Gemma Bovery, une Emma Bovary contemporaine ? , revu et corrigé par l’Anglaise Posy Simmonds

Florie Steyaert Université catholique de louvain [email protected]

Rebut: 25 octubre 2010 Acceptat: 10 gener 2011

Resum Gemma Bovery, una Emma Bovary contemporània? Gustave Flaubert, revisitat i corregit per l’anglesa Posy Simmonds A Gemma Bovery Posy Simmonds presenta de forma subtil i humorística, les emocions i les angoixes d’una Emma Bovary moderna, víctima de les temptacions i decepcions de la societat de consum. Però Posy Simmonds va més Enya: a més d’allunyar-se dels camins trillats del còmic tradicional, Gemma Bovery es revela tota una reescriptura, personal i inspirada en el mite literari de . A les pàgines següents analitzarem aquesta “novel·la gràfica” no tant segons l’òptica enganyosa de la fidelitat de l’adaptació literària respecte a l’obra font (o hipotext) sinó des del punt de vista de com Posy Simmonds s’apropia de l’obra de Flaubert i utilitza els recurs propis del llenguatge visual per a donar naixement a una obra ben distinta, que cobra una autonomia pròpia i que, lluny de trair el text original l’enriqueix.

Mots clau Intertextualitat, hipertextualitat, transmedialitat, adaptació literària en imatges, paraliteratura, novel·la gràfica, còmic, mite literari.

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Résumé Gemma Bovery, une Emma Bovary contemporaine ? Gustave Flaubert, revu et corrigé par l’Anglaise Posy Simmonds Dans Gemma Bovery, Posy Simmonds nous dépeint, avec subtilité et humour, les affres et les émois d’une Emma Bovary moderne, livrée aux tentations et aux déceptions de la société de consommation. Mais Posy Simmonds ne s’arrête pas là : en plus de s’écarter fondamentalement — tant au niveau de la forme qu’à celui du fond — des sentiers battus de la bande dessinée traditionnelle, Gemma Bovery s’avère être une véritable réécriture, personnelle et éclairée, du mythe littéraire de Madame Bovary. Dans les pages qui suivront, nous analyserons ce roman graphique particulier non pas dans l’optique ( trompeuse ) de jauger la “ fidélité ” de cette adaptation littéraire en images vis-à-vis de sa source ( ou hypotexte ), mais bien dans la perspective de déceler comment Posy Simmonds s’approprie l’œuvre de Flaubert et utilise les ressources propres au langage visuel pour donner naissance à une œuvre radicalement autre, jouissant d’une autonomie propre, qui ne “ trahit ” le texte source pas plus qu’elle ne l’ “ appauvrit ”.

Mots clé Intertextualité, hypertextualité, transmédialité, adaptation littéraire en images, paralittérature, roman graphique, bande dessinée, mythe littéraire.

Resumen Gemma Bovery, ¿una Emma Bovary contemporánea? Gustave Flaubert, revisitado y corregido por la inglesa Posy Simmonds En Gemma Bovery, Posy Simmonds nos cuenta, con sutileza y humor, las angustias y los trastornos de una Emma Bovary moderna, sometida a las tentaciones y a las decepciones de la sociedad de consumo. Pero Posy Simmonds va más allá: además de alejarse fundamentalmente —tanto en la forma como en el contenido— de los caminos trillados trazados y todavía practicados por los cómics tradicionales, Gemma Bovery se revela ser una verdadera reescritura personal e inspirada en el mito literario de Madame Bovary. En las páginas siguientes analizaremos esta novela gráfica particular, no con el propósito (engañoso) de juzgar la “fidelidad” de esta adaptación literaria en imágenes con respecto a su fuente de inspiración, sino desde la perspectiva de percibir cómo Posy Simmonds se apropia de la obra de Flaubert y utiliza los recursos del lenguaje visual a fin de dar la luz a una obra radicalmente distinta, que goza de autonomía propia, que no “traiciona” —ni tampoco empobrece— el texto en que se inspira.

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Palabras clave Intertextualidad, hypertextualidad, transmedialidad, adaptación literaria en imágenes, paraliteratura, novela gráfica, cómic, mito literario.

Abstract Gemma Bovery, a contemporary Emma Bovary? Gustave Flaubert, reviewed and examined by the English writer Posy Simmonds In Gemma Bovery, Posy Simmonds paints for us, with subtlety and humour, the torments and emotions of a modern Emma Bovary, faced with the temptations and the deceptions of the consumer society. But Posy Simmonds doesn’t stop there : in addition to fundamentally leave-as well regarding the form or the content-the beaten track of the traditional comic strip, Gemma Bovery turns out to be a veritable rewrite, personally and clearly, of the literary myth of Madame Bovary. In the following pages, we’ll analyse this particular graphic novel not with a mind (deceitful) to gauging the “faithfulness” of this literary adaptation in pictures in relation to its source (or hypotext), but instead inside the perspective of investigating how Posy Simmonds appropriates the work of Flaubert and uses the suitable resources of the visual language for giving birth to a radically other work, enjoying a proper autonomy, which neither “betrays” the original text, nor detracts from it.

Keywords Intertextuality, hypertextuality, transmediality, pictures literary adaptation, paraliterature, graphic novel, comic strip, literary myth.

Introduction

L’illustration est antilittéraire... Vous voulez que le premier imbécile venu dessine ce que je me suis tué à ne pas dire ? (Gustave Flaubert) 1

Si on en croit ces propos pour le moins explicites, Gustave Flaubert semblait s’opposer radicalement à l’idée de voir un jour son texte illustré. Pourtant, moins d’un siècle et demi plus tard, Emma a un visage : voici Madame Bovary projeté sur les écrans de cinéma et imprimé en bande dessinée. Ces mises en images auraient-elles été désapprouvées par Flaubert ?

1 Cité dans Gustave Flaubert, Madame Bovary. Mœurs de province, par Gérard Gengembre, Paris, Magnard, 1990, p. 5 (coll. “ Texte et contextes ”).

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Signifient-t-elles inévitablement un appauvrissement du patrimoine littéraire- français et mondial ? Le succès public et critique d’un produit culturel tel que Gemma Bovery atteste à tout le moins la faisabilité et la viabilité de ladite démarche de mise en images (ou d’“ iconisation ”). Dans un contexte de “ crise du canon littéraire ”2, alors que le Livre tend à devenir un “ objet de consommation ” parmi d’autres, serait-ce là le sort destiné aux grands mythes littéraires ? La Littérature sera-t-elle contrainte de “ s’adapter ” pour conquérir un ( nouveau ) lectorat ? Certes, nous ne prétendons pas apporter, en l’espace de quelques pages, toutes les réponses à ces interrogations ( à supposer déjà qu’il en existe ), mais, au cours de notre analyse de l’une de ces “ adaptations en images ” du Madame Bovary flaubertien, nous tâcherons toutefois de soulever l’un ou l’autre élément qui nous permettra — nous l’espérons — de nous construire déjà un avis plus clair sur la question. Ce faisant, nous nous intéresserons donc à certains des phénomènes littéraires et, plus largement, culturels, dont l’émergence témoigne de l’existence effective d’une certaine porosité entre le domaine de la Littérature et celui de la “ paralittérature ” ( ou “ littérature de masse/de grande diffusion ” ).

De la classification générique deGemma Bovery3

Posy Simmonds trouve l’argument de son roman graphique dans l’un des textes phares de la littérature française et européenne : le Madame Bovary de Gustave Flaubert. De ce classique littéraire du XIXe siècle, elle conserve les lignes de force ( le cadre spatial, les grandes thématiques, les personnages principaux, etc. ) mais remodèle globalement le récit de Flaubert en le transposant en plein cœur de notre époque contemporaine. Pour faire ( très ) court, nous pouvons résumer le canevas de Gemma Bovery, en disant que Posy Simmonds nous raconte l’histoire d’une jeune femme “ mal mariée ”, désabusée et insatisfaite, perpétuellement à la recherche [ de l’idée qu’elle se fait de ] l’amour-passion, qui s’endette et finit par succomber à une mort

2 “ Selon la définition courante, un canon [ littéraire ] est “une liste d’œuvres ou d’auteurs proposés comme norme, comme modèle”. Toute culture écrite en a compté un ou plusieurs, considérés comme valides soit dans l’absolu soit dans des milieux particuliers (religieux, littéraires, etc. ). ” in G. CAVALLO, R. CHARTIER ( dir. ), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 1997, pp. 405-406 ( coll. “ L’univers historique ” ). 3 Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël Graphic, 2000 ( version française ) ; abréviation GB dans l’article.

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violente. Précisons que la narration de ce récit ( amené au départ comme un “ fait divers ” ) nous est d’emblée présentée comme étant assurée par Raymond Joubert, le boulanger de la petite ville de Normandie dans laquelle est venu s’installer le couple Bovery quelques mois avant la mort de Gemma. Si le contenu narratif de l’œuvre de Posy Simmonds semble, a priori, plutôt simple à décrire, il n’en va pas de même pour l’aspect formel de Gemma Bovery, puisqu’il s’avère particulièrement ardu de rassembler des informations (ou “ critères ”) qui permettraient de déterminer “ ce qu’est Gemma Bovery ” et de classer cette œuvre dans l’une ou l’autre “ catégorie générique ” ( para- ) littéraire contemporaine. En effet, si, au premier abord, la présence de cases et de bulles nous incitait à ranger Gemma Bovery sous l’étiquette “ bande dessinée4 ”, en y regardant de plus près, on constate rapidement que plusieurs éléments viennent mettre à mal cette catégorisation, le plus prépondérant étant que, contrairement aux bandes dessinées classiques, la case n’est pas ici l’unité de base de la structure de l’œuvre. Si la dimension iconique intervient bel et bien dans Gemma Bovery, les dessins ne s’organisent toutefois pas systématiquement sous la forme de bandes et de planches à la manière des BD classiques : non seulement, Posy Simmonds varie constamment les dimensions et la disposition des cadres qui délimitent chaque case, mais elle fait aussi sortir les images des limites de ces mêmes cadres, en leur attribuant, dès lors, une autonomie nouvelle et une place prépondérante dans le récit. Gemma Bovery atteint donc visiblement un degré de complexité structurelle ( et narrative ) plus important que les BD traditionnelles, puisque l’équilibre qui y est établi entre les deux composantes du récit bédéique ( dessin et texte ) varie d’une page à l’autre5. En outre, l’auteur de Gemma Bovery fait également interagir des images de nature fondamentalement différentes : aux strips BD classiques viennent s’ajouter des illustrations isolées, généralement de grande ampleur, ainsi que toute une série d’éléments qui se présentent comme des “ collages ” de documents “ réels ” (coupures de journaux, photographies, schémas, lettres manuscrites, plans

4 Nous précisons que nous adhérons à la définition proposée par par J.-L.T illeuil, C. Vanbraband et P. Marlet: “ La bande dessinée est un récit dont la dynamique repose sur une succession d’images articulées en une combinaison instable et paradoxale de dessins et de textes. Son émergence historique participe de ce processus appelé culture de masse. ” ( Jean-Louis Tilleuil, Catherine Vanbraband, Pierre Marlet, Lectures de la bande dessinée. Théorie, méthode, applications, bibliographie, Louvain-la-Neuve, Académia, 1991, p. 13 ). 5 Nous n’avons effectivement pas affaire ici à une configuration bédéique classique dite “ en gaufrier ”, où des cases de tailles semblables, contenant phylactères et récitatifs, se succèdent les unes aux autres et assurent ainsi, planche après planche, une certaine régularité dans le rapport entre texte et image.

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en tous genres, cartes routières, morceaux de tissus, tickets de TGV, etc. ). Bien que le rôle exact joué par ces divers éléments scripturaux-graphiques dans l’économie globale du récit reste difficile à déterminer — et ce d’autant plus qu’ils font l’objet de manipulations et de mises en scène très variées —, chacun d’eux participe pleinement de la diégèse du récit et apporte son eau au moulin de la narration de Gemma Bovery. L’ensemble rejaillit d’ailleurs sur la perception que se fait le lecteur du personnage principal ( Gemma ), en conférant à ce dernier une résonance particulière qui oscille entre féminisme et romantisme, entre pragmatisme et passion, entre innocence et dépravation. À cette hétérogénéité de principe s’ajoute encore le fait que les modalités des interactions entre lesdites images au sein de l’économie globale de la planche diffèrent selon les cas, ce qui contribue également à rythmer le récit et à garder en éveil l’attention du lecteur, en créant un effet de suspens. Certes, on rencontre déjà très fréquemment ce type de “ suspens de bas de page ” dans les BD traditionnelles6, mais ce phénomène semble être encore accentué dans l’œuvre de Posy Simmonds par le fait qu’il porte non seulement sur la dimension narrative, mais aussi sur la dimension graphique du récit : en s’écartant de la configuration classique de la planche de bande dessinée, Posy Simmonds prend la liberté d’agencer texte et image comme bon lui semble et s’assure ainsi la possibilité de surprendre son lecteur au détour de chaque planche. Ne serait-ce que sur le plan de la mise en page, Posy Simmonds prend donc visiblement ses distances par rapport aux normes traditionnelles de la BD, en faisant, dès lors, de Gemma Bovery, une œuvre “ hybride ”, résolument inclassable, qui tient à la fois de la bande dessinée — bien entendu —, mais aussi du roman7 et du livre illustré8, et qui fait même écho, dans une certaine mesure, à l’esthétique des magazines féminins contemporains9. Outre ce travail original sur la forme, Posy Simmonds s’écarte également des topics thématiques et des stéréotypes narratifs de la bande dessinée classique. En effet, au lieu de s’inscrire dans les voies traditionnelles (humour

6 D’ailleurs, à l’origine, les BD paraissaient dans des journaux et l’enjeu était donc de garder en haleine le lecteur pour qu’il achète le numéro suivant dudit journal. 7 De par son aspect extérieur et son contenu intérieur ( cf. plus avant dans l’article ). 8 On peut effectivement rapprocher Gemma Bovery des livres illustrés, parce que Posy Simmonds y fait alterner texte et image au sein d’un même espace ( la page ). Toutefois, il convient d’insister sur le fait que, contrairement à ce qu’on peut observer dans les livres illustrés, les images présentes dans Gemma Bovery ne sont jamais de simples “ illustrations ” de passages textuels, mais qu’elles jouent toujours un rôle dans la narration, en fournissant au lecteur des informations aussi essentielles pour la progression du récit qu’inédites ( c’est-à-dire, des informations que le texte ne donne pas ). 9 Posy Simmonds emprunte à la presse ( féminine ) certains procédés formels de mise en page.

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et/ou aventure ), Posy Simmonds donne naissance à une œuvre qui s’immisce au cœur de la vie quotidienne de la petite bourgeoisie franco-anglaise et se fait le porte-voix des émotions les plus intimes de ses acteurs de papier, tout en distillant l’ironie mordante et la critique sociale acerbe. Finalement, s’il fallait trouver une étiquette générique sous laquelle classer Gemma Bovery, la moins inexacte serait probablement celle de “ roman graphique ”, parce que, d’une part, elle est déjà, en soi, une dénomination générique à la définition floue10 et que l’expression même “ roman graphique ” induit d’emblée cette hybridité constitutive qu’on retrouve dans Gemma Bovery et, d’autre part, parce que l’une des caractéristiques communes reconnues aux œuvres identifiées comme étant des romans graphiques est que leur contenu narratif s’aventure du côté du “ banal quotidien ” et explorent l’univers intime et mystérieux de l’intériorité humaine.

Gemma vs Emma : une filiation subversive ?

Si Gemma Bovery se présente comme l’ “ hypertexte ” du Madame Bovary de Flaubert — au sens genetien du terme11 — il ne faut toutefois ne perdre de vue qu’il s’agit là d’une relation d’hypertextualité transmédiatique puisqu’elle s’établit entre deux supports narratifs de nature fondamentalement différente — si le roman et la bande dessinée sont deux médias de communication, ils différent néanmoins quant aux ressources dont chacun d’eux dispose pour raconter une histoire, puisque, là où le roman ne peut que suggérer, la bande dessinée, en tant que récit en images, a la possibilité de montrer —, ce qui implique que quiconque entend étudier ce rapport hypertextuel particulier doit nécessairement prendre en compte le fait que des transformations dues au passage d’un médium d’expression à un autre viennent se superposer à celles générées par le processus de “ transposition ” à proprement parler12. Le modèle théorique établi par Genette est donc ici biaisé, notamment parce que le double mode narratif de la bande dessinée ( et du roman graphique ) signifie que son auteur peut réinvestir le contenu narratif de l’hypotexte aussi bien

10 De fait, l’absence d’un quelconque consensus à propos d’une définition unique et définitive du concept de “ roman graphique ” laisse la porte ouverte à des ouvrages a priori inclassables, comme Gemma Bovery. 11 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. 12 Dans ce cas précis, il s’agit de transformations de nature essentiellement diégétique : Posy Simmonds a modifié le cadre spatio-temporel et social du récit de Flaubert ( le canevas du récit reste globalement le même ).

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dans la composante iconique que dans la composante textuelle de l’hypertexte bédéique en question13. Une fois ces balises analytiques établies, nous pouvons envisager la nature de la relation hypertextuelle explicitement établie entre Gemma Bovery et Madame Bovary : si, de par son titre, l’œuvre de Posy Simmonds s’inscrit d’emblée dans la filiation du classique flaubertien, on peut néanmoins se demander sous quels hospices s’inscrit cette filiation. Lorsque nous l’avons rencontrée en novembre 2009, Posy Simmonds nous a confié que ce qui était à l’origine du projet Gemma Bovery, c’était l’intime souhait de faire véritablement “ sien ” un récit dont la lecture14 avait accompagné certains des moments les plus importants de son existence. Posy Simmonds nous a dit avoir pensé Gemma Bovery comme une “ re-création ” libre de l’histoire d’Emma Bovary, qui lui offrait la possibilité de partager avec son lecteur la jouissance que lui avait procurée ( et que lui procure toujours ) la lecture du classique flaubertien.15 Si on s’en tient à ces déclarations de Posy Simmonds, son roman graphique aurait donc été conçu à l’origine, comme une sorte d’ “ hommage ” rendu au roman de Flaubert. Toutefois, au fur et à mesure, le lecteur averti du fait flaubertien relève des indices qui attestent l’existence d’une certaine ambivalence dans la posture adoptée par Posy Simmonds vis-à-vis du roman de Flaubert. D’ailleurs, en y regardant bien, la couverture du roman graphique donne déjà le ton16...

13 En ce qui nous concerne, nous n’oublierons bien entendu pas la composante graphique de l’œuvre étudiée, mais nous accorderons une attention toute particulière à sa composante textuelle. 14 Ou plutôt les lectures, car Posy Simmonds nous a affirmé avoir lu Madame Bovary 9 fois ; une fois en anglais, à l’adolescence, puis 8 fois, en version originale, à quelques-uns des moments phares de sa vie d’adulte. 15 “ Au fond, ce n’est pas ce que fait tout lecteur ? Recréer sans cesse un récit qui devient à lui et rien qu’à lui, l’espace d’une lecture... ” : Posy Simmonds à Florie Steyaert, le 08 novembre 2009, dans la librairie Brüsel ( 100, Blv Anspach, 1000 Bruxelles ). 16 Comme nous n’avons matériellement pas le temps d’exposer ici tous ces “ indices ”, nous nous focaliserons sur la couverture du roman graphique qui, visiblement, en dit déjà long. En effet, comme nous le rappelle Fresnault-Deruelle, “ la couverture d’un livre, ainsi que son titre, sont des éléments déterminants pour qui s’inquiète de diffuser au mieux ce qu’il édite. Ainsi en est-il de l’économie graphique des annonces qui, placardées sur les murs, tentent de nous donner une idée de ce qui nous attend si nous allons au théâtre, au cinéma ou au musée. Une couverture, tout comme une affiche de cinéma, est à la fois un signal et un discours anticipateur ” in P. Fresnault-Deruelle, Images à mi-mot. Bandes dessinées et dessins d’humour, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2008, p. 95.

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Ci-contre : jaquette de couverture de la version française de Gemma Bovery ( GB ).

À l’avant-plan, en bas à droite, on observe une jeune femme blonde, séduisante, légèrement décoiffée, le regard en biais, le manteau entrouvert et portant sous le bras une bouillote. Intéressons-nous plus particulièrement à ce dernier détail : a posteriori, après la lecture, on pourrait considérer que cette bouillotte annonce déjà la tonalité fondamentalement ironique du récit, puisque, dans son récit, Posy Simmonds a détourné cet objet — a priori anodin — de sa fonction première, car Gemma ne s’en sert pas pour réchauffer ses couvertures lors des rudes soirs d’hiver, mais bien pour ne pas attraper froid lors de ses escapades vers le château de la Boissière où l’attend son amant du moment, l’aristocrate Hervé de Bressigny. Plus encore, Gemma telle qu’on la voit sur la couverture, est apparemment soit en partance, soit de retour ( comme l’indiquent peut-être ses cheveux en bataille ), de l’un de ces rendez- vous amoureux, puisqu’elle semble ne porter rien d’autre, sous son manteau, que ses sous-vêtements ( on aperçoit, d’ailleurs, un morceau de soutien-gorge rouge )17.

17 En outre, la tenue de Gemma à la page 64 du roman graphique ( et jusqu’aux accessoires : en haut à gauche : on voit Gemma remplir sa bouillotte ) n’est pas sans rappeler celle que l’héroïne

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À l’arrière-plan, on distingue la maison normande des Bovery qui servira de toile de fond à une bonne partie du récit. Est-ce en toute innocence que Posy Simmonds a choisi de la dessiner en arrière-plan ? Rien n’est moins sûr, car nous apprendrons dans les pages de Gemma Bovery que cette maison, dont elle avait tant rêvé, va progressivement se transformer en “ prison ” et finira par cristalliser toute la rancœur de l’héroïne en étant, pour elle, le symbole de la médiocrité de son existence... avant qu’elle décide de la transformer complètement pour en faire le reflet de sa propre transformation intérieure18.

Ci-dessus : eau-forte réalisée en 1912 par Henri Jourdan et destinée à illustrer Madame Bovary.

arbore en couverture. 18 Nous verrons plus avant dans l’article que Gemma, à la différence de l’Emma flaubertienne, décidera de reprendre sa vie en main et de changer ( physiquement et spirituellement ) pour ne pas sombrer.

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Au cours de nos recherches, nous sommes tombée, par hasard, sur une eau-forte qu’Henri Jourdan avait réalisée en 1912 pour illustrer une nouvelle édition du Madame Bovary de Flaubert19. Est-ce un pur hasard si la maison figurée sur cette eau-forte présente certaines ressemblances avec celle dessinée par Posy Simmonds sur la couverture ( et dans les pages ) de Gemma Bovery ? S’agit-il d’un clin d’œil de plus adressé par Posy Simmonds à sa source d’inspiration ? En imaginant que Posy Simmonds a pu avoir accès à cette eau- forte et qu’elle s’en est inspirée, elle a visiblement modifié un peu le côté gauche du cottage et en a dessiné la suite, mais elle a gardé le chemin qui va jusqu’à l’échelle montant jusqu’à une petite ouverture au premier étage, elle a conservé la taille et le nombre de fenêtres ainsi que la petite lucarne dans le toit, etc. Par contre, Posy Simmonds a ajouté, à côté de la maison, le vieux van rouge Volkswagen qui, comme la bouillote, peut faire l’objet d’une lecture plus “ sulfureuse ”, dans le sens où elle fonctionnera, dans le récit de Posy Simmonds, comme le “ substitut ” ( moderne ) de la calèche dans la fameuse scène flaubertienne des premiers ébats amoureux entre l’héroïne et son second amant, Léon, près de la cathédrale de Rouen20. Si Posy Simmonds ne s’est pas inspirée directement de cette eau-forte, les similarités qu’on peut relever entre la maison qui figure sur cette dernière et celle qui est représentée sur la couverture du roman graphique laissent en tout cas supposer que l’auteure s’est documentée pour donner à la maison des Bovery un air de famille avec ce que pouvait être une typique maison normande de la seconde moitié du 19e siècle21. Ainsi donc, en Résumé : nous pourrions dire que l’arrière-plan et le titre instaurent explicitement22 et implicitement23 une filiation avec le roman flaubertien, alors que l’avant-plan24 subvertit ironiquement ladite filiation ainsi mise en place. Les commentaires qui apparaissent sur la quatrième de couverture de l’édition française de Gemma Bovery nous disent que ( nous citons : )

19 Gustave Flaubert, Madame Bovary. Mœurs de province, par Gérard Gengembre, Paris, Magnard, 1990, p. 57 ( coll. “ Texte et contextes ” ). 20 Dans Gemma Bovery, c’est Patrick Large qui est le pendant du Léon flaubertien. 21 D’ailleurs, dans le récit de Posy Simmonds, Gemma se documentera, elle aussi, pour décorer sa maison dans le style “ campagne normande du 19e siècle ”. 22 Le titre Gemma Bovery fait visiblement écho à l’œuvre de Flaubert. 23 Notamment via l’hypothétique recours à une gravure du XIXe siècle qui illustrait, à l’origine, Madame Bovary. 24 Le regard en biais de Gemma, le bout de soutien-gorge rouge qui apparaît sous son manteau, la bouillotte qu’elle tient sous le bras, etc.

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“ Posy Simmonds donne à l’Emma Bovary de Flaubert une arrière-petite-fille en jean, baskets et lingerie fine. ” Certes, si les cadres sociohistoriques dans lesquels elles se déroulent ne sont pas strictement identiques, Madame Bovary et Gemma Bovery présentent néanmoins des similitudes flagrantes25 : dans Gemma Bovery, comme dans Madame Bovary, l’auteur s’adonne à une critique satirique corrosive des mœurs de province et du (GB, p. 50). conformisme bourgeois qui y règne et remet en cause l’idéal romantique comme étant à l’origine de l’échec et de la désillusion de l’héroïne qui étouffe au sein du milieu étriqué de la petite bourgeoisie de province dans lequel elle est immergée. Toutefois, outre ces similitudes apparentes, on remarque rapidement, en parcourant les pages de Gemma Bovery, que les bourgeois ne sont pas être les seuls à y être tournés en dérision par Posy Simmonds, puisque les aristocrates, tout comme les fonctionnaires et les simples commerçants, sont eux aussi pris pour cible. En fait, il semble bien que ce dépeint Posy Simmonds si allègrement, sans concessions, c’est en fait l’ensemble de notre société contemporaine ( dans sa globalité ) et que la verve critique de cette auteure dépasse également les frontières nationales, puisqu’elle dissèque aussi bien la société anglaise que française. Plus encore, le statut effectif du roman de Flaubert au sein du récit de Posy Simmonds reste flou, aussi bien au niveau du traitement narratif opéré par Posy Simmonds sur le canevas du récit initial, qu’en ce qui concerne les apparitions graphiques, dans les planches de Gemma Bovery, de ce qui semble être l’héroïne flaubertienne en tenue d’époque26, ainsi que de l’objet- livre dans sa matérialité27.

25 Le cadre sociohistorique de Madame Bovary de Flaubert est la petite bourgeoisie française de province, sous le règne de Louis-Philippe, alors que celui de Gemma Bovary de Posy Simmonds est ( du moins pour ce qui est du cœur du récit ) la petite bourgeoisie provinciale de la Normandie française actuelle ( où viennent séjourner des Anglais “ middle-class ” ). 26 Cf. GB, pp. 46 et 50. 27 Cf. GB, pp. 72, 79, 89, 90 et 103.

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(GB, p. 89).

Force est donc de constater que le lien ( explicite ) tissé par Posy Simmonds entre son roman graphique ( œuvre cible ) et l’œuvre source de ce dernier s’avère plus complexe qu’on pouvait l’imaginer a priori, à tel point qu’on en vient à postuler que l’œuvre de Posy Simmonds va bien au-delà de la simple “ adaptation-réactualisation ” et que, s’il s’agit bien d’un hommage, celui-ci n’en est pas moins placé sous le signe de l’ironie, voire, de la parodie.

Du Flaubert aux accents très XXIe siècle ?

Plutôt que de suivre à la lettre le canevas de Madame Bovary, Posy Simmonds semble avoir repris quelques éléments clés de la diégèse de ce roman pour les réorganiser ensuite à sa guise, tout en conservant visible l’origine flaubertienne desdits éléments. Si on met en parallèle Gemma Bovery et Madame Bovary, on constate que certains changements qui ont été opérés par rapport à l’hypotexte sont en bonne partie imputables au processus même de “ transposition diégétique ” et au phénomène d’ “ actualisation ” des éléments diégétiques qui l’accompagne généralement28. Ipso facto, les distorsions relatives au domaine des mœurs, des codes et des rites sociaux que présente Gemma Bovery par rapport à Madame Bovary attestent le fait que ce récit se déroule au XXIe et non au XIXe siècle. Outre les décors ( immeubles, voitures,

28 Les auteurs d’adaptations ont tendance à rapprocher les constituants du récit de la réalité qui est la leur et celle de leurs lecteurs cibles, et ce, notamment, pour que ces derniers adhèrent plus facilement à l’histoire ( car le récit leur renvoie l’image d’une réalité qui leur est familière ), éprouvent davantage d’empathie pour le(s) personnage(s) du récit et parviennent, dès lors, à s’identifier à lui/eux.

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téléphones, etc.), quels sont les détails qui soulignent cette “ actualisation ”, dans Gemma Bovery, du contexte spatio-temporel diégétique du récit de Flaubert ? Globalement, on remarque que l’œuvre de Posy Simmonds témoigne de la perte des valeurs “ traditionnelles ” ( telles qu’on peut les retrouver dans le roman de Flaubert ) au profit des valeurs “ modernes ” en vigueur dans notre société dite “ de consommation ” ( l’individualisme, le “ tout, tout de suite ”, le capitalisme, l’exigence de rendement, etc. ). Les enfants de Charlie, les plus jeunes protagonistes du récit, incarnent particulièrement bien la logique consommatrice contemporaine : télévision ( zapping ), jeux vidéo, fast-food, vêtements de marque, etc. tout cela fait partie de leur quotidien. Les Rankin29 s’insèrent eux aussi dans cette logique, ce qui leur vaudra d’ailleurs d’être la cible de critiques acerbes de la part de Posy Simmonds ( généralement via les propos de Gemma ). Par le biais du personnage de Charlie Bovery, Posy Simmonds explore dans son roman graphique l’une des problématiques typiques de nos sociétés contemporaines occidentales, à savoir, la question du divorce et de ses implications. Si, dans le roman de Flaubert, la première femme de Charles Bovary était décédée avant que celui-ci n’épouse Emma, ce n’est pas le cas dans Gemma Bovery : Charlie est divorcé et père de deux enfants30. Gemma, quant à elle, symbolise le culte de l’individu et ses dérives : elle se soumet à des régimes draconiens, s’inflige de lourds exercices physiques, change totalement son apparence ( de la morphologie à la coupe de cheveux, en passant par le style vestimentaire ), s’avoue influencée par les modèles de perfection physique qui s’étalent sur les affiches publicitaires et dans les pages des magazines féminins, etc. N’oublions toutefois pas que l’œuvre de Flaubert regorgeait déjà de traits et de préoccupations résolument modernes, puisque Flaubert y posait notamment les questions de la place de l’artiste dans la société et de la signification du Beau. Dans Gemma Bovery, on retrouve également ces questionnements : l’héroïne principale est une artiste, puisqu’elle est illustratrice pour des revues et décoratrice31 — et elle a d’ailleurs beaucoup de mal à concilier ses aspirations

29 Couple d’Anglais “ middle class ” qui possèdent une maison en Normandie. 30 Cette différence pourrait aussi être expliquée par des considérations d’ordre purement contextuel : si le divorce était impensable au XIXe siècle, il est aujourd’hui devenu une réalité des plus banales, il n’était donc pas nécessaire que Charlie soit veuf pour qu’il puisse épouser Gemma en secondes noces. 31 Gemma sera d’ailleurs engagée par les Rankin pour assurer la décoration de leur “ manoir ” en Normandie.

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personnelles avec ses activités professionnelles. Flaubert posait aussi les jalons d’une réflexion de fond à propos de certaines questions sociales telles que la condition de la femme, les rapports entre les sexes, l’éducation des enfants, etc. Les problématiques sociales contemporaines, interrogées par Posy Simmonds dans son roman-graphique, font donc écho à celles que se posait déjà Flaubert, plus d’un siècle auparavant. Toutes ces considérations nous amènent au constat selon lequel on ne peut réduire Gemma Bovery à une simple réplique “ modernisée ” de l’héroïne flaubertienne, et ce parce que Posy Simmonds elle-même semble finalement aller à l’encontre de cette identification, notamment en introduisant une distorsion flagrante entre la mort de Gemma et celle de sa presque homonyme consœur romanesque. De fait, l’auteure anglaise met en scène la mort de Gemma de manière que, au premier abord, le lecteur averti du fait flaubertien relève des similitudes avec la mort d’Emma telle que décrite dans Madame Bovary, mais que celui-ci se rende compte ensuite que toute similitude n’est qu’apparence fortuite : la mort de Gemma n’est pas due à un suicide, mais bien à un accident qui survient alors que cette dernière, à l’inverse de son pendant romanesque, avait décidé de “ faire face à son destin ”, c’est-à-dire, d’assumer son passé, de mettre de l’ordre dans son présent et de prendre son futur en mains.

Conclusion : la mise en abyme du paradigme lecture - écriture

Avant de clôturer notre réflexion, nous voudrions revenir un instant sur un personnage a priori anecdotique, mais qui se révèle être “ le ” personnage clé du récit de Posy Simmonds, à savoir, le boulanger Raymond Joubert. Si nous nous sommes intéressée de près à ce personnage lors de notre analyse de Gemma Bovery, c’est d’abord parce qu’il était présenté, dès le début, comme étant le narrateur du récit — c’est lui qui nous raconte les derniers mois de la vie de Gemma, en puisant dans le journal intime de cette dernière-et autres sources plus mystérieuses... — les informations qui lui permettent de reconstituer pour nous, lecteurs, le fil des évènements32, et ensuite parce que, au fil des pages, il se révélait être un personnage d’une ambigüité ravissante.

32 Ce qui trace le fil conducteur de ce récit, c’est le journal intime de Gemma, qui est cité/paraphrasé et inséré dans le discours de Joubert, ou retranscrit “ tel quel ”. Dans ce dernier cas de figure, le lecteur a l’impression d’avoir directement accès au journal de Gemma, comme s’il lisait à travers les yeux de Raymond Joubert.

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Si le récit de Posy Simmonds est parsemé de références allusives au roman de Flaubert — qu’elles soient de natures graphique33 ou narrative34 — et que la relation hypertextuelle est subtilement tissée tout au long du récit, notons que cette dernière se manifeste aussi plus explicitement à certains moments, entre autres et surtout via le discours de Raymond Joubert. En fait, c’est Raymond Joubert qui établit explicitement le lien entre la vie de Gemma et celle de l’héroïne flaubertienne en voyant en elle la réincarnation de cette figure mythique de la littérature française.

[ Ci-contre : GB, p. 89 ].

Dès lors, en présentant son ouvrage comme le fruit d’une lecture- réécriture, d’une interprétation personnelle d’un texte préexistant et en y insérant la figure d’un lecteur ( Raymond Joubert ) qui lit et interprète, lui aussi, Madame Bovary, Posy Simmonds met en abyme, non seulement sa propre lecture du roman flaubertien, mais aussi les phénomènes mêmes de lecture et d’écriture. Elle problématise les liens qui se tissent entre les deux pôles du paradigme lecteur-auteur en mettant à nu les mécanismes psychologiques de la lecture et en “ intervertissant ” les rôles : l’auteur ( Posy Simmonds ) s’avère être, d’abord et avant tout, un lecteur, alors que certains protagonistes du récit sont aussi des auteurs : Patrick Large écrit des critiques culinaires et

33 Les apparitions en médaillon d’Emma Bovary en tenue d’époque et les représentations graphiques de l’objet-livre Madame Bovary, entre autres. 34 Nous entendons par là les éléments de la diégèse de Gemma Bovery qui font écho à ceux de la diégèse de Madame Bovary.

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Gemma travaille pour des revues. Quant à Raymond Joubert, il cumule les deux casquettes, puisqu’il est à la fois lecteur — de Madame Bovary, bien sûr, mais aussi du journal intime de Gemma qu’il traduira pour nous — et auteur, non seulement parce qu’à défaut de devenir le grand écrivain qu’il voulait être, il continue d’écrire pour une “ feuille de chou ” locale, mais aussi parce que, d’une part, dès les premières lignes, Raymond Joubert se présente ( lui-même ) comme étant l’auteur ( et le narrateur ) du récit contenu dans les pages du roman graphique, mais aussi parce que, d’autre part, l’attitude qu’il adopte par rapport à Gemma pourrait être celle d’un écrivain face à l’un des personnages de son récit. En effet, Raymond Joubert ne se contente pas d’observer ( ou plutôt, d’espionner ) Gemma, mais il entend bien influer sur sa vie, un peu à la manière d’un auteur de romans, ou d’un metteur en scène, qui tire les ficelles du destin de ses personnages35. En fait, Raymond Joubert tente désespérément de “ réécrire ” le destin de Gemma Bovery qu’il croit vouée à suivre les traces de sa presque homonymique consœur littéraire, de sorte que, au sein de ce roman graphique issu d’un processus de lecture-réécriture, un personnage ( Raymond Joubert ) s’adonne, lui aussi, à un acte lecture-réécriture. En outre, au-delà du personnage particulier, on pourrait voir en Joubert le représentant d’une collectivité. D’ailleurs, les fantasmes qu’il nourrit vis-à-vis de Gemma renvoient à l’aura de fascination qui entoure la figure mythique d’Emma Bovary dans l’esprit français. L’analyse sociolinguistique de l’œuvre de Posy Simmonds démontre que l’usage que fait Posy Simmonds du langage n’est pas neutre, notamment parce qu’elle introduit sciemment dans son texte original en anglais36 un nombre important de mots en français, et ce, à des fins visiblement ironiques. Malgré leurs occurrences et leurs usages variés, nous avons pu observer que la plupart de ces termes ( ou expressions ) en français se rattachaient à un registre de langue plutôt familier. Force est néanmoins de constater qu’une petite partie de ces mots français s’inscrivent dans un registre de langue plus soutenu, puisqu’ils appartiennent au domaine de la littérature : les citations littéraires que fait Joubert sont la plupart du temps formulées en français dans la version originale en anglais ( comme à la page 14, par exemple : “ cette inconnue, cette dame aux camélias ” ). Est-ce dans l’optique d’un éventuel souci d’ “ authenticité ” ? Si tel est le cas, pourquoi la citation de

35 Par exemple : il recopiera la lettre de Rodolphe à Emma et l’enverra à Gemma en signant Hervé ( le pendant du Rodolphe flaubertien ) afin qu’elle rompe avec ce dernier, etc. 36 Jusqu’à présent, nous nous étions concentrés sur une version traduite ( en français ) de Gemma Bovery ; dans ce paragraphe, nous nous intéresserons à l’incursion de termes en français dans la version originale ( écrite en anglais ) de ce roman graphique : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Londres, Jonathan Cape, 1999.

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la page 10 ( “ une ville célèbre, une prison infâme ” ) est-elle en français alors qu’elle est tirée de l’œuvre d’Oscar Wilde, un auteur anglophone ? Dans ce cas précis, Joubert citerait alors la traduction et non pas l’œuvre originale, ce qui peut faire l’objet d’une interprétation ironique : Posy Simmonds tourne-t-elle ainsi en dérision cette façon qu’à Joubert de s’ “ approprier ”37 la littérature ( et/ou les œuvres/mythes littéraires ) 38? Dans ce cas précis, elle tournerait alors aussi en dérision sa propre pratique puisqu’elle aussi entend “ s’approprier ” l’histoire d’Emma Bovary. On pourrait pousser la réflexion plus loin encore, en postulant que ce genre de manipulations langagières concourt également à la mise en abyme de l’acte d’écriture et de traduction-entendu, dans ce cas précis, comme acte de ( re) création. Finalement, le personnage du récit qui ressemble le plus à l’Emma Bovary flaubertienne, c’est peut-être Raymond Joubert. Dans Gemma Bovery, en plus de tracer le portrait critique de notre société contemporaine multiculturelle, Posy Simmonds se moquerait donc peut-être aussi ( et surtout ), de Joubert, ... mais aussi d’elle-même et... de nous, tous lecteurs assidus ( du moins, nous l’espérons ) qui, à l’image du boulanger de son récit, en viennent parfois à confondre, l’espace d’un instant, réalité et roman. D’ailleurs, comme le disent si justement Roland Barthes et Alain Finkielkraut, au fond, “ nous sommes tous des Bovary ”.

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37 Comme en témoigne le rapport ambigu que Raymond Joubert entretient avec le classique littéraire de Flaubert, Madame Bovary. 38 Posy Simmonds tourne-t-elle ainsi en dérision cette tendance française à la quasi-sacralisation de ses étendards culturels ? À la page 41 de Gemma Bovery, Joubert est en tous cas visiblement outré d’apprendre que Gemma n’a pas lu le classique de Flaubert — Madame Bovary, en l’occurrence — : “ Quelle arrogance, ils viennent vivre ici, mais ils ne font pas le moindre effort pour s’intéresser à la culture ”.

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