N° 26 - 27 Septembre 2 0 1 2

re

TABLE RONDE : Le Bilan de la Transition Suzy Castor, , Hérold Jean-Francois, William Smarth

Quelques Réflexions sur la Constitution Hérold Toussaint

Michel-Rolph Trouillot : Le Parti-pris de la Lucidité rencont r e n c o n t r e Tony Cantave Revue Haïtienne de Société et de Culture L'Économie Haïtienne 1986-2011, Centre de Recherche et de Formation Économique et Sociale pour le Développement 10, Rue Jean-Baptiste, Canapé-Vert, Port-au-Prince, Haïti, HT 6115 ou Boite Postale 15294, Pétion-Ville, Haïti Ouverture par la Migration et Stagnation CRESFED [email protected] www.cresfed-haiti.org Remy Montas R e n c o n t r e Collaborateurs / trices Revue Haïtienne de Société et de Culture Numéro 26 - 27 / Septembre 2012 BENOÎT Victor : Professeur, ex-Coordonnateur de la Fusion des socio-démocrates haïtiens BERNASCONI Gabriel : Doctorant en histoire, Université Paris I Panthéon Sorbonne, Institut Pierre Renouvin (France) Cofondateur : Gérard PIERRE-CHARLES BONTÉ Katia : Étudiante finissante, Faculté de Droit à l’UEH Direction : Suzy CASTOR Coordination : Katia BONTÉ et Jési CHANCY MANIGAT BOUMBA Nixon : Étudiant finissant, Faculté des Sciences humaines à l’UEH BUTEAU Jean-Hénold : Docteur en médecine, Membre fondateur du Parti politique AKAO Comité Éditorial : Suzy CASTOR, Tony CANTAVE, CALVO OSPINA Hernando : Journaliste et Écrivain (Colombie) Jési CHANCY MANIGAT, William KÉNEL-PIERRE CANTAVE Tony : Géo-politilogue, Coordonnateur général du GRIEAL, Professeur à l’UEH Conseil de Rédaction : CANTON OTAÑO Diana: Sociologue (Cuba) Anselme REMY Hansy PIERRE Nelson SYLVESTRE Elom EZUHO CASTOR Suzy : Historienne, Directrice du CRESFED Fritz DESHOMMES Wilson JABOUIN CHANCY MANIGAT Jési : Économiste, Féministe Roosevelt MILLARD Marie France JOACHIM DENIS Watson : Docteur en Histoire, Professeur à l’UEH Pierre Louis NAUD Mercedes MÉDARD DUTERNE Bernard : Sociologue, Directeur du Centre Tricontinental (CETRI / Belgique) Entrée de Texte : Katia BONTÉ EDMÉ Roody : Professeur, Socio-linguiste et Éditorialiste Recherche Iconographique : Gary PIERRE-CHARLES ÉDOUARZIN Rose Lydia : Étudiante finissante en sociologie à l’UEH Révision et Correction : Gysèle APOLLON

ÉTIENNE Sauveur Pierre : Socio-politologue, Écrivain, Coordonnateur de l’OPL Composition : Architecture & Design Services EZUHO Elom : Économiste du développement Imprimerie : Résopresse FOMBRUM ROY Odette : Historienne, Écrivaine

Faites parvenir vos collaborations au CRESFED: GARNIER Eddy : Poète, Romancier, Musicologue 10, Rue Jean-Baptiste, Canapé-Vert GENTILI Pablo : Docteur en Éducation, Professeur Université d’État de RJ (Brésil), Secrétaire Exécutif adjoint, CLACSO Port-au-Prince, Haïti. HT 6115 ou Boite Postale l5294, Pétion Ville, Haïti. HT 6140 GIRVAN Norman : Économiste, Professeur émérite UWI, (Jamaïque) Téls. (509) 2945-2099 / 3914-2938 / 3914-42967 GÓMEZ SABAIZ Licette : Historienne, Doctorante en études latino-américaines à l’UNAM (Mexique) Courriels : [email protected] [email protected] GONZÁLES BOZZOLASCO Ignacio : Sociologue, Faculté de Philosophie de l’Université Nationale d’Asunción, (Paraguay) Web : www.cresfed-haiti.org GOURGUE Gérard : Professeur, Juriste, Militant des droits humains. Les articles signés sont de la responsabilité de leur auteurs(e). HECTOR Cary : Écrivain, Chercheur, Professeur à l’Université Quisqueya Les travaux originellement publiés dans RENCONTRE peuvent JEAN -FRANÇOIS Hérold : Journaliste, Directeur de Radio Ibo être reproduits en mentionnant la source de l’article. Envoyez- nous une copie de la publication. Merci! JEAN Freud : Militant des droits humains, Directeur de la Plateforme pour une alternative de justice (PAJ) Prix promotionnel du numéro : JOACHIM Marie-Frantz : Linguiste, Féministe, Coordonnatrice de la SOFA Simple Double LEPINASSE Colette : Coordonnatrice du GARR Haïti : 500 Gourdes 600 Gourdes MONTAS Rémy : Économiste, ex-Directeur du CTPEA et ancien Membre du Conseil Administratif de la BRH Étranger : US $12.00 US $ 15.00 PAUL Evans : Homme politique, Président de la KID Couverture et Contre Couverture : PICARD BYRON Jhon : Sonia PIERRE (1963-2011), Avocate, Défenseuse des Droits de l’Homme et du Citoyen PIERRE Claude Clément : Poète, Critique littéraire, Professeur à l’UEH PIERRE-CHARLES Gérard : (1935-2004), Économiste, Sociologue, Écrivain, co-fondateur du PUCH et de l’OPL Illustrations : A.Arderiu Gil, A.Blount, B.J.Denis, B.Griffeth, C.Laval, PIERRE-PAUL Liliane : Journaliste, Directrice des programmes, Radio et Télé Kiskeya C.Belay, F.Willem, F.Dominé, F.Garret, J.P.Ladouceur, ROUSSEAU Christian : Ingénieur civil, Professeur à l’UEH J.Agostini, J.Layla, J.Pare Sorel, J.M.Lévesque, K.Miller, K.J.Battles, L.Borboni, M.O.Mercado, P.Morrell, SAINT-HUBERT Simon : Sociologue, Professeur à l’UEH R,Courgeon, S.Hibbert, T.Lamazou, SAINT-PIERRE Élifaite : Sociologue, Coordonnateur composante recherche- formateur (PDLH) En vente au CRESFED SMARTH William : Prêtre, Directeur des études au Centre inter institut de Formation Religieuse (CIFOR) et dans les principales libraires de la place TOUSSAINT Hérold : Sociologue, Professeur à l’UEH R e n c o n t r e Collaborateurs / trices Revue Haïtienne de Société et de Culture Numéro 26 - 27 / Septembre 2012 BENOÎT Victor : Professeur, ex-Coordonnateur de la Fusion des socio-démocrates haïtiens BERNASCONI Gabriel : Doctorant en histoire, Université Paris I Panthéon Sorbonne, Institut Pierre Renouvin (France) Cofondateur : Gérard PIERRE-CHARLES Direction : Suzy CASTOR BONTÉ Katia : Étudiante finissante, Faculté de Droit à l’UEH Coordination : Katia BONTÉ et Jési CHANCY MANIGAT BOUMBA Nixon : Étudiant finissant, Faculté des Sciences humaines à l’UEH BUTEAU Jean-Hénold : Docteur en médecine, Membre fondateur du Parti politique AKAO Comité Éditorial : Suzy CASTOR, Tony CANTAVE, Jési CHANCY MANIGAT, William KÉNEL-PIERRE CALVO OSPINA Hernando : Journaliste et Écrivain (Colombie) CANTAVE Tony : Géo-politilogue, Coordonnateur général du GRIEAL, Professeur à l’UEH Conseil de Rédaction : CANTON OTAÑO Diana: Sociologue (Cuba) Anselme REMY Hansy PIERRE Nelson SYLVESTRE Elom EZUHO CASTOR Suzy : Historienne, Directrice du CRESFED Fritz DESHOMMES Wilson JABOUIN CHANCY MANIGAT Jési : Économiste, Féministe Roosevelt MILLARD Marie France JOACHIM Pierre Louis NAUD Mercedes MÉDARD DENIS Watson : Docteur en Histoire, Professeur à l’UEH DUTERNE Bernard : Sociologue, Directeur du Centre Tricontinental (CETRI / Belgique) Entrée de Texte : Katia BONTÉ EDMÉ Roody : Professeur, Socio-linguiste et Éditorialiste Recherche Iconographique : Gary PIERRE-CHARLES Révision et Correction : Gysèle APOLLON ÉDOUARZIN Rose Lydia : Étudiante finissante en sociologie à l’UEH ÉTIENNE Sauveur Pierre : Socio-politologue, Écrivain, Coordonnateur de l’OPL Composition : Architecture & Design Services EZUHO Elom : Économiste du développement Imprimerie : Résopresse FOMBRUM ROY Odette : Historienne, Écrivaine Faites parvenir vos collaborations au CRESFED: GARNIER Eddy : Poète, Romancier, Musicologue 10, Rue Jean-Baptiste, Canapé-Vert Port-au-Prince, Haïti. HT 6115 ou GENTILI Pablo : Docteur en Éducation, Professeur Université d’État de RJ (Brésil), Secrétaire Exécutif adjoint, CLACSO Boite Postale l5294, Pétion Ville, Haïti. HT 6140 GIRVAN Norman : Économiste, Professeur émérite UWI, (Jamaïque) Téls. (509) 2945-2099 / 3914-2938 / 3914-42967 GÓMEZ SABAIZ Licette : Historienne, Doctorante en études latino-américaines à l’UNAM (Mexique) Courriels : [email protected] [email protected] GONZÁLES BOZZOLASCO Ignacio : Sociologue, Faculté de Philosophie de l’Université Nationale d’Asunción, (Paraguay) Web : www.cresfed-haiti.org GOURGUE Gérard : Professeur, Juriste, Militant des droits humains. Les articles signés sont de la responsabilité de leur auteurs(e). HECTOR Cary : Écrivain, Chercheur, Professeur à l’Université Quisqueya Les travaux originellement publiés dans RENCONTRE peuvent être reproduits en mentionnant la source de l’article. Envoyez- JEAN -FRANÇOIS Hérold : Journaliste, Directeur de Radio Ibo nous une copie de la publication. Merci! JEAN Freud : Militant des droits humains, Directeur de la Plateforme pour une alternative de justice (PAJ) Prix promotionnel du numéro : JOACHIM Marie-Frantz : Linguiste, Féministe, Coordonnatrice de la SOFA Simple Double LEPINASSE Colette : Coordonnatrice du GARR Haïti : 500 Gourdes 600 Gourdes Étranger : US $12.00 US $ 15.00 MONTAS Rémy : Économiste, ex-Directeur du CTPEA et ancien Membre du Conseil Administratif de la BRH PAUL Evans : Homme politique, Président de la KID Couverture et Contre Couverture : Sonia PIERRE (1963-2011), Avocate, Défenseuse des Droits de PICARD BYRON Jhon : l’Homme et du Citoyen PIERRE Claude Clément : Poète, Critique littéraire, Professeur à l’UEH Rolf TROUILLOT (1949-2012) Antropologue, Professeur d’anthropologie et de Sciences Sociales à l’Universite de PIERRE-CHARLES Gérard : (1935-2004), Économiste, Sociologue, Écrivain, co-fondateur du PUCH et de l’OPL Chicago PIERRE-PAUL Liliane : Journaliste, Directrice des programmes, Radio et Télé Kiskeya Illustrations : ROUSSEAU Christian : Ingénieur civil, Professeur à l’UEH A.Arderiu Gil, A.Blount, B.J.Denis, B.Griffeth, C.Laval, SAINT-HUBERT Simon : Sociologue, Professeur à l’UEH C.Belay, F.Willem, F.Dominé, F.Garret, J.P.Ladouceur, J.Agostini, J.Layla, J.Pare Sorel, J.M.Levesque, K.Miller, SAINT-PIERRE Élifaite : Sociologue, Coordonnateur composante recherche- formateur (PDLH) K.J.Battles, L.Borboni, M.O.Mercado, P.Morrell, SMARTH William : Prêtre, Directeur des études au Centre inter institut de Formation Religieuse (CIFOR) R,Courgeon, S.Hibbert, T.Lamazou, TOUSSAINT Hérold : Sociologue, Professeur à l’UEH En vente au CRESFED SOMMAIRE

PRÉSENTATION MONDE ET SOCIÉTÉ

Du CNG au GNB pour accoucher de TK Sonia Pierre, une Lumière dans la Nuit Jesi CHANCY MANIGAT …………………………………...... 003 Colette LESPINASSE …………...…………………..…....….…...... 075 La Présence de Cuba en Firmin Diana CANTON OTAÑO ………..…………………..……...... 079 HISTOIRE IMMÉDIATE ET INACHEVÉE Le Paraguay dans l’Alternative du Changement Ignacio GONZÁLEZ BOZZOLASCO…………………………...... 089 Table Ronde Éducation et Mémoire Le Bilan de la Transition Pablo GENTILI.……………………………………..…...... 096 Suzy CASTOR, Evans PAUL, Hérold JEAN-FRANCOIS, William SMARTH …...... 005 La Caraïbe et Cuba Norman GIVAN ………………………………...………..…...... 098 La Transition vers la Démocratie : Changement de Régime Politique ou Crise de l’État ? Page Retrouvée Sauveur Pierre ÉTIENNE ...…………………...……...... 025 La Crise Sociale en Haïti et la Lutte L’Économie Haïtienne 1986-2011, pour les Droits du Peuple Ouverture par la Migration et Stagnation Gérard PIERRE-CHARLES ...…………..….……………..…...... 101 Remy MONTAS …………………………………..…...…...... 029 De la Transition au Défi de la Refondation CULTURE Roody ÉDMÉ …….……..…………………………..……...... 036 La Transition Démocratique en Haïti Michel Rolph Trouillot : Le parti-pris de la lucidité Un Quart de Siècle Plus Tard où en Sommes Nous ? Tony CANTAVE ……………...………………….....…....….…...... 115 Liliane PIERRE-PAUL ..……………..………………..…...... 041 Hommage à Azor Eddy GARNIER ……………………...…….……………...…...... 118 Libre Opinion Daniel Santos : Un Chanteur Exceptionnel Du 7 Février 1986 au 7 Avril 2012 Hernando CALVO OSPINA ...……………..………….………...... 122 Odette ROY FOMBRUM .………………………………..…...... 047 Cuba Honore Gary Victor Itinéraire de Gérard Gourgue Face à la Constitution Rose Lydia ÉDOUARZIN …..……………….………………...... 126 Gérard GOURGE ………….………...……….……..……...... 049 Paj Kreyol Flux et Reflux dans le Processus de Démocratisation en Haïti (1986-2012) Anfen Kreyòl la Monte Sou Podyòm Nan Victor BENOÎT …………………………………..……...... 051 Claude PIERRE …..………...... 127 Si tu Votes Oui tu Tombes dans le Piège Bourgeois Élifaite SAINT-PIERRE.………………………………..…...... 053 NOTRE CITÉ Quelques Réflexions Autour de la Constitution de 1987 La nation ou le défi de créer l’UEH Jean Hénold BUTEAU ……………...…………………..…...... 055 Watson DENIS ………..………….…….……………....…...... 128 Transition, Constitution, Réconciliation Un Regard Critique sur l’Évolution de l’Enseignement Une Trilogie Inachevée Supérieur en Haïti depuis 1986 Freud JEAN.………...…………………………..……...... 057 Christian ROUSSEAU ………………..………………..…...... 134 Habiter Haïti comme Universitaire-Citoyen Hérold TOUSSAINT ……………...……………………..…...... 139 ÉCONOMIE La reconstruction entre enjeux de marchés CONDITION FÉMININE et Ambition d’un Développement Soutenable Elom EZUHO ..…….....……………..…….……………...…...... 059 Le mouvement féministe et des femmes Toujours rebelle, l’Amérique Latine dans la transition 1986-2012 en Haïti Bernard DUTERNE …………………..……...…………..……...... 065 Marie Frantz JOACHIM .……………………...………………..…….. 144

Sommaire PROBLÉMATIQUE DU SPORT Les Fonctions Sociales du Sport dans les Sociétés Contemporaines Simon SAINT-HUBERT …………………………..………….…...... 152 Des Jeux Olympiques sous haute surveillance Gabriel BERNASCONI ……………………...……...... 156

INFO - CRESFED

 Colloque International : « Antênor Firmin, 100 ans plus tard »  Qui a peur de la construction de la nation politique, du peuple, du citoyen en Haïti ?  Pou yon demen miyò nan Aken

 Observatoire en Développement Local (ODL) : Sociographies des Communes de Paillant, d’Anse à Veau et de Petite- Rivière de Nippes  Le XVème Congrès de la Fédération Démocratique Internationale des Femmes (FDIF) Fait Pression pour la Reconstruction d’Haïti  Point de Rencontre : Haïti, Notre Rendez-vous avec la Mémoire  Rotas Criticas IV condamne la participation du Brésil à l’occupation/pacification d’Haïti  Point de rencontre : Haïti, notre rendez-vous avec la mémoire

 Publications du CRESFED et de la FGPC de 1986 à 2012 Jérôme AGOSTINIL, Moto-poulets à Ouanaminthe, 2011

RENCONTRE

REVUE HAÏTIENNE DE SOCIÉTÉ ET DE CULTURE

Le CRESFED publie depuis 1989 la revue RENCONTRE. Cette publication destinée à l’analyse objective de la situation nationale et la réalité régionale et internationale, répond à une demande qui se fait sentir au milieu des acteurs et actrices du mouvement démocratique, des jeunes, des universitaires, des cadres moyens, d’une publication agile, fait d’articles courts, de facile compréhension. Une revue d’études des questions sociales, politiques, économiques et culturelles qui offre des instruments d’analyse de la réalité sociale, et contribue à la connaissance et à la diffusion de dossiers d’intérêt national. Une publication qui contribue à l’orientation et à la formation démocratique, au maintien et à la défense des valeurs humanistes. Dès sa première parution, la revue a eu pour objectif d’être un lieu de rencontre :  Entre les courants les plus avancés et divers de la pensée et de la science contemporaines ;  Entre les théories et les pratiques politiques, sociales, économiques et culturelles ;  Entre les divers courants de la pensée progressiste ;  Entre les créateurs et créatrices, initiateurs et initiatrices de progrès, dont les contributions intellectuelles aident à l’enrichissement, à la connaissance et à la transformation du réel haïtien et de ceux et celles qui ouvrent le chemin en marchant ;  Entre les haïtiens et haïtiennes de toutes tendances, qui donnent le meilleur de leurs personnes en intervenant sur le terrain et les compatriotes de l’extérieur dont le cordon ombilical demeure attaché à ce coin de terre qu’est leur patrie d’origine.

RENCONTRE donc, comme terrain de débats, de contradictions, de confrontations, de ruptures, de réflexions critiques, de pluralisme enrichissant, de recherche constructive, d’édification du futur, a pu maintenir fermement cette ligne directrice.

2 Rencontre n° 26 / Septembre 2012 PRÉSENTATION

Du CNG au GNB pour accoucher de TK

Jesi CHANCY MANIGAT

libération, William Smarth. Le propos ? Un bilan critique des 26 dernières années de sortie de dic- tature sur toile de fond d’impunité récurrente.

Les aspects politiques, économiques, sociaux et éthiques de cette dimen- sion de notre Histoire Immédiate et Inachevée sont abordés par les prati- ciens-nes Sauveur-Pierre Étienne, Rémy Montas, Roody Edmé et Liliane Pierre-Paul –cette dernière, avec la verve et l’intransigeance que son parcours justifie. De même, dans la rubrique Condition féminine, notre consœur Marie-Frantz Joachim rend compte de la trajectoire plurielle du mouvement des organisations de femmes pendant la transition. La rubrique Notre Cité consigne l’évo- lution du secteur de l’enseignement supérieure durant la période, tel que perçu par les dirigeants universitaires Watson Denis, Christian Rousseau et Hérold Toussaint.

Jérôme AGOSTINIL, Méditation, Delmas 33, 2011 Une nouveauté concoctée par la di- rection : l’espace de « libre opinion », réceptacle des témoignages d’acteurs- her lectorat, dans ce numéro dou-ble, que la place-phare de Cuba dans la trices, sur des paramètres particuliers Cplus d’une trentaine d’au-teurs-res et région –une dizaine des articles y font inhérents au thème central de ce de textes déconstruisent le mythe de référence d’une manière ou d’une numéro : la koumbitiste Odette Roy l’« Haïti n’existe pas », té-moignant, autre. Fombrun, le juriste Me Gérard bien au contraire, de l’exis-tence Gourgue, le co-fondateur du KONA- d’une conscience citoyenne critique C’est dans un tel contexte que Suzy KOM Victor Benoît, un responsable et imbue des profonds malai-ses Castor est parvenue à mettre à table de SAJ / Veye Yo Élifaite Saint- générationnels et de la crise de valeur un trio du sérail : le journaliste- Pierre, un des responsables de PAJ, sociétale qui ronge Haïti. écrivain Hérold Jean-François ; le Père Freud Jean et un membre du Incontestables aussi, les manifesta- militant politique K-plume et le prê- directoire du parti AKAO, Dr Jean- tions de solidarité internationale ainsi tre engagé dans la théologie de la Hénold Buteau.

Présentation 3 La Page Retrouvée de feu Gérard Pierre-Charles, datée de 1987 ana- lysant « la crise sociale en Haïti et la lutte pour les droits du peuple », prend allure d’une prophétie.

Dans la rubrique Économie : les veines d’Haïti sont, non pas sous perfusion, mais belles et bien ouvertes pour le business humanitaire –tel est le constat de notre collègue du Conseil de rédaction, Elom Ezuho. De son côté, Bernard Duter- ne nous offre un reportage actualité des plus perspicace sur l’économie politique de notre Amérique.

La rubrique Monde et Société est dévolue à des citoyens-nes de marque qui ont contribué à l’avancement de l’identité de la région, de même qu’à des problématiques qui bouleversent sa morphologie. D’une part : Sonia Pierre par notre consœur Colette Lespinasse –pour sa lutte acharnée pour les droits des Dominicains de descendance haïtienne. Anténor Fir- min par la Cubaine Diana Canton Otaño –pour son double plaidoyer sur l’égalité des races humaines et l’indivisibilité de la Caraïbe. Le poète chilien Victor Jara par le Brésilien Pablo Gentili –occasion de réfle- xions sur les liens entre éducation et mémoire. D’autre part, à l’avant- veille du coup de force, l’économie politique du Paraguay, par Ignacio Christiane LAVAL, Pétion-Ville Gonzáles Bozzolasco. La question identitaire de Cuba dans la Caraïbe, et offerte par notre collaborateur de pour intégrer les nouvelles parutions adressée par Norman Girvan. longue date, Claude Pierre. du Centre et de la Fondation. Les Index des quatre numéros précédents, La Rubrique Culture inventorie les La double Problématique du Sport également à l’affiche de notre site lègues d’artistes d’exception : Azor contenue dans la rubrique sportive web, donnent un aperçu des contenus par notre compatriote Eddy Gar- concerne les fonctions sociales du desdites parutions. nier ; Daniel Santos par le Colo- sport (Simon Saint-Hubert) et les mbien Hernando Calvo Ospina et aspects sécuritaires des Jeux olym- Pour finir, Gary Pierre-Charles crée Michel-Rolph Trouillot par son ami piques (Gabriel Bernasconi). un nouveau concept d’illustration Tony Cantave. Également, par la intimistes pour Rencontre 26-27 plume de notre collègue Rose Lidia La Section Info rend compte de cinq fabriqué à partir d’esquisses, croquis, Édouarzin, le CRESFED publicise dessins et aquarelles extraits de notes avec fierté l’octroi du Prix Casa de événements majeurs aux niveaux local, régional et international, aux- de voyages de visiteurs-res étrangers- las Américas, à notre compatriote ères. Coup d’essai, coup de maître ? quels le CRESFED a pris part. La sec- Gary Victor. Seconde nouveauté de A notre lectorat de juger. ce numéro, la « Paj kreyòl » conçue tion Publications a été mise à jour

4 Rencontre n° 26 / Septembre 2012 HISTOIRE IMMÉDIATE ET INACHEVÉE

Table Ronde : Le bilan de la transition

Suzy CASTOR, William SMARTH, Hérold JEAN-FRANÇOIS, Evans PAUL

Le thème de cette Table Ronde, le bilan de la transition, nous amène, La transition à l’epreuve des d’entrée de jeu, à en clarifier la signification. Les processus de transi- faits tion issus de la troisième vague de démocratisation ont soulevé de lon- gues discussions passionnées. Depuis la décade 70, la déroute des régi- mes dictatoriaux ou autoritaires, en Europe, en Afrique, en Asie et en Suzy CASTOR Amérique Latine, et leur évolution vers un système politique démocrati- que ont été l’objet d’une abondante littérature qui a contribué à une omme le soulignent certains au- meilleure compréhension des conditions d’apparition, de consolidation Cteurs, le concept désigne « l’in- et de stabilité des régimes post dictatoriaux. Sans entrer dans une dis- tervalle entre un régime politique et cussion sémantique et tout en tenant compte que l’effondrement d’un un autre processus à travers lequel les régime ne conduit pas nécessairement à l’instauration de la démocratie, nouvelles règles du jeu politique sont nous considérons la transition comme le passage d’un point de départ produites et acceptées avant de pou- déterminé à un autre distinct. voir donner lieu à un nouvel ordre politique ». Par conséquent, la transi- tion est un nouveau cheminement au cours duquel coexistent des relations politiques démocratiques avec celles essentiellement dictatoriales ou auto- ritaires. Nous pouvons ainsi parler de sortie de dictature. De toute façon, il s’agit d’un processus complexe où se manifestent des intérêts, projets et pulsions multiples d’une société, qui acquiert une certaine accélération ou des formes diverses suivant le niveau de développement, les antécédents historiques ou l’expérience plus ou moins prolongée d’un régime démo- cratique antérieur à la dictature de chaque pays, en un mot, de la dimen- sion conjoncturelle et structurelle du contexte de la transition.

La durée des diverses expériences de transition peut s’étaler sur plusieurs années. Comment pouvons-nous l’es- timer dans le cas d’Haïti ? Très sou- vent nous reprenons l’expression de Pierre-Raymond Dumas « la transi- tion qui n’en finit pas ». Les interpré- Francoise GARRET, La cathédrale de Port-au-Prince, 2010 tations diffèrent selon les auteurs.

Histoire Immédiate et Inachevée 5 Certains, la localisent après le renver- les citoyens. Depuis lors, son applica- de la vie nationale. Après 26 ans, les sement de Jean-Bertrand Aristide du tion sine qua non est devenue le sym- points de départ et d’arrivée sont-ils pouvoir (2004 à date) ou encore dans bole du processus de démocratisation. les mêmes, pouvons-nous nous inter- la période du gouvernement provisoi- Peut-on avancer que son adoption a roger ? Quoi qu’il en soit, est-ce qu’il re de Gérard Latortue (2004-2006). fermé l’époque de transition et ouvert y a eu des changements substantiels Enfin, Cary Hector, en 2007, parle une nouvelle étape ? Bien au contrai- dans sa trajectoire ? Et quelles sont d’une double transition considérant la re. Elle a servi de pivot à une transi- les raisons qui peuvent expliquer une première, de 1986 à 2004, avec une tion marquée par le constant désajus- si longue transition ? Dans un effort césure qualitative entre l996 et1999, tement entre la superposition des de compréhension, nous signalons les et la deuxième avec un nouveau régi- principes démocratiques et les agisse- différentes phases politiques des for- me hybride que Jean-Bertrand Aristi- ments autoritaires. La Constitution de mes concrètes de son développement : de a essayé d’enraciner de 2000 à l987, en grande partie non encore ap- 2001. pliquée et souvent violée, bien qu’elle a) 7 février 1986 - 16 décembre 1990 : soit l’objet de nombreux débats, loin Antagonismes entre la continuité Pour les commodités de l’exposé et de fermer la transition, demeure jus- néoduvaliériste et la lutte pour un dans une perspective historique, nous qu’à présent l’acquis de cette période nouvel ordre démocratique. La considérons la période la plus utilisée et aussi son guide. répression de l’armée n’arrive pas sur la sortie de dictature en Haïti. La à dominer les revendications et la transition a été amorcée le 7 février Devrait-on enclaver la transition entre mobilisation populaire. Dans des l986 comme symbole de l’écroule- les deux dates symboliques du départ combats difficiles, avec des avan- ment d’un régime dictatorial de plus et du retour de Jean-Claude Duva- cées et reculs, les élections du 16 de 29 ans, avec le départ de Jean- lier ? Expression des avatars et des décembre l990 rompent le match Claude Duvalier. Jusqu’où s’étend-t- péripéties de cette époque, contraire- nul entre les deux camps. Pour la elle ? ment au départ de Jean-Claude Duva- première fois depuis l’occupation lier, la date de son retour est le résul- américaine, l’armée n’est pas Plusieurs experts des phénomènes de tat de la connivence des éléments du source de pouvoir. transition, comme J.Y Morin, dans régime antérieur et de l’international b) Décembre 1990 à septembre 1991 : une approche essentiellement institu- avec la nouvelle situation de démo- l’intermède de l’exercice d’un tionnaliste, signalent que le « consti- cratisation politique. Malgré sa forte pouvoir démocratique malgré ses tutionnalisme joue un rôle de premier charge symbolique, elle n’a pas et ne limites. Avec le gouvernement plan dans la transition des régimes saurait constituer une césure dans le d’Aristide, fruit de ce grand mou- autoritaires à la démocratie. Ce cons- processus de la transition. vement social, la classe politique titutionnalisme consiste à enchâsser traditionnelle est déplacée ; les les libertés, les droits civils et politi- exclus font leur entrée en scène ques ainsi que les règles de l’État de Sommes-nous arrivés à une par la voie royale ; le rêve de par- droit dans les constitutions de chaque stabilisation de la démocrati- ticipation politique se concrétise État et à en garantir le respect en les sation dans notre société ? La ten- avec la légitimité populaire et rendant justiciables devant les institu- tation dictatoriale ne nous guette-t- constitutionnelle. Durant ces sept tions légalement établies par la Cons- elle pas ? mois, se réalisent des avancées du titution ». Dès sa première année, la point de vue légal, mais peu de sortie de dictature haïtienne a été changements dans l’amélioration marquée par le vote de la Constitu- Une transition peut-elle durer un de la vie des majorités. Cepen- tion de l987, résultat de la corrélation quart de siècle ? « La transition haï- dant, le sentiment d’être en condi- des forces en présence : d’une part, tienne, souligne Sauveur Pierre Étien- tion propice pour l’accès à la cito- celle des militaires au pouvoir qui ne, est une transition en dents de scie, yenneté représente une conquête voulaient assurer une certaine conti- une transition chaotique. Il y eut à la de haute potentialité pour arriver nuité ; d’autre part, celle de la pous- fois continuité et rupture dans la à une nation enfin unifiée. sée populaire qui exigeait une rupture poursuite du changement politique ». avec l’ordre ancien et le passage du En effet, son développement n’a pas c) Septembre 1991 - octobre 1994 : régime dictatorial à un régime démo- été uniforme. Sans aucun doute, nous la restauration totalitaire. L’ex- cratique. La Constitution, véritable avons assisté, durant ces 25 ans, à des périence du pouvoir démocratique projet de société, promulguait les ins- mutations multiples qui ont particu- se révèle rapidement une illusion titutions pour régler la relation entre lièrement marqué le champ politique avec un violent coup d’État par les pouvoirs et entre les autorités et et, de manière générale, l’ensemble une armée chaque fois plus gangs-

6 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 térisée. Malgré une répression sans rémission, la résistance se renforce. En pleine période de guerre froide, l’armée perd l’ap- pui de ses alliés traditionnels et Aristide président constitutionnel, revient au pouvoir accompagné des troupes militaires de la com- munauté internationale. d) Octobre 1994 - janvier 2010 : le long régime Aristide - Préval, avec l’intermède du gouver- nement provisoire Jonassaint – Latortue, couvre toute cette période. Le retour apporte de nouvelles illusions et opportunités mais aussi des ruptures, dérives et perver-sions. La dissolution de l’armée constitue une avancée des plus significatives. Cependant, le populisme et l’absence de projets affectent bien vite la légitimité du régime. Non seulement les vieux schémas du passé sont reproduits (abus de pouvoir, corruption, clientélisme, autoritarisme etc.), mais aussi les déformations éco- nomiques et sociales du système sont accentuées. La désinstitu- tionalisation des institutions rompt toutes les digues de con- tention de la société et du pouvoir, reflétant l’incapacité de Bunny GRIFFETH, Esquisse Haïtienne, 2011 la gestion du pouvoir Lavalas. Avec un jeu d’alliances de plus en e) Janvier 2010 à date. Le tremble- stabilisation de la démocratisation plus réduit et la diminution de sa ment de terre et les nouvelles dans notre société ? La tentation dic- capacité de mobiliser les masses, données. Cette catastrophe a ac- tatoriale ne nous guette-t-elle pas ? hier encore enthousiastes, on centué et a mis à découvert toutes La réflexion sur l’évolution de la assista non seule-ment à la désar- les caractéristiques de la période transition encore fragile et menacée ticulation de la société mais aussi antérieure : l’absence de leader- ne souligne-t-elle pas de multiples à la perte de la souveraineté na- ship individuel et collectif, le difficultés et incertitudes ? tionale avec la puissante omni- manque d’alternatives, la détério- présence de l6 000 militaires des ration des institutions, le renfor- Plusieurs questions nous préoccupent. Nations Unies. cement de la tutelle, l’aggravation Cette Table Ronde va certainement de la situation économique. La aider à éclairer bon nombre de diffi- A noter durant cette époque la diffi- voie est ouverte à une nouvelle cultés et blocages mais aussi à signa- culté d’une cohérence nationale, car forme de populisme –de droite ler les conquêtes et les atouts de ces la faiblesse du mouvement des sec- cette fois– qui débouche sur les deux dernières décennies. Brièvement teurs démocratiques, à la fois cause et incertitudes que nous vivons nous pouvons signaler certaines ca- conséquence du manque de ressour- actuellement. ractéristiques que nous jugeons im- ces financières et humaines, réduit sa portantes. capacité d’intervention et d’adoption Eu égard à ce qui précède, il nous est de solutions par des moyens politi- difficile de fermer la période de tran- La période de transition a été mar- ques. sition. Sommes-nous arrivés à une quée par : la rupture avec l’État dic-

Histoire Immédiate et Inachevée 7 tatorial, la mise sous tutelle, la faible le et politique, et leur faible structu- Elle n’a pas été capable de répondre structuration organisationnelle, le re- ration organisationnelle. Le mouve- aux demandes sociales et de résoudre fus de l’accès au droit à la citoyen- ment social potentiellement puissant, les complexes problèmes de la margi- neté, les catastrophes naturelles. malgré ses limitations et ses moments nalisation et de l’exclusion génératri- de flux et de reflux, est caractérisé ce d’une pauvreté extrême. Au con- Les tensions entre la rupture avec par la présence de partis politiques et traire, après le 12 janvier 2011 les l’État dictatorial et la naissance d’un de la société civile faiblement organi- secteurs appauvris de la classe mo- État au service de toute la nation. Un sés, avec une absence patente de lea- yenne connaissent une mobilité socia- État moderne et efficace, capable de dership individuel ou collectif. D’où le par le bas et viennent intégrer les générer des politiques de développe- la difficulté de répondre à la nécessité contingents de pauvres. Il est bon de ment humain et soutenu. Un État de d’une direction qui garantirait l’orien- signaler cependant un phénomène droit avec des règles de jeu claires et tation politique et s’assurerait de plus nouveau qui augmente cette tension : le fonctionnement adéquat des autres en plus le soutien chaque fois plus des couches de plus en plus grandes pouvoirs. Or, le présidentialisme à ample de la population. non seulement sont pauvres mais aus- outrance, s’est singularisé, en maintes si ont pris conscience de ce que cela fois, par des pratiques autoritaires et La tension entre la violence structu- signifie comme marginalisation so- par des tentatives franches ou sour- relle et conjoncturelle du pouvoir et ciale, économique et politique. noises de vassalisation des deux au- le choix pacifique adopté par le mou- tres pouvoirs. Durant toute la transi- vement démocratique. La violence Et enfin, il n’est pas superflu de rap- tion, elle n’a pu établir les institutions politique a commencé dès avril 1986 peler que, jamais peut-être dans son prônées par la Constitution, et a au avec la tuerie de militants lors d’un histoire, le pays n’a dû affronter, en contraire, affaibli celles qui existaient pèlerinage à Fort-Dimanche, symbole un si court laps de temps, tellement et s’est montré incapable de sauve- de la répression des 29 ans de la dic- de catastrophes naturelles qui se sont garder la souveraineté de la nation. tature. La tenue des premières élec- distinguées non seulement par leur Le système politique avec le populis- tions, en l987 –encore un acquis de la répétition, mais aussi par l’ampleur me de gauche ou de droite, n’a pas Constitution–, s’est soldé par le mas- des dégâts et leurs retombées sur la donné de réponses concrètes et ef- sacre de votants particulièrement à la vie nationale. L’impact en est grand. ficaces aux revendications et aux ruelle Vaillant, violence depuis lors Le 12 janvier 2010 avec le tremble- besoins matériels de la société et est toujours présente ou sous-jacente ment de terre de 33 secondes peut devenu chaque fois plus incapable de dans les élections ultérieures, ou dans être considéré comme une date césure maintenir une légitimité acceptable et des moments de difficultés politiques. dans le développement de cette tran- de juguler la pauvreté. La tentation d’un retour au passé, sition. bien que de plus en plus difficile ne L’évolution d’un pays en situation de s’est pas totalement éloignée du pou- Voilà brièvement quelques paramè- dépendance à un pays qui a perdu sa voir. Violence inhérente à la société à tres dont il faut tenir compte pour souveraineté. D’où les tensions entre deux voies où le refus à la citoyenne- évaluer l’époque de la transition et la demande de souveraineté et la mi- té et à l’accès de conditions de vie ac- qui, se retrouveront, d’une façon ou se sous tutelle de la nation. La pré- ceptables plongent la grande majorité d’une autre, dans le bilan qui sera sence de troupes militaires internatio- dans une situation de misère explosi- dressé au cours de cette Table Ronde, nales, l’omnipuissante présence civile ve. Le mouvement démocratique à avec la présence de trois personnali- étrangère, l’omniprésence des ONG et part des exceptions non démocrati- tés qui ont été des acteurs dans la lut- les caractéristiques de la coopération ques s’est toujours défini par son te contre la dictature et durant l’évo- internationale innervent tous les as- caractère politique. lution de cette sortie de dictature : le pects de la vie du pays et leurs ac- Révérend père William Smarth, le tions se font sentir dans tous les La tension entre l’acquis des libertés dirigeant politique, Evans Paul et camps. Cette situation introduit un publiques et le refus de l’accès au l’écrivain, journaliste Hérold Jean- nouveau facteur dans la complexité droit à la citoyenneté. On ne souli- François. de l’évolution de la transition et rend gnera jamais assez le poids de la libé- encore plus difficile son dépasse- ration de la parole et de l’exercice des ment. droits civils et politiques après 29 ans Il y a une rupture, le 7 fé- de dictature. Toutefois, la transition vrier 1986, qui devrait nous La tension entre l’irruption de nou- n’a pas pu avancer avec efficacité et conduire à une réalisation satisfai- veaux intervenants sur la scène qui transparence pour empêcher la dété- sante pour le pays, pour le peuple revendiquent leur participation socia- rioration de la situation économique.

8 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 William SMARTH : Je dirais que l’exposé a été très dense. Première- ment la périodisation. Quand com- mence t-elle ? Je crois qu’il nous faut adopter 1986, comme point de départ de la transition, jusqu’à aujourd’hui, avec des nuances que nous ajouterons au cours de la discussion. Je crois que nous sommes toujours en transition et que nous pouvons nous entendre sur ce point. Mais sur quoi allons nous insister ?

Simplement il y a une rupture, le 7 février 1986, avec des pratiques dic- tatoriales publiques reconnues offi- cielles dans le pays. Depuis, nous sommes à la recherche d’autres insti- tutions, d’autres structures qui nous permettent d’arriver à la démocratie. Démocratie du peuple haïtien, pour le peuple haïtien. Cette définition assez Jean-Paul LADOUCEUR, L’Haïtienne, 2011 large, nous évite d’entrer dans une discussion interminable. Mais l’es- de de dictature, presque trois décen- C’était bien de faire cette mise en sentiel, c’est qu’il y a une rupture, nies et un processus pour arriver à la contexte pour nous situer dans le dé- quelque chose a changé qui devrait mise en place d’institutions, en adop- bat. nous conduire à une réalisation satis- tant la constitution de 1987 qui est faisante pour tout le monde, pour le devenue le nouveau cadre de référen- Jusqu’à présent la constitution de pays, pour le peuple. Nous n’en som- ces. On sortait d’une dictature consti- 1987, est heureusement le point de mes pas encore là, c’est ce que je di- tutionnelle, parce que sous Duvalier y repère, le guide et même le seul ci- rais pour faire avancer la première avait une constitution qui prévoyait ment de l’unité nationale. Bien qu’on partie. cette dictature, devenue une dictature ait essayé de l’amender tous ses arti- héréditaire avec l’arrivée au pouvoir cles ne sont pas totalement en appli- en 1973 de Jean-Claude Duvalier. cation. L’ensemble des principales Comme témoin, acteur prin- Donc la période ouverte le 7 février institutions qu’elle a prévues n’ont cipal, homme politique, so- 1986 avec la chute de la dictature du- pas encore vu le jour et, la sortie de ciété civile, médias nous sommes les valiériste est le début de la transition, transition ne sera effective qu’à la premiers privilégiés pour offrir no- et nous sommes actuellement en tran- mise en place du Conseil Électoral tre témoignage et faire le bilan de sition. Permanent et d’un ensemble d’insti- cette période transitoire tutions pour lancer le pays. Aujour- J’aime bien cette spécification des d’hui encore nous continuons à accu- multiples visions des différentes pé- muler les retards de la période du Hérold JEAN-FRANÇOIS : Je crois riodes de la transition, c’est-à-dire si pouvoir Lavalas, notamment des de- que la mise en contexte de Suzy était on analyse bien les points de référen- voirs non faits du Président Préval importante pour lancer le débat, rap- ces, on pourrait même parler des tran- qui rendront son entrée ou, en tout peler les points essentiels et les diffi- sitions de 1986 à nos jours, car, elle cas, sa sortie encore un peu plus dif- cultés de cette période de transition. n’a pas été uniforme et continue. Il y ficile. Elle a bien fait de signaler que la sor- a eu des tentatives de questionnement tie ou bien la chute d’un régime dic- de retour en arrière. À partir du 30 Donc le débat de ce point de vue à tatorial ne signifie pas forcément septembre 1991, la parenthèse ouver- partir de la mise en contexte de Suzy l’entrée en démocratie et elle a parlé te dans la transition démocratique est lancé. Comme témoin, acteur de sortie de dictature. Je crois que la jusqu’au retour d’Aristide le 15 octo- principal, homme politique, société transition démocratique est une pério- bre 1994, ne peut être considérée civile, médias nous sommes les pre- de de soudure entre une longue pério- comme expérience démocratique. miers privilégiés pour offrir notre té-

Histoire Immédiate et Inachevée 9 moignage et faire le bilan de cette pé- statu quo, au mépris de la volonté velle orientation au pouvoir politique riode transitoire. populaire exprimée dans la grande même si ce n’était pas un régime mobilisation contre la dictature inten- d’aspiration démocratique. sifiée particulièrement aux Gonaïves, Comment cheminer vers un le 28 novembre 1985, après l’assassi- A mon avis, une transition politique changement de régime avec nat de trois jeunes écoliers : Jean Ro- ne peut pas être considérée comme un un pouvoir de transition manipulé bert Cius, Makenson Michel et Da- cheminement du mal vers le bien ou par les principaux manitous du ré- niel Izmael, martyrs parmi tant d’au- du bien vers le mal. Elle peut être gime dictatorial en tenant compte tres, fauchés sur le parcours de cette l’un ou l’autre, et risque parfois de du vide laissé par les différentes longue et difficile lutte, pour la dé- déboucher sur l’imprévisible. Par sensibilités du secteur démocrati- mocratie et l’amélioration des condi- exemple, en Haïti avant l’arrivée de que d’avant-garde évoluant à tions de vie exécrables du peuple haï- la dictature, le système plus ou moins l’étranger ou en Haïti tien. d’alternance politique existant ne cor- respondait pas véritablement, aux as- Dans ces conditions, comment che- pirations du secteur progressiste de Evans PAUL : Pour moi, la transition miner vers un changement de régime l’époque. François Duvalier qui fai- serait une période intermédiaire entre avec un pouvoir de transition mani- sait partie de cette tendance, a utilisé un régime dictatorial et un régime pulé par les principaux manitous du des astuces malicieuses, pour se pro- d’aspiration démocratique. Suzy vient régime dictatorial en tenant compte pulser au pouvoir et, en instaurant d’exposer tout ce que nous avons vé- du vide laissé par les différentes sen- son système dictatorial, a conduit le cu pendant ces 25 dernières années sibilités du secteur démocratique pays au pire. qui, dans une ambiance d’indécences d’avant-garde évoluant à l’étranger politiques et de catastrophes naturel- ou en Haïti en tant que militants poli- C’est aussi la résultante du manque les, montre comment, malheureuse- tiques, activistes religieux, syndica- de pragmatisme politique des élé- ment, nous pataugeons dans ce que listes journalistes et artistes, incapa- ments progressistes qui n’arrivaient j’appelle « la controverse de la conti- bles de dessiner une période de tran- pas à donner une meilleure orienta- nuité d’un système autocratique » sition raisonnable ? tion aux différentes luttes engagées, initiée depuis le renversement de pour le progrès et la démocratisation Jean-Claude Duvalier, le 7 Février Le changement de régime en Haïti in- du pays. Nous retenons qu’au début 1986 et qui persiste encore aujour- tervient à un moment historique où des années 80, certains opposants au d’hui. Le pays est plongé dans une un grand mouvement de contestation régime rétrograde, militant en exil, ambiance délétère par des pratiques populaire a eu raison d’autres régi- ont organisé une conférence à Pana- politiques scélérates, aggravées par mes du même type. Le peuple haïtien ma pour essayer de trouver en vain les effets néfastes des catastrophes s’est un peu inspiré de ce qui s’est une formule unitaire pour l’adoption naturelles. passé au Nicaragua, au Salvador et en d’une alternative cohérente et consen- Iran. Contrairement à ce qui s’est suelle à la dictature. Comment parler de transition quand passé en Haïti, le Front sandiniste, Duvalier lui-même a nommé ses suc- principal artisan de la chute de Somo- Au cours de la dernière période dan- cesseurs ? Juste avant de quitter le za, a pu orienter le pays, dans une dy- gereuse et très mouvementée du pou- pays, sous fortes pressions populai- namique, qui a abouti à une ambiance voir de Jean-Claude Duvalier, active- res, il a procédé à la formation du d’alternance politique. Sans avoir pu ment recherché par les services ré- Conseil National de Gouvernement maintenir le pouvoir ou y instaurer un pressifs du régime, j’étais dans le ma- (CNG) pour lui succéder. Des six régime socialiste, il en est résulté au quis en grand danger. Malgré l’eu- membres de ce Conseil que le dicta- moins, un régime démocratique, d’al- phorie de la conquête d’un nouveau teur soit disant déchu, a présenté à la ternance politique du pouvoir. Situa- climat de liberté individuelle, j’étais nation, dans un discours télédiffusé tion un peu plus complexe au Salva- très préoccupé par l’absence d’une al- e tout de suite après son départ, seul M dor, dont la période de guerre civile ternative de transition après la chute Gérard Gourgue était issu du secteur était plus longue, par rapport au Nica- de la dictature. Alors que la popula- démocratique. Acculé, quelques se- ragua. Mais là encore, le bilan est tion était en liesse, j’ai vécu les pre- maines plus tard, il a été obligé de nettement plus positif comparé au nô- miers moments du 7 février 1986, démissionner. tre. En Iran par exemple, le Shah n’a avec un sentiment de profonde tris- pas été autorisé à designer ses succes- tesse parce que j’étais pleinement En clair, les tenants du duvaliérisme seurs. Khomeyni, l’alternative en conscient du danger de ce manque- se sont arrangés pour maintenir le exil, a donné quand même une nou- ment qui a coûté très cher, au pays.

10 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Je comprends chaque jour un peu plus, le sentiment prémonitoire du choc que je ressentais dans la matinée du 7 février 1986, en voyant à la Té- lévision nationale, Jean-Claude Du- valier, annoncer son départ au pays et présenter les membres du CNG pour le remplacer. C’était pour moi, le si- gnal du maintien du système de la présidence à vie, dont l’un des princi- pes fondamentaux a été le droit re- connu par la Constitution, taillée sur mesure par le régime, permettant à un dictateur de désigner un successeur, âgé seulement de 19 ans, en 1971, ce que son père François Duvalier avait fait avant sa mort.

Jusqu’à présent, la cause principale de l’avortement de cette transition, provient de ce faux pas historique qui, depuis plus de 26 ans, a entraîné le pays dans ce que je considère com- me « la valse des contradictions » à travers des événements qui l’ont pro- fondément marqué, rarement dans le bon sens, le plus souvent négative- ment.

Cette longue période d’une transition décevante, a maintenu le pays dans l’agonie d’un duvaliérisme rampant, Rémi COURGEON, Portrait innachevé d’Haïti IV, 2011 qui, même sans la personne du dicta- teur aux commandes, résiste à toute velléité de démocratisation et de mo- Toujours des choix lamentables qui dictions dont a parlé Evans pour ca- dernisation de sa gouvernance. Une conduisent à la destruction systémati- ractériser notre transition. seule constance : la prédominance au- que de l’État, au profit ou au détri- tocratique sans répit du pouvoir per- ment des individus dont les intérêts sonnel, au détriment de la gouvernan- sont contraires à ceux du pays. De- Vous autres journalistes, at- ce institutionnelle, telle est la leçon vant un tel constat, il est indispensa- tention ! Vous devez vous retenue du comportement politique de ble de conjuguer des efforts suscepti- battre pour cet acquis extraordi- presque tous les gouvernements qui bles de sortir le pays, de cette « valse naire se sont succédé au pouvoir, au cours de contradictions » qui l’enlise dans de cette douloureuse période de fé- l’incertitude, pour enfin arriver à vrier 1986 à nos jours. Les pratiques l’instauration d’un climat politique William SMARTH : D’accord. Certai- politiques antidémocratiques et rétro- propice à une véritable transition vers nement c’est un chemin : il est diffi- grades enregistrées, au cours des la stabilité politique, pour le progrès cile d’essayer de comprendre pour- deux passages au pouvoir, d’Aristide économique et social de notre très quoi nous n’avançons pas. Mais, il qui était censé représenter cette gran- chère Haïti. n’y a pas seulement le poids du poli- de aspiration démocratique, ne font tique, l’économique et certainement que noyer l’espoir d’une vie meilleu- Suzy CASTOR : Il serait intéressant notre dépendance interviennent aussi. re en Haïti. d’approfondir davantage les éléments de blocage dans cette valse de contra- C’est un bon chemin, mais ne serait-il pas mieux de faire le bilan de nos ac-

Histoire Immédiate et Inachevée 11 quis depuis 1986 ? Là, il y aurait trand Aristide avait la dimension du Evans PAUL : Pour comprendre l’im- beaucoup à dire. Par exemple, la li- leader que l’on attendait à ce moment portance des acquis démocratiques berté d’expression. Je parle de l’expé- là, aujourd’hui nous serions dans une comme la liberté de parole, la liberté rience que j’ai vécu, avant mon exil autre situation. L’échec de la période d’association, il suffit de rappeler et de ce que j’ai vu en 1986 avec transitoire doit être assumé par les qu’à un moment déterminé, même l’explosion du droit à la parole. C’est élites, et par les leaders. l’expression du mot liberté était quelque chose d’extraordinaire. C’est risquée. Je me rappelle qu’à l’une des pourquoi il faut se battre pour ne Il faut admettre que la période de représentations de la pièce à succès jamais le perdre. Alors vous autres transition est une période de cons- Debafre que j’ai écrite avec deux au- journalistes, attention ! Vous devez truction démocratique avec des ac- tres compatriotes, l’utilisation du mot vous battre pour cet acquis extraordi- quis, comme William vient de le si- liberté dans l’une des répliques d’un naire. À mon avis c’est un point de gnaler. Rien ne peut remplacer la li- acteur, a provoqué la colère d’un ton- départ pour la démocratie, sans lui berté d’expression, la jouissance de ton macoute se trouvant dans la salle. nous n’irons nulle part. libertés publiques, le droit de mani- « Qu’est-ce que vous entendez par li- fester et, il faut se battre pour que ces berté ? » a-t-il riposté. Le mot liberté acquis deviennent véritablement irré- était trop fort et a été considéré com- versibles. Même plus, je crois déjà Vaines seront les tentations me subversif. J’ai aussi le souvenir qu’ils sont irréversibles. Les événe- autoritaires d’aujourd’hui, des événements du 9 novembre 1979 ments de 2001 à 2004 qui ont chassé de ceux qui ne comprennent rien à Saint Jean Bosco. Lors de la confé- du pouvoir le président Aristide l’ont e au régime politique établi par la rence que s’apprêtait à prononcer M déjà démontré. Vaines seront les ten- constitution de 1987 Gérard Gourgue, en sa qualité de Pré- tations autoritaires d’aujourd’hui, de sident de la Ligue Haïtienne des ceux qui ne comprennent rien au régi- Droits Humains. Dès la première me politique établi par la constitution phrase énoncée par le conférencier, Hérold JEAN-FRANÇOIS : Nous de 1987. les tontons macoutes ont commencé à sommes d’accord sur la durée de la exercer leur violence. La seule réac- période de la transition, il faut y met- Nous devons fixer la responsabilité tion de l’assistance, qui appuyait la tre le contenu c’est-à-dire en faire le des élites dans ce qui est arrivé en démarche, a été de scander le mot bilan. Comme William vient de le 1990. Les élections du 16 décembre LIBERTÉ. suggérer, il faudrait se demander auraient dû être un point de départ pourquoi nous sommes encore dans fondamental pour changer le système S’exprimer en toute liberté pour trois une aussi longue transition ? Quels politique. Appuyé par la société civile générations d’Haïtiens, en 29 ans de sont les différents responsables, no- à l’époque, le mouvement populaire dictature autoritaire, a été difficile- tamment les élus et les facteurs de derrière le Front National pour le ment toléré par les nouvelles autorités blocage dont le plus grand est l’ab- Changement de la Démocratie issues du duvaliérisme. Ce n’est pas sence de leadership, comme vient de (FNCD) qui est devenu le grand mou- par hasard que le général Henry le signaler Evans Paul ? On s’est vement Lavalas, voulait changer Namphy, Président du CNG a qualifié trompé de leaders, ils n’étaient pas l’État. Mais on a vu qu’en termes de de bamboche démocratique, l’atta- ceux qu’il fallait ou bien ils n’ont pas changement, l’État était plus retors, chement du peuple haïtien aux con- été à la hauteur de leur mission. C’est plus rusé et plus difficile à changer quêtes des libertés démocratiques, pourquoi nous sommes encore en si- qu’on ne le pensait. Existait-il une obtenues au prix d’énormes sacrifi- tuation d’une transition qui n’en finit réelle volonté de changer l’État ? ces, dans ce long processus au cours pas. Est-ce que ceux-là qui devaient le duquel, de nombreux cas d’assassi- réformer ont essayé de mettre en nats et de répressions politiques des Suzy a fixé le 7 février 1986 comme place les conditions adéquates pour le plus horribles sont enregistrés. J’esti- repère. Evans Paul, le père William changer ? Je crois que c’est là qu’il me que nous avions sous-estimé la Smarth, le père Antoine Adrien et faudrait regarder… capacité de résistance du système au- d’autres leaders de la société civile tocratique qui a toujours dominé le ont été des acteurs clés de ce moment pays et qui a montré une potentialité historique. C’était une période d’apo- surprenante de reproduction. théose. Le 29 novembre 1987, après L’adoption de la Constitu- tion de 1987 et la sauvegarde le massacre des votants, en ligne pour N’est-ce pas de l’infantilisme politi- la première expérience démocratique des libertés fondamentales, deux atouts essentiels que que de miser autant d’espoir en la après 30 ans de dictature, si Jean-Ber- personne de Jean-Bertrand Aristide,

12 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 que la popularité du Président Aristi- de le place au dessus de la Constitu- tion ? De quoi lui donner la grosse tête et l’encourager dans ses attitudes déraisonnables par rapport au FNCD d’abord, à l’OPL ensuite. Aussi, quand les Députés ont interpellé le Premier Ministre René Préval, Aristi- de ne pouvait comprendre, que des Parlementaires entendaient renvoyer le Premier Ministre d’un Président aussi puissant. J’ai l’impression qu’avant le coup d’État répréhensible du 30 Septembre 1991, le Président Aristide n’accordait aucune impor- tance à la Constitution et aux institu- tions du pays.

Néanmoins, il y a eu quand même à souligner dans cette transition la créa- tion d’un cadre légal organique à nos aspirations démocratiques, par l’adoption de la Constitution de 1987 et la sauvegarde des libertés fonda- mentales, (quoique souvent mena- cées), deux atouts essentiels dont il faut profiter des avantages pour en- gendrer les conditions propices à la mise en place d’une véritable transi- tion démocratique, c’est-à-dire, la transformation du système autocrati- que rétrograde, par l’adoption d’un mécanisme pour le renforcement ins- titutionnel et démocratique de l’ap- pareil d’État, destiné à garantir une meilleure gouvernance du pays. Un tel objectif exige obligatoirement des ruptures. Nous ne pouvons plus conti- nuer à improviser nos leaders, ni re- poser nos espoirs sur l’étranger. Nous devons planifier l’avenir et miser nos choix sur des méthodes rationnelles. Jérôme AGOSTINI, Delmas 41, Chen Janbe, 2011 qui n’est pas l’unique responsable de sans projet, sans méthode, dans Sur le terrain il n’y avait pas ses dérives. La naïveté des éléments l’aventure politique Lavalas. de forces politiques organi- d’avant-garde de la lutte démocrati- sées capables d’assurer la transi- que, connus pour leur savoir et leur Ainsi, nous avons contribué à cau- tion expérience, mérite également d’être tionner la logique du pouvoir person- questionnée. La faiblesse de ce sec- nel qui prévalait, au détriment des teur, incapable de créer une force mécanismes politiques institution- William SMARTH : Je dirais que cer- politique organisée, explique l’attitu- nels. Comment comprendre que des tainement Aristide a été un leader im- de opportuniste des uns et des autres, personnalités, jusque-là respectables provisé. Mais je ne crois pas que à supporter Aristide, sans condition, et respectés, ont accepté de propager c’était seulement une question de per-

Histoire Immédiate et Inachevée 13 sonne, et de la personnalité d’Aristi- Vingt-six ans plus tard, le William SMARTH : Je suis tout à fait de. Le mouvement qui aspirait juste- pays continue aujourd’hui de d’accord, mais en général en Haïti, ment à la démocratie n’était pas faire les frais d’une transition qui les candidats n’ont pas de projet. Je structuré. Certainement j’ai appuyé n’en finit pas puis confesser que c’est l’une des Aristide, pas en tant que leader, mais raisons pour laquelle moi je n’ai pas comme quelqu’un qui, à mon avis, voté aux dernières élections. J’ai était engagé dans le mouvement de la refusé de voter pour plusieurs rai- Evans PAUL : En donnant un chèque théologie de la libération en conne- en blanc à Jean-Bertrand Aristide en sons : Premièrement, parce qu’il n’y xion avec tout ce qui se faisait juste- 1990, nous ne nous sommes pas mon- avait ni projet ni conditions ob- ment en Amérique Latine, surtout au trés responsables. Sur la base de quel jectives pour voter. Préval ne croit Nicaragua. Mais, je suis tout à fait projet, de quelle vision avons-nous pas aux élections, il n’organise jamais d’accord, que nous n’avions pas me- encouragé le peuple haïtien à le pla- des élections démocratiques. J’en ai suré, les différences et avions pensé cer à la présidence du pays, le 16 dé- fait l’expérience plusieurs fois, en que c’étaient les mêmes circonstan- cembre 1990 ? Il nous faut aujour- discutant plusieurs fois avec lui. Mais ces. Le problème aussi de notre coté, d’hui réviser nos devoirs, reconnaître là ce sont de grands problèmes, des c’est que sur le terrain il n’y avait pas nos erreurs, pour augurer de meilleu- problè-mes d’institutionnalisation. Il de forces politiques organisées capa- res perspectives au pays. La confian- faudrait se demander aussi combien bles d’assurer la transition. ce n’exclut pas le contrôle. d’Haïtiens croient aux élections. Moi je parle d’institution. Quand on sait Pour répondre aux exigences de la loi comment les dernières élections se électorale, en vue de se faire inscrire, sont passées... Les gens qui se Défaut d’institutionnalisation le candidat à la Présidence Jean-Ber- trouvent dans le Nord-Ouest en ont qui a pesé et pèse encore trand Aristide, a fait le dépôt du pro- fait l’expérience. C’est incroyable ! dans les élections de 2011 gramme politique du Front National Moi, qui pensais que ça ne se faisait pour le Changement et la Démocratie plus, de donner de l’argent ainsi aux (FNCD), qu’il a qualifié de chapeau votants ! Et s’est fait publiquement ! légal, sitôt parvenu au pouvoir, il C’est là le problème : pas d’institu- Hérold Jean-François : Mettons tion. Les élections comme institution alors cette situation sur le compte n’avait même pas prit le temps de le lire. Les dirigeants du FNCD, dont je démocratique en Haïti n’existent pas d’une euphorie populaire après le vo- et plusieurs personnes n’y croient te de la constitution de 1987 et de faisais partie, n’avaient pas jugé né- cessaire d’exiger un accord politique pas. Je crois qu’en Haïti, il faut toute l’arrivée en masse sur la scène politi- une éducation à la démocratie, une que, comme Suzy vient de le dire, des d’application de ce programme, en cas d’élection du candidat. On avait éducation politique. Et, je suis heu- exclus qui sont devenus citoyens avec reux d’avoir avec moi un journaliste, un poids politique extraordinaire. tout simplement, misé sur sa bonne foi. car c’est votre travail, et c’est aussi le Ainsi, dans ce mouvement eupho- travail des églises : la formation. rique la figure charismatique de Jean- Donc ce thème serait pour une autre Bertrand Aristide a été privilégiée au entrevue : comment préparer, com- détriment de la mise en place de la Il n’y avait ni projet ni con- ment aider à changer la mentalité ? consolidation des institutions évo- ditions objectives pour voter Comment faire de l’éducation quées par Evans Paul qui a signalé sociale, un point indispensable pour deux moments importants. Mais com- arriver à la démocratie ? Nous me talon d’Achille de la transition dé- sommes encore plus loin et très loin. mocratique, il faut signaler ce défaut Faut-il rappeler que les axes princi- d’institutionnalisation qui a pesé et paux de ce « programme de transition pèse encore dans les élections de démocratique » mettaient l’accent sur 2011, nous mettant dans cette réalité la nécessité de profiter de la Présiden- ou le faire-de-la-politique se réalise ce d’Aristide, pour faire une véritable en dehors du cadre institutionnel et transition démocratique. Cinq années La détérioration des condi- des cadres politiques. Les revendica- seulement s’étaient écoulées depuis la tions de vie et le déficit de tions portaient sur un individu, une chute de Duvalier. Vingt-six ans plus citoyenneté ont atteint un seuil in- figure charismatique. Je crois que ce tard, le pays continue aujourd’hui de tolérable grave manquement a traversé toute la faire les frais d’une transition qui transition démocratique. n’en finit pas.

14 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 fonctionnement du parlement, ne sommes-nous pas en droit de nous demander s’il ne s’explique pas en grande partie par l’absence ou la grande faiblesse des partis politi- ques ? Et là, il faut signaler un grand paradoxe : alors qu’historiquement Haïti n’est jamais parvenu au fonc- tionnement régulier de partis politi- ques, le mouvement social post dicta- ture, dès le départ, a adopté en géné- ral, une position anti parti. Toutefois, il faut signaler en ce sens, une certai- ne évolution. Diverses voix, de diffé- rents secteurs, des medias ou des mi- lieux associatifs considèrent l’institu- tionnalisation des partis politiques comme un pas indispensable dans la construction de la démocratie de cette sortie de dictature.

Un dernier point que je voudrais sou- mettre aussi à votre considération. La transition, dans la mesure qu’elle pré- tend être démocratique, ne devrait- elle pas apporter des résultats tangi- bles et un changement dans la vie quotidienne des gens ? Je le répète, nous avons, dans une certaine mesu- re, récupéré la liberté civile et politi- que. Mais en même temps, la détério- ration des conditions de vie et le défi- cit de citoyenneté ont atteint un seuil intolérable. L’extension de la pauvre- té et des inégalités continuent à priver la majorité de la population d’une vie décente. Même, qui pis est, elle tend à s’étendre.

Ce n’est pas le mouvement social qui soit anti partis, Jérôme AGOSTINI, Delmas 75, Le vendeur de bric-à-brac, 2011 mais bien les leaders arrivés au pouvoir mations, cette tendance politique a Suzy CASTOR : Ce n’est pas par ha- couvert toute la période jusqu’à la fin sard qu’au cours de cette première Hérold JEAN-FRANÇOIS : Je persiste du deuxième mandat de Monsieur partie, les trois interventions se soient à parler de transition démocratique Préval, en 2011. étendues sur les gouvernements La- parce qu’il y a les acquis démocrati- valas, vu que ce mouvement, non ques qui sont incontestables et qu’à Un des aspects que vous avez signalé seulement a ouvert, en un certain chaque tentative de pouvoir autoritai- est le non respect de la constitution et sens, le processus de la transition dé- re, comme on est en train de le vivre aussi l’accélération de la désinstitu- mocratique en 1990, mais surtout maintenant, des voix se lèvent dans tionnalisation. En relation à ce der- qu’en définitive, malgré ses transfor- des mobilisations pour les faire res- nier point et en considérant le dys-

Histoire Immédiate et Inachevée 15 pecter, et, à chaque fois le pouvoir lorsque les partis politiques n’ont pas triment du pouvoir institutionnel qui autocratique est obligé de faire mar- pu se constituer en force incontourna- a largement contribué à affaiblir che arrière. ble. l’État et à combattre systématique- ment toute volonté de construction Suzy vient de signaler un point fon- L’une des lacunes qu’il faudrait com- d’institutions civiques, politiques damental : la responsabilité des partis bler pour commencer par la base, par- comme les partis politiques. Il a mê- politiques. La constitution de 1987, ce qu’on ne peut pas bâtir une maison me fallu résister pour maintenir les dans son article 137, fait des partis à partir de l’étage supérieur, c’est de acquis démocratiques tels que la li- politiques l’épine dorsale du système faire de la politique à partir des plate- berté d’expression. En plus de la cor- démocratique. Nous vivons une si- formes de partis. Nous devons éviter ruption et de la gabegie administrati- tuation pour laquelle nous n’étions qu’il y ait au Parlement, des représen- ve, des journalistes et des dirigeants pas préparés. Après trente ans de dic- tants qui ne soient pas des émanations politiques ont été assassinés, des me- tature où les partis politiques de partis. dias attaqués, des sièges de partis po- n’avaient pas le droit d’exister, voila litiques incendiés, des élections frau- que la constitution de 1987 les con- Autre question. Suzy, je ne crois pas duleuses organisées. C’est ce qui rend vertit en l’élément central du nouveau que le mouvement social soit anti encore le bilan de cette période de système politique. En stipulant dans partis. Mais ceux qui ont accédé au transition, très complexe et les res- son article 137 que le président en ac- pouvoir depuis 1990 l’étaient. Ils les ponsabilités encore plus difficiles à cord avec le Parlement choisit le Pre- ont diabolisés au point qu’au départ fixer voire poser le problème de sen- mier ministre au sein du parti qui dé- de Jean-Bertrand Aristide en février sibilité idéologique. tient la majorité dans les chambres, la 2004, les partis politiques qui ont Constitution fait la promotion des provoqué ce départ forcé, avaient partis et prévoit que la politique se mauvaise conscience et ne voulaient La transition démocratique fait à partir des rangs de ces derniers. pas assumer le pouvoir. Fait sans pré- ne se fera pas en dehors des cédent. On a même entendu le Pre- partis politiques. Malheureusement pendant la transi- mier Ministre demander aux partis tion les partis n’ont pas réussi à se politiques de « donner une chance au consolider pour assumer cette respon- pays ». Il y a par conséquent des ano- William SMARTH :Je reviens à la né- sabilité, À chaque fois qu’ils n’ont malies. Ce n’est pas le mouvement cessité des partis politiques qui doi- pas pu jouer leur rôle, on est tombés social qui soit anti partis, mais bien vent faire partie de l’éducation politi- dans l’improvisation, comme nous les leaders qui, arrivés au pouvoir ont que que nous devons donner aux jeu- l’avons vu au cours du dernier man- tout fait pour qu’ils soient dans l’in- nes qui, en général, aspirent à une dé- dat de René Préval. Pour les législati- capacité d’assumer leur rôle, car, si mocratie en dehors des partis mais à ves les partis ont désigné des candi- les partis sont forts les leaders popu- partir des personnalités. Toutefois, les dats qui n’étaient pas des membres listes n’ont aucun avenir. partis n’ont pas donné les résultats es- militants. Et, ceux-ci ont défendu leur pérés, il faut s’y mettre, il faut y tra- propre intérêt personnel, une fois au vailler. Nous n’arriverons pas à la parlement. On a vu avec, comment la En plus de la corruption et démocratie si nous ne nous attelons Concertation des Parlementaires Pro- de la gabegie administrative, pas à leur construction. Cela prendra gressistes (CPP) s’est constitué parce des journalistes et des dirigeants du temps, mais je ne suis pas du tout qu’il y a eu une dynamique du pou- politiques ont été assassinés, des découragé des résultats obtenus. voir, le pouvoir est attrayant, il a des medias attaqués, des sièges de par- C’est important. Quand l’OPL s’orga- moyens pour corrompre. En tout cas, tis politiques incendiés, des élec- nisait, quand Jean-Bertrand Aristide a on peut entrer en politique ou bien tions frauduleuses organisées demandé de transformer le « Mouve- dans les institutions par l’endosse- ment LAVALAS » en « Parti Politique ment chapeau légal, Evans Paul en LAVALAS », notamment, nous étions sait quelque chose. Il est inaccepta- Evans PAUL : Jean-Bertrand Aristide quatre ou cinq à faire la réunion pour ble et dangereux que le pouvoir exé- et René Préval, figures politiques is- le lancer. Mais quand le parti a voulu cutif négocie désormais directement sues du mouvement démocratique, vraiment s’organiser, alors on a senti avec un député ou avec un sénateur ont dominé 15 des 25 années de cette immédiatement qu’Aristide, qui était alors qu’il aurait du discuter avec le période de valse de contradictions, et à l’extérieur, n’était pas d’accord, parti politique dans le cadre d’une ils n’ont pas pu faire la différence, parce que ce n’était pas lui qui me- alliance pour diriger le pays. Donc, c’est-à-dire la persistance de la même nait, qui dirigeait le parti en Haïti. c’est difficile de faire de la politique, logique du pouvoir personnel au dé- C’est pourquoi quand il est revenu, il

16 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 dernières années, démontrerait que très peu d’entre eux appartiennent à un parti, ce qui a renforcé la croyance de la population, que la politique doit se faire sans les partis, considérés comme des organisations de l’opposi- tion. Très souvent, même dans la presse, parler de classe politique, re- vient à se référer à ceux qui sont dans l’opposition. L’existence et la néces- sité des partis reviennent à l’esprit à chaque fois que le pays est entraîné dans des dérives antidémocratiques. Maintenant, avec le Président , on commence déjà à de- mander : Où sont les partis politi- ques ? Ils sont perçus pour combattre la mauvaise gouvernance mais pas pour assurer la gestion des pouvoirs

Peter MORRELL, Quatre Femmes Haïtiennes, 2010 publics. a créé un autre mouvement « BO TAB te, régner sans l’OPL. Alors qu’il lui LA », parce qu’il a senti qu’il y avait était possible d’investir son leader- Il devient urgent dans notre un parti politique qui s’organisait. ship dans la construction d’un grand pays de donner à la politique N’étant pas le personnage principal mouvement politique fédérateur, ha- son caractère éthique qui dirigeait, il s’est retiré de l’orga- bilité à assurer la concrétisation des nisation. aspirations de la population, il a pré- Suzy CASTOR : Je voudrais juste- féré au contraire, tirer les ficelles des ment souligner que ce rejet des partis Ce sont nos problèmes. Il faut arriver contradictions internes, des entités ne provient pas seulement du pouvoir à changer notre mentalité et à recon- politiques qui l’ont propulsé, pour mais aussi du public. En réalité, le naître la responsabilité des institu- exercer à lui seul le pouvoir, laissant mot même de parti politique a été tions, des structures et des partis. J’ai ainsi des brèches, qui ont été violem- galvaudé, ce qui ne contribue pas été très content d’entendre affirmer le ment exploitées par les ennemis tradi- justement à arranger les choses. rôle que leur reconnaît la Constitu- tionnels de la démocratie, au cours du Beaucoup d’associations et aussi de tion. C’est vrai. Nous n’irons nulle coup d’État sanglant du 30 sep- personnalités, à partir d’une démar- part, si nous n’avons pas de partis po- tembre 1991. litiques dans le pays. Ça prendra du che purement personnelle ou bien temps, mais la transition démocrati- Depuis lors, le pays a basculé dans la d’alliance très conjoncturelle s’auto- que ne se fera pas en dehors des par- voie d’une politique informelle. Les proclament partis politiques, unique- tis politiques. plus hautes responsabilités de la gou- ment dans le but de participer aux vernance de l’État, sont revenues à élections et de remplir une formalité des incompétents sans expérience en répondant à une exigence du Conseil Les partis politiques sont matière politique. C’est presque ad- Électoral. Cette multiplication de soi perçus pour combattre la mis comme règle. Aristide s’est vanté disant partis, électoralistes et éphé- mauvaise gouvernance mais pas de ce qu’il n’appartenait à aucun parti mères, entretient la confusion au sein pour assurer la gestion des pou- politique et a évité de donner une dé- du public. En réalité, cette conception voirs publics nomination de parti à son organisa- purement instrumentale de la politi- tion politique « Fanmi Lavalas ». La que, ne se préoccupe nullement de la campagne anti parti politique a bien collectivité et cherche seulement à sa- Evans PAUL : Il faut signaler le com- facilité l’avènement de personnalités tisfaire des intérêts particuliers. Le portement malicieux d’Aristide qui, comme René Préval et Michel Mar- manque de débats idéologiques a eu bénéficiant de certaines complaisan- telly à la présidence du pays. Un bi- pour conséquence le triomphe « de la ces, a utilisé la mise en place de lan du profil des Premiers Ministres fin justifie les moyens », la corrup- l’OPL pour détruire le FNCD et ensui- et des Ministres au cours de ces 26 tion, la mentalité du sauve qui peut et

Histoire Immédiate et Inachevée 17 l’éloignement de la vie politique partis politiques est venue d’en haut les affaires du pays. Nous avons tota- d’une partie de la population pour qui et a été délibérément construite. En lement perdu notre souveraineté. Les la politique n’a rien à voir avec leur effet, si ceux qui ont occupé l’espace luttes que nous avions menées pour le vie. Il devient urgent dans notre pays politique et ont eu la chance de gou- retour à l’ordre constitutionnel en de donner à la politique son caractère verner faisaient la promotion des par- 1994 se sont soldées avec l’arrivée de éthique. tis, il y aurait eu une toute autre vi- plus de 20 000 hommes de troupes de sion de ces organisations politiques l’armée américaine. 60 ans après leur Et, j’en reviens aux problèmes que dans le public. Le déficit de leader- départ ils sont revenus ! Les crises ré- j’avais posés, quelques minutes aupa- ship avisé pendant la transition a été currentes du système politique ont ravant. La dégradation économique, néfaste pour les partis parce qu’on a fait que le blanc soit présent et au- avec des conditions de vie de plus en joué sur les antécédents, d’autoritaris- jourd’hui nous sommes sous la tutelle plus difficiles durant l’évolution de la me. Dès l’enfance, on nous disait pa des Nations Unies. C’est l’élément transition a eu pour conséquence de foure bouch nan zafè peyi a, nan zafè sur lequel il faut travailler. Entre la dévoyer, d’une certaine façon, le ci- politik, etc. En outre, la disparition de perte de souveraineté, la désarticula- visme en général et la militance en tant de jeunes qui ont disparu pendant tion planifiée des institutions et le particulier. Evans soulignait comment les trente ans du régime des Duvalier démantèlement de l’État, il faut fixer des militants d’appartenance démo- et le discrédit fomenté d’en haut sont les responsabilités des leaders qui ont cratique, condamnait le système en autant d’éléments qui ont servi à contribué à cette situation. place, et, une fois au pouvoir, réagis- créer toute une perception négative saient et adoptaient des attitudes anti- des partis. démocratiques conformes au système. La Communauté internatio- Ne pourrait-on ne pas se demander J’ai toujours plaidé en faveur des par- nale partage la responsabilité dans quelle mesure le non change- tis dans toutes mes interventions dans des échecs en Haïti ment du contexte économique –avec les médias. Evans disait qu’il n’y a il est vrai d’autres facteurs– ne favo- pas de démocratie sans partis politi- rise pas ce genre de tendances. ques, j’avais écrit justement un texte Evans PAUL : La garantie des efforts sur ce sujet. Je crois qu’il est fonda- de bonne gouvernance repose sur les William et Hérold ont parlé de la for- mental de créer une bonne perception partis politiques. Le Président ou le mation. En effet, s’impose la nécessi- de la société quant aux partis. La Ministre membre d’un parti est sur- té de formation à tous les niveaux, constitution de 1987 fait d’eux l’épi- veillé de près par le parti dans l’inté- des dirigeants à la population en gé- ne dorsale de la politique, alors qu’ils rêt de préserver son image. La prati- néral, des enfants aux jeunes et aux ne sont pas encore structurés et orga- que courante d’appeler un individu à aines, des membres des organisations nisés pour ce faire. Malheureusement un poste de Ministre, 24 ou 48 heures de la société civile aux militants des la plupart des leaders qui ont donné avant la formation d’un Cabinet est partis politiques. Par conséquent, un leur grande contribution à cette tran- contre-productive. Il réclame seule- profond processus d’éducation politi- sition démocratique, sont soit décé- ment le temps d’informer son con- que et de formation civique doit être dés, soit à la retraite. Heureusement joint. En fait, c’est une question de entrepris à tous les niveaux pour aug- que d’autres encore assez jeunes et relation personnelle, de personnes menter la compréhension collective crédibles occupent la scène politique. beaucoup plus facilement manipula- de notre réalité et susciter le civisme Il faut aussi de nouveaux leaders pour bles suggérées soit par les tenants du enterré par la dictature duvaliériste. prendre en charge l’organisation de pouvoir, soit, en maintes fois, par les Tout un travail reste à faire dans ce l’espace politique. La politique de- instances internationales. sens. vra se faire désormais à partir des partis politiques, sinon il n’y aura pas Parallèlement à cette forte influence de salut. internationale dans le pays, en dépit Entre la perte de souverai- de la présence des forces étrangères, neté, la désarticulation pla- Maintenant je voudrais attirer votre nous constatons un affaiblissement de nifiée des institutions et le déman- attention sur le fait que la période de l’influence politique de l’internatio- tèlement de l’Etat, il faut fixer les construction démocratique a coïncidé nale en Haïti. En 1994, les États-Unis responsabilités des leaders avec la déconstruction de l’État. C’est ont été obligés d’envoyer des troupes un véritable paradoxe, alors que nous pour replacer Aristide au pouvoir par- nous efforçons de construire la démo- ce qu’ils ne sont pas arrivés, par des Hérold JEAN-FRANÇOIS : Je crois cratie dans les luttes politiques, l’élé- voies diplomatiques, à porter les mili- que la perception qu’a le public des ment étranger a été réintroduit dans taires putschistes haïtiens à obtempé-

18 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 William SMARTH : Je voudrais reve- nir au problème du politique. Avons- nous le sens du social en Haïti ? Le social en tant que tel, ce que nous ap- pelons le bien commun, doit être construit ensemble par tout le monde pour que chacun puisse trouver ce qui lui convient. C’est un des points fai- bles de notre éducation et de notre vi- sion du politique, de l’économie, du social. Et dans ce sens c’est le problè- me de la nation en tant que telle. Qu’est ce que le social signifie pour nous ? Est ce que nous lui portons de l’intérêt ?

Souvent je pose la question suivante à des séminaristes dans mon cours sur l’enseignement social de l’Église : c’est quoi le social pour vous ? « Une chose différente de mon intérêt particulier, que nous devons construi- re ensemble pour que nos commu- nautés puissent marcher et pour que nous puissions satisfaire nos besoins personnels, individuels ». Avons- nous le sens du social ? Je me de- mande si toutes les dérives politiques ne viennent pas de là. Chacun pense qu’il a la solution. Tout le problème des partis politiques, est qu’il ne se pose pas la question de cette maniè- re : avons-nous des organisations qui Jérôme AGOSTINI, Jérémie, Cuisine Extérieure, 2011 ont vraiment un projet de société ? Est-ce que nous avons une éducation sociale en Haïti ? rer. On a vu aussi Jean-Bertrand Aris- Dans cette valse des contradictions, tide résister à certaines injonctions de nous retrouvons une Communauté in- la Communauté internationale. ternationale tantôt puissante tantôt Une situation très complexe faible, J’ai toujours dit que les Haï- qui se consolide chaque jour Ces derniers temps, il semble que la tiens sont les premiers responsables davantage et complique de plus en Communauté internationale a misé de la mauvaise gouvernance du pays, plus la sortie sur certaines particularités pour ac- n’empêche qu’en fonction de son im- croître sa mainmise sur le pays. C’est plication à outrance et de son ingé- Mme Hillary Clinton, Ministre des rence complaisante, la Communauté Suzy CASTOR : Les interventions an- Affaires étrangères des États-Unis qui internationale partage la responsabili- térieures se sont référées à divers blo- a proclamé le résultat du premier tour té des échecs en Haïti. cages au cours de cette transition. des dernières élections présidentielles Vous n’avez pas manqué de souli- haïtiennes. Après le séisme du 12 jan- gner, aussi bien les internes que ceux vier, les dirigeants haïtiens, exécutifs Avons-nous des organisa- qui proviennent de l’internationale. et législatifs compris, ont accepté de tions qui ont vraiment un Durant plus de 25 ans, dans une rela- déléguer leur compétence aux étran- projet de société ? tion dialectique, ils ont accouché gers pour la mise en place du CIRH, d’une situation très complexe qui se en vue de la reconstruction du pays.

Histoire Immédiate et Inachevée 19 consolide chaque jour davantage et te des déblais sur la voie et gêne le Hérold JEAN-FRANÇOIS : On a vécu complique de plus en plus la sortie. trottoir. Dans notre pays, il y a un dé- pendant le coup d’État des situations ficit de civisme, nous avons des réfle- d’expressions de l’extrémisme. Les Cependant, je crois qu’il serait bon de xes personnels, chacun fait ce qu’il militaires ont préféré hypothéquer la revenir maintenant à la proposition de veut sans tenir compte de l’autre. Ce- souveraineté du pays au lieu d’accep- William, de nous interroger sur les pendant, nous ne sommes différents ter le retour d’Aristide, et de l’autre éléments nouveaux qui se sont affir- ni des autres peuples ni des autres so- coté dans le camp du président, nous més ou qui bourgeonnent encore. ciétés. Seulement, dans celles-ci, le avons préféré appuyer l’embargo in- Comment peuvent-ils justement con- spectre de l’État, même invisible ternational contre le pays, dont nous tribuer à débloquer la situation ac- existe, et un comportement qui déran- payons encore les conséquences. Le tuelle ? La tâche est immense nous le ge la société va être pénalisé. Il n’y a jusqu’au boutisme haïtien est un fac- savons bien. Quelles sont les poten- pas l’État régulateur auquel les cito- teur préoccupant. Comme je l’ai dit, tialités sur lesquels nous comptons ? yens ont transféré les fonctions de l’idée de la nation est problématique, Quels sont les leviers que nous pou- souveraineté. car nous privilégions à chaque fois vons soulever ? Répondre à ces nos intérêts personnels au détriment questions revient à dessiner un peu de ceux de l’État. Ce qui est bon pour l’avenir. Le culte de l’individualisme a nous ne l’est pas forcément pour toujours été privilégié au mé- l’État, absent depuis de nombreuses pris des intérêts nationaux et col- Nous ne sommes différents ni décennies et surtout pendant toute la lectifs des autres peuples ni des période de la transition. Par consé- autres sociétés. Seulement, dans quent, il faut que l’État assume ses celles-ci, le spectre de l’Etat, même responsabilités pour la régulation et Evans PAUL : La question du social les services à la population. invisible existe, et un comporte- soulevée par le Père Smarth renvoie à ment qui dérange la société va être l’absence du sentiment patriotique. pénalisé. Il n’y a pas l’Etat régula- Que ce soit en République dominicai- Depuis le tremblement de terre du 12 teur auquel les citoyens ont transfé- ne, au Nicaragua ou ailleurs, les ar- janvier, nous vivons une dépendance ré les fonctions de souveraineté mées répressives ont connu une cer- à outrance, ce qui nous ramène à la taine transformation en fonction de question principale du leadership avi- Hérold JEAN-FRANÇOIS : Pour es- considérations patriotiques. En Répu- sé. Le 12 janvier 2010, si un autre sayer de répondre à ta question, je blique dominicaine par exemple, plu- leader à la tête de l’État, avait appré- dirais qu’en Haïti, la nation n’existe sieurs conflits politiques ont abouti à hendé les choses différemment que le pas jusqu’à présent. J’aime répéter des consensus dans le but de préser- président Préval, on aurait eu une au- que nous sommes une République ver la souveraineté et les acquis socio tre situation. A l’arrivée de catastro- d’individus. Nous n’avons pas inven- économiques du pays. A la suite des phes d’aussi grande envergure, il faut té la quête du bonheur personnel. Les élections contestées, Joaquin Bala- réagir de façon énergique et saisir sociologues parlent des gens qui guer a accepté de réduire son mandat l’occasion pour transformer ces re- voient d’abord leur bonheur et font présidentiel à deux ans, pour éviter vers en opportunité. A défaut de lea- tout leur possible pour avoir un ni- un éclatement social. En Haïti, notre dership, le centre ville de Port-au- veau de bien-être pour assumer leurs armée a choisi de maintenir le pays Prince ressemble aujourd’hui à une principales responsabilités par rap- sous la férule d’un gouvernement ville qui a souffert d’un bombarde- port à leur famille, etc. Entre ces so- putschiste, isolé sur le plan interna- ment. L’État a totalement disparu des ciétés et Haïti, la différence est que tional, au détriment de la population rues ; rien n’est fait de l’effort de l’État comme régulateur auquel nous et de son honneur. Le culte de l’indi- construction projetée. Je crois que la avons transféré des prérogatives, qui vidualisme a toujours été privilégié capitale sera dans le même état dans doit servir d’arbitre, est inexistant. au mépris des intérêts nationaux et les 50 années à venir. Donc la ques- C’est un problème fondamental. Si on collectifs. tion de leadership est fondamentale. parle de réflexe de biens communs, comme tu l’as mentionné William, A l’arrivée de catastrophes Nous sommes en train de les gens en Haïti volent un panneau d’aussi grande envergure, il perdre ce qui nous reste en- solaire qui alimente des feux de sig- faut réagir de façon énergique et core de nationalité nalisation, ou des couvertures saisir l’occasion pour transformer d’égouts qu’ils utilisent comme socle ces revers en opportunité pour construire ou un camion qui jet-

20 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 maine culturel. Nous sommes com- plètement contrôlés par l’extérieur, pas seulement avec la présence des militaires, mais dans notre politique, dans notre économie. Mais pis enco- re, il n’y a aucun projet national, pas de substitution, pas de proposition al- ternative. J’ai l’impression que nous sommes en train de perdre ce qui nous reste encore de nationalité.

D’abord le projet, mais aussi des acteurs, à la hauteur de la tâche

Evans PAUL : Il est nécessaire de fai- re un bilan objectif de ces 26 derniè- res années pour établir courageuse- ment notre part de responsabilité dans l’échec de la transition démocratique. Nous devons nous donner pour mis- sion de rassembler des énergies bien- veillantes afin de favoriser une meil- leure orientation des démarches sus- ceptibles de mobiliser le pays autour d’un projet fiable et viable. D’abord le projet, mais aussi des acteurs, à la hauteur de la tâche.

La responsabilité est haï- tienne à 95% et que devons assumer la plus grande partie de cet échec

Hérold JEAN-FRANÇOIS : Il nous faut assumer l’échec en termes de la Jérôme AGOSTINI, Fermathe, Fort-Jacques, 2011 responsabilité haïtienne, parce que le pays est à nous, et nous subissons les William SMARTH : Au sujet de la gnait pour nous, que le plus grave, est conséquences fâcheuses de tous les dépendance et de la présence des for- que nous avons l’impression que cet- inconvénients. L’international est un ces étrangères, je trouve que nous in- te dépendance est acceptée dans tous invité, qui ne serait pas venus sans sistons trop sur leur présence et pas les domaines. Nous dépendons dans notre autorisation. Certainement il y a assez sur la dépendance économique. tous les domaines. Je pourrais pren- eu des interventions, connues en Il n’y a aucun doute que cette présen- dre l’exemple des ONG en Haïti. Leur Amérique latine pendant les années ce est tout simplement la manifesta- présence est normalement acceptée, 60 dans les moments de dictatures. tion de quelque chose peut-être de sans aucune réaction. Je ne sais pas Maintenant dans le cas précis d’Haïti, plus profond. Sur ce chapitre et sur- non plus comment réagir contre cette nous sommes en train de payer le prix tout après le 12 janvier 2010, nous réalité. Tout est dicté de l’extérieur fort pour le retour à l’ordre constitu- dépendons complètement de l’étran- dans un certain sens, au niveau des tionnel en 1994. Cette période de dé- ger. C’est incroyable. Dans une con- structures ainsi qu’au niveau de notre pendance à l’internationale a com- férence Chenet Jean-Baptiste souli- vision de la réalité, même dans le do- mencé à partir de ce retour. Depuis

Histoire Immédiate et Inachevée 21 lors nous avons perdu toute velléité William SMARTH : Nous avons bien la bonne direction, est l’attitude à dé- de prise en charge du pays ; nous posé le problème politique comme velopper, pour conduire Haïti vers avons leurs dictats de façon passive et fondamental. Mais paradoxalement, une meilleure destinée. Sans cet ef- sous-traité notre capacité de penser, pour moi, nous n’allons pas sortir de fort dans cette recherche de conver- de réagir, d’assumer nos responsabili- cette situation par la politique directe- gence malgré nos différences, nous tés. Je crois que la responsabilité est ment. Nous devons chercher d’autres n’y arriverons pas. Je souhaite qu’au- haïtienne à 95% et que devons assu- moyens. À mon avis, il faut créer un delà de cette capacité de concertation, mer la plus grande partie de cet mouvement social et, à partir de là, nous acceptons nos différences pour échec. monter vers le politique ou la politi- que nous puissions construire cette que. Il faut créer ce mouvement. Rap- force indispensable au changement. pelons-nous le rôle des mouvements Trouver le chemin qui de- culturels lors de la chute de Duvalier. vrait amener à la recons- Je crois qu’il faut nous orienter vers Un ensemble d’impostures truction et qui ouvrirait des étapes quelque chose de ce genre pour mobi- qui n’ont pas permis d’où- nouvelles de notre processus liser les jeunes, dont nous n’avons vrir le pays vers de nouvelles ex- pas parlé, pour donner un élan avec périences un projet qui montre que nous savons Suzy CASTOR : Je suis parfaitement où nous voulons aller. Je crois que le d’accord. Tant que nous n’assumons pays dort, il faut créer un éveil natio- Hérold JEAN-FRANCOIS : Faire des pas nos responsabilités dans ce ren- nal, un sens de responsabilité collectif propositions par rapport à des cons- forcement de la tutelle et la perte de autrement nous ne bougerons pas. Je tats est une tâche difficile. La transi- notre souveraineté, nous n’arriverons ne pense pas qu’il nous faut partir tion a été un espace d’évolution met- pas à nous en sortir. Nous ne pour- d’organisations politiques, mais de tant en scène de nombreux acteurs et rons avancer ni avec une auto flagel- quelque chose qui vient d’en bas pour il y a eu un ensemble d’impostures lation constante ni aussi avec une monter. qui ont conduit à cette situation de complaisance sans limite. Je dirai mê- blocage. Le 7 février 2012 a été pour me plus, cette responsabilisation doit moi une journée pénible. Dans une se manifester à tous les niveaux, dans Acceptons nos différences émission interactive de libre tribune à nos relations avec l’État, les institu- pour que nous puissions la radio, toutes sortes de gens ve- tions, les divers groupes sociaux et construire cette force indispensable naient avec des positions révisionnis- dans nos relations individuelles. au changement tes du duvaliérisme et sur les événe- ments d’avant le 7 février 1986. Maintenant que la Table Ronde arri- C’était vraiment un combat. À Jean- ve à sa fin, je voudrais rappeler qu’au Evans PAUL : Pour terminer, je vou- Claude Duvalier et à ses successeurs cours d’une conversation antérieure, drais remercier Suzy Castor et toute on reprochait les mêmes choses. Aus- Hérold a évoqué les paroles de son l’équipe de la revue Rencontre, de si, le procès du duvaliérisme n’a pas père qui, avec tristesse, disait avant m’avoir permis de participer à cette pu se faire pendant la période de la de mourir qu’il ne verra pas la sortie, Table Ronde sur la problématique de transition. C’est pourquoi je parle et William de rétorquer avec convic- la transition. C’était pour moi un d’un ensemble d’impostures qui n’ont tion : « Justement je ne fais rien grand honneur, de pouvoir partager pas permis d’ouvrir le pays vers de maintenant si ce n’est quelque chose des réflexions aussi instructives avec nouvelles expériences, pour sortir du d’utile pour trouver une porte de sor- le révérend père William Smarth et le leader personnel, du leader autocrate, tie pour ce pays : je vous demanderai journaliste écrivain Hérold Jean- etc. Il y a beaucoup à faire. Dans dans une dernière intervention de François. l’analyse de ses différentes étapes, considérer le que faire ? Sinon pour Suzy a bien raison de se demander si mettre fin à la transition mais pour Cette Table Ronde de la revue Ren- la transition n’a pas pris fin avec le trouver au moins le chemin, qui selon contre a permis d’analyser avec retour en Haïti de Jean-Claude Duva- vous, devrait amener à la reconstruc- beaucoup de souffrances et de pas- lier, le 16 janvier 2011. tion et qui justement ouvrirait des éta- sion, l’une des périodes les plus mou- pes nouvelles de notre processus ? vementées de notre histoire. Les le- Ceux qui ont des comptes à rendre au çons tirées de cette transition ratée pays en sont revenus sans la moindre jusqu’ici, interpellent tous les vrais inquiétude. Evans Paul a signalé que Un éveil national, un sens de patriotes, à s’unir pour réussir. Trans- les hommes politiques, au moins les responsabilité collectif autre- cender pour converger ensemble dans leaders et les chefs de partis, ont des ment nous ne bougerons pas

22 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Maintenant je suis d’accord avec Evans que dans les conditions actuel- les, il est impossible de remobiliser la population avec un seul parti. Dès au- jourd’hui, Il faut mettre en place un grand mouvement populaire, un front large pour éviter que dans les quatre prochaines années une figure charis- matique n’accède au pouvoir au détri- ment des partis et des leaders politi- ques. C’est tout un travail de cons- truction et il faut y aller rapidement. Il y a beaucoup de projections et de perspectives. En Haïti nous pensons souvent qu’une main invisible vien- dra tout arranger et qu’un miracle fi- nira par se produire. Non, il n’y aura pas de miracle il va falloir transpirer pour pouvoir créer cette alternative.

A l’égard de l’actualité politique, nous allons directement boucler la première année du mandat du prési- dent Martelly, et les mêmes devoirs non faits de la période du président Préval vont se présenter. Du côté des

Keith MILLER, Pêcheurs Haïtiens élections pour le renouvellement du tiers du Sénat, une fois de plus, un problème institutionnel est à prévoir. Des instances prévues par la Consti- tution, la Cour de cassation a été qua- siment complété et l’on s’achemine vers la mise en place du Conseil Su- périeur du Pouvoir judiciaire. Il y a encore d’autres combats. La société civile, les partis politiques doivent in- sister pour l’organisation des élec- tions de façon à mettre un terme au cycle de retard des échéances électo-

Keith MILLER, Pêcheurs Haïtiens, 2009 rales. Une mauvaise habitude de ne pas les réaliser à temps. Et, ce qui est scandaleux, on va même jusqu’à légi- comptes à rendre à leur base. Dans point historique en sa faveur. Et s’il férer sur des responsabilités qu’on mon livre, Haïti, autrement, je disais venait à perdre le pouvoir dans des n’a pas assumées, comme ce fut le quasiment la même chose. L’avanta- conditions difficiles, on dirait simple- cas durant les 2 mandats de Préval. ge de faire de la politique par les par- ment « qu’il n’était pas à sa place ou tis politiques c’est que, le leader d’un qu’on l’y a remis. » Donc il faut reve- Nous devons arriver à une prise de parti a en perspective la crainte de la nir à une nouvelle vision de la démo- conscience pour tirer beaucoup de le- sanction populaire si le parti n’a pas cratie en « déshaïtianisant » sa per- çons de ces 26 ans de transition. En appliqué son programme. Comme je ception. Elle ne peut pas exister sans outre, nous devons nous mobiliser l’ai dit dans le livre, le leader charis- les partis, comme on pense pouvoir le aussi pour sortir de l’emprise de l’in- matique, populiste qui arrive au pou- faire ou comme on a essayé de le fai- ternationale dans laquelle nous nous voir n’a rien à perdre. Au cours des re en Haïti. Il faut revenir vers les sommes engouffrés. Il faut sortir de multiples crises en Haïti, le fait même orientations universelles du concept cet étau et faire pression pour trouver qu’il se soit fait élire, est déjà un de démocratie.

Histoire Immédiate et Inachevée 23 les voies et moyens pour la création pays. Il faut apprendre à vivre autre- Tout un peuple est prêt à se d’une force nationale de sécurité. ment, à vivre ensemble : le social et mettre debout. Le chemin est la tolérance. Et je le répète, les mé- long Le chaos qui s’installe au tournant de dias, les religions et la société civile la première année du nouveau mandat doivent réaliser un travail extraordi- présidentiel, est préoccupant. En re- naire. Nous n’avons pas parlé des re- Suzy CASTOR : Cette Table Ronde, gardant l’actualité politique, nous de- ligions, c’est mon grand cauchemar : à partir de lieux différents, a permis vons reconnaître quelques évolutions. que font les églises dans tout cela ? d’exprimer plusieurs points de vue Par exemple, le Président Martelly a avec des positions quelquefois con- fait un discours plutôt responsable à cordantes ou nuancées. Cette transi- son retour de son voyage de santé aux Il faut accepter cette notion tion nous interpelle dans toute sa États-Unis. Cependant une certaine de responsabilité et l’assu- complexité ses difficultés, ses enjeux contradiction est à noter entre ce dis- mer, sinon il n’y a pas de reddition et cette réflexion commune a été un cours et les actions posées par son ad- de compte possible effort pour cerner certains éléments ministration. Il a signalé la faiblesse qui la caractérisent. des institutions. La question à se po- Nous avons une grande tâche à ac- ser est la suivante : qui, en premier Hérold JEAN-FRANÇOIS : Je crois lieu, affaiblit les institutions ? Le que l’essentiel a été dit. Père Smarth, complir et aussi beaucoup à construi- Président a parlé aussi de la nécessité il y a heureusement, de plus en plus re : État de droit, système de partis de garantir les investissements, etc. de tolérance dans le pays. Les médias politiques, citoyenneté, bases socio- Au regard de l’anarchie ambiante, ont en fait l’expérience, malgré une culturelles et économiques, équité, in- existe-t-il en Haïti les conditions certaine forme d’intolérance observée clusion, production, etc. Mais tout un idéales pour favoriser l’investisse- dans les débats aujourd’hui. Au début peuple est prêt à se mettre debout. Le ment, et mobiliser le capital privé ? de la transition, en février 1986, des chemin est long. C’est pourquoi, mê- Il a fait aussi appel au paiement des émissions de libre tribune étaient ini- me si nous n’attendons pas un mira- taxes et à l’acquittement des redevan- tiées par la Radio Antilles Internatio- cle comme le soulignait Hérold, il ces fiscales. Oui, il faut le faire pour nale et Jacques Sampeur. À l’époque, faut avancer d’un pied ferme dans la donner à l’État les moyens de sa poli- il était vraiment difficile de réunir des voie qui va nous permettre de refon- tique, mais il faut harmoniser les dis- Haïtiens comme invités. À l’émission der le politique et répondre à ces cours publics avec les attitudes du « Sa k ap fèt » de Radio Ibo avec dif- questions cruciales : Qui sommes- pouvoir. férentes tendances, il y eut, à chaque nous ? Que voulons-nous ? Com- fois, des désistements parce que cer- ment nous le voulons ? De façon à tains invités ne voulaient pas s’as- sortir du pétrin dans lequel nous nous Il faut apprendre à vivre au- seoir avec d’autres. Je crois que sur débattons aujourd’hui. trement, à vivre ensemble : le ce point nous avons fait du chemin. social et la tolérance Mais je voudrais conclure sur la no- tion de responsabilité. Si la transition William SMARTH : Je voudrais ajou- a échoué ce n’est la faute de person- ter une seule chose : nous n’aurons ne, en tout cas pas celle des Haïtiens. pas de solution pour ce pays tant qu’il A chaque faux pas ou après un com- n’y aura pas une intégration aussi de portement indésirable et pour lequel la population. Combien de pays y a-t- il devrait faire des excuses, l’Haïtien il en Haïti ? dit que ce n’est pas de sa faute, ce n’est la faute de personne et le pro- Nous avons également besoin d’une blème demeure. Il faut accepter cette éducation à la tolérance. Nous ne notion de responsabilité et l’assumer, sommes pas tolérants, nous avons sinon il n’y a pas de reddition de toujours raison, l’autre a toujours tort. compte possible. Par conséquent, il Nous ne reconnaissons pas à l’autre est impératif d’inculquer cette notion des points de vue qui sont valables à la nouvelle génération, à nos en- aussi pour la construction d’une na- fants et nos petits enfants afin qu’ils Table Ronde Réalisée le 2 Mai 2012, tion. Nous sommes les détenteurs de puissent l’assumer à l’avenir. (CRESFED) la vérité et détendeurs de tout dans ce

24 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012

La transition vers la démocratie en Haïti : Changement de régime politique ou crise de l’État

Sauveur Pierre ÉTIENNE

Dans la foulée de la troisième vague de démocratisation des trois der- ème epuis la révolution des Œillets nières décennies du XX siècle, certains auteurs, considérant la pério- D au Portugal en 1974, les transi- de résultant de la chute de la dictature des Duvalier comme un proces- tologues ne cessent d’animer un dé- sus de changement politique ou de transition vers la démocratie, ont bat récurrent sur les conditions de mis l’accent sur l’émergence de nouvelles élites politiques, l’âpreté de la passage d’un régime autoritaire à un lutte pour le pouvoir et les obstacles conjoncturels et structurels pres- régime démocratique. Dépendam- qu’insurmontables à l’instauration d’un régime démocratique en Haïti. ment des présupposés théoriques structurant la démarche adoptée, les chercheurs privilégient les facteurs suivants : le rôle des élites, la culture démocratique, le poids de la conjonc- ture internationale, l’unité nationale, le niveau de développement économi- que, la structure sociale, le niveau d’éducation, etc.1 Dans la foulée de la troisième vague de démocratisation des trois dernières décennies du XXème siècle2, certains auteurs, consi- dérant la période résultant de la chute de la dictature des Duvalier comme un processus de changement politique ou de transition vers la démocratie, ont mis l’accent sur l’émergence de nouvelles élites politiques, l’âpreté de la lutte pour le pouvoir et les obsta- cles conjoncturels et structurels – presqu’insurmontables– à l’instaura- tion d’un régime démocratique en Haïti3. Des titres de chroniques ou de livres parus à l’époque en disent long sur le degré de frustration ou d’éner- vement de leurs auteurs4. Mais en fait, il s’agit tout simplement d’une erreur d’appréciation. Car plus qu’à un changement de régime, on assistait au double processus de transforma- tion et de décomposition de l’État

Jérôme AGOSTINI, Blocus à l’autoroute de Delmas, 2011 post-duvaliérien, sur fond de crise sociétale

Histoire Immédiate et Inachevée 25 1. Le processus de transfor- ces d’un général-président et de cer- lourde et délicate responsabilité, avec mation et de décomposition tains officiers supérieurs des Forces un effectif de 7 700 membres9 de l’Etat post-duvaliérien armées d’Haïti. Les militaires (14 00010 avec ses auxiliaires, les n’éprouvèrent aucune difficulté à in- chefs de sections et leurs assistants), A la chute de la dictature des Duva- vestir et à gérer comme leur propriété d’assurer le processus de changement lier, les Forces armées d’Haïti ne pu- personnelle une administration publi- politique. Sa nature fondamentale- rent que limiter les excès de la ven- que habituée à la corruption. Et en- ment répressive, due, en partie, à ses geance populaire contre des membres core une fois, sous les régimes mili- liens naturels avec les forces duvalié- de la milice et autres suppôts notoires taires autoritaires successifs, la dis- ristes, sa totale dépendance envers les du régime. Les anciennes victimes, se tinction entre le domaine privé et le États-Unis d’Amérique et les ambi- muant en justiciers, brûlaient vifs des domaine public s’effaçait. Haïti rede- tions politiques démesurées et aveu- « Tontons Macoutes », en décapi- venait le modèle parfait de l’État néo- gles de ses dirigeants, explique taient quelques-uns et pillaient les patrimonial. Mais si sous les Duvalier l’échec du processus de démocratisa- maisons de ceux qui parvenaient à se père et fils les privilèges économi- tion en Haïti. L’état de décomposition cacher. Une fois assouvis les désirs ques liés à l’exercice du pouvoir poli- avancée de l’institution militaire et de vengeance, les yeux se tournèrent tique constituaient l’apanage du dic- les pratiques de corruption et de con- vers le Conseil National de Gouver- tateur, de sa famille et de ses proches trebande généralisées auxquelles nement (CNG). Dans la presse acqui- collaborateurs, sous les militaires, ils s’adonnaient ses membres, sans ou- se à la cause, et dans la rue enfiévrée, devinrent le butin exclusif de certains blier le trafic de la drogue qui la gan- le secteur populaire exigeait le juge- officiers supérieurs, ce qui attisera la grenait11, avaient effacé jusqu’à l’illu- ment des criminels, la démacoutisa- convoitise d’autres officiers frustrés. sion du double monopole de la con- tion du pays, la déduvaliérisation de Aussi les verra-t-on se lancer dans de trainte physique légitime et de la fis- l’administration publique et des me- folles aventures, impliquant des calité qui caractérise l’État12. Mais sures concrètes pour y extirper la cor- coups d’État réussis ou avortés. Aus- « l’Armée ne planait pas au-dessus de ruption. Face à l’ampleur croissante si, la transformation de l’État néosul- la Cité13 ». La crise qui la secouait re- de la mobilisation populaire, le CNG taniste duvaliérien en État néopatri- flétait à la fois celle de l’État et celle dut se résoudre à adopter quelques monial post-duvaliérien7 entraînera, de la société tout entière. mesures symboliques telles : la réha- par voie de conséquence, la décom- bilitation du drapeau bleu et rouge position de l’État haïtien sur fond de En effet, la crise de l’État se manifes- que François Duvalier avait remplacé crise sociétale. tait à travers celle de l’institution mi- par le noir et rouge ; la dissolution of- litaire garante du monopole de la con- ficielle, le 25 février 1986, du corps trainte physique légitime. À la suite des Volontaires de la Sécurité Natio- II- Crise de l’Etat et crise du renversement du général Henri nale (VSN), accompagnée de l’annon- sociétale Namphy par le colonel , ce du désarmement de ses anciens dans la nuit du 17 au 18 septembre membres. La crise politique de 1956 en Haïti 1988, la notion de hiérarchie s’avérait qui provoqua la chute du régime du dépourvue de sens pour les soldats, Les militaires avaient recueilli l’héri- général Paul Eugène Magloire, a per- sous-officiers et officiers des Forces tage que leur avait légué l’occupation mis à l’Armée d’Haïti de devenir une armées d’Haïti. En s’entourant du américaine : le quadrillage et le con- force dominante. Elle favorisa, en ef- groupe de soldats et de sergents qui, trôle de tout le pays, notamment les fet, moyennant massacres et élections selon lui, avaient organisé le coup campagnes, par le chef de section frauduleuses, l’avènement de Fran- d’État, et en acceptant d’être promu communale5. Celui-ci, nommé par le çois Duvalier au pouvoir, le 22 octo- général-président par ces derniers qui commandant de district, cumulait, bre 1957. En revanche, elle fut par la désignèrent du même coup le sergent comme à l’époque coloniale, les suite neutralisée et domestiquée par Joseph Hébreux comme leur repré- fonctions de juge, d’administrateur et le dictateur qui, déjà en 1958, jetait sentant auprès du caudillo, le colonel de policier6. Le contrôle effectif et les bases de sa milice, pour l’officia- Prosper Avril venait de creuser la l’exercice direct du pouvoir d’État liser carrément le 29 juillet 19598 tombe de l’institution militaire, divi- permirent donc aux militaires de met- C’est à cette armée, au lendemain sée dès lors en clans ennemis. Non tre toutes les institutions publiques en d’une longue période de pénitence de seulement les officiers plus hauts gra- coupe réglée et de gérer les affaires 27 ans, profondément affaiblie et af- dés que lui seront humiliés et mis à la de l’État comme étant leurs affaires fectée dans sa cohésion interne par retraite par des soldats et des sous-of- privées. Ainsi, l’utilisation des fonds des débuts de guerre civile, le 25 mai ficiers en colère, mais en outre, cer- du Trésor public dépendait des capri- 1957 et en avril 1989, que revint la tains officiers supérieurs –suprême

26 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 affront !– durent saluer militairement l’adjoint du général-président : en l’occurrence le sergent Joseph Hé- breux, qui avait même ses quartiers au Palais national. Avec la tentative de coup d’État avorté des colonels Himmler Rébu, Philippe Biamby, Léonce Qualo, et l’implication pru- dente du général Hérard Abraham, ainsi que, par la suite, la mutinerie des troupes du colonel Guy François, cantonnées aux casernes Dessalines, les affrontements entre factions mili- taires au mois d’avril 1989, et la dis- solution des bataillons des casernes Dessalines et du corps des Léopards, disposant d’un effectif d’environ 2 000 soldats lourdement armés14, l’appareil répressif de l’État tombait en déliquescence. Plus rien à voir avec l’État centralisateur mis en place par l’occupant. Ni avec l’État néosul- taniste duvaliérien15.

Par ailleurs, la crise sociétale, affec- tant Haïti depuis plusieurs décennies, s’aggrava à la chute de la dictature des Duvalier. La fin du règne de la paix de cimetière avait provoqué l’explosion des revendications dans Jérôme AGOSTINI, Manje Amba Dra, Delmas 39, 2011 les secteurs populaires urbains, dans le monde ouvrier et la paysannerie. La résurrection de la société civile Les populations marginalisées des Sous le gouvernement de Jean-Claude engendrait du même coup l’éclate- villes et surtout celles des quartiers Duvalier, les paysans, pour des rai- ment de troubles sociopolitiques, la pauvres de Port-au-Prince allaient sons quasiment identiques, et attirés mobilisation populaire et des grèves jouer un rôle capital dans le processus par la propagande du régime, débar- sur fond d’intimidation, de violence conduisant à l’effondrement de l’État quent également de leur côté à Port- verbale et d’agressions physiques qui haïtien en 1994. Le processus d’hy- au-Prince. Vivant dans des conditions agitaient la capitale, plusieurs gran- pertrophie de ce secteur remontait à extrêmement précaires, chômeurs des villes de province et des zones ru- l’occupation américaine. Mais au dé- professionnels, les membres de ce rales18. Pour comprendre l’ampleur but des années 1960 la misère et la secteur ont été manipulés tant par les de la crise sociétale haïtienne, on doit répression macoutique ont provoqué militaires, les forces néoduvaliéristes une vague massive d’exode rural, in- que par les leaders du mouvement dé- se rappeler que de 1950 à 1988, la 18 production céréalière (riz, maïs, sor- tensifiée par la détérioration des con- mocratique . gho) n’avait augmenté que de 8% ditions d’existence des paysans et la multiplication des actes de brutalité pendant que la population doublait, Hors de l’État, pas de salut ! atteignant environ 7 000 000 d’habi- des membres de la milice de François Duvalier. Sans mentionner le fait que L’État d’abord ! L’État mal- tants. En 1986, la production alimen- gré tout ! taire par tête d’habitant avait décru de chaque année, le 22 septembre, ils 13% par rapport à 1979. La part de étaient également transportés de force l’agriculture dans le produit national à Port-au-Prince lors des fameux ras- A cela s’ajoute le licenciement de la brut passait de 44% en 1950 à 28% semblements de masse. Ils y sont res- majorité des ouvriers dans les usines 19 en 198817. tés, d’où découlera forcément la bi- d’assemblage . L’instabilité politi- donvilisation à outrance de la capitale. que et la diffusion d’informations

Histoire Immédiate et Inachevée 27 14 alarmantes concernant la progression que. Dans le cas contraire, le pays Voir JEAN-FRANÇOIS Hérold, Le coup de du sida en Haïti portent aussi un coup sera toujours à la merci de la com- Cédras. Une analyse comparative du système sociopolitique haïtien de l’indépendance à fatal à l’industrie touristique, l’un des munauté internationale, des ONG et nos jours, Port-au-Prince, Mediatek, 1995, p. piliers de l’économie haïtienne. Join- des narcotrafiquants. Hors de l’État, 12. te à la crise sociétale haïtienne, celle pas de salut ! L’État d’abord ! L’État 15 A ce sujet Hurbon écrit : « L’État haïtien, de l’État constituait un obstacle ma- malgré tout ! sous la direction de l’armée, allait se transfor- jeur à l’instauration d’un régime dé- mer peu à peu en État-maffia : plusieurs hauts mocratique dans le pays, d’où le gradés disposent parfois de leurs propres ban- des de « macoutes », les pratiques de contre- poids écrasant de la communauté in- bande se généralisent aux frontières (par terre ternationale dans l’imposition d’une avec le voisin dominicain, par mer avec Mia- « démocratie encadrée », en raison de mi), ainsi que le trafic des armes et de la dro- l’inexistence de porteurs sociaux et Notes : gue ». Voir HURBON Laënnec, op. cit., p. 69. 16 1 Voir HECTOR Michel, Crises et mouve- de l’absence d’un cadre étatique ap- DIAMOND Larry and LINZ Juan J., « Intro- ments populaires en Haïti, Montréal, CIDIH- proprié dans le pays. duction », dans DIAMONS L., LINZ J. J., and CA LIPSET S. M., (dir.), Democracy in Develo- , 2000, pp. 58-59. 17 Le recours systématique aux prati- ping Countries, Boulder, Lynne Rienner, Vol. Voir LUNDAHL Mats, Politics or Markets? ques de l’ancien régime, les manifes- 4, Latin America, 1989, p. 1. Essays on Haitian Underdevelopment, Lon- 2 HUNTINGTON Samuel P., The Third Wave: dres/New-York, Routeledge, 1992, p. 403. tations du présidentialisme autoritaire 18 Democratization in the Late Twentieth Centu- Voir MANIGAT Leslie F., La crise haïtienne et auto-cratique traditionnel, les ry, Norman, Oklahoma University Press, contemporaine, Port-au-Prince, Éditions des coups d’État, l’organisation d’élec- 1991. Antilles S. A., 1995, pp. 189-190. 3 19 tions frauduleuses, les crises post- Voir ÉTIENNE Sauveur Pierre, Haïti : misère Rappelons que les usines d’assemblage électorales, l’application des pro- de la démocratie, Paris, L’Harmattan/CRES- avaient employé, pendant les années 1970- grammes d’ajustement structurel FED, 1999 ; JEAN Jean-Claude et MAESS- 1980, environ 80 000 ouvriers et qu’en 1986 ils n’étaient plus que 30 000. Il en était de (PAS), la crise de régime et de gou- CHALCK Marc, Transition politique en Haïti : radiographie du pouvoir Lavalas, Paris, même de l’industrie touristique qui, en 1981, vernabilité et le triomphe de l’anar- L’Harmattan, 1999. avec 339 000 visiteurs, rapportait 44 000 000 cho-populisme caractérisent la pério- 4 UN DUMAS Pierre-Raymond, « Cette transition de dollars à l’économie haïtienne. Voir L - de post-dictatoriale en Haïti. L’im- qui n’en finit pas », Chronique interminable DAHL Mats, op. cit., pp. 409-412. possible normalisation institutionnel- publiée dans Le Nouvelliste depuis plusieurs 20 Cf. U S. State Department, The Internatio- décennies; HURBON Laënnec, Pour une socio- nal Narcotics Control Strategy Report, 28 le, la consolidation de l’emprise des e narcotrafiquants sur les institutions de logie d’Haïti au XXI siècle : la démocratie février 2009. introuvable, Paris, KARTHALA, 2001. 21 l’État20, le coup d’État de 1991-1994 DIAMOND Larry and LINZ Juan J., « Intro- 5 La section communale, appelée section ru- duction », dans DIAMOND L., LINZ J. J., and et l’implosion du pouvoir par l’auto- rale avant la promulgation de la Constitution LIPSET S. M., (dir.), Democracy in Develo- nomie croissante des bandes armées de 1987, est la plus petite entité administrative ping Countries, Boulder, Lynne Rienner, Vol. sur lesquelles il reposait, en 2004, du pays. 4, Latin America, 1989, p. 1. 6 mettent fin à la survie artificielle de Voir HURBON Laënnec, op. cit., pp. 68-69. 7 l’État haïtien. Son double effondre- Voir ÉTIENNE Sauveur Pierre, Haïti, la Ré- ment en 1994 et en 2004 traduit l’in- publique dominicaine et Cuba : État, écono- capacité des élites politiques, écono- mie et société (1492-2009), Paris, L’Harmat- tan, 2011, 295-318. miques et sociales à donner la répon- 8 Voir WEINSTEIN Brian and SEGAL Aaron, se adéquate à la crise de l’État et à la Haiti: The Failure of Politics, Cultural Suc- crise sociétale de la période post-du- cesses, New-York, Praeger, 1984, p. 40. 9 valiérienne. Il met aussi en évidence DELINCE Kern, Les forces politiques en leur impuissance face à la nécessité Haïti, Paris, KARTHALA/Pegasus Book, 1993, d’intégrer les masses urbaines et rura- p. 221. 10 les dans l’élaboration d’un projet de JALLOT Nicolas et LESAGE Laurent, Haïti : refondation de l’État national et en- dix ans d’histoire secrète, Paris, Éditions du core moins d’implantation du modèle Félin, 1995, p. 79. 11 d’État occidental en Haïti. Or, en dé- HURBON Laënnec, op. cit., p. 69. 12 pit de ses origines criminelles23, Voir ELIAS Norbert, La dynamique de l’Occident, tr. fr., Paris, Pocket, Coll. Agora, l’État moderne reste une réalité in- 2003 (1977). contournable. La démocratie, le vi- 13 Voir à ce sujet LARAQUE Paul, L’Armée ne vre-ensemble et le développement plane pas au-dessus de la Cité…, dans VOL- économique et social ne peuvent se TAIRE Frantz (dir.), Pouvoir noir en Haïti, matérialiser que dans un cadre étati- Montréal, V & R Éditeurs/CIDIHCA, 1988, pp. Jérôme AGOSTINI, Shine, Delmas 39, 2011 223-244.

28 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012

L’économie haïtienne 1986 - 2011 : ouverture par la migration et stagnation

Rémy MONTAS

Comprendre les stratégies économiques adoptées, sous la houlette des our bien comprendre le tournant institutions financières internationales créancières des autorités haïtien- P néolibéral pris par les autorités nes et les tendances qui en ont résulté depuis 1986, avec un drastique économiques à partir des années 1986 - changement de modèle –tel est l’objectif de ce traitement. L’auteur ana- 1987 et les grandes tendances effecti- ves qui ont suivi, il est nécessaire et lyse les éléments clefs des environnements interne et externe sur lesquels utile de comprendre les grands déve- ont été instaurées différentes réformes structurelles (tour à tour : pro- loppements de l’économie entre 1971 grammes d’ajustement structurel, de stabilisation et de luttes contre la et 1986. A partir de 1971, il y avait pauvreté), ayant pour objectif –par le biais de la libéralisation des échan- déjà une tentative de modernisation et ges ; de politiques fiscales et monétaires visant l’équilibre des finances pu- de diversification de l’économie haï- tienne par le gouvernement, sous la bliques et de la balance des paiements, la stabilité des prix et du taux de houlette des organisations internatio- change ; la privatisation des entreprises publiques de production de biens nales. La stratégie de développement et de services couplée d’une réforme de la fonction publique basée sur donnait de l’importance à l’agricultu- une diminution du nombre de fonctionnaires– la stabilité macroécono- re, à la substitution d’importations in- mique et la croissance. Les tenants et aboutissants du prévisible échec du dustrielles, au tourisme mais était for- tement orientée vers la promotion des modèle d’ouverture par la migration qui en résulte y sont mis à nus. exportations avec comme nouveau fer de lance le secteur des industries lé- gères dans la sous-traitance interna- tionale.

Cependant, dans la réalité, la substi- tution d’importations avait autant d’importance que la promotion des exportations agricoles, agro-indus- trielles ou industrielles. A l’abri de puissantes barrières protectionnistes, il s’est ainsi créé des secteurs de ren- tes dans l’économie nationale tournée vers le marché interne, parallèlement à l’avènement des industries d’assem- blage pour le marché américain. En dépit d’une timide réactivation de l’aide internationale en 1971, plus in- tensive à partir de 1974 à la suite du premier choc pétrolier, après une di- zaine d’années, le modèle a commen- cé à battre de l’aile tant pour des rai- Jean-Paul LADOUCEUR, L’Haïtienne, 2011 sons structurelles que conjoncturelles.

Histoire Immédiate et Inachevée 29 Sur le plan structurel, le secteur agri- tion haïtienne avec l’épidémie de –main-d’œuvre peu coûteuse utilisa- cole à prédominante paysanne a été SIDA par le gouvernement américain, ble dans l’industrie légère pour l’ex- incapable de dégager une offre ali- accusation qui a causé un tort non né- portation et pour le marché interne ; mentaire suffisante pour la nouvelle gligeable au secteur du tourisme ; la rareté de la ressource terre d’où la re- demande urbaine, ce qui a entraîné hausse drastique des taux d’intérêt aux cherche de produits agricoles à haute une hausse des prix des biens-salai- États-Unis en 1981, occasionnant une valeur ajoutée ; ressources naturelles res, d’où des tensions sur le salaire fuite de capitaux qui est venue renfor- (plages, ensoleillement) et culturelles minimum, élément central pour la cer l’amorce de dépréciation de la propices au développement du touris- dynamisation des industries d’as- gourde, due à l’apparition de déficits me. semblage. La nécessité d’importantes publics significatifs, 60 ans après l’éta- importations alimentaires se faisaient blissement en Haïti d’un taux de chan- L’objectif était d’accélérer le taux de ainsi déjà sentir. Elles représentaient ge fixe de cinq gourdes pour un dollar croissance du PIB, d’augmenter rapi- déjà en moyenne 21% du total des des États-Unis. Entre 1981 et 1986, le dement le revenu par tête d’habitant, importations entre 1981 et 1986. PIB par habitant a enregistré en moyen- de dynamiser la création d’emplois, D’un autre côté, des monopoles in- ne annuelle une baisse de 2.3%. en vue de sortir progressivement de la dustriels surprotégés (acier, ciment, pauvreté massive. L’objectif spécifi- tôle, farine etc.) fonctionnaient à des Dans la première moitié, une série que était la promotion des exporta- prix très élevés, explicables à la fois d’études élaborées par les organisa- tions et l’augmentation significative par l’étroitesse du marché et par l’ab- tions internationales sur l’économie du taux d’exportations (exportations/ sence de compétition. globale, sur les différents secteurs de PIB). Pour ce faire, il fallait opérer production, l’environnement et sur des réformes économiques dans des Une part importante des devises ren- les prix alimentaires, entres autres, programmes d’ajustement structurel trant dans le pays servait à financer mettait l’accent sur le blocage de qui devaient en principe allier stabili- l’achat de matières premières et d’in- l’économie et préparait déjà le terrain té macroéconomique et croissance. trants importés par les secteurs indus- pour l’adoption d’un programme de C’est ainsi que la période 1986-2011 triels protégés, très économes en libéralisation de l’économie considé- a été féconde en programmes d’ajus- main-d’œuvre (contrairement aux in- rée comme fonctionnant en dépit ou a tement structurel (1986-1987 et 1996- dustries d’assemblage) mais forte- contrario de ses avantages compara- 1997), programmes de stabilisation ment dépendants de l’extérieur (très tifs dans le marché international. (plus de six) et programmes de luttes peu intégrés au reste de l’économie contre la pauvreté après 2004. tout comme la sous-traitance avec en Cette période de cinq années (1981 - prime une valeur ajoutée plus faible). 1986) s’est caractérisée par ailleurs Les importations d’aliments et de par une forte accélération de la mi- Les principales réformes structurel- produits pétroliers en hausse, con- gration externe autant légale qu’illé- les sommaient une autre part non négli- gale, déjà significative durant les an- a) une réforme de la politique com- geable des devises gagnées à l’expor- nées 60 et 70, en dépit d’une situation merciale allant dans le sens de la tation de biens et services, le reste économique moins grave dans les an- libéralisation des échanges : aboli- étant affecté à la consommation semi- nées 70. tion des taxes à l’exportation, très luxueuse et luxueuse des catégories forte réduction des droits de doua- aisées et d’une classe moyenne en ex- ne à l’importation et surtout élimi- Le changement de modèle à pansion et, bien entendu, au place- nation des barrières non tarifaires partir de 1986-1987 ment des bénéfices à l’étranger. La (interdiction d’importations, quo- part des devises disponibles pour l’in- Vu les problèmes diagnostiqués ainsi tas, etc.) ; vestissement productif est donc restée que la lenteur de la croissance du PIB b) une politique fiscale et une politi- très faible. par tête dans les années 70 et la dé- que monétaire allant dans le sens croissance de la première moitié des de l’orthodoxie de façon à restau- A partir de 1981, sont venus s’ajouter années 80, l’immensité du chômage rer et à préserver l’équilibre des des chocs exogènes conjoncturels très et de la pauvreté due à une croissance finances publiques et de la balance contraignants pour l’économie : le se- ur-baine rapide, le ministre de l’Éco- des paiements et la stabilité des cond choc pétrolier, l’élimination du nomie, appuyé par des organisations prix et du taux de change ; cheptel porcin au début des années 80 internationales, a proposé la libérali- c) une politique de privatisation des qui a réduit substantiellement et dura- sation de l’économie afin de la réo- entreprises publiques de produc- blement le patrimoine des paysans ; rienter vers les exportations basées tion de biens et de services consi- la mise en rapport direct de la popula- sur les avantages comparatifs d’Haïti dérées comme inefficientes et

30 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Un échec prévisible du pro- gramme dès le départ Ce nouveau modèle, avancé par le ministre de l’Économie et des Finan- ces, mais non approuvé par l’ensem- ble du gouvernement ; l’incapacité de l’administration publique d’analyser et de mettre en place des politiques publiques ; l’absence d’institutions d’appui telles les banques de crédit agricole et industriel ; les effets théo- riquement prévisibles des politiques macroéconomiques elles-mêmes (ef- fet du taux de change réel sur la com- pétitivité par exemple), ne pouvaient donner les résultats escomptés dans le domaine du commerce international d’Haïti. En cours de route, l’instabili- té politique a fini par retirer toute chance de succès à l’initiative propo- sée.

Rapidement face au chômage et au sous-emploi généralisé dans une éco- nomie où se manifeste un excédent structurel de main-d’œuvre, il s’est développé un modèle « implicite im- posé par les agents économiques pour eux-mêmes : la survie familiale grâce à la migration externe et l’envoi de transferts aux parents demeurés au pays. Il n’y a là rien de nouveau si- non l’ampleur du phénomène et l’im- portance des transferts qui devaient s’ensuivre et leur impact sur l’écono- mie nationale.

La survie par l’émigration : le vrai modèle Ainsi, la migration et le phénomène corollaire d’envois de fonds aux pa- rents (transferts courants sans contre- Jérôme AGOSTINI, Autoroute de Delmas, 2011 partie) sont devenus le modèle impli- cite mais effectif sinon de croissance sources de corruption afin de re- qualité des ressources humaines mais de survie de l’économie d’Haïti. donner aux secteurs public et privé et de la productivité. Autrement dit, faute d’exporter des la tâche qui leur revient naturelle- biens et des services, Haïti exporte Dans la suite de cet article, il est ment selon l’école libérale ; ses ressources humaines qualifiées, question uniquement des conséquen- d) une reforme de la fonction publi- semi-qualifiées et non-qualifiées. ces de la politique macroéconomique que en passant par une diminution avec emphase sur le volet de la politi- du nombre de fonctionnaires pour La forte progression des transferts et que commerciale. arriver à une amélioration de la leur importance dans l’économie

Histoire Immédiate et Inachevée 31 Les transferts ont crû de façon régu- liard) 14% du Canada, (230 millions), breuse comme l’Inde. Sur la période lière et rapide entre le début des an- 8% de la France (130 millions), 2% 2007-2011, le taux d’exportation de nées 80 et 2011, comme attestent les de la République dominicaine (33 biens en Haïti est devenu plus faible données suivantes : 94 millions de millions) et 2% des Bahamas (33 mil- que celui de ces deux pays. Toutefois, dollars EU en moyenne sur la période lions), le reste provenant de Martini- en termes réels, le taux d’exportations 1982-1986 ; 293 millions en 1994 ; que, de la Guyane et d’Espagne. des biens et services est de 29.8% sur 553 millions en 1995 ; 772 millions 2007-2001 (compte tenu que le défla- en 2000 ; 1 100 millions en 2006 et teur des exportations a progressé 1 400 millions sur la période 2007- La performance très médiocre des beaucoup moins vite que le déflateur 2011. Si l’on se base sur les données secteurs d’exportations et le du PIB), mais un tel phénomène est fournies par l’enquête dans la fomin dynamisme des importations beaucoup plus révélateur de l’atonie (BID) de 2006, les montants effectifs Parallèlement, les exportations mo- du PIB que d’un quelconque dyna- seraient plus élevés d’environ 35% yennes nettes ont atteint 318 millions misme des exportations. (environ 1 900 millions de dollars en de dollars EU entre 2007 et 2011 moyenne sur les cinq dernières an- contre 200 millions entre 1981 et Sur la même période, les importations nées). 1985, soit un taux moyen annuel de passaient de 342.7 millions de dollars croissance de 1.8%, taux à peu près en moyenne sur la période 1981-85 à égal à celui de la croissance de la po- 2 020 millions en moyenne sur la pé- La migration et le phéno- pulation et de la population active, ce riode 2007-2011, soit une croissance mène corollaire d’envois de qui s’est traduit par une stagnation du moyenne annuelle de 7.1%. En ter- fonds aux parents (transferts cou- montant des exportations par tête mes réels, les importations sont plus rants sans contrepartie) sont deve- IB d’habitant. Dans la première moitié élevées que le P contrairement au nus le modèle implicite mais effectif des années 80, les exportations agri- début des années 80. sinon de croissance mais de survie coles comptaient pour 35% du total de l’économie d’Haïti Si l’on en croit les données de l’IHSI, contre 54% pour les produits indus- le PIB réel a crû d’un taux anémique triels de la sous-traitance internatio- de 0.13% en moyenne annuelle entre nale. Sur la période récente, la part Ces transferts représentaient un peu 1988-1991 et 2007-2011 alors que la des produits agricoles étaient officiel- moins du quart du PIB en valeurs population augmentait de près de 1.8 lement descendue à moins de 20% courantes (mais plus de la moitié du à 2% par an, ce qui a produit une contre plus de 80% pour la sous-trai- pouvoir d’achat effectif en utilisant le baisse moyenne annuelle de près de tance. déflateur des importations). Ils va- 1.8% du PIB par habitant. L’offre glo- laient 4.4 fois les exportations nettes Le taux d’exportation de biens et servi- bale réelle de biens et services (PIB + de marchandises et 1.6 fois les ex- ces est demeuré très faible en Haïti importations) a progressé à un taux portations de services sur la période moyen annuel de 2.6% entre 1987- (moins de 13.3% du PIB nominal sur 2007-2011 alors que sur la période 2007-20011 contre 17.1% sur 1982- 1991 et 2007-2011, cet accroissement 1982-1986, les exportations de mar- 1986) pour un petit territoire et une supérieur à celui de la population chandises valaient 3.1 fois le montant population nombreuse, c’est-à-dire étant dû essentiellement au dynamis- des transferts et les exportations de une forte densité démographique. me des importations. Pour satisfaire services étaient a peu près équivalen- Pour les seules marchandises, le ratio les besoins de la population en 1985, tes au montant moyen de ces derniers l’offre globale en volume était com- exportation/PIB est descendu et a at- (93.4 millions de dollars EU pour les teint un inquiétant 5 % au cours de posée de 78% de production interne services contre 94.1 millions pour les ces cinq dernières années. Ce ratio est et de 22% d’importations ; en 2007- transferts). deux à trois fois et même quatre fois 2011 pour satisfaire la demande glo- moins élevé que celui des petits pays bale, la production interne (le PIB) Toujours d’après les résultats de l’en- comptait pour 42% de l’offre globale quête : 1.2 millions d’adultes vivant à industrialisés comme la Hollande et la Belgique et celui des petits pays en tandis que les importations en consti- l’étranger envoient environ 150 dol- tuaient 58%. lars EU / mois à 1.1 million de pa- voie de développement comme la Jamaïque, la République dominicaine rents en Haïti représentant 31% du Ainsi, les transferts qui représentent ou le Salvador. Au début des années total des adultes. Les ménages rece- la première source de devises, expli- 80, le ratio exportation/PIB se rappro- vraient des transferts pour un montant quent une part très importante du ni- chait beaucoup plus de celui de pays de 1.65 milliard par année dont 71% veau de consommation et d’investis- à taille continentale comme le Brésil des États-Unis d’Amérique, (1.2 mil- sement en Haïti satisfaite majoritaire- ou de pays a population très nom-

32 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 ment par les importations, et détermi- nent aussi une grande partie de la production interne de biens et servi- ces (en dehors de l’agriculture) dans la mesure où cette production peut être considérée comme une valeur ajoutée directe et indirecte sur la va- leur des importations. A partir de ce constat, on peut interpréter les chan- gements structurels de l’économie en faveur du secteur tertiaire et aussi ses modifications spatiales en faveur des villes.

Les transformations de l’économie L’ouverture a renforcé le secteur ter- tiaire (plus de 55% du PIB), l’urbani- sation (près de 55 % de la population actuellement) et la croissance infor- melle de l’économie sur toile de fond de dégradation du secteur agricole. Elle a aussi favorisé les importateurs réduits à des oligopoles en remplace- ment de certains monopoles du mo- dèle précédent reconvertis à l’impor- tation. A l’autre bout de l’échelle, avec le développement du secteur ter- tiaire de l’économie et la baisse de la part des secteurs primaire et secon- Jérôme AGOSTINI, Marchande à la rue Catalpa, 2011 daire, un sous-secteur d’importateurs et de commerçants plus ou moins in- proportion du PIB, malgré la forte privées jouent un rôle primordial formels fonctionne en relation ou en progression des importations. En ef- dans le financement des importations. parallèle avec des sous-secteurs for- fet, le ratio fiscal moyen sur 1987- mels. 2011 qui était 11.5% s’est établi à La dollarisation –57% des dépôts et 11.6% sur la période 2007-2011. près de 67% des prêts directement en dollars– constitue un autre élément Les finances publiques et le secteur Parallèlement, le secteur bancaire qui capital de l’évolution du système bancaire, banques tributaires du s’était développé dans un premier bancaire relié directement à l’accrois- modèle effectif temps par l’implantation de filiales de sement des transferts et de l’aide in- La fraude en douane ou carrément les banques étrangères, s’est en grande ternationale et motivé par la perte de opérations de contrebande sont un partie haïtianisé et est l’un des princi- confiance dans la monnaie nationale élément primordial du modèle qui ex- paux bénéficiaires de la manne des à cause de la dépréciation nominale plique le développement de certains transferts. Fortement concentrée et de la gourde et de l’inflation. Le sec- ports de provinces, alors que le mar- oligopolistique, le système bancaire teur bancaire est beaucoup plus con- ché principal demeure dans la zone finance les principaux segments du necté aux circuits externes de l’éco- métropolitaine de Port-au-Prince. Vu marché des importations où se situe nomie qu’à ses composantes internes. l’évolution structurelle de l’écono- sa principale clientèle. Actuellement, En fait, compte tenu de la faiblesse mie, il n’est pas étonnant que les de- les trois premières banques du pays du rapport entre dépôts dollars et cré- vises tirées directement (droits de sont haïtiennes et détiennent un peu dit dollar, malgré que celui-ci soit douanes) ou indirectement (TVA et plus de 82% des dépôts ainsi qu’un prédominant dans l’encours total de droits d’accise sur produits importés), peu plus de 71% de l’encours des crédit, l’essentiel des avoirs liquides comptent pour près des 2/3 des recet- prêts. Les deux premières banques des déposants haïtiens sont gardés tes et qu’elles aient peu progressé en aux États-Unis. En clair, les trans-

Histoire Immédiate et Inachevée 33 ferts qui déterminent une partie im- bain et double contrainte pour les chaîne commerciale qui s’est allon- portante du commerce d’importation producteurs agricoles gée à partir des importations ont servi et de l’industrie de la construction, de contrepartie positive. Les prix, Du côté du secteur informel urbain, sont en ultime instance une part non surtout ceux des légumes et tubercu- l’afflux de nouveaux migrants a fait négligeable du crédit à l’économie, les, n’ont commencé à augmenter baisser le revenu moyen des actifs des placements à l’étranger et des réellement qu’après 2004. dépourvus de qualification. profits. Dans le secteur agricole par contre, la Les termes de l’échange migration externe et interne a causé Les raisons économiques de défavorables pour les producteurs une hausse relative des salaires de la l’échec de la stratégie officielle agricoles main-d’œuvre alors que les importa- initiée en 1986/87 tions des produits alimentaires main- Pour un pays ouvert aux importations financées en grande partie par des a) La perte de compétitivité à l’ex- tenaient une forte pression sur les transferts qui peuvent être assimilés portation prix réels de la production locale. Les prix des céréales locales ont été con- sur le plan théorique à des exporta- Le fait d’avoir libéralisé le commerce traints par les importations massives tions de services (main-d’œuvre), la international et le marché monétaire a de riz. Cependant il faut souligner, question des termes de l’échange conduit à l’apparition de biais ou de contrairement aux idées reçues, que (prix unitaire des exportations / prix distorsions préjudiciables à la crois- les moyens des grands producteurs de unitaire des importations) est d’une sance en général et à l’atteinte d’ob- céréales dus aux transferts et à la mi- importance primordiale. Sur ce der- jectifs spécifiques tels que l’augmen- gration, ont autant été pénalisés par la nier quart de siècle, les termes inter- tation du taux d’exportation. Le jeu concurrence des importations (effets nationaux de l’échange ont tendan- des prix relatifs, notamment l’appré- prix) que par la rareté relative de la ciellement été défavorables à l’écono- ciation du taux de change réel due à main-d’œuvre aux périodes de pointe mie haïtienne, affectant ainsi le reve- l’inflation nettement plus forte en (effets salaires). nu national. Par exemple, d’après les Haïti (plus de 1400% entre 1980 et calculs de la Commission économi- 2011) qu’aux États-Unis, son princi- Exprimés en dollar, les prix n’ont que pour l’Amérique latine (CEPAL) pal partenaire économique, malgré la pratiquement pas varié entre 1980 et sur un indice (base 100 en 1995), les dépréciation du taux de change no- 2004. A titre d’exemple, en utilisant termes de l’échange sont passés de minal (environ 730% entre 1980 et le taux de change comme déflateur 178.6 en 1985 à 96.8 en 1994 en 2011), a favorisé les importations et pour trouver le prix réel, le prix en suivant une pente à la baisse sur ces handicapé la croissance des exporta- dollars du riz Madam Gougousse dix années. De même, sur un indice tions. Autrement dit, étant donné les passait de dollar EU 0.35 / livre à (base 100 en 2000), les termes de rapports de prix et les coûts de pro- 0.56 / livre, soit une progression de l’échange sont passés de 100.0 en duction hors salaire à l’exportation, il 14.3% entre 1985 et 2001 (26 ans), 2000 à 79.0 en 2008 avant de remon- a été plus rentable d’être importateur alors que le prix moyen en dollars du ter le 19% en 2008 et de rechuter en- qu’exportateur, en dépit de l’absence riz importé passait de dollar EU tre 2009 et 2011. Entre 2010 et 2011, des taxes à l’exportation. La dépré- 0.35 / livre en 1985 à 0.34 / livre en la détérioration des termes de ciation du taux de change nominal a 2011, soit une baisse de 2.9%. l’échange a été chiffrée à 17.0%. La fait monter les coûts de production perte de revenus due aux termes de hors salaire, portant ainsi les déci- Ce cas montre clairement la force de l’échange n’a jamais été calculée en deurs économiques à ajuster le salaire la concurrence pour le riz local, Haïti. Or, elle n’est pas négligeable. minimum le moins possible. Les sa- compte tenu d’une baisse moins pro- laires réels en chute libre ont été le portionnelle du prix de la main-d’œu- prin-cipal facteur de compétitivité du vre à cause des migrations. Les pro- Les conséquences : Le chômage, le secteur d’exportation qui tout en se ducteurs employeurs ont été pris dans sous-emploi et la pauvreté révé-lant insuffisamment attractif, un effet de ciseaux qui a amenuisé Le chômage ouvert et le sous-emploi compte tenu des conditions du pays, leurs revenus et ont abandonné ou ré- (environ 60% d’équivalent chômage ont néanmoins limité la demande in- duit la production de certains pro- sur le double effet de la stagnation du terne. duits, notamment les céréales, faisant PIB, de la hausse des prix et de la ainsi baisser la demande de main- croissance démographique) sont, tout b) Des revenus moyens réels à la d’œuvre. Dans ce contexte morose, au long de ce dernier quart de siècle, baisse dans le secteur informel ur- seuls les transferts courants et les em- une constante du système économi- plois créés à tous les niveaux de la

34 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Quel avenir pour un tel modèle ?

Dans son déroulement, le modèle a échappé à l’emprise des décideurs publics. Il est d’ailleurs en partie le fruit de leur incapacité historique à imprimer une orientation effective à l’économie, notamment en matière de secteurs d’investissement pour la croissance et la création d’emplois. Quelles sont les options :

a) Maintenir le statu quo et, à moyen terme, qui accroîtra le taux de chômage et de sous-emploi de fa- çon importante car la demande de main-d’œuvre non qualifiée et celle de main-d’œuvre illégale se- ra décroissante dans les pays d’accueil. Par un effet démogra- phique normal, les générations d’Haïtiens ou d’étrangers d’origi- ne haïtienne auront moins d’atta- ches avec leurs familles d’origine et les transferts de fonds se rédui- ront en valeurs absolues en rap- port avec la taille de la population Jérôme AGOSTINI, Port-au-Prince, Vue du ciel, une autre idée du chaos, 2012 vivant en Haïti. La poursuite du modèle dépend en très grande partie de décisions dans les pays que. Il se pose aussi la question de la près du quart (25%) des ménages. A d’accueil. Il est donc risqué et contribution éventuelle des transferts partir de 2008, suite à la forte hausse dangereux d’envisager le modèle (dépendant du sens de la causalité) au des prix alimentaires et des produits migration - transfert pour une phénomène du chômage. L’enquête pétroliers, une actualisation du calcul croissance solide sur le très long EBCM a révélé un taux de chômage montrait que la pauvreté absolue ne terme. légèrement supérieur chez les ména- touchait pas loin des trois-quarts de la ges récipiendaires de transferts que population dont près de 40% vivait b) Initier un cercle vertueux à partir chez les non-récipiendaires, phéno- sous le seuil d’indigence. de cette demande stimulée en mène observé dans d’autres pays. grande partie par les transferts Cependant, Les données de l’Enquête (agriculture, tourisme, industries La pauvreté absolue en 2000, alimen- budget-consommation des ménages légères) tout en construisant des tée par l’augmentation du taux de dé- (IHSI, 2000) sur les niveaux de con- infrastructures avec les fonds pendance (jeune de moins de 15 ans / sommation par tranche de revenu, in- provenant de l’assistance externe. adultes), touchait 60% des personnes diquent que, quoique demeurant sous Profiter du modèle en cours pour et 49% des ménages pour l’ensemble le seuil de pauvreté, le pouvoir en devenir moins dépendant à du pays, soit des taux à peu près équi- d’achat d’un nombre important de fa- terme. Depuis une vingtaine d’an- valant à ceux estimés en 1987. En mi- milles s’était amélioré entre 1987 et nées, la République dominicaine, lieu rural, la pauvreté absolue tou- 2000. La situation s’est inversée dans notre nouveau partenaire, a su chait près des deux tiers (67%) des les années 2000, principalement pour profiter de ce marché créé par les personnes et 55% des ménages. L’ex- les ménages urbains et les ménages transferts. trême pauvreté frappait un peu moins ruraux souffrant du rachitisme de leur d’un tiers (33%) des personnes et production.

Histoire Immédiate et Inachevée 35

De la transition au défi de la refondation !

Roody EDMÉ

Si le grand mouvement démocratique haïtien issu des événements de e 7 février 1986, l’histoire d’Haï- 1986 a eu l’effet d’une lame de fond, il n’a engendré aucune contre- L ti connaît une brusque accéléra- culture. Une fois les eaux basses revenues, il s’est affaibli comme toute tion. Sous la pression populaire qui lame de fond, et s’est contenté d’effleurer le granit d’une culture faisait bouillir la marmite, les « fai- politique inconséquente et ruineuse, vieille de 200 ans, que 30 années de seurs de rois » à Washington décident duvaliérisme a perfectionné et inscrit en lettres de sang dans notre de soulever le couvercle pour éva- imaginaire. cuer la chaleur et refroidir l’efferves- cence. Depuis six heures du matin, un avion militaire américain a emporté Jean-Claude Duvalier, le dictateur à vie, vers d’autres cieux.

Mais en ce matin du 7 février, le mo- ment de stupeur passé, les rues se gonflent de monde. Et on peut obser- ver dans la multitude, des opposants et des partisans du régime déchu. L’opération « Dechoukay », fruit d’une longue lutte de sueur et de sang du peuple haïtien, annoncée depuis quelques mois déjà, venait d’aboutir. Il faut aussi avouer que le Départe- ment d’État américain y est intervenu de façon non négligeable, ne serait-ce qu’au dernier moment. Aussi, les élé- ments de la continuité étaient déjà en place, au moment où notre « deuxiè- me indépendance » était célébrée dans les rues. Après trente ans d’un règne absolu d’un pouvoir totalitaire, le pays n’avait pas les ressorts institu- tionnels pour se refonder. Il y avait quotidiennement des manifestations. Le peuple campait dans les rues avec le sentiment que quelque chose n’était pas achevé, mais sans mot d’ordre, sans structure organisation- nelle capable de prendre en charge ses revendications, de les encadrer et de les modéliser dans une coordina- tion gagnante. Julien- PARE SOREL, Haïti, 2010

36 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Et pourtant, le besoin de s’organiser par Leslie F. Manigat, et le Parti Uni- initiatives novatrices du Congres Na- était là. Les gens se réunissaient un fié des Communistes Haïtiens (PUCH) tional des Mouvements Démocrati- peu partout. Il fallait vite donner un animé notamment par René Théodore ques (Konakom), de l’Organisation contenu au projet démocratique haï- et Gérard Pierre-Charles. du Peuple en Lutte (Opl), du Rdnp et tien avant qu’il ne soit trop tard. Pour d’autres structures qui ont tout de mê- l’heure, le secteur démocratique mon- Il faut noter aussi le réveil d’un syn- me tenté un début d’institutionnalisa- tait rapidement en puissance et avait dicalisme longtemps endormi. Avec tion. Mais le paysage politique haï- identifié un obstacle : le Conseil Na- la très militante Centrale autonome tien a souffert de leur faible implanta- tional de Gouvernement, qui devait des travailleurs haïtiens (CATH) de tion pourtant si importante pour l’en- assurer la transition, était sorti du Yves Antoine Richard, de la Centrale racinement du processus démocrati- chapeau du grand « oncle » de des travailleurs haïtiens (CTH) du que. Washington. vieux militant Georges Fortuné et de Jean-Claude Lebrun ; de la Confédé- Après avoir « dechouke », il fallait Mais il y avait d’autres obstacles, ration des enseignants qui reprenait le ensemencer les terres pour une nou- plus difficiles à identifier dans l’en- flambeau de l’Union nationale des velle saison démocratique. Or en fait, thousiasme de l’heure. Les relations maîtres haïtiens. Des comités de l’ancien régime n’a jamais été réelle- affectives et émotionnelles obs- quartier se fédérèrent. Une vraie so- ment déraciné. Quelques mois après truaient les velléités d’organisations ; ciété civile prenait forme et paraissait sa chute, le Parti réactionnaire appelé les vieux conflits idéologiques affleu- d’une rare vitalité. Pran a tenté de s’imposer avec arro- raient dans les discussions autour des gance et vivacité. À l’instar de certai- méthodes de lutte. Les précipitations Le patronat aussi s’était adapté et nes plantes grimpantes, il s’est in- toutes « juvéniles » d’un mouvement commençait, en dépit d’une répres- crusté, a parasité les faibles bour- « surfait » sur la crête d’une mobili- sion latente, à accepter l’idée de né- geons d’une jeune mais trop faible sation populaire de tous les instants, gocier avec les syndicats. Et dans démocratie idéaliste. n’étaient pas non plus à négliger. l’ancien immeuble de la Chambre de commerce à la cité de l’Exposition, Les « racines historiques de l’État du- on discutait avec l’Intersyndicale valiérien » sont demeurées bien en Ce fut une époque d’une d’une possibilité de convention col- place et ses mécanismes n’ont jamais grande richesse sur le plan lective et de refonte du Code du tra- été étudiés dans nos écoles et facul- organisationnel et des débats vail ou de la participation des patrons tés ; ses pratiques n’ont jamais été et des ouvriers au Conseil d’adminis- condamnées par nos tribunaux ; sa tration de l’Office national d’assu- sous-culture de gestion de l’appareil Revendicatif, le peuple haïtien enten- rances (ONA). d’État, jamais mise en question, a dait tout de même prendre en main continué comme de fait à être la règle son destin. Et ce fut une époque dans les procédures administratives. d’une grande richesse sur le plan or- Les « racines historiques de ganisationnel et des débats. Parmi les l’Etat duvaliérien » n’ont ja- Si le grand mouvement démocratique premières organisations d’une société mais été étudiées dans nos écoles et haïtien issu des événements de 1986 a civile en formation, on comptait entre facultés ; ses pratiques n’ont ja- eu l’effet d’une lame de fond, il n’a autres : le Comité 7 février, le Komite mais été condamnées par nos tribu- engendré aucune contre-culture. Une Initiativ Demokratik, (KID) d’Evans naux ; sa sous-culture de gestion de fois les eaux basses revenues, il s’est Paul ; le Mouvement pour l’instaura- l’appareil d’Etat, jamais mise en affaibli comme toute lame de fond, et tion de la Démocratie en Haïti question s’est contenté d’effleurer le granit (MIDH) de Marc L. Bazin ; le Mouve- d’une culture politique inconséquente ment d’action démocratique (MAD); et ruineuse, vieille de 200 ans, que 30 le Comité d’action démocratique La problématique des Partis années de duvaliérisme a perfection- (Kad) de Fred Coriolan animé par Politiques né et inscrit en lettres de sang dans René Préval, Michèle Pierre-Louis, notre imaginaire. Patrick Élie qui deviendront par la Aujourd’hui, un bilan de la transition suite des personnalités politiques de mesure le fossé institutionnel béant Les pratiques séculaires de chefferie, premier plan, sans oublier le Rassem- créé par l’absence de partis politiques de luttes d’influence ont contaminé blement des Démocrates Nationalis- organisés. Ce serait certes injuste de les organisations politiques censées tes et Progressistes (RDNP) fondé en ne pas signaler, dans le contexte dif- être les vecteurs de la démocratie. exil depuis le début des années 1970 ficile et précaire de notre pays, les Les structures organisées de l’époque

Histoire Immédiate et Inachevée 37 institutions, un État de droit démocra- tique.

La Constitution de 1987 a été rédigée dans la mobilisation générale d’un peuple revendicatif résolu à débou- lonner les statues du pouvoir trente- naire qui poussa, dans un raffinement shakespearien, le crime d’État et avec lequel il fallait divorcer sur le plan de la centralisation administrative, de l’agonie lente mais assurée de nos villes de province, du népotisme et de l’idéologie totalitaire.

Tout un programme qu’une Constitu- tion votée dans l’enthousiasme ne pouvait changer à elle seule. A l’épo- Jérôme AGOSTINI, Trois rivières à Jérémie, 2011 que, on ne regardait pas ces quelques défauts de fabrique, trop content de ne pouvaient être coupées de la cultu- partis. Ceux qui n’avaient pas ce sup- notre nouvel acte de naissance dont la re ambiante. Elles dépérissaient en port n’existaient que le temps des force vitale était d’ouvrir toute gran- dépit d’une volonté affichée de trans- élections. de les portes au pays en dehors. formation de l’espace haïtien, par les habitudes peu amènes de luttes pour le pouvoir, et les conflits de clans ag- Cette aide consacrait aussi La Presse fer de lance d’une gravés par une peste émotionnelle. l’incapacité de ces partis et démocratie au forceps syndicats L’érosion systématique des valeurs Les organisations politiques et syndi- citoyennes par les eaux boueuses de cales étant assez limitées, la presse Cette aide permettait à ces organisa- nos dictatures, rendait le terrain poli- devint la voix des sans voix. C’est tions politiques de maintenir la tête tique épineux et malaisé pour les mi- elle qui, à l’écoute du peuple, payera hors de l’eau, mais pouvait avoir des litants de la cause du peuple. aussi un prix très élevé en assassinats effets pervers sur leurs structures par- et bris de matériels. Elle devint même ce qu’elle suscitait au sein de ces or- A signaler, comme facteur paralysant, un des rares acquis souverains de la ganisations, des rivalités, suspicions la précarité générale du pays qui ne liberté de parole de nos « sept glo- et frustrations réelles ou supposées. permettait pas aux partis et syndicats rieuses ». de vivre de la cotisation de leurs Elle consacrait aussi l’incapacité de membres, lesquels, au contraire, dé- ces partis et syndicats à vivre de la pendaient économiquement de leurs cotisation de leurs membres, frappés, La presse à l’écoute du peu- organisations qui devaient se doter en grande majorité, par le chômage. ple, payera aussi un prix très d’une caisse d’assistance sociale. élevé. Elle devint même un des ra- res acquis souverains de la liberté La Constitution de 1987 et l’État de de parole Une aide Internationale à double Droit Democratique tranchant L’irruption du peuple haïtien dans Les assassinats du leader d’opinion Pour simplement exister, les organi- l’Histoire, le 7 février 1986, ne pou- Jean Dominique et de Brignol Lindor sations politiques et syndicales de- vait nullement s’accommoder des dis- furent un coup rude porté à la liberté vaient compter sur l’aide combien positions de la Constitution de l’an- d’opinion et annonçaient une inquié- importante d’organisations internatio- cien régime qui reconnaissait le pou- tante bascule dans l’horreur. Cette nales ; des centrales régionales pour voir à vie et l’existence d’un Parle- presse tint bon et, en dépit de tout, les syndicats et des internationales de ment croupion. Il fallait absolument n’interrompit pas son témoignage de la sociale démocratie pour certains une nouvelle république, de nouvelles nos années de braise.

38 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 La presse continua même à croître un lieu de pouvoir encore populaire il y a 20 ans, s’est enfoncée dans des comme un terrain en friche qu’il fau- certes, mais où vont se manifester et polarisations aggravées par les be- dra un jour bêcher et arroser pour que s’exaspérer les luttes de clans, les soins urgents des peuples et les « pla- les fruits tiennent les promesses des guerres de tranchées entre « héri- cages » des uns et des autres transfor- fleurs. Un des dangers pour sa liberté tiers » et « déshérités ». mant la scène politique en un terrain serait de la débrider, de la faire écla- de football américain. Chaque pers- ter en une sorte de « discorde aux Les nombreux coups de force qui ont pective électorale aiguise l’appétit. mille voix ». marqué la période n’ont pas permis Le nouvel échiquier politique tunisien au secteur démocratique toujours en est passé, en quelques mois « du trou cavale de s’organiser. Construire une noir à la constellation », environ 100 société de droit sur un site contaminé Les années Lavalas ou la chance formations politiques seulement pour par des années de dictature où l’an- ratée l’année 2011. Aux ambitions des lea- cien régime n’a jamais vraiment dis- ders reconnus s’ajoutent celles de Le mouvement Lavalas et l’accession paru, était une gageure dans le chaos leurs troupes pas toujours discipli- au pouvoir du père Aristide furent un conjoncturel de l’époque. nées. Et la manoeuvre politicienne des rares moments d’épopée de cette qui consiste à miser sur les échecs de époque tout de même exaltante. Mais l’un pour que les autres récupèrent la « Décomplexer » notre lutte la machine connut très vite des ratés mise, achève de manière parfaite la et le sentiment d’échec qui parce que la nature du pouvoir n’avait comparaison avec Haïti. accable certains militants de la pas changé dans le fond et que le par- démocratie dans notre pays ti Lavalas était beaucoup plus une mouvance qu’un parti véritablement Refonder notre démocratie structuré. Ceux qui tentèrent de le fai- Une comparaison avec la Tunisie re furent « excommuniés » par le prê- d’aujourd’hui pourrait aider à « dé- Il devient urgent d’étudier à distance tre-président. Ce n’est uniquement complexer » notre lutte et le senti- notre transition sans compassion ni pas la faute d’un seul homme : la so- ment d’échec qui accable certains auto flagellation. Le ver dans le fruit ciété dans sa grande majorité se prê- militants de la démocratie dans notre de notre jeune démocratie a toujours tait à un culte dangereux de la per- pays. L’euphorie et l’union sacrée été d’un côté, l’accouplement contre sonnalité. Le leader incarnait la mou- nées de la chute du régime de Ben Ali nature de la méduse totalitaire et de la vance qui s’identifiait à lui pour le à Tunis, ne sont plus qu’un lointain chimère démocratique ; de l’autre meilleur et pour le pire. souvenir. Selon l’éditorialiste Marwa- celle de nos projets institutionnels ne Ben Yahme opinant sur la situa- inachevés. tion dans ce pays du Maghreb : « Pla- Accouplement contre nature Le mouvement des 184 qui s’est or- ce maintenant à l’agitation permanen- de la méduse totalitaire et de ganisé dans les années 2000 en con- te, à l’expression continue des reven- la chimère démocratique tre-pouvoir d’une dérive nette du dications, sociales pour la plupart, et mouvement Lavalas, a laissé inache- aux incessantes querelles politi- vé un chantier, des structures organi- ques ». Les héros sont fatigués. « Pre- Les pratiques traditionnelles de népo- sationnelles dormantes et surtout un mière nation à s’être lancée dans cette tisme prirent vite le dessus, cette fois projet de « contrat social » émanant formidable aventure que l’on appelle mâtinée de populisme et de « révolu- d’un travail de terrain, et passé au ta- désormais le « printemps arabe » tionnarisme ». Si les hommes de l’an- mis des revendications de l’ensemble pour un pays qui a vécu depuis son cien régime avaient été officiellement de la population. Ce document, pour indépendance sous la férule de chefs écartés, les moins visibles étaient pré- des raisons qu’il faudrait investiguer, charismatiques et tout-puissants qui sents et, la culture politique aidant, on n’a jamais été repris voire critiqué par décidaient de tout et n’autorisaient assista à d’inquiétantes métamorpho- aucun groupe organisé. ses de gens pourtant connus pour leur que de très rares espaces de liberté, la profession de foi démocratique. Tunisie poursuit depuis, sans carte ni boussole, les chemins qui doivent la Le concept mobilisateur mener vers une démocratie prospè- En 1991, au moment de son renverse- d’unité historique de peuple re », toujours selon cet observateur ment brutal, le mouvement Lavalas n’a jamais pu prendre forme dans avisé des questions arabes. Le par- faisait encore illusion. Il va perdre une conjoncture tiraillée entre cours est semé d’embûches et la so- définitivement son caractère de force coups de force et élections démocratique en marche pour devenir ciété tunisienne tout comme la nôtre,

Histoire Immédiate et Inachevée 39 Les démocrates qui ont tenté, à leur corps défendant, de changer les choses, ont été rejetés comme une greffe d’organes mala- droite par les cellules cancéreuses d’un Etat « pathogène »

Le charisme d’un leader « spontané » l’emporte toujours sur les tendances velléitaires d’organisation, vite bous- culées, par un calendrier électoral surchargé. Comme il faut toujours se presser pour aller aux élections, on n’a jamais le temps d’organiser nos structures politiques.

Une des manières de sortir du laby- rinthe est d’envisager, comme le prô- ne de plus en plus des chercheurs haï- Jérôme AGOSTINI, Une rue à Jacmel, 2011 tiens, une destruction des structures de l’ancien régime pour une recons- truction d’institutions modernes au Le mouvement dit des 184 reste la d’Haïti, juste un an après leur désac- service réel du peuple haïtien. En mê- tentative la plus réussie pour organi- cord profond sur l’Irak. Une fois, en- me temps de repenser nos rapports ser la société civile. Il a été absorbé levé « l’ennemi fédérateur », les lea- avec la communauté internationale, comme une étoile par le trou noir du ders du mouvement se retrouvèrent une fois que nous aurons dégagé nos pouvoir de transition. Les pressions entre eux grisés et sonnés à la fois par intérêts stratégiques, toute chose qui multiples de l’internationale qui ne l’accélération brutale des évènements ne pourra se réaliser pleinement si souhaitait pas s’embarrasser, une fois téléguidés depuis Paris et Washing- nos partis politiques restent trop fai- liquidée la question de l’exil du pré- ton. bles et incapables de porter un projet sident Aristide, d’une société civile de société mobilisateur. Il faut, en ou- L’annonce des élections de 2006 turbulente aux prétentions autonomis- tre, redonner du sens à la lutte démo- amena l’implosion du groupe et nom- tes, ont vite fait de donner le coup de cratique organisée pour un État de bre de chefs de file rejoignirent leurs grâce à une expérience qui, sur bien droit, seul moyen de résister aux si- partis politiques respectifs. L’absence des questions de financement, dépen- rènes de la démocratie spontanée. dait de l’aide externe. de perspective, les hoquets de la tran- sition ont poussé le peuple, dans un A l’époque, un « big gun » du nom de mouvement de reflux vers ce qui était Roger Noriega, se chargea de faire déjà connu, et ce fut le retour au pou- comprendre aux leaders de ce mouve- voir du président Préval pour un se- ment, en des termes peu diplomati- cond mandat. ques, que les changements en Haïti ne pouvaient franchir la frontière des Les formes traditionnelles de prise et révolutions habituelles de palais. de management du pouvoir n’ont ja- Comme de fait, une offensive militai- mais changé dans leur essence sur re d’une envergure suspecte partie de l’ensemble de la transition. Aucune Bibliographie: Saint-Domingue noyauta le mouve- des percées sur le plan politique n’a ment. L’arrivée de cette armée souf- été accompagnée d’une vision théori- Laurent DUBOIS, “Haiti, The After shocks of frante à la capitale eu l’effet d’un pé- que du nouvel État à bâtir. Le concept History” Metropolitan book tard mouillé. On rapporte qu’au mo- mobilisateur d’unité historique de Patrick BELLEGARDE SMITH, “Haití, la ciudadela vulnerada”, Editorial oriente, 2004 ment des faits, le ministre français peuple du professeur Marcel Gilbert Claude MOÏSE, « Un Pas en Avant, Deux pas des Affaires étrangères, de Villepin, n’a jamais pu prendre forme dans une de Côté », chronique des années 2004-2008, s’est réconcilié avec son homologue conjoncture tiraillée entre coups de Éditions de l’Université d’Haïti américain sur cet épineux dossier force et élections.

40 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012

La transition démocratique en Haïti Un quart de siècle plus tard où en sommes-nous ?

Liliane Pierre Paul

La question parait limpide, mais la réponse ne saurait l’être. D’ail- enter de comprendre ce qui a rui- leurs, sommes-nous toujours en transition ? On n’en parle même T né les chances de succès de la plus ! Et pour cause. La scandaleuse impunité dont jouit l’ancien transition démocratique, initiée le 7 dictateur Jean-Claude Duvalier depuis son surprenant retour, d’un février 1986 après la chute de la dic- tature sanguinaire des Duvalier, n’est côté ; la plus qu’évidente tentative de restauration de l’idéologie du pas chose aisée dans le contexte ac- « jeanclaudisme jouisseur » avec le retour au pouvoir de certaines tuel. Ce texte cherche à poser le pro- progénitures de barrons duvaliéristes assumés et chassés du pouvoir il blème, sans prétention d’y apporter y a un quart de siècle, d’un autre côté, tout cela brouille les pistes et réponse, à travers une analyse des pose la problématique de l’échec de la transition démocratique. On se différentes étapes de cette longue marche parsemée d’embûches, d’obs- demande si la boucle n’est pas bouclée ? tacles et de luttes pour sortir de la dictature. Dans cette perspective, il faut distinguer trois grandes pério- des :

1986-1990 : configuration du mouve- ment démocratique dans un contexte de persistance du duvaliérisme sans Duvalier ; 1990-2005 : victoire mort/née du mou- vement démocratique à travers le règne tronqué du mouvement Lavalas ; 2005-2010 : Le désarroi : le pays est assujetti, les forces démocratiques en déroute.

Configuration du mouvement démocratique Les luttes pour la démocratie en Haïti sont anciennes et récurrentes. Mais ce que nous appelons aujourd’hui le « mouvement démocratique » com- mence à prendre forme au tournant des années 1970 autour de la presse indépendante et de tout un mouve- ment de réveil intellectuel dans le contexte de ce qu’on appelait à cette Jérôme AGOSTINI, Maisons de Pestel, 2011 époque la « libéralisation jeanclau-

Histoire Immédiate et Inachevée 41 diste », en référence à certaines ou- Grégoire Eugène et le MDN du pro- pour faire partir le dictateur et sa fa- vertures qu’autorisait la dictature fesseur Hubert De Ronceray. Sentant mille justement pour maîtriser le pro- sous pression internationale. Toute- approcher la fin du régime et « pour cessus démocratique largement favo- fois, dès la fin de 1980, la dictature éviter un bain de sang », les États- risé par l’offensive du Président Car- n’en pouvait plus. En novembre 1980 Unis et la France sont intervenus au ter en faveur des droits de l’homme elle annonce la « fin du bal », empri- nom de la Communauté internationa- dans la région. Une dictature rétro- sonne et/ou expulse journalistes et in- le, pour faire partir le noyau dur de la grade ne correspondait plus aux exi- tellectuels chefs de file du mouvement. dictature dans la nuit du 6 au 7 février gences de la globalisation, mais ces 1986. puissances et en particulier la super- Mais la « libéralisation » n’était pas puissance américaine, ne pouvaient un cadeau du régime comme les thu- perdre le contrôle d’un mouvement riféraires de ce dernier cherchaient à Le Duvaliérisme sans Duvalier social aussi ample qui mobilisait les le faire croire. C’était une contrainte C’est un pays isolé, exsangue, ravagé majorités populaires dans les villes de la conjoncture dominée par la ten- par la misère, totalement dépourvu de comme dans les campagnes. Elles tative de contourner la crise des ex- structures sociales et d’infrastructures vont imposer le remplacement du portations agricoles par l’implanta- physiques qu’a légué la dictature. dictateur par des militaires formés tion de manufactures de sous-traitan- L’inventaire des ressources dont dis- dans le sillage des armées anticom- ce produisant pour l’exportation. Cet posait le pays à ce moment précis de munistes de l’Amérique latine. état de choses rendait la dictature en- son histoire en dit long sur son sous- core plus dépendante des États-Unis, développement et surtout sur cette Ces militaires semblaient avoir com- pays de provenance de presque toutes dictature rétrograde. Il n’y avait que me mission secrète de maintenir in- ces manufactures. En raison de la cri- deux institutions qui quadrillaient le tacte l’idéologie duvaliériste tout en se pétrolière qui affecta sévèrement pays : l’Armée et l’Église catholique. leurrant les crédules, en menant, par l’économie américaine au début des L’embryon de société civile dans le exemple, en sous-main une chasse années 1980, la modernisation par contexte de la « libéralisation » était aux sorcières sélective contre les ma- l’industrie de la sous-traitance entra plutôt faible et argileux : pas de vrais coutes. La tromperie ne dura pas en crise dès 1981 avec la fermeture partis politiques d’opposition si l’on longtemps. L’Armée allait rapide- de la plupart de ces usines. La crise excepte les trois petites structures ment instaurer un climat de terreur et agricole s’est alors empirée, accélé- mentionnées plus haut ; pas de vrais de violence qui devint le lot quotidien rant la fuite des paysans vers les vil- syndicats ni de grandes organisations de la population par des exécutions les, en particulier la capitale, ou vers transversales de la société civile ou ciblées et des massacres programmés l’étranger. socioprofessionnelles. de paysans à Jean-Rabel (nord - ouest), à Piatre et Gervais (Artibonite Toutefois, le départ du noyau dur de et Centre), à l’église St-Jean Bosco Dès 1980, la dictature an- la dictature représentait une ouverture (Port-au-Prince), le 11 septembre nonce la « fin du bal », em- majeure qui facilitait le retour des 1988. prisonne et/ou expulse journalistes exilés, la formation de nouveaux par- et intellectuels chefs de file du mou- tis politiques, le renforcement de la Plus qu’un symbole, le massacre du vement société civile embryonnaire par la 29 novembre 1987 illustre le premier formation d’une multitude d’organi- coup d’État de l’Armée contre la Constitution votée massivement par La dictature ne pouvait gérer ce mou- sations de toutes natures : civique, culturelle, socio-économique, socio- le peuple quelques mois auparavant. vement de population seulement au Les généraux et Wil- moyen de la répression. Manifesta- politique. Le mouvement social ani- mé par ces organisations a atteint son liams Regala ont organisé leurs pro- tions populaires et émeutes de la faim pres élections avec un Conseil électo- ont commencé à secouer le régime apogée avec le vote référendaire de la Constitution de 1987 qui définit une ral provisoire taillé sur mesure. Ces dès 1985, favorisant le réveil d’une élections ont été boycottées par la société civile autour de l’Église ca- société moderne reposant sur le droit et la justice, moyennant la mise en grande majorité des partis politiques, tholique et ses TKL (Ti kominote le- place d’un ensemble d’institutions des organisations de la société civile gliz), certaines associations sociopro- et des électeurs, mais rien n’arrêta les fessionnelles, la Ligue des droits hu- qui consolident la démocratie et le développement économique. militaires. Le 7 février 1988, dans mains et quelques partis politiques l’indifférence générale, ils installaient dont trois principaux : le PDCH du Mais les puissances de la communau- au pouvoir l’éminent professeur Les- pasteur Sylvio Claude, le PSCH de té internationale sont intervenues lie François Manigat. Le gouverne-

42 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 ment de ce dernier sera renversé trois mois plus tard et remplacé par un gouvernement militaire des mêmes généraux Henri Namphy et William Regala. Ces derniers furent à leur tour déposés, quelques mois plus tard, par un coup d’État perpétré par des « petits soldats » révoltés après le massacre de l’église St Jean Bosco où officiait le père Jean-Bertrand Aristi- de.

Les « petits soldats » firent appel au général Prosper Avril pour diriger le nouveau gouvernement militaire. En fait, Avril, surnommé « l’intelli- gent », tapis dans l’ombre depuis le départ du dictateur, joua sur leur co- lère et leur frustration pour s’accapa- rer du pouvoir. Au mépris de toutes les règles de la hiérarchie militaire, il désigna le sergent Joseph Hébreux comme son adjoint. Son régime auto- ritaire et répressif, fondé sur un sys- tème d’espionnage dénommé « atta- ché », persécuta la presse en ordon- nant le sabotage des émetteurs des stations de radio qui en dénonçaient les dérives ; des leaders politiques fu- rent jetés en prison ; avec l’aide des États-Unis il finira par mater un coup d’État organisé par des officiers supé- rieurs de l’Armée. C’est sous son gouvernement qu’éclata la plus gran- de crise dans l’Armée : l’affronte- ment entre les Casernes Dessalines dirigées par le colonel Jean-Claude Peter MORRELL, Deux sœurs haïtiennes, 2011 Paul (accusé de trafic de drogue par les États-Unis), le Corps des léopards stratégie visant à assimiler au com- pour éviter toute surprise populaire. et la garde présidentielle du Palais na- munisme toute revendication allant Ce n’est pas le lieu ici, mais les dé- tional marquera le début de la fin de dans le sens d’un changement pro- mocrates et progressistes haïtiens ne l’institution militaire. Jean-Claude fond. Appuyée par les puissances tu- pourront pas faire l’économie d’une Paul sera empoisonné et Avril sera à trices qui se sont entretemps procla- analyse en profondeur de ces deux son tour chassé du pouvoir par un mées « pays amis d’Haïti », cette chancres qui continuent encore à mouvement de contestation populai- stratégie a eu pour effet de casser la gangrener la démocratie en Haïti : le re. Comme ses prédécesseurs, il pren- dynamique unitaire du mouvement populisme d’un côté qui favorise la dra à son tour le chemin de l’exil. Ce démocratique désormais animé par projection de politiciens antidémocra- fut la fin de la première période du deux grandes tendances de fond pro- tes, mais démagogues, cyniques et duvaliérisme sans Duvalier. gressivement antinomiques : le popu- suffisamment audacieux pour s’enri- lisme qui projette la démocratie com- chir et construire leur pouvoir person- Les militaires ne sont pas vraiment me un frein au changement véritable nel sur la base des revendications les arrivés à restaurer le duvaliérisme. et l’élitisme qui anime la vision d’une plus radicales des majorités populai- Mais dans la logique du duvaliérisme démocratie procédurale ritualisée à res ; l’élitisme d’un autre côté, qui sans Duvalier, ils ont déployé une travers des élections programmées anime des partis politiques et des or-

Histoire Immédiate et Inachevée 43 ganisations de la société civile pour le les dix mois de son passage au pou- 60 ans après leur départ à la fin de moins très peu attentifs quant au vé- voir ; la presse et les organisations de l’occupation de 1915-1934. cu et aux revendications des classes la société civile ont pu librement et groupes populaires. fonctionner, mais le Président Aristi- Réfugié aux États-Unis avec les de ne lui a jamais pardonné d’avoir siens, Aristide multiplia les pressions laissé à Roger Lafontant et à ses al- sur l’administration Bush père aux 1990-2005 : Espoir, Choc et liés duvaliéristes trop de latitude. fins d’obtenir l’accès au compte in- désillusion ternational de la TELECO à Washing- La victoire de Jean-Bertrand Aristide ton. L’ayant obtenu, il n’a pas lésiné Victoire de Jean-Bertrand aux élections du 16 décembre 1990 sur les dépenses, d’autant qu’il ne se Aristide aux élections du 16 est perçue comme le résultat d’un vé- sentait obligé d’aucune reddition de décembre 1990 résultat d’un véri- ritable plébiscite populaire contre les compte. table plébiscite populaire contre les militaires, les duvaliéristes et leurs al- militaires, les duvaliéristes et leurs A Port-au-Prince, les militaires et liés nationaux et internationaux. Le alliés nationaux et internationaux leurs alliés ne vécurent pas dans la nouveau président l’a ainsi compris gêne non plus. Ils étaient les seuls d’ailleurs, car le jour même de son in- maîtres du trafic de l’essence et de la vestiture, le 7 février 1991, en pleine Dès son discours inaugural, le Prési- contrebande de produits de toutes cérémonie de sa prestation de ser- dent Aristide annonce les couleurs. Il sortes qui transitaient par les frontiè- ment par devant le Parlement, il or- est impitoyable avec ses adversaires : res poreuses de notre voisin de l’Est. donna à son futur ministre de la Justi- les militaires, les duvaliéristes, les Ainsi l’embargo demandé et obtenu ce, Bayard Vincent, de décerner un macoutes, les bourgeois « tilolit », par le Président Aristide ne les a nul- mandat d’arrêt à la Présidente de la l’impérialisme américain, la hiérar- lement dérangés, bien au contraire. République, Ertha Pascal Trouillot. chie de l’Église catholique, les partis Mais le pays ne s’en relèvera pas. Celle-ci fut emprisonnée et ne put politiques, en particulier l’ANDP, le être libérée que grâce à l’intervention Parlement fraîchement élu, tout le expresse des États-Unis. monde y passe. Le décor est rapide- Le 19 septembre 1994, 20 000 ment planté ; il fallait à tout prix hommes de troupes de l’Ar- Veuve d’un éminent juriste, Ernst combattre tous ces secteurs responsa- mée américaine débarquèrent pour Trouillot, seule femme juge à la Cour bles aux yeux des lavalassiens de la préparer le retour d’Aristide. Son de Cassation, cinquième dans la hié- misère du peuple. Mais les lavalas- retour dans ces conditions est une rarchie, Ertha Trouillot a été choisie siens n’avaient pas le monopole de la trahison. par des ténors du secteur démocrati- haine. Leurs adversaires se liguèrent que à la place du président de cette contre eux dans une lutte sans merci Cour, le juge Gilbert Austin, ami per- qui a favorisé le coup d’État militaire L’économie détruite, les classes mo- sonnel de Prosper Avril. Grâce à « ce du 30 septembre 1991 du général yennes ruinées, les classes populaires jeu subtil d’élimination » de ces per- Raoul Cédras et du colonel Michel connurent un niveau de pauvreté et de sonnalités influentes, elle fut propul- François. dénuement jamais atteint. Et, affront sée à la présidence provisoire du pays suprême, le 19 septembre 1994, encadrée d’un Conseil d’État formé 20 000 hommes de troupes de l’Ar- d’éminents notables de la société ci- Septembre 1991 - Octobre 1994 : mée américaine débarquèrent pour vile. Première et unique femme à di- La liquidation préparer le retour d’Aristide. Les gé- riger le pays jusqu’ici, elle est aussi la néraux Cédras et Biamby et le colo- Contrairement aux autres, le coup seule à avoir respecté le calendrier nel Michel François prirent la route d’État du 30 septembre 1991 fut re- électoral prévu par la Constitution de de l’exil et, le 15 octobre, le Président jeté par la population qui lui opposa 1987. L’assassinat du grand patriote est revenu, triomphalement derrière une résistance héroïque. Les efforts Serge Villard, conseiller d’État, et la une vitre blindée, accompagnée par le conjugués des Haïtiens du pays et de tentative du coup d’État du chef ma- secrétaire d’État américain, Warren l’extérieur ont eu raison des putschis- coute Roger Lafontant contre le Pré- Christopher. Son retour dans ces con- tes après trois ans de lutte. Mais à sident élu, Jean-Bertrand Aristide, ditions est une trahison. dans la nuit du 6 au 7 janvier 1991, quel prix ? Une économie totalement sont deux points négatifs qui ont en- ruinée par l’embargo demandé par Aristide en exil à la Communauté in- tachés son court passage au timon des La décennie 1994-2004 Lava- ternationale ; le retour officiel, et sur affaires de l’État. Néanmoins, une at- las a tout le pouvoir ! Trahi- sa demande, des troupes américaines mosphère de détente a régné durant son et Reniement.

44 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 On aurait pu croire que finalement le mouvement Lavalas, débarrassé de l’ensemble de ses adversaires, écrasés par l’alliance contre nature conclue avec Washington, allait s’atteler pour changer la situation socio-économi- que de la majorité de la population dont il se targue d’être l’unique repré- sentant. Pas du tout.

En fait, le Président ne semble préoc- cupé que de se maintenir au pouvoir. Ainsi, contrairement à l’engagement pris auprès de l’oncle Sam d’organi- ser des élections démocratiques pour l’alternance, selon l’esprit et la lettre de la Constitution de 1987, Aristide joue au malin en mettant deux fers au feu. D’une part, il lance une campa- gne tout azimut en vue de récupérer les trois années passés en exil, d’autre part, avec son aval, son siamois René Préval déclare officiellement sa can- didature à la Présidence.

Le pays a vécu cette double campa- gne présidentielle pendant l’année 1996 dans la plus grande confusion : d’un côté Aristide et ses « OP » (or- ganisations populaires) luttent pour la récupération des trois années d’exil, et, de l’autre, René Préval, allié à l’OPL, mène campagne pour un nou- veau quinquennat Lavalas. Sous pres- sion internationale, Aristide finit par céder sa place à son « frère marassa » et se retire à Tabarre pour instaurer avec succès la « gouvernance par re- mote control ».

L’alliance OPL /Lavalas version Pré- val fera long feu. Ce dernier utilisera les moyens les plus mesquins au Par- lement pour réduire au silence la ma- jorité relative de l’OPL menée bru- yamment par Paul Denis sénateur du sud. Rosny Smart a dû démissionner comme Premier ministre. Rien de po- sitif n’est sorti vraiment du premier mandat de Préval. Personnage terne et sournois, il fut un Président de doublure manœuvré depuis Tabarre. De nombreux crimes politiques dont celui de son ami et conseiller, Jean Joanna LAYLA, Haïti I, 2010

Histoire Immédiate et Inachevée 45 Dominique, journaliste emblématique Cette transition sera tout, sauf pacifi- du prochain Président qu’il aura favo- et directeur de Radio Haïti, marquè- que. Les partisans d’Aristide organi- risé par des coups fourrés et des élec- rent son premier mandat. Homme lige sèrent une résistance inattendue con- tions frauduleuses dont il est le spé- d’Aristide, Préval et son gouverne- tre le gouvernement en menant une cialiste. Mais il sera pris dans son ment, dirigé par Jacques Édouard véritable guérilla urbaine connue sous propre piège. Son poulain Jude Cé- Alexis, ont tout fait pour qu’Aristide le nom d’« opération Bagdad » : des lestin a été sorti par le Blanc qui im- revienne au Palais national en organi- kidnappings contre rançon, viol et posa Sweet Micky, un néo jeanclau- sant, en mai 2000, une des élections meurtre rendirent la situation intena- diste. les plus frauduleuses de l’histoire du ble alors que les réponses du gouver- pays. nement paraissaient inadéquates et Il a laissé un pays avili, assujetti, rui- tombaient parfois dans la provoca- né, rendu à bout de souffle par l’aide tion. Qui ne se souvient de la fameuse humanitaire. Les forces démocrati- Aristide réélu dans une mas- phrase de Gérard Latortue, alors Pre- carade, conduira le pays ques, aujourd’hui dispersées, parais- mier ministre : «yo tire sou nou, nou sent épuisées, dépassées, incapables dans une confrontation au sein mê- tire sou yo tou» ? me du mouvement démocratique, de se ressaisir devant l’impuissance et les perversions du « néojeanclau- entraîna sa deuxième chute et son Maîtrisant parfaitement le système disme jouisseur » incapable d’affron- départ pour un long exil de 7 ans américain des lobbies, Lavalas mène- ter les défis tant structurels que con- en Afrique du Sud ra une campagne de discrédit contre joncturels comme ceux de la recons- l’ensemble des secteurs et des per- truction. Les législatives contestées donnèrent sonnalités qui s’étaient rebellés con- la totalité des sièges à Lavalas et, en tre le pouvoir autoritaire d’Aristide. novembre de la même année, Aristide Comme prévu, les élections auront Vingt-six ans après le 7 février 1986, est réélu dans une vaste mascarade lieu avec un petit peu de retard sur le où en sommes- nous avec la transi- boycottée par l’ensemble de la classe calendrier et ce fut le retour de Préval tion démocratique ? La boucle est- politique. Ce retour au pouvoir mon- avec le concours de l’incontournable elle bouclée comme les réactionnaires tre un Aristide arrogant qui conduira communauté internationale. Le Brésil le prétendent ? Il n’y a pas de répon- le pays dans une confrontation dont il de Lula, excellent dans son nouveau se toute faite à cette difficile interro- ne se relève pas encore. Lui-même en rôle de sous-traitant, est venu au se- gation. Cependant une certitude exis- fut la première victime, car cette con- cours du coureur. Ce dernier n’a pas te ; la transition démocratique telle frontation au sein même du mouve- obtenu la majorité nécessaire pour qu’imaginée et conçue par les démo- ment démocratique, entraîna sa deu- gagner contre , mais crates des décennies 70-80, a pris des xième chute et son départ pour un selon Marco Aurelio García conseillé sentiers de travers et n’a pas été un long exil de 7 ans en Afrique du Sud. politique de Lula, « il faut à tout prix fleuve tranquille. Aujourd’hui le pays éviter le second tour ». Il n’y eut pas se trouve, une fois de plus, à la croi- de second tour. sée des chemins à un point tel qu’on 2004-2006 : la débâcle est tous interpellés à un triple niveau : le célèbre et toujours d’actualité : Une fois de plus, le secteur démocra- Ce deuxième mandat de Pré- Que Faire ? de Lénine mais aussi le tique redevient influent sur les choix val sera celui de la commu- prosaïque : Quoi Faire ? ainsi que le à faire. Mais c’est l’incontournable nauté internationale et de l’oligar- pragmatique : Comment Faire ? La communauté internationale, entendez chie complexité de la situation actuelle par là, la superpuissance américaine exige des forces de progrès : courage, et, dans une moindre mesure, la Fran- dépassement, vision, lucidité, généro- ce, le Canada, l’ONU et l’OEA, qui C’est la valse des millions, des con- sité, inclusion, bref un changement de aura le dernier mot. Toujours à l’om- trats sans appel d’offres, de la corrup- paradigme pour reprendre le pays des bre de cette omniprésente « commu- tion. Le tremblement de terre du 12 mains des puissances étrangères et de nauté internationale », le président de janvier 2010 aura cassé les reins du leurs valets nationaux afin de trouver la Cour de Cassation encadré d’un pays, mais il n’en a cure. Au contrai- des alternatives viables au néo-libéra- Premier ministre, tiré de sa retraite re, il va chercher à se donner un troi- lisme destructeur et de retrouver no- floridienne, seront investi d’un long sième mandat en concoctant avec ses tre dignité de peuple capable de pro- mandat de deux ans avec la mission parlementaires de l’Unité des amen- duire notre propre modèle. L’espé- d’assurer une transition pacifique dements constitutionnels qui lui per- rance démocratique est à ce prix ! vers des élections libres et démocrati- mettraient d’être le Premier ministre ques.

46 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 LIBRE OPINION

7 février 1986 - 7 avril 2012 La politique divise la nation

Odette Roy Fombrun

La démocratie n’arrive pas à fonctionner. La dégradation dans tous les damnées à tomber, faisant plus de domaines est telle qu’on peut parler de catastrophe écologique, écono- morts que le séisme du 12 janvier, mique, sociale et politique jetant sur les pavés de ces deux villes surpeuplées des milliers de nouveaux sans-abris.

Une autre catastrophe écologique a été créée par le décret du Président Préval déclarant d’utilité publique les terres du projet de la HABATEC , pré- voyant l’installation d’usines, de vil- lages, d’un port... À la place de ce projet , qui aurait créé du travail pour les sinistrés du 12 janvier, s’étalent les immenses bidonvilles appelés Cités Canaan.

Pour compléter ce désastre écologi- que, le Président Préval, au lieu de freiner cette bidonvilisation anarchi- que et relancer –en l’élargissant– le projet HABATEC, a signé des contrats autorisant l’installation de complexes industriels à Caracol, dans le Nord à vocation touristique. En dépit d’étu- des démontrant quelles catastrophes écologiques l’installation de ces usi- Jean-Marie LEVESQUE, Cathédrale de Port-au-Prince, 2010 nes polluantes représentent, le prési- dent Martelly –soucieux de créer du Une catastrophe écologique La loi interdisant toute construction travail– laisse avancer ce projet. sur les mornes dominant Port-au- os hommes politiques d’après Prince et Pétion-Ville ayant été scru- février 86, avides de pouvoir puleusement respectée, en février 86, N ces pentes étaient encore boisées. Hé- Une catastrophe économique mais sans vision réelle pour le pays, et sociale ont sacrifié le monde rural et nos vil- las ! En dépit de vives protestations, nos gouvernants, pour loger leurs par- les en n’intervenant pas pour arrêter Les ruraux ont envahi les villes qui la dégradation accélérée de l’environ- tisans, ont laissé couper les arbres et construire cet immense bétonville qui sont devenues d’immenses marchés. nement. Ainsi 85% des bassins ver- Les trottoirs sont des magasins d’arti- sants sont actuellement déboisés. va jusqu’à Carrefour. Ces maisons, affirment des techniciens, sont con- cles importés de partout, en priorité

Histoire Immédiate et Inachevée 47 de la République dominicaine. Pour- au monde le rôle de leadership joué sauver l’économie du pays et éviter la tant on y construit des hôtels, sans se par notre pays en faveur de la liberté perte de la souveraineté nationale. préoccuper de libérer les trottoirs et et des droits des peuples –comme le d’avoir des parkings municipaux. On fait l’actuel gouvernement. Évidemment, nous approuvons cette ne vit pas, on survit. Il faut vendre approche inclusive, konbitique. De quelque chose pour manger ce jour- 1789-1989 : le Serment anti-esclava- même, les projets en faveur de l’agri- là. giste du Bois-Caïman qui incitait à la culture du gouvernement et la protection et à l’embellissement de la « Grande croisade nationale pour un La misère va croissant, notre pays ville du Cap ; à l’implantation de pro- environnement correct en Haïti » que important massivement et exportant jets de l’UNESCO comme : La Route préconise le groupe du Parc naturel peu. Nombre d’Haïtiens survivent de l’Esclave, le Musée de l’Esclave à Quisqueya de Ganthier. grâce aux envois de devises de la établir en Haïti… diaspora. Les différences sociales 1492-1992 : Année de l’Indien, à dé- Au Président Martelly : de voir grand sont, de jour en jour, plus choquantes créter par le Président Aristide. Il en- mais pas seul ! De se souvenir que la et plus dangereuses. couragerait le rapatriement d’objets gratuité encourage la mendicité. Ain- Taino emportés par colonisateurs et si pour les cas d’incendie des mar- visiteurs. Ainsi, la France ramènerait chés publics, au lieu de dons, de faire Une catastrophe politique chez nous la chaise de la reine Ana- étudier un Plan d’ASSURRANCES pour caona qui se trouve encore au Musée ces marchandes qui déclarent perdre Dans l’euphorie on avait voté la cons- de l’Homme à Paris... Une attention des milliers de dollars américains…. titution de 87. Cette Constitution, dé- particulière serait accordée à l’envi- mocratique en structures qui vont ronnement et aux vestiges Taino du Nous renouvelons notre appel aux bien de la base vers le sommet, est Grand Nord. Des interventions met- partis politiques pour qu’ils mettent exclusive. Elle n’a jamais été appli- traient en évidence l’héritage Taino en place, en urgence, des plateformes quée et a été à maintes reprises vio- ainsi que le génocide indien. Faute de de concertation pour favoriser leur lées. Face aux problèmes actuels qui participation à cette commémoration regroupement idéologique et réduire sont la misère et la dégradation de internationale de 500 ans d’histoire, leur nombre ; étudier ensemble les l’environnement, force est d’admettre Haïti a été sup-primée de ce circuit difficiles problèmes du pays et sou- qu’elle ne convient pas : elle ne favo- touristique et l’île appelée Hispanio- mettre des propositions de solutions à rise pas la production de richesses ; la, rendant hommage aux auteurs du l’Exécutif et au Législatif ; envisager elle n’encourage pas l’utilisation des génocide indien, au lieu de Quisque- l’étude d’une nouvelle constitution, valeurs qui sont en diaspora, ni l’ex- ya pour lequel nous luttons. en utilisant les technologies de la ploitation des richesses du monde ru- communication… nous proposons la ral… Elle a trop de structures politi- 1793-1993 : l’abolition de l’esclava- régionalisation ou regroupement des ques. Il en faut une nouvelle. ge… que l’UNESCO s’apprêtait à cé- départements avec la mise en place lébrer en grande pompe. de comités et conseils techniques, La transition de Préval à Martelly a En 2004 : Haïti aurait repris sa place afin de mieux utiliser toutes les va- renforcé la catastrophe politique : de dans le concert des Nations. leurs disponibles tant chez nous Préval qui a su créer et gérer des vi- qu’en diaspora. De tels comités se se- des institutionnels, sans jamais bâil- C’est donc avec infiniment de peine raient opposés à l’implantation d’usi- lonner la presse à Martelly qui s’est que, en lieu et place de cette ascen- nes à Caracol et discuté celle de forgé des conflits avec la presse, les sion, j’ai assisté, impuissante, à cette l’Université du Roi Henry. chambres législatives, l’université... descen-te aux Enfers. Haïti est deve- les contestations n’ont jamais cessé : nue un pays mendiant et dépendant ; Il faut absolument mobiliser les for- CEP, élections, amendements, natio- le seul PMA d’Amérique et le seul en ces vives de l’intérieur et de l’exté- nalités... cette transition débouche sur voie de totale désertification. rieur, pour mener ensemble, le très de dangereuses querelles : celles con- difficile combat de la réhabilitation cernant l’armée, les contrats signés de notre pays bafoué, humilié, cruci- avec nos voisins, des dons… fié. Dans la situation actuelle, quelles approches suggérer ? Haïti a raté le coche historique. en Haïti doit retrouver la place qui lui janvier 2004 « Haïti t ap kanpe », si Le Premier Ministre, Laurent Lamo- revient dans l’île Quisqueya et dans nos dirigeants avaient tenu compte the, prône une approche konbitique, la Caraïbe : Haïti centre historique et des dates historiques devant rappeler inclussive de tous les secteurs, pour culturel de la Caraïbe.

48 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012

Gérard Gourgue face à la Constitution

Gérard GOURGUE

à mesure qu’on essayait de les arrê- ter, de les retrouver –alors qu’ils étaient encore présents dans le pays, on ne les trouvait plus car ils parve- naient à traverser la frontière haïtia- no-dominicaine parce qu’ils avaient des amitiés au sein du CNG.

Le 20 mars 1986, je suis sorti la tête haute

J’étais donc dans une position assez difficile puisque tout reposait sur moi, toutes les revendications ve- Rémi COURGEON, Portrait Innachevé d’Haïti VII, 2011 naient au Ministère de la Justice. J’ai demandé des comptes en vain. J’étais uite à des tractations qui ont eu il m’a été confié le Ministère de la dans une position assez délicate S lieu avec l’Ambassade Américai- Justice au sein du CNG. C’était un compte tenu de cette popularité que ne, Jean-Claude Duvalier a laissé le fardeau très lourd parce que j’étais le j’avais comme Fondateur de la Ligue pouvoir le 7 février 1986 pour faire point de mire de toutes les revendica- des Droits de l’Homme et que je place à un nouveau gouvernement : le tions qui se posaient après Duvalier. commençais à perdre, donc je me suis Conseil National de Gouvernement Que fallait-il faire ? Y aurait-il des retiré. J’ai écrit ma lettre de démis- (CNG). Compte tenu de la place que poursuites ? Toutes ces questions sion au CNG évoquant la lenteur que j’occupais au point de vue de la mili- arrivaient à moi, Gérard Gourgue, prenait la justice pour satisfaire les tance des droits de l’homme, j’ai été membre des six. N’étant pas inquisi- revendications populaires. Le 20 appelé par les militaires et sur inter- teur je m’en suis remis à l’institution mars 1986, je suis sorti la tête haute vention de Georges Salomon qui était judiciaire à travers le Commissaire du parce que j’ai dit que ce n’était pas Chancelier à l’époque, à faire partie Gouvernement. Les plaintes reçues, pour ça qu’on avait lutté, qu’on avait du CNG, composé de quatre militai- je les faisais transmettre au Chef du renversé la dictature des Duvalier. res : Henry Namphy, Williams Réga- Parquet qui lui-même devait les ache- la, Prosper Avril, et Max Vallès et miner au Juge d’instruction. Il est Les militaires du CNG ont poursuivi deux civils : Alix Cinéas et Gérard certain qu’à l’instar de ceux qui leur chemin sans moi avec les diffi- Gourgue. étaient dans le CNG, les militaires cultés que l’on connaît. Mais au bout étaient de purs produits du Duvalié- du compte, on est arrivé à un second En acceptant de faire partie de ce risme. Tous avaient juré fidélité au tournant : il fallait quand même pas- gouvernement, je pensais qu’il y au- régime déchu. Parmi ceux qui étaient ser aux élections. Et, pour ce faire, il rait une certaine ouverture sur le plan dans le collimateur de la justice, il y fallait bien qu’on parle de nouvelle national, de la légalité, de la justice. en avait contre qui le Commissaire du constitution. Une assemblée consti- Considérant mon travail dans le do- Gouvernement devait mettre l’action tuante a élaboré ce texte qu’est la maine de la justice et comme Avocat, publique en mouvement. Mais au fur constitution de 1987 ; le referendum

Histoire Immédiate et Inachevée 49 du 29 mars 1987 a été un événement Ensuite, c’est une succession de gou- Nous avons une Constitution, qui a extraordinaire. Mais il y avait des dis- vernements dominés par des militai- été violée à plusieurs reprises, mais positions transitoires indexant ceux res, jusqu'au cran d’arrêt du 16 dé- qui demeure encore la seule référence qui avaient servi le régime de Duva- cembre 1990, avec l’élection de Jean- pour le moment. L’essentiel est de lier, et qui étaient frappés d’une inter- Bertrand Aristide. Ceux qui avaient trouver un gouvernement, un Chef diction de 10 ans : les duvaliéristes soutenu ma candidature en 87, d’État, un Exécutif très éclairé, capa- qui ont eu des fonctions ; et c’est là le s’étaient ralliés à ce dernier, contri- ble d’imposer son autorité pour faire point de départ d’un événement san- buant à en faire un Chef d’État légiti- respecter les normes et mettre sur glant, à cause de l’article 291, les me. pied des institutions solides et vala- écartant de la course présidentielle. bles. Il faut trouver des hommes et Cette constitution a des faiblesses Mais c’était sans compter avec l’ar- des femmes capables de dire non à un comme toutes constitutions mais mée duvaliériste et ses alliés étran- Chef d’État qui ne respecte pas les néanmoins elle avait consacré un en- gers, qui, en septembre 1991, renver- normes constitutionnelles. Le problè- semble de conquêtes démocratique sèrent le Gouvernement démocrati- me de la constitution demeure essen- qu’on n’avait pas avant le 7 février quement élu, dans un coup d’État tiel avec ses carences ou bien ses fai- 1986. sanglant qui dura, à cause de la résis- blesses; néanmoins elle peut servir de tance populaire, jusqu’en octobre boussole. Personnellement, je n’ai 1994 –date à laquelle, satisfaits rien contre les amendements mais je d’avoir tempéré les ardeurs de chan- Cette opération a mis fin aux critique la procédure mise en place gement et de justice du gouvernement premières conquêtes de pour les faire sortir. en exil, le gouvernement américain l’après 86 et cet événement mar- organisa le retour à l’ordre constitu- quera les 25 années à venir tionnel, avec le retour physique Il faut que la société elle-mê- d’Aristide en Haïti. me s’amende avant d’amen- Nous avions des candidats à l’époque der la constitution tels que : , Sylvio Claude, On va encore penser à Gé- Grégoire Eugène, Hubert de Ronce- rard Gourgue, qui, pour une L’union fait la force dit-on ? Mais ray, Louis Déjoie. J’étais parmi ceux seconde fois, va accepter de pren- parfois la force fait l’union aussi. Ce- là qui avaient une cote populaire très dre des risques pour la nation, en la dépend des conditions. Il est cer- large. La campagne a eu lieu ; Maître acceptant de devenir une sorte de tain que dès le départ on avait parlé Gourgue était pratiquement supposé président provisoire symbolique de réconciliation nationale. Mais il être le gagnant ; c’était le 29 novem- face à Aristide faut que la société elle-même s’amen- bre1987. Mais comme il y avait un de avant d’amender la constitution. contentieux avec les militaires qui Très vite des divergences profondes n’ont pu supporter de voir Gourgue émergèrent entre le secteur démocra- arriver à la présidence, ces derniers tique et Aristide II, culminant avec Il faut qu’Haïti revienne à ses tradi- sont passés à l’attaque. Au sein du les élections de 2000-2001. Les ques- tions de grandeur et de souveraineté CEP à l’époque il y avait Emmanuel tions essentielles concernant la liber- pour que la communauté internatio- Ambroise et le Pasteur Rocourt qui té, le respect de la constitution, la jus- nale nous regarde avec le respect qui étaient des gens vraiment inaborda- tice, le bien être social, la réconcilia- convient à un pays comme le notre, bles au point de vue de la corruption. tion nationale n’ont pratiquement pas qui a brandi le flambeau de la liberté Le jour des élections, les Duvaliéris- eu de réponse. Alors, on va encore depuis Savannah jusqu’à la grande tes qui avaient été écartés par le CEP, penser à Gérard Gourgue, qui, pour Colombie, et qui a accueilli Bolivar, ont commencé, avec la tolérance des une seconde fois, va accepter de Miranda, Antonio Maceo, et qui a militaires, par créer un climat insup- prendre des risques pour la nation, en contribué l’indépendance de la Syrie portable : ils ont mis le feu d’abord acceptant de devenir une sorte de pré- et d’Israël au magasin d’Emmanuel Ambroise. sident provisoire symbolique face à Ils ont fait des choses innommables. Aristide, pendant toute la période de Tels sont mes points de vue sur ces Et le CNG a participé à ces actions qui dégradation du régime Lavalas, jus- vingt-cinq dernières années : il faut ont eu leur conclusion avec le massa- qu’à l’émergence du « GNB » (Il faut remettre en question les grands pro- cre, de la ruelle Vaillant. Cette opéra- avoir des couilles), mouvement natio- blèmes socio-économiques, trouver tion a mis fin aux premières conquê- nal qui a pris une ampleur de déso- une direction qui assure à ce pays une tes de l’après 86 et cet événement béissance civile considérable jus- convergence digne de son passé et de marquera les 25 années à venir. qu’au départ forcé d’Aristide son histoire.

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1986 – 2012 : flux et reflux dans le processus de démocratisation en Haïti

Victor BENOÎT

Durant les vingt dernières années, Haïti a connu incontestablement une 1987, un Congrès rassemblant de période de démocratisation marquée par des FLUX et REFLUX politiques multiples organisations populaires et dans un combat incessant entre des forces progressistes et rétrogrades. des personnalités connues pour leur engagement vers le changement, a été réalisé; congrès qui a donné naissan- ce à une organisation ombrelle « le KONAKOM ».

En mars 1987, environ deux millions de votants ont exprimé leur volonté de continuer la lutte pour une démo- cratie institutionnelle en ratifiant par referendum le texte d’une Constitu- tion élaboré dans une ambiance de grands éveils démocratiques. Pour- quoi ce vote massif ? Parce que des leaders politiques, des directeurs de conscience, bénéficiaires de la con- fiance du peuple, l’avaient convaincu, par divers moyens médiatiques, des caractéristiques progressistes du texte préparé par les constituants, à savoir : son libéralisme politique donc rupture formelle avec la dictature, son option pour la réforme agraire, industrielle, Simon HIBBERT, Bidonville à Port-au-Prince, 2011 pour la justice sociale par la gratuité de l’enseignement primaire, la pro- Quelques exemples de flux démo- allait être créée pour bâtir un autre motion du créole comme langue of- cratiques pays. Le mot d’ordre fut lancé et ob- ficielle, la création de nouvelles insti- servé à travers le pays : « mettons en tutions étatiques susceptibles de con- a chute du régime de Jean-Clau- place des organisations comme ins- tre-carrer toute velléité de résurgence dictatoriale. L de Duvalier : des secteurs so- truments de base du processus démo- ciaux et politiques différents, con- cratique ». Des organisations et des Le peuple haïtien a, non seulement vaincus de la nécessité de mettre fin partis politiques qui évoluaient jus- voté massivement la Constitution, au régime dictatorial, ont fait cause que-là dans la clandestinité sont en- mais, en plusieurs circonstances, il commune dans une lutte pacifique et trés en scène ; de nouvelles ont été s’est mis debout, a gagné les rues et ont eu raison du dictateur le 7 février créées, mettant à profit l’enthousias- est resté mobilisé pendant de longues 1986. Ce fut la joie et l’euphorie avec me des jeunes, surtout des milieux semaines pour défendre ses droits ga- l’espoir que la condition politique universitaires, des quartiers populai- res et de la paysannerie. En février rantis par la Constitution que le régi-

Histoire Immédiate et Inachevée 51 me du CNG a voulu bafouer. On a en- Toutefois, il faut reconnaître que, comme si nous avions atteint l’idéal core en mémoire la bataille du « Ra- parmi tous les secteurs qui se disaient c’est-à-dire la création d’une société che manyok » menée de juin à août engagés dans le combat pour la dé- démocratique en Haïti. Ainsi, chaque 1987, parce que le gouvernement mocratie, ce fut le secteur populiste personnalité du secteur démocratique avait voulu mettre de côté le Conseil incarné par « Lavalas » qui a bénéfi- s’est évertuée à s’attirer une clientèle électoral pour organiser les élections cié de ce moment historique. En effet, politique pour se lancer dans la suivant le mode traditionnel, c’est- à les électeurs haïtiens en plusieurs oc- compétition électorale. Le résultat né- dire par le ministère de l’intérieur. casions, en décembre 1990, en 1995 gatif de cette manoeuvre est patent. et en 2006, ont voté successivement Les démocrates ont perdu leur mo- en faveur de deux candidats Lavalas à mentum. Quelques exemples de reflux la présidence de la République. Ces derniers n’ont pas compris qu’en vo- A partir de l’été 1987, la lutte est de- tant pour eux, le peuple haïtien vou- Si les démocrates de toutes venue globalement ardue entre deux lait mettre fin à toutes les formes de les sensibilités idéologiques courants : celui du changement repré- corruption et avancer vers la démo- ne se mettent pas ensemble pour senté par tous ceux et toutes celles cratie. Ils ont repris le chemin de la gagner, ils perdront séparément, et qui voulaient avancer résolument mauvaise tradition politique : Sous ce sera au détriment de la Nation dans la voie tracée par la Constitution leur leadership, des moyens adroits de 1987, contre l’autre courant, nos- ont été employés pour un camouflage talgique de l’ordre ancien, manœu- politique à travers des élections frau- vrant sous des formes multiples pour duleuses en 1995, en 2000 et en Alors, que faut-il faire aujourd’hui ? bloquer le processus de démocratisa- 2011 ; pour la pratique de la corrup- La réponse théoriquement est simple. tion politique. Citons, entre autres, les tion au profit de quelques copains ; Ne réinventons pas la roue. Faisons multiples moments de cette lutte en- des actions criminelles et répressives ce que d’autres peuples qui, après de tre les deux courants : contre des figures de l’opposition ; longues périodes d’erreurs et de tâ- - 29 novembre 1987, sabotage san- des menaces non voilées contre la tonnements, se sont engagés pu- glant des élections par des escadrons presse ; la non application d’une poli- bliquement autour d’un Pacte pour de la mort, à la solde de l’Exécutif ; tique économique à caractère natio- construire ensemble la transition dé- mocratique. Par exemple, en Espa- - juin 1988, déclaration publique du nal. Cette mauvaise gestion a eu pour résultat l’apparition d’un autre cou- gne, plusieurs leaders, hormis les général Henry Namphy annonçant de tenants du franquisme c’est-à-dire manière spectaculaire qu’il dirigera le rant populiste rattaché au neoduvalié- risme. Autant dire que les conquêtes ceux de la dictature d’extrême droite, pays par les armes, c’est-à-dire, ins- ont négocié le pacte de La Moncloa. tallera une dictature militaire ; démocratiques peuvent être remises en question. Aujourd’hui, ce pays d’Europe s’est - septembre 1991, coup d’État mili- stabilisé et a progressé. En Répu- taire pour renverser le régime issu des Durant cette trajectoire de 26 ans, les blique dominicaine, des leaders so- élections démocratiques de décembre démocrates ont fait montre de bonne cialistes marxistes, réformistes, libé- 1990. volonté, les masses haïtiennes ont raux, se sont entendus pour bâtir un donné la preuve de leur capacité de accord politique. Le pays a progressé Certes, pendant trois ans, le peuple résitance et de leur courage; mais, en 20 ans. A mon humble avis, c’est haïtien a fait preuve d’une grande ca- nous devons reconnaître que nous la tâche politique prioritaire des pacité de résistance à la dictature. Fi- avons commis dans l’ensemble une démocrates de ce pays. Tournons le nalement en octobre 1994, la Com- erreur d’une importance déterminan- dos aux querelles de chapelle, aux munauté internationale a rétabli l’or- te : l’absence d’un consensus sur luttes stériles pour des parcelles dre constitutionnel en Haïti. Ce fut l’essentiel. Des membres de l’élite hypothétiques de pouvoir. Enga- une grande première dans l’histoire politique, convaincus de la justesse geons-nous dans un pacte de gou- contemporaine. de leur position, n’ont pas compris vernabilité ouvert à tous les secteurs qu’il fallait, dans un premier temps, intéressés à l’avancement du pays se mettre d’accord sur le minimum, à dans la démocratie. En tout cas, si les Parmi tous les secteurs qui se savoir, le renforcement de l’espace démocrates de toutes les sensibilités disaient engagés dans le com- démocratique en mettant en place un idéologiques ne se mettent pas en- bat pour la démocratie, ce fut le gouverne-ment d’union nationale qui semble pour gagner, ils perdront secteur populiste incarné par « La- accepterait de respecter les règles séparément, et ce sera au détriment valas » qui a bénéficié de ce mo- constitutionnelles. Nous avons agi de la Nation. ment historique

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Le vote du 29 mars 1987 de la Constitution haïtienne

Élifaite SAINT-PIERRE

Si tu votes oui, tu tombes dans le piège bourgeois, si tu votes non tu Vigilance : le piège constitutionnel t’alignes aux macoutes, si tu t’abstiens, tu es dans le camp du peuple. Je suis membre de SAJ/Veye Yo, or- ganisation qui a été à l’avant-garde de toutes les mobilisations sociales et politiques de cette période. Par consé- quent, j’ai suivi et participé à cette « construction »1. Tout d’abord, il faut souligner qu’il n’a pas toujours eu convergence dans le discours sur la démocratie dans les milieux popu- laires et démocratiques. Je pense qu’il est tout à fait normal qu’il y ait diver- gence de vues sur la démocratie, dans la mesure où le jeu des intervenants est toujours motivé par des intérêts de classes, de groupes ou individuels.

Si je reviens sur le vote massif de la Constitution le 29 mars 1987, il me semble qu’il y avait un consensus en- tre une très large fraction sociale sur un modèle de démocratie auquel cette Francis DOMINÉ, Haïti, 1997 loi-mère fait référence. Les actes po- litiques, le plus souvent posés par de hauts dignitaires de l’État, à la suite e mouvement populaire qui a présente, dans ce texte, ma compré- de ce vote, sont souvent perçus com- Lrenversé le dictateur Jean-Claude hension de cette période de notre me des dénis de démocratie et Duvalier, le 7 février 1986, visait, histoire. Pour étayer mon témoignage m’obligent à questionner le soi-disant sans aucun doute, à l’instauration un je prends le vote du 29 mars 1987 de consensus sur ce modèle de démocra- nouvel État garant des libertés pu- la Constitution haïtienne comme acte tie. Les responsables politiques bliques et à la participation des politique qui, par son symbolisme sur étaient-ils conscients du contenu citoyens et citoyennes aux affaires la nouvelle forme d’organisation so- exact de la Constitution et du projet publiques. Plus de 25 ans après, il est ciale dont nous avons fait mention de société qu’elle promouvait ? évident que ce noble objectif est loin tantôt, en parlant de nouvel État, a pu d’être atteint au point que beaucoup mobiliser toutes les couches sociales En ce qui me concerne, je n’ai pas de té-moins avertis considèrent qu’on du pays. Le discours récurrent sur la voté la Constitution de 1987, non est encore dans la transition d’un État réconciliation nationale est le deu- pour ne pas avoir étudié sa teneur et autoritaire vers un État démocratique. xième élément significatif de cette réalisé qu’elle ne répondait pas à mes conjoncture politique que nous con- intérêts, mais tout simplement parce Tout en évitant d’entrer dans ce débat sidérons dans notre réflexion. que ce n’était pas, à l’époque, une controversé, en tant que militant, je priorité pour les secteurs populaires.

Histoire Immédiate et Inachevée 53 Le cap était surtout mis sur la révolu- ouvriers de la sous-traitance. Je pour- La deuxième impasse de la probléma- tion prolétarienne et les conquêtes rais répéter une série d’exemples tique de la réconciliation nationale est sociales et politiques à travers des pour démontrer cette insensibilité l’absence de réflexion ou de prise de instruments de la démocratie formelle sociale de la part de nos dirigeants et position sur les aspects socioécono- et représentative, avaient très peu des classes dominantes. Quel type de miques comme élément de ségréga- d’intérêts pour eux. Qui ne se sou- construction doit-on privilégier dans tion et d’opposition entre les diffé- vient encore de la grande répercus- un pareil Etat ? Le renforcement du rents groupes sociaux. Comment ré- sion dans les milieux populaires, du statu quo à travers tout le mécanisme concilier les nantis et les exclus ; slogan de l’Assemblée Populaire Na- de reproduction existant ou son rejet l’abondance et la misère la plus ab- tionale (APN) sur le vote de la Consti- total à travers d’autres par une série jecte ; les hauteurs de Pétion-Ville et tution : « Si w vote wi ou pran nan de réformes organisationnelles et Cité Soleil, le patron circulant dans sa pèlen boujwa, si w vote non ou pran d’autres types de luttes ? voiture de luxe et son ouvrier qui ne nan pèlen makout, si w chita lakay ou peut pas trouver un « adoquin » pour ou nan kan pèp la » ? Sans véritable payer un tap-tap ; le grand propriétai- bilan et autocritique sur les tactiques La question de la re terrien et le petit paysan « demwa- de lutte dans la conjoncture, beau- réconciliation nationale tye ». Je pourrais énumérer ces rap- coup de ses dirigeants d’organisations ports inéquitables, voire inhumains populaires allaient devenir, quelques À chaque crise politique, la question sur toute cette page. Quelle est la années plus tard, de hauts responsa- de la réconciliation nationale revient chance de réussite d’un projet de ré- bles de l’État engagés à respecter et à comme perspective de sortie et est conciliation nationale si les problè- faire respecter la Constitution. perçue, par beaucoup de leaders poli- mes fondamentaux ne sont pas posés tiques, particulièrement Turneb Delpé préalablement ? Ma compréhension de ce qui s’est du PNDPH, comme l’élément princi- passé depuis 25 ans dans cette lutte pal de leur projet de société. Il me Nos erreurs d’hier, l’avidité de cer- pour l’établissement d’un Nouvel semble qu’il y avait une certaine ad- tains dirigeants politiques, l’incapaci- État, est, d’une part, le manque de hésion à cette perspective, au point té des organisations politiques à offrir capacité des dirigeants populaires et qu’en 2004, le gouvernement de Gé- une alternative nationale, l’indifféren- progressistes à s’entendre sur un rard Latortue avait tenté d’aborder ce et l’insensibilité sociale d’une très projet politique, sur un programme cette question en nommant une com- large fraction de la bourgeoisie pour minimum d’actions et surtout sur la mission pour réconcilier la nation. le pays, ont contribué à nous enfoncer construction d’un instrument politi- dans une crise si profonde que la sor- que capable d’assurer le relais de Pourquoi cette question de réconcilia- tie est presqu’imperceptible. Il re- leurs revendications sociales et politi- tion nationale, à l’instar d’autres pays vient aux progressistes de faire mon- ques. D’autre part, il me semble qu’il qui ont connu les mêmes difficultés tre d’une certaine perspicacité sociale y avait une analyse simpliste de la que nous, n’arrive-t-elle pas jusqu’à et politique et de proposer une alter- conjoncture locale et internationale et présent à se concrétiser ? À mon native qui réponde aux intérêts du aussi des rapports de force en présen- humble avis, telle qu’elle est posée, la plus grand nombre, particulièrement ce. problématique de la réconciliation na- à ceux des masses populaires, pour tionale se trouve coincée dans deux faire échec au projet antinational qui Cette quête de démocratie, dans sa types d’impasses. D’une part elle est est en train de s’installer. Dans le forme et particulièrement dans sa di- abordée uniquement dans sa dimen- contexte actuel, cet idéal peut paraître mension sociale et économique, a sion politique selon la formule du difficile à réaliser. Cependant, avec aussi contribué à renforcer la polari- « kase fèy kouvri sa », « passons une vision claire et d’un rapproche- sation entre les nantis et les exclus. l’éponge sur les crimes du passé ». Je ment sain des masses, on peut abou- En juillet 1987, l’État et les grands comprends très mal, une réconcilia- tir à cette sortie de crise et mettre le propriétaires terriens du Nord-Ouest tion entre les victimes du duvaliéris- pays sur le chemin du progrès. ont répondu par le massacre de dizai- me et Jean-Claude Duvalier, sans nes de paysans qui revendiquaient qu’au moins la lumière ne soit faite 1 J’utilise ce terme pour marquer mon oppo- l’accession à la terre. En 2009, une sur les circonstances des crimes poli- sition à un certain discours qui pose la ques- tiques et financiers perpétrés par le tion de la lutte pour la démocratie de manière complicité effrayante s’est installée linéaire, soit on avance, soit on recule. L’ex- entre les autorités de l’État et une très duvaliérisme. Une telle démarche ser- périence de ces 25 dernières années nous a dé- large fraction de la bourgeoisie pour virait au moins de thérapie pour les montré, s’il y a recul sur certains aspects, il y ne pas accorder la bagatelle de 200 victimes, de leçon pour les bourreaux a une certaine constance dans d’autres, parti- gourdes comme salaire minimum aux et de modèle pour la société. culièrement dans les libertés publiques.

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Quelques réflexions autour de la Constitution de 1987

Jean-Hénold BUTEAU

Lorsque RENCONTRE m’a demandé de formuler quelques réflexions sur u départ du dictateur Jean- la Constitution de 1987, je n’avais pas d’idée bien arrêtée. Je ne pou- A Claude Duvalier, Haïti com- vais le faire, ni du point de vue d’un constituant ni de celui d’un consti- mençait le dur apprentissage de la construction d’institutions fortes et tutionnaliste. Certes, en tant que membre du parti politique AKAO, j’ai démocratiques et le premier –et peut- eu l’occasion de la commenter, même de la critiquer, tout en déplorant être le plus important parmi les les multiples violations dont elle a été l’objet. Je me suis donc arrêté sur instruments pour ce faire–, était ce dernier aspect de notre Charte fondamentale et j’ai situé ma démar- l’élaboration de la Constitution. Ce- che à ce niveau : S’agit-il d’une défaillance inhérente à notre loi-mère ? pendant, il n’est nullement question Sommes-nous en face d’une incapacité fondamentale de notre peuple et pour moi de procéder à une analyse de son contenu mais plutôt à celle des surtout de ses dirigeants à dégager un bénéfice politique à l’intérieur de mécanismes de son élaboration. son cadre juridique ? Enfin, devons-nous accepter qu’il existe une ina- déquation entre ses desseins fondamentaux et les conditions d’existence objectives de notre peuple ? De nombreux pays ont dû faire l’ex- périence de l’après dictature et ont eu recours à une Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution.

Une conception marquée par une défiance envers l’Exécu- tif et une confiance illimitée à l’égard du Parlement

Suite à la déroute des fascistes et sous l’impulsion des Alliés, l’Italie a commencé l’élaboration d’une nou- velle Constitution. Comme en Haïti, la peur d’un Exécutif tout-puissant hantait les esprits et les traumatismes d’un État autoritaire étaient encore frais. L’Assemblée constituante s’est inspirée d’une conception marquée par une défiance envers l’Exécutif, plus précisément envers le Président, Juan Pablo DOMINGUEZ, Enfant Rescapé, 2010 et par une confiance quasi-illimitée à

Histoire Immédiate et Inachevée 55 l’égard du Parlement. Les deux Qu’est-ce que ces Constitutions ont tique et de la société politique. Je dois courants politiques prépondérants : la que la nôtre n’a pas ? La réponse est reconnaître que l’option contraire gauche marxiste et la démocratie simple, claire mais brutale : la forte aurait également été difficile, car les chrétienne, se sont concertés pour présence des forces politique dans le trente années de dictature avaient doter leur pays d’une Constitution le processus de leur gestation. Malgré anéanti les partis et avec eux l’es- 31 Janvier 1948. les différences qu’elles pouvaient pace, l’expression et la vie politique avoir exprimées dans ce processus, la dans notre pays. On peut donc com- prépondérance de deux partis dans le prendre la démarche d’avoir recours à Lorsque le général de Gaulle revint cas de l’Italie, l’omniprésence de de des « personnalités de la société au pouvoir, il se donnera pour tâche Gaulle et de ses alliés dans celui de la civile » pour élaborer la Constitution. d’élaborer une nouvelle Constitution. France et la très forte pluralité politi- Cependant le fait pour nous d’avoir Le mécanisme suivi en France diffère que en Tunisie, nous pouvons dire confié l’élaboration d’un document sensiblement de celui de l’Italie. que le politique s’était révélé incon- essentiellement politique appelé Trois sources d’inspiration ont tournable dans les trois cas. d’abord à réguler (entre autres cho- alimenté l’avant-projet de Constitu- ses) la vie politique à des « non tion : un comité d’experts constitué politiques » constitue un paradoxe. de hauts fonctionnaires, un comité interministériel dominé par la forte Le fait pour nous d’avoir Les hommes ont toujours été davan- présence du général de Gaulle et celle confié l’élaboration d’un tage fascinés par le pouvoir concret de son garde des Sceaux, Michel document essentiellement politique que par les abstractions autour du Debré, et enfin les propositions re- appelé d’abord à réguler la vie pouvoir. Plus l’écart entre les deux cueillies de la Gauche comme de la politique à des « non politiques » s’agrandit plus le penchant pour le Droite qui s’accordaient pour un constitue un paradoxe Exécutif fort par rapport au Lé- pouvoir concret s’affirme et plus l’ar- gislatif. Après les différentes trac- bitraire devient possible. Cela semble tations entre Michel Debré et le être le cas pour Haïti. Conseil consultatif formé par le En revanche en Haïti, aucun des 55 Parlement, la nouvelle Constitution citoyens appelés à rédiger notre Char- En regard de nos interrogations for- est adoptée par référendum le 28 te, n’avait exercé de fonction po- mulées plus haut, et à partir du déve- Septembre 1958. litique auparavant, ne provenait d’une loppement qui s’en est suivi, il nous force ou d’un groupe politique orga- paraît qu’il ne s’agit point d’une fai- nisé. Pire encore, à part Me Emile Plus semblable à notre histoire ré- blesse inhérente à notre loi-mère ni Jonassaint qui devint Président de la cente, la Tunisie qui comme nous, a d’une incapacité fondamentale de no- République dans le contexte de subi l’effroyable poids d’une dic- tre peuple ou de ses dirigeants, ni non l’aventure Cédras – Michel François, tature de plusieurs décennies. Comme plus d’une inadéquation entre les M. Julio Larosillière devenu sénateur nous, la démocratie paraissait tant prescrits fondamentaux de cette en 1991 et Me Reynold Georges, qui une soif légitime de droit et de liberté Constitution et les conditions d’exis- s’est présenté aux élections prési- qu’un saut dans l’inconnu. Toutefois, tence objectives de notre peuple. dentielles de 2006, aucun non plus là s’arrête les comparaisons car la Aussi, ne serons nous pas en train de n’a eu de participation dans la poli- Tunisie s’était dotée de forces poli- vivre les manifestations symptomati- tique nationale après cette expérience tiques relativement organisées au ques d’une anomalie congénitale (que de la Constituante de 1987 cas de moment du départ de Ben Ali. L’As- par euphémisme ou par complaisance figure unique dans l’histoire politique semblée constituante avait donc pu nous appelons instabilité politique) et constitutionnelle du pays et être formée sur la base de forces liée certainement aux conditions quasiment inédit dans l’histoire des politiques. Neuf partis prépondérants d’existence objective de notre pays sociétés modernes. ont pu fournir 187 députés de mais plus encore aux pré-requis à l’Assemblée constituante et les 30 l’origine de cette Constitution et à ses autres par des partis moins influents Nous ne pouvons ici qu’analyser ce conditions d’émergence ? sur la scène politique. Le parti qui a été fait, car « …les pactes et les islamiste, se tailla la part du lion, contrats qui à l’origine présidèrent à suivi du CPR, du parti républicain et la Constitution, à l’assemblage et à de l’Ettakatol qui. La nouvelle l’union des parties de ce corps poli- Constitution provisoire a été adoptée tique » (Thomas Hobbes) ont été éta- le 11 Décembre 2011. blis en dehors de tout accord poli-

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Transition - Constitution - Réconciliation Une Trilogie inachevée

Freud JEAN

La publication de la Constitution de 1987 déterminante de notre modè- fondamentale. Tout le monde s’ac- le d’Etat et de société corde bien pour la considérer comme la « Manman Lwa peyi a », celle de qui dérivent et dépendent toutes les autres, celle déterminante de notre modèle d’État et de société. Mais de- puis quand serait-elle devenue de « fer », abandonnant son statut lé- gendaire de « papier » ? Nous som- mes en transition, mesdames et mes- sieurs. Serait-ce vers la Réconcilia- tion ?

Quand on parle de réconciliation, c’est qu’il y a eu désaccord, rupture, et que s’impose la nécessité d’un nouvel accord. Mais encore faut-il que l’on s’entende sur ce qui d’une part a fait l’objet du désaccord pour que d’autre part on négocie le bon accord. Alors de quelle réconciliation parlons nous, réconciliation de qui ou de quoi ; avec qui ou avec quoi ? De Bunny GRIFFETH, Je suis un artiste à Port-au-Prince frères ennemis, d’une nation avec elle-même, de comportement à chan- ransition, Constitution, Réconci- sion ; cela assurait l’harmonie d’un ger, ou de tout cela à la fois ? T liation : Trois concepts, trois sujet bien traité, d’un devoir bien fait. mo-ments, trois choix. Voici en effet Faire une transition, c’est donc assu- trois vocables devenus à la mode, à rer une liaison, et être en transition Une période de transition qui la mo-de de chez nous, depuis c’est le fait d’être engagé dans un devait nous conduire d’un désormais un bon quart de siècle. Ils mouvement de changement pour pas- Etat dictatorial à un nouveau mo- reviennent, in-fatigables, comme un ser d’un lieu à un autre, d’un état à un dèle d’Etat de droit démocratique leitmotiv qui nous caractérise et nous autre. C’est aussi ce mouvement lui- cristallise dans une époque, dans une même dans ses différentes composan- situation. tes et initiatives dans le temps, en vue d’aboutir à une fin. Transition, Constitution, Réconcilia- Mémoire d’enfant, on nous avait ap- tion, trois concepts qui s’inscrivent en pris qu’il fallait toujours bien négo- Une première étape a semblé être trois moments dans notre espace, qui cier la transition de l’introduction au franchie avec la publication de la se suivent et se chevauchent sans corps du sujet, puis vers la conclu- Constitution de 1987, notre Charte pour autant jamais se donner la main

Histoire Immédiate et Inachevée 57 comme on serait en droit de s’y atten- Au fond, rien d’étonnant pour peu les du peuple haïtien après la dictatu- dre. Avec le départ de Jean-Claude qu’on veuille lever le voile sur les re. Son cri et sa lutte l’ont été en vue Duvalier en 1986, c’est le début choix qui correspondent à ces trois d’une nouvelle justice à naître dans le d’une période de transition qui devait tournants. Loin de passer d’un lieu, cadre d’un nouveau vivre ensemble. nous conduire d’un État dictatorial à d’un état à un autre, nous avons de Il ne s’agissait pas de boucher des un nouveau modèle d’État de droit préférence passé notre temps à faire trous, de blanchir ou de peindre un démocratique. Une période portée à du surplace. Nous avons opté pour le pan de mur délavé. ses débuts par un mouvement et une gouvernail à vue, le genre d’avancée mobilisation populaire forte, présa- et d’orientation qui ne conduisent Il s’agissait plutôt d’une remise en geant tous les espoirs. La répression nulle part, à la fois par peur du risque, question en profondeur d’un modèle militaire des années 91-94 allait cas- peur de l’inconnu, peur de tout ce qui d’État, et d’un modèle de société ser ce mouvement qui depuis n’a pas est différent d’un certain statu quo pour en arriver à un autre. C’est bien pu reprendre ses marques et remonter qui arrange. Nous avons continué à ce que traduisent et veulent exprimer ses ressorts. Le tremblement de terre voguer allègrement, sans sourciller, plusieurs secteurs politiques et de la du 12 janvier allait à sa manière, dra- sur un océan qu’on a voulu dépourvu société civi-le quand ils parlent tantôt matique, insuffler une nouvelle dyna- d’horizon. En effet, la Transition a de Refonda-tion de la Nation, ou des mique à la transition baptisée désor- été déclinée, cultivée même, en mode États généraux ou encore de Confé- mais Reconstruction. Nous venions conjoncturel, ponctuel, en fonction rence nationale souveraine, et dont le de perdre définitivement la maîtrise des besoins de l’immédiat, et plus nouveau nom est depuis le 12 janvier de la transition. particulièrement de l’humanitaire de- la Reconstruction d’Haïti. Au-delà de puis le 12 janvier 2010, banalisant fi- ce que véhiculent spécifiquement ces A la vérité, il n’en fut pas toujours nalement toute perspective républi- différentes thématiques, et sans être ainsi. La transition amorcée, il lui fal- caine, démocratique et de souveraine- restrictif à leur portée, c’est vers cela lait comme un instrument pour lui té. que devrait nous conduire la Transi- donner son sens et sa finalité. Ce fut tion. La Constitution en serait l’outil La Constitution n’a finalement pas la nouvelle Constitution de 1987. Un par excellence qui accompagnerait un échappé à cette tendance attentiste et moment fort que celui qui a conduit momentum révolutionnaire capable réformiste. Élaborée pourtant sous le de la conception à la naissance de des ruptures qui s’imposeraient. Et signe de la rupture, elle n’a débouché cette Constitution ! Telle une héritiè- alors, la Réconciliation viendrait par sur aucune des ruptures annoncées ou re à la fois désirée et redoutée, elle a surcroît, non comme une condition souhaitées, tant par rapport à un mo- été finalement acclamée, après moult tronquée et imposée, parce que la jus- de d’exister, que par rapport à un mo- convulsions et répulsions, grâce à son tice aurait retrouvé ses droits dans le de de pensée ou de fonctionnement, fameux article 291. Une Constitution cadre du fonctionnement d’un État de aussi bien de l’État que de la société. qui se retrouve à la charnière d’une droit démocratique. On ne s’étonnera donc pas d’avoir transition qui au lieu de nous condui- abouti aujourd’hui à une banalisation re vers le nouveau modèle d’Etat al- de nos institutions, mettant en péril le L’essentiel est que nous sommes en lait finalement emprunter le « dekou- peu des acquis démocratiques con- plein cœur, pour ne pas dire au cré- pe » de la Réconciliation. quis de haute lutte durant ces trente puscule de la crise d’un système éco- dernières années. nomico-social qui se refuse à l’ad- Tel est le troisième temps de la valse mettre et dont les solutions appli- impromptue qu’on voudrait nous fai- quées ne font que renvoyer à plus re danser. Comme si cette trilogie Toute réconciliation qui es- tard une inéluctable faillite en aggra- bouclerait, une fois pour toutes, notre saie de s’afficher est vouée à vant chaque fois davantage cette crise soif de liberté, d’égalité et de fraterni- l’échec si elle occulte la dimension par l’exacerbation de ses contradic- té. Comment ne pas penser à cette de la justice tions. Nous continuerons à en faire pertinente remarque du professeur les frais aussi longtemps que nous Jean Casimir dans son opuscule : accepterons de servir d’exutoire, « Liberté, égalité… en route vers la Et pourquoi en serait-il autrement de comme c’est le cas avec la probléma- fraternité » où il souligne que si nous la Réconciliation ? Toute réconcilia- tique de la Reconstruction telle que avions bien réussi à conquérir notre tion qui essaie de s’afficher est vouée développée jusqu’à présent et dans Liberté, nous sommes par contre à l’échec si elle occulte la dimension laquelle nous semblons nous com- restés en panne sur la route qui con- de la justice. Dire qu’on trouve là plaire, au détriment de notre Souve- duit à l’Égalité et à la Fraternité. l’une des revendications fondamenta- raineté.

58 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 ÉCONOMIE

La Reconstruction : Entre enjeux de marchés et ambition d’un développement soutenable

Elom EZUHO

Incarner dans un même acte le rôle d’assistance et celui de défense de n Haïti, si l’annonce de montants ses intérêts est un dilemme qui très souvent conduit à l’embrouille, E faramineux d’aide ne fait plus ni l’ambition de développement dans les pays fragiles sous perfusion de chaud ni froid, c’est qu’avec le temps l’aide. À l’An 2 de la reconstruction d’Haïti, il apparaît de plus en plus elle a suscité, avec raison, l’incréduli- que l’impulsion d’un développement soutenable tant souhaité s’étouffe té des populations. A n’en pas douter, dans les griffes des enjeux économiques liés aux captations de marchés. plus une seule personne n’est encore Séisme et post séisme, urgence et humanitaire, reconstruction ou déve- dupe de l’efficacité de l’aide, voire de loppement, tant on en a parlé et discuté, que risque de répétition, on la vocation même de son objectif. encourt. Mais au cœur du sous-développement qui ne nous affranchit Nous l’avions évoqué dans un précé- guère de cette misère qui colle de plus en plus à notre quotidien en Haï- dent numéro de RENCONTRE, qu’avec ti, demeure et demeurera encore pour longtemps cette constellation de « la loi des 18 mois d’état d’urgen- concepts. C’est presqu’une obligation de dire et redire, de rappeler et ce… la rigueur d’attribution des mar- marteler les voies d’une impulsion réelle et définitive du développement chés est d’ores et déjà remise en cau- soutenable d’Haïti. se. L’efficacité de l’aide chancelle… Les demandes qu’engendrera l’injec- tion de l’aide… ne sauraient être comblées par l’offre interne… Inév- itablement, l’offre extérieure s’y substituera et en fera une aubaine. »1

Le canal de l’aide est ambivalent. Se- lon le Center for Economic Policy and Research (CEPR), sur 1 490 con- trats attribués par le gouvernement américain entre janvier 2010 et avril 2011 pour un montant d’environ 195 millions de dollars, seuls 23 d’entre eux avaient été octroyés à des entre- prises haïtiennes pour moins de 5 millions de dollars, soit 2.5%2. Pour Lewis Lucke, coordonnateur de haut rang de l’USAID réembauché par Ashbritt –société américaine installée en Floride qui a obtenu en Haïti un contrat de 10 millions de dollars sans appel d’offres–, il était « devenu évi- dent que si la situation était gérée correctement, le séisme pouvait ap- paraître comme une opportunité au- tant qu’il est une calamité »3. Cala- Jérôme AGOSTINI, Port-au-Prince, Le Palais National, 2010 mité sans aucun doute mais l’axe

Économie 59 d’opportunité prend de plus en plus contractants accusés de mauvaise pement soutenable et autocentré. Elle d’envergure. De l’urgence à la re- gestion dans la reconstruction après est le reflet de ce qui a longtemps do- construction, l’aide ruisselle vers ses l’ouragan Katrina aux États-Unis, ont miné l’économie haïtienne pour avoir sources. Les lits de la trappe à pau- décroché des contrats en Haïti. Au to- organisé son extraversion dépendante vreté sont mouillés sans être gorgés tal, L’USAID a accordé plus de 300 telle qu’analysée récemment par Fred d’eau pour faire émerger les occu- millions de dollars de contrats dont Doura7. Jadis manu militari, aujour- pants au-delà du seuil critique. un maigre 0,02% directement aux fir- d’hui sous couvert de l’aide, la capta- mes haïtiennes5. Le scandale des con- tion des marchés est au cœur de la dé- Sur 2,4 milliards de dollars du fonds trats non réglementaires accordés à sarticulation de l’économie haïtienne humanitaire des Nations Unies, seule- des firmes dominicaines et qui ali- et de son sous-développement. La re- ment 1% est passé entre les mains du mente en partie l’instabilité politique construction devrait être le point d’in- gouvernement haïtien et 0,4% versé en Haïti, en est une autre preuve. Et il flexion pour le renouveau économi- aux ONG haïtiennes tandis que 34 % en va de même pour les donations des que d’Haïti. Malgré le mauvais dé- ont été renvoyés aux organismes ci- autres pays6. part, elle peut encore impulser le dé- vils et militaires des donateurs pour veloppement endogène et soutenable. l’intervention d'urgence, 28 % attri- Mais pour cela elle doit changer de bués à des agences des Nations Unies Que faut-il donc attendre comme braquet. et à des ONG, 26 % alloués à des so- résultat ? ciétés privées et à d'autres ONG. L’échec du relèvement et de la re- Rectifier d’abord le sens donné à la construction ne serait pas la surprise La reconstruction d’Haïti ou le reconstruction dans ce cas bien que ce soit l’objectif « Gold Rush is on » (« La ruée vers contraire. L’intention ne vaut pas tou- Il est une erreur manifeste de vouloir l’or est ouverte ») comme le décrivit jours l’action, pourrait-on expirer à dissocier la reconstruction du déve- l’ambassadeur américain Kenneth terme. Paradoxe irrésolu ou contra- loppement. Et davantage encore, c’est Merten quelques semaines après le diction de canular, faire la mauvaise une bévue qui ramène au galop et séisme, recèle plus d’enjeux de mar- chose malgré la bonne intention ne avec certitude, dans les pays fragiles, chés qu’une véritable ambition d’im- serait pas seulement un dilemme le « bis repetita » des échecs longue- pulser un développement soutenable. d’essence spirituelle auquel tous les ment prouvés des stratégies de déve- donateurs d’aide sont très souvent loppement exogène. Théoriquement, confrontés. Et c’est pour cela que le concept de reconstruction n’est pas Le scénario haïtien n’est pas l’énigme de l’efficacité de l’aide peut destiné à s’appliquer seulement à une le premier fiasco du genre où encore durer longtemps. Nul ne peut situation post-catastrophe. Synonyme le marché de la reconstruction est servir deux maîtres à la fois. Un de refondation ou de destruction pour submergé par l’offre extérieure. choix implicite se fait toujours à un bâtir à nouveau, la reconstruction re- moment ou à un autre. Or, entre le couvre fondamentalement une accep- Le contexte de la reconstruction tel patriotisme et l’altruisme, le choix est tion de renouveau suite à un cafouil- que nous le percevons aujourd’hui déjà fait. Alors observe-t-on, à cha- lage, un désordre ou un égarement. s’apparente à une vanne ouverte à que fois, que les soubresauts d’in- Ainsi pour sortir de l’état de torpeur l’opportunisme économique de fluences géopolitiques et économi- de sous-développement chronique, grands groupes étrangers tous azi- ques font irruption parmi les dona- les pays pauvres ont cette nécessité muts et les séquelles de la crise de teurs eux-mêmes, la transmutation de impérieuse de promouvoir un renou- 2008 n’ont fait qu’exacerber une telle l’intention d’assistance à l’action de veau politique, social, économique, situation. Pourtant, le scénario haïtien défense des intérêts s’opère vite et voire psychologique, sociologique, n’est pas le premier fiasco du genre quelques fois subrepticement. bref une reconstruction. Aussi, com- où le marché de la reconstruction est me instruit l’adage, « du mauvais ne submergé par l’offre extérieure. Les atermoiements et la corruption peut sortir du bon », le sous-dévelop- Comme ce fut le cas en Iraq et en endémique des récipiendaires à miser pement et l’état de pauvreté extrême Afghanistan, les efforts de relève- sur des gains de rentes ou sur la con- ne peuvent se résorber qu’à la faveur ment –en Haïti– reposent essentielle- currence entre les partenaires cataly- d’une renaissance, une reconstruction ment sur des contractants, un certain sent également le phénomène. profonde. La catastrophe, lorsqu’elle nombre d’entre eux présente une fâ- n’est pas naturelle, telle que les révo- cheuse réputation de gaspillage, de La stratégie de reconstruction d’Haïti lutions, peut être humaine et provo- fraudes et d’abus4. De même, des en cours actuellement, n’ouvre mani- quée. Elle peut avoir des nuances tel- festement pas la voie à un dévelop- les une calamité ou une révolte mais

60 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 A l’instar du développement endogè- ne, la reconstruction est un processus dynamique autocentré de changement et d’évolution structurels dont les le- viers d’action reposent avant tout sur les responsables locaux concernés. Les critiques de manque de compé- tences et de capacités nécessaires pour une reconstruction qui légiti- ment l’attribution des contrats aux groupes étrangers, ne peuvent valoir plus que la volonté de s’assumer soi- même, progressivement mais dura- blement plutôt que de nourrir des des- seins rapides et éphémères. Ces criti- ques justifient l’urgence ou l’humani- taire. Elles ne doivent pas justifier la reconstruction qui, le cas échéant, ne serait qu’une simple foire d’opéra- tions économiques et perdrait tout son sens. Or, la reconstruction, sui- vant ce qu’on veut en faire, commen- ce par le sens qu’on lui attribue. En ce qui concerne Haïti et selon les vœux des populations haïtiennes, il faudra l’assimiler à un développe- ment endogène.

Construire les bases d’une écono- mie endogène La reconstruction doit contribuer à rebâtir une économie dont les leviers de croissance reposent sur des struc- tures haïtiennes. Telle que soutenue par la pensée keynésienne, la deman- de effective est le moteur de la crois- sance économique. Mais aussi long- temps que cette demande n’est pas captée par les structures haïtiennes,

Cindy BELAY, Case, 1999 alors, au lieu d’une croissance, elle génèrera plutôt une excroissance en- tendue comme une fuite vers l’exté- présente le point commun d’être une En se confondant ainsi au dévelop- rieur. Il est donc impératif de cons- opportunité d’infléchir et de repartir pement, tant dans la statique de la truire le relais entre les différents sec- sur d’autres bases. Le sous-dévelop- notion que dans la dynamique du teurs économiques susceptibles de pement est un problème structurel. processus, la reconstruction, lors- créer un cercle vertueux afin que la Son antipode relatif qu’est le déve- qu’elle est lancée de l’extérieur, lors- majorité des demandes internes soit loppement est une réussite structurel- qu’elle est une aubaine à l’offre ex- absorbée par des offres internes. le. La ligne de conversion passe entre térieure, n’est qu’un camouflage pur L’urgence et l’humanitaire peuvent les deux par une révolution structu- et simple du développement exogène être concédés aux structures étrangè- relle : la reconstruction qui est en dont l’échec a déjà fait la preuve. res, sous le leadership des organisa- elle-même à la fois, le développement tions haïtiennes, étant donné leur na- et le sentier du développement. ture vitale impérieuse. Mais la re-

Économie 61 construction incombe aux Haïtiens et Mais le décloisonnement mondial mas, de Santo Domingo »11. La bais- doit être entre les mains haïtiennes. amené par la globalisation économi- se drastique des rendements agrico- que n’exempte pas Haïti. Alors, on les, au lieu d’être résorbée à la base La reconstruction doit permettre de peut s’interroger si la meilleure aide (dégradation des sols, manque d’ou- recapitaliser et capitaliser le secteur ne consisterait pas à protéger les tillage approprié, etc.) s’est plutôt ac- privé local pour lui donner les capaci- PME/PMI naissantes et émergentes compagnée de la charité d’une aide tés de satisfaire aux demandes. C’est que la reconstruction aura favorisées. qui ne cessait pourtant de charrier des à juste titre que Charles Cadet a mis A partir de ce moment, il conviendra millions sans freiner la dégradation le point d’orgue au relèvement de de reconsidérer et de réorienter la no- de la production pendant qu’elle y dé- l’économie haïtienne sur le dévelop- tion même de l’aide car, si, sous sa versait des produits alimentaires à des pement des petites et moyennes en- forme financière, elle n’arrive pas en- prix plus attrayants, procurant ainsi treprises8. core à faire sauter les goulots d’étran- une ascension sociale. A partir de ce glement du développement, par con- moment jusqu’à aujourd’hui, le phé- En effet, il ne s’agira pas seulement séquent, elle pourrait accorder des nomène a pris de l’ampleur. L’enva- de recapitaliser les structures du sec- moratoires exceptionnels à Haïti sur hissement total du marché haïtien par teur privé ayant subi les affres du certaines règles internationales d’ar- l’offre extérieure de produits étran- séisme mais aussi et surtout de les bitrage du système économique mon- gers a certes favorisé une grande ou- capitaliser davantage afin d’inciter à dial. Plus précisément, certaines rè- verture des préférences des consom- la naissance et à l’émergence de gles commerciales permettraient à mateurs haïtiens. Mais au fil du nouvel-les structures (entreprises et l’économie haïtienne d’adopter un temps, il a aussi profondément contri- industries). Il convient de préciser protectionnisme éducateur au sens de bué à les travestir et à les détourner que cet-te capitalisation ne devra pas List9 afin de consolider la position de du local, quelques fois non sans con- se limiter à des microstructures dont ses PME/PMI sur le marché, le temps sidérer le rapport qualité/prix. A un l’essence demeure souvent la survie, qu’il faudra. Ces moratoires excep- certain moment, ignorant ou sachant généralement à cause de l’étouf- tionnels qui peuvent se limiter au le mal fait à l’économie locale, la fement sur le marché. Elle devra être marché intérieur, doivent se démar- consommation de produits étrangers superposée aux besoins encore quer des accords préférentiels exis- s’est érigée en un certain luxe et s’est énormes de la reconstruction pour tant déjà en faveur de certains grou- inscrit comme normalité dans toutes être efficace et viable. Les branches pes de pays sous-développés (dont les couches sociales. C’est une extra- d’activités relatives à la construction Haïti fait partie) où l’effet de masse version de la demande intérieure et à l’agro-alimentaire s’offrent en sur le marché mondial fait ressurgir le dommageable à l’économie locale. pôle position des plus porteuses de dilemme des donateurs et annihile les Par conséquent, la reconstruction croissance. Pour ce faire, un des effets positifs attendus. consiste également à reformater le ré- outils serait la création d’un fonds férentiel des préférences des consom- d’aide aux entreprises qui consisterait Par ailleurs la renaissance économi- mateurs haïtiens dans une logique de à propulser les micro entreprises déjà que repose sur une dynamique cito- citoyenneté économique. existantes mais surtout à créer yenne à réorienter les préférences de d’autres PME/PMI sur la base d’un consommation vers les produits lo- Construire les bases d’une économie projet jaugé objectivement. Faire caux. En effet, le libéralisme à ou- endogène n’est pas une mesure isolée émerger de nouvelles structures pré- trance instauré par la politique éco- mais un ensemble fonctionnel. Il im- sente aussi cet avantage prôné par nomique des années 1960 jusqu’à la porte principalement, lorsqu’on veut l’économie de marché de rendre la moitié de la décennie 1980, était ins- parler de reconstruction économique, concurrence plus fluide et réduire le piré d’une « démagogie développe- de rebâtir un tissu économique dans monopole., Ce faisant, la recons- mentiste »10 au profit du capital impé- lequel sont pris en compte les con- truction justifierait encore une fois sa rialiste qui a eu des conséquences nexions et les relais nécessaires à son dénomination qui est de concevoir malheureuses sur l’économie locale. fonctionnement optimal sans forte dé- une nouvelle architecture écono- Au début des années 1980, « l’agri- pendance de l’aide étrangère. L’ac- mique haïtienne longtemps dominée culture a continué sa marche à reçu- tion politicienne qui se limite à l’effet par une classe dont les liens avec cer- lons. La production des vivres d’annonces de mesures de relèvement tains intérêts extérieurs ont contribué alimentaires n’a guère dépassé les économique, sans fomenter une ar- à sa désarticulation voire, dans cer- volumes des années 1960 et le déclin chitecture économique solide et bou- tains cas, à l’érosion de la sou- des disponibilités de consommation clée, serait une erreur de trop qu’il veraineté nationale comme consé- est accentué par le fait des exporta- faudra à tout prix éviter si Haïti veut quence. tions pirates à destination des Baha- entamer sereinement et durablement

62 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 moyens de développement durable bien qu’ils contribuent à réduire le chômage. Pire, ils peuvent devenir des sangsues qui extirpent de l’éco- nomie locale toute valeur ajoutée créée et davantage encore dans un contexte où cette dynamique existe déjà. Les expériences de l’économie haïtienne avec le capitalisme étranger ont longuement prouvé ce phénomè- ne. Par exemple, « les faits montrent que, de 1977 à 1984, les capitalistes étrangers ont retiré d’Haïti 5 dollars de profits pour chaque dollar investi (…) et que, pour chaque dollar de profit –qui provient de l’enclave de la sous-traitance– 85 cents sont rapa- triés vers les États-Unis »12. Dans les pays pauvres et à très faible gouver- nance démocratique comme Haïti, les IDE peuvent provoquer plus de reflux que d’afflux de capitaux. Ce phéno- mène est souvent dû à deux facteurs. D’une part, les exemptions fiscales accordées par les gouvernements comme gage d’attraction des IDE et, d’autre part, le salaire de survie payé aux travailleurs. Il faut rappeler qu’en Haïti, la création des zones franches à partir de 2003 s’est aussi accompa- gnée d’un étau de brimades des droits des travailleurs introduit dans « une législation du travail coercitive, ré- primant tout organisme syndical et toute forme de grève ou de revendi- cation pouvant amener des améliora- tions dans les conditions salariales et de travail des ouvriers»13. En outre, tout en présentant l’avantage de créa- tion d’emplois avec des conditions salariales dérisoires, les IDE ont l’in- Kristopher J. BATTLES, Femmes au sac de riz au point de distribution de Carrefour, 2010 convénient de ne créer qu’une très faible valeur ajoutée comparative- un décollage économique dans lequel il, chopé le virus « attirer les IDE » à ment aux PME/PMI locales. des investissements directs étrangers tout prix. Sans faire d’amalgame, seraient le plus nécessaire. soulignons d’entrée de jeu, qu’il ne Par ailleurs, il est vrai que le risque faut pas comprendre que les IDE sont encouru par les IDE dans les pays po- néfastes à l’économie nationale. Au litiquement instables est élevé mais leur accointance avec les milieux du Savoir attirer et canaliser les contraire, ils représentent un des mo- pouvoir pour s’en prémunir favorise investissements directs étrangers yens de création d’emplois et de croissance économique. Cependant, davantage le reflux. Enfin les IDE (IDE) dans le contexte d’État fragile et de peuvent être des instruments de main- La plupart des gouvernements des gouvernance désordonnée, les IDE ne mise sur les rênes de l’économie lo- pays sous-développés ont, semble-t- représentent pas forcément de bons cale, d’érosion de la souveraineté au

Économie 63 fil du temps et de domination à terme. mettre fin au marché du sous- Notes : « L’implantation de zones franches développement et reprendre sa place 1 [en Haïti] n’implique pas simplement d’appoint explicite et non de Elom EZUHO : « La Reconstruction-Déve- l’élaboration des prix de lois coerci- substitution implicite au processus de loppement : le quiz permanent de l’efficacité de l’aide », in RENCONTRE N° 22-23, Juillet tives, elle rentre dans un système de développement d’Haïti. « Il est une 2010 répression complexe, intégrant des vérité que l’arrière-pensée, malheu- 2 Center for Economic and Policy Research mécanismes de domination œuvrant à reusement non identifiable au début, (CEPR) : « Haitian companies still sidelined th l’intérieur comme à l’extérieur des qui accompagne la donation de l’aide from Reconstruction Contracts », April 19 , manufactures. »14. Par conséquent, la ou qui la reçoit, semble être en 2011 3 politique à adopter envers les IDE ne définitive le catalyseur le plus puis- Bill QUIGLEY and Amber RAMANAUSKAS : consiste pas seulement à les attirer sant de son efficacité. »15 Ce « Seven places where Earthquake money did and did not go », January 2012. The Arkansas mais aussi à savoir les canaliser : quiproquo caractérise souvent l’aide Journal of Social Change and Public Service. savoir les attirer en améliorant l’en- et semble avoir été l’un des « Haiti: Where is the money ? », February vironnement des affaires, réduire les arguments qui a motivé le dernier 26th, 2012 4 risques d’instabilité et d’insécurité forum de haut niveau –tenu à Busan, CEPR : « Blacklisted Contractor continues er receiving Government money through Haiti pour ainsi faire l’économie des (Corée du Sud, du 29 novembre au 1 nd contracts », December 2 , 2011 exemptions fiscales ; savoir les décembre 2011)– sur son efficacité, à 5 canaliser pour faire référence à une adopter une innovation principale CEPR : « Contractor accused of Waste in Ka- trina Reconstruction lands USAID contracts in sélectivité compatible avec la logique pour passer de la notion de l’ef- Haiti », January 4th, 2012 6 du protectionnisme éducateur et avec ficacité de l’aide à celle de la coo- Bill QUIGLEY and Amber RAMANAUSKAS, une forte réglementation de certains pération pour l’efficacité du dévelop- Ibid 7 secteurs jugés d’intérêt national. Par- pement. Entre autres principes DOURA Fred : « Haïti, Histoire et analyse dessus tout, canaliser les IDE con- fondamentaux, celle-ci repose sur une d’une extraversion dépendante organisée », sistera à mettre en place une légis- croissance économique inclusive, Les Éditions DAMI, Montréal 2010 8 lation de protection des droits des soutenable et forte permettant à l’État CADET Charles : « L’enjeu des petites et mo- travailleurs et de responsabilisation assisté de dégager de plus en plus de yennes entreprises pour le relèvement de du patronat vis-à-vis des travailleurs, ressources pour financer son déve- l’économie haïtienne », in RENCONTRE N°25- 26, CRESFED, Janvier 2012 de l’environnement, etc. Les IDE sont loppement et réduire au fur et à aujourd’hui nécessaires pour Haïti mesure sa dépendance de l’aide, ce 9 Le concept de « protectionnisme éduca- mais leurs effets seront meilleurs si qui n’est faisable que si l’État assisté teur » vient de Friedrich List et consiste à pro- téger sur le moyen terme le marché national les jalons de l’économie endogène voit naître et émerger un secteur privé afin de permettre sur le long terme un libre- sont posés avant et pour y contribuer, local diversifié et concurrent, fort et échange qui ne soit pas à sens unique. l’aide peut jouer une meilleure parti- viable. 10 PIERRE-CHARLES Gérard : « L’économie tion à condition d’éviter le dilemme haïtienne après un quart de siècle de pouvoir des donateurs. En outre, il faudra, inévitablement et duvaliériste », in RENCONTRE n°22-23, CRES- simultanément, que les tentations FED, Janvier 2012 11 Résorber le dilemme des donateurs : d’influences géopolitiques et éco- PIERRE-CHARLES, Ibid de l’efficacité de l’aide à l’efficacité nomiques des donateurs s’amenuisent 12 du développement pour évacuer le dilemme qui annihile DOURA, Ibid 13 leur assistance. Mais par-dessus tout, DOURA, Op Cit Haïti, seul et dans les circonstances les Haïtiens restent les seuls maîtres 14 « Haïti - Zones franches : Extraversion éco- actuelles, n’a pas les moyens de de leur destin de développement et nomique et sous-développement ». Alterpres- construire les bases d’une économie doivent promouvoir à cet effet un se, [Commentaires sur le livre de Fred Dou- endogène. Sans aide, le cheminement État efficace avec des institutions et ra], 24 Mars 2012 risque d’être extrêmement long mais des politiques crédibles aux citoyens www.alterpresse.org/spip.php?article12588 15 pas impossible. L’aide internationale (nes). Pour ce faire, il leur revient EZUHO Elom, Ibid recueillie pour la reconstruction y d’en donner la preuve afin que leurs trouve donc tout son sens. Mais partenaires suivent. Ainsi le gouver- avant, l’étymologie de l’aide devra nement haïtien, comme représentant être reconsidérée stricto sensu afin de l’État, devra être le premier à don- qu’entre enjeux de marchés et ambi- ner le ton du changement de la caden- tion de développement soutenable, le ce pour une reconstruction efficace, choix ne soit plus équivoque. Au avec la société civile haïtienne en risque de l’alimenter, l’aide doit garde-fou.

64 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012

Toujours rebelle l’Amérique latine ? Mouvements sociaux, contestations et pouvoirs de Tijuana à Ushuaïa*

Bernard DUTERME

Le « virage à gauche » latino-américain de cette dernière décennie peut ontinent de forte croissance éco- être analysé dans son unicité (« une même lame de fond ») dans sa dua- nomique, de démocraties fragiles lité (« deux gauches distinctes ») ou dans sa multiplicité (« diversité des C et d’inégalités extrêmes, l’Amérique situations »). En amont, en cours, en aval et même à rebours de ce « vi- latine est aussi traversée d’une dyna- rage », les mouvements sociaux jouent un rôle crucial dans la volonté mique soutenue de rébellions et de de démocratisation et de transformation sociale inégalement à l’œuvre contestations sociales, aux formes, sur le continent. aux identités et aux revendications re- nouvelées. Pour autant, les mouve- ments sociaux de la région ont fort à faire aujourd’hui pour continuer à exister, à peser sur le politique.

Menacés de dilution, de fragmenta- tion ou de répression dans les pays où les gouvernements sont restés ou re- venus dans les courants dominants du néolibéralisme et du « consensus de Washington » ; guettés par l’instru- mentalisation, la cooptation ou l’ins- titutionnalisation dans ceux où les pouvoirs se sont attelés, peu ou prou, à récupérer en souveraineté et à redis- tribuer les dividendes des richesses exportées, les protestataires et leurs pressions émancipatrices offrent un visage pluriel.

Un double clivage prévaut d’ailleurs au sein de la « gauche sociale » lati- no-américaine. Celui –de fond– qui divise tenants et opposants du neo- desarrollismo, nationalisme populaire d’un côté, écosocialisme de l’autre. Et celui –plus stratégique– qui oppo- se les partisans d’un aboutissement politique des mobilisations aux apô- tres de voies plus autonomistes, ba- sistes ou localistes du changement so- cial. Reste que, du Chili au Mexique, du Brésil au Venezuela, de l’Uruguay au Guatemala, de la Bolivie au Hon- Titouan LAMAZOU, Sans Titre, 1999 duras et dans le reste de l’Amérique

Économie 65 latine, les mouvements sociaux –pay- partagé par les nouveaux pouvoirs. Et res et plus centralisés, expérimenta- sans, urbains, indigènes, étudiants, de fait, le bilan désastreux du proces- tion et délégation, sphères d’interven- etc.– influent à leur mesure, bon gré sus, plus ou moins concomitant, de li- tion sociale et/ou politique, formes mal gré, sur la redéfinition de la par- béralisation politique et de libéralisa- d’organisation démocratiques, hori- ticipation démocratique et de la cito- tion économique qu’a entamé l’Amé- zontales, participatives, mais aussi yenneté politique. rique latine à partir des années 1980 – plus verticalistes, médiatrices ou re- pluripartisme et élections libres, gé- présentatives…1 Mais revenons, dans l’ordre, sur ce néralisation des politiques néolibéra- qui sans conteste aura marqué l’ac- les, dépendance financière et techno- Bien vite, l’air de famille commun tualité sociopolitique latino-américai- logique accrue, volatilité de la crois- aux nouvelles équipes de gauche por- ne de cette première décennie du sance, hausse des inégalités, tées au pouvoir va lui aussi apparaître XXIème siècle, à savoir « le virage à pauvreté...– a nourri une forte désil- et confirmer la lecture unifiante gauche ». Virage à géométrie variable lusion démocratique, dans pratique- d’« une même lame de fond » conti- certes, partiel aussi, atypique, multi- ment tous les pays (Alternatives Sud, nentale. Entre la première élection ple, conjoncturel, limité, réversible..., 2005). d’Hugo Chávez à la présidence du mais virage effectif tout de même et Venezuela dès 1998 et celle d’Ollanta inédit : jamais dans l’histoire, le con- Parallèlement, de « nouveaux » mou- Humala au Pérou en 2011, en passant tinent n’aura connu autant de partis vements sociaux ont émergé un peu par les victoires du PT au Brésil (en de gauche avec autant de pouvoir partout sur le continent : des organi- 2002, 2006 et 2010), des socialistes dans autant d’endroits. Et les mouve- sations indigènes, paysannes, de sans au Chili (2002 et 2006), des Kirchner ments contestataires n’y auront pas terre, de sans emploi, du secteur in- en Argentine (2003, 2007 et 2011), été pour rien bien sûr. En amont, en formel, de femmes, de quartier, de du Frente Amplio en Uruguay (2005 cours, en aval et même à rebours de défense des droits humains, des expé- et 2009), d’Evo Morales en Bolivie ce « virage », ils occupent une place riences alternatives d’autogestion (2005 et 2009), de Rafael Correa en centrale dans la volonté de transfor- sont entrées en résistance. Résultat à Équateur (2006 et 2009), du FSLN au mation sociale et de démocratisation, la fois de l’ouverture d’espaces indui- Nicaragua (2006 et 2011), de Fernan- inégalement à l’œuvre de Tijuana à te par la libéralisation, de la perte de do Lugo au Paraguay (2008), du Ushuaïa. légitimité des représentations et mé- FMLN au Salvador (2009)..., toutes diations traditionnelles, et des nou- vont signifier, d’une façon ou d’une velles formes d’exclusion et de dis- autre, un certain « retour de l’État », Trois lectures du « virage à crimination d’un modèle de dévelop- la promotion de nouvelles politiques gauche » pement qui affecte de nouveaux sec- sociales, un mouvement volontariste teurs, ces dynamiques contestataires de réappropriation des ressources na- Parmi les observateurs, trois grilles vont se caractériser par la diversité de turelles et un intérêt pour des formes de lecture ont prévalu ces dernières leurs ancrages, méthodes et objectifs. d’intégration latino-américaine alter- années pour qualifier la tendance. Ou, dit autrement, par l’articulation natives à celles subordonnées aux Une première qui insiste sur son dans leurs mobilisations d’aspects États-Unis. unicité (« une même lame de originaux et novateurs à d’autres plus fond ») ; une deuxième qui se focali- classiques ou plus anciens (Alternati- se sur sa dualité (« deux gauches dis- ves Sud, 2005). Gauche « radicale » versus tinctes ») ; une dernière qui l’aborde gauche « modérée » : deux par sa multiplicité (« diversité des Ces organisations et mouvements mi- pôles distincts de convergences et situations nationales »). litent pour la redistribution des res- d’affinités politiques sources et des richesses certes, mais Identitaires, démocrates, aussi pour la reconnaissance culturel- La deuxième grille d’observation du écologistes et révolutionnaires ! le, le respect de l’environnement et la revalorisation de la démocratie. Dans « virage à gauche » de l’Amérique Dans ses grandes lignes, la première le meilleur des cas, ils sont, en un latine a privilégié, quant à elle, une lecture s’est appuyée sur un triple même élan, « identitaires, démocra- lecture dichotomique de la tendance, constat à portée continentale : un con- tes, écologistes et révolutionnaires » ! opposant deux groupes de pays aux texte favorable à la montée d’un ras- Acteurs sociaux, ethniques, généra- projets distincts. Le « pôle Chávez » le-bol social et politique, l’émergence tionnels, culturels, locaux, régionaux d’un côté, associé principalement aux de nouveaux acteurs populaires de ou nationaux..., ils combinent ou os- expériences vénézuélienne, bolivien- gauche et un même « air de famille » cillent entre modes d’action réticulai- ne et équatorienne ; le « pôle Lula »

66 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 de l’autre, associé aux expériences brésilienne, uruguayenne, paragua- yenne, argentine, salvadorienne..., voire chilienne. Le premier incar- nerait la gauche « radicale » (« po- puliste » pour ses détracteurs), le second, la gauche « modérée » (« dé- missionnaire » pour ses détracteurs). Et de fait, à l’aune de certains critères, deux pôles distincts de con- vergences et d’affinités politiques s’imposent. Si les gouvernements du premier naissent de ruptures natio- nales, de crises des systèmes poli- tiques traditionnels (Bolivie, Équa- teur, Venezuela...), ceux du second résultent d’un jeu d’alternances et de coalitions plus classiques (Brésil, etc.).

Dans la foulée, les premiers se sont lancés dans d’ambitieuses entreprises de réécriture des Constitutions nationales et de refondation de l’État, assorties de referendums populaires et d’assemblées constituantes, ce que n’ont pas fait les autres. A l’agenda du premier pôle : nationalisations, rhétorique anti-impérialiste en matière de politique internationale et promotion de l’« Alliance boliva- rienne des peuples de notre Améri- que » (ALBA) ; à l’agenda du second : partenariats public/privé, rhétorique anti-protectionniste en matière de commerce international et par- ticipation à l’Union des nations sud- américaines (UNASUR)... Reste que, aux yeux notamment d’Emir Sader, directeur du Conseil Latino-Améri- cain des Sciences Sociales (CLACSO) à Buenos Aires, aucun des pays passés à gauche, quel que soit donc le pôle de référence, n’a véritablement réussi à rompre avec l’hégémonie néolibérale, encore moins à sortir du capitalisme.

Plus social, plus keynésien, plus développementaliste, plus participatif, plus souverainis- te, plus redistributif ou plus inter- culturel qu’auparavant ? Jérôme AGOSTINI, Rue du Cap-Haïtien, 2011

Économie 67 Pour les tenants de la troisième grille tif, plus souverainiste, plus redistribu- ples » et son gouvernement s’affiche de lecture, la singularité des situa- tif ou plus interculturel qu’aupara- comme le « gouvernement des mou- tions nationales est irréductible à une vant, selon les pays. Cela étant, avec vements sociaux » ! Pour autant, le seule ou même à deux seules tendan- des intensités elles aussi variables, deuxième mandat du toujours popu- ces continentales. Autant de cas de fi- clientélisme, corruption, insécurité, laire Evo aura aussi été celui d’un gure donc qu’il y a de pays. Que l’on criminalité, narcotrafic, évasion fis- certain « retour à la normalité » boli- considère l’histoire nationale, la sta- cale, inégalités, inflation... continuent vienne, c’est-à-dire à l’instabilité et bilité politique, la vulnérabilité au à miner la plupart des sociétés latino- aux conflits (Stefanoni, 2011). De coup d’État, la dépendance vis-à-vis américaines, sur fond de faiblesses fait, le « néodéveloppementalisme » de l’extérieur, les configurations so- des institutions démocratiques et de du gouvernement –ses « méga-pro- ciales internes, les principales res- consolidation de la structure primaire, jets » pétrochimiques, hydroélectri- sources, le style et le mode de gou- extractiviste et agroexportatrice, de ques, miniers, routiers...– est diver- vernance, la composition du gouver- l’économie (Coha, 2011 ; Clacso, sement apprécié par les mouvements nement, la loyauté de l’opposition, 2011 ; Dabène, 2008 ; Bajoit, 2008 ; qui l’ont porté au pouvoir pour refon- les politiques sociales et économiques Saint-Upéry, 2008 ; Seoane et al., der le pays. Les partisans du « buen engagées, le rapport réel au FMI, aux 2011). vivir », aux accents indianistes, com- traités de libre-échange, aux États- munautaires et environnementalistes, Unis, etc., selon la ou les variables de y voient une trahison de l’esprit de la référence, d’autres rapprochements Rapports entre mouvements nouvelle Constitution, lorsque d’au- (que ceux contenus dans la distinc- sociaux et pouvoirs politiques : tres organisations sociales, à l’ancra- tion entre un pôle radical et un pôle De la Bolivie à l’Argentine ge non moins populaire ni moins in- modéré) peuvent être opérés et d’au- digène, en attendent des retombées tres clivages apparaissent. Outre la singularité des situations na- positives et une immédiate redistribu- tionales et la variabilité des premiers tion des bénéfices. Bras de fer diffici- Les premiers bilans eux-mêmes sont bilans, la particularité des rapports à les donc, voire explosifs, entre d’une à géométrie variable. Reculs plus ou l’œuvre entre sociétés civiles, mouve- part, un pouvoir volontariste dont les moins sensibles de la pauvreté, de ments sociaux contestataires et pou- faiblesses institutionnelles et une cer- l’analphabétisme, de la dénutrition, voirs dans chacun des pays concernés taine inefficacité handicapent le pro- des inégalités... ; avancées plus ou dissuade elle aussi de toute générali- jet transformateur et d’autre part, une moins nettes des droits des popula- sation simplifiante et plaide pour une pluralité de mouvements non exempts tions indigènes ; réformes agraires et lecture au cas par cas, même si des de contradictions, tantôt en tension fiscales plus ou moins timides ; initia- points de comparaison peuvent de entre étatisation rampante et autono- tives participatives et implications dé- temps à autre être établis. mie radicale, tantôt minés par des ré- mocratiques plus ou moins heureu- flexes populaires corporatistes, le car- ses ; réappropriation inégale des bé- riérisme de leur leadership ou une su- néfices des ressources exportées ; Pouvoir volontariste, faibles- renchère absolutiste (De Sousa San- perte d’influence plus ou moins mar- ses institutionnelles, projet tos, 2011 ; Saint-Upéry et Stefanoni, quée des États-Unis... « Ce qui est transformateur, pluralité de mou- 2011 ; Do Alto, 2011). sûr, c’est que l’Amérique latine est vements plus à gauche qu’elle ne l’était au- paravant », tranche Immanuel Wal- Les rapports difficiles entre lerstein, même si « cette évolution Commençons par la Bolivie, pour ne pouvoir de gauche et mouve- politique, faite de hauts et de bas, pas prendre l’exemple le moins em- ments sociaux, en particulier indi- n’est jamais parfaitement linéaire » et blématique. Plus que nulle part ail- gènes, ne sont pas complètement leurs en Amérique latine, le président varie « selon les critères retenus » 2 autres en Équateur pour l’analyser (Wallerstein, 2008 et plébiscité à deux reprises –l’indigè- 2007). ne aymara Evo Morales, ancien mili- tant syndicaliste– y incarne d’abord Certes, à la différence d’Evo Morales Tend à prévaloir un schéma approxi- l’aboutissement d’un long processus ou du brésilien Lula par exemple, le matif de capitalisme d’État plus ou d’organisation populaire généré dans président équatorien élu et réélu, Ra- moins prononcé, guère moins dépen- la contestation sociale des années fael Correa, n’est pas issu organique- dant à l’égard du Nord et de l’Asie, néolibérales (Polet, 2009). Son parti, ment –ni lui ni son parti Alianza mais plus social, plus keynésien, plus le MAS (Movimiento al socialismo), País– de ces mouvements (bien qu’il développementaliste, plus participa- se présente comme l’« instrument po- ait pu compter sur les voix de leurs litique pour la souveraineté des peu-

68 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 président du Pérou en 2011 et déjà vainqueur du premier tour des élec- tions présidentielles de 2006, a mani- festement su profiter de cette exaspé- ration populaire à l’égard de la doxa néolibérale, ultradominante depuis le début des années 1990. D’aucuns doutent cependant, à l’instar de Ra- món Pajuelo Teves de l’Institut d’étu- des péruviennes de Lima (2011), de sa réelle volonté ou capacité (son par- ti est minoritaire au parlement) à don- ner corps à son discours nationaliste préélectoral et à assumer cette rupture promise avec un modèle économique prédateur, « re-primarisé » au gré des investissements étrangers et des volu- mes exportés.

Paraguay : depuis la chute du dictateur les organisations Kristopher J. BATTLES, Voilier transportant du charbon à Carrefour, 2012 progressistes cherchent à peser sur le politique bases). Mais l’hiatus pratique et idéo- les capacités d’accumulation et de re- logique qui va se créer entre la pro- distribution de cet État » (2011). Si gression de la « révolution citoyen- l’on y ajoute les accusations de cen- Au Paraguay, c’est depuis la chute du ne » de Correa et, notamment, les pri- tralisation du pouvoir et d’autoritaris- dictateur Stroessner, en 1989, que les ses de position de la principale orga- me dont a fait l’objet le président organisations progressistes ont cher- nisation indigène du pays, la CONAIE Correa et celles d’inconséquence po- ché à peser sur le politique, avec plus (Confédération des nationalités indi- litique3, de manque de représentati- ou moins de succès. Conscientes que gènes de l’Équateur), renvoie singu- vité et de particularisme faites au lea- le pouvoir de l’éternel Parti colorado, lièrement aux enjeux qui clivent la dership indigène, on mesure l’am- rallié au néolibéralisme, constituait gauche bolivienne. Rupture de la coa- pleur du divorce équatorien. un obstacle à leurs revendications, el- lition progressiste –sociale et politi- les ont finalement misé sur la straté- que– inspiratrice de la nouvelle Cons- gie électorale, en favorisant à des de- titution et vive opposition entre, Exaspération populaire à grés divers (soutien inconditionnel, d’une part, un modèle post-néolibéral l’égard de la doxa néolibéra- appui critique, abstentionnisme...) la redistributeur mais plutôt convention- le, ultradominante depuis le début victoire en 2008 de l’évêque progres- nel dans ses formes d’exploitation des années 1990 au Pérou siste Fernando Lugo, qui occupe de- des ressources naturelles et, d’autre puis lors la tête d’un gouvernement de coalition de centre-gauche, avec part, un indianisme radical à la rhé- Au Pérou voisin, où l’on a longtemps torique anti-« extractiviste » et pro- un parlement majoritairement à droi- déploré l’absence d’un mouvement te. Mais cette option a montré ses li- « droits de la nature ». Pour Franklin indigène de même envergure, absen- Ramírez de la Faculté latino-améri- mites. A lire Marielle Palau du centre ce que l’on imputait en vrac à l’émi- Base - Investigaciones sociales à caine des sciences sociales en Équa- gration rurale massive, au décentre- teur, ces conflits apparaissent ainsi Asunción, les avancées sociales sont ment territorial, à la guérilla du Sen- maigres, les monocultures de soja comme « le corrélat matériel d’une tier lumineux et à la dictature fujimo- contradiction intrinsèque à la nouvel- transgénique et l’agrobusiness intacts, riste, les multiples conflits sociaux de et la contestation sociale affaiblie par le Constitution : la tension entre la ces dernières années et les fortes mo- relance d’un État social orienté vers un triple mouvement d’institution- bilisations indigènes contre les pro- nalisation des enjeux et du leadership, la satisfaction d’un éventail plus large jets miniers et l’extraversion de l’éco- de droits citoyens et les fortes régula- de démobilisation des bases ou... de nomie nationale ont sensiblement criminalisation des mouvements ré- tions en matière d’exploitation des changé la donne. Ollanta Humala, élu ressources naturelles... qui fondent calcitrants (Palau, 2011).

Économie 69 En Uruguay, le bilan en grande filiation « national-populaire » sur l’autel de la croissance, dans la matière de relations avec les péroniste. Ou plutôt « appréciés par poursuite d’une politique économique mouvements sociaux du Frente une partie des syndicats », car des bienveillante à l’égard des marchés Amplio au pouvoir depuis 2005 est confrontations intersyndicales, entre financiers et favorable aux secteurs lui aussi mitigé secteurs plus ou moins affins au gou- agro-exportateurs » (ibid.), et cela, en vernement, ont fait rage (Svampa, dépit de coûts sociaux et environne- 2011). Parallèlement –et sans con- mentaux problématiques... Mais les Certes, la gauche sociale salue cer- nexion aucune avec les positions syn- présidences de Lula se sont aussi tra- tains efforts et résultats sociaux dicales plus en phase avec le « déve- duites par une multiplication des op- (hausse des salaires, diminution de la loppementalisme » du pouvoir– de portunités d’accès à l’institutionnel pauvreté, stagnation des inégalités... nouvelles luttes socio-environnemen- pour la société civile, malgré l’étroi- toujours largement supérieures, cela tales ont émergé, disséminées dans tesse du champ d’action politique qui dit, à leur niveau d’il y a vingt ans, au tout le pays. Opposées à la déposses- caractérise le système brésilien. La début de la période néolibérale). Mais sion et à l’accaparement des terres reconfiguration, complexe, des rap- elle regrette les mesures sécuritaires, par les secteurs agro exportateur, mi- ports entre mouvements et État qui en le peu de remise en cause de l’impu- nier, touristique, etc., elles peinent a résulté ne peut être envisagée sous nité, la bienveillance du président (et toutefois à faire face tant aux pres- le seul prisme de la cooptation et de ancien guérillero) José Mujica à sions qu’à la répression pure et dure la démobilisation. En témoignent à la l’égard du capital étranger et la conti- d’acteurs privés et publics divers. fois l’obtention de certaines avancées nuité des politiques économiques. Si (conditionnées, il est vrai, à un « re- les investisseurs extérieurs et les mo- croquevillement » de l’horizon utopi- nocultures ont gardé les coudées fran- Du Brésil au Panama que des actions contestataires), mais ches, la protestation est restée minime aussi la poursuite des mobilisations et les mouvements sociaux plutôt dé- en dehors des espaces institutionnels mobilisés. Un mégaprojet d’extrac- Brésil : Trahison pour les (Kunrath Silva, 2011). tion et d’exportation de minerai de fer uns, mal nécessaire pour les est cependant venu changer la donne autres en 2011. Il a en tout cas fait naître un Sens et portée de la révolu- mouvement d’opposition hétérogène, tion socialiste bolivarienne aux accents nationalistes et environ- Le cas du Brésil, dont la superficie dans le Venezuela du président nementalistes, qui a réussi à mettre le (8,5 millions de km²) et la population Chávez thème au centre de l’agenda politique (près de 200 millions d’habitants) dé- (Zibechi, 2011). passent largement celles cumulées de l’ensemble des pays déjà évoqués, est Les rapports entre société civile et à la fois spécifique et crucial. Activis- pouvoir sont aussi très particuliers En Argentine, difficile de fai- me diplomatique tous azimuts, santé dans le Venezuela du président Chá- re face, à partir du terrain économique florissante, arrêt des pri- vez, dont l’immense popularité –au- des luttes sociales, aux succès du vatisations, réaffirmation du rôle de jourd’hui entamée– a été confirmée couple Kirchner, au pouvoir depuis l’État dans le pilotage de l’économie, plusieurs fois depuis 1998, dans les 20034 élargissement des programmes de lut- urnes comme dans la rue, en parti- te contre la pauvreté, indices de déve- culier en 2002 et 2003 face au coup loppement humain en hausse, tolé- d’État et au lock-out pétrolier. Com- Économie en pleine expansion –9% rance inédite à l’égard des mouve- me l’explique Edgardo Lander, dans de croissance annuelle, tirée en partie ments sociaux..., les succès engrangés ce pays, « les organisations sociales par le prix élevé des matières premiè- par le président Lula durant ses deux ont historiquement été caractérisées res et du soja dont le pays est l’un des mandats successifs (2002-2006-2010) par un niveau limité (fréquemment plus grands exportateurs au monde–, ne doivent pas pour autant masquer nul) d’autonomie par rapport aux par- réactivation industrielle, diminution ses renoncements par rapport au pro- tis et à l’État. C’est la conséquence du chômage, intégration ou reflux des jet populaire incarné historiquement du modèle institutionnel et culturel « piqueteros »5 d’avant 2004, inter- par le Parti des travailleurs (Delcourt, d’une société rentière, dans laquelle ventionnisme d’État, allocations so- 2010). « Trahison pour les uns, mal l’essentiel des luttes politiques a tour- ciales, opposition divisée... les acquis nécessaire pour les autres, la réforme né autour du partage du revenu du du « kirchnerisme » sont appréciés agraire et l’indispensable redistribu- pétrole entre les mains de l’État cen- par les syndicats traditionnels, dans la tion des richesses ont été sacrifiées tral. Cette logique de contrôle externe

70 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 n’a pas vraiment varié ces dernières années, en dépit de l’extraordinaire développement de l’organisation po- pulaire et de changements culturels significatifs ». La faible autonomie des acteurs collectifs à l’égard du pouvoir chaviste et la reproduction d’un modèle, souvent inefficace et corrompu, d’économie rentière extra- vertie questionnent donc, au-delà de ses efforts redistributeurs, le sens et la portée de la « révolution socialiste bolivarienne » (Lander, 2011).

En Amérique centrale, au Nicaragua et au Salvador, deux anciens mouvements révolu- tionnaires armés ont réussi ces dernières années à récupérer ou à prendre le pouvoir par les urnes

Le Front sandiniste de libération na- tionale (FSLN) l’avait déjà occupé Jérôme AGOSTINI, Vers Corail, 2012 dans les années 1980, au lendemain du renversement de la dictature so- moziste à Managua. Le Front Fara- l’accession à la présidence de Mauri- suite aux élections présidentielles bundo Martí de libération nationale cio Funes. Les ruptures annoncées « frauduleuses » de 2006), parfois (FMLN), signataire des Accords de n’étant pas au rendez-vous, en parti- pour beaucoup (au Guatemala, la paix salvadoriens de 1992, n’avait culier dans les domaines sensibles de gauche partisane plafonne à 5%), ou encore enregistré que des victoires l’exploitation transnationale des res- a fini par le perdre dans les urnes (au électorales locales (la mairie de la sources minières, de la production Chili, en 2010, après deux mandats capitale San Salvador notamment). d’énergie ou de la gestion de l’eau, socialistes successifs) ou suite à un Les deux occupent aujourd’hui la des mobilisations communautaires coup d’État (au Honduras, renverse- présidence de leur pays respectif. A s’opposent aux mégaprojets du ment en 2009 du président libéral- quel prix et pour quels rapports avec « gouvernement du changement ». conservateur Zelaya après son « vi- les acteurs sociaux qui leur ont succé- rage à gauche » et l’affiliation de son dé dans le camp de la contestation ? pays à l’ALBA). Dans la plupart de Au Nicaragua, si les politiques socia- A l’exception de Cuba, la ces États, la contestation et les mou- les et l’aide vénézuélienne distin- gauche ou le centre-gauche vements sociaux qui se mobilisent guent encore l’administration sous politique n’a pas réussi à prendre tant bien que mal contre les effets Daniel Ortega de ce qu’elle était sous le pouvoir sociaux et environnementaux des la droite avant 2006, les organisations politiques ultralibérales, continuent à sociales qui ont réussi à s’autonomi- faire face à une répression tantôt Ailleurs en Amérique latine, à l’ex- ser de l’emprise du sandinisme « or- larvée, tantôt explicite. ception de Cuba où le socialisme cas- teguiste » dénoncent en vrac l’oppor- triste traverse les décennies, les crises tunisme du mandataire, ses torsions et Au Chili, la vague de protestations et les réformes, la gauche ou le cen- contradictions idéologiques, ses incli- qui a déferlé en 2011 –particulière- tre-gauche politique n’a pas réussi à nations clientélistes, ses dérives auto- ment les mobilisations étudiantes– a prendre le pouvoir (en Colombie, au ritaires et ses violations des règles dé- questionné en profondeur le modèle Costa Rica...), parfois pour très peu mocratiques. Au Salvador, les décon- de privatisation et de dérégulation sur (au Mexique, López Obrador du Parti venues ne sont pas moindres au sein lequel s’est construit le « miracle chi- de la révolution démocratique n’a d’une gauche sociale qui a favorisé lien ». Et ce, en dépit de la répression d’ailleurs pas reconnu sa « défaite » et au risque de la cooptation pour les

Économie 71 moins radicales d’entre elles (De la formes, états et moteurs de la contes- rées », au Chili dans les régions ma- Cuadra, 2011). tation sociale aujourd’hui en Améri- puches, etc. (Merklen, 2002 ; Mes- que latine, en l’une ou l’autre tendan- tries Benquet et al., 2009). A l’op- En Colombie, à quelques accents ce dominante. posé, le second diagnostic s’appuie près, les tendances structurelles du sur les inédites dynamiques à l’œuvre modèle de domination –limitation de ces deux dernières décennies en la démocratie, approfondissement du Expansion de la citoyenneté, Équateur, en Bolivie, mais aussi au néolibéralisme, aggravation du conflit utilisation populaire des es- Mexique, au Paraguay, au Brésil... – armé– persistent. Au déclin des orga- paces publics, acculturation politi- inconcevables sous les dictatures mi- nisations syndicales, répond, malgré que et renforcement de la partici- litaires antérieures et la « terreur la peur et la violence, le dynamisme pation démocratique d’État » –, pour souligner des proces- de mouvements urbains, d’associa- sus de convergence nationale entre tions de victimes... qui engrangent acteurs populaires organisés, leurs certains résultats, mais manquent de D’aucuns pourtant s’y sont essayés, diverses traductions partisanes et la relais politiques (Archila et García, diagnostiquant tantôt l’intensité non quête de l’aboutissement politique et 2011). démentie des mobilisations et de du pouvoir pour y changer les rap- l’ébullition sociale latino-américaine ports de force (Goirand, 2010 ; Gran- Au Mexique, dans un climat de vio- (Wallerstein, 2008 ; Thomas, 2011 ; din, 2011). lence exacerbée par la « guerre contre Stahler-Sholk et al., 2011), tantôt, à le crime organisé », les mouvements l’inverse, le reflux des luttes collecti- Quoi qu’il en soit, au-delà des straté- sociaux mobilisés en défense de ves, suite au « virage à gauche » des gies, de la vigueur et des réalités de la l’emploi, des ressources naturelles, pouvoirs nationaux ou, plus globale- contestation sociale latino-américaine des droits humains, etc., n’ont certes ment, en raison de contextes socié- selon les contextes nationaux, voire pas réussi à imposer une force organi- taux et culturels toujours plus libéra- régionaux, la reconnaissance de l’im- sée ni un projet alternatif, face aux lisés, atomisés, consuméristes..., dans portance de l’impact des mouvements politiques néolibérales et conservatri- lesquels les groupes « organisés » protestataires ces dernières années et ces du Parti action nationale, mais sont plus que jamais minoritaires au de leur rôle aujourd’hui est, elle, lar- leur articulation (dans le mouvement sein de leur propre milieu social et les gement partagée. D’abord, en matière de López Obrador ?) en vue des pro- grandes « mobilisations populaires » d’expansion de la citoyenneté, d’utili- chaines élections présidentielles de moins que jamais contestataires ou sation populaire des espaces publics, 2012 pourrait changer la donne (Mo- progressistes (Alternatives Sud, d’acculturation politique et de renfor- donesi, 2011). Au Panama, si la pé- 2005). D’autres diagnostics, pas cement de la participation démocrati- riode néolibérale a détricoté l’essen- moins pertinents, peuvent aussi être que (Stahler-Sholk, 2011). Ensuite, tiel des acquis sociaux du mouvement mis en vis-à-vis. Ainsi, celui qui ob- pour leur contribution à la délégiti- ouvrier et fortement précarisé le tra- serve le réinvestissement local des mation d’un modèle de développe- vail, le redéploiement capitaliste ac- mouvements sociaux latino-améri- ment inégalitaire et destructeur, à tuel –projets miniers, énergétiques et cains ou la « territorialisation » de l’avènement de pouvoirs plus pro- touristiques, élargissement du canal– l’action collective conflictuelle ver- gressistes ou souverainistes et à la déplace la conflictualité sociale, no- sus celui qui constate l’articulation résistance, régulièrement réprimée, tamment vers les régions indigènes... croissante des luttes dans l’espace face aux politiques conservatrices et qui se mobilisent (Gandásegui, 2011). national et le passage au politique. libérales qui se perpétuent en diffé- rents endroits. Le premier associe la « relocalisa- Contre-pouvoir d’influence tion » des actions non seulement à la perte de centralité du travail et de L’énumération pourrait ainsi conti- Délégitimation du modèle de l’État dans le que hacer quotidien des nuer jusqu’aux derniers et plus petits développement inégalitaire et mobilisations, mais aussi à l’inscrip- pays d’Amérique latine. Malgré son destructeur ; avènement de pou- tion territoriale des nouveaux enjeux caractère excessivement lapidaire, qui voirs plus progressistes ou souve- sociétaux, des appartenances, des la cantonne à une simple et trop rapi- rainistes et résistance identités et des revendications de sou- de évocation d’acteurs et de relations, veraineté. Il puise ses exemples les sur fond de bilan social gouverne- plus significatifs au Mexique dans les Enfin, l’impact des mouvements so- mental à peine suggéré, elle a sans États du Chiapas ou d’Oaxaca, en Ar- ciaux est aussi reconnu dans la vigi- doute le mérite d’aider à mesurer la gentine autour d’« usines récupé- lance qu’ils parviennent à exercer peu difficulté de ramasser ces différentes

72 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 teur, à l’inverse de l’indifférence ou du mépris, serait d’ailleurs un facteur à même de jouer contre toute récupé- ration néocoloniale.

Notes : 1 Les récents travaux de sociologie des mou- vements sociaux latino-américains, recourant notamment aux cadres théoriques et concep- tuels anglo-saxons, aident à dépasser l’opposi- tion stérile entre les deux principales appro- ches d’origine européenne, souvent normati- ves, qui, pour l’une, avait tendance à ne rete- nir que les mobilisations considérées comme expression obligée des rapports de classes, réaction aux formes d’exploitation socio-éco- nomique, vecteur de changement politique, et, pour l’autre, absolutisait l’originalité des « nouveaux mouvements sociaux », mobilisés exclusivement sur des enjeux culturels de dis- Jérôme AGOSTINI, Jérémie,Une rue, depuis chez Patou, 2011 crimination, de reconnaissance et d’identité. Selon les environnements politiques, les con- textes économiques et les répertoires d’action ou prou à l’égard des gouvernements sion, des tortures, des massacres et collective disponibles, on a de fait le plus sou- de gauche. Vigilance qui a pu aller de des exils massifs comme ceux qui ont vent affaire à des combinaisons variables de mobilisations de soutien en cas brisé jusqu’à récemment des millions ces différents éléments jadis mis en opposi- d’agression extérieure (lors des coups d’indigènes, au Guatemala notam- tion (THOMAS, 2011 ; ECKSTEIN et al, 2010 ; GOIRAND, 2011 ; DUTERME, 2006). d’État vénézuélien de 2002 et hondu- ment, n’a pas versé dans d’obscuran- 2 Non pas à deux, mais à trois reprises (!), si rien de 2009, des menaces de séces- tistes régressions communautaristes, l’on ajoute aux deux élections présidentielles sion de l’Est bolivien...) à la confron- dans des fondamentalismes réaction- remportées à la majorité absolue en 2005 et tation ouverte pour cause d’espoirs naires ou dans des terrorismes aveu- 2009, les 67% engrangés par Evo Morales déçus (de l’Équateur à l’Argentine, et gles, comme l’on en connaît sur les lors du referendum révocatoire d’août 2008. ailleurs...), en passant par l’intégra- autres continents. 3 On reproche entre autres à Pachakutik, le tion institutionnelle de leurs proposi- « bras politique » de la CONAIE, d’avoir parti- cipé activement à l’accession à la tête de tions aux politiques d’État (stratégie En revanche, l’attitude négative, voi- l’État équatorien de l’ancien colonel Lucio du mouvement féministe chilien lors re méprisante, d’une partie non négli- Gutiérrez en 2002, désavoué dès l’année sui- du gouvernement Bachelet). Entre geable de cette gauche latino-améri- vante par l’organisation indigène en raison de autonomie et coopération, ils jouent caine à l’égard des révoltes sociales ses politiques néolibérales et d’alignement sur ainsi de leur (contre-)pouvoir d’in- et démocratiques arabes entamées en les États-Unis fluence dans un continent où, grâce à 2010 plaide moins en sa faveur. Ni 4 La présidente Cristina Kirchner (élue en 2007), épouse de Nestor Kirchner (président eux aussi, les taux de pauvreté et l’ignorance ni la distance physique, de 2003 à 2007, décédé en 2010), a été réélue d’inégalité, toujours très élevés, ont encore moins la grille de lecture anti- en octobre 2011. sensiblement diminué cette dernière impérialiste la plus sommaire ne peu- 5 Littéralement, organisateurs de « piquets », décennie (Coha, 2011). vent justifier pareil positionnement à de blocages de routes. Mouvements d’activis- l’égard de peuples qui entendent eux tes autogérés, souvent travailleurs sans em- Sur le plan mondial, les formes géné- aussi se délivrer, au risque d’y perdre ploi, particulièrement présents dans les con- flits sociaux argentins entre 1995 et 2005. ralement prises par la contestation et la vie, de dictatures cyniques et klep- les rébellions latino-américaines de- tocratiques (Naïr, 2011 ; Alternatives puis la chute des dictatures nationales Sud, 2010 ; Halimi, 2011). Position- et la libéralisation politique et écono- nement incohérent donc, quoi qu’il mique du continent continuent à faire advienne de ces révoltes, dont l’abou- figure de référence. Y prédomine en- tissement peut, comme sous d’autres core en effet un type de mobilisation latitudes en effet, échapper à leurs Cet article a été publié dans « État des qui, en dépit des profondes injustices premiers acteurs. La solidarité latino- résistances dans le Sud : Amérique et inégalités, mais aussi de la répres- américaine pour cet élan émancipa- latine », 10 février 2012

Économie 73 Bibliographie

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74 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 MONDE ET SOCIÉTÉ

Sonia Pierre : Une lumière dans la nuit !

Colette LESPINASSE

A la mémoire de cette grande Dame qui a eu l’audace de défier le systè- e dimanche 4 décembre 2011, me dominicain en mettant à découvert la présence, en territoire domi- L alors que je venais d’accueillir nicain, de milliers d’individus d’ascendance haïtienne sans statut légal, deux amies à l’aéroport international, un journaliste dominicain m’annonce sans reconnaissance de la part d’aucun des deux pays, vivant dans une par téléphone la mort de Sonia Pierre. apatridie totale. Les pressions, les menaces de toutes sortes ont eu raison de son cœur fra- gile, qui tenait encore, après deux opérations chirurgicales, à l’aide d’un régulateur. Cette partie de Sonia Pier- re qui constituait son talon d’Achille, a fini par céder.

Cette femme forte, ferme dans ses prises de position, déterminée pour la cause qu’elle défend et tenace dans ses convictions, est partie à l’âge de 48 ans, laissant quatre enfants, une organisation (MUDHA : Movimiento de Mujeres Dominicano-Haitianas) en pleine expansion, une lutte inache- vée.

Son décès a secoué toute l’île d’Haïti ou d’Hispaniola (les deux pays se partageant cette île dans les Caraïbes ne se sont pas encore entendus sur sa dénomination) et a retenti dans le monde entier. Ses funérailles ont mis Santo Domingo en émoi. Un peu par- tout, des hommages ont été rendus à la mémoire de cette grande dame qui a eu l’audace de défier tout le systè- me répressif dominicain en mettant à découvert une réalité qu’on a toujours dissimulé : celle de la présence, en territoire dominicain, de milliers d’in- dividus d’ascendance haïtienne sans statut légal, sans reconnaissance de la part d’aucun pays, bref, vivant dans Farah WILLEM, Jeune enfant haïtien, 2011 une apatridie totale.

78 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Sonia Pierre : une fille des bauchés étaient traités, et, en particu- de canne à se révolter. Elle connaîtra bateyes, un témoin privilégié lier, celles des femmes qui ne pou- la prison. de la vie des bateyes vaient trouver un endroit pour dormir si elles n’étaient accompagnées d’un homme. Elle était révoltée contre les Sonia Pierre, militante des Sonia Pierre était cette petite lumière exploitations sexuelles qu’elle obser- droits Humains : à 14 ans, qui éclairait les ténèbres de la discri- vait dans les bateyes, de voir des fil- elle connaîtra la prison mination, de la violence, de la misère, lettes obligées de supporter des hom- que ces milliers de personnes d’origi- mes, nettement plus âgés qu’elles, ne haïtienne confrontent quotidienne- afin de pouvoir trouver à manger à Mais cette expérience, loin de la dé- ment. Elle était la voix de cette mino- l’instar des esclaves, souvent victi- courager, va alimenter la flamme qui rité oubliée, souvent humiliée, ba- mes, en plus de grossesses précoces l’habite. Petit à petit, Sonia va se fra- fouée, discriminée, exploitée… Dans et d’autres maladies sexuellement yer un chemin pour donner une voix cette mer de souffrance, son combat transmissibles, et qui ne savaient pas à cette population abandonnée. La mettait l’accent sur les femmes et les comment briser ce cycle de violence. lutte, pour la reconnaissance des des- enfants qu’elle considérait comme les cendants des Haïtiens comme Domi- catégories les plus affectées. Son pas- Au fil des ans, Sonia s’est rendu nicains à part entière, conformément sage marquera à jamais l’histoire des compte des barrières infranchissables à l’article 11 de la Constitution de ce relations haïtiano-dominicaines. dressées sur le chemin des enfants pays (en vigueur jusqu’à janvier nés de parents haïtiens en République 2010), sera son cheval de bataille. dominicaine. Il n’y a pas d’avenir Qui est Sonia Pierre ? pour eux/elles, car la majorité évolue « Nous sommes nés ici. Nous avons des droits ici », aimait-elle à déclarer. Elle est d’abord une fille des bateyes, sans document d’identité, donc sans Elle se dressera pour exiger le droit à ces communautés cannières où vivent statut juridique. l’éducation, à la santé, à une identité, entassés les travailleurs haïtiens em- à la nationalité dominicaine pour les bauchés par les usines sucrières de la Ils ne sont reconnus ni par l’État milliers d’enfants des travailleurs de République dominicaine pour couper dominicain, ni par l’État haïtien. Ils la canne. la canne. Elle est le produit de cette n’existent tout simplement pas dans migration de main-d’œuvre, dont un pays, où, pour chaque démarche à l’exploitation abusive pendant près entreprendre, il faut prouver son iden- Chaque année, autour de la Journée d’un siècle a favorisé un certain déve- tité. Les immigrantes et immigrants internationale des droits humains, le loppement du pays voisin. ont bien un « cedula » en leur posses- 10 décembre, Sonia entreprend une sion, c’est-à-dire une carte d’identité campagne « Pour le Droit à un nom Ses parents venus de la zone de Mari- dominicaine, de « papier quatre che- et à une nationalité ». A l’occasion, got (Sud-est d’Haïti) faisaient partie mins », en d’autres mots, le document elle mobilise des intellectuels de plu- des cohortes amenées au fil des an- qui peut ouvrir ou fermer toutes les sieurs secteurs de la société domini- nées, suite à la passation, entre les portes. Sans papiers, des milliers caine et d’ailleurs ; des Haïtiens des États haïtien et dominicain, de con- d’enfants, nés en République domini- bateyes et leurs descendants ; des trats juteux d’embauchage de main- caine de parents haïtiens, n’ont pas la amis de plusieurs pays, notamment d’œuvre haïtienne pour les usines possibilité d’accéder à l’éducation, des États-Unis d’Amérique, pour dis- sucrières dominicaines. aux soins de santé, à l’emploi. En cuter de la sensible question de la na- résumé, ils ne peuvent pas rêver d’un tionalité, mais surtout pour donner Elle est un témoin privilégié de la vie avenir différent de celui des coupeurs une certaine visibilité à cette popula- des bateyes, où manger à sa faim, de canne. Ils sont donc condamnés à tion refoulée. trouver de l’eau potable et un endroit vivre dans la marginalisation et à pour dormir, être soigné quand on est connaître le même sort que leurs pa- De conférence en conférence, ici et malade, représentent un luxe que la rents. là, Sonia Pierre fera connaître cette grande majorité des travailleurs et anomalie. Plusieurs organisations in- travailleuses de la canne n’ose même Ce cycle infernal de la misère et de ternationales de droits humains, telles pas rêver. l’humiliation préoccupe Sonia. Très Amnesty International, Refugees tôt, elle commence à militer pour le Internatioanal, Minority Right, etc., Depuis sa tendre enfance, Sonia a vu, respect des droits humains. Déjà à 14 préparent des rapports sur cette ques- à chaque zafra, dans quelles condi- ans, elle s’est retrouvée au cœur de la tion. Des journalistes de grands mé- tions inhumaines les travailleurs em- contestation, en aidant des coupeurs dias internationaux visitent les bate-

Monde et Société 79 yes, écrivent des articles, font des re- d’augmenter la pression en dévelop- sants n’osent la soutenir publique- portages. pant contre Sonia Pierre une vaste ment, par peur de représailles. campagne de dénigrement, l’accusant de traîtrise à la nation. Son dernier combat a été celui contre Elle se dressera pour la na- la dénationalisation, c’est-à-dire con- tionalité dominicaine pour tre le retrait de documents attribués à les milliers d’enfants des travail- Sonia Pierre, une voix qui dérange des descendants d’Haïtiens, sous pré- leurs de la canne texte que leurs parents étaient en L’écho de la petite voix de Sonia, situation irrégulière au moment de sortie des bateyes a résonné très loin. leur déclaration de naissance. Seulement pour l’année 2008, plus Ses prises de position, sur la scène d’une dizaine de films –abordant le nationale et internationale, dérangent. J’ai rencontré Sonia fin octobre 2011 sujet de la situation des immigrants Elles attirent le regard sur des éviden- à Washington, au cours d’une semai- haïtiens et de leurs descendants en ces cachées. ne de plaidoyers contre ce que plu- République dominicaine– sont diffu- sieurs qualifient de « génocide Les articles de presse, les films, les sés. Sonia reçoit plusieurs prix, dont civil », c’est-à-dire le retrait, du jour rapports pointent du doigt des viola- celui de Amnesty International et ce- au lendemain et sans aucun recours, tions graves de droits humains à l’en- lui de la Fondation Robert Kennedy. des documents qui avaient permis contre des populations d’ascendance En 2009, le Président René Garcia d’identifier des individus à leur nais- haïtienne en République dominicaine. Préval lui a discrètement rendu les sance. Lors de ses différentes prises Les rapports parlent de racisme, d’ex- honneurs qu’elle mérite. de parole au cours de cette tournée, ploitation outrancière, de stigmatisa- j’ai écouté Sonia avec attention. Je Dans son travail de plaidoyer, Sonia tions, bref d’un ensemble de faits qui sentais combien elle avait mûri, com- Pierre participera, à plusieurs re- ne concordent pas avec les principes bien son discours avait été longue- prises, à des audiences par-devant des et valeurs de droits humains, aux- ment réfléchi et traité. Elle avait parlements et des instances régionales quels la République dominicaine pré- conscience des risques qu’elle pre- et internationales de droits humains. tend adhérer. nait, mais elle disait que cela faisait Son organisation, MUDHA, introduit, partie de sa vie, de son histoire, par-devant la Commission puis la comme membre d’une communauté Ils veulent sa tête, s’attaquent Cour interaméricaine des droits hu- dont les droits sont constamment à ses enfants, l’accusent de mains, le dossier de deux enfants foulés aux pieds. trahison à la patrie et exigent le re- d’ascendance haïtienne, dont le droit trait de ses documents d’identité de poursuivre des études leur a été re- comme Dominicaine Sonia Pierre, une fille de l’île fusé à cause de l’absence de docu- ments d’identité. Sonia avait conscience de son origi- ne. Tout en se réclamant Dominicaine Sonia est sous la menace constante de La Cour tranchera en faveur des en- défendant ses droits et ceux des siens groupes nationalistes qui bénéficient dans le pays qui l’a vu naître, elle as- fants, en exigeant de la République du support de nombreux médias. Ils dominicaine des dispositions institu- sumait avec fierté son origine haïtien- en veulent à sa tête, s’attaquent à ses ne, dans un contexte où l’anti-haïtia- tionnelles pour changer de politique enfants, l’accusent de trahison à la en matière d’octroi de nationalité. nisme est prépondérant. Elle savait patrie et exigent le retrait de ses do- que ses racines se trouvaient le pays Articles à l’appui, la Cour argumente cuments d’identité comme Domini- que les enfants ne pouvaient pas héri- d’où sont partis ses parents. Elle s’in- caine. Sur demande de la cour intera- téressait toujours à ce qui se passe en ter du statut migratoire de leurs pa- méricaine, le gouvernement domini- rents. Haïti, notamment quand le pays se cain est obligé d’assurer à Sonia une trouvait en difficulté. sécurité rapprochée, car l’on craint Ce cas emblématique servira de juris- beaucoup pour sa vie. Courageuse- prudence dans le domaine du droit Après les inondations de 2004, son ment, Sonia tient bon et avance dans international et aura des retombées organisation MUDHA a géré à Jimaní son plaidoyer pour le respect des va- dans le monde entier pour des cas si- un camp de personnes déplacées qui leurs fondamentales de droits hu- milaires. L’Organisation des Nations avait été érigé spécifiquement pour mains, approuvées par la République Unies (ONU), longtemps hésitante, les familles haïtiennes victimes de la dominicaine. Le soutien international commence à se pencher sur le dossier catastrophe. Sonia ne digérait pas que augmente, mais, à l’intérieur, il est des apatrides. Mais, les Dominicains, les Haïtiens aient été séparés des réduit, car beaucoup de sympathi- mécontents depuis lors, ont décidé Dominicains en la circonstance.

80 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 En janvier 2010, au lendemain du tremblement de terre, Sonia se rend en Haïti, à la tête d’une délégation de jeunes Dominicains. Après avoir pro- digué des soins un peu partout à Port- au-Prince, son équipe s’est établie à Léogane (municipalité à une trentaine de kilomètres au sud de la capitale), et, depuis lors, l’organisation travaille quotidiennement avec des femmes et des enfants victimes du séisme. Au moins deux fois par mois, elle fait le trajet Santo-Domingo / Léogane pour apporter sa collaboration.

Sonia a fait sa part, à nous de poursuivre !

Sonia voyage beaucoup, ce qui n’est pas trop bon pour son cœur malade. La dernière décision de la Cour qui entérine le processus de dénationali- sation, la révolte au plus haut point. Son cœur cède. L’autopsie révèle que son sang s’est coagulé. Elle est partie, mais son combat n’est pas fini.

Seules des décisions politiques, is- sues d’une volonté réelle de change- ments dans les relations haïtiano- dominicaines, pourront résoudre l’imbroglio éminemment politique contre lequel elle s’est mise debout. Il y a donc encore beaucoup à faire. Sonia a fait sa part. Elle a mené la lutte très loin. A nous de poursuivre !

Elle est partie à 48 ans, mais a fait suffisamment de chemins et a indiqué les balises. Nous espérons que d’au- tres pourront continuer pour que les descendants des Haïtiens en Républi- que dominicaine puissent jouir plei- nement de leurs droits en tant qu’êtres humains à part entière.

Paul VJECSNER, Haïti 23 avril 2012

Monde et Société 81

La présence de Cuba en Firmin

Diana CANTON OTAÑO

II y a des hommes qui persévèrent dans l’histoire et dans le temps, tels Joseph Antênor Firmin, un des intellectuels et hommes politiques les es coïncidences historiques qui ont lié Firmin à Cuba au cours de plus illustres et les plus respectables ; précurseur de la pensée intégra- L sa carrière politique et diplomatique à tionniste des Antilles ; défenseur des idées révolutionnaires et humanis- la fin du XIXème et au début du XXème tes, de la souveraineté et du droit des peuples et de tous les hommes, siècle, ont été encouragées non seu- sans distinction de couleur, que nous a donnés notre sœur, la Républi- lement par l’admiration de Firmin que d’Haïti. pour les patriotes cubains qui lut- taient pour l’indépendance de Cuba du joug espagnol et, tout particulière- ment, envers notre Apôtre et Héros national José Marti, pour tout ce que sa pensée et sa vision politique ont représenté et représentent encore pour notre continent, mais aussi par son comportement dans la défense de la souveraineté nationale des peuples latino-américains et caribéens, et celle à outrance de la race noire, ainsi que pour les témoignages et signes de solidarité et d’identification pendant son séjour à La Havane en tant qu’Envoyé spécial et Ministre pléni- potentiaire, et les témoignages à la juste cause des Noirs et des Mulâtres fondateurs et membres du Parti cu- bain des Indépendants de couleurs. Parmi les coïncidences, nous pouvons mentionner les suivantes :

Le major général Antonio Maceo et Anténor Firmin Firmin a rencontré le major général Antonio Maceo, pour la première fois en Haïti, en l889, au moment où, a l’instar d’autres patriotes cubains, l’homme de la « Protesta de Bara- Jérôme AGOSTINI, Pétion-Ville, Jalousie, 2011 guá » organisait la guerre de 1895.

82 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Concernant cette rencontre, l’histo- tingué par sa sympathie envers les José Martí et Anténor Firmin. rien cubain José Luciano Franco a dit Cubains, dans laquelle il faisait la ce qui suit : « En novembre, étant don- déclaration suivante : « ...J’ose as- Il est important de signaler que dans né qu’il n’y avait pas de liaison mari- surer à Haïti le plus profond remer- nos recherches sur la vie et l’œuvre time directe avec La Havane, Maceo, ciement de Cuba pour tous les ser- d’Anténor Firmin et celle de José qui se trouvait à la Jamaïque, a em- vices que vous avez pu lui rendre en Marti, nous avons relaté, au fur et à barqué pour Haïti où il a trouvé à contribuant à l’œuvre de son indé- mesure, des points de coïncidence Port-au-Prince un nouveau gouverne- pendance et une fois celle-ci obtenue, entre ce géant des Caraïbes et notre ment présidé par le général Florvil général, je n’ai pas besoin de faire héros national avant même qu’ils se Hyppolite, dont une des premières ressortir les avantages qui résulte- soient rencontrés. mesures a été de publier, le 5 novem- raient d’une alliance entre ces deux bre 1889, un décret d’amnistie en fa- pays habités par des hommes de la veur de tous les prisonniers et exilés même race, qui devraient soutenir et politiques. Son ministre des Finances défendre les mêmes intérêts... » La défense du Môle St Nicolas et des Relations extérieures, Anténor (Antonio Maceo et la politique inter- Firmin, homme actif, honnête et de nationale du mouvement émancipa- Bien que José Marti et Anténor Fir- grande culture, s’est donné tout entier teur cubain. José Antonio Navarro min se soient rencontrés seulement à la tâche énorme de rétablir, d’un co- Álvarez). une fois, la possibilité n’est pas écar- té, l’ordre dans l’administration, et de tée que notre Apôtre ait déjà certaines l’autre, de contrôler les ambitieuses références sur ce grand politique et intrigues du gouvernement nord-amé- Maceo et Firmin ayant com- diplomate haïtien pour sa position et ricain qui prétendaient s’approprier pris que le succès de leurs pro- sa réaction aux prétentions étasunien- d’une partie du territoire haïtien, le jets dépendait de leur union, ont en- nes d’obtenir la péninsule de Saint- Môle St Nicolas. Anténor Firmin et le semble embrassé la lutte pour l’in- Nicolas car l’Amérique latine en gé- général Nord Alexis, ont couvert Ma- dépendance et l’intégration, contre néral et, en particulièrement la région ceo de compliments et d’attentions, le racisme. des Caraïbes, occupait une place spé- lui faisant oublier, par cet accueil cha- ciale dans leurs aspirations de con- leureux et leur hospitalité, les mau- quête. vais souvenirs qu’il aurait pu garder L’arrivée au pouvoir de Lysius Salo- de l’attitude hostile du Président Salo- En 1847, le gouvernement de James mon, qui nourrissait une aversion Polk s’intéressait déjà à la position mon en 1879 » (José Luciano Franco: profonde pour les révolutionnaires Antonio Maceo. Tome I. pp. 332-333). stratégique d’Haïti et, en 1904, à la cubains, a contrarié les plans d’Anto- question soulevée au Sénat, le Séna- nio Maceo. Les nouvelles autorités II ne faut pas oublier que Maceo a vi- teur de l’Idaho soutenait la thèse de haïtiennes, en complicité avec les es- l’acquisition d’Haïti en ces termes : sité Haïti à la fin du mois de septem- pagnoles, organisèrent, sans succès, bre 1879, en provenance de la Jamaï- « L’île d’Haïti est, dans l’océan, la un attentat contre lui au mois de dé- terre la plus proche du canal de Pana- que, à la recherche de soutien à la cembre de cette même année. guerre émancipatrice qui commençait ma. Située à mi-chemin entre nos à s’organiser contre les Espagnols ports et le canal, directement sur la tout de suite après la fin de la guerre A cette époque, Anténor Firmin était route qui conduit à l’entrée du canal, de 1868 : la Guerra Chiquita. Dans déjà un fervent défenseur des idées elle peut assurer, une base qui nous cette perspective, Maceo a contacté indépendantistes de Cuba et admirait serait propice, le cas échéant, non dans la patrie de Toussaint Louvertu- le courage et l’intégrité des patriotes seulement pour la protection du canal re les clubs révolutionnaires et les fo- cubains qui avaient participé à la mais aussi de notre petite possession yers d’immigrants cubains à Jacmel, guerre de 1868 ainsi que de ceux qui de Porto Rico que l’on rencontre à à Jérémie, aux Cayes et particulière- étaient en train d’organiser la Guerra côté. Elle peut être aujourd’hui obte- ment au Cap-Haïtien. Chiquita et celle de 1895. Maceo et nue sous certaines conditions par le Firmin ont ainsi fait ressortir leurs gouvernement américain. Chaque na- Une fois en Haïti, Maceo a rédigé, le profonds sentiments patriotiques et vire qui laisse les rives de l’Atlanti- 30 septembre 1879, une lettre au gé- humanistes. Ayant compris que le que doit passer directement à travers néral haïtien Joseph Lamothe, un des succès de leurs projets dépendait de un étroit bras de mer entre l’île de plus remarquables dirigeants du gou- leur union, ils ont ensemble embrassé Cuba et Haïti deux fois à la portée vernement provisoire qui s’était dis- la lutte pour l’indépendance et l’inté- des canons » (Congresional Record, gration, contre le racisme. Washington, 5 février 1909).

Monde et Société 83 nous l’avons déjà mentionnée : ins- taller une base navale dans la straté- gique Môle St Nicolas.

Il faut aussi tenir compte des rivalités entre impérialistes, à la fin du XIXème siècle, sur le plan de la politique in- ternationale et qu’elles se sont réper- cutées dans la région caribéenne. « La France, l’Allemagne et les États- Unis interférèrent ouvertement dans la politique haïtienne afin d’assurer leurs zones d’influences respectives. Souventes fois, ces ingérences se déployaient sans ambages : en 1888, la marine américaine a appuyé l’in- surrection des militaires du Nord contre le gouvernement de Légitime ; en 1902, le gouvernement allemand a soutenu le gouvernement de Nord Alexis contre Firmin ; etc. » (Suzy Castor : « L’occupation américaine d’Haïti et ses conséquences 1915- 1931 », p. 19 Collection Nos pays. Maison des Amériques).

Dans son article adressé au directeur de La Nation, de Buenos Aires, le 30 octobre 1889, Marti résumait en quel- ques mots ce qui représentait le Môle Saint Nicolas pour les États-Unis : C’est « la clé et la doyenne du passa- ge aux Antilles ». (José Martí. Édito- rial de sciences sociales. Oeuvres complètes. Tome 12, p. 351)

Au moment où cette historique batail- le pour la souveraineté nationale haï- tienne se livrait au Palais national à Port-au-Prince, Firmin était ministre des Affaires étrangères du gouverne- ment de . Marti se trouvait à New York et suivait attenti- Peter MORRELL, Sans Titre, 2010 vement le déroulement de ce conflit haïtiano-nord-américain. Nous devons aussi mentionner que 1857 et en prit possession le 19 sep- depuis 1857, Peter Duncan, capitaine tembre de la même année. En 1891, Marti a écrit plusieurs articles sur la marin américain, invoquant l’Acte sous prétexte de « protéger la vie et forme particulièrement soigneuse et des Îles Guaneras de 1856, s’est ap- les propriétés de citoyens américains diligente dont les autorités haïtiennes proprié de l’île de la Navase en Haïti dans l’île de la Navase » contre des ont mené les négociations avec les re- pour ses dépôts de guano. Bien que exploitants étrangers de guano, des présentants étasuniens : l’Ambassa- Christophe Colomb, dans son journal, bateaux de la marine de guerre améri- deur Frederick Douglas et l’Amiral ait fait référence à cette île, Duncan cains bloquèrent de nouveau les côtes Bancroft Gherardi, respectivement, et allégua sa découverte le 1er juillet haïtiennes. La véritable intention, sur la manière habile dont Ie Ministre

84 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Firmin a défendu victorieusement la flexions sur la nécessité d’une solida- garde d’une claire orientation anti- souveraineté et l’intégrité territoriale rité active entre les peuples de cette impérialiste née de l’urgence que re- de son pays. Dans un article en date région. C’est ainsi que prit naissance présentaient les dangers extérieurs et du 4 mars 1890, Marti écrivait : le projet de créer une confédération a conçu l’idée de la création de la antillaise qui regrouperait les pays de confédération antillaise et de l’unité « D’Haïti on raconte les manœuvres l’Amérique centrale, les trois pays des Antilles dans la deuxième moitié des navires de l’Amiral nord-améri- bolivariens ayant des côtes sur la Mer du XIXème siècle. De cette manière, cain sans que les fils de Toussaint de la Caraïbe et les Antilles. Après la l’unité antillaise a toujours été pré- Louverture, qui ont les yeux bien mort du Colombien Torres Caicedo, sente dans la pensée et dans l’action ouverts, aient autorisé les entrées de le Portoricain Ramón Emeterio Be- des révolutionnaires des Antilles les la compagnie de vapeurs Clyde à la tances suggéra que le rêve soit limité plus renommés de ce siècle. Dans Pointe de Saint Nicolas, ouvertement au regroupement des îles hispanopho- cette lettre, Marti ajoutera : désirée par les États-Unis mais que la nes, anglophones et francophones de Constitution haïtienne interdisait de la Caraïbe dans une fédération. « …Hier, j’ai parlé de vous (en se ré- céder à aucune puissance y compris férant à Figueroa) avec un Haïtien ex- celle des États-Unis... » (José Martí. José Marti et Anténor Firmin se sont traordinaire que j’ai connu par Betan- Éditorial de sciences sociales. Œu- rencontrés pour la première et unique ces et par Patria (journal fondé par vres complètes. Tome 12, p. 413). fois au Cap-Haïtien, le 8 juin 1893, Marti en mars 1892) ; avec Anténor lors d’un des voyages effectués par Firmin … » (José Martí. Éditorial de II faut souligner que les États-Unis l’Apôtre en Haïti pour les préparatifs sciences sociales. Oeuvres Compl- prétendaient aussi, à cette époque de la Guerre de 1895. A cette occa- ètes. Tome 12, p. 413). « négocier » la possession de la sion, ils ont discuté de l’indépendan- péninsule et la baie de Samaná, située ce de Cuba et de Porto Rico et sur la Cette intégration régionale, inspirée au nord de la République dominicai- possibilité de créer cette confédéra- de la « grande patrie américaine » ne, ce qui démontre qu’ « Hispanio- tion antillaise pour freiner les propo- pour laquelle ont lutté Simon Bolivar, la » était une position stratégique et sitions annexionnistes des États-Unis. le libérateur, et beaucoup d’autres que ces deux territoires offraient aux hommes illustres de notre Amérique autorités nord-américaines des possi- contre les actions expansionnistes des bilités de contrôle à tous les points de « L’Haïtien extraordinaire », États-Unis, était tout à fait détermi- vue. avec les Cubains José Marti nante pour l’avenir de la région, Pour et Antonio Maceo, les Portoricains Marti, le contrôle nord-américain des La défense de la souveraineté natio- Ramón Emeterio Betances et Euge- Antilles serait le premier pas vers la nale aux prétentions expansionnistes nio Maria de Hostos, les Domini- vassalisation du reste de l’Amérique nord-américaines a été, à notre avis, cains Gregorio Luperón et Federi- et, à sa réussite, les États-Unis se- le premier point de coïncidence entre co Henríquez y Carvajal, le Cubain raient suffisamment prêts pour dé- José Marti et Anténor Firmin, bien Dominicain Máximo Gómez, le Co- clencher la lutte contre les puissances avant qu’ils aient fait connaissance. lombien José Maria Torres Caice- européennes afin de dominer le mon- Ces deux révolutionnaires se sont do de entier. prononcés contre, et avec leurs pro- pres armes, ont démasqué un ennemi Dans un discours prononcé à la Gran- commun : l’impérialisme naissant « L’Haïtien extraordinaire », comme de loge souveraine de Port-au-Prince, nord-américain. Marti s’est servi de l’a appelé Marti dans la lettre à son Haïti, en 1872, Betances a signalé ce sa plume et Firmin de ses arguments ami et écrivain Sotero Figueroa au qui suit : « …Les Antilles traversent diplomatiques et d’un profond senti- lendemain de cette rencontre, c’est-à- actuellement un moment unique dans ment patriotique et nationaliste. dire le 9 juin, a été un des révolution- leur histoire. Aujourd’hui, la question naires caribéens qui, avec les Cubains d’être ou ne pas être leur est posée. José Marti et Antonio Maceo, les Nous refusons ce dilemme. C’est le Portoricains Ramón Emeterio Betan- Un deuxième point de coïncidence moment précis de travailler dans une ces et Eugenio Maria de Hostos, les entre les deux fut aussi la création défense unie. Unissons-nous les uns Dominicains Gregorio Luperón et d’une confédération antillaise les autres pour notre propre conserva- Federico Henríquez y Carvajal, le tion; unies nous vaincrons ces tenta- En 1890, une cellule d’intellectuels Cubain-Dominicain Máximo Gómez, tives; séparées nous serons détruites. latino-américains et de la Caraïbe, le Colombien José Maria Torres Cai- Unies, nous formerons un front résis- constituée à Paris, a focalisé ses ré- cedo, entre autres, a été à l’avant- tant, de force qui sera capable de ren-

Monde et Société 85 Notre Amérique. Oeuvres complètes. Tome 6, p.15).

Certains affirment qu’en parlant de la confédération antillaise, Marti « fai- sait référence surtout, aux Antilles hispanophones, mais Firmin assurait qu’il pensait aussi à Haïti » (Roberto Fernández Retamar. Discours inaugu- ral prononcé le 3 décembre 2008 à l’auditorium de l’Université de La Havane, à l’occasion de la IIIème Con- férence internationale « 50 ans de la Révolution cubaine et son impact dans la Caraïbe »). Nous sommes persuadés que la problématique haï- tienne était aussi présente dans la pensée et l’esprit de l’Apôtre quand il parlait de créer cette alliance régiona- le stratégique parce que s’il est vrai que son objectif le plus immédiat Peter MORRELL, Sans Titre, 2010 était de libérer Cuba et Porto Rico de la tutelle de l’Espagne, son plus dre impossible l’action de nos enne- Antilles. Selon sa conception « il est grand rêve, comme on le sait, était mis et qui nous sauvera de cette me- arrivé pour ce pays le moment de celui de préserver l’indépendance de nace…Unissons-nous ! Rassemblons- pousser à l’extrême le protectionnis- l’Amérique latine de l’expansionnis- nous ! Nous formerons tous un seul me, de montrer son agression latente me yanqui » (Caridad Pacheco. Inté- peuple; un peuple de véritables et comme ils n’osent poser les yeux gration ou hégémonisme. Une vision francs-maçons et alors nous pourrons ni sur le Mexique, ni sur le Canada, martienne). bâtir un temple sur des bases si soli- ils regardent vers les îles du Pacifi- des que toutes les forces anglo-saxon- que, les Antilles et nous » (José Mar- Le document dans lequel la pensée de nes et espagnoles réunies ne pourront tí : Oeuvres complètes, Ed. sciences Marti apparaît le plus clairement sur repousser… Les Antilles aux Antil- sociales, La Havane, 1978, Tome 1, ce thème est la lettre écrite à l’intel- lais… », citée par Carreras, C. 1961, p. 255). lectuel dominicain Federico Henrí- p. 127-128. Abolition, indépendance quez y Carvajal le 25 mars 1895, qua- et confédération. Les écrits de Ramón La position géographique stratégique lifiée pour la postérité comme le tes- Emeterio Betances, « El Antillano ». des Antilles est très convoitée par les tament antillais de Marti. Adriana María Arpini. Universidad puissances qui souhaitent établir leur Nacional de Cuyo – CONICET. hégémonie en Amérique. C’est pour La dimension d’une confédération cela que Marti ne cesse de prévenir antillaise et les difficultés inhérentes La consigne de Betances est une ré- ses compatriotes, l’Amérique indien- à sa réussite, n’ont pas affaibli l’élan ponse claire à une autre consigne, ne, noire, latine, sur le danger en pro- et l’engagement des protagonistes. « L’Amérique aux Américains » qui a venance du Nord. Dans son article Dans une lettre adressée à Firmin, synthétisé la doctrine présentée en « Notre Amérique », du 30 janvier Carvajal lui rappelait que « les aspi- décembre 1823 par James Monroe, 1891, il avertit et exhorte ces pays à rations manifestées dans cette idée président des États-Unis. s’unir pour faire échec à l’impérialis- sont difficiles de réaliser, même si me naissant. « Les arbres devront elles sont élevées et nobles. Vous êtes L’idéal antillaniste que Marti exprime s’aligner pour ne pas laisser passer le une de nos plus hautes personnalités se retrouve dans divers documents, géant des sept lieues. C’est l’heure du et vous êtes très intéressé au destin parmi lesquels il convient de men- rassemblement et de marcher tous des peuples, par conséquent, vous ne tionner la lettre adressée à Serafin unis, en serrant les rangs comme l’ar- devez pas rester indifférent. Et peut- Bello depuis New York en décembre gent et les racines des arbres » (José être, vous êtes un des maîtres dont les 1889 qui fait référence aux préten- Martí. Éditorial de sciences sociales. judicieux conseils élevés doivent gui- tions des États-Unis sur Cuba et les der notre marche à travers des che-

86 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 mins inconnus, jusqu’au bout de nos en France, avant la rencontre en 1893 compte que l’union entre Haïti, Cuba, légitimes aspirations, qui sont celles entre Firmin et Marti. A cette occa- la République dominicaine, Porto Ri- de créer un État de toutes les î1es an- sion, le renommé politicien haïtien a co et les autres petites îles de la Ca- tillaises. Nous avons constaté la gran- déclaré : « En 1893, j’ai eu l’opportu- raïbe était indispensable pour la dé- deur de cette œuvre et nous avons nité de rencontrer l’incomparable fense de la région et a déclaré, à ce considéré sérieusement la distance Marti au Cap-Haïtien. Le grand pa- propos : qui nous sépare de sa réalisation, triote, auquel Cuba a donné le titre mais en tous cas, nous sommes déci- d’Apôtre, s’est présenté sur recom- « Les trois petites nations qui se sont dés à commencer cette tâche » (Ro- mandation du docteur Betances. Nos formées à partir des deux plus gran- berto Fernández Retamar. Discours conversations se sont orientées vers des îles de la Caraïbe, ne peuvent inaugural prononcé le 3 décembre l’indépendance cubaine et la possibi- constituer, à elles seules, un pouvoir 2008 à l’auditorium de l’Université lité de créer une Confédération antil- capable d’exiger le respect. Par con- de La Havane, à l’occasion de la laise. A part quelques réserves d’or- tre, en unissant leurs destins natio- IIIème Conférence internationale « 50 dre pratique, nous avons été absolu- naux et en attirant toutes les autres ans de la Révolution cubaine et son ment d’accord sur les principes. Nous îles antillaises qui sont aujourd’hui impact dans la Caraïbe »). avons une irrésistible sympathie l’un sous domination coloniale, elles pour l’autre » (Anténor Firmin. « Haï- pourraient alors construire, sous la D’autre part, le Professeur Hebert Ra- ti et la Confédération antillienne. Let- sauvegarde d’un homme, lui-même miro Pérez Concepción, Docteur en tres de Saint-Thomas (Études socio- fort estimé, un État capable de se te- Sciences historiques, a signalé que : logiques, historiques et littéraires). nir tête aux autres nations ». « Pour Marti, la proximité et l’impor- Paris, 1910. pp. 112-119). tance de la position géographique L’histoire de ces deux révolutionnai- d’Haïti, sa culture originale distincte res de la Caraïbe et leurs idéaux indé- de l’Amérique « européenne » qui la J’ai eu l’opportunité de ren- pendantistes et intégrationnistes a rattache au monde des peuples oppri- contrer le grand patriote, au- subsisté même après la mort, et ont més (comme Cuba, Porto Rico et la quel Cuba a donné le titre d’Apô- fait que la pensée antillaniste de Mar- République dominicaine), et menacée tre. Nos conversations se sont ti et de Firmin perdure dans le temps. plus récemment par l’ impérialisme orientées vers l’indépendance cu- nord-américain naissant, font partie baine et la possibilité de créer une Le rêve de la Confédération antillaise intégrale de sa conception de « Notre Confédération antillaise est toujours vivant dans un coin de Amérique », Encore plus, Marti in- mon cerveau ; mais chaque fois que corpore Haïti dans l’Antilianisme, cette idée me vient a l’esprit, elle pro- même si les réalités politiques de A la tenue du Premier séminaire in- voque en moi un tremblement dou- l’heure l’obligeaient à ne pas afficher ternational de la pensée antillaise, or- loureux et me rappelle inévitablement publiquement ses relations avec ce ganisé par le Département des scien- le souvenir de ses deux prestigieux pays » (Haïti en José Marti. Hebert ces sociales de l’institut technique de champions : José Marti, tombé à Dos Ramiro Pérez Concepción). Santo Domingo, (Intec), les 25 et 26 Ríos sous les balles espagnoles, et novembre 2004, Jean Ghasmann Bis- Betances, défait par le manque de Betances a toujours inséré Haïti dans sainthe en présentant un travail intitu- générosité. (Anténor Firmin. « Haïti ce projet, et c’est lui qui a suggéré à lé « La vision antillaniste d’après la et la Confédération antillienne. Le- Marti de rencontrer Firmin pendant perspective haïtienne », a souligné ce ttres de Saint-Thomas (Études socio- son séjour au Cap-Haïtien. « L’Antil- qui suit : logiques, historiques et littéraires). lais », comme on l’appelait, a lutté Paris, 1910. pp. 112-119). pour la conservation de l’intégrité des « …Le contenu de ses lettres, présen- Antilles en s’opposant aux préten- te des arguments profonds pour l’ave- Entre Marti et Firmin, le sentiment tions de faire de la première Républi- nir de nos pays ». Firmin a aussi re- antiraciste est le troisième point de que noire des Amériques, sous le défini l’identité haïtienne sur la base coïncidence qui les a identifiés et mandat de Lysius Salomon, un pro- de son dynamisme. Il parle avec une unis. tectorat français ou nord-américain. grande ferveur de sa rencontre avec Ces idées étaient aussi sûrement par- José Marti en 1893 et de sa passion En 1885, Firmin a publié son œuvre tagées par Marti. pour les idées de Betances et s’est monumentale « De l’égalité des races montré très sensible à la conception humaines », une contondante réponse II ne faut pas oublier que l’amitié en- non pas de l’unité afro-caribéenne aux thèses antiscientifiques esquis- tre Firmin et Betances est née à Paris, mais plutôt caribéenne. II s’est rendu sées par le Comte Joseph Arthur de

Monde et Société 87 Gobineau dans son célèbre « Essai sur l’inégalité des races humaines », utilisées aussi par les racistes pour perpétuer l’esclavage et par les co- lons pour dominer, démembrer et piller le continent africain.

Sept ans plus tard, le 16 avril 1893, José Marti a publié dans le Journal Patria son article « Ma race », qui touche aussi la question du racisme et bien qu’il ne fut pas spécialiste en anthropologie, dans ses notes et dans d’autres textes il a analysé certains travaux de plusieurs auteurs tels l’abbé Brasseur de Bourbourg (1814- 1874), le nord-américain Le Plon- geon, Daniel Garrison Brinton, Tho- mas Henry Huxley, entre autres, en relation avec ce thème.

Au début de sa vie, il a connu un es- clave noir. Il a manifesté ses senti- Jérôme AGOSTINI, Cap-Haïtien, L’Homme à la brouette, 2012 ments antiracistes, ayant vu, à l’âge de neuf ans, fouetter un Noir et un de faire une étude détaillée sur la centrales de l’institut d’histoire et de esclave mort pendu à un arbre de la question raciale. Les forces espagno- culture militaire de Madrid, a permis montagne. les du colonel José Ximénez de San- à l’historien cubain de découvrir que doval ont recueillis la correspondance les notes prises par Marti provenaient La véhémente défense qu’a fait Marti et les documents qu’il portait sur lui, du livre « De l’Égalité des races hu- en faveur de l’égalité des Noirs et des parmi lesquels il y avait quelques maines ». Blancs, n’était pas seulement l’ex- notes concernant Firmin et ce sujet. pression d’une tactique politique jus- Ce n’est pas fortuit que Marti ait con- te, mais aussi le résultat d’une analy- Dans les recherches du cubain Luis nu l’œuvre de Firmin. Qu’il ait porté se scientifique qu’il a faite et qui l’a Toledo Sande « José Marti et un Haï- ces notes dans son sac de combattant amené à déclarer : « Il n’y a pas de tien extraordinaire : contre le racis- nous démontre la valeur qu’il accor- haine des races, parce qu’il n’y a pas me », publiées par Cubarte le 22 mai dait aux idées de Firmin pour « l’ave- de races. De malins penseurs racon- 2010, l’auteur fait référence au travail nir de Cuba, qui avait besoin de bala- tent et entretiennent les rayons des de recherche de l’éminent historien yer les séquelles de l’esclavage chro- bibliothèques, que le voyageur juste cubain Rolando Rodríguez intitulé matisée » (Douze notes à la mémoire et l’observateur cordial recherchent « Les documents de Dos Ríos », où il d’Anténor Firmin. Luis Toledo San- en vain dans la justice de la nature, souligne « ...Dans quelques feuilles de. Rebelión 01-10-2011). d’où ressort l’identité universelle de d’un cahier rayé, il semble qu’il y a l’homme, dans l’amour victorieux et une quantité de citations et d’aphoris- C’est pour cela qu’il est certain qu’au dans l’appétit turbulent. Qui encoura- mes qui ont été écrits de la main de moment où l’Apôtre a écrit son essai ge et diffuse l’opposition et la haine Marti, principalement en français, sur « La Race », il avait en sa posses- des races, pèche contre l’humanité » mais aussi en allemand, en espagnol sion certaines références du livre de (José Martí, Notre Amérique, Édi- et en latin » (Les documents de Dos ce géant de l’Anthropologie, les notes tions de sciences sociales, tome 6, p. Ríos. Éditions SED de Belleza Santa écrites en français nous ont démontré 22). Clara, Cuba 2001. p. 39). Rodríguez que la mort l’a surpris alors qu’il les au bas de ces fragments a écrit : « II étudiait. Ce sentiment antiraciste a accompa- semble dire Firmin ». gné Marti tout au long de sa vie et il Marti et Firmin ont été aussi contem- parait que, peu avant de tomber à Dos Une révision méticuleuse de ces do- porains. Ils ont vécu dans une époque Ríos le 19 mai 1895, il était en train cuments qui se trouvent aux archives de lutte contre l’impérialisme nord-

88 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 américain naissant. Ils se sont oppo- geant ouvrier et petit entrepreneur des et progressistes, il était à espérer qu’il sés passionnément à son expansion travaux publics et Pedro Ivonnet, vé- sympathiserait avec certains militants par les Antilles et par notre Amérique téran de l’Armée Mambi qui a com- du Parti indépendant de couleur. Se- et se sont distingués par leur patriotis- battu aux côtés du général Antonio lon les informations de l’époque, il se me révolutionnaire et leur sentiment Maceo, tous deux descendants haï- lia étroitement avec Evaristo Estenoz, antiraciste. Le sentiment antiraciste tiens, a été créé à La Havane le 7 août un des principaux dirigeants de ce de Firmin a été aussi présent pendant 1908. Ce Groupe est devenu plus tard parti. L’hôtel « Gran America », où il son séjour à Cuba dans la première le premier Parti indépendant de cou- résidait à La Havane, a été le cadre de décennie du XXème siècle. leur dont le but fondamental était de ces fréquentes rencontres pour de lutter contre l’état d’exploitation et nombreuses heures de discussions La participation d’Anténor Firmin et d’oppression auquel étaient soumis animées (Douze morts fameuses, de de José Marti à la Conférence moné- les Noirs à Cuba pour éviter, entre Manuel Cuéllar Vizcaíno. p.79), dont taire internationale à Washington, autres choses, une autre révolution le sujet principal était la situation États-Unis, en 1891, pourrait être un noire comme celle d’Haïti en 1804. existant à Cuba en matière de racisme quatrième point de coïncidence. En sa qui a stimulé bon nombre de cubains qualité de ministre des Finances et Le hasard a voulu aussi que Joseph noirs à se grouper. des Relations extérieures, Firmin pré- Anténor Firmin nommé, en 1908, En- L’article publié dans le journal cu- sidait la délégation de son pays et voyé extraordinaire et Ministre pléni- bain « La Prensa », le 26 avril 1910, Marti, en tant que Consul de la Répu- potentiaire de la République d’Haïti parle des relations d’amitié entre blique orientale de l’Uruguay à New auprès le gouvernement de la Répu- Estenoz et le « Général Firmin », et York, représentait les intérêts de ce blique de Cuba, ait présenté ses let- de son départ de Cuba. « II y a des pays sud-américain. tres de créances le 3 mars 1909. motifs pour croire sérieusement à la Durant cette conférence, Marti a dé- gravité des confidences, et que le couvert que les États-Unis aspiraient Cependant, le motif principal de la gouvernement a pris une mesure à la subordination financière et éco- désignation de Firmin en terre cubai- énergique pour mettre fin à de telles nomique du continent latino-améri- ne ne répondait pas précisément à une complications, ce qu’on a pu cons- cain. Ses critères politiques et ses dé- promotion dans sa carrière politique tater à travers une nouvelle datée de nonciations au sujet de cette impor- déjà remarquable mais bien à l’intérêt Port-au-Prince, capitale de la Répu- tante réunion ont été relatés dans les du gouvernement de François C. An- blique haïtienne, précisant la déter- chroniques des journaux. toine Simon de le maintenir loin de mination du gouvernement de ce pays Port-au-Prince car il était évident de rappeler le Général Firmin de La qu’il ne tenait pas à avoir à ses côtés Havane. On ne doute pas que notre un homme de pouvoir brillant et spi- gouvernement a averti le gouver- Firmin et le Parti indépendant de rituel. nement haïtien de l’inconvenance de couleur à Cuba la présence du Général Firmin à Nous retrouvons le sentiment antira- Dans son livre « L’effort dans le Cuba ». ciste de Firmin durant sa mission di- mal », Firmin a expliqué qu’avant de plomatique dans notre pays comme se rendre à son poste en terre cubaine, A notre avis, les relations entre le envoyé extraordinaire et ministre il a déclaré solennellement au manda- leader du Parti indépendant de plénipotentiaire du gouvernement taire haïtien, le 7 février 1909, qu’en couleur et l’intellectuel et politique haïtien en 1909. acceptant la charge de Ministre pléni- haïtien Anténor Firmin furent ma- potentiaire et Envoyé extraordinaire nipulées, étant donné la position d’Haïti à La Havane, il cessait d’être antiraciste du ministre qui avait écrit Premier Parti indépendant un chef de parti pour occuper celui de « L’égalité des races humaines » en de couleur dont le but fonda- représentant du Chef de l’État et tout 1885. mental était de lutter contre l’état le peuple haïtien. Toutefois, Cuba d’exploitation et d’oppression au- était très proche d’Haïti et les milieux L’engagement possible de Firmin quel étaient soumis les Noirs à politiques haïtiens considéraient que avec le mouvement du Parti indépen- Cuba Firmin pouvait faire du tort à la stabi- dant de couleur à Cuba combiné à la lité du gouvernement de Simon. peur persistante du gouvernement du président Simon de cet indiscutable Le Groupe indépendant de couleur, leader haïtien expliqueraient quelques Durant son séjour dans notre pays et dirigé par le vétéran de l’Armée libé- mois plus tard, que Firmin reçut, sans tenant compte de ses idées avancées ratrice Evaristo Estenoz, ancien diri- consultation antérieure des lettres de

Monde et Société 89 créance et la notification de sa muta- tion à Londres avec l’ordre d’aban- donner La Havane immédiatement.

Dans ses « Lettres de Saint-Thomas » (pp. 124-125), Firmin déclara que ce fut pour lui une agréable révélation de rencontrer à la Havane un élan de sympathie et d’admiration qui a paru démentir la légende d’une répulsion dédaigneuse du Cubain blanc pour tous les individus qui ont du sang africain dans les veines. Je suis à 100% noir et, cependant, j’ai été reçu dans la capitale cubaine avec enthou- siasme et une bienveillance jamais ré- servée à aucun autre diplomate accré- dité dans ce pays. En plus de ma ré- putation littéraire et scientifique peut- être controversée, les liens de sympa- thie et moraux qui ont existé entre le Dr Betances, José Marti et moi-même et que les anciens ouvriers de l’indé- pendance cubaine connaissent les in- conditionnels de l’idée d’une confé- dération antillaise, expliquent cet enthousiasme que ma présence a provoqué comme ministre d’Haïti.

Nous avons bonne mémoire et nous nous rappelons du passé révolution- naire, écrit un des manifestes de El Yara. Nous sentons revivre l’esprit de la solidarité antillaise à voir Firmin, l’éminent homme d’État admiré par Marti, reçu aujourd’hui par le Prési- dent de la République de Cuba. Le parti révolutionnaire cubain s’est for- mé pour réaliser l’indépendance de Cuba et pour aider à stimuler celle de Porto Rico (El Triunfo, le jeudi 4 mars 1909).

C’est ainsi que finit sa mission à Cuba et qu’il a été muté inopinément à Lon- dres avec le même rang diplomatique.

Le 11 juin 1912, quelques jours après de l’écrasement de ladite « Guerrita de los Negros » ou « le Massacre de 1912 » ou la « Guerra de las Razas », pendant le gouvernement de José Miguel Gómez (1909 - 1912), pour éviter une nouvelle révolte noire à Jérôme AGOSTINI, « Roi de Rien » à l’aéroport de Jérémie, 2012

90 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 l’instar de celle d’Haïti en 1804, un namera y la masacre de 1912 en Cu- est maintenant plus vivant que jamais, article publié dans le journal de ba » a signalé qu’à Guantanamo il y à l’homme qui a été parmi les politi- Guantanamo « La Voz del Pueblo » eut des militants du parti indépendant ques et intellectuels les plus illustres affirmait qu’Haïti était directement de couleur : Pedro Ivonnet, Eugenio de la fin du XIXème siècle ; à l’homme impliquée dans ce soulèvement. En Lacoste, Agapito Savón, Juan Bell y qui est mort, comme beaucoup d’au- voici quelques fragments : « Alors, Emilio Wilson; et d’autres comme tres patriotes latino-américains, loin parce que les insurgés ne sortent pas, Revé, Obret y Courouneau et a indi- de la terre qui l’a vu naître et pour la- par hasard, ni dans les quatre ou cinq qué une forte participation d’immi- quelle il a lutté avec amour et patrio- municipalités où résident la plupart grants et leurs descendants dans la tisme jusqu’à la fin de ses jours. des immigrants qui se sont introduits lutte pour l’égalité libérée par ce par- dans l’île en se moquant de la vigi- ti. Dans la peur que quelque chose de Ce Colloque International dédié à cet- lance des garde-côtes. Ajoutons à ce- similaire n’arrive à Cuba, ils furent te grande personnalité de la Caraïbe ci que les noms de principaux chefs accusés de conspiration pour l’éta- était très nécessaire, même indispen- de rebelles sont d’origine galloise. blissement d’une « république nè- sable. Grâce à sa capacité intellectuel- gre » à l’instar celle d’Haïti. Les ter- le et à sa rigueur scientifique, Firmin Là bas, nous avons un rebelle, du nom mes racistes « peur du Noir », et « re- continue à enrichir aujourd’hui, l’es- de Coroneau, en train de pendre à « La production de la république de Noirs prit des intellectuels du monde entier. Sidra », Guantanamo, 11 pacifiques ci- d’Haïti » se transformèrent, comme toyens ; un certain Paul Tauler, mort l’a affirmé Godfried, en mécanismes Pour conclure, je voudrais vous signa- à Cauto par les forces du Colonel Ca- de défense de l’idéologie dominante ler qu’un hommage a été aussi rendu rabalo ; l’Apôtre « Lacos-te » qui ne et furent manipulés au moyen de à ce géant de la pensée haïtienne à marche pas, et nous avons beaucoup publicité. l’occasion du centenaire de sa mort, de noms étrangers sur la liste de per- le 28 septembre dernier, à la Casa de tes subies par les rebelles pendant le las Américas, parce que pour nous, combat de Yarayabo. Ce sont à peine Il y a encore beaucoup de les Cubains, il est un devoir d’hono- quelques cas. II y en a d’autres plus choses à apprendre de Fir- rer et de maintenir vivante la mémoi- éloquents sur cette liste pour nous min, et il y a beaucoup à faire pour re de cet homme dans tous les aspects faire croire que les Cubains noirs ne maintenir vivant l’esprit de cet an- de sa vie. dirigent ni ne soutiennent, de façon thropologue, de ce penseur, de ce générale, le mouvement révolution- C’est pour cela que l’Institut cubain défenseur à outrance de la race noi- naire qui inquiète le pays jour après du livre et la Maison d’édition Cien- re, de cet homme d’État haïtien qui jour, même s’il y a deux détails qui cias Sociales ont joint leurs efforts a vécu conformément à ses idées ré- laissent supposer une possible intel- pour lui rendre hommage en présen- volutionnaires et progressistes ligence entre Estenoz et des étrangers tant à la prochaine Foire du livre de sérieux de « couleur » ; vous vous rap- La Havane, au mois de février 2012, pelez tous, que, sur demande de la La pensée de Joseph Anténor Firmin ses œuvres monumentales « De l’éga- presse, le Général Firmin, ancien mi- est restée vivante et très liée à Cuba lité des races humaines », une contri- bution précieuse très spéciale, tradui- nistre d’Haïti, a été relevé de son pos- jusqu’à ses derniers jours, et sa présen- te de diplomate à cause de ses rela- ce dans le territoire cubain a servi à te en espagnol pour la première fois. tions amicales et ses conversations remémorer les luttes anciennes et ré- Je voudrais ajouter qu’il y a encore avec Estenoz ; que beaucoup de gens centes; à se souvenir de la prouesse beaucoup de choses à apprendre de savent, de bonne source, que le Co- de ces hommes qui ont suivi l’exem- Firmin, et qu’il y a beaucoup à faire mité révolutionnaire de cette révolte ple impérissable de Toussaint Lou- pour maintenir vivant l’esprit de cet au chocolat réside à Port-au-Prince et verture, d’Alexandre Pétion, de Jean- anthropologue, de ce penseur, de ce que de là provenaient de grandes som- Jacques Dessalines, qui, un premier défenseur à outrance de la race noire, mes d’argent, des médicaments et des janvier 1804, ont allumé la torche li- de cet homme d’État haïtien qui a vé- armes pour l’armée revendicatrice. II bératrice de toute notre Amérique cu conformément à ses idées révolu- faudrait donc être assez myope pour pour continuer la lutte émancipatrice tionnaires et progressistes. ne pas se rendre compte de la relation de nos peuples. existant entre ces faits et la campagne criminelle des indépendants de cou- leur... » Aujourd’hui, cent ans après la mort N.B : Exposé présenté au colloque in- de « L’Hidalgo de la Caraïbe », nous ternational Joseph Anténor Firmin à L’historien Eugène Godfried dans son avons le devoir de rendre hommage à l’occasion du centenaire de sa mort enquête intitulée « La prensa guanta- cet homme dont l’héritage historique Port-au-Prince, Haïti. Décembre 2011

Monde et Société 91

Le Paraguay dans l’alternative du changement

Ignacio GONZÁLEZ BOZZOLASCO

Au moment de passer à l’impression, nous avons appris la mascarade à e 20 avril dernier, se sont ac- la « Démocratie, S.A » qui a destitué le Président Fernando Lugo, le 22 L complis les 12 mois de l’histoire juin écoulé, confirmant curieusement une analyse des plus perspicaces victorieuse de l’ancien évêque Fer- d’Ignacio González Bozzolasco sur le processus enclenché au Paraguay, nando Lugo dans les dernières élec- avec ses ambivalences et contradictions donnant lieu à des concessions tions présidentielles. A près d’une an- qui ont coûté cher au peuple. Ce « coup de force contre le peuple », per- née de gouvernance, la conjoncture pétré par voie parlementaire, provient assurément des élites latifundistes politique paraguayenne pour entamer et leurs alliés corporatifs étrangers. Un mois après le coup d’État, nous le changement promis tant proclamé avons donc convenu de maintenir la parution de ce texte-témoin. durant la campagne électorale, se pré- sente chargée de difficultés et minée d’obstacles. Tout au long de cet arti- cle, nous essayerons d’analyser le processus politique complexe que le Paraguay actuel a traversé, ses anté- cédents, ses défis et perspectives.

Quelques antécédents nécessaires Dès la fin du XIXème siècle, après la néfaste guerre contre la Triple Al- liance (1865-1870), un système bipartite de partis très particulier s’est formé au Paraguay. Créés en 1887 avec une forte influence des puis- sances colonisatrices (Brésil et Ar- gentine), l’Association nationale ré- publicaine – ANR (connue ensuite comme parti des hommes de couleur) et le Centre démocratique (devenu plus tard Parti libéral radical authen- tique – PLRA) ont inauguré une logique bipartite qui, malgré les changements et transitions survenus à travers l’histoire, a conservé les mê- mes principales caractéristiques.

En général, les deux partis maintien- nent jusqu’à l’heure actuelle la même Arnika BLOUNT, Ti kay à Santo, 2011 conformation et structuration depuis

92 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 leur création. L’ANR et le PLRA sont L’ouverture démocratique et les cord reprit de plus belle au point des partis oligarchiques traditionnels éléments qui configurent la période qu’elle amena à l’assassinat de Luís de masse, avec de profondes ramifi- actuelle Maria Argaña, Vice-président de la cations dans les différentes strates de république et leader d’une des frac- La dictature militaire du général la population. tions divergentes. Cet incident, non Stroessner prit fin par un coup d’État seulement augmenta la pugnacité à fomenté au sein même de son régime. l’intérieur de l’ANR mais aussi provo- Ce bipartisme s’est perpétué, depuis Dans la nuit du 2 février 1989, le qua une importante scission du côté leur création (1887), dans de larges général Andrés Rodríguez, un des du général Oviedo qui créa un nou- périodes d’hégémonie politique de plus importants supporters du régime veau parti. l’un ou l’autre parti à travers l’his- et beau-père du dictateur, à la tête toire du pays : deux périodes d’hé- d’un coup militaire, effaça le régime gémonie de la ANR –le premier de stroessneriste. Des premières élec- Nicanor Duarte Frutos, le dernier pré- 1887 à 1904 et, le second de 1947 à tions générales libres depuis des dé- sident « rouge » assuma son mandat 2008– en plus d’une période d’hégé- cades, organisées des mois après, lui en 2003 avec la ferme résolution de monie du PLRA – de 1904 à 19401. donnèrent la victoire. En 1991, eurent réconcilier les divisions internes de lieu les premières élections municipa- l’ANR sans affecter les intérêts des les et un intendant indépendant des groupes économiques du pays. Du- La dernière période d’hégémonie de rant son gouvernement, à la faveur L’ANR (de 1947 à 2008) a aussi sup- partis traditionnels et d’orientation progressiste fut élu à Asunción ainsi d’une période de prospérité, il releva porté une dictature militaire gouver- les indicateurs macroéconomiques et née par un seul homme, le général qu’une assemblée nationale consti- tuante qui rédigea une nouvelle Cons- sociaux bien que ces augmentations Alfred Stroessner. Durant 35 années ne se soient pas transformées en bé- (1954-1989), cette dictature, une des titution (1992) en vigueur jusqu’à aujourd’hui. néfices effectifs pour les différentes plus longues de l’Amérique latine, a couches de la population. Les sec- consolidé une structure perverse qui a Effectivement, avec le coup d’État de teurs de pouvoir économique conti- réuni trois piliers de pouvoir sous un nuèrent avec leurs confrontations même commandement : l’État, les février 1989, la transition dénommée démocratique, quoique accordant les tandis que la majorité de la popula- Forces Armées et L’ANR. libertés publiques et la participation tion ne reçut que des bénéfices insig- politique aux secteurs auparavant mis nifiants d’une aide substantielle du Elle a permis, dans une conjoncture au rencart, a continué à garantir le gouvernement (santé, éducation, lo- politique fortement troublée, de con- pouvoir aux mêmes secteurs. gement, assistance alimentaire, etc.) solider le pouvoir et les bases pour la permanence au pouvoir de L’ANR Rodríguez termina son mandat en La forte confrontation politique (à pour des années à venir. Elle est par- 1993 et les élections de cette même l’intérieur comme à l’extérieur de venue à former un consensus entre les année confièrent le pouvoir au pre- L’ANR) d’un gouvernement réduit à différents groupes de pouvoir du pays mier président civil depuis des décen- la dégradation à la fin de son mandat, et à obtenir aussi la démobilisation, nies, Juan Carlos Wasmosy, égale- a réuni toutes les conditions favora- dans une grande mesure, d’un puis- ment membre de L’ANR. Durant son bles à l’apparition de l’évêque Fer- sant mouvement populaire. mandat, la confrontation avec son an- nando Lugo comme un rassembleur cien adversaire, le chef Luís Maria de toutes les différences. Les organisations ouvrières aussi bien Argaña, a tellement accentué la divi- que les paysannes et estudiantines fu- sion interne dans son parti qu’il en Dans la conjoncture d’un gouverne- rent la cible des attaques de la dicta- sortit une nouvelle branche sous la ment en complète déliquescence, Fer- ture durant la première décade. La conduite du général Lino Oviedo. nando Lugo, connu comme « évêque gauche aussi a souffert des fortes at- des pauvres » à cause de son influen- taques. Sous la maxime « la démocra- Ainsi, le parti du gouvernement, divi- ce dans le diocèse de Saint-Pierre (un tie sans le communisme », le régime sé en au moins trois branches en con- des départements les plus pauvres du commença à réprimer tout mouve- frontation ouverte qui, avec les élec- pays avec un niveau élevé de conflit ment politique de tendance progres- tions présidentielles de 1998, atteignit social), apparaît comme une référen- siste, et arriva à décimer trois généra- son paroxysme. A partir d’une allian- ce pour une grande mobilisation de tions de militants et d’activistes so- ce conjoncturelle de deux fractions, protestation contre les pouvoirs exé- cialistes. les oviédistes et les argañistes gagnè- cutif et judiciaire. Aussi les forces rent les élections mais, à peine le politiques et sociales commencèrent à mandat présidentiel assumé, le désac- s’agiter largement autour de lui.

Monde et Société 93 exclusive la candidature de l’ancien évêque de façon à l’imprimer depuis le principe d’une orientation politico- idéologique déterminée.

Finalement, deux grands secteurs fi- nirent par soutenir la candidature pré- sidentielle de Lugo : le Bloc social populaire (BPS) qui réunissait les mouvements sociaux et les organisa- tions de gauche et les partis de droite dans l’opposition. De leur union naquit l’Alliance patriotique pour le changement (APC), plateforme politi- co-électorale de Lugo.

L’acte de naissance de L’APC a établi les principales lignes du programme de l’Alliance, en définissant comme axes fondamentaux : la réactivation économique, la réforme agraire, la récupération institutionnelle du pays, le combat contre la corruption, l’ins- tauration d’une justice indépendante et la récupération de la souveraineté nationale.

Des principaux partis de droite, seule- ment le PLRA a participé de manière intègre dans L’APC. Le parti Union nationale des citoyens moralistes (UNACE) du général Oviedo et le par- ti Patrie chérie (PPQ) de la droite ca- tholique retirèrent l’appui initial of- fert à l’ancien évêque pour lancer leurs propres candidatures mais ne purent éviter le vote massif de leurs bases en faveur du candidat de L’APC. Rémi COURGÉON, Portrait inachevé d’Haïti VIII, 2010 La gauche a participé presque dans sa La soumission de l’Alliance patrio- secteurs pauvres en général, Lugo totalité à cette alliance avec des sec- tique pour le changement (APC) montrait un profil populaire mais teurs d’idéologies différentes. L’unité aussi assumait les revendications de d’action s’est fait à partir du consen- Lugo s’est ainsi installé dans l’imagi- certaines classes moyennes et riches sus sur la nécessité d’approfondir la naire collectif comme une figure ca- qui désapprouvaient les manigances démocratie. Ils formèrent une partie pable de regrouper toutes les forces de l’État. Il obtint ainsi un grand ras- du secteur progressiste de gauche de politiques, la société civile organisée semblement de différentes couches de L’APC : le Parti révolutionnaire febre- et les mouvements sociaux afin d’ob- la population, excédées par l’injustice rista, le Parti démocratique progres- tenir le changement tant souhaité. régnante dans le pays durant tant siste, le Parti de rencontre nationale, d’années. le Parti pays solidaire, le Parti front Avec un discours qui récupérait les ample (tous de centre gauche), de consignes des secteurs abandonnés Les différentes organisations de gau- plus, le Parti du mouvement populai- comme la paysannerie, les femmes au che et les partis politiques de droite re tekojoja et le Parti du mouvement foyer, les travailleurs informels et les tentèrent de promouvoir de manière au socialisme (les d’obédience proba-

94 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 blement socialiste). Mais, au Parle- La société paraguayenne non seule- dernières décennies, les gouverne- ment, l’unité présidentielle « rouge » ment a été affectée par la migration ments ont accepté successivement de ne put se faire dans une alliance, ce interne, mais aussi par la migration se soumettre aux conditions désavan- qui réduisit la possibilité pour ces for- externe, particulièrement vers l’Euro- tageuses imposées par les voisins ces d’accéder à cette enceinte. Les ré- pe et l’Amérique du Nord. L’émigra- dans chaque cas. sultats furent mauvais pour les sec- tion a toujours été la soupape de teurs de gauche qui obtinrent très peu l’économie paraguayenne pour absor- Les 95% de la production électrique de sièges. La droite, particulièrement ber son incapacité à offrir des em- du barrage d’Itapu, construit en col- celle de l’opposition, fut largement plois suffisants. Durant ces dernières laboration avec le Brésil, étaient des- majoritaire. De cette manière, le 20 décades, cette migration s’est dirigée tinés au marché brésilien qui payait avril 20008, le Paraguay élit parado- vers l’Argentine ou d’autres pays li- seulement le prix du coût à l’État xalement un gouvernement de ten- mitrophes et a commencé, même à paraguayen. Cet injuste traitement, dance progressiste et un Parlement travers d’autres continents, à attein- cautionné dès l’origine (1973), fut nettement conservateur. dre la classe moyenne plus spéciali- signé sous les dictatures militaires sée et à provoquer des coûts sociaux féroces des deux pays. plus élevés. Le Paraguay héréditaire La grande partie de la production du barrage de Yacyreta, construit con- Le 15 août 2008, l’ancien évêque as- Avancées et défis durant la jointement avec l’Argentine, était sume la présidence de l’un des pays première année de gouvernance aussi destinée à l’Argentine. Dans ce les plus pauvres et inéquitables de cas, en plus des prix payés pour l’Amérique latine. Selon les statisti- Malgré le lourd héritage et les limita- l’énergie s’est ajoutée la finalisation ques officielles, 35,6% de la popula- tions propres à une conjoncture com- des travaux qui entraînèrent des diffi- tion vit au-dessous du seuil de pau- plexe comme celle que le Paraguay cultés significatives pour le pays. vreté et le pourcentage de pauvreté traverse aujourd’hui, certaines avan- extrême a atteint 20% de la popula- cées peuvent être signalées après une Dans les deux cas, le nouveau gouver- tion.2. année de gouvernance, principale- nement a réuni des instances de dialo- ment sur le plan de la santé, de la lut- gue avec ses partenaires. Les conver- La distribution de richesses présente te pour la souveraineté nationale et sations ont acquis une meilleure com- aussi des chiffres alarmants. Alors dans certains aspects relatifs à l’assis- préhension et un relief dans le cas que 40% des plus pauvres de la popu- tance aux secteurs défavorisés. d’Itaipu, mais les demandes paragua- lation reçoit 11.5% du total des ri- yennes au sujet du barrage ont été re- chesses produites dans le pays, 10% Lugo consentit à installer dans l’agen- fusées par les autorités brésiliennes6. des plus riches en détiennent 40.9%3. da politique des thèmes historique- Le gouvernement paraguayen a de- La politique du pays a favorisé cette ment conflictuels comme celui de la mandé avec insistance que le gou- distribution inégale avec la pression réforme agraire dans un pays com- vernement brésilien forme une com- tributaire la plus basse de la région. portant de profondes inégalités dans mission pour avancer dans les négo- ce domaine4. Une instance d’articula- ciations sur ses réclamations ponc- Les carences en services de base dans tion interministérielle a été créée avec tuelles. les domaines de la santé et de l’édu- la participation de toutes les organisa- cation ne sont pas moins graves, de tions paysannes, dans le but de tracer Finalement, des actions furent entre- même que la lenteur au niveau de des plans et d’implanter des actions5. prises, de manière très limitée, pour l’avancement des travaux d’infras- assister les secteurs de la population tructures et de communication. Il y eut aussi des avancées importan- extrêmement vulnérables. A travers tes dans la lutte pour la souveraineté les plans d’urgence, les secteurs pay- Au cours des dernières décennies, la nationale spécialement en ce qui a sans défavorisés des différentes com- grande expansion de l’agro-industrie trait à la revendication par le Para- munautés reçurent des médicaments dans le pays a eu une forte répercus- guay du droit sur l’énergie électrique et une assistance alimentaire. sion sur l’économie paysanne : des- produite par deux barrages binatio- truction de la petite ferme paysanne naux. Le Paraguay est l’un des meil- et déplacement d’importantes por- leurs producteurs d’énergie électrique Insuffisances et reculs tions de la population rurale vers les du monde grâce à deux barrages villes où elles n’ont pas trouvé des construits en collaboration avec ses Le triomphe de Fernando Lugo et de possibilités d’insertion dans les struc- deux grands pays voisins : le Brésil et l’APC fut une grande première dans tures économiques urbaines. l’Argentine. Mais tout au long des l’histoire politique du Paraguay. Ce

Monde et Société 95 ve en ayant recours aux mêmes méthodes de criminalisation ou des conflits sociaux pratiqué par les gou- vernements antérieurs.

Depuis l’installation de l’actuel gou- vernement, plusieurs cas de répres- sion se sont répétés à l’encontre du mouvement populaire, des organisa- tions paysannes, de l’occupation de terres et fermetures des routes, en passant par les organisations syndi- cales et indigènes, jusqu’aux activis- tes de droits humains7.

Politiques sociales Sur le plan des politiques sociales, les avancées ne sont pas non plus très significatives quand elles ne se sont pas aggravées, en comparaison avec les gouvernements antérieurs. La ré- forme agraire, une des principales promesses de la campagne électorale de l’évêque n’a pas progressé.

Quoiqu’elle fut conforme la Cedra – à cause des pressions des organisa- tions paysannes, les avancées fermes et les chemins à suivre ne purent être assumés à une véritable réforme agrai- re due, en grande partie, à l’influence Jérôme AGOSTINI, Pétion-Ville, Car Wash, 2011 des secteurs conservateurs au sein du gouvernement ajoutée aux corpora- fut le premier changement pacifique A contrario, nous pouvons constater tions de grands producteurs ruraux et et démocratique du mandat présiden- que de telles politiques de change- terriens. Dans un pays avec une des tiel d’un parti à un autre enregistré ment ne sont même pas perçues avec distributions de terres les plus injus- dans le pays. Tous les changements clarté. Depuis la désignation de son tes du continent, les moyens entrepris antérieurs ont été, sans aucune excep- Cabinet, le nouveau gouvernement a dans ce plan affectent excessivement tion, faits manu militari. Et pour plu- démontré nettement son conservatis- la sensibilité sociale en général. sieurs analystes et secteurs politiques, me avec une forte présence de sym- cette alternance pacifique du pouvoir pathisants de droite liés au PLRA. En ce qui a trait aux allocations des- s’est fait à la grande satisfaction de tinées aux secteurs sociaux les plus l’actuel président. dépourvus, des erreurs ont été ob- servées. A l’analyse des subsides aux Sécurité publique et répression Mais, à elle seule, l’alternance du petits consommateurs d’énergie élec- pouvoir n’apporte pas une rupture En ce qui concerne la sécurité, les trique, nous pouvons affirmer que le définitive avec l’héritage du passé. changements à opérer dans des sec- gouvernement actuel a reculé par rap- Elle nécessite des politiques de chan- teurs traditionnels réactionnaires fu- port à ses prédécesseurs. Le tarif gements profonds avec effet immé- rent laissés pour plus tard. Dans son social fixé, concédant une allocation diat dans les secteurs historiquement discours et dans ses procédés, le mi- aux petits consommateurs en accord plus réfractaires et dans toute la po- nistre de l’Intérieur a priorisé une po- avec la marge de consommation des pulation. litique répressive plutôt que préventi- usagers, se faisait auparavant de ma-

96 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 nière automatique. Selon un nouveau viande, les bénéfices se sont élevés à se trouve actuellement en pleine décret de l’année en cours, l’Exécutif des niveaux jamais atteints aupa- élaboration d’articulations unitaires. a, dans une large mesure, limité le ravant11. Cependant, les allocations Le résultat de ces dispositions en cas droit à cette allocation en rétrécissant aux programmes sociaux de ce plan de succès, pourrait la placer dans une le rang des bénéficiaires et aussi en sont demeurées fragiles et insuf- position plus ferme pour affronter la établissant un ensemble de mesures fisantes. droite à l’intérieur comme à bureaucratiques et des conditions l’extérieur du gouvernement. Cette 8 pour accéder à ce privilège . Une autre mesure impopulaire prise articulation tâchera de combiner des par l’Exécutif : le refus de réajuster le efforts tant sur le plan institutionnel D’autre part, le manque de fermeté au salaire minimum en vigueur. Cette (à partir des instances œuvrant au moment de confronter les détenteurs mesure, prise sur recommandation du sein du gouvernement) que sur la de pouvoir économique du pays ministre des Finances, est à l’en- mobilisation populaire (incluant les amena l’Exécutif à revenir sur des contre des dispositions légales qui mouvements sociaux et les secteurs décisions déjà prises. C’est le cas du signalent que le salaire minimum en populaires organisés). décret réglementant l’usage d’in- vigueur doit bénéficier d’un réa- secticides dans l’agriculture (pes- justement une fois qu’un pourcentage ticides toxiques) et la fumigation des de l’inflation égal ou supérieur à 10% Quel changement ? cultures de soja par des avions qui, sera enregistré. En décembre 2008, la après sa promulgation, fut suspendu Banque centrale du Paraguay avait Le panorama décrit jusqu’ici présente dans son application. Cette mesure a annoncé une inflation de 10.3%. un processus chargé de grandes con- affecté particulièrement les petits tradictions avec des tendances pas producteurs paysans, propriétaires même définies. Quel est finalement le limitrophes aux grandes plantations changement en cours ? de soja qui eurent à souffrir de di- Articulation politique et support verses maladies et affections de santé populaire Nous pourrions affirmer que le pro- cessus se rapproche du moment des à cause de l’action toxique des in- L’importante majorité de droite alliée grandes décisions. Nous sommes ar- secticides déversés sur leurs habi- au gouvernement, du fait que l’APC rivés actuellement aux deux branches tations. est en minorité dans un Parlement d’un carrefour : la première offre de amplement conservateur, a fini par transiter par le sentier de la rupture donner une importance considérable à avec l’ordre politique antérieur im- la consolidation d’un support po- pliquant la confrontation avec les Politiques économiques pulaire extra-parlementaire dans la principaux groupes factices du pou- confrontation avec les secteurs réac- voir prévalant aujourd’hui ; la se- Dans le domaine de l’économie, sur tionnaires au pouvoir. Mais, jusqu’à conde, au contraire, invite à prendre les instances de l’actuel ministre des présent, l’Exécutif n’est pas décidé à 9 le sentier de l’inertie et la continua- Finances, Dionisio Borda , l’Exé- emprunter cette voie. cutif a maintenu une ligne ex- tion de l’ordre préétabli. trêmement conservatrice. Le plan Bien que les secteurs de gauche qui C’est le grand défi qu’affronte le présenté par l’Exécutif, dans le but de appuient le Président aient insisté dès Paraguay aujourd’hui. Le change- contrecarrer les effets de l’actuelle le début de son mandat sur l’impor- ment superficiel, celui du statut quo, crise mondiale dans l’économie du tance de stimuler la nomination d’une ou le changement profond, celui des Paraguay, le démontre. Ce plan assemblée nationale constituante et structures et des bases. En résumé, centre ses efforts à générer des aussi d’établir une structure politique l’alternative d’enrayer ou non l’in- allocations et facilités financières de base populaire et de support plus justice, l’inégalité et l’exclusion dans spécialement aux secteurs bancaires proche, Lugo a continué d’opter pour le pays. et agricoles quand ces derniers ont vu une sortie conciliante. Il encourt le augmenter considérablement leurs danger que ce chemin le rapproche Rien n’est défini jusqu’à présent mais recettes durant les dernières années. des secteurs de droite alliés au gou- la limite des résolutions approche. Tout au long de l’année 2008, le vernement et l’éloigne chaque fois Les prochains mois donneront la sen- système financier paraguayen a des secteurs populaires et de gauche tence finale et le mot « changement » réalisé d’énormes marges de profit qui le composent. qui l’ont transformé en un des plus sera finalement défini par la force des 10 choses. rentables du monde , de même que, Pour sa part, la gauche, inquiète de la pour les titres agricoles de soja et de lenteur du processus du changement,

Monde et Société 97 Notes :

1 L’hégémonie libérale eut une brève interrup- tion de 18 mois entre les années 1936 et 1937, à cause de l’instauration d’une cour populaire installée par le biais d’une rébellion armée après la Guerra del Chaco contre la Bolivie (1932-1935) dirigée par le colonel Rafael Franco. 2 Direction générale des statistiques, enquêtes et recensement. Enquêtes permanentes de fo- yers 2007. 5 ibíd équitables 3 D’après la CEPAL, le Paraguay a une pres- sion tributaire d’à peine 12,9% face à l’Ar- gentine avec 29,25, le Brésil 35,6%, Uruguay 24.1%, Bolivie 20,1% et Chili 21,3% (CEPAL, Étude économique de l’Amérique latine, 2007/ 2008. p.356).

4 D’après la Grille rurale du Paraguay, confir- mée par les ONG du secteur agricole dans le pays « 350 propriétaires (personnes physiques ou juridiques) possèdent 40,86% du total des exploitations de troupeaux avec plus de 10 000 hectares chacune ; 533 propriétaires détiennent 15,3% des terres du monde qui to- talisent 3 644 873 hectares, avec des proprié- tés entre 5 000 et 10 000 hectares (…) Ce ca- dre transforme le Paraguay en un pays avec le meilleur niveau d’inégalité le plus élevé en ce qui a trait à la distribution de la propriété et de l’occupation de terres du monde, un peu plus que le Brésil, conformément au coefficient de Gini, selon le rapport de la Commission éco- nomique pour l’Amérique latine et la Caraïbe (CEPAL), année 2000 (www.redrural.org.py/ V3/2009/el-poder-y-el-dinero/ [Révision: 2, juin 2009]). Anna ARDERIU GIL, Images d’Haïti, 2011 5 La Coordonnatrice exécutive pour la réfor- me agraire (CEPRA). sulter : www.ultimahora.com/notas/218049- les/484643/record-mundial-en-ganancias- 6 1.- Fixation des prix. 2.- Libre disponibilité violenta-represi%C3%B3ny-recuerdos-dolo logran-bancos-de-nuestro-pais [Révision: 2 de l’excédent d’énergie paraguayen. 3.- Audit rosos-se-dan-en-protesta et juin 2009]). Pour plus d’informations, consul- de la dette d’Itaipú. 4.- Administration sem- www.abc.com.py/2009-05-02/articulos/51767 ter aussi : www.abc.com.py/2009-02-21/articu blable à la précédente. 5.- Entrées des devises 4/represion-a-manifestantes los/497781/bancos-siguen-con-fuerte-lucro des deux pays dans la collectivité. 6.- Achève- 8 Pour plus d’informations, voir : 11 D’après la Grille des investissements et ex- ment des travaux en souffrance www.lanacion.com.py/noticias-230729.htm. portations(REDIEX) “Les exportations para- 7 Le 1er mai dernier, le dernier ministre de 9 guayennes en 2008 se sont élevées à 4 433,7 Aussi ministre du gouvernement antérieur millions de dollars des États-Unis, ce qui l’Intérieur de la dictature militaire stroessne- durant la période 2003-2005 riste, Sabino Augusto Montanaro, exilé au constitue une augmentation de 59,2%, le taux Honduras depuis 1989. Montanaro est respon- 10 Le système bancaire paraguayen est celui de croissance le plus haut depuis 1989 (…) le sable de persécutions, répressions, tortures et qui a obtenu la meilleure rentabilité au mon- soya et ses dérivés, ensemble composent 57% disparitions de centaines d’activistes politi- de, d’après une analyse comparative de renta- du total, suivis par la viande bovine avec l3% ques opposés à l’une des dictatures les plus bilité sur le capital et les réserves de l’ensem- (Bulletin mensuel de commerce extérieur – longues de l’Amérique latine. A la différence ble de ses entités, réalisée sur la base actuelle Balance 2008 : www.rediex.gov.py/images/Bo des autres gouvernements progressistes de la de diverses banques centrales, par le Fonds letin- Comer-Ext-Balance-2008.pdf [Révi- région, comme en Argentine et en Uruguay, monétaire international et la superintendance sion : 4 juin 2009]). qui donnèrent une forte impulsion à la recher- des banques, en novembre dernier (…) Ainsi, che de la justice pour les crimes politiques tandis qu’au Paraguay la rentabilité sur le ca- commis durant les dictatures militaires, les pital et les réserves est de 45,l6%, en Hon- autorités paraguayennes arrêtèrent les mani- grie, elle est de 29,60%, en Suisse, 24,40%, Article publié dans la revue d’analyse festants qui exigeaient justice devant l’établis- en Turquie, 23%, au Pérou, 21,77%, au Bré- politique Contexto Latinoamerica- sement où était hospitalisé l’ancien ministre sil, 21,50%, au Mexique, 21,39% et au Chili, no # 12, Editorial Osean Sur, Mexi- de l’Intérieur. Pour plus d’informations, con- 19,35% (www.abc.com.py/2009-01-06/artic co, année 2010, p.36.

98 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012

Éducation et mémoire : fragments d’un poème

Pablo GENTILI

Un poème en fragments a survécu à la brutalité d’une dictature qui e l2 septembre 1973, Victor Jara pensait ingénument que les jongleurs de la liberté meurent quand leurs L a été incarcéré comme prisonnier mains sont coupées ou quand on leur enlève la parole. Petits morceaux clandestin au Stade du Chili au lende- de papier, fragments d’un poème, survivant au temps, comme le rire de main du coup d’État qui a dévasté le pays pendant plus de 16 ans. Depuis Victor Jara le début, je savais qu’il serait très vite tué. La brutale dictature qui s’annon- çait sous la férule du général Pinochet, ne pardonnera pas son impertinence de poète lyrique populaire, immense de la liberté, de la justice sociale et de l’égalité. Victor Jara, l’un des plus grands artistes latino-américains, sa- vait qu’il sera assassiné dans peu de temps bien que son rire ne se soit pas effacé une seule seconde de son visa- ge de troubadour magique, de paysan humble, de militant infatigable. Il s’y est si bien intégré que, des années après, son nom a été retenu pour dé- nommer ce stade. Il a été férocement torturé et bien que ses mains aient été abîmées par les coups des crosses de fusil, il a pu écrire un poème sur des petits morceaux de papier de peur qu’il soit intercepté par ses geôliers, et a remis les fragments à ses compa- gnons de martyr, en leur priant de le remettre à Joan, sa femme aimée. Victor Jara fut assassiné le 15 sep- tembre. Son poème comme son rire continue d’imprégner les murs gris et glacés de ce stade de mort et d’épou- vante.

Des années plus tard, les différents fragments de ce triste poème furent récupérés. Une fresque de l’artiste Jorge Tacla l’a immortalisé à l’entrée du Musée de la mémoire et des droits Lilian BORBONI, Visage féminins, 2012 humains du Chili.

Monde et Société 99 Un poème en fragments a survécu à les relations entre mémoire, pensée et notre éducation et du droit de la ga- la brutalité d’une dictature qui pensait action. Que la barbarie ne se répète rantir et aussi pour évaluer la qualité ingénument que les jongleurs de la li- est l’impératif catégorie de l’humani- de nos enseignants. Ici, dans le sud de berté meurent quand leurs mains sont té. Nous avons droit à la mémoire la planète, l’éducation est un bien pu- coupées ou quand on leur enlève la parce que nous avons droit à faire du blic fondamental parce que d’elle dé- parole. Les petits morceaux de papier nôtre, un avenir meilleur. pend la possibilité que le passé de- sont plus forts que la blessure des vienne lisible, devienne une carte, un balles qui détruisent les corps, mais Il importe d’avoir le droit de rejeter le guide qui nous permet d’expliquer jamais les âmes des milliers de Chi- calendrier des éphémérides et de si- pourquoi nous sommes arrivés jus- liens et de Chiliennes qui pour unique lences qu’on a essayé d’imposer. Il qu’ici. Dans le sud de la planète peut- délit, se sont évertués à rêver d’un est important de rejeter l’oubli et ac- être, la qualité de l’éducation devra se pays plus juste. Petits morceaux de cepter que seul le poids du passé mesurer par sa capacité à éviter la ré- papier, fragments d’un poème, survi- pourra être considéré lorsque nous pétition des erreurs du passé. vant au temps, comme le rire de Vic- serons capables de regarder en avant tor Jara. sans les lunettes de la peur et de Nous devons continuer à rassembler l’apathie. Il faut se rappeler pour pou- les fragments d’une histoire très sou- voir avancer. Il faut rassembler les vent mal racontée et de le faire parce Immortels comme tout chant de fragments de tous les poèmes même que l’éducation est, à l’instar du poè- liberté. de ceux qui sont perdus parce qu’un me de Victor Jara, un défi à la fra- Le droit à la mémoire au Chili et dans peuple qui ne peut penser son passé, yeur, un immense acte d’amour. toute l’Amérique latine, peut être in- ne peut penser son futur. terprété comme un exercice de récu- En Amérique latine, se souvenir est Chant, qui sort mal pération des fragments d’une histoire une obligation morale. C’est-à-dire, Quand je dois chanter la frayeur dispersée. Une histoire qui, pour être une obligation pratique, pédagogique, Frayeur comme celle que je vis, racontée, a besoin d’être reconstruite, éducative ; une obligation pour l’in- Comme celle qui m’engourdis. expurgée du silence qui lui a été im- tervention et le compromis. C’est Épouvante. posé au moyen de la violence, de la pour cela que l’éducation est si im- De me voir entre tant et mille torture, de la disparition et de l’assas- portante dans ce coin du monde. Je ne moments de l’infini sinat. L’histoire latino américaine est crois pas que la justification de l’éco- Dans lesquels le silence et le cri marquée par cette violence et par les le publique doit trouver une cause Sont les limites de ce chant… efforts de ses élites à occulter et taire plus sérieuse que celle de contribuer à les raisons qui expliquent pourquoi, la défense et à l’agrandissement des dans nos pays, les droits humains ont droits humains. Cette mission paraît Victor Jara été systématiquement dépréciés. si importante comparée à la pauvreté 14 septembre 1973 des perspectives éducatrices propo- Note : Cet article est la première Le droit à la mémoire est sées par ceux qui considèrent que la d’une série de notes que je compte toujours indubitablement le transmission des compétences du réaliser en contrepoint sur les rela- droit des peuples à connaître leur marché et la formation professionnel- tions entre mémoire, droits humains passé pour avoir l’opportunité de le sont les seuls destins qui soit pos- et éducation. construire leur émancipation sibles dans le système éducatif d’une société démocratique.

La mémoire n’est pas seulement sou- Ici, en Amérique latine, nous pou- venir, évocation ou registre nostalgi- vons nous offrir le luxe que l’éduca- que d’un temps déjà révolu. C’est un tion ne soit une pratique de la liberté guide pour l’action, pour le mouve- dans ce sentiment que les frontières, ment dans l’itinéraire du futur. La les sentiments et la raison d’être sont mémoire est cet impératif catégorique inséparables dans le droit à l’éduca- que nous propose Théodore W. Ador- tion et à la mémoire. Déjà, dans nos no, quand il affirme que se rappeler pays, il est très important que les en- c’est agir pour qu’Auschwitz ne se fants apprennent les mathématiques répète plus. En se servant de la méta- et les sciences. Cependant, c’est in- phore d’Auschwitz, Adorno établit suffisant pour mesurer la qualité de

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La Caraïbe et Cuba : Cuba et la Caraïbe Une réflexion

Norman GIRVAN

Je vais être volontairement provocateur. La question que je souhaiterais En ce qui a trait à la coopération tech- poser ici est la suivante : La Caraïbe est-elle plus éloignée de Cuba que nique, des centaines de nationaux du Cuba n’est éloigné de la Caraïbe ? CARICOM ont obtenu des bourses complètes pour étudier à Cuba et des centaines de Cubains travaillent dans les pays du CARICOM en tant que pro- fesseurs, médecins et autres profes- sionnels de la santé.

Les peuples du CARICOM ont beau- coup apprécié la gigantesque contri- bution du personnel médical cubain en Haïti, avant et après le tremble- ment de terre de janvier 2010.

De même, les citoyens du CARICOM n’oublieront jamais les sacrifices en- durés par des centaines de combat- tants cubains qui ont payé de leur sang l’éradication de l’apartheid du continent africain. Non, nous n’ou- blierons jamais cela.

Ma question « La Caraïbe est-elle plus éloignée de Cuba que Cuba n’est éloigné de la Caraïbe ? », soulève

Jérôme AGOSTINI, Milot, Palais Sans-Soucis – Grandeur passée, 2012 plutôt des questions de perception d’ordre identitaires.

La Caraïbe anglophone déve- les l’ont été durant les 40 dernières A ce moment de l’exposé, je dirais loppe une conscience qui en- années. Des sommets Cuba-CARICOM que l’un des développements les plus globe aujourd’hui jusqu’aux prin- se tiennent tous les trois ans ; le plus intéressants dans la Caraïbe anglo- cipaux pays de la Caraïbe non an- récent date de quelques mois seule- phone au cours des 50 dernières an- glophone ment. Les nations du CARICOM con- nées, a été le développement d’une damnent quotidiennement l’embargo conscience caribéenne qui englobe des États-Unis sur Cuba et, il y a tout aujourd’hui jusqu’aux principaux e ne parle ici ni du point de vue de juste trois ans, Fidel Castro fut hono- pays de la Caraïbe non anglophone. J la géographie ni sur le plan politi- ré de l’Ordre de la communauté cari- que. Les cartes sont les mêmes quel- béenne –le premier et jusque-là le Désormais, le sentiment de « famille que soit le langage ; les relations poli- seul non-national du CARICOM à caribéenne » inclus Suriname et Haïti tiques sont aussi chaleureuses qu’el- recevoir cette distinction. –aujourd’hui tous deux membres de

Monde et Société 101 la communauté caribéenne– et Cuba. africaine et de la place de l’héritage d’un passeport américain, ou d’une On entend très souvent dans des dé- africain dans la perception que les « carte verte », est des plus convoitée. clarations de la CARICOM qu’il est Cubains se font d’eux-mêmes. La question est de savoir si l’amalga- nécessaire de réintégrer Cuba dans me entre « identité » et « ascendan- les institutions de l’hémisphère et de Par exemple, jusqu’à quel point l’idée ce » aura des implications pour la mettre fin à l’embargo imposé par les de « Cubanidad » englobe-t-elle l’élé- société cubaine ?) États-Unis. ment africain et la Caraïbe ? Que sig- nifie la Caraïbe dans la conscience Pour revenir à la question de « l’Afri- Cette notion de « famille caribéen- populaire cubaine ? Jusqu’à quel que à Cuba ». Je me rappelle qu’en ne » est le fruit du travail des histo- point cette catégorie « caribéenne » 1976, dans un discours sur la mission riens, des écrivains et autres univer- est étroitement liée à la catégorie cubaine en Angola, Fidel a déclaré sitaires –comme ceux du « New « africaine » ? que Cuba remboursait sa dette histo- World Group ». rique au peuple africain pour les mil- liers de fils et de filles d’Afrique qui Je souhaite poser à mes collègues Je sais que je marche ici sur un ter- ont été amenés de force et réduits en cubains les questions suivantes : rain miné, mais, j’ai été choqué d’en- esclavage pour travailler sur les plan- Comment cette notion s’associe-t-elle tendre affirmer, en maintes fois, que tations cubaines. Aux centaines de avec la conception que les Cubains se Santiago de Cuba est la « ville la plus milliers de Cubains assemblés, il af- font d’eux-mêmes ? Est-ce que Cuba caribéenne » de Cuba. Les habitants firma : Nous Cubains ne sommes pas accepte l’idée de « famille caribéen- de Santiago eux-mêmes s’en van- seulement un pays latino américain; ne » à laquelle l’île est rattachée ? tent ! Il est évident pour tout le mon- nous sommes aussi un pays latino Ou, est-ce que Cuba ne conçoit pas de que ces affirmations veulent en africain. plutôt son affiliation principale avec fait dire que Santiago est la ville cu- la plus large famille latino-américai- baine dans laquelle la présence de ne ? Et comment cette relation entre l’héritage africain est la plus visible. Cette extraordinaire déclaration rap- les deux « familles » est-elle perçue ? Alors, est-ce que pour les Cubains, portée par la presse jamaïcaine est elles signifient que le « Cuba cari- gravée dans ma mémoire. Elle a long- A ce stade, je voudrais souligner un béen » est égal au « Cuba africain » temps précédé les mouvements so- point important. Je ne pense pas qu’il mais devrait être distingué du « Cuba ciaux d’afro-descendants qui eurent y ait une contradiction entre être Lati- hispanique » qui est l’élément prédo- des répercussions sur les politiques no-américain et Caribéen. Je revien- minant dans la définition de ce qu’est latino-américaines. drais là-dessus plus tard dans cet ex- être « Cubain », et par extension posé. Non. La question que j’essaye « Latino-américain » ? Cette déclaration, faite par le leader de poser ici est plus exactement celle de la Révolution cubaine, fut d’une du cadre identitaire régional de réfé- Je suis conscient qu’il n’existe pas de importance capitale pour l’avance- rence. réponse facile à ces importantes ques- ment de la compréhension que l’im- tions qui sont vivement débattues à prégnation par la présence africaine, l’intérieur de la société cubaine. Mon non pas seulement dans la société de L’amalgame entre « identi- objectif ici est de les poser à nos frè- Santiago, mais dans l’ensemble de la té » et « ascendance » aura res et sœurs cubains, pour ouvrir un société cubaine, est bien une partie des implications dialogue entre nous. intégrante de ce que veut dire être « Cubain ». Certainement, cet élé- Les Cubains peuvent se considérer (Sur le sujet de l’« Hispanique », le ment relie Cuba à la Caraïbe et fait de comme latino-américains avant tout, gouvernement espagnol offre désor- Cuba –l’ensemble de Cuba– un pays et ensuite seulement –peut-être– Ca- mais la citoyenneté aux Cubains qui de la Caraïbe comme les autres. ribéens, ceci pour plusieurs raisons. peuvent prouver leur ascendance es- La plus évidente est l’expérience co- pagnole. Le passeport espagnol est En aucun cas le fait d’être « Latino- loniale et le langage partagé. La taille extrêmement avantageux pour ceux américain » n’est remis en cause. Le en est une autre. Cuba, avec ses 11 qui désirent voyager et travailler en regretté Lloyd Best avait l’habitude millions d’habitants, ressemble plus Europe ou se rendre aux États-Unis. de dire que « la chose la plus impor- aux petits pays sud-américains Je serais le dernier à critiquer les Cu- tante à propos de l’Amérique latine, qu’aux îles de la Caraïbe. Je me de- bains qui acceptent cette offre –dans c’est qu’elle n’est pas latine ». Oui ! mande si la raison ne vient pas aussi mon pays, la Jamaïque, la possession Car l’Amérique « latine » est indigè- en partie de la question de l’identité

102 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 ne. L’Amérique « latine » est ibéri- Amérique. Cette façon de faire nous prise avec l’édition à Cuba des livres que. L’Amérique « latine » est afri- amène à nous interroger sur les réper- d’Éric Williams, C.L.R. James, Lloyd caine. Elle est asiatique. Elle est cutions de l’impérialisme et du colo- Best et Kari Levitt, Arthur Lewis et nord-européenne ; elle est créole. nialisme, de l’exploitation des travail- Emilio Jorge Rodríguez. leurs dans les systèmes capitalistes, de la résistance et de l’affirmation, de Dans la Caraïbe anglophone, nous Enseigner nos histoires « na- la création. devons nous pencher davantage sur tionales » en les incorporant les ouvrages de Marti, Ortiz, Fragi- dans le creuset de l’expérience cari- nals, Guillén et Fidel. béenne qui fait partie de l’expé- Haïti fut le premier Cuba, ou, rience plus large des peuples de plus exactement, Cuba fut le Nous ne devons pas percevoir la notre Amérique second Haïti « culture caribéenne » comme culture « traditionnelle », distincte de la « haute » culture –une vision euro- Si nous nous immobilisons dans les La Révolution cubaine, comme nous centrique. La culture caribéenne est vieux noms que nous attribuons à le savons, plonge ses racines dans les l’histoire vécue des affrontements nous-mêmes, nous restons coincés guerres d’indépendance de Cuba au quotidiens, des affirmations et des dans les anciennes façons de penser. XIXème siècle. Elle s’inspire aussi des créations de notre peuple. Personnellement, je suis attiré par guerres d’indépendance de l’Améri- l’idée de Nuestra America –« Notre que latine. Il y eut la Révolution haï- Nous devons envoyer de nombreux Amérique »– le terme employé par tienne avant toutes les autres. Comme enseignants originaires d’autres pays José Marti. Notre Amérique signifie je l’ai dit ailleurs, Haïti fut le premier de la région à Cuba, dans les écoles et une relation de propriété avec notre Cuba, ou, plus exactement, Cuba fut dans les universités, pour qu’ils parta- espace. Notre Amérique renferme le second Haïti. gent l’expérience de la résistance, de une multiplicité d’expériences, reliées la création, de ce que nous avons de entre elles par une expérience com- Haïti a subi un embargo des pouvoirs commun et de différent avec les étu- mune. Notre Amérique est une affir- impériaux esclavagistes durant des diants cubains qui sont le socle de la mation de la « souveraineté de l’es- décennies après la déclaration de son Nation. prit » et de l’imagination (George indépendance. Cet embargo fut seule- Lamming). ment levé lorsqu’elle accepta de pa- Qu’est-ce qui pourrait être plus pas- yer une somme astronomique aux an- sionnant qu’un voyage sans destina- C’est à ce stade que l’on peut arrêter ciens propriétaires d’esclaves pour tion finale vers la découverte mutuel- d’essayer de distinguer « Caribéen » leurs « propriétés » perdues. Elle le de ce que nous sommes nous-mê- de « Latino-américain » car notre réa- n’eut pas d’aide de l’Union Soviéti- mes ? La joie réside dans le voyage lité historique est telle que nous con- que. Cette dette a plombé ses finan- lui même. sidérons l’expérience caribéenne ces publiques pendant plus d’un siè- comme partie intégrante de l’expé- cle et anéanti tout espoir de dévelop- Pour finir, permettez-moi de remer- rience latino-américaine. Cette partie pement. cier la Révolution cubaine, pour ce de la région est centrée sur l’expé- qu’elle est. rience de l’esclavage et du système Nous affirmons que la Révolution cu- de plantation avec le sucre, le café et baine est héritière de Marti et de Ma- Le 24 février 2012 le tabac, la présence africaine et asia- ceo, mais aussi de Bolivar et Miran- tique. da, de Toussaint et Dessalines.

La Caraïbe englobe les îles et archi- Les pensées socialistes et nationalis- pels, mais bien plus encore. La Caraï- tes cubaines se situent dans le moule be est au Brésil. Elle est au Pérou, en de la résistance intellectuelle au pou- Remarques lors de la table ronde « El Caribe y Cuba a 40 años de relaciones diplomáticas » Colombie et au Venezuela. Elle est voir ; une résistance qui trouve écho et la présentation du livre El Caribe a 50 Años en Amérique centrale. ailleurs dans la région. de la Revolución Cubana, édité par Milagros Martínez et Jacqueline Laguardia (Editorial Donc, nous devons enseigner nos his- Nous avons besoin d’échanger des Nuevo Milenio), La Havane, 11-02-2012 toires « nationales » en les incorpo- publications de textes en langages ca- Traduction française : Romain CRUISE rant dans le creuset de l’expérience ribéens pour documenter cette résis- English and Spanish versions at: caribéenne qui fait partie de l’expé- tance et pour apprendre les uns des www.normangirvan.info/girvan-caribbean- rience plus large des peuples de notre autres. Une initiative importante a été cuba/

Monde et Société 103 PAGE RETROUVÉE

La crise sociale en Haïti et la lutte pour les droits du peuple la conjoncture de crise et la crise globale du système

Gérard PIERRE-CHARLES

La conjoncture économique est marquée par quatre grands facteurs : a conjoncture s’est singularisée 1- Le marasme qui accompagne les événements politiques à partir de L par une crise à la fois financière, l’été 1985, époque qui s’ouvre avec le referendum de juillet, culmine économique et, bien entendu, sociale en février 86 et se prolonge jusqu’à nos jours (mars 87). et politique. Elle met à découvert des carences et fait ressortir avec une par- 2- La dépression économique et financière qui a secoué le régime duva- ticulière acuité des pressions et re- liériste à partir de 1980, le mini boom des années 70, appelé pom- vendications qui ne pouvaient guère peusement « révolution économique » s’étant dégonflé comme une s’exprimer durant la période d’op- baudruche sous les effets conjoints de facteurs structurels et externe pression antérieure. Ces exigences contraires, et de l’ineptie de la corruption. des secteurs populaires reflètent un 3- La dégradation structurelle, expression de la crise d’économie glo- terrible paradoxe en Haïti : des prix bale. exorbitants qui se situent parmi les 4- La désastreuse politique économique du Conseil national de gouver- plus élevés au monde, alors que les nement (CNG). revenus, en termes réels sont parmi les plus bas au monde et que l’im- mense majorité de la population, en fait, vit dans la plus extrême misère.

En même temps, on compte plus de 50% de la population en âge de tra- vailler, soit 1 500 000 chômeurs et ce chiffre tend à augmenter. En effet la terre ne nourrit plus son homme et la crise de l’agriculture provoque un ex- cédent de population auquel s’ajoute la croissance naturelle de la popula- tion en âge de travailler qui ne trouve pas d’emplois. Ces raisons structurel- les se joignent aux motifs conjonctu- rels : le marasme des affaires, résul- tat, en période de troubles, de l’inévi- table restriction des investissements productifs et de la contraction des dé- penses quand le pays vivait encore dans la paix duvaliériste en 1981- 1983.

Il semble difficile d’exorciser les fac- teurs politiques sérieux dans un pays comme le nôtre. Depuis toujours, tant Jérôme AGOSTINI, Rue le soir à Jacmel, 2011 de légitimes revendications ont été

Page Retrouvée 101 étouffées et les classes dominantes, travail ne relèvent pas de la seule ins- l’ombre du pouvoir, ont accumulé des économiques et politiques ne se sont tabilité politique, comme on l’évoque bénéfices fabuleux sans se soucier de surtout jamais souciées, au cours des souvent sciemment. La fermeture de créer ou d’influencer favorablement 29 dernières années, de mettre en pla- quelques fabriques et les renvois le développement national. ce une politique réelle de développe- d’ouvriers ne sont pas dus, comme on ment et d’appliquer des mesures de veut le faire croire, à la naissance de Crise du modèle de développement réformes de nature à diminuer le fos- syndicats dans les entreprises ou à sé entre le luxe, le gaspillage des nan- des expressions, encore faibles et in- La révolution économique jean-clau- tis et les insatisfactions des masses. articulées, des justes revendications dienne, dont les résultats ne sont que Aussi, dans notre pays, un dénuement ouvrières en faveur de meilleures trop évidents, prétendait profiter de extrême se reflète sur les visages tra- conditions de travail et de vie. Certes, plusieurs facteurs internationaux fa- giques de femmes, d’hommes et le déchouquage a aussi permis l’écla- vorables tels que : d’enfants. A ce stade de la crise du tement des luttes ouvrières contre la a) L’aide étrangère massive, multi- système et de la prise de conscience cherté de la vie, les prix excessifs im- forme, privée et publique qui a at- du peuple, la prise de parole et la lut- posés par les concessionnaires exclu- teint, en quinze ans, un montant te pour le mieux-être sont les effets sifs, le blocage des salaires. Mais supérieur à un milliard de dollars. de la conjoncture et de la dégradation dans quelle mesure ces revendica- b) Les transferts bancaires et extra- structurelle qui ne peuvent être gom- tions ont-elles eu une incidence réelle bancaires des émigrés, qui durant més difficilement, même si on pré- sur la conjoncture, hormis de stimuler cette période se sont chiffrés à en- tendait revenir aux vieilles méthodes la résistance égoïste et les réflexes in- viron un milliard. de Kraze zo 1 et de Babouket 2contre téressés des commerçants et des em- lesquelles le pays s’est soulevé. ployeurs contre une inacceptable ré- c) La sous-traitance promue par le duction de leurs profits, de quelques capital étranger et des entrepre- Il importe donc de dévoiler la situa- centimes par unité ou par travailleur ? neurs locaux, génératrice d’em- tion aux yeux de tous afin de l’affron- ploi et d’exportations manufactu- ter en toute objectivité et efficacité. rières qui est venue impulser La crise politique révèle la l’économie à un moment (en par- profondeur de la décomposi- ticulier 1975-1978) où les prix in- Crise politique et marasme tion des structures économiques et ternationaux du café et du sucre économique sociales du pays avaient atteint de véritables re- cords. La crise politique qui depuis plus d’un an secoue Haïti s’est répercutée Déjà la « Quartely Economic Re- sur l’économie. Mais il est important view » publiée à Londres en 1985, se La soi-disant planification de souligner qu’en réalité, la politique référait à des fermetures d’usines qui était en fait une formule ne fait que révéler la fragilité du mo- avaient alarmé l’Association des In- technocratique favorisant une ap- dèle économique basé sur la sous- dustries d’Haïti (ADIH) au cours propriation privée et sans contrôle traitance et l’accroissement d’une d’une réunion du secteur privé avec des revenus publics et de l’aide ex- dépendance extrême, sur lequel on des organismes de développement, à térieure voudrait fonder le développement. une époque où Haïti était encore un Elle révèle la profondeur de la dé- paradis pour les investisseurs d’outre- composition des structures économi- mer. Parmi les raisons alors invo- Mais au-delà de ces facteurs externes, ques et sociales du pays. quées, pour expliquer la fragilité du hautement probables du point de vue secteur de la sous-traitance, figuraient de la croissance, quels ont été les ap- Depuis plusieurs mois, le monde des les hauts prix de l’énergie, le coût ports internes à cette expansion ? La affaires ressent les effets conjonctu- élevé de la vie qui fait pression d’en politique économique d’exemptions rels anormaux tels que l’interruption bas sur les salaires, le manque d’in- fiscales favorisait les industries d’ex- des commandes du gouvernement et frastructures. portation au détriment des industries du brassage d’argent par les hauts du marché local. fonctionnaires, la restriction des in- Ces causes profondes sont organique- vestissements, du crédit, de la spécu- ment liées à l’incapacité des classes La soi-disant planification était en lation et des affaires en général. dominantes à promouvoir le dévelop- fait une formule technocratique favo- pement qu’elles prétendent. Cette risant une appropriation privée et En ce qui concerne l’emploi, les cau- réalité est imputable à ceux qui, à sans contrôle des revenus publics et ses de la contraction du marché du de l’aide extérieure. Les entreprises

102 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 publiques ou mixtes créées alors, les fameux « monopoles surprotégés », étaient conçues comme des instru- ments de renforcement de l’État dic- tatorial pillard accompagnés de l’ineptie administrative, de la corrup- tion et la terreur, ce qui a eu pour conséquences une industrialisation fragile et dépendante à l’extrême, l’abandon de la terre, le détournement du travail productif·de milliers de paysans (devenus tontons-macoutes, boat people, marginaux urbains), la baisse de la production et de la pro- ductivité agricole.

La précarité et la dégradation des structures furent confrontées, de plus en plus, aux besoins d’une population qui croît à un taux annuel de 1.5% et, conséquence de l’émigration massive, qui s’est vue de surcroît exposée aux Jérôme AGOSTINI, Pétion-Ville, Jalousie by Night, 2011 normes de consommation d’autres so- ciétés. Les aspirations de cette popu- lation tendent à augmenter, alors que l’affirment le secteur privé et quel- Le New York Times du 19 juillet le système est de moins en moins ques responsables gouvernementaux, 1984, vantant les avantages offerts apte à les satisfaire. Chaque année aux seules revendications ouvrières et par Haïti, faisait remarquer que le 90 000 jeunes en âge de travailler à l’agitation sociale et politique. coût opérationnel d’une usine textile arrivent sur le marché du travail et de 500 travailleurs était de 588 500 plus de la moitié de ce nombre se Déjà, bien avant février 86, de nom- dollars en Haïti, 789 800 à Costa retrouve sans emploi. breuses sociétés avaient levé l’ancre. Rica, 919 700 en République domi- Aux contraintes et désavantages rele- nicaine, 1 048 700 en Colombie, On comprendra aisément que la sous- vant du coût élevé des dépenses d’in- 1 057 600 au Mexique, 1 156 700 à traitance, présentée depuis 15 ans et frastructures, d’énergie et des pots de Panama et 1 828 200 à la Jamaïque. aujourd’hui encore, comme la poule vin à payer, elles étaient astreintes Même si ces données ont été modi- aux œufs d’or, ne peut pas résoudre aux conditions changeantes de la fiées, au cours des deux dernières an- les problèmes du pays puisque durant marche internationale des capitaux, nées, et dans une certaine mesure, par la période 1970-1985, à peine 40 000 des intérêts et des profits. C’est un les problèmes de la dévaluation au emplois (soit moins de 3 000 par an) fait que dans le cadre de la division Mexique, à la Jamaïque et en Répu- ont été créés dans ce secteur, alors internationale du travail, en mutation blique dominicaine, la marge d’avan- que la paix des cimetières régissait le continue dans le capitalisme actuel, tages comparatifs d’Haïti, permet de pays et que les salaires payés à l’épo- les fabriques destinées au marché supporter et de satisfaire certaines que (2,54 à 3 dollars par jour) repré- mondial, établies vers les années 50 revendications pressantes d’augmen- sentaient la moitié des salaires de et 60 à Porto Rico, puis à Taiwan et tation de salaires et de prestations so- Taiwan et le dixième de ceux des ré- Hong Kong, ne constituent plus un ciales les plus légitimes des travail- gions à la frontière du Mexique et des modèle idéal de surprofits pour les leurs. De toute façon, la fragilité du États-Unis d’Amérique. sociétés transnationales. Celles-ci modèle de l’industrie d’assemblage tendent, de plus en plus, à la robotisa- met en relief son incapacité à résou- S’il est vrai que quelques milliers tion de leurs opérations sur le territoi- dre les grands problèmes de l’emploi d’emplois ont été supprimés ces der- re même des États-Unis. Même dans et du développement. niers mois (12 000 selon une vision une île tranquille de la Caraïbe, com- catastrophiste diffusée par l’ADIH dès me la Barbade, où les fermetures Pour sa part, le secteur industriel pro- le mois de juin), ces restrictions ne d’usines de sous-traitance vont crois- duisant pour le marché local environ peuvent guère être imputées, comme sant… 10 000 emplois, affronte les limita-

Page Retrouvée 103 tions diverses : insignifiance du pro- veloppement que divers gouverne- nuement et la misère absolue soient cessus d’accumulation de capital, ex- ments ont prétendu implanter depuis devenus plus dramatiques. ploitations massives de capitaux de la 1915. part d’une bourgeois marchande qui se sent étrangère et qui gagne large- Certes, il est possible, en cette pério- La dégradation structurelle ment en Haïti, mais dépense son ar- de de transition et de campagne élec- La détresse du pays, la faillite des gent et investit à l’étranger. A cela, il torale, de promettre que les facteurs programmes de développement éma- convient d’ajouter : l’absence totale financiers et économiques de la con- nant de l’État et des organismes inter- de politique, de projection industriel- joncture seront maîtrisés à partir des nationaux, l’indigence des conditions le, la légalisation de la contrebande, trop fameuses et sempiternelles injec- de vie des masses, l’incapacité des l’étroitesse du marché local liée aux tions massives de dollars. De savan- élites, toutes ces expressions éviden- déséquilibres de revenus, à la faibles- tes élaborations technocratiques et tes du non-fonctionnement du systè- se des revenus des travailleurs et au démagogiques sont offertes. L’Al- me ont pour toile de fond la crise chômage généralisé. Les possibilités liance du secteur privé n’avait-elle structurelle de l’économie et de la de croissance, voire de survie, de la pas annoncé au mois de juin dernier, société. bourgeoisie à vocation nationale se commentant un article du New York trouvent ainsi compromises et celles Times pas très tendre envers le CNG, de la sous-traitance d’assemblage qu’il était possible de créer 60 000 L’archaïsme des structures incertaine, de même que le déve- emplois dans les 18 mois à venir ? agraires, rachitisme du sec- loppement des forces productives et teur industriel, répartition inégali- du capitalisme dans le pays. Pour sa part, un industriel venu de taire des revenus de la population, l’étranger a promis, en hors-d’œuvre nature non souveraine, dépendante Ces facteurs opposés au développe- de sa campagne électorale, la création de nos relations internationales, ment ont été renforcés ces derniers de 200 000 emplois. orientation de l’action étatique en mois par la politique fiscale et com- matière économique, financière et Autant de promesses en l’air qui ne merciale de l’actuel gouvernement fiscale. consistant à ouvrir à tout battant considèrent pas le coût de l’investis- l’économie nationale à l’importation sement pour ces milliers d’emplois, et sans contrôle et à la contrebande. Les qui ne tiennent compte ni du contexte Cette crise se manifeste depuis la fin producteurs, fournisseurs du marché de crise internationale du capitalisme, du XIXème siècle quand les structures de consommation locale ont été ainsi ni de la profonde crise haïtienne. Mê- pré-capitalistes, mises en place par lourdement frappés. A moyen terme, me durant les années 70, caractérisée l’État national, commencent à se frac- une telle orientation condamne au dé- par la bamboche des ressources exter- turer sous la pression des revendica- mantèlement pur et simple de l’ap- nes, de tels miracles n’ont pas eu lieu. tions et des luttes sociales d’une po- pareil productif, construit durant des Et encore moins aujourd’hui et de- pulation croissante. L’occupation décennies et au prix d’efforts tenaces main, alors que la crise sociale haï- américaine, dans la démagogie de ses de toute une catégorie d’entrepre- tienne ne fait que commencer un nou- motivations impérialistes, n’a pu que neurs. Certes, nombre d’entre eux a veau cycle et que notre pays ressent l’alléger dans le sens d’une certaine profité de la corruption régnante sous très fortement les effets de la détério- modernisation et d’une modeste ex- la dictature pour se tailler des conces- ration de l’économie des États-Unis, pansion des rapports capitalistes. sions et des prix de monopoles. Mais, de la restriction des importations Nous nous en débattons encore, plus ces distorsions ou mieux ces phéno- américaines, du protectionnisme, de de 50 ans après le départ des « Mari- mènes de retour aux lois d’origine de l’augmentation. Par le seul examen nes », malgré les gesticulations de l’accumulation primitive du capitalis- de l’évolution du montant des trans- nos classes dominantes pour se plier me, ne sauraient conduire à la des- ferts bancaires des travailleurs émi- aux modèles de gestion et aux injec- truction, au profit du capital interna- grés depuis les États-Unis, on peut tions de l’empire américain et aux di- tional et des commerçants pirates, de mesurer ces retombées défavorables. rectives du FMI. Après la crise des ce secteur si important dans les pers- Ce montant, en effet est passé de 100 années 80, Haïti, tributaire du marché pectives de construction d’une écono- millions en 1980 à 127 millions en capitaliste, commence à souffrir sévè- mie nationale. 1981 et à 90 millions en 1983. Il n’est rement des restrictions dues à la con- donc guère étonnant que le revenu traction du commerce international et De ce fait, les vicissitudes de la classe per capita soit passé de 423 dollars à la flambée des prix du pétrole. Cette des producteurs locaux mettent en en 1980 à 377 en 1985, selon les don- crise doit être mise au centre des dé- évidence la faillite du modèle de dé- nées les plus optimistes, et que le dé- bats pour une compréhension réelle

104 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 tisanaux en vendeurs d’articles étran- gers. Cette politique qui ruine les ré- gions productrices de pois, de pom- mes de terre, veut transformer Haïti en un fournisseur de fruits et d’agru- mes de la métropole. Une politique systématique de démantèlement des nationaux qui n’ont pas exporté leurs capitaux outre-mer, et, dans un dif- ficile combat, sont parvenus à créer des usines dans ce pays, qui donnent du travail aux Haïtiens.

Routine étatique du duvalié- risme faite de gabegie, de fa- voritisme, d’incompétence en ma- tière de gestion. Injonctions de la Banque mondiale et du FMI. Dik- tats de l’AID chargé d’appliquer le plan américain pour Haïti. Intérêts de la bourgeoisie contrebandière Jérôme AGOSTINI, Jérémie, Anse d’Azur – Embarqué, 2012 de nos problèmes et la recherche des Dans ce domaine, il convient de sou- Il convient de souligner que l’incohé- solutions. ligner comment notre propension à rence de cette politique économique payer la dette contraste avec la politi- est le résultat de plusieurs disparités Les éléments constitutifs de cet état que de nombreux pays du Tiers-Mon- qui ne peuvent ni attaquer la crise de choses se trouvent dans l’archaïs- de, de l’Amérique latine en particu- globale, ni pallier la conjoncture et ne me des structures agraires, le rachitis- lier, y compris notre voisine, la Répu- font que l’aggraver. Les éléments de me du secteur industriel, la répartition blique dominicaine sous l’actuel gou- cette combinaison sont entre autres : inégalitaire des revenus de la popula- vernement de Balaguer, qui se refu- a) La routine étatique du duvaliéris- tion, la nature non souveraine, dépen- sent à s’agenouiller devant la Banque me faite de gabegie, de favoritis- dante de nos relations internationales nationale et déclarent ne pas pouvoir me, d’incompétence en matière et dans l’orientation de l’action étati- payer leur dette extérieure. Une telle de gestion portée à son plus haut que en matière économique, financiè- attitude va au devant des exigences niveau. re et fiscale. du FMI, en faveur du paiement rigou- b) Les injonctions de la Banque reux de la dette, quelque soit le degré mondiale et du FMI qui trouvent Les déficits de nos transactions inter- de misère ou de crise du pays débi- un écho particulier chez les disci- nationales font partie des ressources teur. Ainsi, des millions prêtés et gas- ples de l’école de Chicago. prodiguées au corps social par nos pillés par les Duvalier aux dépens du puissants partenaires étrangers qui peuple, sont canalisés vers les créan- c) Les diktats de l’AID, véritable bénéficient du produit de la sueur de ciers d’outre-mer. « ministère des colonies » chargé nos paysans et de nos travailleurs. d’appliquer le plan américain C’est le cas de la dette extérieure pu- pour Haïti. blique qui est de l’ordre de 650 mil- La politique économique du d) Les intérêts de la bourgeoisie con- lions de dollars et de 800 millions, in- néolibéralisme dépendant trebandière et de ses sous-ordres. cluant les obligations du secteur pri- En même temps, est mise en place On sait que le néolibéralisme, en tant vé. Si en 1986, notre pays a dû payer une politique à courte vue qui prétend que politique économique officielle 19 millions de dollars au titre du ser- baisser les prix des biens de consom- de l’administration Reagan, a surgi vice de sa dette, les débours prévus mation par l’importation massive et pour affronter la crise et relancer pour 1987 atteignent près de 40 mil- la promotion de la contrebande, ce l’économie des États-Unis à partir lions. qui a pour effet de convertir nos pro- d’un nouveau modèle d’accumula- ducteurs agricoles, industriels ou ar- tion. Ses fondements ont été la sup-

Page Retrouvée 105 pression du « Well-fare » et des pres- les finances publiques du duvaliéris- par le riz de Miami ou les articles ma- tations sociales en général, la contrac- me. On a procédé à des compressions nufacturés de la contrebande, ont ré- tion des dépenses budgétaires, la di- de postes des fonctionnaires, à la sup- duit leur niveau d’opération, ce qui a minution de la masse monétaire afin pression des innombrables «zombis» augmenté le marasme des affaires. de réduire la demande interne et équi- qui émargeaient au budget. Cepen- librer la balance commerciale des dant, il est à se demander si la rigueur Ainsi, les éléments d’intervention fi- États-Unis, l’augmentation de la dette de certaines de ces mesures qui ont nancière de l’État, confrontés à une interne, la hausse des taux d’intérêts, frappé les petites bourses, parfois mê- aussi grave crise sociale et politique, la fermeture et la privatisation des me des ayants droit régulièrement à la illustrent la misère de la panoplie entreprises d’État. pension, s’est étendue aux tranches gouvernementale sur le terrain écono- de salaires supérieures où leur portée mique et social. D’où la nécessité de Cette politique a eu un succès évident serait plus efficace pour une écono- renforcer l’autoritarisme et de conso- à court terme permettant à la métro- mie de ressources. La réduction ex- lider le pouvoir du point de vue tech- pole d’accumuler une partie impor- trêmement modeste des déséquilibres nique et militaire, nécessité que res- tante des réserves de liquidités du budgétaires a obligé l’État, comme sentent non seulement les secteurs les monde capitaliste, mais s’est révélée avant, à recourir à l’aide généreuse plus coriaces du pouvoir mais aussi catastrophique pour les pays dépen- du grand voisin. les puissances de tutelle. dants, entre autres, à cause du sévère protectionnisme appliqué par l’empi- De nouvelles obligations contractées En définitive, la crise du système re, mais, surtout, comme on a pu le à l’étranger ont hypothéqué davanta- peut se mesurer, non seulement par voir dans les cas du Chili sous le gou- ge, sur le plan financier et politique, les résultats économiques et sociaux, vernement de Pinochet ou de la Ja- la souveraineté nationale. De février mais surtout par l’incapacité des clas- maïque avec Seaga, à cause de son 1986 à février 1987, le gouvernement ses dominantes à trouver des solu- inadaptation dans le cas des pays a reçu, à titres divers, environ 100 tions aux problèmes qui affligent le sous-développés. On peut avancer millions de dollars sous forme d’em- pays. Ce sont les mêmes sentiers bat- l’hypothèse selon laquelle un pays prunts et de dons. Une partie de cette tus et rebattus depuis l’occupation néolibéral ne peut en aucun cas lancer assistance est retournée aux créan- américaine, les mêmes discours, la ou relancer une économie frappée ciers de la finance internationale ; une même rhétorique, les mêmes remèdes d’une crise structurelle. autre partie a été destinée au ren- proposés par les tenants du pouvoir flouement du droit fiscal, le reste est d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui, et par ceux qui prétendent accéder au L’application d’une telle politique utilisé pour la création d’emplois pouvoir. Alors que notre peuple s’en- chez nous, prétend créer les condi- d’usage, surtout pour la réparation de fonce de plus en plus dans la misère, tions idéales pour l’assimilation routes et de travaux d’urbanisme, afin alors que la crise, dans ses multiples d’Haïti à l’économie américaine, opé- de combattre le chômage : Une goutte expressions et dans sa causalité pro- ration que l’occupation a vainement d’eau dans la mer. fonde, exige des solutions originales, tenté en 1915 et n’a eu aucun succès A l’actif de cette politique, il faut no- révolutionnaires, imaginatives de na- depuis, bien que nos classes domi- ter la baisse des prix de certains pro- ture à relever le défi qu’impliquent le nantes l’aient essayé sous toutes les duits de consommation (riz, l’huile, développement et la survie même formes. vêtements usagés) venus de l’exté- d’Haïti en tant que nation. rieur par le canal de la contrebande Dans sa version plus récente, cette massive et officialisée et de la libéra- Droits de l’Homme et Droits du politique est fondée sur trois princi- tion des importations régulières. Cet- Peuple Haïtien pes : la politique d’assainissement te baisse n’a pas eu pour effet dimi- fiscal et d’équilibre budgétaire, l’en- nuer effectivement le coût de la vie Un des témoignages les plus frap- dettement inconditionnel et la baisse puisqu’elle a été concomitante à la pants que j’ai reçus de retour en Haïti apparente du coût de la vie à partir de baisse des prix de toute une série de après 26 ans d’exil, est celui d’une ar- l’officialisation de la contrebande. biens et services essentiels. Il en est rière grand-mère, âgée de plus de 80 résulté des effets d’accumulation des ans, qui a eu à me dire : « Enfin on La politique d’assainissement fiscal, revers au profit d’une minorité d’af- peut dormir en paix ». appliquée selon les directives de la fairistes, au détriment des produc- Banque mondiale et du FMI, a sans teurs directs, industriels et agricoles. La paix des cœurs, la paix des esprits, doute introduit un peu d’ordre dans Ces derniers, devant l’envahissement telle a été une des conquêtes fonda- l’anarchie calculée que représentaient et le rétrécissement du marché interne mentales du 7 février. Ne pas sursau-

106 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 ter parce qu’on écoute se fermer dans la nuit une portière de voiture, ne pas mourir d’angoisse quand le fils, le mari, le père ou la fille arrive plus tard que de coutume, ne pas se soucier de la mine provocatrice d’un inconnu qu’on a croisé au coin de la rue.

État aujourd’hui, incapable de satisfaire les demandes essentielles qui s’inscrivent dans la nouvelle conception des droits éco- nomiques et sociaux du peuple

Le peuple haïtien sait mesurer la va- leur de cette paix qui est le produit de sa lutte opiniâtre et celle de ses meil- leurs fils. Elle est née de la liberté conquise. Et, parce qu’elle doit être défendue au prix de notre sang… Elle correspond aux normes et principes consacrés par la Déclaration univer- selle des droits de l’homme, que l’État haïtien a toujours foulé aux Jérôme AGOSTINI, Cathédrale de Jérémie, 2012 pieds et qui, aujourd’hui, commen- cent à s’imposer à partir de l’inter- niveau de l’horreur son mépris de teur, dans ses mentalités antidémo- vention des masses populaires sur la l’homme et du peuple, c’est en fait le cratiques et de dépendance absolue scène politique, malgré les constants système haïtien qui couve en son sein vis-à-vis de l’étranger. Nous savons contrecoups et avances autoritaires l’arbitraire et le despotisme. Un sys- tous que, malgré ses formulations des « forces de l’ordre ». tème fondé sur le pouvoir, les intérêts constitutionnelles et juridiques qui se et les appétits insatiables d’une mino- veulent libérales, le système politique C’est donc sous la bannière de la rité de nantis qui historiquement, ont constitué de violence et de corrup- Déclaration universelle des droits de profité, sans honte ni retenue, du tra- tion, est la négation des droits hu- l’homme, de l’UNESCO, de l’Associa- vail de la nation, comme le recon- mains. Nos pratiques gouvernementa- tion latino-américaine des droits de naissait l’Oncle Price Mars dans son les, renforcées et modernisées par l’homme, que nous réclamons ici, en livre-testament « La question de cou- l’occupation américaine, jointes à la cette année internationale de la paix, leur est-elle la question sociale ? ». conduite musclée de nos gouvernants, le plein respect des conquêtes de fé- faite à coups de crosses de fusils et Il s’agit de la même minorité qui, de- d’intimidation, s’est cristallisée en vrier, pour la construction d’une dé- ème mocratie de large participation popu- puis, le XIX siècle, accapare le des institutions qui correspondent laire, pour la satisfaction des revendi- pouvoir politique et fait sentir sa do- plutôt à la caricature du modèle libé- cations nationales au développement mination économique sur la nation. ral. La légitimité du système s’en est économique et social, pour la conquê- Cette élite de pouvoir, noire ou mulâ- trouvée affectée au point que l’abso- te de la dignité et de la souveraineté tre, re-présentée par la toge de l’avo- lutisme tonton macoute a pu s’ériger nationale. cat, la balance du spéculateur ou du en règle de gouvernement. commerçant, l’ordinateur du techno- L’État haïtien, comme nous le savons crate, l’uniforme des hauts gradés de Si donc le fascisme duvaliériste a tous, est, dans son essence, un État l’armée, le symbole d’un parti politi- porté l’arbitraire à son niveau le plus autoritaire et répressif. Cette défini- que libéral, les discours d’un candidat intolérable, ce qu’on pourrait appeler tion va au-delà du duvaliérisme, car à la présidence, est la même dans son la mortalité démocratique d’avant s’il est vrai que ce régime a porté au essence socio-économique, dans son Duvalier, que nous vivons aujour- comportement policier et dépréda- d’hui et que certaines écoles vou-

Page Retrouvée 107 draient convertir en normes républi- peuple qui lui ont toujours été refusés cette lenteur qui se confond avec l’in- caines, à déjà montré ses déforma- par le pouvoir personnel, militaire ou sensibilité et l’impotence, à considé- tions et son incapacité organique à civil ? rer les impératifs des majorités claire- promouvoir et même à assurer le res- ment exprimés par les grèves, les ma- pect des droits les plus élémentaires Le défi consiste à construire une véri- nifestations de rues ou dans le dis- de la personne humaine. Force nous table démocratie qui sortira de la ma- cours quotidiens de l’homme et du ci- est d’admettre que la reconnaissance trice de notre communauté, de façon toyen ? de ces droits inaliénables ne rentre à assurer la participation de tous les pas dans la logique du système poli- fils du pays et surtout des « laissés Comment expliquer que la ferveur tique. Aussi après trente ans de dic- pour compte » et à bien structurer une patriotique qui mobilise les masses, tature, le totalitarisme et tous les société civile, à travers des organisa- des bases de l’église aux profession- traits du régime passé sont tellement tions locales, professionnelles, des nels, des comités de quartiers aux ancrés dans l’instruction étatique, classes sociales et des partis politi- femmes, des ouvriers à la bourgeoi- qu’ils ont créé le doute chez plus ques ; un État pluraliste, capable de sie, que cet enthousiasme sans précé- d’un, sur l’espace démocratique ga- faire appel à toutes les valeurs et res- dent ait été systématiquement freiné ; gné et rendent l’opinion publique sources de cette société, sans exclusi- que le gouvernement n’ait même pas soucieuse de la durée même de cette vité ; un État fondé sur un consensus tenté de le canaliser vers un grand accalmie... surtout quand la nécessai- majoritaire qui témoigne de sa repré- mouvement de réparation sociale, de re déduvaliérisation, entamée sous la sentativité et permette l’expression réformes, de constructions commu- pression des masses, a été freinée et a réelle de la souveraineté populaire. nautaires, de reboisement, d’alphabé- dû reculer. Cependant la démocratie politique est tisation, d’érection d’écoles et d’hô- un vain mot dans la mesure où elle ne pitaux, de mobilisation de toutes les Dans la perspective de la légalisation repose pas sur des assises sociales et énergies nationales, en interprétant à de cette normalité démocratique tra- économiques correspondant à l’inté- bon escient, cette nécessité histori- ditionnelle, les conditions de l’élabo- rêt général, à un ordre qui garantit des que, ces aspirations et cette ferveur ration de la prochaine Constitution ne opportunités à tous. patriotique ? semblent guère indiquer que le pou- voir et les secteurs qui appuient ce Durant ces dernières décennies, les La mobilisation sociale et politique processus se soucient d’en faire ins- bases de légitimité de l’État se sont qui a conduit aux événements de fé- crire les conflits et revendications so- rétrécies non seulement à cause de la vrier, constitue le moteur du moment ciales qui secouent notre communau- terreur, de la corruption et de l’in- historique que nous vivons. Elle se té. Sans doute il est possible, et il faut compétence érigées en système, mais caractérise par l’impulsion des majo- mettre des garde-fous à l’autoritaris- aussi dans la mesure où le pouvoir a rités dans la lutte pour l’amélioration me, et renforcer la société civile par été générateur de terribles inégalités de leurs conditions de vie. Ainsi, au- la promotion d’institutions civiles et injustices sociales. Par conséquent, delà des événements ou des exorcis- professionnelles, par la mise en place cet État est aujourd’hui incapable de mes contre les fauteurs de troubles, de contre-pouvoirs institutionnels, par faire face aux impératifs du dévelop- on peut trouver l’origine des mouve- la vigilance des citoyens et leur édu- pement et n’arrive point à satisfaire ments sociaux qui secouent notre cation civique pour la défense de les demandes essentielles qui s’inscri- communauté dans les contradictions leurs intérêts. vent dans la nouvelle conception des inhérentes au système qui mettent en droits économiques et sociaux du relief le rapport entre la force des pul- Mais étant donné la décomposition peuple, à savoir : le droit au pain, au sions sociales et l’insatisfaction du progressive des institutions étatiques, travail, à l’éducation, au logement, à peuple sur des revendications les plus la forme brutale qu’adopte le pouvoir la santé, à l’organisation syndicale, primaires dont l’ampleur et la diversi- dans la préservation du « statut quo » etc. té reflètent la prise de conscience et la vision étriquée des groupes d’in- croissante des majorités dont les be- térêts antinationaux et étrangers qui Notre peuple, avant et à partir du 7 soins sont piétinés. le soutiennent, ne devrons-nous pas, février, s’est lancé dans la revendica- en tant que peuple dans ce contexte tion de ces droits bafoués. Pourtant, De là, le manque de confiance du de crise, après 80 ans de vie nationa- la complexe signification de cet im- peuple dans le système et sa remise le, forcer résolument le défi histori- portant élément de contenu du pro- en question, s’expriment en des for- que et implanter un nouveau système cessus actuel, semble échapper aux mes multiples, à savoir : manifesta- politique de nature à assurer le plein tenants du pouvoir politique et écono- tions de rues, non-conformisme de la respect des droits de l’homme et du mique. Sinon, comment expliquer jeunesse, insubordination des masses

108 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 des bidonvilles, refus des ruraux à pa- yer des impôts, réclamations des sec- teurs moyens contre la cherté de la vie, etc.

Les responsables du pouvoir doivent comprendre que ces revendications ne peuvent être satisfaites sans une nouvelle orientation de la politique et de la vie économique du pays.

Une abstention de plus de 90% a transformé les élec- tions du 19 octobre dernier en un véritable referendum à rebours. Ce geste est plus qu’une simple indiffé- rence, qu’un refus de participation électorale ou qu’une crise de con- fiance. Il est l’expression du fossé existant entre la nation et les mino- rités qui profitent du système tradi- tionnel d’élections truquées, de promesses creuses et de fausses attitudes des candidats

C’est une manifestation en faveur de la paix des esprits, paix qui n’est pas possible après la disparition de Char- lot Jacquelin et la réapparition des vieux loups aux lèvres tachées de sang prétendant consciemment enle- ver aux citoyens la force de la grève de la faim, forme de protestation et symbole universel de la résistance passive.

De telles violations montrent com- Joana LAYLA, Daria ment les forces du « statut quo » ré- sistent aux acquis du 7 février, encore bertés fondamentales, nous retom- reboisement, la question du logement, moins arrivent à capter le sens pro- bons une fois de plus, sous le coup de de la santé et de l’alimentation pour fond de ce moment historique de cri- l’État policier. tous les Haïtiens ; de l’emploi pour se du système et d’insubordination plus d’un million et demi de sans- généralisée des masses. Elles n’arri- L’ampleur des problèmes du pays et travail. vent pas à comprendre que l’autorita- de la crise nationale est telle qu’il est risme ne peut qu’aggraver les conflits impossible de satisfaire les droits Durant les sept gouvernements de et qu’il faut chercher d’autres voies, économiques et sociaux du peuple l’époque qui va de 1915 à nos jours et telles le dialogue, le débat, la néces- sans un choix créateur et révolution- dans le cadre d’une tutelle américaine saire concertation, non celle de l’im- naire qui implique une véritable croi- qui n’a fait que se renforcer, la crise position brutale ; celle du respect des sade nationale et une authentique mo- nationale s’est aggravée d’une façon libertés syndicales, du respect du bilisation populaire, afin de réaliser dramatique. Toutes les formules éco- droit aux manifestations et du droit à les véritables « travaux d’Hercule » nomiques essayées depuis lors : in- l’information. Sans ses garanties et li- que représentent l’alphabétisation, le vestissement étrangers, promotion

Page Retrouvée 109 des exportations, endettement exter- grade non seulement la masse des dé- Politique de dignité natio- ne, sous-traitance, Banque mondiale, munis qui doit prendre la question en nale, condition sine qua non Fonds monétaire internationale, ont main, mais tous ceux qui ont une de survie de n’importe quelle en- conduit à ce cul-de-sac douloureux. quelconque attache historique, patrio- treprise de relèvement national, de Pourquoi donc s’en tenir encore à cet- tique, culturelle et raciale avec la na- souveraineté nationale, de relations te orthodoxie impuissante et rêver tion haïtienne. internationales basées sur le non d’un « miracle économique » impos- alignement et l’égalité de l’éta- sible dans le cadre du système ? L’in- La conquête des droits économiques blissement de rapports politiques, térêt égoïste des minorités et des sous et sociaux du peuple haïtien passe par économiques et culturels avec tous ordres de la finance transnationale un mouvement de transformation de les pays choquent résolument avec l’intérêt notre société. Rien qu’en relisant national. On le voit chaque jour avec l’histoire d’Haïti et sans vouloir être la politique économique qui veut con- prophète ni analyste de l’étude des Dans quelle mesure les lois de la géo- vertir tous nos producteurs industriels révolutions mondiales, on peut com- politique, le voisinage de la grande et agriculteurs en commerçants, en prendre que le 7 février n’a pas été puissance, notre condition de petit vendeurs d’articles de contrebande, et 1804 comme le voudrait notre peuple pays pauvre, nos liens objectifs avec qui prétend transformer notre pays en dans son enthousiasme et ses illu- les États-Unis nous condamnent-ils un free-port ou en l’impossible Tai- sions. Le 7 février reprend plutôt au statut de tutelle et de soumission wan de la Caraïbe. 1792 : La révolte générale des escla- qui a conditionné le totalitarisme de ves. Et le processus ne fait que com- l’État haïtien, le sous-développement L’impératif d’éviter la désintégration mencer. La société actuelle a soif et l’humiliation de notre nation ? de notre communauté, les nécessités d’une nouvelle société, qui garantisse Notre expérience historique 1804, du développement, la satisfaction des les droits économiques et sociaux, les 1934, 1986, et celle d’autres pays droits économiques et sociaux du droits civils et politiques et les droits voisins, nous ont enseigné que la lutte peuple, nous obligent à chercher de l’homme haïtien. des peuples peut bousculer les déter- d’autres voix et moyens : « un chan- minismes géopolitiques. gement de système », « un autre dé- La conquête de ses droits et libertés veloppement », « un nouveau modèle est inséparable de celle de la souve- La reconnaissance du droit des peu- de société », « une alternative de dé- raineté nationale. Le droit a l’autodé- ples à l’autodétermination gagne du veloppement ». Il est important de termination des peuples s’est intégré terrain dans les relations interna- noter que ses concepts nouveaux dans à la doctrine des droits de l’homme à tionales. A cet égard, l’arrêt de la le vocabulaire politique haïtien pro- partir de l’évolution des concepts uni- Cour Internationale de la Haye con- viennent de secteurs différents du versellement promus par les Nations damnant l’action interventionniste point de vue idéologique et politique : unies et le droit international, et aussi, des États-Unis au Nicaragua, revêt marxistes, catholiques, nationalistes, grâce à l’apport des nations oppri- une signification exceptionnelle. En technocrates modernisateurs, démo- mées dans leur lutte et dans l’élabora- même temps, l’attitude du groupe crates sensibles aux cris du peuple. tion des instances d’opinion en faveur Contadora, appuyée par une dizaine Ces paysans, ouvriers, intellectuels, de la non intervention, et du droit des des plus importants pays de petite bourgeoisie, même la bourgeoi- peuples à disposer d’eux-mêmes. l’Amérique latine dans une prise de sie est secouée par un débat vital : position en faveur de l’autodéter- Pour les Haïtiens, en tant que peuple, sous-traitance ou industrie pour le mination et de la non-intervention en notre géohistoire, notre culture, notre marché local, affirmation des ses in- Amérique centrale, acquiert une im- place dans le concept des nations et térêts nationaux ou auto liquidation et portance qu’il convient de souli- notre image décriée dans le monde conversion en commis pur et simple gner.1986, année internationale de la nous imposent une politique de digni- de l’étranger. paix, nous retrouve dans cette salle té nationale, comme condition sine célébrant la liberté conquise et dé- qua non de notre survie et de n’im- Ces débats, ces inquiétudes sur l’ave- fendant les droits du peuple pour que porte quelle entreprise de relèvement nir du pays, montrent à la fois une jamais sur cette terre ne revienne national, de souveraineté nationale, prise de conscience convergente de l’horreur de Fort-Dimanche, de la ter- de relations internationales basées sur ce que le système ne conduit à rien, et reur et du pouvoir macoute. aussi, la possibilité d’un grand con- le non alignement et l’égalité de l’éta- sensus progressiste et nationaliste blissement de rapports politiques, vers la transformation de ce pays dont économiques et culturels avec tous le sous-développement extrême dé- les pays.

110 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 La paix en Haïti est inséparable de la paix et de la non intervention dans la région de la Caraïbe et de l’Amérique centrale. La paix, la démocratie et le développement en Haïti sont liés à la paix mondiale. La paix, la détente internationale sont nécessaires pour nous, pour que nos revendications nationales les plus profondes de notre peuple et les historiques contra- dictions Sud-Nord ne soient pas vues ou interprétées comme le fruit des contradictions Est-Ouest qui oppo- sent le capitalisme au socialisme. Combien d’écoles, combien d’hô- pitaux pourraient être construits avec le prix d’une seule de ses fusées cosmiques de la Guerre des étoiles si les gouvernements et les compagnies Jérôme AGOSTINI, Jérémie, Express Partout, 2012 transnationales décidaient de faire plutôt la guerre à la misère et au sous- l’énormité de cette hypothèque, ont Première République Endettée développement ? dû reconnaître que les obligations de la dette dépassent les possibilités En effet, Haïti, première nation indé- budgétaires des pays débiteurs et que pendante en Amérique latine et dans prétendre les payer entraînerait une la Caraïbe, fut aussi la première à Dette extérieure, Dépendance et réduction radicale de leur niveau de tomber dans le piège de la « dette ex- Sous-développement : vie et compromettrait le dévelop- térieure », une indemnisation récla- L’Expérience historique d’Haïti pement économique. mée par la France en 1825, en répara- tion des dommages subis par les an- La dette extérieure est l’un des ins- ciens colons expulsés de l’île ou pour truments les plus impitoyables de la indemniser les familles des proprié- Le Président cubain Fidel domination impérialiste et les plus taires français morts pendant la guer- Castro, a démontré que cette efficaces pour freiner le dévelop- re de l’indépendance de 1791 à 1804 « dette ne peut être payée pement, dans les rapports de l’Amé- et des biens nationalisées par Dessa- rique latine, de l’Asie et de l’Afrique lines après la victoire de la révolu- avec le capital financier international. tion. L’ordonnance du roi Charles X Le problème ne date cependant pas La situation financière critique que « reconnaissant l’indépendance » sti- d’aujourd’hui. Dans le contexte de la traverse le monde capitaliste est pulait que cette obligation était esti- crise actuelle mondiale du capitalis- aujourd’hui évidente. Le chiffre ex- mée à 150 millions de francs et pré- me qui s’étend à tous les pays sous- plosif de la dette des pays du Tiers- voyait en outre une réduction de 50% développés, il acquiert une dimension Monde, entre autres, s’élève cette des droits de douane pour toutes les astronomique et porte le débat à année à plus de mille milliards de marchandises provenant de France, l’échelle internationale. En fait, la dollars. ou destinées à ce pays. dette « est une des armes traditionnel- les du capital mondial dans son entre- Dans son article 2, l’ordonnance stipu- L’ampleur de la dette et les inter- prise de domination ». L’histoire lait que : « Les habitants actuels de la ventions faites sur ce sujet par le d’Haïti est particulièrement significa- partie française de l’île Saint-Domin- Président cubain Fidel Castro, qui a tive à ce sujet. Elle montre clairement gue ont payé à la caisse des dépôts et démontré que cette « dette ne peut le rapport entre dette extérieure, dé- consignations de France, en cinq par- être payée…et ne doit pas être pendance et sous-développement et ties égales d’année en année, la pre- payée… », rendent cette réalité de permet d’expliquer les origines et les mière arrivant à terme le premier dé- plus en plus évidente aux yeux des causes de l’immense retard de notre cembre 1825, soit la somme de 150 peuples. Certains chefs d’État du pays par rapport aux pays frères millions de francs destinés à dédom- Tiers-Monde, qui, jusqu’à récem- d’Amérique latine et de la Caraïbe. mager les anciens colons qui récla- ment, n’avaient pas conscience de ment une indemnisation ».

Page Retrouvée 111 Article 3 : « Sous ces conditions, par Négocier ce qui n’est pas négo- mes avant l’annexion des territoires la présente ordonnance, nous concé- ciable appartenant au Mexique. dons aux habitants de la partie fran- Vingt ans plus tard, après la généra- çaise de Saint-Domingue l’indépen- tion des héros, arriva au pouvoir le dance pleine et entière de leur gou- général Jean-Pierre Boyer, représen- vernement ». Échec du développement tant de la nouvelle oligarchie domi- nante, partisane de la réconciliation Pendant la période de 1822-1825, Par conséquent, comme le dit de sa classe avec la France. Il négocia Haïti figurait encore en septième pla- l’historien Haïtien Benoît ce qui, aux yeux du peuple haïtien, ce parmi les pays exportateurs vers Joachim, ce document constitue n’était pas négociable : « La recon- les États-Unis, après l’Angleterre, la l’acte de naissance du néo-colonia- naissance d’une indépendance » con- France, l’Allemagne et d’autres pays. lisme… quise par tant de sacrifices et d’hé- Avec ladite « dette de l’indépendan- roïsme. L’indemnisation imposée ce », l’obligation de la dette extérieu- re pesa de façon déterminante sur son Ainsi, avec cette superbe qui caracté- « marque le début de la perpétuelle destin. L’obsession de payer le pre- rise les empires, la monarchie fran- dette extérieure d’Haïti ». L’histoire mier terme annuel de 30 millions de çaise, par un acte unilatéral dans le- allait montrer que les métropoles im- francs de la dette obligea l’État à pro- quel elle ne mentionne même pas périalistes adopteraient toujours la mouvoir un système fiscal d’essence l’État haïtien par son nom, concédait même attitude : punir et déjouer, à nettement féodale en demandant un l’indépendance à une nation qui ne n’importe quel prix, les projets révo- prêt aux fameux banquiers Rothschild sera plus jamais intégralement souve- lutionnaires des peuples qui se libè- et Lafitte, propriétaires de la maison raine comme elle le fut pendant les rent de l’oppression. Ce n’est pas par Gandophe and Cie. Telle est l’origine 21 premières années de son indépen- hasard qu’après la guerre de l’indé- de ce que l’on a appelé la « double dance. Par conséquent, comme le dit pendance de l’Algérie, la France a dette », mécanisme inventé par le ca- l’historien Haïtien Benoît Joachim, ce exigé du gouvernement de ce pays pital usurier français et accepté par document constitue l’acte de naissan- africain le paiement d’une indemnisa- l’État oligarchique haïtien : emprun- ce du néo-colonialisme… tion aux colons qui avaient perdu leurs biens. ter aux capitalistes privés pour payer Il faut rappeler que Saint-Domingue, les obligations dues au Trésor fran- le joyau de l’empire colonial français, çais. avait été secoué par une révolte de Après la guerre de l’indépen- 600 000 esclaves noirs qui avaient dance de l’Algérie, la France Le niveau de vie de la population fait de cette partie de l’île, le territoire a exigé du gouvernement de ce pays s’en ressentit. Le développement éco- colonial le plus riche du nouveau africain le paiement d’une indem- nomique grâce à l’essor de l’agricul- monde du « siècle des lumières ». Le nisation aux colons qui avaient per- ture et même d’un embryon d’indus- mouvement émancipateur, sous la du leurs biens trie mis en œuvre pendant les 20 pre- conduite d’extraordinaires leaders mières années de l’indépendance sous comme Toussaint Louverture et Jean- les gouvernements d’Alexandre Pé- Pour avoir une idée de ce que repré- Jacques Dessalines, arriva à mettre en tion et d’Henry Christophe fut freiné. sentaient au début du XIXème siècle déroute les troupes françaises qui su- Le tribut à payer retomba aussi sur la ces 150 millions de francs, signalons birent 58 400 pertes dont des milliers population de la partie espagnole de qu’ils équivalaient au budget national d’officiers et de généraux vétérans l’île, territoire occupé qui deviendra de la France. Napoléon lui-même, vo- des campagnes napoléoniennes. Ainsi par la suite la République dominicai- yant que la révolution d’Haïti avait la république couronnait l’action ar- ne. mée pour la souveraineté populaire. fait échec à ses plans d’expansion im- Elle fut légalisée le 1er janvier 1804 périale en Amérique, vendit la Loui- par l’Acte de l’indépendance et par la siane en 1803 au gouvernement de La « double dette », mécanis- Constitution de 1805 qui proclamè- Jefferson, pour 80 millions de francs, me inventé par le capital usu- rent la souveraineté de la République selon Faulkner dans son American rier français et accepté par l’État noire d’Haïti qui devint un bastion Political and Social History. La Loui- oligarchique haïtien : emprunter militaire imprenable pour éviter toute siane était alors une vaste région qui aux capitalistes privés pour payer tentative de retour offensif des Fran- couvrait le tiers de la surface actuelle le Trésor français çais. des États-Unis et ses deux cinquiè-

112 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 consacraient aux juteuses affaires de l’import-export. Le gouvernement haïtien s’empêtrait toujours davanta- ge dans les mailles des réseaux usu- riers des banques françaises, comme la Banque de l’union parisienne, en ayant l’illusion de pouvoir honorer sa dette, ou au moins de tenter un « mo- ratoire », concept qui s’est répété en Amérique latine et dans la Caraïbe d’aujourd’hui. Comme il était évident qu’Haïti ne pourrait jamais respecter ses obligations, en 1875 le gouverne- ment français accepta de réduire à 75 millions le montant de l’indemnisa- tion au titre de l’année 1825. Malgré tout, l’hypothèque pesait lourd sur les finances et le développement du pays.

Menace et occupation du territoire D’autres emprunts furent contractés pour payer la dette : en 1874, 15 mil- lions qui, à cause d’une remise de 33%, furent réduits à 10 millions… En 1875, nouvelle opération pour un montant de 50 millions desquels, après le décompte des commissions, Jérôme AGOSTINI, Delmas 33, Économie informelle, 2012 des intérêts léonins et autres obliga- tions issus de la spéculation, le gou- A l’analyse de la perpétuelle dette ex- temps les ressources des grands pro- vernement reçut 22 millions. En térieure d’Haïti en 1965, nous signa- ducteurs et intermédiaires locaux. 1896… nouvel emprunt de 50 mil- lions déjà dans notre livre, L’écono- Ainsi s’opérait le drainage vers la lions. En 1910, encore un autre pour mie haïtienne et sa voie de dévelop- France d’une partie importante de un montant nominal de 65 millions, pement : « Comme on n’a pas provo- l’excédent économique du pays. Ce qui représentait un apport réel de 40 qué au préalable un flux de devises pillage limitait l’accumulation de ca- millions au trésor haïtien. capable de stimuler l’économie, pital de façon décisive et freinait d’augmenter la production et les l’apparition d’une bourgeoisie rurale revenus et de créer par conséquent les et d’une classe d’entrepreneurs natio- Politique de dignité nationa- disponibilités nécessaires à son paie- naux. le, condition « sine qua non » ment, ces obligations constituent un de survie de n’importe quelle en- obstacle au développement du pays » Durant la période 1850-1890, la pro- treprise de relèvement national, de Dès lors, les ressources fiscales bud- duction de café atteignit 35 000 ton- souveraineté nationale, de relations gétaires furent mobilisées vers une nes. Le poste le plus important du internationales basées sur le non finalité unique : payer le service de la budget, qui oscillait alors entre 5 et 8 alignement et l’égalité de l’établis- dette. millions de francs, allait au paiement sement de rapports politiques, éco- de la dette. Celle-ci augmentait avec nomiques et culturels avec tous les A l’époque, le café, principale den- des intérêts de 15 à 30 %, la rendant pays rée, représentait plus de 90% des ex- impossible à honorer. Le déficit bud- portations. L’impôt exorbitant sur ce gétaire avait également augmenté. produit, consacré au paiement de la Les banquiers parisiens offraient da- Ainsi, pendant un siècle et demi, mal- dette, diminuait les revenus des petits vantage de prêts. Il en est de même gré les guerres et les insurrections, le producteurs et réduisait en même des commerçants étrangers qui se

Page Retrouvée 113 trésor haïtien dut payer, en un effort Hégémonie Nord-Américainne Déjà en 1920, la dette de la nation permanent, un total de 124 millions haïtienne enrichissait toujours davan- au titre du principal, outre les intérêts En 1914, à la veille de l’occupation tage les banquiers de Wall Street, la accumulés. Cet engagement de payer nord-américaine en Haïti, la dette en- Banque nationale d’Haïti, filiale de la s’effectuait sous les pressions des im- vers la France s’élevait à 13.1 mil- Nationale City Bank, avait demandé périalistes français qui menaçaient lions de francs. A la Banque nationa- un nouvel emprunt de 22,8 millions toujours d’envoyer de puissants ba- le établie à Port-au-Prince, le capital de dollars. Ce prêt, souscrit en 1922 teaux de guerre pour recouvrer la det- français détenait 75% des actions, le et payable sur 30 ans, fut l’expression te, ainsi que par des visites, annon- capital nord-américain 20% et les in- de la nouvelle tutelle française et pro- cées ou réelles tout au long du XIXème térêts allemands 5%. longeait la croissance de tous les au- siècle, non seulement de la part de la tres instruments de contrôle et d’ex- France mais aussi de l’Allemagne, de Depuis, la National City Bank, pré- ploitation impérialistes de la domina- l’Espagne, de l’Angleterre, des États- sente dans la banque et les chemins tion étasunienne. En 1950, elle se Unis, pour appuyer les exigences de de fer, dicta sa politique à Washing- chiffrait à 26 millions de dollars ; en leurs ressortissants installés comme ton en commençant par remplacer 1970, à 45 millions ; en 1975, à 135 commerçants en Haïti. l’hégémonie néocoloniale française millions. Parallèlement, une croissan- par la domination nord-américaine. ce du sous-développement, de la mi- Par le biais des tentacules du capital Cette réalité est confirmée par tous sère, de la dépendance et de l’oppres- financier, la fuite des excédents éco- ceux qui étudient la politique étasu- sion est enregistrée. nomiques du pays compromit toute nienne de l’époque dans la Caraïbe. possibilité d’accumulation et de déve- Arthur Link, par exemple, signale Par cette domination, le développe- loppement, d’autant plus que ce pays, qu’après l’occupation d’Haïti, la Na- ment économique de la nation était dans son nationalisme exacerbé, in- tional City Bank et Roger Faraham, définitivement compromis. La plupart terdisait depuis la Constitution jaco- vice-président de cette institution, des millions reçus allaient alimenter bine de Dessalines en 1805 « le droit travaillaient de concert avec le dépar- les comptes des élites de la dynastie de propriété immobilière à tout étran- tement d’État. duvaliériste dans les banques de Suis- ger », disposition inscrite dans toutes se et de Miami, suscitant ainsi, une les Constitutions haïtiennes jusqu’à Le 15 décembre 1914, pour protéger mentalité de mendicité et de subordi- son abolition en 1922 par l’occupa- les intérêts du capital financier étasu- nation de larges secteurs du pouvoir tion nord-américaine. Ainsi ce pays nien, la canonnière « Machias » dé- et de la bourgeoisie dans le cercle in- n’attirait pas « d’investissement étran- barqua à Port-au-Prince un contingent fernal de la domination impérialiste gers ». Au contraire, subissant depuis de marines qui se dirigea directement et une élévation de la conscience des sa naissance le blocus commercial, il vers la Banque nationale. Manu mili- masses dans une volonté de sauver la était encore victime de toutes sortes tari, il en sortit un demi million de nation. d’harcèlements dans un monde domi- dollars-or qui fut transféré aux États- né par le colonialisme et le racisme ; Unis. Par la suite, pour contrôler les un monde où les peuples opprimés ne finances et les douanes haïtiennes, Notes : pouvaient pas encore compter sur le l’infanterie de marines occupa le pays soutien des pays socialistes pour leur du 28 juillet 1915 jusqu’au 1er Août 1 Répression juste lutte. 1934. 2 Bâillonnement

Le tribut qu’il fallait payer à l’empire ne permettrait guère de construire des La dette de la nation haï- routes, des écoles, des hôpitaux, ce tienne enrichissait toujours qui effectivement accentuait le sous- davantage les banquiers de Wall développement. Les bases des rap- Street, En 1950, elle se chiffrait à ports capitalistes s’installaient dans le 26 millions de dollars ; en 1970, à pays tandis que l’oligarchie régnante, 45 millions ; en 1975, à 135 mil- Source : CRESFED, Intervention au complice des usuriers étrangers, pil- lions. Par cette domination, le déve- Colloque « Les Droits de l’Homme et lait les caisses publiques et acquérait loppement économique de la nation la paix », Institut Français, Port-au- les armes nécessaires pour maintenir était définitivement compromis Prince, 28 octobre 1986. l’« ordre ».

114 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 NOTRE CITÉ

La nation ou le défi de créer l’université

Watson DENIS

Cet article met en relation la nation et l’Université. L’auteur a démon- et article pourrait tout aussi bien tré le lien qui existe entre l’évolution de l’Université dans un pays et le C s’intituler : L’Université ou le développement socio-économique d’une nation. Il a ainsi expliqué com- défi de créer la nation. Comme dans ment l’Université peut contribuer à l’intégration et à l’harmonisation l’histoire insaisissable de la poule et des différentes composantes de la nation. Enfin, il soutient qu’une uni- de l’œuf, on ne sait pas vraiment qui, versité remplit sa mission par la qualité de son enseignement, par la va- de la nation ou l’Université, génère leur des recherches et les programmes qu’elle réalise au sein de la socié- ou consolide l’autre. Face à ce dilem- té dans laquelle elle évolue et les projets qu’elle met en place en vue de me dialectique, il faut quand même faire un choix. J’ai choisi, pour avan- l’épanouissement du genre humain. cer un peu dans la discussion, que c’est l’Université qui doit contribuer au développement complet et harmo- nieux des différentes composantes de la nation.

Il n’y a pas de doute que ce choix est osé, mais il n’en demeure pas moins que l’Université a une position im- portante dans toute société. Les civi- lisations modernes se sont dévelop- pées grâce à la vision de leur élite fa- çonnée dans les grandes écoles, dans les Centres d’études spécialisées et dans les universités. Dans le monde occidental, Oxford, en Angleterre, la Sorbonne, en France sont des exem- ples édifiants. De nos jours, Yale, Harvard, Princeton, pour ne citer que les grands Centres de préparation et de formation intellectuelle aux États- Unis d’Amérique, montrent la pré- pondérance de l’Université dans le rayonnement des nations. Il demeure entendu que chaque pays à son fleu- ron universitaire, qui, à un certain moment de la durée, a fait la gloire ou continue de faire la fierté de la na- tion.

Pour plusieurs raisons d’ordre histori- que, politique et social, certains ob- Jérôme AGOSTINI, Pétion-Ville, Le vendeur de canne à sucre, 2011

128 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 servateurs pensent que la nation haï- ponses aux sérieuses préoccupations professionnels, des penseurs, des in- tienne n’existe pas. D’autres analys- de leur époque, pour leur peuple et tellectuels, des dirigeants, capables de tes, plus nuancés, soutiennent qu’il leur nation. répondre en tout premier lieu aux be- existe bel et bien un État en Haïti (il y soins de la collectivité. Dans leurs a un territoire, une population, une De même, l’Université a une fonction travaux respectifs, ils appliquent leurs langue de cohésion sociale, une cultu- historique, sociale, scientifique fon- connaissances, parfois en les renou- re identitaire, un système politique, damentale dans la société haïtienne et velant et en les adaptant selon les cir- tant bien que mal), mais la nation haï- dans le renouvellement de la nation constances et les exigences du milieu tienne est un leurre. Peu importe pour relever le défi de sa refondation environnant. De même, ils remettent l’opinion qu’on puisse se faire sur qu’elle ne peut pourtant pas assumer en question, par la recherche et la ré- une question aussi délicate, l’impor- dans les circonstances actuelles. flexion scientifique, les idées reçues tant c’est de déterminer la place et proposent des solutions nouvelles qu’occupe une institution éducative On ne cesse de le répéter : tant vaut aux problèmes sociaux. comme l’Université dans la reconsti- l’Université, tant vaut la nation. tution de la nation et l’harmonisation L’Université est à l’image d’un pays, L’Université façonne donc l’élite dans la société. elle est le reflet de la nation. Par con- d’un pays et lui donne des responsa- séquent, l’équation est toute simple : bilités sociales et historiques. C’est la Au risque de paraître trop partisan de l’Université d’un pays est forte quand prise en considération de ces respon- l’historicisme, je peux affirmer que la nation est forte. En d’autres termes, sabilités par les dirigeants de la na- l’Université moderne, laïque, a pris plus l’Université est forte plus elle se- tion et les universitaires qui rendent naissance en même temps que la na- ra capable de projeter la nation au de- l’université utile, performante et tion, que l’État-nation, à l’époque des vant de la scène et éliminer les im- compétitive. temps modernes. C’est dire quelle broglios politiques, économiques et que soit la vocation d’une université, sociaux qui se présentent dans la so- La performance d’un pays est liée, elle répond à un besoin social de mo- ciété. dans une large mesure, à son système dernité ; elle se présente comme le universitaire. Ceci dit, il n’y a pas de socle qui sert de support pour la pro- L’enseignement supérieur est impor- développement socio-économique de pulsion du progrès et du développe- tant pour les pays hautement indus- la nation sans le relèvement du systè- ment des projets de recherche et des trialisés, les pays en voie d’industria- me éducatif en général et du système programmes académiques de la socié- lisation, les pays dépendant de l’éco- universitaire en particulier. Au cours té. Aujourd’hui, comme hier, l’Uni- nomie internationale dominante. La des cinquante dernières années, nom- versité participe honorablement au voie royale de la science, de l’éduca- bre de pays connus aujourd’hui sous bien-être social et économique des tion et de la culture est le seul moyen le nom d’États émergents, tels le Bré- différentes composantes d’une nation. que ces derniers possèdent pour sortir sil, la Corée du sud, tout comme le Sa mission se matérialise par sa vi- de la sujétion internationale et tirer Singapour et Taiwan, ont misé sur sion, par la qualité de son enseigne- leur épingle du jeu. Par conséquent, l’Université. Ils ont investi des res- ment et par les recherches qu’elle ef- l’enseignement supérieur doit être en sources considérables dans la cons- fectue pour l’épanouissement du gen- adéquation avec les besoins locaux truction des infrastructures, le relève- re humain, en particulier dans la so- d’intégration socio-économique de la ment de leur système universitaire et ciété. nation. Dans un pays comme Haïti, il la formation des cadres. Aujourd’hui doit contribuer à la réduction de la ils bénéficient de cet important inves- L’Université, les divers Centres d’en- pauvreté, proposer des innovations tissement –choix judicieux par excel- seignement supérieur, les savants, les technologiques et des transformations lence– consenti en faveur de leur jeu- penseurs, les scientifiques ont tenu un matérielles qui seront insérées dans le nesse montante. Investir dans la jeu- rang déterminant dans tous les pays développement durable. nesse et l’enseignement supérieur, qui, à un moment de leur histoire, ont c’est investir dans l’avenir, dans la connu un haut degré de développe- consolidation de l’État et dans la re- ment économique où qui ont montré définition ou la reconstitution de la une certaine prépondérance tant sur le nation. Rôle social et historique de plan régional que sur la scène interna- l’Université tionale. Ces Universités, ces centres L’Université haïtienne, (entendez par de recherche et de réflexion ont fait L’Université est créé dans le but de là un système d’enseignement supé- des découvertes et ont façonné des former, dans divers domaines, des rieur ayant une culture, les pratiques, cerveaux qui ont su apporter des ré- techniciens hautement qualifiés, des les us et coutumes) est à la croisée

Notre Cité 129 des chemins. Elle végète, donc elle est appelée à se reformer en vue de répondre aux attentes sociales et ser- vir de ferment émancipateur de la na- tion, de bien-être pour la majorité, d’inclusion sociale et de prospérité économique pour l’État. Dans un ave- nir pas trop lointain, l’Université haï- tienne devra pouvoir répondre à sa triple mission, à savoir : l’enseigne- ment (qui est dispensé en général dans des conditions précaires et dif- ficiles), la recherche (qu’elle initie avec de faibles moyens et qu’elle doit poursuivre dans de meilleures condi- tions en vue d’entamer le grand mou- vement des innovations technologi- ques et les transformations matériel- les), le service à la collectivité (qu’el- le a initiée depuis belle lurette et doit renforcer chaque jour davantage).

Quand elle répond aux besoins d’édu- cation des jeunes, l’Université parti- cipe à la reconstitution et à la consoli- dation de la nation en augmentant leur chance d’accéder à une vie pro- fessionnelle stable et rentable, et en- courage les innovations et les trans- formations nécessaires à l’épanouis- sement de la nation et au développe- ment de la société. L’Université peut même contribuer, d’une certaine ma- nière, à l’amélioration des conditions de vie d’une grande partie de la popu- lation en concentrant à faire ses re- cherches et ses découvertes sur l’homme et son environnement.

L’Université haïtienne après le séisme du 12 janvier 2010 Jérôme AGOSTINI, Jacmel, Le Bassin Clair à Bassin-Bleu, Paradis caché, 2011

L’Université haïtienne à déjà deux siècles d’histoire si on considère les digne de ce nom. Ce qu’on appellera, sité élitiste. Elle recevait près de premières tentatives, d’ailleurs fruc- en 1942, l’Université d’Haïti et, en 6 000 étudiants et étudiantes sur une tueuses, du roi Henry 1er, de créer une 1960, l’Université d’État d’Haïti population estimée à environ six Université dans le Royaume du Nord. (UEH) a une structure éclatée. Les millions d’habitants. Ce fut la prin- De nouvelles Facultés et Écoles supé- facultés et écoles supérieures qui la cipale, pour ne pas dire l’unique, ins- rieures ont ouvert leurs portes entre composent sont éparpillées un peu titution universitaire du pays. Cepen- 1860 et 1880 et d’autres pendant le partout dans la zone métropolitaine dant, par rapport à d’autres Uni- XXème siècle, mais sans aucun plan de Port-au-Prince. versités régionales, elle n’était pas as- d’ensemble ni une vision commune sez solide, compétitive et perfor- de l’État pour ériger une Université Jusqu’en 1985, l’UEH pouvait être mante à tous les points de vue. considérée comme étant une Univer-

130 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Le secteur privé des affaires n’était diantes ont perdu la vie dans cette Reconstruire la nation par le biais pas non plus parvenu à établir un pôle catastrophe. L’UEH, par exemple, a de l’Université d’excellence universitaire qui se re- perdu plus de 300 étudiants, une L’UEH a toujours été une institution commanderait par ses prouesses dans trentaine de professeurs et une qui donnait de bons résultats dans le le domaine de la science, de la re- vingtaine de membres du personnel temps pour la formation de cadres, de cherche scientifique en sciences administratif, sans mentionner les techniciens, de professionnels, de humaines et sociales. L’Université bâtiments qui ont été affectés à un haut niveau, pour la fonction publi- d’Haïti, à l’image de la nation, n’a degré ou à un autre. Sur les 11 que et le secteur privé des affaires. Ce pas su relever les défis, répondre aux Facultés et Écoles supérieures de qui posait problème, c’est une vision impératifs des différentes con- l’UEH, seulement trois sont main- élitiste de l’enseignement supérieur et jonctures et contribuer à l’inclusion tenant utilisables, à savoir : la faculté un enseignement rivé, en grande par- sociale d’une bonne partie de la d’Odontologie, la faculté d’Agro- tie, sur la littérature, les sciences hu- population. nomie et de Médecine vétérinaire (en maines et sociales et un manque en ce partie) et l’ISERSS (ci-devant qui concerne les sciences naturelles, à l’IERAH). La faculté de Linguistique En 1986, à la chute du régime des savoir : les mathématiques, la physi- appliquée s’est effondrée, d’autres Duvalier, père et fils, l’Université que, la chimie, la mécanique, l’ingé- sont fissurées ou endommagées, en haïtienne allait subir de grandes nierie et, aujourd’hui, les nouvelles tout cas non utilisables d’après les transformations. En effet, dès le technologies de l’information et de la rapports d’expertise d’ingénieurs et début de 1990, on commença à as- communication. La reconstruction de d’architectes. Globalement les pertes sister à ce qu’on peut appeler la l’Université doit passer par des inves- subies par l’UEH, l’administration massification de l’enseignement su- tissements dans ces sciences dites du- centrale y compris les 11 entités, sont périeur. L’UEH a essayé, tant bien res qui font avancer les sociétés en estimées à plus de 100 000 000 de que mal, de répondre à la pression les développant par les innovations gourdes, soit environ 2 000 000 sociale ou à la forte demande de technologiques et les transformations dollars des États-Unis, ce qui est formation universitaire dans toutes matérielles. Il y a nécessité d’appuyer considérable pour une université les strates sociales. Certaines Facultés la réforme académique et structurelle aussi mal dotée que l’alma mater de reçoivent au moins deux vacations de l’UEH et de développer ses capaci- bon nombre de dirigeants et par jour, dans les mêmes infras- tés de recherche fondamentale et ap- d’intellectuels haïtiens. tructures de base et, le plus souvent, pliquée. avec les mêmes ressources finan- cières existant avant 1986. A la Depuis mai 2010, l’UEH a repris les Il est souvent dit que les autorités du même époque, des Universités pri- activités académiques et adminis- pays ne se sont jamais souciées vées, Écoles techniques et profes- tratives, dans des conditions précaires d’aménager une véritable Université sionnelles, des Centres d’enseigne- et difficiles, sous des hangars de for- publique. Elles manifestent leur refus ment supérieur de valeurs différentes tune. La construction d’un campus d’ériger un campus universitaire de et même de formation académique universitaire sur un terrain approprié peur de concentrer des milliers d’étu- douteuse, poussaient et continuent de à Damiens, un vieux rêve des années diants « contestataires » dans un mê- pousser, comme des champignons. 1980, a resurgi dans les esprits après me espace public. De toute façon, la C’est aussi à cette époque que les le tremblement de terre, mais ce pro- structure éclatée de l’UEH n’a pas parents haïtiens ont commencé à jet n’a pas le soutien financier de empêché les étudiants de manifester envoyer, en grand nombre, leurs l’État haïtien pour sa concrétisation et de se prononcer sur la situation enfants étudier dans les Universités effective. Toutefois, il faut souligner socio-économique du pays. À bien en République dominicaine. Cette que le Président dominicain, M. Leo- réfléchir, vouloir maintenir à tout prix tendance tend à s’amplifier d’année nel Fernández, en vue de renforcer la le statu quo, a fait que le système en année. coopération haïtiano-dominicaine, a universitaire existant est devenu tout remis de façon solennelle aux auto- à fait déficitaire pour l’État, pour la Le séisme du 12 janvier 2010 a re- rités haïtiennes, le 12 janvier 2012, nation, pour le pays et pour l’Univer- trouvé l’Université haïtienne dans ses un campus construit dans la ville de sité. désastreuses contradictions, ses in- Limonade qui peut déjà servir à la décentralisation de l’UEH. Ce campus suffisances et ses luttes pour des Le budget de l’UEH, la plus grande a besoin de fonds, de ressources changements académiques de fond ; institution universitaire du pays jus- financières de l’État haïtien pour une situation d’hécatombe. Un nom- qu’à ce jour, montre un manque de pouvoir fonctionner convenablement. bre considérable d’étudiants et d’étu- considérations de certaines autorités

Notre Cité 131 étatiques pour l’Université publique et fait réfléchir plus d’un. Par exem- ple, pour l’année académique 2009- 2010, l’UEH a fonctionné avec un budget annuel de 405 155 346 gour- des, affecté à 82% au salaire du per- sonnel académique, administratif et du personnel de soutien, et à peu près 60 000 000 gourdes pour des investis- sements. Pour l’année 2010 -2011, après le fameux séisme qui a tant ra- vagé et détruit l’Université, il y eut une toute petite augmentation, soit 446 305 623 gourdes pour le fonc- tionnement et 70 000 000 gourdes pour les investissements.

On peut aisément comprendre qu’on ne peut pas faire grande chose avec ce maigre budget, qui oscille entre 1,3% et 1,5% du budget global de la nation. La recherche universitaire, importante pour le développement institutionnel de toute université, ne peut pas être stimulée, encouragée, consolidée. Il va sans dire qu’une res- tructuration ou une réforme de l’UEH implique une augmentation sensible de son budget, tant pour le fonction- nement normal et harmonieux de l’institution que pour le développe- ment de la recherche scientifique, les investigations en sciences sociales et humaines, la publication d’ouvrages, les résultats de recherche et les docu- ments académiques.

L’Université haïtienne doit renaître de ses cendres et occuper sa place académique dans la distribution de connaissances adaptées, la création de techniques nouvelles et dans la formulation par excellence de propo- sitions de redressement et de recons- Jérôme AGOSTINI, Ouanaminthe, Rivière Massacre, 2012 truction dans un contexte de dévelop- pement durable. Comme dans tous les re avancer la société vers le progrès, construire sans l’Université. Aussi au pays qui ont connu des avancées con- la modernisation et le renforcement moment où on est en passe de mettre sidérables en matière de développe- de la vie citoyenne. sur pied la nouvelle Université haï- ment socio-économique et de démo- tienne, il faut tout faire pour limiter, cratie politique, l’Université doit ser- L’enseignement supérieur est central freiner même, l’hémorragie ou la fui- vir de courroie de transmission dans dans tout plan de rénovation natio- te des cerveaux haïtiens formés par la fourniture des cadres, des techni- nale et toute stratégie globale et ef- l’université haïtienne, vers des rives ciens et des professionnels de métier, ficace de développement socio-éco- plus clémentes des pays hégémoni- des penseurs et intellectuels pour fai- nomique. Le pays ne peut pas se ques de l’économie-monde.

132 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 Aller de l’avant, c’est investir dans la reconstitution de la nation sur des gation professionnelle, à se cultiver l’Université bases solides et pérennes. davantage, à se perfectionner dans leur spécialisation et à améliorer la Pour aller de l’avant, sortir de l’au- L’Université ne peut réussir sa mis- qualité de leur enseignement. Plus les berge, redéfinir et reconstruire la na- sion si elle n’est pas soutenue, portée, professeurs dominent leur discipline, tion, Haïti a besoin de l’Université, ce défendue même, du point de vue éco- plus ils sont à même de s’imposer sa- haut lieu de préparation, de formation nomique, social, politique et financier, vamment ; de trans-mettre leur savoir des identités d’une couche sociale hé- par les composantes dominantes de la et de contribuer à la consolidation gémonique, pour façonner des cer- société. A cette fin, l’État, en tant que d’une nouvelle élite capable de ré- veaux, de nouveaux savoirs et accou- structure macro-économique de l’or- pandre et de diffuser de nouveaux sa- cher de nouvelles techniques de pro- ganisation sociale, a la responsabilité voirs, de nouvelles connaissances et duction et de transformation de la d’intégrer l’Université dans ses pro- de participer ainsi à la construction de matière. Haïti a besoin de Centres de grammes et ses plans d’action et, en nouvelles universités, toujours plus recherches spécialisés dans différen- retour, doit compter sur ses contribu- performantes, des penseurs et savants, tes branches du savoir et du savoir- tions techniques, technologiques et bâtisseurs de cathédrales plus impo- faire. savantes pour le progrès et le déve- santes. loppement de la nation. Il doit, en ou- Bien plus, il y a même urgence en tre, veiller, sans ingérence politicien- Haïti d’investir dans l’enseignement ne, aux conditions d’études et contri- Dans toute société moderne, supérieur de qualité et étendre l’offre buer, dans certains cas, à la création l’Université est la référence, universitaire à toutes les composantes de Centres d’études et de recherches l’orgueil de la nation ; l’institution de la société. L’intelligence, l’esthé- dans des branches stratégiques et né- qui illustre et inspire le présent tisme culturel, les possibilités de cessaires au progrès et au développe- qu’on construit chaque jour et le créer, de s’approprier l’art et les arts, ment de la nation. L’État doit, enfin, futur qu’on imagine de développer les techniques, de faire créer des conditions pour que les pro- avancer la science ne sont l’apanage fessionnels, les spécialistes et les d’aucun groupe social en particulier. techniciens puissent pratiquer leur art Dans toute société moderne, l’Uni- Ces potentialités, nourries dans le et mettre à exécution leurs projets et versité est la référence, l’orgueil de la cerveau du genre humain, appartien- leurs plans d’études, par des réalisa- nation ; l’institution qui illustre et ins- nent à tout le monde. Les moyens fi- tions scientifiques et technologiques, pire le présent qu’on construit chaque nanciers et matériels mis à la disposi- au bénéfice de la société et du déve- jour et le futur qu’on imagine, par la tion de l’Université, au bénéfice des loppement de la nation. prospection, la construction et la con- étudiants, des universitaires, des artis- solidation, non seulement par la gran- tes, des penseurs, des intellectuels, Dans la même lignée, la jeunesse doit deur d’un campus et des immeubles des scientifiques et des chercheurs comprendre qu’elle représente l’ave- imposants, mais surtout par la façon permettront l’éclosion d’une société nir de la nation ; que la société à pla- quotidienne d’apporter des améliora- nouvelle, d’une nouvelle Haïti, qui se cé en elle des attentes justifiées de tions constantes à la condition humai- lancera pacifiquement dans une com- bien-être et de progrès. Elle doit se ne. Nous avons pour devoir de déve- pétitivité avec d’autres universités et rappeler qu’elle a la responsabilité lopper une Université d’excellence en d’autres pays. historique –en tant que futur déposi- Haïti, pour donner la priorité à la pro- taire des intérêts sacro-saints de la na- duction des connaissances scientifi- Pour y arriver, les dirigeants du pays tion, en faisant fi des intérêts égoïstes ques, au développement des compé- sont appelés à donner à l’Université et passagers–, d’embrasser les ave- tences nécessaires pour aplanir les la place qui lui revient dans la société nues de la science en acquérant des difficultés auxquelles la société est en commençant par l’octroi d’un bud- connaissances utiles et nécessaires et confrontée dans son évolution sociale get respectable pour lui permettre de en répondant au mieux de sa capacité et historique. C’est ainsi que l’Uni- fonctionner incontestablement. à l’appel de servir les intérêts supé- versité peut créer la nation, car la na- L’Université est le creuset social qui rieurs de la nation. tion a consenti des efforts considéra- donne la possibilité de faire un saut bles dans la rénovation de l’Univer- qualitatif par l’innovation technologi- sité. De même, les professeurs doivent re- que renouvelée et adaptée. C’est trouver la dignité et la vocation de l’institution sociale qui peut contri- leur si noble métier. Ils sont appelés, buer au bien-être de la population et à comme ils le font d’ailleurs par obli-

Notre Cité 133

Un regard critique sur l’évolution de l’enseignement supérieur en Haïti depuis 1986

L. Christian ROUSSEAU

Nous avons tenté de cerner dans ce texte, pour la revue Rencontre, les otre étude se réfère à une con- principaux points qui ont marqué la vie institutionnelle du secteur uni- Nception de l’Université qui a été versitaire en Haïti depuis février 1986, début de cet-te période que bon remarquablement synthétisée dans la nombre d’intellectuels haïtiens appellent la transition démocratique » préface du philosophe français Paul post 1986, jusqu’à aujourd’hui. Outre le simple repérage chronologi- Ricœur à l’ouvrage « Conceptions de que, il essaie, dans une analyse des résultats obtenus par rapport aux l’université 1» : l’Université aujour- objectifs fixés, d’en dégager les causes des succès et des échecs. La re- d’hui n’a pas vocation à faire de tous vue Rencontre demande une analyse critique de l’évolution de l’univer- les étudiants des chercheurs. Elle est sité haïtienne depuis 1986. Nous nous contentons plutôt de traiter de aussi une institution de masse qui a l’enseignement supérieur en Haïti, choix qui répond à une double vo- pour mission « de diffuser, à l’ensem- lonté. ble de ceux qui peuvent assimiler une culture générale qui aide ses bénéfi- ciaires à suivre, de plus ou moins près, le mouvement de la recherche moderne, scientifique, littéraire, artis- tique. Cette mission va, jusqu’à un certain point, en sens contraire du souci, proprement professionnel, d’adaptation aux besoins du pays en cadres dirigeants. »

Malheureusement, beaucoup de diri- geants de notre Université, souvent par manque de culture ou par choix idéologique, ne connaissent ou ne retiennent que ce dernier aspect de la mission de l’Université.

La première est de rappeler que l’idée d’Université est complexe et dépasse le caractère temporel des structures en place pour l’enseignement supé- rieur. Par contre, ce sont ces dernières qui se prêtent plus facilement à une analyse objective et comparative sur une période donnée car elles se réfè- rent à un dispositif institutionnel clai- rement identifiable pouvant être mo- Jérôme AGOSTINI, Furcy, Méandres, 2012

134 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 difié par les différentes politiques de mier pas va être rapidement fran- L’ouverture démocratique a coïncidé leurs responsables. chi avec la Constitution de 1987 avec l’accélération du développement qui classe l’Université d’État de l’offre privée au point que l’ensei- La seconde est de mettre en avant le d’Haïti parmi les institutions in- gnement supérieur est devenu aujour- caractère universel de l’Université et dépendantes (Titre VI, Chapitre d’hui un véritable marché. Durant la des savoirs dispensés dans cette en- V, Article 208). Mais les differ- même période, l’UEH a fait des ef- ceinte. Bien sûr, il ne saurait être rents pouvoirs en place vont jouer forts considérables pour augmenter question de nier la relation fonda- sur le fait que la formule utilisée sensiblement sa capacité d’accueil. mentale avec le milieu, mais bien dans l’article 208 mentionne plu- Multipliée par cinq, elle est passée de d’indexer une vision réductrice du tôt l’autonomie de L’UEH pour ne près de 5 000 en 1985 à plus de savoir lorsqu’elle ne considère pas pas lui reconnaître cette indépen- 22 000 en 2011. Comment expliquer que la meilleure façon de maîtriser dance et il faudra attendre février ce phénomène ? son milieu est de s’ouvrir au vaste 1997 pour qu’un accord sur la champ de la connaissance univer- question, portant le nom de « Dis- Il n’y a pas de réponse simple à cette selle. positions transitoires », intervien- question. Mais la volonté de la dicta- ne entre le ministre de l’Éduca- ture duvaliériste de mettre en coupe réglée toutes les activités intellectuel- Partie prenante des luttes dé- tion nationale et le Conseil de les du pays, avait, sans doute, provo- mocratiques contre la dicta- l’Université d’État d’Haïti. Dans qué une atomisation de l’offre scolai- ture duvaliériste, dès la fin du régi- son article 1, ce document procla- re en général et de l’offre en éduca- me, le secteur progressiste de l’Uni- me l’indépendance et l’autonomie tion supérieure en particulier, contra- versité s’est mobilisé pour inscrire de l’UEH. diction d’un régime incapable d’assu- certaines préoccupations majeures 2. « Participer à la consolidation et rer un développement adéquat de dans les nouveaux textes réglemen- à l’avancement de l’État de droit l’offre public et soucieux d’étouffer taires en créant des remparts contre les autoritarismes quels qu’ils soient, le secteur privé plus difficilement en substituant dans le fonctionne- contrôlable sur le plan politique. Le choix de 1986 pour démarrer un ment de L’UEH la concertation à bilan sur la situation actuelle de l’autoritarisme, en fonctionnant Après 1986, ce sera malheureusement l’Université a-t-il vraiment une justi- sur la base de la participation » l’explosion, sans aucun contrôle véri- fication ? Qu’est-ce qu’a représenté (ref : article 8 des Dispositions table, des écoles secondaires à travers dans le milieu universitaire la fin de transitoires). Au nom de ce prin- tout le pays et conséquemment des la dictature des Duvalier et l’ouver- cipe, les responsables d’établisse- universités privées. On glissera de ture d’une nouvelle ère démocratique ments et de l’administration cen- manière quasi-inexorable des écoles en Haïti ? Partie prenante des luttes trale sont désignés par élection. secondaires « borlettes » aux établis- démocratiques contre la dictature du- sements d’enseignement supérieur valiériste, dès la fin du régime, le sec- 3. Mettre l’enseignement supérieur « borlettes ». Les garde-fous placés teur progressiste de l’université s’est en Haïti « au niveau de la science dans la Constitution de 1987 ne se- mobilisé pour inscrire certaines pré- et de la technologie universel- ront pas et ne sont toujours pas opéra- occupations majeures dans les nou- les »; promouvoir la recherche et tionnels. Rappelons que cette derniè- veaux textes réglementaires. Nous « l’orienter vers le développement re assujettit l’autorisation de fonc- mettons un accent particulier sur trois endogène des ressources humai- tionnement des établissements supé- d’entre elles : nes et matérielles de la Nation rieurs privés à un avis technique fa- (ref : article 8 des Dispositions vorable de l’UEH. Le secteur privé va 1. Mettre l’Université d’État d’Haïti transitoires). à l’abri des interventions du pou- faire bloc contre cette disposition voir politique et, de manière sym- constitutionnelle en dénonçant à la bolique, opérer une rupture for- Sur l’aspect administratif et insti- fois la nature de cette prérogative et melle avec le décret du 16 décem- tutionnel la compétence de l’UEH pour l’exer- cer. Et pour enfoncer le clou, le Mi- bre 1960 créant l’Université A la chute des Duvalier en 1986, le nistère de l’Éducation Nationale, au d’État d’Haïti, dont la finalité système d’enseignement supérieur lieu de développer un partenariat était le contrôle politique de l’ins- comptait essentiellement des établis- avec l’UEH pour faire appliquer la loi, titution après la grève des étu- sements publics définis dans le décret va fragiliser le dispositif de contrôle diants de la même année. Un pre- de 1960 et de rares structures privées.

Notre Cité 135 en accordant des autorisations à cer- tains établissements privés sans con- sulter l’UEH.

L’UEH est un service public et, de ce fait, radicalement différent, dans sa nature, des éta- blissements privés

C’est un peu comme si le Ministère de la Justice laissait agir les compa- gnies de sécurité à leur guise sous prétexte que la PNH est elle-même une compagnie de sécurité et qu’elle n’a pas la compétence pour évaluer les compagnies privées. Là encore, manque de culture administrative des responsables qui ne comprennent pas que l’UEH est un service public et, de ce fait, radicalement différent, dans sa nature, des établissements privés.

Dans ce capharnaüm, il est bon de rappeler comme le souligne le profes- seur Raymond Noël dans un article paru en 20112 : « l’UEH est la seule entité universitaire du système qui peut se prévaloir de dispositions ré- glementaires connues de tout le mon- de ». Et il ajoute fort judicieusement: « Qui peut dire comment sont dési- gnés les Recteurs, les Doyens, les Professeurs des IES (Institution d’en- seignement supérieur) privées ? ».

De manière plus fondamentale, de- puis 1986, l’enseignement supérieur privé occupe une place de plus en Rémi COURGEON, Portrait Inachevé d’Haïti VIII, 2010 plus importante dans le système sans qu’on ait mesuré les conséquences Or, depuis 1986, le débat sur la rela- déplaçant le problème sur le plan ex- sociales d’un tel bouleversement. tion public-privé se limite le plus sou- clusif de la gestion, on passe sous si- Tant que le système était majoritaire- vent à des questions financières : quel lence une réalité qui s’impose d’an- ment public, il permettait une forme doit être le niveau de gratuité à née en année : l’UEH, sous financée de rééquilibrage social en fondant l’UEH ? L’État doit-il subventionner par l’État, s’achemine lentement mais dans un même moule de formation le privé ? L’UEH doit-il rechercher sûrement vers un service pour les fa- des jeunes d’origines sociales dif- d’autres sources de financement que milles pauvres, de qualité de plus en férentes. L’enseignement supérieur celles des allocations du Trésor pu- plus contestable. Si on laisse faire, la était alors un véritable service public blic ? Ce sont certes des questions boucle sera bouclée puisque c’est dé- et avait un accès équitable et la même importantes auxquelles on doit appor- jà le cas pour les autres formations. qualité de service pour tous. ter des réponses pertinentes. Mais en Et l’on aura beau jeu de mettre en

136 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 avant l’incompétence des responsa- époque où tout s’achète et tout se tion du bien-fondé du statut de cer- bles et des enseignants de l’UEH qui vend, il est impératif de se battre pour tains établissements créés à partir de n’ont pas su bien gérer l’institution. la défense d’un service public fort. logiques contestables assez éloignées Ceux qui mènent cette lutte à l’inté- de véritables préoccupations acadé- rieur de l’UEH doivent bien mesurer miques. C’est le désengagement des cette dimension mais aussi compren- gouvernements envers l’UEH dre que l’accompagnement des gou- En plus de cet aspect qui est davanta- qui a facilité l’afflux d’un person- vernements est incontournable pour ge relié à l’organisation académique, nel incompétent et pas l’inverse mettre en place une institution publi- bon nombre d’enseignants sont inca- que capable d’assumer correctement pables de faire une différenciation sa mission. entre les enseignements universitaires Il faut déplacer le point de vue : c’est à caractère technique plus orientés le désengagement des gouvernements sur la maîtrise à court terme d’un sa- Sur le volet académique envers l’UEH qui a facilité l’afflux voir-faire spécialisé, et les enseigne- d’un personnel incompétent et pas Les objectifs d’excellence définis ments à caractère scientifique où l’inverse et c’est seulement leur enga- dans l’article 8 des Dispositions tran- l’approfondissement théorique re- gement envers l’UEH qui pourra per- sitoires sont restés lettre morte. La si- cherche la maîtrise d’un savoir. Cer- mettre un apport de ressources quali- tuation académique des différentes tains cours dispensés pour la Licence fiées et motivées. Il faut bien com- entités de l’UEH est restée figée n’ont même pas leur place dans un prendre que les élites économiques et quand elle ne s’est pas carrément dé- enseignement de niveau universitaire. politiques du pays ont choisi de favo- gradée. En plus de quelques tentati- Par conséquent, nous avons un systè- riser une éducation à la mesure des ves ponctuelles pour mettre en place me d’enseignement supérieur avec revenus économiques des familles et des programmes de maîtrise, le ni- des niveaux annoncés qui n’est pas excluant le brassage social. Ils ont veau général des diplômes délivrés à forcément en accord avec la réalité leurs gourous qui expliquent inlas- l’UEH reste celui de la Licence, les des cours dispensés. sablement au public que l’Université diplômes d’Ingénieur, d’Agronome et doit se gérer comme une entreprise et de Médecin faisant exception à la rè- qu’elle doit produire pour le marché. gle. Il en est globalement de même Dans une époque où tout Avec l’assurance que leur procure le dans le privé. Quant à la recherche, s’achète et tout se vend, il est sentiment d’appartenance à un cou- on peut dire qu’elle reste encore à impératif de se battre pour la dé- rant dominant et à coup de formules créer dans les Universités haïtiennes. fense d’un service public fort passe-partout, ils dissimulent bien, pour un public non averti, leur incul- L’enseignement supérieur souffrait ture profonde. L’histoire commence déjà, bien avant 1986, d’un énorme Ces différents constats nous amènent pour eux avec le marché et n’a pas problème de référence académique à poser la question suivante : pour- d’autres horizons que le marché. Ils cohérente non pas du fait que certai- quoi 1986 n’a pas permis d’amorcer oublient ou ignorent que l’idée nes des facultés les plus anciennes les redressements nécessaires ? Es- d’Université est née tout simplement (des Sciences, de Médecine, de Droit sentiellement parce que les causes du désir de comprendre le monde et et l’École Normale Supérieure) se structurelles de cette faiblesse acadé- de le faire avancer vers plus d’huma- soient structurées sur un modèle prin- mique reposent pour beaucoup sur le nisme par la maîtrise des connaissan- cipalement français et que d’autres fonctionnement de la société haïtien- ces. Le marché était la dernière pré- plus récentes (comme l’INAGHEI et ne et sont rattachées à l’environne- occupation des grands esprits d’alors les Sciences Humaines) se soient ins- ment externe dont le poids rejaillit sur qui avaient cette faculté exceptionnel- pirées d’un modèle beaucoup plus toutes les institutions y compris sur le d’être à la fois des savants brillants nord-américain, mais parce que les les établissements d’enseignement et des philosophes remarquables. logiques académiques particulières supérieur. qui ont présidé à la création de ces C’est ce sens profond de l’enseigne- entités, se sont peu à peu diluées sans Elles sont également liées à des fac- ment et de la recherche que l’Univer- que soit fait un véritable effort d’ac- teurs internes. En premier lieu, il faut sité doit faire vivre constamment tout tualisation et de réflexion sur l’en- dire que dans tout pays, les activités en s’adaptant à son temps et à son mi- semble des filières. Il n’y a pas eu d’enseignement et de recherche ins- lieu. C’est pour cela que dans une non plus une sérieuse remise en ques- titutionnelle ne peuvent atteindre une

Notre Cité 137 certaine qualité sans la volonté des part des élites économiques et politi- ressources humaines (compétence gouvernements ou des structures pri- ques pour espérer enfin un enseigne- académique et engagement citoyen) vées dotées de moyens suffisants, de ment supérieur digne de ce nom ? sans lesquelles les réformes structu- maîtriser et de faire avancer des vo- Certainement pas. relles resteront des déclarations d’in- lets de la connaissance soit pour des tention. Bien sûr, rien ne peut garantir motifs scientifiques ou commerciaux, qu’un jeune talent formé viendra ren- soit pour les deux. Il n’y a pas de re- Au nom même de cette indé- forcer le noyau. cherche universitaire et d’enseigne- pendance et de l’autonomie ment de qualité sans accompagne- qu’ils ont su arracher de haute lut- La jeunesse n’a jamais été une garan- ment des pouvoirs publics et/ou des te aux pouvoirs politiques, diri- tie de positionnement idéologique pouvoirs économiques privés. geants, enseignants, étudiants, doi- progressiste (l’Université ne saurait vent se battre pour un enseigne- d’ailleurs promouvoir aucune forme En second lieu, cette volonté est di- ment supérieur de qualité même si de pensée unique) et le risque de dé- rectement en rapport avec le choix cette exigence va à contre-courant perdition doit être assumé. Á l’inver- que fait une société d’assumer de ma- des préoccupations des élites écono- se sans formation de nouveaux ta- nière autonome son développement, miques et politiques lents, un noyau qui se bat pour un en- en d’autres termes, d’avoir une certai- seignement supérieur de qualité at- ne souveraineté dans la conduite des teindra rapidement ses limites. politiques publiques. Or, 1986 n’a Cette responsabilité est d’autant plus pas représenté une rupture avec les forte qu’ils constituent une partie im- En conclusion, ce bilan critique de politiques de désengagement de portante de l’élite intellectuelle donc l’évolution de l’enseignement supé- l’État, initiées depuis les années 1970 de cette frange de la population qui rieur depuis 1986 rejoint la probléma- sous la pression des bailleurs de détient une certaine capacité à trouver tique plus large de l’avenir d’Haïti en fonds. La chute des Duvalier a de des solutions à des problèmes com- tant que nation. préférence marqué une accélération plexes. Le désengagement des gou- de la perte du contrôle de l’État sur vernements et des pouvoirs écono- Devant la complexité du monde mo- les activités économiques du pays. miques est une donnée globale. Il faut derne, les citoyens ont besoin de Dans un contexte où l’État est mini- rechercher et exploiter les rares op- comprendre, sur une base rationnelle, mal, les intérêts particuliers et la ren- portunités présentes dans le système les forces et les faiblesses de leur en- tabilité à court terme prennent forcé- et en créer d’autres. vironnement naturel, les enjeux éco- ment le pas sur l’intérêt national et nomiques et sociaux des différents les objectifs de développement dura- Mais pour cela deux conditions sont choix de sociétés qui s’offrent à eux à ble. Et dans un monde globalisé où nécessaires. La première c’est que les travers les luttes politiques. C’est cet- les pays pauvres sont vus comme des ressources humaines compétentes te base rationnelle, résolument oppo- bassins de main-d’œuvre à bon mar- présentes dans le milieu universitaire sée au dogmatisme, à l’obscurantisme ché et des consommateurs de masse et en particulier celui de l’enseigne- et aux préjugés que l’Université, à de produits fabriqués par les multina- ment supérieur public, doivent s’en- travers le statut et l’organisation de tionales, les capitaux disponibles vont gager de manière déterminée, organi- l’enseignement supérieur, doit les ai- aller de préférence vers des activités sée et intelligente. Sans un noyau dur der à construire, à renforcer, à diffu- commerciales ou de services. Un tel capable de dépasser son conformisme ser dans toutes les couches de la po- système économique laisse peu de et ses intérêts personnels, le système pulation, tout en permettant l’expres- place à l’investissement dans les cer- fera du sur place, ce qui équivaut à la sion plurielle, contradictoire, seule veaux, et encore moins dans des do- dégradation continue. garante de la démocratie et du respect maines qui n’ont aucune utilité pour des droits de la personne. le marché. La deuxième condition c’est la capa- cité du noyau, malgré l’environne- Alors faut-il en conclure que les res- ment difficile, à essayer, de manière ponsables de l’Université et les ensei- organisée, de mettre sur pied un vaste Notes : mouvement de formation de jeunes 1 gnants n’ont aucune responsabilité Jacques DREZE et Jean DEBELLE : Concep- dans l’état actuel de l’enseignement talents. Car pour avoir une continuel- tions de l’université. 2 supérieur ? Faut-il attendre un hypo- le production d’idées et dépasser le J. Raymond NOËL : Construire le système de thétique changement de priorité de la statu quo actuel, il faut une qualité de l’enseignement supérieur haïtien.

138 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012

Habiter Haïti comme Universitaire – Citoyen

Hérold Toussaint

Dans notre pays, la plupart de nos semblables ont du mal à assurer leur nscrits dans le courant de la philo- survie matérielle, à obtenir une reconnaissance sociale et à jouir des I sophie humaniste, nous pensons et plaisirs de l’existence. Ils ruminent quotidiennement leur honte et leur nous croyons que tous les êtres hu- humiliation. Le séisme du 12 janvier 2010 qui a détruit la capitale mains, indépendamment de leur race d’Haïti a mis à découvert les différentes facettes de leurs souffrances et de leur sexe, appartiennent à une sociales et morales. Nous avons choisi de demeurer en terre haïtienne. seule et même espèce et sont revêtus Ce choix nous contraint à donner une réponse à ces deux questions : de la même dignité. Le déterminisme Quel est le sens de notre existence sur cette planète ou plus particulière- –biologique, social, historique, psy- ment sur la terre haïtienne ? Que signifie habiter Haïti au XXIème siè- chique– n’est jamais intégral. L’hom- cle ? À partir de notre lieu de travail –l’Université–, nous nous propo- me n’est pas un jouet de forces qui sons de projeter un profil de l’Universitaire - Citoyen. dépassent son destin et qui en déci- dent. Il a toujours le moyen d’acqué- rir ou de résister. Le bien-être humain est la finalité de la vie sociale. C’est à partir de cette vision que nous dessi- nons ce profil.

L’Universitaire-Citoyen s’intéresse avant tout au statut et au devenir de la vérité dans notre société. Il a le souci de faire connaître la mission de l’Uni- versité aux nouvelles générations qui doivent savoir que « l’Université fait profession de la vérité, déclare et pro- met un engagement sans limite en- vers la vérité1». Ce faisant, l’Univer- sité devrait être un espace dans lequel rien n’est à l’abri du questionnement ; un ultime lieu de résistance critique à tous les pouvoirs d’appropriation dogmatiques injustes ; de liberté aca- démique et inconditionnelle de ques- tionnements et de propositions. Com- me principe de résistance, elle ne doit être subordonnée à aucun pouvoir ni à aucune finalité extérieure : écono- mique, politique, idéologique, média- tique, technique ou technocratique.

L’Universitaire - Citoyen est un veil- Jérôme AGOSTINI, Pétion-Ville, En haut de la Panaméricaine, 2011 leur qui accepte de créer des commu-

Notre Cité 139 nautés chargées d’assurer le service l’épanouissement de la raison et de planète, mais encore toute la condi- du bien commun. Avec ses pairs l’amour, de la transcendance et du tion humaine. d’Haïti et de la planète, il appuiera dépassement de l’étroitesse de l’ego. toute tentative de mise en place de L’Universitaire - Citoyen ne doit pas structures pouvant faciliter la distri- Pénétré du sens de l’anticipation, il ignorer les différents défis que tous bution des biens collectifs à tous sans gardera la mémoire de la souffrance les hôtes de la terre doivent relever, distinction. Il créera, en outre, des as- des dominés. Il n’hésitera pas à faire dans la crise écologique, à savoir : le sociations d’universitaires qui s’affir- comprendre les véritables fondements réchauffement climatique, la déserti- meront comme « instance de critique, de la souffrance sociale en Haïti qui fication qui menace près d’un mil- de surveillance, de propositions à par- peut être lue dans les gestes, les re- liard d’habitants de 110 pays, la défo- tir de leur champ de spécialisation ». gards, la prononciation, l’intonation restation qui est au rythme de 13 mil- Il sera toujours prêt à sonner l’alarme ou encore le langage des corps. liards d’hectares par an, la pollution au moment où réapparaîtront les lai- de l’air, de l’eau douce, des océans et deurs nationales –mépris des paysans, Sans esprit de revanche, il pourra ap- des sols, les menaces pour la biodi- domesticité infantile, préjugé de cou- porter son soutien à tous ceux qui re- versité2. L’Universitaire - Citoyen leur– résultant d’une absence de mé- fusent de travestir la mémoire et qui n’hésitera pas à appuyer tous les moire. L’Universitaire - Citoyen ac- acceptent de mobiliser l’histoire haï- mouvements ou organisations qui lut- cepte de partager ses rêves avec d’au- tienne avec tout ce qu’elle comporte tent pour la survie d’Haïti et pour la tres (chercheurs, étudiants, ouvriers, de tragique et de subversif, en vue de planète. À partir de notre coin de ter- paysans, groupes de femmes…) En créer un avenir original. Cette mé- re, il aidera ses compatriotes à pren- effet, pour s’épanouir et s’étoffer, une moire facilitera la réduction de la vio- dre conscience que nous n’avons idée a besoin d’être accueillie par lence symbolique qui régit la commu- qu’une seule planète et que, si nous la d’autres. nication entre locuteurs aux statuts gaspillons, il n’y aura pas d’issue. Il sociaux foncièrement disparates. plaidera pour que l’éducation à la Quête de mémoire et conscience criti- conscience écologique soit obliga- La force d’âme est la capaci- que sont indissociablement liées dans toire dans toutes les écoles. té de dire « non » quand tout toutes démarches dont la finalité est le monde veut nous entendre dire d’œuvrer pour un monde moins iné- « oui ». galitaire et moins violent. Convaincre les hommes et les femmes politiques à prendre Porte-parole de l’universel, l’Univer- des mesures de contrôle concernant L’Universitaire-Citoyen utilisera tous sitaire-Citoyen haïtien ne peut pas les activités technoscientifiques les moyens astucieux afin d’aider les faire comme si les progrès vertigi- nouvelles générations à admettre que neux des nouvelles technologies d’in- les Haïtiens et les Haïtiennes sont res- formation et de communication n’ont Dans le contexte haïtien, il réfléchira ponsables de leur destin. Les dieux ne aucune incidence sur le travail de avec ses pairs et avec les jeunes géné- nous en veulent pas. Nous déclinons création culturelle. Il devra engager, à rations sur le principe de responsabi- parce qu’il manque à nos différentes la suite de ses collègues de la com- lité du philosophe Hans Jonas3. Ce élites un élément vital pour la survie munauté internationale, de sérieuses principe est formulé en ces termes : de notre société qui s’appelle la « for- réflexions sur ces technologies. Il le « Agis de façon que les effets de ton ce d’âme ». En quoi consiste-t-elle ? fera, sans doute, à partir des questions action soient compatibles avec la per- Elle consiste en notre capacité de ré- brûlantes qui secouent l’histoire de manence d’une vie authentiquement sister à la tentation d’assassiner notre son pays. Bref, il s’agira de découvrir humaine sur « terre » ou pour l’expri- espérance et notre foi en l’avenir. La lucidement en quoi les réussites de la mer négativement : « Agis de façon force d’âme est la capacité de dire science peuvent être « porteuses que les effets de ton action ne soient « non » quand tout le monde veut d’avenir » pour notre agriculture, no- pas destructeurs pour la possibilité nous entendre dire « oui ». Toutefois, tre économie, notre système judiciai- future d’une telle vie », ou simple- ce « non » n’est pas celui de l’adoles- re, notre système économique. L’Uni- ment « Ne compromets pas les con- cent révolté ou encore celui qui, par versitaire - Citoyen d’Haïti ne saurait ditions pour la survie indéfinie de peur de la vie, est prêt à s’exposer à se montrer hargneux ou étranger aux l’humanité sur terre » ou encore « In- des situations dangereuses. Ce nouvelles technologies qui, non seu- clus dans ton choix actuel l’intégrité « non » doit être authentique. La for- lement affectent déjà les formes de future de l’homme comme objet se- ce d’âme est notre re-fus de compro- vie de la plupart des citoyens de notre condaire de ton vouloir ». mettre, en raison de notre avidité,

140 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 L’Universitaire-Citoyen doit encoura- ger, voire lutter pour que les enfants d’Haïti aient une éducation à la res- ponsabilité en rapport avec leur mi- lieu de vie. La responsabilité doit être collective, mais elle doit s’inscrire dans des collectivités définies, limi- tées dans l’espace. Ainsi, l’Universi- taire-Citoyen appuiera toutes les for- mes d’initiatives cherchant à convain- cre les hommes et les femmes politi- ques à prendre des mesures de con- trôle concernant les activités techno- scientifiques.

Aspirant toujours à une triple libéra- tion –libération de soi, libération pour Haiti, libération pour la planète–, l’Universitaire-Citoyen, à partir des instruments de travail propres à sa discipline scientifique, tentera de dé- masquer l’illusion qui ferait apparaî- tre comme ordre naturel ce qui est l’arbitraire d’une forme de domina- tion.

Pèlerin de l’espérance, l’Universitai- re-Citoyen ne contemplera pas passi- vement ou n’applaudira pas béate- ment les scènes tragiques de la vie quotidienne de tous ceux qui sont dé- pourvus de tout capital économique et culturel, mais il donnera son appui à la construction de la Cité. Espérer aujourd’hui, c’est accepter de tout Jérôme AGOSTINI, Jérémie, Un mec qui porte, 2011 mettre en doute en vue de découvrir, de dévoiler et de construire. sent d’aucun capital (économique, so- contrôle que celui de ses pairs ou de L’Universitaire-Citoyen assumera cial, culturel, symbolique) significatif la « Cité savante ». Il n’acceptera pas ainsi un double risque : celui de par- pouvant les aider à maîtriser leur ave- qu’un expert autoproclamé ou man- ler et celui de créer. Il acceptera nir. Donner la parole à ces « damnés daté par le pouvoir politique puisse d’être jugé à cause de ces risques. La de la terre » constitue en soi une ac- prétendre piloter le travail des cher- loi du conflit l’exige, car c’est elle tion politique. Devenir « fonctionnai- cheurs. Conscient des difficultés que qui nous faire prendre conscience de re de l’humanité » ou encore Univer- peuvent rencontrer les chercheurs nos différences et qui nous demande sitaire - Citoyen dans le contexte haï- dans la quête et dans la défense de de respecter nos concurrents ou nos tien, c’est faire preuve de sympathie leur autonomie, L’Universitaire – Ci- adversaires. et de compassion. toyen est un défenseur de l’autono- mie de la recherche. Il ne doit pas Défendre les valeurs universelles en être dupe et ignorer les conséquences L’exemple de Jacques Stéphen Haïti implique pour l’Universitaire néfastes que peut encourir la recher- Alexis peut largement nous inspirer haïtien des prises de position scienti- che de financement pour ses travaux fiques et politiques en faveur de ceux L’Universitaire-Citoyen ne doit pas qui ne doit pas bloquer sa tentative de et de celles qui ont toujours été ber- être inféodé à aucun pouvoir. Il doit produire un savoir critique sur le cés d’espoirs vagues et qui ne dispo- travailler sans avoir à subir d’autre monde social.

Notre Cité 141 L’Universitaire-Citoyen devra dialo- guer avec les grandes figures de la pensée haïtienne qui ont été animées, d’une part, du souci d’établir une re- lation entre l’universel et le particu- lier et, d’autre part, de celui de pré- senter une vision intégrale de l’hom- me. En ce sens, l’exemple de Jacques Stéphen Alexis peut largement nous inspirer. S’adressant à des intellec- tuels français, il écrivait au début de 1957 :

« Nous sommes tous doués de raison, d’affectivité et de sensibilité. Plus particulièrement l’intellectuel est ce- lui qui a pris l’engagement envers lui-même de porter au plus haut point l’harmonie de ces trois facultés qui réagissent l’une sur l’autre (…). Je ne crois d’ailleurs pas qu’une intel- ligence, aussi aiguë soit-elle, suffise pour saisir l’irisé et le mouvant de la vie. Un homme qui ne laisse pas par- ler son affectivité et sa sensibilité est certes victime d’une aliénation dan- gereuse à cause du pragmatisme, de l’utilitarisme, du jésuitisme et de la sécheresse qui en découle. L’amour, la liberté, la morale, la joie, le bon- heur, le respect de la personne hu- maine deviennent des catégories ab- straites, des antithèses isolées, des étalons absolus avec lesquels on es- saie de mesurer la réalité dans quel- que pays que ce soit, en dehors de l’histoire, dans n’importe quelle con- joncture4 ».

La conscience du poids de l’histoire qui peut obscurcir le possible L’Universitaire-Citoyen résistera tou- jours à toute forme de fragmentation Jérôme AGOSTINI, Port-au-Prince, Hôtel Oloffson, 2011 qui le fera passer pour un monstre ou un indifférent à la manière de ses toutes les formes de domination en siècle. Ami de la beauté et de la soli- compatriotes. Ainsi, il n’éludera pas, Haïti. Il prendra, cependant, la cons- darité, il s’en prenait vigoureusement dans ses pratiques, la question du cience du poids de l’histoire qui peut aux élites noires et mulâtres qui, par sens de l’amour, de la poésie, de l’es- obscurcir le possible. leurs pratiques, dédaignaient les clas- pérance et de la responsabilité. ses subalternes. Dans son volumineux L’Universitaire-Citoyen est un résis- Nous pouvons retenir également ouvrage Monsieur Roosevelt, Prési- tant lucide et éclairé dont la tâche ne l’exemple d’Anténor Firmin, l’un de dent des États-Unis et la République consistera pas à annoncer la fin de nos plus grands penseurs du XIXème d’Haïti publié en 1905, il écrit :

142 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 « La vérité, c’est que la question de Plas leta se chwal papa Notes : couleur est à l’usage de tous ceux qui Un emploi public, c’est un cheval 1 DERRIDA Jacques, L’université sans condi- désirent perpétuer la nuit qui règne de famille tion, Paris, Éditions Galilée 2001, p. 12 dans le cerveau populaire en Haïti, 2 Konstitisyon se papye, La biodiversité est une notion qui renvoie à pour en tirer des avantages person- l’ensemble des risques, notamment d’origine bayonnèt se fè nels (…) Haïti n’a besoin, pour se humaine, induisant une diminution du nombre La Constitution, c’est du papier ; relever et prospérer, que d’être gou- d’espèces et un appauvrissement des écosys- les baïonnettes, c’est du fer tèmes remettant en cause, à terme, leur viabi- verné par des citoyens honnêtes et lité générale (Yves DUPONT, Dictionnaire des compétents, quelle que soit la nuance Ce « patriotisme constitutionnel » risques, Paris, Armand Colin, 2004 (2003), p. de leur épiderme pourvu qu’ils ne 44). n’adviendra pas sans une relecture 3 voient pas dans la majorité qui peine Voir Hans JONAS, Le principe de responsa- critique de l’histoire de l’État en bilité : une éthique pour la contestation tech- et qui travaille un autre ordre de Haïti. Cette tâche ardue est indispen- création5 (…) ». nologique, Paris, Cerf, 1997. 4 sable, si nous voulons acquitter notre ALEXIS Jacques-Stéphen, « La belle amour dette envers ceux et celles dont les humaine », 1957 in Europe, no 501, janvier Transcendant de loin toute forme de aspirations sont rongées par les struc- 1971, p.23-24 5 nationalisme verbal ou folklorique à tures de domination ou d’exploita- FIRMIN Antênor, Monsieur Roosevelt, Prési- travers l’histoire d’Haïti, l’Universi- tion. dent des États-Unis et la République d’Haïti, taire-Citoyen assumera ce nouveau New York, Hamilton Bank Note Engraving risque : celui de participer quotidien- and Printing Co. / Paris, F. Pichon et Durand Rêver et travailler à l’avènement d’un Ausias, 1905, p. 426 et 455. nement et inlassablement à l’éclosion « patriotisme constitutionnel en Haïti 6 FERRY Jean Marc, « Quel patriotisme au-de- de ce qu’un penseur allemand, Jűrgen », c’est faire preuve de patience. Ce là des nationalismes? Réflexion sur les fonde- Habermas appelle le « patriotisme projet ne peut pas être l’œuvre d’un ments motivationnels d’une citoyenneté euro- 6 constitutionnel » qui se définit par homme ou d’un parti politique. Il doit péenne » in BIRNBAUM Pierre (dir.), Sociolo- l’attachement aux principes de l’État être collectif et exigera de l’Universi- gie des nationalismes, Paris, PUF, 1997, p.435. de droit et de la démocratie. Cepen- taire – Citoyen un courage extraordi- dant, il ne fera pas croire à ses com- naire pour contester le désordre insti- patriotes que la démocratie est le pro- tué, la marginalisation des Haïtiens et pre de l’homme. Insistant sur sa di- Haïtiennes qui souffrent du manque mension historique, il cherchera avec d’avenir et qui ne peuvent pas avoir d’autres les éléments puissants de no- un rapport raisonnable avec le temps. tre culture qui favorisent une meilleu- re réception du projet démocratique L’Universitaire-Citoyen est un uto- en Haïti. piste réaliste qui, avec les armes du champ scientifique, identifiera les Ce patriotisme signifie une rupture marges de liberté non maîtrisées par graduelle et intelligente avec une cul- les structures de domination au ni- ture de la violence fondée sur le mé- veau national et international. Il le pris conscient ou inconscient de nos fera dans le but de permettre aux concitoyens, sur l’anéantissement de dominés d’investir dans cet-te marge leur dignité. Il marquera une sérieuse le surplus de leur créativité qui seul remise en question des éléments alié- est apte à les aider à inventer un ave- nants de notre culture politique qui nir à la hauteur de leur dignité humai- sont formulés dans ces proverbes : ne.

Volè leta pa volè L’Universitaire-Citoyen est, enfin, un Qui vole l’État n’est pas voleur. ami de l’art qui symbolise la rencon- tre du sensible et de l’intelligible, du Anba moumou, zépolèt se dèy matériel et du spirituel. Il prône Sous l’épaulette, c’est le deuil l’éducation esthétique des enfants et Minis finans gen dan des jeunes. Il défend l’art qui est l’in- Le Ministre des Finances a les carnation de la beauté. C’est cette dents longues beauté liée à l’éthique qui nous aidera Jérôme AGOSTINI, Anse d’Azur, Silhouette, à humaniser nos pratiques sociales. 2011

Notre Cité 143 CONDITION FÉMININE

Le mouvement féministe et des femmes dans la transition 1986/2012 en Haïti

Marie-Frantz JOACHIM

Après 25 ans, il ne semble pas inconvenant d’examiner plus en profon- es premières traces du féminisme deur l’évolution des forces et des faiblesses du mouvement féministe L en Haïti remontent à la période haïtien afin d’évaluer les efforts à accomplir par les femmes et les fémi- coloniale1 durant laquelle les femmes nistes en vue de renverser définitivement le déterminisme biologique, esclaves décidèrent de pratiquer base du système patriarcal, dont bénéficie largement le système écono- l’avortement pour ne pas exposer mique néolibéral notamment dans la discrimination sexiste du travail. leurs enfants à la servilité, compro- Un tel exercice demande le rassemblement des faits provenant de l’ana- mettant ainsi la reproduction de la lyse du mouvement féministe, eu égard à la transition démocratique, de force de travail du système esclava- les synthétiser, pour en tirer quelques leçons et faire ressortir les giste en s’associant aux hommes es- grands défis qui ouvriront éventuellement des pistes d’action pour le claves pour relever le défi et arriver à la libération nationale. Elles se re- futur. Il est important de souligner l’allure de témoignage que peut ème prendre certaines parties de ce texte en raison de l’implication directe trouvent plus tard, au XIX siècle, aux côtés des Piquets2 du sud dans la de l’auteure dans diverses actions. lutte de ces derniers pour la posses- sion de la terre et des Cacos,3 au dé- but du XXème, dans la résistance con- tre l’occupation américaine. Le fémi- nisme haïtien s’est confirmé de plus en plus en 1934. Avec la création de la Ligue féminine d’action sociale, il est passé d’une prise de conscience individuelle à la mise en place d’un espace collectif qui a permis aux fem- mes d’obtenir, par leurs revendica- tions, le droit de vote et d’avoir plus d’accès à l’éducation avec la création du Lycée de jeunes filles.

En 1986, le contexte politique a favorisé l’apparition d’un mouvement féministe qui continue le travail des aînées tout en s’atta- quant à la fois au système capitalis- te néolibéral et au patriarcat

Parallèlement, plusieurs organisa- tions, syndicats et partis politiques ont créé une section féminine. De Peter MORRELL, De retour à l’école, 2010 plus, d’autres groupements féminins

144 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 ou organisations non gouvernementa- sinats politiques, d’interventions mili- En l986, à la chute de la dictature des les (ONG) ont vu le jour pour la réali- taires de forces étrangères et de répé- Duvalier, des groupements de fem- sation de petits projets socio-écono- titions d’élections pas toujours crédi- mes communément appelés « fanm miques d’assistance et de développe- bles. C’est dans ce contexte que le vanyan », femmes vaillantes, en plus ment avec un volet d’accompagne- mouvement féministe haïtien s’est des organisations qui s’identifiaient ment de femmes. développé et a obtenu des acquis. comme féministes, étaient remar- quées sur tout le territoire. Si les pre- Nous nous proposons de dresser le bi- Pour la commodité du texte, nous mières se réunissaient, pour la plu- lan du mouvement féministe haïtien procéderons à un découpage qui, loin part, autour de petits projets de déve- durant la transition démocratique. Si d’être univoque et figé, va tenter loppement, générateurs de revenus, nous nous entendons sur le fait que d’entrecroiser les faits les plus sail- ou plus directement de simple survie, l’expression « transition démocrati- lants pour le mouvement féministe les secondes insistaient sur les reven- que » renvoie à l’ensemble des étapes haïtien sur une période donnée. Nous dications relatives aux violences con- à franchir pour le passage pacifique en distinguons ainsi trois: une pre- tre les femmes, à la santé génésique d’une dictature à un régime démocra- mière (1986 – 1994) qui se singulari- ou aux droits des femmes à disposer tique par des élections libres, la pé- se par le foisonnement d’organisa- de leur corps. Cette différence de per- riode qui sera mentionnée dans cette tions de femmes et leur résistance au ception et de conception du féminis- étude, s’échelonnera de 1986 à 2011. coup d’État militaire ; la seconde me n’a pas empêché pour autant aux En effet, en 1986, la dictature des (1994 - 2002) est marquée par trois femmes, toutes couches sociales con- Duvalier, installée depuis 30 ans en événements, à savoir : la création du fondues, de répondre favorablement à Haïti, a cédé le pas à un régime d’as- Ministère à la Condition Féminine et l’appel lancé par une organisation fé- piration démocratique, à la suite d’un aux Droits des Femmes (MCFDF), la ministe « Fanm d’Ayiti » qui se pro- soulèvement populaire. constitution d’un comité de femmes posait de suivre les pas des femmes pour négocier avec les parlementaires de la Ligue féminine d’action sociale Il est important de noter que cette de la 46ème législature sur des lois dis- de 1934. prétendue transformation politique4 criminatoires contre les femmes, et que connaît Haïti, s’apparente à la enfin la formation d’une structure En effet, plus de 300 000 femmes ont mouvance du changement opéré dans unitaire : La Coordination Nationale participé, le 3 avril 1986, à la plus plusieurs pays d’Amérique latine, no- de Plaidoyer pour les Droits des Fem- importante mobilisation de masse, or- tamment en Équateur 1978, au Pérou mes (CONAP) ; la troisième (2002 - ganisée durant cette période. Les re- 1980, en Bolivie 1982, en Argentine 2011) définie par l’instauration du vendications prioritaires s’articulaient 1983, en Uruguay 1984, au Brésil quota de 30% de femmes dans la loi autour de l’intégration des femmes 1985, au Chili 1989. S’il est vrai que électorale, la consolidation de la dans tous les mécanismes de cons- chaque changement de régime politi- structure unitaire : et la participation truction de la démocratie tout en exi- que est unique, une constance demeu- à la création d’autres mécanismes geant un égal accès aux droits fonda- re. Ces régimes autoritaires ont tous mixtes devant assurer l’efficacité, mentaux, à l’emploi et à la santé. El- négocié leur sortie, d’une façon ou l’harmonisation et la coordination des les exprimaient ainsi leur détermina- d’une autre. Contrairement aux expé- interventions, plus particulièrement tion à participer qualitativement et riences précédentes du XXème siècle, en matière de violences sexuelles quantitativement aux instances déci- ces gouvernements ont été défaits pa- spécifiques et l’introduction des étu- sionnelles des affaires du pays. cifiquement et non sous le coup de des des rapports sociaux de sexe à Autrement dit, elles voulaient pou- l’intervention d’une force armée exté- l’université. voir jouir du droit à l’association et à rieure (deuxième guerre mondiale) ou l’expression pour lequel plusieurs intérieure (lutte d’indépendance). femmes, plus spécifiquement Lauret- Sans vouloir entrer dans une te Badette, Marie-Thérèse Féval ou démarche comparative, il y a lieu de encore Yanick Rigaud, sont tombées signaler que plusieurs de ces pays ont 1986-1994 : Relance du mouvement sous le régime de Duvalier à cause de amorcé et réussi leur transition démo- féministe haïtien5 leur engagement politique. Elles vou- cratique en s’assurant d’une stabilité laient rendre irréversible la nouvelle politique et économique. Or, dans le La première période se distingue à la atmosphère créée avec la chute de la cas d’Haïti, à partir de 1986, la transi- fois par un foisonnement d’organisa- dictature. C’est dans ce sens que l’on tion démocratique s’est singularisée tions de femmes et un coup d’État pouvait comprendre leur importante par une série de gouvernements éphé- militaire contre le président démocra- participation, d’une part, aux élec- mères issus de coups d’État, d’assas- tiquement élu. tions de 1990 en tant que militantes

Condition Féminine 145 dans les communautés ecclésiales de base et, d’autre part, à la résistance constante menée durant trois ans (1991-1994) au coup d’État sanglant, orchestré par l’armée, dirigé par le général Raoul Cédras, sous l’influen- ce de l’oligarchie haïtienne et des pays impérialistes, notamment les États-Unis.

Appuyons le fait que le coup d’État est survenu à un moment crucial où les organisations féministes et de femmes, qui se définissaient et se structuraient, faisaient de l’animation, de la formation et de la conscientisa- tion en vue d’encourager les femmes à se rallier aux structures organisa- tionnelles pour transformer leur con- dition. Elles privilégiaient l’éducation populaire et les grands rassemble- ments communaux et départemen- taux, entre autres, dans la perspective de trouver des alliés à la cause des femmes. C’est durant cette période Jérôme AGOSTINI, La marchande de fruits de l’aéroport de Jérémie, 2010 que la sensibilisation contre les vio- lences faites aux femmes, lancée par l’opposition. L’identité des auteurs de un service d’appui et d’accompagne- la Solidarite fanm ayisyèn (SOFA) en ces crimes est venue confirmer la na- ment psychosocial en solidarité aux novembre 1987 et également le fer de ture des agresseurs qui étaient en ef- femmes victimes du coup d’État. lance de l’organisation Kay Fanm, a fet des officiels ou des individus ap- pris une autre dimension à partir de la partenant à l’appareil d’État (mem- En clair, l’un des objectifs du coup fin de l’année 1991. bres de l’armée, attachés, chefs de d’État a été de décapiter les mouve- sections, macoutes, membres du ments sociaux. Il n’a pas réussi à dé- Pendant la période du coup d’État du 6 corps paramilitaire FRAPH ) dont la manteler le mouvement féministe haï- 30 septembre 1991, le viol servait totalité opérait à l’instigation de l’ar- tien dont la jeunesse n’a pas empêché systématiquement de tactique de mée et bénéficiaient de son soutien de trouver la meilleure façon d’entra- guerre pour humilier et terroriser les ou de son consentement. ver son action et de contribuer au ré- femmes, car non seulement leur vote, tablissement de l’ordre constitution- au cours des élections de 1990, avait Contre cette guerre acharnée, les or- nel. pesé de tout son poids dans la balan- ganisations féministes dont SOFA, ce, mais aussi elles s’érigeaient acti- Kay-fanm, Enfofanm et d’autres fé- ves dans la sauvegarde de la transi- 7 ministes indépendantes, ont habile- 1994-2002 : Plaidoyer, démarches tion démocratique. Le viol a été utili- ment conduit diverses formes résis- d’unité et acquis du point de vue sé tant par des criminels notoires que tance allant –en dépit des interdits– normatif et institutionnel8 par des partisans inconditionnels des des rencontres d’échanges autour de secteurs politiques au pouvoir pour la conjoncture et de la résistance avec Cette période est marquée par trois imposer le silence aux femmes. des femmes de tout le pays, au mon- événements d’une importance capita- tage de documentation sur les cas de le : la création du ministère à la Con- Les agressions sexuelles contre les violations des droits des femmes pour dition féminine et aux droits des fem- femmes pendant le coup d’État mili- les porter par devant les institutions mes (MCFDF), la constitution du taire étaient perpétrées à des fins poli- internationales spécialisées en la ma- comité de négociation des femmes tiques. Le viol était une arme pour in- tière. Parallèlement, elles se sont en- avec les parlementaires de la 46ème timider et punir les femmes à cause gagées, conjointement avec des insti- législature et enfin la formation d’une de leur lien direct ou indirect avec tutions d’accompagnement à fournir structure unitaire.

146 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 En 1994, la décision du gouverne- Pará ». Cet instrument légal a toute aux juges d’accepter les certificats ment de mettre en place un instru- son importance dans un pays où les médicaux émis par des médecins du ment au niveau de la plus haute sphè- organisations féministes se trouvent secteur privé. re de l’État pour adresser la problé- confrontées à d’énormes difficultés matique des femmes, est une réponse découlant du vide juridique dans le Cette disposition constitue une gran- aux revendications des organisations travail d’accompagnement légal des de avancée pour le mouvement fémi- féministes. Le 8 mars 1991, répon- femmes victimes de violences. Il est niste dans la lutte contre les violences dant à l’appel de la SOFA, plusieurs d’autant plus important que la Cons- sexo-spécifiques. Les femmes haï- milliers de femmes ont manifesté titution de 1987, en son article 276.2, tiennes peuvent désormais détenir le dans les rues de Port-au-Prince pour stipule que les conventions ratifiées premier document médico-légal que exiger la création d’un ministère à la par Haïti, font partie de la législation requiert une victime de violences. El- Condition féminine devant garantir la du pays et abrogent toutes les lois qui les peuvent fournir le certificat médi- prise en compte systématique des leur sont contraires. cal qui demeure l’élément de preuve préoccupations et des intérêts des pivot d’une démarche judiciaire ulté- femmes lors de la conception, de Plus tard, en 1997, à l’initiative de rieure. l’exécution, du suivi et de l’évalua- Kayfanm, plus d’une centaine d’orga- tion des politiques publiques et pro- nisations de femmes ont participé à la Il est intéressant de relater qu’histori- grammes de développement. Pendant mise en place du premier tribunal quement en Haïti, c’est la première le coup d’État en 1993, lors d’une symbolique contre les violences faites fois que 161 femmes ont été élues, rencontre avec les autorités légitimes aux femmes. Les recommandations sur un total de 2 037 candidates, aux haïtiennes à Washington, les féminis- de ce tribunal vont servir de réacteur élections de 2000. Cet intérêt des tes ont réitéré cette demande en expo- à la mise en place d’un comité de sui- femmes à occuper des postes politi- sant un argumentaire solide justifiant vi regroupant plusieurs associations ques et à exiger leur acceptation par le bien-fondé de ce mécanisme pour féministes et de femmes qui se trans- la société dans une place différente de Haïti. formera par la suite en un comité de celle qui leur est assignée tradition- négociation des femmes avec les par- nellement, est dans une grande mesu- À bien analyser, cette revendication lementaires sur des thèmes de travail re, le résultat d’un travail d’éducation fait partie de la conviction des fémi- retenus autour de la criminalisation, et de plaidoyer des organisations de nistes sur la nécessité d’un État res- du viol, de la dépénalisation de femmes, notamment Fanm yo la, au- ponsable vis-à-vis de ses citoyens et l’avortement et de l’adultère, la révi- près des partis politiques et de la po- ses citoyennes. Des initiatives prises sion du statut des conditions de tra- pulation haïtienne en général. par la première administration de ce vail du personnel domestique. Ces ministère pour fournir un service de négociations ont abouti en septembre La coordination nationale de la mar- proximité de qualité aux femmes, ont 1998 à trois propositions de loi qui che mondiale des femmes 2 000 con- matérialisé cette vision. Tel qu’énon- tendent notamment à modifier les ar- tre la pauvreté des femmes et les vio- cé dans sa première loi organique, le ticles 215-216 de la loi No 7 du Code lences sexo-spécifiques qui a réuni 53 MCFDF devait avoir une représenta- civil relatif au divorce, de certains as- organisations de femmes sur tout le tion dans chacune des collectivités pects du Code pénal relatifs au viol et territoire, fait partie également de territoriales de la commune. autres agressions sexuelles, à l’avor- l’effort pour mener des actions de tement et à l’adultère ; la modifica- mobilisation et de sensibilisation Du côté des organisations féministes tion de l’article 257 du Code du tra- collectives contre l’impunité et la et de femmes, nous assistons parallè- vail, concernant le statut et les droits féminisation de la pauvreté. lement à un effort pour mener des ac- des travailleurs et travailleuses do- tions conjointes. Sous l’impulsion de mestiques. Ces actions ont conduit, entre autres, Enfo-fanm, les organisations féminis- à une appropriation de l’espace pu- tes ont mené un plaidoyer auprès des En novembre 1999, à défaut du Parle- blic, notamment à l’utilisation des parlementaires de la 46ème législature, ment, le comité a changé de straté- places publiques dont celle que les qui a abouti, le 3 avril 1996, à la rati- gies : Les membres du comité, le Pre- femmes ont baptisée « Place Catheri- fication par le Parlement haïtien de la mier ministre et d’autres ministres ne Flon » au Champ de Mars, en Convention interaméricaine pour la concernés, ont engagé des discus- hommage à la co-fondatrice de la na- prévention, la sanction et l’élimina- sions sur l’extension de l’autorisation tion haïtienne. Ce geste traduit la dé- tion de toutes les formes de violences de la délivrance du certificat médical termination du mouvement féministe à l’égard des femmes, connue sous le à tout médecin patenté. Une circulaire haïtien à sortir nos héroïnes de l’invi- titre de « Convention de Belém Do a ainsi été publiée faisant obligation sibilité dans laquelle les confinent les

Condition Féminine 147 historiens en général. Les féministes veulent ainsi valoriser le travail des femmes et leur contribution dans la construction de la nation.

L’ensemble des actions concertées va déboucher sur une structure unitaire dont la principale vocation est de fai- re un plaidoyer autour de la cause et de la défense des droits des femmes. C’est ainsi qu’a été créée, le 3 avril 2003, la Coordination nationale de plaidoyer pour la défense des droits des femmes (CONAP) dont les actions seront exposées et commentées dans la troisième partie du texte. Tout compte fait, cette deuxième période peut être considérée, tant par des ac- quis obtenus que par la crédibilité et la sympathie que lui témoigne la so- ciété haïtienne, comme un des mo- ments historiques les plus forts du mouvement féministe durant la tran- sition.

2002 à 2012 : Le principe du quota institué

L’institution du principe de quota de 30% de femmes dans la loi électorale de 2006 est l’une des plus grandes avancées du mouvement féministe durant cette période parce qu’elle in- troduit une dimension politique for- melle de la lutte des féministes en Haïti. Nous disons formelle car il est bien évident que, par ses efforts pour renverser le système patriarcal et transformer économiquement, politi- quement, socialement et culturelle- ment les conditions de vie des fem- mes, le mouvement féministe, émi- nemment politique, s’oppose à toute forme d’autoritarisme.

D’ailleurs, il n’est pas étonnant d’ob- server l’offensive du mouvement fé- ministe haïtien à travers la CONAP contre les dérives du pouvoir d’alors, qui voulait s’attaquer aux valeurs ré- publicaines en posant des actes répré- Jérôme AGOSTINI, Scènes de rue à Cazeaux, 2011 hensibles et révoltants qui interpel- laient le secteur progressiste, démo- cratique et populaire haïtien. Toute

148 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 personne ou institution jugée nuisible nels. Les résultats des élections de des documents en vue d’une vérifica- par le pouvoir était farouchement per- 2006 témoignent que le Parlement tion des cas de violences de genre (fi- sécutée ou victime d’agressions, d’in- compte huit femmes, respectivement che unique, certificat médical ….) et timidations : incendie de locaux de quatre au Sénat et quatre à la Cham- de s’assurer de la cohérence des inter- partis politiques, de bibliothèques, bre des députés tandis que 400 élues ventions dans la perspective d’une agressions physiques contre le recteur ont été enregistrées dans les collecti- prise en charge efficace des victimes. de l’Université d’État d’Haïti, intimi- vités territoriales. L’avant-projet de loi cadre sur les dations des mouvements sociaux, etc. violences faites aux femmes est pré- Le mouvement féministe a été le pre- Le MCFDF a aussi soumis au Parle- paré par le MCFDF dans cette pers- mier à marginaliser ce gouvernement. ment plusieurs projets de loi dont cel- pective. les relatives au personnel domestique Sous Aristide, les féministes ont dé- et à la paternité responsable qui sont noncé, avec la même vitalité déplo- votées mais qui ne sont pas encore Initiative à la recherche féministe yée contre les militaires putschistes promulguées par l’Exécutif. L’introduction d’un cours « études de (1991 -1994), les pratiques des gangs genre » à l’Université Kiskeya en été La sensibilisation par la CONAP au- armés, notamment durant la période 2011 marque aussi un tournant parti- 9 tour d’un panneau d’affichage publi- de l’opération Bagdad en 2004, qui, culièrement intéressant dans l’histoire citaire présentant les fesses d’une encore une fois, s’appropriaient des du mouvement féministe en Haïti. Il femme pour la promotion d’une mar- corps des femmes et des filles comme est vrai que les organisations féminis- que de bière, a suscité un grand débat territoire de guerre. tes servaient quelquefois de laboratoi- dans la société haïtienne qui jusque-là res à certaines étudiantes en sciences La Conap a profité du gouvernement considérait ces affiches publicitaires humaines et sciences sociales dans de transition mis en place au départ anodines. Le message des féministes leurs travaux de recherche sur les du Président Aristide, en février était clair : Non à la marchandisation femmes, mais, la création d’un cours 2004, pour introduire de nouveau au du corps des femmes ! classique, jamais institué à cette date, MCFDF les dossiers suspendus en rai- est venu légitimer le travail des fémi- son de la conjoncture, plus précisé- La dénonciation par la CONAP du viol nistes. En plus d’être un mouvement ment des lois sur les agressions individuel et collectif perpétré sur revendicatif et contestataire, le fémi- sexuelles, le personnel domestique et plusieurs jeunes femmes et fillettes nisme haïtien s’impose aussi dans le la paternité responsable. en Haïti par les soldats du contingent monde académique. Ce faisant, les sri lankais de la Mission des Nations revendications des femmes sur leur En août 2005, le MCFCD publiait un Unies pour la stabilisation d’Haïti participation politique s’étendent aus- décret-loi criminalisant le viol, satis- (MINUSTAH) a contraint l’ONU, à par- si à leur participation au monde des faisant ainsi une revendication du tir d’un document bien ficelé préparé idées, de la science et à la construc- mouvement féministe qui exigeait à cet effet, à reconnaître cette infamie tion d’un projet intellectuel. Il est une harmonisation des lois nationales en rapatriant ces soldats, mais le trop tôt pour mesurer les retombées avec les conventions internationales mouvement féministe haïtien conti- de ce cours, il est incontestable qu’il ratifiées par Haïti. Alors que la Con- nue d’exiger justice et réparation contribuera à la transformation des vention de Belem Do Para contient pour les victimes. pratiques et à la formulation d’une tout un ensemble de dispositions par vision différente de la société. rapport au viol, le Code pénal conti- Parallèlement à la CONAP dont le nuait de le traiter comme une atteinte champ d’action recouvre plusieurs as- à la pudeur. pects de la lutte du mouvement fémi- Vers l’empowerment des niste, il est important de faire ressor- Productrices et Artisanes L’établissement d’un principe de tir la mise en place de la Concertation quota de 30% de femmes dans la loi nationale contre les violences faites Il est opportun de souligner qu’un électorale de 2006, suite aux plaido- aux femmes (CNVP), structure mixte certain secteur de femmes a opté pour yers menés par le MCFDF conjointe- regroupant les représentantes de la prise en compte de la dimension ment avec les associations travaillant l’État, des institutions internationales, économique dans la quête des voies spécifiquement sur l’axe « participa- des ONGs et des associations féminis- et moyens d’empowerment des fem- tion politique des femmes » auprès du tes impliquées dans la lutte contre les mes. Les dirigeantes des Fondations Conseil électoral provisoire, est le violences sexuelles spécifiques. Ce « Femme en Démocratie » et « Défi » fruit des efforts pour inciter les fem- mécanisme a le mérite de réunir dif- œuvrent dans le domaine de la pro- mes à participer aux postes décision- férents partenaires pour la préparation motion et de la professionnalisation

Condition Féminine 149 de l’artisanat féminin. Une grande visibilité, couplée d’une amélioration dans la qualité de la production des femmes parties prenantes de ces ré- seaux est remarquée dans ce sous- secteur et au cours de cette période, à l’occasion de la tenue de foires an- nuelles organisées à cet effet pour en- courager l’émergence d’un entrepre- nariat féminin moderne –individuel et collectif, ce qui présagerait, à terme, d’une relative amélioration de leurs revenus. Ce genre d’initiative consti- tue une avancée pour mouvement dans la mesure ou cette approche re- présente à la fois un défi et une alter- native aux programmes traditionnels d’artisanat, de commerce et de micro crédit qui maintiennent les femmes, particulièrement les plus vulnérables, dans le cercle vicieux de l’économie domestique non rentable et de la fé- minisation de la pauvreté.

Le féministe à la croisée des chemins : 2010 Les faits relatés ci-dessus attestent de la richesse et de la pluralité des stra- tégies et de l’itinéraire du mouvement féministe haïtien durant ces 25 der- nières années, suivant la nature du gouvernement qui assure la gestion de l’État. Durant la période du coup d’État militaire de 1991, les féminis- tes ont résisté et innové et ont conti- nué de dénoncer la dérive du pouvoir en 2002. En revanche, entre 1996 et Jérôme AGOSTINI, Dans la Rue Catalpa et Rue Mimosa, 2011 2000, elles ont investi le pouvoir et formuler des propositions et recom- mandations sous des formes diverses. raineté nationale et de garantir le pont du mouvement, il convient de se Le plaidoyer a été le recours utilisé bien-être des citoyennes et des cito- poser la question suivante : comment pour les formuler même s’il était sou- yens. Le deuxième découle du pre- le mouvement féministe haïtien doit- tenu de temps en temps par des mani- mier. Il est avéré que l’existence d’un il se positionner par rapport à certains festations de rues. espace et d’un gouvernement démo- signaux donnés par ce nouveau gou- cratique est fondamentale dans un vernement qui, dès le début, laisse De ce qui précède, nous pouvons tirer combat pour assurer des conquêtes. Il entrevoir une tendance à l’autoritaris- deux enseignements. Le premier se n’est pas surprenant que c’est dans me et un retour au système ancien du rapporte aux revendications du mou- cet intervalle (1994 - 2002) que s’ob- non-respect des valeurs républicai- vement féministe haïtien qui, tout en servent progressivement les acquis du nes ? Il est évident que le mouvement étant spécifiques, sont ancrées dans mouvement féministe haïtien. est traversé par différents courants une lutte plus globale qui consiste à idéologiques. En dépit de cette diver- changer l’État, c’est-à-dire à instaurer Au lendemain du tremblement de ter- sité, des structures unitaires se sont un État capable de préserver la souve- re meurtrier qui a fauché des têtes de mises en place au cours de cette der-

150 Rencontre n° 26 - 27 / Septembre 2012 nière décennie, pour mener des ac- ventionne pas, ce qui les contraint à tent le féminisme à un nouvel exa- tions de plaidoyer sur divers domai- passer la majeure partie de leur temps men ? Le tout est de savoir si cette re- nes. à préparer des dossiers pour répondre mise en question met en cause les aux appels à proposition dans la re- fondamentaux du féminisme, ou ses Le contexte politique qui se dessine cherche de financement et à investir pratiques. Cette démarche est-elle ne risque-t-il pas de faire éclater un beaucoup dans l’administration pour productive ou stérile pour l’épanouis- clivage entre deux tendances fonda- s’assurer de la bonne gestion des sement du mouvement ? Les temps mentales, à savoir : celle d’une orien- fonds. Comment faire en sorte que changent. Le féminisme haïtien des tation réformiste qui, pour aboutir à cet état de choses ne les fasse pas per- 25 dernières années a certainement l’égalité des droits, n’hésite pas à col- dre le cap en regard de leurs objectifs besoin de s’adapter à l’actualité. La laborer avec les structures de l’État, et baisser la garde par rapport aux création d’espaces de réflexion, quelle que soit sa ligne politique, ou grands modèles de société qui sont d’éducation et de transmission de sa- encore mener des actions de lob- proposés ? voir, de savoir-faire et d’expériences bying ; et celle d’une orientation ré- entre des femmes de générations, de volutionnaire qui, en revanche, re- Il est important de souligner enfin milieux et de couches sociales diffé- cherche la totale libération des fem- que le renouvellement du mouvement rents reste aujourd’hui une des meil- mes et des hommes, mais refuse tout féministe haïtien est un enjeu de tail- leures approches devant garantir une compromis avec un pouvoir qui se le. Certes, dans plusieurs communes appropriation continue des idéaux fé- positionne idéologiquement à droite du pays, des jeunes paysannes mili- ministes et éventuellement un remo- voire à l’extrême droite ? tent dans des organisations de fem- delage du mouvement. mes ou féministes. Elles assument Le mouvement féministe a-t-il un de- des responsabilités avec détermina- gré de maturité qui permettrait de tion et montrent un certain dynamis- trouver ensemble la meilleure opti- me ainsi qu’un esprit d’engagement, que, afin que sa pluralité soit une for- ce qui tend à régénérer le leadership 1 ce pour mieux combattre le patriar- du mouvement en milieu paysan, (1) Cf. Mamadou DIOUF. Femmes et la re- cat ? Des alliances avec d’autres sec- sauf, bien sûr, si les orientations fon- production dans « Histoires et identités dans teurs des mouvements sociaux et po- dées sur l’assistanat et les logiques de la Caraïbe: Trajectoires plurielles ». Paris, litiques semblent être une piste inté- projet l’emportent sur les quêtes de Karthala, 2004. 2 ressante à explorer mais, une fois de transformations sociopolitiques. Dans (2) Paysans armés de piques luttant pour la plus, la vigilance est de rigueur pour généralisation de l’instruction publique et la les villes, des étudiantes se montrent distribution des terres (1843-1848). s’assurer de l’autonomie du mouve- très ouvertes au féminisme. Elles ex- 3 (3) Mouvement de résistance paysanne à ment et éviter qu’il soit utilisé com- priment clairement leur position en l’occupation américaine (1915-1934). me instrument, particulièrement par 4 faveur des grandes questions inhéren- Cf. Renée FREGOSI, 2012, « transition démo- les féministes qui optent pour la dou- tes à ce mouvement, notamment sur cratique en Amérique latine », version fran- ble militance. l’avortement, ce qui laisse supposer çaise de l’article en espagnol pour le Diccio- une prédisposition à s’engager dans nario de Ciencia Política. Chile, Universidad L’autonomie du mouvement féminis- de Concepción. la lutte contre le patriarcat. Toutefois, 5 te dépend aussi des sources de finan- nous avons aussi observé que de jeu- Jesi CHANCY-MANIGAT et Marie Frantz JOA- cement de ses actions et de ses activi- CHIM, FCE, « Témoignage politique de la CO- nes femmes qui revendiquent une ap- NAP au forum citoyen » Port au Prince, 2006. tés. Depuis plus d’une décennie, à cô- partenance à l’université, s’affirment 6 Front Révolutionnaire pour l’Avancement et té des actions de plaidoyer, plusieurs féministes, mais, en cercle plutôt fer- le Progrès d’Haïti organisations féministes haïtiennes mé, elles réduisent leur action à criti- 7 Cette liste n’est pas exhaustive. Ces organi- comblent le vide de l’État en matière quer le mouvement. Dans ce milieu, sations sont citées à titre indicatif. Il existe en de services, notamment dans les do- on pointe du doigt un prétendu « cou- effet des organisations de femmes régionales maines de la santé et des violences rant féministe spécifique haïtien » dé- telles « Fanm deside » dans le département du faites aux femmes, par une solidarité Sud-est et « Asosiyasyon fanm soley d’Ayi- nommé « féminisme de service » qui ti » (AFASDA) dans celui du Nord. matérialisée dans la création de cen- se caractériserait par des actions de 8 « Pour la Cause de Femmes, Avançons ! » tres de santé ou encore de centres solidarité conduites par des associa- Coordination Nationale de Plaidoyer pour les d’accueil et d’hébergement pour aider tions féministes en faveur des fem- droits des femmes (CONAP), en collaboration les victimes de violences sexo-spéci- mes. Pourrait-on considérer cette atti- avec Carolle Charles, Port au Prince, 2008. fiques. De telles actions requièrent un tude dans une mouvance post fémi- 9 Règne de terreur du banditisme politique financement que l’État haïtien, à la niste plus globale et mondiale dans ayant fait un long cortège de personnes rui- place duquel elles agissent, ne sub- nées, rançonnées, kidnappées, assassinées, de laquelle des jeunes femmes soumet- femmes violées.

Condition Féminine 151 PROBLÉMATIQUE DU SPORT

Les fonctions sociales du sport dans les sociétés contemporaines

Simon SAINT-HUBERT

Vu l’exigence méthodologique de cet article, nous allons présenter et et article a pour objet d’analyser analyser les fonctions socioéconomiques, sociopolitiques et sociales du C des fonctions sociales du sport sport dans nos sociétés contemporaines, à partir d’une catégorisation dans les sociétés contemporaines à basée sur la théorie des trois dimensions de l’analyse sociale. partir de la sociologie critique. Aussi, dans la large littérature existant en sociologie sur les concepts fonctions et sport, nous retenons la perspective affirmant que la fonction correspond toujours à la satisfaction d’un besoin ou d’une demande. Toutefois, concernant le sport, nous accordons la préférence à la défini- tion de Jean-Marie Brohm : « Le sport est un système de compétitions physiques généralisées, universelles, par principe ouvertes à tous, qui s’entend dans l’espace (toutes les na- tions, tous les groupes sociaux, tous les individus peuvent y participer) ou dans le temps (comparaison des re- cords entre diverses générations suc- cessives) et dont l’objectifs est de me- surer, de comparer les performances du corps humain conçu comme puis- sance sans cesse perfectible. Le sport est donc en définitive le système cul- turel qui enregistre le progrès corpo- rel humain objectif, c’est le positivis- me institutionnalisé du corps. C’est le musée des performances, les archives des exploits à travers l’histoire »1.

Approches sociologiques des fonc- tions sociales du sport Le sport n’est pas un phénomène neu- tre, mais un construit social qui trou- ve son sens dans les rapports sociaux globaux. Certaines théories sociologi- B. J. DENIS, Pestel, 2010 ques soutiennent qu’il est au-dessus

152 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 de la mêlée avec ses mains propres et qu’il faut, par conséquent, le soustrai- re du circuit commercial capitaliste pour en faire un outil de culture. Ain- si, dans son livre « Signification du sport », Michel Bouet distingue les significations intrinsèques des signifi- cations extrinsèques du sport : « Nous voudrions déceler les prémices de l’avènement d’un sport-culture assu- rant le remplissage des significations sportives intrinsèques mieux que ne le permet l’actuelle situation de par- tage sous la domination des significa- tions extrinsèques »2.

D’autres théories sociologiques avan- cent que le sport est un instrument fortement politisé et constatent qu’il n’a plus les mêmes fonctions qu’à ses débuts. Selon ces mêmes théories, la Jérôme AGOSTINI, La Coupe du Monde à la plage amba la vil de Jacmel, 2011 société capitaliste industrielle d’au- jourd’hui, dans ses rapports sociaux de production, confère au sport une Fonction socioéconomique du sport Fonction sociopolitique du sport fonction différente axée essentielle- ment sur la « préparation au travail Le sport est un facteur de production, Le sport est considéré comme le productif assuré par l’effort et la per- de création d’emplois et de diminu- « langage universel de la compréhen- formance ». tion du chômage. Il couvre un large sion entre les peuples ». Il contribue champ de produits identifiés comme grandement à « faciliter la paix ». De nombreux sociologues français et des biens économiques. Les produits C’est pourquoi, N. Khrouchtchev èmes américains se sont penchés sur la sportifs de base sont l’enseignement, déclarait aux participants des 18 question de fonctions sociales du l’entraînement, la production d’équi- Jeux Olympiques : « Les rencontres sport. Michel Bouet en distingue huit, pement et de matériels et la construc- des sportifs de divers pays contri- à savoir : dépassement, agonal, hédo- tion d’infrastructures et les périphéri- buent au rapprochement des peuples, nique, hygiénique, de relations inter- ques comme, le spectacle, la commu- elles jouent ainsi un rôle important personnelles, de loisirs, esthétique, de nication, l’information, l’héberge- dans la consolidation de la paix gé- 3 spectacle, et trois rôles : ludique, édu- ment et la restauration. Il est égale- nérale ». catif et militaire. Jean-Marie Brohm, ment une source potentielle d’em- le chef de file de la critique radicale plois justifiée par les quatre raisons Le sport aide à développer la coopé- de la compétition sportive, met en lu- principales suivantes : le développe- ration et la solidarité entre les jeunes mière les valeurs sociopolitiques du ment des activités sportives en faveur pour la paix, le progrès, la démocratie sport, notamment son lien avec le des différentes couches de la popula- et à renforcer les mouvements so- système capitaliste. Il met également tion (jeunes en insertion, handicapés, ciaux militant pour la paix et la com- en exergue sa fonction psychologique troisième âge, etc.) ; la consécration préhension mutuelle entre les peuples de masse. Le sociologue C. Pociello d’une part considérable des revenus du monde. C’est à ce titre que J. God- en identifie lui-même quatre fonc- de la population aux activités sporti- det, directeur de « L’équipe » écri- tions : intégrative, éducative, commu- ves de loisirs et pour la santé ; la pro- vait : « La première vertu du sport est fessionnalisation grandissante dans le de fixer la paix entre les hommes et nicationnelle et ludique. De leur côté, 4 les sociologues américains affirment sport de performance et l’évolution les nations ». que le sport a manifestement cinq croissante des sciences du sport (so- fonctions sociales importantes : une ciologie du sport, économie du sport, Certaines compétitions sportives sont fonction socio émotionnelle, de so- éducation physique et sportive, psy- des activités sociales fraternelles dont cialisation, d’intégration, de mobilité chologie sociale du sport, gestion l’objectif est : « L’amitié d’abord et sociale et politique. sportive, ingénierie sportive). la compétition ensuite ». Les activités

Problématique du Sport 153 sportives renforcent les liens d’amitié mation d’une jeunesse forte, impré- lent du travail, on leur propose des entre les peuples et sont utilisées pour gnée d’un esprit de « solidarité ». équipements sportifs de proximité, un lutter contre la violence. peu comme si, venus consulter un mé- Le sport est un excellent espace d’ap- decin pour une migraine, celui-ci à Selon Jean-Marie Brohm, « le sport prentissage des relations humaines, court de médicaments prescrivait un est une institution de massification un véritable centre de sociabilité et de agréable sirop contre la toux »7. sociale totale », du fait qu’il donne civilité, un véhicule des valeurs so- un « consensus social implicite fondé ciales comme le respect d’autrui et la Les autorités sont plus sou- sur le bon sens populaire, le sens discipline. Aux enfants, il donne le cieuses à occuper les temps commun, qui est, comme l’a montré sens de la solidarité, de la loyauté, de des jeunes par des activités physi- par exemple Antonio Gramsci, « le l’égalité et de l’interdépendance et ques et sportives qu’à s’attaquer registre même de l’adhésion populai- leur permet d’apprendre les valeurs aux vrais problèmes de la pauvreté, re à l’hégémonie de la classe domi- patriotiques, le sens social et le goût du chômage et de l’exploitation nante »5. de la cohésion. scandaleuse du capitalisme

Selon notre perception, l’institution Il importe de différencier les concepts sportive telle qu’organisée, maintient d’insertion et d’intégration, même si Il me paraît que les autorités sont plus l’ordre social établi et ne le met ja- on a tendance parfois à les confondre. soucieuses à occuper les temps des mais en question. Il n’est jamais con- Être inséré, c’est trouver sa place jeunes par des activités physiques et testataire, mais toujours intégrateur et dans la société en y exerçant une pro- sportives qu’à s’attaquer aux vrais constructif. fession. Être intégré, c’est bénéficier problèmes de la pauvreté, du chôma- d’un lien social, c’est avoir des rela- ge et de l’exploitation scandaleuse du tions sociales avec les personnes ap- capitalisme. Il est clair que les activi- Fonction sociale du sport partenant au groupe ou à la société. tés physiques et sportives ne peuvent Facteur de bien-être, le sport permet Insertion et intégration sont complé- pas, à elles seules, assurer l’intégra- de meilleures conditions de respira- mentaires, mais l’un n’entraîne pas tion sociale efficace des jeunes. tion, de bonne musculation, de bonne l’autre : on peut être inséré sans être Le sport comme activité de délasse- digestion, de désintoxication et de intégré. ment, est classé essentiellement dans croissance. Biologiquement fait pour les activités sociales organisées pour bouger, le corps se détériore graduel- Aujourd’hui, des sociologues pensent la recherche et la conquête du loisir lement quand il n’est pas en mouve- que le sport a des fonctions d’intégra- pendant le temps libre, pour s’amu- ment. Les vaisseaux sanguins se ré- tion et d’insertion mais d’autres se ser, se divertir, se délasser, se déve- trécissent, les os perdent de leur den- questionnent sur son pouvoir réel lopper, prendre l’air et profiter de la sité, les muscles s’affaiblissent et per- d’intégration. Raymond Thomas con- nature. dent leur flexibilité, tout comme les clut, dans son étude sur la pratique du tendons et les ligaments. Les soins football, que le sport facilite les équi- Dans les études sur les pratiques médicaux, les médicaments et les pes multiethniques à la solidarité, à la sportives, les spécialistes distinguent coûts d’hospitalisation occasionnés coopération et à l’intégration dans la environ cinq catégories de loisirs : par la sédentarité (l’inactivité physi- vie sociale globale. Pour Dominique occupations encore imbriquées dans que) sont des dépenses considérables Baillet : « Le football apparaît au- les obligations ; celles dominées par pour des maladies à affection invali- jourd’hui en France comme le sport le besoin de délassement ; celles ins- dante plutôt que mortelles. de l’intégration par excellence » et « contribue aussi à l’intégration des pirées par le besoin de distraction ; 6 celles dominées par le besoin culturel Dans l’espace de la pratique du fac- populations étrangères » . D’autres et celles dominées par le besoin de teur de socialisation qu’est le sport, le soulignent, même si, les activités participer au fonctionnement des sportif y trouve des valeurs et des rè- physiques et sportives peuvent avoir groupes spontanés ou organisés. gles propres à la discipline sportive et des impacts d’intégration sur les jeu- identiques à certaines valeurs et nor- nes des quartiers défavorisés, tant que Michel Clouscard définit la fonction mes de la société globale. La pratique les problèmes de ces derniers ne sont « distraction » du sport « comme du sport participe au renforcement de pas réglés, les activités d’activités d’abord fonction distraction passive, la cohésion et de la solidarité d’un physiques et sportives ne seront ja- puis par complémentarité dialectique, groupe, à l’adaptation d’un enfant à mais une forme d’intervention perti- comme fonction distraction active »8. son milieu et contribue aussi à la for- nente. Le sociologue Pascal Duret affirme lui-même : « Les jeunes veu- Le sport spectacle ou professionnel

154 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 En Haïti, en particulier, tel fût le cas dans les camps des déplacés à la suite du séisme du 12 janvier 2010, afin d’assurer l’équilibre mental de la po- pulation. Les résultats sont probants en termes d’effets psychosociaux sur les enfants, les adolescents, les jeunes et les autres catégories d’âges de la population.

Toutefois, au-delà des méfaits du sport, inhérents à sa nature et à son statut de phénomène et de pratique globale, inséré dans un système ca- ractérisé par l’aliénation sociale, il est grand temps que la « Gouvernance Sportive » en Haïti soit révisée et ré- formée en vue d’instituer un système sportif avec des structures adéquates qui lui permettrait de satisfaire les multiples besoins sociopolitiques, socioéconomiques et sociaux de la population haïtienne.

Ainsi, envisagée comme outil de dé- veloppement humain, la pratique sportive devrait être prise en charge par l’État qui fixera ses mécanismes et ses modalités d’application dans le cadre d’une « Gouvernance partici- pative » de promotion et de dévelop- pement de la pratique des sports de haut niveau et de masse ».

Notes : OURGEON 1 Rémi C , Portrait Inachevé d’Haïti VI, 2010 Jean-Marie BROHM, Sociologie politique du sport, Paris, Éd. universitaires, 1976, p. 45. 2 Michel BOUET, Signification du sport, Paris, est la manifestation de la fonction tribuent grandement aux loisirs de la PUF, 1968, p.456. 3 distraction passive. A ce propos, il dit population ou des citoyens. N. KHROUCHTCHEV, cité par Jean-Marie que : « Le sport professionnel peut BROHM dans Sociologie politique du sport, être défini et délimité par ses rap- Éd. universitaire, Paris, p.200. En guise de conclusion ports avec la fonction éducative et la 4 Ibidem, p.203. 9 5 fonction distraction passive » . Le Le sport est un outil de développe- Jean- Marie BROHM, Sociologie politique du sport sans l’agonal c’est-à-dire, l’acti- ment humain qui couvre tant soit peu, sport, Éd. universitaires, Paris, p.210. 6 vité physique, le sport non profes- un bon nombre de besoins sociaux Dominique BAILLET, Les grands thèmes de dont, l’intégration et la mobilité so- la sociologie du sport, l’Harmattan, Paris, sionnel, le sport pour l’amusement ou 2001, p.166. ciales, l’éducation, la solidarité, le 7 le divertissement, est l’expression de Pascal DURET, Sociologie du sport, Armand la fonction active. Toutefois, Clous- loisir, le bien-être physique et mental, Colin, Paris, 2001, p.68. 8 card voit dans « la fonction distrac- la production, l’emploi, la paix socia- Michel CLOUSCARD, Les fonctions sociales tion active une menace pour la fonc- le et la stabilité. De nombreux pro- du sport, in Cahiers internationaux de sociolo- tion distraction passive (et par con- grammes sportifs à vocation psycho- gie, No 34, p.129. 9 trecoup, pour le sport profession- thérapeutique sont expérimentés dans Ibidem, p.128. 10 nel) »10. Les activités sportives con- le monde en général. Ibidem, p.135.

Problématique du Sport 155

Des Jeux Olympiques sous haute surveillance

Gabriel BERNASCONI

La sécurité des JO relève exclusivement de la compétence des autorités e sport porte en lui et engendre hôtes. Dans le cadre des procédures de candidature, le Comité Interna- L une part de violence –symboli- tional Olympique (CIO) s’affaire donc à obtenir des garanties auprès des que ou réelle, physique ou psycholo- pouvoirs locaux et nationaux. Le thème 13 du dossier de candidature à gique. Dans la pratique sportive, la l’organisation des JO 2016 a ainsi pour objet « de déterminer si les villes violence est souvent autorisée, régu- candidates possèdent les infrastructures nécessaires pour garantir une lée, voire relève de l’essence même sécurité totale, discrète mais efficace, et offrir un environnement sûr ». de la discipline. Elle apparaît « maî- trisée » (Elias, Dunning, 1986) par l’autorité du jeu et les institutions, jugulée dans des proportions propres à chaque sport. Une transgression, par un athlète, un dirigeant, une struc- ture, expose d’abord à une sanction disciplinaire prise par le pouvoir sportif.

Mais le phénomène sportif est aussi un fait social, voire un « fait social total » pour reprendre Marcel Mauss (1923). Il devient en ce sens une « clé de la connaissance de la société » (Elias, op. cit., 25).

Tout comme elle s’exprime dans la société, la violence affecte donc l’en- vironnement du sport. Le maintien de l’ordre public, la protection des per- sonnes, voire la défense du territoire impliquent alors l’intervention de la puissance publique.

Comme l’exprimait David B. Kanin en 1981, chaque édition des Jeux Olympiques est un évènement politi- que inhérent en soi. Les Jeux Olym- piques modernes (JO) sont donc parti- culièrement exposés à cette violence exogène. La foule des spectateurs, la dimension médiatique et symbolique de l’évènement, les tensions entre Jérôme AGOSTINI, Grand-Goâve, Ti moun, 2011 Nations, races ou religions, sont au-

156 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 tant de facteurs de risques. L’évène- tionnelles (bénévoles, police, armée), drapeau olympique levé pour la ment constitue donc une cible éviden- mais associe de plus en plus souvent première fois à Anvers. En 1932, te, pour faire connaître une cause, et étroitement pays étrangers, voire sous l’impulsion de William May donner une dimension symbolique Organisations Internationales. Au gré Garland, président du COJO et grand forte à une action. Les JO ont ainsi des pays d’accueil, la tendance va à entrepreneur de l’État, le Village traversé deux drames majeurs. Le l’internationalisation d’un dossier olympique prend une nouvelle di- premier a touché le Village olympi- « sécurité » dont le coût devient un mension. Moderne, multiculturel, do- que de Munich en 1972, l’autre une péril pour l’évènement olympique. té de tout le confort pour les athlètes, avenue d’Atlanta en 1996. Des inci- ce Village est ouvert. Personnalités dents se sont par ailleurs produits, politiques ou stars hollywoodiennes comme ce spectateur agressant un La sécurité aux JO jusqu’en croisent les plus grands noms du marathonien à Athènes en 2004, mais 1936 : de préoccupations lo- sport… un espace sensible émerge. pas de débordements de foule. cales à une mobilisation nationale Progressivement, le Village est deve- nu précieux. Plus que ça, il s’est fait La sécurité des JO relève exclusive- sacré, une renaissance d’Olympie. ment de la compétence des autorités A- 1896-1932 : accueillir la fête du Territoire neutre, universel, temporai- hôtes. Dans le cadre des procédures sport et maintenir l’ordre public re, le Village est également devenu de candidature, le Comité Internatio- Entre 1896 et 1912, les premiers JO une cible potentielle que les éditions nal Olympique (CIO) s’affaire donc à s’étalent souvent sur plusieurs mois, successives ont progressivement obtenir des garanties auprès des pou- voire sont mêlés aux Expositions sanctuarisé au fil des enjeux politi- voirs locaux et nationaux. Le thème Universelles comme à Paris (1900) ques qui s’intensifiaient. 13 du dossier de candidature à l’orga- ou Saint-Louis (1904). Pour l’édition nisation des JO 2016 a ainsi pour ob- de 1908, Londres remplace au pied jet « de déterminer si les villes candi- levé la ville de Rome. Difficile dans B- Berlin 1936, l’introduction dates possèdent les infrastructures né- ces conditions de mettre en place un d’une dimension sécuritaire pré- cessaires pour garantir une sécurité système de sécurité parfaitement ventive et du contrôle de l’environ- totale, discrète mais efficace, et offrir nement des JO 1 adapté. Il convient essentiellement un environnement sûr » . Ce thème d’être hôte de qualité et d’assurer À Berlin, avec 1,2 millions de touris- n’apparaît qu’après les questions liées l’ordre public dans les festivités com- tes dont 150 000 étrangers3, l’ordre au concept des JO, à l’accueil des me les compétitions. doit être exemplaire. La fête du sport athlètes ou au développement dura- devient celle du régime, une « vérita- ble. En ce sens, il respecte la tradition Après la Première Guerre mondiale, ble parade raciste et totalitaire » (Mil- énoncée en 1974 par Lord Killanin les Jeux d’Anvers 1920 se tiennent za, 2002, 305). Sous la direction alors président du CIO : « Je n’irai dans un contexte forcément militari- d’Himmler, une moyenne journalière pas jusqu’à dire que [la sécurité] est sé, mais l’absence des vaincus garan- de 1 400 hommes venus des SA, des déterminante [dans le choix de la vil- tit une certaine quiétude. Les travaux SS, des NSKK et de la German Air le hôte]. En effet, nous tenons sur les JO de Paris 1924 du Centre de Sport Association sont ainsi mobili- d’abord compte des installations tech- Recherche et d’Innovation sur le sés4. Transport, services médicaux, niques disponibles (…). Puis nous Sport de l’Université de Lyon 1 ne sécurité, les forces militaires sont om- nous assurons de la libre admission soulignent par ailleurs pas un dispo- niprésentes, en particulier le IIIème (…) de tous les concurrents accrédi- 2 sitif de sécurité hors norme. Il con- corps d’armée. Cette mobilisation tés, des journalistes… » . vient d’accueillir au mieux la fête du inédite de l’Armée est d’ailleurs sa- sport. À Paris toutefois, une innova- luée par le rapport officiel des JO : Mais en réalité, la sécurité est deve- tion majeure apparaît, dont l’influen- « nous pouvons véritablement affir- nue une problématique majeure pour ce sera sensible en matière de sécuri- mer qu’aucune de nos requêtes n’était Lausanne. En la matière, les JO ont té, le Village olympique. Alors maté- refusée, les missions étant acceptées connu plusieurs phases. Au fil des rialisé par un ensemble de baraque- et toujours accomplies de la plus gé- évènements et de la volonté politique ments en bois, un casernement de néreuse des manières que nous au- de l’hôte, les dispositifs se sont sig- sportifs, il répond d’abord à des pré- rions pu espérer (…) l’armée était nificativement renforcés. Et depuis le occupations organisationnelles. Ce constamment à nos côtés »5. 11 septembre, la question a pris une Village matérialise par ailleurs l’uni- nouvelle dimension. Désormais, le versalisme, une dimension de On évoque ainsi la présence de Comité d’organisation (COJO) non l’Olympisme que le CIO affine alors, « 40 000 miliciens, des SA en tenue seulement mobilise des forces tradi- à l’appui de symboles forts, tels le kaki » lors de la cérémonie d’ouver-

Problématique du Sport 157 étudiante est ainsi réprimée dans le sang dix jours avant l’ouverture des JO tant attendus par Gustavo Díaz Ordaz : 325 morts et 500 blessés gra- ves. 2 000 étudiants sont emprison- nés7. Cette logique se retrouve, dé- clinée, dans l’assignation à résidence d’Andrei Sakharov en janvier 1980, six mois avant les JO de Moscou, ou 3 dans le grand ménage du centre vil- le d’Atlanta en vue des JO de 1996, prostituées et mendiants étant éva- cués manu militari8.

1948-1988 : vers la sanctuari- sation du Village olympique

A- La Guerre Froide dresse un mur au Village Les JO de Londres 1948 ont lieu dans un environnement comparable à 1920 : des ruines, une forte présence militaire, conséquence du conflit mondial, mais un contexte où une agression est peu à craindre, malgré des tensions internationales, les indé- pendantistes irlandais et les opposants à la tenue des Jeux dans un contexte socio-économique encore très diffi- cile. Le terme « sécurité » est même absent du rapport officiel des JO. Quant au Village, il n’y en a pas, des centres d’hébergements sont disper- sés dans la ville9.

Après Londres, la Guerre froide et

Peter MORRELL, Sans Titre, 2010 l’intégration de l’URSS au sein du CIO renforce la question de la sécuri- ture, et un Village olympique « gardé symbolique et médiatique des JO rend té. En 1952, les JO d’Helsinki, les comme une forteresse par un person- néanmoins ce phénomène plus évi- tensions sont perceptibles. Pour la nel d’encadrement » (Brohm, Caillat, dent, plus visible. Le Mouvement première fois, l’unité du Village 1992, 90). Visible pendant les Jeux, olympique se voit dès lors reprocher olympique est rompue. À la demande cette politique sécuritaire nazie avait de tolérer, à seule fin d’organiser les de l’URSS, les athlètes de l’Est, re- débuté de manière inédite en amont Jeux, les excès, voire les extrêmes de joints par les Chinois, ont leur propre de l’évènement. l’État hôte. L’exemple le plus récent site d’hébergement, à l’écart et impé- date des JO de Pékin 2008, mais d’au- nétrable. Avec ce second Village, De nos jours, cette sécurisation a tres manifestations de cette logique l’universalisme n’est plus. Justifié par priori n’est pas propre aux JO. Elle préventive de contrôle de l’environ- une volonté de garantir la sécurité des relève d’enjeux d’images, de logiques nement des Jeux ont fait les choux athlètes, il préfigure les Villages fer- de régime, qui accompagnent la tenue gras des anti-olympiques. À Mexico, més qui apparaîtront progressive- de grands évènements6. L’envergure le 2 octobre 1968, une contestation ment.

158 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012

Ce Village isolé illustre une nouvelle Conséquence inévitable, en 1976, à Les JO de Séoul en 1988 battent tous facette de la sécurité aux JO. Après Innsbruck (Jeux d’hiver) et Montréal, les records, notamment par crainte l’ordre public et l’ordre politique, la les organisateurs investissent lourde- d’une action nord-coréenne : moyens protection des symboles nationaux, ment pour éviter un nouveau drame. de défense ultramodernes, unité spé- en particulier des athlètes, s’impose En particulier, le Village fait l’objet ciale de 120 000 hommes en charge comme une exigence plus forte de toutes les attentions. Répondant à de la sécurité olympique, soutien des qu’auparavant. Le Village olympi- certaines interrogations du CIO, le troupes américaines de Corée, soit que, resté jusqu’alors relativement COJO d’Innsbruck expliquait ainsi : près de 40 000 soldats, bâtiments de accessible se referme progressive- « La sécurité des athlètes est assurée guerre croisant au large…17 Le gou- ment et inexorablement. En 1972, la au village olympique et ne peut l’être vernement prend même la décision prise d’otage tragique de Munich dans d’autres endroits en même d’intégrer au sein du Cabinet minis- achève le processus. Conclue par la temps (…) en cas de “difficultés”, tériel les membres du Comité d’orga- mort de onze membres de la déléga- tous les athlètes peuvent être repliés nisation décisionnaires pour les me- tion israélienne, de cinq terroristes et en moins d’une demi-heure au vil- sures de sécurité18. d’un policier allemand, elle marque lage »12. A tel point que, même pour un nouveau tournant, vers la sanctua- le secrétaire général du COJO, le Vil- Depuis 1992, une nouvelle or- risation du Village olympique. lage « ressemblait de l’extérieur à un ganisation du monde qui li- camp retranché » (Heinz Klee, 1976, bère les initiatives groupusculaires 134). Avec cinq policiers pour trois et internationalise la sécurité olym- B- Les Jeux olympiques, cibles athlètes et l’appel à des unités anti- pique symboliques terroristes, les JO d’Innsbruck sont les Œuvre du groupe palestinien Septem- premiers à fermer hermétiquement le bre noir, cet attentat délocalisé mené Village qui ne sera plus autorisé A- De l’apaisement momentané au par des acteurs non étatiques est iné- qu’aux personnes dûment identifiées, retour des risques dit. Les Palestiniens font une entrée contrôle des bagages et sécurisation des frontières venant compléter le A Barcelone en 1992, l’heure est à violente dans l’arène olympique. Iso- l’apaisement. Le Mur est tombé, la lés, trahis, ils se découvrent Nation, dispositif. Aux 1 500 policiers et 13 société internationale se retrouve au et, pour revendiquer son existence, 1 200 soldats de la Bundeswehr , Montréal répond par un budget sécu- complet. Néanmoins, l’ombre de Mu- interviennent au cours du grand ren- nich pèse toujours. Le budget sécurité dez-vous des Nations, attaquant les rité de 100 millions $ et la présence de 16 400 hommes chargés de sur- chute, mais 45 000 hommes restent symboles de l’ennemi, Israël. Si cette 19 veiller les JO et les frontières14. employés à la sécurité . Il semble action participe à révéler leur cause que l’évènement olympique a atteint au monde, elle révèle par ailleurs des un niveau organisationnel et symboli- failles dans le dispositif de sécurité10 Un nouveau pas dans l’inflation sé- curitaire. A l’époque, Le Monde que déterminant un seuil incompres- et l’ampleur des risques désormais sible de sécurité. encourus par l’événementiel sportif. relatait : « c’est la plus grande mo- Des menaces communes au Front Po- bilisation ici depuis la guerre de La disparition du bloc soviétique li- pulaire de Libération de la Palestine Corée affirme sans rire un respon- 15 bère également des conflits régio- et à l’Armée rouge japonaise amènent sable de la sécurité » . Et les JO naux, ethniques, religieux jusqu’alors ainsi Téhéran à déployer de nombreu- suivants ne font qu’accroître ce phé- plus ou moins jugulés. Pour autant, ses forces armées autour des Jeux nomène, rendu d’autant plus néces- en cette fin de XXème siècle, le princi- 11 saire par leur contexte politique. A asiatiques de 1974 . pal risque encouru par les JO provient Lake Placid en 1980, le village est d’initiatives internes au pays hôte. L’évènement sportif a peu à craindre qualifié de « future prison pour d’une action violente venue d’un jeunes délinquants ! » (Hache, 1992, A Atlanta, le 27 juillet 1996, une ac- État. Ce dernier se condamnerait à la 88). A Moscou la même année, tion isolée, une bombe déposée au réprobation internationale, à l’isole- 35 000 forces de l’ordre sont mobi- Centennial Park, tue une touriste 16 ment. Le boycott reste de fait l’arme lisées , malgré le boycott ; en 1984, américaine et blesse plus de 100 per- la plus étatique à l’encontre des Jeux le budget sécurité, près de 80 millions sonnes. Arrêté en 1997, l’auteur, un olympiques. A contrario, les JO sont $ reste conséquent, ce qui n’empêche activiste américain, Eric Robert Ru- apparus à Munich comme particuliè- pas les Soviétiques de boycotter, avec dolph, a depuis reçu quatre condam- rement vulnérables et exposés à une pour motif officiel la crainte que la nations à vie pour trois attentats. attaque terroriste groupusculaire. sécurité des athlètes soit mal assurée. Deux ans plus tard, les JO d’hiver de Nagano sont précédés d’un tir de ro-

Problématique du Sport 159 quette qui fait un blessé à l’aéroport de Tokyo-Narita le 2 février 1998, cinq jours avant leur ouverture. Re- vendiqué par l’organisation armée d’extrême gauche Kakurokyo, il pro- voque un renforcement significatif de la sécurité. Ces évènements relancent naturellement la préoccupation sécu- ritaire pour l’édition olympique de Sydney 2000 où 6 000 policiers et soldats assurent la sécurité20.

L’année qui suit, les États-Unis subis- sent les attentats du 11 septembre 2001. La destruction en direct des tours du World Trade Center, a logi- quement une incidence forte sur l’en- vironnement olympique.

La dimension sécuritaire devient prioritaire et globale. Il ne s’agit plus simplement du Village ou des athlè- tes, l’attentat de masse ne fait pas de détail. L’ensemble des manifestations olympiques deviennent une cible po- tentielle, cette fois comme symboles occidentaux.

L’édition suivante se déroule sur le territoire américain. Il s’agit certes de JO d’hiver, mobilisant une population moins nombreuse, mais la facture to- tale consacrée à la sécurité explose : 245 millions $, quatre fois le budget initial. L’alerte est à son comble, Salt Lake City ayant été « la cible de repé- rages "très, très méticuleux" » de la part des espions d’Oussama Ben La- den selon un haut fonctionnaire des 21 services secrets américains . Le 30 Rémi COURGEON, Portrait Inachevé d’Haïti IX, 2011 janvier 2001, le National Infrastruc- ture Protection Centre avertit ainsi les jusqu’à émettre l’hypothèse d’une ab- responsables des structures olympi- B- L’explosion des budgets de sence des États-Unis aux JO23. Mais ques qu’Al Qaida avait minutieuse- sécurité les USA ne boycottent pas un pays al- ment préparé des attaques sur leurs lié, qui, par ailleurs, a tout fait pour sites22. George Tenet directeur du Le dérapage des coûts se confirme à Athènes en 2004. À proximité des satisfaire aux exigences de sécurité : FBI, déclare à cette époque que des Balkans et du Moyen-Orient, la Grè- 70 000 militaires mobilisés, 1 000 évènements tels les JO ou le Super- caméras installées pour surveiller la bowl, sont susceptibles d’intéresser ce est une zone potentiellement à ris- que, d’autant que le déclenchement ville, des lanceurs de missiles…. Le les terroristes et doivent faire l’objet budget sécurité atteint 1,5 milliards $, d’une attention toute particulière. Les de la guerre en Irak attise les ten- 24 sions. Le retard grec dans la construc- un record –qui n’empêche pas un JO sont alors définis comme « la plus tion et la préparation des infrastructu- attentat contre le ministère grec de la grande priorité en matière de sécuri- Culture, le 21 juillet 2004. té » (Pappas, Simon, 2002). res, fait craindre un certain bâclage qui inquiète. Mark Spitz va même

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Pour la première fois, le CIO assure Le coût des JO étant déjà lourd, cette titué afin de soutenir le ministre de également les JO des risques d’annu- inflation éloigne encore plus de leur l’Ordre Public grec. Des accords de lation ou d’abandon, en cas d’attentat accueil les pays qui n’ont pas les mo- sécurité ont été signés avec 37 pays31. notamment25. Le contrat souscrit, yens, financiers ou politiques, d’en protège les recettes destinées à des garantir un niveau de sécurité opti- Pour la France, un attaché de Sécurité tiers (FI et CNO), pour un capital ga- mum. Restent pour eux les Jeux Intérieure et un officier du Service de ranti à 143 millions d’euros. Initié par Mondiaux, les Jeux Régionaux ou les Coopération Technique International Jacques Rogge dès son élection en JO de la Jeunesse, certes moins renta- de Police ont assuré une liaison tech- 2001 et validé par la 114ème session bles en termes d’image et de retom- nique et opérationnelle. Des experts du CIO à Mexico, cette assurance est bées financières, mais moins coûteux de la Direction de la Surveillance du de suite reconduite pour les JO sui- et moins exposés. Territoire, des Renseignements Géné- vants26. raux, du RAID, de la Protection Civi- Après Pékin 2008, au budget sécurité le, de la Marine Nationale, entre au- Cette nouvelle dimension sécuritaire difficile à établir, mais à la mobilisa- tres, ont participé à des procédures a plusieurs répercussions notables. La tion avancée de 110 000 agents de sé- d’échanges et de formation. Des uni- première est bien sûr financière et curité et de plus d’1,7 millions de vo- tés d’élite grecques se sont rendues s’apprécie sur les graphiques sui- lontaires et bénévoles28, l’attribution en France pour perfectionner les tech- vants : des JO de 2012 à Londres et de 2014 niques de lutte antiterroriste en milieu à Sotchi laisse présager un niveau de maritime ; un stage sur le terrorisme sécurité encore accru. Le 7 juillet islamique a par ailleurs été organisé 2005, lendemain de l’attribution des par des spécialistes français et espa- JO à la capitale anglaise, trois atten- gnols à Athènes en janvier 2004. Coût global de la sécurité aux Jeux Olympiques d’été et à Salt Lake City (2002) depuis 1984 tats, funestes avertissements, font 56 morts et 700 blessés dans le métro En mai 2004, à Washington, le minis- londonien. Le budget sécurité de tre grec de l’Ordre public, George Londres a depuis été multiplié par Voulgarakis, Tom Ridge secrétaire trois. Quant au Caucase, son instabi- américain à la Sécurité intérieure, Ro- lité est établie. bert Mueller, patron du FBI, et Geor- ge Tenet, directeur de la CIA ont éga- La dernière élue, Rio de Janeiro orga- lement finalisé leur coopération, no- nisera les JO de 2016. Elle va affron- tamment par la formation d’agents ter une autre forme de violence, orga- grecs et l’envoi de 400 Force spécia- nisée au sein même de la société bré- les américaines durant les JO. De mê- silienne, dans les favelas. Déjà, Tarso me, le GIGN accompagnait la déléga- Genro, le ministre brésilien de la Jus- tion française à Athènes. Coût de la sécurité par athlète aux JO d’été et à tice a affirmé : « Si le rythme actuel Salt Lake City (2002 des investissements dans la sécurité Cette coopération internationale pour publique suivait son cours, nous n’au- maintenir la sécurité aux JO n’est pas rions pas une situation satisfaisante sans rappeler les pratiques antiques. (en 2016) »29. Pendant douze siècles, la trêve olym- pique, l’ekecheira, fut peu ou prou observée. Aucune armée ne pouvait Conclusion : la coopération pénétrer Olympie, zone neutre dont la internationale, résurgence de violation entraînait amende, exclu- Sources : HAYWARD., S. (2004). Securing the l’ekeicheira antique ? sion, ou interdiction de consulter Olympic Games. Wall Street Journal, 22 août l’oracle de Delphes. 2004. Le plus remarquable dans la sécurité des derniers JO est sans doute la coo- Thucydide (cf. Berger, Moussat, pération internationale. Á Athènes, 1927) fit un récit éloquent d’une telle Enquête appuyée sur les rapports of- l’OTAN a ainsi assuré la surveillance violation : « L’accès du sanctuaire fut ficiels des JO et des données du CNO aérienne, la marine américaine a pa- interdit aux Lacédémoniens par les américain. Une étude de Radio Cana- trouillé en Méditerranée, et dès avril Éléens ; défense leur fut faite d’ac- da offre en 2005 une tendance simi- 2001, un groupe de sept pays recon- complir le sacrifice et de prendre part 30 laire après conversion27. nus pour leur expérience a été cons- aux Jeux, parce qu’ils n’avaient pas

Problématique du Sport 161 8 payé l’amende que les Éléens leur SMOTHERS, R. (1996). As Olympics Ap- Bibliographie avait infligée en vertu des règlements proach, Homeless are not feeling at home in Atlanta. The New York Times, 1er juil. 1996. BAKER W. J. (1981). Notes, Documents, and 9 èmes olympiques : les Éléens prétendaient CIO (1948). XIV Jeux olympiques de Queries New Light on the Nazi Olympics, en effet que les Lacédémoniens Londres 1948. Bulletin du CIO, 8 janvier, Journal of Sport History, 8.2. avaient franchi en armes le rempart pp.7-9 BERGER, M., MOUSSAT, E. (1927). Guerre du 10 Phyrkos et imposé une garnison à Lé- Sur le détail du dispositif, voir GROUSSARD, Péloponnèse (Thucydide, V, XLIX-L). An- prée, alors que la trêve olympique S. (1973). La médaille de sang. Paris, Denoël. thologie des textes sportifs de l’Antiquité. Pa- 11 ris, Grasset, pp. 98-99. était commencée ». Les autres Cités MESMEUR, R. (1974). Visite (en groupe) au village des athlètes. Le Figaro, 6 sept. 1974. BROHM, J.M., CAILLAT, M. (1984). Les Des- se mobilisèrent : les Éléens « fai- 12 La Nouvelle République du Centre-Ouest, 3 sous de l’olympisme. Paris, La Découverte. saient monter la garde par leurs jeu- juillet 1980. CIO (2009). Manuel pour les Villes Candida- 13 ème nes gens en armes ; et les Argiens et COULMAIN, N. (2004). Sécurité aux Jeux tes à l’organisation des Jeux de la XXIX les Mantinéens leur envoyèrent cha- olympiques. Illusio, 1, 81-88. Olympiade 2008 : P. 2 - Dossier de Candida- 14 ture - Thèmes. Lausanne, 13 septembre 2009. cun mille hommes et les Athéniens Données : GILBERT, M. (2005). Le Canada leur cavalerie, qui attendait à Argos après le 11 septembre, la sécurité comme défi COULMAIN, N. (2004). Sécurité aux Jeux olympiques. Illusio, 1, 81-88. l’ouverture des fêtes ». La trêve fut olympique. Radio Canada, 9 septembre 2005. 15 ELIAS, N., DUNNING, E. (1986, rééd. 1994), cependant respectée. Renvoyés à do- Le Monde, 20 juillet 1976. 16 Sport et civilisation – La violence maîtrisée, micile, les Lacédémoniens y patientè- La Nouvelle République du Centre-Ouest, Paris, Fayard. 3 juillet 1980 rent pacifiquement. HACHE, F. (1992). Jeux olympiques. La flam- 17 Cf. Le Monde, 5 mars 1988. La préparation me de l’exploit. Paris, Gallimard. des JO d’été. Les cent vingt mille « policiers La trêve olympique est un référent HEINZ KLEE, K. (1976). Un regard sur Inns- olympiques » de Séoul. bruck 1976. Revue Olympique, 101-102 commun aux annales de l’Olympis- 18 Rapport du Comité d’organisation des Jeux (mars-avril), p.134. me, du sport et de la paix. Depuis 20 de la XXIVème Olympiade présenté à la Com- KANIN, D.B. (1981). A political history of the ans, l’ONU se rapproche d’ailleurs du mission exécutive du CIO, Lausanne, 16 sept. 1987 Olympic Games. Boulder, Replica Edition. CIO, désignée observateur en 2009. KRÜGER, A. (1998). The Ministry of Popular 19 Cf. Le Monde, 25 juillet 1992. Ouverture de L’ONU, qui a déjà appelé à un plan Enlightenment and Propaganda and the Nazi 22ème Jeux olympiques. Barcelone 25 juillet Olympics of 1936, in Barney, R. K., Wams- d’action pour la sécurité à Rio, pour- 1992. Sécurité : 45 000 hommes mobilisés, ley, K. B., Martyn S. G., MacDonald, G.H., rait-elle aller plus loin dans une coo- bunker et sous- marins. 20 eds, Global and Cultural Critique: Problemati- CIO (2000). Nouvelles (Sydney 2000). Re- pération bénéfique à son image ? zing the Olympic Games, London, Internatio- vue Olympique, oct.-nov. 2000, XXVII.35, Après le drapeau onusien, qui flotte nal Centre for Olympic Studies, pp. 33-48. p.68 sur les sites olympiques, un jour, des 21 LEE C.-S. (1990), Organiser des Jeux, Séoul casques bleus aux Jeux ? STEIN J. (2002). Le FBI déjoue les rêves peut vous en parler. Revue Olympique, 269 olympiques de Ben Laden. Salon magazine (mars), pp.46-152 (San Francisco), in Courrier International 589, 14 février 2002 MAUSS, M. (1923). Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaï- 22 Idem 23 ques. L’année sociologique, 2 (1), 130-186. ZILBERTIN O., MIQUEL P. (2004). La sécuri- MAYER O. (1960). À travers les anneaux té aux Jeux d'Athènes préoccupe les États- olympiques. Genève, Cailler. Unis. Le Monde, 29 avril 2004 Notes : MILZA, P. (2002). Un siècle de Jeux olympi- 24 Données : La Chine, l’atelier du monde… PR 1 ques. Relations internationales (I – Univer- CIO (4 juin 2008). Procédure de candidature et après ? Problèmes économiques, 2946. sité Paris I), 111, pp. 299-310. et questionnaire pour 2016. Lausanne, CIO, Paris, La Documentation française, avril 2008 PAPPAS, A.A., SIMON, J.M. Jr (2002). « Daun- p.213. 25 Le Monde, 27 avril 2004. JO d’Athènes : ting Challenges, Hard Decisions », The Intel- 2 CIO (1974). Questions et réponses. Revue pour la première fois, le CIO souscrit une as- ligence Community: 2001-2015. Studies in Olympique, 78-79 (mai-juin). Lausanne, CIO, surance. intelligence, CSI publications, 46, 1. Stump, 26 p.193 ZILBERTIN O., MIQUEL P., op. cit. A. (1990). 1932, le rêve « impossible » de 3 27 COJO Berlin (1936). Rapport officiel des GILBERT , M., op . cit. William May Garland. Revue Olympique, Jeux olympiques de Berlin 1936, p.87 28 Le Quotidien du Peuple, 25 août 2008. Les 274 (août), pp. 381-387. 4 Idem, p. 432. neuf grands apports des Jeux Olympiques de TENET, G. J. (2002). Worldwide Threat. Con- 5 Idem, p.70. Beijing. verging Dangers in a Post 9/11. World Testi- 29 6 Voir par exemple, à propos d’un sommet de L’Equipe/AFP, 27 octobre 2009. Un plan mony of Director of Central Intelligence befo- l’OTAN : L’Express, 27 mars 2008. Nettoyage pour contrer la violence. re the Senate Select Committee on Intelligen- de Printemps. 30 30 Australie, Grande-Bretagne, France, Al- ce. 19 mars 2002. 7 Données : BONIFACE, P. (24 juillet 2008). lemagne, Israël, Espagne, USA. TERRET, T., dir. (2008). Les paris des Jeux 31 olympiques de 1924, paris politique, paris mé- Mexico 1968, le massacre de la place des trois 31 SIMITIS, C. (2001). Discours du Premier diatiques, Atlantica, Anglet, 2008. cultures – Chronique sur le site de l’Institut Ministre de la Grèce, Costas Simitis. Revue des Relations Internationales et Stratégiques, Olympique. XVII.40 (août-septembre) Également : ensemble des rapports officiels www.iris-france.org. des JO depuis 1894.

162 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 Info-CRESFED

Colloque international « Antênor Firmin, cent ans plus tard »

Cary HECTOR

a Société capoise d’histoire et de L protection du patrimoine (SCHPP) a échelonné sur trois ans une série d’activités destinées à commémorer le centenaire de la disparition d’Antê- nor Firmin. Point d’orgue de ces activités : un premier Colloque inter- national, Devoir de Mémoire envers celui qui aura été l’une des figures haïtiennes les plus marquantes de la scène politique nationale et caribéen- ne, voire universelle, depuis le der- nier tiers du XIXème siècle jusqu’à la veille de l’occupation américaine de 1915.

Un moment fort apprécié du Col- loque a été la présence d’ inter- venants étrangers ou en provenance de l’étranger dont : Diana Canton, sociologue cubaine, spécialiste des rapports entre Firmin et José Marti ; Carolyn Fluehr-Lobban, profes- seure émérite de Rhode Island University, spécialiste exégète de l’ouvrage phare de Firmin : De L’égalité des races humaines (1885), traduit pour la première fois en anglais en 2002, par les soins de Asselin Charles, Haïtien d’origine, professeur à la American University du Nigeria et le professeur Rubén Silié, ambassadeur de la République dominicaine en Haïti qui est inter- Rémi COURGEON, Portrait Inachevé d’Haïti II, 2011 venu, dans la séance sur le projet de

Info-CRESFED 163 la « Confédération antilléenne », con- Qui a peur de la construction de la sensée « d’incident mineur, bien que çu par Firmin et discuté avec Marti nation politique, du peuple, du témoignant de la persistance de cer- en Haïti et d’autres, dont le Porto- citoyen en Haïti ?* taines formes de rapport de pou- ricain Dr. Betances et le Colombien voir ». Torres Caceido, à Paris. John PICARD BYRON*

Parmi la vingtaine de participants * Membre du Comité de Coordination du Colloque nationaux, les membres de la société La Faculté d’ethnologie de l’UEH a haïtienne d’histoire et de géographie réalisé, du 15 au 18 février 2012, un (SHIG) d’éminents professeurs de Colloque international intitulé : l’UEH et de Quisqueya « L’ethnologie et la construction de la nation politique, du peuple, du Le Colloque s’est voulu un lieu citoyen en Haïti ». Organisé à l’oc- d’échanges et de débats ouverts sur casion du 70ème anniversaire du Bu- les différentes facettes de la vie et de reau national d’ethnologie, l’objectif Pou yon demen miyò nan Aken l’œuvre d’Antênor Firmin. Avec une de ces assises sur l’ethnologie était de finalité explicite : redécouvrir et promouvoir la discipline ethnologi- restituer à notre conscience nationale que dans la perspective de la recons- Robenson BELUNET et citoyenne l’héritage de valeurs truction politique de la nation haïtien- ne, concomitante à sa reconstruction exemplifiées par Firmin dès son Pendant l’année 2012, le CRESFED a émergence sur la scène politique physique. actualisé sur commande de la Mairie nationale en 1878, jusqu’à sa dis- d’Aquin, avec l’appui financier de parition en exil à St. Thomas en Cet évènement académique de haut niveau qui s’est tenu dans les locaux Medico Internationale, un Projet 1911, à savoir notamment : patrio- d’appui au plan de développement tisme, intégrité, dignité nationale, de la FE et à l’Hôtel Le Plaza, a per- mis à une cinquantaine de chercheurs dans la Commune d’Aquin. Ce plan a solidarité régionale et humanisme été réalisé avec la participation des universel. -res haïtiens-nes et étran-gersères de se pencher sur les termes de l’impli- membres du centre ville, des dix sec- cation de l’ethnologie dans la cons- tions communales et des deux quar- Le public, estimé à une moyenne de truction des États-nations. L’excel- tiers. 120 à 150 personnes (Étudiants – lence de la participation es-tudiantine UEH, U. Quisqueya et autres, pro- y a été particulièrement relevée. En Le Plan d’Aquin est un inventaire de fesseurs, journalistes, etc.), a mani- attendant la publication des actes du tous les domaines d’activités de la festé un intérêt constant et croissant, Colloque, il n’est pas abusif de dire commune qui aborde les questions de au cours des deux journées du que ce fut un véritable congrès scien- l’agriculture, de l’éducation, du tou- Colloque les 15 et 16 décembre 2011 tifique qui a contribué à revigorer risme culturel et économique. Il pla- l’œuvre de Jean Price-Mars de et Jac- nifie également les coûts estimatifs de différentes activités incorporées Outre la publication des Actes, les ques Roumain. dans des propositions de projets capa- organisateurs envisagent les voies et bles de relever l’image de la Commu- moyens d’institutionnalisation du- Pourtant, le déroulement de cette ren- ne et d’améliorer les conditions de rables et actualisés des études, tra- contre d’envergure avait gravement vie de la population. vaux et autres initiatives apparentées été perturbé par les violences occa- sur Firmin et son oeuvre, sur le plan sionnées par l’irruption d’une bande de provocateurs, accompagnant le Ce Plan, établi sur plusieurs années national et international. Le défi (2011-2015) a été remis officielle- demeure : restituer et pérenniser Fir- Président Martelly devant les locaux de la Faculté. Ils s’en sont pris à des ment à la Mairie le 26 mars 2012, min comme source et référence c’est un outil de travail pour un déve- d’inspiration citoyenne, patriotique et étudiants-tes et ont vandalisés les vé- hicules stationnés dans l’enceinte et loppement durable et local, au service démocratique pour Haïti après le 12 des autorités, des organisations et de janvier 2010, soumise au défi inter- aux alentours de la bâtisse. Ce fut un très grand traumatisme pour les parti- la population intéressée au dévelop- générationnel de la « reconstruction – pement d’Aquin. Il peut permettre à refondation ». cipants-tes. Mais, le choc une fois passé, invités-es et organisateurs- tous de travailler pour une nouvelle trices convinrent de poursuivre leurs commune très prospère, « pou yon demen miyò nan Aken ». travaux, qualifiant cette attaque in-

164 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 Observatoire en Développement Local (ODL) : Sociographies de Paillant, d’Anse à Veau et de Petite-Rivière de Nippes

Katia BONTÉ

L’observatoire en Développement Local, créé en 2010, dans le but de veiller sur le processus du développe- ment local en Haïti, a débuté ses acti- vités dans la région des Nippes. Plu- sieurs documents ont été élaborés à cet effet et l’ODL/CRESFED a publié la Sociographie de la commune de Paillant, la Sociographie de la com- mune d’Anse-à-Veau et la Sociogra- phie de la commune de Petite-Rivière de Nippes. Ces sociographies consi- dèrent l’aspect physique et historique, Rémi COURGEON, Portrait Inachevé d’Haïti VI, 2010 les potentialités, les faiblesses et les contraintes de la commune et un en- semble de projets réalisés. monde entier. Elle publie des rapports réclamaient la libération de leurs cinq et témoignages dénonçant des attein- Héros. Ces documents publiés par ODL / tes aux droits des femmes, sensibilise CRESFED ont été présentés aux nota- l’opinion publique, organise des dé- La Brésilienne Marcia Campos a été bles, élus locaux, représentants des bats et conférences sur la situation réélue au poste de présidente du Con- organisations de la société civile et des femmes, mène des campagnes in- grès pour un troisième mandat et cinq des ONG. Ces réunions ont été ternationales en faveur des femmes et autres femmes comme vice pré- conduites par Emmanuel Forest, Rose fait pression contre les abus d’autori- sidentes en charge de l’Asie, de Lidia Édouarzin, Chrisner Roche, té des gouvernements sur les femmes l’Europe, de l’Amérique, de l’Afrique Jacques Rico Thomas réalisé les 15 et et les emprisonnements politiques et des pays arabes. Le Congrès a 16 mai 2012. sans jugement. adopté le programme d’action de la FDIF et la déclaration de Brasilia dans Cette année, la FDIF a organisé son laquelle plusieurs résolutions ont été ème XV congrès à Brasilia (Brésil), du prises notamment celles de la re- 8 au 12 avril, autour du thème « Juste construction effective d’Haïti ; la la paix, le développement économi- solidarité contre l’embargo à Cuba ; que et la justice sociale pour toutes Le XVème Congrès de la Fédération la libération des cinq prisonniers les personnes », avec la participation démocratique internationale des cubains aux États-Unis ; la pro- de 72 organisations membres de la femmes (FDIF) fait pression pour la hibition totale des armes nucléaires ; Fédération dans 50 pays. Haïti a été reconstruction d’Haïti la lutte contre l’occupation en représentée par le CRESFED (Katia Palestine ; la solidarité avec le peuple Bonté) et la SOFA (Yolaine Célestin). du Sahara occidental ; la lutte contre Katia BONTÉ Ces déléguées ont participé aux dis- la menace militaire sur l’Iran. cussions sur la paix mondiale et la justice sociale pour tous les peuples, Une partie du Congrès s’est déroulée La Fédération démocratique interna- particulièrement pour le peuple haï- en présence des hauts dignitaires du tionale des femmes (FDIF), organisa- tien. Elles ont également pris part à la Brésil et de la quasi-totalité des am- tion internationale non gouvernemen- grande marche internationale pour la bassadeurs des pays membres de la tale créée en 1945, réunit des organi- paix et l’égalité des droits de la fem- Fédération. En somme, le Congrès a sations féminines et féministes du me dans le monde et ont apporté une connu un succès sans précédent. solidarité spéciale aux Cubaines qui

Info-CRESFED 165 Rotas Criticas IV condamne la sens, la mission, qui a bénéficié d’une nold Antonin et l’historien Pierre Bu- participation du Brésil à grande visibilité médiatique, a été un teau dans le débat cette problémati- l’occupation/pacification d’Haïti succès de sororité et de solidarité. que abondamment abordée dans la section Histoire immédiate et ina- chevée de la revue. Les axes du débat La Route critique des femmes en si- se bornèrent à diagnostiquer ce qui * est passé et à s’interroger sur les pers- tuation de violence est une assise à vocation internationale ancrée au pectives possibles pour arriver à de Brésil, qui se donne comme objectif meilleurs résultats. Sur la base de ces de canaliser les échanges d’expérien- généralités, chacun des intervenants a ces, réflexions critiques et recherches exprimé sa position et a mis en balan- Point de rencontre : Haïti, notre ce ses propres idéologies et ses expé- de stratégies et de mécanismes pour rendez-vous avec la mémoire combattre la violence faite aux fem- riences citoyennes. Les intervenants mes. Sa 4ème édition a traité des expé- et l’assistance, composée de plusieurs riences en matière de politiques pour Licette GÓMEZ SABAIZ collaborateurs de la revue, de mem- combattre la violence de genre. Cette bres de la presse et de la communauté conférence qui a réuni une centaine universitaire, ont souligné le défi le Le no 24-25 de la revue Rencontre de participants-tes d’horizons divers, plus important, à savoir : que l’État, est parut le 29 mars, jour commémo- à été organisée avec l’appui du plus en tant qu’organisation sociale, politi- ratif de la Constitution de 1987 en grand réseau de santé au Brésil : la que et économique, devra inclure la hommage à Jean-Claude Bajeux, in- Red Unida**, qui, du 5 au 9 Mai pluralité des citoyens dans la forma- tellectuel qui a consacré sa vie à la 2012, a réuni des milliers de person- tion d’une masse critique et participa- promotion des droits humains. C’est nes lors de son 10ème Congrès à Rio tive pour relever ce défi. aussi un numéro dédié à la mémoire de Janeiro. de Jean-Richard Laforest, écrivain Pour arriver à surmonter les crises marxiste antiduvaliériste et à l’artiste Invitée à cette double activité, aux successives depuis le séisme, il est Azor qui a laissé un ensemble de tré- côtés d’intervenants-tes du Costa Ri- important d’évoquer la mémoire afin sors inestimables pour la culture po- ca, du Honduras, de l’Uruguay et de de produire des idées pour compléter pulaire et le vaudou. l’Espagne, Jesi Chancy Manigat est la connaissance, mais avoir l’esprit et intervenue sur la base de l’intérêt ma- la volonté de former un ensemble Le thème central de cet exemplaire nifesté par les organisatrices du Bré- convergeant vers le même objectif est est la reconstruction qui marque ce sil, pour la vulnérabilité des femmes même plus essentiel. Les perspectives qui est désormais le devoir à suivre : et des filles à la violence de genre en sont rattachées au désir d’un change- unir différentes générations à travers Haïti. ment structurel / fondamental, à des deux coordonnées, à savoir : la notion réflexions neuves, progressistes et al- de l’espace Haïti qui se rapporte au Outre la présentation des outils insti- ternatives, mais surtout au caractère lieu commun dans lequel nous nous tutionnels (MCFDF, CNVFF) et de national de l’impératif de la recons- rencontrons, et de prendre conscience plaidoyer (CONAP) faisant désormais truction. Pour ce faire, il est impor- du temps qui non seulement fait réfé- partie du matrimoine haïtien en ce qui tant de rassembler de l’énergie pour rence au souvenir du passé conforme a trait à la lutte contre la violence fai- que des personnes différentes con- à notre histoire, mais aussi au présent. te aux femmes, les différentes presta- courent dans un point de rencontre Les conjonctures actuelles nous font tions de la déléguée d’Haïti ont eu qui est la survivance de la nation haï- remonter aux événements passés qui, pour objectif principal de mettre à dé- tienne. Faute de quoi, le défi sur la à leur tour, nous permettent de visua- couvert, dans ces auspices solidaires, question cruciale de l’impunité sub- liser de possibles horizons. les violences perpétrées sur les fem- sistera, compte tenu de la controverse mes, les jeunes et les enfants des soulevée par le retour du dictateur Les présentations ainsi que la revue deux sexes, en toute impunité, par les Jean-Claude Duvalier dans le pays et elle-même, ont servi d’espace de ren- membres des forces onusiennes d’oc- la lutte du réseau d’organisations ap- contre pour un échange de vues sur cupation à forte composante latino- puyant les victimes de son régime, « les défis de la reconstruction », trai- américaine parmi lesquelles le Brésil dans ses demandes de justice, dans té par l’économiste Kesner Pharel et a la prépondérance en Haïti. En ce laquelle le CRESFED s’est impliqué en l’avocat Chenet Jean-Baptiste dans la organisant, entre autres démarches,

revue et animé par l’éducateur Rudy une exposition sur le thème JAMAIS * www.ufrgs.br/rotascriticas Edmé, le professeur et cinéaste Ar- PLUS ! ** www.redeunida.org.br/congresso2012

166 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 Rencontre N° 19 Espace Poétique Rencontre N° 20 / 21 (Août 2004) Catherine Flon (Septembre 2009) Claude C. PIERRE

Le temps d'un homme ÉDITORIAL Georges CASTERA ÉDITORIAL Les vieux démons rodent NOTRE CITÉ : Abandonner les faux Semblants Suzy CASTOR Suzy CASTOR Hommages à René Bélance PRÉSENTATION PRÉSENTATION R. Bélance, une voix d'homme Créativité et vigilance : Deux Décennies de RENCONTRE Rencontre dans la mobilisation Georges CASTERA souveraine Témoignage a R. Bélance Jesi CHANCY MANIGAT Jesi CHANCY-MANIGAT Claude C. PIERRE HISTOIRE IMMÉDIATE ET INACHEVÉE HISTOIRE IMMÉDIATE ET INACHEVÉE R. Bélance nous quitte Table Ronde : Partis politiques Syto CAVÉ, Jean-Claude FIGNOLE, et construction démocratique Table Ronde : Haïti 2004 : Paul LARAQUE, Claude C. PIERRE Défaire le nœud historique Suzy CASTOR, Marvel DANDIN, et Josaphat-Robert LARGE OUSSAINT Suzy CASTOR, Emmanuel BUTEAU, Hérold T , Michel Pour refuser l'oubli : ECTOR Alix RENÉ, Ernst MATHURIN H Le Chevalier de Saint-Georges Gains et pertes aux niveaux Le bicentenaire de Danièle MAGLOIRE l'indépendance d'Haïti des partis politiques EAN RANÇOIS Roberto FERNÁNDEZ RETAMAR CONDITION FÉMININE Hérold J -F La bourgeoisie à créer Viviane Gauthier, une référence Panorama des partis Hérold JEAN-FRANÇOIS de la culture haïtienne politiques Amila Moïse Plaidoyer pour une politique Nicole Nancy ÉDOUARD linguistique nationale Le corps féminin, source Échanges Haïti – Bolivie : Adeline MAGLOIRE-CHANCY renouvelée d’inspiration Rôle des partis politiques dans littéraire chez les écrivaines la construction démocratique ÉCONOMIE haïtiennes Danièle MAGLOIRE L’offre exportable d'Haïti vers Anne MARTY Témoignages de trois chefs de la République Dominicaine Parti : Jacky LUMARQUE et Bernard PROBLÉMATIQUE DU SPORT' FATTON Les économistes s’intéressent au Le RDNP : un parti au service sport de la construction démocratique MONDE ET SOCIÉTÉ Claude SOBRY et de la justice sociale Myrlande MANIGAT Port-au-Prince l'inconnue Sport et politique Gérard PIERRE-CHARLES Fabien WILLE Le vécu politique de la FUSION Mutations sociales en Haïti Victor BENOÎT INFO-CRESFED Michel SOUCAR Expérience de L’OPL Signification historique de la Edgard LEBLANC Fils CULTURE révolution de Saint-Domingue Le rôle de l'intellectuel dans les Suzy CASTOR ÉCONOMIE luttes sociales : Lelio Basso, le Une nouvelle économie pour théoricien militant ILLUSTRATIONS : Haïti François HOUTARD Histoire Graphique de Charles CADET l’esclavage Culture et musique populaire Pour qui sonne le glas !!! dans la Caraïbe William KÉNEL-PIERRE Pierre BUTEAU

Info-CRESFED 167 Interprétation des faits et Les paradoxes d’un contentieux Rencontre N° 22 / 23 perspectives du développement historique (Juillet 2010) économique en Haïti Sabine MANIGAT Gérard PIERRE-CHARLES CONDITION FÉMININE MONDE ET SOCIÉTÉ Les femmes haïtiennes PRÉSENTATION La fragilité du changement entre vrais et faux problèmes RENCONTRE et les nouvelles au Paraguay Myrtha GILBERT données post-séisme José Carlos RODRÍGUEZ PROBLÉMATIQUE DU SPORT Mercedes MÉDART La gouvernance : HISTOIRE IMMÉDIATE ET INACHEVÉE historicité et itinéraire Quelle pratique sportive pour Haïti Tony CANTAVE Table Ronde : Les impacts du Jean Simon SAINT-HUBERT tremblement de terre Page retrouvée : INFO - CRESFED / FGPC du 12 Janvier 2010 La vente du vote haïtien lors de Suzy CASTOR. Gérald MATHURIN,  Programme de Bourses / l’expulsion de Cuba de l’OEA Christian ROUSSEAU, Hérold Fondation Gérard Pierre- Gérard PIERRE-CHARLES JEAN-FRANÇOIS Charles Hommage à Hortensia Bussi de Tutelle furtive, colère sociale  Diplôme « Droits Économiques, Allende manifeste Sociaux et Culturels et le Droit Jesi CHANCY MANIGAT Francklin MIDY à l’Alimentation » CULTURE  Activité et Parution du Livre de Reconstruction de l’État et refondation de la Nation Un grand ami, admirateur et Martha Ocampo de Vásquez Tony CANTAVE défenseur d’Haïti :  « Conversation avec… » : Guillaume Guillon Le Thière Gérard Gourgue. Le reflet du miroir OUIS Marie Lucie CHANCY  Les Sorties de Dictature en Ilionor L Pourquoi les Éditions de Amérique latine, dans la Des images, une parole pour l’Université d’État d’Haïti ? Caraïbe et en Europe. dessiner l’avenir AHENS Michel ACACIA  Atelier à FES / CSA, à UWI, Yanick L Jamaïque Hommage à Paul Laraque : Relations haïtiano –  Les dynamiques de la Poésie et Liberté / Paul LARAQUE dominicaines : construction démocratique en Un moment de l’axe historique Une seule voie Amérique Latine, dans la de la solidarité Jacques LENOIR alias Paul Caraïbe et en Haïti Guy ALEXANDRE LARAQUE  Participation du CRESFED dans La reconstruction– NOTRE CITÉ des Colloques au Chili, en développement : Relations Haïti - RD : Une Colombie et au Brésil : Le quiz permanent de l’aide au Conjoncture de Tous les développement ILLUSTRATIONS : Dangers Elom EHUZO Guy ALEXANDRE Maîtres de Saint-Soleil : Rôle capital de la collectivité Après Hatillo - Palma : Levoy EXIL territoriale après le séisme Le nouveau et l’ancien dans la Floriane SAINT FLEURANT Marie-France JOACHIM question de l’immigration Dieuseul PAUL Historique des tremblements de haïtienne Denis SMITH terre IERRE OUIS Carlos DORE CABRAL Prospère P -L Claude PRÉPETIT Les relations haïtiano - Conséquences juridiques du Dominicaines, quelle issue ? séisme du 12 janvier 2021 Joseph Pierre LAMOTHE Dilia LEMAIRE

168 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 Les trois jours de grâce : Esprit NOTRE CITÉ HISTOIRE IMMÉDIATE ET INACHEVÉE rationnel ou esprit religieux Élections 2010 : Enjeux et défis Table Ronde : Jean G. Robenson BELUNET renouvelés pour le projet Le Défi de la Reconstruction Tremblements de terre : démocratique Suzy CASTOR, Chenet JEAN- Expériences vécues au Mexique Cary HECTOR BAPTISTE, Kesner PHAREL et en Haïti Louis Roy par lui-même De la Défaillance des Acteurs à Myrtho CASSÉUS Louis ROY la Crise de la Gouvernance Rebattre les cartes Pierre-Louis NAUD CONDITION FÉMININE Suzy CASTOR Au-delà de la Frontière, les Apocalypse colère de minotaure Le cercle de la sororité et de la Relations Haïti – République solidarité humaine ne rompra Claude PIERRE Dominicaine à l’Épreuve du Danielle MAGLOIRE Comment j’ai perdu mon fils Tremblement de Terre Dolores NEPTUNE PROBLÉMATIQUE DU SPORT' Jean-Marie THÉODAT Pour une Intégration Efficace de INVENTAIRE Le sport en Amérique Latine Pablo Alejandro ALABARCES la Diaspora au Développement Conférences, visites des d’Haïti personnalités politiques INFO - CRESFED / FGPC Marvel DANDIN étrangères ; Liste des livres  Conférence sur l’élu local : Les Défis Légaux de la parus après le séisme Intégrateur pour faciliter le Reconstruction d’Haïti après le Katia BONTÉ développement local Élifaite ST 12 Janvier ÉCONOMIE PIERRE Joseph EXUMÉ  Présentation de thèse doctorale Urgence d’un développement Agriculture et Reconstruction d’Ilionor Louis / Ilionor LOUIS durable pour finir avec Michel CHANCY  Les carrefours décisifs de la la culture de l’assistance Une Parasismique pour la mémoire : Témoignages, justice Marc-Antoine LOUIS Psyché Haïtienne et droits humains (Maria Ronald JEAN-JACQUES Analyse d’une extraversion Sondereguer) organisée : Le capital Lidia EDOUARZIN Revivre Après un Événement humain  Élection de la directrice du Potentiellement Traumatisant en Haïti CRESFED au CLACSO Alain BEAUDOUIN Fred DOURA  Publications du CRESFED et de De la Reconstruction Mentale en MONDE ET SOCIÉTÉ la FGPC de 1986 à 2010 Haïti : Une Étape Obligée à tout Processus de Reconstruction L’économie haïtienne après un ILLUSTRATIONS : Wilson BIGAUD Nationale quart de siècle de pouvoir Cécile MAROTTE duvaliériste Gérard PIERRE-CHARLES Bibliographie : Reconstruction en Haïti CULTURE Rencontre N° 24-25 Mirko TOPPANO et Nixon BOUMBA Le paradis terrestre de Wilson (Janvier 2012) ÉCONOMIE Bigaud Michel-Philippe LEREBOURS L’Enjeu des Petites et Moyennes Entreprises pour le Relèvement Cent ans de solitude : PRÉSENTATION de l’Économie Haïtienne Témoignage de Charles CADET Gabriel García Márquez L’Anti-refondation ou les Attentes Bafouées de la Gabriel GARCÍA MÁRQUEZ Analyse d’une Extraversion Reconstruction Nationale Organisée : Le Capital Humain Entrevue avec Yanick Lahens Jesi CHANCY-MANIGAT en Haïti (Suite et Fin) Nadège MÉNARD Fred DOURA

Info-CRESFED 169 MONDE ET SOCIÉTÉ Jacqueline Scott Lemoine : Un CONDITION FÉMININE La Raison Rentière Trait d’Union entre Haïti et le Organisations Féministes Relatif Alain GILLES Sénégal à la Marchandisation de la Gotson PIERRE Responsabilité de l’État Haïtien Violence Faite aux Femmes dans l’Organisation des L’Écrivain Lyonel Trouillot, un Danielle MAGLOIRE et Olga Élections Parcours Exemplaire BENOÎT Claude Clément PIERRE Fritz Robert ST PAUL PROBLÉMATIQUE DU SPORT' Quelques Thèses Erronées sur Hommage à Farah Ménard Alessandra LEMOINE, Clarens Un Regard sur le Sport des l’Amérique Latine Handicapés Emir SADER RENOIS, Sophia DÉSIR Daniel PIERRE-CHARLES Première Lettre aux Gauches NOTRE CITÉ : Darlène Milord : Oui nous Boaventura de SOUSA SANTOS Notes à Propos d’un Article de Pouvons ! Haïti, Amérique Latine : Une René Piquion Patrice Millet et Top CNN Relation à Reconstruire Jean-Richard LAFOREST Heroes Suzy CASTOR Homme Empreinte. Pour Rose Catherine ÉDOUARZIN Palestine : Le Temps est Célébrer la Mémoire de Jean- INFO - CRESFED / FGPC Sombre, mais l’Esprit Brille Richard Laforest Rose Lidia EDOUARZIN Anthony PHELPS  Atelier sur la mise en place d’un observatoire en Haïti : la Refondation d’une Pages Retrouvées : développement local Lettre à Duvalier Nation Jean-Claude BAJEUX  Jamais Plus ! Jacques Stephen ALEXIS In Memoriam pour mon Ami  Info Fondation Gérard Pierre- Jaques Stephen Alexis : Charles Intellectuel Organique et Héros Jean-Claude Publications du CRESFED et de du Peuple Haïtien Yanick LAHENS la FGPC de 1986 à 2010 Gérard PIERRE-CHARLES J. C. Bajeux Figure de Proue de l’Histoire Récente d’Haïti CULTURE Roger PEREIRA ILLUSTRATIONS : Le Livre Haïtien entre Succès et Archives de la Lutte de l’UNEH Détresse contre la Dictature de Duvalier Luckner LAZARD / VALCIN II Emmelie Milcé PROPHÈTE Tony CANTAVE

170 Rencontre n° 26 – 27 / Septembre 2012 Publications du CRESFED et de la Fondation GÉRARD PIERRE-CHARLES

ème Radiographie d’une dictature, G.Pierre-Charles, 3 édition, CRES- Forum sur la transition démocratique, E.St-Armand, R.Dorsainvil, FED, 1986 M.Puig, G.Pierre-Charles, E.Torres Rivas, CRESFED, 1998 La crise sociale en Haïti et la lutte pour les droits des peuples, Pouvwa lejislatif, CRESFED, 1998 ème G.Pierre-Charles, CRESFED, 1987 Le 8 mars et la lutte des femmes, CRESFED, 2 édition 1998, Réflexion sur la transition démocratique, H.Denis, A.Beaubrun, (Kreyòl / Français) S.Castor et al., CRESFED, 1987 Le défi de la mondialisation pour le Sud, F.Houtart, CRESFED, 1998 Femmes : Organisation et Lutte, M.Jean-Jacques, G.Fabien, E.Thé- Le pouvoir législatif, CRESFED, 1998 beaud, M.Larsillière, G.Elysée, L.Guido, CRESFED, 1988 ème Les origines de la structure agraire, S.Castor, 2 édition, CRESFED, Femmes : Société et Législation, S.Castor, M.Brisson, Mc Leod, 1998 CRESFED, 1988 Éducation pour tous, démocratie de tous, P.Gonzalez Casanova, ème L’occupation américaine, S.Castor, 4 édition, CRESFED, 1988 CRESFED, 1999 Université et démocratie, G.Pierre-Charles, CRESFED, 1988 Haïti : Jamais, Jamais Plus! Atelier des Droits Humains du CRESFED, Pour une conception alternative du droit, M. Jacques, F. Rojas, 2000 CRESFED, 1989 Haïti : Misère de la démocratie, S.P.Étienne, CRESFED, 2000 Théorie et pratique de la lutte des femmes, CRESFED, 1989 Haïti et la mondialisation de la culture, F.Houtart et A.Rémy, Les femmes haïtiennes aux élections de 90, S.Castor, CRESFED, 1990 CRESFED, 2000 ème Présence de Jacques Stephen Alexis, CRESFED, 1990 Les référents culturels à Port-au-Prince, F.Houtart et A.Rémy, 2 Qu’est-ce qu’un parti de Libération Nationale, J.Bosch, CRESFED, édition, CRESFED, 2002 1990 Vision contemporaine de Toussaint Louverture, G.Pierre-Charles, ème Le système économique haïtien, G.Pierre-Charles, 2ème édition, 2 édition, CRESFED, 2002 CRESFED, 1991 Convention sur l’élimination de la discrimination à l’égard des ème Ti koze sou koperativ, J.R.ÉLIE, CRESFED, 1991 femmes, (Kreyòl / français), 2 édition, CRESFED, 2004 Ti koze sou lalwa, J.R.Élie, CRESFED, 1991 Lajistis toulèjou, CRESFED, 2004 Haïti à l’aube du changement, S.Castor, M.Gaillard, P.Laraque, La Justice au quotidien I, CRESFED, 2004 G.Pierre-Charles, CRESFED, 1991 Le pouvoir Judiciaire, CRESFED, 2004 Mouvements de masse et direction politique, M.Harnecker, Rencontre, Revue haïtienne de Société et de Culture, Nos 1 à 24-25, CRESFED, 1991 CRESFED, (1989 - 2004) Étudiants et luttes sociales dans la Caraïbe, S.Castor, CRESFED, La Pensée sociale dans la Caraïbe, G. Pierre-Charles, Fondation 1992 Gérard Pierre-Charles (FGPC), 2005 ère Konprann chapant ekonomi riral nou an, J.R.Élie, CRESFED, 1992 Genèse de la révolution Cubaine, G.Pierre-Charles, 1 édition Haïti Chérie : Arte haitiano de hoy, CRESFED, 1993 Française, Fondation Gérard Pierre-Charles (FGPC), 2007 L’économie haïtienne et sa voie de développement, G.Pierre- Le Profil de Max Chancy, A.Magloire Chancy, Fondation Gérard Charles, Imprimerie Henri Deschamps, 1993 Pierre-Charles (FGPC), 2007 Droits humains, Justice et impunité, S.Senese, A.Eide, P.Texier, Dynamiques de la construction démocratiques en Amérique latine, G.Pierre-Charles, CRESFED, 1993 dans la Caraïbe et en Haïti – Actes du Colloque, Fondation Gérard Pierre-Charles FGPC / CRESFED, 2008 Haïti Perspectives, Bimensuel et analyse de la conjoncture, CRESFED, 1991-94 Marta Ocampo de Vásquez, Mémoire, Vérité et Justice : Témoi- gnage d’une Mère de la place de Mai, 1ère édition, Fondation Gérard Ki kalite demokrasi nou bezwen, W.Smart, CRESFED, 1995 Pierre-Charles FGPC / CRESFED, 2009 La formation de la police, S.Castor, CRESFED, 1995 Plan Communal de Développement – Aquin, CRESFED, 2012 Haïti : Invasion des ONG, S.P.Étienne, CRESFED, 1997 Sociographie de la Commune de Petite-Rivière de Nippes, CRESFED, Haïti : La difficile transition démocratique, G. Pierre-Charles, 2012 CRESFED, 1997 Sociographie de la Commune d’Anse-à-Veau, CRESFED, 2012 Les Collectivités Territoriales, CRESFED, 1997 Sociographie de la Commune de Paillant, CRESFED, 2012 Décentralisation et processus de démocratisation, S.Castor, Haïti : Contexte de Développement Local (Réflexions critiques sur CRESFED, 1997 les actions de projets des Nippes), CRESFED, 2012

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IMPRIMERIE RÉSOPRESSE IMPRIMÉ EN HAÏTI Septembre 2012