Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest Anjou. Maine. Poitou-Charente. Touraine

122-1 | 2015 Varia

Annie Antoine (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/abpo/2945 DOI : 10.4000/abpo.2945 ISBN : 978-2-7535-4130-6 ISSN : 2108-6443

Éditeur Presses universitaires de

Édition imprimée Date de publication : 15 avril 2015 ISBN : 978-2-7535-4128-3 ISSN : 0399-0826

Référence électronique Annie Antoine (dir.), Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 122-1 | 2015 [En ligne], mis en ligne le 15 avril 2017, consulté le 29 juin 2021. URL : https://journals.openedition.org/abpo/2945 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/abpo.2945

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© Presses universitaires de Rennes 1

SOMMAIRE

In memoriam Louis Pape Jean Quéniart

Entre mémoire carolingienne et réforme « grégorienne » Stratégies discursives, identité monastique et enjeux de pouvoir à Redon aux XIe et XIIe siècles Florian Mazel

Un chantier de restauration à Angers à la fin du Moyen Âge : le compte de Jean Perier Isabelle Mathieu

Châteaubriant et Ancenis. La « frontière » entre le duché et le royaume en 1487-1488 ou « Avoir gecté la frontière si loing des pays du Roy » Christian Bouvet et Alain Gallicé

Le climat de Laval au début de la Renaissance Essai de géographie historique Jean-Pierre Marchand, Valérie Bonnardot et Olivier Planchon

L’apothéose de La Tour d’Auvergne Une grande fête publique sous la monarchie de Juillet Alain Le Bloas

La production de guano artificiel, une étape dans la professionnalisation des fabricants d’engrais : l’exemple d’Édouard Derrien à Nantes (1840-1860) Philippe Martin

Compte rendus

Guillotel Hubert, Actes des ducs de Bretagne (944-1148) Daniel Pichot

Mauger Michel, Aristocratie et mécénat en Bretagne au XVe siècle. Jean de Derval, seigneur de Châteaugiron, bâtisseur et bibliophile Franck Mercier

Rivaud David, Entrées épiscopales, royales et princières dans les villes du Centre- Ouest de la (XIVe-XVIe siècles) Antoine Rivault

Coutelle Antoine, Poitiers au XVIIe siècle. Les pratiques culturelles d’une élite urbaine Michel Cassan

Aubert Gauthier, Les Révoltes du papier timbré, 1675. Essai d’histoire événementielle Guy Saupin

Rameix Solange, Justifier la guerre. Censure et propagande dans l’Europe du XVIIe siècle (France-Angleterre) Brice Evain

Plouviez David, La Marine française et ses réseaux économiques au XVIIIe siècle Gérard Le Bouëdec

Le Douget Annick, Violence au village. La société rurale finistérienne face à la justice (1815-1914) Jean Le Bihan

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Joret Éric, Lagadec Yann, 14-18, hommes et femmes d’Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre Jean-Noël Grandhomme

Le Moigne Frédéric, Billets de Rome. Monseigneur Paul Gouyon, archevêque de Rennes, au concile Vatican II (1964-1965) Yvon Tranvouez

Tranvouez Yvon, La décomposition des chrétientés occidentales (1950-2010) Samuel Gicquel

Joutard Philippe, Histoire et mémoires, conflits et alliance Jérôme Cucarull

Goarzin Anne, Le Disez Jean-Yves, Bretagne/Cornouailles (britanniques) : quelles relations ? Martin Siloret

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In memoriam Louis Pape

Jean Quéniart

1 Quelques mois après la disparition de François Lebrun, la rédaction des Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest et la communauté des historiens sont de nouveau atteintes par la mort, cette fois, de Louis Pape. Il était de ceux, fort peu nombreux aujourd’hui, qui avaient commencé leur carrière universitaire dans les locaux de la place Hoche, siège, alors, de la faculté des Lettres de Rennes. Il a été ainsi un des fondateurs de l’université de Rennes 2, où il a enseigné l’histoire et l’archéologie du monde romain jusqu’à sa retraite en 1996. Remarquable pédagogue, il fut également un acteur du développement de cette institution où il a exercé de nombreuses responsabilités avec beaucoup de rigueur. S’il a dirigé le département d’histoire de 1988 à 1989, c’est dans les institutions de recherche que son rôle a été le plus remarquable tant comme directeur de l’Institut armoricain de recherches historiques (IARH) que comme directeur durant de très nombreuses années du laboratoire d’archéologie Pierre Merlat, deux institutions où se retrouvaient une grande partie des chercheurs historiens. Il participa en 1974 à la transformation des anciennes Annales de Bretagne en Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest dont il fut le trésorier pendant plus de vingt ans, jusqu’à son départ en retraite. Associer différentes composantes appartenant à des universités éloignées était alors une démarche pionnière. L’association des Annales était subventionnée dans des conditions différentes selon les partenaires ; elle traitait ici avec une université, là avec un département. Il fallait suivre avec chaque établissement le projet de budget, le vote des subventions que les aléas des finances locales portaient çà et là à réduire, et surtout attendre leur versement dans des délais extrêmement variables. Il fallait avec toutes ces incertitudes assurer la trésorerie, payer l’impression et les envois. Le trésorier devait constamment associer rigueur, entêtement et diplomatie. Louis Pape savait jouer opportunément de ces différents registres, qu’il agrémentait d’une touche d’humour discrète.

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Entre mémoire carolingienne et réforme « grégorienne » Stratégies discursives, identité monastique et enjeux de pouvoir à Redon aux XIe et XIIe siècles Between Carolingian legacy and Gregorian reform. Discursive strategies, monastic identity and power struggles in Redon in the eleventh and twelfth centuries

Florian Mazel

1 Après un premier essor dans les années 832-850, les déchirements du regnum breton, les troubles de l’Empire et les raids normands plongèrent l’abbaye Saint-Sauveur de Redon dans une période difficile. Dès le début des années 860, une partie des moines avaient gagné la plebs Lan (aujourd’hui Plélan-le-Grand), où le roi Salomon avait fondé un monastère dans l’un des ses palais et où les moines se trouvaient plus à l’abri des agressions scandinaves que dans la basse vallée de la Vilaine1. C’est d’ailleurs là qu’après avoir renoncé à sa charge l’abbé fondateur Conwoion mourut le 5 janvier 868 et fut inhumé2. La communauté se rassembla toutefois sans doute de nouveau à Redon après la mort de Salomon († 874) : on connaît le nom de plusieurs de ses abbés et l’on a conservé un certain nombre de donations concernant explicitement Redon entre les années 870 et 910/9133. Puis vient le temps du silence documentaire : à l’exception d’une notice de 924 recopiée dans le cartulaire mais sans rapport direct avec Redon, plus aucun acte n’est conservé avant la fin du Xe siècle4. Cette lacune a généralement été interprétée comme le signe d’un abandon du site, voire d’une disparition de la communauté5. L’un comme l’autre sont peu probables. La région, en effet, ne fut jamais totalement abandonnée par ses élites, même entre 913 et 936, au temps des plus rudes attaques normandes. Le comte de Rennes Bérenger notamment est resté sur place et la ville de Rennes ne figure jamais au nombre des cités évacuées par leur clergé telles Nantes, Vannes, Alet ou Dol. Flodoard mentionne l’alliance que le comte de Rennes aurait conclu avec Guillaume Longue-Épée, comte de Rouen, en 931, alors qu’Alain II, petit-fils d’Alain le Grand, avait pour sa part trouvé refuge en Angleterre. Après qu’en 936-937 Alain II a repris pied à Nantes, Bérenger combat les Normands à ses côtés à

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Trans en 939. Les décennies suivantes sont plus obscures et la rivalité entre les comtes de Rennes, de Nantes et d’Angers, qui domine les années 960-990, n’a pu que nuire à l’abbaye située aux confins des évêchés de Vannes, Rennes et Nantes6.

2 Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’avec l’établissement de l’hégémonie de la maison de Rennes, à la fin du Xe siècle, que Redon réapparaît dans la documentation. Elle est alors clairement située dans l’orbite des comtes rennais qui se sont appropriés le titre ducal : Thibaud, le premier abbé qui nous soit connu depuis le début du siècle et qui est mentionné dans un acte des années 990-992, appartient vraisemblablement à une famille rennaise de l’entourage comtal7 ; Mainard, abbé d’avant 1008 à avant 1019, qui fut également abbé du Mont-Saint-Michel jusqu’en 1009, était proche du duc Geoffroy Ier (992-†1008) qui l’avait probablement sollicité pour réformer Redon8 ; Catwallon enfin, abbé des environs de 1019 à 1041, était un frère de Geoffroy Ier et donc l’oncle d’Alain III (1008-†1040)9. Dans ce contexte, Redon semble connaître une sorte de second départ, dont l’essor patrimonial et la reconstruction de l’abbatiale constituent les meilleurs indices10. Ce renouveau reste toutefois délicat à apprécier en raison de la rareté des actes antérieurs à 1050 et du grand nombre d’actes faux ou interpolés. Quelles sont en effet les sources à notre disposition ? Si on laisse de côté les quelques chartes émanant des évêques de Vannes et Nantes ou d’abbayes voisines (le Mont- Saint-Michel, Marmoutier et Quimperlé), il s’agit de trois documents produits à Redon même : 1. Un texte hagiographique d’abord, la Vita Conwoionis, consacrée à l’abbé fondateur, composée au XIe siècle et plus probablement dans la seconde moitié du siècle, à des fins sans doute d’abord liturgiques11 ; 2. Le cartulaire de Redon ensuite, dont la première phase rédactionnelle, due à l’initiative de l’abbé Aumod (1062-†1083), commence au tournant des années 1070 et des années 108012. Cette première phase nous est conservée sous une forme lacunaire : il y manque les folios 9-50 correspondant à des actes des années 840. Après avoir été délaissé quelques années, le cartulaire est repris sous l’abbatiat de Robert (1085-1096), puis régulièrement enrichi jusqu’à l’abbatiat d’Yves (1144-1164)13. Ces continuations comprennent un assez grand nombre d’actes faux ou interpolés – au moins 19 – se rapportant aux XIe-XIIe siècles et dont l’étude systématique reste à faire (figure 1)14. 3. Le « petit cartulaire » enfin, aujourd’hui perdu mais en partie connu grâce à quelques épaves et dont la compilation date du début du XIIe siècle (après 1112 et peut-être même après 1127)15.

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Figure 1 : Actes sincères, faux ou interpolés dans les continuations du cartulaire de Redon

(NB : ne sont pas pris en compte les actes non datés par un abbatiat, soit 1 acte faux ou interpolé et 14 actes sincères)

3 Si l’on accepte la datation tardive de la Vita Conwoionis, ces trois documents sont donc contemporains de la réforme « grégorienne » dont la Bretagne et plus particulièrement l’évêché de Nantes furent un terrain précoce16. Un même contexte de rédaction lié aux initiatives de l’abbé Aumod (1062-†1083) pourrait même unir la Vita Conwoionis et la mise en route du cartulaire. Au même titre que les motifs ayant présidé à la confection des faux ou des actes interpolés, lesquels peuvent être contemporains ou antérieurs à leur transcription dans le cartulaire, ces documents permettent d’accéder, à travers les stratégies discursives mises en œuvre, à la manière dont la communauté de Redon conçoit alors son passé et entend se situer dans son environnement politique, social et institutionnel. Comme nous le verrons, ces stratégies reposent sur une mise en valeur orientée de l’héritage carolingien, associée à une certaine insistance sur l’engagement de Redon dans la réforme de l’Église promue par la papauté et un corps épiscopal rénové. Ces choix conduisent les moines de l’âge grégorien à minimiser le rôle des ducs, qui furent pourtant à l’origine du renouveau monastique au début du XIe siècle et firent de l’abbaye un haut lieu de leur pouvoir tout au long des XIe-XIIe siècles17.

Une mise en valeur orientée de l’héritage carolingien

4 Le premier objectif d’un cartulaire monastique est de rassembler en un livre unique les actes attestant des droits et biens de l’établissement dans une double finalité archivistique et juridique, ce qui en fait au premier chef un instrument de défense patrimoniale. Au regard de ce motif classique, l’originalité du cartulaire de Redon réside dans la masse des actes carolingiens qu’il contient, un cas unique dans l’espace français : on y compte en effet quelques 280 actes du IXe siècle, sans compter les actes perdus qui figuraient entre les folios 9 et 5018, contre moins d’une centaine d’actes pour les années 1000-1150 (figure 2). La phase de rédaction initiale, sous l’abbatiat d’Aumod, concerne même quasi exclusivement la documentation carolingienne. Cette masse distingue le cartulaire de Redon des opérations de cartularisation du XIe siècle qui

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reposent, au contraire, sur une sélection drastique de la documentation du haut Moyen Âge, en raison notamment de l’obsolescence des cadres et du lexique institutionnels et juridiques carolingiens19. Comme l’a souligné Patrick Geary, la fabrique des cartulaires manifeste en général autant une volonté d’oublier le passé que d’en conserver le souvenir20.

Figure 2 : Distribution chronologique des actes du cartulaire de Redon (d’après les datations proposées par H. Guillotel)

5 On peut d’emblée tirer deux enseignements de cette singularité, l’un matériel, l’autre idéel. Le premier conduit à relativiser la crise que la communauté monastique aurait connu au cours du Xe siècle. En effet, les moines de Redon ont bien été en mesure de préserver des outrages du temps leurs archives carolingiennes, même si leur classement a sans doute subi quelques aléas21. La comparaison des actes du IXe siècle avec ceux des XIe-XIIe siècles d’une part, avec les bulles de confirmation pontificales d’autre part, montre par ailleurs qu’ils ont été capables de conserver l’essentiel des domaines acquis entre 832 et les années 880, en particulier ceux qui se concentraient aux alentours de l’abbaye. Ces deux constats plaident en faveur d’une présence continue des moines sur le site même de Redon tout au long du Xe siècle, en dépit de la lacune documentaire, des menaces normandes et quand bien même l’abbaye n’a semble-t-il plus joué à cette époque qu’un rôle secondaire.

6 Le second enseignement tient à la place exceptionnelle accordée au passé carolingien dans la fabrique de l’identité monastique dans la deuxième moitié du XIe siècle. Ceci concerne aussi bien le récit des origines – le cartulaire présente en ouverture l’essentiel des pièces du dossier de fondation22, puis suit d’abord un ordre globalement chronologique23 –, ce qui n’est guère original, que la constitution du patrimoine, ce qui l’est beaucoup plus. Cette mise en valeur de l’époque carolingienne apparaît comme un choix de l’abbé Aumod qui semble avoir volontairement négligé les actes attestant du renouveau abbatial depuis le début du XIe siècle, dont certains seront recopiés à l’initiative de ses successeurs à la suite des actes carolingiens du premier cartulaire ou dans le « petit cartulaire ». D’ailleurs, comme le suggère une rapide comparaison de l’ensemble des actes du premier cartulaire avec l’enumeratio bonorum de la bulle

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d’Eugène III de 1147, le cartulaire ne reflète pas l’ensemble de la seigneurie de Redon, ni au début des années 1080, date de la première phase rédactionnelle, ni au milieu du XIIe siècle, période des derniers ajouts sous l’abbatiat d’Yves (1144-1156/1159)24. Cette enumeratio donne en effet à voir un patrimoine plus vaste et bien plus disséminé, faisant de Redon la seule abbaye bénédictine de la région à disposer d’un temporel assez bien réparti entre haute et basse Bretagne, en dépit de la prépondérance des évêchés de Nantes et Vannes (figure 3) 25. En tout cas, au milieu du XIIe siècle, la seigneurie de Redon ne se limite plus à l’aire privilégiée par l’implantation carolingienne que valorisait la rédaction initiale du cartulaire. En outre, cette seigneurie apparaît structurée de manière différente, non plus autour des plebes comme au IXe siècle, mais d’un réseau de prieurés (cellae ou obedientiae) qui se constitue peu à peu depuis le début du XIe siècle. Le cartulaire surévalue donc l’héritage carolingien alors même que celui-ci ne correspond plus vraiment, et de moins en moins, à l’horizon spatial ou à l’organisation institutionnelle de la seigneurie monastique. Mais pourquoi procède-t-il ainsi ? Il faut en la matière se résoudre au jeu des hypothèses.

Figure 3 : Les possessions de Redon d’après la bulle de confirmation d’Eugène III du 24 juin 1147 (extrait d’A. Chédeville, « Société et économie », art. cit., p. 39)

7 Une première raison figure certainement dans la volonté de l’abbé Aumod de réassurer l’emprise de l’abbaye sur ses domaines les plus anciens, notamment parce qu’ils se déployaient à proximité de l’abbaye et qu’à ce titre ils étaient les plus à même de constituer une seigneurie homogène, couverte par le diplôme d’immunité accordé par Charles le Chauve en 85026. Il s’agissait en effet de se prémunir contre les appétits ecclésiastiques ou laïques aiguisés par l’affaiblissement de la communauté au cours du Xe siècle et de constituer pour cela, de manière classique, de solides dossiers de cartae mobilisables face à d’éventuelles calumniae, ce que suggèrent les rubriques à nette dominante topographique rédigées par les cartularistes27. En cela les actes carolingiens apparaissent avant tout comme un instrument de consolidation patrimoniale. Certains actes des XIe-XIIe siècles en fournissent une attestation indirecte en renvoyant, à plus ou

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moins bon escient d’ailleurs, à la documentation carolingienne antérieure, à l’image des deux actes de 1021 au sujet des droits épiscopaux qui auraient été concédés à Redon par l’évêque de Vannes28.

8 Un second motif réside sans doute dans le désir de rappeler l’ancienneté et le prestige de l’abbaye de Redon dans un contexte où celle-ci subit le rude défi des abbayes ligériennes (Marmoutier, Saint-Florent de Saumur, Saint-Serge d’Angers) et bretonnes (Saint-Melaine et Saint-Georges de Rennes, Sainte-Croix de Quimperlé). Hubert Guillotel a bien montré que les conflits seigneuriaux opposant Redon à Marmoutier et à Quimperlé expliquaient la confection de certains actes faux ou interpolés sous les abbatiats d’Hervé (1107-1134) et d’Yves (1144-v.1156-1164)29. Avec Marmoutier, le conflit se cristallisa sur la possession de Béré, disputée de 1063 à 1107/1108, et suscita à plusieurs reprises l’intervention de la papauté30. Le litige, une première fois tranché par Alexandre II en 1068, fut définitivement conclu en 1110 en faveur de Marmoutier par l’arbitrage du légat Gérard d’Angoulême qui dédommagea Redon en lui attribuant l’île d’Er en Brière31. Avec Sainte-Croix de Quimperlé, la nouvelle fondation des comtes de Cornouailles, le conflit portait sur Belle-Île et occupa les années 1115-1118/1119. L’affaire était confuse et le fait que le premier abbé de Sainte-Croix, vers 1047-1050, avait été moine de Redon, a sans doute compliqué les choses. Quoiqu’il en soit, l’arbitrage du légat Gérard, aux conciles d’Angoulême (1118) puis de Reims (1119), débouta de nouveau Redon pourtant soutenue par le comte Conan III32. Au début du XIIe siècle, la position de Redon dans le paysage ecclésiastique de la Bretagne n’était donc pas aussi assurée qu’on pourrait le croire et se revendiquer d’une prestigieuse origine carolingienne ne pouvait que la conforter.

9 La composition de la Vita Conwoionis s’inscrit dans la même perspective. En célébrant la figure de l’abbé fondateur, il s’agissait à la fois d’héroïser le temps des origines et de lancer un nouveau culte spécifiquement abbatial – ce dont témoigne la division du texte en leçons liturgiques – alors que l’abbaye avait vu, au Xe siècle, s’amoindrir son patrimoine de reliques33. Dans ce cadre, les retouches apportées au récit de fondation carolingien transmis par les Gesta sanctorum Rotonensium, un texte composé peu après 86834, apparaissent significatives35. La première concerne Conwoion lui-même : la Vita en fait un diacre de l’évêque de Vannes apparemment en bons termes avec son évêque (et de ses compagnons des membres du clergé vannetais), quand les Gesta soulignaient au contraire les réserves de ce dernier envers le projet de fondation monastique36. Il faut certainement voir dans cette inflexion le souhait de relations apaisées avec l’évêque de Vannes dans un contexte où l’abbaye recherche et obtient de celui-ci certains privilèges ecclésiastiques (peut-être dès 1021, de manière sûre en 109337) et soutient, à partir du milieu du XIe siècle, la réforme pontificale et épiscopale. L’abbaye, dont la situation aux confins de quatre diocèses (Vannes, Nantes, Alet et Rennes), le privilège d’immunité reçu de l’empereur et les relations privilégiées avec les lignées aristocratiques du Porhoët avaient sans doute favorisé une certaine autonomie, se voyait désormais intégrée, dès les origines, au diocèse de Vannes. Son lieu de fondation était d’ailleurs clairement situé « in Venetensi territorio38 ».

10 La seconde inflexion de la geste des origines réalisée par la Vita réside dans la survalorisation du rôle de l’empereur Louis le Pieux aux dépens des élites régionales et des souverains bretons en particulier, qui sont ouvertement déconsidérés39. L’empereur est désormais présenté comme le fondateur de l’abbaye et l’auteur de la dotation initiale40, une affirmation reprise dans certains actes diplomatiques, telle cette notice

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de 1089 d’un jugement que le comte Alain IV garantit de son autorité41. Cette relecture doit être rapprochée de l’attention privilégiée accordée à la concession de l’immunité42 : dans la Vita, la dotation foncière initiale fait en effet l’objet d’une soigneuse délimitation topographique – elle est située entre deux rivières et un fundus – et se voit d’emblée pourvue d’un statut immuniste dont on sait qu’il ne fut acquis qu’une vingtaine d’années plus tard43.

11 Ainsi, la Vita Conwoionis opère-t-elle une réécriture des origines de Redon favorable à l’abbé, aux évêques, en particulier celui de Vannes, et au souverain carolingien, mais marginalisant le rôle des princes bretons dont les comtes des XIe-XIIe siècles pouvaient se revendiquer. Cette dépréciation du rôle des élites laïques régionales est accentuée par l’engagement de l’abbaye dans la réforme « grégorienne » et la surévaluation de ses liens réels ou supposés avec la papauté.

L’engagement dans la réforme de l’Église

12 Même si Redon, à la différence de l’abbaye de Marmoutier, ne constitue pas un fer-de- lance de la réforme pontificale, ses abbés ont tôt senti l’intérêt d’un rapprochement avec Rome. Dès 1050, l’abbé Pérénès, menacé de déposition, fait le voyage de Rome avec l’évêque de Rennes Main pour bénéficier avec lui d’une cérémonie de réordination exceptionnelle des mains de Léon IX44. C’est dans la foulée de cette normalisation canonique que le pape désigne Airard, cardinal de Saint-Paul-hors-les-Murs, comme évêque de Nantes en lieu et place de Budic, issu de la maison comtale, déposé en octobre 1049 au concile de Reims45. En 1060, l’évêque de Rennes Main participe au concile de Tours présidé par le cardinal Étienne46. Se dessine ainsi, de manière précoce, une Bretagne orientale et méridionale pro-pontificale regroupant les sièges de Vannes, Rennes et Nantes et au cœur de laquelle s’élève l’abbaye de Redon. En 1067, celle-ci accueille logiquement le cardinal Étienne, en tournée de légation dans l’ouest de la France47. Entre 1073 et 1084 enfin, l’abbé Aumod reçoit de Grégoire VII une bulle de protection pontificale48. L’abbaye est alors placée « sous le droit de la sainte Église romaine », à laquelle elle s’engage à verser un cens annuel de trois deniers d’or. Le pape confirme la libre élection de l’abbé et l’immunité jadis accordée par les souverains francs, précisant qu’aucun prélèvement d’origine séculière ne doit peser sur les domaines monastiques49. En revanche, la bulle n’accorde pas l’exemption épiscopale : l’ordination des moines-prêtres et la consécration des églises en possession de Redon devaient toujours être effectuées par le diocésain, à commencer par l’évêque de Vannes. Deux actes en faveur de l’abbé Catwallon, attribués à l’évêque de Vannes Judicaël (apr. 990-av. 1037), autre frère du comte Geoffroy Ier, et datés de 1021, laissent cependant entendre que les moines, qui prétendaient en avoir déjà bénéficié à l’époque carolingienne (ce qui est impossible), auraient obtenu certaines prérogatives juridictionnelles épiscopales50. La sincérité de ces actes n’est toutefois pas complètement assurée, ne serait-ce que parce que la nature exacte et la portée territoriale de ces prérogatives sont énoncés curieusement et se laissent mal saisir51. S’il est fort probable qu’ils rendent compte d’une revendication monastique, sans doute exprimée dès le début du XIe siècle, de disposer d’une certaine autonomie vis-à-vis de l’évêque diocésain, il semble plus délicat d’apprécier l’ampleur de la concession épiscopale52. En tout cas, un acte de 1093 entre l’évêque Morvan et l’abbé Justin, qui ne soulève pour sa part aucun problème d’authenticité, nous apprend qu’il existait des

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conflits récurrents entre l’évêque et l’abbaye au sujet des églises paroissiales en possession des moines, preuve que la concession de l’évêque Judicaël, si tant est qu’elle ait eu lieu, n’était pas consensuelle. Morvan et Justin parvinrent alors à un compromis par lequel l’évêque consentait à abandonner certains de ses droits, désormais bien définis et clairement désignés par le terme episcopatus, en échange notamment de la participation régulière de l’abbé aux assemblées synodales53. À une date inconnue, les moines tentèrent d’aller plus loin en élaborant un faux privilège d’exemption attribué à l’évêque Courantguen (852-868) autorisant l’abbé à recourir à l’évêque de son choix pour l’ordination des moines54. Il ne semble pas avoir été accrédité par les évêques.

13 Un autre document révèle que Redon cherchait à faire remonter la protection pontificale dont elle bénéficiait avant l’époque de Grégoire VII. Une fausse bulle attribuée à Léon IX (1049-1054), seulement connue par le cartulaire, plaçait en effet l’abbaye sous la protection de « la sainte Église romaine » en des termes directement empruntés à la bulle de Grégoire VII55. Elle confirmait également à Redon la possession de Belle-Île, dont on a vu qu’elle lui était disputée par Sainte-Croix de Quimperlé. Cette confirmation venait conforter une fausse notice datée du 22 mars 1026 détaillant les circonstances d’une pseudo-donation du comte Geoffroy Ier en faveur de Redon 56. Comme Hubert Guillotel l’a montré, ces deux actes ont probablement été fabriqués sous l’abbatiat d’Hervé, vers 1115-1116, pour contrer l’abbaye rivale57. Du même coup, les moines de Redon prétendaient bénéficier de la protection romaine depuis le milieu du XIe siècle, une époque où aucune autre abbaye bretonne n’en disposait, à commencer par Quimperlé qui avait reçu une bulle de Grégoire VII en 107858.

14 La Vita Conwoionis fait remonter les liens privilégiés entre Redon et la papauté bien plus avant encore. Elle rappelle bien sûr, à la suite des Gestes des saints de Redon, le voyage accompli par Conwoion à Rome, d’où l’abbé était revenu chargé des reliques de saint Marcellin, pape et martyr, qui allaient transformer Redon en lieu de miracles et en mémorial pontifical59. Mais la Vita modifie surtout le récit de fondation en associant le pape à l’une des donations de l’empereur Louis. L’hagiographe précise en effet que l’empereur aurait donné à Redon non seulement les cinq vici de Bains, Langon, Renac, Brains et Arzon, mais également leurs églises qui lui auraient été préalablement données par le pontife romain lui-même, avec l’accord de l’évêque Rainald de Vannes60. Ce récit à l’évidence anachronique, qui entend légitimer la possession d’églises par un laïc, fût-ce l’empereur, s’explique d’abord par le contexte réformateur dans lequel la Vita fut composée. Mais du même coup il associe la papauté aux premiers temps de l’abbaye.

15 Un dernier document de la deuxième moitié du XIe siècle cherche à enraciner la relation entre la papauté et Redon dans l’époque carolingienne tout en « romanisant » le trésor des reliques de l’abbaye. Les moines ont en effet entièrement forgé, probablement au moment de la mise en œuvre du cartulaire ou peu avant, une fausse bulle adressée au « duc de Bretagne » Salomon par le pape Adrien II (vers 867-874) attestant la donation à l’abbaye de reliques de Léon III, le pape qui couronna Charlemagne empereur, et instituant à Redon un pèlerinage susceptible de remplacer le voyage de Rome61. Cette dernière clause fut d’ailleurs reprise dans un autre acte suspect (une notice datée de 1047) à l’occasion de sa transcription dans le cartulaire au début du XIIe siècle, indice de son importance aux yeux des moines62. Le trésor abbatial s’enrichissait ainsi de nouvelles reliques pontificales, qui plus est étroitement liées au souvenir du prestigieux

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empereur franc, et Redon était érigée en petite Rome pour « les habitants de Bretagne », ainsi que l’énonçait la fausse bulle d’Adrien II63.

16 Si les moines de Redon exagèrent ainsi l’ancienneté et l’étroitesse de leurs relations avec la papauté, ils souhaitent également souligner leur soutien à la réforme épiscopale, à l’image de la plupart des abbayes réformatrices de l’ouest de la France. En témoignent pour le diocèse de Vannes, en dépit des quelques tensions évoquées ci- dessus, le nouveau récit des origines promu par la Vita Conwoionis et l’accord de 1093 au sujet des droits épiscopaux sur les églises dépendantes de l’abbaye. L’abbé Aumod avait par ailleurs consenti, dès 1062, au versement du cens épiscopal exigé par l’évêque de Nantes Quiriac, le successeur d’Airard, pour toutes les églises de son diocèse64.

17 Au-delà de ces relations privilégiées avec la papauté, largement fantasmées, ou de ces liens plus concrets avec les évêques réformateurs, le signe le plus net de l’engagement de l’abbaye dans la réforme réside toutefois dans le discours à forte tonalité grégorienne dont témoignent les notices rédigées dans la deuxième moitié du XIe siècle ou au début du XIIe siècle. Deux exemples permettent d’en prendre la mesure. Le premier, nous le trouvons dans la notice racontant la donation, en 1047-1048, de l’église Sainte-Marie de Montautour par le prêtre Raoul, puis sa confirmation par Conan II « le jour où il fut fait comte65 ». Le récit glose notamment deux citations évangéliques de façon tout à fait significative. Une première citation – « celui qui laisse son père ou sa mère ou sa femme ou ses fils ou ses champs à cause du royaume de Dieu recevra le centuple [de ce qu’il a abandonné] et possèdera la vie éternelle » (Matthieu 9, 29) – vient justifier le choix du donateur de transmettre ses biens à Redon aux dépens de sa famille ; elle fait jouer l’opposition entre liens spirituels et liens charnels et souligne la supériorité des premiers sur les seconds. La deuxième citation – « il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22, 21) –, mise dans la bouche de l’évêque de Rennes Main (av.1047-†1076), sert à légitimer la distinction entre biens séculiers (secularia) et biens ecclésiastiques (aecclesiastica) pour mieux fonder le transfert de l’église, des droits paroissiaux et des domaines qui lui sont attachés entre les mains des moines66. La possession par les laïcs de res ecclesiasticae – les lieux de culte et les droits qui leur étaient associés, qu’ils soient liés à la parrochia ou simplement à la dotation foncière de l’église – est ainsi déligitimée. Tout juste les laïcs, en l’occurrence les seigneurs de Vitré, se voient-ils reconnaître un droit de custodia, moyennant le versement d’un cens annuel de 5 sous.

18 Une autre notice du début du XIIe siècle raconte la fondation par Guéthénoc, « vicechomes de castello Thro67 », à une date inconnue, d’un nouveau château, dont il promet de remettre la chapelle aux moines de Redon – bien que la notice ne l’explicite pas, il s’agit à l’évidence, comme prend soin de le préciser la rubrique du cartulariste, du château de Josselin68. Ce récit revêt une triple finalité. Il vise d’abord à attester que Redon était en possession de la chapelle castrale de Josselin, opportunément dédiée au Sauveur, depuis les origines (Guéthénoc était l’arrière-grand-père du vicomte Josselin II [†1114]), vraisemblablement pour contrer les moines de Marmoutier, implantés à Saint- Martin de Josselin à partir de 110569. Ensuite, en soulignant la valeur d’un autre don effectué par Guéthénoc qui offrit également aux moines de Redon une table d’argent dorée pour l’autel de l’abbatiale, en recourant pour le désigner à une titulature emphatique (venerabilis proconsul), puis en affirmant que son élection de sépulture dans l’abbaye relevait d’une coutume générale au sein de la noblesse70, la notice entend témoigner de la vigueur du lien à la fois spirituel et social unissant la communauté de

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Redon à la lignée des vicomtes de Rennes-Porhoët et plus largement à l’aristocratie bretonne. Enfin, en évoquant le rôle peu vraisemblable qu’auraient joué les moines dans le rituel de fondation du château et de la chapelle – ceux-ci auraient été appelés à en choisir l’emplacement et à assister à la plantation symbolique d’un pieu, intervenue un dimanche71 –, et surtout en mentionnant l’institution d’un cens recognitif de 5 sous à verser chaque année à l’abbaye, la notice place le château lui-même, et non seulement sa chapelle, sous le dominium direct de l’abbaye : castellum… ecclesie Rothonensi subjugavit n’hésite pas à dire le texte72. Au-delà de la célébration convenue de l’amicitia entre moines et grands, le discours monastique donne ici à voir une véritable hiérarchie à la fois religieuse, sociale et seigneuriale.

Une vision ambiguë du rôle des ducs dans le renouveau monastique

19 Quelques actes du cartulaire nous renseignent sur le soutien apporté par les ducs à la communauté de Redon à partir de la fin du Xe siècle, qu’il s’agisse de la confirmation de donations effectuées par d’autres ou plus rarement de concessions personnelles. Mais si l’on écarte les actes faux ou interpolés de 958-960, 1026, 1027 et 1049 concernant les donations des îles d’Enesmur, de Locoal et de Belle-Île, par lesquels les moines de Redon s’efforcent de compenser l’engagement des nouveaux ducs issus de la maison de Cornouaille auprès de leur nouvelle fondation de Quimperlé, ce soutien reste peu mis en valeur73.

20 La composition du cartulaire confirme cette réserve à l’égard du rôle des ducs dans le renouveau abbatial. Le cartulaire s’ouvre en effet, comme nous l’avons vu, sur les actes fondateurs carolingiens et ne comporte aucun dossier spécifique rassemblant les actes ducaux, ni en ouverture, ni après. Lorsque le travail de compilation est repris sous l’abbatiat de Robert (1086-1091), le premier acte copié est un acte de 1089 rapportant un conflit entre les chapelains du comte et les moines de Redon donnant l’occasion à ces derniers de rappeler la fondation de leur abbaye par « Louis le Pieux, empereur des Francs et des Bretons »74. Les copies d’actes ducaux se situent toutes dans les additions postérieures de la fin du XIe ou du XIIe siècle et y figurent en ordre dispersé.

21 Pourtant, il paraît évident que la maison de Rennes joua un rôle décisif dans le renouveau de l’abbaye de Redon à partir de la fin du Xe siècle. Si, dans le contexte général de la réforme monastique, les ducs de Bretagne s’adressèrent de préférence, comme les autres princes de l’ouest de la Francie, à Fleury ou Marmoutier pour réformer ou refonder d’anciens établissements tombés en déshérence, ils considéraient semble-t-il Redon, probablement en raison de son passé carolingien, comme l’abbaye la plus importante de leur principauté. Incite notamment à le penser le fait que les deux abbés en fonction dans la première moitié du XIe siècle75, étaient, comme nous l’avons vu, étroitement liés aux comtes de Rennes, auxquels ils devaient certainement leur charge, qu’il s’agisse de Mainard, attesté à la tête de Redon d’avant 1008 jusqu’avant 1019, un ancien moine de Saint-Pierre de Gand qui fut aussi l’abbé du Mont-Saint- Michel jusqu’en 100976, à une époque où l’abbaye était encore sous influence bretonne – le duc Conan Ier fut inhumé au Mont en 992, ainsi, peut-être, que son fils Geoffroy Ier en 100877 –, ou bien de Catwalon, abbé d’avant 1019 jusqu’en 1041, qui était le propre frère de Geoffroy Ier et de l’évêque de Vannes Judicaël, et donc l’oncle d’Alain III78. Si l’on en juge par la nécessité où se trouva l’abbé Pérénès (1041-†1062) de faire confirmer son

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élection par le pape Léon IX en 1050, on peut également présumer qu’il devait celle-ci, jusque-là peu canonique, au comte de Rennes. Entre la fin du Xe siècle et le milieu du XIe siècle, les destinées de l’abbaye se trouvaient donc entre les mains de la maison ducale.

22 Cette période et plus précisément les abbatiats de Catwallon (1009/1019-†1041) et Pérénès (1041-†1062) coïncident avec le début du flux de donations issues de l’aristocratie seigneuriale, qui se poursuit de manière à peu près égale jusqu’aux années 1120-1140 (fig. 4 et 5). C’est de ces années que datent les principales donations des lignées seigneuriales pour lesquelles le modèle ducal, jusque dans le Nantais, dût pleinement jouer, telles les Dol-Combourg, les vicomtes de Porhoët, les seigneurs de Vitré, Châteaubriant, La Roche (-Bernard), Begon, Savenay, Migron, Ancenis ou Retz79. C’est également dans ces années que Redon commence à se voir confier en grand nombre des églises, simples chapelles ou églises paroissiales, dont certaines, comme celle de Frossay, sont alors tenues pour d’anciens petits monastères en déshérence80. Dès cette époque, le rayonnement de l’abbaye se fait sentir bien au-delà des environs de Redon, sur les diocèses de Vannes, Nantes, Alet, Rennes et Dol.

23 Après un Xe siècle difficile marqué par un évident repli, la première moitié du XIe siècle apparaît donc comme le moment d’une véritable restauration monastique menée à l’initiative des ducs de la maison de Rennes, avec le soutien des réseaux aristocratiques qui leur sont proches. Comme ailleurs, cette restauration repose sur le tissage de liens socio-religieux étroits entre moines et grands, autrement dit sur une amicitia fondée sur la pratique du don-échange, l’offrande de biens matériels favorisant l’essor de la seigneurie monastique et permettant aux donateurs d’être associés aux bénéfices spirituels des prières des moines, une association parfois formalisée par l’intégration dans la societas et fraternitas monastique ou menée jusqu’à la conversion ad succurendum (figures 4 et 5).

Figure 4 : Donations et transferts de biens en faveur de Redon d’après les deux cartulaires (par abbatiat)

(NB : 14 actes ne peuvent être attribués précisément à un abbatiat)

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Figure 5 : Donations et transferts de biens en faveur de Redon d’après les deux cartulaires (par tranches chronologiques de vingt ans)

24 Ce rôle des ducs, les compilateurs du cartulaire de Redon des années 1070-1140 choisissent soit de le minorer, soit de le remodeler, car il s’agit pour eux d’inscrire la renaissance de leur abbaye dans la prolongation d’un âge d’or carolingien profondément réinterprêté et dans une dynamique avant tout ecclésiastique dominée par la papauté et les relations avec les évêques (Vannes et Nantes surtout). Les ducs, qui entendaient également profiter du souvenir carolingien, ne leur en ont apparemment pas tenu rigueur. Peut-être parce qu’ils sont désormais, à partir d’Hoël (1066-1084), issus de la maison de Cornouaille qui avait d’autres attaches et d’autres horizons ? Quoi qu’il en soit, l’un d’entre eux, Alain IV, a peut-être fait retraite et élu sépulture dans l’abbaye en 1116 ou peu après81, et Redon continue d’apparaître dans la première moitié du XIIe siècle comme un éminent lieu de rassemblement non seulement du clergé breton, qui s’y réunit en 1122 et 1135-1136, mais aussi de la cour ducale : on a en effet connaissance d’assemblées en 1108, 1118 et 1127 et un acte de 1105-1107 laisse même entendre qu’il s’agissait d’une coutume82.

Le rêve de Redon : l’abbaye, foyer des relations entre le pape et le prince et capitale religieuse de la Bretagne

25 Un document exceptionnel issu du cartulaire donne à voir la place que l’abbaye estimait devoir occuper dans l’Église et dans la principauté bretonnes au milieu du XIIe siècle, à la veille des déboires de l’abbé Yves. De nouveau, il s’agit d’une notice composite mêlant récit et copie de documents antérieurs, éléments sincères et fallacieux83. Elle est datée du 23 octobre 1127 et commence par une lettre apocryphe du duc Conan III au pape Honorius III par laquelle le duc remet au pape la custodia de l’abbaye, qu’il déclare ne plus parvenir à assurer face aux « perfidies accumulées des Bretons84 ». La notice se poursuit par le récit de l’ambassade, menée par l’abbé de Redon Hervé et le prieur de Saint-Melaine de Rennes Guillaume, apportant cette missive au pape dans son palais du Latran. À Rome, après avoir déclaré conserver cette lettre dans ses archives, le pape confie au légat Gérard d’Angoulême, à l’archevêque de Tours

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Hildebert de Lavardin et à tous les évêques de Bretagne la charge de régler le contentieux et de reconsacrer le sanctuaire abbatial souillé par les malefactores85. Vient ensuite l’évocation de la fameuse cérémonie de reconsécration en présence du duc, de sa mère, de tous les optimates de Bretagne et d’une grande foule.

26 Si une cérémonie de consécration a vraisemblablement eu lieu en 112786, nombre d’éléments de ce récit relèvent de la forgerie ou de l’interpolation. Il n’en reste pas moins très significatif de l’idéologie monastique et des prétentions de Redon. On reconnaît d’abord la rhétorique classique dénonçant les « méchants » laïcs (les malefactores), dont le principal crime (perfidia) est de s’être attaqué aux biens du monastère et d’être allé jusqu’à profaner l’église abbatiale87. Cette rhétorique entre en résonnance avec les actes dénonçant les « intolérables » ou « injustes coutumes » et encourageant les abandons ou les restitutions de droits jugés mal acquis, dont le cartulaire montre qu’ils se multiplient à partir des années 1060 (fig. 5)88.

27 Derrière ce type de discours se devine un conflit seigneurial remettant en cause l’inviolabilité de la seigneurie d’Église telle que la concevaient les moines, les laïcs ayant enfreint le privilège d’immunité protégeant leurs terres et ignoré le caractère sacré du lieu saint. Le jugement du légat et la réparation des torts (definitio iniqua altercatio) doivent donc s’accompagner de la réaffirmation du statut de Redon et d’une recharge de sacralité. La notice rappelle donc que l’abbaye est placée « sous le droit de saint Pierre » depuis le pontificat de Léon IX – elle fait donc référence à la fausse bulle attribuée à Léon IX plutôt qu’à la bulle authentique de Grégoire VII –, en mettant ce rappel dans la bouche du duc Conan III89, et que les évêques de Vannes et de Nantes ont cédé à l’abbé leurs droits d’archidiaconat. En évoquant le rituel de reconsécration, elle insiste par ailleurs sur la dédicace des autels au Sauveur et aux saints romains (Pierre, Paul et Marcellin, pape et martyr)90 : Redon se donne à voir comme une petite Rome.

28 Tous ces éléments s’inscrivent dans la continuité des stratégies discursives mises en œuvre depuis l’abbatiat d’Aumod. Deux éléments sont plus originaux. En premier lieu, le duc et ses prédécesseurs sont présentés comme les gardiens de l’abbaye au nom du pape. C’est à ce titre que le duc se déclare même fidèle du pape : « ego et antecessores mei in fidelitate vestra hactenus custodivimus ». On sait que la custodia représente au XIIe siècle une sorte de codification et d’atténuation de la protection traditionnelle exercée par les laïcs, parfois dans le cadre formel d’une avouerie, sur les établissements ecclésiastiques, une protection qui entraînait souvent divers prélèvements sur les biens d’Église, vivement dénoncés par les grégoriens. En l’occurrence, cette custodia permet aux ducs de continuer de jouer leur rôle de protecteurs de l’Église en Bretagne et de l’abbaye de Redon en particulier, mais dans un cadre canonique précis que les moines entendent défendre. La déclaration de fidelitas mise dans la bouche du duc l’engage plus encore : elle suppose, sinon forcément une entrée en vassalité (aucune allusion n’est faite à un serment ni à un quelconque service, même limité au versement d’un cens), du moins de reconnaître le pape comme son seigneur – certes non pour sa principauté mais pour l’abbaye de Redon. On remarquera que dans ces deux domaines (la custodia et la fidelitas), le duc est présenté comme le successeur de Louis le Pieux91 : au XIIe siècle, pour les moines de Redon, le modèle ducal ce n’est donc pas le prince ou le roi breton du haut Moyen Âge, mais bien l’empereur carolingien ; la principauté bretonne est clairement incluse dans le royaume. On remarquera également que l’empereur est présenté comme soumis au pape, ce qui constitue une évidente révision grégorienne de la situation carolingienne92. On remarquera enfin qu’en mettant en

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scène, à travers la lettre apocryphe de Conan III, le renoncement du duc à sa custodia, les moines de Redon cherchent sans doute à légitimer l’appel à Rome et l’intervention du légat, mais dénoncent du même coup la faillite ducale, son incapacité à protéger l’abbaye et à s’inscrire dans les pas de ses illustres prédécesseurs.

29 En second lieu, la notice affirme que l’abbé a reçu du pape la liberté de choisir le prélat chargé de reconsacrer l’abbatiale et que ce choix se porta sur l’archevêque de Tours et non sur l’évêque de Vannes. La notice réaffirme ainsi la légitimité de la métropole tourangelle aux dépens de Dol, ce en quoi elle s’inscrit de nouveau résolument dans le cadre du royaume93. De manière certes seulement ponctuelle, puisqu’elle ne bénéficie pas de l’exemption, elle manifeste également son indépendance à l’égard de son évêque diocésain.

30 Au regard de tous ces éléments, il reste difficile d’établir ce qui s’est « réellement » passé. Plusieurs éléments me paraissent toutefois assez sûrs : 1- Sans être nécessairement officiellement pourvus du titre de custodes, les ducs exerçaient sur l’abbaye de Redon une sorte de protection et entretenaient avec elle des liens étroits, même si ceux-ci étaient loin d’être exclusifs dans un contexte de diversification des intercesseurs privilégiés des élites laïques. 2- En dépit de son immunité, l’abbaye et son patrimoine faisaient l’objet d’agressions de la part de seigneurs laïcs que le duc n’avait pas su réprimer. 3- Il y eut certainement à Redon, en 1127, une grande cérémonie de consécration présidée par le légat Gérard d’Angoulême et l’archevêque de Tours, qui apparut aux moines comme une occasion exceptionnelle de réaffirmer l’éminence de leur abbaye auprès des élites ecclésiastiques et laïques de la région. 4- L’abbaye s’imaginait alors en centre pro-pontifical et en capitale religieuse de la Bretagne. Par là, elle espérait sans doute intimider le pouvoir ducal et les évêques et conserver une puissance et un rayonnement que n’hésitaient pas à lui contester les autres institutions monastiques anciennes ou nouvelles.

31 Cette espérance recelait-elle une part de vérité ou ne manifestait-elle qu’une ambition démesurée ? Un événement postérieur d’une dizaine d’années permet d’avancer l’hypothèse qu’il ne s’agissait pas seulement d’une rêverie. Entre 1136 et 1140, une importante assemblée fut de nouveau réunie à Redon94. Elle était de nouveau présidée par l’archevêque de Tours et rassemblait les évêques de Quimper, Alet, Vannes et Nantes, ainsi que le duc Conan III et son entourage. Il semble qu’on y discuta essentiellement de la confirmation de la paix de Dieu sous l’égide du duc95. La Bretagne prenait ainsi place dans le cadre général de la réappropriation par les princes de la paix de Dieu, une réappropriation dont les ducs de Normandie et les comtes de Flandre avaient été les initiateurs et qui illustrait l’ascendant croissant exercé par les princes sur les élites ecclésiastiques de leur principauté. Il est par conséquent assez remarquable que ce soit à Redon et non dans une cité épiscopale, Rennes, Nantes ou Dol, que cette assemblée se tînt. Est-ce excessif de penser que ce choix s’explique par la reconnaissance de Redon comme le foyer privilégié d’une légitimité ducale fondée sur l’Église et même sur l’Église romaine ?

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ANNEXES

Excursus : La translation des reliques de saint Maixent et le devenir de l’abbaye de Redon au Xe siècle

La notice de peu postérieure aux 20-21 juin 924 relatant la translation des reliques de saint Maixent de Bretagne jusqu’à Poitiers, via la Touraine (Candé) et la Bourgogne (Auxerre), est la dernière source nous renseignant indirectement sur Redon avant les années 990 : à ce titre, elle constitue un témoignage irremplaçable sur la situation de la communauté monastique au Xe siècle96. Cette notice ne nous est connue que par la copie qui en fut faite au début des années 1080 dans le cartulaire de Redon97. Elle a fait l’objet d’une excellente analyse par Guy de Poerck dans la Revue bénédictine dès 1962 98. Malheureusement, cette analyse n’a pas connu le rayonnement qu’elle aurait mérité et fut curieusement négligée par Hubert Guillotel, dont le commentaire en partie erroné effectué dans son article sur l’exode du clergé breton devant les invasions scandinaves, publié dans les Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne en 1982, continue de faire autorité99. Il convient donc de reprendre les principaux éléments mis en lumière par Guy de Poerck en les complétant légèrement et d’en tirer toutes les conclusions au sujet du devenir de la communauté de Redon au Xe siècle.

Nature et analyse du texte

Ce texte apparaît comme une notice composite, voire une notice-charte100. Il se présente en effet sous la forme d’un récit au passé et à la troisième personne de la translation des reliques de saint Maixent, en plusieurs étapes, de Bretagne jusqu’à Poitiers. Le récit commence avec l’arrivée en Bretagne d’un prêtre nommé Tutgual, envoyé par le vicomte Aimeric101 pour obtenir le retour à Poitiers du corps de saint Maixent. Plélan, où nous savons que les reliques de Maixent étaient conservées depuis le milieu des années 860102, n’est pas nommé, ni Redon dont Plélan dépendait. Après une négociation menée avec le doyen Moroc, dont nous pouvons supposer qu’il était responsable de la cella de Plélan, Tutgual repart pour le Poitou avec les reliques, accompagné par un petit groupe de moines bretons auxquels leur garde a été confiée (au moins pour la durée du voyage). La petite troupe se dirige d’abord vers la Loire, puis, alertée par la nouvelle que des « païens » dévastaient le Poitou103, elle repart vers l’est pour s’établir à Candé, où elle fait l’acquisition d’une église et réside un certain temps104. La menace des « Normands » se rapprochant, le groupe finit par repartir pour le pagus d’Auxerre, répondant à l’appel du duc Richard (le Justicier), alors encore en vie – ce qui place cet événement entre 911 et le 31 août ou le 1er septembre 921105 – qui lui offrait sa protection106. Là, l’évêque et les grands de la région lui proposèrent de nombreux « bénéfices, fiscs et domaines » pour l’inciter à s’établir définitivement107. Mais désireux d’honorer leur promesse initiale, les moines dépêchèrent deux représentants à Poitiers108, avec le prêtre Tutgual, pour négocier avec le vicomte Aimeric. Devant le comte Èbles109, un arbitrage fut alors conclu, sous l’égide de l’archidiacre et du doyen du chapitre cathédral de Poitiers, entre d’une part le vicomte

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Aimeric, avoué de l’abbaye Saint-Maixent110, et son frère Adhémar qui en était l’abbé111, d’autre part les moines venus de Bretagne. Les moines s’engagèrent à rapporter à Poitiers le corps de saint Maixent, ainsi que sa tête à l’exception de la mâchoire maxillaire, avec sa Vita et son missel. En contrepartie, ils obtenaient la garde des reliques à perpétuité et sous la protection du comte112, et recevaient d’Aimeric et de l’abbé Adhémar des vivres (probablement pour tenir jusqu’à la prochaine récolte) et un moulin, et de la part d’Aimeric seulement « une terre culte et inculte » à partager équitablement. Les moines pouvaient, s’ils le souhaitaient, revêtir l’habit des moines de Saint-Maixent et se placer sous l’autorité d’Adhémar. Ces dispositions furent confirmées sous serment le dimanche 20 juin 924 dans l’église Sainte-Marie in canonica beati Petri (l’enclos canonial de la cathédrale de Poitiers), puis de nouveau le lendemain en présence du comte. La notice reprend alors quelques éléments de l’eschatocole de la charte qui fut alors rédigée – une liste de signa et la formule de datation – puis elle s’achève, de manière lacunaire, par un éloge du comte, « tutor […], defensor ac patronus ».

L’auteur

L’auteur de la notice demeure anonyme, mais il s’agit à l’évidence d’un moine breton appartenant à la communauté de Plélan113, qui accompagne les reliques de saint Maixent tout au long de leur périple en compagnie de quelques autres moines et du prêtre Tutgual, dépêché par le vicomte Aimeric. Au terme de ces pérégrinations, lui et ses compagnons sont confirmés dans la garde des reliques et placés sous l’autorité de l’abbé de Saint-Maixent Adhémar, ce qui explique pourquoi celui-ci est parfois désigné par l’auteur, de manière rétrospective, comme « notre abbé114 ». C’est seulement une fois installé à Poitiers avec ses compagnons, donc après les 20-21 juin 924, que l’auteur entreprit de raconter cette histoire qui s’étale donc sur plusieurs années.

Interprétation et enjeux historiques

À l’origine de la translation se trouve clairement la volonté d’un groupe familial de l’aristocratie poitevine engagé dans la restauration de l’abbaye Saint-Maixent et désireux, pour en rehausser le prestige et le rayonnement, de récupérer les reliques du saint éponyme de leur établissement qui se trouvaient en Bretagne. À la tête de ce groupe figurent le vicomte Aimeric et son frère Adhémar, respectivement avoué et abbé de Saint-Maixent115. Ils bénéficient du soutien du comte de Poitiers Èbles, qui mobilise également à leur profit le chapitre cathédral de sa cité, et ont peut-être aussi joui de la bienveillance du comte de Rennes Bérenger, dont on sait qu’il entretînt de bonnes relations avec le fils d’Èbles dans les années 940. Dans ce cadre, le vicomte Aimeric envoya en Bretagne une ambassade en la personne du prêtre Tutgual, dont le nom indique une origine bretonne sans doute perçue comme propice à la réussite des négociations à mener avec les moines locaux. De ces derniers nous ne savons presque rien : nous avons vu que ni Plélan, ni Redon ne sont nommés ; la notice nous apprend que Tutgual négocia avec le doyen Moroc, sans doute responsable de la dépendance de Plélan sous l’autorité de l’abbé de Redon et qui est probablement le même homme que ce moine Moroc apparaissant dans un acte de Redon daté de 913116. Ce doyen semble disposer d’une assez grande marge de manœuvre puisqu’il négocie le sort des reliques de sa dépendance sans en référer à l’abbé et qu’après avoir donné son accord à leur départ en échange de la promesse de recevoir de « nombreux cadeaux ou bénéfices » de

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la part du vicomte Aimeric, il décide, de nouveau seul apparemment, d’envoyer plusieurs moines pour accompagner les reliques jusqu’en Poitou. Ces derniers finiront par se placer sous l’autorité de l’abbé de Saint-Maixent tout en bénéficiant, au moins temporairement, d’une autonomie relative facilitée par leur installation à Poitiers même – on sait grâce à une source locale que les reliques de saint Maixent ne réintégrèrent l’abbaye Saint-Maixent que dans les années suivantes, avant 942117. La translation de reliques s’accompagna donc du transfert d’un petit groupe de moines, issus de la dépendance de Plélan, de la communauté de Redon à la communauté de Saint-Maixent. L’abbé de Saint-Maixent tenta même, semble-t-il, de s’approprier la dépendance de Plélan – c’est le sens de la possibilité laissée aux moines restés en Bretagne de revêtir l’habit de Saint-Maixent118 –, sans succès cependant puisque Plélan demeura dans le patrimoine de Redon et en devint par la suite un prieuré119. Une telle compréhension des événements appelle plusieurs remarques. En premier lieu, il est clair que le départ des reliques de Plélan n’est pas lié à la menace que les Normands auraient fait peser sur Redon, Plélan ou la Bretagne en général. Les ravages des « païens » et la « devastatio Normannorum et timor » ne sont évoqués qu’après le départ de Bretagne, d’abord lorsque la petite troupe doit renoncer à gagner directement le Poitou qui, lui, est alors parcouru par les Normands – certainement les Normands de la Loire établis dans la région de Nantes depuis les années 860 –, ensuite lorsque la pression exercée par ces derniers la pousse à fuir son refuge temporaire de Candé sur la Loire pour aller plus loin vers l’est. Les Normands ne sont donc pas la cause de la translation des reliques de saint Maixent, même s’ils en expliquent pour partie les pérégrinations. On ne peut par ailleurs rien tirer de la notice au sujet de leur action en Bretagne même, pas plus que l’on ne peut dater le départ des moines de Plélan de 919 ou 920 sur la seule base de mentions annalistiques évoquant de manière générale des raids normands en Bretagne à cette date120. En revanche, la translation du corps de saint Maixent s’inscrit parfaitement dans le cadre de la « politique des reliques » que mènent les grands de l’aristocratie post- carolingienne pour doter les établissements de leurs domaines ou principautés des trésors de reliques aptes à assurer la protection et à apporter la prospérité aux populations placées sous leur autorité121. Cette politique des reliques explique d’ailleurs aussi certains aléas des translations, comme on le voit ici avec l’intervention du duc Richard qui tente de contrecarrer les efforts du vicomte Aimeric et du comte Èbles et d’attirer les reliques de saint Maixent en Bourgogne avec le soutien des élites ecclésiastiques et laïques du pagus d’Auxerre. La destinée des reliques de saint Maixent n’est à ce titre guère différente de celle des reliques de saint Philibert, qui errèrent également d’une protection aristocratique à l’autre dans les décennies 830-870, de l’île de Noirmoutier à l’Herbauge, de l’Herbauge à l’Anjou, de l’Anjou au Poitou, du Poitou à l’Auvergne, de l’Auvergne à la Bourgogne122. Les éléments de la négociation aboutissant à la cession des reliques de saint Maixent au vicomte Aimeric nous échappent toutefois complètement. La contrepartie évoquée par la notice, à savoir les nombreux beneficia promis par le vicomte au doyen Moroc, ne convainc pas vraiment123. S’il est fait référence ici à des objets matériels, leur évocation serait étonnante car elle ferait peser sur la cession des reliques un parfum de simonie124. Si l’expression désigne des terres données en bénéfice, on ne voit pas bien comment un vicomte de Poitiers aurait pu en concéder en Bretagne (seule région où cela aurait pu intéresser les moines de Plélan) où il n'avait ni droit ni terre ; il faudrait

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donc y voir une promesse de concession en Poitou et donc imaginer que le doyen Moroc envisageait la fondation d’une dépendance très éloignée de la Bretagne dans un contexte où, comme le montrent les pérégrinations des reliques de saint Maixent elles- mêmes, les relations au sein des régions atlantiques n’étaient pas faciles125. Quoi qu’il en soit, la promesse de beneficia ne suffit pas à expliquer un abandon aussi préjudiciable à la communauté de Plélan. On est donc conduit à faire l’hypothèse de motifs sous- jacents plus contraignants. À ce propos, il faut souligner d’une part que les reliques de saint Maixent n’étaient présentes à Plélan que depuis somme toute assez peu de temps (40 à 50 ans), d’autre part que les conditions de leur arrivée restent obscures et qu’il est fort possible que le roi Salomon, qui les utilisa dans son projet de fondation d’une nouvelle communauté monastique dans son palais de Plélan dans les années 860, les ait préalablement acquises de manière plus ou moins opportuniste, en proposant aux moines de Saint-Maixent, alors en fuite devant les Normands, de les accueillir sur ses terres126 ou même en leur dérobant leurs reliques à l’occasion d’un furtum sacrum dont on sait qu’ils étaient alors fréquents127. Au tournant des années 910-920, dans un nouveau contexte géopolitique marqué par l’affaiblissement de la Bretagne, les grands poitevins auraient pu obtenir du comte de Rennes, dans le cadre de négociations plus larges, qu’il convainque les moines de Redon d’accepter le retour des reliques de saint Maixent dans leur région d’origine, et ces derniers auraient pu d’autant plus facilement y consentir que cette cession concernait surtout Plélan, une simple dépendance qui avait tenté jadis d’acquérir une certaine autonomie. Tout cela n’est qu’hypothèse, mais il est intéressant de noter à ce propos qu’au XIe siècle l’auteur de la Vita Conwoionis tenta de trouver une meilleure et bien plus classique justification à la présence des reliques de saint Maixent à Plélan que le don de Salomon, ce qui reflète un certain malaise vis-à- vis de l’action de ce souverain : selon lui, le saint serait tout simplement venu finir ses jours à Plélan à l’issue de sa longue carrière128. Une telle relecture du dossier permet de nuancer les certitudes communément admises au sujet de la situation de Redon au Xe siècle. La notice ne concerne pas la communauté monastique installée à Redon, mais seulement les moines de la dépendance de Plélan. On ne saurait donc fonder sur elle la thèse d’un exil des moines de Redon hors de Bretagne129. En outre, seuls quelques moines de Plélan, parmi lesquels l’auteur de la notice, le doyen Meset, le prêtre Joseph, le moine Gleuhoiarn, participèrent au voyage et finirent par s’établir à Poitiers et par changer d’obédience130. Le site de Plélan ne fut pas abandonné et resta apparemment sous la gouverne du doyen Moroc et dans la dépendance de Redon. En revanche, le prestige jadis acquis grâce à la politique de Salomon n’était plus qu’un lointain souvenir. L’absence d’actes concernant Redon entre les années 910/913 et la fin du Xe siècle n’en reste pas moins intrigante, mais on ne peut la mettre sur le compte d’un abandon du site ou d’une déliquescence de la communauté liés aux raids normands des premières décennies du siècle. D’autant que la communauté de Redon fut capable, comme on l’a vu, de conserver ses archives et son patrimoine constitués au IXe siècle. Il reste à expliquer la copie dans le cartulaire de Redon d’un texte attestant la perte de précieuses reliques, car en général on ne se vante pas de pareille mésaventure131. L’hypothèse la plus probable se place dans la continuité des remarques précédentes. Ce récit, qui permettait déjà d’expliquer la perte des reliques données jadis par Salomon – le cartulaire contient la donation de 869132 –, n’affectait pas l’abbaye de Redon, mais facilitait au contraire le renforcement de son autorité sur un établissement qui avait pu un temps la concurrencer. Ayant perdu le corps du saint et ayant vu une partie de ses

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membres absorbés par le monastère Saint-Maixent de Poitiers, Plélan n’était plus qu’un prieuré de Redon parmi d’autres.

NOTES

1. Sur la politique de Salomon envers Redon, voir en dernier lieu BRETT Caroline, « Redon, une abbaye carolingienne », dans PICHOT, Daniel, PROVOST, Georges (dir.), Redon, de l’abbaye à la ville, à paraître à Rennes fin 2015 (avec renvoi à la bibliographie antérieure). Le statut exact de Plélan, des années 860 à la mort de Salomon en 874, reste difficile à cerner. Pour les moines de Redon, ce nouveau monastère fut sans doute toujours conçu comme une dépendance et un refuge. En revanche, pour Salomon, premier et seul rex des Bretons, au regard de l’importance du site (un ancien palais), de la dédicace au Sauveur (comme Redon), de la donation d’éminentes reliques (celles de saint Maixent, « luctus Aquitaniae, lux, laus honorque Britanniae »), enfin du choix d’y établir sa sépulture aux côtés de son épouse Guenwreth et de l’abbé Conwoion (Cartulaire de l’abbaye de Redon, éd. A. de Courson, Paris, 1863 [désormais CR], n° 241 ; trad. fr. dans Documents de l’histoire de la Bretagne, éd. J. Delumeau, Toulouse, 1971, p. 84), il s’agissait vraisemblablement d’une nouvelle fondation, concurrente de Redon qu’il estimait sans doute trop liée à ses prédécesseurs Nominoé et Érispoé et aux empereurs carolingiens Louis le Pieux et Charles le Chauve. Sur la fondation de Plélan, voir également GUIGON Philippe, Les églises du haut Moyen Âge en Bretagne, Saint-Malo, 1997-1998, t. 2, p. 142-145.

2. CR, n°241 et Vita sancti Conuuoinuis, éd. Caroline BRETT, The Monks of Redon : Gesta sanctorum Rotonensium and Vita Conwoionis, Woodbridge, 1989, p. 245. 3. Il s’agit des abbés Libère, Fulcric, Bernard, Hailcobrant, Catluiant ( cf. GUILLOTEL Hubert, « Le manuscrit », dans Cartulaire de l’abbaye Saint-Sauveur de Redon, éd. fac- similé, Rennes, 1998, p. 9-25, ici p. 23). En 878, Alain le Grand est lui-même présent à Redon où il fait donation de la plebs de Bouvron (CR n° 238). Pour la redatation des derniers actes « carolingiens » de Redon, voir GUILLOTEL, Hubert, « Répertoire chronologique », ibid., p. 71-78, ici p. 76. Passé 874, Plélan n’est qu’une cella dépendant de Redon (cf. BRETT, Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 13-14, qui rapporte l’opinion semblable de Wendy Davies). 4. CR n° 283. Cette notice raconte le retour des reliques de saint Maixent de Plélan à Poitiers. 5. Voir par exemple DEUFFIC, Jean-Luc, « L’exode des corps saints hors de Bretagne : des reliques au culte liturgique », Pecia, 8-11, 2005, p. 355-424, ici p. 357-358. Cette tenace tradition historiographique a même avancé, sur la base d’une lecture erronée de la notice de 924, malheureusement confortée par Hubert Guillotel (« L’exode du clergé breton devant les invasions scandinaves », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 59, 1982, p. 269-315), que tous les moines de Redon avaient accompagné les reliques de saint Maixent en Poitou et qu’ils s’étaient soumis temporairement à l’autorité de l’abbé de Saint-Maixent Adhémar, avant de revenir en Bretagne dans des conditions obscures dans la seconde moitié du Xe siècle. Sur cette notice, voir l’excursus à la fin de cet article.

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6. Sur ces événements, voir GUILLOTEL, Hubert, La Bretagne des saints et des rois, Ve-Xe siècle, Rennes, 1984, p. 385-389 et 393-395 ; Id., « Le premier siècle du pouvoir ducal breton (936-1040) », dans les actes du 103e Congrès national des sociétés savantes (Nancy-Metz, 1978), Paris, 1979, p. 63-84 ; SMITH, Julia, Province and Empire. Brittany and the Carolingians, Cambridge, 1992, p. 187-206. 7. CR n° 329 et 357 = GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, 944-1148, Rennes, 2014, n° 7 (datation corrigée). Voir également GUILLOTEL, Hubert, « Le manuscrit », p. 23-24.

8. Voir la notice de GAZEAU, Véronique, Normannia monastica. Prosopographie des abbés bénédictins (Xe-XIIe siècle) , Caen, 2007, p. 198-200, avec renvoi à la bibliographie antérieure. 9. CR n° 323 = GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n° 11 ; Chronique de Quimperlé, éd. L. Maître et P. de Berthou, Cartulaire de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, Paris, 1904, p. 103. 10. Sur l’essor seigneurial de l’abbaye, voir les aperçus de CHÉDEVILLE, André, « Société et économie », dans Cartulaire de Saint-Sauveur, op. cit., p. 38-47. Sur la reconstruction de l’abbatiale, voir DÉCENEUX, Marc, La Bretagne romane, Rennes, 1998, p. 36-39, et Id., « Quelques édifices du premier art roman breton : éléments pour une nouvelle chronologie », Dossiers du CeRAA, 32, 2004, p. 73-102. 11. Bibliotheca hagiographica latina, éd. société des Bollandistes, Bruxelles, 1898-1899, n° 1946, éd. BRETT, Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 226-245. Ce texte est considéré par Caroline Brett comme de peu antérieur au milieu du XIe siècle en raison de liens étroits avec la Chronique de Nantes et les Annales dites de Redon (en fait probablement du Mont-Saint-Michel) : BRETT, Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 18. Je suis personnellement plus sensible aux analyses de Joseph-Claude Poulin qui, sur la base de la tonalité grégorienne de certains passages (que Caroline Brett a elle-même remarquée : ibid., p. 18), le date plutôt de la seconde moitié du XIe siècle : POULIN, Joseph- Claude, « Le dossier hagiographique de saint Conwoion de Redon. À propos d’une édition récente », Francia, 18/1, 1991, p. 139-159, ici p. 158 ; Id., L’hagiographie bretonne du haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009, p. 85-97, ici p. 97. Il est en tout cas antérieur à la fin du XIe siècle puisque c’est à cette époque que furent perdus le commencement et la fin des Gestes des saints de Redon encore connus de l’auteur de la Vita. 12. GUILLOTEL Hubert, « Le manuscrit », art. cit., p. 15-16. Il s’agit des fol. 1 à 139 (= CR, n° 1 à 289). Les dernières transcriptions du moine Judicaël concernent des actes de 1081 et l’abbé Aumod décède un 5 septembre entre 1081 et 1084. L’acte suivant, copié par le moine Guigon, date du 30 décembre 1089. Sur ce cartulaire, voir aussi GUILLOTEL Hubert, « Les cartulaires de l’abbaye de Redon », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 63, 1986, p. 27-48 ; DAVIES Wendy, « The composition of the Redon cartulary », Francia, 17, 1990, p. 69-90 ; BRUNTERC’H Jean-Pierre, « La partie perdue du cartulaire de Redon », dans PROVOST, Georges, LETERTRE, Raymond (dir.), Cartulaire de l’abbaye Saint- Sauveur de Redon, t. 2, Rennes, 2004, p. 7-31. 13. GUILLOTEL, Hubert, « Le manuscrit », art. cit., p. 16.

14. GUILLOTEL, Hubert, « Le manuscrit », art. cit., p. 18-20 et 77-78. Il s’agit des CR, n° 292, 293, 294, 296, 300, 302, 305, 321, 329, 341, 347, 348, 356, 357, 370, 373, 376, 378, 385. Sur

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ces faux, voir aussi DAVIES Wendy, « Forgery in the Cartulaire de Redon », dans Fälschungen im Mittelalter, t. 4, Munich, 1988, p. 265-274. 15. Voir GUILLOTEL, Hubert, « Les cartulaires de Redon », art. cit., et Cartulaire de l’abbaye Saint-Sauveur de Redon, t. 2, op. cit. 16. GUILLOTEL, Hubert, « Bretagne et papauté au XIe siècle », dans L’Église de France et la papauté (Xe-XIIIe siècle), Bonn, 1993, p. 265-286 et ID., « La pratique du cens épiscopal dans l’évêché de Nantes. Un aspect de la réforme ecclésiastique en Bretagne dans la seconde moitié du XIe siècle », Le Moyen Âge, 80, 1974, p. 5-49. 17. S’agissant du cartulaire, Hubert Guillotel avait déjà eu l’intuition d’une telle présentation orientée de l’histoire de l’abbaye et de son engagement dans ce qu’il appelait la pré-réforme grégorienne (« Le manuscrit », art. cit., p. 17). 18. On peut estimer à une quarantaine les actes manquants, ce qui ferait un total de quelques 320 actes carolingiens pour une centaine d’actes des XIe-début XIIe siècles.

19. Sur ces opérations de tri, voir notamment CHASTANG, Pierre, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (XIe-XIIIe siècle), Paris, 2001 ; ID., « Des archives au codex : les enjeux de la rédaction des cartulaires (XIe-XIVe siècle) », dans Les regroupements textuels au Moyen Âge, Paris, LAMOP, 2008 : http://lamop.univ-paris1.fr/ IMG/pdf/article_Pierre__Chastang--2.pdf. D’autres facteurs peuvent expliquer le travail de sélection des cartularistes : les ruptures toponymiques qui troublent l’identification des domaines et des lieux, le renouvellement des élites et l’effacement des enjeux mémoriaux propres à certaines donations… 20. GEARY, Patrick, La mémoire et l’oubli à la fin du premier millénaire, Paris, 1996. 21. Les moines ont à l’évidence conservé des originaux, mais également déjà des copies plus ou moins fidèles : cf. GUILLOTEL, Hubert, « Le manuscrit », art. cit., p. 17. Sur les problèmes de classements : ibid. 22. Le premier quaternion (f° 1-8) s’ouvre ainsi avec la concession de l’emplacement de l’abbaye par le machtiern Ratvili (CR, n° 1), le privilège de Nominoé (CR, n° 2), les donations de Ratvili (CR, n° 3 et 4). 23. Jusqu’au f° 76 (CR, n° 110). Ensuite, le cartulaire suit un ordre mixte associant topographie et chronologie. 24. Cette bulle est connue par deux copies du XIIe siècle figurant dans deux manuscrits du Mont-Saint-Michel qui ont sans doute transité par Redon, abbaye avec laquelle le Mont entretenait des liens étroits depuis la fin du Xe siècle : le ms 82 de la bibliothèque d’Avranches (Homélies de saint Augustin), f° 1 ; le ms I de la bibliothèque de (une Bible), f° 249 v°. Elle est éditée dans les Papsturkunden in Frankreich. Neue Folge. 5. Touraine, Anjou, Maine und Bretagne, éd. J. Ramackers, Göttingen, 1956, n° 253, p. 357-359. 25. Voir les remarques d’A. Chédeville dans CHÉDEVILLE, André, TONNERRE, Noël-Yves, La Bretagne féodale, XIe-XIIIe siècle, Rennes, 1987, p. 229. 26. C’est aussi pour ces domaines que les abbés s’efforcent d’obtenir des privilèges ecclésiastiques de la part de l’évêques de Vannes (cf. infra). 27. GUILLOTEL, Hubert, « Le manuscrit », p. 17. On distingue ainsi un dossier pour Ruffiac (f° 84-92 = CR, n°138-161), Bains-sur-Oust (f° 98-99 = CR, n°181-186), Lusanger et Derval (f° 122-124 = CR, n° 224-231)…

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28. CR, n° 321 et 356 (probablement interpolés). Voir désormais l’édition critique de ces actes dans HENRY, Cyprien, Les actes des évêques bretons, début XIe-milieu XIIe siècle, École nationale des chartes, thèse dactyl., 2010, n° V1, p. 1092-1097. 29. GUILLOTEL, Hubert, « Le manuscrit », art. cit., p. 19-20. 30. Du légat Étienne, dès 1068, au concile de Bordeaux, jusqu’au légat Gérard d’Angoulême, en 1110, au concile de Nantes. 31. Sur l’action de Gérard, évêque d’Angoulême depuis 1102, nommé légat dans les provinces de Bourges, Tours, Dol, Bordeaux et Auch par Pascal II en 1108, bon connaisseur des affaires bretonnes, voir en dernier lieu : KUMAOKA Soline, « Les jugements du légat Gérard d’Angoulême en Poitou au début du XIIe siècle », Bibliothèque de l’École des chartes, 155, 1997, p. 315-338. 32. Sur ce conflit, voir POCQUET-DU-HAUT-JUSSÉ, Barthélemy, Les papes et les ducs de Bretagne, essai sur les rapports du Saint-Siège avec un état, Paris, 1928, t. 1, p. 23-31 et GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., p. 135-138.

33. Au IXe siècle, les principales reliques de l’abbaye sont celles d’Apothème, volées à Angers sous l’abbatiat de Conwoion (d’après les Gesta sanctorum Rotonensium, éd. BRETT, Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 170-175), de Marcellin, données par le pape à l’abbé Conwoion vers 840-847 (ibid., p. 175-183) et de Just (CR, n°274). Les reliques de Maixent n’ont vraisemblablement jamais été déposées à Redon mais seulement à Maixent en Plélan (où elles sont attestées peu avant 869 : CR, n° 241). 34. Ferdinand Lot datait le texte de 868-875 et en attribuait la paternité à Ratvili, moine de Redon et futur évêque d’Alet. Caroline Brett, sa dernière éditrice, est moins sûre de cette attribution et propose en conséquence une datation plus large, entre 868 et les environs de 919/920 (cette dernière date renvoyant à l’exil supposé des moines de Redon en Poitou, auquel il faut en réalité renoncer : cf. l’excursus en fin de cet article). Jean-Claude Poulin écarte lui aussi l’attribution à Ratvili et date le texte de 868-876. Dernière mise au point avec références bibliographiques : POULIN, Joseph-Claude « Le dossier hagiographique de saint Conwoion », art. cit., et L’hagiographie bretonne, op. cit. Rappelons que le titre des Gesta n’est pas d’origine, mais qu’il est probablement dû à Mabillon. 35. Les différences entre le récit des Gesta et celui de la Vita sont recensées par BRETT, Caroline, The monks of Redon, op. cit., p. 12. 36. Vita sancti Conwoionis, éd. BRETT, Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 229 : « … ecclesiae Venetensis diaconi arcem, exhortante Rainario eiusdem urbis pontifice, meruit conscendere. » ; ibid., p. 231 : « Hunc ergo locum, paucis ex Venetensi clero secum assumptis Dei famulis, elegit expetendum. » 37. Cf. infra. 38. Vita sancti Conwoionis, éd. BRETT, Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 229 : « Cum uero doctrinae insisteret, et uices pontificis diligenter exsequeretur, decursis aliquot annorum spatiis, mundi gloriam fugiens et uerae philosophiae dare operam gliscens, in Venetensi territorio solitudinis locum Rothonum nuncupatum petiit, iuxta sinum duorum nobilium fluminum situm. » 39. BRETT, Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 16. Le machtiern Ratvili notamment est ignoré par la Vita sancti Conwoionis. Nominoé, qui aurait apporté un appui décisif, se voit relégué au second plan derrière l’empereur.

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40. Vita sancti Conwoionis, éd. BRETT, Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 237 : « Cum autem Nominoius, qui intimus secretorum erat regalium, precibus instaret ut uir Dei exaudiretur, petitioni cedens imperator obtulit pro sua successorumque salute Saluatoris altari quemadmodum uir Dei petierat locum Rothonensem ab omni homine liberum et immunem, proprio confirmans donationem annulo, anno imperii sui uigesimo primo, incarnati uero uerbi octingentesimo trigesimo tertio. » En réalité, le soutien de l’empereur n’intervint qu’en 834, deux ans après la fondation de l’abbaye, peut-être en raison des réserves de Louis le Pieux envers Nominoé (qui s’était présenté comme le protecteur de la nouvelle fondation). Cf. BRETT Caroline, « L’abbaye carolingienne de Redon », art. cit.

41. CR, n° 290 = GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n° 99 : « Hludovicus pius Francorum Brittanorumque imperator, qui hunc Sancti Salvatoris locum a fundamento construxit. » 42. L’auteur connaît les deux diplômes de Louis le Pieux de première main : cf. POULIN, Joseph-Claude, « Le dossier hagiographique de saint Conwoion », art. cit., p. 158. 43. Vita sancti Conwoionis, éd. BRETT, Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 235-237 : « Cernes denique uir Dei duotum erga se principis animum, suppliciter eum deprecatur ut illi pro aeterna remuneratione locumtribueret Rothonensem, sicut fluminibus cingitur duobus Dutulo scilicet et Undoennensi et termino Spilucensi diuiditur fundo. ». L’immunité fut en réalité seulement acquise grâce au diplôme de Charles le Chauve de 850 (CR, Appendice, n° 28). 44. GUILLOTEL, Hubert, « Bretagne et papauté », art. cit., p. 268-269. 45. Ibidem, p. 269. 46. Ibid., p. 273 47. Le 11 mars de la même année, il est à Saumur en compagnie des évêques de Nantes et Vannes et de l’abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys : ibid., p. 274. 48. JAFFE 5280 (1073, après 22 avril-1084) = CR, n° 343 (inachevée, d’après le cartulaire de Redon) et Appendice n° 62 (complète, d’après les deux manuscrits du Mont-Saint- Michel cité supra n. 24). 49. « Proinde juxta petitionem tuam praefato monasterio, cui tu praeesse dignosceris, et quod juris Sanctae Romanae Ecclesiae esse dignoscitur, unde per singulos annos census trium denariorum aureorum sibi redditur, hujusmodi privilegia praesenti auctoritatis nostrae decreto indulgemus, concedimus atque firmamus… […] Hoc quoque presenti capitulo subjungimus, ut ipsum monasterium et abbates ejus vel monachi ab omni saecularis servitii sint infestatione securi, omnique gravamine mundanae oppressionis remoti, in sanctae religionis observatione seduli et quieti, nulli alii, nisi Romanae et Apostolicae Sedi, cujus juris est, aliqua teneantur occasione subjecti. » 50. CR, n°356 = GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n° 12 = HENRY, Cyprien, Les actes des évêques bretons, op. cit., n°V1, rédaction I ; CR, n°321 = HENRY Cyprien, Les actes des évêques bretons, op. cit., n° V1, rédaction II. Cette donation se présente comme la restitution d’un droit octroyé par les évêques Susan (841-848) et Coranjenus (852-868), ce qui est absolument impossible, aucun évêque carolingien n’ayant jamais octroyé de tels droits à des moines. 51. Ces actes sont considérés comme interpolés par Hubert Guillotel. Mais sur le fond, ils sont en grande partie réhabilités par Cyprien Henry. Il n’en demeure pas moins que la formulation de ces droits (presulatum ou ius presulatus) reste tout à fait singulière et

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que le territoire où ils s’appliqueraient reste vague. Il ne saurait s’agir de l’ensemble du diocèse de Vannes puisqu’il ne s’agit en aucune manière d’un privilège d’exemption. 52. Il reste que s’il s’agit d’une interpolation, celle-ci reste difficile à dater : elle peut remonter à la première moitié du XIe siècle (le terme archidiaconatum, donné comme équivalent de presulatum, se répand à partir de cette époque) ; elle peut être liée à l’acquisition de la bulle de Grégoire VII ; elle peut enfin être postérieure à celle-ci (mais antérieure à 1093 : cf. infra et note suivante). 53. HENRY, Cyprien, Les actes des évêques bretons, op. cit., n° V4 : l’arbitrage porte sur la participation de l’abbé et des prêtres au synode diocésain, sur l’exercice par l’abbé de la justice canonique sur les prêtres et les desservants, enfin sur le droit de visite de l’évêque à Redon. 54. CR, Appendice n° 46 (cette forgerie est peut-être en relation avec les événements de 1127 : cf. infra). 55. JAFFE 4159 (13 avril, sans doute 1049) = CR, n° 378 : l’abbaye est placée sour le ius Sancte Romane Ecclesie en échange d’un cens recognitif annuel de trois deniers d’or. Cette bulle est adressée à l’abbé Catwallon alors que celui-ci est décédé le 16 janvier 1041. 56. CR, n° 296 = GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n° 14 = HENRY, Cyprien, Les actes des évêques bretons, op. cit., n° V1*. 57. GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., p. 135-136 et 182-183.

58. Quimperlé avait obtenu un privilège de Grégoire VII le 25 mars 1078 (JAFFÉ 5072 : Cartulaire de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, op. cit. p. 132). 59. Gesta sanctorum Rotonensium, éd. BRETT Caroline, The Monks of Redon, op. cit., § 9-10.

60. Vita sancti Conwoionis, éd. BRETT Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 239 : « Ecclesias etiam earumdem plebium, quas ipse imperator Romani pontificis munere obtinebat, simili iure praefato tribuit abbati, adsistente regis praesentiae Rainaldo Venetensis ecclesiae praesule, et idipsum sigillo suae munitionis corroborante. » 61. JAFFE 2950 = CR, n° 90. D’après ce faux privilège, le fait de se rendre trois fois en pèlerinage à Redon dispense du vœu d’aller à Rome. 62. Voir à ce sujet GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., p. 294-296. 63. Cf. la formule d’envoi de la bulle : « Valete in Christo fideles Britanniae habitatores, amen. » 64. CR, n ° 285 et 362. Voir GUILLOTEL, Hubert, « La pratique du cens épiscopal », art. cit., p. 21-22. 65. CR, n °294 : « in die quo chomes factus est ». Sur cette notice, voir également : PICHOT Daniel, « La notice 294 du Cartulaire de Redon, les moines, la réforme et la société », dans QHAGUEBEUR, Joelle, SOLEIL, Sylvain (dir.), Le pouvoir et la foi au Moyen Âge en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest. Mélanges en mémoire du professeur Hubert Guillotel, Rennes, 2010, p. 131-143, qui en propose une traduction française. 66. CR, n ° 294 : « …aecclesiam sancte Marię de Montaltor, cum omni parrochia sua, cum terris, silvis, pascuis, aquarumque decursibus. » 67. Sur ce personnage et sa famille, voir GUILLOTEL, Hubert, « De la vicomté de Rennes à la vicomté de Porhoët (fin du Xe-milieu du XIIe siècle) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 73, 1995, p. 5-23.

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68. CR, n° 292 (la rubrique indique : « De castello Goscelini »). Sur le caractère falsifié de cette notice (titulatures anachroniques, modalités et mise en scène de la fondation improbables…), voir GUILLOTEL, Hubert, « De la vicomté de Rennes », art. cit., p. 16-17.

69. GUILLOTEL, Hubert, « De la vicomté de Rennes », art. cit., p. 19-20. 70. CR, n°292 : « …peciitque ab eis corpus suum, dum vita excederet, et heredum suorum, sicut mos erat Britannie nobilium, in eodem loco sepeliri ». 71. Sur ce rituel, voir CHÉDEVILLE, André, « Figens palum in castello edificando, ut mos est… À propos de la fondation du château de Josselin », dans ; Le pouvoir et la foi au Moyen Âge, op. cit., p. 451-458. 72. CR, n° 292 : « Castellum etiam aedificandum Christo Domino et ejus aecclesiae Rothonensi subjugavit, et censum, id est, quinque solidos unoquoquo anno, monachis de eo reddi constitutit ». 73. Les actes ducaux sont les suivants : confirmation de Conan Ier (v. 981-992) (CR, n°357 = GUILLOTEL Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n°7) ; donations (1019, v. 1008-1040) ou confirmations (1009/1019-1040, 1021) d’Alain III (CR, n°323, 299, 289, 321 = ibid., n°11, 37, 38, 12) ; confimations de Conan II (1047, v. 1061-1066) (CR, n° 294 et 61 = ibid., n° 53 et 64). 74. CR, n° 290 : « Hludovicus pius Francorum Brittannorumque imperator ». 75. La Vita Gauzlini abbatis Floriacensis monasterii, composée par André de Fleury vers 1042, évoque un moine de Fleury nommé Teudo, venu en Bretagne aux côtés du moine Félix et qui serait devenu abbé du monastère de « Redonicum » (André de Fleury, Vie de Gauzlin, abbé de Fleury, livre 1, c. 24, éd. et trad. Robert-Henri BAUTIER et Gillette LABORIT, Paris, 1969, p. 64-67). Comme l’on sait, grâce à la Vie de saint Gildas, que Félix fut envoyé par l’abbé Gauzlin pour réformer Saint-Gildas de Rhuys et Lochemenech à la demande du duc Geoffroy Ier en 1008 (éd. DU BOIS Jean, Floriacensi vetus bibliotheca…, Lyon, 1605, §21-23, p. 452-456), on en a déduit qu’il en avait certainement été de même pour Teudo et l’on a parfois identifié Redonicum avec Redon, faisant de l’abbaye un nouvel exemple de communauté réformée par Fleury (cf. par exemple LA LANDE DE CALAN, Charles de, « Les abbés Félix de Ruis et Teudo de Redon », Revue de Bretagne, 40, 1908, p. 32-35). On n’a cependant aucune trace de ce Teudo dans les sources redonnaises ou bretonnes en général et son supposé abbatiat en 1008 n’est pas compatible avec la succession abbatiale telle qu’on peut la reconstituer (l’abbatiat de Mainard, dont le début ne peut être daté que de manière imprécise, a toutefois nécessairement commencé du vivant de Geoffroy Ier, soit avant 1008). En outre, il semble plus probable, en dépit d’une graphie peu courante, que Redonicum renvoie ici à Rennes et donc à l’abbaye Saint-Melaine (André de Fleury, Vie de Gauzlin..., éd. cit., note 4, p. 65). 76. Cf. supra note 8. 77. Voir l’analyse de BOUET Pierre, « Le Mont Saint-Michel entre Bretagne et Normandie de 960 à 1060 », dans : QUAGHEBEUR, Joelle, MERDRIGNAC, Bernard (dir.), Bretons et Normands au Moyen Âge. Rivalités, malentendus, convergences, Rennes, 2008, p. 165-199, ici p. 186-187, en dépit d’une conception peu vraisemblable de l’indépendance des abbés du Mont vis- à-vis des pouvoirs princiers environnant entre 966 et 1008. 78. De manière significative, les moines se sont d’ailleurs souciés d’introduire une confirmation d’Alain III au bas de l’acte suspect de 1021 par lequel Judicaël aurait concédé à l’abbé certains privilèges juridictionnels (cf. supra note 50).

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79. La plupart de ces désignations sont anachroniques, mais elles permettent d’identifier facilement les principales familles : Begon : CR, n°327 ; Dol-Combourg : CR, n° 289 ; Cellier/Ancenis : CR, n° 303 ; Châteaubriant : CR, n° 287-288, 302 ; La Roche : CR, n°307 ; Migron : CR, n° 297, 315, 316, 317, 385 ; Porhoët : CR, n° 292, 293 ; Retz : CR, n°312 ; Savenay : CR, Appendice n°58 et 59 ; Vitré : CR, n° 294. Sur certaines de ces familles, voir TONNERRE Noël-Yves, Naissance de la Bretagne. Géographie historique et structures sociales de la Bretagne méridionale (Nantais et Vannetais) de la fin du VIIIe à la fin du XIIe siècle, Angers, 1994, p. 326-335, 339-344, 346-348, 356-357. 80. CR, n° 315. 81. Ceci est généralement déduit d’un acte de donation d’Alain IV daté de 1112 et passé à Redon (CR, n° 370 = GUILLOTEL Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n° 115). Cet acte, connu par deux rédactions différentes, soulève cependant quelques difficultés : la liste des témoins est incompatible avec la date de 1112 ; plus ennuyeux, seule la seconde rédaction précise qu’Alain IV, fatigué et malade, avait transmis le pouvoir ducal à son fils Conan III pour se convertir et entrer au monastère de Redon. Or nous savons par ailleurs qu’Alain régna conjointement avec Conan jusqu’en 1115 au moins (le premier acte où ce dernier intervient comme seul duc de Bretagne date de 1116). Voir la discussion d’Hubert Guillotel (ibid., p. 423-424). 82. GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., p. 413 (1108), 446-447 (1118), 455 (1127) ; CR, n°377 (1105-1107) : « Congregata apud Rothonum, ut moris erat, coram Alano principe, curia omnium nobilium Britannie… ». 83. CR, n° 347 = GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n° 131. 84. Ibidem : « … accumulata Britanorum perfidia… ». Il est difficile de savoir à quoi renvoie exactement cette accusation. Un acte suspect du cartulaire (CR, n° 348) et deux chartes aujourd’hui perdues, seulement connues grâce à leur édition par Dom Morice (CR, Appendice n° 70 et 72), mentionnent les déprédations d’Olivier de Pontchâteau au lieu- dit Ballac, dans la paroisse de Pirric. Celui-ci aurait finalement accepté de faire pénitence et de céder ce lieu, ainsi que la terre appelée Brengoen, aux moines de Redon. Plusieurs autres chartes montrent que les moines ont acquis en ces lieux les droits d’autres petits seigneurs ou chevaliers dans les années 1128-1140 (CR, n° 386, 387, Appendice n° 71, 73, 74, 75). 85. CR, n° 347 = GUILLOTEL Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n° 131 : « … et qui essent malefactores quodque malefactum et qua causa accidisset ab abbate inquisivit. » 86. Elle est mentionnée dans l’une des chartes évoquées note précédente : CR, Appendice n° 70, malheureusement probablement en partie interpolée elle aussi (cf. GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., p. 455).

87. CR, n° 347 = GUILLOTEL Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n° 131 : « … ut episcopali severitate tam diu malefactores choercerent, donec aecclesie cuncta damna et quae ei male ablata fuerant, tam possessionum quam ceterarum rerum, restituerentur… […] cum summa veneratione, consecraverunt aecclesiamque ab immundicia quam obsessi in ea fecerant, purificaverunt. » 88. Quelques évocations de mauvaises coutumes : CR, n° 312 (1055), n° 316 (vers 1041/1061-1062/1084 : « rapina »), 341 (1108 : « injustam quandam consuetudinem »), 358 (1085-1096 : « invasio »).

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89. CR, n° 347 = GUILLOTEL Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., n° 131 : « … proprio juri beati Petri sub sancto Leone papa sociavit… ». 90. Ibidem : « … altare in honore Salvatoris mundi sueque genitricis et beatorum Petri et Pauli sanctique Marcellini pape et martiris atque omnium sanctorum Dei, cum summa veneratione, consecraverunt… ». Il faut également mentionner l’existence d’un office de saint Marcellin dans un manuscrit du début du XIIe siècle composé à l’abbaye de Redon et au Mont-Saint-Michel (Archivio Segreto Vaticano, ms lat. 9668, f° 6-9). Sur ce manuscrit, voir AVRIL, François, « Notes sur quelques manuscrits bénédictins normands du XIe ou du XIIe siècle », Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École française de Rome, 76, 1964, p. 491-526. 91. Ibid. : « Reddo [Conan III] igitur vobis [Honorius II] eam liberam, sicut pius Ludovicus imperator liberam dedit… ». 92. On a vu supra que l’auteur de la Vita sancti Conuuoinis procédait de même. 93. Remarquons que la notice se démarque alors de la position passée de certains papes (Grégoire VII, Pascal II par l’intermédiaire du légat Gérard d’Angoulême) qui avaient cru judicieux de contourner l’hostilité des archevêques de Tours à la réforme en promouvant le siège de Dol. On sait qu’à la fin du XIIe siècle, Innocent III mit définitivement un terme aux prétentions doloises. 94. Cette assemblée n’est connue que par une mention furtive dans un acte en faveur de l’abbaye de Saint-Méen : cf. GUILLOTEL, Hubert, Actes des ducs de Bretagne, op. cit., p. 455. 95. L’assemblée fut réunie « pro pacis Dei confirmande intuitu ». Sur le renouveau de la paix de Dieu au XIIe siècle, voir en dernier lieu CARRAZ, Damien, « Un revival de la paix de Dieu ? Les paix diocésaines du XIIe siècle dans le Midi », dans La réforme « grégorienne » dans le Midi (milieu XIe-début XIIIe siècle), Cahiers de Fanjeaux, n° 48, Toulouse, 2013, p. 523-558. 96. CR, n° 283. 97. F° 134 v°-135 v°. La notice constitue l’un des derniers actes de la première phase rédactionnelle du cartulaire (laquelle s’arrête au fol. 139).

98. DE POERCK Guy, « Les reliques des saints Maixent et Léger aux IXe et Xe siècles et les origines de l’abbaye d’Ébreuil en Bourbonnais », Revue bénédictine, 72/1-2, 1962, p. 61-95.

99. GUILLOTEL Hubert, « L’exode du clergé breton devant les invasions scandinaves », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 59, 1982, p. 269-300, en particulier p. 285-287 (l’auteur cite G. de Poerck dans sa note 95 mais ignore de fait son analyse). 100. Puisqu’après un long récit qui relève de la notice, celle-ci inclut quelques éléments d’une charte disparue. L’expression charte-notice utilisée par l’historiographie régionale est en revanche à proscrire.

101. Ce vicomte appartient à l’entourage du comte Èbles de Poitiers (PRELL, Jan Hendrik, L’entourage des comtes du Poitou, ducs d’Aquitaine, de 902 à 1030, mémoire de maîtrise dactyl., Poitiers, 1984). Il est vraisemblablement le frère cadet de Savaric, vicomte [de Thouars] : cf. JEANNEAU, Cédric, « Émergence et affirmation des familles seigneuriales à la frontière des principautés territoriales. Les seigneurs de la Garnache et les vicomtes de Thouars », dans AURELL, Marc (dir.), Le médiéviste et la monographie familiale : sources,

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méthodes et problématiques, Turnhout, 2004, p. 161-187, p. 183 et COLLET, Jean-Philippe, Les vicomtes de Thouars (IXe siècle-1154), l’ascension d’un lignage au temps des principautés, entre comtes du Poitou et comtes d’Anjou, mémoire de maîtrise dactyl., Université de Poitiers, 1998 ; même si certains situent plutôt son pouvoir du côté de Loudun : BEECH, George, « the Origins of the family of the viscounts of Thouars », dans Études de Civilisation médiévale (IXe-XIIe siècles). Mélanges offerts à E.-R. Labande, Poitiers, 1974, p. 25-31, suivi par DAMON, Géraldine, « Vicomtes et vicomtés dans le Poitou médiéval ( IXe-XIIe siècle). Genèse, modalités et transformations », dans Vicomtes et vicomtés dans l’Occident médiéval, Toulouse, 2008, p. 223-235. 102. CR, n° 241. 103. CR, n° 283 : « … audivimus quod pagani devastabant Pictavensem regionem… ». 104. Candé-sur-Beuvron (ch.-l. c., Loir-et-Cher), en Blésois. 105. Avant 911, la région d’Auxerre était encore ravagée par les Normands et le duc Richard est mort le 31 août 921 (cf. Les Annales de Flodoard, éd. Philippe LAUER, Paris, 1906, p. 5 et la Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, éd. Robert-Henri BAUTIER et Monique GILLES, Paris, 1979, p. 70). Sur l’autorité de Richard en Auxerrois, voir SASSIER Yves, Recherches sur le pouvoir comtal en Auxerrois du Xe au début du XIIIe siècle, Paris, 1980, p. 3-15. 106. CR, n°283 : « Devastatio autem Normannorum et timor crevit super nos quatinus ad salvamentum diffinivimus deportare corpus ipsius viri, et ita fecimus, in Autisiodorum pagum deportantes honorifice cum adjutorio Ricardi comitis tunc temporis in corpore viventis. » 107. Ibidem : « Ille vero cum episcopo et optimatibus totius regionis plurima beato viro beneficia et fiscos et predia libenti animo ac devote donare voluerunt. » 108. Ibid. : « […] et ideo Mesetum monachum ac prepositum et Joseph monachum ac sacerdotem ad eum misimus Pictavim… ». Ce qui permet de constater que le doyen Moroc était resté à Plélan et que le petit groupe parti avec Tutgual s’était doté, avec Meset, de son propre doyen. 109. Èbles Manzer, comte de Poitiers (902-934). 110. Aujourd’hui Saint-Maixent-l’École (ch-l. c., Deux-Sèvres), à une cinquantaine de km au sud-ouest de Poitiers. 111. Sur Adhémar, abbé de Saint-Maixent dès 903 et jusqu’en 928 au moins, voir la notice de RICHARD Alfred, Chartes et documents pour servir à l’histoire de l’abbaye de Saint- Maixent, Poitiers, 1886, p. LXIV-LXV et DE POERCK Guy, « Les reliques des saints Maixent… », art. cit., p. 64-65, note 4. 112. CR, n° 283 : « … et nos simus ipsius corporis sine fine custodes, cum auctoritate Eubuli comitis et securitate… ». 113. Au début du récit, l’auteur désigne le doyen Moroc, avec lequel Tutgual mène les négociations, comme son doyen. : « … adiit Tutgualos sacerdos… causa corporis beati Maixentii ad nos et locutus est cum nostro decano nomine Moroc… ». 114. CR, n° 283 : « Haemericus autem et noster abbas promiserunt nobis… » 115. Leur action se poursuit les années suivantes : cf. RICHARD Alfred, Chartes et documents… de Saint-Maixent, op. cit., n°11 (925). 116. CR, n° 277 (datation corrigée par Hubert Guillotel).

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117. La notice ne précise pas où dans Poitiers, ni dans quelle église furent abritées les reliques de saint Maixent confiées à la garde des moines venus de Bretagne. Mais leur présence n’est pour la première fois attestée dans l’abbatiale de Saint-Maixent qu’avec une charte de donation de février 942 : cf. RICHARD, Alfred, Chartes et documents… de Saint- Maixent, op. cit., n° 16 : « … ad basilicam sancti Maxentii ubi ipse corpore quiescit. » 118. CR, n° 283 : « … et si quis ex nostratibus talem habitum indui voluerit, nullatenus sit preocupatus si utilitas tamen ejus a pluribus sit vel fuerit comprobata… ». 119. Bulle d’Eugène (1147), éd. Papsturkunden in Frankreich…, op. cit., n° 253, : « obedientia ecclesie Sancti Salvatoris de Plebelan ». 120. Contra GUILLOTEL Hubert, « L’exode du clergé breton… », art. cit., p. 285-286, d’après les Annales de Flodoard (919). Un passage des Annales dites de Redon évoque également des attaques normandes en « petite Bretagne » en 920 (bibl. d’Avranches, ms 213, f° 172, éd. Philippe LABBÉ, Nova bibliotheca manuscriptorum librum…, Paris, 1657, t. I, p. 349-350 : notons qu’il s’agit d’un manuscrit du XVe siècle du Mont-Saint-Michel, que rien ne rattache explicitement à Redon). 121. BOZOKY Edina, La politique des reliques de Constantin à Saint Louis, Paris, 2006.

122. CARTRON Isabelle, Les pérégrinations de Saint-Philibert. Genèse d’un réseau monastique dans la société carolingienne, Rennes, 2009. 123. CR, n°283 : « … promittens nobis plurima beneficia ex parte Haemerici et nos ei credidimus… ». 124. La question de la simonie a agité les affaires bretonnes dans la seconde moitié du IXe siècle : cf. CHÉDEVILLE André et GUILLOTEL Hubert, La Bretagne des saints et des rois, Ve-Xe siècle, Rennes, 1984, p. 266-273, 299-311. 125. L’époque est plutôt à la rétractation des anciens grands domaines monastiques de l’époque carolingienne. 126. Les reliques de saint Maixent étaient encore à l’abbaye Saint-Maixent en 848. Entre 853 et 865/866, en raison de la menace normande, elles furent emportées par les moines poitevins jusqu’à Ébreuil, en Bourbonnais. Avant le 17 avril 869, elles étaient passées entre les mains du roi Salomon qui les avait offert à sa nouvelle fondation de Plélan (CR, n° 241). Cf. DE POERCK Guy, « Les reliques des saints Maixent… », art. cit., p. 91-95. 127. GEARY Patrick, Le vol des reliques au Moyen Âge, Paris, 1993.

128. Vita sancti Conwoionis, éd. BRETT Caroline, The Monks of Redon, op. cit., p. 245 : « … iuxta beatum ex Pictauensi territorio abbatem Maxentium, qui olim molestias falsorum sui monasterii fratrum fugiens illuc uenerat, ibique ad Dominum migrauerat. » 129. Contra GUILLOTEL Hubert, « L’exode du clergé breton… », art. cit. 130. CR, n° 283 : « … sig. Mesetus prepositus, sig. Joseph monachus […] sig. Gleuhoiarnus… ». 131. Il est probable que l’original de la notice ou une autre copie se trouvait à Saint- Maixent de Poitiers, mais les archives de cette abbaye ont énormément souffert des outrages du temps : cf. RICHARD Alfred, Chartes et documents… de Saint-Maixent, op. cit., p. XIII-XXII. 132. CR, n° 241.

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RÉSUMÉS

À partir d’une analyse croisée de la Vita Conwoinis, du cartulaire de Redon et des épaves du « petit cartulaire », cette étude envisage la manière dont la communauté de Redon des XIe-XIIe siècles concevait son passé et entendait se situer dans son environnement politique, social et institutionnel. Il apparaît que les stratégies discursives mises en œuvre par les moines reposent sur une mise en valeur orientée de l’héritage carolingien et la célébration de l’engagement de leur abbaye dans la réforme de l’Église promue conjointement par la papauté et un corps épiscopal rénové. Ces choix conduisent les moines de l’âge grégorien à minimiser le rôle des ducs de Bretagne, qui furent pourtant à l’origine du renouveau monastique au début du XIe siècle et firent de l’abbaye un haut lieu de leur pouvoir tout au long des XIe-XIIe siècles.

Through cross analysis of the Vita Conwoinis, of the Redon cartulary and of the remains of the « small cartulary », this study seeks to determine the manner in which the Redon community of the eleventh and twelfth centuries perceived its past and sought to place itself in the wider political, social and institutional context. It seems that the discursive strategy employed by the monks was based on valorising a biased conception of the Carolingian legacy and celebrating the commitment of their abbey to Church reform as promoted by the papacy and the renewed episcopal corps. These choices led the monks of the Gregorian age to minimise the role of the dukes of Britany, despite the fact that they had initiated monastic renewal at the beginning of the eleventh century and had made the abbey into one of the major centres of their power throughout the eleventh and twelfth centuries.

INDEX

Index géographique : Redon Index chronologique : XIe siècle, XIIe siècle

AUTEUR

FLORIAN MAZEL Université Rennes 2 – Cerhio umr 6258, Institut universitaire de France

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Un chantier de restauration à Angers à la fin du Moyen Âge : le compte de Jean Perier A restoration worksite in Angers at the end of the Middle Ages: the accounts of Jean Perrier (1478)

Isabelle Mathieu

1 Le « Compte de Jehan Perier1 » est un registre papier de cent folios répertoriant les dépenses qui ont été engagées entre le 27 mars et le 28 septembre 1478 pour « la reparacion des foussez » situés à proximité de quatre portes (Saint-Aubin, Saint- Nicolas, Saint-Michel et Lyonnaise) de l’enceinte de la ville d’Angers2. À cette époque, l’enceinte s’étend sur 3,8 kilomètres et ne compte pas moins de sept portes principales (dont cinq en rive gauche) et sans doute quarante-cinq tours (24 sur la rive gauche et 21 sur la rive droite de la Maine)3. Protégé par une couverture en parchemin, le document est en assez bon état de conservation4.

2 La défense et la protection de l’enceinte d’Angers font l’objet d’une attention particulière durant tout le bas Moyen Âge. En 1473, par exemple, sur ordre du conseiller du roi, Jean des Plantes, une enquête est diligentée par un collège d’experts afin de faire le point sur l’état des murs de la cité5. C’est ainsi que « Pierre Lemouz, macon juré, Guillaume Robin macon et savant oudit mestier, Perrinet Leverrier charpentier juré et Richart Morillon charpentier et savant oudit mestier, Jehan Bouget couvreur d’ardoise juré et Macé Regnaudier aussi couvreur d’ardoise et savant oudit mestier en la ville [… sont…] mandé[s pour] veoir et visiter toutes et chacunes les maisons situées et assises contre et alentour des murs de la cité d’Angiers avecques iceulx murs pour congnoistre et savoir si aucune chose auroit esté faicte ou preiudice d’iceulx et qui fust cause de la ruyne et demolicion desdits murs pour les faire reparer et remectre en estat et les choses ainsi facites à l’encontre et ou preiudice et dommaige desdits murs et saucunes en y avoit estre demolies et condemnées selon la raison, usaige et coustume du pais […] ».

3 Le corps de ville s’intéresse également aux fortifications urbaines comme l’attestent les registres de délibérations. Régulièrement, le mauvais état de l’enceinte est pointé du

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doigt, à l’instar de l’article suivant adopté à l’occasion d’une séance tenue le 28 avril 1484 : « Item, et sur ce qu’il a esté rapporté que es tours qui sont entre les portaux de Saint Aulbin et Saint Michel y a de grans breches et perseures advenues par ruyne de la muraille qui est veille tellement que ung homme y porroit passer et s’en porroit ensuir. A esté ordonné que Jean Dupré connestable et Jehan Fallet prevost feront promptement faire et reparer les cannonieres desdites tours et reparer lesdites breches et perseures. Item, et pour faire la mise desdites reparacions et aussi les autres mises qui sont et seront à paier a esté ordonné que par Jehan Lepeletier receveur general des deniers communs sera prins et levé sur les fermiers de la Cloaison jucques à la somme de trante et cincq livres tournois6 ».

4 Le terme de Cloison renvoie au nom que l’on donne à l’enceinte mise en place par Louis IX ainsi qu’à l’impôt qui, créé en 1367 grâce à l’autorisation donnée par Charles V, a été levé afin de l’entretenir et de la restaurer. À cet égard, « Angers est un cas exceptionnel puisque rares sont les villes qui ont établi des registres de comptabilité pour leurs fortifications à part des registres communs aux autres postes du budget urbain7 ». Le principe de cet impôt est simple puisqu’il s’agit d’autoriser la ville à lever une taxe sur les marchandises entrant dans la ville ou en sortant ainsi qu’en d’autres lieux appelés quintes.

5 On notera d’ailleurs que les comptes de la Cloison font aussi état au 1er août 1478 de mises « pour la reparacion des fossez et des portaux de ladite ville8 ». Certains individus cités dans ce document se retrouvent d’ailleurs dans le compte de Jean Perier : c’est le cas de Gervaise Lecamus, présenté dans les comptes de la Cloison comme « receveur des deniers communs d’Angiers pour troys ans commenczant au premier jour d’aoust M CCCC LXXV et finissant au dernier jour de juillet LXXVIII9 », de « Jehan Restineau, perrier », de « Guillaume Guerineau, charpentier », de « Pierre Thevin et Raoullet Audouyn, commissaires » ou bien encore de « Bastien Vayre demourant à l’enseigne de l’ymaige monseigneur Saint Maurice près le portail Sainct Aubin10 ».

6 Les comptabilités retraçant la vie d’un chantier ne sont pas des documents singuliers : à titre d’exemple, – mais la liste pourrait être très longue –, on connaît pour le XIVe siècle, les importants comptes de construction de Macé Darne11 mais également ceux de la porte Saint-Pierre à Nantes au XVe siècle12. Outre la lecture très technique et financière que ce type de documentation invite à adopter (matériaux et outillage utilisés, techniques de construction mises en œuvre, coût de la main d’œuvre et des travaux effectués…), il est possible d’en faire une analyse davantage sociale, tournée vers les individus concernés, à un titre ou à un autre, par ces travaux.

7 Formellement, le registre se présente de manière très structurée. Il est organisé autour de la succession de paragraphes matérialisés par des espaces blancs et parfois l’utilisation du mot item. Les notes marginales montrent que l’on se trouve en présence d’un document de la pratique qui a été à plusieurs reprises consulté et retouché. Le document s’ouvre par les lettres de commission de Jean Perier, sorte de procès-verbal d’installation dans ses fonctions de « commis pour faire la mise de la reparacion des foussez d’Angiers13 ». Ensuite, ce sont plusieurs marchés passés entre la ville et différents corps d’artisans qui ont été reportés, puis viennent les comptes à proprement parler, soit les recettes, très courtes dans l’exposé (environ un folio) et les dépenses qui ont été affectées à la réparation de la muraille et des fossés d’Angers. À droite, en bout de ligne, sont indiquées les sommes dépensées. Des totaux

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intermédiaires sont régulièrement faits, ce qui permet de suivre pas à pas les dépenses. En fin de registre, figure la somme globale des recettes et des coûts des travaux.

8 Avant d’entrer dans le détail de ce document, il convient de s’interroger sur ce qui a pu motiver le lancement de ces réparations. En 1478, cela fait 25 ans que la guerre de Cent Ans est terminée. L’Anjou n’a pas été continuellement affecté par les conflits qui s’étalent de 1337 à 1453. Malgré des heures difficiles à certains moments, une phase intense de réparations et de reconstructions en tout genre a été amorcée assez rapidement. Pour autant, les escarmouches militaires n’ont pas totalement déserté la province. En effet, comme l’écrit très justement Michel Le Mené, « du début de la guerre du Bien Public au règlement de l’affaire bretonne14 sous Charles VIII, l’Anjou connaît une longue période d’insécurité. En 27 ans, de 1465 à 1491, il n’y eut pas moins d’une bonne dizaine d’années marquées, d’une part, par le passage et le stationnement d’importantes troupes dans le duché et, d’autre part, par les courses dévastatrices des ennemis et des pillards de tout genre. [...] Tout déplacement de gens d’armes réveillait la crainte et les inquiétudes souvent justifiées des urbains et des villageois. […] C’est principalement à la tension des relations franco-bretonnes, qui ne cessèrent de se détériorer à partir de 1462, que la province dut de connaître une nouvelle phase de troubles ». En effet, Louis XI s’est lancé dans une délicate opération contre le duché de Bretagne : celle de réduire ses velléités d’indépendance. Son objectif consiste à rattacher la province au domaine royal, dessein qui a eu pour conséquences de voir éclater plusieurs phases de conflits armés, qui ne se sont véritablement achevés qu’avec le mariage de Charles VIII et d’Anne de Bretagne en 1491.

9 Dans cette affaire bretonne, l’Anjou est concerné pour deux raisons : la première est géostratégique puisque la province est un passage quasiment obligé sur le chemin de la Bretagne ; la seconde tient au fait que le duc d’Anjou, René15, est l’oncle du roi et à ce titre le souverain compte sur son soutien. D’ailleurs, Louis XI regarde aussi du côté de l’Anjou. Soucieux de réunir cette province à la couronne royale, Louis XI a habilement manœuvré, et de plus en plus ouvertement, contre son vieil oncle. Prétextant des dispositions testamentaires prises par René qui lui étaient défavorables, il fait tout d’abord saisir le duché en juillet 1474 ; il nomme immédiatement un nouveau gouverneur – Guillaume Cerisay – et envoie un lieutenant général. L’année suivante, en février, il institue la municipalité, ce qui contribue à renforcer son emprise sur l’Anjou. Retiré depuis 1471 en Provence, René meurt quelques années plus tard, ce qui marque l’ultime étape du rattachement de l’Anjou au domaine royal (1481).

10 L’apparition en 1474-1475 d’un « commis au paiement de l’avitaillement et des fortifications du château d’Angers » laisse penser que des travaux importants sont engagés ou, à tout le moins, envisagés dans ces mêmes années. Le contexte politique tendu avec la Bretagne incite Louis XI à faire d’Angers une base arrière pour ses campagnes militaires, et à mettre à profit le potentiel défensif du château pour y établir un arsenal. En 1477, il interdit que les recettes de la Cloison d’Angers soient employées à autre chose que l’ouvrage des fossés qui font l’objet de travaux importants en 147816. Le compte de Jean Perier s’inscrit très clairement dans ce contexte particuliers de tensions qui se maintiennent d’ailleurs encore pendant quelques années. En effet, Lecoy de la Marche rappelle, par exemple, que, le 28 octobre 1481, Louis XI ordonne que « la somme de deux cent livres soit prise chaque année sur les droits de ventes et rachats perçus en Anjou pour être employée aux réparations du château d’Angers17 ». On sait

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par ailleurs que d’autres travaux sont menés, par exemple sur le ravelin de la porte des champs18.

11 On le voit, le contexte en Anjou à la fin du XVe siècle est suffisamment menaçant pour justifier des réparations des fossés et des murs de la muraille ainsi que des aménagements au château. Ces quelques éléments de contexte posés, nous nous proposons de faire une analyse en quatre temps de ce document comptable. Il s’agira de montrer que ces travaux sont entrepris dans le cadre d’une procédure strictement définie et conduits sous l’égide d’individus choisis à cet effet (I) mais aussi de rendre compte tant de la nature des travaux qui ont été engagés (II) que des moyens matériels et humains qui ont été mobilisés (III) ; enfin, ce document donne accès à des aspects de la vie quotidienne d’un chantier à la fin du XVe siècle (IV).

La mise en place des travaux : une procédure bien conçue

12 La consignation par écrit de ces travaux appelle quelques remarques. La lecture attentive du registre laisse penser que les individus impliqués dans ce chantier, qu’il s’agisse des commanditaires ou des exécutants, ont conscience qu’un cahier des charges précis est la garantie que les travaux se dérouleront bien. Les notes ajoutées en marge prouvent toutefois que tout n’a pas été prévu dans les moindres détails dans le document original. Ainsi, à plusieurs reprises, il a fallu, par exemple, préciser certains aspects du chantier comme la restitution de certains matériels ou les lieux qui ont été choisis pour servir d’entrepôts. L’intérêt d’un tel document réside également dans le fait qu’il rend aisé le suivi des sorties d’argent, qu’il s’agisse de payer les matériaux ou de verser les salaires des ouvriers. L’objectif assigné à ce registre semble clair : il s’agit de permettre de mener les travaux dans les meilleures conditions et les délais les plus justes et de rendre possible le contrôle de l’utilisation qui est faite de l’argent dévolu à ces réparations ; une mission qui est confiée à Jean Perier. Le registre le présente comme étant un « marchant demourant en ceste dicte ville d’Angers19 ». Commissaire, il tient sa mission des « maire, eschevins et conseillers de la ville d’Angiers20 » dont les noms sont explicitement reportés dans le compte. Sont également mentionnées les personnes chargées de se rendre sur place pour vérifier les travaux ainsi que la présence de greffiers et d’un notaire, ce dont rend compte le tableau suivant.

Prénom/Nom Qualité mentionnée dans le registre/Fonction

Guillaume Cerisay Conseiller du roi, maire

Bourgeois de l’Université21, échevin, en charge de la garde des objets au Jean Barrault portail Saint-Aubin

Jean Bernart Élu d’Angers et commissaire

Pierre de Chartres Connétable22 et échevin

Jean du Chasteau Maître, licencié en lois

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Jean Delaunay Échevin, conseiller et député par le conseil de ville

Bertrand Duvau Maître, élu d’Angers et commissaire

Jean Ernault Échevin, conseiller et député par le conseil de ville

Jean Fallet Maître, échevin et conseiller, prévôt

Pierre Guiot Maître, échevin et conseiller

Gervais Lecamus Bourgeois, échevin

Guillaume Leroy Échevin

Jean Lohéac Maître, échevin et conseiller du roi et garde de la prévôté d’Angers

Jean Muret Maître, échevin et conseiller

François Prévost Sire de Bonnezeaux, connétable et échevin

Jean de la Rivière Échevin, conseiller et député par le conseil de ville

René Échevin, conseiller et député par le conseil de ville Touscherousche

Bastien de Losche Connétable

Jean Ferrault Garde la monnaie

Jean Rambaut Receveur de la mairie

Thibault Lemaczon Maître, licencié en lois, procureur

Hilaire Cadu Maître, greffier

Michel Gillebert Greffier

Jean Marsault Notaire

Pierre Thevin

Raoulet Audoyn

Jean Henry Commissaires et députés, chargés de vérifier les travaux avec/pour Jean Jean Perier Lecommandeurs

Jean Nicholas

Étienne Fleury

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13 Ce microcosme d’une trentaine de personnes au total est donc là aux côtés de Jean Perier pour prendre en charge, à des degrés d’implication divers, les réparations. Les plus hautes autorités de la ville, le maire et les échevins notamment, sont bien parties prenantes de l’opération, ce qui atteste du caractère très encadré de l’entreprise23. La sécurité de la ville, autant celle de sa population que celle de ses infrastructures, est un sujet sérieux qui mobilise l’attention de toute une frange de la notabilité angevine.

14 Le compte est précis à propos de la mission qui incombe à Jean Perier : si ce dernier ne semble pas prendre part aux choix techniques ni aux négociations ayant trait aux marchés, en revanche, le corps de ville attend de lui qu’il suive minutieusement les travaux. Il a été « commis pour faire les paiemens de toute la despence qui sera faicte pour la reparacion des fossez de ceste dicte ville d’Angiers, dujourd’uy jucques à la Toussains prouchain venant sur les deniers communs de ladite ville24 ». Ses obligations consistent à dresser des « quictance aux parties à qui il fera les paiemens signée », des quittances dont on précise qu’elles devront être signées de la main du « clerc et greffier de la ville ou d’autre notaire en son absence et des commissaires ordennez pour veoir la mise et despence desdits fossez25 ». Dans les lettres de commission de Jean Perier, il est précisé qu’une somme de « mil cinq cens quatre vigns quinze livres tournois, trois soulz, neuff deniers26 » lui sera « baillez et avancez » par Gervaise Lecamus et le maire d’Angers, à laquelle s’ajoutent 46 livres versées par Jean de la Rivière échevin, à charge pour lui de « fere lesdites mises et despence ».

15 Au début du registre, en marge, à gauche des lettres de commission de Jean Perier établies à Angers le « 27 mars 1478 après Pasques », on peut d’ailleurs lire cette note amusante, reportée par le greffier en charge de la tenue de ce registre : « Veu la commission dudit Perier. Il commance bien », tandis que celle de droite permet de constater que ce compte a été « presenté par ledit Jehan Perier en l’ostel de la ville le 17 mars 1484 es presences de honnorables hommes et sages maistres Pierre Guiot, Jehan Loheac, Jehan Muret et Jehan Fallet eschevins et conseillers de ladite maerie ». Le compte a visiblement fait l’objet d’une présentation devant le corps de ville, ce qui est une nouvelle fois mentionné au dernier folio du registre puisque l’on peut lire que : « oyz, cloz et examinez ces presens comptes en la maison de la mairie d’Angiers par nous esleuz pour le roy notre Sire en la ville et ellection dudit lieu d’Angiers et commissaires par luy ordonné en ceste partie es presences de [...], le XIIIe jour de novembre l’an CCCC quatre vings et cincq27 ». Comme il se doit, le tout est accompagné de plusieurs signatures : celles de Béruart et Duvau, deux échevins, et de H. Cadu le greffier.

16 Tout au long du registre, il ressort que la municipalité a imposé un certain nombre de vérifications, comme s’assurer du respect de la conformité des travaux qui ont été prévus sur le papier. Ainsi, « lesdits Thenin et Fallet, les commissaires, ont certiffié à bouche à l’audicion de ce compte avoir esté presens et que les ouvriers dessus declerez ont besongné esdits foussez par les journées dessusdites28 ». De même, ils ont affirmé que « chacun article contient verité et les marchez en iceulx avoir esté faiz aux sommes de deniers dedens contenu et les ouvrage faiz et acompliz, ferreures, cyvieres et autres choses pour ce achapter avoir esté baillées et livrées et d’icelles fait les pris et marchez aux sommes cy après employées en despence en chacun desdits articles29 ».

17 Les réparations se font dans le cadre de marchés contractés entre deux parties : la mairie d’Angers et divers artisans. Des marchés sont ainsi passés avec deux perriers30 (« Jean Restineau demeurant en la parroisse Saint-Nicolas et Alain Audouart demeurant

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en la parroisse de Saint-Michel-du-Tertre »), quatre maçons (Thibaut Belin et Étienne, son fils, de Laval31, Jean Roger et Jean Lore de Soucelles32) et trois terrassiers (Yvonnet Lemoulnier, Jean Lejars et Noël Richart). Ces contrats décrivent le type de travaux à faire, les matériaux à utiliser, le temps à passer, le nombre d’hommes nécessaires ainsi que le coût, sachant que chaque marché fait ensuite l’objet de vérifications et éventuellement d’ajustements financiers33.

18 Ce registre n’est pas l’unique document papier produit dans le cadre de la mise en œuvre de ces réparations. En effet, à plusieurs reprises, le greffier précise par exemple que « le marché est escript en ung cayer de pappier ouquel sont autres marchez escriptz et signés dudit Gilbert servans cy après pour les parties de Alain Audouart, Thebaut Belin, Jehan Rogier et Jean Lori contenant en oultre paiemens faiz par iceluy Perier à plusieurs macons et bessons34 ». Malheureusement, ni ces cahiers, ni les quittances de paiement n’ont été retrouvés. Dans le même ordre d’idées, à la fin du compte, on peut lire que ce compte a été fait en plusieurs exemplaires (un original et plusieurs copies)35.

19 Sans nul doute, et à rebours de ce que l’on entend encore trop souvent, l’écrit tient une place importante dans la société médiévale. Très tôt, les hommes et les femmes ont bien compris l’intérêt qu’il y avait de consigner des informations jugées par eux importantes. Ainsi manipulent-ils à l’envie les contrats sous toutes leurs formes : ventes, mariages, métiers, travaux, marchés, rentes etc. L’écrit permet de formaliser les paroles échangées. Garder une trace écrite authentifiée par des signes de validation, comme les signatures, permet, le cas échéant, de remettre en cause des sommes indûment perçues, d’attester les salaires reçus, de contester la qualité des matériaux employés, voire d’exiger de refaire des travaux qui auraient été éventuellement mal faits. Ceci montre clairement que, dans l’esprit des médiévaux, l’écrit protège.

La nature des travaux engagés

20 Même si, à cette époque, beaucoup de villes mettent en œuvre ce genre de défenses, le chantier angevin impressionne par son ampleur : cela se voit tant du point de vue des corps de métiers mobilisés et du nombre d’individus recrutés que des travaux entrepris, des matériaux nécessaires et de l’argent dépensé.

Des chantiers multiples, une organisation complexe

21 Les travaux ne sont pas concentrés à un endroit précis de la muraille. Bien au contraire, ils sont répartis, comme l’atteste le plan suivant, en différents lieux de l’enceinte, à savoir à proximité des portes Saint-Aubin, Saint-Michel, Saint-Nicolas et Lionnaise, – des portes qui se trouvent à l’opposé les unes des autres –, ce qui complique l’organisation du chantier. Ainsi, en termes logistiques, cela signifie que des matériaux ont dû être acheminés à plusieurs endroits, et qu’il a fallu en outre évaluer les volumes spécifiques en fonction des tâches à réaliser.

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Figure 1 : Angers à la fin du XVe siècle

22 Les marchés permettent de situer de manière très précise les travaux. Par exemple, un entrepreneur s’est engagé à « perroier ou fossé du portal Saint Aulbin depuis le bort de la fosse qui est près le grant monteau de pierre jucques au bout de l’emparement (contrescarpe maçonnée) qui a esté fait au droit de l’eglise de monseigneur Saint Sauveur qui contient en longueur dix et sept toises ou environ chacune toise de sept piez et demy de long et le parfondera aussi bas que Restineau doit faire sa tasche et de la largeur à la raison de ladite tasche dudit Restineau36 », tandis que plusieurs maçons ont travaillé à « faire de la main seulement ung pan de muraille près le petit boullevart du portal Saint Aubin commanczant au mur que fist faire le feu commissaire et finissant à ung pal de boais fourche qui est frappé ou mur à sec et contient ledit pan en longueur quatorze toises ou environ à VI piez pour toise et aura quatre piez de largeur sur le nayff et en amortissant jucques à la haulteur de l’autre mur en maniere qu’il ayt trois piez de large par le hault et lyeront ledit pan de mur avecques l’autre du bout dudit boulevart37 ». Plus loin dans le registre, on apprend que des dépenses ont également été faites pour la « muraille [qui est] entre le portal Saint Nicholas et le portal Leonnays38 ».

23 Enfin, l’indication reportée sur la couverture du registre « Compte de Jehan Perier commis pour faire la mise de la reparacion des foussez d’Angiers pour l’année mil IIIIc LXXVIII » ne rend pas tout à fait compte de la réalité des travaux qui ont été faits. En effet, si les fossés font bien l’objet d’un certain nombre de réparations, l’enceinte, notamment ses portes, est également concernée. En revanche, le compte ne dit rien d’éventuels travaux effectués sur les tours.

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Les temps du chantier

24 Si la comptabilité s’étale de mars à septembre, soit sur sept mois, en réalité les ouvriers travaillent d’avril à la fin de la troisième semaine de septembre, soit six mois ou un total de 25 semaines. Ce mois d’écart n’est pas expliqué : peut-être sert-il à mettre en place le budget, à collecter les fonds, à recruter les ouvriers ou bien encore à commander les matériaux.

25 Le temps de travail oscille entre 3 et 6 jours hebdomadaires sur le chantier, même si, le plus souvent, les ouvriers sont présents 6 jours par semaine ce qui n’est pas la norme admise à cette époque, qui est plutôt de 5 jours de travail hebdomadaire en moyenne. Comment expliquer ce temps de travail supérieur à la moyenne habituelle ? Sans doute les ouvriers avaient-ils des délais de livraison des travaux à respecter. Peut-être étaient-ils également contraints par le climat à terminer les travaux avant l’arrivée de l’automne et des pluies qui l’accompagnent généralement.

26 À cette époque, une année comprend de 250 à 260 jours ouvrables et entre 100 et 110 jours de repos forcé39. Les jours chômés sont en lien avec le calendrier liturgique (dimanches, Pâques, Pentecôte, Noël, etc.) et la vie communautaire (veilles ou lendemains de réjouissances publiques, de marchés ou de foires, jour de la fête corporative, mariages, baptêmes ou enterrements, phénomènes climatiques…). En l’occurrence, sur ce chantier, les jours traditionnellement chômés ne sont pas forcément respectés. En effet, certains ouvriers travaillent le dimanche : c’est le cas d’une petite dizaine d’individus dont le registre précise explicitement qu’ils travaillent les « dimanche, lundi, mardy, mercredi, jeudi, vendredi et sabmedi40 ». Ils appartiennent à une catégorie d’individus très particulière sur laquelle nous reviendrons plus loin ; pour le moment, disons seulement qu’il s’agit d’individus qui sont en compte avec la justice. D’autres ouvriers sont amenés à travailler la nuit : c’est le cas de Jehan Theon qui est payé 5 sous « pour avoir été ung jour et deux nuytz au devant de la chaux41 », de Raoullet Regnouf et Étienne Chaptel qui reçoivent également 5 sous chacun « pour avoir esté par deux nuytz à tyrer [l’eau des fossés]42 ». Le travail la nuit est à mettre en lien avec des tâches très spécifiques nécessitant la présence jour et nuit d’individus pour éteindre la chaux ou empêcher que l’eau ne s’accumule dans les zones d’extraction au fond des fossés.

27 Si le temps de travail journalier n’est pas abordé dans le compte, des études ont montré qu’il est soumis à des rythmes saisonniers qui prennent en compte la nuit tombante ou bien encore les intempéries43. En moyenne, il serait de l’ordre de 9 à 12 heures en hiver, de 14 à 16 heures en été ; mais ces amplitudes horaires ne constituent pas le temps réel de travail car on doit, par exemple, retrancher le temps réservé aux repas (la collation du matin, prise vers 9 ou 10 heures, le repas de midi ou de 13 heures, la pause de l’après-midi vers 15 ou 16 heures), de sorte que, ces pauses retirées, le temps de travail en été est estimé aux alentours de 12 heures et en hiver il est peut-être de l’ordre de 10 heures44, ce qui fait de longues journées de labeur.

Diversité des travaux engagés

28 Le compte de Jean Perier montre que les chantiers répartis aux différents endroits de l’enceinte sont bien organisés, les ouvriers ayant à accomplir des tâches clairement définies. Précisons que cette campagne de travaux qui a lieu en 1478 n’est pas une

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première. En effet, comme le rappelle François Comte, « les comptes de la Cloison nous apprennent qu’un siècle plus tôt, en 1377-1378, ce sont près de la moitié des fossés qui ont été vidés et recreusés, ce qui a nécessité la mise en place de corvées dans la quinte mobilisant quarante à cinquante personnes en continu pendant plusieurs semaines tandis qu’en 1412, ce sont trois cent quarante-cinq hommes qui curent les douves de la Tannerie45 ».

Préparer le terrain

29 Avant même de faire les travaux à proprement parler, des travailleurs sont préposés à la mise en place d’installations nécessaires à la bonne conduite des opérations. Il faut par exemple monter des échafaudages, ce qui vaut à Jean Hérault d’être rémunéré 15 sous tournois, le 2 mai, « pour deux charretées de perches pour faire les chauffault des maczons qui besongnent esdits fossez46 ». Si Guillaume Thomin a « besongné deux jours au portal Saint Michel à faire les chemins pour curez la douve soubz le premier pont dudit portau47 », d’autres ouvriers sont chargés d’installer deux « engins », un « petit et un grant48 », à proximité des « douves du portal Saint Aulbin49 ». En août 1478, Guillaume Guérineau et « ses gens » sont d’ailleurs payés pour « remuez le petit engin et [le mettre] près le grant engin50 ». Le but de telles installations est de faciliter les travaux de force consistant, par exemple, à transporter des charges lourdes, qu’il s’agisse de remonter la pierre extraite du fond des fossés ou d’acheminer des matériaux.

Figure 2 : Engin, vers 1570, Nantes, utilisé pour la construction d’un pont

(dans J.-P. Leguay, « Les ouvriers des chantiers de construction nantais…. », op. cit., p. 12-13)

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Creuser, recreuser les fossés, nettoyer les abords de la muraille

30 L’une des tâches importantes de ce chantier consiste à curer les fossés, lesquels se sont remplis au fil des années de terre et de pierres et, on imagine, de toutes sortes de détritus abandonnés ici ou là, favorisant la multiplication des poches d’eaux stagnantes ; autant d’éléments qui peuvent empêcher l’eau de s’écouler correctement. Nombreux sont les ouvriers préposés pendant des journées entières à « tirez la pierre, groys et eau des fossez51 ». Ainsi, Jehan Restineau, perrier, « a perroyé esdits fossez près le portal Saint Aulbin au droit de l’eglise de monseigneur Saint Sauveur52 » tandis que cinq autres perriers durant « seix jours […] ont perroyé devers le portal Saint Nicholas pour tyrez de la pierre par la breche d’entre ledit portal Saint Nicholas et le portau Leonnays53 ».

Construire, réparer

31 Les comptes prévoient de réparer les fondations de certains murs et dans certains cas d’engager la reconstruction de parties entières de l’enceinte : par exemple, « de faire un pan de muraille es fossés de la ville54 », « de parfere la maczonnerie de la breche d’entre le portau Leonnays et le portau Saint Nicholas tant de machecolleiz que d’autre maczonnerie laquelle breche autant autreffoiz a esté commancée par les maczons de ladite ville55 » ou bien encore « de faire ung pan de muraille es fossez de ladite ville d’Angiers joignant ung autre pan de mur que ledit Belin a nagueres fait esdits fossez au portal Saint Aubin suyvant jucques à l’endroit de l’eglise de Saint Sauveur contenant ledit pan de muraille deux cens quatre vigns piez de long ou environ et de large par bas sur le nayff de quatre piez et par hault de troys piez ou environ en bataison de la haulteur dudit autre pan de mur dessusdit qu’il a fait ; lequel pan de muraile il joindra et lyera avecques ledit autre pan56 ».

32 Cette diversité des travaux engagés suppose d’avoir recours à différents corps de métier : trois groupes distincts peuvent être identifiés.

Les moyens humains et techniques

Effectifs et corps de métiers présents sur le chantier

33 Un premier groupe d’ouvriers est constitué de toute une cohorte d’individus que l’on pourrait qualifier de manœuvres. Au sein de cet ensemble, il est toutefois tentant de différencier les ouvriers non spécialisés, uniquement employés pour la force physique qu’ils sont en mesure de fournir, de ceux qui, au fil du temps, ont acquis un petit niveau de spécialisation. Ainsi, on distinguera les hommes qui sont là pour vider les fossés, transporter dans des hottes, dans des paniers et sur des civières les résidus de démolition, la pierre mêlée à la terre, de ceux qui assistent les maçons et les charpentiers en leur apportant, par exemple, des pierres choisies et parfois dégrossies par leurs soins, du bois et tous les outils dont ils ont besoin ; ils peuvent aussi préparer le mortier57. Des miniatures représentent des chantiers montrant ces travailleurs qui transportent parfois de lourdes charges et grimpent sur des échafaudages pas toujours très stables58. Parmi ces manœuvres, on trouve les brassiers que l’on appelle dans le compte les « gens ou oupvriers loués59 », les « serviteurs de maczons60 », les « hommes de bras61 », tel ce Jehan Sigourgneau qui est payé sept sous six deniers « pour cinq

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journés qu’il a besongné esdits fossez ceste presente sepmaine62 ». En moyenne, on estime qu’il y a entre un ou deux manœuvres pour un maçon ou un charpentier mais des équipes plus nombreuses peuvent être mobilisées quand l’ampleur des tâches à accomplir l’impose. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il faut creuser entièrement des douves ou ouvrir une carrière.

34 Dans ce groupe, se trouvent ceux que l’on dénomme les perriers et les bessons. Si les premiers sont des spécialistes de l’extraction de la pierre, – ils sont carriers tels Pierre Chenede, Pierre Frocquet et Guillaume Cayrau qui ont gagné vingt-sept sous tournois « pour chacun troys jours qu’ilz ont perroyé ceste sepmaine au portal Saint Nicholas qui est au pris de troys soulz par jour63 » –, les seconds, davantage pionniers ou terrassiers, sont cantonnés au travail de la terre. Yvonnet Lemoulnier, Jean Lejars et Noël Richart qui ont promis de « fere et chercher les fondemens des fossez de ladite ville pour faire muraille64 » touchent ainsi la somme de cinquante livres tournois et une pippe de vin pour ce travail.

35 Le second groupe, constitué d’individus plus qualifiés mais moins nombreux, s’organise autour des maçons et des charpentiers. Dans certains cas, les maçons n’étaient d’ailleurs pas uniquement cantonnés à des tâches de maçonnerie et pouvaient faire office de conducteur de travaux, voire de maître d’œuvre65. Appréciés pour leur savoir- faire parfois très technique, Thebaut Belin « maczon demourant à Laval », Jean Roger et Jean Lore « aussi maczons de la parroaise de Soucelle » s’engagent ainsi à « faire de la main seulement ung pan de muraille66 ». Les charpentiers sont, quant à eux, engagés pour mettre au point des installations permettant d’extraire et d’acheminer plus facilement la pierre et la terre tirées des fossés ainsi que divers échafaudages. Guillaume Guerineau et Guillaume Mousset reçoivent quant à eux dix livres « sur ce que leur peut ou pourra estre deu de la faczon des deux engins qu’ilz font pour tirez la pierre et grois desdits fossez67 ». La mise au point de ces installations nécessite le recours au service d’un cordier, à l’instar d’Yvonnet Masnet qui a été payé cent sous « par ledit Perier pour des cordages » dont on précise en marge qu’ils devront être rendus à la ville, ainsi que d’un canonnier, nommé André Aubert, qui est rémunéré quatorze livres quinze sous pour les poulies de l’engin.

36 Le troisième groupe rassemble les professions en marge du chantier mais nécessaires à la bonne conduite de ce dernier. L’approvisionnement en matériaux est assuré par les nautoniers, ces marchands qui fréquentent la rivière, et les charretiers qui transportent les matériaux par terre sur les différents chantiers et entre les lieux de production ou d’arrivage et les chantiers. Jean Nillesen et Colas Godart, « notonniers », perçoivent ainsi sept livres un sous quatre deniers pour 212 tombereaux de sablon « qu’ilz ont baillé et livré au port Lynier68 ». La mise en œuvre des travaux nécessite également la présence de « chaussumiers » pour produire et livrer la chaux. Jean Aubry est payé vingt-trois livres quinze sous pour neuf muids de chaux « qu’il a baillez pour la reparacion desdits fossés69 ». Globalement, le compte de Jean Perier fournit peu de renseignements sur ces travailleurs mais cela n’a rien d’étrange puisqu’il n’entre pas dans ses attributions de le faire.

37 Les noms de famille laissent toutefois penser que le recrutement des travailleurs est plutôt local, même si la présence, par exemple, d’un Dyago Ferrando, Jean de Chinon, Jean de Bourges, Jean de Paris ou André Savoie peut laisser entendre que certains d’entre eux viennent de régions parfois fort éloignées de l’Anjou. Jean-Pierre Leguay rappelle d’ailleurs que plusieurs études ont bien montré l’existence d’une mobilité des

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travailleurs des chantiers : dans certaines contrées, telles que le Piémont, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse ou la Savoie, les itinérants peuvent même atteindre jusqu’à 90 % des effectifs d’un chantier de construction70.

38 La tentation est grande d’essayer de quantifier le nombre d’individus qui travaillent sur ce chantier. Le compte permettrait de le faire car il fournit des listes de noms organisées par métier. Il faut toutefois rester prudent compte tenu de la fréquence de l’homonymie au Moyen Âge et du peu d’informations concernant ces travailleurs ; cela rend la mesure précise impossible. Par ailleurs, les chiffres avancés ne veulent pas dire que tous ces ouvriers étaient en même temps sur le chantier. Ils ne tiennent pas toujours compte non plus des ouvriers intervenant dans le cadre des marchés ni même des corvéables qui ont pu être amenés à venir effectuer diverses tâches comme l’atteste le document suivant, légèrement postérieur au compte de Jean Perier : « Les commissaires commis et ordonnés par le Roy notre sire à mectre et imposer sur les habitans à sept lieues71 à la ronde de la ville d’Angiers le nombre de cent hommes par chacun jour à besoigner es fossez de la ville d’Angiers ainsi que par les lectres du Roy notre dit sire contenant notre commission donnée au Plessis du Parc le XVIIIe jour de fevrier derrenier passé peut plus à plain apparoir aux parroissiens de Joué72. Salut, nous vous mandons et expressement enioignons de par le Roy notre dit sire et sur les paines contenues esdites lectres royaulx contenant notre dite commission que vous fournissiez au XXIXe jour du moys octobre present venant le nombre de XLVI hommes journeliers et bons ouvriers pour besongner esdits fossez et armez de pelles, pics ou tranches lesquelx seront tenuz estre eulx presentez esdits fossez ledit jour avant six heures du matin et y besongnent tout le jour ainsi que par les commis à le faire leur savoir ordonné et garder qu’il n’y ait faulte sur paine d’estre repputer rebelles et desobbeissans au Roy notre dit sire. Donné à Angiers soubz noz saingns manuelz le XXVIe jour de septembre l’an mil CCCC soixante dix huit73. »

39 Quantitativement, les manœuvres sont les plus nombreux avec une soixantaine de « gens loués », plus de soixante-dix bessons et une bonne trentaine de perriers.

40 Avec deux charpentiers et cinq maçons, les ouvriers spécialisés sont là pour dispenser leur savoir et sans doute superviser les travaux. Et lorsqu’ils s’adonnent à leur métier, ils sont secondés par des hommes dont la tâche est bien de les « servir ». Guillaume Cornu, Pierre Drouet et André Jouyn gagnent ainsi trente sous tournois chacun pour avoir passé « V jours de ceste sepmaine à servir les maczons74 ». L’approvisionnement des différents sites du chantier de 1478 se fait grâce aux services d’à peine une vingtaine de nautoniers et charretiers qui apportent tous les matériaux nécessaires aux réparations75 ; ces derniers sont acheminés, par exemple, du port Linier à la porte Saint-Aubin. Sur le chantier, se trouve également une quarantaine d’ouvriers dont la tâche est de préparer la chaux : ils versent de l’eau sur le calcaire pendant des heures afin de « l’estaindre » puis l’acheminent au pied de l’enceinte. Les réfections ont également nécessité la contribution de deux cordiers – Yvon Masnet est rétribué cent sous pour les « cables et les cordaiges qu’il a baillez pour les engins desdits fossés76 » –, d’un canonnier qui fournit des poulies pour l’engin et de quelques artisans « métallurgistes » qui fournissent par centaines des clous, vis et pelles ferrées.

41 À la marge des travaux, le compte permet également de mettre en lumière la présence d’individus dont la tâche est d’assurer le service de l’eau et du vin sur le chantier (une petite vingtaine de noms) mais aussi de soigneurs auxquels incombe le devoir de s’occuper des blessés, d’un boucher qui a fourni une peau de mouton pour couvrir un accidenté et d’un cordonnier qui a confectionné des chaussures pour certains

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travailleurs. En l’état, ce sont donc quelque 250-280 personnes qui ont travaillé sur ce chantier de 1478, auxquelles, nous le rappelons, il faudrait ajouter les corvéables et les travailleurs prévus dans les marchés. Au total, ces travaux ont nécessité la présence de quelques centaines de personnes, ce qui représente un chiffre non négligeable si on le rapporte à l’ensemble de la population angevine, estimée à quelque 10 000 à 12 000 habitants77.

42 En matière d’économie du chantier, ce compte offre d’intéressantes informations sur les salaires qui sont versés à chaque profession comme sur le prix des matériaux et des outils ; il appartiendrait de traiter ces aspects dans un autre article tant il y aurait à dire. Simplement, on pourra remarquer que les différences de statut entre les ouvriers se retrouvent dans les rémunérations. En outre, tous les salaires ne sont pas versés de la même manière : par exemple, certains sont payés à la journée, là où d’autres sont rémunérés pour les fournitures acheminées ou pour la tâche effectuée78.

43 Ainsi, en moyenne, un perrier gagne environ 36 deniers par jour et un besson aux alentours de 2579, des rémunérations proches de celles relevées par Jean-Pierre Leguay sur un chantier à Nantes dans la première moitié du XVe siècle 80. De tels niveaux de salaire laissent penser que, dans leur majorité, les ouvriers ne gagnent pas beaucoup et que leur condition précaire leur permet de subvenir tout juste à leurs besoins essentiels. À cette occasion, on remarquera que s’il est fait référence à un service de l’eau à destination des ouvriers, en revanche il n’est pas question de distribution de repas. Comme le souligne très bien Sandrine Victor, « cette question de savoir si les ouvriers étaient nourris ou non sur les chantiers peut revêtir un caractère important si on prend en considération le fait qu’un ouvrier pouvait dépenser 60 % de son salaire pour se nourrir81 ».

44 Si la rémunération à la journée concerne très majoritairement les perriers, les bessons et les simples manœuvres, ils n’ont toutefois pas le monopole de ce traitement. Ainsi, Simon Menart, charretier, gagne trois sous neuf deniers « pour avoir mené troys jours de sablon du port Lynier au portal Saint Aulbin à la raison de XV deniers par jour82 », tandis que Guillaume Guerineau, charpentier, « a esté payé par ledit Perier par le commandement et ordennance de mondit sieur le maire la somme de cinquante soulz tournois pour doze journées qu’il a esté luy et ses varletz à foncez la roe dudit engin du portal Saint Aulbin et faire ung tour tout neusf à ladite roe et a fourny de la piece de boais à fere ledit tour83 ». De même, ce type de rémunération n’exclut pas des différences au sein d’un même groupe d’ouvriers. On a l’exemple de ces « gens à louez qui ont besongné esdits fossez ceste sepmaine qui commancza le lundi XXe jour dudit moais d’apvril chacun par cinq jours84 ». Ils sont seize au total, douze d’entre eux sont payés sept sous six deniers tandis que Jean de Paris gagne douze sous six deniers, André Savoye dix sous ; Pasquier Romigny quinze sous, et Herbert Cherhoste vingt sous mais, précise-t-on, « pour deux sepmaines ». Le registre n’explique pas ces différences de salaire. On peut avancer quelques hypothèses pour expliquer ces écarts : des particularités dans le travail accompli, des différences de compétences, de responsabilités et de rang entre les ouvriers.

45 Certains travailleurs sont rémunérés pour les marchandises qu’ils fournissent, les sommes variant selon le type de fournitures (matériaux plus ou moins coûteux, fabrication plus ou moins élaborée), les distances parcourues pour acheminer les chargements et également la facilité avec laquelle ils peuvent rejoindre les chantiers. Ainsi, Lucas Godart « notonnier a esté paié par ledit Perier […] la somme de quatorze

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soulz tournois pour XXI tumbelerée de sablon prins de luy pour lesdits ouvraiges 85 » tandis que Gervaise Busson et Simon Menart, charretiers, ont reçu « pour le charroy de XXI tumbelerée de sablon qu’ilz ont mené du port Lynier au portal Saint Aulbin pour les ouvres de ladite ville d’Angiers86 » la somme de vingt-sept sous trois deniers. Si les matériaux sont souvent peu onéreux, en revanche leur transport peut faire considérablement augmenter la facture.

46 D’autres ouvriers, enfin, peuvent être rémunérés à la tâche. Cette forme de rémunération est utilisée aussi bien pour les activités en lien direct avec la gestion du chantier que pour l’acheminement des matériaux ou la confection d’ouvrages et d’outils. Ainsi, Jean Lemoulnier gagne vingt sous « pour avoir vuidé les eaux desdiz fosés87 », Jean Theon trois sous « pour avoir cassé les grosses pierres de la tasche Restineau88 » et Henry Mesleart cinquante sous « pour avoir appareillé les arches du pré de la Savate et mis le boys necessaires par marché fait avecques luy89 ». Quant à savoir ce qui motive le recours à tel type de rémunération plutôt qu’à tel autre, les sources sont muettes sur le sujet.

47 Pour le moment, comme nous venons de le voir, les individus travaillant à la réparation de l’enceinte sont des personnes qui s’engagent librement dans cette entreprise, à l’exception des corvéables dont on sait qu’ils sont présents sur ce type de chantiers90 ; ils mettent au service de la ville, contre salaire, leur savoir-faire ou plus modestement leurs bras. Mais tel n’est pas toujours le cas.

48 En effet, quinze articles de dépense étalés entre le 27 juin et le 12 septembre permettent de constater que travaillent également sur ce chantier des hommes contraints par la justice. Les passages dans le compte sont sans équivoque quant à leur statut d’individu ayant eu des démêlés avec l’institution judiciaire. Ainsi, maître Alexandre Chalmeaux est payé trente-six sous trois deniers tournois « pour la despence de Estienne de Besches, Michel Treguy, Benoist Vysault, Robin Pays, Yvonnet Pierre, Jacquet Loyselier, Jehan Hemont et Regné Guillou qui ont esté ceste sepmaine à besongner esdits fosés et ont eu chacun une paire de soulliers que ledit mestre Alixandre leur a baillez et delivrez91 », cinquante et un sous quatre deniers tournois « pour XIV paires de soulliers qu’il a fait baillez à XIV jeunes hommes qui ont esté prins par justice pour besongnez esdits fosez lesquelx estoint oyseux92 » puis il perçoit quatre livres deux sous « pour la despence de XXIV jeunes hommes qui ont besongné esdits fossez ceste sepmaine chacun par seix jours lesquelx estoint oyseux querrant leur pain par la ville d’Angiers93 » et vingt-sept sous dix deniers « pour seix plaz de boys, deux potz de terre, seix terrins, trois paire de soulliers neuff carreleurés de cuyr le tout baillé par ledit Chalmeaux ausdits XXIV jeunes hommes oyseux qui ont esté mis à besongner esdits fosés par l’ordennance de mesdits sieurs de la justice94 ».

49 Colas Tardif, « carreleur » de son état, reçoit quant à lui seize sous trois deniers « pour avoir carrelé treze paires de soulliers par les gens oyseux par le commandement de mondit sieur le maire lequel Tardif a fourny de cuyr95 » tandis qu’Ysabeau la Cerisiere touche soixante-trois sous six deniers « pour la despence de XXIV hommes qui ont esté mis à besongner esdits fosez par justice lesquelx estoient oyseulx et ont besongné ceste sepmaine chacun par cinq jours et lesquelx sont aux despens sur les deniers de la ville96 » et Perrine la Girarde sept sous six deniers « pour avoir blanchy et relavé le linge de l’aumosnerie de Brechigné97 ou couschent XXIIII compaignons qui besongnent esdits fosez par l’ordennance de mondit sieur le maire et de messieurs de la ville98 ».

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50 Enfin, Geffroy Franczois touche à huit reprises des sommes d’argent : il gagne quatre sous « pour la despence de Estienne Estable qui a esté mi à besongner esdits fossez pour quatre jours99 » ; trente sous « pour la despence de troys prinsonniers qui ont besongné ceste sepmaine esdits fossez chacun par seix jours et aussi pour la despence de deux autres prinsonniers qui ont esté par troys jours en prinson ou portal Saint Aubin100 » ; vingt et un sous « pour la despence des trois prinsonniers qui ont esté mis à besongner esdits fossez pour les jours de dimanche, lundi, mardy, mercredi, jeudi, vendredi et sabmedi101 ; quatorze sous « pour la despence de Mathurin Estable et Yvonnet Paris prinsonniers qui ont besongné esdits fosez ceste sepmaine chacun quatre jours et est pour toute leur despence de ceste sepmaine depuis dimanche jucques à demain au soir102 » ; seize sous « pour la despence de Jehan Saune, Yvonnet Paris et Estienne Figeat qui ont besongné ceste sepmaine esdits fossés savoir est lesdits Saune et Paris chacun par seix jours et ledit Figeat par deux jours lesquelx sont prinsonniers et ont esté mis à besongner esdits fosés par l’ordennance de messieurs du conseil103 » ; vingt et un sous « pour la despence de Jehan Saune, Yvonnet Paris et Jehan Lemerle de dimanche, lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi et sabmedi lesquelx ont besongné esdits fosés par l’ordennance de justice104 ; vingt-cinq sous cinq deniers « pour la despence de Jehan Saune et Yvonnet Paris qui ont besongné esdits fossez ceste sepmaine par ordennance de justice et à Jehanne la Rogiere qui a servy de ayne ceste sepmaine par VI jours seix soulz tournois et audit Yvonnet Paris cinq soulz cinq deniers pour une chemise par le commandement et ordennance de Simonnet Sabart lieutenant de mondit sieur le soubzmaire le Ve jour dudit moys de septembre l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII105 » et quatorze sous « pour la despence de Jehan Saune et Yvonnet Paris pour sept jours lesquelx besongnent esdits fosés par ordennance de justice106 ».

51 Visiblement, à l’instar d’Alexandre Chalmeaux ou de Geffroy Franczois, l’entretien de ces repris de justice est une activité qui peut s’avérer rémunératrice. Logés, nourris, blanchis, ils sont également explicitement chaussés et vêtus ; cette vingtaine d’hommes dont certains, à l’image d’Yvonnet Paris ou Jean Saune, ont travaillé près d’un mois sans interruption dans les fossés, est prise en charge par la mairie. Des études ont bien montré qu’à la fin du Moyen Âge, le vagabondage des bien portants, que l’on qualifie d’oiseux, est considéré, dans beaucoup d’endroits, comme un délit de justice107. Un tel état d’esprit transparaît d’ailleurs nettement dans les coutumes de l’Anjou et du Maine : « compaignon oyseux et vacabont qui n’a de quoy vivre, doit par la justice estre emprisonné et enquis. Et qui ne trouve assez matiere de quoy le pugnir soit banny du pais, si le cas le requiert108 ». Ces cas mentionnés dans le compte de Jean Perier mettent en avant l’idée d’une régénération par le travail des faux pauvres et des inactifs ; idée que l'on voit poindre un peu partout à la fin du Moyen Âge109. On le sait, au XVIe siècle la législation sur le sujet sera des plus sévères110. Là où l’idéal chrétien de charité est fortement recommandé à l’égard des plus faibles, des pauvres et des oisifs, les autorités urbaines choisissent parfois d’adopter une politique ouvertement répressive. En ce qui concerne le cas concret de ces Angevins, nous n’en savons pas davantage. En effet, il n’y a pas d’archives judiciaires à proprement parler connues pour la mairie d’Angers car ces questions sont abordées dans les registres de délibérations du corps de ville, lesquels commencent malheureusement plus tard, en 1479111. Qu’en est-il des éventuels délits de ces hommes, des éventuelles condamnations qui les ont frappés ? La question reste entière.

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52 Si, comme nous venons de le voir, le profil des travailleurs est varié, il en va de même du matériel et des matériaux nécessaires à la mise en œuvre des travaux.

Matériel et matériaux

53 Le chantier nécessite de gros moyens pour que soit menée dans de bonnes conditions la réfection des fossés et des murs de l’enceinte : des matériaux bruts et transformés (sable, pierre, chaux, mortier) mais également du petit et gros matériel ouvragé.

Des matériaux bruts et transformés

54 Le chantier consomme des quantités importantes de sable qualifié de « sablon » dans le compte112. Robin et Gervaise Busson, charretiers, touchent ainsi soixante sous « pour la voiture de 83 tours de sablon qu’ilz ont mené du port Lynier au portal Saint Aulbin pour les euvres de ladite ville d’Angiers ». En lui-même, le sable ne coûte pas cher, en revanche, son transport est onéreux. Il y a quelques difficultés à appréhender les volumes de sable qui ont été acheminés sur le chantier en raison des différentes unités de mesure qui sont employées : le compte fait état de 1300 tombereaux de sablon (sachant qu’un tombereau équivaut à environ 1m3), de 327 tours de sablon et de 258 pipes de sablon (sachant qu’une pipe équivaut à 445 litres environ). Il faut également des pierres mais la quantité n’en est pas précisée dans le compte, ce qui s’explique très bien car celles-ci sont pour beaucoup extraites ou récupérées sur place. Elles sont utilisées pour réparer le mur d’enceinte, ce qu’atteste la référence aux « pierres à maczonner113 ».

55 Les ouvriers ont aussi besoin de chaux114. Guillemin Augirart « pour seix jours de ceste sepmaine qu’il a servy à tyrez l’eaue pour estaindre la chaux115 » est payé 6 sous tournois et Robin Desmazieres touche quant à lui « XL s. pour deux grans cuviers et quatre petiz à mecptre l’eau pour estaindre la chaux de ladite ville d’Angiers116 ». En termes de volume, le registre fait état de l’utilisation d’environ 150 m3 de chaux, soit 91 muids et 2 tombereaux. Une fois le sable et la chaux acheminés sur place, les ouvriers peuvent procéder au mélange des deux afin d’obtenir du mortier, nécessaire en grande quantité pour tous les travaux de maçonnerie (sceller les pierres, faire les joints…). Macé Aougstin, Jean Oustin, Jean Ferron, Jean Cherrier et Guillaume Savoie sont ainsi payé deux sous tournois par jour pour avoir fait « le mortier et serv[i] les maczons durant IIII jours117 ».

56 Il a également fallu acheminer du bois, utile à la construction des échafaudages et des engins. Jean Herrault gagne quinze sous pour « deux charretées de perches pour faire les chauffault des maczons qui besongnent esdits fossez118 ». Quant à Gervaise Vrigne, il livre « doze picquetz pour les perriers au pris de cinq soulz tournois la piece119 », pendant que Guillaume Guerineau charpentier est payé « dix livres tournois sur le bois et faczon des deux engins120 ».

Du gros matériel

57 Le compte de Jean Perier fait état de la présence aux abords du chantier de deux engins, un grand et un petit121. Raoulet Audouyn ainsi que Guillaume Mouset, Henry Mesleart, Jean Hamonneau et Guillaume Guerineau ont d’ailleurs reçu quelques sous pour aller « à Rochefort veoyr l’engin dudit lieu pour en faire ung au patron122 ». Après que le

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modèle ait été établi, la comptabilité fait état de Guillaume Guerineau charpentier de son état qui a reçu cinquante sous « pour quinze journés qu’il a été luy et ses gens passés à remuez le petit engin et mis près le grant engin et pour trois picquetz neusfs qu’il a faiz et autres choses necessaires pour lesdits engins123 ». On sait par ailleurs qu’il y a eu un « blecié à l’engin des douves du portal Saint Aulbin124 ». De ces informations, il est possible de déduire que les engins peuvent être utilisés séparément ou bien ensemble et, qu’à un moment, ils étaient tous les deux placés près des fossés de la porte Saint-Aubin.

58 Les engins en question renvoient en fait à des machines, sorte de grues munies d’une roue, de cordes et de poulies, ce qu’atteste très bien la comptabilité de Perier. Gervaise Vrigne reçoit douze livres seize sous huit deniers « pour 247 livres de fer et cent chevilles de fer pour ferrez l’engin qui a été fait pour tirez la pierre et groays des fosez et pour l’acier qu’il a mis aux cotez et pivotz dudit engin », tandis que Guillaume Guerineau est payé cinquante sous tournois « pour doze journées qu’il a esté luy et ses valetz à foncez la roe dudit engin du portal Saint Aulbin et faire ung tour tout neusf à ladite roe et a fourny de la piece de boais à fere ledit tour125 ».

59 Le but de telles installations est de permettre aux hommes de déplacer des charges lourdes. Ces deux machines sont d’ailleurs suffisamment importantes pour qu’il soit précisé, en marge, que « soient rendues à la ville lesdites polyes126 » et que « soit rendu ledit engin à la ville [lequel] est en l’eglise Saint Sauveur127 ».

De l’outillage et de la quincaillerie

60 Le registre fait état de la nécessité pour les ouvriers d’avoir à leur disposition des fournitures et des outils de toutes sortes. Ce sont par dizaines que se comptent les chevilles, les clous, les crochets, les pointes, les poulies, les ferrures128 et les câbles. Les commandes passées sont précises, comme l’attestent ces articles dans lesquels il est demandé à Gervaise Vrigne de livrer des « chevilles de fer », des « grosses chevilles pesans dix et huyt livres fer oupvré129 », tandis que Pierre Bougeri doit fournir, entre autres choses, des « chevilles à teste ronde130 ». Plus marginal mais néanmoins essentiel, les ouvriers ont également besoin d’« une livre savon, deux livres sayn pour gressez ledit engin131 ».

61 Les outils nécessaires pour mener à bien les travaux sont également nombreux : des pelles, des marteaux à casser les pierres et des « becdannes132 », ces outils servant à creuser ou à tailler les pierres, dont il est précisé qu’elles peuvent être « larges »133. On imagine assez bien ces chantiers où de toutes parts, les ouvriers s’affairent à pointer, creuser, visser et marteler.

Des outils pour transporter et porter

62 Lucas Goret touche trente-cinq sous tournois pour « huyt cyvieres fonces et sept cyvieres à bastons134 », Guionne femme d’Yvonnet Letart gagne quatre deniers tournois pour « seix cyvieres à braz et deux à rouelles135 » ; les ouvriers ont en effet besoin de matériel pour transporter sur le chantier les pierres et le mortier. Si certains portent à bout de bras ces charges lourdes, d’autres s’équipent de « hottes » à porter sur le dos : Jean de Bourc gagne ainsi onze sous cinq deniers tournois pour « pour cinq hotes qu’il a baillé pour les ouvraiges desdits fossez136 » tandis que Jean du Rosay, explicitement

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denommé « faiseur de hotes » est rémunéré quarante-six sous tournois pour les « XIIII hotes garnies de bretelles137 » qu’il a fournies.

63 Un article du compte mentionne également l’acquisition pour quarante sous tournois de « deux grans cuviers et quatre petiz à mecptre l’eau pour estaindre la chaux138 ». La mise en œuvre de tels travaux est visiblement coûteuse en main-d’œuvre, en matières premières et en outillage. Par exemple, l’acquisition d’un bédane, cet outil servant à extraire la pierre, coûte quatre sous deux deniers, ce qui équivaut au salaire de deux jours de travail.

Le coût du chantier

64 Les travaux coûtent cher à plusieurs égards. En plus des salaires et des dépenses liées à l’achat de matériaux qui représentent l’essentiel de la somme déboursée par la mairie, il faut encore verser à Jean Perier pour « ses gaiges, peines et sallaires d’avoir fait la recepte et paiemens de ce present compte recuilly ses aquitz sur ce necessaires par ordonnance de messieurs de la maerie139 » douze livres dix sous tournois tandis que « pour la minute140, grosse141, facon et reddicion de ce present compte et du double d’iceluy142 », ce sont cent sept sous six deniers qui doivent être acquités.

65 La balance globale des comptes se présente de la manière suivante : les recettes s’élèvent à mille six cent quarante et une livres trois sous neuf deniers143 tandis que les dépenses se montent à mille six cent soixante et onze livres trois sous deux deniers, ce qui équivaut à environ cent quarante salaires de base, celui d’un besson par exemple, pendant six mois144. En l’état, la mairie avait donc encore une dette à honorer envers Jean Perier de vingt-neuf livres dix-neuf sous dix deniers145. Comme l’atteste l’article suivant extrait des délibérations du corps de ville datées d’octobre 1493, la mairie est toujours débitrice de cette somme envers Perier : « Par Jehan Perier, marchant, demeurant en ceste ville d’Angers, a esté presenté requete avecques noz lectres d’ordonnance d’autreffois atachés à icelle par laquelle requete il disoit que, dès le XXVIIe jour de mars mil CCCC LXXVIII, il avoit esté commis à faire le poyement des oupvraiges qui furent faiz lors es foussez et douves du portal Saint Aulbin des deniers que seroient mis en ses mains. Desquelx ouvraiges, il rendit compte et par l’arrest d’iceluy avoit esté trouvé luy estre deu pour plus avoir mis que receu la somme de XXIX livres XIX sols X deniers oboles, laquelle fut mandé au receveur des deniers de la ville luy paier ce que ledit receveur n’avoit depuis peu faire obstant plusieurs charges que depuis estoient sourvenues à ladite ville et par ce, requeroit avoir assignacion et paiement d’icelle. Laquelle requete, veue ensemble nosdites lectres d’ordonnance atachés à icelle pour ces causes, a esté et est derechef appointé et ordonné que ledit Perier sera payé de ladite somme de XXIX livres XIX sols X deniers oboles sur et des deniers de la Cloaison d’Angers de ceste presente année et sur le tiers quartin d’icelle ou plus tost si faire ce peut ; commensant ladite année le premier jour de ce moys dernier passé et sans de ceste presente assignacion luy faire aucune rompture et partant etc.146. »

66 Si l’on en croit ce document, tout est mis en œuvre pour que Jean Perier touche au plus vite ses gages mais il n’y a aucune trace postérieure de ce paiement.

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Quelques aspects du quotidien d’un chantier à la fin du Moyen Âge

67 Au-delà de l’aspect très technique de cette source documentaire, le compte de Jean Perier permet d’appréhender des éléments relatifs au quotidien des individus qui ont fréquenté ce chantier. Tour à tour, il est ainsi possible d’entrevoir l’atmosphère régnant sur les chantiers, de découvrir que cet univers n’est pas totalement masculin et d’appréhender les risques auxquels s’exposent les travailleurs.

Un chantier sous surveillance : bagarres, désertions et tensions

68 Un passage du compte laisse entendre que l’entente et la cordialité entre les ouvriers travaillant à la remise en état des fossés et des murs d’enceinte ne sont pas toujours de mise : « Jehan de France a esté paié par ledit Perier commissaire dessusdit la somme de quarante et cinq soulz tournois pour seix chesgnes de fer du commandement et ordennance de mondit sieur le maire lesquelles chesgnes sont ordennées pour mecptre les ouvriers qui s’entre batent et celx qui faillent de leurs journés comme apert par quictance du IXe jour dudit moais de may l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII signée dudit Estot et Nicholas et de Jehan Henry cy rendue pour ce XLV s. tournois147 ».

69 Les autorités prennent visiblement des dispositions pour gérer au mieux les éventuels problèmes qui pourraient se présenter à elles : punir les bagarres et dissuader les éventuelles velléités de désertion. Le maintien de l’ordre est une donnée qui semble prise en compte par les commanditaires des travaux. Cela révèle que les travailleurs sont surveillés même si l’on doit toutefois signaler qu’à aucun moment, il n’est fait état de l’utilisation de ces moyens pour le moins coercitifs contre tel ou tel individu.

Des femmes dans un univers d’hommes

70 Bien qu’étant en grande minorité par rapport à leurs homologues masculins, des femmes, une dizaine au total, émergent de la comptabilité de Jean Perier. Au même titre que les hommes, certaines d’entre elles assurent l’approvisionnement des chantiers en matériaux. Par exemple, Guionne, la femme d’Yvonnet Letart, reçoit, le 16 mai, onze sous pour « trois cyvieres roulleresses148 », le 30 mai vingt-deux sous quatre deniers « pour seix cymieres à braz et deux à rouelles149 » et le 20 juin quinze sous « pour quatre cyvieres roulereses qu’elle a baillées pour l’ouvrage desdits fosés150 », tandis que Coline, la femme de Jean de Bongne, Beatrisse, la femme de Guillaume Beze et Ysabeau la Regnaude perçoivent la somme de quarante-huit sous tournois « pour huyt tumbelerés de chaulx estainte151 ».

71 Elles peuvent également prendre en charge le service de l’eau, à l’instar de Jeanne la Rogere qui approvisionne en eau durant plusieurs semaines les « gens besongnans esdits fossez » et gagne pour cela plus de cent sous152. Ysabeau la Cerisiere touche quant à elle neuf sous six deniers « pour cinquante et sept pintes de vin que elle a bailé aux ouvriers desdits fosez153 ». Le service de l’eau n’est toutefois pas une tâche qui incombe uniquement aux femmes puisque le compte mentionne également la présence de

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Nonner Guyeur, un homme, qui sert aussi l’eau aux ouvriers pendant une semaine et gagne un salaire équivalent à celui versé aux femmes, soit cinq sous154.

72 Les femmes sont aussi très présentes lorsqu’il s’agit de loger, nourrir, blanchir les condamnés au travail forcé. Perrine la Girarde est ainsi payée sept sous six deniers le 18 juillet « pour avoir blanchy et relavé le linge de l’aumosnerie de Brechigne ou couschent XXIIII compaignons qui besongnent esdits fosez155 » et de nouveau sept sous six deniers le premier août « pour avoir logé XXIIII compaignons qui besongnent esdits fosez ceste sepmaine et leur a baillé lytz et draps156 », tandis qu’Ysabeau la Cerisiere gagne soixante-trois sous six deniers « pour la despence de vingnt et quatre hommes qui ont esté mis à besongner esdits fosez par justice lesquelx estoient oyseulx et ont besongné ceste sepmaine chacun par cinq jours et lesquelx sont aux despens sur les deniers de la ville157 ».

73 Il reste une dernière tâche qui incombe aux femmes, celle de prendre soin des ouvriers blessés ; elles remplissent alors le rôle de panseuse. Jeanne Boterelle gagne ainsi dix sous en juin « pour avoir pencé par doze jours Colas Voysin qui fut blecié à l’engin158 » et vingt sous en juillet « pour avoir pencé ledit Marcade qui fut blecié à l’engin par le temps d’un mois escheu mercredi derrain159 ». Ces mentions sont rares dans la documentation angevine. Nous ne connaissions, jusqu’à présent, qu’une barbière mentionnée à la fin du XIIIe siècle160.

« Les risques du métier » : la prise en charge des blessés

74 Chutes mortelles, jambes et bras cassés, corps malmenés sous les roues des charrettes ou après l’effondrement d’un pan de mur mal étayé, brûlures à la chaux, enlisements dans les fossés, les risques et les accidents liés au travail sur les chantiers sont facilement imaginables. L’état de santé des ouvriers transparaît dans le compte, à l’instar de Jean Bernier qui, « pour une journée qu’il a servy les maczons et s’en alla malade161 » a été payé le 27 juillet deux sous tournois. Mathurin Bregeot, boucher de son état, gagne quant à lui dix-huit sous quatre deniers « pour deux moutons qui furent prins de luy pour avoir les peaulx pour mecptre sur l’un des deux hommes qui fut blecié à l’engin des douves du portal Saint Aulbin dont la char fut donnée aux barbiers et aux femmes qui pencent lesdits bleciez162 » ; Jehan Plumneul et Pierre Arthus, barbiers, sont rémunérés conjointement à quatre reprises entre le 13 juin et le 4 juillet pour les bons soins qu’ils ont, eux aussi, prodigués à Jean Marcade et Colas Voysin blessés au cours du chantier de remise en état des fossés de l’enceinte angevine163. La présence de ces deux barbiers n’a du reste rien de surprenant. En effet, si les médecins observent les corps et les comportements et dressent les diagnostics médicaux, on attend des barbiers qu’ils prodiguent les premiers soins aux blessés, les assistent à l’occasion dans leur convalescence et pratiquent dans certains cas, eu égard à leur dextérité à manier les instruments tranchants, les différentes ouvertures pour rendre possible l’observation précise des organes et autres viscères.

75 Comme l’atteste le compte de Jean Perier, les deux blessés du chantier ont été pris en charge par différentes personnes durant plusieurs semaines, ce qui est le signe d’un accident sans doute grave. Ainsi, Jeanne Boterelle touche dix sous « pour avoir pencé par doze jours Colas Voysin qui fut blecié à l’engin164 ». Le second blessé est, quant à lui, soigné pendant quinze jours par Jeanne Marée, soins pour lesquels elle est rémunérée quinze sous. Mais les femmes ne sont pas les seules à prendre en charge les blessés

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comme le montrent les quatre paiements qui ont été versés entre le vingt-trois mai et le dix-huit juillet à Bastien Vayre, qui a également hébergé Jean Marcade et Colas Voysin165. La prise en charge des deux blessés a également nécessité, au moins pour l’un d’entre eux, des médicaments ; Guillaume Janvier est ainsi payé au mois de juillet six sous dix deniers « pour apotiquererie qu’il a baillé pour Marcade qui fut blecié à l’engin166 ». Si le travail est harassant et parfois dangereux sur le chantier, il reste que le registre atteste d’un souci certain pour les ouvriers qui, des heures durant, travaillent à la restauration des fossés et des murs de l’enceinte angevine ; les autorités dépensent plus de vingt-six livres en soins médicaux et prise en charge de la convalescence des blessés167.

76 Jean Perier livre là un bien beau document retraçant la vie quotidienne d’un chantier dans tous ses aspects techniques, économiques et humains. Il permet d’appréhender le travail des ouvriers effectué sans doute dans des conditions dures et sous le commandement d’hommes compétents et chevronnés. Il donne à voir toute l’infrastructure financière qu’il a fallu mettre en place afin de mener à bien ces travaux d’une ampleur, au demeurant, non négligeable : nous avons pu mesurer les dépenses effectuées de l’ordre de plusieurs centaines de livres et avons découvert la grande qualité technique de la comptabilité de Jean Perier, lequel donne l’impression d’avoir apporté un soin tout à fait particulier à son entreprise comptable.

77 Au Moyen Âge, l’entretien des fortifications constituait un poste de dépense important pour de nombreuses villes. Cette source, replacée dans le contexte des comptabilités municipales, illustre pleinement la hauteur de l’investissement consenti par les villes pour assurer leur sécurité, dès lors que les menaces devenaient tangibles. Il fallait sans tarder remettre en état les parties dégradées par le temps et le manque d’entretien. Il fallait aussi adapter le système défensif aux progrès de l’artillerie à poudre, alors en pleine évolution, et dont la puissance de feu devenait redoutable en cas de siège168. Les sommes englouties, à Angers comme dans toutes les grandes villes, ont contraint les municipalités à adopter des comptabilités de plus en plus élaborées afin de suivre pas à pas les dépenses et de s’assurer de la qualité des travaux réalisés169. La dépense de l’argent public fait visiblement l’objet d’une surveillance étroite.

78 Par ailleurs, ce chantier, comme beaucoup d’autres à cette époque, réunit des individus aux origines sociales (des édiles aux marginaux) et géographiques (Angers et son arrière-pays) diverses. Le nombre des intervenants, ramené à la population de la ville, illustre l’impact de tels chantiers qui devaient rythmer une partie de la vie de la cité et fournir une quantité de travail considérable, dynamisant l’activité économique locale par les nombreux salaires versés. Si deux blessés sont à déplorer, les travaux semblent être allés dans l’ensemble assez vite et s’être déroulés sans encombre : le compte ne dit rien d’éventuels problèmes dans la conduite et la mise en œuvre des opérations. Jean Perier a, semble-t-il, su superviser d’une main de maître cet épisode de remise en état des fossés et du mur d’enceinte de la ville d’Angers.

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NOTES

1. Bibliothèque municipale d’Angers, ms 1148 (946). Toutes les dates sont mentionnées en nouveau . 2. Je remercie mes relecteurs (François Comte, Isabelle Berson et Emmanuel Litoux) pour leurs remarques et leurs ajouts particulièrement pertinents. 3. Voir COMTE, François, « L’enceinte d’Angers (XIIIe s.) et son impact sur l’espace urbain », dans PEDUTO, Paolo et SANTORO, Alfredo (dir.), Archeologia dei castelli nell’Europa angioina (secoli XIII-XV), Florence, All’Insegna del Giglio, 2011, p. 77-89 et du même auteur « L’enceinte de Saint Louis : reconstitution d’une forteresse disparue », dans VACQUET, Étienne (dir.), Saint Louis, roi de France en Anjou, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 82-92. 4. Les dimensions du document avoisinent celles d’un format légèrement supérieur à un A4. 5. Arch. dép. de Maine-et-Loire, G 400, f° 1-f° 1 v° ; enquête publiée en annexe dans COMTE, François, « L’enceinte gallo-romaine d’Angers devenue clôture canoniale : transformations, adaptations et déclassement d’une fortification (XIIIe-XVIe siècles) », dans In Situ, Revue des patrimoines, n° 16, 2011. Sur les enceintes urbaines en général, voir BLIECK, Gilles, CONTAMINE, Philippe, FAUCHERRE, Nicolas et MESQUI Jean (dir.), Les enceintes urbaines (XIIIe-XVIe siècles), Paris, Éd. du CTHS, 1999. Sur l’enceinte urbaine d’Angers en particulier, voir ENGUEHARD, Henri et MALLET, Jacques, « L'enceinte gallo- romaine d'Angers », Annales de Bretagne, tome 71, n° 1, 1964, p. 85-100 ; MALLET, Jacques, « Les enceintes médiévales d'Angers », Annales de Bretagne, tome 72, n°2, 1965, p. 237-262 ; COMTE, François, « L’enceinte gallo-romaine… », op. cit., et « La défense de la Maine à Angers (XIIIe-XVe s.) », dans BOIS, Jean-Pierre (dir.), La Loire, la guerre, les hommes. Histoire géopolitique et militaire d’un fleuve, Rennes, PUR, 2013, p. 75-96. 6. Arch. mun. d’Angers, BB 2, f° 7 v°. Une belle série de registres de délibérations est conservée. Pour un Moyen Âge long, consulter les registres BB 1 (1479-1481) à BB 23 (1544-1546). François Comte rappelle, par exemple, qu’en 1412, les réparations de quatre brèches situées entre les portes Saint-Aubin et Saint-Michel ont englouti 40 % des sommes consacrées cette année-là aux fortifications (« L’enceinte d’Angers (XIIIe s.) et son impact… », op. cit., p. 78). 7. ROUSSEAU, Aurélien, La troisième enceinte d’Angers d’après les comptes de la Cloison (1367-1447), mémoire de maîtrise d’histoire médiévale, université d’Angers, 2002, p. 1. Ce travail a été réalisé à partir des registres de la Cloison conservés dans les archives municipales d’Angers. L’auteur rappelle que « dans le contexte très particulier de la guerre de Cent Ans et des défaites françaises qui émaillent le début du conflit (batailles de l’Écluse 1340, de Crécy 1346, de Calais 1347 et de Poitiers 1356), le 14 mai 1358, par une ordonnance, toutes les forteresses passent sous contrôle royal : le roi peut désormais décider de leur restauration ou de leur destruction. Une seconde ordonnance du 19 juillet 1367 donne l’ordre à toutes les bonnes villes d’assurer elles- mêmes l’entretien de leurs fortifications ». 8. Arch. mun. d’Angers, CC 5, f° 32.

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9. Ibid., f° 32. 10. Ibid., f° 45-46. 11. Pour le XIVe siècle, nous disposons, par exemple, des comptes de Macé Darne, maître des requêtes de Louis Ier d’Anjou. Ils sont conservés à la British Library, sous la cote add. Ms. 21201 (microfilm disponible aux Arch. dép. de Maine-et-Loire, 1Mi 37). Jacques Mallet a réalisé la transcription intégrale des articles relatifs à des dépenses engagées sur plusieurs chantiers ducaux en Anjou-Maine (f° 82 à 160), voir Arch. dép. de Maine- et-Loire, BIB 10717, Les comptes de Macé Darne, Angers, 2000, dactyl. ; JOUBERT, André, Étude sur les comptes de Macé Darne, maître des œuvres de Louis Ier, duc d'Anjou et comte du Maine (1367-1376), d'après un manuscrit inédit du British Museum, Angers, 1890. On pourrait également citer le travail sur le château de Beaufort-en-Vallée mené, entre autres, à partir de comptes de construction (GUITON, Arnaud, La reconstruction du château de Beaufort-en-Vallée d’après un livre de comptes de 1348, mémoire de maîtrise, université de Tours, 1988) ou ceux de ROBIN, Françoise, « Les chantiers des princes angevins (1370-1480) : direction, maîtrise, main-d’œuvre », Bulletin Monumental, tome 141, 1983, p. 21-65 et de LITOUX, Emmanuel, CRON, É. (dir.), Le château et la citadelle de Saumur. Architectures du pouvoir (supplément au Bulletin Monumental), Paris, Société française d’archéologie, 2010. 12. ARMIDE, Aurélien, La porte Saint-Pierre à Nantes : étude architecturale d’un édifice militaire fortifié urbain du XVe siècle en Bretagne, mémoire de maîtrise d’archéologie médiévale, 2 vol., université Paris IV Sorbonne, 2005. Voir également SALAMAGNE, Alain, Construire au Moyen Âge. Les chantiers de fortification de Douai, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 2001. 13. Cette information est visible directement sur la couverture même du registre. 14. L’affaire bretonne débute avec le décès de François II en septembre 1488, des suites d’une chute de cheval. Sa fille, Anne, devient de fait duchesse de Bretagne ; elle est placée sous la tutelle du maréchal de Rieu. La Bretagne devient alors le théâtre de toutes les convoitises. Le roi, Charles VIII, demande à plusieurs généalogistes de travailler afin de faire valoir ses droits sur le duché et de nombreux princes européens convoitent également la main de la jeune duchesse. On peut même dire qu’il y a du monde sur les rangs : Angleterre, Espagne, Autriche. En décembre 1491, Charles VIII parvient à épouser Anne, faisant entrer de fait la Bretagne dans le domaine royal. Les clauses du mariage prévoyaient que si Anne mourait la première, le duché deviendrait la propriété de Charles VIII mais que si le roi décédait avant son épouse sans enfant, Anne devrait épouser le nouveau souverain. 15. Fils de Louis II et de Yolande d’Aragon. Charles VII est marié avec sa sœur Marie. Naît de ce mariage Louis XI (1461-1483). 16. LE MENÉ Michel, Les campagnes angevines…, op. cit., p. 257, note 31.

17. LECOY DE LA MARCHE, Albert, Extraits des comptes et mémoriaux du Roi René pour servir à l’histoire des arts au XVe siècle, Paris, Alphonse Picard, 1873, p. 21-22.

18. . Sur les progrès de la fortification à cette période, voir par exemple FAUCHERRE, Nicolas, Les citadelles du roi de France sous Charles VII et Louis XI, thèse de doctorat d’archéologie médiévale, université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 1993, 3 vol. 19. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 1. 20. Ibidem, f° 1.

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21. Les bourgeois de l’Université sont également appelés suppôts. 22. À cette époque, la fonction recouvre des fonctions militaires souvent attachées à un secteur de la ville localisé à proximité d’une porte (connétable de la porte Lyonnaise, de la porte Saint-Michel, de la porte Saint-Aubin...). 23. Célestin Port a rédigé des notices biographiques pour plusieurs d’entre eux (Guillaume Cerisay, Bertrand Duvau, Jean Lohéac…) (PORT, Célestin Dictionnaire historique, géographique et biographique de Maine-et-Loire, Paris/Angers, 1869-1878, 3 vol. ; nouvelle édition, Angers, H. Siraudeau, 1965-2004, 6 vol.). Voir également BERSON, Isabelle, Les élites municipales d’Angers de 1475 à 1540, mémoire de master 2, université d’Angers, 2012. 24. Inscription visible sur la couverture même du registre. 25. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 1. 26. Ibidem, f° 2, marge de gauche, « veu le compte de Jehan Rambaut receveur de ladite maerie, la somme contenue en cest article est vraye ». 27. Ibidem, f° 100. 28. Ibid., f° 30. 29. Ibid., f° 30 v°. 30. Un perrier est un carrier. 31. LAVAL, Mayenne, ch.-l. de dép.

32. SOUCELLES, Maine-et-Loire, arr. Angers, cant. Tiercé. 33. On peut lire par exemple dans la marge du f° 10 v° que « Perier est chargé informer par certifficacion comme dessus que ledit Audouart ait acomply sondit marchié ». 34. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 7. Un besson est un terrassier. 35. Ibid., f° 100. 36. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 8. 37. Ibid., f° 11. 38. Ibid., f° 21. 39. Sur la répartition entre jours ouvrables et jours chômés, voir les cas concrets analysés par GUITTON, Arnaud, La reconstruction du château de Beaufort-en-Vallée…, op. cit., p. 214-216 et GEREMEK, Bronislaw, Le salariat dans l’artisanat parisien aux XIIIe-XVe siècles. Études sur le marché de la main d’œuvre au Moyen Âge, Paris, Mouton et Co, 1968, p. 84. Voir à titre de comparaison LARDIN, Philippe, « Le temps de travail sur les chantiers du bâtiment normands à la fin du Moyen Âge », dans MAZAURIC, Claude (dir.), Temps social, temps vécu, Actes du 129e Congrès des sociétés historiques et scientifiques (Besançon, 2004), Paris, CTHS, 2007, p. 147-161. 40. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 79. 41. Ibid., f° 91. 42. Ibid., f° 57 v°. 43. Sur le temps de travail, à titre de comparaison, voir GEREMEK, Bronislaw, Le salariat…, op. cit., p. 78-82, et BERNARDI, Philippe, Bâtir au Moyen Âge, Paris, CNRS Éditions, rééd. 2014, p. 107-113. 44. LEGUAY, Jean-Pierre, « Les ouvriers des chantiers de construction nantais au XVe siècle », 303 Arts, recherche, création, n° 92, 2006, p. 9.

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45. COMTE, François, « L’enceinte d’Angers et son impact… », op. cit., p. 79, d’après ROUSSEAU, Aurélien, La troisième enceinte d’Angers…, op. cit. 46. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 40 v°. 47. Ibid., f° 43. La mention d’une douve confirme la présence de l’eau sous le pont dormant de la porte Saint-Michel (COMTE, François, « L’enceinte de Saint Louis... », op. cit., p. 88). 48. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 40. 49. Ibid., f° 48 v°. Sur les engins de levage utilisés sur les chantiers médiévaux, voir BERNARDI, Philippe, Bâtir au Moyen Âge…, op. cit., p. 100-101. 50. Ibid., f°94. Ces engins sont des grues à roue et sans doute aussi des sonnettes ou « moutons » (sorte de machines dotées d’un poids coulissant sur des glissières, employées pour battre des pieux ou des pilotis) nécessaires pour l’installation d’échafaudages dans le fossé. 51. Ibid., f° 32 v° et f° 83. La groie est du limon mais le mot signifie ici de la boue et du remblai. 52. Ibid., f° 22. Cette localisation désigne la proximité de la porte Saint-Jean-Baptiste au nord de celle de Saint-Aubin mais qui n’est pas mentionnée ici car elle était condamnée à cette époque. 53. Ibid., f° 75 v°. 54. Ibid., f° 16. 55. Ibid., f° 20. 56. Ibid., f° 16. 57. Cette distinction n’est pas propre à ce chantier, comme l’atteste l’article de PINTO, Giuliano, « Les rémunérations des salariés du bâtiment (Italie, XIIIe-XVe siècles) : les critères d’évaluation », dans BECK Patrice, BERNARDI, Philippe et FELLER, Laurent (dir.), Rémunérer le travail au Moyen Âge. Pour une histoire sociale du salariat, Paris, A. et J. Picard, 2014, p. 315. 58. BAUD, Anne, BERNARDI, Philippe, HARTMANN-VIRNICH, Andreas, et al., L’échafaudage dans le chantier médiéval, Lyon, DARA, n° 13, 1996. 59. Par exemple, Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 30 v°. 60. Par exemple, Ibid., f° 60 v° ou f° 80 v°. 61. Ibid., f° 57. 62. Ibid., f° 56. 63. Ibid., f° 78. 64. Ibid., f° 14. 65. Sur le sujet, voir CHAPELOT, Odette (dir.), Du projet au chantier. Maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre aux XIVe-XVIe siècles, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2001. 66. Ibidem, f° 11. 67. Ibid., f° 32 v°. 68. Ibid., f° 32. 69. Ibid., f° 47. Le mot habituel est chaufournier.

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70. LEGUAY Jean-Pierre, « Les ouvriers des chantiers de construction nantais…. », op. cit., p. 6. 71. Une lieue d’Anjou correspond à environ 4,7 kilomètres, donc sept lieues font environ 33 kilomètres. 72. JOUÉ, Maine-et-Loire, arr. Angers, cant. Thouarcé, comm. Valanjou. 73. Arch. dép. de Maine-et-Loire, 3E 21, 1478, communauté de Joué, travail aux fossés de la ville d’Angers, 1 feuille volante. 74. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 66 v°. 75. À titre de comparaison, lire L EGUAY, Jean-Pierre, « L’approvisionnement des chantiers bretons en matériaux de construction aux XIVe et XVe siècles », dans CHAPELOT, Odette, BENOIT, Paul (dir.), Pierre et métal dans le bâtiment au Moyen Âge, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1985, p. 27-79. 76. Ibid., f°47. 77. LEBRUN, François, « Angers sous l’Ancien Régime : introduction à l’étude démographique de la population », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 1974, p. 151-166. 78. En lien avec le sujet, voir BECK Patrice, « Notes sur l’embauche et la rémunération du travail dans les métiers du bâtiment en Bourgogne à la fin du Moyen Âge : le chantier de construction des pressoirs ducaux de Chenôve près de Dijon (1400-1404) », dans BECK, Patrice, BERNARDI, Philippe et FELLER Laurent (dir.), Rémunérer le travail au Moyen Âge…, op. cit., p. 296-300 et BAULANT, Micheline, « Le salaire des ouvriers du bâtiment à Paris de 1400 à 1726 », Annales ESC, 1971-2, p. 463-483. 79. Dans le registre, on trouve ainsi des listes de noms d’ouvriers avec des comptes globaux. Par exemple, « Somme VI bessons dudit jour à II s. I d. par jour vallent XII s. VI d. tournois » (f° 26 v°) ou « Somme IX perriers à III s. tournois par jour vallent XXVII s. tournois » (f° 27). 80. L’auteur propose l’échelle de salaires suivante : 40 à 50 deniers par jour pour un maître ; 24 à 36 deniers par jour pour un simple ouvrier maçon, charpentier, couvreur ; 20 à 24 deniers par jour pour un manœuvre ; 10 à 15 deniers par jour pour un adolescent ou une femme. 81. VICTOR, Sandrine, « Les formes de salaires sur les chantiers de constructions : l’exemple de Gérone au bas Moyen Âge », dans BECK, Patrice, BERNARDI, Philippe et FELLER Laurent (dir.), Rémunérer le travail au Moyen Âge..., op. cit., p. 260. L’auteure explique d’ailleurs que « le XVe siècle voit disparaître la tradition du repas offert chaque jour par l’employeur ». 82. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 37 v°. 83. Ibidem, f° 56 v°. 84. Ibid., f° 37. 85. Ibid., f° 31 v°. 86. Ibid., f° 32. Le sablon est un sable fin utilisé en construction. 87. Ibid., f° 31 v°. 88. Ibid., f° 44 v°. J. Theon est considéré comme le remplaçant du carrier J. Restineau.

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89. Ibid., f° 84. Ces arches qui prolongent l’enceinte côté rive droite jusqu’au bras principal de la Maine n’ont été construites qu’au XVe siècle. Le bois a été utilisé pour les pieux de fondation. 90. Les délibérations laissent entrevoir qu’il y a toute une frange de la population angevine qui était bien contrainte de donner de son temps pour l’entretien des fossés et du mur de l’enceinte ; voir par exemple, Arch. mun. d’Angers, BB 1, f° 5 v° : « Aussi a esté appoincté que les deffaillans des fossez de la ville seront mis à besongner aux cannaulx de la ville qui sont empeschez pour y besongner comme il leur sera ordonné » (15 décembre 1479). 91. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 65. 92. Ibid., f° 68 v°, 4 juillet. « Oyseux » signifie sans travail. 93. Ibid., f° 70 v°, 11 juillet. 94. Ibid., f° 71, 11 juillet. 95. Ibid., f° 69, 4 juillet. « Carreler » signifie ressemeler. 96. Ibid., f° 69 v°, 4 juillet. 97. L’aumônerie Saint-Sébastien dans le faubourg Bressigny, sorte d’asile pour pauvres passants, a été fondée en 1360 pour 6 lits. Les capacités d’accueil semblent avoir sensiblement augmenté puisqu’un siècle plus tard, en 1478, ce sont 24 ouvriers qui y sont logés. 98. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 75, 18 juillet. 99. Ibid., f° 70, 4 juillet. 100. Ibid., f° 76, 18 juillet. 101. Ibid., f° 79, 25 juillet. 102. Ibid., f° 89 v°, 14 août. 103. Ibid., f° 91, 22 août. 104. Ibid., f° 94, 28 août. 105. Ibid., f° 97, 5 septembre. 106. Ibid., f° 98, 12 septembre. 107. Sur la criminalité urbaine, voir, par exemple, LEGUAY, Jean-Pierre, Un réseau urbain au Moyen Âge : les villes du duché de Bretagne aux XIVe et XVe siècles, Paris, Maloine, 1981, p. 285-297. 108. BEAUTEMPS-BAUPRÉ, Charles-Jean, Coutumes et institutions de l’Anjou et du Maine antérieures au XVIe siècle, Coutumes et styles, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel éditeurs, 1877-1883, t. 4, partie L (2e moitié du XVe siècle), dix-huitième partie « Des crismes et des pugnicions d’iceulx », § 294, p. 267. Cette prescription se retrouve dans les autres versions des coutumes, voir t. 1, partie E (1411), quatrième partie, § 84, p. 434 ; t. 2, partie F (XVe siècle), première partie, titre IV « Des juges », § 43, p. 48-49 et t. 3, partie I (1463), « La quarte partie », § 103, p. 264-265. 109. Dans un ordre d’idées proche, on voit encore en 1521 la mairie d’Angers prendre des mesures pour mettre au travail les mendiants : « Aussi ont esté d’avis les dessusdits pour ce qu’il y a en ceste ville et y affaire chacun jour grant nombre de belistres et paouvres quy viennent de XL divers pays et contrées où l’on se meure pour et obvier ad ce et que l’on trouve occasion de les chasser plus aisement hors ladite ville que l’on

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contraigne lesdits belistres qui pourront besongner à curer les rues de la ville et à besongner aux douves et foussez d’icelle et pour ce faire a esté ordonné et conclud qu’il sera fait aux despens de ladite ville jusques à deux douzaines de hostes et deux douzaines de cyvieres pour faire ledit nectoyement et curement » (Arch. mun. d’Angers, BB 17, f° 141, délibérations du mardi premier octobre 1521). 110. LEGUAY, Jean-Pierre, « Les ouvriers des chantiers de construction nantais…. », op. cit., p. 8. Id., Un réseau urbain…, op. cit., p. 295-297. 111. Les lettres patentes de 1475 qui établissent le corps de ville confèrent à la municipalité des prérogatives de justice importantes que, dix ans plus tard, Charles VIII a considérablement amoindries. Pour davantage de détails, voir ROBERT, René (éd.), Recueil des privilèges de la ville et mairie d’Angers, Angers, 1748 ; VARANGOT, Jeanne, Les institutions municipales d’Angers de 1474 à 1584, thèse de l’École nationale des chartes, Paris, 1932, p. 129-149 ; MARTIN, Xavier, L’administration municipale d’Angers à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, thèse de doctorat de droit, université de Paris, 1973, 5 tomes. 112. En l’état, ce registre ne permet malheureusement pas de dresser une carte précise des lieux d’approvisionnement en matériaux venant de l’extérieur d’Angers. 113. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 93. 114. La chaux vive est le produit direct de la calcination du calcaire. Éteinte avec de l’eau, la chaux aérienne peut ensuite être mélangée avec du sable pour donner du mortier. 115. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 51 v°. 116. Ibidem, f° 62 v°. 117. Ibid., f° 63 v°. 118. Ibid., f° 40 v°. 119. Ibid., f° 54. 120. Ibid., f° 40 v°. 121. Voir, par exemple, Ibid., f° 40 v°, f° 54 v°, f° 90… 122. Ibid., f° 68 v°. 123. Ibid., f° 94. 124. Ibid., f° 48 v°. 125. Ibid., f° 56 v°. 126. Ibid., f° 83 v°. 127. Ibid., f° 32 v°. 128. Ibid., f° 71 v° : « À Gervaise Vrigne a esté paié par ledit Perier commissaire dessusdit par le commandement et ordennance de mondit sieur le maire la somme de neuff livres tournois qui luy ont esté avancez pour achatez du fer et du charbon pour faire les ferreures du segond engin que on fait près le portal Saint Aulbin pour tyre la pierre et groys desdits fossés comme apert par quictance signée desdits Estot, Audouyn et Henry le XIe jour dudit moais de juillet l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue pour ce IX l. tournois ». 129. Ibid., f° 49 v°. 130. Ibid., f° 75. 131. Ibid., f° 50.

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132. Ibid., f° 32. Le bec-d’âne ou bédane est un burin ou ciseau. 133. Ibid., f° 49 v° : « Audit Gervaise Vrigne a esté paié par ledit Perier commissaire dessusdit la somme de cent onze soulz huyt deniers tournois pour doze becdannes à V soulz la piece, pour XX pointes aguysés à I denier la piece, pour ung gros marteau à cassez les pierres XX soulz, pour IIIcc chevilles de fer pour coustre les carreaulx et lyens du grant pont du portal Saint Aulbin et d’un des ponts du portal Saint Michel XXX soulz tournois comme apert par quictance signée desdits Gillebert et Audouyn et de Jehan Nicholas le penultième jour dudit moais de may l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendu pour ce CXI s. VIII d. tournois » et f°54 : « À Gervaise Vrigne a esté paié par ledit Perier commissaire dessusdit par le commandement et ordennance de mondit sieur le maire la somme de neusf livres quinze soulz oboles pour sept vigns neusf livres et demie de fer oupvré qu’il a baillé pour ledit engin du portal Saint Aubin qui estoit rompu au pris de neusf deniers tournois chacune livre pour doze picquetz pour les perriers au pris de cinq soulz tournois la piece pour une lieue de feu ouvré pesant vignt et cinq livres au pris de sept deniers oboles la livre pour lesdits perriers pour deux becdannes larges pour lesdits perriers qu’il a acerez pour chacun becdanne XX deniers pour quarante et quatre pointes de picquetz qu’il a agusés par lesdits perriers chacune pointe I denier comme apert par quictance signée desdits Gillebert, Audouyn, Thenin et Nicholas ledit VIe jour de juign l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue pour ce IX l. XV s. oboles tournois ». 134. Ibidem, f° 31. 135. Ibid., f° 51. 136. Ibid., f° 31 v°. 137. Ibid., f° 32. 138. Ibid., f° 62 v°. 139. Ibid., f° 100. 140. La minute renvoie à l’original d'un acte authentique. 141. La grosse est la copie certifiée conforme revêtue de la formule exécutoire. 142. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 100. 143. Gervaise Lecamus, échevin, verse 1355 livres ; le maire d’Angers et ledit Lecamus versent ensuite 240 livres 3 sous 9 deniers puis Jehan de la Rivière échevin apporte à son tour 46 livres. 144. À titre d’exemple, à Tours, la construction de deux tours, dans les années 1470 a coûté 3 794 livres : les salaires représentent 53 % de la somme totale, le reste étant dévolu à l’achat des matières premières. Les auteurs précisent que « le total des recettes de la ville pour les années 1470-1473 s’élevant à 21 457 livres 5 sous 1 denier, la construction des deux tours représente donc environ 17,5 % du total des recettes pour ces quatre années » (RODIER, Xavier et THOMAS, Frédéric, « La Tour de la rue Chièvre, sur le terrain et dans les comptes de la ville », dans GALINIÉ, Henri (dir.) Tours antique et médiéval. Lieux de vie. Temps de la ville. 40 ans d’archéologie urbaine, numéro spécial de la collection « Recherches sur Tours », Tours, 2007, p. 304-307). Dans le même ordre d’idées, à Nantes, la construction de la porte Saint-Pierre, qui s’étend de 1479 à 1483, est estimée à 6 500 livres (ARMIDE, Aurélien, La porte Saint Pierre à Nantes…, op. cit., p. 41). 145. À cette époque, il est assez courant de voir des individus (marchands, bourgeois, échevins…) avancer sur leurs fonds propres de l’argent remboursé plus tard, comme

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c’est ici le cas, par le corps de ville. Il s’agit là d’un aspect classique du fonctionnement des finances municipales, ce dont rendent d’ailleurs très bien compte les registres de délibération du conseil. Par exemple, Jean Fallet, prévôt, propose à plusieurs reprises entre 1484 et 1487 des avances de fonds au corps de ville contre promesse de remboursement (Arch. mun. d’Angers, BB2: f° 52, f° 53, f° 54 v°, f° 57, f° 58, f° 60 v°, f° 62, f° 64, f° 69, f° 75 v°, f° 77 v°, f° 86, f° 94 ; BB4, f° 17 v°, f° 20, f° 67 et BB5, f° 52), tandis que l’on découvre dans les années 1489-1490 que Jean Lepaige et Pierre Thévin ont fait quant à eux une avance de 500 écus au corps de ville en 1473 (Arch. mun. d’Angers, BB7, f° 29 v° et f° 42). Il est également à noter des cas de dons totalement gratuits consentis au corps de ville. Ainsi, Gervaise Lecamus, qui apparaît dans le compte de Jean Perier, fait installer, en 1487, dans sa rue, sur ses deniers personnels, une chaîne pour la sécurité nocturne (Arch. mun. d’Angers, BB4, f°75). 146. Arch. mun. d’Angers, BB 8, octobre 1493. 147. Bib. mun. d’Angers, ms 1148 (946), f° 43 v°. 148. Ibidem, f° 45. 149. Ibid., f° 51. 150. Ibid., f° 61 v°. 151. Ibid., f° 50 v°. 152. Ibid., f° 51 v°, f° 53 v°, f° 57 v°, f° 60 v°, f° 64, f° 66, f° 72 v°, f° 75 v°, f° 78 v°, f° 82, f° 84 v°, f° 88, f° 91 v°, f° 95, f° 97 et f° 98. 153. Ibid., f° 69. 154. Ibid., f° 30 v°. 155. Ibid., f°75. 156. Ibid., f° 82 v°. 157. Ibid., f° 69 v°. 158. Ibid., f° 52 v°. 159. Ibid., f° 75. 160. WICKENSHEIMER, Ernest, Dictionnaire biographique des médecins en France au Moyen Âge, Genève, Droz, 1979, t. 2, p. 750. 161. Ibid., f° 82. 162. Ibid., f° 48 v°. 163. Ibid., f° 57 v° : « À Jehan Plumneul et Pierre Arthus barbiers a esté payé par ledit Perier commissaire dessusdit la somme de quatre livres quinze soulz tournois par le commandement et ordennance de mondit sieur le maire pour avoir pencé Marcade et Colas Voysin qui furent bleciez à l’engin ung moys à ou environ et ont fourny de linge et autres choses necessaires comme appert par quictance signée desdits Estot, Thenin et Audouyn le XIIIe jour dudit moais de juign l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue par ce IIIIL. XV s. tournois » ; f° 61 : « À Pierre Arthus et Jehan Plummeul barbiers par le commandement et ordennance de mondit sieur le maire la somme de vignt soulz tournois laquelle somme a esté paiée par ledit Perier commissaire dessusdit ausdits barbiers pour avoir pencé Jehan Marcade qui fut blecié à l’engin comme apert par quictance signée desdits Gillebert, Audouyn et Nicholas le sabmedi XXe jour dudit moais de juign l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue pour ce XX s. tournois » ; f°63 : « À Jehan Plumneul et Pierre Arthus barbiers par le commandement et ordennance de

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mondit sieur le maire a esté paié par ledit Perier commissaire dessusdit la somme de vignt soulz tournois pour avoir pencé ceste sepmaine Jehan Marcade qui fut blecié audit engin du portal Saint Aubin comme apert par quictance signée desdits Gilebert, Audouyn et Nicholas le XXVIIe jour dudit moais de juign l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue pour ce XX s. tournois » ; f°68 : « À Jehan Plumneul et Pierre Arthus barbiers par le commandement et ordennance de mondit sieur le maire a esté payé par ledit Perier commissaire dessusdit la somme de vignt soulz tournois pour avoir pencé ceste sepmaine Jehan Marcade qui fut blecié audit engin du portal Saint Aubin comme apert par quictance signée desdits Estot, Thenin et Audouyn ledit IIIIe jour dudit moais de juillet l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue pour ce XX s. tournois ». Quant à Jean Plumneul, il reçoit un paiement supplémentaire, voir f° 74 : « À Jehan Plumneul a esté payé par ledit commissaire la somme de quarante soulz tournois pour avoir pencé Marcade qui fut blecié à l’engin par deux sepmaines comme apert par quictance signée desdits Gillebert, Fleuri et Nicholas le XVIIIe jour dudit moais de juillet l’an dessusdit mil IIIIcc XXVIII cy rendue par ce XL s. tournois ». 164. Ibid., f° 52 v°. 165. Ibid., f° 47 : « À Bastien Vere a esté payé par ledit Perier commissaire dessusdit la somme de quarante soulz tournois sur ce que luy peut ou pourra estre deu pour la despence de Colas Voysine et Marcade qui furent bleciez à l’engin comme apert par quictance signée desdits Gillebert, Audouyn et Fleuri le XXIIIe jour dudit moais de may l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue pour ce XL s. tournois » ; f° 53 : « À Bastien Vayre demorant à l’oustelerie de l’ymage Saint Maurice près le portal Saint Aulbin a esté paié par ledit Perier commissaire dessusdit la somme de quatre livres quatre soulz ung denier tournois oultre quarante soulz que ledit Vayre a euz dudit Perier paravant ce jour dont il a baillé quictance audit Perier lesquelles sommes mondit sieur le maire luy avoit ordenné pour la despence de Jehan Marcade et Colas Voysine qui furent bleciez à l’engin dudit portal Saint Aulbin ; et pour la despence de Jehanne Macée et Jehanne Boterelle qui ont pencé lesdits bleciez depuis le jour qu’ilz furent bleciez jucques aujourd’uy qui sont XVI jours et aussy pour les avoir logez en sa maison comme apert par quictance signée desdiz Gillebert, Thenin et Nicholas le IIIe jour dudit moais de juign l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue pour ce IIII l. IIII s. I d. tournois » ; f° 56 v° : « À Bastien Vere par le commandement et ordennance de mondit sieur le maire a esté payé par ledit Perier commissaire dessusdit la somme de trente soulz tournois sur ce que luy peut ou pourra estre deu pour la despence de Marcade qui fut blecié audit engin de la femme dudit Marcade et de Jehanne Boterelle qui sont ordennées par mesdits sieurs pour le pencer comme apert par quictance signée desdits Gillebert, Thenin et Audouyn le XIIIe jour dudit moais de juign l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue par ce XXX s. tournois » et f°74v° : « À Bastien Vere par le commandement et ordennance de mondit sieur le maire par ledit Perier commissaire dessusdit la somme de seix livres quinze soulz tournois pour la despence de Marcade qui fut blecié à l’engin et de celx qui ont est à le pencer et garder de toute laquelle despence ledit Vere c’est tenu content et bien paié omme apert par quictance signée desdits Estot, Audouyn et Fleuri le sabmadi XVIIIe jour dudit moais de juillet l’an dessusdit mil IIIIcc LXXVIII cy rendue pour ce VI l. XV s. tournois ». 166. Ibid., f°72v°. 167. En 1521 encore, la mairie d’Angers octroie une aide à un homme de condition modeste qui s’est gravement blessé alors qu’il travaillait au curage des fossés de la

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ville : « Pour ce qu’il a esté rapporté par mondit sieur le maire que ung paouvre homme impotent nommé Allain Cirart quy a par cy davant servy la ville au curement et nectoyement des rues d’icelle et audit service dit y avoir perdu une jambe, a esté [?] a requis ledit Cirart à mesdits sieurs que leur plaisir fust luy donner et aulmosner une robe. Ouye laquelle requete, a esté ordonné estre baillé par le receveur des deniers communs de ladite ville audit Cirart jusques à deux aulnes de bureau pour faire une robe du pris de douze solz six deniers tournois » (Arch. mun. d’Angers, BB 17, f° 141, délibérations du mardi premier octobre 1521). 168. À cet égard, voir le travail de CROUY-CHANEL (de), Emmanuel, Le canon jusqu’au milieu du XVIe siècle (France, Bretagne et Pays-Bas bourguignons), thèse d’histoire, université Paris I, 2014, et celui de MARTINEAU, Jocelyn, « Les tours à canon du duché de Bretagne au XVe siècle », dans Artillerie et fortifications 1200-1600, Rennes, PUR, 2011, p. 191-214.

169. Le travail de Jean-Pierre LEGUAY rend très bien compte de cela, voir La ville de Rennes au XVe siècle à travers les comptes des miseurs, Paris, C. Klincksieck, 1969.

RÉSUMÉS

En 1478, Jean Perier est missionné par le corps de ville d’Angers pour engager la remise en état d’une partie des fossés et des murs de l’enceinte urbaine. Sa comptabilité, un registre d’une centaine de folios, fait état de nombreuses informations concernant l’organisation matérielle du chantier, l’acheminement des matériaux nécessaires à la réalisation des travaux ou bien encore les corps de métier engagés. Au fil des pages, l’auteur de ce compte nous fait entrer de plein pied dans cet univers de travail où se côtoient des individus issus d’horizons socio-économiques différents. À cet égard, il faut mentionner la présence de plusieurs hommes condamnés par la justice à venir effectuer des périodes de travail, s’étalant parfois sur toute une semaine, dimanche compris. Jean Perier à qui revient la charge de suivre le chantier et de payer les travaux au fur et à mesure de leur réalisation se fait également le porte-parole d’un quotidien fait de temps à autre d’accidents et de blessures. Ces quelques pages font également une place aux femmes, présentes pour distribuer l’eau ou prendre en charge les blessés.

In 1478, Jean Perier was appointed by the council of the city of Angers to begin the rehabilitation of a part of the ditches and walls within its boundaries. His accounts, a register of over a hundred folios, reported valuable information regarding the material organisation of the construction site, the delivery of the materials required in order to carry out the work, as well as the construction trades involved in the project. Throughout the register, the author of this account allows us to enter fully into the universe of this restoration project for which individuals from different socioeconomic backgrounds worked side by side. In this regard, the presence of several men sentenced by the court to undertake periods of work, sometimes stretching over an entire week, including Sundays, must also be mentioned. Jean Perier, who was in charge of monitoring the construction site and paying for work as it progressed, also became the spokesman for the everyday life of the construction site, sometimes including accidents and injuries. These pages also mention the women whose role was to distribute water or to care for the wounded.

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INDEX

Index géographique : Angers Index chronologique : Moyen Âge

AUTEUR

ISABELLE MATHIEU maîtresse de conférences en histoire médiévale, Université d’Angers, CERHIO UMR 6258

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Châteaubriant et Ancenis. La « frontière » entre le duché et le royaume en 1487-1488 ou « Avoir gecté la frontière si loing des pays du Roy »

Christian Bouvet et Alain Gallicé

1 Le 20 mai 1488, soit le lendemain de la capitulation d’Ancenis alors que la place de Châteaubriant s’est rendue le 23 avril, l’amiral Louis Malet de Graville écrit dans une lettre adressée à Louis de La Trémoille, commandant l’armée royale : « il semble a de voz amys que veu le bon exploit qui a esté fait du cousté là où vous estes, qui est d’avoir gecté la frontiere si loing des pays du Roy1 ».

2 La notion de « frontière » est ici au cœur des préoccupations d’un proche conseiller du roi Charles VIII et de la régente Anne de France. Plus encore, pour lui, c’est un « exploit » consécutif aux prises de Châteaubriant et d’Ancenis. Notre problématique est d’expliquer cette situation et d’expliciter cette notion de frontière dans ce contexte. Les prises des places de Châteaubriant et d’Ancenis lors de la guerre d’Indépendance de Bretagne sont des événements connus2. Cependant, des études récentes3 ainsi que les réflexions sur les marches de Bretagne et l’idée de frontière impulsées par un colloque tenu à Châteaubriant en 20104, permettent de reprendre le dossier.

3 Cette étude de la notion de frontière entre le duché de Bretagne et le royaume de France s’appuie sur une périodisation chronologique. De mars 1487 à décembre 1487, les deux places de Châteaubriant et d’Ancenis, dans le camp français, échappent à la guerre ; durant les premiers mois de 1487, « redevenues bretonnes », elles sont des objectifs militaires pour l’armée royale ; en avril et en mai 1488, elles sont assiégées et réduites à capituler ; enfin, le démantèlement de leurs défenses apporte un nouvel éclairage sur la « frontière ».

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Châteaubriant et Ancenis face aux enjeux français et bretons

Au temps de la conjuration, mars 1487 - décembre 1487

4 Sans revenir sur le contexte et les causes, rappelons l’événement qui est l’occasion de l’intervention de l’armée royale en Bretagne et du déclenchement de la guerre d’Indépendance (1487-1491)5. En janvier 1487, le duc d’Orléans, alors en conflit avec Anne de France et Charles VIII au sujet du gouvernement du royaume, quitte secrètement Blois pour gagner Nantes, d’où il réaffirme son opposition au gouvernement d’Anne de France. Il y est rejoint peu après par Dunois. La Bretagne apparaît, selon la formule de Bertrand d’Argentré, « la retraicte ordinaire des Princes et puisnez de France quand ils estoient en discord avec les Roys […]6 » puisqu’à Nantes se trouvent également le prince d’Orange, Lescun et Odet d’Aydie. En réponse, Anne de France demande au parlement de Paris d’ouvrir à l’encontre du duc Louis d’Orléans et de Dunois une instruction pour crime de lèse-majesté7.

5 Cette présence en Bretagne des princes français a deux conséquences majeures pour le duché. La première concerne ses rapports avec le royaume de France. Anne de France invoque la révolte des princes et la nécessité de les poursuivre jusqu’en Bretagne pour justifier la campagne militaire qu’elle envisage et l’augmentation des tailles nécessaires à son financement. Si le but proclamé de l’action militaire est de se rendre maître des princes révoltés, le territoire concerné est la Bretagne, ce qui pose la question de la principauté bretonne8.

6 La seconde conséquence est interne à la Bretagne. Cette présence des princes français inquiète. Les Grands se mobilisent. En mars 1487, une soixantaine de seigneurs bretons9 regroupés autour du maréchal de Rieux, seigneur d’Ancenis, de Françoise de Dinan, baronne de Châteaubriant, et de son fils François de Laval, gendre du maréchal (époux de Françoise de Rieux) se réunissent au château de Châteaubriant afin de se concerter sur les moyens de chasser les princes français de la cour ducale. Le chroniqueur Alain Bouchart rapporte la tenue de conseils et l’impuissance des conjurés qui ne disposent pas de forces suffisantes pour mettre leur entreprise à exécution. Alertée de leur volonté et de l’impasse dans laquelle ils se trouvent, Anne de France leur envoie des ambassadeurs, bretons d’origine – l’archevêque de Bordeaux, André d’Espinay, et Du Bouchage –, pour leur proposer une aide militaire. Toujours selon Alain Bouchart, la proposition est bien accueillie. Mais certains s’inquiètent d’une intervention armée qui pourrait conduire à une conquête de la Bretagne et porterait l’opprobre à jamais sur ceux qui l’auraient provoquée, alors que d’autres estiment pouvoir écarter ce risque en encadrant strictement l’intervention de l’armée royale.

7 Par le traité de Châteaubriant, les conjurés acceptent le principe d’une intervention de l’armée royale dont le but est clairement circonscrit : se rendre maître des princes français. Les troupes françaises ne doivent pas dépasser 400 lances et 4 000 hommes de pied (autour de 6 400 hommes), ni attaquer le duc de Bretagne en personne, ni les villes où il se trouverait, ni assiéger aucune place sans l’assentiment du maréchal de Rieux et des barons bretons, ni piller les campagnes bretonnes. Ainsi, l’armée royale peut-elle entrer en Bretagne à la demande et avec l’aval de seigneurs bretons qui promettent de se « mettre en armes » pour marcher avec les armées royales10.

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8 Alerté, François II charge Pierre du Chaffault, évêque de Nantes, Coëtquen et Du Perrier, de ramener les conjurés dans l’obéissance au duc. Mais ceux-ci restent sur leur position, bientôt rejoints par le baron d’Avaugour, fils naturel de François II11. Une telle attitude se retrouve fin mai 1487 dans l’armée ducale réunie à Malestroit qui se débande (sur 16 000 hommes n’en demeurent que 4 000 selon Alain Bouchart) à la suite d’une harangue de Maurice du Mené : « Enfans advisez que vous ferez. Vous voiez que nostre duc est mené par Françoys : mieulx vous seroit estre en voz maisons que de vous exposer au danger de la bataille12 ».

9 Qualifiée de trahison, l’attitude des conjurés est traditionnellement expliquée par leur perte d’influence auprès du duc, une influence confisquée par des « étrangers13 ». D’autres ont vu dans le discours de Maurice du Mené des « faux bruits » semés par « des agents ennemis14 », alors que l’accent a été mis sur l’ambition de Jean de Rieux d’« être le premier en Bretagne15 ».

10 À la fin du Moyen Âge, au temps des principautés territoriales16 – formule forgée par les historiens –, les choses sont plus complexes. Il est difficile de fonder une hostilité sur le caractère « d’étrangers » qu’auraient ces princes français réfugiés en Bretagne – ce sont plutôt les étrangers pauvres que des communautés considèrent comme suspects et indignes de confiance17 – et ce d’autant plus que l’on traite avec d’autres Français. D’autre part, les Grands de Bretagne sont possessionnés en France, Rieux en Normandie (Harcourt, Aumale), Françoise de Dinan en Anjou (Candé). Plus profondément, il convient de se rappeler qu’à une question que lui posait Louis XI en 1470 – « vous autres Bretons, vous estes tous Anglois et Bourguignons » –, Payen Gaudin, le grand maître de l’artillerie de Bretagne, répond : « Sire, nous sommes et serons toujours bons Bretons et bons François18 » : l’heure des États nations et du nationalisme n’est pas encore venue.

11 En fait, à Châteaubriant comme à Malestroit, s’exprime une ligne politique : tant que le duc est sous l’emprise des princes français et écarte ceux à qui le duc devrait « naturellement » se référer, il n’y a pas lieu de le servir, et le cas échéant, de mourir pour lui. Il s’agit tout à la fois de chasser des « mauvais conseillers » (en cela, l’épisode est à rapprocher de l’éviction de Pierre Landais à laquelle certains des conjurés de Châteaubriant ont participé avec le soutien du roi de France19), mais aussi d’un désir de paix avec le royaume de France qu’assurerait, pense-t-on, le simple retrait des princes français. Une telle attitude ne remet nullement en cause le loyalisme envers le duc légitime, duc par la « grâce de Dieu », ni un sentiment que l’on pourrait qualifier de patriotique20, comme en atteste la levée du « peuple » de Basse-Bretagne lors du siège de Nantes du 16 juin au 6 août 148721.

12 La prise de position des conjurés de Châteaubriant fait qu’Ancenis, Châteaubriant et les seigneuries qui en dépendent – autre échelon de pouvoir –, restent à l’écart du théâtre direct d’affrontements en 1487. Ces lieux voient passer trois armées royales qui pénètrent en Bretagne, 10 000 hommes selon Alain Bouchart. Ces villes deviennent des résidences pour la Cour de France qui séjourne à Ancenis entre le 23 juin et le 7 août 1487, puis à Châteaubriant du 16 au 30 août 148722, sans que l’on puisse considérer la zone comme occupée, comme la tendance « frontiériste » qui s’impose à la fin du XIXe siècle23 le donne à penser.

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« Soyons tous bretons », décembre 1487 - mars 1488

13 L’avance des armées royales permet la prise de La Guerche, de Redon, de Ploërmel livrée au pillage le 1er juin 1487, et Vannes le 5 juin. Ayant fait leur jonction, les trois armées royales assiègent Nantes à partir du 19 juin. En vain : le siège est levé le 6 août24. L’armée royale gagne alors Messac où elle y reste deux mois, avant de reprendre ses opérations en octobre, alors que le roi se fait remettre Vitré par le comte Guy XV de Laval, son allié, le 1er septembre. En novembre, quand les opérations prennent fin, les Français et leurs alliés bretons sont maîtres d’une douzaine de places. Aux six points d’appui principaux où se trouvent des garnisons françaises (Clisson, Vannes, Dol, Saint- Aubin-du-Cormier, Vitré, La Guerche), s’ajoutent plusieurs autres positions d’intérêt secondaire (Montauban, Chatillon-en-Vendelais, Combourg), et les places tenues par le vicomte de Rohan (Josselin, Rohan, La Chèze), par le maréchal de Rieux (Ancenis), et par Françoise de Dinan (Châteaubriant). Sur la carte, ces positions se situent « es marches de Bretaigne25 », selon l’expression du roi, hormis Vannes et les possessions du vicomte de Rohan.

14 Mais l’essentiel est le revirement du maréchal de Rieux qui déplore que les conditions mises par le traité de Châteaubriant à l’intervention de l’armée royale ne sont pas respectées. Aux plaintes qu’il exprime et aux demandes qu’il formule (retrait des troupes françaises contre l’engagement de livrer au roi les princes français) auprès d’Anne de France entre le 10 et 18 décembre, celle-ci lui fait répondre : « que le roy n’a point de compaignon et que, puis que l’on s’est mis si avant, il fault qu’il continue26 ». Ulcéré, le maréchal de Rieux change alors de camp.

15 Sur ce revirement intervenu en décembre 1487, nous disposons du témoignage de Charles VIII lui-même, dans une lettre qu’il adresse le 3 mai 1488 aux habitants de Tournai, ainsi que le récit d’Alain Bouchart qui, semble-t-il, s’inspire de cette lettre27. Rieux remet Ancenis au duc, puis il gagne Châteaubriant. Il y arrive à l’heure du souper, avec « à sa queue une bien grosse bande de gens d’armes du duc de Bretaigne et du duc d’Orléans » (Bouchart), venus par un autre chemin. Dans l’ignorance qu’ils sont du revirement politique du maréchal, les gardes ouvrent les portes aux arrivants. Bientôt dans la place, les hommes de Rieux se trouvent en plus grand nombre que les hommes au service du roi. Rieux s’invite au souper et s’adresse aux convives. Il accuse le roi de ne n’avoir pas tenu ses engagements et de son refus de retirer ses troupes. Il en conclut que le roi « a ja ce qu’il demande », c’est-à-dire des places en Bretagne. Aussi propose-t- il que « soyons tous bretons », c’est-à-dire de rallier le duc, alors que Châteaubriant est désormais aux mains des troupes ducales que Rieux y a fait entrer. Il laisse le choix à chacun de se déterminer et à ceux qui ne le suivraient pas de quitter la place le lendemain avec « leur bacgues et biens ». Selon Alain Bouchart qui rapporte l’opinion des convives, ces paroles sont « dures et estranges », mais la situation dans la place fait qu’ils sont « contrains d’avoir pacience », et au matin, ceux restés fidèles au roi quittent la ville. Le fait que les éléments de ce récit se trouvent dans la lettre royale donne à penser que les évènements sont présentés dans un sens favorable au roi. Cette lettre souligne la duplicité du maréchal de Rieux : annonce faite d’aller secourir le vicomte de Rohan assiégé à Josselin pour justifier son départ d’Ancenis, arrivée quasi nuitamment à Châteaubriant, renfort d’hommes venus de Nantes, expulsion des hommes favorables au roi, confiscation de l’artillerie, mise en place d’une « grosse garnison ». Sans doute convient-il de voir dans ce « souper », ni un coup monté, ni un coup de force, mais un

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conseil tenu par les conjurés qui se rallient pour la plupart au duc ; le baron d’Avaugour, le comte Guy XV de Laval et le vicomte de Rohan restent fidèles au roi.

16 Si, dans sa lettre, le roi reproche au maréchal de Rieux sa déloyauté et son parjure, dans le duché, ce revirement est apprécié. Le 29 décembre 1487, le duc rend au maréchal de Rieux tous ses titres, biens et dignités28. Sous son impulsion, au début 1488, l’armée ducale reprend les opérations, elle occupe Vannes, Auray, Ploërmel, et elle mène campagne contre le vicomte de Rohan. Il ne reste plus bientôt à l’armée royale que cinq places : Clisson, La Guerche, Vitré, Saint-Aubin-du-Cormier et Dol29.

17 En France, le duc d’Orléans et le duc de Bretagne sont condamnés par la Cour des pairs pour « lèse-majesté, apertes rebellions, désobéissances, guerre ouverte et autres grands crimes30 ». L’exécution de la sentence suppose que le roi se rende maître des intéressés. Aussi une autre campagne militaire contre le duché de Bretagne se profile-t-elle en 1488. Cette campagne, si l’on suit l’exposé du roi aux habitants de Tournai, répond encore au fait que le duc a envoyé des ambassades vers les ennemis du royaume afin d’obtenir de l’aide, et que la « grosse garnison » de Châteaubriant, « qui est lisiere de nostre pays d’Anjou », et celle d’Ancenis mènent journellement des courses en Anjou et en Poitou, provoquant pillages et prises de prisonniers, toutes choses qui contraignent le roi « de fere armée pour resister » alors qu’il ne souhaite que la paix31. Si le caractère polémique de cet exposé – qui dédouane le roi de toute responsabilité dans le fait de la guerre – peut faire douter de l’existence de ces « courses », il traduit un changement majeur pour cette zone : celle-ci est maintenant placée au cœur d’une confrontation militaire.

18 Pour l’armée royale, à la fin de l’hiver 1487-1488, les conditions ne sont plus aussi favorables qu’en 1487. Elle n’a plus l’appui des conjurés réunis autour du maréchal de Rieux et de Françoise de Dinan. Les places d’Ancenis et de Châteaubriant lui sont désormais hostiles. Certes, l’armée royale peut toujours compter sur quelques places et sur l’appui de grands seigneurs bretons, le baron d’Avaugour, le comte de Laval et le vicomte de Rohan, mais les places de ce dernier sont sur le point de tomber aux mains du duc sans un secours royal rapide. La campagne de 1488 est préparée en tenant compte de ce contexte nouveau et des leçons tirées de l’échec de la campagne de 1487.

19 Charles VIII place l’armée royale sous l’unique commandement de Louis de La Trémoille. Nommé le 11 mars « lieutenant général en notre armée et marche de Bretagne32 », il prend son commandement le 18 mars et rejoint l’armée royale en formation à Pouancé33. L’échec devant Nantes a montré que l’armée royale n’a pas les moyens de venir aisément à bout de ce type de ville, trop grande et trop peuplée pour être prise rapidement. Nantes, mais aussi Rennes, sont donc hors de portée. Aussi ces villes peuvent-elles être, pour l’armée ducale, des bases d’opérations contre des forces royales s’avançant en Bretagne selon un itinéraire situé entre ces deux villes, afin de les harceler, de couper leurs relations avec leurs lignes arrières en particulier en réactivant constamment des places secondaires (si celles-ci n’ont pas été détruites). Une telle donne stratégique rend périlleuse toute marche de l’armée royale vers le centre de la Bretagne, et La Trémoille y répugne34. Selon lui, il faut se rendre maître des places importantes des « marches » : Ancenis, Châteaubriant, Fougères, Dinan, Dol et Saint-Malo (Vitré et Clisson disposent de garnisons françaises). Si les places secondaires, jugées intenables, doivent être démantelées, le même sort doit être appliqué aux places majeures réduites à composition. Sûre de ses arrières, l’armée royale pourra ensuite se retourner vers l’intérieur de la Bretagne et faire pression sur

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Rennes. Cette progression doit s’accomplir dans le temps d’une « saison » (traditionnellement l’hiver marque une pause dans les opérations militaires) pendant laquelle une bataille rangée n’est pas exclue, voire recherchée. La campagne est donc conçue comme une véritable guerre de conquête visant à se rendre maître des « marches35 ».

La prise de Châteaubriant et d’Ancenis

La prise de Châteaubriant

20 Le 15 avril, l’armée royale fait mouvement à partir de Pouancé vers Châteaubriant distante d’à peine 20 kilomètres, et elle commence aussitôt le siège de la place. Durant ce siège qui dure une semaine, Châteaubriant aurait pu compter sur l’aide de l’armée ducale. Celle-ci a été convoquée le 18 mars pour aller à Châteaubriant, puis l’ordre a été renouvelé le 7 avril avec pour échéance le 14 avril36. Pour la concentration des troupes, on opte le 9 avril pour Rennes37. Le 21 avril, alors que le siège se poursuit, La Trémoille écrit au roi que « ceulz » de Rennes menacent de « venir, veoir et lever38 ». Le 23 avril, il dit être informé que 4 000 hommes formant l’avant-garde de l’armée se sont rassemblés à Bain-de-Bretagne. C’est une fausse information39, puisque le 26 avril La Trémoille assure que ses « voysins » sont à Rennes40. L’armée ducale ne sort de Rennes que le 30 avril. Elle est à Pont-Péan, le 3 mai41, et elle se trouve encore le 22 mai à Bain-de- Bretagne42. La Trémoille a craint, à tort, une action venue de Rennes, alors que l’armée ducale reste dans les parages de cette ville dans la perspective d’une avance de l’armée royale.

21 Dans le dispositif ducal, d’autres forces peuvent être mobilisées à partir de Nantes où se trouvent le duc et « les seigneurs ». Le 6 avril, Malet de Graville informe La Trémoille qu’elles sont en nombre limité : « peu de gensdarmes » et 400 à 500 Allemands, aussi conseille-t-il de faire « diligence » et d’agir dès que les conditions du succès seront réunies, précisant qu’au-delà de douze jours, l’adversaire serait « en plus grant espoir43 ». D’autre part, le roi croit savoir que le 8 avril, à l’issue d’un conseil tenu à Nantes, Dunois a assuré que si Châteaubriant est assiégée, il « essayeroit » de faire lever le siège. Le roi écrit que Dunois ne dispose que de 2 000 hommes mais qu’il est disposé à les engager s’il est assuré du soutien de « beaucoup d’autres qui sont avecques luy44 ». Le 12 avril, Malet de Graville rapporte que Odet d’Aydie – qui commande les forces présentes à Châteaubriant – est venu à Nantes recevoir le serment des seigneurs de venir le secourir « dedans les cinq jours après le siège mis ». Cependant, d’après l’informateur, Odet d’Aydie paraît douter de l’accomplissement d’un tel serment, car assure-t-il : « il ne vyt jamais homme aller en sy grant regrect en lieu45 ». Enfin, le 20 avril, le roi informe La Trémoille que Dunois et Lescun, demeurés à Nantes, « ne faisoient pas grant signe d’aller a la bataille, mais que les autres estoient allez a Renes et a Redon assembler des gens »46.

22 Châteaubriant ne reçoit donc aucune aide extérieure. L’affrontement oppose les troupes présentes dans la place et l’armée royale. Le siège est connu par plusieurs sources. Des allusions se trouvent dans la correspondance de Charles VIII et de ses conseillers avec Louis de La Trémoille47. Les récits les plus proches chronologiquement des événements sont contenus dans la lettre déjà citée du roi du 3 mai 1488 aux habitants de Tournai, et dans un acte de la chancellerie ducale du 11 août 149048. S’y

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ajoutent deux récits de chroniqueurs contemporains des événements, ayant sans doute recueillis des témoignages : Guillaume de Jaligny, lié à la Maison de Bourbon du côté français49, et Alain Bouchart du côté breton50. Chacune de ces sources est incomplète, orientée, et leur croisement ne permet guère que d’évoquer quelques aspects du siège, sans certitude.

23 Châteaubriant dispose des gens de guerre bretons et gascons (Bouchart). Leur nombre serait de 1 800 à 2 000 hommes (lettre du roi), en fait sans doute moins, 1 200 (Jaligny), mais « des meilleurs » (lettre du roi et Jaligny). D’autre part, la place est bien pourvue en artillerie (« y en avoit largement de belle » selon la lettre du roi) et bien ravitaillée (lettre du roi et Jaligny).

24 Quant à l’armée royale, le 1er juin, le roi indique que, d’après « les papiers de noz gens de finances », elle comprend 16 092 « gens de guerre, […], tant gens de cheval que de pyé », auxquels il faudrait ajouter « noz pencionnaires et autres qui ilz sont allez de leur voullenté51 ». En fait, le chiffre pourrait n’être que de 12 000 combattants (Jaligny). L’armée royale est constamment en formation et reçoit régulièrement des renforts : le 29 mars, le roi annonce l’arrivée de 2 200 Suisses « des plus beaulx hommes qu’il est possible de veoir », une autre bande de 1 000 à 1 200 Suisses est annoncée, d’autres doivent suivre52. Le 1er avril, La Trémoille demande au roi des renforts en artillerie, car il ne peut constituer trois batteries mais « à peine » deux. En réponse, le roi lui demande d’en discuter avec « les canonniers et autres qui se connoissent à ce mestier », et le 9 avril, Malet de Graville annonce l’envoi de chevaux et de l’artillerie53.

25 Concernant le siège lui-même, la lettre de la chancellerie ducale fait état de quatre ou cinq assauts de l’armée royale, qui sont repoussés et se soldent par des pertes d’un « grant nombre de leurs gens ». Bouchart évoque une série d’attaques menées par les uns et les autres et une « moult grande occision de gens ». Version différente chez Jaligny : à l’arrivée de l’armée royale, « ceux de dedans s’efforcerent un peu d’escarmoucher, mais ils furent si rudement repoussez qu’ils furent contraints de regagner leur closture ; en mesme instant, l’artillerie du Roy qui marchoit toute chargée, commença à tirer ; et telle diligence firent les officiers qui en avoient le soin, qu’en moins de trois jours, ils firent une grande brèche et ouverture, et en suite firent si bien leurs approches qu’en huit ou dix jours, ils furent en estat de pouvoir combattre main à main ». Selon la lettre du roi, le dénouement intervient le sixième jour. « Ladicte baterye » paraissant suffisante, certains sans l’avis des capitaines donnent l’assaut, se jettent dans les fossés et combattent « main à main ». Face à cette attaque, les assiégés se rassemblent. Ce mouvement n’échappe pas aux canonniers qui, en raison de « baterye qui avoit esté faicte », sont à même de voir dans la « place ». Ils utilisent alors des pièces d’artillerie « assorties expressement pour ceste cause » et tuent 240 et 300 hommes. La nuit met fin à cet engagement. Selon Jaligny, les assiégés sont « fort épouventez et leur commença lors le cœur à faillir ». Des dissensions apparaissent (« mutinez par entr’eulx » selon Bouchart). Aussi, sans espoir de secours ducal, sachant que l’assaut final aurait lieu le lendemain matin, « au poinct du jour », les assiégés demandent à parlementer vers minuit, et ils se rendent (lettre du roi).

26 Essayons de replacer ces éléments du siège dans le cadre géographique et stratégique de la place de Châteaubriant. Un plan schématique de l’état supposé de celle-ci peut être proposé à partir de recherches récentes54 (figure 1).

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Figure 1 : Plan schématique du château, de l’état supposé de ses défenses, et le boulevard sud- ouest édifié par La Trémoille

27 L’assise de la forteresse épouse une sorte de promontoire qui domine au nord une zone marécageuse où coule la rivière Chère et où a été créée une retenue d’eau, l’étang de la Torche, afin de protéger le château et d’alimenter la douve nord de la ville close et ses deux moulins. Au-delà de l’étang, le versant nord présente une forte pente face au donjon et à l’ensemble des courtines nord du château. À l’ouest, cet éperon domine une autre zone marécageuse où s’est progressivement installé le bourg castral devenu ville close. Au sud, il est marqué par un abrupt, probablement accentué par des travaux, descendant vers une autre zone marécageuse. À l’est se trouve, du point de vue topographique, la zone la plus faible du point de vue défensif : le promontoire a été coupé par de profonds fossés, le premier destiné à isoler le premier château (haute cour), le second pour protéger l’extension de la forteresse avec le baile, le troisième, à l’est et au sud, pour protéger une troisième enceinte encerclant une lice appelée ici, de tout temps, « terrasse(s) ».

28 L’artillerie royale, peut-être répartie en deux, voire trois, batteries d’artillerie (cf. infra, lettres du 1er et 9 avril), pourrait se placer à l’est, mais une action menée sur le flanc nord-ouest est aussi envisageable. Elle concernerait l’articulation défensive entre le château et la porte de la ville à l’endroit de la Torche, là où arrive le grand chemin de Martigné et de Pouancé.

29 En 2004, une fouille archéologique55 et une étude du bâti ont montré que le front nord- ouest de la tour de la Torche présente une large brèche en forme de « V », à compter de son talus de fondation et sur une envergure maximale de 10 mètres de large. La fouille a aussi révélé une couche d’incendie qui s’étend à la totalité de l’espace intérieur et s’accompagne de traces de chauffe de chaque côté de la brèche sur le parement intérieur de cette tour qui possédait alors des archères. Cette forme en « V » est « assez

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caractéristique » de dégâts provoqués par une explosion consécutive à des tirs d’artillerie. D’après la position de la brèche, les canons auraient été placés sur le versant nord. Proches de cette tour, le logis du chapelain et la chapelle ne présentent pas de niveau d’incendie et n’ont peut-être subi pas de destruction brutale. S’appuyant sur l’expression la « grant baterie qui s’i est faicte » employé par le roi56, Jocelyn Martineau conclut à l’utilisation d’une seule batterie. Il évoque également des brèches visibles sur le front nord du château qui pourraient être dues à des travaux de sape menés de façon méthodique par des pionniers vers la basse-cour du château. Dans ce contexte, la brèche de la tour est « peut-être » décisive. Cette position détruite, l’action de l’artillerie concentrée sur le secteur de la porte de La Torche aurait ouvert une brèche permettant l’avancée des gens de pied qui auraient pu pénétrer dans la ville, l’auraient isolée de la garnison du château, et contraindre celle-ci à capituler.

30 Cette hypothèse est recevable, mais quelques remarques s’imposent. Le mot « batterie » employé par le roi renvoie ici à une « action de guerre sur une ville par le canon ou par des machines de guerre57 » et non à une seule unité d’artillerie. Les traces de sape relevées pourraient être postérieurement au siège. Si une attaque par le nord-ouest est envisageable, elle suppose d’importants travaux pour assécher l’étang près de la porte de la ville, ce qui n’est pas impossible si l’on se réfère au détournement du Nançon lors du siège de Fougères mené quelques semaines plus tard par la même armée royale58. De tels travaux, s’ils ont eu lieu, auraient pu contribuer à un effet de surprise. Pour les défenseurs, la place paraissant bénéficier en cet endroit d’éléments de défense passive satisfaisants, ce qui pourrait expliquer que la tour de la Torche soit restée de structure traditionnelle (tour à archères). Cette stratégie suppose que l’objectif de La Trémoille, en ce lieu, est de désarticuler la liaison ville/château au plus près du château, et non de pénétrer dans la ville close en d’autres endroits59.

31 Nous devons ajouter que la tour de la Torche a subi des destructions pendant les guerres de la Ligue, à la fin du XVIe siècle. Le château, qui a été mis en état de défense, a été pris et repris par les troupes royales et les troupes de Mercœur, en 1589, 1590 et 1597. Au lendemain de ces guerres, le château est très dégradé et les ducs de Montmorency, Henri I (mort en 1614) et Henri II se désintéressent de la place. Henri II de Bourbon, prince de Condé, qui la reçoit de Louis XIII en mars 1633, après la décapitation de Henri II de Montmorency (30 octobre 1632), met en œuvre une très importante politique de restauration du château et de son superbe parc60. La tour de la Torche est réparée en 1636, suivant une demande de Jean de Lommeau, l’intendant du prince qui écrit à celui-ci le 15 août : « J’avois cy devant escrit audit sieur Chotard qu’il eust à faire […] travailler à la réparation de la tour de la Torche sur les divers bruictz de guerre qui couroient à Paris et remuement des peuples61 ». Au bilan, que la tour de la Torche et ses abords immédiats aient été endommagés en 1488, ceci est à prendre en compte, mais la tour a subi d’autres dommages ensuite, sans que l’on puisse préciser la part des uns et des autres.

32 En définitive, nous ne savons pas où se situent les fossés et la brèche dont parlent les textes. Le fait que les soldats royaux puissent se jeter dans les fossés à l’est de la forteresse est une hypothèse forte, mais ne doit pas occulter l’hypothèse d’une attaque à la Torche. Le démantèlement de l’enceinte de la lice au lendemain du siège, celui de la partie orientale de l’enceinte du baile, soit à ce moment, soit pour la construction du château neuf dans les années 1520, et la démolition (pendant le siège ou après ?) de la porte Saint-Nicolas empêchent toute conclusion étayée.

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33 Revenons à la fin du siège de 1488. Le 23 avril, la capitulation de Châteaubriant est honorable : la ville, le château et l’artillerie sont livrés au roi ainsi que dix otages destinés à être échangés contre les Français faits prisonniers à Vannes62. Ni confiscation, ni pillage. Françoise de Dinan peut récupérer ses « bijoux en argent et en or, des lettres et diverses choses63 ». De butin, il n’est fait écho que d’une « demye dozaine de chiens courans », part de butin dévolue à La Trémoille que celui-ci cède à Malet de Graville64.

La prise d’Ancenis

34 La correspondance de La Trémoille n’évoque pas Ancenis avant que le siège ne soit mis devant cette place, alors qu’un projet de siège de Fougères est mentionné65. La Trémoille envisage même que l’armée royale se mette en marche le 10 ou le 12 mai vers Fougères. Mais, ce départ est reporté sur ordre du roi qui juge que l’équipement en artillerie est encore insuffisant66. Dans l’immédiat, la prise d’Ancenis s’impose. Cette opération paraît s’inclure dans le plan initial, mais la prise d’Ancenis aurait pu être différée. Sans doute, soucieux d’efficacité, La Trémoille est-il décidé d’agir au plus vite67.

35 Les sources pour le siège d’Ancenis sont sensiblement les mêmes que celles concernant Châteaubriant68, hormis l’apport de la chancellerie ducale alors que la correspondance de La Trémoille est plus étoffée.

36 À la suite d’une marche (50 kilomètres) de l’avant-garde effectuée dans la nuit du 13 au 14 mai, l’armée royale s’installe dans les faubourgs d’Ancenis et atteint le « foussé » sans avoir à déplorer de pertes69. La place ne peut compter sur l’aide de l’armée ducale, mais, par la Loire, des renforts peuvent venir de Nantes. Dès le 13 mai, l’alerte a été donnée, l’imminence d’un mouvement de l’armée royale a conduit le duc à ordonner à Guillaume Calon de choisir au « quartier » du Croisic, le plus grand nombre de « bons combatans » que se peut, au moins « jusqu’au nombre de 600 », et de les mener à Nantes, mais le mandement n’est signé que le 14 mai70, date à laquelle la mobilisation est étendue : le duc ordonne la mobilisation de « tous les nobles, ennobliz, frans archiers, esleuz, et autres subgectz aux armes » afin de marcher sur Ancenis et faire lever le siège71. La place est fortifiée ; elle dispose de nombreux et bons combattants ; elle est bien pourvue en artillerie, en munitions, en vivres. Elle paraît pouvoir faire face (Jaligny, Bouchart), « long temps » même selon Bouchart.

37 Pour La Trémoille, dont l’armée est sensiblement renforcée depuis la prise de Châteaubriant, investir la place impose d’interdire son accès par terre, mais également par le fleuve, car c’est sans doute par cette voie que, dans la nuit du 14 au 15 mai, 200 hommes conduits par Jacques Le Moyne viennent renforcer les défenseurs de la place. Pour cela, La Trémoille réclame des « bateaulx platz » que le roi s’engage à lui fournir, bien que celui-ci juge qu’ils ne sont pas satisfaisants pour faire face à des « barques de mer » (équipées en « galiotes »)72. D’autre part, La Trémoille sait gagner à la cause royale Guillaume de Malestroit, seigneur d’Oudon, place forte sur la Loire, à l’aval d’Ancenis73. Le blocus fluvial est rapidement efficace : outre l’usage des bateaux qui font sans doute barrage, le recours au guet et à l’artillerie fait que, dès le 16 mai, La Trémoille indique que les galiotes venues d’Oudon ont fait demi-tour, sans qu’il puisse savoir si c’est de « paour » ou pour se renforcer. Aussi réclame-t-il au roi « force basteaulx74 », ainsi qu’à partir d’Angers et des Ponts-de-Cé des « manteaulx a bombarde

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et autre suite d’artillerye », du foin et de l’avoine75, renforts destinés à hâter le cours des choses.

38 Ancenis est investie. Rapidement, l’artillerie est mise en action et des « approches » sont conduites. Dès le 16 mai, La Trémoille estime avoir pris l’ascendant sur les assiégés et les avoir « mis en si grant sugection qu’ilz n’osent plus tirer comme ilz avoient accoustumé76 ». L’artillerie est déterminante. Outre la quantité des tirs déclenchés – le château est « batu d’artillerie autant que cent ans a fut chasteau » (Bouchart) –, ceux-ci sont d’une redoutable efficacité. Jaligny signale l’usage, entre autres, de « bastons de nouvelle fabrique en forme de serpentines, qui faisoient des passées incroyables ». Ces canons sont sans doute à rapprocher de ceux décrits, la même année, par un espion de Ferdinand d’Aragon, comme étant une nouvelle catégorie de canon : long de 2,10 mètres, lourd de 3 000 livres, tirant des boulets de fer de 60 à 80 livres, recevant des charges de poudre de 25 à 30 livres, et placés sur des affûts à roues et utilisés pour le tir en brèche77. Selon Jaligny, cette artillerie dépasse en force celle que les rois de France ont jusqu’alors possédée. Aussi, en moins de quatre jours, il ne demeure ni muraille, ni fortification « en son entier » (Jaligny).

39 Des sondages archéologiques confirment en partie ces assertions. En 2004, dans une zone très remblayée qui occupe une vaste surface à l’est de la grande cour face à la Loire, dans l’angle sud-est de celle-ci, on a exhumé deux murs arasés dont l’un porte une cheminée, et l’autre se situe sous un remblai de 3 mètres d’épaisseur. Des éléments retrouvés dans ce remblai attestent d’une construction du bas Moyen Âge. Leur disposition en couches, associée à l’absence de niveau d’abandon entre le sol et le remblai, caractérise un effondrement, sans doute dû à un bombardement, ce que paraît confirmer la présence de soixante-dix boulets de canons (de trois types de calibre, 6, 8 et 10 centimètres) retrouvés à l’interface des matériaux de démolition et du sol. Ces boulets pourraient provenir d’un tir de brèche pratiqué par une batterie battant le front du château, sans l’on puisse exclure qu’ils proviennent d’un arsenal tombé au sol lors d’un effondrement du bâtiment78.

40 Bientôt, les assiégés ne peuvent plus s’appuyer sur aucune défense tenable et ne peuvent, ni réagir face à l’assaillant, ni l’« endommager » (Jaligny). Si on ajoute que des dissensions internes naissent du fait que « dedans y avoir gens de diverses nacions difficiles à accorder ensemble » (Bouchart), l’issue du combat est la reddition de la place qui intervient le 19 mai79.

41 La ville, le château, l’artillerie et les munitions sont remis au roi. Les habitants et les gens d’armes sont laissés en liberté, beaucoup de ces derniers gagnent Nantes (Jaligny) ; seuls quelques-uns sont gardés en otages pour être échangés. Mais les lieux ne sont pas traités comme précédemment à Châteaubriant : « tous les biens de la Place furent distribuez aux Capitaines, et autres de l’Armée du Roy » (Jaligny), sans que l’on sache si « la plus part du bon meuble » du maréchal de Rieux que l’on dit caché à Ancenis est trouvé80. Le roi entend punir le seigneur de la ville, le maréchal de Rieux, principal coupable à ses yeux du revirement de l’aristocratie bretonne en décembre 1487.

Retour sur les sièges

42 Ainsi, tant à Châteaubriant qu’à Ancenis (et plus tard à Fougères et à Saint-Malo), la place tombe en peu de temps. Selon Jaligny, la rapidité du dénouement provoque surprise et stupeur dans le camp ducal. Selon ce chroniqueur, après la prise de

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Châteaubriant, les envoyés du duc de Bretagne et du duc d’Orléans, présents à la Cour du roi sous prétexte de négociations, refusent d’y croire dans un premier temps, puis, assurés du fait, ils en sont « fort troublez », tout comme les ducs de Bretagne et d’Orléans qui, après la prise d’Ancenis, ne savent plus à qui se vouer, ni trouver de remède, leurs « affaires [étant] de plus en plus desesperées ».

43 Chaque fois, les sources mettent l’accent sur le rôle décisif de l’artillerie qui, à Ancenis, dispose des derniers perfectionnements techniques81. Il est impossible de préciser l’importance numérique de l’artillerie de l’armée royale. Toutefois, en 1489, c’est-à-dire quelques mois seulement après les sièges de Châteaubriant et d’Ancenis, un compte de l’extraordinaire de l’artillerie fait connaître la « bande d’artillerie de Basse-Bretagne ». Au début de 1489, elle comprend au moins trente-sept canonniers, trente et un aides- canonniers et jusqu’à quarante-sept spécialistes « servans continuellement » ; la bande d’artillerie emploie encore une moyenne de 100 pionniers et de 250 charretiers conduisant 800 chevaux. Au total, elle regroupe, en pleine période d’activité, de 750 à 800 hommes disposant de quarante-trois pièces : dix-sept canons, neuf couleuvrines, deux couleuvrines moyennes et quinze faucons. Destinée à appuyer la bande d’artillerie de Basse-Bretagne, celle des « lisières de Bretagne » est constituée en avril 1489 à Angers, avec du matériel entreposé dans cette ville. Elle se compose au minimum de vingt canonniers, sept aides-canonniers, dix charpentiers, un déchargeur, un forgeur, un charron et un tonnelier, cent pionniers et une soixantaine de charretiers disposant d’environ 200 chevaux. Ces hommes disposent de trente et une pièces : quinze gros engins – dont sept canons – et seize faucons. Ces chiffres ne sont qu’indicatifs, les bandes d’artillerie ne sont pas d’authentiques régiments d’artillerie : pour une campagne, il est réuni du matériel, du personnel et des chevaux provenant de diverses places qui sont, la campagne terminée, à nouveau dispersés82.

44 À une époque où la conduite de la guerre consiste encore essentiellement à assiéger des places fortes, en raison du caractère progressif des évolutions de l’artillerie, en Bretagne, le pouvoir ducal s’est montré attentif aux progrès réalisés, aux conséquences militaires qu’ils engendrent, et il a réagi en conséquence. D’abord, il s’est équipé en artillerie de place qui seule ici nous occupe. Du point de vue quantitatif, l’effort est remarquable : en 1487, Nantes et Rennes ont respectivement 291 et 343 pièces d’artillerie, même si cette artillerie de place reste disparate car des pièces anciennes voisinent avec d’autres plus modernes83. D’autre part, les fortifications ont été adaptées : mise en place de fortifications avancées, basses et dotées d’artillerie (boulevards) ; tours d’artillerie massive en forme de U, alors que les tours plus anciennes sont dotées de canonnières permettant des tirs rasant destinés à protéger les abords des courtines84. On aurait tort de considérer que les efforts déployés sont illusoires et que les fortifications bretonnes sont obsolètes, structurellement incapables de faire face85.

45 Cependant, si dans le « dialogue entre le boulet et la cuirasse », la solution défensive face au canon moderne, que constitue le bastion, n’est pas encore aboutie, si l’avantage momentané est aux moyens d’attaque et si l’artillerie de l’armée royale dispose d’une supériorité technique86, l’artillerie n’est pas à même, à elle seule, d’assurer le succès comme le montre l’échec de l’armée royale, en juin 1489, en Flandre, devant Nieuport. Aussi, d’autres éléments sont à prendre en considération. Ils se trouvent dans la conduite des sièges par La Trémoille. Ceux-ci sont préparés avec soin. L’état de la place assiégée est connu : pour Ancenis, le roi est même en possession du rôle des

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défenseurs87. L’investissement de la place établit un blocus total, ce qui laisse les forces qui pourraient se porter à son secours sans nouvelles, empêche leur mise en alerte, et interdit une modification de leur stratégie : attendre que les assiégeants s’usent, dépensent le maximum de munitions afin que, rendus plus vulnérables, il soit possible de faire pression sur eux et de provoquer la levée du siège. La Trémoille sait encore user de la surprise : Ancenis est atteint après une marche de nuit, l’artillerie peut alors mener son approche sans être inquiétée. Il fait encore appel aux hommes du génie militaire : pour le siège de Châteaubriant, on peut envisager leur intervention dans l’étang de la Torche. D’autre part, La Trémoille veille méticuleusement à se donner les forces suffisantes (hommes, matériel, munitions et ravitaillement en vivres) pour mener à bien son entreprise. Enfin, il utilise la nouvelle doctrine d’emploi de l’artillerie que des textes postérieurs révèlent, et à laquelle Jaligny fait allusion. Celle-ci est fondée sur la mobilité et l’usage combiné de pièces de divers calibres88. Aussitôt qu’une brèche assez grande est formée, on donne l’assaut. Une telle doctrine instaure un rapport de force tel que, chez les assiégés, la fièvre obsidionale débouche sur une alternative : soit composer à des conditions « honorables », soit subir l’assaut et ses conséquences (massacres, destructions, pillages).

46 L’efficacité nouvelle de l’artillerie et de son utilisation, l’importance des forces assiégeantes et leur détermination, la qualité du commandement de La Trémoille expliquent la prise rapide des places de Châteaubriant et d’Ancenis.

Le démantèlement des deux places et la « frontière »

Le démantèlement des places

47 Une fois prises d’assaut, les places de Châteaubriant et d’Ancenis sont démantelées. Pour Châteaubriant, le roi justifie ce démantèlement par le fait qu’en raison des dégâts subis lors le siège, la place est désormais difficile à garder. Dès le 24 avril, il ordonne d’abattre le château89. Le 6 mai, le roi s’étonne de la longueur des travaux et conseille de faire appel à la main-d’œuvre des « frans archiers et de toutes gens90 ». Le 8 mai, La Trémoille assure que le travail est mené avec « la plus grant diligence qu’il est possible » par les francs archers et les pionniers91. La démolition paraît importante et Malet de Graville assure à La Trémoille qui lui a écrit que Françoise Dinan ne s’en « resjoyra » pas : « je le croiroye bien car il y a longtemps qu’elle n’avoit point eu en sa maison de telz mesnagiers92 ». Les destructions concernent également la ville, rasée et dépeuplée selon Jaligny ; mais il semble bien qu’il faille suivre Bouchart lorsque celui-ci fait état d’une entreprise moins systématique : la démolition n’ayant affectée que plusieurs « endroictz », du château, des tours et des murs de la ville. Ajoutons qu’une mention indique que le château a été « miné93 ».

48 En fonction de l’état des lieux, du château et de ses abords, et de la ville close au XVIe siècle, on peut admettre que le démantèlement ordonné par le roi a détruit l’enceinte et les ouvrages défensifs liés aux deux fossés et à la porte de Jovance, à l’est et au sud du château. D’autres démolitions, totales ou partielles, sont plus hypothétiques, mais probables : la porte de la haute cour ouvrant sur la « Grant Rue » de la ville close, la porte des Champs et une partie de la courtine nord du baile. Pour la ville close, la destruction la plus importante concerne sa principale porte : la porte Saint-Nicolas94.

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49 Concernant Ancenis, le 20 mai 1488, Malet de Graville fait état de la volonté du roi d’abattre rapidement la place, en appelant pour mener ce travail des hommes d’Angers « et de toute ceste lizière », et de telle manière qu’elle soit désormais « mal aisée à remparer95 ». Le 4 juin, le roi insiste pour que la destruction du château soit totale : « faictes y besongner en telle maniere que le tout soit si bien rasé et comblé qu’il n’y faille plus retourner, et que inconvenient n’en advensist a nous, ne a noz subgectz96 ». Jaligny précise que la place est « toute rasée » et que les fossés, tous taillés dans le roc, sont comblés. Quant à Bouchart, il assure que la ville est « abatue et ruee jus, tant maisons et tours que autres ediffices d’icelle, tellement qu’il n’y demoura riens fors les matieres dont elle avoir esté bastie et composee ».

50 La destruction est manifestement menée de façon plus systématique à Ancenis qu’à Châteaubriant. Une telle différence de traitement est à attribuer à la volonté du roi de punir de façon exemplaire la trahison du maréchal de Rieux97, mais ce n’est pas la seule raison comme nous le verrons ci-dessous.

Le camp de Châteaubriant

51 Dès le 24 avril, le lendemain de la capitulation de la place, le roi demande à La Trémoille de « fortiffier [son] logis » afin de n’être pas surpris par l’ennemi98. La Trémoille consacre alors beaucoup d’efforts et de temps à la réalisation d’un « camp », ce qui suscite divers commentaires du roi et de ses conseillers. Ils s’inquiètent de l’inaction de l’armée et de ses possibles conséquences, son affaiblissement, tandis que les forces ducales peuvent se renforcer99. Ils jugent les travaux entrepris disproportionnés face à la menace encourue100. Cela donne lieu à des remarques ironiques de la part du roi : « Je croy que, Dieu mercy, vous n’aurez pas besoing de faire grand fossé entre vous et eux, car il est assez a croyre qu’ilz doyvent, par raison, avoir plus grant peurs de vous que vous ne devez avoir d’eulx101 » ; ou de Malet de Graville qui rapporte que l’on dit que le camp en construction « estoit plus fort que n’estoit Chasteaubriant, et que c’estoit de l’invancyon Pierre Loys qui avoit plus de mynymes102 a la teste que n’ut jamays Alexandre103 ».

52 Il est intéressant de rapprocher ce camp de l’étude récente que Nicolas Faucherre a consacrée au boulevard dans l’angle sud-ouest du château104. Ce boulevard se développe sur 30 mètres de large et 20 de saillie. Son positionnement stratégique est à souligner, à mettre en relation avec sa construction dans un contexte bien particulier : suite à la prise de la ville, les fortifications de la place de Châteaubriant sont détruites. Ce boulevard flanque le château et son articulation avec l’enceinte de la ville close, près de la porte Saint-Michel où arrive le grand chemin d’Angers. Fait essentiel : la puissante batterie de ce boulevard couvre la ville et l’accès au château par sa principale porte ouvrant sur la Grant Rue.

53 Intérieurement, l’ouvrage présente une galerie d’escarpe, longue d’une quarantaine de mètres. Formant un boyau étroit (1,90 mètre de haut sur 0,90 de large en moyenne), cette galerie dessert treize casemates. Elle remonte à ses deux extrémités sur une fausse-braie qui constitue une terrasse d’artillerie remparée où la défense peut s’organiser. Ce dispositif défensif intègre encore un dodâne : ouvrage défensif de fond de fossé, servant à dédoubler la douve, assurant en arrière de celui-ci la possibilité d’une circulation retranchée. La galerie permet d’assurer une circulation de troupes à couvert des vues et des tirs de l’ennemi, et elle offre des feux rasants juste au-dessus du fossé,

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tout en assurant dans cette zone une défense contre la mine. Nicolas Faucherre souligne la qualité d’exécution de la galerie qu’il qualifie d’« apothéose de la galerie d’escarpe et de contremine casematée de la fin du Moyen Âge en France ».

54 Le chantier paraît avoir été commencé au lendemain de la prise de la place et de son démantèlement, l’écart entre les casemates 6 et 7 pouvant correspondre à l’emplacement du mur détruit de l’enceinte urbaine. Selon Nicolas Faucherre, la distinction typologique des casemates fait se succéder du sud vers le nord des casemates plutôt de type breton à d’autres de type français, présentant des caractéristiques qui « évoquent sans conteste les pratiques du milieu royal sous Charles VIII ». L’absence de rupture archéologique permettant de distinguer deux phases de travaux, donne à penser à un chantier continu. Au cours de celui-ci, se mettent en place des formes techniques de plus en plus modernes qui s’imposent à partir des années 1490. Ce chantier « est probablement démarré peu après la levée du siège d’avril 1488, allant en s’accélérant et s’améliorant d’un point de vue technologique105 ». Les travaux commencés peu après la prise de la place se seraient poursuivis jusqu’à la fin de la guerre d’Indépendance, voire quelques mois ensuite, sous égide royale, d’abord avec La Trémoille, puis de la garnison française ; et non bien au-delà comme le suggère Nicolas Faucherre106. La finalité d’un tel camp s’impose : il s’agit de tenir la ville, d’assurer la sécurité de la garnison face à la ville et d’éviter que la place ne puisse passer aux forces ducales, ce qui n’est plus de mise après le mariage d’Anne de Bretagne avec Charles VIII, le 6 décembre 1491.

55 Pour Ancenis, La Borderie affirme que, comme à Châteaubriant, un camp y est édifié107. Il appuie son affirmation sur une phrase de Malet de Graville, où faisant allusion à une rencontre que La Trémoille doit avoir avec le roi, il conseille à La Trémoille, en prévision de son absence, de « donner bon ordre en vostre camp et y laissez ung bon personnage ou deux a qui vous recommandez tout108 ». Dans ce contexte, le mot « camp » renvoie au lieu où l’armée s’est installée, et non à un ouvrage défensif. La Trémoille n’a pas construit de camp à Ancenis.

56 Sur ce point, Ancenis est traité là aussi différemment de Châteaubriant. Cette différence peut s’expliquer par plusieurs raisons. Les destructions infligées à la place d’Ancenis ont un caractère plus systématique. Un camp y aurait été plus difficile à établir puis à défendre. Charles VIII, en privant la place d’ouvrage défensif, symboliquement, lui fait perdre son statut, et punit le maréchal de Rieux. Enfin, pour le roi, la position stratégique d’Ancenis exige qu’il n’y ait plus de place forte entre le duché et le royaume, le roi et ses sujets.

De la frontière109

57 Avec la prise d’Ancenis s’achève une phase de la guerre. Une trêve est signée le 1er juin. L’armée royale quitte Ancenis le 17 juin et gagne Martigné-Ferchaud où elle se trouve le 20 juin110. Revenant sur cette série d’opérations en avril-mai 1488, le 20 mai, Malet de Graville salue le « bon exploit » accompli par La Trémoille. Il en précise la portée, « qui est d’avoir gecté la frontiere si loing des pays du Roy111 ». De son côté, le 27 mai 1488, dans une lettre adressée au parlement de Paris, le roi assure que la démolition des places est à même d’assurer « la frontiere de nous et de noz pays et subgestz, […] en maniere que desormais noz ennemys ne se y puissent retirer, et que de ce cousté n’ait

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place fort nous tenant frontiere plus prouchaine que la ville de Nantes, qui puisse grever nosdicts subgectz112 ».

58 La Trémoille, qui, rappelons-le, porte le titre « lieutenant général en notre armée et marche de Bretagne », a donc fait reculer la frontière. À l’échelle du territoire envisagé dans cette étude, le terme de frontière n’apparaît dans le discours royal que dans un contexte de d’affrontements113 et ou de guerre.

59 À la même époque, la remarque vaut aussi du côté breton. En cette fin de Moyen Âge, la limite entre le duché et le royaume se trouve englobée dans les Marches114. Ainsi, le 16 juillet 1488, une sauvegarde générale donnée aux marchands angevins et poitevins évoque le territoire situé en Anjou, « tout au long de la lisiere de nostre pays », dont les limites peuvent se suivre en raison des paroisses citées115, alors que des places fortes situées en arrière de celles-ci prennent la qualification de « places des frontières116 » dans un contexte d’affrontement.

60 Dans le territoire envisagé, dans le cadre d’espaces clairement délimités, les limites existantes entre le duché et le royaume acquièrent, à un moment donné, en période de tension ou de guerre, la qualification de frontière117. Cette frontière varie au gré des événements militaires. Le vainqueur peut réorganiser la défense d’une place comme à Châteaubriant, ou repousser très au-delà la frontière, résultat acquis par la destruction de la place d’Ancenis. D’autres événements politiques peuvent aboutir à un résultat analogue comme le montre le devenir du camp de Châteaubriant édifié par La Trémoille. L’efficacité militaire de cet ouvrage est en effet de courte durée. Le contexte de paix118, assuré par les mariages de la duchesse Anne, puis l’acte d’union de 1532 n’exigent plus la présence de places. Châteaubriant peut reconstruire son château, ses portes et son enceinte. La reconstruction de la porte Saint-Michel, mentionnée en 1541, limite désormais l’efficacité tactique du boulevard. Le château, que le camp de La Trémoille séparait de la ville dans un contexte de défiance, renoue des liens avec elle. Mais, si la ville retrouve, avec sa parure urbaine, les attributs symboliques de la ville, comme Ancenis, elle n’est plus une place forte119. Si des limites (dont les fonctions sont d’ordre administratif, judiciaire, fiscal…) subsistent entre le duché et le royaume, la frontière est désormais reportée au littoral du duché120.

61 Le dossier concernant les places de Châteaubriant et d’Ancenis en 1487 et 1488 donne à voir un emboîtement de limites, seigneuries, duché de Bretagne et royaume de France, dont le tracé est précis. En cette fin de Moyen Âge, la limite entre le duché et le royaume se trouve englobée dans les Marches. Ce n’est qu’en temps de tension et plus encore d’affrontement entre le duché et le royaume que cette limite devient une frontière. Les événements militaires font varier son tracé : selon le roi, le démantèlement de la place d’Ancenis le repousse jusqu’à Nantes, seule place importante existante au-delà d’Ancenis. Les mariages royaux de la duchesse Anne puis l’acte d’union provoque la fin du camp de Châteaubriant et la non-réactivation de la place d’Ancenis. Si ces villes retrouvent une parure urbaine, elles ne sont plus des places fortes. La frontière est reportée au littoral du duché.

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NOTES

1. LA TRÉMOILLE, Louis de, Correspondance de Charles VIII et de ses conseillers avec Louis II de La Trémoille pendant la guerre de Bretagne, 1488, Paris, 1875, réimp., Genève, Mégariotis, 1978, n° 87, p. 104.

2. Récit classique par LA BORDERIE, Arthur, Louis de la Trémoille et la guerre de Bretagne en 1488 d’après des documents nouveaux et inédits, Paris, H. Champion, 1877, p. 19-28 ; CINTRÉ, René, Les marches de Bretagne au Moyen Âge : économie, guerre et société en pays de frontière, XIVe-XVe siècles, Pornichet, Éditions Jean-Marie Pierre, 1992, p. 150-151 ; VISSIÈRE, Laurent, « Sans poinct sortir hors de l’ornière. Louis II de la Trémoille (1460-1525), Paris, H. Champion, 2008, p. 81-85. 3. Sur Châteaubriant : MARTINEAU, Jocelyn, « La fouille récente de la chapelle castrale du château de Châteaubriant », Bulletin de la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique, t. 143, 2008, p. 90-92 ; FAUCHERRE, Nicolas, « Deux ouvrages d’artillerie construits à Châteaubriant après 1488, ostentation ou nostalgie ? », ibid., t. 147, 2012, p. 155-188 ; BOUVET, Christian, GALLICÉ, Alain, « Les jardins et le parc du château de Châteaubriant de la fin du XVe siècle à la veille de la Révolution », ibid., t. 149, 2014, p. 123-155. Sur Ancenis : MARTINEAU, Jocelyn, ARTHUIS, Rémy, « Un château en bord de Loire : archéologie au château d’Ancenis », dans SAULCE, Anne de, SERNA, Virginie, et GALLICÉ, Alain, Archéologies en Loire. Actualité de la recherche dans les régions Centre et Pays- de-la-Loire, Æstuaria, cultures et développement durable, n ° 12, 2007, p. 273-295. 4. L’exposition « Les Marches de Bretagne, les frontières de l’histoire » présentée au château de Châteaubriant, de juin 2009 à octobre 2010, a été suivie d’un colloque international les 30 septembre, 1er et 2 octobre 2010, dont les communications ont été publiées dans : CATALA, Michel, LE PAGE, Dominique, MEURET, Jean-Claude, Frontières oubliées, frontières retrouvées. Marches et limites anciennes en France et en Europe, Enquêtes et documents, t. 41, 2011. 5. Mise au point récente : LE PAGE, Dominique, et NASSIET, Michel, L’union de la Bretagne à la France, Morlaix, Skol Vreizh, 2003, p. 15-103. 6. ARGENTRÉ, Bertrand d’, Histoire de Bretagne, des roys, ducs, comtes et princes d’icelle, Rennes, Jean Vatar et Julien Ferré, 1668, p. 654. 7. Mise au point récente sur cette querelle : CLUZEL, Jean, Anne de France, fille de Louis XI, duchesse de Bourbon, Paris, Fayard, 2002, p. 79-90. 8. LABANDE-MAILFERT, Yvonne, Charles VIII en son milieu (1470-1498) : la jeunesse au pouvoir, Paris, Klincksieck, 1975, p. 70. 9. Liste dans : GUILLAUME, Gwenaël, Les Rieux. Une famille de la haute noblesse bretonne aux XIVe et XVe siècles, dactyl., thèse de doctorat d’histoire médiévale, Université de Nantes, 2000, p. 380. 10. BOUCHART, Alain, Grandes croniques de Bretaigne, texte établi par AUGER Marie-Louise et JEANNEAU, Gustave, sous la direction de Bernard GUENÉE, 3 vol., Paris, 1986, 1998, t. II, p. 474-476.

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11. LA BORDERIE, Arthur de, continué POCQUET, Barthélemy, Histoire de Bretagne, 6 vol., Rennes, J. Plihon et L. Hommay, 1898-1914, réimp. Mayenne, J. Floch, 1975, t. IV, 1906, p. 532. 12. BOUCHART, Alain, op. cit., t. II, p. 478.

13. LA BORDERIE, Arthur de, POCQUET, Barthélemy, op. cit., t. IV, p. 530 ; CINTRÉ, René, op. cit., p. 146. 14. LEGUAY, Jean-Pierre, MARTIN, Hervé, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale, 1213-1532, Rennes, Ouest-France, 1982, p. 404. 15. GUILLAUME, Gwenaël, op. cit., p. 362. 16. Entre autres, Les Principautés au Moyen Âge, actes du 4e congrès de la SHMESP, Bordeaux, 1973 ; KERHERVÉ, Jean, Histoire de la France : la naissance de l’État moderne, 1180-1482, Paris, Hachette, 1998, p. 195-219 ; DEMOTZ, Bernard, Les principautés dans l'Occident médiéval : à l'origine des régions, Turnhout, Brepols, 2007 ; OUDART, Hervé, « Prince et principat durant l’Antiquité et le Moyen Âge : jalons historiographiques », dans OUDART, Hervé, PICART, Jean-Michel et QUAGHEBEUR, Joëlle, Le prince, son peuple et le bien commun : de l’Antiquité tardive à la fin du Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 7-52. 17. MOAL, Laurence, L'étranger en Bretagne au Moyen Âge : présence, attitudes, perceptions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008. 18. LOBINEAU, Gui-Alexis, Histoire de Bretagne, 2 vol., Paris, Vve F. Muguet, 1707, réimp., Paris, Éditions du Palais-Royal, 1973, t. I, p. 712.

19. Voir le développement dans : BOUCHART, Alain, op. cit., t. II, 442, 444-446, 452-453, 457, 472-473 ; GALLICÉ, Alain, « Les guerres franco-bretonnes aux XIVe et XVe siècles d’après les Grandes croniques de Bretaigne d’Alain Bouchart », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. LXXXVII, 2009, p. 60-64. Bien entendu, Louis d’Orléans n’est pas désigné par Bouchart comme mauvais conseiller, il n’en peut être autrement car le chroniqueur écrit à la demande d’Anne de Bretagne, reine de France et épouse de Louis XII, précédemment Louis d’Orléans. 20. CASSARD, Jean-Christophe, « La patriotisme breton au Moyen Âge », dans : COATIVY, Yves, GALLICÉ, Alain, HÉRY, Laurent, LE PAGE, Dominique, Jean-Christophe Cassard. Historien de la Bretagne. Sainteté, pouvoirs, cultures et aventures océanes en Bretagne(s) (Ve-XXe siècle). Mélanges en l’honneur de Jean-Christophe Cassard, Morlaix, Skol Vreizh, 2014, p. 495 et 502. 21. BOUCHART, Alain, op. cit., t. II, p. 483-484.

22. PÉLICIER, Paul, Lettres de Charles VIII, roi de France, publiées d’après les originaux pour la Société de l’histoire de France, 3 vol., 1898, Paris, t. I, n° CXIX-CXXXVIII, p. 199-226.

23. LAFFONT, Pierre-Yves, « Le château médiéval en Bretagne. Un bilan historiographique », dans : LAFFONT, Pierre-Yves (dir.), Les élites et leurs résidences en Bretagne au Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes/Société d’émulation des Côtes-d’Armor, 2014, p. 115. 24. MOAL, Laurence, « Nantes en 1487 : une ville en résistance », Mémoires de la Société historique et archéologique de Bretagne, t. LXXXVII, 2009, p. 75-98.

25. PÉLICIER, Paul, op.cit., t. II, n° CCXXXV, p. 25.

26. BOUCHART, Alain, op. cit., t. II, p. 486.

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27. PÉLICIER, Paul, op.cit., t. II, n° CCXXXV, p. 26-27 : BOUCHART, Alain, op. cit., t. II, p. 486-487. 28. Arch. dép. de Loire-Atlantique, B 11, f° 82-82 v°. Si l’acte est transcrit en long, le quantième du mois de décembre est laissé en blanc. L’acte est enregistré le 29 décembre. 29. LA BORDERIE, Arthur de, POCQUET, Barthélemy, op. cit., t. IV, p. 542.

30. GODEFROY, Théodore, Histoire de Charles VIII, roy de France, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1684, pièces p. 573-574, 22 janvier et 20 août 1488. 31. PÉLICIER, Paul, op.cit., t. II, n° CCXXXV, p. 24-28.

32. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 201, p. 223-225 ; le mot « marche », au singulier ou au pluriel, est le seul employé pour désigner la zone où s’exerce le pouvoir du lieutenant général du roi. 33. Sur cette place et ses aménagements liés à son rôle militaire dans le dispositif de l’armée royale, MEURET, Jean-Claude, « Pouancé (Maine-et-Loire), ou la constitution d’une ville castrale entre Bretagne et Anjou du XIe au XIXe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 119/2, 2012, p. 45-52. 34. Les réticences de La Trémoille à répondre aux demandes du roi de se porter au secours du vicomte de Rohan par une marche vers le centre de la Bretagne apparaissent dans LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit.,. n° 13, n° 15, n° 19-24, p. 12-13, p. 15, p. 19-27, 23-26 mars 1488. 35. VISSIÈRE, Laurent, op. cit., p. 82-83. 36. Arch. dép. de Loire-Atlantique, B 11, f° 132 et f° 151 v°. 37. Arch. dép. de Loire-Atlantique, B 11, f° 155 v°-156 v°. 38. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 52, p. 57, 23 avril 1488.

39. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 62, p. 71, 29 avril 1488.

40. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 60, p. 66-67, 28 avril 1488.

41. MORICE, Pierre-Hyacinthe, dom, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, 3 vol., Paris, 1742-1746, réimp., Paris, Éd. du Palais- Royal, 1974, t. III, col. 586-587.

42. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 92, p. 109.

43. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 33, p. 36, 6 avril 1488.

44. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 41, p. 45, 12 avril 1488.

45. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 46, p. 49, 16 avril 1488.

46. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 50, p. 55.

47. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., 199 lettres couvrent la campagne de 1488, du 13 mars au 17 novembre ; s’y ajoutent 36 « pièces diverses » dont l’auteur n’est pas toujours le roi et le destinataire La Trémoille. Sur l’identité des rédacteurs, mise au point de : VIENNOT, Éliane, « Gouverner masqués : Anne de France, Pierre de Beaujeu et la correspondance dite de “Charles VII” », dans L’épistolaire au XVIe siècle, Paris, Éditons de la rue d’Ulm, 2000, Cahiers V. L. Saulnier, 18, p. 185. 48. Arch. dép. de Loire-Atlantique, B 12, f° 167 v°, acte par lequel la duchesse Anne érige, en récompense des services rendus, la seigneurie de Loyaux en vicomté en faveur de Gilles de Condest.

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49. JALIGNY, Guillaume, Histoire de plusieurs choses mémorables advenues du règne de Charles VIII…, op. cit., p. 48-49. 50. BOUCHART, Alain, op. cit., t. II, p. 489.

51. PÉLICIER, Paul, op. cit., t. II, n° CCLXVII, p. 76.

52. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 26 et n° 29, p. 28 et p. 32, 29 mars et 2 avril 1488.

53. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 32 et n° 36, p. 35 et p. 39, 5 et 9 avril 1488. 54. Ce plan est réalisé à partir des sources suivantes : Bibliothèque et archives du château de Chantilly, 2 F 002 ; Arch. nat. France, 1 Q 531 ; Arch. dép. de Loire- Atlantique, C 144-145 ; Arch. mun. de Châteaubriant, BB 6, D 2 / 3 et 5, 1 O 42. Ce plan sera présenté en détail dans BOUVET, Christian, Histoire de Châteaubriant, t. I, Les Castelbriantais et leurs seigneurs, des origines (XIe siècle) à la Révolution (1789), à paraître.

55. MARTINEAU, Jocelyn, art. cit., p. 89-92.

56. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 54, p. 60, 24 avril 1488.

57. GODEFROY, Frédéric, Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes, du IXe au XVe siècle. 10 vol., Paris, F. Vieweg, 1881-1899, t. I.

58. JALIGNY, Guillaume de, op. cit., p. 51. 59. Si la porte Saint-Michel de la ville est aussi sous la protection du château, les portes Saint-Nicolas et de Couéré ne devaient pas avoir un fort potentiel défensif. 60. BOUVET, Christian, GALLICÉ, Alain, art. cit., p. 148-149.

61. Bibliothèque et Archives de Chantilly, M, IX f° 351 r°-352 v°. Jacques Chotard est l’intendant du prince pour ses terres de Bretagne et d’Anjou. 62. MORICE, Pierre-Hyacinthe, dom, op. cit., t. III, col. 586 ; LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 204, p. 227-228. 63. François de Laval récupère, quant à lui, des lettres et « meubles » de feu son père Guy XIV de Laval, LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 205, n° 206, n° 209, p. 228-229 et p. 233, 27, 28 avril et 12 mai 1488. 64. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 61, p. 69-70, 28 avril 1488.

65. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 71 et n° 208, p. 82 et p. 232, 6 et 8 mai 1488.

66. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 73, p. 85, 9 mai 1488. 67. Cette même préoccupation de vitesse opérationnelle lui fait être opposé à la trêve conclue par le roi avec le duc de Bretagne au lendemain de la prise d’Ancenis, LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 100, p. 117, 28 mai 1488.

68. JALIGNY, Guillaume de, op. cit., p. 49-50 ; BOUCHART, Alain, op. cit., t. II, p. 488-489, qui place curieusement la prise d’Ancenis avant celle de Châteaubriant. 69. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 80, p. 96-97, 15 mai 1488. 70. Arch. dép. Loire-Atlantique, B 11, f° 180 v°, en date du 13 et scellé le 14. 71. Arch. dép. de Loire-Atlantique, B 11, f° 181. 72. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 80, p. 97, 15 mai 1488.

73. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 210 et n° 95, p. 234 et p. 112-113, 16 mai et 25 mai 1488. 74. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 210, p. 234.

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75. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 80 et n° 210, p. 97 et p. 234, 15 et 16 mai 1488.

76. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 210, p. 234.

77. CROUY-CHANEL, Emmanuel de, Canons médiévaux : puissance de feu, Paris, Rempart, 2010, p. 99. 78. MARTINEAU, Jocelyn, ARTHUIS, Rémy, art. cit., p. 280-284 et 294.

79. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 85, p. 101-102, 20 mai 1488.

80. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 90, p. 107, 21 mai 1488.

81. CROUY-CHANEL, Emmanuel de, op. cit., p. 90-100 et p. 106-110.

82. CONTAMINE, Philippe, art. cit., p. 240-241.

83. ARMIDE, Aurélien, « Les comptes et inventaires d’artillerie de Nantes (1457-1496) », dans PROUTEAU, Nicolas, CROUY-CHANEL, Emmanuel de, FAUCHERRE, Nicolas, Artillerie et fortification, 1200-1600, Rennes, PUR, 2011, p. 173 ; CINTRÉ, René, « La perception de la frontière bretonne au XVe siècle d’après les comptes de miseurs de la ville de Rennes », dans CATALA, Michel, LE PAGE, Dominique, MEURET, Jean-Claude (dir.), op. cit., p. 133.

84. Entres autres, MARTINEAU, Jocelyn, « Les tours à canon du duché de Bretagne au XVe siècle », dans PROUTEAU, Nicolas, CROUY-CHANEL, Emmanuel de, FAUCHERRE, Nicolas, op. cit., p. 199-214. 85. Le témoignage des textes – souvent invoqué – est trompeur, tant il est vrai que les fortifications sont un investissement pour les villes, et que, pour les édiles municipaux, les déclarer en mauvais état, est une façon de solliciter le pouvoir ducal à engager des travaux (qui s’imposent sans doute), mais surtout à obtenir le renouvellement d’une délégation de levée d’impôts (billots) gage d’un pouvoir municipal, CONTAMINE, Philippe, « Les fortifications urbaines en France à la fin du Moyen Âge : aspects financiers et économiques », Revue historique, n° 527, 1978, p. 23-49. Michael Jones a réagi vigoureusement aux allégations négatives portées sur l’état militaire de la Bretagne à la fin du Moyen Âge : « Il est tout à fait paradoxal, voire pervers, que certains historiens reconnaissent volontiers, que les troupes bretonnes ont apporté une contribution importante au renouveau militaire de la France des Valois (conclusion banale depuis Cosneau), mais affirment littéralement que les mêmes troupes étaient sous le commandement du duc, inefficaces, désorganisées, ou, pire encore démoralisées », JONES, Michael, « L’armée bretonne 1446-1491 : structures et carrières », dans CHEVALIER, Bernard, CONTAMINE, Philippe (dir.), La France de la fin du XVe siècle : renouveau et apogée. Économie, pouvoirs, arts, culture et conscience nationales, Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 161. 86. L’artillerie française est alors l’objet de commentaires élogieux ; relevons, entre autres, ceux les ambassadeurs florentins à la veille du départ de Charles VIII pour les guerres d’Italie (1494), CONTAMINE, Philippe, art. cit., p. 22-23.

87. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 80, p. 97, 15 mai 1488.

88. CROUY-CHANEL, Emmanuel de, op. cit., p. 100-105.

89. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 54, p. 60.

90. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 71 et n° 72, p. 84 et p. 85.

91. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 208, p. 231.

92. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 76, p. 89, 9 mai 1488.

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93. BnF, fr. 22331, p. 213. 94. Les deux fossés à l’est et au sud du château vont être réemployés lors de la création des grands jardins du château, sous Jean de Laval et Anne de Montmorency, pendant la première moitié du XVIe siècle. Ces douves, élément « répulsif » de défense passive et de protection du château, deviennent des canaux et des miroirs, conservant une valeur symbolique et devenant un ornement. BOUVET, Christian, GALLICÉ, Alain, art. cit. p. 146.

95. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 87, p. 103.

96. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 108, p. 125.

97. PÉLICIER, Paul, op. cit., n° CCLXI, p. 68, 27 mai 1488.

98. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 54, p. 60.

99. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 60 et 63, p. 67 et p. 73, 28 et 29 avril 1488.

100. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 61, p. 69, 28 avril 1488.

101. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 62, p. 71, 29 avril 1488. 102. Pierre Loys, sr de Valten, est un maître d’hôtel du roi, qui a été chargé de conduire les bandes suisses à l’armée de La Trémoille. Mynymes semble l’opposé et la parodie de maximes. Alexandre, grand capitaine avait en tête des maximes de guerre ; Pierre Loys, petit capitaine, n’avait que des minimes, c’est-à-dire de très petites idées et de très médiocres inventions, LA BORDERIE, Arthur de, op. cit., note 2, p. 24.

103. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 63, p. 73, 29 avril 1488.

104. FAUCHERRE, Nicolas, art. cit., p. 155-178.

105. FAUCHERRE, Nicolas, art. cit., p. 177.

106. FAUCHERRE, Nicolas, art. cit., p. 188, « au moins jusqu’à la mort de la duchesse Anne en 1514 ». 107. LA BORDERIE, Arthur de, op. cit., note 2 p. 28.

108. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 115, p. 130, 8 juin 1488.

109. Mise au point sur ce mot : GUERREAU, Alain, « Frontière », dans GAUVARD, Claude, LIBERA Alain de, ZINK, Alain, Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 565-566, et bibliographie. Et plus récemment : MOAL, Laurence, « Dans le royaume ou en marge : les frontières des principautés (XIIIe-XVe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 121/2, 2014, p. 47-81 et bibliographie. 110. LA BORDERIE, Arthur de, op. cit., p. 32. 111. Cf., note 1. 112. PÉLICIER, Paul, op. cit., t. II, n° CCLXI, p. 68-69. 113. Le terme est employé aussi par le roi lorsqu’il évoque les places « en la frontière de Bretaigne » qui seraient « vuydes », dont il convient de les garnir en hommes, LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 71, p. 83, 6 mai 1488. Sur ce mot et du point de vue du roi : GAUVARD, Claude, « L’opinion publique aux confins des États et des principautés au début du XVe siècle », dans : Les Principautés au Moyen Âge, op. cit., p. 128-136.

114. CASSARD, Jean-Christophe, « La gestation médiévale d’une frontière de mer observée depuis la Bretagne Armorique », dans CATALA, Michel, LE PAGE Dominique et MEURET, Jean-Claude (dir.), op. cit., p. 114. 115. Arch. dép. de Loire-Atlantique, B 11, f° 240-240 v°, 16 juillet 1488.

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116. LA TRÉMOILLE, Louis de, op. cit., n° 101, p. 118, 28 mai 1488, lettre de l’archevêque de Bordeaux à La Trémoille qui évoque l’envoi du prince d’Orange pour s’enquérir de violences faites à Saint-Hilaire et Ernée par les troupes ducales. 117. Une étude systématique du vocabulaire prenant en compte des espaces plus vastes et des durées plus importantes reste à entreprendre. 118. Opinion différente dans FAUCHERRE, Nicolas, art. cit., p. 188. 119. L’étude de la tour du Four banal de Châteaubriant, menée par Nicolas Faucherre, montre que cette tour « ne laisse pas présager de l’intervention d’un ingénieur au fait des pratiques de la guerre moderne », FAUCHERRE, Nicolas, art. cit., p. 178-188.

120. NIÈRES, Claude, « La Bretagne province frontière, quelques remarques », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. LXVIII, 1981, p. 183 ; CASSARD, Jean- Christophe, « Frontière de mer et marine ducale : l’exemple breton. Fin XVe-début XVIe siècle », dans BOIS, Jean-Pierre (dir.), Défense des côtes et cartographie historique, Actes du 124e Congrès des sociétés historiques et scientifiques, Nantes, 19-26 avril 1999, Paris, Éd. du CTHS, Paris, 2002, p. 41-44.

RÉSUMÉS

La réouverture du dossier concernant la prise des deux places fortifiées de Châteaubriant et d’Ancenis en 1487 et 1488 par le duc Louis de La Trémoille lors de la guerre d’Indépendance de Bretagne permet de préciser certains éléments du déroulement des événements (les sièges et le démantèlement de ces deux places) et de l’aspect du camp de La Trémoille à Châteaubriant. Elle permet également de s’interroger sur la notion de frontière à la fin du Moyen Âge. Ces deux villes sont situées dans la zone de marche qui sépare la Bretagne du Royaume. Ce n’est qu’en temps de tension et plus encore d’affrontement entre le Duché et le Royaume que la limite devient une « frontière ». Les événements militaires font varier son tracé : ainsi, selon le roi, le démantèlement de la place d’Ancenis le repousse jusqu’à Nantes, seule place importante existante au-delà d’Ancenis.

Reopening the dossier on the fall of the fortified towns of Châteaubriant and Ancenis to the troops of Louis de La Trémoille in 1487 and 1488 enables to understand the events that surrounded the siege and demolition of these places as well as determine the appearance of La Trémoille’s fortified camp in Châteaubriant. It is also the opportunity to discuss the concept of a frontier at the end of the Middle Ages. Both these towns were situated in the marches that separated Brittany from the kingdom. It was only during times of tension between Brittany and France, and even more so during conflicts, that the boundary became a frontier. Its course changed through military conflict and, in the eyes of the king, the demolition of the stronghold of Ancenis pushed it back as far as Nantes, the only significant fortified town beyond Ancenis.

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INDEX

Index géographique : Châteaubriant, Ancenis Index chronologique : XVe siècle

AUTEURS

CHRISTIAN BOUVET inspecteur d’académie honoraire

ALAIN GALLICÉ docteur en histoire médiévale, chercheur associé au CHRIA, EA 1163 – Université de Nantes

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Le climat de Laval au début de la Renaissance Essai de géographie historique Laval’s climate in the early Renaissance. An essay in historical geography

Jean-Pierre Marchand, Valérie Bonnardot et Olivier Planchon

« Chaque année, moissons et vendanges posent aux hommes désarmés une quête angoissante dont la réponse, de juillet à août, dépend du soleil et de la pluie des mois précédents » (François Lebrun).

1 Les « Annales et chroniques du païs de Laval depuis l’an 1480 [AS] jusqu’à l’année 1537 [AS]1 », que le notaire du comté de Laval, Guillaume Le Doyen, a rédigées, en vers de médiocre qualité, fournissent des renseignements forts précieux sur la vie lavalloise entre 1481 (NS) et 1538 (NS). Ce manuscrit est conservé aux archives départementales de la Mayenne et a été édité au XIXe siècle par M. Godbert 2. Le Doyen indique entre autres les épidémies, les malheurs des guerres ; à ce titre, il a été utilisé par H. Neveux et J. Céard dans l’ouvrage dirigé par Jean Delumeau et Yves Lequin, Les malheurs des temps3. Il a été souvent cité par les érudits mayennais du XIXe siècle et les historiens du XXe siècle4 ; la seule étude globale et récente est celle de Wan Chun Sung5.

2 À la lecture du texte, il apparaît que, pour les années de la fin du XVe siècle, le notaire a rédigé sa chronique tardivement, après 1505 selon M. Le Mené, peut-être en s’appuyant sur des notes écrites au fil du temps6 ; en effet, la structuration du texte change alors et devient plus ordonnée. Pour les vingt premières années de la chronique de Le Doyen, soit la fin du XVe siècle, le désordre de la rédaction est si prononcé que les informations sur les hivers ne peuvent être datées avec certitude (la marge d’erreur est d’un an) et la chronologie n’est pas sûre, à l’exception de quelques événements marquants comme le grand hiver de 1481 (NS). À partir des années 1501-1505 (NS), la description de l’hiver est placée à la fin du développement sur chaque année ; il devient alors beaucoup plus facile de déterminer de quel hiver il parle, c’est bien l’hiver qui clôt l’année dans le calendrier ancien style (AS)7.

3 Dans sa chronique, G. Le Doyen fait une place importante au climat ; il décrit chaque année le temps des hivers, la qualité des récoltes de blé et celle des vendanges, comme

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le montre le début du récit de l’année 1518, assez caractéristique d’un aléa hivernal et d’une vulnérabilité de printemps et d’été. Lorsque les informations météorologiques font défaut, ce qui est fréquent, les caractéristiques des saisons ont alors été déduites des appréciations sur les récoltes. « A Pasques cinq cent dix huit [sic] L’hyver en rien ne nous faillit Quant a grand vent et a grand pluye Ung temps fist qui beaucoup ennuye Char et poisson furent haut pris Mais fust bon vin de Saint Denis Fructages eurent la saison Bled assez cuilly de saison. »

4 Il nous donne ainsi une chronique régulière permettant de reconstituer l’évolution du climat sur cinquante-sept ans. Or cet aspect du travail de Le Doyen est ignoré chez Emmanuel Le Roy Ladurie8 et n’a pas été étudié systématiquement dans une optique d’évolution du climat par les historiens, sauf par Michel Le Mené qui l’utilise dans sa thèse9 comme cadre de la vie rurale en Anjou au Moyen Âge et par Alain Croix comme facteur de la démographie de la Bretagne au début de l’époque moderne. Hugues Neveux et Jean Céard citent sa description du terrible hiver 148110.

5 Rares sont les événements datés : ils ne concernent que 21 années sur les 57 de la chronique, pour 30 occurrences. Le Doyen n’a pas tenu quotidiennement un journal décrivant le temps au jour le jour, comme le fera au milieu du XVIe siècle le sieur de Gouberville11. Il note les neuf crues ayant touché les bas quartiers de Laval sur la rive gauche, avec des descriptions suffisamment précises pour que l’on puisse délimiter les débordements des crues décennales et trentennales12.

6 La mémoire de Le Doyen est très sélective pour ce qui est des événements datés avec précision. Sur les 31 cas recensés, la datation se fait d’après le calendrier religieux comme il est habituel : « grêle à la Fête Dieu » 1501, « gelées à la Pentecôte » 1502, « beau vendredi saint » 1521, orage à la Saint-Jean 1523. Il note le beau temps du 4 mai 1487 lors de l’arrivée du roi Charles VIII, et du 7 août 1487 lors de l’entrée de Guy XV à Laval, la pluie et les vents forts lors de la visite d’Antoinette du Lude le 21 septembre 1526. Il a fallu des occasions rares ou des fêtes carillonnées pour que Le Doyen les signale, ce qui suppose une sous-estimation vraisemblable de tels types d’accidents. L’expression, encore à l’honneur dans la presse de nos jours, « de mémoire d’homme » revient à plusieurs reprises sous sa plume (en 1531 par exemple). Il signale également des événements survenus à proximité de Laval qui relèvent plus de l’anecdote que de la compilation climatique : le 18 octobre 1512, « un vent brûlant comme un lutin tomba à terre le clocher d’Ahuillé sans rien blesser qu’un pauvre vicaire ». Il a connaissance des crues de la Loire à Orléans et Saumur en 1527. Comme souvent, ce sont des événements catastrophiques, des exemples de mauvais temps ou d’aléas climatiques ayant des répercussions sur l’approvisionnement des villes, sur les famines, qui sont pris en compte. On retrouve cette approche à Paris aussi bien dans le livre de raison de Nicolas Versoris13 que dans le Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François 1er14, œuvres contemporaines de celle de Le Doyen. On retrouvera cette tendance aux « vents mauvais » pour Laval dans les chroniques de Duchemin du Tertre15 et de Guittet de La Houllerie au XVIIIe siècle16.

7 Si Le Doyen fournit des données permettant une reconstitution des types de temps saisonniers, il donne peu de renseignements sur les causes des accidents

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météorologiques constatés. En 1501, « tombèrent des grêlons qu’on disait procéder de neige qui par avant ou pays d’amont [direction N-NE] avait été entre les monts » (les collines au nord de Laval ?) et en 1509, « la rousée, sans contredit du ciel d’amont si descendit ». Il invoque à la Saint-Martin 1534 « le vent de galesnes qui gela toute la contrée ». Et il se félicite en 1514 de l’existence du bocage17 : « Si n’étaient taillis et bocages, nous aurions grands froids aux naiges, toute l’année pour les grandes pluies et aussi pour les grands vents de l’année présente ».

8 De même, les recours classiques aux cérémonies religieuses18 et aux processions pour faire cesser la pluie ou le froid reviennent régulièrement. En 1508, « l’église par procession/faisait et aussi oraisons/tellement l’aout fût moult beau » et en 1509, « la rosée fût bien venue à Pâques car le peuple se disposa à recevoir Dieu ». En 1509, il note également : « Pour bien chanté dieu louanges/nous eûmes très bonnes vendanges. »

9 À partir de la chronique de Guillaume Le Doyen, le but de cet article est triple : • estimer la variabilité interannuelle du climat à Laval sur cette période de près de 56 ans, soit l’équivalent de deux normales climatiques ; • se demander si la rémission du petit âge glaciaire (PAG) due à une augmentation des températures décrite par E. Le Roy Ladurie pour la période 1480-1540 peut être observée dans l’Ouest de la France ; • aborder la thématique du risque d’origine climatique en analysant la fréquence et l’importance des crues à Laval telles que Le Doyen les a vécues.

10 Pour le géographe, le climat est une ressource naturelle dont on doit étudier le gisement19 : l’étude de la variabilité interannuelle en découle. Mais en tant qu’élément de l’infrastructure économique régionale, il nous permet, comme cela été fait pour la grande famine irlandaise20, d’aborder les relations « nature/société » à travers les conséquences des risques naturels comme les inondations. Outre ces deux objectifs, C. P. Péguy et J.-P. Marchand en ont proposé une troisième, qui est l’étude du climat vécu. C’est cet aspect de la recherche climatique qui va être au cœur de la reconstitution du climat lavallois à partir de la chronique de G. Le Doyen.

11 Elle répond au souhait d’Hervé Le Treut qui, en 2011, écrivait que « des études concernant la vulnérabilité des différents territoires à l’évolution des paramètres climatiques sont nécessaires, car ce sont les seules études qui permettront de placer les changements à venir, anthropiques ou naturels, dans un contexte interdisciplinaire large, permettant d’associer des facteurs socio-économiques ou écologiques à l’étude physique du climat21 ».

Méthodologie

12 Les propositions classiques d’E. Le Roy Ladurie22 pour la reconstitution des climats passés prennent en compte les dates de vendanges, le prix du blé, le gel des canaux et les avancées des glaciers. Quant aux mesures, la longue série des températures de Paris reconstituée par D. Rousseau23 ne commence qu’en 1676…

La qualité des sources

13 Au XVIe siècle, dans le Bas Maine, ces données sont absentes ou peu exploitables. Les glaciers, évidemment sont absents ! La Mayenne n’est pas encore canalisée et le gel est

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trop aléatoire dans le temps en climat océanique pour que les chroniques en tiennent compte. Les données des vendanges des abbayes ne sont pas disponibles car ces dernières ne produisent plus de vin et préfèrent en importer depuis l’Anjou24. Pour ces raisons, le climat de l’Ouest de la France est peu connu en comparaison de celui de l’Est ou du Bassin Parisien et ce, jusqu’au début du XVIIIe siècle. Surtout, les chroniques continues sur de longues périodes sont rares : M. Le Mené pour les décennies entre 1470 et 154025 et A. Croix sur la période 1451-1670 26 recoupent diverses sources dispersées sur la Bretagne, le Maine et l’Anjou. Le tableau dressé par A. Croix montre bien les discontinuités temporelles sur ces 220 années. Dans ces deux thèses, la seule continuité temporelle digne de ce nom est celle fournie entre 1480 et 1537 par Guillaume Le Doyen, d’où son intérêt, non seulement pour Laval mais aussi pour tout l’Ouest de la France. « Le puzzle documentaire » signalé à juste titre par E. Garnier27 auquel est confronté tout historien du climat se réduit ici à une seule chronique assimilable à un livre de raison, puzzle qu’il va falloir déchiffrer.

14 Les historiens ont tendance à considérer qu’en absence de renseignements, l’année, ou la saison, relève de la normalité climatique, sans que cette dernière soit jamais définie, et que seuls les aléas susceptibles d’obérer les récoltes sont signalés dans les livres de raison et dans les registres paroissiaux28. J.-P. Marchand (1981) a montré, à partir de la série de 139 ans de Dublin Phoenix Park29, qu’en climat océanique l’organisation des rythmes pluviométriques mensuels regroupait quatorze types d’organisation différents et que le régime moyen n’était qu’une approximation en climat tempéré océanique30.

15 Or, en l’absence de données climatiques chiffrées ou de descriptions précises, on peut cerner l’évolution du climat à partir de la qualité des récoltes et du prix des céréales. Nombre d’historiens, comme E. Le Roy Ladurie, F. Lebrun, A. Croix, tout en émettant des réserves tenant compte à la fois du contexte politique et des manipulations monétaires31, se servent des prix du blé comme marqueur du climat en utilisant des mercuriales qui sont absentes de la chronique de Le Doyen, puisque si celui-ci nous donne presque chaque année les prix du blé (figure 1), il ne s’agit que de notations personnelles, non de véritables mercuriales.

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Figure 1: Prix du blé à Laval selon Guillaume Le Doyen (écarts à la moyenne 1481-1537)

16 Outre le fait que les unités monétaires et de poids peuvent être variables d’une année à l’autre, Le Doyen nous fournit souvent deux prix. L’un d’avant la moisson traduit la rémanence de l’année précédente avec des problèmes de soudure, d’accaparement ou d’importations de Bretagne ou de Beauce : c’est donc un prix « politique ». L’autre, donné après les battages, est plus lié au climat du printemps et de l’été ; le critère choisi ici est alors la qualité de la récolte plus que sa valeur en argent. De plus, cette qualité traduit évidemment le bilan climatique des saisons qui précèdent, tout comme éventuellement l’arrivée brutale pendant la moisson d’un orage qui peut ruiner les effets d’un printemps et d’un été favorables à la croissance du blé. E. Le Roy Ladurie met en garde également sur les cas d’échaudage qui, avec des pics de chaleur au printemps, entraînent des récoltes médiocres32.

17 La courbe des prix du blé telle qu’elle a été reconstituée grâce aux indications de Le Doyen (figure 1) n’a pas servi à définir le climat, mais plutôt à vérifier a posteriori si le climat avait une part dans l’évolution des prix. Ainsi, les années 1529-1534 sont caractérisées par des cours du blé élevés quand alternent à Laval des printemps pluvieux (1531) et la sécheresse (1533) (tableau 5, infra). Mais Le Doyen souligne en parallèle la pauvreté et la disette, la peste (1530) ainsi que la guerre et l’accaparement réalisé par les bourgeois de la ville (1530) qui expliquent en partie la hausse du coût de la vie.

18 La reconstitution de séries climatiques issues de données textuelles suppose que l’on définisse le pas de temps selon lequel vont être étudiées ces séries. A. Croix a eu recours à un pas de temps mensuel33 pour sa reconstitution du climat lavallois qui utilise les informations apportées par Le Doyen. Il a défini deux classes pour les précipitations et températures : supérieure ou inférieure, supposant implicitement qu’il y avait là une sorte de moyenne vécue, perçue par Le Doyen. Mais est-ce bien le temps perçu, dominant, qui est pris en compte chez A. Croix et tel qu’a pu le vivre Le Doyen ou,

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comme le dit l’auteur en évoquant sa propre analyse : « c’est mon climat », réduit ainsi à une approche des aléas ?

19 L’autre biais chez A. Croix est de proposer le climat de Laval comme représentatif du climat de la Bretagne, surtout en prenant le mois comme unité temporelle, ce qui suppose chez l’auteur une hypothèse forte sur l’homogénéité du climat océanique de la France de l’Ouest d’une part, et de sa faible variabilité spatio-temporelle d’autre part, ce qui reste assez discutable34.

20 Pour sa part, dans son utilisation de la chronique de Le Doyen, M. Le Mené oppose les hivers froids aux hivers doux en extrapolant le climat probable de Laval à l’Anjou, mais rajoute les dates de vendanges angevines ainsi que la présence des glaces en Loire35.

Aléa hivernal et vulnérabilité de printemps et d’été

21 Si tous les ans, ou presque, Le Doyen évoque, directement ou indirectement, le climat régnant à Laval, il ne le décrit pas de la même façon pour l’hiver et les autres saisons. L’hiver est saisi par l’aléa : « Au regard de l’yver, il fist si aspre/que le peuple occist de la froidure qu’il faisoit/en nèges tout en surmontoit » ou, à l’opposé, « hyver fût assez courtois et amoureux, mout joyeux » (1507). De telles notations existent pour les autres saisons mais elles sont relativement rares par rapport à celles enregistrées pour l’hiver. Pour le printemps et l’été, ce n’est plus l’aléa qui est dominant dans les écrits de Le Doyen mais la vulnérabilité. En effet, la qualité des blés et du vin, des récoltes et des vendanges sont les critères retenus ici pour cerner la variabilité du climat : « De blé il en fut à foison Et cueilli de bonne saison Il fût aussi bon vin nouveau Et pour le peuple réjoui La chair fût à vil prix » (1492) « Avril fust maulvais garczon Si fut may car tout y gela, Vignes arbres, tout ce vola » (1517)

22 Outre les remarques sur les vendanges, les notations sur le temps et ses conséquences sont absentes de l’automne au sens où on l’entend actuellement, alors que le printemps et l’été sont bien identifiés. Mais, comme le souligne E. Le Roy Ladurie36, le début de l’hiver n’a pas la même signification climatologique qu’actuellement et cette saison commence souvent avec l’arrivée du mauvais temps. C’est ainsi que G. Le Doyen décrit en hiver de fortes précipitations et le froid à la Saint-Martin (1523), donc en novembre. L’automne est ainsi assimilé à une « saison froide » et souvent humide, et souvent intégré à l’hiver. Au risque de l’actualisme mais aussi pour pouvoir tester l’hypothèse de la rémission du petit âge glaciaire et faire des comparaisons avec des époques plus tardives, on a pris le parti ici de se caler le plus possible sur les saisons actuelles en joignant l’automne à l’hiver, étant donné la rareté des données automnales.

La mesure de l’incertitude

23 Qu’en hiver, on décrive le climat lavallois à partir de séquences de types de temps vécues, et qu’au printemps et en été on l’estime par des bilans socio-économiques, il s’agit donc essentiellement d’interprétations à dire d’expert que l’on doit estimer par un avis autorisé quant à l’exactitude de ces données. Cette question fondamentale de

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l’évaluation a été abordée par Emmanuel Garnier37 qui propose plusieurs indices sur la gravité et l’intensité des phénomènes, aléas et vulnérabilités, selon une démarche initiée par Van Engelen38, mais on peut aussi chercher à cerner l’incertitude liée à ces interprétations.

24 Si l’imprécision relève des données, l’incertitude traduit un état de doute lié à l’observateur et à la façon dont il recueille et traite les données. Or, ici, l’incertitude est double car les observateurs, les experts sont à deux niveaux. Le premier est celui de la mémoire de Le Doyen : quelles étaient ses préoccupations pour une année donnée ? Le climat était-il à ses yeux prioritaire par rapport aux autres événements de la ville, comme l’entrée du roi, les pestes ou les mystères ? Ce n’est qu’en 1481 et en 1513 que la chronique débute par le climat. Toutefois, il semble que de 1480 à 1500 environ la rédaction ait été réalisée postérieurement, au contraire de la fin de la chronique rédigée plus au fil de la plume d’oie39. Le second niveau est celui des auteurs de cet article, de leur lecture et de leur méthodologie consistant à extrapoler les qualités des récoltes du blé et celles des vendanges pour le printemps et l’été et à passer d’une séquence vécue à toute une saison pour l’hiver. Il est donc nécessaire de quantifier cette incertitude et de fournir une échelle de confiance pour chaque estimation.

25 Pour cela on a adapté sur une échelle de 1 à 5 les propositions du GIEC40 pour « l’estimation de l’incertitude des données qualitatives et fondée sur un avis autorisé quant à l’exactitude des données en employant un degré de confiance pour exprimer la probabilité qu’une conclusion est correcte ».

Tableau 1 : Degrés et indices de confiance pour des données qualitatives

Degré de confiance indice

très élevé 5

élevé 4

moyen 3

faible 2

très faible 1

26 À chaque étape de la recherche, pour chaque interprétation saisonnière, ces degrés ont été établis de façon à exprimer la double confiance exprimée vis-à-vis des écrits de Le Doyen et celle de nos propres interprétations. On les retrouve dans le tableau de synthèse en regard de chacune des évaluations saisonnières (cf. infra, Tableau 5).

Les types de temps vécus probables à Laval (1481-1537)

27 L’étude du climat de Laval pendant cette période repose sur l’analyse des types de temps, c’est-à-dire des « ambiances climatiques » vécues par une population et que l’on peut décrire par les agents du climat que sont le vent, la pluie, la température etc.

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Les types de temps hivernaux

28 L’analyse des situations hivernales décrites dans le tableau n° 2 41 pour la période 1481-1537 montre que Le Doyen nous donne des chroniques climatiques saisonnières par séquences de types de temps. Les types de temps dominants correspondent à des séquences froides ou douces, suffisamment longues pour que Le Doyen les ait vécues comme telles.

29 La succession des hivers ne se marque pas à Laval par des périodes froides continues, bien que les années 1510-1524 aient connu une séquence de ce type. Les périodes douces liées à des types de temps océanique bien connus dominent 42.

Tableau 2 : Description des types de temps hivernaux vécus et circulation atmosphérique probable (1481-1537)

Séquences de type de temps Type de circulation Occurrences Pourcentage vécus atmosphérique probable

Âpres et froids, longs sans grêle, Anticyclonique d’est et nord- T1 11 25 % neige ou pluie est

Id. mais durent au-delà de Anticyclonique d’est et nord- T2 4 9 % Pâques est

T3 Froid avec glace, pluie, neige Circulation de nord 2 5 %

T4 Neige couvrant le sol Anticyclonique avec air froid 3 4 %

T5 Froids et vents, grands vents Perturbé d’ouest, nord-ouest 1 2 %

T6 Doux et pluvieux Perturbé de sud-ouest 5 12 %

Ni trop fort ni frais, tantôt Forte variabilité. Dominante T7 2 2 % humide, tantôt sec de flux d’ouest

Variabilité moyenne. Flux T8 Assez convenable ; pas de gelées 11 25 % d’ouest/sud-ouest dominant

« Assez courtois et amoureux Anticyclonique de sud-ouest T9 moult joyeux ». Pas de gelées ni et Flux faiblement perturbé 6 14 % de crues ni de neige d’ouest.

30 Même si ce tableau n’indique pas les très grands froids, ceux qui font geler les vignes (1481, 1511) et qui sont statistiquement en bout de distribution, on peut noter que les situations de grand froid ou de beau temps sont les plus fréquentes au détriment des « situations intermédiaires ». Les types (T1, T2, T8, T9) ont, par leur intensité et leurs séquences, fortement marqué les esprits lavallois, d’autant que la fréquence de certains hivers qui perdurent au-delà de Pâques indique une probabilité décennale de subir un hiver long et dur.

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31 On touche ici une autre limite de la recherche. Le climat vécu tel qu’il est décrit par Le Doyen est celui qui a le plus frappé l’auteur et ses concitoyens, pour l’année en question et non par analyse fréquentielle des situations même perçues. Mais cette perception du climat vécu a-t-elle profondément changé depuis 500 ans ?

Les types de temps de printemps et d’été

32 Pour le printemps et l’été, la méthodologie n’est pas du même ordre, les données chiffrées étant toujours absentes. Le Doyen, contrairement à ce qu’il fait pour l’hiver, fournit peu de renseignements sur le climat vécu au printemps et en été, s’attachant plutôt à décrire des phénomènes exceptionnels datés, comme de fortes gelées ou des tempêtes susceptibles d’avoir une influence sur les récoltes.

33 Certes, certaines années particulièrement humides ou très sèches (1533) sont signalées mais le corpus est insuffisant pour qu’on puisse en tirer des conclusions sur les séquences significatives, comme cela a été le cas pour l’hiver. Par contre, les données en quantité et qualité sur les récoltes de blé et de vin sont suffisamment nombreuses pour que l’on puisse extrapoler le temps probable des saisons concernées. Pour ce qui concerne les vendanges, Le Doyen note non seulement la qualité et la quantité du vin récolté aux alentours de Laval, mais il indique aussi les importations de vin en provenance de l’Anjou ou d’Orléans, vins d’une qualité supérieure, selon ses dires, à celle du vin lavallois : « Peu en avait été cueilli/En ce pays et mal recueilly/Mais d’Orléans nous eusmes vins/Qui étaient très bons et très fins » (1496).

34 Une première phase a consisté à établir le fichier de base, sans chercher à interpréter ni simplifier le vocabulaire de Le Doyen, et à fournir une première évaluation de l’incertitude à dire d’expert. Or ce vocabulaire est riche, le choix pour Le Doyen de s’exprimer en vers n’en facilitant pas l’harmonisation ! Pour qualifier les qualités et les quantités des blés, le vocabulaire est moins varié que pour décrire la qualité du vin, sujet éminemment sensible chez lui.

Tableau 3 : Vocabulaire utilisé par Le Doyen pour décrire la qualité du vin et des vendanges

Peu de vin bonne qualité – Année fructueuse – Vins trop verts – Très bonne qualité – Bon vin nouveau – Bon vin nouveau et pas très fort – En quantité mais peu cher – Import de vin – Vin médiocre (peu de grains cueillis (très bon vin d’Orléans) Vignes grêlées en juin – Vin peu cher – En quantité et bon marché (pas d’import) – Suffisamment de vin – Bon vin de Saint-Melaine (proche Saint-Denis) – Bon vin mais peu cueilli – Bon vin en saison – Vin poussèrent mais de mauvaises qualité. Vins verts qui servent de verjus – Pauvre louange (local et d’Orléans) – Peu de vin cueilli. Bon vin de Saint-Denis – Très bonnes vendanges – Pauvres louanges – Louanges pour vendanges pas grande abondance. Cidre remplace vin – Vin commun en qualité suffisante – Vin en quantité et en saison – Vin moyen, faible récolte – Vins chers (gelées de printemps) – Bon vin de Saint-Denis – Vin de toutes les couleurs qui fait mal aux dents. Import d’Orléans – Vin et cidre grande abondance – Louange à Dieu – Peu de vin mais bien recueilli – Peu de vin de pays et médiocre – Vin et cidre à foison – Assez de vin de bonne qualité – Pauvre vin local, récolte médiocre – Import d’Orléans et Montrichard – « Non fut en vin et autre boire que vin je grippe » – Import de Fromentières – Peu de vin mais bon pour l’été. Importation du Layon.

35 Dans une deuxième phase, le vocabulaire a été harmonisé pour déboucher sur des critères climatiques homogénéisés. Toutefois la vigne a demandé une étape

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intermédiaire qui fournit déjà des indications sur le climat du printemps et surtout de l’été.

Tableau 4 : Vocabulaire harmonisé relatif à la qualité du vin et occurrences (1480-1537)

Termes descriptifs relatifs au vin Années Total

Pas de vin (gelées) 1481-1490-1517-1522-1524-1532. 6

Vin médiocre 1482-1496-1506-1511-1523-1526-1529-1535-1536-1537 10

Vin trop vert 1488-1505-1519 3

Peu mais honnête 1507 1

Vin commun 1495-1513-1515-1520 4

Bonne quantité 1483-1484-1487-1494-1498-1499-1509-1514-1524-1530 10

Bonne qualité 1491-1492-1504-1509-1528-1530-1531-1532-1534 9

Bon mais peu 1485-1486-1501-1502-1512-1521-1527 7

Bon mais pas trop fort 1493 1

Peu cher 1497 1

L’évolution saisonnière du climat à Laval (1481-1537)

36 Le tableau 5 donne l’interprétation climatique finale, assortie des indices de confiance pour chaque saison telle qu’elle apparaît chez Le Doyen.

Tableau 5 : Chronique des types de temps vécus à Laval (1481-1537) par saison (Années manquantes signalées par ‒)

Description du temps et indice de confiance (IC) par saison années HIVER IC PRINTEMPS IC ÉTÉ IC

Très froid et long Pas de raisin (Blés 1481 5 Plutôt ensoleillé 2 exportés en 0 Crue de débâcle. Bretagne)

1482 Plutôt doux 3 Humide et frais 3 Frais et humide 3

1483 Doux et peu humide 4 Humide et frais 3 Ensoleillé 4

Une alternance de temps Août ensoleillé 3 1484 perturbé et de grands 3 Plutôt ensoleillé 3 froids Été ensoleillé 3

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Chaud et humide Août sec et 1485 ‒ 3 2/3 ensoleillé

Humide 1486 ‒ 3 Sec et chaud 4 (sauf échaudage)

Chaud avec 3 1487 ‒ Ensoleillé et peu humide 3 passages humides 2 ( ?)

1488 ‒ Ensoleillé, peu humide 3 Froid et humide 4

1489 Très froid et sec 4 Humide et frais 4 Froid et humide 4

Pas de séquences froides Des gelées de printemps, 1490 3 4 ? ou très pluvieuses mais avec soleil

Ensoleillé et chaud 1491 Sec et doux 2 4 Sec et chaud 4 (sans excès)

1492 ‒ Ensoleillé et peu humide 4 Sec et chaud 4

Ensoleillé et chaud sans 1493 ‒ 4 Chaud 4 excès (pas d’échaudage)

Très humide 4 Août assez chaud 3 1494 Sec et chaud sans excès 4 Froid ( ? pesant) 2 et humide à la fin 3

Juillet sec Plutôt doux et peu 1495 3 Chaud et sec sans excès 3 humide Août humide et frais

Chaud puis orages 1496 Très humide 5 4 Sec et chaud 2 fin juin

Plutôt humide puis chaud 2 1497 Froid et sec 4 Assez chaud 3 Ou chaud et humide

1498 Froid et humide 4 Chaud sans excès 4 Chaud et sec 4

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Doux 4 1499 Chaud sans excès 4 Chaud et sec 3 et peu humide 2

Assez frais et humide ( ?) 1500 Très froid et sec 4 2 Chaud et sec 4 cf. soudure 1501

Doux 4 Chaud mais avec grêle 1501 3 Chaud et sec 4 et peu humide 3 en juin

3 Hiver doux et fort 1502 4/5 Frais et peu pluvieux ( ?) Chaud et sec 3 pluvieux 2

1503 Doux et agréable 2 Frais et humide ( ?) 2 ? XX

Chaud et très sec 1504 Doux et peu humide 3 Chaud sans excès 3 4

Juillet pourri Printemps froid et humide 3 5 1505 Doux et peu humide 4 Bels août et (mai et juin pluvieux) 4 4 septembre

5 Possibilité d’orages Froid dès la fin de Avril, mai corrects l’automne et neige ; crue 1506 5 Pluvieux en juillet 4 de débâcle et de fonte puis pluie Juin très humide 3 et août

1507 Doux et peu humide 5 Frais et humide 4 Frais et humide 4

1508 Doux et assez sec 4 Chaud sans excès 4 Chaud et sec 2

Chaud et sec, Humide puis chaud et sec 1509 Long, sec et froid 5 4 5 sans excès jusqu’à l’automne

Mai, juin, juillet : 1510 Long et froid 5 4 Beau et sec 4 chaud et sec

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Août ordinaire 2 Froid au début puis plus sans excès Long âpre et froid (Gelées chaud et sec jusqu’à la 1511 5 3 à -15°) moisson. Mais tout est retardé Octobre : correct Novembre : très 4 humide

1512 Long âpre et froid 5 Début froid et humide puis 4 Chaud et sec 4

Froid jusque 3 Pluie et vent jusqu’à mi- Chaud et assez 1513 4 vers début mai 3 janvier puis froid et sec humide. 2 Puis doux et humide

Froid en avril puis chaud Chaud et un peu 1514 ‒ 5 4 3 sans excès humide (en août ?)

1515 Doux et peu pluvieux 5 Frais et humide 4 Frais et humide 4

Ni froid, ni mauvais, Sec 1516 5 4 ‒ ni gelée, ni neige

Froid et pluvieux, Avril, mai très froids. Puis 1517 Plutôt sec et froid 3 4 4 froid et pluvieux jusqu’en automne.

2 Hiver long, humide et Avril avec temps perturbé, 1518 4 Assez chaud et sec 2 venteux en mars avril puis chaud sans excès 4

Tempêtes et pluies 4 3 Avril pluvieux 5 Hiver assez doux, au en août 1519 moins à la fin 4 Mai, juin chauds 4 Été frais 3

Sec en janvier 3 Chaud et un peu 1520 Humide et frais 3 4 humide (août) Humide en mars 4

Chaud et sec Ni trop froid, ni trop 1521 2/3 Frais et humide (Blé ?) 2 4 humide Septembre beau

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Fin d’automne doux 3

1522 Peu humide et chaud 4 Plutôt beau 2 Puis très froid en janvier avec neige 4

Humide et froid 1523 ‒ Frais et humide 3 5 depuis la moisson.

Chaud et sec avec orage 4 1524 Précoce. Plutôt froid 2 Humide et frais 4 (échaudage ?) 2

Ni trop chaud, ni trop 1525 5 Chaud sans excès 3 Chaud et sec 5 froid.

Chaud Ni trop chaud, 1526 5 Ensoleillé et peu humide 4 2 Chaud et humide ni trop froid en septembre ( ?)°

Doux 4 Chaud et sec sauf 1527 Chaud sans excès 4 3 juillet et pluvieux 2

Pluies de printemps ; Pas trop froid 4 plutôt frais 1528 4 Chaud et sec 4 ni humide 2 Des gelées (fruits)

Une période froide Eté « moult joyeux » mais (quand ?) 2 Chaud sans excès mauvaises 1529 4 vendanges 1 Du temps doux dominant, jusqu’à la moisson 3 Maladie sur la grands vents vigne ?

Doux et peu humide 4 Doux et très pluvieux 1530 5 Chaud et sec 3 (crue trentennale) sauf peut être en juin 2

1531 « Moult long et pluvieux » 4 Très humide, pluie et frais 4 ‒

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Chaud sans excès

1532 Doux et peu humide 4 sauf une gelée de juin 4 Chaud et sec 4

et une tempête

1533 Variabilité atlantique 4 Chaud et très sec 5 Chaud et très sec 5

Chaud et sec (inf. 1534 Long et froid 4 Chaud et sec (Inf. 1533) 5 5 1533)

1535 ‒ Très humide 5 Humide et frais 3

Pas de pluie 1536 ‒ Doux et peu humide 3 3 mais frais

Doux, pas de grosses chaleurs.

1537 ‒ Doux et plutôt sec 3 3 Fin août et septembre : humides et frais

37 C’est à partir de ce tableau que l’on va pouvoir aborder l’étude de la variabilité interannuelle du climat saisonnier en termes de fréquence mais aussi en déterminant des alternances de séquences pluriannuelles de types de temps.

La variabilité interannuelle des types de temps saisonniers

38 Pour visualiser cet aspect du climat, le critère choisi repose sur le croisement classique des variables d’humidité et de température, soit 4 items : chaud et sec, chaud et humide, froid et sec, froid et humide, en sachant bien que cette classification doit être adaptée à la spécificité de chaque saison et qu’une sécheresse estivale n’a rien à voir avec un hiver froid et sec.

Tableau 6 : Les types de temps (fréquences absolues par saison)

HIVER PRINTEMPS ETE

Doux ou chaud (1) et sec 14 33 35

Doux et humide 5 7 4

Froid et humide 10 17 17

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Froid ou frais (1) et sec 13 4 1

Variabilité océanique 5

(1) Selon la saison.

39 Pour le printemps et l’été, on peut représenter graphiquement les alternances saisonnières sur toute la période d’étude en utilisant ces quatre critères (Fig. 2).

Figure 2 : Succession probable des années climatiques

printemps en haut et été en bas ; en positif, les années chaudes, en négatif, les années fraîches ; en noir, les années humides et en gris, les années sèches.

La variabilité hivernale

40 Dans l’interprétation synoptique du tableau 2, on retrouve les types de circulation atmosphérique du climat tempéré océanique ainsi que les séquences de types de temps dominant dans le vécu et la mémoire des gens de l’ouest de la France et résumant la perception globale d’une saison hivernale. Cette remarque est valable pour le XVIe siècle comme de nos jours.

41 Sous réserve de la surreprésentation des hivers « extrêmes », qu’ils soient chauds ou froids, le tableau 1 donne une synthèse de la variabilité des types de temps hivernaux. Le tableau 7 montre l’évolution de ces types de temps sur la période allant de 1480 à 1537.

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Tableau 7 : Types de temps hivernaux vécus de 1481à 1537

42 Globalement, les hivers doux semblent un peu plus nombreux que les hivers froids et longs. Les hivers avec séquences vécues de grands froids prolongés représentent 15 cas, soit 33 % de ceux dont le climat est connu.

43 Si on note une forte variabilité interannuelle, certaines périodes (1510-1520) apparaissent plus froides que d’autres. Les hivers agréables sont au nombre de 16, soit 39 % des hivers au climat connu. Les années qui vont de 1510 à 1524 sont caractérisées par 10 années particulièrement froides, avec quatre hivers se prolongeant au delà de Pâques. Par contre, les hivers doux (Types 8 et 9) sont plus fréquents dans la période allant de 1490 à 1508 et reviennent à partir de 1526 jusqu’à 1537. Si l’hiver 1481 semble suivi d’une accalmie hivernale, l’absence de données pour les années 1485 à 1488 ne permet pas de définir une tendance climatique pour la fin de cette décennie. Il en est de même pour 1535 et 1537.

La variabilité au printemps et en été

44 La variabilité interannuelle des types de temps indique une dominante des printemps doux et plutôt secs (58 % des cas) contre 47 % d’années aux printemps humides affirmés. Pour l’été, la chaleur et la sécheresse sont présentes dans 60% des cas, mais les étés froids et humides sont présents près d’une année sur trois, ce qui est de mauvais augure pour la qualité et la faisabilité des moissons. À cette variabilité saisonnière, on doit rajouter les jours de grêle (à la Fête-Dieu de 1501) souvent accompagnés de vents violents (18 juin 1496) et d’orages (à la Saint-Jean 1524), voire de gelées tardives comme celle de la Pentecôte 1502, qui rendent délicates l’interprétation saisonnière. La prise en compte de la variabilité interannuelle amène à proposer des séquences pluriannuelles de types de temps dominants.

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Tableau 8 : Séquences pluriannuelles des types de temps de printemps (a) et d’été (b)

a) b) ÉTÉ PRINTEMPS Nombre Caractère Nombre Caractère d’années d’années Séquences Séquences

1481/1486 6 Variabilité 1481/1490 10 Variabilité

1487/1499 13 Chaud et sec 1491/1504 14 Chaud et sec

Humide et 1500/1511 12 Variabilité 1505/1508 4 froid

Humide et 1512/1521 10 1508/1512 5 Chaud et sec froid

Humide et 1524/1537 14 Chaud et sec 1513/1517 5 froid

1518/1524 9 Variabilité

1525/1534 10 Chaud et sec

45 Que ce soit pour le printemps ou l’été, on observe des séquences pluriannuelles, significatives par leur longueur, faisant alterner phases chaudes et sèches avec des séquences froides et humides. Dans l’économie rurale du début de la Renaissance, cette alternance entraîne des risques sérieux de disettes et est susceptible de gêner la croissance de plantes pérennes comme la vigne ou les arbres fruitiers qui, déjà, résistent mal aux grandes gelées de l’hiver.

46 Pour le blé et encore plus pour la vigne, la probabilité d’avoir un « bon » printemps suivi d’un « bon » été est fondamentale pour la qualité de la récolte (Tableau 9, infra). Quand on se penche sur les séquences jumelant le printemps et l’été, de façon à rendre compte des potentialités agronomiques, on note que les « bonnes années » sont relativement nombreuses, avec 28 occurrences de séquences « printemps + été » favorables à la croissance de la vigne et à la maturation du raisin (tableau 9), soit 40 % des années. Mais les séquences « printemps + été » à dominante froide et humide sont présentes dans 20 % des cas et les alternances « bon/mauvais » ou « mauvais/bon » sont au nombre de quatorze, soit une année sur quatre.

Tableau 9 : Fréquence des alternances climatiques des saisons printemps/été

Descriptif climatique des saisons printemps/été Nombre de cas

Chaud et sec/Chaud et sec 22

Humide et froid/humide et froid 11

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Humide et froid/Chaud et sec 5

Chaud et humide/Chaud et sec 6

Chaud et sec/humide et froid 4

Chaud et sec/chaud et humide 1

Froid et sec/chaud et sec 1

Froid et humide/chaud et humide 1

Chaud et sec/froid et sec 1

La validation spatiale

47 Il est difficile de valider dans l’espace les résultats de cette analyse, la chronique de Le Doyen étant la seule dans la France de l’Ouest à avoir été publiée pour le début de la Renaissance. Toutefois, on dispose pour le milieu de la période des deux livres de raison, de Versoris43 et du bourgeois de Paris 44, qui, malgré des lacunes, donnent de précieuses indications pour la région parisienne. Comme chez Le Doyen, les remarques sont issues de leur vécu et relève donc du climat perçu.

Tableau 10 : Comparaisons entre les chroniques de Le Doyen, de Versoris et du « Bourgeois de Paris »

VERSORIS BOURGEOIS DE PARIS LE DOYEN

a) Gel de l’hiver a) Vignes gelées dans tout le Bassin jusqu’en mai parisien pendant 5 jours après Pâques

Gel des vignes et des 1517 b) Grande sécheresse autour de Paris arbres avant le 7 juin

b) On fauche jusqu’à c) Après le 7 juin, pluies la Toussaint

1518 Grands vents et pluies

Grand vent et grande 1519 pluie

17 mars (ou16) : vent sur 16 mars (avant Pâques) : tempête vers Pluie de printemps 1520 tout le royaume 18/19h puis été sec

Peu de grains. 1521 Blés chers en avril et mai Importation de grains

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Gel des vignes et genêts 1522 Pluie de printemps

Hiver très froid

a) Pluie en juillet-août Gelée à la Saint-Martin d’hiver qui dure Gelée à la Saint- 1523 6 jours. Gros dégâts qui se répercutent Martin avec 5 jours b) Gelée à la Saint-Martin jusqu’au printemps de vent de galerne.

c) 3 mars : vent violent

a) Gelées l’hiver précédent 1524 Temps sec fin juin et tout l’été b) Printemps très chaud avec sécheresse. Procession en juin

1525 Année abondante en fruits Très bonne vendange

a) Mi-février, crue de la Seine 1526 Été bel et amoureux

b) Récolte honnête

a) 31 mai : il pleut depuis 6 semaines Hiver passable

Beau mois de juin Pluie au printemps 1527 jusqu’à fin juillet b) Peu de vin à cause Peu de vin mais bon des froids de mars dernier

a) Jusqu’à fin mars, gelées. Pluie, grêle… Crue de la Seine. Gel des arbres et des vignes

27 juillet : grêle sur Chartres, Grandes pluies b) Fin mai : grand vent et 1528 froid Picardie, Senlis, durant 4 heures en avril et mai

Crue de la Seine

c) 15 juillet : orage, pluie, grêle sur Île-de-France

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a) Début mars gelée sur les vignes Hiver avec grands 1529 vents Pluie et neige b) Nuit du 15 avril : gelée des vignes suite à une pluie

a) 3 semaines avant Pâques, le 17 avril, jusqu’à la Pentecôte, des processions contre le froid qui gèle les vignes (gel c) 29 mars : vignes gelées tous les matins) 1530 vers Orléans Hiver pluvieux avec Idem dans l’Orléanais. d) 3 avril : grêle et très crue de la Mayenne froid, mais un brouillard sauve les vignes. b) Novembre à Tours ; récit des inondations du Tibre à Rome, à Anvers, Zélande, Rouen, Loire d’Orléans, Seine à Paris.

a) 19 janvier : vent violent Hiver et printemps b) Le 8 janvier, grande cornette au ciel longs et pluvieux 1531 entre 9 et 10h. qui ressemble à un b) dragon dans le ciel le dragon lendemain Bel été

48 Pour la plupart des années, les notations parisiennes correspondent au climat de Laval, en particulier pour les séquences pluvieuses dues probablement à des circulations d’ouest traversant la France. Mais quelques différences apparaissent, en particulier en 1530, où le froid semble circonscrit à l’est alors que l’Ouest est plus humide, ce qui laisserait penser à des séquences liées à de circulations méridiennes.

49 Emmanuel Le Roy Ladurie45 n’évoque pas l’ouest de la France, ne traitant que du nord, du centre et de l’est du royaume, avec des apports venant de Suisse et des Pays Bas à la suite des travaux de Van Engelen46 et de Pfister 47. Parmi les années évoquées, 28 appartiennent à la séquence 1480-1537, celle de Le Doyen. Bien que les sources et les méthodes soient différentes, 71 % d’entres elles fournissent des analyses proches, 7 % sont des nuances (1517-1536), alors que 22 % donnent des résultats opposés (1485-1491-1496-1523-1530). Pour les printemps et les étés 1485, 1491, 1496 et 1530, le climat de Laval apparaît plus chaud et moins humide que celui de l’Est alors que le contraire se produit en 1523.

50 Selon Michel Le Mené48, la première partie de la chronique a été écrite tardivement par Le Doyen et ceci pourrait expliquer la non concordance pour 1485, 1491 et 1496, sans qu’une hypothèse sur des circulations méridiennes dominantes puisse être éliminée. Les printemps et étés frais et humides des années 1535 à 1537 sont corroborées par des prix du blé élevés à Laval, alors que 1536, par exemple, a connu des vendanges tardives dans l’Est, ce qui renforce la probabilité de circulations méridiennes dominantes sur l’Europe. Ces différences montrent bien que le climat de Paris, a fortiori celui du nord et de l’est de la France, ne suffit pas à rendre compte du climat océanique de la France de l’Ouest et de ses nuances.

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Une rémission du Petit Âge Glaciaire (PAG)

51 Malgré des hivers froids la variabilité interannuelle avec ses séquences de beau temps est marquée par des années favorables aux vendanges et laisse penser qu’une rémission du PAG a pu se produire vers 1500/1560, ce qu’E. Le Roy Ladurie appelle le « beau XVIe siècle », au contraire du XVe siècle qui voit le début du PAG. Toutefois, faute de données sur la période qui précède, on est réduit pour Laval à des conjectures issues pour la plupart de constatations climatiques concernant la France du Nord et de l’Est. Au moins, pour ce qui est des hivers, la période 1481-1537 ne se marque pas à Laval par des périodes froides continues, bien que les années 1510-1524 aient connu une séquence de ce type et que l’hiver 1481 compte parmi les plus durs de l’Ancien Régime, comparable à ceux de 1709 ou 1740. La chronique commence par ces vers et ce n’est que l’une des deux années pour lesquelles Le Doyen débute sa description par le climat : « En mil quatre cent quatre vingt (AS) Gelèrent sitres et tous vins. Il fit un hiver si terrible Que d’eschauffer n’estoient possible Et commença les longs ferriers De Nouel qui fust moult divers Lequel, juc à la Chandeleur Dura sans aucune chaleur »

52 Le Doyen indique que les ceps de vigne ont, comme en 1481, gelé en 1511. Un certain nombre de ces hivers très froids se prolongent au-delà de Pâques (au moins 9 % des années, soit une probabilité de retour décennale). Toutefois les hivers 1481, 1489, 1500, 1511 et 1512 « plus froids, plus âpres » que les autres représentent 9 % de la série. On est proche du décile, même si ces hivers sont évoqués dans la première partie de la chronique.

53 A priori, si la variabilité interannuelle du climat est bien la marque d’un climat océanique atténué, les séquences de temps « correct » sont assez nombreuses pour que l’hypothèse de la rémission du PAG soit envisageable. Les périodes douces liées à des types de temps océanique dominent. Plus que pour l’hiver, les temps cléments du printemps et de l’été sont relativement nombreux et surtout se traduisent par des séquences significatives. On note certes des années « pourries » mais aussi des sécheresses (1527 à 1535 par exemple) avec des séquences qui pourraient rappeler celle de 1975-1976 !

54 Faute de pouvoir connaître le climat lavallois avant 1481, on peut le comparer à celui du XVIIIe siècle à partir de la chronique de Guittet de La Houllerie49, dont les indications, suffisamment précises, autorisent sur 20 ans (1756-1776) une reconstitution climatique mensuelle (tableau 11). Et, à la différence des informations de Le Doyen, les dates, les périodes sont définies climatiquement et non à interpréter en fonction des moissons et/ou de la qualité du vin. Même si la période allant de 1756 à 1776 est plus tardive que celles des dernières années du règne de Louis XIV, les « années de misères » de Maurice Lachiver 50, Guittet de La Houllerie a connu la fin du règne de Louis XIV, celui de Louis XV et le début de celui de Louis XVI. Il a donc vécu tous les épisodes les plus froids du PAG même s’il est vrai que les décennies 1720 et 1730 sont considérées comme chaudes 51.

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Tableau 11 : Fréquence de type de temps par mois selon Guitet de La Houllerie (1756-1776) (nombre d’épisodes sur la période, le cas échéant, plusieurs épisodes par mois)

Janv. Fév. Mars Avril Mai Juin Juil. Août Sept. Oct. Nov. Déc. Total

Humide et froid 1 3 3 4 1 1 1 1 1 16

Humide 3 3 2 2 2 4 4 2 2 3 3 30

« Canicule » froide 2 1 2 1 6

Froid et sec 6 3 3 6 4 2 1 1 1 1 28

« Normal » 10 11 14 9 13 10 9 12 16 16 16 14 150

Assez beau 1 2 1 1 1 1 6

Grand beau 1 2 4 2 4 2 15

55 Guittet de La Houllerie fournit des descriptions plus précises concernant les grands froids et compare certains de ces hivers à ceux de 1709 et 1740 considérés comme les pires du XVIIIe siècle.

Tableau 12 : Froids remarquables à Laval selon Guittet de La Houllerie

Années

Mayenne gelée 1757-1764-1766-1768-1776

Gel 1760-1767-1771-1772-1773

Neige 1771

Crues de la Mayenne 1769 -1772- 1776

Tableau 13 : Comparaisons entre hivers très froids (notes de Guittet de La Houllerie)

1766 froid comme en 1740

1768 froid comme en 1709

1776 froid d’¼ au dessous de 1740 et 1768

56 De 1756 à 1776 on a un suivi uniquement climatique avec 74 occurrences de mauvais temps pour 35 de bon. Les mois sans commentaires (150 cas) doivent-ils être considérés comme « normaux », c’est-à-dire n’ayant pas de caractère particulier à noter ? Mais est- ce la même « normalité » que celle de Le Doyen, sachant que cette normalité est plus supposée par défaut, par une absence de données, que fondée sur des faits climatiques

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établis et que, de plus, cette supposée normalité est une hypothèse de la fin du XXe siècle ?

57 Si l’on compare les données de Le Doyen et de Guittet de La Houllerie, il semble bien que le deuxième quart du XVIIIe siècle ait connu un climat plus rude et froid que celui du début du XVIe, ne serait-ce que par la plus grande fréquence des grands hivers, et que la période 1481-1537 corresponde bien à une rémission du PAG dans le Bas Maine.

La territorialisation du risque : les inondations

58 Le Doyen nous indique 9 épisodes tout en signalant qu’en 1483, 1492 et 1508, la Mayenne n’a pas débordé. Aucune autre source 52 ne signale de crues de la Mayenne pour cette époque.

Tableau 14 : Épisodes de crues indiqués par G. Le Doyen entre 1481 et 1537

Années Saison Extension Genèse Retour

« Ruisseau furent moult grands » jusqu’à Saint-Vénérand. 1481 Printemps Crue de débâcle Trentennale Rue du pont de Mayenne sous l’eau

Sols saturés et « Hiver assez pesant » et les 1494 Hiver climat humide. Décennale rivières furent hors des rives » Neige (?)

« Les rivières furent moult 1497 Hiver grandes car il rompit plusieurs Décennale étangs »

« Les eaux furent grandes […] qui tinrent longues et ennuyeuses Hiver doux et 1502 Hiver qu’ils surmontaient et chaussées Trentennale pluvieux et maisons, qu’après faillit en besogner maçons »

« Eaux hors de leurs rivages mais 1509 Printemps Mai pluvieux Décennale ne firent pas grands dommages »

1510 Automne « La rivière gela (…) que glaçons moult pervers firent moult grands Crue de débâcle dommages par où ils faisaient 1511 Hiver leurs passages ».

« Les grands desrays des eaux ont « La pluie n’avait été partout au temps de toussaint nulle cesse jour et 1511 Automne Décennale et devant qu’il n’est ruisseau qui nuit. Semaison ne ne fût grand » dut être faite »

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Faubourg Saint-Vénérand et hôpital Saint-Julien inondés Pluie et fontes de Trentennale et neiges sur sol saturé peut être plus « Elle fut près de Saint-Vénérand. 1530 Automne « Hiver courtois et « Car de vie Jusqu’au devant du grand four de doux […] moult d’homme ne fust si Saint-Julien… Le carrefour de la pluvioux… Par neige grand ni sui Sereine était tombé en grandes pluie ou vent ». austère ». ruines. »

« Jusqu’à la « Ruisseau étaient grandes 1535 Printemps Madeleine pleuvait Décennale rivières » sans cesse »

La genèse et l’estimation des retours sont des déductions des auteurs en l’absence de précisions de Le Doyen (notes de Le Doyen entre guillemets).

Fréquences des crues

59 Les crues d’hiver sont les plus nombreuses avec 5 occurrences mais les pluies de printemps entraînent également des débordements significatifs. Le Doyen nous signale donc 9 crues en 57 ans, soit une tous les 7 ans en moyenne. Faute de précisions sur leurs débordements et compte tenu du fait que la Mayenne n’était pas canalisée, on peut penser que ces inondations ont une fréquence au moins décennale. Mais pour trois d’entres elles, Le Doyen nous donne des précisions assez fines quant aux limites atteintes par les eaux.

60 La carte la plus ancienne de la ville date de 175353, soit plus de 200 ans après la fin de la chronique. Mais ces prairies de la rive droite ont été protégées de l’urbanisation pour le blanchiment des toiles qui fut la richesse de la ville pendant toute l’époque moderne. Frédérique Pitou note que la pression des tisserands et des filateurs des toiles de Laval a « figé l’espace urbain au centre de la ville54 ». La carte de 1753 (figure 3) montre bien l’urbanisation sur les premières pentes de la rive droite, le faubourg de Saint-Vénérand et les prairies sur lesquelles sont blanchies les toiles. Le côté « zone humide » de ces prairies est par ailleurs signalé par Le Doyen qui écrit que, pour construire le nouvel hôpital Saint-Julien, il a fallu le faire sur pilotis (1528).

61 On peut faire l’hypothèse que, tout en servant de réserves foncières pour le blanchiment des toiles, ces prairies étaient également, en l’absence de digues, des zones inondables. Elles devaient être submergées lors des crues mineures, au moins par les crues décennales. Par contre, quand Le Doyen localise les maisons touchées lors de crues noyant Saint-Vénérand, on retrouve une fréquence de deux à trois épisodes sur près de soixante ans. C’est le cas pour les trois crues hivernales de 1481, 1502 et 1530 (Figure 3). Deux d’entre elles se produisent à la fin d’hivers particulièrement froids. Même si on est aux alentours de 1500 en phase de rémission du petit âge glaciaire, les crues de débâcle et de fonte des neiges sont dominantes et donnent les inondations les plus importantes, même si ces débits de crues ne sont pas connus.

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Figure 3 : Crues décennales et trentennales et lieux inondés signalés par G. Le Doyen en 1530

Le fond de carte est repris de la carte de Laval en 1753.

Territoires du risque, climat et carte mentale

62 Alors qu’en est-il des territoires du risque vécu par Le Doyen? On peut, comme on vient de le voir pour les inondations, proposer, en suivant les écrits de Le Doyen, une cartographie de ce qu’ont vécu les habitants de Laval de 1480 à 1537. En écrivant sa chronique, il nous donne une idée de ce que représentait pour lui et pour une catégorie sociale instruite et aisée, ce que l’on nommerait actuellement des risques d’origine climatique. On peut ainsi dessiner une carte mentale (figure 4) des espaces à risques de Guillaume Le Doyen, pour lesquels le climat joue peu ou prou un rôle significatif.

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Figure 4 : Carte mentale des territoires du risque climatique selon G. Le Doyen (1480-1537)

63 On a choisi ici une modélisation graphique qui tient compte des distances entre le plus proche – le quartier de Saint-Vénérand – et les territoires lointains comme l’Orléanais, fournisseur de bon vin, ou sujets à des inondations dont la connaissance était parvenue jusqu’à Laval. L’échelle choisie s’inspire d’une distance logarithmique qui met l’accent sur les territoires proches. Les figurés vont du plus proche, les lieux inondés dans le quartier Saint-Vénérand, aux inondations de Saumur, Orléans. Il s’agit là d’aléas dont la cause directe est le climat. Mais les environs de Laval, dans ce qui constitue le territoire habituel parcouru par Le Doyen et qui le ravitaille en vin, blé et bois, sont pour lui sources d’inquiétude dès que le climat se détériore et menace de troubler son confort. C’est surtout vrai pour le bois et le vin, moins pour le blé, car il compatit sur ce point aux malheurs de ses concitoyens. On peut ainsi cartographier les espaces de production des produits à risques et les solutions apportées, par exemple les importations de blé et de vin.

64 L’objectif de cette recherche était de reconstituer la variabilité climatique sur une longue période en l’absence de données chiffrées et sans avoir les référents classiques que sont les glaciers, le gel des canaux et les dates de vendanges, en n’utilisant donc que des données textuelles et qualitatives. La recherche, pilotée par de grandes séquences de types de temps « perçus » par leur durée et leur intensité, montre l’importance du climat vécu dont l’étude correspond à l’un de trois objectifs fixés à la place de la géographie dans l’étude du climat55.

65 La reconstitution de ce climat vécu devient ainsi une aide à la détermination des climats passés et va au-delà d’une géographie des représentations. Les données relatives aux vendanges et à la qualité des moissons ainsi que l’approche de l’aléa hivernal ont permis de proposer un calendrier des types de temps saisonniers probables et d’appréhender la variabilité interannuelle en allant au-delà de la simple alternance de séquences annuelles plus ou moins favorables aux activités économiques. Pour cela, l’échelle saisonnière a semblé la plus synthétique, sous réserve d’estimer l’indice de confiance que l’on accorde aux conclusions issues d’une source unique.

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66 Cette reconstitution a permis de valider l’hypothèse d’une rémission du PAG dans l’ouest de la France, tout en montrant que pour certaines années des différences notables peuvent apparaître avec des régions plus orientales. Quant à savoir si la « station » de Laval est représentative du climat de l’Ouest, c’est un autre problème qui suppose la constitution et l’exploitation d’une base de données sur la Bretagne, le Maine et l’Anjou. Enfin la description des crues fournie par le Doyen a permis d’en déterminer la fréquence et de cartographier les zones inondables.

67 Les Annales et chronique du païs de Laval n’en sont que plus précieuses pour appréhender le climat océanique à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. À Laval, au tournant du XVIe siècle, seul le climat vécu peut être appréhendé, mais il aide à approcher le gisement climatique et permet, via l’étude des crues, de voir les modifications territoriales apportées par les interactions entre le climat et la société. Les auteurs remercient vivement Brigitte Maillard, professeur émérite d'histoire moderne à l'université de Tours et Daniel Pichot, professeur émérite d'histoire médiévale à l'université de Rennes 2 pour leurs relectures attentives du texte et des notes infrapaginales.

NOTES

1. AS = Ancien Style ; NS = Nouveau Style. Dans l’ancien style, le début de l’année est à Pâques ; dans le nouveau style, il est au premier janvier. À l'époque où écrit Le Doyen, le nouveau style ne s'est pas encore définitivement imposé partout, il ne sera généralisé que par l'ordonnance de Charles IX de 1564, cf. note 7 infra (NDLR). 2. Ouvrage disponible en ligne sur Gallica. 3. NEVEUX, Hugues, CEARD, Jean, « Rémission des fléaux et attente des merveilles », dans DELUMEAU, Jean et LEQUIN, Yves, Les malheurs des temps. Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, Larousse, 1987, p. 244-245. 4. ANGOT, Alphonse, Dictionnaire historique, topographique et biographique de la Mayenne, 4 tomes, Laval, imp. Goupil, 1900-1910 ; PICHOT, Daniel, « Le Moyen Âge », dans SALBERT, Jacques (dir.), La Mayenne des origines à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, Bordessoules, 1984, p. 97-172 ; SALBERT, Jacques, « La Mayenne des temps modernes (XVIe-XVIIIe siècles) », dans : SALBERT, Jacques (dir.), La Mayenne des origines…, op. cit., p. 173-298.

5. SUNG, Wan Chung, La Chronique de Guillaume Le Doyen, master d’histoire médiévale, directeur Daniel Pichot, Université Rennes 2, inédit, 2007. 6. LE MENÉ, Michel, Les campagnes angevines à la fin du Moyen Âge, Nantes, Cid éditions, 1982, p. 61, n.18. 7. Depuis l’édit de Roussillon (1564) ayant fixé le début de l’année au 1e janvier, les trois mois d’hiver (janvier, février, mars) constituent le premier trimestre de l’année (NS). Pour éviter toute confusion, les dates concernant les hivers seront données dans le

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développement en nouveau style, soit l’année indiquée par Le Doyen + 1. La chronique commence donc à l’hiver 1481 (NS) et finit avec celui de 1538 (NS). 8. LE ROY LADURIE, Emmanuel, Histoire du climat depuis l’an mil, Tome 1, Paris, Flammarion, 1986 (1e édition 1967). Id., Histoire humaine et comparée du climat, Tome 1, Paris, Fayard, 2004. 9. LE MENÉ, Michel, Les campagnes angevines…, op. cit., Nantes, Cid éditions, 1982.

10. NEVEUX, Hugues, CÉARD, Jean, « Rémission des fléaux…, op. cit., p. 244.

11. FOISIL, Madeleine, Le Sire de Gouberville : un gentilhomme normand au XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1986. 12. MARCHAND, Jean-Pierre, BONNARDOT, Valérie, « Les territoires du risque à Laval et le climat (1480 1537) », Actes du XVe colloque AIC, Grenoble, 2012, p. 499-503. 13. Livre de raison de Nicolas Versoris, avocat au parlement de Paris (1519-1530), publié par G. FAGNIEZ, Société de l’histoire de Paris, 1885. Ouvrage disponible en ligne sur « Université d’Ottawa ». 14. Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier (1515-1536), publié par LALANNE, Ludovic, Paris, Jules Renard édit. et Librairie de la Société d’histoire de France, 1854. Ouvrage disponible en ligne sur Gallica. 15. ANTOINE, Annie, Les comptes ordinaires de Pierre Duchemin du Tertre, Laval, Société d’archéologie et d’histoire de la Mayenne, 1998. 16. Mémoire chronologique de Maucourt de Bourjolly sur la ville de Laval suivi de la chronique de Guittet de la Houllerie, texte établi par Jules FIZELIER, publié avec de nouvelles recherches par BERTRAND DE BROUSSILLON, 1886. Ouvrage disponible en ligne sur Gallica.

17. ANTOINE, Annie, Le paysage de l’historien. Archéologie des bocages de l’ouest de la France à l’époque moderne, Rennes, PUR, 2002.

18. MINOIS, Georges, « Le climat, le dîmes et les prix trégorrois à travers le culte de saint Yves (XVIIe-XVIIIe siècles) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, T. 88, n° 1, 1981, p. 87-108. 19. PÉGUY, Charles Pierre et MARCHAND, Jean-Pierre, « Climatologie et culture », L’espace géographique, 3, 1982, p. 185-195. 20. MARCHAND, Jean-Pierre, Contraintes climatiques et espace géographique, le cas Irlandais, Caen, Paradigme, 1985. 21. LE TREUT, Hervé, « Modèles climatiques, certitudes, incertitudes et impacts locaux », Actes du XXIIe colloque AIC, Rennes, 2011, p. 7-10.

22. LE ROY LADURIE, Emmanuel, Histoire du climat…, op. cit. Tome 1.

23. ROUSSEAU, D., « Les températures mensuelles en région parisienne de 1676 à 2008 », La météorologie, 8e série, n° 67, 2009, p. 43-55. 24. A NGOT, Alphonse, Le cidre, son introduction dans le pays de Laval, 1889, Archives départementales de la Mayenne, [http://www.lamayenne.fr], 6 p. ; MUSSET, René, « Les limites de la vigne dans l’ouest de la France », Annales de géographie, 1908, p. 268-270. Id., Le Bas Maine, étude géographique, Paris, Armand Colin, 1917 ; MARCHAND, Jean-Pierre, BONNARDOT, Valérie, PLANCHON, Olivier, DUBREUIL, Vincent, « La vigne, le vin et le climat vu par un notable lavallois au début du XVIe siècle », Actes du XXIVe colloque AIC, Rovereto, Université de Ferrare, 2011, p. 381-386.

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25. LE MENÉ, Michel, Les campagnes angevines…, op. cit.

26. CROIX, Alain, La Bretagne aux 16e et 17 e siècles. La vie-la mort-la foi, 2 tomes, Paris, Maloine, 1981. 27. GARNIER, Emmanuel, Les dérangements du temps, 500 ans de chaud et de froid en Europe, Paris, Plon, 2010. 28. LEBRUN, François, Les hommes et la mort en Anjou aux 17e et 18e siècles, Paris–La Haye, Mouton, 1971. LE ROY LADURIE, Emmanuel, Histoire humaine…, op. cit.

29. M ARCHAND, Jean-Pierre, « La variabilité de l’organisation mensuelle des précipitations. L’exemple de Dublin Phoenix Park 1838-1976 », Eaux et climats, Grenoble, 1981, p. 325-338. 30. MARCHAND, Jean-Pierre, Contraintes climatiques et espace géographique, le cas Irlandais, Caen, Paradigme, 1985. 31. BOIS, Guy, « Le prix du froment à Rouen au XVe siècle », Annales ESC, 1968, vol. 6, p. 1280. CROIX, Alain, La Bretagne aux 16e et 17e siècles…, op. cit.

32. LE ROY LADURIE, Emmanuel, Histoire humaine…, op. cit.

33. CROIX, Alain, La Bretagne aux 16e et 17e siècles…, op. cit.

34. DURAND-DASTES, François et SANDERS, Lena, « Les contrastes climatiques : Noyaux et zones de transition » dans QUANT, Théo (dir.), Géoscopie de la France, Paris, Minard, 1984, p. 91-101. 35. LE MENÉ, Michel, Les campagnes angevines…, op. cit.

36. LE ROY LADURIE, Emmanuel, Histoire humaine…, op. cit.

37. GARNIER, Emmanuel, Les dérangements du temps…, op. cit.

38. V AN E NGELEN, A. F. V., Le Climat du dernier millénaire en Europe (accès en ligne : www.knmi.nl/publications/fulltexts/climatduderniermillnaire.pdf), 2001. 39. LE MENÉ, Michel, Les campagnes angevines…, op. cit.

40. GIEC, Bilan 2007 des changements climatiques. Contribution des Groupes de travail I, II et III au quatrième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, publié sous la direction de, PACHAURI, R.K. et REISINGER, A., Genève, GIEC, 2007.

41. MARCHAND, Jean-Pierre, PLANCHON, Olivier, BONNARDOT Valérie, « Le climat vécu, une aide à la détermination des climats passés : les hivers à Laval (1481-1537) », Actes du XXIIIe colloque AIC, Rennes, 2010, p. 373-378.

42. MOUNIER, Jean, Les climats océaniques des régions atlantiques de l’Espagne et du Portugal, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 2 tomes + atlas, 1979. 43. Journal d’un bourgeois de Paris…, op. cit. 44. Livre de raison de Nicolas Versoris…, op. cit. 45. LE ROY LADURIE, Emmanuel, Histoire humaine…, op. cit.

46. VAN ENGELEN, A. F. V., Le Climat…, op. cit.

47. PFISTER, Christian, « Monthly temperature and precipitation in Central Europa from 1525 to 1800 », dans : BRADLEY, Raymond et JONES, Philip, dir., Climate since 1500, London., Edit. Routlege, 1992, p. 118-142 48. LE MENÉ, Michel, Les campagnes angevines…, op. cit. 49. Mémoire chronologique de Maucourt de Bourjolly…, op. cit.

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50. LACHIVER, Marcel, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 1991. 51. LE ROY LADURIE, Emmanuel, Histoire humaine…, op. cit.

52. CHAMPION, Maurice, Les inondations en France du Xe siècle à nos jours, Paris, Dalmont et Dunod, 6 volumes, 1860 (réédition CEMAGREF, 2001) ; MUSSET, René, Le Bas Maine…, op. cit. 53. COUANIER DE LAUNAY, S. L., Histoire de Laval, Laval, Godbert éditeur, 1856. http:// books.google.fr/books?id=I3C7wH_S9LIC&printsec=frontcover#v=onepage&q&f=true 54. P ITOU, Frédérique, Laval au XVIIIe siècle, Marchands, artisans, ouvriers dans une ville textile, Laval, La Mayenne : archéologie, histoire. Supplément n° 8, 1996. 55. PÉGUY, Charles Pierre et MARCHAND, Jean-Pierre, « Climatologie et culture », op. cit.

RÉSUMÉS

L’enquête sur le climat à la fin du Moyen Âge, pendant ce que les historiens appellent le « petit âge glaciaire » (PAG) est demeurée jusqu’ici presqu’inexistante pour l’ouest de la France par manque de données exploitables. Le présent article essaie de combler ce déficit en utilisant la « Chronique » du notaire lavallois Guillaume Le Doyen. Ce texte en vers de piètre qualité relate les évènements locaux entre 1481 et 1537 et, comme souvent à l’époque, il retient quantité de notations météorologiques qui peuvent permettre d’étudier le climat de l’Ouest pendant presque 60 ans. Une fois établi le degré de fiabilité des notations et en considérant que Le Doyen nous livre avant tout le climat vécu, l’étude devient possible. L’hiver est bien repéré comme le printemps et l'été. L’étude de la variabilité aboutit à constater à cette époque une rémission dans le petit âge glaciaire, les périodes froides n’étant pas dominantes. L’étude se termine par l’examen des inondations à Laval auxquelles l’auteur est évidemment sensible. La chronique permet une approche du climat tempéré de l’Ouest, sensiblement nuancé par rapport à ce qui est observé à Paris, mais il faudrait pouvoir étendre l’enquête à d’autres sources pour confirmer cela.

Very little research into the climate of the late Middle Ages, during what historians call the “little ice age”, has hitherto been undertaken for western France because of the paucity of data. This article seeks to address this issue by using the chronicle of the Laval notary Guillaume Le Doyen. This text in poor quality verse relates local events between 1481 and 1537 and, as was often the case in this period, it contains much meteorological information that can be used to study the climate of western France over almost sixty years. This analysis can been undertaken once the trustworthiness of the information has been established and once provision is made for the fact that Le Doyen described the climate as he perceived it. Data is available for spring, summer and winter and allows us to conclude that the little ice age was in remission; the cold periods were no longer dominant. The study ends with an overview of floods of which the author was particularly aware. The chronicle allows a new analysis of the temperate climate of western France, with notable differences from what has been observed in Paris, though it would be necessary to expand the survey to other sources to confirm this impression.

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INDEX

Index géographique : Laval Index chronologique : Renaissance

AUTEURS

JEAN-PIERRE MARCHAND professeur émérite Université Rennes2, UMR 6554 LETG-COSTEL

VALÉRIE BONNARDOT maître de conférences Université Rennes2, UMR 6554 LETG-COSTEL

OLIVIER PLANCHON chargé de recherches CNRS, UMR 6554 LETG-COSTEL

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L’apothéose de La Tour d’Auvergne Une grande fête publique sous la monarchie de Juillet The apotheosis of La Tour d’Auvergne. A great public celebration during the July Monarchy

Alain Le Bloas

1 Théophile Malo de La Tour d’Auvergne, héros des armées de la République et idole des celtomanes, est mort glorieusement pour la patrie le 27 juin 1800. Quarante-et-un ans après jour pour jour, Carhaix, sa ville natale, offre une statue à son fils le plus célèbre. Cette commémoration a été voulue et orchestrée de main de maître par le préfet Boullé. Elle donne lieu à l’une des plus grandes fêtes publiques jamais vues en Bretagne durant le règne de Louis-Philippe. Et en lui conférant l’apothéose, lance véritablement la carrière posthume du premier grenadier qui, fort de la reconnaissance publique, entre vraiment dans le panthéon des héros nationaux et devient le grand homme de la Bretagne. Cet événement et le sujet commémoré, bien oubliés depuis, font se rencontrer trois outils pédagogiques par lesquels les différents régimes qui se succèdent à partir de 1830 cherchent à imposer à la société française les valeurs nationales et libérales issues de 1789 ainsi que leur propre légitimité politique, à savoir le héros, la statue, la fête publique. Née des barricades, la monarchie de Juillet en use particulièrement afin de se faire reconnaître, accepter et obéir. Contesté par les légitimistes, par les démocrates et par les bonapartistes, l’orléanisme répond par une tentative de captation des différents héritages, à travers en particulier le fil de la gloire militaire, valeur qui retrouve une importance que la Restauration lui avait déniée. L’affirmation patriotique par le verbe et par le signe est un enjeu d’autant plus important pour le régime que c’est sur ce terrain en particulier, si propice à l’exaltation de l’opinion, notamment en 1840, que la gauche républicaine et bonapartiste porte ses attaques contre une monarchie louis-philipparde en réalité profondément pacifiste. La Tour d’Auvergne, héros militaire de la Révolution, compatible avec l’idéologie réconciliatrice orléaniste, de surcroît originaire d’une région tout à la fois sauvage et rétive aux valeurs de 1789 selon les stéréotypes du temps1, devient pour le premier magistrat du Finistère un symbole à offrir aux populations locales.

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2 Quelles sont les représentations que le régime entend faire passer lors de cette commémoration ? Qu’est-ce que cette fête, tout à la fois nationale et régionale, mais qui n’appartient pas au triptyque festif orléaniste, ni même à la catégorie des grandes fêtes nationales circonstancielles du régime, nous apprend sur les fêtes publiques au temps de Louis-Philippe ? Enfin, les objectifs recherchés lors de cette commémoration ont-ils été atteints ? Nous chercherons à répondre à ces questions en déconstruisant le récit de la fête qui s’agence selon plusieurs modèles, pour les uns habituels et pour le dernier novateur : la fête funèbre, la fête orléaniste, la fête régionale. Et pour finir, nous poserons la question de la réussite de l’événement.

Un retour des cendres en Bretagne

3 Le retour des cendres de Napoléon sept mois auparavant a connu un extraordinaire succès populaire et a marqué durablement l’opinion2. La fête de Carhaix ne pouvait qu’en être marquée.

Le trajet fluvial et maritime

4 Après avoir été coulé et avant de gagner la Bretagne, le bronze de Marochetti est exposé aux Invalides, là où repose désormais Napoléon. La statue est ensuite embarquée pour une remontée de la Seine. Puis elle est hissée sur le steamer Le Morlaisien qui depuis peu assure la liaison entre Le Havre et Morlaix. Le 13 juin, pavoisé de tricolore et d’un drapeau herminé, le vapeur fait son entrée dans le Dosen au son de ses pierriers auxquels répondent les canons de la garde nationale mobilisée pour l’événement. Au grand déplaisir de Boullé qui avait expressément demandé qu’elle reste cachée jusqu’au dévoilement inaugural, la statue est enlevée de sa caisse et offerte à l’admiration du public au son d’airs bretons : « L'homme de Carhaix semblait dormir en paix sur la terre natale, reposant calme, bercé par un songe de bonheur, d'amour ; au milieu de ses frères, s'inclinant autour de lui pendant que l'air portait à ses oreilles ces chants qui le charmèrent aux jours de son enfance3. »

Le trajet terrestre de Morlaix à Carhaix

5 A nouveau emballée, la statue est ensuite installée sur un char fourni par les mines de Poullaouen et tiré par un attelage de chevaux et de bœufs conduit par des employés arborant cocarde et rubans. L’idole est recouverte d’un drapeau, ornée de feuilles de chêne et de laurier, de guirlandes de fleurs, et donne à voir l’inscription suivante : « au civisme, au patriotisme, à la science, à la bravoure et à la loyauté 4 ». Accompagnée des gardes nationaux et des édiles morlaisiens, au son de la musique et de la canonnade, le convoi triomphal traverse la ville, « offrant en même temps l'appareil d'une fête et l'aspect d'un convoi funèbre 5 ». Arrivé aux limites de Plourin, le détachement confie l’escorte aux voisins. Et de commune en commune, jusqu’à Carhaix, au son des cloches le même passage de relais s’effectue. Les paysans intrigués accourent : « Les hommes se découvraient la tête, beaucoup se jetaient à genoux, et quelques-uns priaient pour l’illustre guerrier 6 ». À Locmaria-Berrien, un vétéran compagnon d’armes de La Tour d’Auvergne surgit :

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« Au moment où la garde nationale de Loc-Maria prenait la place de celle de Berrien, un homme, vert encore malgré ses 68 ans, et portant sur la poitrine la plaque de garde des forêts, fend la foule et, apercevant la main de la statue, se découvre, la saisit avec enthousiasme : ‟ “La Tour d’Auvergne, je t’ai vu ailleurs !” Cet homme, ce vieux brave est un ancien caporal de voltigeurs, connu et respecté dans le pays sous le nom de père Isaac, qui partit jadis, le sac sur le dos, fit toutes les guerres de l’Empire […]. Deux jours avant la mort de La Tour d’Auvergne, Isaac avait trinqué avec lui 7. »

6 Le lendemain, le char entre dans Carhaix où gardes nationaux, élus, habitants, ainsi qu’une délégation du 46e régiment d’infanterie accourue de Lille pour l’événement, se joignent au cortège qui, au rythme d'une fanfare et du carillon, prend la direction du Champ-de-Bataille où se dresse le piédestal destiné à accueillir la statue.

La fête funèbre

7 Pour que l’apothéose ait vraiment lieu, il faut que la fête, conçue comme un retour du héros sur sa terre natale, parmi les siens, après un long exil en terre étrangère et dans l’oubli, se pare aussi d’une dimension funèbre. Le convoi qui achemine la statue prend l’allure, ou plutôt est perçu, on l’a vu, comme un cortège funéraire. Mais pour que l’illusion soit complète, il faudrait, en sus de la statue, les cendres. Or celles-ci reposent à Oberhausen sous la garde bienveillante du roi de Bavière. En l’absence du corps, des reliques – fort prisées en cette époque de « fétichisme funéraire8 » – feront donc l’affaire.

8 Le cœur restitué à Madame du Pontavice par décision de justice a regagné le château de la Haye quelques semaines avant la fête sous les applaudissements des journaux bretons : « M. du Pontavice remporte dans le Finistère ces restes qui retournent enfin aux lieux témoins des belles années du premier grenadier de France ! La Bretagne ne peut l'apprendre sans bonheur9 ! », écrit ainsi L’Armoricain. À cette première prestigieuse relique sont fort opportunément venues s’en ajouter d’autres. Lors de la restauration du monument d’Oberhausen, en 1837, la dépouille du héros a en effet été exhumée. Un Bavarois y a prélevé une boucle et une épingle de cheveux, une dent, des boutons. Ces restes ont été en 1841 transmis au préfet du Bas-Rhin qui les a fait parvenir à son collègue du Finistère. Boullé, qui souhaitait dans un premier temps les incorporer au monument, en confie la garde à la municipalité carhaisienne qui fait confectionner une chasse pour les abriter10. Ces parcelles de cendres vont permettre une cérémonie funèbre en trois temps qui va constituer la première partie de la fête : la séparation, la transition, l’incorporation11.

9 Le 26 juin, en fin d’après-midi, alors que Carhaix voit affluer gardes nationaux, soldats de ligne, délégués des communes et visiteurs en vue de la grande cérémonie du lendemain, les reliques passent symboliquement de la sphère privée à la sphère publique. La première correspond à la famille. La seconde consiste en une délégation formée de représentants de l’État (préfet, sous-préfets, fonctionnaires, militaires), du corps civique (gardes nationaux, municipalité de Carhaix), et de la commission qui lie les deux. La symbolique des deux sphères est aussi territoriale : la famille attend à l’entrée de la ville devenue le temps de la fête espace sacré de la nation. À la rencontre des deux groupes, le préfet se détache et, tête découverte et genou plié, reçoit le prêt de la famille : l’urne contenant le cœur avec deux autres objets liés à la mort du héros, sa ceinture maculée de son sang ainsi que le fer homicide du uhlan. Cette transmission

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symbolique est saluée par le canon, les cloches et les tambours, tandis que soldats et gardes présentent les armes. « Un mouvement électrique s’empara de tous les assistants, tous les fronts se découvrirent spontanément ; de grosses larmes coulaient de tous les yeux […]12 ».

10 La délégation prend alors la direction de l’Hôtel de ville où dans la grande salle ornée de trophées et d’un portrait de La Tour d’Auvergne, les reliques sont confiées à la garde de grenadiers choisis pour moitié dans la ligne et pour l’autre dans la garde nationale et commandés par un officier du 46e. Les canons tonnent et les cloches carillonnent à nouveau. La foule est ensuite admise à se recueillir devant les restes. Au temps de la séparation succède le moment le plus important, celui autour duquel se réalise l’apothéose du héros : la transition.

11 Le lendemain matin, en prélude à l’inauguration de la statue, a lieu un service religieux. Un long cortège se forme à l’Hôtel de ville. En tête, derrière la garde nationale et la bannière qui a représenté le Finistère aux funérailles de Napoléon, le cœur et les reliques d’Oberhausen précèdent la famille et les frères d’armes du héros, partie qui forme le centre sacré du cortège. Derrière, fonctionnaires et officiers portent le crêpe au bras tandis que les drapeaux et les tambours sont voilés. Pendant la procession, une salve retentit toutes les dix minutes. Dans l’église, un catafalque tricolore et recouvert de laurier a été installé pour l’exposition du « corps ». Dès la cérémonie achevée, les signes du deuil sont abandonnés. La pompe funèbre peut alors laisser la place à la fête orléaniste.

12 Les reliques sont cependant encore utilisées. Lors du dévoilement, elles sont placées devant la statue, donnant ainsi à l’inauguration l’allure d’une inhumation symbolique. Le préfet Boullé, pour qui le héros appartient désormais entièrement à la nation et à sa région, aurait souhaité de la part de la famille un legs plutôt qu’un prêt. Lors de son discours, il tente un nouvel essai, en proposant que le cœur du héros redevienne le talisman du 46e régiment d’infanterie : « Chacun croyait que les membres de la famille, qui étaient présents, allaient se lever sur le champ et s’écrier : “Oui ! Oui ! emportez-le ! Il appartient avant tout à la grande famille des Français, à la Patrie qu’il a tant aimée. Emportez-le au milieu des grenadiers du 46e ; qu’il soit toujours leur palladium, et que, même après sa mort, il leur donne encore le courage de la victoire13.” »

13 Appel vain. La famille qui a tant bataillé pour obtenir la restitution de l’urne entend bien la conserver comme objet de dévotion privée.

14 La cérémonie carhaisienne fut d’abord influencée par l’apothéose de Napoléon, postulions-nous. Le parcours fluvial et maritime à rebours suivi d’un parcours terrestre sur un char doit d’abord à la géographie. La cérémonie lacrymale en hommage aux grands hommes et à message politique est aussi l’expression de la sensibilité de l’époque14. Les dernières fêtes de Juillet, qui virent l’inhumation des martyrs de 1830 au pied du monument de la Bastille et qui connurent un grand succès public, en sont d’ailleurs un bon exemple15. Si la partie funèbre de l’hommage à La tour d’Auvergne reproduit l’habituelle scénographie des funérailles nationales, il est évident que la grande fête de décembre 1840 a influencé celle dictée par le préfet Boullé. Nul doute surtout que de nombreux témoins l’ont vécue et interprétée ainsi, fût-ce inconsciemment.

15 Au moment du deuil peut maintenant succéder celui de la célébration.

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Une fête orléaniste

16 Au modèle de la fête funèbre romantique et plus spécialement de celle du 15 décembre 1840, s’ajoute celui de la fête orléaniste dans sa déclinaison statuomane.

Un moment statuomane

17 Au temps de Juillet et sous la IIIe République, l’inauguration des statues de grands hommes devient une « nouvelle religion16 ». La fête de Carhaix l’illustre à merveille.

18 Le service religieux achevé et le deuil abandonné, le cortège se reforme dans le même ordre et prend la direction du Champ-de-Bataille où attendent la statue voilée de tricolore ainsi que son créateur, alors bien contrarié comme on le comprendra plus loin. Gardes nationaux et hommes de troupe se rangent sur trois côtés. Les officiels, eux, prennent place sur les gradins en amphithéâtre montés à cet effet. Au centre, face à l’idole, au pied de laquelle les reliques et des immortelles ont été déposées, les vétérans, les porte-drapeaux, ainsi que les grenadiers du 46e prennent place. Les quidams venus partager ce moment ou tout simplement mus par la curiosité comblent l’espace restant.

19 Vient alors le moment tant attendu, le point d’orgue de la cérémonie et plus largement des trois années qui l’ont incubée : au son du canon et des tambours, pendant que les drapeaux s’inclinent, le dévoilement de la statue par l’exécuteur qui remet ensuite le fruit de son travail au commanditaire, en l’occurrence la commission, qui, à son tour, en confie la garde à la ville de Carhaix. « Un silence général et dont il est facile de comprendre toute la solennité, a régné lorsque M. Marochetti a fait découvrir la statue. En cet instant, l’atmosphère, chargée de nuages pendant toute la matinée, s’est éclaircie, et le soleil a inondé le bronze de ses rayons, au moment où l’admirable silhouette s’est dessinée pure sur l’azur du ciel. Alors un murmure d’enthousiasme s’est échappé à la fois de toutes les bouches […]17. »

20 À l’apparition ‒ rendue plus magique encore par ce petit miracle météorologique ‒ succèdent les discours. Le premier orateur et le plus important, car chargé de faire l’éloge du statufié et de donner le sens de l’apothéose, c’est bien évidemment Boullé. Dans l’exorde, le préfet indique que ce 27 juin 1841, dans la personne du premier grenadier de France, les Français honorent à la fois le guerrier, le savant, le citoyen et l’homme. Mais en préambule de l’éloge proprement dit, après avoir rappelé le quasi oubli dans lequel La Tour d’Auvergne-Corret était tombé, il explique que l’exemple du « noble rejeton d’une noble race, mais qui ne voulut rien tenir que de ses vertus », par cela apte à susciter la même admiration chez « tous les gens de bien, quelle que fût leur bannière, quelles que soient leurs opinions 18 », contribue à la réconciliation de l’ancienne et de la nouvelle France sous l’égide de la Charte et du roi des Français, présenté par la même occasion comme celui qui achève l’œuvre de Bonaparte : « Mais il appartenait, messieurs, au règne du Roi, judicieux et enthousiaste admirateur de toutes les gloires françaises et qui leur a élevé, dans le somptueux palais de Louis XIV, le plus magnifique des monuments, de voir aussi, de voir enfin s’élever dans notre Finistère, celui décrété depuis plus de quarante années, au PREMIER GRENADIER de nos immortelles armées 19. »

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21 La célébration du héros par l’image et la rhétorique se prolonge en musique. Un chanteur accompagné par un orchestre militaire vient en effet caresser les mânes du héros avec une cantate mise en musique par Elwart.

22 La cérémonie s’achève classiquement par la revue des gardes et des troupes par le préfet. Puis par un défilé des différentes unités devant la statue qu’elles saluent de leurs drapeaux. La fête de Carhaix est en effet à tonalité patriotique.

Une fête patriotique

23 Boullé et les autorités militaires ont bien fait les choses. Ce sont 450 militaires qui représentent l’armée dans toutes ses composantes : la ligne, la cavalerie, l’artillerie. Héberger et nourrir hommes et chevaux a représenté un véritable défi logistique dans cette petite ville de Carhaix. Ainsi, en l’absence de caserne, il a fallu monter un campement de toile aux portes de la ville.

24 Aux troupes d’active qui incarnent la gloire militaire présente, il fallait absolument ajouter les vétérans des guerres révolutionnaires et napoléoniennes incarnant celle des temps passés. Le maréchal Moncey, ancien supérieur de La Tour d’Auvergne en Espagne, et le général Cambronne, dont la venue était espérée, font défaut. Quelques survivants, dont certains ayant combattu aux côtés de La Tour d’Auvergne, ont toutefois été retrouvés et invités. Ils ont été, on l’a vu, mis en valeur tant dans le déroulement de la fête que dans sa relation par la presse. À travers l’un d’entre eux, le sergent Bonnard, blessé à Oberhausen près de La Tour d’Auvergne, qu’il a, dit-on, soutenu mourant dans ses bras, il s’agit de les honorer. Cet ancien combattant, qui n’avait jamais été décoré, reçoit donc la légion d’honneur : « Le vieux sergent, embrassé successivement par tous les officiers de la députation du 46e, jaloux de presser sur leur cœur celui qui avait combattu auprès de leur illustre devancier, ne pouvait plus maîtriser son émotion ; il pleurait et tous les spectateurs pleuraient avec lui20. »

25 Cette scène, placée à un moment clé de la cérémonie, juste après le dévoilement de la statue, et qui fait s’extasier tous les commentateurs, permet de relier symboliquement la Grande Nation, l’Empire et la France de Juillet sous le sceau de la patrie et de la gloire militaire. Ou pour être plus exact, elle trahit une tentative de captation du sentiment patriotique par un régime profondément pacifiste qui vient selon ses contempteurs de capituler devant les vainqueurs de 1815 lors de la crise d’Orient.

26 Si l’armée est mise à l’honneur, cette fête est orléaniste donc par essence libérale.

Une fête libérale

27 La fête libérale21 doit exhiber les symboles visuels du régime, à savoir le drapeau tricolore et le coq gaulois. Il convient que les trois couleurs soient non seulement déployées par les participants institutionnels (mairie, garde nationale, armée) mais par les habitants eux-mêmes qui témoignent par ce geste de leur adhésion et concrétisent visuellement la nation souveraine. Aussi, au commencement officiel des festivités, le 27 juin au matin, les Carhaisiens sont-ils invités par le canon à pavoiser leurs maisons.

28 Si dans ses autres dimensions la fête se veut intégratrice, sur ce point elle est exclusive jusqu’à en devenir iconoclaste. À preuve l’incident survenu à Carhaix. Marochetti avait prévu d’accompagner les deux bas-reliefs narratifs ornant le piédestal de deux blasons,

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celui de la ville et surtout celui fleurdelisé de La Tour d’Auvergne. La commission avait fait connaître à l’artiste son refus absolu. Passant outre, ce dernier les avait cependant sculptés. Juste avant l’inauguration, après en avoir discuté toute la nuit, la commission intraitable exige que ces signes jugés féodaux soient enlevés. Avec l’assentiment des bleus présents pour qui « l’écusson gothique, le bas-relief fleurdelisé […] salissait le monument du républicain breton22. »

29 Le clergé, qui avait la préséance durant les rassemblements de la Restauration, s’efface au profit des acteurs civiques : les municipalités élues depuis 1831 et surtout la garde nationale, symbole ‒ nominal en l’absence de réforme électorale ‒ de la nation souveraine, principal soutien du régime depuis la Révolution de Juillet et traduction dans les faits de sa devise « Liberté et Ordre »23. Le protocole de la fête la place toujours en tête, avant la ligne, et lui confie l’escorte des représentants de l’État et des élus. Si les troupes d’active sont logées militairement sous la tente, les gardes, émanation du corps civique, sont hébergés gratuitement par les habitants. Leur mission volontaire accomplie, ils sont à leur retour au bercail accueillis solennellement par leur municipalité et leurs camarades restés sur place.

30 Le préfet a exigé que chaque chef-lieu d’arrondissement du département soit représenté par un détachement et que celui de la ville hôte soit particulièrement fourni. Le commandement du tout est confié au Brestois Lacrosse. On le verra, les espérances de Boullé seront un peu déçues. Ainsi le contingent brestois ne comprend que cinquante-trois gardes, tous hommes mûrs et souvent âgés24. Il est vrai que la mission, aux frais des volontaires, représente plusieurs journées chômées. Il est vrai également qu’à ce moment de l’histoire du régime, le hiatus entre une garde nationale qui se veut toujours porteuse des espérances de 1830 et un régime de plus en plus conservateur qui lui confie des missions purement décoratives est devenu patent et partant démobilisateur. Les gardes nationaux qui ont répondu à l’appel de Boullé ou plutôt de La Tour d’Auvergne sont les plus militants. Ainsi ce garde quimpérois qui compare le rassemblement à venir à la grande fédération de Pontivy, en 179025.

31 Libérale, la fête de Carhaix l’est par son aspect laïque et civique donc, mais aussi par sa composante ludique qui la fait trancher avec les fêtes un peu compassées des régimes précédents. Le programme fait en effet la part belle aux loisirs. À la danse tout d’abord. La cérémonie d’inauguration achevée, alors qu’un poste d’honneur monte la garde devant la statue, les danseurs prennent possession du Champ-de-Bataille où le son des musettes a chassé celui des fanfares. À l’hôtel de ville, un bal offre aux danseurs venus des villes des airs moins folkloriques. La nuit tombée, la ville est illuminée. Et le lendemain, des courses hippiques ont lieu. Durant ces journées, les notables de la ville reçoivent officiers et officiels, ainsi le comte de Saisy chez qui on cultive la Muse en l’honneur de La Tour d’Auvergne26. Comme la partie cérémonielle, la partie populaire de la fête reste sous l’étroit contrôle des autorités qui craignent les débordements qu’un enthousiasme mal contenu pourrait générer. Ainsi, alors que soldats, gardes nationaux et spectateurs enivrés par la danse ont formé une gigantesque ronde autour de la statue et réclament au célèbre Mathurin Furic de faire sonner la Marseillaise, un officiel surgit aussitôt pour faire taire le biniou. La foule se met alors à gronder et à menacer. Il faut l’intervention du député Lacrosse pour que l’hymne révolutionnaire soit finalement exécuté et que l’ordre revienne : « Jamais, jamais, dussé-je vivre cent ans, je n’oublierai l’impression que j’éprouvai alors ! Le jour tombait, les hautes montagnes de Cornouailles dessinaient, sur l’horizon pourpré des feux du couchant, leurs masses sombres ; un silence profond

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régnait dans la foule naguères [sic] si bruyante : les danses avaient cessé. Chapeaux bas et dans un pieux recueillement, tout le monde tendait une oreille avide ; et, électrisé par la récente opposition qu’il avait rencontrée, le vieux ménétrier semblait avoir grandi de dix coudées. Aux premiers accords de cette musique simple mais sublime, chacun tressaillit involontairement. C’était, en effet, dans des circonstances peu ordinaires qu’on écoutait la Marseillaise ; c’était sur cette terre bretonne si agitée par les guerres de la république, c’était devant la statue d’un républicain breton, c’était sur un biniou breton qu’éclataient les accords vibrants de l’hymne républicain. Rien ne manquait à la situation comme on le voit. Nettes, pures, cristallines, perlées, les notes tombaient au milieu de ce silence qui fut bientôt interrompu par un tonnerre d’applaudissements, et la première strophe était à peine terminée que la grande voix de cette multitude répétait en chœur les paroles de la seconde, avec un enthousiasme, un entrain et une chaleur dont j’essaierais vainement de donner une idée27. »

32 Si le rassemblement festif de Carhaix reprend les codes de la fête nationale orléaniste imposée à la périphérie par le centre, il innove nous semble-t-il sur un point : impulsée par le représentant de l’État conformément à la politique mémorielle et symbolique du régime, et avec l’assentiment de ce dernier, la statufication du héros fait se rencontrer grande et petite patries.

Une fête régionale

33 Les années 1830, qui voient le régime orléaniste mettre en avant la figure de La Tour d’Auvergne, permettent aux Bretons de redécouvrir ou plutôt de découvrir un héros dont les admirateurs étaient jusqu’à présent surtout parisiens. Entre 1838 et 1841, avec un crescendo qui s’accélère dans les semaines précédant les fêtes d’inauguration, la fièvre saisit les élites bretonnes et surtout finistériennes. C’est ce dialogue entre centralisation et société civile, entre le national et le local, qui voit initiatives étatiques et individuelles se répondre et s’amplifier, dialectique indispensable à la réussite de toute commémoration en régime libéral, que nous aimerions à partir de maintenant mettre en évidence.

La Bretagne se découvre un héros

34 La monarchie de Juillet coïncide avec le début de ce que Yves Le Gallo appelle la « renaissance bretonne28 ». L’histoire régionale mais aussi la langue, le patrimoine oral et les coutumes de la paysannerie bas-bretonne deviennent dignes d’intérêt aux yeux de la noblesse et de la bourgeoisie lettrées qui se retrouvent pour en conférer dans les premières sociétés savantes29. La bourgeoisie urbaine jusque là quasi exclusivement française éprouve un sentiment nouveau d’appartenance régionale. Les « voyages dans le Finistère » imités de celui de Cambry qui paraissent alors en témoignent. Tous évoquent d’ailleurs le grand homme de Carhaix30. La découverte du héros par les élites bretonnes doit aussi au long combat judiciaire que mènent sa nièce, Madame Guillard de Kersauzie, puis sa petite-nièce, Madame du Pontavice de Heussey, pour récupérer le cœur légué aux Lauraguais au début de la Restauration. Le long procès opposant les Bouillon finit par donner raison à la branche bretonne. Entre 1837, date de la première décision de justice, et 1841, la presse finistérienne a régulièrement rendu compte du litige et de son dénouement, et, on l’a constaté, a pris résolument fait et cause pour Madame du Pontavice. À la fin des années 1830, la bretonnité de La Tour d’Auvergne est

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donc revendiquée en même temps que se développe une identification positive, voire un sentiment de fierté.

35 À ce mouvement d’opinion local viennent s’ajouter des initiatives officielles que le nouveau contexte politique favorise. En 1832, le préfet Pasquier autorise la municipalité de Carhaix à faire apposer une plaque portant cette inscription sur la maison natale du héros : « Théophile Malo Corret, dit La Tour d'Auvergne, premier grenadier de France, est né dans cette maison le 23 décembre 1743 ». Deux ans après les journées de Juillet, on remarquera le très militant « dit La Tour d’Auvergne » qui met en avant le seul héros révolutionnaire. Son successeur, le préfet Boullé, engage la municipalité carhaisienne à décider la construction d’un monument. Le 23 janvier 1838, après lecture d’une lettre du premier magistrat du département, le conseil municipal vote d’une voix unanime l’érection d’une statue « à la mémoire du brave Théophile- Malo Corret de La Tour d'Auvergne, Premier Grenadier de France, né à Carhaix ». On notera la substitution du « de » au « dit ». C’est en effet un La Tour d’Auvergne moins démocrate et plus « juste milieu » que Boullé entend faire célébrer. Le conseil municipal qui justifie ainsi sa décision tardive l’a d’ailleurs bien compris : « Que, voulant se tenir dans la ligne du plus parfait accord avec le gouvernement, il n'avait différé à émettre sa pensée que dans la crainte que cet hommage ne donnât lieu à une fâcheuse et fausse interprétation31. » Cette décision provoque une accélération du mouvement d’appropriation de la figure de La Tour d’Auvergne par les élites bretonnes. Et cette apothéose que la nation refusait jusque-là au premier grenadier, c’est la Bretagne qui va la lui décerner en point d’orgue d’une véritable « La Tour d’Auvergne mania ».

La Bretagne saisie par la fièvre commémorative

36 Les subventions de Carhaix et du conseil général ne suffisent pas à couvrir seules le financement de l’œuvre, d’autant que la commande passée par la commission fait d’ores et déjà de la statue un projet très onéreux32. Une souscription est donc ouverte. Son objectif est financier, donc, mais aussi idéologique : elle fait appel à la générosité publique et fait participer le peuple à la construction de son environnement urbain et à la diffusion du message que la statue véhicule33. Afin de toucher le plus grand nombre de contributeurs, la commission décide d’imprimer à 3 000 exemplaires un programme annonçant et présentant le projet accompagné d’une notice biographique du sujet34. Ces prospectus sont ensuite adressés aux ministres, aux dignitaires de l’armée, à tous les préfets de France, à toutes les communes du Finistère, ainsi qu’aux différentes unités militaires.Les journaux des cinq départements bretons sont pour leur part conviés à ouvrir une liste de souscription dans leurs bureaux.

37 La liste des souscripteurs a été conservée.Et même si l’origine géographique et la profession ne sont pas toujours mentionnées, si la dernière page est en partie déchirée, elle livre malgré tout d’utiles renseignements35. L’opération a permis de rassembler le montant de 25 027 francs, 10 027 si l’on en retranche les subventions de Carhaix et du département : c’est un succès. Sauf pour les évergètes les plus cossus, le don se limite la plupart du temps à une modique somme comprise entre un et cinq francs. On relève en tout 456 souscriptions, plus en réalité, certaines d’entre elles étant collectives.

38 Les contributeurs des départements extra-bretons sont peu nombreux et souscrivent souvent du fait de leur fonction, officier supérieur ou préfet, par exemple, ou des liens

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avec le statufié (le général Moncey, ancien supérieur de La Tour d’Auvergne à l’armée des Pyrénées) ou avec des membres influents de la commission (le corps des mines est solidaire de Junker, ingénieur aux mines de Poullaouen, et admirateur zélé du premier grenadier). C’est donc surtout la Bretagne qui répond à l’appel de Boullé. Et hormis les unités militaires cantonnées dans la région, surtout le département natal du statufié. (Nous verrons plus loin que le choix de l’artiste par la commission a en effet mécontenté le Morbihan et la Loire-Inférieure.) Dans le Finistère, malgré l’envoi de prospectus à toutes les communes et la mobilisation des journaux départementaux, ce sont principalement les villes et les gros bourgs de Cornouaille qui donnent, en particulier Quimper et Quimperlé. La Haute-Cornouaille que l’on attendait au premier rang est relativement silencieuse, tant dans sa partie finistérienne que dans sa partie morbihannaise. Seules les communes de Carhaix et de Poullaouen contribuent. Et encore, les Carhaisiens déjà fortement ponctionnés par la subvention qui représente une bonne part du budget communal, il est vrai, donnent-ils peu à la souscription individuelle ouverte également dans la commune. La partie nord du Finistère est en net retrait. Excepté les personnels militaires et civils du port de guerre, rares sont les Brestois qui se montrent philanthropes, et le conseil municipal de la ville n’alloue même pas une modique subvention. Si la souscription participe incontestablement à la mobilisation de la société civile finistérienne, c’est l’approche des grandes fêtes données pour l’inauguration de la statue qui va l’accélérer et l’étendre géographiquement. Le choix du sculpteur, par la polémique qu’il va faire naître, en est un exemple.

39 Dès l’annonce par les journaux de la statufication, plusieurs artistes offrent leurs services. Mais la commission a fait le choix de ne pas soumettre le monument au concours. Elle souhaite confier la réalisation de l’œuvre à un sculpteur reconnu et incontesté. David d’Angers, expert dans la statuaire des grands hommes et alors au summum de sa gloire, est son candidat naturel. Contacté, ce dernier décline l’invite et se désiste en faveur de Suc36. Fort de ce prestigieux adoubement, Eugène Suc bénéficie également du soutien sans faille d’Armand Duchatellier, rédacteur du journal Le Quimpérois, des milieux libéraux et républicains de Nantes, sa ville de résidence, et du Morbihan, son département de naissance. Ces protecteurs agissent par voie épistolaire et surtout par le truchement du Quimpérois qui se fait leur porte-voix. Adolphe Billault, lui aussi Morbihannais et Nantais, entretient d’ailleurs une correspondance avec Duchatellier qu’il pousse à agir en faveur de son protégé : « Mon cher Monsieur Duchatellier, je viens vous recommander instamment à votre bonne influence sur l'autorité départementale du Finistère le choix de Monsieur Suc pour l'exécution de la statue de votre Tour d'Auvergne. Vous connaissez sans doute la réputation de ce statuaire distingué. C'est au ciseau breton qu'il faut confier nos gloires bretonnes plutôt que d'aller demander leur image à l'industrialisme mercantile des artistes parisiens 37… »

40 L’historien quimpérois multiplie les articles en défense de Suc sur le thème suivant : le monument doit être confié à un artiste breton, seul apte à saisir et restituer la vérité d’un autre Breton. Afin de permettre au jeune artiste de mieux s’imprégner du personnage à modeler, Duchatellier va jusqu’à l’accompagner en pèlerinage sur les lieux de sa jeunesse, à Carhaix et à La Haye, en quête des ultimes traces et témoins38.

41 Mais alors que la commande semblait acquise à Suc, tout est remis en cause par la commission qui, après avoir auditionné l’impétrant et examiné ses statuettes en plâtre, décide de tout suspendre et, dans l’attente d’une décision, de s’informer davantage de

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son talent39. En l’absence des délibérations de ladite commission, nous en sommes réduits aux conjectures pour interpréter cette volte-face. Qualités artistiques de l’œuvre présentée effectivement insuffisantes ? Interprétation du personnage à statufier inadéquate aux yeux du jury ? À moins qu’un autre candidat, mieux recommandé que le jeune Suc, ne se soit entretemps manifesté…

42 Quelques mois plus tard, un nouveau concurrent fait effectivement officiellement connaître ses ambitions. Il s’agit du sculpteur d’origine italienne Marochetti, artiste officiel très en cour auprès du régime de Juillet qui lui a confié plusieurs commandes sensibles, dont le bas-relief pour la bataille de Jemmapes décorant l’Arc de l’Étoile ‒ thème orléaniste par excellence ‒, et, bientôt, le projet de tombeau pour Napoléon aux Invalides ‒ finalement recalé après deux déclinaisons, l’une et l’autre trop critiquées par l’opinion40. Malgré la défense acharnée des supporters de Suc pour qui « un étranger [ne peut] venir inscrire son nom sur un monument destiné à une illustration bretonne41 », la commission arrête définitivement son choix sur Marochetti qui, selon David d’Angers, a dû cette faveur au patronage de Thiers42.

43 Si bon gré mal gré Duchatellier finit par se plier à cette décision, il n’en va pas de même des chefs de file de la gauche nantaise et morbihannaise. Pour Billault, Marochetti a joué de sa fortune pour court-circuiter le jeune et désargenté Suc en offrant à la commission de travailler gratuitement43. Mais c’est Guépin qui se montre le plus virulent dans deux articles du National de l’Ouest et de la Vigie du Morbihan qu’il transforme en véritables pamphlets contre Marochetti et surtout le régime : ses hommes ‒ ici le baron Boullé et « sa » commission de « bourgeois » ‒ et ses combines44. Cette affaire ne fut probablement pas sans conséquence sur la souscription et elle en aura aussi sur la fréquentation des fêtes d’inauguration. En attendant, à l’approche de l’événement la mobilisation enfle.

44 La presse rend non seulement régulièrement compte des décisions de la commission et de la querelle suscitée par le choix du sculpteur, elle participe aussi à une certaine pédagogie héroïque en présentant le futur statufié à son lectorat. Ainsi le Quimpérois qui, au début de l’année 1839, lui consacre un feuilleton en cinq épisodes45. Ou encore L’Écho de Morlaix qui, la même année, offre à ses abonnés un fac-similé d’une lettre de La Tour d’Auvergne ornée d’une gravure à sa gloire46. Dans les semaines et les jours précédant l’inauguration, l’événement occupe largement les colonnes des journaux qui appellent leurs lecteurs à y participer ou du moins s’y intéresser, y compris les gazettes d’un Nord-Finistère jusque-là plutôt en retrait. C’est le cas de La Feuille d’annonces de Morlaix de l’imprimeur Ledan, depuis toujours admiratif du Carhaisien47. Ou encore du journal brestois L’Armoricain.

45 L’événement à venir suscite aussi en 1841 une production éditoriale qui étonne. Ce ne sont pas moins de quatre biographies consacrées à La Tour d’Auvergne qui sortent alors des presses. Dubreuilh et Buhot de Kersers, tous deux Bretons et liés aux Pontavice, le premier rédacteur de La Vigie du Finistère, ainsi que Gaudry, avocat parisien qui a défendu avec succès les châtelains de La Haye contre les Lauraguais, ont pour ce faire obtenu de la famille l’accès à la correspondance du héros48. Dubreuilh, pourtant fiché comme républicain cinq ans plus tôt49, semble de plus avoir bénéficié de l’imprimatur de la commission. Calohar, officier de la garde nationale à Paris, issu d’une vieille famille carhaisienne qui a donné un membre à la commission, commet lui aussi une vie du héros50. De tous ces ouvrages, le plus long et le plus fouillé est celui du légitimiste Alphonse Buhot. Aux biographies « savantes », il convient d’ajouter les Mémoires d’un

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sans-culotte breton d’Émile Souvestre, ouvrage romanesque sur la Révolution en Bretagne paru en 1841 qui fait de La Tour d’Auvergne un personnage fictionnel51.

46 En prélude au grand épanchement lyrique de Carhaix, les poètes en herbe viennent joindre leur voix à celle des journalistes et des biographes pour chanter la geste du « Bayard breton ». En langue française comme le jeune Bizet de Brest52 ou en breton chanté sur feuille volante comme Ledan53. Avec son enthousiasme coutumier, Duchatellier lance un appel à tous les poètes reconnus et amateurs de Bretagne et de France afin qu’ils tressent au héros une « couronne poétique ». Une quinzaine d’odes lui parviennent, dont une de Brizeux et une en occitan composée par Jasmin. Victor Hugo, sollicité par le Quimpérois, invoque des obligations envers son éditeur lui interdisant de contribuer à des publications collectives54.

47 Duchatellier, qui s’est tant dépensé pour que son compatriote accède à l’Empyrée, qui souhaitait sans doute à cette occasion effacer l’échec de son projet d’héroïsation des vingt-six administrateurs du Finistère55, et qui se rêvait peut-être en vedette de la commémoration, lui, l’historien de la Révolution en Bretagne56, en est finalement le grand perdant. Non seulement le ciseau de Marochetti a été préféré à celui de Suc mais le recueil poétique comme la biographie qui devait l’accompagner ‒ et qu’il imaginait certainement comme celle de référence ‒ ne verront jamais le jour. La famille Pontavice qui l’avait bien accueilli lors de son pèlerinage en compagnie de Suc et lui avait alors promis l’accès aux archives de La Haye se rétracte en effet, lui préférant Dubreuilh, la plume de Boullé57. Comment expliquer cette soudaine défaveur ? Peut-être par le fait que le vibrionnant Duchatellier se soit permis de sa propre initiative de demander la grâce du frère de Madame de Pontavice, le capitaine de Kersauzie, activiste républicain croupissant alors dans les geôles du château de Brest. Le préfet lui rétorque sèchement que pour obtenir le pardon, il faudrait que le prisonnier le sollicite lui-même et reconnaisse par là ses erreurs. Revenant sur ses déconvenues de 1841, Duchatellier écrit à propos de cette dernière : « Ce fut là mon premier et mon plus douloureux échec58 ». Officiellement, pourtant, la commission lui avait attribué son « label »59. Mais est-ce si sûr ?… Si la société civile bretonne est conviée à participer à la commémoration, ses ordonnateurs et en premier lieu le préfet Boullé entendent bien la contrôler afin qu’elle atteigne son objectif premier : servir les intérêts du régime.

La fête du 27 juin 1841 comme célébration de la Bretagne

48 Fête carhaisienne, fête finistérienne ‒ qui par parenthèse donne un héros supposé fédérateur à un département où bleus et blancs, nord et sud s’opposent depuis la Révolution ‒, l’apothéose de La Tour d’Auvergne est offerte à toute l’ancienne province. Les préfets du Morbihan et des Côtes-du-Nord ainsi que les municipalités et gardes nationales des cinq départements ont d’ailleurs été conviés aux festivités. Cette dimension régionale de l’hommage n’est pas seulement spatio-administrative, elle est aussi culturelle et historique. Dans les discours officiels, ce n’est pas uniquement le vaillant guerrier et patriote qui est honoré, c’est également le fils de l’Armorique, le défenseur et l’amoureux de sa langue, de son histoire, de ses traditions et de ses paysages. Cet aspect de la commémoration, que l’on pourrait avec réserve qualifier de « régionaliste » ‒ avec réserve car La Tour d’Auvergne, digne successeur de Duguesclin et des Trente auxquels il est régulièrement comparé, est un Breton patriote et non un

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patriote breton ‒ trouve un écho favorable parmi les élites lettrées actrices de la jeune renaissance bretonne. Nous prendrons la langue comme exemple.

49 La commission a décidé que l’inscription gravée sur le piédestal de la statue serait bilingue. Pour en obtenir la traduction la plus fidèle, elle s’adresse à deux notables et érudits celtisants, le Brestois Le Gentil de Quelern et le Lesnevien Miorcec de Kerdanet60. Cette inscription figurera sur le monument jusqu’au Second Empire où, victime d’un jacobinisme linguistique moins accommodant que celui de Juillet, elle sera remplacée par les pensées et devises patriotiques en langue française qui y figurent toujours.

50 La Villemarqué, présent à la fête, et Brizeux, qui dédie une épitaphe bilingue au héros61, reconnaissent dans celui-ci un défenseur et illustrateur de la langue et de la culture bretonnes, un pionnier de la renaissance des temps romantiques. Le barde Ledan, désireux de convertir les paysans au culte héroïque, s’est posté aux carrefours de Carhaix pour chanter les exploits du premier grenadier en langue celtique sur l’air de la Marseillaise et vendre les feuilles de sa composition aux badauds séduits. Dans le même but, il traduit et fait imprimer les discours du préfet Boullé et du général Janin.

51 En vers et en prose, en français et en bas-breton, par le geste et par le signe, avant et pendant la fête, les admirateurs bretons de La Tour d’Auvergne expriment combien ils sont fiers d’être ses compatriotes. Reste maintenant à découvrir si le pédagogue Boullé a su mobiliser le public auquel la fête s’adressait, en particulier les paysans cornouaillais dont les costumes pittoresques et l’idiome devaient colorer la fête, et si les objectifs recherchés ont bien été atteints.

Une fête réussie ?

52 En dépit de très mauvaises conditions météorologiques, le programme concocté par le préfet a été respecté à la lettre sans que rien ne vienne en perturber le bon déroulement et la fête est considérée comme un succès par tous les commentateurs. Pourtant, à la lecture de la presse, on note une légère déception concernant la fréquentation que l’on espérait plus importante ou du moins plus variée. Les intempéries ont certainement découragé bien des « pèlerins » mais n’expliquent pas à elles seules ce fait.

Une fête pour la seule Basse-Bretagne

53 Le rassemblement de 1841 ne réédite pas la fédération de 1790, loin de là. Les députations des municipalités et gardes nationales, peu étoffées en général, ne représentent que quelques villes bleues, presque toutes situées en Basse-Bretagne, dans le Finistère et en Centre-Bretagne surtout. L’absence des Nantais est particulièrement remarquée. La déception née de l’affaire Suc et les combines que cette dernière a révélées ont probablement conduit la gauche et en particulier les républicains à snober l’événement. Les Carhaisiens eux-mêmes sont peu nombreux pour les raisons suivantes selon un facétieux spectateur normand : « La moitié de la population était beaucoup trop occupée de ses casseroles pour pouvoir s’occuper d’un souvenir historique quelque glorieux que fût d’ailleurs ce souvenir, et le feu des fourneaux faisait un tort considérable au feu de l’enthousiasme. Tous les commerçants de Carhaix, caressaient en expectative une

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recette colossale, inouïe dans les fastes industriels de la petite ville, et réfléchissaient tout en plumant les hôtes de leurs basse-cours, aux meilleurs moyens à employer pour plumer aussi leurs clients affamés62! »

54 Quant aux participants, membres ou proches du parti de la Révolution pour une bonne partie, est-il sûr qu’ils soient revenus chez eux plus convaincus encore que le régime louis-philippard est bien celui qui à la fois a fait triompher 1789, réconcilié les Français et maintenu la gloire nationale ? Cet étalage de force, cette évocation insistante de l’épopée des années 1792-1815, le patriotisme qui se clame au son du clairon, enfin l’association abusive mais mécanique du républicain La Tour d’Auvergne, mort quelques mois après Brumaire, à Napoléon et à l’Empire, cela n’alimente-t-il pas plutôt l’esprit belliciste à gauche ainsi que la légende napoléonienne et le courant bonapartiste 63? À preuve ce couplet d’un chant en l’honneur du « dieu des grenadiers » composé par Dubreuilh : « Napoléon, Dieu Mars de notre France, Mon empereur, mon petit caporal ! Brise la mort… la Bretagne s’avance Pour te presser sur son sein filial. L’aigle Français, du haut de la colonne, Part de ce vol qui glaçait l’étranger… Au monde entier que ton sourcil l’ordonne… Il fête ton premier grenadier 64. »

55 La chanson figurait au programme de l’inauguration. Or aucune narration de la fête n’en fait mention. L’ancien républicain devenu orléaniste orthodoxe et flagorneur, a-t- il été finalement interdit de tribune après lecture de ses vers ? Il est vrai que plus loin, Dubreuilh, qui dans sa biographie louait pourtant la politique étrangère de Guizot et appelait à l’entente avec l’Allemagne, aggrave singulièrement son cas en ajoutant : « Et que le Rhin nous rendra nos frontières/Car de Corret nous porterons le cœur »…

56 Pas aussi nombreux qu’espéré, les représentants de la classe moyenne urbaine bleue, pilier du régime dans l’Ouest, en chantant la Marseillaise ou en associant le commémoré à la gloire impériale sortent pour certains de la grille de lecture proposée par les autorités. Fête de souveraineté65, et par conséquent intégratrice, l’apothéose de La Tour d’Auvergne, héros syncrétique s’il en est66, s’adressait à d’autres catégories de la société bretonne. Il nous faut vérifier si elles ont effectivement répondu présentes.

Une fête boudée par le clergé…

57 La statuomanie, nouvelle religion humaniste qui dispute l’espace public et le magistère à l’Église et à la tradition, a longtemps gêné le clergé et l’homme de droite, nous explique Maurice Agulhon67. Et, fût-il croyant comme La Tour d’Auvergne (mais dans le cadre de l’Église constitutionnelle, ce qui est peut-être pire68), lorsque le statufié est lié à la Révolution, la gêne peut virer à l’hostilité sourde ou déclarée. Force est de constater que le clergé de Haute-Cornouaille boude ostensiblement la fête, laquelle a lieu un dimanche, provoquant ainsi un télescopage supplémentaire entre vieille sacralité chrétienne et nouvelle sacralité laïque. Les clercs de Carhaix se contentent du strict minimum, à savoir la célébration du service funèbre. Mais dans une église délabrée, souillée de mortier et de saleté, où rien n’a été visiblement entrepris pour recevoir dignement les reliques sacrées et ses adorateurs. Aucun prêtre de la ville et des environs ne se montre durant la partie profane de la fête. Il est vrai que l’exemple vient d’en haut puisque Mgr Graveran, évêque du Finistère, officiellement convié à

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l’inauguration et annoncé dans le programme, s’est décommandé en prétextant une consécration d’église à Plounévez-du-Faou, bourgade pourtant peu éloignée de Carhaix. Cette absence fait jaser : [N]ous avons entendu un très grand nombre de personnes en exprimer le très vif regret », écrit Duchatellier69. Et les plus voltairiens de penser certainement comme Monsieur Homais, rendant compte dans Le Fanal de Rouen des comices d’Yonville, eux aussi désertés par le clergé, que les sacristies sont bien l’ennemi du progrès…

58 D’autres tenants de la tradition ont manifesté leur mécontentement. Ainsi M. de Trobriand, auteur de propos menaçants envers la statue : « Je reçois ce matin seulement votre lettre du 30 juin qui me rend compte de la proposition insensée qu’est venu vous faire M. Trobriand, écrit le préfet au maire de Carhaix. Vous l’avez accueillie comme elle méritait de l’être et si nonobstant votre défense, cet individu s’est permis de réaliser son projet, je ne doute pas que vous ne l’ayez sévèrement réprimé. Je vous prie de me faire part de me faire connaître [sic] par le retour du courrier, si cette affaire a quelque suite. N’oubliez jamais, Monsieur le Maire, que le monument de Latour d’Auvergne est placé désormais sous la protection des autorités et de la population de la ville de Carhaix et qu’elles répondraient moralement devant la France entière, de tous les outrages qu’elles lui laisseraient souffrir, comme de tous les désordres dont elles permettraient qu’il devint l’occasion70. »

59 Réaction à l’acte de censure dont la commission a fait preuve le jour-même de l’inauguration ? Probablement, même si les archives le taisent. Nous savons en effet que l’enlèvement des fleurs de lys a choqué jusqu’au-delà du camp légitimiste, ainsi le folkloriste Kerambrun qui a fait connaître publiquement sa désapprobation71.

…et par les campagnes

60 Nul doute que dans l’esprit du baron Boullé, mettant ainsi en application les préconisations anciennes de Mangourit72, la statue et la fête devaient fournir un support et un temps pédagogiques à destination particulière des populations rurales : « La petite ville de Carhaix devait voir affluer dans ses rues et ses abords une foule immense, non seulement d'habitants des villes, mais encore, mais plus particulièrement de cultivateurs des communes qui l'environnent, car on sait que cette ville est située à peu de distance des Côtes-du-Nord et du Morbihan, et pour ainsi dire au centre de la Basse-Bretagne73. »

61 Par la rime, le jeune Bizet exprime son souhait que les paysans bas-bretons non- corrompus par l’esprit du siècle et de la ville, dont la religiosité selon lui se prête naturellement au culte des héros, seront les plus nombreux à vénérer la statue : « Grâce à l'effet heureux de vos efforts rétifs, Rejetons vigoureux des siècles primitifs, C'est à vous qu'appartient, dans les jours où nous sommes, L'honneur de relever le culte des grands hommes. […] Venez avec amour, près d'une sainte image, Accomplir les devoirs d'un grand pèlerinage, Protestez à ses pieds de vos accords touchants, L'humilité des bons fait horreur aux méchants74. »

62 Or, ce qui frappe les participants outre l’absence du clergé, c’est le faible nombre de paysans. Laquelle abstention est expliquée ainsi : une rumeur parcourt les campagnes

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environnantes depuis plusieurs jours. Le Quimpérois s’en fait l’écho dès le 19 juin, c’est- à-dire juste après l’arrivée de la statue à Carhaix : « [L]es populations rurales des cantons voisins de cette ville, comprenant peu ou point du tout le caractère de la fête qui se prépare, acceptaient et faisaient circuler avec envie les plus grosses niaiseries sur des prétendus signes mystérieux et des sorts qui annonceraient des faits extraordinaires pour la journée du 27. La présence de M. l'évêque de Quimper, qui ne manquera sans doute pas de se joindre aux autres membres du clergé qui doivent prêter leur ministère à cette solennité, ne contribuera pas peu, nous l'espérons, à calmer ces inquiétudes au moins ridicules, dont on nous a parlé sur plusieurs points du département 75. »

63 Quelles menaces sur le grand rassemblement du 27 font planer ces rumeurs ? Les journaux, qui traitent par le mépris ce qu’ils considèrent comme de la superstition, le taisent. Sauf L’Écho de Morlaix : « Le croirait-on, écrit son rédacteur, le bruit court parmi [les ruraux] que le feu va consumer la ville ; que le sang doit déborder, de crevasse en crevasse, dans les ruisseaux […]76. » La remue des troupes confluant vers Carhaix, la pluie et le vent qui se déchaînent depuis plusieurs jours, un incendie qui éclate dans une maison de la ville la nuit du 25, le canon dont les populations rurales ignorent qu’il est aussi langage, les sonneries inhabituelles de cloches, autant de présages qui semblent valider les prophéties eschatologiques.

64 Reste à identifier la source rumorale et à interpréter l’oracle. Duchatellier, qui a enquêté auprès de ruraux présents à la fête, parle de « bruits malveillants et méchants […] répandus dans les campagnes à l’effet d’empêcher les cultivateurs de se rendre à Carhaix pour le jour de l’inauguration77 ». À mots couverts mais de manière assez transparente, il nous fait comprendre que le clergé a sinon lancé du haut des chaires, du moins laissé volontairement circuler la rumeur qui n’a pu lui échapper et dont le caractère merveilleux appelait forcément son contrôle. Quant à sa signification, elle nous paraît claire : elle prédit un châtiment divin en réponse au blasphème et à la souillure que constitue l’installation d’une idole en plein cœur de Carhaix ; le feu et le sang sont chez ses ennemis des images régulièrement associées à la Révolution78.

65 Loin de nous l’idée de conclure à une manipulation du clergé qui aurait ainsi en quelque sorte jeté l’interdit sur la fête. Une rumeur s’enrichit et se modifie au fil de sa circulation. Elle résulte d’abord d’un milieu endogène, prédisposé à la recevoir, et qui lui confère sa dynamique79. Même si la rumeur sent effectivement la prédication cléricale, l’épisode est surtout intéressant en ce qu’il souligne le décalage culturel existant alors en Basse-Bretagne entre populations urbaines, aptes à comprendre et à adhérer au nouveau culte civique des grands hommes, et populations rurales pratiquant encore exclusivement celui ancestral des saints sous la houlette de leurs pasteurs. On comprend alors que les paysans qui voyaient arriver la statue sur son char lors de son périple de Morlaix à Carhaix, qui interrompaient leurs travaux et se découvraient, le faisaient plus par réflexe, comme lors du passage d’une mission ou d’une procession funéraire, avec sans doute un mélange d’appréhension et d’interrogation, que par inclination envers le premier grenadier, dont la plupart n’avaient jusque-là jamais entendu parler. Et les citadins et journalistes parisiens présents à la fête de se moquer des superstitieux et primitifs Bas-Bretons, ainsi Le Constitutionnel selon qui les ruraux ont confondu le héros avec une statue… venue d’Auvergne80!

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66 La commémoration de La Tour d’Auvergne célèbre les valeurs libérales de l’orléanisme : la nation, la patrie, l’individu. Elle cherche surtout à rendre possible « l’impossible présence du roi81 » qui a travers le commémoré et par la voix de son représentant dans le Finistère se présente aux Bretons à la fois comme l’héritier de 1789 et le réconciliateur des mémoires, celui qui subsume dans sa personne et son règne toute l’histoire de France, la gloire de l’ancienne monarchie comme celle de la Révolution et de l’Empire. La commémoration emprunte aux registres de la fête funèbre romantique et de la fête orléaniste. Elle innove également en se faisant régionale. C’est par cet aspect qu’elle se montre réellement libérale en impliquant la société civile bretonne dans l’organisation de l’événement. Mais dans certaines limites, car au final, c’est toujours l’État qui a le dernier mot et qui impose ses choix et sa lecture. Ses agents cherchent également à contrôler les festivités dans leur totalité, de peur que la liesse populaire ne dégénère pour se faire désordre et sédition. Si la fête d’inauguration a connu une grande affluence, la foule était semble-t-il surtout composée de représentants de la classe moyenne urbaine. Comme souvent dans les fêtes orléanistes en Bretagne, et malgré l’objectif fédérateur de celle-ci, les ruraux ont été absents ou passifs et le rassemblement a d’abord été pour les bleus l’occasion de démontrer leur force et leur domination82. Avec Hervé Peaudecerf, on peut donc constater qu’une fois la fête achevée, « La Tour d’Auvergne restait […] un héros de la ville et non des champs83 ». Peut-on en conclure que le baron Boullé a raté son pari ? En partie si l’on ne tient compte que de la seule fonction légitimatrice de la fête qui a été boudée par le camp de la tradition et a produit des contresens chez les adeptes de la Marseillaise comme chez les admirateurs de l’Empire. Non si l’on s’en tient à son autre fonction : l’apothéose d’un héros. Ce dernier a incontestablement pris chez les élites et les petits bourgeois des villes et des bourgs. Et les Carhaisiens, affairés à leurs fourneaux durant la fête, vont rapidement faire de leur célébrité locale leur emblème comme le souligne ironiquement Maxime Du Camp, de passage en Haute-Cornouaille quelques années après l’inauguration de la statue84. Les campagnes environnantes qui avaient montré leur refus vont elles aussi finir par s’y rallier. Le préfet Boullé a en effet voulu que la fête de La Tour d’Auvergne soit pérennisée. Dès 1842, chaque 27 juin, un culte sera rendu au héros sous la forme d’une procession, reliques en tête, et d’un rassemblement au pied de la statue. Ce « pardon » patriotique et bientôt républicain deviendra le grand événement annuel du Poher. On peut aussi se demander si sans cette première statue et cette fête, le premier grenadier aurait connu la carrière de héros national et régional qui sera la sienne, en particulier durant la première IIIe République. Ainsi, d’une certaine façon, même si le storytelling du héros était déjà écrit, sa statufiabilité acquise, le préfet Boullé peut-être considéré comme l’inventeur de La Tour d’Auvergne, héros gigogne qui fait harmonieusement s’emboîter petite et grande patries85.

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NOTES

1. BERTHO, Catherine, « L’invention de la Bretagne. Genèse sociale d’un stéréotype », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 35, nov. 1980, p. 45-62.

2. HUMBERT, Jean-Marcel (dir.), Napoléon aux Invalides : 1840, le retour des Cendres, Paris, Fondation Napoléon-Musée de l’Armée, 1990, p. 49-71 ; TULARD, Jean, « Le retour des Cendres », Les lieux de mémoire, II, La nation 3, p. 81-110. 3. L’Écho de Morlaix, le 19 juin 1841. 4. Le Quimpérois, le 19 juin 1841. 5. Ibidem. 6. Ibid. 7. Dans L’Armoricain, cité par HÉMON, Prosper, « A propos d’un centenaire (1800-1900). Les honneurs rendus à La Tour d’Auvergne », Le Finistère, 27 juin 1900. 8. FUREIX, Emmanuel, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Paris, Champ Vallon, 2009, p. 55-59. 9. L’Armoricain, le 15 mars 1841. 10. Arch. municipales de Carhaix C-1 M7 : Lettre du préfet au maire de Carhaix, le 20 mars 1841. 11. Pour une analyse anthropologique des funérailles officielles, voir BEN-AMOS, Avner, Le vif saisit le mort. Funérailles, politique et mémoire en France (1789-1996), Paris, édition EHESS, 2013, 3e partie. 12. L’Armoricain, le 1er juillet 1841. 13. Le Français de l’Ouest, le 3 juillet 1841. Avant son inhumation à Oberhausen à l’occasion de funérailles homériques, le cœur du héros avait été prélevé, embaumé, puis enfermé dans un petit reliquaire pieusement porté lors des marches et des assauts de la 46e demi-brigade, ceci jusqu’à la Restauration, quand le régime des Bourbons ne sachant que faire des reliques et trophées de la Révolution et de l’Empire s’en était débarrassé. 14. FUREIX, Emmanuel, op. cit.

15. CORBIN, Alain, « L’impossible présence du roi », dans : CORBIN, Alain, GÉRÔME, Noëlle, TARTAKOWSKY, Danielle (dir.), Les usages politiques de fêtes aux XIXe-XXe siècles , Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 77-116. 16. P RÉVEL-MONTAGNE, Corinne, La représentation des grands hommes dans la sculpture publique commémorative en Bretagne 1685-1945, Thèse de doctorat d'histoire de l'art, Université de Rennes 2, 2003, vol. I, p. 129. Sur le sujet, se référer aussi à l’article fondateur de : AGULHON, Maurice, « La « statuomanie » et l’histoire », dans Histoire vagabonde. Ethnologie et politique dans la France contemporaine, vol. I, Paris, Gallimard, p. 137-185. 17. L’Écho de Morlaix, le 3 juillet 1841. 18. Discours prononcé par Monsieur le Préfet Boullé, préfet du Finistère, Président de la Commission, à l’inauguration de la statue de La Tour d’Auvergne-Corret, Premier Grenadier de France, à Carhaix, le 27 juin 1841, Quimper, Typographie Blot, 1841.

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19. Ibidem. Cette annexion du héros finistérien par la politique mémorielle louis- philipparde est aussi revendiquée par le député Goury. Voir Discours prononcé par Mr. J.S. Goury, député du Finistère, à l’occasion de l’inauguration de la statue de la Tour d’Auvergne- Corret, Premier Grenadier de France, à Carhaix, le 27 juin 1841, Quimper, E. Blot, 1841, p. 6. Le monument carhaisien, dont l’érection avait été ordonnée par arrêté consulaire en 1800, n’avait finalement jamais vu le jour sous le Consulat et l’Empire. 20. Le Français de l’Ouest, le 3 juillet 1841. 21. DALISSON, Rémi, Les Trois couleurs, Marianne et l'Empereur. Fêtes libérales et politiques symboliques en France 1815-1870, Paris, La Boutique de l'Histoire, 2004, ch. 2 ; idem, Célébrer la nation. Les fêtes nationales de 1789 à nos jours, Paris, Nouveau Monde éditions, 2009, p. 123-151 ; CORBIN, Alain, op. cit. 22. Le Français de l’Ouest, le 3 juillet 1841. Sur la « guérilla » du signe entre orléanistes et légitimistes dans le Finistère des années 1830, voir LE GALL, Laurent, « Quante-huit au miroir de Trente. Révolution du signe et révolution de papier dans une société d'obéissance », dans FUREIX, Emmanuel (dir.), Iconoclasme et révolutions de 1789 à nos jours, Paris, Champ-Vallon, 2014, p. 153-165. 23. DUPUY, Roger, La Garde nationale, 1789-1872, Paris, Gallimard « Folio Histoire », ch. XIII et XIV. 24. L’Armoricain, le 3 juillet 1841. 25. Le Quimpérois, le 12 juin 1841. 26. TRÉVÉDY, J., « La poésie et La Tour d’Auvergne », Mémoires de l’Association bretonne, 1900, p. 136-140. 27. GAFFNEY, B., Voyage du Havre à Morlaix et Carhaix à l'occasion de l'inauguration de la statue de La Tour-d'Auvergne, Ingouville, Imprimerie Le Petit, 1841, p. 43-44. Sur la disgrâce de la Marseillaise au fur et à mesure que le caractère conservateur de la monarchie de Juillet s’accentue, voir VOVELLE, Michel, « La Marseillaise », dans : NORA, Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, La République 1, Paris, Gallimard, 1984, p. 85-136. 28. LE GALLO, Yves, « Basse-Bretagne et Bas-Bretons (1800-1870 », dans BALCOU, Jean, et LE G ALLO, Yves (dir.), Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, Brest-Genève-Paris, CRBC-Champion-Slatkine, 1987, p. 166-167. 29. G UIOMAR, Jean-Yves, Le bretonisme. Les historiens bretons au XIXe siècle , Mayenne, Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 1987. 30. FRÉMINVILLE (chevalier de), Antiquités de la Bretagne. Finistère, Brest, Lefournier et Deperiers, 1832, p. 218-231 ; BROUMISCHE, J.F., Voyage dans le Finistère en 1829, 1830 et 1831, Quimper, Morvan, 1977, p. 170 et p. 176-177 ; SOUVESTRE, Émile, Le Finistère en 1836, Paris, Le livre d'histoire, 2004, p. 71 et p. 246-247 ; BOUËT, Alexandre, PERRIN, Olivier, Breiz-Izel ou vie des Bretons de l'Armorique, Paris, Tchou, 1970, p. 322-323 (1838 pour la première édition sous le titre Galerie bretonne). 31. Arch. municip. Carhaix C-1 M7 : Délibération du conseil municipal du 23 janvier 1838. 32. Bien que pédestre et individuelle (les plus coûteuses sont celles équestres et/ou de groupe), la statue de La Tour d’Auvergne est en effet l’une des plus chères élevées en Bretagne, voir PRÉVEL-MONTAGNE, Corinne op. cit., p. 99.

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33. M ARTINET, Chantal, « La souscription », dans : PINGEOT, Anne, DREY, Philippe, NORMAND-ROMAIN, Antoinette (dir.), La sculpture française au XIXe, Paris, Réunion des musées nationaux, 1986, p. 231-239. 34. L’érection d’un monument à la gloire de La Tour d’Auvergne Premier Grenadier de France, à Carhaix, Département du Finistère, sa ville natale, accompagné d’une Notice sur La Tour d’Auvergne Premier Grenadier de France, Quimper, Imprimerie de Lion, 1839, 2 p. + 6 p. 35. Arch. dép. du Finistère 1 M 356 : Liste des souscripteurs au monument La Tour d’Auvergne (Monument de Carhaix 1840-1854). 36. DAVID D'ANGERS, Les carnets de David d'Angers, Paris, Plon, 1956, tome 2, p. 255.

37. PRÉVEL-MONTAGNE, Corinne, op. cit., cité vol. I, p. 61-62.

38. DUCHATELLIER, Armand, « La Tour d'Auvergne. Sa statue, sa correspondance », Revue des Provinces de l’Ouest, 1855, p. 257-280 et p. 469-479. 39. Le Quimpérois, le 6 avril 1839. 40. PRÉVEL-MONTAGNE, op. cit., vol. II, p. 55-56 ; ISSARTEL, Thierry, « Les projets pour le tombeau de Napoléon », dans HUMBERT, Jean-Marcel, op. cit., p. 121-152. 41. Article de La Vigie du Morbihan reproduit dans Le Quimpérois, le 12 octobre 1839. 42. DAVID D'ANGERS, op. cit.

43. PREVEL-MONTAGNE, Corinne, op. cit., cité vol I, p. 64. 44. Le National de L'ouest, le 23 septembre 1840 ; La Vigie du Morbihan, le 15 octobre 1840. 45. RABOT, « Notice biographique sur La Tour d’Auvergne », Le Quimpérois, le 26 janvier, le 2 février, le 9 février, le 16 février et le 23 février 1839. 46. L’Écho de Morlaix, le 20 juin 1839. 47. PEAUDECERF, Hervé, Alexandre-Louis-Marie Ledan (1777-1855). Un imprimeur breton au XIXe siècle (1805-1855), Thèse de breton et celtique, Université de Rennes 2, vol. I, p. 229-232. 48. DUBREUILH, J., La Tour d’Auvergne, écrivain, citoyen, soldat, Quimper, Imprimerie de Lion, 1841 ; BUHOT DE KERSERS, Alphonse, Histoire de Théophile-Malo de La Tour d'Auvergne (Corret), Premier Grenadier de France, rédigée d'après sa correspondance et les documents les plus authentiques, Paris, Paulin, 1841 ; GAUDRY, J., Latour d'Auvergne, Premier Grenadier de France, Paris, Baudoin, 1841. 49. Arch. dép. du Finistère 1 M 177 : année 1836. 50. Notice historique sur La Tour d'Auvergne-Corret, premier grenadier de France, par F. C...... , de Carhaix (Finistère), chasseur à la première légion de la garde nationale de Paris, Imprimerie et librairie militaire de Gaultier-Laguionne, Paris, 1841. 51. S OUVESTRE, Émile, Mémoires d'un sans-culotte bas-breton, Rennes, Terre de Brume, 2003, ch. XLV et XLVI.

52. BIZET, Sur l'érection de la statue de La Tour d'Auvergne, à Carhaix. 27 juin 1841, Brest, Imprimerie d'Edouard Anner, 1841. Également paru dans L’Armoricain, le 22 juin 1841. 53. Coupled composet en enor statu La Tour d'Auvergn, êruet e Montroulez d'ar sul 13 a even 1841 » (couplet composé en l'honneur de la statue de La Tour d’Auvergne, arrivée à Morlaix, le dimanche 13 juin 1841), voir PEAUDECERF, Hervé, op. cit. 54. Arch. dép. du Finistère 100 J 1183 : Couronne poétique.

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55. L E B LOAS, Alain, « Les vingt-six administrateurs du Finistère. Histoire d’une mémoire », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, juin 2014, n° 2, p. 123-150 56. DUCHATELLIER, Armand, Histoire de la Révolution en Bretagne, Huelgoat, Morvan, 1977, 4 vol. (1836). Il est à noter que La Tour d’Auvergne est très peu cité dans cet ouvrage. Et les quelques lignes qui le concernent sont truffées d’erreurs, voir vol. 2, p. 65. Comme pour ses contemporains bretons, la conversion de l’historien au culte du premier grenadier est donc fort récente. 57. Le Quimpérois, le 29 mai 1841. 58. DUCHATELLIER, Armand, « La Tour d’Auvergne. Sa statue … », op. cit., p. 267. 59. Arch. dép. du Finistère 100 J 1183 : Lettre de Junker à Duchatellier, le 30 mai 1841. 60. Arch. municip. de Carhaix C-1 M7 : Lettres de Le Gentil de Quélern au préfet, les 18 et 30 mars 1841 ; lettre de Miorcec de Kerdanet au préfet, le 21 avril 1841. C’est la traduction de Miorcec qui est retenue : « Theophil Malo Corret eus an Tour d’Auvergn, Quenta Grenader a Francs, ganet e Caraes an 23 eus a miz querzu 1743, mari er parq a henor ar 27 eus miz even 1800. » 61. « Klézé dîr er brezel (Au combat, glaive d’acier)/Levrik aour em c’hastel (Livre d’or à mon foyer)», dans La tombe et la statue de Malô Corret, contribution à la couronne poétique de Duchatellier. Voir Arch. dép. du Finistère 100 J 1183. 62. GAFFNEY, B., op. cit., p. 29.

63. DARRIULAT, Philippe, Les patriotes. La gauche républicaine et la nation 1830-1870, Paris, Seuil, 2001 ; PETITEAU, Nathalie, « La monarchie de Juillet face aux héritages napoléoniens », dans HARISMENDY, Patrick (dir.), La France des années 1830 et l’esprit de réforme. Actes du colloque de Rennes (6-7 octobre 2005), Rennes, PUR, 2006, p. 55-62. 64. « Chanson guerrière en l’honneur du Premier Grenadier de France », dans L’Armoricain, le 3 juillet 1841. 65. CORBIN, Alain, « La fête de souveraineté », dans : CORBIN, Alain et alii, op. cit., p. 25-38.

66. LE BLOAS, Alain, « La Tour d’Auvergne, le quatrième mousquetaire de la Révolution. La fabrication d’un héros entre 1800 et 1841 », dans LE GALL, Laurent, et MATHAN (de), Anne (dir.), Mémoires de la Révolution. À paraître. 67. AGULHON, Maurice, « La statuomanie … », op. cit. 68. La Tour d’Auvergne était l’ami intime de Mgr Le Coz, un des chefs de file de l’Église constitutionnelle, et auteur d’une biographie du premier grenadier. Voir LE COZ, La Tour d'Auvergne-Corret, Premier Grenadier de France, Besançon, Couché, 1815. 69. Le Quimpérois, le 3 juillet 1841. 70. Arch. municip. de Carhaix C-1 M7 : Lettre du préfet au maire de Carhaix, s.d. 71. Cité par HÉMON, Prosper, op. cit. 72. Dès 1801, le futur secrétaire de l’Académie celtique et principal animateur du groupe de mémoire qui durant le Consulat et l’Empire agit pour entretenir la mémoire de La Tour d’Auvergne, propose de faire d’un monument à la mémoire du héros un moyen de propagande républicaine au cœur de la Basse-Bretagne ; il émet également l’idée que les exploits du premier grenadier pourraient être célébrés dans une chanson et une vie traduites en breton et illustrées d’une gravure, le tout vendu à bas prix. Voir Le premier grenadier des armées. Notice sur Corret-Latour-d’Auvergne. Discours historique lu à

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la séance publique de la Société Philotechnique, le 20 brumaire, an 9, Par le citoyen M… membre résident de cette société, Paris, an IX-1801, préface.

73. La feuille d’annonces de Morlaix, le 3 juillet, cité par PEAUDECERF, Hervé, op. cit., p. 230-231. 74. BIZET, op. cit., p. 9-10. 75. Le Quimpérois, le 19 juin 1841. 76. L’Écho de Morlaix, le 3 juillet 1841. 77. Le Quimpérois, le 3 juillet 1841. 78. Sur la Révolution dans la région de Carhaix, peu touchée par la chouannerie, mais où comme ailleurs dans le département la résistance à la politique religieuse de la Constituante fut forte, et où la déchristianisation menée par les sans-culottes de Carhaix fut assez poussée, voir HÉMON, Prosper, Carhaix et le district de Carhaix pendant la Révolution, Paris, Le livre d’histoire, 2006 (1ère édition 1912). 79. Voir PLOUX, François, De bouche à oreille. Naissance et propagation des rumeurs dans la France du XIXe siècle, Paris, Aubier, 2003.

80. Cité par GAFFNEY, B., op. cit., p. 48.

81. CORBIN, Alain, « L’impossible présence du roi », op. cit.

82. GEMMIE, Shariff, Bretagne, la nation invisible (1750-1950), Spézet, Coop Breizh, 2013, p. 164-172. 83. PEAUDECERF, Hervé, op. cit., p. 231.

84. FLAUBERT, Gustave, DU CAMP, Maxime, Par les champs et par les grèves, Genève, Droz, 1987, p. 543. 85. THIESSE, Anne-Marie, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1997.

RÉSUMÉS

En 1841, Carhaix est le théâtre d’une des plus grandes fêtes publiques organisées en Bretagne sous la monarchie de Juillet. L’inauguration de la statue de La Tour d’Auvergne, héros révolutionnaire et enfant du pays, en est le prétexte. Cette commémoration voulue et préparée par le préfet Boullé est l’aboutissement d’une mobilisation conjointe de l’État et d’une partie des élites bretonnes. Le rassemblement puise dans les différents registres de la fête publique : la fête funèbre romantique, la statuomanie, la fête patriotique, la fête libérale. Elle est aussi à travers celui qui est à cette occasion propulsé grand homme de la Bretagne célébration de la région. Si le rassemblement est un succès par sa fréquentation et son parfait déroulement, il ne parvient cependant pas à fédérer pour le plus grand profit du régime comme l’espéraient les organisateurs. L’Église se montre en effet hostile au culte du héros et organise dans les campagnes cornouaillaises un véritable boycottage de la cérémonie. Quant aux participants, ils ne se laissent pas docilement manipuler par la propagande orléaniste.

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In 1841, Carhaix was the scene of one of the largest public celebrations set up in Brittany during the July Monarchy. The pretext for the festivities was the unveiling of the statue of La Tour d'Auvergne, a local hero of the French Revolution. This commemoration wanted and planned by Prefect Boullé was the result of a joint mobilisation of the state and some of the Breton elite. The commemoration used various styles of public celebration: romantic funeral celebration, statue mania, patriotic celebration, liberal celebration. By honouring La Tour d'Auvergne as one of the great men of the region, the event was also a celebration of Brittany. The festivities were a success both in terms of the turnout and their smooth progress. However, it failed to unite people behind the regime as the organisers had hoped. The Church was openly hostile to this hero worshipping and organised a boycott of the ceremony in the rural areas of Cornouailles. As for the participants, they were not easily manipulated by Orleanist propaganda.

INDEX

Index géographique : Carhaix Index chronologique : XIXe siècle, monarchie de Juillet

AUTEUR

ALAIN LE BLOAS professeur agrégé d’histoire-géographie, collège de l’Harteloire, Brest

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La production de guano artificiel, une étape dans la professionnalisation des fabricants d’engrais : l’exemple d’Édouard Derrien à Nantes (1840-1860) « Artificial guano » a step in the professionalization of fertiliser manufacturers: The example of Edouard Derrien in Nantes (1840-1860)

Philippe Martin

1 Au début du XIXe siècle, le développement démographique et urbain en Europe nécessita l’accroissement de la production agricole par l’exploitation intensive des terres déjà cultivées et par le défrichement de nouvelles surfaces. L’insuffisance des stocks de fumiers de ferme pour la fertilisation de ces terres conduisit à la quête de nouveaux engrais, des engrais artificiels. Ces derniers, encore appelés engrais commerciaux, étaient pour les auteurs de l’époque, des « engrais qui ne se préparaient pas dans les fermes à l’aide des produits directs des exploitations rurales1 » ; ainsi ils étaient définis par opposition aux fumiers de ferme considérés comme les engrais naturels par les cultivateurs. Parmi les engrais artificiels figurait le sous-ensemble des engrais industriels, des engrais manufacturés par des industriels.

2 Deux engrais artificiels dominèrent alors le commerce international : le noir résidu de raffinerie de sucre puis les guanos, et en particulier le guano du Pérou. L’un, dérivé du noir animal, était un rebut de l’industrie du sucre2, l’autre un produit trouvé dans la nature3. En ce qui concerne le noir résidu de raffinerie, ses capacités de fertilisation des terres granitiques de l’Ouest de la France, constatées vers 1820, avaient déclenché un engouement chez les agriculteurs et fait de Nantes, entre 1830 et 1860 le premier port européen du commerce des noirs, qui débarquaient de toute l’Europe4. Quant au guano du Pérou, son point fort était d’être un engrais complet à forte teneur en azote, très efficace et facilement transportable dans les champs. Le premier chargement débarqua

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à Nantes en 1842 pour le négociant Harmange Jeune5. Mais ces fertilisants avaient des prix de plus en plus élevés et créaient une dépendance vis-à-vis du commerce international. De plus, le guano du Pérou présentait d’autres inconvénients : des livraisons irrégulières des négociants anglais ayant l’exclusivité de son commerce6 ; des réserves limitées à quelques dizaines d’années7. À la fois territoire de fabrique de « noir animal » du fait de ses nombreuses raffineries de sucre et important territoire du négoce des engrais artificiels, le port de Nantes vit se développer au milieu du XIXe siècle une industrie des engrais artificiels manufacturés destinés à se substituer en partie aux noirs et aux guanos.

3 Nous nous demanderons, dans un premier temps, quel fut le contexte scientifique et économique, qui amena l’industrie naissante des engrais à prospecter de nouvelles matières premières et nous essaierons de suivre l’émergence, dans les années 1830-1840, des engrais artificiels dans le port de Nantes dominé par le commerce des noirs résidus de raffinerie. Nous nous focaliserons ensuite sur le cas d’Édouard Derrien, fabricant nantais, en essayant de suivre la stratégie commerciale, relationnelle et industrielle, qu’il mit en œuvre pour amener à la maturité et légitimer, dans les années 1850, cette industrie des engrais artificiels avec un engrais composé, le guano artificiel à l’origine d’une nouvelle filière d’engrais. Nous terminerons en nous interrogeant sur les motivations et les procédés des industriels des années 1845-1855 qui, dans la lignée du guano artificiel de Derrien, proposèrent des engrais artificiels manufacturés, de qualité et performants, confirmant la marche vers la professionnalisation de ces fabricants.

4 En reconstituant la démarche industrielle de fabricants d’engrais artificiel de l’agglomération nantaise, cet article contribue à alimenter une historiographie pratiquement inexistante8 sur les acteurs de l’industrie des engrais dans l’estuaire de la Loire au XIXe siècle, avant l’avènement des engrais chimiques minéraux. Il aborde, d’une part, les enjeux de la réutilisation des résidus industriels et urbains par les fabriques d’engrais dépendantes de ressources étrangères coûteuses et limitées9, et d’autre part, les enjeux de définition et de qualité des engrais en liaison avec la réglementation du marché et la lutte contre la falsification10. Par ces deux aspects, il contribue à l’histoire des techniques : d’abord, par l’étude des initiatives d’entrepreneurs innovants confrontés à des risques de pénurie de ressources car, comme le rappela Denis Woronoff, « il n’est pas douteux que les changements [techniques] décisifs sont induits par la raréfaction d’une ressource11 » ; ensuite, par son rattachement à une nouvelle approche de l’histoire des techniques qui, selon Liliane Hilaire-Perez, ne se limite plus aux « approches classiques [qui] valorisaient les évaluations quantitatives de la croissance et notamment les gains de productivité des équipements lourds » mais qui ouvre « la voie à la prise en compte de la qualité » et qui souligne « l’ampleur des innovations de produits et des améliorations de qualité12 ».

Émergence des engrais artificiels

L’enjeu de la réutilisation pour la chimie agricole

5 La quête de fertilisants est antérieure aux débuts du XIXe siècle13, mais à partir des années 1810, les recherches et expérimentations se succédèrent afin d’exploiter au mieux les résidus des activités industrielles des villes. La crainte d’un appauvrissement

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de la terre par la ville, qui s’appropriait les matières fournies par les terres agricoles sans les restituer, s’accentua en effet dans l’esprit des chimistes et des agronomes des années 182014. Cette volonté de réutilisation s’inscrivait aussi dans une volonté d’autarcie et d’autonomie par rapport au recours à des importations de ressources étrangères. Ange Guépin15 (1805-1873), médecin oculiste et chimiste nantais, élève d’Orfila, exposait cette évolution dans son cours public de chimie industrielle professé à Nantes en 1829 : « Mais combien d’industries [issues de la vente d’un troupeau de bétail] étaient inconnues de nos pères : il n’y a pas encore longtemps que, dans beaucoup de villes importantes, le sang inutile coulait sur le pavé, les rognures de peau et les autres débris de tanneries étaient jetés parmi les immondices ; le noir animal16, aujourd’hui si recherché des agriculteurs, enfoui dans les fosses au sortir des raffineries comme cause d’infection ; alors, la fabrication d’huile de pieds de bœuf, l’extraction du suif des os étaient inconnues ; le sel ammoniac nous venait d’Égypte, le bleu de Prusse était à inventer17 ».

6 Les années 1840-1850 virent l’agriculture être investie par des chimistes et la chimie agricole se développer en Europe avec des personnalités comme Justus Von Liebig (1803-1873), professeur à Giessen en Allemagne, Anselme Payen (1795-1871), et Jean- Baptiste Boussingault (1801-1887), professeurs au Conservatoire national des arts et métiers à Paris. Selon Nathalie Jas, on commence à concevoir que l’agriculture puisse être définie, étudiée et analysée par l’intermédiaire des outils fournis par la chimie, c’est-à-dire l’analyse chimique et la mise en expérience18. Ces chimistes tentèrent d’expliquer le système de nutrition des végétaux et d’identifier les substances fertilisantes. Sans que soient évitées les controverses, telle la « querelle de l’azote » entre Liebig et Boussingault19, les rôles de l’azote et du phosphore et de leurs actions combinées furent mis peu à peu en évidence. Des analyses effectuées sur les résidus urbains, les immondices et les vidanges conduisirent aussi ces chimistes à montrer la nécessité de valoriser ces déchets et de reconstituer ainsi le cycle de la nature. Dans son ouvrage de 1840, Chimie appliquée à la physiologie végétale et à l’agriculture, Liebig mit l’accent sur ce cycle : « Tous les principes minéraux que l’on exporte avec les animaux, les grains ou les autres produits agricoles, peuvent être regagnés par les excréments liquides et solides, par les os et le sang des animaux tués ; il ne dépend donc que de nous de rétablir l’équilibre dans la composition de nos terres en recueillant avec soin tous ces objets20 ». Adolphe Bobierre (1823-1881)21, chimiste à Nantes, s’inspirant des idées de Liebig, montra ainsi la contradiction consistant à importer des substances fertilisantes, telles que le noir résidu et le guano, pour fertiliser les terres de l’Ouest alors que des fertilisants, disponibles sur place à Nantes, étaient gaspillés : « On a, selon nous, trop méconnu dans l’Ouest de la France, où les résidus de raffinerie sont en si grande faveur, l’avantage immense qu’on retirerait de l’annexion de cet engrais aux détritus animaux, matières fécales, chairs musculaires, sang, etc. Comme nous l’avons dit, le phosphate de chaux, tel était le cri général des agriculteurs jusqu’à ce jour. Aussi, pendant qu’on faisait venir à grands frais les noirs de raffinerie de Russie, de Prusse, de Hambourg, de Paris, de Bordeaux, de Marseille, etc., par une bizarre et ruineuse contradiction, on établissait chaque jour à Nantes, dans une des villes importantes de la France, des conduits souterrains destinés à verser dans la Loire les déjections fertilisantes de près de cent mille individus 22 ! »

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7 Ces idées pénétrèrent pleinement la société française et la limitation de la production des résidus inutiles, quels qu’ils furent, devint en effet un enjeu tout à la fois industriel, agricole, urbain, hygiénique, de plus en plus clairement affirmé23.

Émergence d’une industrie des engrais artificiels à Nantes

8 Enclenché à la fin des années 1810, le développement de l’industrie du noir animal prit réellement son essor sous la Monarchie de Juillet, à un moment où les élites bourgeoises locales prenaient conscience de la nécessaire industrialisation de Nantes mais aussi en réponse aux besoins croissants des raffineries de sucre, qui se réorientaient vers l’océan Indien24. Á la même époque, en 1831, la création par le gouvernement d’un Conseil général de l’agriculture lança une véritable politique en faveur du secteur agricole ; l’objectif était d'augmenter la production de blé pour la population, mais aussi pour l’exportation. L’extension des surfaces cultivables était l’un des facteurs essentiels de ce développement, et le Conseil général de Loire-Inférieure consacra des fonds considérables au défrichement des landes et à l’assèchement des zones marécageuses25. En 1832, la création des comices agricoles devait favoriser la diffusion des connaissances et des techniques agricoles modernes. En 1834, le département distribua aux comices de cantons 21 000 francs sous forme de primes d’encouragement à l’agriculture.

9 C’est alors que les landes de l’Ouest, pour lesquelles l’écobuage et la jachère ne parvenaient pas jusque-là à améliorer le rendement, devinrent subitement fertiles grâce à l'usage d’un produit « miracle », le noir résidu de raffinerie. Le noir animal, préparé pour la clarification des sirops de sucre, était utilisé deux ou trois fois dans la raffinerie puis jeté, devenant le noir résidu de raffinerie. La découverte dans les années 1819-1820 des propriétés fertilisantes de ces noirs résidus de raffinerie sur le sol argilo- siliceux des landes, dont il doublait les rendements moyens, est presque devenue un mythe fondateur, mythe dont les héros furent le négociant, futur maire de Nantes, Ferdinand Favre (1779-1867), et le chimiste et industriel parisien, Anselme Payen. L’origine des propriétés du noir résidu fut d’abord identifiée dans l’azote, mais peu à peu il s’avéra que l’auteur du miracle était le phosphate de chaux26 : le noir résidu renfermait 50 à 75 % de phosphate de chaux et un peu d’azote organique. Toutefois son usage n’entra que peu à peu dans les mentalités, comme le relata Adolphe Bobierre, citant un article de L’Ami de la Charte, écrit en mai 1829 : « Un petit chargement de noir, arrivé de Bordeaux, fut mis en chantier où il resta invendu. Transporté plus tard à Pont-Rousseau, il fut lentement détaillé à bas prix à quelques cultivateurs de la Vendée, qui ne tardèrent pas à reconnaître la vertu active de ce nouvel engrais ». Les avis réitérés de la Société académique de Nantes, les expériences nombreuses faites aux environs de la ville, en Vendée et en Bretagne, ne tardèrent pas à le faire reconnaître. Bientôt, ce résidu, employé dans les environs de toutes les raffineries pour remblayer les terrains, fut déterré avec un empressement remarquable27. Des dépôts de noir de résidu des marchands et négociants envahirent alors la périphérie des villes de Nantes, Rezé et Chantenay.

10 Le potentiel du noir de raffinerie pour assurer le développement agricole de l’Ouest mit en branle le monde des négociants qui s’engouffrèrent dans ce créneau porteur. Les cultivateurs des départements de l’Ouest consacrèrent leurs fumiers aux céréales d’automne mais employèrent pour les ensemencements du printemps des engrais

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artificiels, notamment du noir de raffinerie, mais aussi des cendres, des charrées et de la poudrette28. Le commerce du noir de raffinerie, source d’enrichissement, voire de spéculation, devint très attractif. Sa valeur marchande augmenta considérablement puisqu’il valait seulement 2 francs l’hectolitre en 1820 et qu’en 1855, à son apogée, il se vendait 12 à 16 francs suivant la qualité et la provenance29. La présence dans le port de Nantes de cet important marché de noirs résidus et la forte demande de fertilisants encouragèrent le développement d'autres formes d’engrais artificiels non plus importées mais fabriquées localement.

11 Des industriels se positionnèrent sur ce marché en proposant des engrais artificiels manufacturés compétitifs en termes de prix grâce au réemploi de tous résidus industriels et urbains : la poudrette et les noirs animalisés, tels que les noirs composés ou les noirs factices. La poudrette était produite à partir de matières fécales séchées ; les noirs composés étaient constitués de noir animal, de noirs résidus de raffinerie, de tourbe et de matières organiques animales (sang, matières fécales). Quant aux noirs factices, il s’agissait de noirs « composés de toute pièce et ne contenant que des substances animales organiques annexées aux terres calcaires30 ».

12 Ainsi, l’expérience d’Ange Guépin est significative de certains écueils rencontrés dans ces prémisses par l’industrie des engrais artificiels manufacturés. Guépin rassembla quelques associés et constitua une société en 1836, la société de La Divroëte, pour fabriquer un noir factice31. Guépin, saint-simonien, faisait alors partie des capacités nantaises, qui, ayant le sentiment du déclin du port de Nantes, avaient la volonté de le redresser avec de nouvelles industries32. De plus, son ami Devay, élève de l’institut agricole de Mathieu de Dombasle, fondé en 1826, lui avait communiqué son intérêt pour les questions agricoles. Comme l’expliqua l’homme de lettres et romancier, Ernest Ménard, un des actionnaires de cette société, leur objectif était de « produire un engrais utile par le mélange des matières animales liquides ou dissoutes dans un autoclave sous l’influence d’une chaleur prolongée. Acheter tous les chevaux bons à abattre, toutes les mauvaises viandes de bouchers et beaucoup d’immondices tels que le sang et les ventres des animaux tués, tant à l’abattoir que chez les fabricants de conserves alimentaires, y joindre encore les têtes et les intestins des sardines, ainsi que les animaux morts à la campagne de maladies contagieuses ou autres, pour obtenir du sang et d’autres solutions animales propres à former avec du charbon de tourbe un excellent engrais, voilà notre but ». Ménard précisait que cet usage des débris d’animaux morts33 permettait de « favoriser la salubrité de la ville en la débarrassant de beaucoup de matières putrescibles », et insistait enfin sur l’innovation industrielle apportée : « Notre fabrication de noir est toute nouvelle à Nantes. C’est une industrie d’un grand avenir34 ». La société disposait de deux sites de fabrication : l’un au Buzard de l’Abbaye à Chantenay-sur-Loire, près de Nantes, et l’autre aux Ponts-de-Cé, près d’Angers. L’imprimé publicitaire sur les « engrais de la Divroëte » proclamait, en mettant l’accent sur la compétence scientifique : « Ces noirs sont fabriqués d’après les procédés de M. Guépin, professeur de chimie, à Nantes, dans le but de rivaliser par leur énergie avec les bons engrais et surtout avec les meilleurs noirs résidus de raffinerie, sur lesquels à dose égale ils ont eu souvent le dessus35 ». Des marchés furent passés avec des fournisseurs de tourbe, de sang d’abattoirs et de vidanges. Les associés, n’ayant aucune connaissance du marché des engrais, passèrent un contrat d’exclusivité avec les négociants nantais Despechers et Bonnefin pour la distribution de leur produit. Mais la qualité de ce noir factice ne suscita pas l’adhésion des acheteurs : son aspect était trop éloigné de celui du noir résidu de raffinerie et son efficacité fertilisante douteuse. En

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fait, selon René Bourrigaud, alors qu’il avait mis en avant ses qualités de chimiste, Guépin reprit l’analyse erronée du pharmacien nantais Hectot, qui pensait que les matières organiques azotées formaient l’élément actif du noir animal, et non le phosphate du noir d’os, et que par conséquent le noir de raffinerie pouvait être remplacé par de la tourbe calcinée36. Par ailleurs, les usines se heurtèrent à des problèmes d’organisation pour répondre aux commandes passées. Finalement, la société de la Divroëte fit faillite en 1839, trois ans seulement après sa création, sous le coup des procès intentés par les acheteurs et les négociants revendeurs.

13 Ainsi dans ce début du XIXe siècle, à l’initiative de chimistes, de médecins, de négociants et de fabricants-négociants, émergea l’industrie des engrais dans l’agglomération nantaise, à Nantes même et dans ses villes périphériques comme Chantenay et Rezé. Elle était constituée d’ateliers de carbonisation d’os pour le noir animal, de dépôts de noirs résidus de raffineries, et de chantiers de mélanges de substances telles que des tourbes, des matières fécales, des matières organiques animales37. Toute leur activité gravitait autour du port et des flux maritimes d’importation essentiellement d’os, de noirs résidus de raffinerie et des flux fluviaux d’importation de tourbes de Montoir-de- Bretagne. La professionnalisation de tous ces industriels était encore incertaine entre négociants-spéculateurs, parfois habiles à la falsification par des mélanges de noir résidu avec un fort pourcentage de matières sans valeur fertilisante comme la tourbe, et fabricants-innovateurs proposant de nouveaux fertilisants. Les tentatives d’innovateurs comme Guépin se trouvèrent confrontées à une connaissance insuffisante des mécanismes de nutrition des végétaux, à un marché encore refermé sur une clientèle locale, à une qualité de produit non satisfaisante pour l’agriculteur, à une incapacité à industrialiser la production et à un marché fortement perturbé par la falsification.

Le guano artificiel d’Édouard Derrien, un produit de qualité au service d’une légitimation

14 Ce fut vers les années 1848-1850, période marquée par une crise agricole38, qu’Édouard Derrien, négociant et fabricant de noir animal et d’engrais à Chantenay, s’empara du décret du préfet Gauja et engagea des études sur le guano artificiel. Dans cette deuxième moitié du XIXe siècle, le besoin de fertilisants s'amplifiait suite à un nouvel élan des défrichements sous la double influence de la loi Favreau et de l’ouverture des chemins vicinaux de grande communication et d’intérêt commun.

15 Édouard Derrien, né le 27 juin 1812 à Loctudy (Finistère), était inséré dans un réseau familial influent, lié au négoce nantais, à l’agriculture d’avant-garde et à l’État. Son père, Louis Derrien, était, au début de la Révolution française, entrepreneur de travaux de génie civil pour les fortifications militaires à Brest ; son oncle maternel, Guillaume Bourgault-Ducoudray, négociant, fut président du tribunal de commerce de Nantes en 1819 et 1820, président de la chambre de commerce de Nantes de 1823 à 1827 et siégea au Conseil Général du commerce jusqu’en 1834. Derrien était aussi lié à la famille de négociants De Tollemare par l’épouse de son oncle Guillaume : Jean-Jacques Charles De Tollemare, agent voyer en chef du département de Loire-Inférieure, fut témoin à son mariage. L’agronome Jules Rieffel, directeur de la ferme-école de Grand-Jouan créée en 1840 à Nozay, au nord de Nantes, était aussi un proche de sa famille par son épouse Henriette, fille de Guillaume Bourgault-Ducoudray. Adolphe Billaut était son cousin du

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côté de sa mère Marie-Anne Bourgault ; cet avocat nantais fut député breton et il sera un homme de premier plan du Second Empire, ministre de l’Intérieur, puis ministre d’État de Napoléon III39. Son frère, William Derrien, en charge, en 1834, de la répurgation dans la ville de Nantes, était un homme à tout faire. Toutes sortes d’affaires semblaient bonnes pour lui : William fut entrepreneur de voitures publiques, fabricant de gélatine, inventeur d’un procédé de fabrication de « savon fossile ». Installé à la Moutonnerie à Nantes, il fabriqua de la poudrette à partir de 1838, puis déménagea à Chantenay à partir de 1840 pour fabriquer un « terreau animalisé », appelé « poudrette calcaire », mélange de matières fécales, de chaux vive et de cendres40. Édouard Derrien épousa, en 1846, sa nièce, Corine, fille de William Derrien.

16 C’est à l’Institut agricole de Mathieu de Dombasle à Roville-sur-Bayon en Lorraine, que Derrien fut formé. Première institution de ce genre en France, en 1826, elle dispensait un enseignement pratique pour les chefs de domaine41. Mathieu de Dombasle recommandait la lecture d’ouvrages d’agronomie, notamment ceux de l’agronome allemand, promoteur de la « théorie de l’humus »42, Albrecht Thaër, dont il était l’un des traducteurs en France. Dans son enseignement théorique étaient dispensés des cours de physiologie végétale, de géométrie, de botanique, d’arpentage, de culture forestière, des notions de physique et de chimie ; mais en fait, il préférait l’enseignement par la pratique et prônait l’observation prudente des faits. Il organisait des observations dirigées dans le cadre des « conférences agricoles », consistant en tournées agronomiques dans le domaine de Roville.

17 Les frères d’Édouard, Just Derrien, avocat, et William Derrien, étaient propriétaires d’un terrain dans la quartier de la Grenouillère à Chantenay en bord de Loire, dit Chantier Derrien, provenant des anciens chantiers navals des frères Crucy. C’est là, qu’Édouard Derrien installa sa fabrique de noir animal au début des années 1840. Il reprit, en 1851, l’usine de Rochery de noir animal mitoyenne de son terrain, elle-même présente depuis les années 1830. Avec l’arrivée du chemin de fer à Chantenay en 1851, son implantation industrielle était stratégique, disposant à la fois de la proximité des transports ferroviaires et maritimes pour ses approvisionnements et ses exportations. Il fera, ultérieurement, preuve d’innovation, dans cette activité du noir animal, en déposant des brevets pour l’amélioration du four à carbonisation d’os43.

18 Il existe de nombreux rapports issus des expositions nationales et internationales auxquelles Derrien participa, ainsi que des brochures commerciales, telles que Guanos artificiels spéciaux (1853), avec des témoignages, et Engrais Derrien, engrais artificiels complets et appropriés aux divers besoins de la culture (1862). Nous pouvons ainsi nous appuyer sur son cas pour suivre l’itinéraire commercial, relationnel et industriel d’un fabricant d’engrais de cette époque. Nous verrons, en effet, comment, bénéficiant d’un contexte scientifique et réglementaire favorable, sa formation agronomique, sa position dans les institutions, son expérience du négoce et sans doute ses talents d’entrepreneur permirent à Derrien de ne pas tomber dans les écueils du « noir factice » de Guépin, de faire reconnaître ces nouveaux engrais, de légitimer le métier de fabricant d’engrais et de développer une nouvelle filière d’engrais composés.

Un nom « que tout le monde comprenne et prononce facilement »

19 Convaincu de sa mission, Édouard Derrien estimait que le fabricant d’engrais avait un rôle central à jouer dans le développement agricole. Pour lui, la production de fumier

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était « bornée », « lente et coûteuse », aussi « l’industrie de la fabrication des engrais artificiels [était] un des besoins de l’époque » et même « une nécessité impérieuse de l’époque » et il prônait « la recherche d’engrais commerciaux d’une grande puissance et la création d’engrais artificiels, autrement dit, dans ce derniers cas, l’utilisation et le retour à la terre, à l’aide de procédés industriels, de certains produits très actifs et d’un prix relativement réduit44 ».

20 Son nouvel engrais, Derrien l’appela « guano artificiel ». Il combinait des éléments nutritifs issus de mélanges de résidus : le sang sec, la chair desséchée, les débris de fabriques de conserves alimentaires, ceux de fabriques de colle, les débris de laine, des excréments de poulaillers, les os, les râpures de cornes, les coquilles de mer et les cendres de bois45. Il obtenait ainsi un titre de 5 à 7 % d’azote et 20 à 40 % de phosphate de chaux. Son engrais se positionnait sur le marché du guano du Pérou pour des agriculteurs désirant un engrais efficace, transportable, complet et concentré46. Lors du choix du nom de « guano artificiel », Derrien avait connaissance du prix, que nous décrirons plus loin, offert par la Société Royale d’Agriculture d’Angleterre pour un substitut du guano. Ce nom devait marquer les esprits et mettre en confiance le consommateur. Derrien raconta comment il le conçut : « Je ne les avais pas appelés primitivement guanos artificiels : leur nom était "sels calcaires animalisés", et ce titre les définit très bien. Mais, pendant deux ans qu’ils sont restés sous cette dénomination, pas un acheteur ne l’a employé ; qu’y faire ? Il faut bien un nom que tout le monde comprenne et prononce facilement. Celui de "guano artificiel" (mes engrais renferment bien la composition riche et multiple du bon guano naturel) est le premier que j’ai pu proposer, expliquant parfaitement et loyalement la nature de l’objet présenté. » Nous constatons, à travers sa première dénomination, la nette filiation de son engrais avec le « noir factice », constitué, selon la définition vue précédemment, de « substances animales organiques annexées aux sels calcaires », mais aussi l’héritage d’une terminologie de la « théorie de l’humus » avec des références à l’« animalisé » et au « calcaire » comme le faisait l’Abbé Rozier (1781-1805)47.

Une démarche agronomique, rationnelle et expérimentale

21 À la différence de Guépin, pour la mise au point de son « guano artificiel », Derrien suivit une démarche rationnelle et expérimentale destinée, à confirmer la qualité de son produit : « Les principes théoriques sur lesquels est basée ma fabrication sont donc justifiés par la pratique48. » Comme le précisèrent le jury de l’Exposition industrielle de Laval, en indiquant que « ses procédés scientifiques [étaient] basés sur les écrits de Thaër, Boussingault, Payen et Liebig49 », Derrien s’appuya sur les travaux théoriques des chimistes agricoles. Toutefois nous n’avons pas beaucoup plus de détails sur ce recours à la théorie si ce n’est une proximité avec la « théorie de l’humus », qui semble sous-jacente dans sa confrontation avec la « doctrine des engrais chimiques50 » de Georges Ville en 1868, que nous évoquons plus loin. L’échec d’un engrais, pour lequel Liebig avait déposé un brevet en Angleterre et en France en 1845, et pour lequel il avait fondé une manufacture près de Liverpool en association avec l’industriel James Muspratt, montra alors les limites de la production d’un engrais conçu selon des théories chimiques mais sans confrontation au terrain51. Jean Augustin Barral52 soutint par la suite que la fabrication d’un engrais n’était pas qu’une affaire de laboratoire :

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« Liebig, comme avait fait deux mois avant lui […] un chimiste français distingué, Kuhlmann, pensait qu’il suffisait d’analyser les cendres des diverses plantes, et de répandre sur le sol précisément les quantités de sels minéraux que l’analyse indiquait comme devant être enlevées à ce sol pour les récoltes que l’on voulait obtenir. L’agriculture devenait une affaire de laboratoire et de fabrique de produits chimiques53. »

22 Conformément à sa formation par Mathieu de Dombasle à Roville, Derrien appliqua les principes de son maître selon lesquels une théorie n’est rien si elle n’est pas vérifiée empiriquement54. Avant de commercialiser son produit, il l’étudia pendant trois ans dans une ferme expérimentale lui appartenant à Saint-Etienne-de-Montluc à proximité de Chantenay55. Il testa différentes proportions de ces substances selon la culture, son époque de végétation et sa composition chimique notamment, et il en vint ainsi à définir six classes d’engrais complets par une « classification rationnelle, basée sur l’étude de la physiologie végétale et sanctionnée par une pratique de douze années56 » comme il l’exprima dans les années 1860. Il conçut ainsi les « guanos artificiels » spéciaux numérotés avec le n° 1 pour le froment, le n° 2 pour le blé noir, le n° 3 pour le trèfle, le n° 4 pour le choux et le n° 5 pour les prairies artificielles. Derrien vantait son engrais comme « nouvel engrais rationnel » en précisant : « les principes théoriques sur lesquels est basée ma fabrication sont donc justifiés par la pratique ». Il redoutait de se « laisser entraîner par des idées théoriques loin de la vérité pratique », pour lui, reprenant les principes de Mathieu de Dombasle, « l’agriculture est surtout une science d’observation », et il voulait, selon son expression, « demander au sol et aux plantes leur opinion » et proclamait que « c’est au résultat général d’un ensemble de faits que l’expérience doit demander la vérité57 ». Selon Bobierre, le « guano artificiel » de Derrien était effectivement fondé « sur les déductions les plus positives de la science58 ».

Une demande de réglementation du marché et l’arrêté préfectoral de 1850

23 Un aspect majeur de la stratégie de communication commerciale de Derrien fut fondé sur la qualité de son produit, le « guano artificiel », pour lequel il souhaitait que les agriculteurs puissent avoir toute confiance « à une époque où les engrais artificiels venaient de tomber si bas dans l’estime publique59 » selon lui, faisant allusion aux falsifications de noirs et de noirs factices, auxquels son produit était apparenté.

24 L’obtention de la reconnaissance de la qualité des engrais fut le résultat des évolutions combinées des procédés d’analyse chimique liés aux progrès de la chimie agricole, de la réglementation du marché via la lutte contre la falsification et de la reconnaissance de l’« artificiel » vis-à-vis du « naturel ». Payen résuma toute cette problématique : « Malheureusement la fraude ne pouvait manquer de s’introduire dans ce commerce [des engrais à base de résidus des industries], comme elle s’est interposée déjà entre les raffineries et les consommateurs des résidus charbonneux de ces usines : on comprendra donc combien il est important de pouvoir déterminer d’une manière précise la richesse d’un engrais, puisque c’est le moyen sûr de moraliser ces sortes de transactions, d’introduire dans ce commerce l’habitude d’acheter et de vendre des marchandises suivant leur titre, d’activer le perfectionnement des engrais et d’accroître leurs débouchés en offrant aux consommateurs des garanties sur leur

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valeur réelle ou leur pureté60. » Et Barral de renchérir : « Le plus grand obstacle que rencontre la propagation des engrais artificiels, c’est la difficulté que l’on trouve à s’assurer de leur identité61. » Dès 1830, Liebig proposa une méthode d’analyse élémentaire des substances organiques. En 1841, la méthode de Varrentrapp et Will permit de doser l’azote62. L’analyse chimique des engrais, par le dosage de l’azote et du phosphate, devint de plus en plus fiable, sans être encore parfaitement optimale, grâce aux procédés d’Eugène Peligot pour l’azote et de d’Augustino Malaguti pour le phosphate63. Ces avancées de l’analyse chimique étaient effectivement un prérequis à la lutte contre la falsification des engrais.

25 Cette lutte contre la falsification, de nature, de quantité et de qualité, fut précoce en Loire-Inférieure en raison de l’important commerce du noir résidu de raffinerie et de la fraude qui l’accompagna. Elle n’attendit pas la première loi répressive, qui ne vit le jour qu’en 1867, promue par des acteurs nantais comme Bobierre64. Face à un gouvernement d’idéologie libérale, l’administration préfectorale de Loire-Inférieure fut poussée à réagir par les agriculteurs, la Chambre de commerce, et des fabricants, comme Derrien, favorables à une réglementation du marché qui pût leur permettre d’exercer leur activité « loyalement » et de proposer des produits de qualité. Une succession d’arrêtés furent ainsi promulgués. Au « bureau d’essai des engrais », à l’initiative du préfet Duval et du conseil général de Loire-Inférieure, en septembre 1837, succéda la première réglementation des engrais avec l’arrêté du préfet Chaper du 19 mai 1841 instaurant une déclaration pour tout nouvel engrais et son analyse, et enfin, les arrêtés du préfet Gauja des 23 février et 6 avril 1850 créant un « dépôt public » et une nouvelle organisation du contrôle fondée sur la composition chimique et accompagnée d’un étiquetage65. Ainsi, en 1850, le chimiste Adolphe Bobierre, fut nommé chimiste vérificateur en chef des engrais pour la Loire-Inférieure. Pour Nathalie Jas, avec cette réglementation préventive, ce sont désormais des normes qui vont définir ce qu’est un engrais. L'autorité préfectorale fait confiance à l’autorité de la science pour reconnaître le vrai du faux en matière d'engrais66.

26 Derrien décrivit l’impact favorable de l’arrêté préfectoral sur son activité : « Il est certain que jusque-là il était fort difficile de s’adonner à la fabrication d’engrais étudiés et loyaux ; du moins, cela me semblait tel. Ainsi s’explique mon refus, depuis dix ans, de m’occuper de cette industrie […]. Il ne suffit pas, en effet, de fabriquer de bons produits, il faut pouvoir les vendre ; et lorsque le marché est tellement envahi par la fraude, qu’il faut user du même procédé pour obtenir une chance de succès, sans aucune apparence, au contraire, en faveur d’une marchandise loyale, le mieux n’est-il pas de s’abstenir ? 67. »

Des pratiques commerciales innovantes

27 De cette réglementation, il sut tirer un avantage commercial, en étant, selon les auteurs de l’époque, le premier à proposer ses engrais avec leur analyse68, comme l’exposa Bobierre : « Les ventes de M. Derrien sont toutes faites sur analyses, qui consacrent une loyauté, d’ailleurs bien établie par de nombreuses transactions. […] M. Derrien doit être félicité d’avoir le premier mis en pratique la vente sur analyses chimiques69 ». Selon Barral, ces analyses étaient effectuées dans le laboratoire de Bobierre70. Derrien précisa lui-même les modalités de son engagement par rapport à ses analyses : « Pour garantie de la valeur de l’engrais que je livre, je remets entre les mains de l’acheteur un bulletin de vente portant l’analyse complète de l’engrais spécial livré. Les chiffres indiqués

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peuvent être contrôlés soit à la Préfecture, soit au Chantier Départemental, soit près du vérificateur officiel, soit enfin par tel chimiste expérimenté dans lequel l’acheteur a confiance71 ». Enfin Barral précisa que Derrien « garantit que son engrais a un dosage facturé ; et tout acheteur aurait le droit d’obtenir ou la résiliation de son marché ou une indemnité si la composition du produit vendu n’était pas identique avec celle annoncée dans le contrat de vente »72.

28 Derrien eut aussi recours à des témoignages d’agriculteurs « distingués » de toute la France, « au courant des nécessités de la science, sachant se servir de la balance comme base essentielle d’appréciation », selon Barral73, et magnifiant les effets bénéfiques de son engrais.

29 Plus tard, en 1868, il lança la pratique des échantillons gratuits. Pour démontrer la performance de son engrais organique par rapport à celui de Georges Ville, il proposa d’organiser des études comparatives des engrais à partir d’échantillons gratuits. Il s’exprima ainsi dans le Journal d’agriculture pratique : « Je mets gratuitement à la disposition de messieurs les chefs d’école régionale d’agriculture, fermes-écoles, directeurs de domaines impériaux, présidents de comices ou cercles agricoles, fabricants de sucre et d’alcool, grands propriétaires ruraux et élèves des écoles régionales d’agriculture qui m’en feront la demande, et ce pendant trois années consécutives, chaque année, jusqu’à concurrence de 6 000 kilogrammes de mes engrais spéciaux pour betterave ou froment74. »

Une légitimation avec l’appui des réseaux savants

30 Derrien s’appuya sur les réseaux de savants pour légitimer sa profession de fabricant d’engrais, s’intégrer dans l’élite du savoir et se distinguer de la concurrence. Il sollicita la caution de savants, qu’il obtint au travers de communications dans des bulletins de ces sociétés savantes et des institutions du monde industriel et agricole et via sa participation à des expositions avec remise de prix. Lui-même était membre de sociétés savantes, telles que la Société rovillienne75, la Société Académique de Nantes et de Loire-Inférieure et la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale (SEIN)76 et fut un des correspondants pour la Loire-Inférieure, à partir de 1862, du Journal d’agriculture pratique fondé par Alexandre Bixio en 1837 et dirigé alors par Jean-Augustin Barral.

31 En premier lieu, il fit visiter son usine à une commission mixte du comité des arts chimiques et d’agriculture de la SEIN, constituée de Barral, professeur de chimie, et de Louis Moll77, professeur d’agriculture, et obtint ainsi toute une série d’articles de Barral faisant la promotion de sa production de « guano artificiel » : en 1855, dans le Bulletin de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale (BSEIN), dans Le Progrès manufacturier, dans le Journal d’agriculture pratique ; en 1857, de nouveau dans le BSEIN. Ce type de démarche, consistant, sur demande d’industriels, à rédiger des rapports d’expertise sur des procédés de fabrication, suite à des visites d’usines, pour encourager des productions nouvelles, était pratiqué dès les années 1825 à l’initiative de la Société académique de Nantes et publié dans le bulletin de la société Le Lycée Armoricain78, mais Derrien dépassa le cadre de visibilité local pour gagner un éclairage national. Il adressa aussi un courrier à l’Académie des Sciences pour qu’elle se prononce sur la valeur de son engrais à partir d’échantillons. Sa demande, « renvoyée à l’examen d’une commission composée de MM. Pelouze, de Gasparin et de Peligot79 » resta en suspens. D’autres articles furent encore publiés par des auteurs aussi reconnus que Bobierre,

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dans les Annales de la société académique de Nantes et de la Loire-Inférieure et dans les bulletins de diverses sociétés agricoles.

32 Enfin, il participa à de nombreuses expositions d’envergure nationale, avec l’Exposition universelle de 1855 de Paris, et internationale, avec celle de 1862 à Londres, reçut de nombreux prix au cours de la décennie 1852-1862 et insista sur la présence dans ces jury des chimistes et agronomes comme Adrien Gasparin (1798,1863), Anselme Payen, Amédée Boitel (1820-1884), Élie de Beaumont (1798-1874)80. Au-delà de la mise en valeur de son produit pour se démarquer de la concurrence, toutes ces démarches de Derrien visaient aussi à faire reconnaître le rôle du fabricant d’engrais et la qualité de son travail. C’est pourquoi il mit un point d’honneur à souligner que la remise, par la SEIN, de la grande Médaille de Platine en 1852 était « la seule récompense qu’elle ait jamais accordée à un fabricant d’engrais ».

Le développement du marché et de la filière

33 Une fois ses procédés mis au point, Derrien dut conquérir ce nouveau marché et s’occuper d’industrialiser sa production pour développer cette nouvelle filière du « guano artificiel » car, comme le rappelait Bobierre, « Rien de plus facile que de fabriquer un échantillon d'engrais de quelques kilogrammes ; rien de plus facile aussi que de donner à cet échantillon des propriétés excellentes et un prix fort minime. Mais à quoi bon de telles exhibitions, si en réalité la fabrication sérieuse et sur une échelle vraiment industrielle n'est pas un fait acquis81 ».

34 Au début des années 1850, les flux de fret de Nantes provenaient pour l’essentiel de son port, par navigation hauturière pour l’international et par cabotage pour le marché national car la Loire n’était pas suffisamment navigable pour acheminer toutes les marchandises. L’extension du chemin de fer et l’ouverture en 1851 d’une ligne directe de Nantes à Tours ouvrirent Nantes au marché national vers Paris via Tours d’un côté, et vers Bordeaux de l’autre82. Une gare fut construite au sud de Chantenay qui, prenant de plus en plus l’allure d’une zone industrielle, se trouva enserré entre une ligne de chemin de fer desservant le territoire national, le canal de Chantenay menant à la Loire et des estacades sur les rives de la Loire desservant les ports nationaux et internationaux avec des gabarres faisant des navettes jusqu’à Paimboeuf, l’avant-port de Nantes. L’usine de Derrien bénéficia de cette situation géographique pour ses approvisionnements et pour ses débouchés. En 1860, un tiers des importations nantaises de noirs résidus de raffinerie arrivait par voie de chemin de fer et les deux autres tiers par voie maritime83.

35 Pour sa fabrication de noir animal, Derrien recevait ses livraisons d’os par la Loire et les stockait dans des hangars construits au bord du canal de Chantenay. Le « guano artificiel » ouvrit de nouveaux courants d’échanges rendus possibles par le chemin de fer assurant le transport des matières premières et des chairs desséchées ; le sang, les chairs et les débris d’os venaient de Paris et de Bordeaux84. Derrien profita de cette ouverture du marché national par le chemin de fer et de son expérience de négociant pour s’adresser aussi bien au particulier en direct qu’au commerce de détail et au commerce de gros en proposant des livraisons par wagons entiers. Dans une situation où une grande majorité d’agriculteurs était illettrée et se détournait des engrais industriels, le rail donna accès à Derrien à l’élite des « agriculteurs distingués, au courant des nécessités de la science [appartenant] aux départements de la Loire-

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Inférieure, du Morbihan, de Seine-et-Marne, des Deux-Sèvres, de Maine-et-Loire, du Pas-de-Calais, du Nord, etc. 85 ».

36 En 1853, Édouard Derrien ajouta, dans son usine de noir animal, un atelier de revivification des noirs et un atelier de fabrication de « guano artificiel86 ». Son commerce, tous engrais confondus, fut florissant : en 1854 furent vendues 400 tonnes d’engrais, en 1856, 1 000 tonnes et en 1857, 2 000 tonnes87. En 1855, il produisit 400 à 600 tonnes de guanos artificiels88. Il accompagna la croissance du marché par des investissements de productivité grâce à l’ajout d’une machine à vapeur, de 15 chevaux- vapeurs puis de 18 chevaux-vapeur, et en augmentant les effectifs d’ouvriers de 50 à 80 entre 1855 et 186289. Ces effectifs n’étaient pas négligeables car les statistiques industrielles de l’agglomération nantaise recensaient en 1856 6 fabriques d’engrais avec 70 ouvriers à Chantenay, et 10 fabriques avec au total une moyenne de 100 ouvriers selon la saison dans l’autre quartier industriel de l’agglomération, le quartier de la Prairie-au-Duc à Nantes, où en 1862, il existait 17 fabriques, avec un effectif de 168 à 269 ouvriers90. En 1862, la production de noir animal de Derrien s’élevait à 9 000 tonnes. Derrien exportait 200 à 700 tonnes de noir et d’engrais, notamment à La Réunion91 ; il visait aussi les colonies anglaises, Madagascar et l’île de la Trinité dans les Antilles92. Bobierre put dire que « sa marque [était] estimée à Nantes comme aux colonies93 ». Comme il l’avait expliqué en 1859, Derrien réussit à passer au stade industriel et développer une nouvelle filière : « De nombreuses récompenses avaient déjà honoré la nouvelle branche de commerce [d’engrais industriel] implantée à Nantes par M. Derrien : la Chambre de Commerce avait hautement reconnu le service qu'il avait rendu sous ce rapport94. » Lors de l’Exposition nationale de Nantes en 1861, il reçut le diplôme d’honneur pour « fabrication et exportation importante d’engrais95 ». Son « guano artificiel » était vendu en 1854, 15 francs les 100 kg contre 30 à 35 francs pour le guano naturel, dont le prix s’élevait régulièrement en 1856, avec toutefois un titre en azote de 5 % contre 15 % à 35 % pour le guano naturel. Son prix monta à 20 francs les 100 kg en 186296. Des critiques à propos de ses prix élevés au regard du taux d’azote se manifestèrent au fur et à mesure du développement de la concurrence97.

37 Le « guano artificiel » fut un relais de croissance, il permit à Derrien de diversifier sa production, d’élargir sa gamme avec un produit innovant, qui avait une certaine valeur ajoutée sur son chiffre d’affaires. Fort de sa connaissance du marché du noir animal, il conquit ce nouveau marché en ayant une démarche de communication s’appuyant sur la caution savante et sur l’organisation des analyses, bien qu’encore imparfaites, dans le cadre de la réglementation sur la falsification des engrais de Loire-Inférieure, en avance sur la réglementation nationale. Derrien déploya ses compétences d’entrepreneur, comme les décrit François Caron98, en alliant dans la même personne, le scientifique, le fabricant et le négociant, c’est-à-dire le savoir, le savoir-faire technique et la connaissance du marché. Ainsi, il appliqua une démarche scientifique pour proposer un produit innovant, qui concourut à la reconnaissance du métier de fabricant d’engrais et qui initia, dans l’agglomération nantaise, une nouvelle filière technique réutilisant des rebuts industriels et urbains pour produire un « engrais artificiel ».

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Les guanos artificiels dans les années 1845 à 1865 : vers la professionnalisation des fabricants

38 La démarche d’Édouard Derrien ne fut pas isolée dans la période de 1845 à 1855, époque de l’ascension du guano du Pérou, elle s’inscrivit dans un engouement pour la réutilisation de matières premières locales réaffirmé par l’élite des scientifiques et stimulé par les Sociétés d’agriculture européennes. De nombreux industriels déposèrent alors des brevets pour des fertilisants organiques complets s’apparentant au guano artificiel. Certains reprirent même la terminologie, dont la paternité était revendiquée avec fierté par Édouard Derrien : « Les hommes de science et le public acheteur se sont donc entendus pour appeler un objet du même nom [le guano artificiel] ; le fait est assez rare, en matière d’engrais surtout, pour être constaté99. »

La promotion par les Sociétés d’agriculture

39 Dans le contexte, évoqué précédemment, de quête de nouvelles matières premières issues des rebuts industriels et urbains, les sociétés d’agriculture de France et d’Europe promurent le développement des engrais artificiels à partir de ressources locales. Dès les années 1845, la Société royale et centrale d’agriculture de France s’astreignit « à faire mieux comprendre les avantages de certains engrais riches indiqués dans [ses] concours et notamment des débris animaux si négligés autrefois et dont [ses] récompenses ont tant amélioré et répandu l’usage100 ». Face à l’augmentation constante du prix du guano du Pérou, dans les années 1850, les sociétés d’agriculture d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande cherchèrent « à obtenir la création de fabriques d’engrais qui puissent remplacer le guano ; elles ont fondé le prix pour l’invention de guanos artificiels, pour la découverte de nouveaux gisements d’engrais naturels, tels que les phosphates et azotates, pour le meilleur emploi de toutes les déjections et égouts des villes, etc. 101 ». En 1852, la Société royale d’agriculture d’Angleterre offrit, en effet, un prix au fabricant d’engrais capable de livrer à un prix raisonnable un engrais équivalent au guano : « A Thousand Pounds and the Gold Medal of the Society will be given for the discovery of a Manure equal in fertilizing properties to the Peruvian Guano, and which an unlimited supply can furnished to the English Farmer at a rate not exceeding 5 l. per ton102. »

Une vague d’inventions de guanos artificiels

40 C’est ainsi, qu’en France, plusieurs demandes de brevets d’invention de quinze ans furent déposées par des médecins, chimistes ou des manufacturiers entre 1845 et 1855 pour des engrais artificiels, de type guano artificiel : en 1845, le « guano factice » de la Société Louis Cherrier & Cie à Paris ; en 1847, le « guano français » de Michel Édouard Esmein, médecin à Nantes ; en 1851, le « guano de poisson » de Félix Demolon, frère de Charles Demolon, l’agriculteur et industriel de Concarneau, inventeur de l’engrais zoofime103 ; en 1853, le « guano d’Europe » de De Villedeuil ; en 1855, le « guano indigène » de Rohart, chimiste et industriel à Aubervilliers ; en 1855, le « guano artificiel avec vidanges et matières fécales » d’Abendroth, docteur en philosophie et industriel de Dresde104. Jean Girardin105, professeur de chimie agricole, dans son ouvrage Des fumiers et autres engrais animaux, dans l’édition de 1876, en énuméra une liste plus exhaustive : « guano artificiel, guano urineux, guano indigène, guano Derrien,

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guano de Nantes, guano humifère, guano d’Aubervilliers, guano Fichtner, guano Abendroth, guano des Docks, guano de la Motte, guano agénais, guano de poisson, guano anglais, guano-phosphate, guano Millaud, guano animalisé, etc.106 ». Tous ces acteurs industriels étaient informés de leurs produits respectifs par leurs participations aux expositions industrielles et agricoles et par des revues comme le Journal d’agriculture pratique et, après 1860, par l’Annuaire des engrais et des amendements de François-Ferdinand Rohart.

41 La grande diversité de ces produits trouva son unité dans l’ambition de ces inventeurs de proposer un engrais complet, un substitut au guano du Pérou à un faible coût et composé de résidus industriels inutilisés et peu onéreux avec un fort taux d’azote : le sang des abattoirs pour la société Louis Cherrier & Cie ; les matières fécales pour Esmein ; la chair de poisson pour Demolon ; l’eau ammoniacale des usines à gaz pour De Villedeuil ; les résidus de fabriques de savon, de bougies et corps gras pour Rohart. C’est Abendroth, qui nous définit clairement l’enjeu industriel du « guano artificiel » en termes d’efficacité, de constance, de transportabilité, de manutention, de coût et d’industrialisation de sa production : « 1° Que cet engrais puisse être fourni en quantité suffisante ; 2° Qu’il soit facilement transportable et que le maniement en soit facile et commode ; 3° Qu’il contienne les substances principales d’engrais dans des proportions toujours égales et que, 4° La marchandise, présentant toutes ces conditions, puisse être établie à un prix modéré et en tout cas plus bas que le Guano du Pérou107. »

42 Une des caractéristiques de la méthode des fabricants de ces engrais artificiels fut la mise à contribution de l’approche scientifique par des analyses chimiques du produit et par l’idée de synthèse. Rohart, chimiste, effectua une analyse chimique sur les résidus de corps gras des abattoirs « après les avoir étudiés dans leur constitution et dans leur composition intime » pour y identifier « les mêmes éléments [que le guano naturel] et une grande quantité d’autres108 ». Louis Cherrier souhaita obtenir une synthèse pour la composition de son “guano factice” qu’il exprima ainsi : « Ayant recours à la science, nous lui avons demandé si parmi les résidus employés jusqu’ici [os, urine humaine, sang], il ne serait pas possible de confectionner par la synthèse un Guano factice109. » Par ailleurs, nous savons que la Société Barouet et Cie de Louis Cherrier avait recours à l’analyse d’échantillons d’autres engrais qu’elle produisait pour en garantir la qualité et la constance sur les différentes parties de territoire où elle était installée110. Ainsi, la pratique de ces fabricants de guano artificiel ciblant la qualité des produits fabriqués concourut à la reconnaissance de leurs produits et traduisit leur professionnalisation.

Innovation par agencement nouveau de procédés disponibles

43 Les brevets de ces inventeurs aboutirent à de réelles innovations de produits avec des engrais fabriqués industriellement et mis sur le marché. Nous pouvons leur ajouter les réalisations des fabricants de guano artificiel de l’agglomération nantaise à la suite de Derrien : le pharmacien Édouard Moride vers 1857111 ; Benjamin Leroux, fabricant de noir animal dans le quartier de la Prairie au Duc à Nantes vers 1858, après avoir déposé des brevets pour un « noir calcaire d’engrais » dans les années 1853-1854112 ; Gustave Mongin113, chimiste, fabricant à Nantes route de Rennes puis à Chantenay au Buzard de l’Abbaye vers 1858.

44 Comme l’exprima Rohart, la plupart des procédés de fabrication de guano artificiel n’étaient pas en eux-mêmes innovants car ils faisaient partie d’un savoir-faire partagé,

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mais ils étaient innovants en tant qu’agencement nouveau de techniques disponibles : « Ce ne sont donc point des procédés de fabrication que je viens faire breveter car les procédés que j’emploie peuvent varier à l’infini, et sont tous dans le domaine public. Je n’entends donc faire breveter ici que l’idée de la transformation de ces matières en guano114. » Néanmoins, certains procédés furent adaptés au traitement des constituants du guano artificiel et furent à l’origine d’innovations de procédés : des techniques de dessiccation et de désinfection pour en faciliter la manutention, le transport à distance et éviter la putréfaction et les odeurs. La société Louis Cherrier & Cie proposa un procédé pour dessécher le sang ; de Molon et Benjamin Leroux des procédés pour dessécher les chairs ; la société Louis Cherrier & Cie, Esmein, et Abendroth, des procédés de désinfection des matières fécales. Esmein proposa l’usage de la suie et du « proto-sulfate de fer » pour désinfecter les matières fécales. Benjamin Leroux, qui utilisait des déchets de cornes, de laine et des os, pour composer son guano artificiel eut « l’idée de les torréfier à 300 degrés pour les désagréger, sans causer une notable déperdition de leurs principes volatils […] dans le but d’accélérer l’assimilation de leurs principes azotés115 ». Leroux déposa un brevet pour son procédé : en 1858 pour « la dessiccation et la torréfaction de matières contenants de l’azote propre à l’agriculture et d’une décomposition difficile tout en lui conservant la plus grande portée fertilisante », avec une addition en 1860116.

45 Ces manufacturiers mirent en œuvre des procédés avec des techniques artisanales issues des siècles précédents117 : carbonisation des os pour les noirs animal, distillation des gaz, fermentation pour les noirs résidus de raffinerie et les matières fécales, mélanges à sec, mélanges humides, mélanges activés par la chaleur. Ils esquissèrent néanmoins l’usage de produits chimiques, soit pour la dissolution, soit pour la désinfection. Ainsi Derrien traitait les os de qualité inférieure, rebuts de sa fabrication de noir animal, avec de l’acide sulfurique selon des procédés anglais du superphosphate de chaux118. Il n’opérait pas lui-même la dessiccation des chairs, il se les procurait toutes prêtes. Quant à Mongin, dont le guano artificiel était constitué d’un mélange de noirs purs, de cendres d’os et de tourteaux de débris d’animaux, il se procurait, à Paris, ses tourteaux préparés par un traitement à l’acide sulfurique et par une soumission à la pression de fortes presses hydrauliques119. Nous voyons ici poindre une industrie des engrais réalisant des transformations des matières premières en ayant recours aux produits de la « grande industrie chimique ».

La fin du guano artificiel

46 Si des industriels de l’agglomération nantaise, comme Gustave Mongin120 et Benjamin Leroux, suivirent l’exemple de Derrien et développèrent cette nouvelle filière, d’autres fabricants négociants de noir animal, bien implantés à Chantenay et renommés, comme la société Pilon père, Perthuy & Cie présente depuis 1839, ne le firent pas et se limitèrent à récupérer des vidanges pour réaliser des mélanges de type « noir animalisé121 ». Le rapport de l’inspecteur d’agriculture, Jules Vidal, en 1863, relativise nettement l’impact des guanos artificiels dans la consommation d’engrais artificiels en Loire-Inférieure comparativement aux noirs résidus et aux noirs animalisés, appelés ici « noirs composés » : « en première ligne viennent les noirs de raffinerie et les noirs composés, en seconde ligne les guanos péruviens, en troisième la chaux, en quatrième les boues des villes, en cinquième les charrées, puis enfin les guanos artificiels122 ». Finalement, cette production de guano artificiel resta en Loire-Inférieure une

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production annexe de celle de noir animal et ne se substitua pas au négoce du guano du Pérou, qui s’amplifia. En 1862, les importations en Loire-Inférieure de guano artificiel représentaient 500 tonnes (2 % des importations totales) en provenance d’Angleterre face aux importations de noir animal en diminution de 17 705 tonnes (46 %), celle de guano de 1 500 tonnes (6,5 %). Quant aux exportations de guano artificiel et engrais divers, elles s’élevaient à 500 tonnes123.

47 Un tournant est sensible au milieu des années 1860 avec la manifestation de propos remettant en cause l’usage du terme guano. Le consignataire du gouvernement du Pérou à Paris y voyait « de grands abus avec le nom de guano » et estimait que « cette dénomination ne pût être appliquée qu’aux engrais naturels et non aux engrais artificiels124 ». De même, Jean Girardin décria leur côté trompeur dès 1864 et avec plus de virulence en 1876 : « Beaucoup de marchands ont eu la mauvaise idée de faire du mot guano un terme générique, un synonyme d’engrais ; de là les dénominations vicieuses qui ont cours aujourd’hui […] Il est bien évident que les auteurs ou vendeurs de ces compositions n’ont adopté cette fausse nomenclature que pour donner une haute idée de leurs mélanges et en faciliter plus aisément l’écoulement, parce qu’ils savent que les cultivateurs connaissent très bien aujourd’hui la puissante action des véritables guanos naturels125. » Cette contestation reflétait le début d’une désaffection pour ce produit126, probablement liée à la fin de l’engouement pour le guano naturel, dont les ressources commençaient à se tarir, et à l’arrivée d’autres produits azotés de récupération comme les eaux-vannes, le sulfate d’ammoniaque. Les changements de tendances se reflétèrent dans l’évolution des désignations des engrais d’Édouard Derrien, qui passèrent d’une dénomination initiale de « sels calcaires animalisés127 » apparenté au noir factice dans les années 1840, aux guanos artificiels dans les années 1850 et enfin aux « engrais artificiels Derrien », dénomination assez neutre, dans les années 1860.

48 Dès les années 1870, le marché des engrais artificiels organiques déclina. Le guano artificiel « dont la dénomination […] [prêtait] à l’équivoque [tendit] de plus en plus à disparaître128 » selon Bobierre. Il en fut de même pour les noirs résidus de raffinerie en raison de l’abandon du recours au noir animal pour la clarification du sucre brut après la mise au point de la filtration mécanique sur tissus129. Par ailleurs, alors qu’apparaissaient les « phospho-guano », nouvelle sorte d’engrais composés, des critiques sur la confection des engrais composés par les industriels se firent jour130. L’industrie des engrais commençait à se désintéresser de matières premières urbaines et à mobiliser d’autres ressources comme le phosphate minéral, le nitrate de soude du Chili et la potasse allemande ayant un potentiel productif plus élevé131. La grande industrie chimique amorça son emprise sur l’industrie des engrais. Dans le port de Nantes, la fabrique de noir animal et d’engrais d’Édouard Derrien fit faillite en 1878132. La société Toché fils reprit en 1880 la fabrique de noir animal de Benjamin Leroux pour y implanter une installation de fabrication d’acide sulfurique pour produire du superphosphate de chaux133.

49 Le guano artificiel se situait à la croisée des enjeux d’autonomie en ressources, de réutilisation des rebuts industriels et urbains et de la qualité de produit. Il émergea en effet dans un contexte plus affirmé d’une crainte de l’épuisement des terres, d’une

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crainte de pénurie de fertilisant et d’une volonté d’autosuffisance face au commerce international des engrais. Il fut l’héritier d’engrais artificiels composés, comme le noir factice, apparu avec le commerce du noir résidu de raffinerie.

50 Des industriels, comme Édouard Derrien, dans l’agglomération nantaise, furent à l’origine de la reconnaissance de cette nouvelle filière des engrais artificiels manufacturés. Par un travail sur la qualité de leur produit, ils surent dépasser la suspicion de falsification en s’appropriant la normalisation de la définition des engrais et l’analyse chimique. Derrien s’appuya, en effet, sur les avancées de la réglementation du commerce des engrais en Loire-Inférieure pour faire reconnaître la qualité de son guano artificiel dans ses capacités fertilisantes. Il eut recours à l’appui de la communauté savante pour l’assister dans cette reconnaissance et conquérir ce nouveau marché au niveau national et international afin de développer son entreprise et cette nouvelle filière des engrais.

51 Le guano artificiel survint dans une période transitoire du développement de l’industrie des engrais dans l’estuaire de la Loire en marche vers sa maturité et sa reconnaissance. Il fut le résultat de la professionnalisation du fabricant d’engrais qui se démarqua de plus en plus du négociant spéculateur en appliquant une démarche rationnelle et expérimentale. Ce furent des fabricants de noir animal qui exploitèrent leur savoir-faire technique et chimique pour la fabrication d’engrais. La distinction négociant/industriel resta néanmoins encore floue. Bien qu’issue d’industriels en désaccord avec les nouvelles « doctrines des engrais chimiques », cette étape de l’industrie des engrais du milieu du XIXe siècle ouvrit la voie à une industrie des engrais de plus en plus transformatrice des matières et de plus en plus proche de la chimie, telle qu’elle se développera à la fin du siècle avec l’industrie chimique minérale des superphosphates.

NOTES

1. BARRAL, Jean-Augustin, « Composition et fabrication des engrais commerciaux », Journal d’Agriculture Pratique, 3e série, Tome II, janvier à juin 1851, p. 34-71. 2. Le noir animal ou charbon animal était constitué d’os carbonisés et broyés ; il avait une propriété de décoloration. À ce noir animal étaient ajoutés du lait de chaux et du sang pour clarifier le sirop de sucre brut. Le résidu de l’opération de clarification était le noir résidu de raffinerie ou noir de raffinerie, constitué d’un mélange d’os carbonisé, de sucre, de sang et de chaux. Noir animal et noir résidu de raffinerie étaient des produits distincts, même si, par abus de langage, les auteurs parlaient de noir animal pour le noir résidu de raffinerie en précisant qu’il s’agit de noir pur ou noir vierge. 3. Substance organique formée par les excréments des oiseaux de mer, déposés depuis des siècles sur une multitude de points du littoral péruvien, et en particulier sur les îles Chincha. Son exploitation pour le commerce international débuta en 1840, suite à l’indépendance du Pérou et à la stabilisation du régime politique péruvien.

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4. En 1844, 168 navires arrivèrent dans le port de Nantes avec 221 250 hl de noirs résidus de raffinerie et 25 000 hl étaient produits sur place, pour un coût total de 2 700 250 francs en employant 300 journaliers et 150 marins (BOBIERRE, Adolphe, Technologie des engrais de l’Ouest de la France, Nantes, L. Guéraud, 1848, p. 320-323). 5. Anonyme, Notice sur le guano, Nantes, Imprimerie W. Busseuil, 1845 ; PHELIPPE- BEAULIEUX, « Rapport sur le guano, mis en comparaison avec les engrais Esmein et Gallard », Annales de la société royale académique de Nantes et du département de la Loire- Inférieure, vol. 5 (2e série), 1844, p. 32-42. En 1845, 311 tonnes de guano furent importées dans le port de Nantes, puis les importations furent irrégulières avec notamment 1 049 tonnes en 1848 et 463 tonnes en 1850 (Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1ET H 261). En 1858, pour 45 navires important du guano des îles Chincha, 7 % du tonnage étaient destinés au port de Nantes et 66 % au port du Havre. En 1860, la France importa environ 40 000 tonnes de guanos contre 300 000 tonnes environ pour l’Angleterre (Arch. nat., F12/6859 et F 12/6860). Cf. MATHIEW, W. M., « Peru and the British Guano Market, 1840-1870 », The Economic History Review, New Series, vol. 23, no 1 (avril 1970), p. 112-128. 6. Un des principaux négociants britanniques était la maison londonienne Gibbs & Son. 7. MATHIEW, W. M., « Peru… », loc. cit., p. 112-128. 8. Les principaux ouvrages d’histoire économique, agricole et industrielle évoquant ces questions sont les suivants : BOURRIGAUD, René, Le développement agricole au 19e siècle en Loire-Atlantique, Nantes, Centre d’Histoire du Travail, 1994 ; FIÉRAIN, Jacques, « Croissance et mutations de l’économie (1802-1914) », dans BOIS, Paul [dir], Histoire de Nantes, Toulouse, Privat, 1977 ; ROCHCONGAR, Yves, Capitaines d’industrie à Nantes au XIXe siècle, Nantes, Édition MeMo, 2003.

9. BARLES, Sabine, L’invention des déchets urbains, France : 1790-1870, Seyssel, Champ Vallon, 2005. 10. JAS, Nathalie, Au carrefour de la chimie et de l’agriculture, Les sciences agronomiques en France et en Allemagne, 1840-1914, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2001 ; BOURRIGAUD, René, Le développement agricole…, op. cit., p. 171-203.

11. WORONOFF, Denis, « Conclusion » dans COQUERY, Natacha, HILAIRE-PEREZ, Liliane, SALLMANN, Line et VERNA, Catherine, Artisans, industrie, nouvelle révolution du Moyen Âge à nos jours, Lyon, ENS Éditions, 2004, p. 479-480. 12. HILAIRE-PEREZ, Liliane, « La négociation de la qualité dans les examens académiques d’invention au XVIIIe siècle », dans STANZIANI, Alessandro [dir], La qualité des produits en France (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Belin, 2003, p. 55-68.

13. Dès le XVIe siècle, Olivier de Serres recommandait d’enrichir le fumier, constitué des déjections des animaux, de déchets variés comme les cendres, les rebuts des cuisines, les balayures, les curages de fossés, la sciure de bois. Dans certaines terres, on savait aussi apporter de la marne ou des calcaires tendres. Cf. BOULAINE, Jean, Olivier de Serres et l’évolution de l’agriculture, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 50-51. 14. BARLES, Sabine, L’invention des déchets…, op. cit., p. 7. 15. Né à Pontivy, Ange Guépin était issu d’une famille de républicains éprouvés ; son père, à la tête de la Fédération de l’Ouest, siégea comme député pendant les Cent-Jours. Il fit ses études au collège de Pontivy. Il se présenta à 19 ans à l’École polytechnique, mais en raison de l'appartenance de son père à la Fédération de l’Ouest et de son action

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révolutionnaire, son nom fut rayé de la liste des candidats. Il se tourna alors vers la médecine ; en 1828, premier prix de chimie au concours de la faculté de Paris, il fut reçu docteur en médecine. Guépin vint s’installer à Nantes et épousa Adeline Lesant, fille d’un pharmacien nantais. En 1830, il fut nommé professeur à l’École de médecine. Entre 1830 et 1848, Guépin déploya une activité prodigieuse, exerça la médecine, se consacrant plus particulièrement aux pauvres et aux déshérités, ne se faisant payer que par ceux qui en avaient les moyens. Il créa la première clinique ophtalmologique et donna ses cours à l'École de médecine (KAHN, Claude et LANDAIS, Jean, Nantes et les Nantais sous le Second Empire, Ouest Éditions & Université Inter-Âges de Nantes, 1992, p. 282). 16. Il s’agit ici, non de « noir animal » au sens propre, mais de « noir résidu » de raffinerie. 17. GUÉPIN, Ange, « Cours gratuit et public de chimie industrielle à Nantes, discours prononcé par M. A. Guépin, Docteur-Médecin, à l’ouverture de ce cours le 19 novembre 1829 », p. 17-18. 18. JAS, Nathalie, Au carrefour de la chimie…, op. cit., p. 44-53. 19. Controverse entre une assimilation de l’azote de l’air pour Liebig et dans le sol pour Boussingault (cf. JAS, Nathalie, Au carrefour de la chimie…, op. cit., p. 39).

20. LIEBIG, Justus, Chimie appliquée à la physiologie végétale et à l’agriculture, Paris, Librairie de Fortin, Masson et Cie, 1844 (2e édition), p 251. 21. Bobierre, surnommé le «Pierre l’Ermite des engrais », joua un rôle important dans la réglementation du marché des engrais en Loire-Inférieure. Formé en chimie, il débuta comme préparateur du cours de chimie au laboratoire de la faculté de médecine de Paris, dirigé par Jean-Baptiste Dumas, académicien et co-fondateur de l’École Centrale. Après un passage dans des usines du Nord, il arriva à Nantes en 1846 pour l'usine chimique Cartier de la route de Rennes. Rapidement, il s’intéressa à l'agriculture et au commerce du noir résidu de raffinerie dans le port de Nantes. Dumas, ministre de l’agriculture et Gauja, préfet de Loire-Inférieure, appelèrent Bobierre à la réorganisation et à la direction du contrôle des engrais dans le département. À la tête d’un laboratoire, il devint alors, en 1850, vérificateur des engrais pour le département (ANDOUARD, Ambroise, Notice biographique sur Pierre-Adolphe BOBIERRE, Nantes, Imprimerie de Mme Ve Camille MELLINET, 1882 ; KAHN, Claude et LANDAIS, Jean, Nantes et les Nantais…, op. cit., p. 136-137). 22. BOBIERRE, Adolphe, Technologie des engrais…, op. cit., p. 208-209.

23. BARLES, Sabine, L’invention des déchets…, op. cit., p. 121.

24. PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Olivier, L'argent de la traite : Milieu négrier, capitalisme et développement, un modèle, Paris, Aubier, 1998, p. 274. 25. BAGRIN, Sylvie et LAÉ, Frédéric, De la Loire-Inférieure à la Loire Atlantique, Histoire du Conseil Général, Nantes, Coiffard, 2011, p. 78-80. 26. BOURRIGAUD, René, Le développement agricole…, op. cit., p. 154.

27. BOBIERRE, Adolphe, L'atmosphère, le sol, les engrais : leçons professées de 1850 à 1862 à la chaire municipale et à l'École préparatoire des sciences de Nantes, Paris, Librairie agricole, 1866, p. 238-240. 28. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 7M 10, Rapport sur la situation agricole du département de Loire-Inférieure en 1847 (10 août 1847).

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29. KAHN, Claude et LANDAIS, Jean, Nantes et les Nantais…, op. cit., p. 135-136.

30. BERTIN, Georges-Hector, Statistiques des engrais du département de La Loire-Inférieure, Nantes, Imprimerie de Camille Mellinet, 1841, p. 2-6. 31. FRAMBOURG, Guy, Un philanthrope et démocrate nantais – Le Docteur Guépin – 1805-1873 – Étude de l’action et de la pensée d’un homme de 1848, thèse pour le doctorat, faculté des Lettres de l’université de Rennes, 1964, f. 55-63 ; BOURRIGAUD, René, Le développement agricole…, op. cit., p. 135-142 ; Arch. dép. de Loire-Atlantique, 5M 373, Dossier Martin- Guépin (1836) ; 5M 380, Dossier Le Comte de Goyon (1837-1838). 32. LE MAREC, Yannick, Le temps des capacités – Les diplômés nantais à la conquête du pouvoir dans la ville, Paris, Belin, 2000, p. 82. 33. L’usage par les cultivateurs des déchets d’animaux morts (sang, chairs) comme engrais avait été proposé dès 1830 par Anselme Payen. Cf. PAYEN, Anselme, Notice sur les moyens les plus simples d’utiliser les animaux morts, Paris, Imprimerie Mme Huzard, 1830. 34. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 5M 373. Dossier Martin-Guépin (1836), courrier d’Ernest Ménard au préfet à Nantes le 1er septembre 1836. 35. FRAMBOURG, Guy, Un philanthrope…, op. cit, f. 55-63.

36. BOURRIGAUD, René, Le développement agricole…, op. cit, p. 172-177 ; HECTOT, « Communication sur le noir animal, faite à la société académique par M. Hectot, pharmacien (séance du 6 mai 1830) », Annales de la société royale académique de Nantes et du département de la Loire-Inférieure, vol. 1, 1830, p. 272-277. 37. En 1843, le besoin des fabriques de Nantes pour produire 1 000 tonnes de noir animal était estimé à 1 500 tonnes d’os, soit 150 000 francs. (BOBIERRE, Adolphe, Technologie des engrais…, op. cit., p. 101). Selon les statistiques de 1839-1847, la production de noir animal de Loire-Inférieure était en deuxième position nationale et représentait en valeur 18,7 % contre 47,4 % pour la Seine et 15,3 % pour le Nord, (BARLES, Sabine, L’invention des déchets…, op. cit., p. 15). 38. AGULHON, Maurice, 1848 ou l’apprentissage de la république, 1848-1852, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 102. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 7M 10. Rapport sur la situation agricole du département de Loire-Inférieure en 1849 (15 août 1849) : « Les produits de la répurgation de la Ville de Nantes, ordinairement si recherchés ont, comme le Noir de Raffinerie, comme les engrais pulvérulents manufacturés, éprouvé une diminution considérable dans leur consommation ». 39. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 2Q 1547 (n° 54), 2Q 1554 (n° 77), 2Q 9602 (n° 74), 2Q 9606 (n° 74). BOURRIGAUD, René, Le développement agricole…, op. cit., p. 255-256 et p. 276. PLESSIS, Alain, De la fête impériale au mur des fédérés. 1852-1871, Paris, Editions du Seuil, 1973, p. 44. BOVAR, André, La Chambre de Commerce et d’Industrie de Nantes. 1700-1987, Saint-Herblain, Cid éditions, 1990 p. 47. 40. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 5M 377. 41. KNITTEL, Fabien, Mathieu de Dombasle, agronomie et innovation, 1750-1850, thèse de doctorat en histoire moderne sous la direction de Simone Mazauric et Jean-Pierre Jessenne, université de Nancy-II, 2007, p. 346, et « Mathieu de Dombasle (1777-1843) : un agronome acteur majeur de l’enseignement agricole en France » dans D’ENFERT, Renaud et FONTENEAU, Virginie [dir], Espaces de l’enseignement scientifique et technique. Acteurs, savoirs, institution, XVIIe-XXe siècles, Paris, Hermann, 2011, p. 45-49.

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42. La « théorie de l’humus » a été développée par l’agronome allemand Albrecht Daniel Thaer. Elle faisait de l’humus du sol (matière organique du sol) la source principale de la matière sèche nécessaire à la nutrition des plantes (FELLER, Christian, « La matière organique des sols : aspects historiques et état des conceptions actuelles », Comptes rendus de l’Académie d’agriculture de France, vol. 83, n°6, 1997, p. 85-98). 43. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 9M 138, Registre des demandes de brevets d’invention, n°274. En 1863, « un système de four pour revivifier les noirs » ; en 1866, « la fabrication et la mise en meule du sucre en tablettes dites ménagères ». 44. DERRIEN, Édouard, Guanos artificiels et spéciaux, Nantes, Imprimerie Charpentier, 1853, p. 6-8. 45. BARRAL, Jean-Augustin, « Rapport fait par M. Barral… », 1855, loc. cit., p. 197-200.

46. DERRIEN, Édouard, Guanos artificiels…, op. cit., p. 18. Il est efficace avec 300 kg par hectare au lieu de 10 000 kg avec du fumier 47. « La terre calcaire est donc la seule terre végétale, le véritable humus soluble dans l’eau et la seule qui établisse et constitue la charpente des plantes […] si on amoncelle les plantes […] si on les laisse se décomposer […] on obtiendra, en dernière analyse, la terre calcaire pure, le véritable humus […] Cultivateurs, ne songez qu’à créer ce précieux humus […] qui est une vraie terre animalisée […] la seule qui entre dans la composition des plantes », cité par FELLER, Christian, « La matière organique des sols… », loc. cit., p. 85-98. 48. Ibid., p. 46. 49. DERRIEN, Édouard, Guanos artificiels…, op. cit., p. 32.

50. LECOUTEUX, E., « La doctrine agricole de M. Ville », Journal d’agriculture pratique, Tome premier, janvier à juin 1868, p. 129-137. 51. Site web INPI (brevets du XIXe siècle de l’Institut National de la Propriété Industrielle [http://bases-brevets19e.inpi.fr]) : Brevet cote 1BB1997 et intitulé « méthodes concernant la préparation d'engrais et leur application à l’agriculture », enregistré en 1845 (BENSAUDE-VINCENT, Bernadette et STENGERS, Isabelle, Histoire de la chimie, Paris, La Découverte/Poche, 2001, p. 225). 52. Jean-Augustin Barral (1819-1884) fut nommé associé ordinaire en 1856 puis secrétaire perpétuel de la Société d’Agriculture de France en 1871 jusqu’en 1884. Élève de l’École polytechnique (1838), il entra dans l’administration des tabacs comme chimiste et découvrit la nicotine. Professeur de physique et chimie à Sainte-Barbe (1841-1852), répétiteur de chimie à Polytechnique (1845), il fut révoqué en 1849. Arago le protégea et Bixio l’associa à la fondation du Journal d’agriculture pratique ( BOULAINE, Jean, Histoire de l’agronomie en France, Paris, Lavoisier Tec&Doc, p. 287). 53. BARRAL, Jean-Augustin « Composition et fabrication … », op. cit., p. 34-71.

54. KNITTEL, Fabien, Mathieu de Dombasle…, op. cit., p. 343-345.

55. DERRIEN, Édouard, Engrais Derrien, Engrais Derrien, Engrais artificiels complets et appropriés aux divers besoins de la culture, Nantes, Imprimerie Charpentier, 1862, p. 3. 56. Ibidem, p. 1. 57. DERRIEN, Édouard, Guanos artificiels…, op. cit., p. 11 et 45-46.

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58. Anonyme, Exposition Universelle de Londres en 1862, Rapport du jury local sur les produits agricoles et industriels de la Loire-Inférieure admis à l’exposition, Nantes, Vve C. Mellinet, 1862. 59. DERRIEN, Édouard, Guanos artificiels…, op. cit., p. 24.

60. PAYEN, Anselme, Précis de chimie industrielle…, op. cit., p. 950.

61. BARRAL, Jean-Augustin, « Sur l’engrais Derrien », Journal d’agriculture pratique, quatrième série, tome VII, janvier à juin 1857, p. 289-290.

62. Citation de W. Henneberg (1878) dans JAS, Nathalie, Au carrefour de la chimie…, op. cit., p. 51. 63. PAYEN, Anselme, Précis de chimie industrielle…, op. cit., p. 927. MALAGUTI, Faustino, Leçons de chimie agricole, Paris, Dezobry, E. Magdeleine et Cie, Libraires-Éditeurs, 1855, p. 162-162. 64. JAS, Nathalie, Au carrefour de la chimie…, op. cit., p. 64-66.

65. BOURRIGAUD, René, Le développement agricole…, op. cit., p. 171-203.

66. JAS, Nathalie, Au carrefour de la chimie…, op. cit., p. 61.

67. DERRIEN, Édouard, Guanos artificiels…, op. cit., 1853, p. 9. 68. L’analyse, telle qu’elle était effectuée par le chimiste vérificateur en chef, fournissait les éléments suivants : pourcentage de charbon et matières organiques, silice, sels soluble, phosphates de chaux et carbonate de chaux ; pourcentage d’azote (Arch. dép. de Loire-Atlantique, 7M 109, Rapport sur la situation des opérations faites au dépôt départemental d’engrais depuis le 1er avril jusqu’au 30 inclusivement 1852). 69. Anonyme, Exposition universelle de 1855, Rapports de jury mixte international publiés sous la direction de S.A. Le Prince Napoléon, Président de la commission impériale, Paris, Imprimerie Impériale, 1856, p. 94-95. 70. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 7M 109, « Extrait d’un rapport de MM. Barral & Moll, délégués à Nantes par la Société d’Encouragement », inclus dans le rapport de Bobierre sur la production et le commerce des engrais pendant l’exercice 1855-1856. 71. DERRIEN, Édouard, Guanos artificiels…, op. cit., p. 19.

72. BARRAL, Jean-Augustin, « Sur l’engrais Derrien », loc.cit., p. 289-290.

73. BARRAL, Jean-Augustin, « Rapport fait par M. Barral, au nom du comité des arts chimiques, sur la fabrication des engrais artificiels de M. Édouard Derrien, ancien élève de Roville », Bulletin de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale, tome 2, 54e année (2e série), 1855, p. 197-200. 74. « Expérience sur les engrais », Journal d’agriculture pratique, Tome premier, janvier à juin 1868, p. 532-533. 75. La société rovilienne était l’association des anciens élèves de l’Institut agricole de Mathieu de Dombasle à Roville-sur-Bayon. 76. Derrien fut élu résident de la Société Académique de Nantes et de la Loire- Inférieure le 5 février 1851 à la section Agriculture, puis au comité central de 1854 à 1856 (BLANLOEIL, Catherine, De l’institut départemental à la Société Académique de Nantes et de la Loire-Inférieure : une société savante de province au XIXe siècle (1798-1914), thèse de doctorat, université de Nantes, 1992, tome 3, p. 175). De plus, il fut membre en 1855 de la société Rovillienne (KNITTEL, Fabien, Mathieu de Dombasle, agronomie et innovation…, op.

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cit., 2007, 524 f.). Il fut aussi membre de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale (DERRIEN, Édouard, Guanos artificiels…, op. cit., p. 24). 77. Louis Moll (1809-1880) était originaire de l’Est de la France. Attiré par l’agriculture, il devint l’élève puis, à vingt ans, le collaborateur de Mathieu de Dombasle. En 1835, il publia un Traité de la science agricole car en 1831 il était devenu agriculteur pour son propre compte. En 1836, le Conservatoire des arts et métiers ouvrit un cours d’agriculture et une chaire d’agriculture fut créée en 1839. Il semble bien qu’elle fût la première chaire à avoir eu ce titre au monde et Louis Moll fut peut-être le premier à avoir porté le titre de professeur d’agriculture. En 1843, il fut nommé membre de la Société d’agriculture dont il sera président en 1865. Par ailleurs, il sera membre du conseil d’administration de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale en 1846 (BOULAINE, Jean, « Louis Moll » dans F ONTANON, Claudine et GRELON, André, Les professeurs du Conservatoire national des arts et métiers, dictionnaire biographique 1794-1955, L-Z, Paris, INRP/CNAM, 1994 , p. 273-276). 78. LE MAREC, Yannick, Le temps des capacités…, op. cit., p. 84. 79. « Séance du lundi 19 juin 1854 », Compte rendu de l’Académie des Sciences, tome 38, janvier-juin 1854. 80. 1852, médaille de bronze au Concours Régional de l’Ouest ; médaille d’or au Concours National à Versailles (Jury : Gasparin, Payen, Boitel, de Beaumont) et médaille d’or de rappel au Concours National suivant, Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, grande Médaille de Platine. ; 1859, Grande Médaille d’or Concours Régional de l’Ouest à Nantes ; 1860, Médaille d’Or à l’Exposition Nationale Agricole de Paris ; 1861, Diplôme d’Honneur à l’Exposition Nationale de Nantes ; 1862, Participation à l’exposition universelle de Londres (DERRIEN, Édouard, Engrais Derrien, Engrais artificiels…, op. cit., 1862, p. 3-4). 81. BOBIERRE, Adolphe, « Rapport à la Société Académique sur l'exposition régionale de 1859 », Annales de la société royale académique de Nantes et du département de la Loire- Inférieure, tome XXX, 1859, p. 609-610.

82. JEULIN, Paul, L’évolution du port de Nantes, organisation et trafic depuis les origines, Paris, Presses Universitaires de France, 1929, p. 331. 83. 2 500 tonnes produits sur place, 8 000 tonnes importés par chemin de fer, 16 000 tonnes importés par voir maritime (DEHERAIN, Pierre Paul, Recherche sur l’emploi agricole des phosphates, Paris, Auguste Gouin éditeur, 1860, p. 17). Par exemple, les noirs résidus de raffinerie marseillais arrivaient par cabotage depuis Marseille jusqu’à Chantenay « aussi près de là qu’il pourrait aborder, prenant à sa charge les frais d’allège en Loire, s’il y en avait, et s’engageant dans ce cas à employer des gabarres pontées pour en faire la livraison » (Arch. dép. de Loire-Atlantique, 21U 63. Audience du tribunal de commerce de Nantes du 17 janvier 1863 entre Derrien et Codet). 84. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 7M 10. Rapport au préfet de l’inspecteur d’agriculture, Jules Vidal, Nantes le 31 mars 1863. 85. BARRAL, Jean-Augustin, « Rapport fait par M. Barral… », loc. cit., 1855, p. 197-200. 86. 1844-1846, construction de sa maison ; 1852-1853, construction d’une fabrique de noir (valeur 1 700 francs) ; 1859-1860, construction d’une fabrique de noir (valeur 2 400 francs) ; 1861, construction d’une fabrique de noir (valeur 1 200 francs) (Arch. mun. de

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Nantes, 2Z 487, commune de Chantenay, renseignements concernant les maisons et usines en construction ou reconstruction, 1842-1866). 87. BARRAL, Jean-Augustin, « Rapport fait par M. Barral, au nom du comité des arts chimiques, sur les engrais fabriqués par M. Derrien », Bulletin de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale (BSEIN), tome 4, 56e année (2 e série), 1857, p. 146-148. 88. Anonyme, Exposition universelle de 1855, Rapports de jury mixte international publiés sous la direction de S.A. Le Prince Napoléon, Président de la commission impériale, Paris, Imprimerie Impériale, 1856, p. 94-95. 89. Anonyme, Exposition Universelle de Londres…, op. cit., 1862 ; BARRAL, Jean-Augustin, « Rapport fait par M. Barral… », loc. cit., 1855, p. 197-200. La première machine à vapeur date de 1842, d’après Daniel Pinson, L’indépendance confisquée d’une ville ouvrière, Chantenay, Nantes, ACL, 1982, p. 50. 90. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 6M 900 et 6M 901. Statistiques industrielles. 91. Anonyme, Exposition Universelle de Londres…, op. cit., 1862. 92. Arch. nat., F12/6860. Lettre d’Édouard Derrien à Chantenay vers 1860. 93. Anonyme, Exposition Universelle de Londres…, op. cit., 1862. 94. BOBIERRE, Adolphe, « Rapport à la Société Académique sur l'exposition régionale de 1859 », Annales de la société royale académique de Nantes et du département de la Loire- Inférieure, tome XXX, 1859, p. 609-610.

95. LEFAIVRE, J., Les engrais à l’exposition nationale de Nantes 1861, Nantes, Imprimerie V. De Courmaceul, 1862. 96. DUDOÜY, Alfred Léon, Guide pratique du cultivateur pour le choix, l’achat et l’emploi des matières fertilisantes, Paris, Librairie centrale d’agriculture et de jardinage, s.d., p. 164-167. 97. LEFAIVRE, J., Les engrais à l’exposition nationale…, op. cit., 1862.

98. CARON, François, La dynamique de l’innovation, Changements techniques et changement social (XVIe-XXe siècles), Paris, Gallimard, 2010, p. 100-102.

99. DERRIEN, Édouard, Guanos artificiels…, op. cit., 1853, p. 13. 100. Arch. nat., F12/2407B. Anselme Payen, compte rendu des travaux de la Société royale et centrale d’agriculture du 14 avril 1844 au 30 mars 1845. 101. BARRAL, Jean-Augustin, « Rapport fait par M. Barral… », loc. cit., 1857, p. 146-148. 102. « Substitute for guano », Journal of the Royal Agricultural Society of England, vol. 30, 1852. « Mais jusqu’à présent [en 1864] le prix n’a pas été mérité » (GIRARDIN, Jean, Des fumiers et autres engrais animaux, Paris, Victor Masson et fils, 1864 (6e édition), p. 41). 103. Charles Demolon déposa un brevet pour le « zoofime » en 1848. Son engrais était constitué de « soit [de] polypiers, maerl et madrépores, corps presque entièrement composés de carbonate de chaux […,] soit [de] phosphates de chaux si utiles aux plantes et [de] matières animalisées de toute sorte (chair musculaire, sang ou matières fécales préalablement désinfectées […]) ». Cf. Site web INPI : cote 1BB7210. De l’engrais « zoofime » fut fabriqué par La Jarthe de Saint-Amand et Cie à Chantenay en 1851 (Étrennes nantaises, 1851).

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104. Site web INPI : cotes 1BB2454 (Louis Cherrier), 1BB5081 (Michel Édouard Esmein), 1BB11069 (Félix Demolon), 1BB18379 (De Villedeuil), 1BB25556 (Rohart) et 1BB25599 (Abendroth). 105. Jean Girardin (1803-1884), élève de Louis Jacques Thénard, fut d’abord titulaire de la chaire municipale de chimie à Rouen (1828-1858), puis professeur et directeur de l’École préparatoire à l’enseignement supérieur des sciences et des lettres de la ville (1855-1858), puis recteur de l’académie de Clermont-Ferrand (1868-1873) (BIDOIS, Anne et SOULARD, François, « Entre sciences et industrie chimique : la carrière provinciale de Jean-Pierre Louis Girardin (1803-1884), savant, enseignant et vulgarisateur » dans D’ENFERT, Renaud et FONTENEAU, Virginie [dir], Espaces de l’enseignement scientifique…, op. cit., p. 119-129). 106. GIRARDIN, Jean, Des fumiers…, op. cit., 1876 (7e édition), p. 57-58. 107. Site web INPI, cote 1BB25599. 108. Site web INPI, cote 1BB25556. 109. Site web INPI, cote 1BB2454. 110. La fabrique de Duboy, directeur de la compagnie des engrais nantais au Bignon, représentant de la société Barouet et Cie, produisait un engrais constitué d'un mélange de matières fécales à demi liquides, avec de la terre calcinée, carbonisée ou seulement desséchée. Le siège de cette société à Paris imposait à ses fabriques le contrôle de la qualité d'un échantillon de leur production avant d'autoriser leur livraison au commerce (Arch. dép. de Loire-Atlantique, 5M 52). 111. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 21U 59. Audience du tribunal de commerce de Nantes du 11 mai 1861 entre Cormillier et Chauveau. Édouard Moride est co-auteur avec Adolphe Bobierre des Études chimiques sur les eaux de la Loire-Inférieure, considérés au point de vue de l’hygiène et de l’industrie, en 1846, et de Technologie des engrais de l’ouest de la France, en 1848. 112. Benjamin Leroux installa une usine de charbon artificiel et torréfaction d’os à la Prairie-au-Duc à Nantes en 1863 (Arch. dép. de Loire-Atlantique, 5M 318). Dépôts de brevets de quinze ans, en 1853 pour « l’emploi de cornues à la fabrication de carbonate d’engrais » avec une addition en 1854 pour la « fabrication d’un noir calcaire d’engrais » (Arch. dép. de Loire-Atlantique, 9M 136-137, Registre des demandes de brevets d’invention, N°185, N°235). 113. Gustave Mongin déposa un brevet en 1863 pour « un four à carboniser dit de G. Mongin » (Arch. dép. de Loire-Atlantique, 9M 138). 114. Site web INPI, cote 1BB25556. 115. Anonyme, Exposition Universelle de Londres…, op. cit., 1862. 116. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 9M 137. Registre des demandes de brevets d’invention, n°67, n°168. 117. Il s’agit souvent de procédés issus des techniques alchimiques sans les aspects ésotériques (cf. BAUDET, Jean, De l’outil à la machine, histoire des techniques jusqu’en 1800, Paris, Vuibert, 2004 (1ère édition 2003), p. 121-122 et 136). 118. Le procédé de fabrication du superphosphate breveté par le manufacturier agronome John Bennet Lawes en 1843 et repris par James Muspratt fut appliqué en Angleterre aux os puis aux phosphates minéraux (HABER, L. F., The chemical industry during the nineteenth century, a study of the economic aspect of applied chemistry in Europe

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and North America, London, Oxford University Press, 1858, p. 59-62). Des controverses scientifiques en limitèrent l’usage aux os en France (BOULAINE, Jean, La bataille des phosphates au 19e siècle, une victoire agronomique, condition de toutes les autres , INRA Mensuel, n°58, 1991, p. 37-42). 119. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 5M 381. Dossier Mongin (1858-1859), courrier de Mongin au préfet de Nantes le 11 octobre 1858. 120. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 21U 60. Audience du tribunal de commerce de Nantes du 28 septembre 1861 entre Mongin et Burdelot ; 21U 62, sauf-conduit du tribunal de commerce de Nantes du 11 septembre 1862 ; 21 U 739, jugement de faillite du 6 septembre 1862. Mongin, associé au négociant J. Burdelot, fit faillite en 1862 après dissolution de la société en 1861. 121. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 21U 64. Audience du tribunal de commerce de Nantes du 1ier juillet 1863 entre Pilon père, Perthuy & Cie et Bruneau. Les « noirs animalisés » coexistèrent avec le guano artificiel. Dans le département de l’Ille-et- Vilaine, nous ne trouvons pas de fabricants de guano artificiel dans les années 1845-1865, mais des fabricants d’« engrais animalisés » à côté d’ateliers d’équarrissage (Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 5M 228-236). Á la campagne, dans les années 1855-1860, en périphérie de l’agglomération nantaise, les équarrisseurs installèrent aussi des ateliers de fabrication d’engrais à partir de chairs animales (Jumentier à Saint-Aignan, Miozé à Saint-Étienne-de-Montluc) (Arch. dép. de Loire-Atlantique, 7M 10, rapport au préfet de l’inspecteur d’agriculture, Jules Vidal, Nantes le 31 mars 1863 ; Arch. dép. de Loire- Atlantique, 5M 54). 122. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 7M 10, Rapport au préfet de l’inspecteur d’agriculture, Jules Vidal, Nantes, le 31 mars 1863. « Il est utilisé dans le département, 125 000 hl en noirs de toutes sortes purs et composés, 1 500 000 kg de guanos, 20 000 barriques de chaux, 8 000 m3 de boues de ville, 12 000 hl de charrées et 15 000 kg de guanos artificiels divers ». 123. BOBIERRE, Adolphe, « Le commerce des engrais dans la Loire-Inférieure », Journal d’agriculture pratique, tome 2, 07 (année 26), 1862. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 7M 10 ; rapport au préfet de l’inspecteur d’agriculture, Jules Vidal, Nantes le 31 mars 1863. 124. DUMAS, Jean-Baptiste, Enquête sur les engrais, Paris, J. Rothschild éditeur, 1866, p. 89.

125. GIRARDIN, Jean, Des fumiers…, op. cit., 1876 (7e édition), p. 57-58. 126. Nous trouvons néanmoins encore en janvier 1904, Arthur Follen, à Dol-de- Bretagne en Ille-et-Vilaine, pour demander la création d’une fabrique de guano animal constitué par réduction des viandes, os et tous résidus et déchets au moyens d’acides (Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 5M 233. Dossier Baguer-Morvan). 127. Cette mise en valeur du calcaire pourrait être liée au rôle important joué par le marnage dans la fertilisation des terres (DUBY, Georges et WALLON, Armand [dir], Histoire de la France rurale, 3. De 1789 à 1914, Paris, Éditions du Seuil, 1976, p. 111-114). 128. BOBIERRE, Adolphe, « Les engrais en Loire-Inférieure », Journal d’agriculture pratique, tome 2, 07 (année 37), 1873. 129. BARLES, Sabine, L’invention des déchets…, op. cit., p. 140-141.

130. MÜNTZ, Achille et GIRARD, Aimé, Les engrais, Tome III, Paris, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 1891, p. 404-405 : « Les formules des engrais destinés aux diverses cultures sont établies, la plupart du temps, d'une manière tout à fait arbitraire par les fabricants;

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ceux d’entre eux qui sont plus instruits et plus soucieux de l’intérêt de leurs clients, tiennent compte de la composition des récoltes auxquelles on les destine, et de la proportion des éléments fertilisants nécessaires à la végétation. Admettons même que ces formules aient été établies sur des bases scientifiques, par des industriels au courant des principes de la physiologie végétale et de la chimie agricole; nous ne les critiquerons pas moins. Il ne faut pas, en effet, considérer seulement les besoins de la récolte, mais encore et surtout la richesse du sol, qui varie à l'infini et que les formules d'engrais ne peuvent pas prévoir ». 131. BARLES, Sabine, L’invention des déchets…, op. cit., p. 135. 132. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 21U 94. Audience du tribunal de commerce de Nantes du 30 novembre 1878 entre Péan et autres et syndic Derrien ; 21U 95, Audience du tribunal de commerce de Nantes du 11 janvier 1879, maintien de syndic et liquidation Derrien, homologation de concordat Derrien ; 21U 451, Publication des faillites, 16 juillet 1878. Faillite E. Derrien. Son actif s’élevait alors à 335 000 francs. 133. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 5M 383. Dossier Toché (1880).

RÉSUMÉS

Cet article contribue à l’histoire des prémisses de l'industrie des engrais. C’est l’époque des débuts de l'agriculture intensive en France, une époque de transition où le fumier se révèle insuffisant face à un besoin croissant de terres à cultiver pour une population en forte hausse. C'est alors que se constitue le marché des engrais et s’élabore des réglementations de ce marché. L'engrais devient à la fois un enjeu du commerce international à la main du négoce et le produit d'une nouvelle industrie à la main d'industriels de plus en plus spécialisés dans sa fabrication. Dans ce contexte d'accroissement de la demande de fertilisants, les industriels de l'estuaire de la Loire en proposent de nouveaux, des engrais composés à partir de résidus industriels et urbains locaux à bas prix. Ces produits se positionnent comme substituts de produits de ce commerce des « engrais artificiels » tels que les « noirs résidus de raffinerie » et les guanos du Pérou. À travers une étude de cas, celle du fabricant d'engrais nantais, Edouard Derrien, nous nous proposons de mettre en lumière la stratégie relationnelle, industrielle et commerciale, mise en œuvre par ces fabricants du milieu du XIXe siècle en marche vers la professionnalisation. Nous suivrons leurs initiatives pour d'une part, amener à la maturité, avec des produits de qualités et innovants, cette industrie des « engrais artificiels » et pour, d'autre part, légitimer le métier de fabricant d'engrais confronté à la méfiance causée par la falsification des produits.

In this context of increasing demand for fertilisers, industrialists of the Loire estuary proposed at low prices new fertiliser compounds manufactured from industrial and urban local residues. These products were offered as substitutes for "artificial fertilisers" such as "black refinery residues" and Peruvian guano. Through a case study of the Nantes fertiliser manufacturer, Edouard Derrien, we intend to highlight the industrial and commercial relational strategy implemented by these mid- nineteenth century manufacturers as they became increasingly professionalised. We shall follow

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their initiatives as, on the one hand, they bring to maturity with innovative quality products this industry of "artificial fertilisers" and, on the other, legitimise the profession of fertiliser manufacturer despite the distrust caused by adulterated products.

INDEX

Index géographique : Nantes Index chronologique : XIXe siècle

AUTEUR

PHILIPPE MARTIN Doctorant en épistémologie, histoire des sciences et des techniques, Centre François Viète - Université de Nantes

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Compte rendus

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Guillotel Hubert, Actes des ducs de Bretagne (944-1148)

Daniel Pichot

RÉFÉRENCE

Guillotel Hubert, Actes des ducs de Bretagne (944-1148), édité par Charon Philippe, Guigon Philippe, Henry Cyprien, Jones Michael, Keats-Rohan Katharine, Meuret Jean-Claude, Rennes, PUR/Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, coll. « Sources médiévales de l’histoire de Bretagne », 2014, 598 p., préface de Christiane Plessix-Buisset

1 Ce livre est le fruit d’une belle aventure intellectuelle et peut être considéré comme le rescapé d’une longue histoire. Malgré son incontestable intérêt, il a bien failli ne jamais parvenir à publication. Hubert Guillotel a soutenu sa thèse devant l’université de Paris en 1973 et ce travail primordial n’accède véritablement au jour qu’en 2014 ! Il a donc fallu plus de quarante ans.

2 Précis et méticuleux, d’une très grande érudition, recherchant sans cesse de nouvelles copies, dénichant les variantes, H. Guillotel, professeur d’histoire du droit à la faculté de Rennes, avait sans relâche poursuivi et surtout approfondi son travail, surchargeant le manuscrit de notes, de rectificatifs, de reprises et de compléments, si bien qu’à son décès, il y a dix ans, malgré son désir, son travail n’était pas publié. Il laissait un dossier épais, d’une grande richesse, mais qui exigeait encore un travail considérable de vérification et de mise en forme. André Chédeville, alors président de la Fédération des Sociétés savantes de Bretagne, avait travaillé avec H. Guillotel et, en tant qu’éminent spécialiste de l’histoire de Bretagne, connaissait tout l’intérêt de ce manuscrit. En associant la SHAB, il prit l’initiative de lancer la publication. Un groupe franco-anglais de collègues, d’amis, d’élèves, tous réunis par une évidente admiration pour l’auteur, se sont attelés au travail et, au bout de dix ans, sont parvenus au but, avec l’aide des Presses Universitaires de Rennes qui ont intégré la publication dans la nouvelle collection des Sources médiévales de l’histoire de Bretagne.

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3 Le résultat, très beau et très impressionnant, honore la mémoire du professeur disparu et apporte une contribution majeure à l’histoire de Bretagne. Désormais, ce texte quelque peu mythique voit le jour et c’est une excellente chose. Le manuscrit était connu et tout chercheur travaillant sur la période féodale bretonne se devait de se référer à ce recueil qui circulait dans l’ombre en copies numérisées plus ou moins sûres, exemple majeur de toute une littérature « grise ».

4 L’ampleur de la tâche n’a pas rebuté l’équipe des éditeurs, une photo d’une page du manuscrit surchargé, raturé, annoté dit opportunément ce qui les attendait. Il fallait effectuer des choix difficiles. Publier une thèse quarante ans après sa soutenance soulève bien des problèmes. Même la très grande qualité du travail initial n’empêche pas celui-ci de vieillir et une publication du manuscrit brut aurait sans doute exacerbé cet aspect au détriment de ses indéniables qualités. À l’inverse, une révision complète en fonction des découvertes récentes risquait de trahir l’auteur et de produire un tout autre livre. Les éditeurs ont opté pour une solution moyenne mais sage et surtout efficace. Les corrections et apports nécessaires sont bien présents mais toujours signalés et signés d’un auteur. Ainsi obtient-on une actualisation très à jour sans dénaturer le travail initial.

5 Une très belle présentation, avec couverture cartonnée et insertion d’un cahier en couleur, donne un éclat certain à ce livre qui va s’imposer dans le champ de la recherche historique. En effet, il s’agit de la publication des 171 actes conservés des ducs de Bretagne entre le Xe et le milieu XIIe siècle. Une longue introduction de H. Guillotel apporte beaucoup à la connaissance de l’histoire bretonne et développe une longue étude diplomatique très neuve, même encore aujourd’hui où nos connaissances ont progressé. Il présente successivement l’état des fonds pour les sources puis les critères de choix et de classement élaborés pour la recherche avant de se lancer dans une étude des actes : élaboration, forme et fonction juridique, successivement pour la maison de Rennes puis celle de Cornouaille. Un court appendice examine les faux des abbayes de Redon et de Quimperlé et le tout est conforté par un certain nombre de tableaux et les indispensables généalogies. Ce bilan date un peu par la force des choses mais demeure très précieux, même si H. Guillotel, lui-même, a beaucoup contribué, par la suite, à en développer bien des aspects. À maintes reprises, en effet, on repère les bases de ses publications ultérieures.

6 Enfin, se déroule la série des actes eux-mêmes, édités avec beaucoup de minutie, 171 actes qui illustrent l’évolution du pouvoir ducal. La plupart étaient déjà connus. Mais, outre l’intérêt présenté par ceux que H. Guillotel a retrouvés, pour les autres, il offre une édition à la fois plus sûre et plus complète. En effet, la plupart des publications antérieures proviennent des Mauristes et surtout de dom Morice qui multiplia les coupes et les suppressions de témoins, sans parler d’éventuelles lectures fautives. Bien évidemment ces actes émanent des institutions religieuses. L’édition recense originaux et copies, les variantes mais beaucoup d’actes sont accompagnés d’un véritable commentaire diplomatique et historique qui peut se développer sur plusieurs pages et permet une critique très élaborée. C’est là qu’excelle H. Guillotel au sommet de son art. Il démêle avec dextérité faux, erreurs, interpolations, établit des rapports entre les actes, compare les versions. Même quand on connaissait les actes, les commentaires apportent du nouveau du plus grand intérêt.

7 L’acte 1 est particulièrement révélateur de la démarche de l’auteur. Cette donation de l’île d’Enesmur à Saint-Sauveur de Redon fait l’objet de deux commentaires parallèles,

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le premier figurait dans la thèse, l’autre, resté inédit, date de plus de 10 ans après. Alors qu’il considérait initialement le texte comme totalement faux, son commentaire devint plus mesuré. De même, pour la refondation de l’abbaye de Gaël à Saint-Méen par l’abbé de Saint-Jacut (n° 26), H. Guillotel se livre à une enquête brillante sur la datation de l’acte et démêle la complexité des deux versions parvenues jusqu’à nous. On pourrait continuer longtemps tant les apports sont riches et multiples.

8 Les éditeurs ont eu la bonne idée d’ajouter un cahier de pages en couleur qui ne cède en rien à la facilité. Outre quelques photos qui resituent quelques lieux importants, figurent des originaux en pleine page, bien utiles, aujourd’hui où la matérialité des actes fait largement partie de la recherche. Enfin, il faut noter les remarquables cartes de J.-C. Meuret qui, par règne ducal, donne pour chaque acte le lieu d’émission, le lieu concerné et évidemment le bénéficiaire. Cela offre une vision directe et fort parlante de l’évolution du pouvoir ducal. Le volume est complété par une bibliographie actualisée et surtout des index très riches. À celui des noms propres et des noms de lieux s’ajoute un index matière très détaillé et très utile.

9 L’ampleur du travail accompli et l’intérêt de ce volume sont indéniables. Ces actes apportent d’abord un éclairage fort sur l’élaboration du pouvoir ducal en Bretagne ainsi que sur la réorganisation des pouvoirs religieux. Toute étude sur la période féodale bretonne devra obligatoirement passer par là car tous les thèmes d’enquête peuvent s’y retrouver. Le duché sort de l’ombre et l’on pourra plus aisément le comparer avec ses voisins comme l’Anjou et la Normandie qui disposent déjà de ce type de recueil.

10 Ce livre tant attendu est une réussite, fruit du travail d’un grand historien mais aussi de l’amitié et de l’admiration que lui vouent les éditeurs. On ne peut que les remercier de nous livrer cette oeuvre destinée à durer et à rendre aux chercheurs les plus grands services.

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Mauger Michel, Aristocratie et mécénat en Bretagne au XVe siècle. Jean de Derval, seigneur de Châteaugiron, bâtisseur et bibliophile

Franck Mercier

RÉFÉRENCE

Mauger Michel, Aristocratie et mécénat en Bretagne au XVe siècle. Jean de Derval, seigneur de Châteaugiron, bâtisseur et bibliophile, Rennes, Société archéologique et historique d’Ille- et-Vilaine, 2013, 234 p.

1 Dans le duché de Bretagne au XVe siècle, le plus éclatant mécénat aristocratique ne se trouve pas nécessairement là où l’on serait en droit de l’attendre. Plus encore que les ducs de Bretagne, ce sont les grands seigneurs bretons, et parmi eux plus particulièrement Jean de Derval († 31 mai 1482), qui se distinguent par l’importance de leurs investissements dans le domaine « artistique ». Il suffit de rappeler que l’un des textes les plus célèbres de l’histoire de la Bretagne, les Chronicques et Ystoires des Bretons de Pierre Le Baud, procède d’une commande de Jean de Derval. Somptueusement enluminé, le manuscrit conservé actuellement à la Bibliothèque nationale de France sous la cote fr. 8266 constituait le joyau de sa bibliothèque. Avec ses nombreuses vues de châteaux féériques, plantés dans de verdoyants paysages, il n’est pas sans rappeler, toutes proportions esthétiques gardées, les Très riches Heures du duc de Berry. C’est à la profusion et à l’éclat singulier de ce mécénat propre à Jean de Derval que Michel Mauger consacre un livre élégant et exhaustif. Publiée sous l’égide de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, cette étude propose une exploration, à la fois érudite et séduisante, de l’univers « artistique » organisé pour et par l’un des plus grands seigneurs bretons de la fin du Moyen Âge.

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2 Un premier chapitre permet de retracer l’itinéraire de ce fils d’une grande et ancienne famille aristocratique déjà bien implantée aux marges orientales du duché de Bretagne, aux confins de l’Anjou et de la Normandie. Pour être bien né (vers 1425), Jean de Malestroit, qui ne prendra que plus tard le nom de Derval, n’en a pas moins réalisé, dans le contexte instable de la guerre de Cent Ans, une belle ascension sociale et politique. Cette ascension, scandée par un mariage stratégique avec Hélène de Laval, par l’acquisition du titre de grand baron, puis par l’adoption des armes et du nom de Derval, le conduit à occuper une position de premier plan dans les affaires du duché de Bretagne à la fin du XVe siècle. De par ses engagements militaires et diplomatiques, mais aussi du fait de son alliance matrimoniale avec la puissante famille des Laval, Jean de Derval se rapproche singulièrement des ducs de Bretagne. Il s’en rapproche tellement qu’il finit par revendiquer un lien de parenté avec la maison des ducs de Montfort, lien consolidé par quelques manipulations généalogiques et la fabrication d’un faux acte du duc Arthur II. Dissociant un peu curieusement « l’homme » du « seigneur », l’auteur s’attache ensuite à éclairer les assises foncières et matérielles de la puissance de Jean de Derval. Condition indispensable mais non suffisante à l’exercice d’un important mécénat artistique, la puissance matérielle repose surtout, selon l’auteur, sur la possession de nombreuses seigneuries réparties aux confins de la Bretagne orientale (de Combourg à Châteaugiron en passant par Derval pour ne rester qu’en Bretagne). Seigneur des frontières, Jean de Derval est assurément un homme puissant dont le soutien se révèle crucial pour la défense du duché de Bretagne dans le contexte de tensions croissantes avec le royaume de France. La disparition de la quasi-totalité des archives comptables liées aux différentes possessions seigneuriales limite cependant les possibilités d’analyse concernant l’origine et la répartition exacte des revenus de Jean de Derval : « Est-il si certain, par exemple, à l’heure où le service de l’État (à travers la guerre, les offices, etc.) devient très rémunérateur, que ce furent ses importantes possessions foncières qui lui assurèrent la majeure partie de ses revenus et lui permirent de s’engager dans un mécénat actif » (p. 40) ?

3 Quitte à dilater peut-être exagérément la notion de mécénat, l’auteur consacre un deuxième chapitre à une rapide présentation des différents travaux engagés par Jean de Derval pour embellir, aménager ou renforcer ses nombreuses places fortes ou encore son hôtel particulier à Nantes. L’exercice est forcément délicat compte tenu du caractère très lacunaire de la documentation conservée, sans parler de l’ampleur des destructions affectant les bâtiments eux-mêmes. L’auteur n’en exploite pas moins de son mieux les rares fragments disponibles ou même, comme dans le cas des tombeaux de Jean de Derval et de sa femme, les descriptions d’époque moderne, seules témoignages, ou presque, de sa splendeur disparue. Il reste, comme le souligne l’auteur, qu’à ce stade, le mécénat des seigneurs de Derval ne se démarque pas spécialement des pratiques aristocratiques courantes de son époque (p. 81). C’est en effet surtout dans le domaine du livre précieux que le mécénat de Jean de Derval se déploie avec une magnificence hors du commun, du moins à l’échelle d’un seigneur qui n’avait pas le rang de prince.

4 Il est ainsi logique que l’essentiel de l’ouvrage soit finalement dédié, avec les chapitres 3 et 4, à la présentation et à l’analyse de la bibliothèque de Jean de Derval. De patientes recherches dans les bibliothèques et archives ont permis à M. Mauger de reconstituer, au moins partiellement, cette belle « librairie » de Jean de Derval, lui rendant ainsi son statut de grand bibliophile breton. Ce n’est, en effet, pas le moindre mérite de cette

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étude que de proposer une restitution de la bibliothèque de Jean de Derval qui, en l’état actuel des connaissances et sans préjuger de nouvelles découvertes toujours possibles, s’élève à « dix-neuf manuscrits (soit trente-deux volumes), deux feuillets isolés, également manuscrits, épaves de deux bibles, un incunable en trois volumes » (p. 88). L’auteur montre bien que si une partie de cette riche bibliothèque aristocratique fut constituée par voie d’héritage, l’apport personnel de Jean de Derval fut décisif. Ce seigneur prit un soin tout particulier de ses livres en y faisant systématiquement peindre ses armoiries, éventuellement associées à celle de son épouse, en y semant volontiers sa devise - « Sans Plus » - ou encore en y apposant, selon une formule encore inusitée au XVe siècle, un type d’ex-libris héraldique très élaboré.

5 S’il ne reste que peu de chose aujourd’hui des châteaux, forteresses et même du tombeau de Jean de Derval, qui tous ont mal résisté aux injures du temps, ses livres témoignent encore et surtout de l’importance de son mécénat. Un mécénat intéressé qui vise d’abord à célébrer la réussite et les ambitions politiques de son commanditaire. Car le principal représentant au XVe siècle de la maison de Derval a su remarquablement mettre en valeur son ascension politique par des commandes de prestige, plus particulièrement dans le domaine du livre à peinture. Fleuron de sa bibliothèque et chef-d’œuvre de l’enluminure tardo-médiévale, le manuscrit de la Compilaccion des Cronicques et Ystoires des Bretons de Pierre le Baud occupe légitimement une grande place dans cette présentation. L’auteur lui consacre des pages importantes et novatrices qui éclairent certains choix esthétiques par les ambitions politiques de Jean de Derval. Les incertitudes pesant sur la transmission héréditaire de la couronne ducale, devenues plus criantes en l’absence d’héritier (au moins jusqu’en 1477), ouvrent l’éventail des possibles. Il n’est pas exclu que Jean de Derval, au titre de ses liens de parenté affichés avec les ducs de Bretagne, ait pu songer à cette forme de consécration. Sans équivalent dans l’iconographie aristocratique bretonne, la célèbre scène de dédicace dans laquelle Jean de Derval se donne à voir, au milieu de ses conseillers et dans un riche environnement héraldique, sous des traits quasi princiers, prend dès lors une singulière résonance politique (p. 98-103). Par-delà ce manuscrit d’exception, l’auteur s’attache à restituer toute la richesse thématique de la bibliothèque de Jean de Derval dont le contenu fait l’objet d’une patiente reconstitution. Une tâche rendue délicate par la dispersion du matériel, éparpillé entre différentes collections privées et publiques, mais aussi par les tentatives des détenteurs successifs d’occulter les anciennes marques de possession. L’étude s’achève en un quatrième chapitre sur une note comparatiste qui consiste à replacer le mécénat livresque de Jean de Derval dans le contexte élargi des autres collections seigneuriales ou princières estampillées « bretonnes ». Étant bien entendu que le caractère « breton » des manuscrits renvoie en l’occurrence davantage à la position politique et sociale de leurs détenteurs aristocratiques qu’à l’origine géographique de leur exécution. Le fait est, comme le suggère l’auteur en conclusion, que le mécénat de Jean de Derval, sous ses aspects les plus brillants, trouve sans doute davantage son inspiration artistique du côté de la Bourgogne des grands ducs d’Occident que de celui du duché de Bretagne. Telle était peut-être la rançon à verser au XVe siècle par un grand seigneur breton aux splendeurs de la cour de Bourgogne pour flatter ses rêves de puissance, « Sans Plus »…

6 Ajoutons enfin que, pourvu de toutes les annexes nécessaires, l’ouvrage se recommande par la qualité de son édition ainsi que par l’abondance et la perfection formelle des images reproduites. Ces nombreuses illustrations, tout en rendant hommage à la

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qualité souvent exceptionnelle des livres ornés de Jean de Derval, ne sont pas simplement décoratives mais sont aussi pleinement intégrées à la démonstration.

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Rivaud David, Entrées épiscopales, royales et princières dans les villes du Centre-Ouest de la France (XIVe- XVIe siècles)

Antoine Rivault

RÉFÉRENCE

Rivaud David, Entrées épiscopales, royales et princières dans les villes du Centre-Ouest de la France (XIVe-XVIe siècles), Genève, Droz, 2013, 276 p.

1 Après sa thèse publiée en 2007, Les villes et le roi. Les municipalités de Bourges, Poitiers et Tours, et la genèse de l’État moderne (v. 1440-v. 1560), David Rivaud publie un recueil de sources relatives aux entrées solennelles dans les villes du Centre-Ouest de la France. Cet espace qui n’est pas « une entité singulière » (p. 23) regroupe les provinces du Poitou, de l’Aunis, de la Saintonge et de l’Angoumois. L’auteur rappelle en tout début d’ouvrage qu’il s’agit de l’aboutissement d’un travail entamé il y a quinze ans, lorsqu’il avait commencé à travailler sur les villes du Centre-Ouest du royaume à la fin du Moyen Âge et au début de l’Époque moderne. Ces sources, qu’il avait rencontrées lors de la rédaction de sa thèse, sont originales à plus d’un titre. Si ce type de documents a fait couler beaucoup d’encre, le Centre-Ouest semblait finalement délaissé. L’auteur comble ainsi un vide apparent pour l’histoire de la région. Mais surtout, le livre interroge les entrées solennelles avec les nouvelles problématiques des historiens.

2 Ainsi, une succincte mais claire synthèse sur les cérémonies d’entrées à cette époque inaugure l’ouvrage. Florence Alazard et Paul-Alexis Mellet s’étaient attaqués au sujet sans publier leurs résultats. Ils offrent ici leurs analyses avec une hauteur de vue appréciable. Les deux auteurs procèdent à un utile tour historiographique du sujet. Ils soulignent qu’on « aurait pu croire la cause entendue » (p. 9) mais que l’histoire des entrées princières reste une histoire dynamique. En effet, les éditeurs ne reculent pas

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devant l’édition des entrées de François Ier, Charles IX ou Henri IV et le phénomène s’étend également au XIXe siècle. Dans ce texte quasi introductif, le lecteur saisit bien les enjeux de pouvoir relatifs aux entrées solennelles. Ce « système communicationnel des États » (p. 10) a longtemps été vu comme le consentement des dominés à leur domination. Et ce système de communication politique connaît son âge d’or précisément entre le XVe et le XVIe siècle, moment de transition entre la monarchie féodale et la monarchie absolue (p. 15). Pour preuve de ce tournant, les entrées se font de plus en plus rares à mesure que l’on avance dans le XVIIe siècle. Le texte accorde évidemment une importance à la notion de propagande royale qui s’exprime à travers les entrées de villes. Le souverain voit là une occasion de dévoiler toute sa puissance dans une cérémonie politique facile à renouveler. En effet, à la différence d’un sacre, l’entrée n’est pas unique. La cérémonie est certes plus modeste mais elle est bien plus fréquente. Les historiens ont longtemps vu les entrées par le prisme de l’assujettissement urbain au roi (p. 11) et les auteurs rappellent avec utilité qu’une entrée profitait aussi aux villes (p. 13). Lors d’une entrée solennelle, les municipalités se mettaient en scène et se fabriquaient politiquement. Les citadins sont ainsi de réels acteurs de cet outil de gouvernement particulier. Aujourd’hui, les historiens mettent davantage en avant la dimension contractuelle des entrées (p. 15) qu’on peut comprendre comme un échange entre le souverain et sa ville. Cet élément de dialogue entre le souverain et les communautés urbaines prend tout son sens quand le roi reconnaît les libertés et privilèges des villes lors de son entrée. Cependant, ce « dialogue » peut être remis en cause. Florence Alazard et Paul-Alexis Mellet insistent bien sur le fait que le dialogue réel se fait lors des préparatifs de l’entrée, donc en dehors de celle-ci (p. 16). Et s’il y a dialogue, cela ne rime pas toujours avec apaisement. Une entrée peut ainsi être un lieu de très forte conflictualité. En cela, l’exemple de l’entrée de Charles IX à La Rochelle en 1565 est éloquent. La ville voulut entretenir la tradition du lacet de soie qui ne devait être franchi par le souverain qu’une fois les franchises et libertés de la ville confirmées. Venu plus tôt pour préparer l’entrée du jeune monarque, le connétable Anne de Montmorency, irrité par ce fort symbole, trancha d’un coup d’épée le lacet de soie. Plus tard, c’est le gouverneur de la ville, Guy Chabot de Jarnac, qui expose au roi toutes les mauvaises volontés des Rochelais. Ainsi, cette entrée bien particulière dans un contexte de guerres de Religion laisse s’exprimer toutes les tensions entre la ville et le pouvoir central.

3 Dans un second temps, David Rivaud réalise un large « panorama des accueils solennels » (p. 23-58) et en présente ainsi tous les grands acteurs. Les maîtres d’œuvre, les municipalités, les pouvoirs accueillis, les trajets des parcours, les symboles visuels et sonores utilisés sont analysés avec précision. Le grand intérêt du livre réside dans le fait que l’auteur s’est appuyé sur des sources jusque-là peu utilisées par les historiens des entrées. David Rivaud mobilise ainsi les comptes du receveur de ville ou encore les registres de délibérations des cités qui ne sont pas a priori des relations narratives des entrées mais qui, à leur lecture, sont parfois plus détaillées. Le lecteur aperçoit tous les préparatifs des municipalités pour de telles cérémonies. Et parfois c’est la seule source dont l’historien dispose.

4 Mais David Rivaud ne s’est pas limité aux seules entrées royales françaises (p. 24). Définissant l’entrée comme « un acte rituel et symbolique » (p. 23), l’auteur inclut dans ce type de cérémonies les entrées d’évêques des diocèses du Centre-Ouest, mais aussi celles des hauts dignitaires étrangers (à Poitiers, Charles Quint en 1539 et le cardinal

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Alexandrin en 1572). Par ailleurs, les éditions de textes sont regroupées en trois grandes parties : les entrées épiscopales, les entrées royales et princières, les entrées des souverains étrangers. On comprend bien que l’auteur aurait aimé aller encore plus loin en présentant les entrées d’hommes de pouvoir locaux comme les gouverneurs, les lieutenants généraux ou les magistrats de la province (p. 24), mais pour le Centre-Ouest du moins, les sources sont bien trop lacunaires. Au total, trente entrées sont éditées (onze entrées d’évêques, treize de rois et princes, six de princes étrangers). Certaines étaient déjà bien connues des historiens grâce à plusieurs publications depuis le XIXe siècle, d’autres sont inédites. Certaines sont très détaillées avec parfois des trésors d’illustrations (Charles Quint, p. 54-55), d’autres sont plus courtes (le cardinal Alexandrin). Les entrées les mieux connues sont finalement celles où l’auteur réussit avec habileté le croisement des sources diverses. S’y exprime ainsi toute sa qualité de paléographe.

5 Ainsi, nous ne pouvons que saluer ce beau livre d’édition de sources. Les deux textes introductifs seront, à n’en pas douter, des référents historiographiques et méthodologiques pour ceux qui voudront se lancer dans des recherches sur les entrées solennelles. Quant aux sources éditées, elles apportent indéniablement une meilleure connaissance de l’histoire des provinces du Centre-Ouest du XIVe au XVIe siècle.

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Coutelle Antoine, Poitiers au XVIIe siècle. Les pratiques culturelles d’une élite urbaine

Michel Cassan

RÉFÉRENCE

Coutelle Antoine, Poitiers au XVIIe siècle. Les pratiques culturelles d’une élite urbaine, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2014, 468 p., préface de Robert Muchembled

1 Issu d’une thèse dirigée par Robert Muchembled qui en signe la préface, le livre est une vraie et une fausse monographie urbaine. Vraie monographie par son objet, Poitiers, une ville de 25 000 habitants et ses élites appréhendées sous l’angle culturel, entre les années 1620 et les années 1720. Fausse monographie parce que les pratiques culturelles de l’élite citadine sont au cœur d’une thèse qui revisite le passé de la ville et avance des conclusions vraisemblablement transférables à bien d’autres cités.

2 L’ouvrage obéit à un plan clair, subdivisé en trois parties. La première, « L’élite poitevine » brosse en 160 pages le portrait cartographique et littéraire de la ville, louée au XVIe siècle comme la « seconde Athènes », et dépeint les acteurs de la pièce à venir, soit « les citoyens tant soit peu notables » (p. 55) que sont les compagnies d’officiers et, au premier rang, les magistrats présidiaux fiers de leur livrée rouge qui les apparente à une cour souveraine de justice, le corps de ville bénéficiaire de la noblesse, fut-elle de cloche. Cette élite, à laquelle les marchands appartiennent de moins en moins, est distinguée grâce à la mise en œuvre d’une batterie de critères produits par les contemporains. Antoine Coutelle analyse les sources fiscales, les rôles des taxes des bien aisés de 1552 et 1640, les registres du contrôle des actes des notaires, les contrats de mariage, les listes des officiers de justice, des docteurs régents de l’Université, du corps de ville composé de 25 échevins et 75 bourgeois. De cette élite ainsi singularisée au sein de la société poitevine, l’auteur démontre et déconstruit les manifestations de la dignité médiatisée par les titulatures, les appellations d’honneur, les marqueurs de la

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renommée, les préséances, les mises en scène du rang de chacun ou, en creux, par la satire d’un texte à clés, « Le mariage de Fine-Épice » aux allusions aisées à décrypter par les contemporains. La seconde partie (120 pages), intitulée « La colonisation d’un imaginaire » traite du catholicisme dans une ville demeurée longtemps ligueuse dans une province à l’implantation réformée sensible, puis de l’irrésistible emprise des jésuites sur la ville et ses élites selon une démarche que l’on dirait empruntée à La Nuit Baroque de Jiri Sotola et qui culmine en 1687 lors de l’inauguration de la statue de Louis XIV, installée place du Vieil Marché rebaptisée alors Place royale. La troisième partie « Écrire, Lire et paraître. Pratiques culturelles et représentations sociales » interroge en 140 pages les rapports des Poitevins avec les livres et les bibliothèques, leur sociabilité lettrée, leurs gestes d’auteurs, les codes de l’urbanité et ses enjeux.

3 Parvenu au terme de cet ouvrage solidement charpenté et nourri d’abondantes sources manuscrites et imprimées, le lecteur a enrichi sa connaissance de l’histoire urbaine et culturelle du XVII e siècle, tant chaque thème traité avec rigueur et exhaustivité, fait l’objet d’une ferme synthèse. Toutefois, derrière la monographie, un autre livre, plus ambitieux se dévoile. Il prend à rebours une des positions historiographiques les mieux établies du passé poitevin. Selon cette vulgate, il est admis que la ville connut un XVIe siècle florissant avant de subir successivement les troubles religieux, l’atonie économique, la peste de 1630-1631, les exigences inflationnistes fiscales de la monarchie : autant de facteurs politiques et économiques qui engendrèrent le déclassement de la ville, incapable de participer au renouveau économique ou à l’activité culturelle du siècle dit des Lumières. Antoine Coutelle interroge cette explication du déclin de la ville et pose en hypothèse de travail la responsabilité des élites locales dans cette mutation. Il pense et démontre que les générations des années 1630-1680 ont adhéré aux propositions politiques, religieuses, culturelles défendues avec vigueur par le pouvoir royal, ses représentants – l’intendant, notamment –, l’Église catholique, les jésuites, de plus en plus omniprésents et omnipuissants dans la cité au cours du XVIIe siècle. Au sein de ces hommes et de ces femmes – avec la figure de Flandrine de Nassau, abbesse de Sainte-Croix de Poitiers –, il y eut des zélateurs de la culture de l’obéissance à un Dieu catholique et au roi très Chrétien tels que Jean Filleau, avocat du roi, confrère très influent de la Compagnie du Saint Sacrement, auteur d’ouvrages de droit et de religion. Il y eut parmi les élites de la ville, des adeptes d’une collaboration inégale avec le pouvoir royal. Chacun des chapitres des seconde et troisième parties analyse avec finesse le rétrécissement des horizons culturels des élites, leurs glissements progressifs vers l’ordre royal et la culture jésuite, leur détachement d’avec une culture de la ville, élaborée dans la ville par le biais de publications servant la renommée de la ville et de leurs auteurs appartenant à l’élite citadine. Cette dynamique autocentrée sur Poitiers et son élite fréquentant des cénacles versus XVIe siècle s’étiole au cours du XVIIe siècle, battue en brèche par des discours vénérant Dieu et admirant le roi. La cérémonie de 1687 choisie par l’auteur comme point d’orgue de sa démonstration est emblématique de la transformation culturelle et politique advenue dans la cité tant le triomphe mis en scène et servi par la rhétorique jésuite exalte essentiellement Louis XIV et l’Église, l’un et l’autre loué pour avoir terrassé l’hydre protestante. Non seulement les élites s’abîment dans la contemplation du pouvoir, mais encore elles adoptent ses positions et fustigent toutes les nouveautés, qu’il s’agisse des propositions de Harvey ou de Descartes. In fine, les élites, aimantées par l’État et l’Église catholique, concourent – délibérément ou inconsciemment – à la mise en tutelle de leur ville, tant elles pensent leur avenir à l’ombre et au service du

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pouvoir royal, étatique et de l’Église. Antoine Coutelle a délibérément contenu sa recherche à la « bonne ville » de Poitiers mais son étude de cas a tout d’un modèle expliquant le déclassement de bien des capitales provinciales au XVIIe siècle, comme Angers, Limoges ou Tours, notamment.

4 Le livre contient un cahier de documents cartographiques et iconographiques en couleurs qui familiarisent le lecteur avec la physionomie de la ville, les portraits de membres éminents de l’élite judiciaire et savante locale. Une chronologie thématique des principaux événements advenus à Poitiers du XVIe siècle à 1708, une ample recension des sources archivistiques et imprimées, une bibliographie et un index complètent un ouvrage appelé à devenir une référence dans le registre de l’histoire urbaine et culturelle. Une seconde édition est probable et permettra à l’éditeur de corriger les coquilles qui déparent quelque peu un livre bien écrit et élégant.

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Aubert Gauthier, Les Révoltes du papier timbré, 1675. Essai d’histoire événementielle

Guy Saupin

RÉFÉRENCE

Aubert Gauthier, Les Révoltes du papier timbré, 1675. Essai d’histoire événementielle, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2014, 717 p.

1 L’ouvrage que Gauthier Aubert a tiré du mémoire original de son HDR est triplement provocateur. Pourquoi revenir sur une crise très connue qui a suscité une gamme déjà très diversifiée d’interprétations, en défendant une approche événementielle alors que ce genre passait il y encore peu de temps pour la manière la plus éculée de faire de l’histoire, et en plaçant sa démarche dans le registre de l’essai, terme sous-entendant habituellement un texte court centré sur la défense de quelques grandes idées, alors qu’il s’agit d’une étude très détaillée de plus de 700 pages ? L’analyse des révoltes bordelaises et bretonnes de 1675 se déroule en 13 chapitres, regroupés en quatre parties selon un phasage chronologique, solidement encadrés par une introduction et une conclusion, tout en intégrant un prologue très intéressant centré sur les emboîtements d’échelle jusqu’à la guerre de Hollande et un épilogue s’attaquant à la délicate interprétation de la sortie de crise.

2 Le cœur de l’affaire est bien sûr dans l’argumentation déployée pour justifier cette mise en avant de l’événement, au service d’une histoire « concrète ». Plusieurs positionnements méritent qu’on s’y arrête. L’auteur note avec lucidité qu’en Bretagne il n’existe guère de frontière étanche entre production historique et enjeux mémoriels et identitaires comme l’actualité contestataire vient de nous le rappeler. Retrouver l’événement s’affiche donc comme un manifeste pour clarifier les relations entre mémoire et histoire en passant de l’une à l’autre. Par ailleurs, il souligne le risque d’entrer dans l’interprétation d’une crise en mettant cette dernière au service d’un

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autre objet historique tel que la nature de la société d’Ancien Régime ou de l’absolutisme dans le cas qui nous intéresse, avec tous les biais téléologiques que ce cela peut induire. Les leçons de l’interdisciplinarité, et principalement la fréquentation des sociologues et des politistes, soulignent que « la quête du comment est plus féconde que celle du pourquoi » puisqu’il ne saurait exister de déterminisme à la mobilisation. Partant d’une pluralité de causes possibles, le plus intéressant est de comprendre comment on bascule de la contestation à la révolte, comment des actions programmées ne démarrent pas ou comment un brasier s’enflamme sur fond de récriminations. Les questions du déclenchement des émeutes, de la contagion du mouvement insurrectionnel, des interactions entre tous les types d’acteur, de l’apparition de divers types dans le déroulement depuis l’entrée jusqu’à la sortie de crise sont ainsi au cœur de l’ouvrage et justifient la référence à une histoire « concrète » ou encore « matérielle ».

3 Gauthier Aubert s’intéresse aux conditions de rencontre entre un contexte et des opportunités, au croisement de la culture de la contestation violente avec celle de l’autorité démonstrative, mais aussi à l’intervention des forces de médiation dans une temporalité incertaine. Il alerte sur une tendance fréquente des historiens à adopter trop aisément le point de vue de l’État se présentant comme modernisateur et seul capable d’incarner l’intérêt général face à des acteurs locaux qui ne seraient porteurs que de leurs intérêts individuels et catégoriels. Ce manque de distanciation peut conduire à une incompréhension des pratiques politiques, comme par exemple à traduire en termes de complicité l’attentisme des notables dans la phase première de la révolte et en termes de lâche retournement leur ralliement à l’ordre royal dans la phase de la répression, alors qu’il s’agit plutôt d’un mode traditionnel de rétablissement de la paix dans la préservation de l’ordre communautaire dans l’idéal classique du bon gouvernement.

4 Au centre de la démarche se trouve une interrogation sur la prise de décision politique, dans une situation où le poids de l’international à travers la guerre rencontre les questions de vie quotidienne de sujets qui doivent s’acculturer au renforcement de la pression fiscale et dans une chaîne relationnelle où interviennent des acteurs sociaux très variés, avec une mention spéciale pour le monde médian des petits robins, dans l’articulation entre les élites et le peuple. Les pages montrant le processus de mobilisation et les divers types de réaction possibles au sein de la milice bourgeoise, autre cadre essentiel où s’expriment les convictions de l’élite populaire, sont vraiment passionnantes. Tout le renouveau historiographique sur cette structure fondamentale de l’organisation sociale et politique des communautés urbaines est ici mobilisé pour donner des clés de lecture très éclairantes. L’ouvrage défend l’idée du caractère graduel d’une réponse que le pouvoir royal essaie de proportionner aux enjeux perçus. On y observe un mélange d’intimidation et de négociation, deux faces d’une même méthode avant tout pragmatique. Le fait que Louis XIV ait pu réellement s’inquiéter de la conjonction des révoltes intérieures et du front extérieur de la guerre de Hollande n’a guère été retenu jusqu’à présent. Or il fallait continuer à financer une guerre qui n’avait plus rien de l’expédition aisée imaginée au départ tout en empêchant une extension géographique de la rébellion à l’intérieur du royaume. Temporisation et durcissement alternent selon les réactions des uns aux messages envoyés par les autres. Il n’existe pas de politique répressive dure systématique définie dès le départ, même si l’intransigeance sur le paiement ne faiblit pas. Tout ceci amène Gauthier Aubert à discuter pour le nuancer le schéma interprétatif d’Yves-Marie Bercé sur un avant et un

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après 1661 opposant une certaine mansuétude empreinte d’hésitations et une efficacité partielle de l’émeute à une défaite sans appel par l’application d’une méthode répressive « exacte et terroriste ». Là encore, le contexte de guerre internationale a sans doute pesé lourd.

5 L’ouvrage prend soin de s’interroger sur les grandes interprétations déjà proposées pour rendre compte des révoltes, tout en questionnant la dualité entre les émeutes rennaises successives et le soulèvement rural de Basse Bretagne. Si la fin d’un « âge d’or » peut concerner la Cornouaille intérieure, ceci aurait dû mobiliser beaucoup plus largement ; de plus, c’est assez inopérant pour Nantes et Rennes. La dureté sociale des règles du domaine congéable expliquent en partie le caractère anti-seigneurial de la révolte des Bonnets Rouges, originalité relevée depuis longtemps au sein de l’ensemble français renvoyant vers les mobilisations frumentaires et surtout anti-fiscales. Une réaction culturelle défensive contre une Réforme catholique jugée oppressante peut singulariser les bas Bretons ; reste à comprendre pourquoi d’autres zones géographiques présentant les mêmes caractéristiques n’ont pas bougé, sans compter l’impact sur la gestion de sortie de crise pour éviter l’affrontement suicidaire. Il est aussi une autre fracture culturelle qui pourrait jouer le rôle de boute-feu. Le rapport à l’écrit est certainement clivant, avec ceci de particulier que pour le menu peuple l’écrit se présente tout d’abord comme un acte officiel. Si le recours à l’acte n’est sûrement pas une nouveauté, il reste socialement très différencié. Son timbrage symbolise, avec la dure concrétisation du fisc, l’intrusion de l’État monarchique dans les affaires privées. Tout ceci s’inscrivant dans un sentiment de fragmentation de la communauté rurale avec un creusement des écarts socio-économiques et culturels.

6 Il est aisé de percevoir combien ce bilan historiographique laisse Gauthier Aubert insatisfait. Si cela peut nourrir un malaise, cela ne suffit pas à rendre compte du déclenchement, de l’extension et de la conclusion du mouvement émeutier dans sa double dimension sociale et géographique. Toujours en quête du comment, il s’oriente dans deux directions complémentaires qui concernent le rapport des sujets à l’État monarchique dans une implication directe avec la question du respect de l’ordre établi. Examinant d’abord la question d’une relative faiblesse de l’encadrement judiciaire des populations de Basse Bretagne à partir des actes du parlement, il pose l’intéressante question du sentiment d’une relative impunité favorable à la persistance du recours à la violence collective pour se faire entendre. Il en voit lui même les limites puisque les révoltes de Bordeaux, Nantes et surtout Rennes ont éclaté dans des villes surencadrées. Ajoutons que la limitation à l’échelon de la cour d’appel peut être quand même trop lointain pour des catégories sociales populaires plus habituées aux niveaux inférieurs de la justice royale. Mais comme il s’agit de perception, l’éloignement géographique pour les ruraux peut aider à la prise de risques. Reste à expliquer pourquoi l’évêché de Saint-Brieuc, qui présente les mêmes caractéristiques, n’a pas bougé.

7 La seconde interrogation renvoie au militaire dans une intéressante association de plusieurs dimensions. Même si la Bretagne est en train d’entrer comme frontière maritime stratégique dans la conception militaire du pouvoir royal avec l’installation du plus grand arsenal français à Brest, le soldat de l’armée de terre y reste un relatif inconnu. Par contre, les traditions de mobilisation défensive des populations du littoral contre les agressions ennemies sont encore très vivantes et même revitalisées. Pourrait donc s’additionner une habitude martiale aiguisée par la peur d’un ennemi qui ne vient pas (angoisse du débarquement hollandais en 1674), le sentiment d’éloignement de la

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force répressive intérieure et la peur du soldat inversement proportionnelle à sa méconnaissance réelle, car nourrie des informations sur les horreurs de ce « siècle de fer ». Cette approche a le grand mérite de reconstituer un arrière-plan politico-culturel à partir duquel les formes d’action peuvent prendre un caractère très varié selon l’évolution du contexte. Alors qu’une observation superficielle pourrait qualifier le mouvement protestataire d’erratique afin d’expliquer ses contradictions, une analyse plus fine conduit au contraire à soutenir la thèse d’une maturité politique avancée des populations en révolte qui ont appris de l’expérience du demi-siècle qui précède et qui savent alterner les actions et surtout sortir de l’engrenage fatal avant que celui-ci tourne au drame si le rapport de forces devient défavorable. D’où le très grand intérêt des réflexions sur la sortie de crise.

8 L’ouvrage rédigé par Gauthier Aubert est d’une très grande richesse. Extrêmement documenté, il suit de très près tous ses nombreux protagonistes dans leurs espaces géographiques, politiques et culturels. L’auteur s’interroge en permanence, soupèse tous les arguments, expose toutes les nuances et avance avec prudence ses préférences en termes d’interprétation. Toute inquiétude, un peu formelle quand on connaît l’auteur, d’avoir à avaler un indigeste pavé factuel sous prétexte de sacrifier à un renversement de perspective épistémologique, est vite dissipée. L’approche événementielle est bien au service d’une meilleure compréhension de l’histoire sociale du politique qui bénéficie ainsi d’un enrichissement certain. Est-on, comme l’annonce l’introduction, dans un abandon de l’utopie du pourquoi suite à la trop grande pluralité de causes possibles amenant immédiatement leurs contre-exemples, au profit d’une valorisation du comment qui permettrait de donner une meilleure lisibilité d’interprétation en aidant à résoudre les apparentes contradictions d’une analyse finaliste ? L’historien ne se débarrasse pas aussi facilement de la recherche des causes, même s’il s’agit de les exprimer en termes de visions interactives du problème par l’ensemble des acteurs concernés, le long de toute la chaîne relationnelle liant le roi à ses sujets. En refermant le livre, le lecteur a compris qu’il ne s’agit pas d’une alternative, de jouer l’un contre l’autre, mais bien d’associer le plus étroitement possible deux démarches complémentaires.

9 Grâce aux judicieux emboîtements d’échelle dans le temps et dans l’espace, la conclusion essentielle du point de vue de l’histoire sociale du politique est bien la progression de l’adhésion volontaire de la très grande majorité des élites sociales à l’ordre socio-politique contenu dans le modèle monarchique d’inspiration absolutiste incarné par Louis XIV. Les révoltes de 1675 illustrent la disparition des attitudes d’accommodement d’une violence contenue légitimée comme un appel à la négociation. Si le groupe médian rural ou urbain entretient encore une certaine ambiguïté, celle-ci n’est plus que de rumeurs et de papier sans presque jamais passer à l’acte. Le mimétisme socio-politique est bien à l’oeuvre. Ceci ne marginalise pas entièrement les catégories populaires qui sont amenées à approfondir leurs capacités d’appréciation stratégique et d’adaptation tactique dans leur autonomie d’action. En ce sens, plutôt que d’apparaître comme la fin du grand cycle rébellionnaire selon l’interprétation classique, les révoltes de 1675 peuvent donc être lues comme le début d’un cycle de transition menant à la judiciarisation des conflits du XVIIIe siècle, exception faite des révoltes frumentaires.

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Rameix Solange, Justifier la guerre. Censure et propagande dans l’Europe du XVIIe siècle (France-Angleterre)

Brice Evain

RÉFÉRENCE

Rameix Solange, Justifier la guerre. Censure et propagande dans l’Europe du XVIIe siècle (France-Angleterre), Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2014, 373 p., préface d’Alain Cabantous

1 Publié en mars 2014, l’ouvrage de Solange Rameix, chercheuse associée à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, est une étude d’histoire comparée franco-anglaise : l’auteur y examine les discours portant sur la guerre dans ces deux pays de 1688 à 1714, durant les guerres de la Ligue d’Augsbourg et de Succession d’Espagne. Ces deux conflits ont en effet suscité un important flot de discours, oraux et écrits, manuscrits, imprimés et gravés – soit qu’il s’agisse de discours de justification, légitimant le recours à la violence armée, soit que ces discours, d’opposition, viennent contester à l’ombre de la censure le bien-fondé des guerres. Contrôler ces paroles relève d’un enjeu essentiel pour le pouvoir royal attendu que « le discours sur la guerre est au cœur d’une entreprise de propagande politique bien plus vaste et ambitieuse que la seule propagande de guerre » : son objet est bien « la souveraineté monarchique elle-même » (p. 19). Ainsi, à travers l’étude diachronique des discours sur la guerre, c’est une histoire de la propagande monarchique et de sa censure qui se dessine de part et d’autre de la Manche, une étude croisée des « dispositifs de persuasion publique » dans la monarchie limitée anglaise et la monarchie absolue française du dernier XVIIe siècle.

2 L’ouvrage se compose de deux parties : la première est consacrée aux discours de justification monarchique et à la « guerre de plumes » qui oppose propagandistes français et anglais tout au long de la période étudiée ; la seconde détaille les discours d’opposition à la guerre et la censure qu’ils rencontrent. La grande variété des sources

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permet tout d’abord à l’auteur une fine étude de la mise en place des « machines de propagande monarchique » en France et en Angleterre. Le premier chapitre, intitulé « Mars et ses muses », interroge ainsi les deux supports littéraires de la propagande royale : les littératures encomiastique (poésie épique, panégyrique, etc.) et pamphlétaire. Si la première jouit en France d’un prestige tout particulier, grâce à la place centrale des Académies, en Angleterre cette littérature d’éloge et d’apparat, très critiquée, ne joue qu’un rôle secondaire : c’est bien la littérature pamphlétaire, la gravure satirique ou encore la chanson qui constituent les principaux vecteurs de diffusion du discours royal sur les guerres, touchant ainsi un public élargi. Face à l’écrit et à l’iconographie, l’oralité n’est pas en reste : le deuxième chapitre se concentre sur les hommes d’Église, véritables chantres des guerres royales, qui utilisent les sermons et les célébrations de Thanksgivings ou de Fast Days en Angleterre, les Te Deum ou les prières publiques en France, pour diffuser la « propagande de guerre » dans leurs diocèses et leurs paroisses. De tels discours apparaissent, ainsi que le démontre Solange Rameix dans son troisième chapitre, comme un impératif pour le pouvoir royal qui tente ce faisant de justifier « l’effort de guerre » demandé aux populations. L’enjeu est particulièrement important outre-Manche où les souverains ont besoin du consentement du Parlement – et par extension de ses électeurs, qui représentent en 1715 20 % de la population masculine adulte – pour lever les impôts nécessaires à la tenue des conflits. De plus, si la justification de guerre repose essentiellement en France sur la légitimité incontestable de Louis XIV – et s’apparente de ce fait davantage à une célébration guerrière qu’à une justification en bonne et due forme –, la fragile légitimité de Guillaume III après la Glorieuse Révolution l’amène en Angleterre à inverser l’analogie et à faire de la guerre considérée comme juste « un outil de légitimation monarchique » (p. 95). Concluant la première partie de l’ouvrage, le quatrième chapitre se penche sur les argumentaires, les références et les stratégies rhétoriques employées de part et d’autre de la Manche pour justifier la guerre : l’auteur distingue le discours d’autorité en France, pétrifié dans une « célébration continue » du roi de guerre, du discours délibératif en usage outre-Manche, bien davantage démonstratif et argumenté.

3 Puisqu’un « lien consubstantiel » s’établit entre justification de la guerre et souveraineté royale, la guerre est l’objet de « discours sous haute surveillance » pour reprendre le titre du chapitre 5 qui ouvre la seconde partie de l’ouvrage. L’arsenal répressif en usage en France et en Angleterre est similaire jusqu’en 1695, puis les deux royaumes suivent des voies opposées : la monarchie anglaise suspend le Licensing Act (la censure préalable) sans pour autant renoncer, de manière désormais restreinte et ciblée, à contrôler la parole publique (l’exécution de l’imprimeur jacobite Anderton en 1693 en étant la démonstration) tandis qu’en France l’appareil de surveillance est peu à peu renforcé et rationalisé afin d’obtenir une plus grande efficacité. Dans les deux pays les discours jugés séditieux sur la guerre sont particulièrement réprimés : en Angleterre « plus de la moitié des imprimés à l’origine d’un jugement par la cour de l’Old Bailey durant les années 1690 traitent des guerres de Guillaume III » (p. 165) alors qu’en France « 40 % des mauvais propos à l’origine d’un embastillement concernent les guerres menées par Louis XIV » (p. 163). L’analyse de ces discours est l’objet des trois chapitres qui concluent l’ouvrage, consacrés au « large éventail des paroles interdites en France » (chapitre 6), aux discours jacobites lourdement condamnés en Angleterre (chapitre 7) et enfin aux formes d’opposition autorisées dans ce même État (chapitre 8). De ce flot de paroles contestataires ou séditieuses émerge une image-type de l’opposant

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politique en Angleterre et en France : ici la figure du huguenot, là celle du jacobite qui font de la guerre un des thèmes centraux de leurs argumentaires politiques hostiles aux souverains en exercice. En Angleterre s’ouvre néanmoins dans les dernières années de l’étude un espace de discussion publique autour de la guerre : médias (journaux, imprimés ou périodiques politiques) et lieux de sociabilité (cafés, tavernes) se développent ; en parallèle le discours sur la guerre devient un enjeu électoral majeur ainsi qu’un « marqueur politique » dans le cadre d’une polarisation grandissante de la vie politique anglaise entre whigs et tories. La guerre de Succession d’Espagne notamment est érigée en sujet de débat et les électeurs sont invités à faire entendre leurs voix par le vote ou par la rédaction d’adresses, de pétitions ou encore d’instructions destinées à leurs représentants aux Communes ou adressées au monarque en exercice.

4 Bref comme le dit Alain Cabantous dans sa préface, c’est à « une lecture simultanée de deux cultures politiques que nous convie cet ouvrage » (p. 9) à travers l’étude des opérations de censure et de propagande dans la France et l’Angleterre de l’époque moderne. Certes le terme de propagande, discuté par l’auteur dans son introduction, semble parfois problématique pour la période considérée : de Paul Veyne à Michèle Fogel la notion a été longuement débattue, voire remise en cause pour les périodes antérieures au XXe siècle. Est-il légitime de parler de propagande pour désigner par exemple la littérature encomiastique française, difficilement accessible et destinée à un public très restreint ? Ce n’est toutefois qu’un détail, qui n’altère en rien la qualité de l’ouvrage : Solange Rameix nous livre ici un travail précis, érudit et passionnant. Pour le réaliser, l’auteure s’est appuyée sur un large faisceau de sources mêlant productions artistiques, journaux, libelles et archives judiciaires : remarquons notamment l’importance pointilleuse accordée à la contextualisation des documents, l’étude étant menée selon les méthodes d’une histoire littéraire attentive à la « logique sociale des textes » (Gabrielle Spiegel), c’est-à-dire déclinant, outre le contenu proprement dit des discours, leurs conditions historiques d’élaboration, de production et de réception. Ainsi, par son exigence méthodologique et son large spectre de sources, l’ouvrage de Solange Rameix remplit pleinement ses objectifs et réussit à être, selon les propres mots de son auteure, tout à la fois « une histoire culturelle et politique des guerres du Grand Siècle » et « une histoire des cultures politiques françaises et anglaises à l’aube des Lumières » (p. 25).

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Plouviez David, La Marine française et ses réseaux économiques au XVIIIe siècle

Gérard Le Bouëdec

RÉFÉRENCE

Plouviez David, La Marine française et ses réseaux économiques au XVIIIe siècle, Paris, Les Indes Savantes, 2014, 541 p., préface de Martine Acerra

1 David Plouviez a soutenu en 2009 à l’Université de Nantes sous la direction de Martine Acerra sa thèse intitulée, « De la terre à la mer. La construction navale militaire française et ses réseaux économiques aux XVIIIe siècle ». Depuis, nous avions dû nous contenter de ses contributions dans des colloques ou dans des articles ; voici donc enfin la version publiée attendue, un très bel ouvrage de 541 pages. Lors d’une session du GIS d’Histoire maritime à Bordeaux en 2008, Michel Vergé-Franceschi soulignait que l’histoire maritime militaire à l’époque moderne connaissait un certain épuisement après une période flamboyante. Un doctorant présent, David Plouviez, était alors intervenu pour souligner que l’étude des approvisionnements des arsenaux de la Marine pouvait constituer un des axes de renouvellement des travaux sur la marine militaire et les arsenaux à l’époque moderne. Initié par ses travaux sur les approvisionnements de la compagnie des Indes de 1737 à 1770, l’auteur du compte- rendu avait quelques raisons de se plonger dans ce livre passionnant.

2 Le navire de guerre est d’abord une affaire de terriens. La construction navale c’est d’abord une affaire de bois, de chanvre et de métaux et les arsenaux sont de véritables entonnoirs ou s’engouffrent des masses de matières premières. Les étudier, c’est écrire une histoire des circuits de ces produits à l’échelle nationale et internationale, des réseaux de transports qui maillent le territoire de la première industrie de France et à l’échelle de la chaîne logistique du premier employeur. Ainsi David Plouviez réalise un

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croisement entre l’histoire de la marine militaire, ses arsenaux, et son territoire de projection et une histoire économique et sociale des espaces productifs.

3 L’administration de la Marine a dû d’abord construire un corpus juridique pour élaborer des documents qui sont de véritables cahiers des charges précisant ses tarifs, la qualité des matériaux, les calendriers de livraisons, les modalités de livraisons avant de lancer ses appels d’offre afin de se prémunir contre les entrepreneurs indélicats et les aléas conjoncturels. Ce travail auquel ont participé tous les membres gestionnaires et techniciens de la marine est opérationnel au moins dans le dernier tiers de XVIIIe siècle. C’était une nécessité quand Maurepas décide d’intégrer la Marine dans l’économie de marché et de confier la quasi totalité des besoins des arsenaux à des fournisseurs privés. David Plouviez dresse une typologie du réseau de fournisseurs nationaux et internationaux en trois grandes catégories : les vendeurs occasionnels qui évoluent à proximité des arsenaux, les marchands régionaux pas toujours faciles à identifier, et les grands fournisseurs de la Marine issus du grand négoce, de la noblesse d’affaires et de la finance.

4 L’auteur consacre une partie au bois, dont la disponibilité est un enjeu stratégique, particulièrement après la guerre de Sept Ans. La France n’a pas manqué de bois de construction mais la collecte de plus en plus forte et éloignée, jusqu’à 500 km de Brest et Rochefort, aboutit à la fin du XVIIIe siècle à puiser dans des qualités tout juste acceptables. La flotte du Levant est italienne, écrit David Plouviez, pour souligner que Toulon eut recours à des approvisionnements italiens quand les ports du Ponant pouvaient compter sur des importations des bois des pays du Nord. Le recours aux mâts français, bien que décriés dans les ports de l’Atlantique, était nécessaire, surtout à Toulon. La dépendance pour la mâture de la taïga des rives de la Baltique est évidente, mais c’est surtout à partir de la guerre d’Indépendance américaine, du fait de l’assouplissement de la position de la Russie et de la moindre pression de l’Angleterre qui s’approvisionne en Amérique du Nord, que les livraisons de mâts livoniens arrivent plus facilement. Mais, tout comme pour le bois de construction, la France n’a pas su tirer partie des ressources de Nouvelle France et des États-Unis.

5 La flotte de guerre est aussi à la base d’un double développement industriel dans le secteur de l’industrie du vent et dans le domaine métallurgique. La Marine a recours aussi bien aux ateliers de production toilière des arsenaux qu’aux manufactures éclatées dans des espaces de productions ou concentrées. Elle a d’ailleurs soutenu la création de manufactures privilégiées. Contrairement à ce que l’on observe dans le domaine métallurgique, elle n’a pas su concentrer la production autour de quelques pôles, un par façade littorale, et faire le choix entre des manufactures intra-arsenal et des établissements externalisés. La France reste dépendante des importations étrangères de matières premières brutes ou semi-finies de fer et de cuivre notamment de Suède, de Russie, de Norvège et d’Espagne, et elle a de fait appliqué une politique douanière favorable aux achats extérieurs. La création de fonderies et de forges qui doivent disposer d’infrastructures hydrauliques et thermiques nécessite des capitaux importants dont ne disposent qu’une trentaine d’entrepreneurs issus notamment de la noblesse. Mais le passage d’un réseau éclaté à une concentration en quelques très grosses entreprises comme Clavières, La Ruelle, Le Creusot, Indret, notamment après la guerre de Sept Ans avec le contrat signé avec Babaud de La Chaussade, et surtout à partir des années 1780, réduit le nombre d’interlocuteurs de la Marine à quatre ou cinq. C’est alors l’affirmation de groupes financiers et d’entrepreneurs ouverts aux nouvelles

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techniques de production, notamment dans l’artillerie et la fabrication des ancres, qui préfigurent les ingénieurs techniciens des usines. La production d’acier se concentre autour du complexe Nivernais de la Chaussade, finalement acquis par l’État sous l’impulsion de Necker et de Castries, de la fonderie de Ruffec en contrat longue durée avec la Marine tandis que l’industrie du canon s’organise sur les trois sites du Creusot, Ruelle, et Indret avec un investissement de l’État particulièrement soutenu jusqu’en 1782. Au final, c’est la réussite d’un complexe métallurgique de technologie de pointe à l’anglaise et d’économie mixte. Mais face à l’importance des besoins financiers, les investisseurs issus de la noblesse d’affaires n’ont pu s’appuyer comme leurs homologues anglais sur un véritable réseau bancaire, ce qui les fragilise.

6 C’est aussi un défi que de connecter les espaces d’approvisionnement avec les ports arsenaux. La question des transports dont le coût représente parfois 50 % du prix de la marchandise est cruciale. La Marine a dû mobiliser tous les moyens de transports fluviaux, terrestres et maritimes et favoriser la multimodalité. Du fait de l’absence d’une flotte spécialisée et de moyens propres, la Marine a recours au marché concurrentiel du transport. L’ampleur des flux destinés à la Marine a dû peser sur la croissance des tonnages des caboteurs, l’adaptation des arrimages sur le pont et dans la coque, la manutention et les infrastructures portuaires. Mais il faut aussi considérer que le marché du transport maritime est réactif et a su aussi répondre à la demande d’un des plus gros clients chargeurs de produits pondéreux.

7 Disposer d’une couverture de l’ensemble du territoire pour connaître et exploiter ses ressources était un enjeu pour la Marine. Du fait de l’extension continue des aires d’approvisionnement, elle intervient au-delà des espaces qui relèvent des Ponts et Chaussées pour construire des chemins et creuser les rivières afin d’accéder aux ressources des espaces de production, comme elle le fit avec l’aménagement du Doubs. Elle innove également en faisant du Creusot et d’Indret de véritables laboratoires industriels qui préfigurent la méthode que la Marine développera au XIXe siècle dans ses ateliers du fer et de la vapeur : expérimenter pour acquérir du savoir et du savoir faire avant de procéder éventuellement à leur généralisation.

8 Jean Meyer avait coutume de dire que Versailles et la Marine de guerre avaient été les moteurs du développement économique sous Louis XIV. Par les thèses qu’il a dirigées, il a contribué à un renouvellement de l’histoire de la Marine par l’étude globale des arsenaux. David Plouviez démontre le rôle majeur de la Marine et donc de l’État dans le développement de l’appareil industriel et du réseau de transport de la France du XVIIIe siècle. La Marine conservera un rôle majeur sinon pionnier dans le développement des technologies du fer et de la vapeur jusqu’aux années 1850. Ces travaux ouvrent donc des perspectives comparatives sur la place de l’approvisionnement des marines européennes dans l’économie atlantique – voir à ce sujet les travaux sur « défense et colonie dans le monde atlantique » dirigé par David Plouviez et publié aux PUR en 2014 – et des jalons pour une problématique sur le temps long sur Marine militaire et développement économique.

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Le Douget Annick, Violence au village. La société rurale finistérienne face à la justice (1815-1914)

Jean Le Bihan

RÉFÉRENCE

Le Douget Annick, Violence au village. La société rurale finistérienne face à la justice (1815-1914), Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2014, 334 p.

1 Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat spécialité « Celtique » soutenue à l’université de Bretagne occidentale en 2012. Son auteur, greffière de profession, s’était déjà fait connaître par plusieurs publications sur l’histoire de la criminalité et de la justice en Basse-Bretagne, mais elle signe là assurément son travail le plus important. Celui-ci tombe à point nommé car si l’histoire de la violence en milieu rural au XIXe siècle avait fait l’objet de plusieurs enquêtes approfondies (on pense, entre autres, aux thèses d’Élisabeth Claverie sur le Gévaudan, de Frédéric Chauvaud sur la région de Rambouillet, de François Ploux sur le Quercy), la Bretagne, elle, était restée à l’écart de ces investigations, du moins la question de la violence en milieu rural y avait-elle été essentiellement saisie à travers le prisme du crime familial (on songe aux thèses d’Annick Tillier et de Laurence Tauzin), auquel, bien sûr, elle ne se réduit pas. Ce constat fonde en quelque sorte le projet de l’auteur : traquer les spécificités que posséderait la société rurale finistérienne en matière de violence, et, corrélativement, tenter de mettre au jour ce que son rapport à la justice aurait de particulier. À cette fin, Annick Le Douget a mobilisé de nombreuses sources, au sein desquelles priment évidemment les sources judiciaires, conservées aussi bien aux Archives nationales qu’aux Archives départementales du Finistère : comptes rendus de procès criminels, rapports sur le fonctionnement de la justice finistérienne, pièces produites par les juridictions locales, sans oublier la mine statistique que représente le Compte général de l’administration de la justice criminelle, publié chaque année à partir de 1825 La

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démonstration est organisée en trois parties centrées respectivement sur la famille, la communauté rurale et l’institution judiciaire, dont le rapport à la violence, l’objet central de la réflexion, est successivement interrogé.

2 La première, intitulée « Les violences entre soi », se décompose en trois chapitres qui examinent typologiquement les violences infligées aux ascendants et collatéraux, les violences conjugales, enfin les violences commises à l’encontre des enfants. Jouent ici de nombreux mécanismes qui ne sont évidemment pas propres aux Finistériens, comme le fait que les conflits et la violence qui en résulte sont souvent en rapport avec le patrimoine, à gérer ou partager, ou que les ménages élargis, parce qu’ils limitent la durée des huis clos entre conjoints d’une part, entre parents et enfants de l’autre, préviennent les violences intra-familiales. Quelques traits plus spécifiques à la société finistérienne émergent cependant de l’analyse. Le principal est sans doute la grande influence de l’alcool sur la perpétration des actes de violence, ce qui n’étonne pas quand on sait l’importance des manifestations d’ivresse collective dans les campagnes de Basse-Bretagne au XIXe siècle. Après Sylvie Lapalus, l’auteur signale aussi que, paradoxe apparent, la rareté des parricides s’y conjugue avec la fréquence marquée des coups et blessures à ascendants, cela jusqu’aux premières années de la Troisième République. Enfin, ce qui était moins attendu, elle révèle que les séparations de fait entre époux ne sont pas rares : il faut y voir autant de compromis, en cette terre de chrétienté, entre le souci de ne pas donner un contenu juridique à la séparation et la nécessité de protéger les victimes de violences conjugales.

3 La deuxième partie comporte elle aussi trois chapitres. Sans doute est-ce le chapitre 4, intitulé « Deux cultures en lice pour le contrôle de la violence », qui contient le plus d’enseignements propres à retenir l’attention de qui veut saisir le rapport singulier des ruraux finistériens à la violence et à la justice. L’auteur y soutient que ceux-ci seraient particulièrement enclins à l’arrangement, c’est-à-dire à résoudre les conflits sans recourir à l’institution judiciaire. Elle se fonde, pour étayer cette thèse, sur la faible litigiosité du département, un phénomène qu’avait déjà mis en évidence, chiffres à l’appui, Bernard Schnapper dans un article fondateur (« Pour une géographie des mentalités judiciaires : la litigiosité en France au XIXe siècle », Annales ESC, 34/2, 1979, p. 399-419, particulièrement les cartes de la p. 409). À cette particularité, qui n’est cependant pas propre au Finistère, contribue selon l’auteur tout un complexe de facteurs, au nombre desquels la méfiance vis-à-vis de l’État, l’obstacle de la langue bretonne, peut-être aussi la pauvreté ou bien encore le poids social du clergé paroissial, dont on peut penser qu’il était porté à favoriser les transactions. Le phénomène est spécialement marqué en Cornouaille, qu’Annick Le Douget qualifie pour cette raison de « temple de l’arrangement » (p. 166). Il traduit la vitalité maintenue des communautés rurales finistériennes, qui peuvent encore, au début de la période, se doter de sortes de tribunaux communautaires, comme à Ergué-Gabéric en 1829. Annick Le Douget analyse finement la réaction multiforme et ambivalente de la communauté rurale affrontée aux faits de violence surgis de son sein : cette dernière observe, surveille, mais se tait tant que le fait reste tolérable ; en revanche, dès que le seuil de l’intolérable est franchi elle intervient, soit elle-même, soit, en désespoir de cause, en alertant l’institution judiciaire par divers moyens – rumeurs, chansons etc. – qui fondent un subtil « art de dénoncer ». Évidemment, ce seuil est variable dans le temps et l’espace ; il démarque également la culture des ruraux de celle des magistrats qui est aussi celle des élites citadines : fossé qui s’observe en particulier dans le rapport au handicap mental,

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évoqué dans le chapitre 4, ou à la vengeance, objet du chapitre 6. Mais la situation évolue : dans le Finistère comme partout ailleurs, les communautés s’étiolent peu à peu, tandis que l’emprise de l’État se renforce : ainsi les victimes de viol se tournent massivement vers la justice à partir des années 1860.

4 La troisième partie, baptisée « La justice contre les communautés », comporte encore trois chapitres, aux contours bien distincts. Le chapitre 7 est consacré à l’examen des « résistances communautaires ». Il contient deux idées fortes : d’abord, les campagnes finistériennes feraient montre d’une propension vive et durable à la rébellion contre la puissance publique lato sensu, phénomène dans lequel l’auteur voit une réaction contre l’intrusion grandissante de l’État ; ensuite, et non sans quelque paradoxe, les ruraux du Finistère seraient particulièrement soumis aux décisions judiciaires, idée qui n’est pas sans rappeler celle de « société d’obéissance » récemment proposée par Laurent Le Gall (L’électeur en campagnes dans le Finistère. Une Seconde République de Bas-Bretons, Paris, Les Indes savantes, 2009, p. 738-747). Le chapitre 8 est fondé sur l’analyse des rapports sur le fonctionnement de la justice finistérienne rédigés par les présidents de la cour d’assises du Finistère entre 1821 et 1865 et adressés par eux au ministère de la Justice. On y retrouve sans surprise la litanie des tares attribuées par les élites du temps aux paysans bas-bretons, en particulier la brutalité et l’ivrognerie. On y découvre aussi les multiples problèmes posées à l’institution judiciaire par le monolinguisme breton : l’analyse, fine, confirme que la barrière de la langue a constitué une entrave durable à l’action de la justice dans le Finistère. Annick Le Douget clôt son ouvrage par un chapitre consacré à la notion désormais très usitée d’« acculturation judiciaire ». Elle met au jour les vecteurs de cette acculturation, en particulier la médiation des élites administratives locales – spécialement des juges de paix – placées en position d’interface entre la communauté rurale et l’appareil d’État, et la familiarisation avec la scène judiciaire provoquée par la circulation accrue de l’imprimé. À la fin de ce chapitre, puis dans la conclusion générale, l’auteur entreprend enfin de définir les spécificités du Finistère eu égard à ce processus d’acculturation judiciaire, répondant en quelque sorte à la question qu’elle avait posée d’entrée de jeu. À son sens, la violence rurale possède en définitive deux ordres de particularités dans ce département : des particularités qu’on pourrait qualifier de morphologiques, au premier rang desquelles le lien étroit que cette violence entretient avec la consommation d’alcool ; et une particularité chronologique, à savoir que son « dépérissement » serait plus tardif qu’ailleurs en France : il daterait plutôt de la fin du XIXe siècle et serait donc décalé d’un demi-siècle environ par rapport à la grande mutation située par l’historiographie au milieu du siècle.

5 Ce bref résumé convaincra certainement de l’intérêt de l’ouvrage, d’ailleurs servi par une langue fluide. Il faut ajouter qu’il constitue une plongée souvent passionnante dans le quotidien des paysans bas-bretons du XIXe siècle. Annick Le Douget s’attarde avec bonheur sur quelques « affaires » emblématiques et elle parvient ce faisant à reconstituer de véritables ambiances, souvent sordides du reste : qu’on songe à l’affaire dite Cadiou, cette terrible affaire de séquestration révélée à Berrien en 1876 (p. 141-147). Un regret et une interrogation cependant. Le regret, c’est que l’auteur n’ait pas pris soin de vraiment définir l’objet de sa recherche, la notion de violence, dont on sait l’extrême labilité. Cette précaution eût permis de justifier que certaines formes de violence, comme la violence politique, n’ont pas été prises en compte dans l’enquête. L’interrogation a trait à l’une des principales conclusions de l’ouvrage, à

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savoir que la violence ne refluerait significativement qu’avec un demi-siècle de retard par rapport au reste du pays, idée forte s’il en est, dont on imagine immédiatement toute l’incidence qu’elle peut avoir sur l’interprétation du processus d’entrée du Finistère dans la modernité sociopolitique – pour utiliser une expression commode. Or, si l’on est tout disposé à suivre Annick Le Douget dans cette voie, on aurait aimé, pour être pleinement convaincu, qu’elle appuie son propos sur plus d’éléments statistiques – même si l’on sait bien que dans le domaine qui nous occupe les chiffres parlent tout à la fois des faits proprement dits et de leur perception ou de leur catégorisation administrative, et qu’ils sont donc à manier avec la plus grande circonspection. Cela, d’autant qu’elle souligne à plusieurs reprises que les années 1840-1860 représentent également une étape décisive dans le long processus d’apprivoisement de la violence au sein des campagnes finistériennes, et que, d’autre part, son matériel documentaire est manifestement moins abondant en ce qui concerne la fin de la séquence étudiée qu’en ce qui concerne les années 1820-1870. N’est-ce pas forcer un peu le trait que d’affirmer que le « processus d’acculturation judiciaire […] ne fait que commencer à la période où se clôt notre étude » (p. 304), c’est-à-dire au début du XXe siècle ?

6 À cette question comme à toutes celles suscitées par ce livre qu’on peut qualifier de pionnier au regard de l’historiographie de la Bretagne contemporaine, il n’est pas douteux qu’Annick Le Douget soit la personne la plus à même de répondre, et l’on ne saurait par conséquent que souhaiter qu’elle continue son travail, et, très concrètement, puisqu’elle-même le suggère (p. 312), qu’elle prolonge la présente enquête au-delà de la Première Guerre mondiale.

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Joret Éric, Lagadec Yann, 14-18, hommes et femmes d’Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre

Jean-Noël Grandhomme

RÉFÉRENCE

Joret Éric, Lagadec Yann, 14-18, hommes et femmes d’Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine/Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, Rennes, 2014, 427 p.

1 Les combattants de la Grande Guerre commencent tout juste à être étudiés dans une optique régionale – à moins qu’il ne s’agisse que d’un renouveau car cette question n’est pas totalement absente de travaux réalisés pendant l’entre-deux-guerres. Après quelques signes avant-coureurs au cours des années 2000, 2013 et 2014, plusieurs ouvrages ont été publiés sur le sujet (Limousin, Alsace, Corse, etc.). En effet, si la République est « une et indivisible », si la France de la IIIe République est laïque et jacobine, les « petites patries », les particularismes culturels, religieux et linguistiques n’en existent pas moins. En ces temps où la mondialisation coexiste avec le désir de renouveau identitaire et la quête de racines « oubliées », le département de l’Ille-et- Vilaine, en Bretagne, fait l’objet de l’une des plus belles études publiées pendant l’année du centenaire.

2 Avec cet album somptueux, avec cette iconographie tirée des fonds des archives départementales, mais aussi communales et, beaucoup, des archives des familles, avec ces textes fouillés où l’anecdote s’inscrit en complément des études de fond, universitaires, étudiants et historiens locaux ont uni leurs efforts pour produire une somme impressionnante, un beau livre richement illustré, qui est aussi un précis. Un plan thématique a été choisi pour ce volume, où les auteurs s’intéressent d’abord au monde des combattants. Comme tous les autres Français, les Bretons répondent sans incident majeur à l’appel de la mobilisation. Bientôt, ils connaissent les hécatombes de

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la guerre de mouvement, dans la chaleur de l’été de 1914, puis les affres de la guerre de positions. À travers les cas emblématiques du 47e d’infanterie à la bataille de la Marne, abordé par Erwan Le Gall, du 24e dragons à Marville (Meuse) évoqué par Yann et Corentin Lagadec, ou encore de celui d’un combattant particulier, René Magon de La Villehuchet, par Bernard Corbé et Erwan Le Gall, et de ceux des régiments rennais à Verdun ou face aux gaz en Flandre, c’est une guerre spécifique qui sort de l’ombre, mais c’est la même guerre que celle que mènent tous les autres Français. On a souvent dit que le premier conflit mondial avait définitivement arrimé la Bretagne à la République, cette question pourrait trouver un début de réponse dans l’étude des carnets d’Armand Fontaine, instituteur et sous-officier au 76e RIT, mais aussi dans le parcours exemplaire du capitaine Julius Ruellan, prêtre malouin qui combat pour un régime politique qui n’a pourtant pas fait de cadeau à l’Église. Aviateurs et marins de commerce sont ensuite évoqués, mais non pas, curieusement, les marins de la Royale. À noter le très intéressant et très original article de Laëtitia Le Ru et Anne Hoyau-Berry sur l’archéologie sous-marine des épaves de la Grande Guerre.

3 La deuxième partie est consacrée à la vie quotidienne d’un département de l’arrière. Siège de la 10e région militaire, Rennes est une importante ville de garnison, de même que Saint-Servan-sur-Mer. L’Ille-et-Vilaine se transforme en un vaste camp d’entraînement, où sont bientôt aussi acheminés réfugiés français, belges et serbes, internés « austro-boches » civils et prisonniers de guerre allemands (notamment enfermés dans le dépôt à régime peu sévère de Châteauneuf, bien décrit par Ronan Richard). L’espionnite y sévit au début du conflit comme partout ailleurs. Pour les soldats qui ont perdu la raison ou pour ceux qui ont été amputés d’un ou plusieurs membres, on organise des soins spéciaux. Des hôpitaux temporaires sont installés un peu partout, où officient médecins mobilisés et volontaires, où affluent les infirmières désireuses de participer à leur manière à l’effort de guerre, Françaises comme étrangères, telle cette Miss Mina Gladys Reid, Américaine qui travaille à Dinard. Tandis que les permissionnaires racontent – ou ne racontent pas – à leurs proches la vie des tranchées, les femmes s’investissent aussi dans de nombreuses autres tâches à la campagne ou en ville. Les producteurs de cidre connaissent un âge d’or aussi court que flamboyant, mais les réquisitions agacent les cultivateurs et la pêche hauturière pâtit du manque de bras. Des pages très éclairantes sont consacrées à la vie religieuse pendant la guerre, un des aspects les plus importants de la vie de beaucoup de Bretons à cette époque. Des exemples éclairants nous rappellent pourtant que l’Union Sacrée n’avait pas conduit à mettre sous le boisseau toutes les querelles d’avant 1914 et que la guerre scolaire – si âpre dans l’Ouest – continuait bel et bien.

4 La troisième et dernière partie de cet ouvrage est consacrée aux sorties de guerre et à la mémoire de celle-ci. Comme les autres départements, l’Ille-et-Vilaine a son lot de « gueules cassées », ses écoles de rééducation des blessés ; elle a ses associations d’anciens combattants. Dans ce chapitre on constate que dès les années vingt on s’intéresse aux fusillés pour l’exemple (mais sans doute moins qu’aujourd’hui). Les survivants édifient des monuments aux morts, cultivent une mémoire collective, catégorielle et parfois individuelle des disparus ; ils donnent aux rues de leurs villes des noms qui évoquent le conflit. Cent ans après, les historiens disposent de nombreuses sources, qui sont évoquées en fin de volume, ainsi que d’une bibliographie plutôt abondante et qui s’enrichit sans cesse.

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5 À travers l’histoire de l’Ille-et-Vilaine au cours du premier conflit mondial, c’est un pan de l’histoire de France qui est présenté au lecteur. Des images moins vues, des noms moins connus, mais un destin commun. Rares sont les monographies qui poussent jusqu’à ce point le souci de l’exhaustivité, en évitant la plupart du temps l’impression de juxtaposition de contributions diverses et variées les unes derrière les autres et en aboutissant à un résultat cohérent, c’est-à-dire à une vraie synthèse. Un exemple à suivre, mais qui sera difficile à égaler.

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Le Moigne Frédéric, Billets de Rome. Monseigneur Paul Gouyon, archevêque de Rennes, au concile Vatican II (1964-1965)

Yvon Tranvouez

RÉFÉRENCE

Le Moigne Frédéric, Billets de Rome. Monseigneur Paul Gouyon, archevêque de Rennes, au concile Vatican II (1964-1965), Rennes, Société archéologique et historique d’Ille-et- Vilaine/Amis des archives historiques du diocèse de Rennes, Dol et Saint-Malo, 2014, 80 p., préface de Daniel PICHOT et avant-propos de Mgr Pierre D’ORNELLAS

1 Georges Provost, maître de conférences en histoire moderne à l’Université Rennes 2, est un braconnier magnifique du contemporain. On lui doit, après d’autres escapades fécondes (notamment La vie musicale dans le diocèse de Rennes au 20e siècle, Rennes, 2005), cette heureuse idée : publier, cinquante ans après, les billets que Mgr Gouyon, archevêque de Rennes après la mort du cardinal Roques en septembre 1964, a adressés de Rome à ses diocésains à l’occasion du concile, et en confier judicieusement l’édition scientifique à Frédéric Le Moigne, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Brest, à qui l’on doit l’ouvrage de référence sur Les évêques français de Verdun à Vatican II (Rennes, 2005). Sobres et efficaces, l’introduction et les notes rédigées par ce dernier restituent très bien le contexte conciliaire et le profil du prélat, et donnent des éléments de comparaison avec ses confrères.

2 C’est la deuxième phase de Vatican II, moins enthousiaste que la première : la troisième session, à l’automne 1964, est marquée par des affrontements très vifs entre la majorité réformatrice et la minorité conservatrice, culminant lors de la « semaine noire » de novembre ; la quatrième et dernière, un an plus tard, se caractérise par la fatigue des pères conciliaires et la hâte d’en finir, fût-ce au prix d’un examen superficiel des

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ultimes documents soumis au vote. Peu de langue de bois dans les textes de Mgr Gouyon, écrits à chaud. Le prélat ne doute évidemment pas que le Saint-Esprit soit à la manœuvre dans la formation des très fortes majorités qui finissent par se dégager. Pourtant, un peu comme Bossuet qui, dans son Discours sur l’histoire universelle, après avoir reconnu en Dieu la cause première, s’empresse de le congédier pour s’intéresser aux causes secondes et humaines, Mgr Gouyon expose sans détour ce qu’il perçoit de ce que Philippe Levillain, dans une étude pionnière, a appelé La mécanique politique de Vatican II (Paris, 1975). Les évêques ont « des réflexes de vieux parlementaires », note-t- il en octobre 1964 (p. 18). Logiquement, des ténors se sont affirmés, notamment, du côté de la majorité, les cardinaux Suenens et Döpfner, et en face Ruffini, ténors dont la présence sur plusieurs fronts témoigne à la fois du durcissement des affrontements et des enjeux stratégiques de la situation. Les débats les plus vifs, on ne s’en étonne pas, portent sur le schéma XIII, qui deviendra le constitution pastorale Gaudium et spes à propos de l’Église dans le monde de ce temps, et sur la déclaration Dignitatis humanae, relative à la liberté religieuse. Mais des textes dits périphériques, comme celui sur la vie religieuse par exemple, sont loin d’être négligeables, dans la mesure où la minorité conciliaire tente d’en faire des réduits défensifs susceptibles de faire contre-feu aux documents majeurs emportés par la majorité.

3 Dans ces billets qu’il définit lui-même comme des papiers « d’atmosphère » (p. 15), Mgr Gouyon excelle à pointer les détails significatifs. Lors d’une séance sur les séminaires, il relève une saillie du cardinal Léger, qui objecte à Ruffini qu’il « ne faut pas tant savoir ce qu’ont dit les auteurs que ce que les choses sont », mettant ainsi en évidence deux mentalités irréconciliables (p. 40). En 1964, l’archevêque de Rennes souligne, à propos du schéma XIII, que c’est « la première fois qu’un concile s’adresse au monde, ou plutôt se laisse interpeller par lui » (p. 28, le mot est promis à un bel avenir dans le langage postonciliaire), mais un an plus tard il convient avec Suenens que « nous cherchons le dialogue avec des gens qui ne veulent pas dialoguer » (p. 67). En clair, l’Église s’évertue à intéresser un monde qui s’en fiche.

4 Son évocation du climat de la dernière session est très suggestive : « Malgré la lassitude qui commence à s’emparer de tous, les pères sont nombreux dans les travées. Les bars perdent leurs clients puisque les votes incessants permettent difficilement de s’absenter » (p. 72). Mais son analyse des effets pervers de cette précipitation est éloquente : « Nous avons voté sans arrêt, expérimentant d’ailleurs comme il est difficile d’exprimer ses opinions jusque dans les menus détails. On nous propose des textes amendés : nos remarques ont été étudiées une par une par les commissions compétentes. Mais si nous refusons le texte nouveau, c’est nécessairement le texte ancien qui prévaut, celui-là même que nous avions voulu amender » (p. 75). On sait que dom Prou, abbé de Solesmes, l’une des fortes personnalités du camp conservateur, a cru pouvoir faire des textes de Vatican II une digue à opposer aux assauts incontrôlables de l’esprit conciliaire. Mais ces textes sont tellement le fruit de bricolages complexes et d’achèvements hâtifs qu’ils fuient par tous les bouts, et l’on se prend à penser que l’herméneutique de la réforme de la réforme, qui prône aujourd’hui un retour à la lettre de Vatican II, ne peut produire l’effet ecclésial qu’elle escompte qu’à la condition, précisément, que les textes qu’elle invoque ne soient pas lus avec attention, mais invoqués de manière incantatoire.

5 En 1965, l’archevêque de Rennes est optimiste. Reçu en audience par Paul VI, il lui dit « la chance que nous avons d’avoir des prêtres, des séminaristes, des religieuses en

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grand nombre. Le Saint-Père sourit, se réjouit, les bénit tous » (p. 73). Moins de dix ans plus tard, Mgr Gouyon devra faire face à l’implosion de la chrétienté bretonne, aux départs de nombreux prêtres, religieux et religieuses, et plus largement à la contestation catholique, symbolisée en Bretagne par l’aventure de la Communion de Boquen.

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Tranvouez Yvon, La décomposition des chrétientés occidentales (1950-2010)

Samuel Gicquel

RÉFÉRENCE

Tranvouez Yvon, La décomposition des chrétientés occidentales (1950-2010), Brest, CRBC- UBO, 2013, 388 p.

1 La décomposition des chrétientés occidentales est le second volet d’un triptyque consacré aux transformations du catholicisme dans ses forteresses d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord depuis le milieu du XXe siècle. Dans le sillage du colloque exploratoire organisé à Fribourg en 2011, vingt-trois historiens, sociologues et politistes se sont rassemblés à Brest les 31 mai et 1er juin 2012 pour réfléchir à la déprise sociale de la religion catholique depuis les années 1950. C’est leurs communications qui sont rassemblées dans le présent ouvrage. « Décomposition des chrétientés occidentales » : le titre de ce recueil d’actes entre en résonance avec l’intitulé d’un autre travail collectif également coordonné par Yvon Tranvouez, Requiem pour le catholicisme breton ?, publié en 2011. Le vocabulaire ne doit pas tromper : les auteurs n’annoncent nullement la mort du catholicisme, mais analysent sa « décomposition », c’est-à-dire son recul, ses mutations ou, pour reprendre les mots introductifs d’Yvon Tranvouez, « l’effacement de la configuration sociale favorable qui a longtemps été celle de l’Église catholique » dans ce que le chanoine Boulard appelait les « bastions de chrétienté ».

2 Deux problématiques essentielles structurent le colloque et donc l’ouvrage. La première vise à affiner la connaissance des rythmes et des formes du détachement religieux. À l’exception de l’approche synthétique et globale de Gerd-Rainer Horn sur « les chrétientés catholiques à l’épreuve des sixties et des seventies », les communications s’enchaînent par paires et la dimension comparatiste souhaitée par les organisateurs prend tout son sens. Solange Lefebvre et Céline Béraud placent la question générationnelle au cœur de leur analyse portant respectivement sur le catholicisme

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québécois et français. Puis, l’émancipation des femmes catholiques est soulignée par Sylvie Couchepin, qui développe l’exemple du Valais romand dans les années 1960, et Béatrice Lebel, qui revient sur l’expérience de Boquen. Les mouvements catholiques constituent également un excellent prisme pour observer la crise des années 1960, comme le montrent les communications de Julien Fuchs sur les mouvements de jeunesse d’Alsace et de Consuelo Frauenfelder sur la JOC suisse. Enfin, Lorenzo Planzi, qui analyse l’évolution du clergé romand, et Frédéric Le Moigne, qui décrit l’effacement des évêques bretons, illustrent l’ébranlement de l’institution ecclésiale dans les années 1960-1975.

3 Le second axe de réflexion, plus culturel, explore l’évolution de la dimension identitaire des chrétientés occidentales. Il constitue un prolongement thématique et chronologique des travaux de Michel Lagrée sur les « parlers de la foi » et révèle avec force et originalité la décomposition des chrétientés étudiées. On y retrouve les stimulantes contributions d’Alain Gérard sur la Vendée, de Francis Python sur la Suisse romande, de Jan de Maeyer et Koen Abts sur la Belgique, de Louise Fuller sur l’Irlande, de Maurilio Guasco sur l’Italie du Nord et de Xavier Itçaina sur le Pays basque, qui décrivent chacun l’évolution des liens entre catholicisme et identité nationale ou régionale sur leur territoire. La Bretagne, déjà étudiée dans le Requiem déjà cité, est pour sa part évoquée à travers l’utopie des scouts Bleimor, sur laquelle revient Lionel Christien.

4 L’ouvrage se prolonge par deux communications sur la bande dessinée, dont l’ajout n’est en rien artificiel. Au contraire, elles apportent une vraie plus-value scientifique et séduiront un large public. Tant le regretté Jean-Christophe Cassard, qui montre comment le neuvième art révèle « l’effritement de la christianitude bretonne » que Fabrice Bouthillon, qui analyse les albums de Tintin avec virtuosité, offrent un magnifique miroir de la décomposition de la chrétienté tout en empruntant un chemin rarement suivi dans l’historiographie.

5 La publication s’achève par deux réflexions conclusives destinées à prolonger les débats : tandis qu’André Rousseau revient sur la situation actuelle de l’Église catholique en France, notamment en discutant le concept d’« exculturation » cher à Danièle Hervieu-Léger, Christian Sorrel clôt l’ouvrage par une synthèse intitulée « penser les ruptures ». Ruptures qui apparaissent en effet clairement au terme des deux jours de discussion et des 388 pages du recueil d’actes, tant sur le plan strictement religieux que sur le plan culturel. Les communications proposées jettent un regard novateur sur la déstabilisation des chrétientés occidentales, soulignant le rôle central des clercs, des militants catholiques et des femmes dans ces évolutions ainsi que l’importance du clivage générationnel et de la crise de la transmission. Dans tous les bastions étudiés, l’effondrement emprunte des voies parallèles suivant une chronologie proche. Les premiers craquements se font sentir dans les années 1950, surtout au Québec, puis les années 1960-1970 sont celles de l’ébranlement. Un nouveau paysage religieux émerge alors et le lien entre catholicisme et identité se distend. Plusieurs contributions laissent entrevoir au tournant du siècle l’existence d’un second seuil marqué par le progrès de l’indifférence, une hypothèse que le recul et des études plus spécifiques permettront d’affiner. Elles laissent aussi deviner que la décomposition n’est pas qu’un effacement mais également une recomposition. Ce sont précisément ces rénovations et ces germinations qui doivent constituer le thème central d’un troisième colloque, attendu à Lyon, et dont l’organisation s’impose.

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Joutard Philippe, Histoire et mémoires, conflits et alliance

Jérôme Cucarull

RÉFÉRENCE

Joutard Philippe, Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La Découverte, 2013, 240 p.

1 La question du rapport de notre société à son Histoire et aux mémoires qu’elle génère est devenue une problématique envahissante pour les historiens. La parution du livre de Philippe Joutard vient apporter sa pierre aux débats qui ont lieu autour de cette question, en nous offrant une vision d’ensemble sur sa genèse et ses évolutions successives.

2 Le « roman national » est un révélateur de l’« histoire-mémoire » destinée à exalter une histoire commune et officielle très sélective, dont Philippe Joutard retrace les grands traits depuis le Moyen Âge. Même si toute société a tendance à reconstruire une mémoire qui va dans le sens de ses intérêts, l’auteur date la préoccupation des historiens par rapport à la mémoire du milieu des années 1970, quand s’affirment des identités régionales et au moment où s’élargit la notion de patrimoine. De ce point de vue, dans l’Ouest, la création du Parc d’Armorique en 1968 est un moyen de mettre en évidence une recherche des origines face au déracinement causé par l’émigration d’une partie de la population (p. 43). Elle se focalise également autour de moments vécus comme traumatiques, qu’ils soient récents comme la Seconde Guerre mondiale (Vichy et la collaboration, la Shoah) ou la guerre d’Algérie, ou plus éloignés dans le temps comme la Révolution française ou la première guerre mondiale, voire le lourd passé de la traite négrière exorcisé à Nantes par la démarche des « anneaux de la mémoire » (p. 205). Elle est alors vécue comme un « retour du refoulé » auquel l’historien doit porter attention. Ce phénomène ne distingue pas la France du reste du monde occidental et a un accent nostalgique propre à toutes les périodes de transition radicale des sociétés comme celle qui caractérise notre époque.

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3 L’histoire orale, qui fait l’objet des chapitres 6 et 7 et dont l’auteur a été un des précurseurs puis un des acteurs majeurs, sans occulter les difficultés qu’elle a eu à s’imposer en tant que source à part entière, a été un moyen de collecter et donc de révéler une mémoire autre, permettant de restituer d’autres sensibilités et de poser d’autres rapports à une histoire officielle. À plusieurs reprises, l’auteur souligne la singularité de la Bretagne où la continuité des enquêtes orales depuis le XIXe siècle est remarquable (p. 152), citant successivement Hersart de la Villemarqué et le Barzaz Breiz (p. 72), Donatien Laurent (p. 140), Fanch Elegoët (p. 146) et Eva Guillorel (p. 152). La collecte de patrimoine immatériel réalisée par Dastum lui paraît exemplaire (p. 217). Dans sa typologie du rapport des sociétés à la mémoire on retrouve les « sociétés- mémoire » (chapitre 4) dont l’histoire est avant tout basée sur la transmission d’une mémoire, en partie orale. Les Vendéens dont la « contre-mémoire » est analysée de manière précise (p. 89-90) ou les Acadiens sont classés dans cette catégorie. Puis, c’est « le temps de lieux de mémoire » autour de l’entreprise de Pierre Nora dont le large spectre permet de faire rentrer dans la catégorie mémorielle de nouveaux champs, notamment dans les domaines politique et culturel, prenant en compte aussi bien les hommes que les faits. Le regard critique permet d’observer que l’entreprise a elle aussi finalement tendance à rentrer malgré elle dans le « roman national » par son institutionnalisation, avec une tendance à la mythification. Ainsi entrent dans la société la notion de « lieux de mémoire », qui sera ensuite victime de son succès, notamment parce que dans les années 1990 tout devient patrimoine. Ce concept devient véritablement un enjeu politique de plus en plus clairement affirmé en tant que tel, ce que démontre en particulier l’analyse des deux dernières campagnes présidentielles (p. 198-200).

4 L’auteur montre comment ces évolutions amènent un renouvellement historiographique, avec parfois un renversement des points de vue. La réflexion historique s’articule autour de l’œuvre du philosophe Paul Ricœur, en particulier La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli paru en 2000. Il est significatif que ce soit le dialogue avec la philosophie qui nourrisse les entreprises historiques, montrant la nécessité pour l’historien de se rattacher à un cadre fondamental permettant d’échapper aux turbulences contradictoires observables à court terme. Deux phénomènes rendent en effet l’approche de l’historien de plus en plus compliquée. D’abord la confrontation au « présentisme » mis en lumière par François Hartog, « présent omniprésent sans perspective d’avenir » (p. 57), renforcée par « la mémoire ambiguë des nouvelles technologies » (p. 191-195), qui crée une matière première infinie, à laquelle il faut donner un minimum de sens historique (au moins une chronologie dans un premier temps !).

5 L’ouvrage de Philippe Joutard est donc utile pour rappeler que la question mémorielle est légitime et évolue au fil du temps. Il montre d’ailleurs que le caractère politique des rapports entre histoire et mémoires n’est pas nouveau. L’articulation problématique des rapports de l’Histoire avec les mémoires, entre « conflits » et « alliance » est abordée dans le dernier chapitre du livre. La relation entre témoignages et étude des sources classiques est devenue impérative pour répondre aux nécessités d’intégrer de manière logique les mémoires dans l’écriture de l’Histoire, dont certaines ne sont désormais exprimées que sur Internet. Et ici surgit en filigrane la question des identités et de la nécessité pour l’historien de leur donner une juste place dans une histoire immédiate où le cadre d’analyse de référence est fourni par la sociologie. Le caractère

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politique d’une mémoire nationale marquée par une injonction du « devoir de mémoire » et le vote de lois mémorielles (p. 253-259) pose de manière encore plus nette la nécessité du recul apporté par l’analyse historique.

6 Le principal regret que l’on peut avoir quand on referme le livre, c’est que l’effort fait par Philippe Joutard pour porter un regard scientifique qui se veut détaché (p. 253-259) ne rend cependant pas totalement compte de la complexité des débats actuels. On peut ainsi regretter la faiblesse de l’analyse des sources dématérialisées. L’auteur a indéniablement fait un effort méthodologique pour tenir compte du foisonnement, en intégrant des sources présentes sur internet. Des sites et des blogs sont cités comme sources dans les notes, mais ce sont des sites institutionnels ou universitaires au sens classique du terme. Cette démarche reste donc inaboutie. Les premières pages du livre sont à cet égard éclairantes, avec l’utilisation d’une « alerte google » sur le thème « mémoire et histoire » (p. 9) mais dont nous n’avons aucune analyse qualitative et critique des occurrences répertoriées, l’auteur se contentant de citer rapidement quelques exemples. On peut regretter ainsi qu’il n’y ait aucune référence à certaines réflexions pertinentes sur le sujet comme par exemple le blog de Mickaël Bertrand Histoire Mémoires et sociétés (excellent reflet de l’approche mémorielle en particulier autour de la question de l’intervention des politiques ou la récurrence du Point Godwin) et cela semble significatif de la difficulté d’intégrer la vision de la société, qui contribue pour l’essentiel au foisonnement actuel, mais qui laisse parfois l’historien démuni. En ce sens l’ouvrage reflète la difficulté actuelle de l’historien professionnel à faire face à une histoire immédiate faite de représentations multiples, communautaires, voire communautaristes, qui sélectionnent dans les faits historiques les représentations qui avalisent leurs thèses ou tout au moins créditent leur vision de l’histoire. L’enjeu devient donc encore plus crucial et redonne aux historiens une place majeure pour l’éclairage des citoyens.

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Goarzin Anne, Le Disez Jean-Yves, Bretagne/Cornouailles (britanniques) : quelles relations ? Goarzin Anne, Le Disez Jean-Yves, Brittany/Cornwall: what relations?

Martin Siloret

RÉFÉRENCE

Goarzin Anne, Le Disez, Jean-Yves, Bretagne/Cornouailles (britanniques) : quelles relations ? (Brittany/Cornwall: what relations?), Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2013, 234 p.

1 Cet ouvrage collectif est issu de la première édition des rencontres Bretagne/Monde anglophone organisée par le Centre de Recherche Bretonne et Celtique à Brest et Quimper en juin 2012. Dix contributions (dont sept en français et trois en anglais) abordent une grande diversité de relations entre ces deux pays celtiques que sont les Cornouailles anglaises – ou plutôt britanniques – et la Bretagne. Précisons d’emblée que l’espace breton pris en considération dans ces contributions se limite le plus souvent à la Basse-Bretagne, voire à l’actuel Finistère. Cette restriction limite d’ailleurs l’asymétrie géographique et démographique avec les Cornouailles, de proportions moins étendues. Par ailleurs, dans ces études sur le dyptique britto-cornouaillais on ne peut pas ignorer la présence fréquente du Pays de Galles, troisième terme de l’ensemble linguistique brittonique (sous-famille des langues celtiques).

2 Les dix communications sélectionnées pour cette publication ont été classées en cinq thématiques de taille inégale mais permettant une approche multidisciplinaire et, dans une certaine mesure, trans-période, des relations entre les deux pays. Nous restons loin évidemment de l’exhaustivité, tant les interactions entre ces deux espaces ont été étroites au fil des siècles, mais, au fil des cinq chapitres (« Migrations », « Identités », « Terres de peintres », « Guerre et paix », « Échanges ») les outils de l’histoire, de la

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linguistique, de la sociologie s’articulent pour donner un aperçu de cet espace bipolaire où la mer a longtemps dépassé son statut de frontière.

3 La diversité des sources à mobiliser dans le cadre de ces études croisées est illustrée par le texte de Bernard Merdrignac (à qui est dédié l’ouvrage) qui met en évidence l’intérêt complémentaire de l’onomastique, des hagiographies et de l’archéologie dans la construction d’hypothèses plausibles quant aux migrations bretonnes vers l’Armorique entre les IIIe et VIe siècles. À l’opposé, Robert Keys bâtit son propos autour d’une source principale, le film Johnny Frenchman, produit en Grande-Bretagne par les studios Ealing en 1945. Cette mise en scène de la réconciliation entre deux communautés de pêcheurs de part et d’autre de la Manche à l’occasion de la confrontation avec un ennemi commun lors de la Seconde Guerre mondiale, si elle évoque l’étroitesse des liens britto- cornouaillais, est également à interpréter dans un contexte de forte volonté de rapprochement entre le Royaume-Uni et la France. L’impact de la guerre sur l’espace de pêche entre Cornouailles et Bretagne est également au centre de la contribution de Jean-Christophe Fichou qui met en évidence les tensions auxquelles furent soumis les pêcheurs bretons en 1940-1944 : pris en tenaille entre les bombardements alliés et la répression des occupants, l’anglophilie progressa malgré tout. La menace d’une répression intense et les sacrifices matériels nécessaires ne permit cependant pas aux départs en bateau vers l’Angleterre de prendre une ampleur considérable.

4 Les textes consacrés à la question linguistique et identitaire cernent de plus près la spécificité des relations entre les deux pays. Erwan Hupel illustre ainsi à quel point l’interprétation du devenir des langues cornique et bretonne a suivi des chemins parallèles. La quasi disparition du cornique dès la fin du XVIIIe siècle, puis le développement d’un mouvement de revitalisation un siècle plus tard, ont vu se succéder deux paradigmes autour des figures des « derniers » locuteurs, puis des « pionniers » de la revitalisation, paradigmes successivement importés en Bretagne. Réciproquement, le mouvement revivaliste cornouaillais s’est lui aussi appuyé sur l’exemple breton pour légitimer son combat au tournant du XXe siècle : une Bretagne peu industrialisée et profondément catholique faisait écho à leur conception conservatrice des Cornouailles, comme le montre Garry Tregidga. La politisation (libérale) du mouvement après 1945 conduisit à porter davantage le regard vers le Pays de Galles, mais, estime Neil Kennedy, la Bretagne a continué à occuper une place privilégiée dans les discours et les actes du mouvement cornouaillais. La référence à la péninsule armoricaine permet en effet de réaffirmer la spécificité celtique du pays vis- à-vis de l’Angleterre mais également d’un Pays de Galles jugé trop anglicisé pour faire figure de modèle. Les deux contributions abordant les colonies de peintres en Cornouaille bretonne et Cornouailles britanniques, signées Philippe Le Stum et Anne Hellegouarc’h-Bryce, se répondent étroitement en mettant en exergue les connections picturales mais aussi prosopographiques existant en particulier entre les colonies de Concarneau et de Newlyn. Les représentations sélectives véhiculées par les peintres et leurs œuvres se répandent largement et nourrissent un marketing touristique précoce.

5 Les deux dernières contributions sont les seules, avec celle de Neil Kennedy, à aborder l’actualité des relations entre les deux pays. Annie Gouzien et Peter Harrison-Bennetto éclairent dans leur texte les moteurs de l’évolution de la « communauté transmanche » formée par les langoustiers bretons puis cornouaillais. Ils mettent notamment en évidence le recul des relations directes entre pêcheurs et communautés côtières (liées aux mouillages bretons sur la côte cornouaillaise) suite à une concurrence accrue et à la

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mutation des modes de pêche depuis les années 1960, qui donnent un poids croissant aux institutions économiques dans les médiations. Enfin, la contribution de Michelle Mergalet aborde les échanges entre l’enseignement primaire catholique du Finistère et les écoles cornouaillaises. Ce domaine illustre lui aussi le rôle apparemment croissant des institutions (publiques ou privées) dans les relations entre les deux péninsules, rôle qui vient peut-être combler un vide laissé par le reflux des contacts directs entre les communautés des deux pays.

6 En somme, cet ouvrage nous offre un aperçu stimulant des interactions entre deux pays « cousins ». L’ajout d’une conclusion ou d’une introduction plus fournie aurait permis de mettre plus explicitement en évidence la richesse et la complémentarité des champs de recherche abordés dans les contributions.

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