Le caractère artisanal des six premiers numéros montre toute l’ingéniosité plastique des rédacteurs en chef. Ces mêmes numéros contiennent les seuls documents existants des séances d’expanded cinema des Cantrill grâce aux nombreuses et saisissantes photographies de Fred Harden. La couverture du numéro anniversaire 81-82, une photographie en couleur d’une installation vidéo au centre cultulrel d’Uluhuru-Kata Tjula, rend hommage à cette période.

Le numéro deux représente un objet exceptionnel car un fragment de bande de pellicule de FE (1970) de Terry Turney et Andrew Pike se trouve collée sur chaque deuxième de couverture.

384 L’article « Alternative Cinema » dans le numéro trois fait événement car il s’agit de l’un des premiers articles à traiter des films documentaires traitant de la condition aborigène.

Dans les numéros 25 et 31, en 1977 et 1981, Arthur et Corinne Cantrill théorisent leur procédé de séparation chromatique qui devient leur marque de fabrique.

Le numéro 51-52 représente à plusieurs égards un tournant au sein de l’histoire de Cantrill’s Filmnotes : premier numéro publié lors du retour au long terme des cinéastes en Australie, il représente le deuxième numéro en couleur, nouveauté faisant encore sensation. L’éditorial annonce la publication corollaire de l’index général des Filmnotes :

« Néanmoins, travailler à l’index nous a donné l’opportunité de faire un résumé utile des changements de perspectives et de contenus du magazine, ses déplacements de focalisations, de réfléchir les changements dans la communauté du film d’art en Australie et d’examiner ses forces et ses faiblesses776. »

Parallèlement à l’index, le numéro 51-52 prend la forme d’une synthèse et d’une redirection articulée autour de l’Australie contemporaine.

Le Cas du numéro 51-52

Le numéro 51-52 paraît en décembre 1986 alors que le couple se réinstalle à Melbourne après avoir vécu en Europe à Londres, Paris et Berlin entre 1983 et 1985.

Le sommaire du numéro 51-52 rassemble :

- l’éditorial d’Arthur et Corinne Cantrill « Editor’s Comment. Persistence of Vision » [Éditorial. Persistance de la vision], - « The Ghost Paintings » de James Clayden, - « Interview With David Perry », « An Egocentric Actor Prepares » [Un Acteur égocentrique se prépare] de John Flaus, - « Like A Rainbow : The Films of Nick Ostrovskis » [Comme un arc-en-ciel ] de Bill Mousoulis, - «Interview With Richard Lerman », - « New Books » [Nouvelles publications],

776 « However, working on the index has giving us the opportunity to make useful Survey of the changing aims and content of the magazine, its shifts in emphasis, reflecting the changes within the fine art film community in Australia, and to examine its strength and weaknesses. » [Nous traduisons] Corrine Cantrill, Arthur Cantrill, “Editor’s Comment. Persistence of Vision”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, décembre 1986, Melbourne, p.5.

385 - « The Search For Otto » de Charlotte Wrightson et Richard von Sturmer, - « Diwai Bilong Ninigos » de Mark Worth, - « The Matte Box Image Shifter » [Le Boîtier de transformation optique] de Paul Winkler, - « Making Elephant Theatre » de Sabrina Schmid, - « Second Thoughts On Video Magazines » [Reconsidérations des Magazines Vidéos] de Vikki Riley, - «The Incubus – Collaborative Filmmaking » de Michael Buckley - et enfin « When I meet God I’m Gonna Smash Its Face In » [Quand je rencontrerais Dieu je lui écraserais la tête] de Marie Hoy.

Le corpus visuel rassemble cent soixante dix-sept images dont vingt-six en couleurs. Le film d’animation Elephant Theatre de Schmid est le plus représenté avec trente images. Il est suivi par Family Album d’Ostrovskis qui compte dix-neuf images, Informo d’Hoy avec treize images, Diwai Bilong Ninigos de Worth et Album de Perry dont douze images sont reproduites, Incubus d’Hoy avec onze images, Love & Work de Perry avec dix images, Fat Brains et The Search For Otto avec neuf images chacun, West Gate Bridge d’Ostrovskis avec huit images, Abigayl’s Belly de Perry avec six images, Backyard d’Ostrovskis et Transducer #20 de Lerman qui comptent chacun trois images, puis, comprenant deux images chacun suivent les films Interieur With A View de Perry, Ghost Paintings de Clayden, Travelon Score, Transducer # 12 #18 de Lerman, Australian Bush de Winkler, Shut Up d’Hoy, enfin The Berliner Summernightdream de Kain Karawahn, Qliphoth de Stephen Radmall, Transducer #16#22#24, View From The Top d’Ostrovskis, The Tribulations of M. Dupont Nomore, Fragments From The Past, Halftone et Poem 25 ne sont représentés que par une seule image chacun. Les corpus en couleur comprend les six images d’Album sur la première et quatrième de couverture et à la page 19, quatre images de Love & Work à la page 20, deux images d’Incubus, deux images de Fat Brains et quatre images d’Informo d’Hoy sur les pages 53 et 54, la deuxième et la troisième de couverture. À l’exception de Richard Lerman et des vidéastes Karawahn et Radmall, tous les auteurs regroupés par le corpus sont australiens ou néozélandais.

En 1986, Arthur et Corinne Cantrill retournent à Melbourne après avoir passé l’année 1985 à Berlin Ouest en résidence grâce à la Deutscher Akademischer Austauchdienst Stipendium, pour laquelle ils réalisent Notes On Berlin, The Divided City (1986) et The Berlin Apartment (1987). Ils réalisent également en 1987 Walking Track. Durant l’année 1986, le

386 Fringe Film Week du Adelaide Film Festival offre une rétrospective de leur œuvre ainsi que la projection de In This Life’s Body (1984). In This Life’s Body est également projeté au St Kilda Film Festival (Melbourne) où il obtient le second prix, au Worker’s Education Association (Sydney), au Victoria College for Victorian Centre for Photography (Melbourne), aux cinémathèques de Jerusalem, Haïffa et Tel Aviv, et à l’Australian Screen Studies Association Conference (Sydney). D’autres projections sont organisées : Harry Hooton (1970) à l’International Anarchist Film Festival (Melbourne), Rainbow Diary est inclus dans le programme de l’AFC – AFI Shooting Galery qui est montré dans toute l’Australie, The Berlin Apartment est projeté à La Mama Theatre (Melbourne) et Waterfall au Melbourne Film Festival. Tout au long de l’année, l’exposition du Modern Image Maker’s Association [LA MIMA] (Melbourne) projette à tour de rôle Waterfall (1984), Home Movie – A Day In The Bush (1969), Zap (1971), Film of Circles, Squares, Traingles, Lines and Dots, Skin of Your Eye (1973), Video Self-Portrait (1971), The Boiling Electric Jug Film (1971) et Notes On Berlin The Divided City. En 1987, In This Life’s Body est encore projeté par l’Australian Center For Contemporary Arts (Melbourne), par Australian Centre of Photography (Sydney), par la National Gallery de Wellington et Artspace Gallery (Auckland). Floterian est utilisé pour la performance d’Expanded Cinéma Automania- The Car As A Cultural Artifact avec Chris Mann (Melbourne). Parmi les autres projections : At Black Range et Rainbow Diary (1984) sont montrés au St Kilda Film Festival, Two Women à la conférence de Society For Cinema Studies, Waterfall, Corporeal, At Black Range et Two Women à Artspace Galery. Le programme annuel du LA MIMA reprend Corporeal (1983), The Natives Trees of Stradbronke Island (1960-1963), Floterian (1981) et The Second Journey (1977). Enfin, le Centre Georges Pompidou acquiert un tirage de Waterfall.

Le numéro 51-52, publié tandis que les cinéastes se réinstallent à Melbourne, est formé principalement d’œuvres contemporaines réalisées entre 1984 et 1986 et d’écrits d’artistes australiens. Il s’inscrit donc dans cette perspective géographique et synchronique777 particulière à Cantrill’s Filmnotes qui cultive un regard local et synchrone immergé à l’intérieur d’une variété visuelle et matérielle. Par exemple, la large visibilité accordée ici à l’œuvre de Perry, co-fondateur du Ubu Group puis de la Sydney Filmmaker’s Coop, démontre l’implication à la fois locale, contemporaine et esthétique des questions assemblées par le corpus de Cantrill’s Filmnotes. En effet, tandis que l’œuvre de Perry est étudiée, la

777 « And towards the end when we were not travelling as much it mainly became Australian. It was interesting as well and wasn’t a problem to find content. The magazine sort of reflects our travels.” [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015.

387 Filmmaker’s Coop est supprimée, ses collections et activités placées sous la tutelle de l’AFI en 1986.

Les matériaux d’origines reproduits dans le n°51-52 de Cantrill’s Filmnotes déploient un spectre hétérogène. Le 8mm domine le corpus de reproductions avec soixante quinze images. Le format vidéo arrive en deuxième place avec vingt-cinq images, suivi du 16mm avec dix-sept images puis les deux images 35mm et les deux schémas d’installations de Richard Lerman. La politique éditoriale, depuis le premier numéro, s’appuie sur la volonté de documenter les innovations cinématographiques au travers de tous leurs formats et matières : Super 8, 16 et 35 mm, animation, dessins sur pellicule, vidéo et cinéma expanded778. Au prisme des caractéristiques du corpus du numéro 51-52, la variété matérielle constitue toujours une dimension centrale mais le cinéma élargi (expanded) s’est progressivement effacé. La couleur constitue l’addition matérielle contemporaine majeure :

« C.C.: ‘Nous avons publié tant de matériaux en noir et blanc qui aurait dû être publiés en couleur779. »

Le grand nombre d’images reproduites tient à deux principes. Tout d’abord, il découle de l’attention portée au lectorat non anglophone et au projet de documenter le regard :

« Parce que nous avons assemblé un contenu visuel très important quand nous avons commencé à avoir des abonnés de pays non anglophones. En un sens, le contenu visuel est de la documentation, ce sont tous des photogrammes de films ou images vidéos et d’un autre côté pour des gens, au Japon par exemple, c’est très utile de ne pas avoir à lire des centaines de mots, des textes sans jamais voir les images de l’œuvre780. »

Ensuite, il s’agit de la recherche d’une cohérence avec les projets filmiques exposés :

« La raison pour laquelle nous avions tant d’images dans le magazine tient au fait qu’un seul photogramme est rarement adéquat pour suggérer l’ensemble du film. Nous avons alors essayé d’utiliser le plus possible de photogrammes781. »

778 Cantrill’s Filmnotes, n°1, mars 1971, Melbourne. 779 « C.C: We published so much material in black and white that should have been published in colour.» [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 780 « And also because when we began to gather subscribers from non-English speaking countries we had a huge visual content. In one way, the visual content is documentation, they’re all stills from films or videos and on the other hand for people, say in Japan, it’s very helpful not to have to read thousands of words, texts and never see stills from the work. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 781 « The reason why we had so many stills in the magazine, because only one still is hardly adequate to suggest the whole film. So we tried to use as may stills as possible. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015.

388 Le domaine visuel de la revue introduit ainsi deux dimensions : documentation et exemplification. Comment la mise en page articule-t-elle la documentation et l’échantillonnage visuels, quels paradigmes esthétiques, matériels, socio-économiques de la cinématographie australienne sont-ils ainsi questionnés et comment l’espace de la revue devient-il ainsi une archive synchronique ?

II. A. Plastiques et rythmiques des photomontages

II. A. 1) Extraction matérielle et processuelle

Le processus d’intégration à la mise en page des différents matériaux d’origine – Super 8, vidéo, 16mm et 35mm –, implique des transformations et des transferts matériels. La matière filmique représente un enjeu de taille pour les rédacteurs en chef :

« Nous avons toujours été intéressés par la matérialité du film et notre propre œuvre travaille largement avec la matière782. »

La transformation matérielle s’inscrit dans une translation à même de conserver les aspects des qualités originales sur un nouveau format. Les œuvres reproduites détiennent chacune des complexités matérielles et processuelles auxquelles la remédiation ajoute un niveau de complexité.

II. A. 1. a) Translations matérielles, équilibres plastiques

La reproduction des photogrammes Super 8, 16 et 35mm est effectuée manuellement par Arthur Cantrill, généralement à partir de copies positives, en chambre noire et/ou à l’aide du Duplican :

« Les réalisateurs n’avaient quasiment jamais de négatifs de leurs films. Alors j’empruntais leurs films et faisais des agrandissements dans la chambre noire à partir des positifs783. »

Les images Super 8, 16mm et 35 mm sont rephotographiées à partir des positifs lorsque les négatifs ne sont pas disponibles. Le numéro 51-52 comprend une autre particularité

782 « We’ve always been interested in the materiality of film and our own works deal with the material very largely. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 783 « The filmmakers almost never had stills from their films. So I’d borrow their films and go in the darkroom and make enlargements from their film frames. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015.

389 matérielle : la reproduction en couverture et dans la revue de bandes de pellicule extraites des films en 16mm Album, Poem 25 et Halfnote de Perry. Ici, l’extraction matérielle s’empare de la séquence de photogrammes et en reproduit des épreuves négatives, pour Poem 25 et Halftone ou positives pour Album. La reproduction de fragments de pellicule constitue une réification : les séquences se perçoivent comme des objets dont le substrat originel est ainsi mis en valeur.

La reproduction des images vidéo s’opère par une photographie de la bande visionnée sur moniteur. En effet, pour toutes les images vidéo, le cadre du moniteur est visible et indique ainsi le mode opératoire de la reproduction. Dans l’éditorial, les deux rédacteurs en chef décrivent l’importance du moniteur pour l’approche de l’image vidéo :

« Au cours de nos récentes visites à l’étranger, nous n’avons jamais vu de projections de vidéos sur grand écran ; des groupes comme Time-Based Arts (Amsterdam) et Gallery Scan (Tokyo) – cherchant à préserver les qualités essentielles du medium – utilisent des moniteurs784. »

L’image captée à des fins de mise en page sur moniteur vise elle aussi à transcrire l’image vidéo au plus juste. La visibilité du cadre, c’est-à-dire du dispositif de diffusion, reproduit l’image vidéo selon une objectivation très partielle. Bill Viola décrit le dispositif dans l’article The Porpucine And The Car, publié pour la première fois par Image Forum en janvier 1981 :

« L’image qu’on voit sur l’écran du moniteur n’est pas du tout une image, mais le tracé précis et extrêmement rapide d’un point lumineux phosphorescent. En raison de la persistance de la vision et d’un léger décalage de la lueur du phosphore, on voit une image complète qui n’est en fait rien de plus qu’un point de lumière mobile785. »

Les reproductions d’images vidéos de Cantrill’s Filmnotes en soulignent la substance matérielle et plastique par la catalysation lumineuse, c’est-à-dire l’écran cathodique du moniteur qui transmet le pointillé lumineux du signal vidéo. Viola ajoute :

784 « During recent overseas visits we have never seen large projection screens used for video; groups such as Time-Based Arts (Amsterdam) and Gallery Scan (Tokyo) – interested in preserving the essential qualities of the medium – use monitors. » [Nous traduisons], Corrine Cantrill, Arthur Cantrill, “Editor’s Comment. Persistence of Vision”, Cantrill’s Filmnotes, n°51- 52, op.cit.; p.4. 785 « The image one sees on the monitor screen is not really an image at all, but the precise and extremely rapid tracing of a glowing phosphor dot. Due to persistence of vision and a slight lag in the phosphor glow, one sees a complete image which is really nothing more than a moving point of light. » [Nous traduisons], Bill Viola, “The Porcupine And The Car”, in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, Londres, Thames & Hudson, 2005, p.63.

390 « Dans la vidéo, l’immobilité est l’illusion basique : une image fixe n’existe pas car le signal vidéo est en mouvement constant balayant l’écran786. »

Le signal vidéo constitue un flux lumineux continu. Le vidéogramme fixe qui en est tiré afin de rejoindre le corpus d’images vidéo de Cantrill’s Filmnotes, représente ainsi une extraction, un déficit et une illusion. Les images reproduites portent les traces, visibles sur l’écran du moniteur et sur les motifs représentés, du passage du signal lumineux. Par exemple, sur les deux images de Love And Work de Perry au bas de la page 20 ainsi que la première image en page 22 (l’une représentant une petite fille, l’autre un paysage et la dernière une femme dansant), les traces du mouvement lumineux apparaissent dans les coins du cadre sous la forme de rayons circulaires qui s’arquent vers l’extérieur787. Le mouvement lumineux du signal, substance matérielle de la vidéo, transparaît ainsi et laisse son empreinte sur les motifs.

Le format paysage de Cantrill’s Filmnotes a été spécialement choisi afin d’offrir un espace de reproduction optimal des images filmiques :

« Un peu plus long qu’un format A4. Plutôt un rapport grand angle 3x4 ou 4x5. Quoiqu’il en soit, l’idée était de pouvoir remplir toutes les pages avec des agrandissements d’images. Ceci était la première intention en termes de design. Bien qu’il y ait des problèmes de mise en page dans quelques numéros, certains avec des formats carrés. Cependant, nous avons continué ainsi et utilisé le format paysage pour suivre la forme du cadre. Nous aimions l’idée que le cadre filmique emplisse toute la page sans rien d’autre sur la page. Sur les couvertures aussi788. »

La page offre sa largeur au cadre filmique. L’image cinématographique est intégrée selon un ratio ¾ ou 4/5 qui contrarie le moins possible les équilibres plastiques internes des plans :

« C.C: ‘Et sans rognures. Sauf qu’il y a un repère : c’est le photogramme en fonction de ce qui est obtenu par la duplication. Quand nous faisions un agrandissement, cela rognait juste un petit bout au bas et sur les côtés.’

786 « In video stillness is the basic illusion: a still image does not exist because the video signal is in constant motion scanning across the screen. » [Nous traduisons], Bill Viola, “The Porcupine And The Car”, in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, ibid. 787 Figure 60. 788 « A little bit longer than A4. It is more like a full frame ratio 3x4 or 4x5. Anyway the idea was that we could fill the all page with frame enlargement from the film. So that was the first intent really in terms of the design. Although it presents problems of layout in some of the magazines, some featuring square formats. However, we pushed down with that and used the landscape format to follow the frame shape. Anyway, we liked the idea of a film frame to fill the whole page without anything else on the page. On the front and back covers. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015.

391 A.C : ‘C’était un peu technique. Ça le rend un peu plus rectangulaire. C’est ce que nous placions sur la caméra pour rephotographier le photogramme. Quelque fois ça rétrécissait quelque chose d’important dans l’image.’

C.C: ‘Pas pour les agrandissements de Super 8 bien sûr789’. »

Si le cadre se rectangularise un peu, le procédé utilisé par les rédacteurs en chef pour la duplication diminue néanmoins les décalages consécutifs. L’amplitude de la page se veut propice à une fidélité quant au rendu de la composition plastique. Pourtant, dans le numéro 51-52, le nombre important d’images reproduites rend difficile les reproductions sur des pages pleines. Les quelques pages pleines conjoignent plusieurs images : les première, deuxième, troisième et quatrième de couvertures, les pages 19, 20 et 22 associent les photogrammes en couleur d’Album et les captures d’écrans, couleurs et noir et blanc, de Love And Work de Perry ; la page 31 offre un montage d’images de Family Album d’Ostrovskis ; la page 43 accole plusieurs photogrammes d’In Search For Otto ; de même que les pages 53 et 54 en couleurs d’Elephant Theatre de Schmid. Ainsi, les pages réservées aux reproductions offrent chaque fois la combinaison de plusieurs images.

Pour contrer les processus d’homogénéisation engendrés par la remédiation, les qualités et les spécificités matérielles se transposent depuis la plastique de l’image vers la mise en page. Par exemple, dans Poem 25 où se distinguent en blanc les stances retranscrites de Poem 25 de Kurt Schwitters sur la pellicule nue, la transparence pelliculaire apparaît désormais opaque, disparaît au profit du contraste lumineux entre la pellicule non imprimée et l’inscription. Le déplacement des qualités matérielles de la pellicule renforce et accentue les contrastes plastiques afin de valoriser le projet filmique sous-jacent.

Le grain pelliculaire représente un site synthétique entre matière d’origine et plasticité de la reproduction. En effet, Arthur Cantrill replace lui-même les grains photographiques sur les épreuves reproduites, consacrant ainsi l’importance des recherches texturelles dans Cantrill’s Filmnotes. Le numéro étudié comporte plusieurs exemples de reproductions où le grain filmique occupe une place prédominante, tels Album sur la première de couverture ou les trois bandes de Halftone dont les motifs représentent des grains photographiques790. La

789 « C.C : ‘And in an uncropped form. Except there is a provisor: it’s the film frame related to what you’re getting on the duplicate. When we were doing an enlargement it just cropped a little bit bottom and on the sides’. A.C: ‘That was a bit technical. It makes it a little bit more rectangular. This is what we put on the camera to rephotograph the film frame. Sometimes it will cropped something important of the frame.’ C.C: ‘Not for the Super 8 enlargement of course.’ » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 790 Figures 55 et 57.

392 qualité pelliculaire transparente, de manière identique à Poem 25, est opacifiée par le transfert matériel. Perry décrit lui-même les particularités matérielles et processuelles du film :

« Halftone est fait à la main dans le sens que le film n’est pas passé à travers une caméra. Il est développé à la main. J’ai fait un négatif ordinaire Kodalith d’une photographie de journal. J’ai placé le négatif dans une tireuse optique qui m’a permis d’effectuer de très gros agrandissements, puis j’ai étalé les bandes de film imprimées sous la tireuse optique et imprimé différents degrés d’agrandissement des grains sur la pellicule, puis je les ai coupés et montés selon des refrains rythmiques. Le film est vraiment imparfait : je ne suis jamais parvenu au bout de ce que j’aurais voulu791. »

Halftone constitue un film 16mm sans caméra réalisé à partir d’une photographie dont les grains, agrandis par tireuse optique792, deviennent motifs. Les reproductions de Halftone insistent donc sur le traitement des dessins granuleux photographiques/filmiques et sur le celluloïd. L’opacité pelliculaire de la reproduction du négatif attire une attention particulière sur le traitement plastique du substrat argentique au plus élémentaire et fondamental de son existence matérielle.

La reproduction d’un fragment pelliculaire d’Album suit un principe similaire. Les trois photogrammes sont recouverts d’un écran granuleux, c’est-à-dire la surimpression de la trame chromatique du film couleur. Chaque photogramme adopte une couleur différente : vert, rouge puis jaune. La reproduction des fragments en couleurs reconstitue et expose les relations des différentes couches matérielles : l’image sous-jacente avec les granules chromatiques, c’est-à-dire les densités lumineuses contenues par la photochimie pelliculaire imprimée et les ondes colorées. L’exposition rend sensible les complexités de la maille matérielle, les différentes imprégnations entre émulsion et couleur et les différents degrés d’absorption lumineuse à travers l’occultation ou l’apparition du motif. Le grain chromatique cristallise ainsi les complexités texturelles originelles et, en tant que telles, les tensions processuelles et plastiques. Dans la reconstitution par la reproduction des trois images, le grain chromatique devient le motif à même de conserver et sensibiliser les caractéristiques de la recherche expérimentale conduite par l’artiste.

791 « Halftone is hand-made in the sens that it didn’t go through a cine camera. It’s hand printed. What I did was I made an ordinary Kodalith negative of a newspaper photograph. I put the negative in an enlarger that allowed me to make very big blow-ups and I laid out strips of print film under the enlarger and printed different degrees of enlargment of the dots onto the film, and then I spliced them together in rythmic patterns. It’s a very unfinished film: I never carried out through to the lengths I would have liked. » [Nous traduisons], David Perry, “Interview With David Perry”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit.; p.13. 792 Perry travaillait en 1968 pour les studios de productions de ABC Australia.

393 Ainsi, la rephotographie des différents formats pelliculaires et la photographie du moniteur vidéo extraient les images de leurs domaines matériels originels et les inscrivent dans une homogénéisation de format sur le papier de la publication, à l’identique des processus de mise en page par similigravure. Pourtant, la reproduction artisanale et particulièrement réfléchie des images par Cantrill’s Filmnotes vise à rendre fidèlement les qualités matérielles et les formes plastiques proposées par chaque projet filmique. La reproduction suit un processus de reconstitution : retrouver l’effet filmique à travers l’épreuve, faire transparaître la qualité matérielle dans le détail de la plascité de la reproduction. Sous l’œil et par la main des cinéastes experts, l’acet de reproduction technique affirme sa dimension d’analyse.

II. A. 1. b) Collections de procédés

Étayant la diversité matérielle assemblée par Cantrill’s Filmnotes, la revue regroupe un grand nombre de procédés techniques différents. Si Album de Perry constitue le catalogue des techniques mises en œuvre par le cinéaste lors de la réalisation de son film793, Cantrill’s Filmnotes forme à son tour un inventaire de techniques et, particulièrement, d’expérimentations. Chaque item se relie à un processus spécifique placé face à face avec les explications, les clés de lecture livrées par le cinéaste dans le corpus textuel. En effet, la distribution des images suit de manière cohérente les articles auxquelles elles se relient. En ce sens, la mise en page semble de prime abord se placer dans un rapport illustratif et démonstratif face au corpus textuel.

Les séquences d’images reproduites dans l’article « Making Elephant Theatre » décrivent les procédés techniques utilisés par Sabrina Schmid. Les images choisies correspondent exactement aux exemples donnés par Schmid au cours de l’article : elles exemplifient les découpages et collages, les manipulations photogramme par photogramme, l’utilisation de pastels, peintures et crayons gras sur du papier à dessin ou sur la pellicule et la double exposition794. En particulier, plusieurs images sont assemblées en séquence afin de déplier les animations propres à chaque procédé : la marche des éléphants, les différentes compositions des deux personnages Shane et Bob, les éléphants sur scène ou sur le fil de

793 « It’s a catalogue of all I knew about film technology, about colour film process, bout additive printing. » [Nous traduisons], David Perry, “Interview with David Perry”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.16. 794 « I used some cel animation (the walking elephants, Shane and Bob), cut-outs, manipulated frame by frame (elephants on stage, elephants on the see-saw), working directly under the camera with crayon/pastel/paint on paper or cel, and also using the photographic technique of dissolves (or double exposures) to animate and create visual transitions.”, Sabrina Schmid, “Making Elephant Theatre”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.57.

394 funambule. L’articulation des images retrace ainsi les procédés de l’animation. La séquence couleur d’Elephant Theatre795 appuie de sa spécificité les différentes textures et structures spatiales des images. La couleur précise la qualité matérielle, distingue entre dessins sur papiers ou sur pellicule, crayons, pastels ou peintures etc. La couleur apporte ainsi une précision matérielle et processuelle à même de révéler les densités spécifiques à chaque image de référence.

Tel que vu précédemment, Halftone offre le cas d’un film sans caméra et de l’utilisation de la tireuse optique. Si ces deux procédés constituent des pratiques communes, certains autres procédés du cinéaste relèvent plus de l’expérimentation :

« Puis j’ai réalisé que les refrains répétitifs de grains sur la bande sonore devaient produire un son, et en développant le film, j’ai simplement demandé au laboratoire d’imprimer l’image, puis d’imprimer ce qui était sur la bande sonore avec 26 photogrammes d’avance 796. »

La reproduction des trois segments de pellicules expose les pistes visuelle et sonore : la piste sonore granuleuse est en effet présente sur le côté droit. Les grains de la bande sonore dessinent les mêmes formes plastiques que sur chaque image mais selon un décalage temporel de 26 photogrammes. Exposer toutes les propriétés de la bande pelliculaire, déplier différentes instances plastiques de motifs granuleux, permet ainsi d’observer avec une parfaite précision l’originalité processuelle du film.

Symétriquement, les colorisations d’Album alignent différentes techniques d’impression, de filtres, surimpressions et polarisation soustractives :

« Le film est presqu’entièrement fait à base d’images fixes, certaines en noir et blanc d’autres en couleurs. […] utilisant soit une séparation directe des négatifs, fait à partir de diapositives, auquel cas je pouvais reproduire la couleur naturelle. Ou, l’usage le plus fréquent dans ce film, c’est l’usage de photographies en noir et blanc sur lesquelles je fais toutes sortes de surimpresssions obtenues de différentes manières en utilisant du kodalith film et d’autres méthodes photographiques pour distordre la gamme tonale et la simplifier. J’ai impressionné chacune de ces surimpressions avec une couleur différente et l’effet d’ensemble est très riche797. »

795 Figure 64. 796 « Then I realized that repetitive pattern of dots in the soundtrack area must make a noise, and in printing it I simply asked the lab to print the picture, and then print what was in the soundtrack area, 26 frames advanced. » [Nous traduisons], David Perry, “Interview With David Perry”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.13. 797 « The film is almost all made with still photographs, some black and white and some colour. […] using either straightforward separation negatives, made from slides, in which case I could reproduce natural colour. Or, what’s more common in that film is that I used black and white photographs and ma de all sorts of transparencies that were posterized in different ways using kodalith film and other photographic methods to distort tone range and simplify it. I printed each one of

395 « Placer les filtres de couleurs dans la caméra donne un effet monochrome, une projection colorée sur l’image en entier, mais utiliser les gels sur les lumières permet d’avoir un effet beaucoup plus spectaculaire, beaucoup plus coloré, dans le sens où on peut éclairer une partie de la personne en rouge et l’autre partie en bleu798. »

« Ainsi, en les enregistrant très délicatement et en les développant à travers les différents filtres colorés, je pouvais re-créer les photogrammes mais avec des schémas de couleurs complètement artificiels et de fausses palettes de gris, de telle sorte qu’ils n’ont de fait aucun rapport avec ce à quoi ressemble l’image au naturel799. »

Les deux bandes de pellicules reproduites en couverture ainsi que les quatre photogrammes d’Album reproduits en page 19800 exposent et exemplifient les différentes altérations et reconstitutions processuelles : soit la monochromie du filtre infra soit la polychromie simplifiée et intensifiée des surimpressions additives. Les reproductions des différentes images en couleurs d’Album déplient ainsi les deux instances d’expérimentations chromatiques conduites par Perry et en donnent des exemples syncrétiques.

Les images extraites de Transducer Series Films de Richard Lerman se comprennent en fonction du dispositif d’expérimentation visuelle et sonore dont elles proviennent : la réalisation de films Super 8 de et avec une installation de transducteurs piézoélectriques801, c’est-à-dire une fine bande de céramique qui se tend lorsqu’elle reçoit ou transmet un voltage, convertissant un signal électrique en signal mécanique et créant un son dur, clair à haute fréquence. L’article s’ouvre sur une image de Transducer #24, a $100 Bill Microphone, où l’extrémité d’un transducteur est accrochée à un billet. L’image synthétise le principe de la série : le transducteur et l’enregistrement du son produit par l’objet. L’interview s’accompagne également d’un schéma de cassettes qui visualise le mouvement de la bande lors de l’enregistrement comme du playback. Chaque film propose une variation sur le processus d’enregistrement, ses sources et ses modalités. Par exemple, pour Transducer #11 : Copper Strip On Fire : those posterized transparencies with a different colour and the overall effect is very rich. » [Nous traduisons], David Perry, “Interview with David Perry”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.16. 798 « Puting them in the camera gives a monochrome effect, a colour cast over the whole image area, but using the gels on the lights means that you can get a much more theatrical, much more colourful effect, in that you can sort of spot part of the person with red and part of them with blue. » [Nous traduisons], David Perry, “Interview with David Perry”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.14. 799 « So by registering most carefully, and printing them through the different colour filters, I could re-create the photographs, but with entirely false colour schemes and false grey scales, so it had no relation at all with the way the picture looks naturally. » [Nous traduisons], David Perry, “Interview with David Perry”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.16. 800 Figure 59. 801 « The piezo system is based on specially treated ceramic in a thin slice – when it bends it gives out a voltage, and when it receives a voltage it bends, so it can go either way. […] They do have a tendency to give very sharp, high frequency sounds. In film that’s not a problem because the camera does have a cut-off point. » [Nous traduisons], Richard Lerman, “Interview With Richard Lerman”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.35.

396 « C’était le cuivre d’une cassette de vidéosurveillance trouvée dans un surplus à Boston, tendue entre deux fourches : un petit coup et plein de sons musicaux les traversaient802. »

Les complexités techniques du dispositif visuel et sonore de Lerman s’éclairent grâce aux reproductions. Les trois images extraites représentent d’abord le titre dans lequel paraît l’extrémité du transducteur, puis une prise en perspective de la bande tirée entre deux fourches et, finalement, un gros plan sur la flamme chauffant la bande du transducteur. Les images retracent les étapes de l’installation, de la mise en action et du domaine visuel ainsi créé par le projet filmique.

Le cinéaste Paul Winkler, pour sa part, détaille la mise au point technique du « Boîtier de transformation optique » qu’il a inventé pour sa caméra Bolex :

« Mon appareil synchronise le mouvement d’un pare-soleil (attaché à l’avant du boîtier Bolex) avec le film dans la caméra, permettant de produire différents effets visuels. […] Pour faire bouger les plaques du pare-soleil, j’ai simplement mis un moteur au dessus du boîtier de la Bolex, fabriqué un porte-pare-soleil, un rail et une paire de ralentisseurs pour orienter les plaques à droite ou à gauche. Pour parvenir à chaque fois à une parfaite synchronisation entre le film et les plaques passant devant le boîtier, un micro-ordinateur me vint en aide. J’ai maintenant un petit clavier ou un boîtier de contrôle que je programme avec l’information nécessaire, par exemple : combien de photogrammes je veux filmer et à quelle vitesse803. »

Les images qui accompagnent les explications techniques de Winkler se placent dans un rapport d’illustration : une vue de face et de profil du boîtier installé sur la Bolex ainsi que du micro-ordinateur et de sa commande. Deux photogrammes sont également reproduits — le premier extrait d’Australian Bush —, réalisés à l’aide du boîtier optique804. Chacune représente les possibilités plastiques engendrées par la technique. Le photogramme d’Australian Bush concentre ainsi trois images surimpressionnées et découpées par les rayons lumineux lors de l’obturation provoquée par le passage des plaques. Le second se forme de trois images entrelacées où se décèlent les altérations lumineuses des plaques. Les deux

802 « This was a copper burglar alarm tape, gotten in a surplus store in Boston, stretched between two pitch forks: a little ppun and there was a lot of musical sound going on in them. » [Nous traduisons], Richard Lerman, “Interview With Richard Lerman”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.38. 803 « My device synchronises the motion of a matte frame holder (fastened onto the front of a Bolex matte box) with the film in the camera, enabling several different visual effect to be produced. […] Ta make the mattes travel, I simply put a motor on top of the Bolex matte box, made a matte frame holder, a rack and a pair of gears to drive the mattes left or right. To achieve perfect synchronisation every time between the film in the camera and the mattes travelling in front of the matte box, a microcomputer came to the rescue. I now have a small key pad or control box which I feed with the necessary information, such as: how many frames do I want to shoot, what camera speed. » [Nous traduisons], Paul Winkler, “The Matte Box Shifter”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.44. 804 Figure 63.

397 reproductions représentent deux variations plastiques spécifiques permises par le dispositif technique.

Enfin, l’étude de l’œuvre de Nick Ostrovskis se concentre sur les procédés Super 8 du cinéaste. Parmi le corpus d’images, deux diapositives 35 mm, dont la première représente l’entrée d’une maison et la deuxième un portrait de famille, sont sous titrées : « Deux diapositives 35 mm typiques de celles utilisées dans Family Album et Slide Images805. » Sur la page adjacente, se trouve une succession de photogrammes de Family Album dans lesquels, en deuxième position en haut à gauche, se trouve le même portrait de famille. Mais il s’agit de la version filmique retravaillée par le cinéaste, décadrée : le portrait est exposé avant et après l’incorporation technique et formelle.

Pareillement, les extraits de Watergate Bridge se lient aux explications techniques :

« L’effet de surimpression produit par le montage alterné de deux photogrammes et l’idée de rephotographier les matériaux constituent en eux-mêmes les sujets et les techniques du film suivant de Nick, Westgate Bridge (1984). Ce film constitue simplement le réenregistrement d’images d’anciens films de Nick. Cette fois-ci la surimpression n’est plus une illusion rétinienne mais une vraie grâce à l’emploi de deux projecteurs et deux jeux différents d’images806. »

Les huit photogrammes reproduits exposent huit variations plastiques de la double impression : sur chaque image se distinguent clairement un positif et un négatif surimprimés807.

En corrélation avec la diversité du corpus matériel d’origine, Cantrill’s Filmnotes se fait l’écho et le catalogue d’une variété d’expérimentations techniques, processuelles et plastiques : les images reproduites constituent les synthèses plastiques de processus techniques originaux. Tandis que le corpus textuel explicite les différentes initiatives techniques préludant aux images, les reproductions en exposent les achèvements plastiques singuliers. La mise en page vise une certaine clarté de l’illustration en tant que démonstration et met en place avec clarté chaque image au double titre d’une explication technique et d’une proposition plastique. Selon Corinne Cantrill :

805 « Two 35mm slide images, typical of those used in Family Album and Slide Images. » [Nous traduisons], Bill Mousoulis, « Like a Rainbow : The Films of Nick Ostrovskis », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.30. 806 « The superimposition effect that is produced by single-frame alternation of two-images and the idea of rephotographing material are themselves the subjects and techniques of Nick’s next film West Gate Bridge. This film is basically the rephotographing of Nick’s past films. This time the superimposition is not a retinal illusion, but the real thing, thanks to two different sets of images from two projectors. » [Nous traduisons], Bill Mousoulis, « Like a Rainbow : The Films of Nick Ostrovskis », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, ibid. 807 Figure 62.

398 “Nous visionnions le film plusieurs fois puis essayions juste de trouver le photogramme le plus significatif. Par exemple, nous les étalions sur un banc, regardions plusieurs photogrammes rapprochés les uns des autres jusqu’à décider ‘c’est celui-là808’.

Les images élues pour la mise en page cristallisent la nature expérimentale du travail accompli par chaque cinéaste. Dans son ensemble, le système de mise en page déplie une force démonstrative grâce à laquelle l’inventivité tant technique que plastique des artistes apparaît et s’impose.

II. A. 2) Photomontages : essences cinétiques

La méticuleuse élection des images du corpus de Cantrill’s Filmnotes est également articulée selon des photomontages. Une partie du corpus se forme d’instances singulières comme, par exemple, le premier photogramme de Ghost Paintings dans l’article éponyme qui, encadré par le titre et la fiche technique, reprend tous les termes de la description donnée par Clayden :

« Un homme qui ne peut parler (sa bouche est scotchée). Il a été attaché à une chaise avec une lampe au-dessus de sa tête, des câbles ont été attachés à ses tempes809. »

Mais un autre pan du corpus poursuit la démonstration au sein de photomontages, sur une ou plusieurs pages, établissant des relations plastiques et dynamiques. Ainsi, le photomontage de photogrammes extraits d’In Search For Otto de Charlotte Wrightson et Richard Von Sturmer est placé face à l’article éponyme. Les cinéastes résument le projet filmique :

« Le film commence avec Otto né d’une montagne de scories. Il émerge nu et totalement formé, déjà une entité adulte qui exerce une étrange fascination sur le spectateur. Nous le suivons ensuite à travers une série d’environnements dont un vieux gymnase, des piscines désertes, des bureaux abandonnés et des ruines circulaires. The Search For Otto implique la recherche d’indices, de traces d’Otto et cela détermine non seulement le sujet du film mais aussi notre approche de la réalisation810. »

808 « We will look at the film several times and then just try to find the most significant frame. For instance, we would spread them on a bench and look at several frames close together until deciding ‘this is the one’. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 809 « A man that can’t speak (his mouth is gagged). He has been tied up to a chair with a light over his head, wires have been attached to his temples. » [Nous traduisons], James Clayden, « The Ghost Paintings », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.7. 810 « The film starts with Otto being born from a mountain of scoria. He emerges naked and fully-formed, already an adult entity who exerts a strange fascination on the viewer. We then follow him through a series of environments which include an old gymnasium, deserted swimming pools, abandoned offices, and circular ruins. The Search For Otto involves the search for

399 Le photomontage adjacent regroupe des images clés du déroulement filmique : l’apparition d’Otto sur la montage, le gymnase, la piscine, les bureaux et les ruines. Les portraits du personnage principal, à demi effacé derrière un rocher, de trois quarts ou de dos et à contre-jour, se relient, grâce à la lecture des cinéastes, à la dimension élusive du personnage comme du projet filmique. À l’instar de The Search For Otto, la forme du photomontage créée pour la mise en page participe à la démonstration explicative à travers l’articulation de séquences d’images clés, de cristallisations formelles et processuelles.

II. A. 2. a) Altérations colorées

Les impressions en couleur enfin rendues possibles, Arthur et Corinne Cantrill sélectionnent quelques œuvres dont la couleur constitue un paradigme technique et plastique essentiel : Album, Incubus, Fat Brain et Informo, Love and Work et Elephant Theatre. Chacun offre un traitement original des couleurs, différencié en premier lieu par leurs formats d’origine : en 16mm pour Album, The Incubus et Elephant Theatre, vidéo pour Love and Work et Informo et en Super 8mm pour Fat Brains. Les six films composent avec les schèmes chromatiques selon les dispositions techniques de chaque format.

Tout d’abord, l’ensemble du corpus en couleur se caractérise par un photomontage séquentiel. La séquence se perçoit en effet soit sous la forme des deux segments pelliculaires d’Album en première et dernière de couvertures, soit en tant que photomontage entre différents fragments filmiques sur des pages pleines. Chaque photomontage s’attache à un film en particulier, à la seule exception de la deuxième de couverture qui conjoint trois photogrammes de The Incubus et un photogramme de Fat Brains. Les cinq photomontages créés à partir d’Album et d’Elephant Theatre reconstituent l’ordre d’apparition des photogrammes : les trois photogrammes se suivent sur la bande de pellicule, les quatre photogrammes représentant le jeune homme devant un arbre suivent également l’ordre chronologique, les paires de photogrammes d’Elephant Theatre, sans être précisément adjacents dans l’ordre pelliculaire, s’alignent néanmoins sur la chronologie filmique. En revanche, les deux autres photomontages découpent et reconstruisent des temporalités filmiques originales.

clues, for traces of Otto, and this determined not only the subject of the film, but also our approach to filmmaking. » [Nous traduisons], Charlotte Wrightson, Richard von Sturmer, ‘The Search For Otto”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.42.

400 Les photomontages en couleurs d’Album811 induisent des dimensions temporelles rythmiques plastiques. Perry décrit en termes dynamiques l’une des techniques de colorisation employée :

« Je pouvais enchaîner les changements parce que, après cela, je pouvais dissoudre une série de filtres dans une autre. Les photographies pouvaient passer à travers toutes sortes de permutations de couleurs812. »

Les filtres correspondent au traitement des quatre images du jeune homme devant l’arbre et des trois images de la séquence sur la première de couverture, c’est-à-dire une monochromie intense et, comme l’indique le cinéaste, des formes d’alternance, de permutation. Les deux photomontages valorisent la dimension chromatique car, pour chacun, les images déclinent un même motif différemment modelé par les couleurs. La succession des couleurs créée l’alternance, son action est amplifiée par la répétition du motif. La séquence du jeune homme devant l’arbre, comme celle de la couverture, sont saturées. Pourtant, à travers la monochromie, les différentes ondes des couleurs apposées interagissent avec les densités lumineuses du noir et blanc. En effet, l’inscription lumineuse du motif réagit différemment à chaque couleur813. Par exemple, sur la couverture, les filtres vert et jaune intensifient les parties les plus claires de la pellicule et dissolvent ainsi la plus grande part des motifs. Le photomontage du jeune homme complexifie les rapports lumineux. Les deux premiers photogrammes sont tous deux colorés d’une teinte rose qui remplace les tonalités lumineuses claires de l’image. Mais le dépôt et l’intensité du rose prennent des valeurs différentes selon que la première image est positive et la deuxième négative. Non seulement les polarités s’inversent, mais le négatif sature les zones claires de rose, le rend d’autant plus intense et brillant, et fait également apparaître et contraster des demi-tons d’inscriptions lumineuses, comme sur les feuillages, la surface du rocher au premier plan ou le pantalon, dont les nuances grises originales sont désormais intensifiés sous l’action du négatif et du rose. Les deux images suivantes développent le même principe : le négatif se teinte en magenta qui

811 Figure 55, 59 et 70. 812 « I could ring the changes because having done so I could dissolve from one set of filters to antoher. The photographs could go through all sorts of permutations of colour. [Nous traduisons] David Perry, “Interview with David Perry”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.16. 813 « Le traitement dit ‘sans blanchiment’ consiste à laisser en transparence sur l’image couleur la même image en noir et blanc formée par les grains d’argent, habituellement retirée suite au développement. Superposant à chaque zone colorée de l’image son équivalent en niveaux de gris, l’opération diminue considérablement la saturation des couleurs, les mélangeant au blanc, au noir ou au gris. Chaque pellicule, bien qu’issue d’un modèle commun de constitution chimique a, selon ses particularités et son âge, ses propres réactions suite à de tels traitements, pouvant donner alors des résultats aléatoires et imprévisibles. L’exemple le plus courant reste celui des dominantes colorées, ponctuelles ou voilant l’ensemble de l’image, apparaissant suite à l’inégalité de réaction de chaque couche colorée au traitement chimique appliqué au film. » Antoine Mocquet, La Couleur cinéma : mouvements réels, mouvements virtuels, Mémoire de fin d’études et de recherche ENS Louis Lumière, juin 2009, p.109.

401 imprègne et éclate à travers les zones les plus claires, les zones noires ou grises se colorent d’abord en vert puis en cyan. Les photomontages décrivent des inversions de densités à travers les permutations du spectre qui deviennent des interférences dynamiques, dans la mesure où les confrontations successives à la fois renforcent et inhibent alternativement814 les qualités texturelles et les densités lumineuses des images. Les monochromies alternent et rythment un montage spécifique, où la couleur altère le motif et développe ses propres potentialités plastiques. En ce sens, les Cantrill’s Filmnotes prolongent le travail conduit par les Cantrill sur la couleur, l’un de leur principal chantier expérimental, dont ils observent les équivalents ou résonnances dans l’ensemble du cinéma expérimental australien.

Sur la dernière de couverture, la séquence d’Album correspond à l’emploi de gels colorés qui, comme expliqué précédemment, combinent différents aplats de couleurs dissociées. Le premier photogramme est ainsi composé de vert, magenta et jaune, le deuxième de jaune, magenta et noir, le dernier de cyan, noir et magenta : d’une image à l’autre, la dominante est permutée et une tonalité remplacée par une autre. Les contrastes de couleurs appuient les structures internes de l’image, confrontent différentes versions des motifs car le seul changement tonal intensifie ou diminue tel contraste, transparence ou profondeur de la composition. Par exemple, les constructions représentées au dernier plan gauche ne sont pas visibles dans la première image sous l’effet du vert, réapparaissent dans le deuxième photogramme sous l’action du magenta et disparaissent encore dans la troisième lors de l’intensification du noir. Le contraste entre noir et jaune à l’intérieur de l’image centrale intensifie de même les contrastes entre les motifs ainsi que les transparences internes, les distinctions entre les différents plans de l’image. Les tonalités des deux photogrammes adjacents, si elles conservent les contrastes, aplatissent néanmoins les perspectives et opacifient les transparences. La permutation articulée par l’altération tonale se développe selon un rythme alterné, équilibré d’image en image. Suivant ce rythme, le montage axé par les couleurs n’approfondit ni n’abîme l’image mais enchaîne les inversions. À défaut de la vitesse de projection, le montage alterné des monochromies comme des combinaisons chromatiques d’Album s’apparente au flicker cinématographique.

Sur la deuxième de couverture, le photomontage se compose de trois images de The Incubus et d’une image de Fat Brain dont seule la différence de format de pellicule reste

814 « Interference: Two sounds collide with each other, the wavefronts of each alternately reinforcing and inhibiting themselves.” Bill Viola, “The Sound of One Line Scanning”, in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973- 1994, op.cit. ; p.156.

402 sensible815. Le choix des photogrammes déploie une homogénéité plastique certaine, notamment des couleurs : les quatre photogrammes partagent les mêmes tonalités magenta et cyan. Le montage pose en diagonale les paires d’images dont les ratios internes se correspondent. L’image du saxophone et le photogramme de Fat brain s’alignent autour d’une dominante magenta tandis que les deux autres photogrammes, dominés par le cyan, se joignent sur la deuxième diagonale. Le photomontage crée ainsi tout d’abord une forme rythmique ambivalente, comprise entre contraste et accord des dominances cyan et magenta, soit en alternance par inversion des dominances tonales sur les axes horizontaux et verticaux, soit selon une correspondance et résonance sur l’axe diagonal. Là où Album fait de la permutation l’axe rythmique de l’altération ou de l’exagération plastique, le photomontage d’Incubus et Fat Brain se déplie autour d’une symétrie axiale, dont l’épicentre se trouve à la jonction des deux diagonales, et donc traversée par un rythme alterné et réflexif dans le sens où il renvoie les images les unes contre les autres. L’alternance dans la symétrie diversifie ainsi les articulations d’images.

Enfin, en troisième de couverture, le photomontage d’Informo représente des couleurs vidéo816. Sur les quatre écrans de moniteurs reproduisant les différentes dominances de cyan, vert et jaune, typiques des tubes cathodiques, se forment des vagues qui ondulent d’une image à l’autre. D’une part, la substitution des couleurs marque l’ellipse temporelle d’une image à l’autre et désigne le balayage propre à la bande vidéo. D’autre part, les dégradés de couleurs créés par les passages du point lumineux signalent la tension entre la continuité temporelle du signal et la persistance de la vision originelle du format vidéo :

« Ainsi la vidéo est un champ d’énergie dynamique vivant, une vibration apparaissant solide uniquement parce qu’elle excède notre habilité à discerner de si fines couches temporelles817. »

Les ondes colorées sont représentées plastiquement par des vagues, métaphores visuelles des empreintes du flux temporel. Les vagues caractérisent aussi la vidéo en ce qu’elles ne se rompent pas mais s’étendent, s’étirent dans le temps. La vague colorée synthétise et allie l’onde de la couleur à la luminescence du signal mobile. Dans son étude des formes de la temporalité chromatique cinématographique, Lenice Pereira Barbosa remarque le caractère cristallisateur de la couleur :

815 Figure 56. 816 Figure 69. 817 « Thus the video is a living dynamic energy field, a vibration appearing solid only because it exceeds our ability to discern such fine slices of time. » [Nous traduisons], Bill Viola, “The Sound of One Line Scanning” in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, op.cit. ; p.158.

403 « C’est dans l’étirement des temps et des éclats de lumière que peut surgir un temps que l’on perçoit au moment où la couleur vient s’évanouir, entre un interstice et un autre818. »

L’élongation temporelle permettrait ainsi d’exposer les variations de la couleur qui indique à son tour la fragmentation temporelle sous-jacente. La fragmentation et l’exposition temporelle, ici particulièrement filmique, peut s’étendre à la bande vidéo car la mise en page opère des arrêts sur images, des fragmentations de la bande vidéo : quatre instantanéités temporelles comme quatre ellipses qui évoquent plutôt la persistance de la vision. La continuité du signal se perçoit dès lors à travers l’extension colorée. La représentation rythmique du photomontage devient quelque peu paradoxale car la fragmentation, antinaturelle à la vidéo, permet néanmoins d’exposer le mouvement des ondulations- empreintes des vagues colorées et le glissement du signal lumineux-temporel vidéo et, donc, d’exposer les tensions essentielles du format vidéo : déroulement ininterrompu et persistance du signal et de la vision.

Ainsi, les photomontages en couleurs du numéro de Cantrill’s Filmnotes créent des dynamiques de recomposition et de révélation. Selon Pereira Barbosa :

« L’enchaînement chromatique aboutit souvent à amener au premier plan la matière cinématographique (mouvement et montage)819. »

Les photomontages de Cantrill’s Filmnotes exposent la densité plastique de chaque image et retrouvent les mouvements plastiques et temporels inhérents aux œuvres. L’enchaînement chromatique forme l’axe plastique et dynamique du photomontage : les alternances colorées, selon le principe du flicker cinématographique ou de la symétrie axiale, indiquent les contrastes et les résonnances, déplient les qualités réflexives versatiles plastiques et temporelles et révèlent ainsi la substance des démarches étudiées. Complémentairement, la révélation des paradigmes temporels se comprend en termes vidéo puisque les instantanés d’étirements chromatiques impriment le mouvement lumineux du signal.

II. A. 2. b) Recréations mobiles et impressives

Les Cantrill assemblent les photomontages afin d’évoquer les dimensions temporelles du filmique et, particulièrement, le mouvement cinétique. Si la couleur offre une représentation riche de détails plastiques et dynamiques au plus près des paradigmes filmiques

818 Lenice Pereira Barbosa, L’Effet couleur au cinéma. Manifestations chromatiques du temps, Université de la Sorbonne- Nouvelle - Paris III, 2012, p.257. 819 Lenice Pereira Barbosa, L’Effet couleur au cinéma. Manifestations chromatiques du temps. op.cit. ; p.216.

404 des œuvres, son coût de production prohibitif n’en autorise que quelques impressions. La plupart des photomontages se composent donc de reproductions noires et blanches. L’évocation des paradigmes plastiques et temporels filmiques particuliers à chacune des œuvres doit ainsi varier les moyens :

“AC: Parfois on pouvait trouver trois ou quatre photogrammes qui suggèrent le mouvement dans le film. Ça a toujours été un problème que j’avais consciemment à l’esprit, que nous avions à faire à des œuvres d’art cinétiques et essayions de le suggérer avec des images fixes820."

“CC: L’une des choses importantes de ce magazine est le choix précis des photogrammes. Nous avons beaucoup réfléchi à la sélection des photogrammes particuliers, disons dans une séquence de dix photogrammes, n’importe lequel ne fera pas forcément l’affaire821.“

“ A.C.: Bien sûr il y a le mouvement d’un photogramme à l’autre, quelquefois nous l’utilisions afin de recréer un montage de photogrammes comme une animation822.”

Les dynamiques reconstructives des photomontages se scindent en deux : l’animation d’une séquence ou la suggestion du mobile.

L’animation se déploie entre les photogrammes issus d’une même séquence filmique. Par exemple, la séquence reproduite en couleur d’Album, où le jeune homme se tient devant l’arbre, contient une autre particularité dynamique : la surimpression de la première image disparaît des trois images suivantes. La disparition suit et marque simplement le déroulement filmique : la surimpression n’est pas occultée par un effet optique, l’apposition d’un filtre de couleur, plutôt, le segment choisi de la séquence correspond au moment de son effacement. Pareillement, les quatre photogrammes du photomontage d’Album en page 17 articulent des mouvements d’apparition et de disparition des surimpressions823. Au portrait du garçon surimprimé sur l’image du sous-bois succède le simple portrait du jeune homme puis, sur la troisième image, un portrait de famille apparaît en transparence par dessus l’image réemployée du même sous-bois. Enfin, sur la dernière image, seul reste le portrait de famille, désormais polarisé et en négatif. Le photomontage suit exactement le schème du montage

820 « Sometimes you could find three or four frames that suggest the movement in the film. It was always a problem that I consciously had in mind, that we were dealing with kinetic work of art and were trying to suggest that with still images. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 821 « I won’t say we were talking about the images. One of the significant things about the magazine is the choice of the actual film frames. I mean we’ve put a lot of thoughts in the selection of the particular film frames, say in a sequence of ten film frames it’s not just any one of them will do. I think this is one of the important factors about the magazine: our actual choice of the frame. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 822 « Of course there Is the movement from frame to frame, sometimes we used to recreate a frame to frame in the manner of animation. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, juillet 2015. 823 Figure 59.

405 filmique original et déplie l’apparition des surimpressions. L’animation devient particulièrement sensible à travers les deux derniers photogrammes car, de l’un à l’autre, le mouvement filmique de l’éclipse de la première image et l’avènement de la surimpression comme image centrale est exposé de l’une à l’autre.

Le photomontage des trois photogrammes de Backyard d’Ostrovskis en ouverture de l’article qui lui est dédié offre un autre exemple de cette recherche de pertinence formelle et pédagogique. Mousoulis retrace les différentes étapes processuelles du parcours esthétique du cinéaste, en détaille les spécificités techniques. Le premier procédé est ainsi explicité :

« La première (phase) est exemplifiée par le film Backyard 1982. C’était à ce moment-là, à ses débuts, qu’il s’intéressait aux mouvements de caméra et de zoom rapides et à leurs résultats sur le photogramme quand celui-ci était reprojeté au ralenti. La lenteur de la projection (4 images par seconde) arrête chaque photogramme de manière à ce que nous puissions voir la tourbillonnante richesse texturelle d’un rapide mouvement capturé824. »

Chaque reproduction d’un photogramme de Backyard cristallise un temps filmique différent : chacun des motifs originels est transformé par les synesthésie des mouvements enregistrés. Les motifs n’y sont plus reconnaissables, happés et floutés par la rapidité du mouvement d’enregistrement. Les trois photogrammes, sélectionnés à une certaine distance les uns des autres sur la bande filmique, constituent trois échantillons exemplaires de la cristallisation processuelle. Les trois photogrammes miment la lenteur de la projection à quatre images par seconde, grand ralenti qui se rapproche d’un arrêt sur image : la fixité expose la texture et l’impression formelle du mouvement enregistré par les mouvements de caméras et les zooms. Ainsi, la mise en page transpose le dispositif de projection, replace les photogrammes selon une logique qui, bien que discontinue du point de vue filmique, déploie les impressions et cristallisation du mouvement.

En termes de suggestions mobiles, les photomontages créés à partir de l’œuvre d’Ostrovskis décrivent plusieurs enjeux : représenter les procédés et les particularités du mouvement filmique dans le cinéma d’animation et en exprimer les effets. La deuxième étape analysée par Mousoulis se comprend en fonction du photomontage de Family Album825 :

824 « The 1st (phase) is exemplified by the film Backyard 1982. It was at this time, when he first started, that he was interested in rapid camera and zoom lens movements and their result on the film frame when projected back in slow motion. The slowness of the projection (4 frames per second) freezes each frame so we can see the swirling, rich texture of rapid movement stilled. » [Nous traduisons], Bill Mousoulis, « Like a Rainbow : The Films of Nick Ostrovskis », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.29. 825 Figure 61.

406 « Il y a une deuxième caractéristique dans le travail de Nick sur la rephotographie d’images fixes, et elle peut être observée dans Family Album et Still Images. Dans ces films, Nick rephotographie des plaques, des négatifs et des instantanés de sa famille et les juxtapose avec d’autres plans – de son reflet dans un miroir, de la maison familiale etc.826. »

Le montage de Family Album se fonde sur la juxtaposition de fragments hétérogènes, d’images fixes au sein desquelles s’inscrivent diverses empreintes plastiques des mouvements dans les images. Le photomontage remplit la page de seize images selon une forme compacte qui peut se lire autant à l’horizontale qu’à la verticale ou la diagonale. La mise en page des photogrammes suit le principe similaire de juxtaposition plastique diversifiée : c’est-à-dire un rythme saccadé, discontinu mais égal. Parmi les images, certaines conjonctions s’accordent explicitement. Par exemple, les deux premières images de la dernière bande verticale s’articulent autour de correspondances lumineuses : la première représente l’autoportrait d’Ostrovskis, flouté et surexposé, sur lequel s’imprime un éclat de lumière blanche polarisée par le mouvement ; la deuxième image représente un groupe à bicyclette qui disparaît presque totalement derrière la même forme plastique lumineuse. De l’une à l’autre, l’éclat de la polarisation s’agrandit. Pareillement, les deux portraits d’une vieille dame situés sur l’avant- dernière ligne forment une alternance entre la polarisation mobile du premier qui distend et distord l’image et l’absence de procédé du second qui en conserve donc la netteté. Les deux premiers exemples s’appuient ainsi sur des formes d’alternances qui recréent celles du montage filmique. Les alternances des photogrammes créent un rythme filmique d’interférences par la succession et les confrontations des ressemblances et singularités plastiques.

Le photomontage de Family Album organise de multiples combinaisons d’images qui suggèrent le mouvement filmique par l’alternance des photogrammes comme schème saccadé dans lequel similitudes, variations et interférences plastiques travaillent à recréer l’égalité rythmique du défilement filmique.

Les mises en pages créées par Arthur et Corinne Cantrill correspondent à l’“intelligence constructive827” que Bill Viola identifie comme processus de réalisation vidéo :

826 « There is a second stress in Nick’s single-frame work, and it can be witnessed in Family Album 1983 and Still Images 1983-86 In these films Nick rephotographs slides, negatives, and snapshots of his family and juxtaposes them with other shots – of himself in a mirror, of the family’s house, etc. » [Nous traduisons], Bill Mousoulis, « Like a Rainbow : The Films of Nick Ostrovskis », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. 827 « Building intelligence. » [Nous traduisons], Bill Viola, “The Porcupine And The Car” in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, op.cit. ; p.68.

407 « Ainsi réaliser une bande vidéo, ne serait peut-être pas tant la création ou la construction de quelque chose, mais plutôt le découpage ou l’évidage d’autre chose jusqu’à ce que ne reste qu’une seule chose spécifique828. »

La soustraction matérielle qui œuvre au principe de l’intelligence constructive évoque la sélection précise des images pour la mise en page, l’extraction matérielle des images qui les soustrait à la totalité et en ampute les qualités mobiles mais qui en détoure les qualités processuelles et plastiques.

Mousoulis désigne l’ambition artistique d’Ostrovskis en des termes qui peuvent tout autant désigner la démarche suivie par les rédacteurs en chef pour la mise en page :

« Ses films simultanément questionnent et rendent redondant le traditionnel problème de ‘la forme contre le contenu’, transportant sublimement sa solution dans le champ de l’expérience, de l’émotionnel: il (n’) y a (pas de) forme, il (n’) y a (pas de) contenu, il y a un effet829. »

II. B. Collections et carnets d’Australie

Le corpus du numéro 51-52 de Cantrill’s Filmnotes invente une géographie synchronique, au sens où des œuvres australiennes se questionnent mutuellement et élaborent des problématiques esthétiques transversales voire des solutions communes. Ici, l’éditorial pose deux domaines problématiques. Dans un premier temps, il est question des termes particuliers de l’antagonisme entre film et vidéo et de ses implications matérielles, plastiques et institutionnelles en 1986 :

« Au commencement de 1987, il nous semble qu’il y a un sérieux besoin pour les réalisateurs d’arriver à prendre des décisions fermes sur la manière dont ils veulent distribuer et exposer leurs œuvres : en tant que film ou dans une forme vidéo hybride830. »

Pour les Cantrill, plutôt que de se contenter de définir les propriétés de chaque médium831, il faut questionner leurs emplois et leurs interférences en tant que moyens, formats

828 « Making a videotape, therefore, might not be so much the creation or building up of something, but more like the cutting or carving away of everything else until only a specific thing remains. » [Nous traduisons], Bill Viola, “The Porcupine And The Car” in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, op.cit. ; p.63. 829 « His films simultaneously raise and make redundant the old ‘form versus content’ problem, sublimely transporting its solution to the realm of the experiential, the emotional: there’s (no) form, there’s (no) content, there’s an effect. » [Nous traduisons], Bill Mousoulis, « Like a Rainbow : The Films of Nick Ostrovskis », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.29. 830 « At the start of 1987 there seems to us to be a serious need for filmmakers to arrive at some firm decisions about how they want their work to be distributed and exhibited: as film or in a hybrid video form. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”,Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.4.

408 et ressources. Il s’agit ainsi de comprendre les spécificités des possibilités matérielles, plastiques et institutionnelles typiques d’une époque marquée par la confrontation de l’argentique et de la vidéo ; et de mesurer comment une telle confrontation détermine la représentation des œuvres dans la revue.

Par la suite, l’annonce de la publication de l’index introduit le second problème :

« Nous espérons que l’index sera un outil de recherche précieux sur le film et la vidéo indépendant/expérimental/d’avant-garde, couvrant les œuvres de personnalités reconnues et d’autres qui n’ont participé que mystérieusement et brièvement à cette activité. Le titre complet de la section de l’index servira comme ressource de référence sur la cinématographie comme telle, avec une base de statistiques sur plus de 1200 films. […] Nous avons essayé de préparer l’index selon les besoins de celui qui, chez lui, tente de tirer le meilleur profit de ses ressources aussi bien que selon ceux du lecteur d’une grande bibliothèque832. »

L’index comme outil de recherche installe Cantrill’s Filmnotes en tant que corpus d’archives cinématographiques en développement. Cela signifie d’une part que les rédacteurs en chef inscrivent leur travail dans le long terme de la connaissance partagée ; et de l’autre, qu’à leurs yeux, la modestie artisanale de leur revue appartient déjà de plein droit au répertoire de la culture générale. À cet égard, leurs ambitions se sont révélées parfaitement judicieuses.

II. B. 1) Conflits entre le cinéma et les magazines vidéo

Le choix effectué par le numéro 51-52 de se focaliser sur l’antagonisme entre formats vidéo et argentique provient aussi de l’inquiétude contemporaine face à la production de « magazines vidéo » (Video Magazines) et d’« anthologies vidéos » (Video Yearbooks, qui se traduirait plus clairement par « compilations vidéos ») : deux pratiques en expansion dans le domaine de la distribution et de la production.

831 « Most of the early video work was devoted to finding ‘the unique characteristics of the medium’. This is without a doubt very important knowledge to acquire, but now, however, most young artists in the eighties should recognize that this is work they need to do privately, to discover on their own. » [Nous traduisons], Bill Viola, “The Porcupine And The Car” in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, op.cit.; p.62. 832 « We hope that the index will be a valuable research Tools for indépendant/expérimental/avant-garde film and video, covering the work of well-know people and of others who passed mysteriously and briefly through this activity. The completed title section of the index will serve as a reference resource on film production in its own right, with the basic statistics of over 1200 films. […] We have tried to prepare the Index for the needs of the individual at home who is trying to make full use of her/his resources, as well as for the user in a large Library. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment” ,Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit.; p.5

409 Les formes artistiques de circulation de la vidéo, productives ou contre-productives, sont abordées dans le numéro à travers deux modalités contemporaines. La première est représentée par les Video Yearbooks produits par La MIMA en 1985 :

« La création de la MIMA résulta d’une proposition faite en 1985 par l’Australian Film Commission et Film Victoria afin de promouvoir l’exposition du film et de la vidéo d’art dans l’État de Victoria. […] Le grand projet de la MIMA fut la production et le marketing de trois vidéocassettes VHS, d’une heure chacune, avec des sélections de film et de vidéo (de courts fragments ou extraits d’œuvres plus longues), appelées ‘Vidéo Yearbooks833’. »

Les Video Yearbooks834 constituent l’exemple particulier d’une pratique où la différence matérielle ouvre à de nombreux problèmes techniques, matériels et plastiques conduisant à des problèmes éthiques.

Le second cas particulier est exposé par Vikki Riley dans l’article « Reconsidérations des Magazines Video », où il étudie Videocongress et Infermental V Rotterdam835 édité par le collectif Offensive Video Kunst. Arthur et Corinne Cantrill résument le problème dans l’introduction de l’article.

« Au cours des dernières années, la distribution a pris un nouveau tournant avec le développement des vidéo magazines, des cassettes vidéo qui incluent une sélection de courts fragments de vidéos ou d’extraits d’œuvres plus longues souvent arrangés avec des thèmes musicaux et visuels répétés ou des citations théoriques qui les séparent. […] Il en résulte un degré d’uniformité – des œuvres plus longues ‘contemplatives’ doivent être exclues, tandis que les pièces courtes sont valorisées. […] Cependant, cela devient problématique quand les corpus sont

833 « The formation of the Modern Image Makers Association (MIMA) was the result of a proposal in 1985 by the Australian Film Commission and Film Victoria to promote the exhibition of film art and video art in Victoria. […]the centrepiece of MIMA was the production and marketing of three VHS videocassettes, each an hour long, with selections of film and video (short pièces and extracts of longer Works), to be called ‘Video Yearbooks’ » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”,Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, ibid. 834 Les trois Video Yearbooks contiennent les extraits de : Discs (1980, Dirk de Bruyn, 2 min.: 16mm); Spaces. Part 6 : Expressive space (1981, Randelli, 5 min.: video); Italian Boys (1982, Jayne Stevenson, 3 min. super 8); Gertrude Street (1983, Nick Ostrovskis, 4 min.: super 8); Indefinite Objects (1982, David Chesworth, 2 min. video); Repeat Performance (1982, Robert Rooney, 3 min. super 8); Turnaround (1983, Michael Lee, 5 min. 16mm); Personal Performances (1981, Graeme Hare, 3 min. video); Dolls (1980, Paul Fletcher, 5 min. super 8); Excerpt (1983, Chris Knowles, 6 min.: super 8); City Square (1983, John Dunkley-Smith, 5 min. 16mm); Bob Brown (1982, Marcus Bergner, 4 min. 16mm); Natura Morta (1980, Ettore Siracusa, 6 min. 16mm) Fun Radio (1963, Nigel Buesst, 5 min. 16mm); House with a Secret (1964, Chris Lofven, 5 min.: 16mm); The Mystical Rose (1976, Michael Lee, 6 min. 16mm); Abstract Film (1980, John Nixon, 2 min. super 8); November 11 (1979, John Hughes et al., 4 min. video); Zoom Film (1978, Dirk de Bruyn, 5 min. 16mm); Video as Art. Part 2: Leash Control (1979, Randelli, 3 min. video); Train Fixation (1977, John Dunkley-Smith, 5 min. 16mm); Moods for Ives and Jobim (1979, Warren Burt, 6 min. video); The Waifs (1980, Robert Wallace, 5 min. 16mm); Glaring in Secret (1978/79, David Chesworth, 4 min. video); Cross - Sections (1977, William Anderson, 4 min. 16mm) If < Then (1985, Jean Marc Le Pechoux, 3 min.: video); On Sacred Land (1983, John Hughes & Peter Kennedy, 5 min. video); Icon (1986, Michael Lee, 5 min.: 16mm); Animation Generation (1983, Ian Kerr, 3 min. super 8); One View (1985, Chris Knowles & Maggie Fooke, 4 min. 16mm); Vision (1985, Dirk de Bruyn, 3 min. 16mm); Love Letter (1985, Bill Mousoulis, 6 min.: super 8); For Want Of (1984, Jayne Stevenson, 2 min. 16mm); Sinerama. Part 2: Dial "T" for Terror (1986, Randelli, 3 min. video); Underground (1986, 3 min.: super 8); Factory (1984, David Chesworth, Anne Carter, 6 min. video); Short Lives II (1985, Neil Taylor, 3 min. 16mm); Exacuate (1984, Michael Buckley, Sue McCauley, 5 min.: 16 mm). 835 Édité par Leonie Bodeving, Rob Perée, Lydia Shouten ,Egon Bühne, 1986.

410 sélectionnés par des ‘curateurs’ et montrés dans des galeries, collèges ou festivals de films en tant qu’exemples définitionnels de vidéos, comme cela s’est produit récemment à Melbourne836. »

II. B. 1. a) Problèmes matériels et plastiques du transfert vidéo

Les problèmes matériels et techniques soulevés par le magazine vidéo au regard du format cinématographique sont définis par les Cantrill en tant que confusion matérielle :

« Il nous semble qu’il y a un certain degré de confusion évident dans une organisation [la MIMA] qui au départ doit promouvoir le film et la vidéo artistique, puis transfère le film sur vidéo, en VHS qui plus est. […] Il nous semble que l’une des fonctions urgentes d’une organisation comme la MIMA devrait être de clairement définir la différence essentielle entre les deux médias étant donnée la confusion qui existe en ce moment837. »

Ils ajoutent :

« Le temps est venu où le film en tant que film doit se distinguer du film comme confusion vidéo, de la vidéo se grimant en film sur les écrans de projection, et du film comme information838. »

Il s’agit d’abord d’une confusion matérielle en ce que le transfert présente un ersatz vidéo du fragment filmique. Cependant, puisque les Cantrill se référent à la vidéo artistique, l’attaque contre les vidéo magazines ne dévalue pas les propriétés du format mais accuse l’inadéquation du transfert des valeurs filmiques. L’antagonisme technologique se perçoit dans la translation des qualités lumineuses et mobiles :

“Tandis que le film vient de la photographie (un film est une succession rapide de photogrammes fixes), la vidéo a émergé de la technologie audio839.”

Le transfert déplace la fragmentation filmique, la tension entre fixité et animation dans la vidéo où l’image est créée par la continuité de mouvement du signal lumineux. La

836 « However, in recent years the distribution has taken a new turn with the development of video magazines, videotapes which include a selection of short video pieces, or extracts from longer works, often packaged with repeated musical and visual themes, or theoretical statements, separating them. […] A degree of uniformity results – longer ‘contemplative’ works have to be excluded, the emph.sis being on short pieces. […] However, a problem arise when they are picked up by ‘curators’ and shown at galleries, colleges or film festivals as definitive examples of video, as happened recently in Melbourne. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill in Vikki Riley, “Second Thoughts On Video Magazines”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.59. 837 « It would seem to us that there is a degree of confusion evident in an organisation which sets out to promote fine art film and video and then puts film into video, and VHS at that. […] It would seem to us that one of the urgent functions of such an organisation as MIMA would be to clearly define the essential difference of the two media, given the confusion existing at that time. » [Nous traduisons] ,Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.5. 838 « The time has come when film as film must distinguish itself from film as video confusion, from video masquerading as film on projection screens, adn from film as information» [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment” ,Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, ibid. 839 « As film has evolved basically out of photography ( a film is a succession of discrete photographs), video has emerged from audio technology. » [Nous traduisons], Bill Viola, “The Porcupine And The Car” in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, 2005, op.cit, p.62.

411 fragmentation photochimique et mobile de la lumière sur la pellicule est enregistrée, filtrée 840 par la fluidité vidéo qui “traite la lumière comme de l’eau . ». Les redistributions matérielles effectuées par le transfert commencent par l’ablation des densités plastiques propres à l’argentique. Comme le spécifient les Cantrill :

« Les films vendus sur cassettes en Australie souffrent souvent le sort d’une projection sur grand écran avec un projecteur vidéo, toujours avec un focus sous standard, une distorsion des couleurs ou des couleurs affadies. Le paradoxe est que, tandis que le film passe pour une vidéo, il est souvent présenté comme un pseudo film, sur ces grands écrans de projection – ni vidéo ni cinéma841. »

Le transfert vidéo induit également la distorsion des couleurs inhérente au transfert des valeurs lumineuses, le changement de focus dû au changement de projecteur, les changements d’échelles qui déstructurent les compositions plastiques du film argentique. Pour la projection, le choix des grands écrans à la place des moniteurs ajoute encore un niveau d’inadéquation, de reformatage, recadrage et décadrage.

Pour autant, il ne s’agit en aucun cas de dévaluer la vidéo en tant que telle — seulement ses usages abusifs. L’interview de Perry constitue l’un des axes centraux du numéro de Cantrill’s Filmnotes et valorise les expérimentations vidéos du réalisateur. Perry se distingue en effet par la pluralité et l’hybridité de sa pratique qui évolue du 8 au 16mm et à la vidéo. Sa dernière œuvre alors en date, Love And Work, à laquelle l’interview sert d’introduction, forme un tissu matériel complexe et hétérogène entre bandes vidéo et Super 8 :

« J’ai filmé beaucoup de super-8 qui a trouvé sa place aussi dans le film – c’est un médium vraiment intéressant quand il se mélange à la vidéo. […] En partie parce que beaucoup de matériaux étaient déjà sur cassette vidéo et que les transférer sur film pourrait être facile mais très très cher si fait de la manière dont je le voulais, et la Commission Australienne du Film a suggéré que j’essaye en vidéo. […] J’ai tourné en BVU 3/4 pouces, sorte de format semi- professionnel. Haute définition. Ce sera monté sur 1 pouce, donc il n’y aura pas de perte de qualité sur le master. Le film joue entre les nouvelles images hautes définition et les vieilles images abîmées des vieilles vidéocassettes, super 8, de vieux photogrammes etc.842. »

840 « Video treats light like water – it becomes fluid on the video tube: » [Nous traduisons], Bill Viola, “Hatsu Yume” 1981, in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, op.cit. ; p.80. 841 « Films sold on tape in Australia often suffer the fate of being shown on the large screen of a video beam projector, always with substandard soft focus and colour distorsion or washed-out-colour. The paradox is that as film is being served up as video, it is often being presented as pseudo film, via these large projection screens – not video and not film. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”,Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit.; p.4. 842 « I shot a lot of super-8 which found its way into the film too – it’s a really interesting medium when mixed with video.[…] Partly because a lot of materials was already on videotape and to transfer it to film would be quite feasible but very very expensive to get it done the way I would want it to, and the Australian Film Commission suggested I should try it on video.

412 L’hybridité matérielle de l’œuvre donne un exemple de travail plastique approfondi sur les supports. À la différence du transfert industriel automatisé, Perry observe avec attention les qualités matérielles tant de la pellicule que de la bande vidéo, et fait du jeu de leurs différences et de leurs confrontations le cœur de l’ambition plastique. Occupant une place prépondérante dans le numéro, l’œuvre de Perry offre un contre-exemple artistique à l’antagonisme entre cinéma et vidéo. Néanmoins, leur rencontre s’opère à l’intérieur de l’œuvre en tant que démarche esthétique.

Enfin, un autre problème commun à tous les « magazines vidéo » tient aux principes de fragmentation et de montage des extraits. Comme le soulignaient les rédacteurs en chef dans l’introduction de « Reconsidérations des Magazines Video », ceux-ci montent les fragments et les entrecoupent avec des thèmes musicaux et/ou visuels, des encarts de citations. L’intégration des fragments à un nouveau montage extrinsèque apporte un second niveau d’étrangeté. Les magazines vidéo se rapprochent des formes de la compilation et de l’appropriation telle que les définira Williams Wees dans son étude des pratiques expérimentales de Found Footage, Recycled Images. The Art of Found Footage Films (1993). Wees critique ainsi la pratique de la compilation :

« Les films de compilation peuvent réinterpréter les images extraites des archives du film ou de la télévision, mais de manière générale, ils ne défient pas la nature représentative même de ces images. C’est-à-dire qu’ils opèrent encore sur l’assomption qu’il existe une correspondance directe entre les images et leurs sources profilmiques dans le monde réel. De plus, ils ne traitent pas le processus même de compilation comme problématique. Leurs montages peuvent rendre les spectateurs ‘plus alertes des significations élargies de vieux documents’, mais en tant que tels, ils ne les rendent pas plus avertis du montage comme méthode de composition et (plus ou moins explicite) d’argumentation843. »

La particularité des Video Yearbooks provient de la nature des matériaux reproduits, c’est-à-dire des œuvres cinématographiques ou vidéographiques et non des extraits d’archives filmiques ou télévisuelles. La compilation selon Wees se fonde sur un certain premier degré

[…] I shot it on BVU 3 quarter inch a sort of semi professional 3-quarter format. High band. It will be edited on 1 inch so there‘ll be no loss of quality on the master. The film pays with the new high tech images and the old dirty images from the old videotapes, super 8 film, old still and so on. » [Nous traduisons], David Perry, “An Interview With David Perry”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, ibid. ; p.23. 843 « Compilation films may reinterpret images taken from film and télévision archives, but generally speaking, they do not challenge the representational nature of the images themselves. That is, they still operate on the assumption that there is a direct correspondence between the images and their profilmic sources in the real world. Moreover, they do not treat the compilation process itself as problematic. Their montage may make spectators ‘more alert to the broader meanings of old materials’, but as a rule they do not make them more alert to montage as a method of composition and (more or less explicit) argument. » [Nous traduisons], William C. Wees, Recycled Images. The Art of Found Footage Films, New York, Anthology Film Archives, 1993, p.36.

413 dans la réutilisation des images qu’elle juxtapose sans les confronter, sans les inscrire dans une démarche significative. La compilation dans les anthologies vidéos rejoint en partie cette description car dans le cas des Vidéo Yearbook, Videocongress et Infermental, les fragments sont montés successivement de manière ilote, sans que le montage ne cherche ni à les relier ni à les confronter. Dans les deux derniers cas, l’interposition d’interludes forme un liant soit strictement rythmique soit, plus rarement, significatif, et explicitant une logique d’appropriation. Wees compare les procédés du collage et de l’appropriation :

« Le collage est critique ; l’appropriation est arrangeante. Le collage souligne, surligne, contraste ; l’appropriation accepte, nivelle, homogénéise. Si tous deux usent du montage pour déplacer les images de leurs contextes originaux et mettre l’accent sur leur ‘imagerie’ (c’est-à- dire, leurs représentations construites plutôt que ‘naturelles’ de la réalité), seul le collage promeut activement une attitude analytique et critique envers ces images et leurs utilisations par les institutions du cinéma et de la télévision844. »

L’appropriation significative redouble et achève l’appropriation matérielle et plastique du transfert. À son tour, elle déplace dans la mesure où elle parfait les décalages matériels et plastiques. L’anthologie vidéo devient donc à la fois une compilation et une appropriation dommageables : elle fragmente les œuvres, en dénature et endommage les qualités matérielles et plastiques, puis dispose des fragments selon une démarche non pas critique ni même d’exposition, mais d’homogénéisation.

II. B. 1. b) Problèmes institutionnels : archives, production et distribution

La description et l’étude des problèmes sous-tendus par la production des Video Magazines, l’attention spécifique portée aux Video Yearbooks de la MIMA dans le numéro de Cantrill’s Filmnotes, attestent l’intérêt porté par les artistes aux conditions institutionnelles australiennes contemporaines, c’est-à-dire au champ formé par les départements de production, d’archives et de distribution nationaux et régionaux. Publiant depuis Melbourne, les rédacteurs en chef observent tout particulièrement les institutions culturelles de l’État de Victoria : la MIMA, le Victoria State Film Centre et la Victoria State Library.

844 « Collage is critical; appropriation is accommodating. Collage probes, highlights, contrasts; appropriation accepts, levels, homogenizes. If both use montage to dislodge images from their original contexts and emphasize their ‘image-ness’ (that is, their constructed rather than ‘natural’ representations of reality), only collage actively promotes an analytical and critical attitude toward those images and their uses within the institutions of cinema and television. » [Nous traduisons] William C. Wees, Recycled Images. The Art of Found Footage Films, op.cit. ; p.47.

414 Dans un premier temps, ils décrivent certains effets de la production des Video Yearbooks, co-produites par la Modern Image Makers Association (MIMA) et l’Australian Film Institute (AFI).

« Les vidéocassettes de la MIMA sont proposées à des prix extrêmement bas qui nivellent complètement les prix payés d’habitude pour les copies de films, et, du prix de vente le cinéaste ne reçoit que peu de royalties– environ 50 cents par minute845. »

Le prix d’emprunt des vidéos concurrence déloyalement les emprunts de copies 16 ou 35 mm et réduit le revenu des réalisateurs. La prédilection accordée aux transferts sur vidéocassettes et aux vidéo magazines dépend d’une part de la volonté économique de réduire les coûts de production, d’entretien et de distribution, de l’autre, d’élargir conséquemment la diffusion des extraits de films copiés sur des cassettes, qui permettent des prix plus abordables et un format plus aisément manipulable. Cependant, l’exemple des vidéocassettes de la MIMA montre l’un des choix institutionnels contemporains australiens qui privilégie et popularise la fragmentation des œuvres et l’économie des moyens au détriment de la qualité artistique. En effet :

« Les distributeurs et les médiathèques exercent une pression de plus en plus forte sur les cinéastes pour qu’ils produisent une version vidéo de leurs travaux à côté de la pellicule, et dans certains cas, seulement en vidéo. Pour des motifs économiques et pratiques, les questions de nature esthétiques et l’histoire du film sont ignorées à la fois par les archives et par quelques emprunteurs qui préfèrent montrer de la vidéo à la place du film846. »

Au-delà de la MIMA, les copies vidéo des œuvres filmiques se généralisent comme mode de diffusion au détriment de la production de copies argentiques. Les Cantrill indiquent les nouvelles directives de l’AFI, institution nationale dont la localisation à Melbourne lui confère implicitement une position ambivalente entre structure régionale et nationale847, en termes de production et de diffusion :

« Nous avons appris que l’Australian Film Institute restructure ses programmes de distribution, réduisant son fonds aux 300 meilleurs générateurs de profits de sa collection de prêt. Nous avons également appris qu’ils vont encore augmenter leur pourcentage sur les frais

845 « The MIMA videocassettes are being offered at extremely low prices which are completely undermining the prices usually paid for film prints, and out of the sale price the contributiong artists gets very little return – about 50 cents per minute. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit.; p.5. 846 « There is an ever increasing pressure on filmmakers from distributors and film libraries to issue their work on video as well as film, and in some cases on video only. The motivation for this is to do with economies and convenience, questions of the aesthetic nature and history of film are ignored, both by the libraries and by some borrowers who may prefer to show video to film. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, ibid. 847 Lisa French, Mark Poole (ed.), Shining A Light. 50 Years of The Australian Film Institute, op.cit. ; p.101.

415 d’emprunt : 60% au lieu de 50% jusqu’à présent, et que tous les films seront disponibles en VHS comme sur pellicule, aux frais du cinéaste848.”

La restructuration financière se traduit par une sélection du corpus de prêt, l’élargissement de la marge de l’AFI au détriment de la rémunération des artistes et des frais d’entretien de la collection et, enfin, par une valorisation progressive des copies vidéo. Pour l’AFI comme pour la MIMA, les avantages économiques que présente le format vidéo face au format cinématographique justifient son utilisation extensive.

Les Cantrill parachèvent leur panorama des institutions régionales en observant la multiplication du recours au transfert sur vidéo au sein des départements d’archives de l’État de Victoria :

« Les bibliothèques régionales, dont le Victoria State Film Centre, ont totalement abjuré leur responsabilité envers le cinéma en tant que medium, et sont désormais des versions gouvernementales du loueur de vidéos du coin; ‘vidéo dealers’. De plus, nous savons que l’excellente bibliothèque du cinéma du State Film Centre va être transférée à la Bibliothèque régionale de Victoria, elle-même en difficulté financière. Rien ne pourrait mieux indiquer le mauvais management des financements culturels par nos gouvernements que la situation victorienne : la détérioration du vaste fonds de précieux documents historiques détenu par la Bibliothèque régionale, et la conversion du film en vidéo par le State Film Centre849. »

Le legs de la collection des copies filmiques et des bandes vidéos du Victoria State Film Centre à la Victoria State Library indique les redressements budgétaires qui justifient ainsi les économies réalisées au sein de l’entretien des collections et le recours à des copies vidéo d’archives et de prêt. Les rédacteurs en chef complètent la situation du State Film Centre en donnant l’exemple de l’Australian National Library :

« Pendant ce temps-là, au niveau national, la Film Lending Collection de la National Library of Australia (qui inclut la Film Study Collection, l’une des collections les plus complètes au monde sur l’histoire du cinéma et sur le film d’art, et désormais l’une des seules collections australiennes avec un solide engagement auprès du cinéma) a été endommagée par des coupes

848 « We hear that the Australian Film Institute is now revamping its distribution programs, cutting back on its holdings to the best 300 money spinners in its film rental collection. We understand that they are also to take an even bigger share of rentals: 60% instead of the previous 50%, and that all films are to be made available on VHS as well as film, at the filmmaker’s expense. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”,Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; pp.4-5. 849 « The state libraries, including the Victoria State Film Centre, have totally abdicated their responsibility towards film as a medium, and are now government version of the local corner video rental store ; ‘video pushers’. In Addition, we understand that the excellent film reference Library at the State Film Centre is to be handed over to the state Library of Victoria, itself in finance difficulties. Nothing could indicate better the mismanagement of arts/cultural funding by our governments than the Victorian situation: The State Library’s vast holding of important and historical material falling into decay, film converted into video at the State Film Centre. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, ibid.

416 budgétaires ces dernières années. Premièrement, le département a supprimé la procédure de vérification des retours de films, avec pour résultat que les films empruntés sont parfois endommagés, n’ont plus d’amorces ou sont dans les mauvaises boîtes. Leur dernière décision est d’introduire une taxe d’emprunt de $6,00 par film, de manière à ce que si l’on emprunte plusieurs courts-métrages l’addition s’élève considérablement. Cela a des implications sérieuses pour la pérennisation de la présence des courts-métrages de la bibliothèque, qui ont toujours été une dimension importante de sa collection850. »

Comme le décrivent tous les exemples cités par les Cantrill, l’intérêt des départements institutionnels d’archives et de distribution, à l’échelle régionale et nationale, réside avant tout dans l’allégement des frais d’entretien et de diffusion des collections en réponse à des difficultés financières. Cette observation locale mais à longue portée prévisionnelle est en effet corroborée par l’étude historique de l’AFI par Lisa French et Mark Poole Shining A Light. 50 Years of The Australian Film Institute ainsi que par l’étude économique des institutions culturelles australiennes entre 1950 et 2000 par Annette Van den Bosch, The Australian Art World. Aesthetics In A Global Market. Selon les historiens, les années 1980 sont marquées par des coupes budgétaires qui affectent tant le national que le régional. Comme le résume Annette Van den Bosch :

“Quand les coupes financières furent faites dans le secteur public au cours des années 1980, le réseau de lieux déjà précaires fut sévèrement impacté. Bien que VAB réaffirma son engagement auprès des espaces d’art contemporain, suite à la publication du rapport ‘Être artiste aujourd’hui en Australie’ [1983], la politique de l’Australian Council apporta son soutien à un seul espace public dans chaque capitale régionale851.”

Le domaine culturel public se trouve ainsi dans une situation précaire dont les réductions drastiques de financements par l’agence gouvernementale Australian Council for the Arts donne un exemple. L’AFI se trouve pris entre les feux croisés des jeux politiques des agences de financements nationales et régionales :

850 « Meanwhile, at a national level, the Film Lending Collection of the National Library of Australia (which includes the Film Study Collection, one of the most comprehensive collections of film history and film art in the world, and now one of the few Australian collections with a strong commitment to film) has been hampered by funding cuts for the past few years. First, it responded by cutting out the routine examination of returned films, with the result that film borrowed from the Collection are sometimes damaged, have no leaders, or are in the wrong can. Their latest move is to introduce a borrowing fee of $6,00 per film, so that if one borrows several short films a considerable charge mounts up. This has serious implications for the continuing use of the Library’s short films, which have always been an important feature of the Collection. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”,Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, ibid. 851 « When financial cutbacks were made in the public sector in the 80’s, the network of spaces which ran on a shoestring was severely curtailed. Although the VAB restated its commitment to contemporary art spaces, following the release of the report ‘The Artist In Australia Today’ [1983], Australia Council policy provided support for only one public space in each state capital. », Brown and Aquino, Review of Visual Arts Board’s Program of Assistance for Contemporary Art Spaces, Mars 1985, pp.2, 4, 10; Australia Council Visual Arts Boards, Assistance for Contemporary Art Spaces: Policy Guidelines, Mars 1987, pp.18-19 cités par Annette Van den Bosch, The Australian Art World. Aesthetics In A Global Market, Crows Nest, Allen & Unwin, 2005, p.131.

417 “Les plus importants investisseurs de l’AFI [Australian Film Institute] ont toujours été l’État et les agences gouvernementales fédérales de financement cinématographique. […] Les politiques de financement de l’État et des agences fédérales ne changent pas toujours au même moment, et cela a aussi créé des tensions. De plus, en tant que structure nationale, mais localisée et enracinée à Melbourne – et en effet largement vue comme une institution de Melbourne – les accords avec les agences nationales et fédérales n’ont jamais été aisés852.”

La situation certes particulière de l’AFI indique les difficultés politiques auxquelles peuvent aussi se confronter les autres institutions publiques, c’est-à-dire les désaccords internes ou les décalages entre les différentes sources de financements publics.

Les politiques financières de l’AFC853 font preuve d’une certaine ingérence au sein des structures durant les années 1980. En 1986, l’AFC représente l’une des forces économiques du domaine cinématographique. Par exemple, depuis 1975, l’agence représente la source financière majoritaire de l’AFI. Elle est impliquée dans de nombreuses autres structures, mais décide en 1986 la suppression définitive des financements de la Sydney Film Coop, en redressement économique depuis le début des années 1980, sa fermeture et le transfert de ses collections à l’AFI. Selon l’ancienne directrice de L’AFI Vicki Molloy, qui occupa ce poste durant les années 1980, interrogée par Lisa French :

« Si les structures recevant des financements de l’AFC rencontraient des difficultés, l’AFC avait alors le devoir de s’assurer que le service perdure et de cette manière ‘l’AFC pouvait créer, à la condition de son financement de la structure, ou abandonner certaines activités.’ L’AFC décida de consolider ces deux collections [AFI et Sydney Film Coop] à l’intérieur d’une entreprise de distribution et l’équipe de l’AFI dut trouver des dépôts pour les œuvres qu’ils ne pouvaient de manière appropriée distribuer, et sélectionner les œuvres dont ils pensaient qu’ils pouvaient continuer à distribuer. […]Comme cela a été rapporté dans Filmnews, l’AFC décida de confier une partie subsidiaire de la distribution à l’AFI, au lieu de la Sydney Film Coop, mais insista pour que l’AFI forme une compagnie séparée afin de gérer la distribution. Ainsi la Coop, qui avait fondée Filmnews, cessa d’exister et AFI Distribution était née854. »

852 « The most significant stakeholders in the fortunes of the AFI have always been the state and federal government film- funding agencies. […]The state and federal funding agencies policies do not always shift at the same time, and this has also created tensions. In addition, as a national body, but ine located and entrenched in Melbourne – and indeed largely regarded as a Melbourne institution – it has never been an easy fit with federal or state agencies. » [Nous traduisons], Lisa French, Mark Poole (ed.), Shining A Light. 50 Years of The Australian Film Institute, op.cit. ; p.101. 853 AFC, voir note 6. 854 « The AFC decided to consolidate those two collections into one distribution business and the AFI Staff were made responsible for finding deposits for the work which they couldn’t appropriately distribute and selecting the works they felt they could continue to distribute. […] The AFC could make as a condition of its funding that the organisation would take over, or drop certain activities. As was reported in Filmnews, the AFC decided to provide a distribution subsidy to the AFI, rather than Sydney Film Coop but insisted that the AFI form a separate company to handle distribution. Thus the Coop, which had founded Filmnews, ceased to exist and AFI Distribution was born. » [Nous traduisons], Vicky Molloy citée par Lisa French in Shining A Light. 50 Years of The Australian Film Institute, Lisa French, Mark Poole (ed.), op.cit. ; p. 66.

418 À l’occasion du transfert de la collection de la Sydney Film Coop à l’AFI, un nouveau département de distribution est créé, AFI Distribution. Molloy décrit ainsi la façon dont l’AFC intervient directement dans les activités des structures qu’elle finance et, en cas de besoin, place sous tutelle. La fermeture de la Sydney Film Coop et la création de l’AFI Distribution attestent l’ingérence voire l’omnipotence de l’AFC au sein de l’état des collections et des politiques de distribution des structures financées. Pour l’ensemble des départements d’archives et de distribution cinématographiques australiens, dégager une marge de profit, même minime, assure une certaine indépendance, une marge de manœuvre face à l’interventionnisme des départements financiers culturels nationaux et/ou régionaux.

Enfin, les années 1980 marquent l’accroissement de l’investissement privé dans le domaine culturel. Annette Van den Bosch prend ainsi comme exemple la NGV [National Gallery of Victoria] :

« Durant les années quatre-vingt, presque toutes les acquisitions du musée étaient financées par les fonds rassemblés par les membres de la Fondation [Art Foundation of Victoria] – à la fois des individus et des entreprises. En 1988, en plein boom du marché, NGV Business Council a été institué comme association intégrée afin de trouver les sponsors nécessaires pour les expositions, pour attirer les supports financiers de la communauté des entreprises à travers des donations — visibles grâce à des pancartes disposées dans les salles d’expositions – et pour conseiller le musée sur les questions économiques855. »

Mécénat privé et fonds public se conjuguent afin de maintenir les finances culturelles à l’exemple de NGV. La création en 1988 d’un organe interne dédié au conseil financier et à la recherche de partenaires du secteur privé montre l’importance prise par une telle source de financement en réponse non seulement aux coupes budgétaires mais aussi aux politiques culturelles publiques. Les années 1980 se caractérisent par l’introduction massive du privé dans les affaires culturelles.

On comprend ainsi pourquoi les questions de la production et de la diffusion institutionnelle des Video Magazines et plus généralement de la normalisation du transfert sur format vidéo à la place de la pellicule, tiennent une place si importante dans les Cantrill’s Filmnotes. Avec ces réflexions, affleure l’ensemble des difficultés financières des structures

855 « During the eighties nearly all gallery acquisitions were funded through the money raised by members of the Foundation [Art Foundation of Victoria] – both individuals and corporations. In 1988 at the height of the market boom the NGV Business Council was established as an incorporated association to raise the sponsorship required for exhibitions, to attract financial support from the business community through donations and functions held in the gallery exhibition rooms and to advise the gallery on business matter. » Annette Van den Bosch, The Australian Art World. Aesthetics In A Global Market, op.cit.; p.138.

419 cinématographiques australiennes au milieu des années 1980, le difficile maintien en état des collections, le poids de l’ingérence publique, le recours à la vidéo comme vecteur économique pour la distribution et l’archivage au détriment de la conservation et du respect matériel des œuvres.

II. B. 2) Art contemporain et préservation de l’immédiat

II. B. 2. a) Immanence de l’archive : le décodage, l’autonomie et le national

Dans un tel contexte économique et institutionnel, Cantrill’s Filmnotes représente aux yeux des rédacteurs en chef un espace de respect, d’exposition et de conservation des œuvres. Ainsi que le résume l’ambition de l’index des cinquante premiers numéros, créé comme outil de recherche à travers la base de données constituée par l’ensemble du corpus de Cantrill’s Filmnotes, la revue offre en acte une méthodologie comparative d’approche des propriétés, des spécificités et des investigations sur les supports argentique et vidéographique.

Dans l’éditorial au beau titre polysémique « Persistance de la vision », les Cantrill déclarent l’importance de la démarche personnelle des cinéastes à l’occasion de l’étude des Video Yearbooks par la MIMA :

« Comme pour la longue liste d’organisations passées clamant représenter les intérêts des cinéastes et vidéastes, il a été impliqué que la MIMA est plus importante que l’individu qui, lui, ne pourrait rien achever sans l’organisation. […] Les cinéastes doivent prendre la responsabilité personnelle de tous les aspects de leur œuvre, de la production à l’exposition, réaffirmer les qualités uniques du cinéma et garder pour eux-mêmes une persistance de la vision856. »

En réaction aux conditions d’entretien, de distribution et de production mises en pratique par la MIMA, et par extension à celles d’un grand nombre des institutions cinématographiques australiennes, les Cantrill encouragent la prise en charge personnelle des modes de production, de distribution et de diffusion. Les Cantrill’s Filmnotes actualisent cette consigne d’autonomie en confiant la rédaction des articles aux artistes eux-mêmes. La majorité des articles sont de facto écrits par des cinéastes, à l’exception d’« Un Acteur égocentrique se prépare » de Flaus, « Comme un arc-en-ciel » de Mousoulis (qui deviendra cinéaste au cours de la décennie suivante) et « Second regard sur les Video Magazines » de

856 « As with long line of past organisations claiming to represent the interests of film and video makers, there has been the implication that MIMA is more important than the individual, who can achieve nothing without the organisation. […] Filmmakers must take personal responsibility for all aspects of their work, from production to exhibition, reaffirm the unique qualities of film, and retain for themselves a persistence of vision. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, “Editor’s Comment”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit.; p.5.

420 Riley. Les réalisateurs décrivent les démarches qui ont présidé à leurs œuvres les plus récentes, ainsi de « Ghosts Paintings » de Clayden, « The Search For Otto » de Wrightson et von Sturmer, « Diwai Bilong Ninigos » de Worth, « Le Boîtier de transformation optique » de Winkler, « Making Elephant Theatre » de Schmid, «The Incubus – Collaborative Filmmaking » de Buckley et enfin « Quand je rencontrerai Dieu je lui écraserai la tête » de Marie Hoy ; mais parfois, ils rendent compte de l’ensemble de leurs œuvres comme le font Perry et Lerman. La sélection du corpus textuel s’accorde ainsi avec les prescriptions d’une prise en charge personnelle des œuvres. En ce sens, la revue documente la fabrique et regroupe les démarches sans imposer aux artistes le moindre point de vue non artistique ; et sans les soumettre à aucun jugement.

Exemplaire de cette volonté d’explication et de documentation, Sabrina Schmid décrit les étapes qui ont jalonné le processus de réalisation de son film Elephant Theatre :

« Il y avait certaines amorces : 1) les images que je voulais utiliser: une maison, un théâtre avec des rideaux s’ouvrant et se fermant et plusieurs différentes pièces/scènes dans la maison/ théâtre ; des éléphants (basés sur les séries photographiques de décomposition de la marche d’éléphant par Muybridge) et des abstractions ou des images abstraites. 2) des morceaux de dialogue improvisés par Gregory Pryor que j’avais écouté. 3) une série de sons et de musiques recueillis / enregistrés avant et aussi pendant le tournage du film. […] Le dialogue établit un récit fantaisiste, une sorte de structure narrative à suivre. La piste vocale devint mon cadre verbal de référence pour les images et les séquences. […] En parallèle à la juxtaposition des mots et des images, de différent ‘styles’ de peintures et de dessins, j’ai combiné différentes techniques d’animation selon mon idée ; je voulais combiner des techniques visuelles avec de plus expérimentales/directes/spontanées. J’ai utilisé de l’animation sur celluloïd (les éléphants marchant, Shane and Bob), des découpages, manipulé photogramme par photogramme (les éléphants sur scène, sur la balançoire), travaillé directement sous l’objectif avec des crayons/pastels/peintures sur papier ou pellicule, et aussi utilisé la technique photographique de fondus enchaînés (ou exposition double) pour animer et créer des transitions visuelles857. »

857 « There were a number of starting points: 1) the images I wanted to use: a house, a theatre with opening and closing stage curtains, and a number of different rooms/stage sets contained within the house/ theatre; elephants (based on Muybridge’s photographic series of elephant walking) and abstract or abstracted images. 2) some improvised dialogue pieces by Gregory Pryor which I had listened to. 3) a series of sounds and music collected / taped before and also during the making of the film. […] The dialogue established a whimsical storyline, a type of narrative structure to follow. The voice track became my verbal frame of reference for the visual images and sequences. […] Parallel to juxtaposing word and image, and juxtaposing different painting and drawing ‘styles’ I combined a number of different animation techniques as they suited my idea for the film; I wanted to combine visual technique(s) with more experimental/direct/spontaneous technique(s). I used some cel animation (the walking elephants, Shane and Bob), cut-outs, manipulated frame by frame (elephants on stage, elephants on the see-saw), working directly under the camera with crayon/pastel/paint on paper or cel, and also using the photographic technique of dissolves (or double exposures) to animate and create visual transitions. » [Nous traduisons], Sabrina Schmidt, “Making Elephant Theatre”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; pp.52-57.

421 La description de Schmid embrasse ainsi tant les origines visuelles et sonores du film, les dimensions matérielles et techniques de composition des images que les rythmes du montage. De manière similaire, Mark Worth décrit toutes les étapes du tournage de Diwai Bilong Ninigos. L’exposition des images, de l’un comme de l’autre film, se comprend au regard de la documentation personnelle apportée par le cinéaste. L’approche de la forme devient compréhensive et extensive car les processus techniques sont synthétisés par chacune des images.

L’exposition des images par la mise en page éclaire encore les procédés décrits par le cinéaste. Ainsi, les modes opératoires et matériaux de la série Transducer sont explicités par Lerman et exposés dans les photogrammes reproduits. Les images reflètent également les détails plastiques pointés par le cinéaste. Lerman explique la cause matérielle des effets plastiques obtenus par Transducer 18 :

« #18: De quelque manière à cause de la lumière ce jour-là, on pouvait voir tout à travers la flamme. C’est presque comme une surimpression, voir la neige à travers la flamme : le jet bleu et la neige légèrement dorée858. »

En effet, l’image correspondante représente précisément la surimpression de la flamme par-dessus la neige. On pourrait parler de décodage des images selon la définition qu’en donne Viola en 1981 :

« L’encodage des informations, l’arrangement des éléments en motif, mettant l’intelligence, le but ou l’intention à l’intérieur de quelque chose. Le décodage (réapparition) extrait l’organisation du motif, rendant sensible l’intention ou l’intelligence derrière le schème de ce motif859. »

Le décodage représente la résurgence à travers le motif de sa structure et signification interne. Ici, la surimpression de la flamme et de la neige est décodée par les détails techniques processuels et les descriptions plastiques de l’auteur. À l’instar de la correspondance entre la description donnée par Lerman et son impression plastique, les différentes objectivations matérielles et reconstitutions plastiques des images reproduites par Cantrill’s Filmnotes, ainsi que la création de photomontages à même de retracer les essences et les effets cinétiques des

858 « #18 Somehow because of the light that day you could see right through the flame. It’s almost like a superimposition, seeing the snow through the flame: the blue jet and the slightly golden snow. » [Nous traduisons], Richard Lerman, “Interview With Richard Lerman”, Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.39. 859 «The act of encoding informations the act of arranging elements into a pattern, putting intelligence, purpose or intent into something. The act of decoding (retrieval) is to extract that organization out of the pattern sensing the intent or intelligence behind the organization of that pattern. » [Nous traduisons], Bill Viola, “The Porcupine And The Car” in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, 2005, op.cit, p.68.

422 œuvres, toutes les dimensions précédemment analysées de la mise en page, se comprennent comme décodage des images et des œuvres dont elles sont extraites. De cette manière, les Cantrill envisagent le décodage du corpus visuel comme opération de sauvegarde et d’archivage :

« C.C.: Mais quand les films n’existent plus ça représente toujours quelque chose.

AC: Quelques un de ces films ont disparu déjà, les films Super 8. [Cantrill’s Filmnotes] est la seule trace de bien des œuvres maintenant860. »

L’exactitude plastique des reproductions, la reconstitution mobile et impressive des projets filmiques par les mises en pages ainsi que les explications par les cinéastes eux-mêmes s’inscrivent et s’épaulent dans une dynamique patrimoniale. Dans l’image décodée transparaît les caractéristiques du projet filmique ; elle devient donc à bon droit le document d’archive légitime.

Du point de vue du corpus textuel, la description de leurs films récents par les cinéastes tend à ajouter un trait au portrait in situ. Les entretiens avec les cinéastes sont réalisés à l’occasion de la sortie d’une nouvelle œuvre s’intègrant au spectre de la production contemporaine : les analyses de leurs parcours se réfléchissent sur la dernière œuvre achevée. Van den Bosch remarque l’un des objectifs des associations d’artistes australiennes entre la fin des années 1970 et celle des années 1980 :

« Les associations d’artistes à la fin des années 1970 et durant les années 1980 avaient pour but de sécuriser la qualité de la représentation au sein des expositions à la fois publiques et privées, l’exposition d’art contemporain australien plutôt que d’importation d’expositions étrangères, l’égalité d’emploi dans les écoles et les organisations d’art, et le soutien continu pour les lieux tenus par des artistes861. »

Les associations d’artistes veulent ainsi principalement assurer la diffusion, au sein des expositions comme des programmes éducatifs, d’un corpus d’œuvres australiennes sur leur propre territoire, l’affirmation de spécificités nationales. Une telle orientation nationale de la part des associations d’artistes résonne avec le corpus majoritairement australien assemblé par Cantrill’s Filmnotes – tout à l’inverse d’autres publications expérimentales, comme la nord-

860 « C.C.: But when the films no longer exist that will still be something. AC: Some of these films have disappeared already, the Super 8 films. This is the only record of quite a lot of work now. » [Nous traduisons], Arthur et Corinne Cantrill, Entretien avec Andréa Pierron, Juillet 2015. 861 «Artists’ lobbies in the late 1970’s and 1980’s aimed to secure quality of representation in exhibitions both public and private, the exhibition of contemporary Australian art rather than imported overseas exhibitions, equality of employment in art schools and arts organizations, and continued support for artist-run spaces. » Annette Van den Bosch, The Australian Art World. Aesthetics In A Global Market, op.cit. ; p.161.

423 américaine Film Culture ou la britannique Afterimage, aux contenus internationaux. Le parcours d’images collecté et assemblé par les Cantrill’s Filmnotes détaille, précise et conserve les particularités et les diversités nationales contemporaines. À cet égard, le regard sur la spécificité australienne des Cantrill résonnerait avec d’autres initiatives artistiques nationales. Comme le révèlent Heather Baker et Charles Green dans leur étude des lignes éditoriales de la revue Art & Text :

« En résumé, Tillers et Morris avaient adopté différentes approches de la question de la place de l’Australie en relation avec le reste du monde. Tillers utilisait des théories scientifiques afin d’affirmer qu’il n’y avait aucun problème. L’art australien était dans une relation égalitaire avec le monde parce que la ‘localité échoue’ comme frontière. Morris argumentait, tout comme l’avaient fait Foss dans ‘Theatrum Nondum Cognitorum’ et Taylor dans ‘Popism―The Art of White Aborigines’, que l’Australie occupait une place unique distinguée par son inauthenticité et son existence entre le territoire et la carte862. »

Les responsables de la revue Art & Text, qui était lue par les Cantrill, s’inscrivent ainsi dans une discussion sur la place de l’art australien dans un contexte global : soit discréditant la question de la localisation, dans un point de vue antagoniste à celui des Cantrill, soit, comme Foss et Taylor, en révélant le caractère artificiel du territoire australien cartographié par les découvertes et les processus de colonisation qui deviennent indirectement des éléments identitaires questionnés par le domaine artistique. Parallèlement, Baker et Green relient les conceptions défendues par Art & Text avec la parution en 1988 de l’ouvrage de Ian Burn, Nigel Lendon, Charles Merewether et Ann Stephen, The Necessity of Australian Art : An Essay About Interpretation qui prend une rapide importance dans le domaine artistique tant critique que plasticien :

« Ils défendaient l’idée que bien qu’Australian Painting de Bernard Smith ait contribué à étendre la compréhension de l’art australien, celui-ci a façonné l’histoire de l’art australien à l’intérieur d’un cadre de dépendance. C’est-à-dire que le modèle de Smith, que Taylor a absorbé à Monash University, a entériné la nécessité d’interpréter l’art australien selon sa dépendance à l’égard de l’art anglais, européen et américain. De ce ‘pouvoir inhibant de l’interprétation’ résulta en un ‘processus de dévaluation culturelle’ que Burn et ses co-auteurs se sont efforcés de

critiquer. Par la construction méticuleuse d’un argument élaboré, ils affirment que l’explication

862 « In summary, Tillers and Morris had adopted different approaches to the problem of Australia’s place in relation to the rest of the world. Tillers used scientific theories to argue that there was no problem. Australian art was in an equal relationship with world art because ‘locality fails’ as a barrier. Morris argued, just as Foss had in ‘Theatrum Nondum Cognitorum’ and Taylor did in ‘Popism―The Art of White Aborigines’, that Australia occupied a unique place, distinguished by its unauthenticity and its existence between territory and map. » [Nous traduisons], Heather Baker, Charles Green, « No More Provincialism : Art & Text » in Emaj, n°5, 2010 ; http://www.melbourneartjournal.unimelb.edu.au/E-MAJ

424 de la dépendance était appropriée lors de la rédaction de ce texte qui correspondait au stade de développement culturel australien des années 1960, mais était dépassé dans les années1980863. »

Van der Bosch, Baker et Green aident à comprendre l’importance la question nationale australienne qui s’impose dans les années 1980 : en tant que domaine d’exercice et de diffusion et en tant que cadre de définition des particularités face à l’histoire de l’art occidental, principalement celle du Commonwealth. En ce sens, le choix d’un corpus national développé par Cantrill’s Filmnotes se comprend d’une part comme originalité éditoriale, circonstanciée par les migrations et les modes de production des rédacteurs en chef, mais qui lors de sa réinscription dans le territoire australien prend une forme équivoque face aux préoccupations contemporaines. En effet, si le choix des contributeurs et des corpus affirme une exploration nationale, jamais les pratiques et les œuvres ne sont définies comme participant d’une quelconque identité australienne. Le seul territoire définitionnel des Cantrill’s Filmnotes est celui de la poétique, celui de l’investigation de leur art par les artistes eux-mêmes.

II. B. 2. b) La Mise en page comme archive : composer la structure mémorielle

Dans la dimension archivistique de Cantrill’s Filmnotes, portée par la mise en page, les photomontages développent de nouvelles initiatives. Dans le numéro 51-52, « Quand je rencontrerai Dieu je lui écraserai la tête », Hoy compose un photomontage sur dix pages à travers son œuvre. Sur la première page, en guise d’ouverture, la cinéaste décrit ainsi sa démarche :

« Je ferais des films qui ne perpétuent pas les valeurs d’une société où .... / L’art appartient aux imbéciles et aux millionnaires. / La musique appartient à une industrie sourde864. »

Les deux pages suivantes représentent Incubus, trois bandes verticales consécutives de trois photogrammes865, ainsi qu’un synopsis écrit par la réalisatrice décrivant notamment les

863 « They argued that although Bernard Smith’s Australian Painting had expanded the understanding of Australian art, it had constructed Australian art history within a framework of dependency. That is, Smith’s model, which Taylor had absorbed at Monash University, had pioneered the necessity of interpreting Australian art in terms of its dependency on English, European and American art. This ‘inhibiting power of the interpretation’ resulted in a ‘process of cultural devaluation’ that Burn and his co-authors set out to address. In a carefully constructed, elaborate argument, they asserted that the dependency explanation was appropriate when it was written, at the early 1960s stage of Australian cultural development, but by the 1980s was no longer useful. » [Nous traduisons], Heather Baker, Charles Green, « No More Provincialism : Art & Text », ibid. 864 « I will make films that do not perpetrate values of a society where… Art belongs to eggheads and milionaires./ Music belongs to an industry without ears. » [Nous traduisons], Marie Hoy, « When I Meet God I’m Gonna Smash It’s Face In », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.62. 865 Figure 65.

425 techniques employées et le sujet866. La description d’Incubus fait diptyque avec l’article « Incubus » de Michael Buckley où le coréalisateur donne sa version de la réalisation du film. Le corpus confronte ainsi deux récits du processus d’une même œuvre.

La page suivante représente six photogrammes de Fat Brain dont les rephotographies laissent visibles les bords des cadres867. Le dernier photogramme, gros plan d’un visage de femme, représente la version noire et blanche de l’image en couleur sur la deuxième de couverture. Le photomontage encadre le résumé de Fat Brain répété seize fois : « Si tu construis une prison, tu dois en habiter une868 ». La partie suivante rassemble Shutup !, dont sont reproduites deux images en miroir l’une de l’autre, et Taxi Driver avec un synopsis pour chacun.

Enfin, les cinq dernières pages représentent Informo869. La partie sous-titrée « La peur est la vraie arme870 » s’ouvre sur le plateau d’un journal télévisé parodique dont le présentateur est masqué, entouré de moniteurs et d’inscriptions « Informo ». La partie suivante, sous-titrée « Je suis un bon esclave871 », assemble différentes images : d’abord le même présentateur vu depuis un angle légèrement décalé à droite, puis trois archives télévisuelles représentant une fenêtre de voiture, une famille lors d’un événement public et une fillette tenant une poupée Barbie. La page suivante, sous-titrée « Vos héros sont ridicules872 », assemble en carré deux captures d’émissions de télévision posés en diagonale, un jeu et un combat de catch, et deux extraits du journal parodique avec deux présentateurs aux visages bandés. Sur les deux dernières pages, aux côtés de la filmographie et de la description du film, sont reproduits cinq nouveaux extraits du journal parodique, le premier en noir et blanc et les quatre autres en couleur, où les présentateurs portent à chaque fois un masque différent.

866 « Shot in 16mm, colour, we also incorporated superimposition, backward filming, animated slide sequences, an animation sequence. » [Nous traduisons], Marie Hoy, « When I Meet God I’m Gonna Smash It’s Face In », Cantrill’s Filmnotes, n°51- 52, op.cit. ; p.64. 867 Figure 66. 868 « If you build a prison, you should live in one.» [Nous traduisons], Marie Hoy, « When I Meet God I’m Gonna Smash It’s Face In », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.65. 868 « Filmed through a yellow cellophane during an enormously foggy morning at Mt. Macedon some time after the bushfires. […]It shows a neurotic taxi driver bickering incessantly with a singing heroin addict who believes that she is Marlene Dietrich. » [Nous traduisons], Marie Hoy, « When I Meet God I’m Gonna Smash It’s Face In », Cantrill’s Filmnotes, n°51- 52, ibid. 869 Figures 67, 68 et 79. 870 « Fear is the real weapon » [Nous traduisons], Marie Hoy, « When I Meet God I’m Gonna Smash It’s Face In », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.67. 871 « I ‘m a good slave » [Nous traduisons], Marie Hoy, « When I Meet God I’m Gonna Smash It’s Face In », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.68. 872 « Your heroes are ridiculous. » [Nous traduisons], Marie Hoy, « When I Meet God I’m Gonna Smash It’s Face In », Cantrill’s Filmnotes, n°51-52, op.cit. ; p.69.

426 Le photomontage permet de récapituler plusieurs des dynamiques propres aux mises en pages de Cantrill’s Filmnotes. Dans un premier temps, puisque le photomontage est composé par la cinéaste qui traverse et décrit son œuvre, il se relie à une prise en charge personnelle d’exposition. Ensuite, les formats d’origine des films, associant 16mm, Super 8 et vidéo, s’accordent avec la diversité matérielle de la revue. Les reprographies rendent encore plus sensibles les matières originelles : les cadres des moniteurs d’Informo ou les bandes pelliculaires de Fat Brain laissent visibles les périphéries de l’image, l’amorce visuelle des photogrammes adjacents. Aux côtés de la collection matérielle, le photomontage répond également de la collection processuelle : surimpression, peinture sur pellicule, animation, enregistrement inversé ou emploi de filtre de cellophane. Les procédés exposés par les images – à l’exemple des deux images d’animation et de la surimpression d’Incubus, le flou créé par la cellophane de Shutup! ou la peinture sur pellicule de Fat Brain – se comprennent directement en corrélation avec les descriptions de la cinéaste.

La particularité du photomontage final de Cantrill’s Filmnotes réside dans la création de relations dynamiques entre le textuel et le visuel. Contrairement aux autres articles, le texte prend une dimension graphique et dynamique par la mise en forme de stances brèves et/ou de répétitions, l’incrustation du texte entre les images comme le descriptif de Fat Brain enserré par les images ou les sous-titres de la partie Informo qui soulignent les montages d’images. Ainsi, le domaine textuel du photomontage titre les images, incline le sens et dynamise la lecture, articule une certaine fluidité et clarifications mutuelles de l’une à l’autre des parties du photomontage.

Le photomontage final du numéro offre ainsi un condensé dynamique de l’ensemble des paradigmes de mise en page de Cantrill’s Filmnotes. L’articulation dynamique textuelle du photomontage concentre et accélère les modes de relations significatives entre le texte et l’image, c’est-à-dire d’étayages documentés, explicatifs et démonstratifs. Reprenant tous les paradigmes de mise en page, de l’exactitude plastique, du décodage à la suggestion dynamique, le photomontage démontre la manière dont la mise en page construit un espace visuel synthétique dynamique. Dans « Will There Be Condominiums In Data Space ? », publié en 1982 par Video 80, Viola s’intéresse aux manières dont les espaces de données numériques constituent des espaces mémoriels :

427 « Ce qu’il y a d’intéressant dans l’idée d’espaces et de systèmes mémoriels, c’est qu’ils présupposent l’existence d’un endroit, soit réel soit graphique, qui a sa propre structure et architecture873. »

En tant qu’espace d’images et base de données cinématographiques et vidéographiques, Cantrill’s Filmnotes construit un espace mémoriel lui aussi tangible et graphique. Le projet mémoriel de la revue se fonde sur la collection physique de corpus d’images contemporaines et locales : la revue sélectionne, enregistre, documente et sauvegarde les développements matériels, techniques, formels, les développements particuliers des œuvres et les paradigmes spécifiques au contexte expérimental contemporain. La mise en page structure cet espace mémoriel : l’exposition et la révélation des structures, principes matériels et formels des images, le décodage des œuvres, les impressions cinétiques du mouvement, les effets d’animation ou les suggestions mobiles, les reconstructions des effets plastiques et dynamiques constituent les moyens du processus d’archivage de l’immédiat. Si la mise en page cadre l’espace mémoriel, le processus éditorial qui la détermine temporalise et dynamise. La collection devient un geste engagé de préservation d’un artisanat fondamental, la création d’une archive autonome pour tout un pan de l’avant-garde.

Conclusion de la troisième partie

Film Culture et Cantrill’s Filmnotes inventent et précisent des regards plastiques et critiques spécialisés dans les formes et les domaines cinématographiques d’avant-garde. Du point de vue plastique, les deux revues s’appuient sur quelques principes dont les similarités génèrent néanmoins des formes différentes. Le principe de singularisation des œuvres dans Film Culture suit un système d’exposition linéaire et de correspondances, dissemblances et complémentarités symétriques des images. Cantrill’s Filmnotes, dont la taille du corpus ainsi que la diversité matérielle reproduite implique une grande variété plastique, singularise les images mais crée un système d’articulation sérielle, œuvre par œuvre, à travers des photomontages successifs. Le photomontage selon Cantrill’s Filmnotes retient de Dada Sinn der Welt le principe de juxtaposition mais non celui d’addition sur différents plans de densités plastiques et de relations dynamiques. Film Culture fait du noir et blanc un moyen de travailler contrastes, textures et transparences lumineuses. Cantrill’s Filmnotes recherche

873 « The interesting thing about idea spaces and memory systems is that they presuppose the existence if some sort of place, either real or graphic, which has its own structure and architecture. » [Nous traduisons], Bill Viola, “Will There Be Condominiums In Data Space?” in Reasons For Knocking At An Empty House. Writings 1973-1994, op.cit.; p.100.

428 l’exactitude plastique par la reconstitution des équilibres lumineux, chromatiques et spatiaux, la restitution par évocation des effets animés ou suggérés du mouvement filmique.

Les parcours critiques initiés par les revues élaborent leur propre territoire, en termes d’auteurs, de corpus, de formes et de gestes artistiques. Cantrill’s Filmnotes élit un corpus australien qui documente les développements paradigmatiques contemporains et privilégient les descriptions personnelles rédigées par les artistes. La singularité est ainsi replacée au sein de la diversité formelle, technique et significative nationale. Film Culture circonscrit les particularités du New American Cinema et forme un espace commun : échange direct entre cinéastes et confrontations des démarches singulières.

La précision et la condensation plastique dynamique propre à Cantrill’s Filmnotes dessine la revue à l’image des démarches exposées. Celle-ci devient espace et processus mémoriel, archivistique graphique. La « politique des icônes » propre à Film Culture réfléchit les spécificités de la poétique nord-américaine et des changements perceptifs, dans un cadre humaniste. Dans les deux cas, le travail collectif privilégie la perception singulière des œuvres. L’injonction du G-Groupe s’actualise enfin : « Vivez pour ce qui existe aujourd’hui – dans la mesure où vous le voyez. Apprenez à voir – à la distance que vous voulez874. »

874 « Live for the thing that exists today – to the extent that you see it. Learn to see the thing – to the extent you want to.” [Nous traduisons], G, « History Is What Is Happening Today », in Martins, Detlef, Michael, Jenning (éd.), G. An Avant- Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923-1926, op.cit. ; p.229.

429 Conclusion générale : perspectives historiques

L’étude des choix éditoriaux mis en œuvre par les revues expérimentales participe à la compréhension des modes d’appréhension de l’image filmique. Si de nombreuses autres publications auraient pu se prêter à l’étude, celles qui furent retenues offrent des points de vue remarquables tant par les processus particuliers qu’elles développent que par leurs initiatives au sein d’époques précises dans lesquelles elles travaillent à défendre des changements paradigmatiques en matière d’organisation, de gestes artistiques et de représentation dans le domaine cinématographique.

Entre les revues ici étudiées, l’observation n’a pas relevé d’affiliations directes, du moins explicites. La rareté et la quasi non circulation de Dada Sinn der Welt ont conservé celle-ci dans l’ombre. En ce qui concerne Dada I, les liens tissés entre Tristan Tzara, Hans Arp et Hans Richter en supposent la lecture par ce dernier. La communication directe entre Jean Epstein et l’édition du Sans Pareil suggérerait une connaissance des travaux antécédents dadaïstes de Tzara et donc de Dada I. Enfin, seule la connaissance de Film Culture confirmée par Corinne et Arthur Cantrill eux-mêmes apporte une certitude, à la nuance près que les cinéastes n’échangent pas directement avec Film Culture : si leur lecture de la revue est avérée jusqu’en 1971, rien n’indique qu’ils la lisent toujours en 1986. Hormis l’exemple des Cantrill, la connaissance mutuelle des fondateurs et responsables de revues expérimentales demeure donc hypothétique. Les revues ne semblent ni se citer ni s’influencer : elles représentent des initiatives singulières, locales, cherchant à faire rupture autant qu’à fédérer.

Si la transversalité factuelle entre les revues n’est pas établie, elles contribuent pourtant à une même histoire, dont l’une des dynamiques apparaît très clairement : une spécialisation progressive sur des corpus expérimentaux. Les principales étapes peuvent se résumer ainsi : en 1921, Promenoir introduit la question, mais encore sans image de cinéma ; en 1926, Richter réalise le premier numéro d’une revue plasticienne entièrement dévouée au film ; à partir de 1927, Close Up intègre les avant-gardes européenne et soviétique au sein d’une publication uniquement consacrée au médium filmique ; en 1963, et même si des traces en subsistent, Film Culture se déleste du corpus hollywoodien et d’auteur européen qui le constituait jusqu’alors afin de se recentrer sur le New American Cinema ; à partir de 1971, Cantrill’s Filmnotes porte son regard exclusivement sur les expérimentations filmiques, qu’elles soient argentiques ou vidéographiques.

430 Pour ce qui concerne leurs conditions économiques de production, les revues dépendent des cadres de financement et de mise en circulation qui, bien que différents, fonctionnent sur des principes similaires d’affinités électives entre les éditeurs, les fondateurs, les contributeurs et leur lectorat. Film Culture et surtout Cantrill’s Filmnotes dénotent deux changements de positions institutionnelles : les subventions publiques accordées aux éditions plasticiennes875, dès les années 1950, ainsi que la diffusion institutionnelle auprès des bibliothèques publiques et/ou universitaires dans les années 1970. Tandis que la première partie du corpus se caractérise par une adépendance876 économique, assurée par les formes interpersonnelles des financements, Film Culture et Cantrill’s Filmnotes prennent respectivement des positions indépendantes et dépendantes face aux financements publics.

Chacune des revues étudiées témoigne d’un fort attachement local en termes de production et de corpus, qui n’est pas exclusif mais s’avère majoritaire, comme le démontrent le corpus et la circulation zurichoise de Dada I, l’implication de Malik Verlag au sein de Dada Berlin, le corpus et la circulation française de Promenoir, le calque du corpus de G. sur le programme de la projection berlinoise du November Gruppe et d’UFA, la toile des correspondants déployés par Close Up, le corpus orienté sur le New American Cinema principalement new yorkais de Film Culture877. La dimension locale culmine avec le questionnement australien développé par Cantrill’s Filmnotes – mais il est vrai qu’il s’effectue, en l’occurrence, à l’échelle d’un continent.

À l’exception de Dada Sinn der Welt et Promenoir, l’ancrage local vise une circulation internationale. Dada I et G. transitent internationalement mais de façon très personnalisée, c’est-à-dire en passant entre les mains de lecteurs intégrés à leurs espaces publics respectifs et en fonction du nombre limité de copies imprimées. Close Up, la première, étend et assied son champ de circulation grâce aux correspondants qui assurent un relais local-international, grâce aussi à un meilleur apport financier qui sécurise les livraisons. La dimension internationale de Film Culture est assurée seulement par des abonnements individuels ou de quelques structures isolées, à l’instar du centre culturel de Brisbane cité par les Cantrill. Enfin, la circulation internationale de Cantrill’s Filmnotes s’est formée et affirmée à la suite des déplacements des cinéastes et à travers le réseau institutionnel des bibliothèques souscriptrices. La circulation

875 Seul Cantrill’s Filmnotes profite de financements publics. La remarque de Mekas dans l’éditorial du n°18 de Film Culture s’insurge contre le manque de financements et de ce fait reconnaît l’attente de l’implication desdites institutions publiques. Cf. Jonas Mekas, « Editorial », Film Culture, n°18, op.cit. ; p.1. 876 « L’indépendance se définit par une altérité. En son absence, par refus ou méconnaissance de cette position relative, l’expression (a)dépendance pourrait mieux convenir. », Laurent Creton, Cinéma et (in)dépendances, op.cit. ; p.12. 877 « Jusqu’à la fin des années 1950, les contacts entre les côtes Est et Ouest des Etats-Unis demeurent relativement ténus. » Judith Delfiner, Double-barrelled gun. Dada aux Etats-Unis 1945-1957, 2011, Paris, Les Presses du Réel, p.24.

431 internationale montre ainsi d’une part, l’importance des initiatives individuelles qui entourent chaque revue, de l’autre, la part progressive que prennent les institutions.

Fragmentation et humanisme de la perception

La question de la perception cristallise au fur et à mesure des enjeux et changements paradigmatiques. Elle forme l’une des conceptions principales mises en jeu par chaque revue autour du dispositif cinématographique, de ses constructions problématiques et de ses propositions poétiques. Parmi les enjeux principaux et spécifiques d’une revue consacrée au cinéma expérimental, la restitution des expérimentations cinétiques articule deux grands pôles de solutions : la matérialité sérielle de la pellicule ; les conditions physiologiques et culturelles de la réception d’images mouvantes.

Les publications réfléchissent les cadres de la réception et le rôle du spectateur dans l’articulation de la forme cinématographique. En tant que domaines de représentation et de connaissance de l’image, les revues utilisent celle-ci comme moyen à la fois d’investigation et de transmission, à la manière de Cantrill’s Filmnotes qui dirige l’exactitude plastique et l’impression dynamique de ses mises en page vers le lecteur-spectateur, dans la perspective d’une compréhension immédiate des schèmes et des démarches filmiques parfois très complexes et toujours singulières. Si Cantrill’s Filmnotes s’intéresse séparément aux différents films, les autres revues situent les transformations perceptives et la place du spectateur au centre d’intersections formelles, conceptuelles et poétiques.

Les pages de G. explorent les changements paradigmatiques de la vision induits par l’elementare Gestaltung cinématographique : les tensions entre réformation et révélation analytique matérielle, plastique et dynamique, les degrés du mouvement entre la forme- création et le rythme. La perception cinétique est décrite comme relation vivante entre l’objet, les modes d’enregistrement et de composition et le regard du spectateur qui finalise tous les processus de la forme-création. La perception cinétique se conçoit comme la régénération technologique, matérielle, processuelle et plastique de la vision humaine.

Promenoir développe la question de la perception en termes mécaniques, plastiques et poétiques. Pour Epstein, la fragmentation mécanique de la vision accompagnée de la concrétude du gros plan crée l’instantanéité photogénique, le transport métaphorique jusqu’à une surcharge plastique et émotive. Comme l’écrit Jean-Baptiste Renault, la métaphore représente l’interaction concrète et dynamique entre les formes et les sens.

432 « Il faut revenir à la notion de métaphore vive par exemple, ou à celle qui transparaît parfois dans la tradition rhétorique, quand on parle pour elle d’image ou, chez Aristote, quand on la décrit comme peinture d’une chose en acte. Il s’agit bien dans tous les cas, de cela : la métaphore impose de reconsidérer quelque chose par le biais de la représentation d’autre chose, d’une situation perçue très concrètement, qui redynamise la perception878. »

La définition se prête à la métaphore cinématographique vive du gros plan photogénique selon Epstein. Le Promenoir conceptualise et préfigure la distorsion, la subjectivité poétique cinématographique qui allie sensibilité et plasticité, dispose les premiers termes d’une poétique et d’une régénération perceptive.

Pour Close Up, le spectateur représente l’enjeu de la didactique esthétique et critique : l’appréhension technique et esthétique du dispositif, l’apprentissage d’un regard critique et la conscience d’occuper une place dans les processus institutionnels, économiques et culturels. Le réalisme et sa version visionnaire par H.D. constituent des paradigmes à enseigner au spectateur-lecteur-amateur. La recherche esthétique ici défendue allie des conceptions plastiques, sensitives et psychiques : la précision descriptive équilibre les trois dimensions tandis que la transgression transporte le réalisme vers l’expérience visionnaire de la forme. Le réalisme se comprend autant comme idéal esthétique cinématographique que comme outil didactique et concept critique de l’image. La didactique esthético-critique de Close Up paradoxalement valorise la subjectivité de la vision et de la critique du spectateur alors qu’elle en encadre la compréhension.

Le New American Cinema selon Film Culture défend une poétique qui défie la vision : diffractions, distillations et réflexions formelles entre les images. La subjectivité du spectateur centralise ces mouvements car il les réalise. La poétique se veut ainsi régénérative et spéculative. Les qualités humanistes de la poétique selon Film Culture, à la fois formelles et processuelles, revendiquent une incarnation photogénique : la temporalité de la photogénie corporelle et l’anatomie du montage, chevauchement entre mémoire et flux cinématographique.

878 Jean-Baptiste Renault, Théories et esthétiques de la métaphore : la métaphore et son soupçon, entre correspondances et dissemblances, métaphores linguistiques et iconiques. Musique, musicologie et arts de la scène. Université de la Sorbonne- Nouvelle – Paris III, 2013, p.957.

433 Perspectives de recherche

L’étude des revues pose encore de très nombreuses questions. Le corpus pourrait s’ouvrir à d’autres revues dont les singularités mériteraient à leur tour une étude approfondie : ainsi de la revue hollywoodienne des cinéastes David Platt et Lewis Jacobs Experimental Cinema (1930-1934), des revues parisiennes du cinéaste Patrice Kirchhofer Cinéma différent (1976-1980) ou Melba (1976-1979) des cinéastes et enseignants Claudine et Guy Eizykman, de la revue britannique Afterimage (1970-1987) de l’écrivain, cinéaste et compositeur Peter Whitehead ou encore de la revue new yorkaise Millenium Film Journal (1978) du cinéaste et critique Howard Guttenplan. Une étude pourrait aussi se consacrer à envisager les possibles interférences et concurrences entre des revues contemporaines telles que Close Up et Experimental Cinema qui partagent de nombreux sujets et collaborateurs à l’instar de Robert Herring, Ivor Montagu, Man Ray, Jean Lenauer, H.A. Potamkin, ou encore entre Film Culture et Film Millenium publié en liaison avec la fabrique Millenium Film Workshop fondée par le cinéaste et plasticien Ken Jacobs en 1966.

La démarche réflexive et collective de l’édition d’une revue questionne en retour les œuvres personnelles des rédacteurs en chef. À quels moments la création d’une revue correspond-elle dans le parcours des cinéastes ? Quels aspects des recherches filmiques de chaque artiste peut-on percevoir dans les programmes éditoriaux ? Inversement, les questions abordées collectivement font-elles trace dans l’œuvre des rédacteurs en chef ? Autant de questions qui permettraient de jeter un regard différent sur des œuvres éminemment célèbres ou promises à le devenir.

Le corpus de notre recherche se clôt à la fin du XXe siècle, durant l’avènement du Web, illustré par le retrait d’Arthur et Corinne Cantrill qui éprouvent le sentiment d’avoir accompli leur tâche et renoncent à numériser Cantrill’s Filmnotes.

Certains sites créés par des artistes, cinéastes et/ou plasticiens, nous paraissent les héritiers des ambitions menées par les revues du XXe, à travers la mise en place de banques de documents et de partage d’œuvres. Exemplairement, le site Ubuweb conçu par le poète et plasticien Kenneth Goldsmith en 1996, constitue une plateforme 1.0, une surface hybride entre archive, collection et programmation, particulièrement riche en matériaux hétéroclites littéraires, visuels et sonores, en projets éditoriaux comme Publishing the Unpublishables (2007), /Ubu Editions (2003-2007) ou la version web de la revue multimédia Aspen publiée par Phyllis Johnson (1965-1971). À travers un tel corpus, on croirait entendre la voix de

434 Richter appelant à recueillir tous les matériaux contemporains disponibles pour entraîner le regard des artistes. Ubuweb fait preuve d’une inventivité, d’une liberté formelle et structurelle dans le traitement et la circulation des documents qui poursuivrait et enrichirait les projets construits par les revues dans la construction d’un écosystème numérique d’avant-garde.

De telles entreprises collectives, qu’elles doivent leur existence matérielle au papier ou aux signaux électroniques, représentent les veines et les artères qui permettent aux idées de circuler et persister, elles sont les journaux et chroniques de la « nation » expérimentale, selon l’expression de Jonas Mekas :

« Parce que la part avant-gardiste et indépendante du cinéma est une nation en soi. Nous sommes encerclés par la nation du cinéma commercial de la même manière que les autochtones des États-Unis ou de tout autre pays sont encerclés par les puissances dominantes. Nous sommes la nation invisible mais essentielle du cinéma. Nous sommes le cinéma879. »

Une nation sans sol ni frontières dont la raison d’être consiste à transformer les « ombres de notre espérance » en créations réelles.

879 « Because the avantgarde/independents of cinema IS a nation in itself. We are surrounded by the commercial cinema Nation same way as the indigenous people of United States or any other country are surrounded by the ruling Powers. We are the invisible, but essential nation of cinema. We are cinema. » [Nous traduisons], Jonas Mekas, « Synopsis, Birth of a Nation ».

435 BIBLIOGRAPHIE

436 SOMMAIRE I. Sources 1. Corpus de recherche 2. Documents d’archives 3. Écrits des éditeurs, contributeurs et collaborateurs 4. Écrits contextuels sur les arts et les sciences humaines II. Exegèse 1. Monographies et articles monographiques 2. Histoires et théories des avant-gardes plastiques et cinématographiques 3. Iconologie 4. Théories esthétiques textuelles et visuelles

I. SOURCES

1. Corpus de recherche Cantrill’s Filmnotes n°51-52, décembre 1986, Melbourne. Close up, Vol.2 n°5, mai 1928, Territet, Pool. Dada I, Recueil littéraire et artistique, juillet 1917, Zürich, reproduction Dada, Paris, Editions Jean Michel Place, 1981. Dada Sinn der Welt, 1920, Berlin, Malik Verlag, reproduction Dada Zeitschriften Reprint, Hambourg, Nautilus Verlag, 1978. Film Culture n°31, Hiver 1963-1964, New York. G. zur elementare Gestaltung, n°5-6, avril 1926, Berlin reproduction Martins Detlef, Michael Jenning (éd.), Steven Lindberg, Margareta Christian (trad.), G. An Avant-Garde Journal of Art, Architecture, Design and Film. 1923- 1926, Los Angeles, The Getty Research Institute, 2010. Index To Cantrill’s Filmnotes : Issues 1 TO 51-52 (1971-1986). Compiled By Arthur And Corinne Cantrill Assisted By Des Cowley And Peter Gaunt, Melbourne, 1987. Le Promenoir, n°2, mars 1921, Lyon.

2. Documents d’archives Hans Arp, « Lettre à Tristan Tzara, 26 mai 1922 » in Henri Béhar, Catherine Dufour (éd.), Dada circuit total, p. 129. Stan Brakhage, « Letter to Michael McClure. 3/6/63 », « lettre à Michael McClure 11/8/1963 », « lettre à Michael McClure 9/1963 », « Lettre à Michael McClure 10/17/64 », « Letter to Michael McClure. 3/66 », in Christopher Luna (éd.), The Flame Is Ours. The Letters of Stan Brakhage And Michael McClure 1961-1978. Brown and Aquino, Review of Visual Arts Board’s Program of Assistance for Contemporary Art Spaces, Mars 1985, pp.2, 4, 10; Australia Council Visual Arts Boards, Assistance for Contemporary Art Spaces: Policy Guidelines, Mars 1987, pp.18-19 cité par Annette Van den Bosch, The Australian Art World. Aesthetics In A Global Market, 2005, Allen & Unwin, Crows Nest, p.131.

437 Michael McClure, « Letter to Stan Brakhage. Undated » » in Christopher Luna (éd.), The Flame Is Ours. The Letters of Stan Bralhage And Michael McClure 1961-1978. Hans Prinzhorn, « Lettre à Mies van der Rohe, 4 septembre 1926 » in « Research Papers, Documents and Tape Recordings Related to Mies van der Rohe and the Establishment of the Museum of Modern Art's Mies van der Rohe Archive, MoMA, New York » in Ludwig Glaeser (éd.). Dorothy Richardson, « Lettre à Bryher printemps 1927 » in Gloria Fromm (éd.), Windows On Modernism: Selected Letters Of Dorothy Richardson, Athènes,University of Georgia Press, 1995, p.134. Hans Richter, « Lettre 1964 » in Raoul Haussmann, « More on Group ‘G’ » in Art Journal 24 numéro 4, 1965, p.350. Tristan Tzara, « lettre à Giuseppe Raimondi, 23 décembre 1916 » ; « lettre à Giuseppe Raimondi, Zürich le 24 février 1917 » in Giovanni Lista, De Chirico et l’avant-garde, L’Age d’Homme, Lausanne, 1983.

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464 FILMOGRAPHIE

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Voyage au Congo, France, 1927, 35mm, n&b, sil., 94 min.

Kenneth Anger

Eaux d’artifices, États-Unis, 1953, n&b, sil., 12 min.

Inauguration of the Pleasure Dome, États-Unis, 1954, 16mm, n&b, son., 16 min.

Scorpio Rising, États-Unis, 1963, coul., son., 31 min.

James Bauer

Le Légionnaire étranger, Allemagne, 1928, n&b, sil.

Charles Boultenhouse

Handwritten, États-Unis, 1959, 16mm, coul., 9 min.

Dionysius, États-Unis, 1963, 16mm, coul., 26 min.

Oswell Blakeston

I Do Love To Be Beside The Seaside, Royaume-Uni, 1929, 35mm, n&b, sil., perdu.

Stan Brakhage

Dog Star Man I, États-Unis, 1962, 16mm, coul., sil., 30 min.

Dog Star Man II, États-Unis, 1963, 16mm, coul., sil., 5 min 30.

Dog Star Man III, États-Unis, 1964, 16mm, coul., sil., 6 min.

Dog Star Man IV, États-Unis, 1964, 16mm, coul., sil., 7 min 30.

Mothlight, États-Unis, 1963, 16mm, coul., sil., 4 min.

August Brückner

Samba, der Held des Urwalds, Allemagne, 1927, 35mm, n&b, sil., 56 min.

Adrian Brunel

Crossing the Great Sagrada, Royaume-Uni, 1924, 16mm, n&b, sil., 15 min.

Arthur et Corinne Cantrill

Glove Puppets, Australie, 1960, n&b, sil., 30 min.

Shadowplay, Australie, 1960, n&b, sil., 10 min.

Looking at Insects, Australie, 1960, n&b, sil., 10 min.

Looking at Trees, Australie, 1960, n&b, sil., 10 min.

Looking at Leaves, Australie, 1960, n&b, sil., 10 min.

465 Making Window Pictures, Australie, 1960, n&b, sil., 10 min.

The Odyssey, Australie, 1960, n&b, son., 100 min.

Zoo, Australie, 1961, n&b, son., 30 min.

Kip and David, Australie, 1962, n&b, son., 156 min.

Banskia Serrata, Banskia Intergrifolia, Pandanus Pedunculatus, Australie, 1963, n&b, son., 24 min.

Mud, Australie, 1963, 16mm, n&b, son., 6 min.

Galaxy, Australie, 1963, 16mm, n&b, son., 4 min.

Nebulae, Australie, 1963, 16mm, n&b, son., 4 min.

Kinegraffiti, Australie, 1963, 16mm, n&b, son., 4 min.

Home Movie – A Day In The Bush, Australie, 1969, 16mm, n&b et coul., son., 6 min.

Harry Hooton, Australie, 1970, 16mm, n&b, son., 83 min.

Island Fuse, Australie, 1971, 16mm, coul., son., 11 min.

Video Self-portrait, Australie, 1971, vidéo, coul., son., 6 min.

Zap, Australie, 1971, 16mm, n&b, son., 2 min.

Film of Circles, Squares, Triangles, Lines and Dots, Australie, 1981, 16mm, coul, son., 11 min.

Corporeal, Australie, 1983, 16mm, coul., son., 18 min.

Floterian, Australie, 1983, 35 et 16mm, n&b, sil., 12 min.

In This Life’s Body, Australie, 1984, 16mm, n&b, son., 147 min.

At Black Range, Australie, 1984, coul., 12 min.

Waterfall, Australie, 1984, 16mm, coul, son., 17 min.

Notes On Berlin, The Divided City, Allemagne, 1986, Super 8, coul., sil., 30 min.

The Berlin Apartment, Allemagne, 1987, coul., sil., 120 min.

Walking Track, Australie, 1987, Super 8, coul., sil., 20 min.

Rainbow Diary, Australie, 1987, 16mm, coul, son., 17 min.

The Room of Chromatic Mystery, Australie, 2006, 16mm, coul., son., 7 min.

Alberto Cavalcanti

En rade, France, 1927, 35mm, n&b, sil., 66 min.

René Clair, Francis Picabia

Entr’acte, France, 1924, n&b, sil., 22 min.

James Clayden

The Ghosts Paintings, Australie, 1986, Super 8 et vidéo, coul., 16 min.

Merian C. Cooper, Ernest B. Shoedsack

Chang, A Drama of the Wilderness, États-Unis, 1927, 35mm, n&b, sil., 70 min.

466 Maya Deren

A Study in Choreography For Camera, 1945, 16mm, n&b, sil., 3 min.

Carl Theodor Dreyer

La Passion de Jeanne d’Arc, France et Danemark, 1927, 35mm, n&b, sil., 114 min.

Viking Eggeling

Symphonie Diagonale, Allemagne, 1923-1924, 35mm, n&b, sil., 6 min40.

Sergeï M. Eisenstein

Le Cuirassé Potemkine, Union Soviétique, 1925, 35mm, n&b, sil., 80 min.

Jean Epstein

Pasteur, France, 1922, 35mm, n&b, sil., 52 min.

La Belle Nivernaise, France, 1923, 35mm, n&b, sil., 77 min.

Cœur fidèle, France, 1923, 35mm, n&b, sil., 86 min.

Robert Flaherty

Moana, États-Unis, 1926, 35mm, n&b, sil., 77 min.

Robert Frank

O.K. End Here, États-Unis, 1963, 35mm, n&b, son., 32 min.

Karl Grühne

Le Marquis d’Eon, Allemagne, 1928, 35mm, n&b, sil., 97 min.

Marie Hoy

The Incubus, Australie, 1979, 16mm, coul., son., 15 min.

The Fat Brain, Australie, 1983, Super 8, coul., sil., 6 min.

Shutup, Australie, 1984, Super 8, coul., sil., 4 min.

Taxi Driver, Australie, 1984, Super 8, coul., sil., 15 min.

Informo, Australie, 1986, ¾ vidéo, coul., son., 18 min.

Ian Hugo

Bells From Atlantis, États-Unis, 1952-1953, 16mm, coul., son., 24 min.

Venice Etude One, États-Unis, 1961, 16mm, coul., son.,

The Gondola Eye, États-Unis, 1963-1971, 16mm, coul., son. 17 min.

Harold Hulmes

Don Peyote, États-Unis, 1964, 16mm, coul, son.

Lev Koulechov

Dura Lex, URSS, 1926, 35mm, n&b, sil., 80 min.

467 Fernand Léger, Dudley Murphy

Ballet mécanique, France, 1923-1924, 35mm, coul. et n&b, son., 16 min31.

Paul Leni

Cabinet des figures de cire, Allemagne, 1924, 35mm, n&b, sil., 90 min.

Richard Lerman

Transducer # 1-50, États-Unis, 1982-1988, Super 8, coul, son.

Kenneth Macpherson

Foothills, Suisse, 1928, 35mm, n&b, sil., fragments.

Borderline, Suisse, 1930, 35mm, n&b, sil., 71 min.

Gregory Markopoulos

Twice A Man, États-Unis, 1964, 16mm, coul., son., 49 min.

Galaxie, États-Unis, 1966, 16mm, coul, son., 82 min.

Adolfas Mekas

Hallelujah the Hills, États-Unis, 1963, 35mm, n&b, son., 88 min.

Jonas Mekas

Film Magazine of The Arts, États-Unis, 1963, 16mm, coul., son.

Award Presentation To Andy Warhol, États-Unis, 1964, 16mm, n&b, son., 12 min43.

Walden, Diaries, Notes and Sketches, États-Unis, 1969, 16mm, n&b et coul., son., 181 min.

Lost Lost Lost, États-Unis, 1976, 16mm, n&b et coul, son., 88 min.

Birth of a Nation, , États-Unis, 1997, 16mm, coul, son., 85 min.

Cecil B. deMille

Le Roi des rois, États-Unis, 1927, n&b, sil., 155 min.

Nick Ostrovskis

Backyard, Australie, 1982, Super 8, coul., sil., 10 min.

Gertrude St., Australie, 1982-1983, Super 8, coul., sil., 7 min.

Family Album, Australie, 1983, Super 8, coul., sil., 7 min.

Slide Images, Australie, 1983-1986, Super 8, coul., sil., 7 min.

Clouds, Australie, 1983-1986, Super 8, coul., sil., 10 min

West Gate Bridge, Australie, 1984, Super 8, coul., sil., 7 min.

A.G.A.L. Timelapse, Australie, 1985, Super 8, coul., sil., 15 min.

View From The Top, Australie, 1985, Super 8, coul., sil., 10 min.

Rialto, Australie, 1982, Super 8, coul., sil., 20 min.

City By A River, Australie, 1986, Super 8, n&b et coul., sil., 10 min.

468 Panorama, Australie, 1986, Super 8, n&b et coul., sil., 20 min.

G.W. Pabst

La Rue sans joie, Allemagne, 1925, 35mm, n&b, sil., 145 min.

L’Amour de Jeanne Ney, Allemagne, 1927, 35mm, n&b, sil., 100 min.

David Perry

Poem 25, Australie, 1965, 16mm, n&b, son., 1 min.

Halftone, Australie, 1967, 16mm, coul., son., 3 min50.

Boléro, Australie, 16mm, coul., son., 15 min.

The Tribulations of Mister Dupont Nomore, Australie, 1967, 16mm, n&b, sil., 10 min.

A Sketch On Abigayl’s Belly, Australie, 1968, 16mm, coul. et n&b, son., 2 min.

Album, Australie, 1970, 16mm, coul et n&b,

Fragments From the Past, Australie, 1973, ½ vidéo, coul., son.,

Love & Work, Australie, 1986, ¾ vidéo, coul., son.,

Vsevolod I. Poudovkine

La Mère, URSS, 1926, 35mm, n&b, sil., 90 min.

Wilhelm Prager

Wege zu Kraft und Schönheit, Allemagne, 1925, 35mm, n&b, sil., 104 min.

Stephen Radmall

Qliphoth,

Bruno Rahn

L’Auberge en folie, Allemagne, 1927, 35mm, n&b, sil.

La Tragédie de la rue, Allemagne, 1927, 35mm, n&b, sil., 78 min.

Man Ray

Emak Bakia, France, 1926, 35mm, n&b, sil., 21 min.

L’Étoile de mer, France, 1928, 35mm, n&b, sil., 12 min.

Willy Reiber

Le Joueur de dominos de Montmartre, France-Allemagne, 1927, 35mm, n&b, sil.

Hans Richter

Rhythmus 21, Allemagne, 1921, 35mm, n&b, sil., 3 min19.

Rhythmus 23, Allemagne, 1923-1924, 35mm, n&b, sil., 4 min.

Rhythmus 25, Allemagne, 1925, 35mm, perdu.

Filmstudie, Allemagne, 1926, n&b, son, 5 min.

Alexander Room

469 Trois dans un sous-sol, Union Soviétique, 1927, 35mm, n&b, sil., 87 min.

Roberto Rossellini

Paisà, Italie, 1946, 35mm, n&b, son., 126 min.

Walter Ruttmann

Lichtspiel Opus I, Allemagne, 1921, 35mm, n&b teinté, son., 11 min10.

Lichtspiel Opus II, Allemagne, 1921, 35mm, n&b teinté, sil., 3 min.

Lichtspiel Opus III, Allemagne, 1921, 35mm, n&b teinté, son., 5 min.

Lichtspiel Opus IV, Allemagne, 1925, 35mm, n&b, sil, 4 min.

Séquence Der Falkentraum, in Fritz Lang, Die Niebelungen, Allemagne, 1924, 35mm, n&b, sil., 288 min.

Berlin symphonie d’une grande ville, Allemagne, 1925, 35mm, n&b, sil., 61 min.

Sabrina Schmid

Elephant Theatre, Australie, 1985, 16mm, coul., son., 15 min.

Jack Smith

Flaming Creatures, États-Unis, 1962-1963, 16mm, n&b, son., 43 min.

Joseph von Sternberg

Fièvre sur Anatahan, Japon, 1953, 35mm, n&b, son., 92 min.

Amy Taubin

The First Issue of Film Culture Magazine, États-Unis, 2003, vidéo, coul., son., 4 min31

Andy Warhol

Sleep, États-Unis, 1963, 16mm, n&b, sil., 321 min.

Paul Winkler

Australian Bush, Allemagne-Australie, 1986, 16mm, coul., son., 24 min.

Mark Worth

Diwai Bilong Ninigos, Australie, Papouasie Nouvelle-Guinée, 1985-1987, 16mm, coul., son., 25 min.

Charlotte Wrighston, Richard von Sturmer

In Search For Otto, Nouvelle-Zélande, 1986, Super 8, coul., sil.

Vernon Zimmerman

To L.A. With Lust, États-Unis, 1961, 16mm, coul. et n&b, son., 27 min.

470 Annexes

Figure 1 : Hans Arp, Bois Figure 2 : Hans Arp, Bois

Figure 3 : Marcel Janco, Bois Figure 4 : Enrico Prampolini, Bois

Figure 5 : Hans Arp, Broderie Figure 6 : Marcel Janco, Relief A7

471

Figure 7 : Marcel Janco, Construction 3 Figure 8 : Oskar Lüthy, Madonna

Figure 9 : Georges Grosz, Der Schuldige bleibt unerkannt Figure 10 : Meliorismus

Figure 11 : Dada tritt für Figure 12 : Dada Bild

472

Figure 13 : Raoul Haussman, Bürger detsee Figure 14 : Giorgio de Chirico, Le Revenant

Figure 15 : Hugo Ball, Karawanne Figure 16 : Georges Grosz, 45 Volts 3 Ampeer

Figure 17 : Unser John Figure 18 : Man muss Kautschukmann sein

473

Figure 19 ; Die Zementarbeiter ein Figure 20 : Georges Grosz, Dada

Figure 21 : Pierre Deval, Music-Hall Figure 22 : Pierre Deval, Dancing

Figure 23 : Didier, L’Intran Figure 24 : Fernand Léger, Élément mécanique

474

Figure 25 : Man Ray, The New Landscape Figure 26 : Man Ray, Nocturnal Street

Figure 27 : Ballet mécanique Figure 28 : Paul Léni, Le Cabinet des figures de cires

Figure 29 : René Clair, Francis Picabia, Entr’acte Figure 30 : Hans Richter, Fugue From An Absolute Film

475

Figure 31 Figure 32

Figure 34- 35 : Walter Ruttmann, Opus, Hans Richter, Rythmus 24 , Rythmus 25, Viking Eggeling, Symphonie Diagonale

476 Figure 33 : Eggeling, Transition From the Organic to the Inorganic

Figure 36-37-38 : Carl T. Dreyer, la Passion de Jeanne d’Arc

477

Figure 39-40 : Bruno Rahm, La Tragédie de la rue

Figure 41 : Alexander Rooom, Trois dans un sous-sol Figure 42 : Brückner, Samba

478

Figure 43 - 44 : Man Ray, L’Etoile de mer

Figure 45 : Andy Warhol, Sleep Figure 46 : Maya Deren, Study In Choreography

479

Figure 47: Anatahan Chart Figure 48 : James Broughton, Dionysius

Figure 49 : Kenneth Anger Figure 50 : Ian Hugo, Bells From Atlantis

480

Figure 51 : Robert Franck, O.K. End Here Figure 52 : Handwritten

Figure 53-54 : Adolfas Mekas, Hallelujah The Hills

481

Figure 55 : David Perry, Album Figure 56 : Marie Hoy, The Incubus ; The Fat Brain

Figure 57 : David Perry, Halftone Figure 58 : David Perry, Album

Figure 59 : David Perry, Album

482

Figure 60 : David Perry, Love And Work

Figure 61 : Nick Ostrovskis, Family Album

483

Figure 62 : Nick Ostrovskis, Watergate Bridge Figure 63 : Paul Winkler, The Matte Box Shifter

Figure 64 : Sabrina Schmidt, Elephent Theatre Figure 65 : Marie Hoy, The Incubus

Figure 66 : Marie Hoy, The Fat Brain Figure 67 : Marie Hoy, Informo

484

Figure 68 : Marie Hoy, Informo

Figure 69 : Marie Hoy, Informo

Figure 70 : David Perry, Album

485 Table des matières

Introduction 6 Première Partie. 1917-1921

Deux modèles de publication dadaïstes :

Dada et Dada Sinn der Welt

I. La Retenue formelle : Etude de cas de Dada I, juillet 1917 25

I. 1) Nettetés des œuvres 29

I. 1. a) Singularisation des œuvres 29

I. 1. b) Reproduction photographique en noir et blanc 40

I. 2) Plasticité réflexive 52

I. 2. a) Symétrie axiale 53

I. 2. b) La Forme cristal 57

I. 3) Circulations versatiles 61

I. 3. a) Réversibilité du cadre et fragmentation linéaire du flux d’images 61

. 3. b) Contradictions dynamiques des prolongations et des distanciations 64

II. L’Explosion plastique : Dada Sinn der Welt, 1920 68

II. 1) Perméabilités matérielles et stratification plastique 73

II. 1. a) Composition de strates matérielles hétérogènes 74

II. 1. b) Glissements entre les matières : collages, surimpressions 80

II. 2) Expansion spatiale et temporelle du photomontage Dada Sinn der Welt 90

II. 2. a) Photomontage dans la durée : division en séquence 91

II. 2. b) Raccords : couleur, ligne, point, plan 95

II. 3) Propulsions dynamiques entre les images fixes 102

II. 3. a) Le désordre de l’énonciation 102

II. 3. b) Dynamiser les strates d’images : traces, répétitions, confrontations et dépassements 106

486 III. De la plastique à la critique 112

III. 1) Formes de représentations critiques entre les œuvres : appréhension visuelle des avant-gardes 112

III. 1. a) Parcours critiques entre différence et approfondissement 113

III. 1. b) Photomontage critique des avant-gardes 116

III. 2) Formes d’absorptions et de renvois publicitaires et médiatiques 126

III. 2. a) La Valeur de l’œuvre d’art 126

III. 2. b) Remplois : intégration, transformations, renvois publicitaires et idéologiques 137

Deuxième Partie. 1921-1928.

Spécialisation de la revue artistique sur le champ cinématographique.

De Promenoir à Close Up

I. Le Promenoir : Métaphore cinématographique. Numéro 2, mars 1921 148

I. A. Miroirs plastiques de principes cinématographiques 156

I. A. 1) Divisions géométrique et poétique 157

I. A. 1. a) Fragmentation 158

I. A. 1. b) Contrastes 164

I. A. 2) Cadrer 167

I. A. 2. a) Profondeur de champ 167

I. A. 2. b) Concentricités mobiles 170

I. B. La Photogénie par métaphore 174

I. B. 1) Mouvement 176

I. B. 1. a) Sensitif et mécanique 176

I. B. 1. b) Instantanéités 179

I. B. 2) Le Gros plan 183

487 I. B. 2. a) Métaphorisation 185

I. B. 2. b) Surcharge plastique et émotive 189

II. G. Material für elementare Gestaltung, numéro 5-6 Film, avril 1926 197

II. A. Elementare Gestaltung plastique du dispositif et de l’image cinématographique 208

II. A. 1) Démonstration matérielle 211

II. A. 1. a) Mécanique et pellicule 211

II. A. 1. b) Architectures lumineuses 214

II. A. 2) Étude eurythmique 220

II. A. 2. a) Cristallisation 222

II. A. 2. b) Fugue centrifuge 224

II. B. L’Objet cinématographique à travers les processus de l’elementare Gestaltung 232

II. B. 1) Processus conceptuels 233

II. B. 1. a) Physis de la forme-création cinématographique 234

II. B. 1. b) Animisme 238

II. B. 2) Négociations culturelles et esthétiques 242

II. B. 2. a) Contemporanéité : institutions et récits historiques 243

II. B. 2. b) Vision élargie : l’espace vivant cinématographique 250

III. La Didactique de Close Up. Étude de cas : volume 2 n°5 mai 1928. 253

III. A. Incarnation et icône 264

III. A. 1) Illustrations 265

III. A. 1. a) Extraction et exaltation : l’image iconique 265

III. A. 1. b) Correspondances et développements 269

III. A. 2) Incarnation : l’art du portrait cinématographique 275

III. A. 2. a) Physionomie plastique : tension entre naturel et artificiel 275

III. A. 2. b) Contradictions de la figure 280

488 III. B. Manuel d’éducation à l’image : regards institutionnels et critiques 287

III. B. 1) Chroniques du monde cinématographique 290

III. B. 1. a) Variations des modèles : Hollywood, le soviétisme et les sociétés de films 291

III. B. 1. b) Apprentissage technique : traité et exemplarité 300

III. B. 2) Éducation critique du regard 304

III. B. 2. a) Le Film éducatif 305

III. B. 2. b) Le Réalisme selon Close Up 314

Conclusion de la seconde partie 320

Troisième Partie. 1963-1987.

Spécialisations sur le champ expérimental

Film Culture et Cantrill’s Filmnotes

I. Film Culture, le schisme des années 1960. Étude de cas, le numéro 31, hiver 1963- 1964. 327

I. A. Programme esthétique et création d’icônes expérimentales 340

I. A. 1) Exposition plastique 341

I. A. 1. a) Singularisation et condensations formelles 341

I. A. 1. b) Symétries fragmentées 344

I. A. 2) Objectivation des processus, célébration du cinéaste 348

I. A. 2. a) Le Portrait de l’auteur 348

I. A. 2. b) Apologie des dispositifs 349

I. B. Vers une poétique nord-américaine 355

I. B. 1) Incarnations cinématographiques 357

I. B. 1. a) Photogénie et génie de la danse 358

I. B. 1. b) De l’organicité du montage 362

489 I. B. 2) Une poétique humaniste 365

I. B. 2. a) « L’Image centrale » 365

I. B. 2. b) La Solution du symbole 369

II. Cantrill’s Filmnotes (1971-2000) : les territoires autonomes de la fabrique. Étude de cas, n°51-52, décembre 1986. 375

II. A. Plastiques et rythmiques des photomontages 389

II. A. 1) Extraction matérielle et processuelle 389

II. A. 1. a) Translations matérielles, équilibres plastiques 389

II. A. 1. b) Collections de procédés 394

II. A. 2) Photomontages : essences cinétiques 399

II. A. 2. a) Altérations colorées 400

II. A. 2. b) Recréations mobiles et impressives 404

II. B. Collections et carnets d’Australie 408

II. B. 1) Conflits entre le film et les magazines vidéo 409

II. B. 1. a) Problèmes matériels et esthétiques du transfert vidéo 411

II. B. 1. b) Problèmes institutionnels : archives, production et distribution 414

II. B. 2. Art contemporain et préservation de l’immédiat 420

II. B. 2. a) Immanence de l’archive : le décodage, l’autonomie et le national 420

II. B. 2. b) Le photomontage comme archive : composer la structure mémorielle 425

Conclusion de la troisième partie 428

Conclusion générale 430

Bibliographie 436

Filmographie 465

Annexes 471

Table des matières 486

490 « L’Ombre de votre espérance » : Repères pour une histoire plastique des revues d’artistes expérimentaux au XXe siècle Cette thèse de doctorat se consacre à l’analyse de périodiques créés au cours du XXe siècle par des cinéastes et des plasticiens à l’œuvre dans le champ des avant-gardes et du cinéma expérimental. Les revues forment des objets plastiques et spéculatifs, complexes et composites de par les relations qui se nouent entre le texte et l’image, les montages qui se créent et le défi que constitue la transposition des images filmiques. En quoi ces revues d’artistes témoignent-elles d’une recherche expérimentale ? Comment les revues d’artistes participent-elles à une histoire critique et plastique des formes cinématographiques ? L’étude tente de comprendre les manières originales dont les cinéastes et les plasticiens se saisissent des revues afin d’élaborer, défendre, documenter, objectiver et analyser certains paradigmes cinématographiques. À quels titres les revues deviennent elles-mêmes des propositions expérimentales, des laboratoires de recherche sur les liens entre l’image et le texte ? Nous observerons comment, grâce à leurs propositions techniques, graphiques et visuelles propres, les revues exposent certains enjeux matériels, poétiques, plastiques et théoriques propres à l’image cinématographique, comment elles questionnent le regard. Les revues offrent des plateformes de diffusion et de dissémination esthétiques, servent à ouvrir des réseaux de circulation pour les idées, singulières ou collectives, des rédacteurs en chef. Comment accompagnent-elles leurs efforts dans la construction d’un milieu cinématographique alternatif ? Les revues Dada I de Tristan Tzara et Hans Arp (1916), Dada Sinn der Welt de John Heartfield et George Grosz (1921), Le Promenoir de Jean Epstein, Pierre Deval et Jean Lacroix (1921-1922), G. für elementare Geschaltung de Hans Richter (1923-1926), Close Up du groupe Pool composé de Kenneth Macpherson, Bryher et H.D. (1927-1933), Film Culture de Jonas Mekas (1955-1996) et Cantrill’s Filmnotes d’Arthur et Corinne Cantrill (1971-2000) forment le corpus de cette thèse qui vise à contribuer à une histoire plastique des publications expérimentales. Mots-clés : Revue, Cinéma d’avant-garde, Cinéma expérimental, Histoire plastique, Iconographie, Mise en page, Image, Texte, Reproduction, Montage

« Shadow of Hopes » : Landmarks For a Plastic History of Experimental Film Journals In the XXth Century.

This PhD thesis focuses on analyzing periodicals created during the XXth Century by both visual artists and filmmakers operating in the realm of avantgardes and experimental cinema. The journals become plastic, conceptual, complex, and composite objects because of the interplay between text and image as well as the reproduction of images and realization of photomontages. How these artists’ journals show signs of an experimental approach ? How do artists’ journals contribute to the critical and plastic history of film ? The dissertation aims to understand the unique ways the visual artists and filmmakers make use of the journals to create, defend, document, visualize and analyze some cinematic paradigms. To what extent the journals become in turn experimental works about the relationships between text and image ? We will study how magazines exhibit various plastic, aesthetical, theoretical, and poetical dimensions at stake in the cinematic image, relying on specific technical, graphic and visual undertakings, and how they call into question the perception. Journals become instrumentalized in ensuring the movement of the editors’ ideas, either collective or indivuals. How do journals support the editors’ efforts in building an alternative cinema domain ? Dada I edited by Tristan Tzara and Hans Arp (1916), Dada Sinn der Welt by John Heartfield and George Grosz (1921), Le Promenoir by Jean Epstein, Pierre Deval and Jean Lacroix (1921-1922), G. für elementare Geschaltung by Hans Richter (1923-1926), Close Up by Kenneth Macpherson, Bryher and H.D. (1927-1933), Film Culture by Jonas Mekas (1955-1996) and Cantrill’s Filmnotes by Arthur et Corinne Cantrill (1971-2000) form the corpus of this PhD thesis, which aims to contribute to a plastic history of experimental publications. Key words: Magazine, Avantgarde Cinema, Experimental Cinema, Plastic History, Iconography, Layout, Image, Text, Reproduction, Editing

ED 267 Arts & Médias

Maison de la Recherche, Secrétariat des Écoles doctorales, Bureau A010 4 rue des Irlandais 75005 Paris

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