Revue européenne des migrations internationales

vol. 31 - n°3 et 4 | 2015 Migrations au Maghreb et au Moyen-Orient : le temps des révolutions / Numéro ouvert Migrations in Maghreb and in the Middle East: The Time of the Revolutions / Varia Migraciones en el Norte de África y Oriente Medio: el tiempo de las revoluciones / Varia

Delphine Pagès-El Karoui, Marie-Antoinette Hily, William Berthomière et Véronique Petit (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/remi/7348 DOI : 10.4000/remi.7348 ISSN : 1777-5418

Éditeur Université de

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2015 ISBN : 979-10-90426-26-9 ISSN : 0765-0752

Référence électronique Delphine Pagès-El Karoui, Marie-Antoinette Hily, William Berthomière et Véronique Petit (dir.), Revue européenne des migrations internationales, vol. 31 - n°3 et 4 | 2015, « Migrations au Maghreb et au Moyen-Orient : le temps des révolutions / Numéro ouvert » [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 18 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/remi/7348 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/remi.7348

© Université de Poitiers VOL. 31 N°3 & 4

Migrations au Maghreb et au Moyen-Orient : le temps des révolutions

Coordination : Delphine Pagès-El Karoui et Marie-Antoinette Hily Varia

Coordination : William Berthomière et Véronique Petit

Publication éditée par l’Université de Poitiers avec le concours de • InSHS du CNRS (Institut des Sciences Humaines et Sociales du Centre National de la Recherche Scientifique) • MIGRINTER (Migrations internationales, espaces et sociétés - UMR 7301) • MSHS (Maison des Sciences de l’Homme et de la Société de Poitiers) • OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) • MOMM (Moyen-Orient et Mondes Musulmans)

VOL. 31 N°3 & 4

Migrations au Maghreb et au Moyen- Orient : le temps des révolutions Coordination : Delphine Pagès-El Karoui et Marie-Antoinette Hily Sommaire Delphine Pagès-El Karoui et Hassan Boubakri...... 7 Éditorial Hassan Boubakri...... 17 Migration et asile en Tunisie depuis 2011 : vers de nouvelles figures migratoires ? Thibaut Jaulin et Björn Nilsson...... 41 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011 Myriam Ababsa...... 73 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire. Les dispositifs de contrôle des réfugiés syriens en Jordanie (2011-2015) Kamel Doraï...... 103 Les Palestiniens et le conflit syrien. Parcours de réfugiés en quête d’asile au Sud-Liban Hélène Thiollet...... 121 Migration et (contre)révolution dans le Golfe : politiques migratoires et politiques de l’emploi en Arabie saoudite Delphine Pagès-El Karoui...... 145 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ? Note de recherche : Célia Lamblin...... 171 Participation politique des Égyptiens résidant en : vers la construction d’une citoyenneté en migration ? Varia Coordination : William Berthomière et Véronique Petit

Guillaume Étienne...... 187 Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère » Yves Charbit...... 209 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870) Hugues Moussy...... 231 Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale Diahara Traoré...... 253 Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec au prisme de l’expérience migratoire Julie Voldoire...... 275 Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia Note de recherche : Encarnación La Spina...... 297 Le rôle des Communautés autonomes dans le modèle contemporain d’intégration des immigrants en Espagne : variabilité de réalisation Hommage : Salvatore Palidda...... 323 Maurizio Catani, anthropologue-ethnographe de l’émigration-immigration

Notes de lecture...... 341

Livres reçus...... 355

Note aux auteurs...... 373 VOL. 31 N°3 & 4

Migrations in Maghreb and in the Middle East: The Time of the Revolutions Coordination: Delphine Pagès-El Karoui and Marie-Antoinette Hily Contents Delphine Pagès-El Karoui and Hassan Boubakri...... 7 Editorial Hassan Boubakri...... 17 Migration and Asylum in Tunisia since 2011: Towards a New Migration Profile? Thibaut Jaulin and Björn Nilsson...... 41 Voting at Home and Abroad: The Tunisian Diaspora since 2011 Myriam Ababsa...... 73 From a Humanitarian Crisis to a Security Crisis. Control Measures for Syrian Refugees in Jordan (2011-2015) Kamel Doraï...... 103 The Palestinians and the Syrian Conflict. Itineraries of Refugees Seeking Asylum in South Lebanon Hélène Thiollet...... 121 Migration and (Counter) Revolution the Arab Gulf: Migration Policies and Labour Market Policies in Saudi Arabia Delphine Pagès-El Karoui...... 145 The Arab Spring: A Revolution for the Egyptian Emigration? Research Note: Célia Lamblin...... 171 The Political Participation of Egyptians Living in France: Towards the Construction of a Citizenship in Migration? Varia Coordination: William Berthomière and Véronique Petit

Guillaume Étienne...... 187 Becoming Autochthonous when being a “Non-native French” Yves Charbit...... 209 Emigration, Colonization and Liberal Ideology in France (1840-1870) Hugues Moussy...... 231 The Survey of Medical Topographers on Colonial Diahara Traoré...... 253 Changes in the Religious Identity of West African Women in Quebec in Light of the Migratory Experience Julie Voldoire...... 275 Power Issues, Issues of Recognition or the Ethnicisation of Polonia Research Note: Encarnación La Spina...... 297 The Role of Regions in the Contemporary Model of Immigrant Integration in Spain: Variability of Implementation Tribute: Salvatore Palidda...... 323 Maurizio Catani, Anthropologist-Ethnographer of Emigration-Immigration

Books Reviews...... 341

Books Received...... 355

Note to Authors...... 373 VOL. 31 N°3 & 4

Migraciones en el Norte de África y Oriente Medio: el tiempo de las revoluciones Coordinación: Delphine Pagès-El Karoui y Marie-Antoinette Hily Índice Delphine Pagès-El Karoui y Hassan Boubakri...... 7 Editorial Hassan Boubakri...... 17 Migración y asilo en Túnez desde 2011: ¿hacia un nuevo perfil de la migración? Thibaut Jaulin y Björn Nilsson...... 41 Votar aquí y allá: los tunecinos en el extranjero desde 2011 Myriam Ababsa...... 73 De la crisis humanitaria a la crisis de seguridad. Los dispositivos de vigilancia de los refugiados sirios en Jordania (2011-2015) Kamel Doraï...... 103 Los palestinos y el conflicto sirio. Itinerarios de refugiados solicitando asilo en el sur del Líbano Hélène Thiollet...... 121 Migración y (contra)revolución en el Golfo: políticas migratorias y políticas de empleo en Arabia Saudita Delphine Pagès-El Karoui...... 145 La «primavera árabe»: ¿una revolución para la emigración egipcia? Nota de investigación: Célia Lamblin...... 171 La participación política de los egipcios viviendo en Francia: ¿hacia la construcción de una ciudadanía en la migración? Varia Coordinación: William Berthomière y Véronique Petit

Guillaume Étienne...... 187 Convertirse en un autóctono siendo «francés de origen extranjero» Yves Charbit...... 209 Emigración, colonización e ideología liberal en Francia (1840-1870) Hugues Moussy...... 231 La mirada de los topógrafos médicos sobre la Argelia colonial Diahara Traoré...... 253 Cambio de la identidad religiosa por las mujeres de origen africano occidental en Quebec a la luz de la experiencia de migración Julie Voldoire...... 275 Retos de poder, retos de reconocimiento o etnicización de la Polonia Nota de investigación: Encarnación La Spina...... 297 El papel de las Autonomías en el modelo contemporáneo de integración de los inmigrantes en España: una materialización fluctuante Homenaje: Salvatore Palidda...... 323 Maurizio Catani, antropólogo-etnógrafo de la emigración-inmigración

Notas bibliográficas...... 341

Libros recibidos...... 355

Nota a los autores...... 373

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 7-15

Éditorial Delphine Pagès-El Karoui1 et Hassan Boubakri2

En hommage au géographe Matthieu Giroud, mort le 13 novembre 2015 au Bataclan.

Parmi les nombreuses publications parues depuis 2011 concernant les révo- lutions arabes, peu traitent des migrations comparées à d’autres thématiques plus largement développées comme les réseaux sociaux et Internet, la réappro- priation de l’espace public, les mobilisations des acteurs sociaux, les processus institutionnels des transitions politiques ou les répercussions géopolitiques. Grâce aux contributions de géographes, historiens, politistes et sociologues, ce dossier thématique de la REMI3 se propose d’analyser les rapports entre migra- tions internationales et révolutions arabes4. Ils peuvent être pensés de plusieurs manières. On peut s’interroger, en amont, sur la manière dont les migrations participent à l’avènement des révolutions : certaines diasporas arabes ont-elles alimenté le mécontentement de leurs sociétés d’origine, grâce à leurs expé- riences au contact des démocraties occidentales ? Ces émigrations ont-elles, au contraire, participé à rigidifier les hiérarchies sociales, via le renforcement des structures autoritaires et le non-renouvellement des élites héritées des régimes postindépendances (De Bel-Air, 2014) ? En outre, l’émigration ne renforce-t-elle pas les inégalités sociales et territoriales, ce qui aurait attisé le mécontente- ment ? La réduction des possibilités d’expatriation vers l’Europe ou le Golfe, à la fin des années 2000, n’a-t-elle pas exacerbé les frustrations ?

1 Maître de conférences à l’INALCO en délégation CNRS à l’URMIS (2014-2015), 65 rue des Grands Moulins, 75013 ; [email protected] 2 Professeur de géographie à l’Université de Sousse, membre du laboratoire SYFACTE/ Université de Sfax, chercheur associé à l’IRMC, à Migrinter et à l’URMIS, Avenue Khalifa Karoui, Cité Sahloul 4, BP 526, 4000 Sousse-Sahloul, Tunisie ; hassan.boubakri@gmail. com 3 Nous remercions vivement le GIS Moyen-Orient et Mondes Musulmans et l’Organi- sation Internationale de la Francophonie (OIF) pour leur aide à la publication, ainsi que l’URMIS qui a financé un atelier, lors du congrès du GIS en juillet 2015. 4 Ici, le mot « révolution » est pris au sens de « situation révolutionnaire » (Tilly, 1995) pour éviter le débat récurrent pour savoir si l’on a bien affaire à des révolutions. Cinq ans après le déclenchement des révoltes dans le monde arabe, domine un immense pessi- misme, tant les conséquences des soulèvements sont sombres : guerre civile en Syrie, Libye, Yémen, contre-révolution en Égypte, fragile transition en Tunisie, etc. Cependant, parce que le moment a bel et bien introduit une rupture radicale dans l’histoire du monde arabe et que le mot « révolution » est celui des acteurs, nous faisons le choix d’employer ce terme.

7 Delphine Pagès-El Karoui et Hassan Boubakri

Les contributions de ce dossier s’intéressent plutôt aux répercussions des événements exceptionnels de l’année 2011 (chutes successives de Ben Ali et de Moubarak en janvier 2011, puis en février, déclenchement des révoltes en Libye, en Syrie et au Yémen) sur les migrations dans le monde arabe. L’année 2011 inau- gure-t-elle un nouveau cycle dans l’histoire et la géographie des migrations de la région ? Dans quelle mesure les systèmes migratoires nationaux et régionaux ont-ils été reconfigurés après 2011 ? Quelles sont les ruptures et les continuités en termes de flux migratoires et quels sont les modes de gestion et d’engage- ments transnationaux des diasporas ?

Migrations et révolutions : une alternative à la frustration ?

Migrations et révoltes ne sont-elles pas deux réponses possibles pour des jeunes, souvent éduqués, dont les aspirations sont freinées et donc sources de frustrations, alors que les opportunités de promotion sociale ne cessent de se réduire dans un contexte de libéralisation économique où le marché du travail n’offre plus souvent que des emplois précaires et déqualifiés ?

En effet, les processus structurels de marginalisation de larges franges des sociétés du monde arabe, en particulier de la jeunesse, sont avancés par les observateurs comme à l’origine du mécontentement grandissant des individus. Privées de leurs droits économiques et sociaux, de leurs droits politiques et civiques, ces populations ne peuvent plus prendre part à aucune forme de participation à la vie publique ou aux processus de prise de décision. De plus, les normes sociales (patriarcat, ségrégation entre les hommes et les femmes) et religieuses (fondamentalisme) qui régissent les comportements individuels et collectifs ont fini par alimenter la colère et la révolte qui se sont traduites par deux attitudes : le soulèvement et la migration, ou la conjugaison des deux. Pour transformer la société et pour poursuivre leurs projets, les migrants, et surtout les jeunes, ont mis en place des stratégies et utilisé des moyens destinés à changer leur quotidien : mobilisation politique et sociale, débats, rassemble- ments dans la rue, pressions sur les décideurs, etc. Le bilan des cinq dernières années a cependant démontré que ces tentatives n’ont pas abouti. L’explosion sociale que vient de connaitre la Tunisie en janvier 2016 montre à quel point le processus de transformation est lent, hésitant et parfois régressif.

La lecture démographique des révolutions arabes (Fargues, 2012), inspirée par la théorie des « frustrations relatives » du sociologue Robert Merton, met la jeunesse (dans le monde arabe, 50 à 60 % de la population a moins de 30 ans) au centre de l’analyse. Elle est plus susceptible de se révolter ou d’émigrer que les générations précédentes. Le youth bulge (augmentation du pourcentage des jeunes dans la population totale) est un terme qui décrit une génération avec moins de responsabilités familiales, car libérée de deux contraintes, celle d’une descendance nombreuse (ces jeunes ont moins d’enfants que leurs prédéces- seurs) et celle de la charge de parents vieillissants (une phratrie nombreuse permet une répartition des soins). Ce moment démographique particulier, qui contribue à une prise de risque de la jeunesse et favorise la révolte, coïncide avec l’émergence d’une société qui prend place de plus en plus dans la globa- lisation de la culture et la circulation des hommes. Ces approches démogra-

8 Éditorial phiques relèvent de théories de la modernisation qui soutiennent l’idée que les individus dans le monde arabe sont de moins en moins religieux, plus libéraux et plus laïcs (Courbage et Todd, 2007). En outre apparaît une nouvelle catégorie sociologique globale, celle du jeune diplômé-chômeur de la classe moyenne, qui est à la fois un acteur central de la migration et de la revendication (Van Hear, 2015).

Cette lecture générationnelle est cependant remise en question par des cher- cheurs (Allal et El Chazli, 2012 ; Bonnefoy et Poirier, 2012) qui lui reprochent de se situer à une échelle macro et d’être peu heuristique à l’échelle des individus. À la question, « pourquoi certains se révoltent et d’autres pas », ces approches répondent sur les conditions d’émergence des protestations, mais pas sur le moment de basculement, ni sur les raisons immédiates d’engagement des acteurs qui, dans la grande majorité, n’étaient pas des militants. Comment un événement exceptionnel fait-il advenir dans l’imaginaire collectif et indi- viduel de nouvelles façons de voir le monde, qui pousseront les jeunes à se mobiliser ou à rentrer chez eux quand ils sont en migration pour participer à la transition politique de leur pays ? Des études d’une grande richesse ethnogra- phique (Bonnefoy et Catusse, 2013) ou plus quantitatives (Hoffman et Jamal, 2012)5 nous amènent à déconstruire ou à nuancer la lecture générationnelle en complexifiant notre représentation des jeunes du monde arabe.

La théorie Exit, voice & loyalty est très fréquemment mobilisée par les analystes des révolutions arabes (Fargues, 2011b ; Van Hear, 2015). Pour Hirschman (1970 et 1993), face à un dysfonctionnement, les individus ont trois options possibles : protester et résister (« voice »), changer de produit ou partir (« exit ») et enfin, rester passif, ne pas changer ses habitudes de consomma- tion, ne pas quitter son pays, tout en restant silencieux et loyal (« loyalty »). Hirschman s’intéresse surtout au couple principal exit et voice. Dans un premier temps, il postule que les deux fonctionnent en sens inverse, à l’image d’un balancier : plus il y a de protestation, plus les migrations diminuent et inverse- ment. Cependant, après les révolutions en Europe de l’Est en 1989, il revisite sa théorie, en explorant un autre type de relation entre exit et voice qu’il n’avait pas vu auparavant. Les deux peuvent aussi s’alimenter mutuellement, en fonction- nant en tandem. C’est la conjonction de ces deux forces qui, selon lui, a précipité les régimes totalitaires en Europe de l’Est : en 1988-1989, la fuite massive d’Alle- mands de la RDA vers la RFA, ou vers ses ambassades à Budapest, Prague ou Varsovie, a alimenté les protestations et a contribué à la chute du mur du Berlin, qui avait été construit pour stopper les départs vers l’ouest. Les révolutions arabes permettent d’affiner le modèle, en remettant en cause la pertinence du terme de loyauté. Car les retours de migrants qualifiés égyptiens pour participer

5 D’après un sondage effectué quelques années avant les révolutions arabes, ces auteurs brossent le portrait des jeunes générations arabes. Leurs résultats confirment certains traits attendus : les jeunes sont plus éduqués, plus au chômage, plus connectés, via les réseaux sociaux, au monde arabe et à l’extérieur, plus enclins à protester (ils votent moins et participent plus à des manifestations de rue) que les générations précédentes. D’autres résultats sont plus surprenants : s’ils constatent un déclin des pratiques reli- gieuses et des croyances chez les jeunes, ils sont aussi plus susceptibles de soutenir la loi islamique, moins tolérants face à d’autres religions et ont davantage tendance à s’identifier comme musulmans que comme citoyens de leur pays ou comme arabes. Enfin, ils étaient avant 2011 plus satisfaits des leaders politiques. Ceci invite à rediscuter les opportunités, à la fois réelles et perçues, qui ont motivé les jeunes à se mobiliser.

9 Delphine Pagès-El Karoui et Hassan Boubakri

à la transition démocratique en 2011 ou les manifestations de fierté nationale chez les expatriés, décrits par Delphine Pagès-El Karoui dans sa contribution, montrent bien que l’éloignement n’a pas fait disparaître leur loyauté envers leur pays. S’ils ont quitté l’Égypte, c’est moins une question de loyauté que de perte d’espoir en la possibilité d’un changement immédiat. Au lieu de loyauté, il serait donc plus juste de parler de résignation dans le cadre de la théorie de Hirschman.

Les effets des révolutions arabes sur les flux : le poids de la géopolitique

Les révolutions arabes ont alimenté des flux migratoires de grande ampleur et d’une grande diversité, même s’ils sont difficiles à quantifier. Une partie des jeunes Tunisiens qui ont participé au mouvement qui a conduit à la chute du régime de Ben Ali sont aussi ceux qui, profitant du relâchement sécuritaire, ont pris dès le lendemain, et durant des semaines, les bateaux pour débarquer en masse sur l’île italienne de Lampedusa, comme le rappelle Hassan Boubakri. D’autres ont préféré partir, soit parce qu’ils appartenaient à l’ancien régime (comme les « pro-Kadhafi » installés en Tunisie), soit parce qu’ils étaient consi- dérés comme ses alliés (comme c’est le cas de certains ressortissants de pays subsahariens, perçus comme des mercenaires par la population libyenne) ou enfin parce que, simples civils, ils fuyaient les combats, créant ainsi de nouvelles vagues de réfugiés (la guerre en Libye a provoqué le déplacement d’1 million de personnes) ou encore parce qu’ils redoutaient la période d’incertitude dans laquelle rentraient ces pays. Certains expatriés, généralement qualifiés, ont choisi de rentrer chez eux. Les nouvelles valeurs révolutionnaires ont été incarnées par l’accueil et l’assistance portés aux nouveaux exilés (travailleurs migrants, familles libyennes, réfugiés, surtout subsahariens, etc.) arrivés en Tunisie en provenance de Libye.

L’exemple libyen en 2011, puis celui des réfugiés syriens témoignent que, plus que les révolutions elles-mêmes, ce sont surtout les conflits qu’elles génèrent qui provoquent les plus grands flux migratoires. L’année 2011 renoue donc avec les grandes crises migratoires qui ont ébranlé le Moyen-Orient, soit en lien avec le conflit israélo-palestinien en 1948 et 1967, soit suite à la guerre du Golfe de 1990-1991, avec l’exode massif des travailleurs étrangers du Koweït (dont les Palestiniens bannis par le gouvernement), des Égyptiens d’Irak, et des Yéménites expulsés d’Arabie Saoudite. En Égypte ou en Tunisie, où la situation sécuritaire est fragile, mais moins détériorée que dans les pays voisins en guerre, le marasme de l’économie, encore affaiblie par les années postrévolu- tionnaires (hausse du chômage, effondrement du tourisme, multiplication des mouvements sociaux, etc.) fait que l’émigration ne tarit pas et semble même s’accélérer, mais sans rejoindre les proportions atteintes en Libye ou en Syrie.

Si la quasi-totalité des centaines de milliers de travailleurs migrants qui ont fui la Libye en direction des pays voisins a été rapatriée dans leurs pays d’origine, l’onde de choc de l’exil massif de plus de 4 millions de réfugiés syriens ne s’est pas arrêtée au Proche-Orient, mais a atteint l’Union européenne et ébranle sérieusement l’un des piliers de sa construction, l’espace Schengen. Dans un premier temps, les réfugiés syriens, comme le font tous les réfugiés,

10 Éditorial se sont installés dans les pays limitrophes, dans l’espoir de pouvoir rapidement rentrer chez eux. Ils ont été accueillis essentiellement par la Turquie, le Liban, la Jordanie, l’Irak et l’Égypte. Les textes de Myriam Ababsa et de Kamel Doraï exposent comment la Jordanie et le Liban ont d’abord prôné l’ouverture des frontières, puis face à la saturation de leurs capacités d’accueil et à la crainte d’infiltration de djihadistes, ces pays les ont progressivement fermées, imposant des restrictions à l’entrée et au séjour des réfugiés, conduisant alors à une margi- nalisation croissante de ces populations. Au sein des réfugiés syriens, le sous- groupe des réfugiés palestiniens de Syrie est un cas très particulier, analysé par Kamel Doraï qui témoigne de la résilience des réseaux transnationaux établis lors de vagues migratoires précédentes. Avec l’enlisement du conflit syrien, et la dégradation des conditions d’accueil dans les pays voisins, l’Europe apparaît comme la meilleure destination, alors que les riches pays du Golfe sont prêts à aider financièrement les réfugiés syriens, mais pas à les accueillir chez eux, ce qui contraste avec la généreuse politique d’accueil allemande. Toutefois, l’afflux massif de migrants en Europe (dont les réfugiés syriens constituent la moitié) est en train de bouleverser les sociétés européennes pour qui la crainte de l’immi- gration est devenue une préoccupation principale.

Les migrants deviennent les otages des tensions géopolitiques : l’assassinat d’un pilote jordanien par l’État islamique (EI) a conduit au durcissement du contrôle des réfugiés syriens en Jordanie ; en Libye, l’exécution des migrants coptes par des groupes affiliés à l’EI a provoqué des raids de représailles de l’Égypte ; en Europe, la crainte de l’infiltration des djihadistes conduit à l’amal- game entre réfugiés et terroristes, exploité par les partis d’extrême droite. D’autres flux ont eu des répercussions immédiates sur la géopolitique régionale et mondiale : le retour de mercenaires subsahariens de Libye a engendré une crise au Sahel et une guerre au Mali ; l’arrivée de milliers de combattants venus du monde arabe, mais aussi d’Europe a renforcé les effectifs des groupes djiha- distes en Syrie, en Irak et en Libye et a surtout contribué à l’essor de l’emprise territoriale de l’État islamique. Le retour de Syrie en France de ces djihadistes pose des problèmes sécuritaires inédits à l’Europe, qui ne sait comment réagir sans renoncer à ses idéaux démocratiques, comme l’ont tragiquement démontré les attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Les débats et les tensions suscités par le projet de révision constitutionnelle en France, pour déchoir de leur nationalité française les binationaux condamnés pour terrorisme, montrent à quel point les révolutions arabes et leurs flux de réfugiés ont ébranlé les champs politiques non seulement au Moyen-Orient, mais aussi en Europe.

Les formes d’engagement politique et civique des diasporas

Grâce aux réseaux sociaux et aux TIC, ainsi qu’aux liens intenses conservés entre les sociétés d’origine et leurs diasporas, les migrants ont amplement participé, à distance ou en retournant au pays, aux phases successives des soulèvements. Très vite acquis à la cause révolutionnaire, les membres des diasporas ont multiplié les échanges avec les militants des pays en révolution. Les réseaux familiaux ont également joué un rôle déterminant dans les mobilisa- tions. Dès les chutes de Ben Ali puis de Moubarak, les voyages se sont multipliés pour participer au mouvement de protestation et célébrer la victoire. Durant les

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deux premières années après la révolution, un nombre difficilement estimable, mais non négligeable, selon différentes sources, de migrants expatriés, qualifiés ou pas, sont rentrés dans leurs pays respectifs pour investir dans plusieurs domaines, porter assistance aux populations et aux organisations locales dans le secteur du développement local et social, de la protection de l’environnement, du conseil et de l’expertise ou encore pour participer à l’action politique. La diffi- culté de faire aboutir les processus de transition politique (Tunisie) ou l’échec du processus (Libye et Égypte) ont fini par désenchanter nombre de volontaires qui ont finalement rejoint leurs pays de résidence.

Ce renouveau de l’engagement politique des membres des diasporas s’est traduit par leur participation aux élections. Cette problématique est abordée pour les Tunisiens à l’étranger, par Thibaud Jaulin et Björn Nilsson et pour les Égyptiens, par Célia Lamblin et Delphine Pagès-El Karoui. L’Égypte et la Tunisie ont organisé plusieurs élections depuis 2011. Même si les taux de participa- tions sont restés assez timides, ces élections ont pour la première fois permis aux migrants d’affirmer leur pleine citoyenneté et leur allégeance à leurs pays d’origine. Avec un score pour les islamistes quasiment identique en Tunisie et dans la diaspora, les résultats du vote des Tunisiens de l’étranger, présentés par Thibaud Jaulin et Björn Nilsson viennent enrichir le débat sur les « remises sociales » discutées par Levitt (1998). La traduction des remises sociales dans les comportements politiques mérite d’être approfondie6 : les immigrés vivant dans un pays plus libéral ou plus conservateur que leur pays d’origine n’adoptent pas forcément les valeurs dominantes de leur pays d’accueil. La structuration des communautés immigrées (ancienneté, profils socio-économiques, organi- sation des réseaux, etc.) est un facteur à prendre en compte pour expliquer les comportements électoraux des migrants. Pour les Égyptiens, l’émigration peut être synonyme de radicalisation quel que soit le pays d’accueil : ils renvoient dos à dos la figure du copte fondamentaliste aux USA et celle de l’islamiste « wahhabisé » en Arabie Saoudite (Hafez et Ghaly, 2012).

Les répercussions des révolutions sur les modes de gestion des migrations

Le chaos qui règne en Libye conduit à abandonner les travailleurs étrangers à leur sort et les expose à tous les dangers : trafics de migrants, violences et abus divers. En Tunisie, pays le plus engagé dans la transition démocra- tique, de nouvelles institutions ont été créées (Observatoire de la migration et Secrétariat d’État à la migration en Tunisie) et d’autres sont prévues, comme le Conseil consultatif des Tunisiens résidents à l’étranger. Mais en définitive, peu de choses ont changé ; la gestion des frontières et le contrôle de la circulation des personnes restent soumis à des lois autoritaires promulguées sous l’ancien régime.

6 Philippe Fargues (2011a) a établi des liens entre fécondité et émigration ; il attribue des taux de fécondité plus faibles au Maroc et en Turquie, conséquences d’une forte émigra- tion vers l’Europe et de l’importation de nouvelles normes démographiques, tandis que ceux plus élevés de l’Égypte seraient à mettre en relation avec l’émigration massive vers le Golfe où la fécondité reste plus forte.

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Pour reconquérir leur légitimité vis-à-vis des États européens, les nouvelles autorités ont rapidement repris les procédés classiques de « lutte contre la migration clandestine ». Répondant à la poussée migratoire de l’année 2011 en provenance de Tunisie et de Libye, l’Union européenne propose à ses voisins du Sud des accords, appelés « Partenariat de Mobilité », destinés à s’accorder sur les règles de gestion des flux migratoires. Le Maroc et la Tunisie tentent de résister à la volonté de l’UE d’inscrire la réadmission des migrants partis de ces pays, ou y ayant transité, pour la limiter à leurs propres ressortissants. Mais le contexte migratoire méditerranéen depuis l’année 2014 et surtout en 2015 a totalement bouleversé les agendas de ces négociations et les règles de fonction- nement de l’espace migratoire européen. Les contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen sont rétablis surtout entre les pays traversés par les flux de réfugiés. Pour l’encourager à retenir les migrants et surtout les réfugiés syriens sur son territoire, la Turquie est à nouveau présentée comme un candidat sérieux à l’adhésion à l’Union et ses ressortissants peuvent espérer bénéficier de la libre circulation en Europe continentale grâce à la suppression des visas.

Les pays du Golfe sont parvenus à mettre un terme à la contestation qui avait éclaté en 2011, grâce à des politiques de redistribution massive de la manne pétrolière à destination de leurs citoyens, de plus en plus touchés par le chômage et qui manifestent leur hostilité à l’égard de la présence des immigrés qu’ils vivent comme une concurrence déloyale. C’est ce que montre Hélène Thiollet, dans son analyse des modes de gestion des migrations en Arabie Saoudite : une politique plus restrictive vis-à-vis de l’immigration, notamment arabe, mais pas seulement, vise à se prémunir de la contagion révolutionnaire, réactualisant ainsi les politiques plus anciennes de nationalisation de la main- d’œuvre, au prix, encore une fois, de la précarisation du statut des migrants, dont des centaines de milliers sont expulsés. Avec la baisse actuelle des prix du pétrole, cette politique de « containment » risque de ne pas être viable sur le long terme.

Conclusion

Les migrants ont pris part aux moments révolutionnaires de leurs pays d’origine à des échelles variées et à différents degrés. Cette participation leur a permis en premier lieu de réinvestir le champ politique à travers une liberté de parole enfin retrouvée, une mobilisation dans l’espace public, les débats, les campagnes électorales et leur participation aux élections. Elle leur a également permis de revivifier leurs sentiments d’appartenance à la nation d’origine et de faire allégeance au pays, quelle que soit la distance qui les séparait sous les régimes autoritaires. La cause nationale est une des références du citoyen expatrié et une des dimensions de son identité multiple. Toutefois, en parallèle à cette autonomisation des migrants, il faut bien insister, comme le font la quasi- totalité des articles, sur la forte précarisation du statut et de la situation des migrants dans le monde arabe.

Les migrations permettent d’éclairer un aspect central des dynamiques révo- lutionnaires, celles de l’État et de l’imaginaire national. Le monde arabe est entré dans une phase de transition et cherche à sortir de la période autoritaire qui a permis de construire les États indépendants post-coloniaux. Les mécontente-

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ments longtemps contenus contre l’inefficacité de l’État, miné par la corruption et son incapacité à produire de la croissance, ont fait vaciller le système et ont débouché sur les révoltes de 2011, réinventant un horizon commun de réformes démocratiques. Cependant, ce monde arabe, dont l’actualité et la pertinence ont été réaffirmées en 2011, se trouve aujourd’hui extrêmement affaibli et morcelé, chaque pays vivant derrière ces frontières, construisant des murs. Si, en Libye, en Syrie, au Yémen le processus révolutionnaire a miné le récit national, plongeant les pays dans des guerres civiles, réaffirmant les attachements aux identités locales, tribales, confessionnelles, etc., en Égypte, domine au contraire une forte consolidation de l’identité nationale. L’échec des révolutionnaires tient à leur incapacité à transformer l’élan protestataire en de nouvelles institu- tions, capables de réinventer des États accordant davantage d’égalité entre les citoyens. Alors que la succession des événements depuis 2011 est loin d’avoir instauré la démocratie dans le monde arabe, à l’exception de la Tunisie, l’Europe voisine est, elle aussi, touchée : les nouvelles mobilités issues de ces révolutions arabes (exodes de réfugiés syriens, circulation des djihadistes) fragilisent son fonctionnement démocratique et provoquent un retour en arrière de l’intégra- tion régionale, en rétablissant les contrôles aux frontières nationales.

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14 Éditorial

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15

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 17-39

Migration et asile en Tunisie depuis 2011 : vers de nouvelles figures migratoires ? Hassan Boubakri1

Introduction

À l’instar des autres pays du Maghreb, la Tunisie a vu sa fonction migra- toire évoluer depuis les années 1990. Elle a d’abord toujours été, et le demeure encore, un pays de départ : 1,3 million de Tunisiens vivent à l’étranger. Mais dès la fin du XXe siècle, des migrants subsahariens transitent par la Tunisie pour traverser la Méditerranée, en direction des côtes italiennes, dans des mouve- ments destinés à contourner les contrôles aux frontières extérieures de l’espace Schengen. À l’ouest du Maghreb, le Maroc se transforme à son tour en pays de transit en direction des côtes espagnoles (Boubakri, 2006a). Le Sud algérien sert également de carrefour migratoire en direction du Maroc et de la Libye, le plus grand pays de destination sur la rive méridionale et orientale de la Méditerranée depuis les années 1970. Jusqu’en 2010, des sources officielles libyennes2 situaient le nombre d’étrangers présents dans le pays à au moins 1,5 million de personnes, soit le quart de la population libyenne recensée en 2006. La majorité de ces migrants restaient dans le pays pour y travailler ou faisaient des allers-retours avec leurs pays d’origine limitrophes tels que l’Égypte, la Tunisie, le Soudan, le Tchad, le Niger ou le Mali, ou avec les pays plus lointains de la Corne de l’Afrique ou de l’Afrique occidentale. La partie restante de ces migrants a rejoint les réseaux de passages et de traversées en direction des côtes euro- péennes. Les réfugiés fuyant les violences et les situations de guerre font de la Libye aussi un pays de transit.

La première décennie du XXIe siècle a vu ces pays d’Afrique du Nord adopter des politiques de contrôle et de répression des migrants irréguliers, rejoignant ainsi celles suivies par les pays de la rive nord de la Méditerranée, faisant de l’Europe une zone de plus en plus inaccessible tant aux migrants économiques

1 Professeur de géographie à l’Université de Sousse, membre du laboratoire SYFACTE/ Université de Sfax, chercheur associé à l’IRMC, à Migrinter et à l’URMIS, Avenue Khalifa Karoui, Cité Sahloul 4, BP 526, 4000 Sousse-Sahloul, Tunisie ; hassan.boubakri@gmail. com 2 Ali Abdessalem Triki, secrétaire du Comité populaire général (ministre) à l’Union africaine, Associated Press, décembre 2003.

17 Hassan Boubakri

qu’aux réfugiés et demandeurs d’asile. Le déclenchement de la révolution en Tunisie et de la rébellion libyenne en 2011, qui se sont soldées par le renver- sement des deux régimes, a radicalement changé la donne migratoire dans la zone (Boubakri, 2013a). Pays en guerre civile depuis cette date, la Libye est devenue peu sûre aussi bien pour les migrants que pour ses propres citoyens. Dès le début du conflit en février 2011, des travailleurs étrangers et des réfugiés vont quitter ce pays en direction des pays voisins, dont la Tunisie. Quelques semaines plus tard, ce sont les Libyens qui ont pris à leur tour la route de l’exil, en direction de la Tunisie principalement.

Le voisinage entre la Tunisie et la Libye fait des deux pays, depuis 2011, un « tandem » migratoire particulier. La délicate transition politique de la Tunisie, d’un côté, qui a duré quatre ans (2011-2014) et, de l’autre, l’instabilité, suivie de la guerre civile et du chaos depuis 2011, font que l’on ne peut comprendre et analyser ces mouvements de populations, sans prendre en compte l’évolu- tion du contexte migratoire et politique dans chacun des deux pays, comme dans la région. Beaucoup de changements ont affecté, depuis 2011, la nature et l’ampleur des flux de migrants et de réfugiés qui aboutissent en Tunisie et dans les pays tiers de la rive méditerranéenne ou les traversent ; ils ont également affecté les routes et la manière dont les États en particulier, mais aussi les nouveaux acteurs (partis politiques, organisations de la société civile, organisa- tions internationales), qui sont apparus après 2011, ont traité ces flux ou ont géré leur inscription dans les territoires et les sociétés ayant accueilli ces migrants.

Dans cet article, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, l’analyse sera limitée à la manière dont la Tunisie accueille depuis cinq ans des réfugiés, sans avoir été avant 2011 un grand pays d’asile ou en contact direct avec des zones de guerre. L’intérêt de ce choix réside dans la variété des parcours, des origines et des statuts (ou le défaut de statut) de ces réfugiés. La première partie est consacrée à l’analyse du contexte qui a fait de la Tunisie une terre d’exil pour les travailleurs étrangers, puis pour les Libyens, qui ont fui la guerre en 2011, et à la manière dont la Tunisie a géré le premier camp de réfugiés sur son territoire. La deuxième partie est consacrée aux conditions de la circulation et du séjour en Tunisie de deux groupes de populations (Libyens et Syriens), dont les pays d’origine sont en guerre. L’intérêt de l’étude de ces deux groupes réside dans le fait qu’il s’agit de ressortissants de pays qui partagent avec la Tunisie une proximité culturelle liée à la communauté de langue, de religion et d’histoire. En outre, la Tunisie partage une frontière commune avec la Libye, deuxième pays d’immigration des travailleurs tunisiens, et d’anciennes traditions de circulation des personnes avec la Syrie qui n’a jamais imposé de visa aux Tunisiens qui voulaient s’y rendre pour travailler ou étudier. Par conséquent, l’opinion publique et les autorités tunisiennes considèrent que ces populations « frères » sont « chez elles en Tunisie ». Mais sur le plan juridique et sécuritaire, elles sont exposées, au même titre que les autres étrangers, surtout ressortissants des pays tiers, à la rigidité de la législation tunisienne qui peut donner lieu à des abus de la part de l’adminis- tration ou des forces de sécurité. Fuyant leurs pays en guerre, elles sont rentrées en Tunisie à la recherche d’une protection et pour bénéficier des services publics auxquels elles n’ont plus accès dans leurs pays. Réfugiées en Tunisie, elles n’en ont pas le statut. Les Libyens, et même une partie des Syriens, ne déposent pas de demande d’asile, ou ne veulent pas le faire. En outre, les autorités tunisiennes ne souhaitent pas que les Libyens surtout, mais aussi les Syriens dans une

18 Migration et asile en Tunisie depuis 2011 moindre mesure, accèdent au statut de réfugiés afin d’accélérer leur retour dans leur pays d’origine dès la fin des conflits. Enfin, la circulation des Libyens et des Syriens sur le territoire tunisien, avec des chassés-croisés assez intenses, rend difficile la caractérisation de leur présence. Cet article a donc pour ambition de répondre, au moins partiellement, aux questions posées et d’éclairer la situation particulière de ces « étrangers » sans statuts3.

Après 2011 : Tunisie, pays d’exil et d’asile

La Tunisie a connu une expérience migratoire que l’on peut qualifier d’inédite en l’espace de trois mois (janvier à mars 2011) avec une succession de trois vagues migratoires, d’une ampleur inégalée dans son histoire4. La liberté de la presse et de la parole après la révolution ont permis de mettre au centre du débat public la question des migrations irrégulières des jeunes Tunisiens d’une part et, d’autre part, celles des populations subsahariennes « en transit », un sujet jusque-là tabou et dont le traitement était strictement contrôlé par le régime de l’époque et jamais, ou très peu, abordé dans les médias (Boubakri, 2009). La crise de l’année 2011 : trois vagues migratoires successives

L’exil des travailleurs étrangers et des Libyens

Dans les semaines qui ont suivi la chute du régime le 14 janvier 2011, des milliers de jeunes Tunisiens ont traversé les quatre-vingt miles de mer qui séparent les côtes tunisiennes de l’île italienne de Lampedusa. Leur nombre a atteint à la fin du premier trimestre 20 500, pour baisser rapidement à 4 500 personnes au deuxième trimestre, 3 500 au troisième et pas plus de quatre- vingt-seize migrants à la fin du dernier trimestre (Frontex, 2012).

À partir du 17 février 2011, l’éclatement du conflit libyen a poussé des centaines de milliers de travailleurs étrangers (dont les Tunisiens) à se diriger vers la Tunisie en premier lieu. De mars à octobre 2011, 770 000 travailleurs étrangers ont franchi les frontières terrestres libyennes en direction des pays voisins5, dont environ la moitié en direction de la Tunisie6. La quasi-totalité de ces exilés a été rapatriée en quelques semaines vers leurs pays d’origine, par voie aérienne pour la plupart d’entre eux ou par voie maritime pour une partie

3 Une partie du contenu de ce texte est tiré des résultats des observations de terrain, des recherches et des rapports que l’auteur a réalisés depuis 2011, ainsi que de ses publica- tions (cf. références bibliographiques). 4 Les conséquences des insurrections, tunisienne puis libyenne, sur l’évolution des flux migratoires à l’échelle du Maghreb et de la Méditerranée ont été amplement traitées (Boubakri et Potot, 2011 et 2012 ; Fargues et Fandrich, 2012 ; Baba, 2013 ; Boubakri, 2013 ; Natter, 2014). 5 Dans un bilan publié début novembre 2011, l’OIM (Organisation Internationale des Migrations) avance le chiffre de 768 372 travailleurs migrants ayant quitté la Libye depuis le début du conflit, dont 345 238 sont entrés en Tunisie (soit 45 % du total) et 242 797 en Égypte. Le reste était réparti entre le Niger (84 428) et le Tchad (52 000). En outre, 136 749 émigrés tunisiens ont regagné leur pays au cours de la même période (IOM, 2011). 6 Dans un bilan provisoire établi deux mois après le déclenchement de la guerre, il ressort que 179 284 travailleurs étrangers ont traversé la frontière tunisienne en deux mois (mars-avril 2011). Les Égyptiens occupent le premier rang (85 850 migrants), suivis des Bangladeshis (27 780), des Soudanais (13 857), des Tchadiens (11 905), les Marocains (8 450), etc. (Chouat et Liteyem, 2011).

19 Hassan Boubakri

des Égyptiens par exemple (Chouat et Liteyem, 2011 ; OIM, 2011). Seuls quelques milliers de réfugiés sont restés en Tunisie dans le camp de Choucha (voir infra) près de la frontière.

L’accueil des travailleurs étrangers avait été organisé conjointement par les nouvelles autorités tunisiennes et par des initiatives populaires (organisations d’une société civile naissante, mobilisation des populations locales, etc.) avant que n’intervienne l’aide internationale. Cette première expérience avait montré la liberté d’initiative retrouvée après des décennies de contrôle et de main mise par les régimes autoritaires successifs de Bourguiba puis de Ben Ali (Boubakri et Potot, 2011).

La troisième vague migratoire qu’a connue la Tunisie, en lien avec le conflit libyen, était composée de ressortissants libyens, des familles pour la plupart, qui s’étaient exilés chez le voisin occidental pour fuir les combats, l’insécurité, les pénuries et la désorganisation des services publics. La Tunisie n’est cependant pas à sa première expérience d’accueil des réfugiés libyens. Un siècle plus tôt, suite à l’invasion italienne de la Libye en 1911, des dizaines de milliers de familles libyennes étaient arrivées en Tunisie, au terme d’un dramatique exode de masse.

Sociabilités tuniso-libyennes et conflits nés de l’exil

Si pratiquement tous les travailleurs migrants exilés de Libye au début du conflit sont restés dans les camps aménagés près de la frontière pour faciliter leur rapatriement qui s’est fait à partir de l’aéroport de Djerba et du port commercial de Zarzis (Chouat et Liteyem, 2011), les exilés libyens se sont, eux, dispersés sur une large partie du territoire tunisien, mais en nombre supérieur dans la région du Sud et dans des villes littorales, telles que Zarzis, Djerba, Sfax, Sousse ou Tunis. La proximité géographique et culturelle entre les populations habitant de part et d’autre de la frontière a facilité l’accueil d’une partie des familles libyennes dans les foyers des familles tunisiennes transfrontalières, ce qui est à noter dans ces milieux sociaux plutôt conservateurs (Boubakri et Potot, 2012). Après la disparition de Kadhafi et l’arrêt provisoire du conflit à la fin de l’année 2011, une grande partie des Libyens présents en Tunisie sont rentrés dans leur pays, seuls restaient en Tunisie les proches de l’ancien régime qui craignaient pour leur vie7.

Cette arrivée d’exilés libyens en Tunisie a donné lieu dans un premier temps à des témoignages de sympathie et de solidarité réciproques entre Libyens et Tunisiens, d’autant plus que les deux peuples avaient eu le sentiment d’avoir réussi à se débarrasser de leurs régimes autoritaires ou dictatoriaux. Des formes de sociabilités se sont développées. On a, par exemple, assisté à des mariages mixtes et à des échanges de visites, mais la multiplication des milices et l’effon- drement de l’autorité de l’État libyen dès 2011 ont ouvert la voie à des pratiques

7 Le 25 décembre 2012, Moustapha Abdeljalil, ex-président du Conseil National de Transition (CNT), déclarait « Nous ne devons pas oublier que la Tunisie accueille encore aujourd’hui environ 600 000 Libyens, qui sont nos frères […] » (El Maghrib, Tunis, 25 décembre 2012, p. 18). Ce chiffre qui paraît très important couvrait à l’époque deux caté- gories des Libyens présents en Tunisie : les proches de l’ancien régime qui craignaient de rentrer en Libye ; les personnes et les familles qui avaient préféré s’installer en Tunisie pour bénéficier de la relative stabilité du pays, alors que les pénuries et la désorganisa- tion des services publics en Libye commençaient à se faire sentir dès 2011.

20 Migration et asile en Tunisie depuis 2011 mafieuses et à des abus divers dont étaient victimes, entre autres, les Tunisiens revenus en masse en Libye pour y travailler, ou ceux qui font des allers-retours en relation avec des activités de l’économie informelle transfrontalière. Les violences subies par les Tunisiens (enlèvements, séquestrations, braquages, disparitions8 et même, assassinats) ont contribué à détériorer les relations entre les deux populations. Des Libyens qui rentraient en Tunisie avaient été, de leur côté, victimes de représailles sur les routes du Sud tunisien en particulier. Des actions de représailles et de contre-représailles se sont succédé depuis et se sont même exacerbées après la reprise du conflit entre partisans des différentes milices et tribus depuis 2014 (voir infra). Les limites de l’expérience de la gestion de l’asile en Tunisie

Les réfugiés et les demandeurs d’asile qui vivaient en Libye avant la guerre se sont exilés en Tunisie, comme les autres travailleurs migrants étrangers qui ont été rapatriés dans leur majorité, à la différence des réfugiés qui sont restés dans le camp de transit de Choucha, implanté à sept kilomètres du poste fronta- lier de Ras J’dir, (voir Figure 1), dans l’attente d’une réinstallation. Le programme « IGSR » (Initiative Globale de Solidarité pour la Réinstallation) a été mis en place par le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) pour répondre aux besoins de ces personnes qui ne pouvaient pas retourner dans leurs pays d’origine en guerre. Un peu plus de 3 500 réfugiés ont fini par être réinstallés : 80 % ont été accueillis par quatre pays (53 % aux États-Unis, 15,7 % en Norvège, 7 % en Suède et 6,5 % en Allemagne). Les 20 % restants ont été répartis dans d’autres pays (UNHCR, 2013 ; Boubakri, 2013).

Du camp de transit à la tentative d’insertion urbaine

Les derniers chiffres avancés par le bureau du HCR en Tunisie (UNHCR, 2015) situent le nombre des réfugiés et des demandeurs d’asile à 980 personnes. Il s’agit d’un chiffre en baisse par rapport aux années précédentes : 1 157 réfugiés en 2014 et 1 225 en 2013 (UNHCR, 2014 et 2013). Faut-il rappeler qu’avant 2011, le nombre moyen de réfugiés statutaires en Tunisie ne dépassait pas la centaine, un plafond fixé par les autorités tunisiennes d’alors qui voulaient, par cette mesure arbitraire et officieuse, donner l’image d’un pays hostile à l’accueil des réfugiés ? Jusqu’en 2014, les réfugiés originaires de certains pays d’Afrique occi- dentale (comme la Côte d’Ivoire) ou de la Corne de l’Afrique (Somalie, Érythrée et Éthiopie) étaient majoritaires. Beaucoup d’entre eux ont bénéficié de la réins- tallation, ce qui explique la baisse de leur effectif en 2015, contre la montée de celui des Syriens qui, avec 629 réfugiés statutaires, occupent désormais la première place. Ils sont suivis par les Ivoiriens (127 personnes), puis les Soudanais (cinquante-trois personnes). 171 autres réfugiés appartiennent à vingt-et-un autres pays (UNHCR, 2015).

Si la plupart des réfugiés avec statut ont été réinstallés dans les années 2012- 2013, le camp de Choucha comptait encore en juin 2013 environ 200 personnes appartenant à d’autres catégories. Il y avait d’abord les « déboutés », c’est-à-dire les demandeurs d’asile qui n’ont pas bénéficié du statut de réfugié. Il y avait

8 Deux journalistes tunisiens ont été enlevés en septembre 2014 et sont toujours portés disparus.

21 Hassan Boubakri Conception : H. Boubakri ; réalisation : M. Mandhouj. Source : Haut Commissariat des Réfugiés (HCR), 2014. Figure 1 : Nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile et villes de leur installation en Tunisie, en 2014 Figure 1 : Nombre de réfugiés et demandeurs d’asile villes leur installation en Tunisie,

22 Migration et asile en Tunisie depuis 2011 aussi les réfugiés appelés « statutaires ». Une partie de ces derniers étaient en attente de réinstallation alors que d’autres n’avaient pas reçu de promesse de réinstallation. Considérant que le nombre des réfugiés restés à Choucha ne justi- fiait plus le maintien de ce camp perdu entre les dunes de sable, le HCR avait décidé de le fermer au 30 juin 2013 et de proposer aux réfugiés un « programme d’intégration urbaine »9 dans les villes voisines du Sud-Est (Bengardenne, Zarzis, Médenine) (cf. Figure 1). Si les réfugiés en attente d’installation ont accepté de bénéficier de ce programme, les « déboutés » et ceux qui n’avaient pas obtenu de promesse de réinstallation ont refusé cette option et ont préféré rester dans le camp dans des conditions de précarité et de vulnérabilité extrêmes (Boubakri, 2013) pour maintenir la pression sur le HCR et sur les autorités tunisiennes pour qu’ils règlent leur situation. Les uns, comme les autres, entretenant l’espoir de partir et de rejoindre ceux qui ont été réinstallés dans les pays du Nord.

Au cours des deux années qui ont suivi la fermeture officielle du camp de Choucha, des dizaines de réfugiés, parmi ceux qui ont refusé de le quitter, avaient dû se résoudre à compter sur eux-mêmes et à recourir aux services, risqués, des passeurs très entreprenants dans la zone transfrontalière et dans les villes-ports de l’Ouest de la Libye, dont Zuwara qui a toujours été, avant comme après 2011, la plateforme principale de départ des traversées en direction de Lampedusa et de Malte. Toutefois, une partie de ces réfugiés reste en Tunisie.

Dispersion géographique et formes de sociabilités

La présence des réfugiés et des demandeurs d’asile ne se limite plus à Tunis, comme avant 2011, mais s’étend désormais à la zone frontalière avec la Libye. Avec 632 réfugiés en 2014, Tunis reste la première zone d’installation, mais les villes du Sud-Est (Bengardenne, Zarzis et Médenine) fixent près de la moitié (48 %) des réfugiés recensés dans le pays (cf. Figure 1), un nombre en baisse par rapport à celui de 2013 quand elles en fixaient 64,1 %. Cette tendance à la baisse du nombre de réfugiés dans la région – ils ne seraient plus que 200 à 300 en 2015, selon le responsable du bureau régional du Croissant Rouge Tunisien (CRT) à Médenine – est liée aux mouvements de départs vers la Libye qui touchent ces réfugiés. Nous assistons à une sorte de chassé-croisé entre les réfugiés qui arrivent en Tunisie et ceux qui la quittent en direction de la Libye. Grâce à la connaissance qu’ils ont acquise des lieux et des modes de circuler dans cette zone frontalière, une partie des occupants du camp de Choucha, qui continuent à refuser de le quitter, se transforment en intermédiaires entre, d’un côté, les passeurs et, de l’autre, les réfugiés et les migrants sauvés en mer et hébergés dans les villes de cette zone pour leur faire retraverser la frontière en direction des points d’embarquement en Libye, puis en direction des côtes italiennes et même en direction des côtes grecques, via la Turquie, par voie aérienne au départ de la Libye, puis par voie maritime à partir des côtes égéennes de la Turquie.

9 Ce programme est destiné, selon le HCR, à faciliter l’insertion en milieu urbain des réfugiés statutaires principalement : accès aux services essentiels comme les soins de santé et l’éducation, bénéfice d’une allocation, aide pour trouver un logement, cours de langue et de formation professionnelle, aide pour le lancement de microprojets (HCR, 2013).

23 Hassan Boubakri

Point des départs irréguliers, cette zone frontalière du Sud-Est tunisien sert parfois aussi de base pour l’organisation des opérations de sauvetage en mer des embarcations qui partent des côtes libyennes notamment. En 2014, treize embarcations ont été secourues et 1 400 migrants ont été débarqués dans les ports tunisiens d’el Ketef, J’dariya et Zarzis10 (cf. Figure1).

Progressivement, cette zone sert aussi d’espace où se croisent des migrants, des réfugiés, des passeurs et des trafiquants de migrants et même des djiha- distes qui rejoignent les zones de guerre en Libye, en Syrie et en Irak. Des caté- gories auxquelles l’on peut ajouter les acteurs qui interviennent dans les réseaux de transactions et d’échanges liés à l’économie informelle transfrontalière. Les figures de l’Étranger (migrants et réfugiés de toute origine, passeurs, trans- frontaliers, etc.) sont désormais bien présentes dans cette région frontalière et participent à une visibilité croissante et renouvelée de l’altérité proche (Libyens, Syriens) ou lointaine (Africains subsahariens, Pakistanais, etc.) dans le paysage social local. Des sociabilités se construisent, rapprochant les populations locales des migrants et des circulants étrangers. Les réfugiés et les migrants sauvés en mer, hébergés dans les villes de cette zone, ainsi que les réfugiés de Choucha, trouvent à s’employer dans certains secteurs de l’économie locale comme maçons, ouvriers du bâtiment, jardiniers et surtout manutentionnaires embauchés par les commerçants pour charger ou décharger les véhicules de transport de biens et produits échangés entre la Tunisie et la Libye. Cette zone frontalière reste donc très impliquée par les différents flux migratoires, réels ou même potentiels11 .

Malgré le caractère localisé de l’expérience du camp de Choucha, celle-ci a été largement portée à la connaissance du public par la communauté scienti- fique, mais aussi par le truchement des réseaux sociaux et par les ONG, alors même que l’État tunisien est resté en retrait.

10 Ces opérations ne correspondaient cependant pas aux minima du standard interna- tional de secours humanitaire requis dans de telles circonstances (assistance sanitaire, identification des réfugiés et des demandeurs d’asile parmi les personnes rapatriées ou secourues, conseils juridiques, conditions d’hébergement dignes, etc.). Un centre d’hébergement a été aménagé à Bengardenne pour abriter une partie de ces rescapés de la mer, les identifier et aider ceux qui voudraient rentrer dans leurs pays. Le HCR et l’OIM ont également assisté les autorités tunisiennes dans l’aménagement et l’équipe- ment d’un centre de rétention appelé « Centre d’hébergement et d’orientation » dans l’enceinte du poste de la garde nationale de Ras J’dir, à la frontière avec la Libye. Il était prévu que ce centre soit le deuxième de ce type (en plus de celui d’Ouardiya, à la péri- phérie Sud de Tunis) pour la détention des étrangers en situation irrégulière arrêtés à la frontière ou interceptés en mer. Mais les autorités ont préféré réserver cet espace à l’hébergement des forces de sécurité frontalières dont le nombre n’a pas cessé d’aug- menter dans un contexte de tensions sécuritaires et de risques terroristes dans cette région voisine de la Libye. Les organisations internationales (OIM, HCR, Islamic Relief) et tunisiennes (le CRT) ont alors été amenées à aménager des locaux souvent inadaptés ou exigus à Bengardenne ou à Zarzis pour accueillir, héberger et identifier ces rescapés, ce qui prend souvent plusieurs semaines. 11 Durant l’été 2014, à la reprise des combats entre milices libyennes, le HCR, l’OIM et les autorités tunisiennes ont travaillé sur des scénarios d’exode massif des populations libyennes pour se mettre à l’abri des violences et ont programmé des dispositifs de secours d’urgence dans les villes frontalières avec la Libye (Bengardenne, Tataouine, Dhéhiba, etc.). Des personnels des deux organisations ont été réaffectés à Zarzis et à Tataouine pour être prêts à surveiller les rythmes d’arrivées des Libyens à la frontière et donner l’alerte en cas de besoin.

24 Migration et asile en Tunisie depuis 2011

Les hésitations de l’État tunisien

La Tunisie a ratifié la Convention de Genève de 1951 ainsi que son protocole annexe de 1967. Elle est également signataire de la Convention de 1969 de l’Orga- nisation de l’Union africaine (UA) relative aux réfugiés. Elle n’a toutefois pas une loi interne sur l’asile. La Tunisie délègue encore la reconnaissance du statut de réfugiés sur son territoire à la représentation du HCR dans le pays. Les travaux préparatoires d’un projet de loi sur l’asile datent de 2011. Bien que prêt depuis 2014, ce projet n’est toujours pas soumis au parlement. Les autorités tunisiennes hésitent à promulguer cette loi de crainte de se retrouver liées par des obliga- tions auxquelles elles ne peuvent répondre : mise en place de structures de détermination du statut de réfugiés, accueil, assistance des demandeurs d’asile, intégration des réfugiés reconnus, gestion des recours, modification de la légis- lation relative aux migrants et aux étrangers, etc. (REMDH et CeTuMA, 2015). En effet, les lois tunisiennes sont muettes sur la définition des différentes catégories de migrants : « Aucun texte ne définit les notions de “migrant”, “d’immigrés” ou de “réfugiés”. Il convient alors de s’orienter vers les textes d’origine internatio- nale » (Ben Achour et Ben Jémia, 2011). D’un autre côté, les conflits ethniques et les guerres civiles que connaissent des pays de régions limitrophes (Libye, pays du Sahel, Syrie, etc.) mettent sur les routes de l’exil un grand nombre de réfugiés. La Tunisie est l’un des pays de transit de ces populations en direction de l’Union européenne (UE). Les autorités tunisiennes mettent en avant le risque de devoir accueillir un nombre croissant de réfugiés en cas d’exacerbation des conflits dans son voisinage immédiat – la Libye – et ceux qui sont plus lointains, comme les conflits syriens ou irakiens. En effet, pour faire face à la crise migra- toire en Méditerranée provoquée par ces conflits depuis 2011 et surtout depuis 2014, les pays de l’Union européenne cherchent à renforcer la surveillance des frontières extérieures de l’UE et à externaliser l’accueil et l’assistance portés aux réfugiés vers les pays tiers méditerranéens comme la Turquie, le Liban, la Jordanie ou la Tunisie.

Depuis cinq ans, la Tunisie connaît une autre expérience, liée à l’accueil de ressortissants de pays en guerre : les Libyens et les Syriens. Contrairement aux réfugiés du camp de Choucha, en majorité originaires des pays du Sahel, la présence des Libyens, et dans une moindre mesure des Syriens, se caractérise par une large répartition sur le territoire tunisien et par une grande mobilité12.

Circulation et séjour des Libyens et des Syriens en Tunisie Les limites de l’outil statistique dans l’estimation de la mobilité des personnes

Les statistiques sur les flux migratoires entre la Tunisie et l’étranger souffrent d’un manque de données. Il concerne d’abord la migration des Tunisiens au

12 Les chercheurs commencent à peine à s’intéresser à ces populations et aux socia- bilités qu’elles développent en Tunisie. Mais il est difficile de connaître leur nombre et la statistique publique tunisienne n’arrive pas à combler les déficits de données et les lacunes dans le dénombrement des ressortissants étrangers quand ils résident en Tunisie, ou lorsqu'ils traversent les frontières.

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départ, ou au retour de l’étranger. Il concerne aussi les étrangers qui s’installent en Tunisie pour des durées plus longues que ne leur permet pas la législation locale. L’Institut National de la Statistique (INS) a recensé 53 490 étrangers résidents en Tunisie en 2014 (voir Tableau 1), contre 28 100 en 2004 (INS, 2004 et 2015). Ce chiffre de 2014 est en deçà des faits. En effet, l’INS ne dénombre que 8 772 Libyens et 1 024 Syriens. Or, le conflit libyen par exemple, avec ses péripé- ties (la guerre de 2011, la transition fragile des années 2012-2013, puis la reprise de la guerre civile et le chaos qui s’ensuivit depuis 2014) a donné lieu à l’entrée et l’installation d’un grand nombre de Libyens13. Les données de l’INS sont très loin de prendre en considération ces situations.

Tableau 1 : Effectifs des étrangers recensés en Tunisie en 2014 Ressortissants des pays Ressortissants des Ressortissants des pays européens, d’Amériques et des pays arabes d’Afrique subsaharienne autres pays Algériens 9 996 Maliens 958 Français 8 284 Libyens 8 772 Camerounais 689 Italiens 2 118 Marocains 5 565 Ivoiriens 607 Allemands 1 393 Mauritaniens 508 Nigérians 522 Autres Européens 3 212 Égyptiens 1 093 Sénégalais 394 Américains 584 Syriens 1 024 Autres 4 354 Autres pays 1 895 Irakiens 550 Palestiniens 494 Autres 478 28 480 7 524 17 486 Total Total Total 53,2 % 14,1 % 32,7 % Ensemble 53 490 Source : Institut National de la Statistique, RGPH, 2014.

Les soldes aux frontières sont dans ce cas des indicateurs qui peuvent nous permettre de corriger, au moins partiellement, ces écarts. En cinq ans (2009- 2013), 1,8 million de Libyens, en moyenne par an, sont rentrés en Tunisie, alors que la moyenne des sorties n’a pas dépassé 1,5 million de personnes par an (INS, 2010 et 2014) (voir Figure 2). Leur solde positif a plus que triplé (+ 250 %) en l’espace de cinq ans, passant de 194 000 en 2009 à 677 000 en 2013. L’écart entre les entrées et les sorties ne cesse de s’élargir, montrant ainsi que le nombre des Libyens qui choisissent de prolonger leur séjour en Tunisie ne cesse donc de croître. Viennent s’ajouter à ce premier contingent les proches de l’ancien régime qui, craignant pour leur sécurité s’ils traversent les frontières, sont forcés de rester en Tunisie. Ces populations ne sont pas comptabilisées. L’INS n’a

13 La Mission d’appui des Nations Unies en Libye a lancé le 10 décembre 2015 un appel pour une aide d’urgence de 165 millions de dollars en faveur de 2,4 millions de Libyens pour répondre aux besoins dans les domaines des services de santé (vaccins, médica- ments, accès au centre de soins, accouchements sous surveillance médicale), de l’ali- mentation, de la protection, de l’eau potable, de l’assainissement, de la lutte contre les maladies infectieuses, etc. « Il existe plus de 2 millions de personnes qui ont besoin d’as- sistance, dont les affamés, les malades, les personnes privées de protection, les réfugiés, ceux qui ont eu à subir des violences physiques ou psychologiques, les femmes victimes de violences, ainsi que les enfants et les jeunes privés de leur école » (chef de la Mission d’appui des Nations Unies en Libye ; http://www.alwasat.ly/ar/news/libya/88874).

26 Migration et asile en Tunisie depuis 2011 recensé que les étrangers qui déclarent être résidents réguliers en Tunisie et n’a pas pris en compte la présence d’un grand nombre d’autres étrangers qui ont été contraints de quitter leurs pays d’origine et de s’installer en Tunisie dans l’attente de la résolution des conflits qui déchirent certains pays (réfugiés syriens, ressor- tissants libyens, mais aussi ressortissants de quelques pays subsahariens tels que le Mali, le Nigeria, la République centrafricaine, la Somalie, etc.).

Figure 2 : Mouvements (entrées et sorties, en milliers) des Libyens aux frontières tunisiennes entre 2009 et 2013 (tous postes frontaliers confondus)

2500

2000 M o u v 1500 e Entrées m e n Sorties t 1000 s

500

0 2009 2010 2011 2012 2013

Source : Institut National de la Statistique, RGPH, 2014.

Les Libyens en Tunisie, quelle catégorie : réfugiés, résidents temporaires ou touristes ?

En 2011, 100 000 familles libyennes se sont réfugiées en Tunisie. Après le retour de la majorité dès la mort de Kadhafi en octobre 2011, seules sont restées en Tunisie les personnes alliées ou proches de l’ancien régime. Elles ont constitué le premier noyau d’un contingent de ressortissants libyens qui n’a cessé de grandir depuis 2012, conséquence de la désorganisation des services publics, de la détérioration des infrastructures et surtout de la reprise de la guerre entre milices et factions depuis le début de l’année 201414.

14 Le séjour prolongé en Tunisie des ressortissants libyens fait l’objet depuis deux ans de questionnements récurrents. Les médias, les responsables politiques, les syndicats, les associations et même les organisations internationales avancent des chiffres contra- dictoires qui vont de quelques centaines de milliers à 2 millions. L’OIM écrit sur son site « Suite à la crise libyenne, entre 150 000 et 2 millions de Libyens se sont installés en Tunisie depuis 2011 […] » (OIM, 2015). L’OIM et L’ONM (Observatoire National de la Migration) se sont engagés dans une étude intitulée « Étudier les besoins et l’impact socio-économique des Libyens en Tunisie » et dont les résultats seront connus prochai- nement (Cf. http://tunisia.iom.int/news/etudier-les-besoins-et-l%E2%80%99impact-socio- %C3%A9conomiques-de-la-pr%C3%A9sence-libyenne-en-tunisie).

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Asile, séjour ou circulation ? Il y a en Tunisie une confusion entre, d’un côté, la mobilité ou la circula- tion des ressortissants libyens entre leur pays et la Tunisie et, de l’autre, leur séjour prolongé, celui des familles notamment. L’absence de toute autorité et la défaillance de la plupart des services publics (santé, éducation, justice, réseaux électriques, d’eau potable et de communications, etc.) poussent de plus en plus de Libyens à rejoindre la Tunisie en attendant des jours meilleurs : hauts responsables de l’ancien régime, commerçants, familles des membres des milices armées et des militaires combattant dans les rangs de l’armée contrôlée par le gouvernement de Toubrouk15, journalistes, fonctionnaires, universitaires, juges et membres des ONG actives dans le domaine des droits de l’homme ; l’ensemble de ces personnes craignant pour leur vie. Comment les nommer ? Réfugiés ? Résidents temporaires ? Frontaliers ? Touristes ? Ou alors assiste-t-on à l’émergence d’une nouvelle catégorie ?

Ni les ressortissants libyens, ni leur État, ni les autorités tunisiennes n’uti- lisent les termes d’« asile » ou de « réfugiés ». D’ailleurs, selon le bureau du HCR à Tunis, les demandes du statut de réfugiés déposées par les Libyens se comptent sur les doigts de la main. L’insécurité et la menace terroriste contribuent à cette confusion des catégories et au raidissement des positions des autorités tunisiennes. En effet, après l’attentat du 24 novembre 2015 sur l’avenue Mohamed V à Tunis contre la garde présidentielle, la Tunisie a fermé les frontières avec la Libye pour une durée de deux semaines16. C’est la première mesure de ce type depuis vingt-huit ans, quand les frontières ont été rouvertes en 1988 et la libre circulation instaurée au profit des ressortissants des deux pays par la suppression des visas.

Le chiffre avancé par l’INS de 8 772 Libyens résidents en Tunisie a provoqué une réaction très vive du département des études de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), principal syndicat du pays, qui a contesté cette statistique en estimant à son tour qu’il y avait une « sous-estimation flagrante » de la présence des ressortissants libyens dans le pays. Les protestations de l’UGTT sont à mettre en lien avec le contexte social et économique de la Tunisie, caractérisé par la détérioration des principaux indicateurs économiques et sociaux depuis 2011.

Les effets économiques du séjour des Libyens en Tunisie

Depuis le début de la guerre civile en Libye en 2011, la pénurie des produits et services de base n’a cessé de s’amplifier, entrainant une demande croissante et des poussées inflationnistes sur le marché tunisien, dénoncées notamment par l’UGTT. Ce syndicat insiste sur l’impact de la présence « des frères libyens »17 sur l’inflation et, plus particulièrement, sur les charges qui pèsent sur les services

15 Deux gouvernements antagonistes se disputent la légitimité et la reconnaissance internationale. Le premier est celui de Toubrouk (Cyrénaïque), issu de la Chambre des représentants et reconnu par la communauté internationale, mais qui ne contrôle qu’une partie de la Cyrénaïque. Le deuxième est celui de Tripoli, issu du Congrès national, l’ex- parlement, mais qui ne contrôle qu’une partie de la Tripolitaine, dont la capitale. 16 Seuls ont été autorisés les retours des Tunisiens et des Libyens dans leurs pays respectifs. 17 Terme utilisé couramment en Tunisie, qui masque les incompréhensions, les malen- tendus, voire les tensions entre Tunisiens et Libyens.

28 Migration et asile en Tunisie depuis 2011 publics (réseaux de distribution de l’eau potable et de l’électricité, services de santé), ou encore sur la hausse de la consommation des produits alimentaires et pétroliers. Ces services et ces produits sont subventionnés par l’État à travers la Caisse Générale de Compensation (CGC) préservant ainsi le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires. Mais la demande liée à la présence prolongée des Libyens a conduit à une augmentation des prix sur le marché tunisien et a forcé les pouvoirs publics à accroître la subvention consacrée à la CGC (voir Tableau 2), ce qui se traduit par le creusement du déficit du budget de l’État.

Tableau 2 : Évolution des montants (en MDT : Millions de Dinars Tunisiens) consacrés à la Caisse Générale de Compensation (CGC) Année 2009 2010 2 011 2012 2013 2014 Montant 800,0* 1 500** 2 869,2** 3 624,1** 5 514,0** 4 154,0** * Subventions aux produits suivants : céréales et dérivés, huiles végétales, lait et papier scolaire. ** Subventions aux produits et services suivants : produits de base (céréales et dérivés, huiles végétales), carburants et transport. Source : Banque Centrale de Tunisie, 2010-2014.

Cette situation a parfois poussé les autorités tunisiennes à intervenir pour interdire provisoirement l’exportation des produits subventionnés (lait, céréales, huiles végétales) ou non (certains légumes) vers la Libye, ce qui a ouvert la voie aux réseaux de contrebande transfrontalière pour répondre aux besoins du marché libyen. La pénurie de certains produits alimentaires avait même touché la Tunisie en 2011 et en 2014.

Depuis 2014, l’instauration d’une zone militaire d’exclusion le long de la frontière terrestre avec la Libye, rend de plus en plus difficile la contrebande de ces produits18. Suite à l’attentat de Sousse en juin 2015, les autorités ont entrepris la construction d’un mur de sable, doublé d’un fossé sur une distance de 200 kilomètres le long de cette même frontière. Si certains articles et interven- tions dans les médias ou des discours des hommes politiques mettent l’accent sur la « menace » que représente la présence des Libyens en Tunisie, quelques voix cependant soulignent la contribution « décisive » des ressortissants libyens (et algériens) à l’économie du tourisme depuis 2011 et notamment en 2015, à la suite de l’effondrement du nombre des touristes européens après les attentats du Bardo, de Sousse, puis de Tunis19.

18 Les services de douane, les forces de sécurité, ainsi que des unités de l’armée, chargés de la surveillance commune de la zone frontalière, font régulièrement état d’opé- rations de saisie des marchandises et des produits de la contrebande (Cf. www.assabah- news.tn). 19 Les dépenses moyennes des ressortissants libyens (ou algériens) représentent trois à quatre fois celles des Européens ; les dépenses des touristes maghrébins sont direc- tement injectées dans l’économie locale (hébergement, consommation, restauration, commerces et autres services), ce qui n’est pas le cas des Européens, les dépenses tran- sitant par les tours opérateurs.

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Les conditions de circulation et de séjour des Libyens en Tunisie

Comme il a été signalé plus haut, c’est grâce à l’instauration de la libre circu- lation des ressortissants des deux pays depuis 1988 que les mouvements trans- frontaliers se sont intensifiés. La seule contrainte, réglementaire, réside dans la nécessité de ne pas dépasser la durée légale de résidence de trois mois pour tout ressortissant étranger s’il n’est pas résident régulier20. Pour être en règle vis-à-vis des services de l’immigration, les Libyens doivent sortir de Tunisie pour renouveler leur séjour touristique.

Mais l’exacerbation de la guerre civile en Libye et les risques qu’elle génère sur la sécurité des personnes (meurtres, enlèvements, disparitions, abus divers) poussent de plus en plus de Libyens à limiter ou à reporter leurs retours, ce qui se traduit par le prolongement de leur séjour en Tunisie. Le ministère tunisien de l’Intérieur tolérait cette situation et n’appliquait pas les sanctions prévues par la loi. Mais suite à l’attentat de Tunis du 24 novembre 2015, les autorités tunisiennes ont déclaré la « Mise à jour du registre des étrangers établis en Tunisie »21. Les effets de ces mesures sont difficilement prévisibles, mais on peut s’attendre à un durcissement du traitement de la présence étrangère avec des contrôles accrus, des mesures d’expulsion et éventuellement de détention aux dépens des ressortissants libyens22, de ceux des pays subsahariens, et même aux dépens des réfugiés et des demandeurs d’asile tels que les Syriens.

Baisse du pouvoir d’achat et difficultés d’accès aux services de santé

L’usage des infrastructures médicales tunisiennes était fréquent pour les étrangers et particulièrement pour les Libyens bien avant 2011, mais après cette date la Tunisie est devenue la destination principale des patients et des blessés de guerre libyens. De 2011 à 2013, l’État libyen prenait en charge l’intégralité des frais médicaux de ses ressortissants, mais la reprise du conflit a profondé- ment affecté les capacités de paiement des deux gouvernements antagonistes de Tripoli à l’Ouest et de Toubrouk dans l’Est. La désorganisation du système bancaire libyen et la crise de liquidités jouent sur les capacités de consommation et de dépenses qui ne cessent de diminuer. Ces difficultés ont amené un grand nombre d’entre eux à rechercher, depuis 2014, des logements à loyers modérés dans les quartiers populaires de l’Ouest et du Sud de Tunis (Ibn Khaldoun, Omrane supérieur ou Hammam Lif, etc.), alors que, dans les années 2011 à 2013, la plupart se logeaient dans les quartiers riches au nord de la capitale (Ennasr, Berges du Lac, Soukra et Laouina).

20 Le bénéfice d’une carte de séjour temporaire (valable une année) ou ordinaire (valable deux ans) ou « longue durée » (valable dix ans) est conditionné par l’obtention d’un visa de séjour ou d’une autorisation de travail et par le bénéfice du regroupement familial (REMDH et CeTuMA, 2015). 21 Assabahnews (www.assabahnews.tn) et Tunis Afrique Presse (www.tap.info.tn/), 2015. 22 Les Libyens dont le séjour a dépassé trois mois en Tunisie ont été appelés à se faire enregistrer auprès de leurs consulats en Tunisie pour obtenir une carte consu- laire qui devrait accompagner leurs passeports lors des contrôles de sécurité par les autorités tunisiennes. Cf. La Presse de Tunisie (2015) Les mesures du Conseil supérieur de la sécurité nationale, [en ligne], consulté le 05/01/2016. URL : http://www.lapresse. tn/06122015/106959/les-mesures-du-conseil-superieur-de-la-securite-nationale.html

30 Migration et asile en Tunisie depuis 2011

Depuis 2014, ils sont nombreux à vendre leurs biens (terrains achetés en Tunisie, or, voitures, etc.) pour faire face aux frais de logement et de santé essen- tiellement. Les résidents libyens ne sont désormais plus en état de se soigner dans le système de santé privé tunisien, comme ils le faisaient en 2011 et 2012. Des catégories de Libyens (personnes âgées, personnes atteintes de maladies chroniques23, enfants et mineurs, femmes enceintes, etc.) sont devenues encore plus vulnérables. Le directeur général d’une clinique privée de Tunis déclare :

« Les Libyens n’ont plus les moyens de régler les factures de soins, certains sont obligés de vendre leurs biens. […] Non seulement le budget alloué par Tripoli depuis 2011 pour soigner certaines victimes des conflits se réduit de façon drastique depuis six mois, mais ceux qui disposaient d’assurances personnelles s’appauvrissent aussi… et le secteur médical avec eux. En 2014, la baisse du taux d’occupation a atteint jusqu’à 50 % dans certaines cliniques privées où les Libyens, premiers touristes médicaux en Tunisie, représentent entre 50 et 70 % des patients […] »24.

Les polycliniques privées tunisiennes n’acceptent plus les dossiers de prise en charge des ressortissants libyens. Elles exigent désormais d’être payées en espèces.

Les nouvelles écoles libyennes en Tunisie

La question de la scolarisation des élèves libyens s’est posée dès 2012 : des familles craignaient de rentrer chez eux ou le dysfonctionnement du système scolaire en Libye conduisait d’autres familles à rester en Tunisie, faute de pouvoir inscrire leurs enfants dans leurs villes ou régions d’origine. Les élèves libyens du primaire et du secondaire sont, dans ces conditions, restés privés d’école en raison de l’impréparation et l’incapacité du système scolaire tunisien à absorber un aussi grand nombre de ces élèves. À la demande des parents, l’ambassade de Libye à Tunis va prendre en charge la construction ou la location de locaux pour ouvrir les premières unités scolaires libyennes autorisées par l’État tunisien. Cinq écoles publiques, financées par l’État libyen, ont été créées à Tunis, Hammamet, Sousse, Sfax et Mahdia. Deux autres écoles privées ont été créées dans des quartiers riches de Tunis (la Soukra et les Berges du Lac). En 2014, 1 500 élèves sont inscrits dans le primaire et 400 dans le secondaire25.

Les écoles sont en sureffectif, le nombre moyen d’élèves variant entre trente- cinq et quarante par classe, parfois même quarante-cinq, alors qu’avant 2014, la moyenne ne dépassait pas une quinzaine d’élèves par classe. Le manque de locaux a conduit les responsables de ces écoles à alterner les deux niveaux scolaires dans la même journée : la matinée est réservée aux classes de collège et de lycée, alors que les après-midi sont réservés aux classes du primaire. Cette expérience précoce fait face à des difficultés liées à la fragilité de la situation libyenne : retard de paiement des salaires du personnel libyen, déficit en ensei- gnants, manque d’entretien des locaux, etc.

23 Une partie de ceux qui souffrent d’insuffisance rénale par exemple va désormais en Égypte où les dialyses sont moins onéreuses qu’en Tunisie. 24 Le Point (2015) Les Libyens en Tunisie : « chez eux » pour combien de temps ?, [en ligne], consulté le 05/01/2016. URL : http://afrique.lepoint.fr/economie/societe-les-libyens- en-tunisie-chez-eux-pour-combien-de-temps-02-03-2015-1908957_2258.php 25 C’est dire que cette réponse aux besoins n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, surtout depuis la reprise de la guerre civile au début de l’année 2014.

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Beaucoup moins nombreux que les Libyens, la présence des réfugiés syriens est plus discrète, mais révèle aussi un manque de préparation des différents acteurs pour répondre à ce type de crises migratoires. L’exil des Syriens en Tunisie

Le HCR avait recensé, en 2014, 3,5 millions de réfugiés syriens dans les pays du Moyen-Orient surtout. La part des pays d’Afrique du Nord est infime : 155 000 réfugiés, soit 4,4 % du total. Neuf de ces réfugiés sur dix (soit 140 000) ont été dénombrés dans la seule Égypte (HCR, 2015). Les quatre pays du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie et Libye) se partagent les 15 000 restants, soit à peine 4 000 par pays. Ce chiffre est confirmé par une source officielle tunisienne : le secrétaire d’État à la migration et à l’intégration sociale estime le nombre des Syriens présents en Tunisie à environ 4 000 réfugiés26 (Assabah, 2015). Comme il a été mentionné plus haut, le bureau du HCR en Tunisie fait état de 629 réfugiés syriens inscrits auprès du bureau au 31 juillet 2015 (UNHCR, 2015).

Un asile temporaire

Avant 2011, ni la Syrie, ni la Tunisie n’imposaient de visa à l’entrée de leurs ressortissants sur leurs territoires respectifs. Mais le gouvernement tunisien a rompu en 201227 ses relations avec la Syrie en signe de « […] solidarité avec le peuple syrien dans ses revendications pour la liberté et la dignité […] »28. L’une des conséquences de cette initiative tunisienne a été l’arrêt des liaisons directes entre les deux pays. Pour atteindre la Tunisie, les réfugiés syriens qui cherchaient l’asile dans les années 2012 et 2013 étaient contraints de transiter par voie aérienne par l’Algérie, qui a toujours maintenu ses relations avec la Syrie, puis d’entrer en Tunisie, irrégulièrement, par les frontières terrestres.

La rupture des relations entre la Tunisie et la Syrie a fragilisé la situation des réfugiés syriens vis-à-vis de la loi tunisienne. Ils sont considérés, et traités, comme étant irréguliers. Ils font face à des contrôles fréquents, à des arresta- tions, des détentions prolongées et à des amendes pour séjour irrégulier. Les réseaux de trafic de migrants recrutent ces réfugiés en Tunisie et les conduisent en Libye, sans passer par les postes frontaliers tunisiens officiels. De Libye, ils sont embarqués en direction des îles italiennes (notamment Lampedusa).

La Tunisie est considérée comme un espace de transit, une terre d’asile temporaire pour tous les réfugiés et les demandeurs d’asile étudiés : les Syriens, autant que les Subsahariens d’ailleurs, veulent pratiquement tous quitter la Tunisie vers les pays européens, soit par le dépôt de leurs dossiers auprès du HCR, soit, irrégulièrement, par l’intermédiaire des passeurs. Après avoir presque tout perdu dans leur pays (membres des familles, maisons, terres, voitures, épargne, etc.), les réfugiés syriens déclarent avoir « coupé définitivement » avec

26 Assabah (2015) Déclaration du Secrétaire d’État à la Migration et à l’intégration Sociale, 16/09/2015, [en ligne], consulté le 05/01/2016. URL : www.assabah.com.tn 27 À l’époque sous le règne d’une coalition gouvernementale tripartite (appelée « Troïka ») dominée par le parti islamiste Ennahdha. 28 Turess (2012) L’organisation de la conférence sur la Syrie exprime la solidarité avec le peuple syrien (R. Abdessalem), [en ligne], consulté le 05/01/2016. URL : http://www.turess. com/fr/tapfr/119234

32 Migration et asile en Tunisie depuis 2011 leur pays et ne voient pas de perspectives de retour. Seule une petite minorité envisage de s’installer en Tunisie grâce aux réseaux de parenté ou de solidarité dont elle y dispose.

La précarité des conditions d’accueil

L’absence de dispositifs publics dédiés à l’accueil et à l’assistance aux réfugiés expose ceux qui se retrouvent en Tunisie à des conditions de vulnérabi- lité prononcée. Comme c’est le cas pour les Libyens, la scolarisation des enfants syriens pose problème du fait du nombre limité de places qui leur sont destinées dans les écoles publiques29. À cela, s’ajoute la difficulté de l’apprentissage de la langue française enseignée dès la troisième année du primaire en Tunisie, langue peu ou pas enseignée dans les écoles libyennes et syriennes. Les frais de scolarité ne sont pas accessibles à la majorité des familles de réfugiés syriens, dont une partie préfère envoyer leurs enfants mendier dans les rues ou autour des mosquées.

L’accès des Syriens aux services publics de santé est très fluctuant en raison de la multiplicité des intervenants, qui ne sont pas tous en relation les uns avec les autres, ce qui peut conduire à des interférences entre leurs actions : le HCR prend souvent en charge les frais médicaux des réfugiés à qui il a délivré le statut ; les hôpitaux publics admettent parfois ces réfugiés dans les services d’urgence ou pour la prise en charge des frais d’hospitalisation, d’accouchement ou pour des opérations chirurgicales ; le ministère de la Santé intervient lui-même auprès de ces hôpitaux pour l’admission des patients réfugiés ; les organisations humanitaires (HCR, Médecins du Monde, Croissant Rouge Tunisien) participent aussi à la prise en charge des frais médicaux de ces réfugiés dans les hôpitaux publics ou auprès des cliniques privées.

Des actions de solidarité envers ces réfugiés se développent, venant des Syriens installés en Tunisie avant 2011 ou de la population tunisienne. Des médecins tunisiens ne font pas toujours payer les réfugiés ou les soignent à moindre coût. D’autres réfugiés encore bénéficient d’une indemnité de 250 DT par mois sur une durée de trois à six mois, octroyée par le gouvernement suisse à travers le HCR, mais ce montant est loin de pouvoir répondre à leurs besoins vitaux.

Conclusion

Les bouleversements politiques et sociaux survenus depuis 2011 sur la rive sud et est de la Méditerranée et dans le Sahel ont joué des rôles déterminants dans l’évolution des flux migratoires et dans celle des catégories de migrants qui quittent les pays de la région, les traversent ou s’y arrêtent. La Tunisie accueille sur son sol trois groupes de populations qui ont fui leur pays en guerre : les Syriens et les ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne en guerre sont clai- rement désignés comme étant des réfugiés, alors que les Libyens, fuyant aussi leur pays livré aux violences et au chaos, affluent en Tunisie sans être considérés comme des réfugiés.

29 Quelques actions très symboliques d’insertion d’élèves syriens ou libyens dans les écoles tunisiennes ont été annoncées, mais ces réponses sont restées largement en deçà des besoins.

33 Hassan Boubakri

Les Libyens qui rentrent en Tunisie ne cherchent pas, dans leur très grande majorité, à repartir vers l’Europe de manière irrégulière. Ceux qui cherchent à émigrer en Europe ou dans d’autres pays riches le font souvent en passant par les procédures de visas d’entrée dans ces pays. La Tunisie est désormais un pays de transit non seulement pour les migrants économiques en provenance d’Afrique subsaharienne notamment, mais aussi pour les réfugiés syriens et subsahariens qui débarquent sur les côtes européennes en passant par un deuxième pays de transit qui est la Libye, où ils s’exposent à des abus divers de la part des groupes armés, des milices, des réseaux de passeurs souvent liés à des réseaux criminels et/ou terroristes.

D’un autre côté, la Tunisie fait toujours face aux départs irréguliers à l’étranger de milliers de ses jeunes, en quête d’emploi ou de meilleures conditions de vie ou de travail. Les quartiers populaires des grandes villes littorales, les zones rurales et les régions de l’intérieur continuent à alimenter les flux de départs irréguliers de jeunes tunisiens, alors que peu d’étudiants formés à l’étranger rentrent dans le pays au terme de leurs études. La situation de l’emploi ne s’est pas améliorée depuis la révolution, elle a même empiré, comme c’est le cas du contexte économique général marqué par le creusement des déficits, le recul des investissements directs étrangers et donc la baisse de la capacité des secteurs d’activité à générer de l’emploi. Le taux de chômage reste élevé (15,5 %)30.

À l’échelle régionale, la Tunisie est confrontée à la nécessité d’adapter sa gestion des questions migratoires qui ont changé de nature et d’ampleur depuis 2011, telles que l’asile, le séjour prolongé des Libyens sur le territoire tunisien, les relations migratoires avec l’Union européenne. Le projet de « Partenariat de Mobilité » (PdM)31 avec l’UE est l’une des questions qui suscitent beaucoup de débats de la part des organisations de la société civile tunisienne, alors que le gouvernement tunisien, lui-même, cherche à limiter la réadmission aux ressor- tissants tunisiens qui font l’objet de mesures d’expulsion et pas les ressortis- sants de pays tiers, même s’il est prouvé qu’ils ont transité par la Tunisie.

La crise migratoire de l’année 2015, qui a vu affluer plus d’1 million de réfugiés vers l’Europe, a eu pour résultat un durcissement du discours de nombreux responsables européens sur la nécessité de restreindre l’accès des réfugiés au territoire européen ainsi que le renvoi des migrants dits « écono-

30 Surtout parmi les jeunes (entre 33 et 43 % selon les tranches d’âge) et les diplômés de l’enseignement supérieur (32 %) (INS, 2013). Les jeunes femmes diplômées sont les plus touchées avec un taux de 42 % en 2014. Mais si l’on prend en compte les jeunes qui sont en dehors de tout système éducatif, de formation ou d’emploi (NEET : Not in Education, in Employment or Training) (Banque Mondiale, 2014), cette catégorie représente la moitié (50,4 %) des femmes et le tiers (33,4 %) des hommes dans les zones rurales. Dans les zones urbaines, cette catégorie représente respectivement presque le tiers (32,4 %) des femmes et le cinquième (20,3 %) des hommes. 31 Les accords de « Partenariat de Mobilité » (PdM) sont signés entre l’Union euro- péenne et des pays tiers, appartenant souvent au voisinage Est ou Sud de l’UE. Ils se distinguent par leur caractère juridiquement non contraignant. Quatre piliers forment ce type de partenariat : « L’organisation et la facilitation de l’immigration légale et de la mobilité ; la prévention et la réduction de l’immigration clandestine et de la traite des êtres humains ; la promotion de la protection internationale et le renforcement de la dimension extérieure de la politique d’asile et la maximisation de l’impact des migra- tions et de la mobilité sur le développement […] ». Cf. Journal officiel de l’Union euro- péenne (2012) COM(2011) 743 final, [en ligne], consulté le 05/01/2016. URL : http://eur-lex. europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52012AE1057

34 Migration et asile en Tunisie depuis 2011 miques » qui se sont mêlés aux flux de réfugiés32. Comme les autres pays de transit, la Tunisie sera forcément confrontée aux retombées de la crise migra- toire en Méditerranée sur les politiques migratoires européennes à travers leur implication dans ces politiques33 : externalisation, participation aux opérations de l’agence européenne Frontex en Méditerranée, accueil d’agents de Frontex sur le sol tunisien, transfert de données sur les passagers au départ, etc.

Le traitement de la mobilité des personnes et des migrations est devenu plus complexe avec l’émergence du terrorisme et des menaces aux frontières, surtout terrestres, de la Tunisie. Durant les dernières années, des milliers de Tunisiens ont rejoint les groupes djihadistes en Irak, en Syrie, au Sahara et en Libye, ou étaient impliqués dans des attentats ou des actes terroristes en Tunisie. Les derniers attentats du Bardo (mars 2015), de Sousse (juin 2015) et de Tunis (24 novembre 2015) en sont une illustration parfaite. Des membres de ces groupes sont entrés à leur tour, et de manière irrégulière, par les frontières terrestres de la Tunisie, surtout à partir de la Libye. La mobilité des Tunisiens et des étrangers ne se pose plus uniquement en termes de contrôles aux frontières et de maitrise des flux, mais aussi en termes des risques que représentent ces passages au niveau sécuritaire, ce qui ouvre la voie au retour du traitement sécuritaire, voire même militariste, des flux migratoires.

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32 Ces responsables ont appelé au renforcement des contrôles des frontières exté- rieures de l’UE et au rétablissement des contrôles aux frontières intérieures à l’espace Schengen. Au plus haut de la crise de l’asile, en septembre et octobre 2015, la Hongrie a fermé ses frontières avec la Serbie, alors que la Croatie, l’Autriche et l’Allemagne ont rétabli les contrôles aux frontières internes. Les attentats de Paris du 13 novembre de la même année ont amené la France à faire de même. En l’espace de deux semaines, deux sommets ont été organisés avec les pays d’origine ou de transit pour la maîtrise des flux de réfugiés et de migrants. Le premier sommet (les 11 et 12 novembre) a réuni à Malte les pays membres de l’UE avec les pays africains, alors que le deuxième sommet (le 29 novembre) a réuni la Turquie avec les pays membres. Cf. Le Monde (2015) L’Europe cherche à fermer la route des migrants d’Afrique et de Turquie, [en ligne], consulté le 05/01/2016. URL : http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/11/11/plusieurs-migrants- meurent-dans-le-naufrage-d-une-embarcation-au-large-de-la-turquie_4807126_3214. html?xtmc=l_europe_cherche_a_fermer_la_route_des_migrants_d_afrique_et_de_ turquie&xtcr=1 33 Le nouvel « Agenda européen pour la migration » prévoit d’impliquer les pays tiers et de transit (telle la Tunisie) dans la mise en œuvre de cette politique. Cf. European Commission (2015) European Agenda on Migration, [en ligne], consulté le 05/01/2016. URL : http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/what-we-do/policies/european-agenda-migra- tion/index_en.htm

35 Hassan Boubakri

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36 Migration et asile en Tunisie depuis 2011

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37 Résumé - Abstract - Resumen

Hassan Boubakri

Migration et asile en Tunisie depuis 2011 : vers de nouvelles figures migratoires ?

La Tunisie, premier pays arabe à avoir connu un soulèvement populaire en 2011, est passée par une expérience migratoire que l’on peut qualifier d’inédite pour un pays traditionnel d’émigration. Avant 2011, le pays accueillait officiellement une centaine de réfugiés reconnus par le HCR et voyait quelques milliers de migrants irréguliers (Tunisiens et étrangers) partir ou transiter par son territoire pour traverser la mer en direction des côtes italiennes. Mais depuis 2011, le nombre d’étrangers fuyant les guerres civiles et l’instabilité dans leurs pays d’origine, ainsi que la pauvreté et le chômage, n’a cessé d’augmenter. Si les premières vagues d’exil ont pris fin en 2011, des centaines de milliers de ressor- tissants libyens continuent à entrer en Tunisie pour des séjours prolongés et renouvelés en raison de la reprise de la guerre civile depuis 2014 et la désorga- nisation des services publics. Le voisinage et la libre circulation des personnes entre les deux pays rend difficile la qualification de la présence des Libyens en Tunisie : sont-ils touristes ou réfugiés ? La guerre civile syrienne a également forcé quelques milliers de réfugiés, une infime minorité, à choisir la Tunisie comme pays d’asile ou de transit pour l’Europe. La Tunisie continue à abriter une immigration d’origine subsaharienne alimentée par les étudiants, les migrants économiques, mais aussi par les réfugiés fuyant les anciens et les nouveaux foyers de conflits sur le continent. Cet article traite de la manière dont ce pays accueille et gère ces différentes formes de migration.

Migration and Asylum in Tunisia since 2011: Towards a New Migration Profile?

Tunisia, the first Arab country to have known a popular uprising, went through a migratory experience that we can qualify as the “novel” for a traditional issuing country. Before 2011, it was home to no more than a hundred refugees, and saw some thousands irregular migrants (Tunisian and foreign) lifting or crossing through its territory to reach, by sea, the Italian coast. But since 2011, the number of foreigners fleeing civil wars and instability in their country of origin, but also poverty and unemployment, has been rising. If the first wave of exile ended in 2011, hundreds of thousands of Libyan nationals continue to enter Tunisia for extended stays and renewed due to the resumption of civil war since 2014 and the disruption of public services. The neighborhood and the free movement of persons between both countries make it difficult the qualification of the presence of Libyan nationals in Tunisia: are they tourists or refugees? Syrian civil war has also forced few thousands of refugees to reach Tunisia as country of asylum or to transit for Europe. Tunisia continues to be a destination of sub-Saharan immi- gration fueled by students, economic migrants, and also by refugees fleeing old and new homes of conflicts on the continent. The article examines the ways in which this country hosts and manages different forms of migration.

38 Résumé - Abstract - Resumen

Migración y asilo en Túnez desde 2011: ¿hacia un nuevo perfil de la migración?

Túnez, el primer país árabe que ha experimentado un levantamiento popular en 2011, ha pasado por una experiencia migratoria que se puede calificar de novedosa para un país de tradición emigratoria. Antes de 2011, el país acogía oficialmente a un centenar de refugiados reconocidos por ACNUR y veía a varios miles de migrantes irregulares (tunecinos y extranjeros) salir o estar de tránsito por su territorio para cruzar el mar hacia las costas italianas. Pero desde 2011, el número de extranjeros que huyen de guerras civiles y de la inestabilidad en sus países de origen, aunque también de la pobreza y del desempleo, ha ido en constante aumento. Si las primeras olas de exilio terminaron en 2011, cientos de miles de ciudadanos libios siguen entrando en Túnez para estancias largas y renovadas, debido a la reanudación de la guerra civil desde 2014 y la inter- rupción de los servicios públicos. La frontera común y la libre circulación de personas entre los dos países hace difícil la calificación de la presencia de ciuda- danos libios en Túnez: ¿son turistas o refugiados? La guerra civil de Siria también ha obligado a miles de refugiados de ese país a elegir Túnez como país de asilo o de tránsito hacia Europa. Túnez sigue albergando una inmigración de origen subsahariana alimentada por los estudiantes, los migrantes económicos, pero también por los refugiados que huyen de antiguos y nuevos focos de conflicto en el continente. Este trabajo trata la forma en la que este país acoge y gestiona estas diferentes formas de migración.

39

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 41-71

Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011 Thibaut Jaulin1 et Björn Nilsson2

Introduction

Le 25 octobre 2009, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali est réélu pour la cinquième fois à la tête de son pays, avec 89 % des voix. Les médias étrangers ironisent sur un score décevant, car inférieur à 90 %, pour la première fois depuis le début de son accession au pouvoir. Ben Ali obtient alors son meilleur score (94,85 %) parmi les Tunisiens à l’étranger3. Un an plus tard, ces derniers soutiennent activement le soulèvement populaire qui aboutit au renversement du régime (Geisser, 2012), puis ils participent massivement à l’élection de l’Assemblée constituante en octobre 2011 (Jaulin, 2014). Cette mobi- lisation transnationale s’essouffle toutefois progressivement, comme le montre notamment la baisse importante du nombre de votants à l’étranger lors des élections de l’automne 2014.

La présence d’environ 1 million de Tunisiens à l’étranger, selon les sources tunisiennes, pour une population estimée à 10 millions d’habitants, est le résultat d’un mouvement d’émigration quasi continue depuis les années 1960. Il est marqué par deux pics : le premier, dans les années 1960, dans le cadre de la gestion concertée de la migration de travail (Simon, 1979) et le second, depuis la fin des années 1990, en raison de la saturation du marché de l’emploi en Tunisie, en particulier le chômage des jeunes diplômés (Fargues, 2012). Dans les années 1960, les migrants tunisiens partent essentiellement vers la France, où réside aujourd’hui plus de la moitié de la « diaspora » tunisienne. Après les chocs pétroliers et l’arrêt de l’immigration de travail en Europe, un mouvement d’émigration se développe également vers les pays arabes producteurs de pétrole, en particulier vers la Libye voisine, bien que les Tunisiens soient régu- lièrement l’objet d’expulsions de masse sous le régime de Kadhafi (Brédeloup et Pliez, 2011). Enfin, l’Italie et, dans une moindre mesure, l’Amérique du Nord et l’Allemagne sont des destinations privilégiées de l’émigration tunisienne depuis la fin des années 1990 (Boubakri, 2010).

1 Boursier Marie Curie, CERI/Sciences Po, 56 rue Jacob, 75006 Paris ; thibaut.jaulin@ sciencespo.fr 2 Doctorant, DIAL/Université Paris Dauphine, 4 rue d’Enghien, 75010 Paris ; [email protected] 3 http://www.lefigaro.fr/international/2009/10/26/01003-20091026ARTFIG00315-ben-ali- reelu-sans-surprise-a-la-tete-de-la-tunisie-.php

41 Thibaut Jaulin et Björn Nilsson

À travers l’exemple de la participation des Tunisiens à l’étranger aux élections tunisiennes de 2011 (Assemblée constituante) et de 2014 (Parlement), cet article interroge deux dimensions de l’articulation entre migrations et révolutions arabes : d’une part, la relation entre le processus de transition politique et l’octroi de nouveaux droits aux émigrés ; d’autre part, les dynamiques du trans- nationalisme politique et ses effets sur le pays d’origine. Plus précisément, cet article se propose de discuter quatre hypothèses : - L’adoption du droit de vote à distance en Tunisie et dans de nombreux pays arabes, avant et après le printemps arabe, et les conditions d’exercice de ce droit, sont le résultat de processus verticaux dont la finalité est de contribuer à la légitimité et/ou à la stabilité du régime en place, généralement dans un contexte de crise politique. - Le taux de participation ne représente pas un instrument pertinent pour mesurer l’intérêt des émigrés (et des diasporas) pour la politique de leur pays d’origine. - Les élections à distance mobilisent une catégorie spécifique d’électeurs à l’étranger, inscrits dans le champ transnational et intégrés à la société de résidence. - Les préférences politiques des électeurs à l’étranger ne sont pas déterminées par le régime politique du pays de résidence, mais elles reflètent la structuration de l’espace migratoire.

À partir de ces hypothèses, nous souhaitons contribuer aux travaux qui, dans le champ du transnationalisme, ont mis en lumière la capacité des migrants à transformer leur société d’origine, en dépit de leur absence physique. Par exemple, Fargues (2011) montre comment les migrants (dans des pays déve- loppés) exercent une influence sur les pratiques de leurs proches (dans des pays en développement) en matière de contrôle des naissances et comment ils contribuent par là au processus de transition démographique. Le terme de « transferts sociaux » (social remittances), introduit par Levitt (1998), désigne ainsi les normes, les valeurs et les pratiques véhiculées par les migrants dans le contexte de la globalisation.

Les « transferts politiques » (political remittances), comme sous-catégorie des « transferts sociaux », sont souvent considérés comme un moyen de promouvoir la démocratie dans les pays d’origine, suivant l’hypothèse selon laquelle les migrants socialisés dans les pays occidentaux sont plus enclins à promouvoir des valeurs libérales auprès de leurs concitoyens restés au pays (Koinova, 2010). Par exemple, Chauvet et Mercier (2013) identifient à partir de l’exemple malien une corrélation positive entre le taux de participation aux élections et le pour- centage de migrants de retour (de pays non africains). De même, Mahmoud et al. (2013) constatent que le vote pour le parti communiste en Moldavie est néga- tivement corrélé au taux d’émigration (vers les pays occidentaux).

La question de l’influence du pays de résidence sur la participation et l’engagement politique transnational traverse également certains des travaux

42 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011 consacrés aux Tunisiens à l’étranger4. Par exemple, Ayari (2008) met en évidence l’influence exercée par les institutions et le contexte politique français sur l’évo- lution des modes d’engagement des militants du parti islamiste Ennahda exilés dans ce pays. De son côté, Geisser, qui revient sur l’histoire des mobilisations transnationales tunisiennes en France, défend l’idée selon laquelle « les luttes en contexte migratoire ne constituent pas seulement un “modèle réduit” ou une “antichambre” de celles du pays d’origine, mais relèvent d’une dynamique spécifique » (Geisser, 2012 : 158).

Les travaux récents qui appliquent les outils de la sociologie électorale au vote à distance présentent toutefois des conclusions différentes. Ces travaux identifient deux types de variables qui exercent une influence sur le compor- tement des électeurs à l’étranger : pré-migratoires (âge, genre, niveau d’édu- cation, origine régionale/ethnique) et post-migratoires (cause et durée de la migration, formes d’intégration dans le pays de résidence) (Lafleur et Sanchez Dominguez, 2015 ; Ahmadov et Sasse, 2014 ; Dedieu et al., 2013). Autrement dit, les préférences politiques transnationales s’expliquent par un phénomène d’auto-sélection des migrants (généralement plus jeunes, plus éduqués, origi- naires de certaines régions, etc.) et par l’expérience migratoire, plutôt que par la nature du régime politique du pays de résidence.

La première partie de cet article revient sur la diffusion du droit de vote à distance dans les pays arabes, puis analyse les raisons de l’adoption de ce droit en Tunisie et les conditions de son exercice avant et après 2011. La deuxième partie propose plusieurs hypothèses pour expliquer l’effondrement du nombre de votants parmi les Tunisiens à l’étranger entre 2011 et 2014 et souligne les incohérences des procédures d’inscription sur les listes électorales et des statis- tiques sur les Tunisiens à l’étranger. La troisième partie dessine le profil des électeurs tunisiens à l’étranger à partir des résultats d’une enquête par question- naire mise en œuvre par les auteurs5 à l’occasion des élections législatives tuni- siennes d’octobre 2014. Enfin, la quatrième partie présente une analyse spatiale et multiniveau du vote tunisien à l’étranger6 en 2011 et en 2014.

Voter à distance : du droit à la pratique Les paradoxes de la généralisation du vote à distance dans les pays arabes

Depuis le début des années 1990, le nombre de pays qui ont adopté des mesures pour permettre à leurs citoyens expatriés de participer aux élections de leur pays d’origine a été multiplié par quatre et dépasse aujourd’hui largement la centaine (International IDEA et IFE, 2007). Les pays arabes n’ont pas échappé à

4 Avant 2011, la plupart des études portent sur les réseaux transnationaux de migrants tunisiens (Boubakri, 1999 ; Boubakri et Mazella, 2011 ; Geisser, 2000 ; Schmoll, 2005) et sur la participation politique et les mobilisations parmi les migrants maghrébins en France (Wihtol de Wenden et Leveau, 2001 ; Brouard et Tiberj, 2005). 5 Réaliser cette enquête aurait été impossible sans l’aide bénévole de Marie Vannetzel, Carolyn Lamboley et des étudiants de Sciences Po du programme Europe-Afrique et de la classe de Manlio Cinalli du Master Governing the Large Metropolis. Qu’ils en soient tous vivement remerciés. 6 Les cartes présentées dans cet article ont initialement été conçues en collaboration avec Dorian Ryser, qui est vivement remercié pour ses conseils éclairés.

43 Thibaut Jaulin et Björn Nilsson

ce mouvement. C’est le cas de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie dès les années 1970/1980 (Brand, 2010), puis du Yémen, de l’Irak, ou encore du Liban dans les années 2000. Après le printemps arabe en 2011, le droit de vote à distance a été adopté par l’Égypte, la Libye, le Maroc, qui l’avait supprimé en 1992, et la Tunisie qui l’a étendu aux élections législatives (Brand, 2013). Actuellement, les pays arabes qui n’ont pas encore adopté le vote à distance sont principalement les pays du Golfe, qui ne sont pas des pays d’émigration, ainsi que l’Autorité palestinienne et la Jordanie, qui représentent deux cas particuliers en raison du statut des réfugiés palestiniens.

Le vote à distance est souvent considéré comme un outil au service des politiques d’émigration, un ensemble d’initiatives dans le domaine économique, culturel et politique qui visent à développer les liens entre un État et ses émigrés. Pour Gamlen (2008), ces politiques représentent une partie constitutive de l’appareil d’État, qu’il nomme « l’État d’émigration », bien qu’ignorée en raison de ce que Agnew (2014) nomme le « piège territorial »7. Paradoxalement, elles ne sont pas l’apanage des pays exportateurs de main-d’œuvre. En effet, elles peuvent s’adresser à un nombre limité d’expatriés, à une diaspora, ou à une communauté apparentée par la langue, la religion, ou l’ethnicité dans un pays voisin (Waterbury, 2010). De même, les pays d’émigration ne sont pas les seuls à octroyer le droit de vote à distance (Collyer et Vatthi, 2007).

Dès lors, comment expliquer la généralisation du vote à distance depuis les années 1990 ? Pour Rhodes et Harutyunyan (2010), c’est le résultat d’un triple processus en lien avec les mouvements de démocratisation depuis les années 1990 : la tendance générale des régimes démocratiques à étendre le droit de vote à de nouvelles catégories d’individus ; la diffusion de nouvelles normes interna- tionales relatives aux droits des migrants ; et la satisfaction des revendications des associations de migrants. Toutefois, le vote à distance n’est pas l’objet de recommandations contraignantes dans le cadre de conventions internationales, à la différence d’autres droits relatifs aux migrants (Lafleur, 2015)8. Ensuite et surtout, la généralisation du droit de vote à distance masque une très grande hétérogénéité dans l’application de ce droit. Pour ne citer que des pays arabes, le droit de vote à distance n’a jamais été appliqué au Liban et au Yémen et les procédures mises en place au Maroc ou en Libye sont si contraignantes qu’elles empêchent l’exercice du vote. En outre, les élections sont marquées par de graves irrégularités comme en Algérie, en Iraq, en Syrie, en Tunisie avant 2011 et en Égypte avant 2011 et après 2013.

Ce décalage entre le droit et la pratique invite donc à réinterroger les raisons de la généralisation du vote à distance en portant une attention plus grande aux dynamiques politiques propres à chaque pays, en particulier les mécanismes de légitimation du pouvoir dans des contextes de crises politiques, qu’il s’agisse de succession autoritaire ou de transition démocratique, comme on a pu l’observer en Tunisie et dans plusieurs pays arabes.

7 Agnew (2014) définit le « piège territorial » comme un triple préjugé fondé sur la réifi- cation des espaces territoriaux de l’État, l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur et l’idée que l’État territorial préexiste à la société dont il serait le contenant. 8 La diffusion du vote à distance s’explique plutôt par la thèse de « l’émulation entre voisins », selon laquelle la proximité géographique, culturelle ou linguistique entre pays voisins facilite la diffusion de nouvelles normes (Turcu et Urbatsch, 2015).

44 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011

Le droit de vote à distance en Tunisie : un héritage du régime de Ben Ali

Après son arrivée au pouvoir en 1987, Ben Ali met en œuvre une politique migratoire dont le but est de renforcer les liens avec les Tunisiens à l’étranger. Depuis la crise pétrolière, les États européens ont cessé de faire appel à la main- d’œuvre étrangère et les travailleurs migrants sont installés dans leur pays de résidence en faisant venir leur famille à la faveur du regroupement familial. L’appellation officielle Tunisiens résidents à l’étranger (TRE), qui succède à celle de Travailleurs tunisiens à l’étranger (TTE), marque alors la reconnaissance par l’État tunisien de cette évolution. Par ailleurs, les Tunisiens à l’étranger sont perçus comme des contributeurs potentiels au développement de leur pays d’origine, au moment où le FMI impose un plan d’ajustement structurel à la Tunisie. En 1988, Ben Ali créé l’Office des Tunisiens à l’étranger (OTE) avec pour mission de développer les relations économiques, sociales et culturelles avec les Tunisiens à l’étranger, qui bénéficient désormais de facilités pour revenir et investir en Tunisie (Brand, 2006).

L’adoption du vote à distance en 1988 s’inscrit dans cette politique, mais cette mesure vise également à renforcer la légitimité de Ben Ali qui a déposé Habib Bourguiba, le père de l’indépendance tunisienne, un an auparavant. En octroyant le droit de vote aux Tunisiens à l’étranger, Ben Ali s’inspire de l’exemple de ses voisins, l’Algérie et le Maroc, qui l’ont adopté en 1976 et en 1982, alors qu’ils faisaient face à des crises politiques et économiques d’envergure. Dans ces trois pays du Maghreb, une telle démarche apparaît donc comme le résultat d’un processus vertical qui a pour finalité de contribuer à la légitimation du régime. La mise en œuvre de ce droit s’opère d’ailleurs dans le cadre d’un contrôle strict des communautés de migrants, grâce au réseau consulaire, très étendu dans le cas tunisien, et aux associations proches du régime, les Amicales (Brand, 2010).

En Tunisie, l’élection présidentielle de 1989 est la première élection à laquelle participent les Tunisiens à l’étranger. Malgré son caractère plébiscitaire (Ben Ali est le seul candidat), ils sont 75 000 à se rendre aux urnes sur 95 000 inscrits pour une population totale estimée à 400 000 personnes (Brand, 2010). L’importance de cette mobilisation peut s’expliquer par le contexte de libéralisation politique dans lequel se déroule cette élection. Toutefois, après le virage autoritaire du régime de Ben Ali au début des années 1990, la participation aux élections repré- sente surtout une marque d’allégeance au régime, en Tunisie comme à l’étranger (Geisser et Gobe, 2005). La multiplication du nombre de bureaux de vote, dans les consulats et les centres culturels tunisiens ainsi que dans des locaux mis à disposition par les autorités des pays d’accueil, entretient la fiction d’une forte mobilisation à l’étranger, alors que les élections sont marquées par des fraudes importantes (faux électeurs, bourrage d’urnes).

Jusqu’à la chute de Ben Ali, les relations entre l’État et les Tunisiens à l’étranger sont marquées par la défiance. La révolution de 2011 marque une rupture avec la multiplication d’initiatives parmi les Tunisiens à l’étranger visant à soutenir le processus de démocratisation et le développement économique et social en Tunisie (Geisser, 2012) ainsi que l’adoption de mesures assurant la représentation politique des Tunisiens à l’étranger dans les institutions tuni- siennes.

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La représentation des Tunisiens à l’étranger après la révolution : limites du principe d’égalité

Dès février 2011, les associations tunisiennes à l’étranger regroupées au sein des Assises de l’immigration tunisienne se mobilisent en faveur des droits des Tunisiens à l’étranger. Entre autres revendications, le cahier de doléances rédigé à l’attention de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, chargée de piloter les réformes politiques et de mener le pays à de nouvelles élections, inclut le droit de vote et d’éligibilité à toutes les élections générales, y compris pour les migrants irréguliers, une meilleure représentation et la création de circonscriptions extraterritoriales et l’instauration d’une instance de contrôle des élections à l’étranger9.

La Haute instance, qui compte plusieurs membres exilés sous le régime de Ben Ali, répond favorablement à ces revendications (Lieckefett, 2012). Elle octroie aux Tunisiens à l’étranger le droit de participer à l’élection de l’Assemblée consti- tuante et d’y être représentés par dix-huit députés, sur un total de 217, répartis entre six circonscriptions extraterritoriales. Avec cette mesure, la Tunisie devient l’un des treize pays au monde10 qui possèdent une représentation parlementaire spécifique de ses citoyens à l’étranger (Collyer, 2014). Mais surtout, elle est le seul pays à offrir à ses émigrés un niveau de représentation égal à celui des résidents. En effet, le ratio entre le nombre de sièges et le nombre d’électeurs est le même dans les circonscriptions extraterritoriales et dans les circonscriptions tunisiennes : un pour 40 00011 .

Le découpage des six circonscriptions extraterritoriales reflète la répartition des Tunisiens dans le monde. La France, où résident plus de la moitié de ces derniers, est divisée en deux circonscriptions, France 1 et France 2, qui corres- pondent approximativement aux moitiés nord et sud du pays12 et qui sont repré- sentées par cinq députés chacune. Ensuite, les Tunisiens en Italie sont représentés par trois députés et ceux en Allemagne par un député. Enfin, deux circonscrip- tions hybrides regroupent d’une part, les Tunisiens dans les Amériques et dans le reste de l’Europe, avec deux députés et d’autre part, les Tunisiens dans les pays arabes et le reste du monde, avec deux députés également.

Au printemps 2014, lors des discussions sur la réforme de la nouvelle loi élec- torale à l’Assemblée constituante, certaines associations à l’étranger proposent de redéfinir le découpage des circonscriptions extraterritoriales. Outre le manque de cohérence géographique des circonscriptions Amériques/reste de l’Europe et pays arabes/reste du monde, les critiques portent sur la circonscrip- tion d’Allemagne, représentée par un seul député, alors que l’élection est fondée sur un scrutin de liste. Les différentes propositions ont en commun de réduire à trois ou quatre le nombre de circonscriptions extraterritoriales, tout en mainte-

9 http://www.reseau-ipam.org/IMG/pdf/Cahier_de_Doleances_MPV3_Mabrouki_Tunis.pdf 10 Algérie, Cap-Vert, Colombie, Croatie, République dominicaine, Équateur, France, Italie, Macédoine, Mozambique, Portugal, Roumanie, Tunisie. 11 À l’exception de certaines régions excentrées et peu peuplées qui bénéficient d’un nombre relativement plus important de députés. 12 La circonscription de France 1 inclut les départements couverts par les consulats de Paris, Pantin, et Strasbourg et celle de France 2, les départements couverts par les consulats de Lyon, Grenoble, Marseille, Nice et Toulouse.

46 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011 nant, voire en augmentant, le nombre de députés de l’étranger13.

Ces propositions sont abandonnées en raison de l’incapacité des parle- mentaires à s’entendre sur une réforme électorale globale. Par défaut, la loi électorale de 2014 reconduit « de manière transitoire » les dispositions de la loi de 2011. Toutefois, la question de la représentation des Tunisiens à l’étranger réapparait après l’élection législative d’octobre 2014. En effet, le nombre de votants par siège est beaucoup plus faible à l’étranger qu’en Tunisie en raison de l’effondrement du nombre de votants à l’étranger14. Autrement dit, les députés de l’étranger sont ceux qui sont élus avec le plus petit nombre de voix ; leur légitimité en est d’autant plus fragile.

Alors que les associations tunisiennes à l’étranger rejettent toute réduction du nombre de députés, au nom du principe d’égalité entre Tunisiens résidents et émigrés, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure les statis- tiques tunisiennes surestiment la population tunisienne en âge de voter à l’étranger avec, comme conséquence, l’allocation d’un nombre disproportionné de sièges de députés de l’étranger (voir infra).

Le taux de participation à l’étranger : un instrument inadapté L’effondrement du nombre de votants à l’étranger entre 2011 et 2014

Le tableau 1 met en évidence l’effondrement du nombre de votants à l’étranger entre 2011 et 2014 (de 209 000 à 112 00015). Cette chute de près de 50 % contraste avec celle plus limitée en Tunisie (-15 % à -25 % selon les circonscrip- tions). Comment interpréter la forte mobilisation parmi les électeurs tunisiens à l’étranger lors de l’élection de 2011 et la faiblesse de la participation trois ans plus tard ?

Le tableau 1 montre que la participation à l’étranger varie significativement selon les circonscriptions. Deux groupes peuvent être distingués : France 1, Amériques/reste de l’Europe et pays arabes/reste du monde, où la participation est plus forte que la moyenne ; et France 2, Italie et Allemagne, où la partici- pation est plus faible. Comment interpréter cette différence ? Les études qui traitent de l’abstention en Tunisie en 2011 montrent que la participation est plus forte dans les régions économiquement plus développées (Gana et al., 2012). Appliquée aux circonscriptions à l’étranger, cette hypothèse suggère d’inter- roger la relation entre abstention et caractéristiques socio-économiques des

13 http://www.webdo.tn/2014/04/22/loi-electorale-vers-modification-du-decoupage- circonscriptions-letranger/ et https://nadiachaabane.wordpress.com/2014/04/21/tunisiens- a-letranger-et-loi-electorale/ 14 Entre un siège pour 2 300 votants en Italie et un pour 7 800 en Amériques/reste de l’Europe, contre un pour 8 700 dans la circonscription de Tozeur et un pour 26 000 dans celle de Tunis 2. Voir : http://www.realites.com.tn/2014/11/legislatives-des-bonus-causent- une-grande-difference-dans-les-valeurs-des-sieges-a-lassemblee/ 15 Pour 2014, ce résultat correspond à l’élection législative, mais le nombre de votants à l’étranger pour l’élection présidentielle est sensiblement le même (113 000 au premier tour et 102 000 au deuxième tour).

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Tunisiens à l’étranger. Par exemple, la part importante de migrants qualifiés parmi les Tunisiens en Amérique du Nord (Sliman et Khlif, 2009) explique que la participation y soit plus forte, à l’inverse de l’Italie, qui a attiré une main-d’œuvre étrangère peu qualifiée depuis le début des années 1990. Toutefois, la baisse du nombre de votants à l’étranger entre 2011 et 2014 est quasi identique pour l’ensemble des circonscriptions (en pourcentage), à l’exception de l’Italie où l’élection a été marquée par d’importants problèmes d’inscription16. L’évolution du taux de participation dépend donc d’autres variables que le profil socio- économique des migrants.

Tableau 1 : La participation en 2011 et 2014 Population en âge Votes Inscrits de voter (2011) Circons- Année Taux de cription Différence Différence Nombre Nombre Nombre partici- 2011/2014 2011/2014 pation 2 011 68 400 93 978 35,1 % France 1 -42,6 % -15,0 % 194 968 2014 39 233 79 925 20,1 % 2 011 56 364 89 757 23,5 % France 2 -44,7 % 27,2 % 239 408 2014 31 174 114 192 13,0 % 2 011 23 328 67 364 22,7 % Italie -69,3 % -19,7 % 102 663 2014 7 162 54 072 7,0 % 2 011 13 486 37 065 21,3 % Allemagne -45,1 % -55,1 % 63 429 2014 7 407 16 650 11,7 % Amériques/ 2 011 28 371 54 073 39,3 % reste -44,8 % -3,7 % 72 162 Europe 2014 15 648 52 065 21,7 % Pays 2 011 19 746 18 307 40,3 % arabes/ -38,4 % 76,3 % 48 966 reste 2014 12 158 32 269 24,8 % monde Total 2 011 209 695 360 544 29,1 % -46,2 % -3,2 % 721 596 étranger 2014 112 782 349 173 15,6 % 2 011 4 096 631 4 123 602 51,2 % Tunisie -15,4 % 17,5 % 7 993 924 2014 3 464 989 4 847 292 43,3 % Source : ISIE, compilé par T. Jaulin et B. Nilsson.

Selon une première hypothèse, le nombre important de votants à l’étranger en 2011 s’explique par un regain d’intérêt pour la politique du pays d’origine à la suite d’un évènement exceptionnel, la révolution de 2011, largement couvert par les médias internationaux. L’effondrement du nombre de votants à l’étranger en 2014 apparaît alors comme un retour « à la normale », caractérisé par un manque d’intérêt pour la politique du pays d’origine, qui n’est pas propre aux Tunisiens à l’étranger comme le montre l’importance de l’abstention dans les élections à distance (International IDEA et IFE, 2007).

16 https://www.facebook.com/pontesobservation

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Selon une seconde hypothèse, la baisse du nombre de votants à l’étranger entre 2011 et 2014 s’explique par le durcissement des procédures de vote. En effet, en 2011, il suffit à un citoyen tunisien de se munir de sa carte d’identité pour pouvoir voter, même s’il n’est pas inscrit sur les listes électorales. En 2014, il est nécessaire d’être inscrit sur les listes électorales et de se présenter dans le bureau de vote correspondant à l’inscription. Ce changement de procédure, conjugué à des problèmes d’inscription17, explique que de nombreux électeurs aient renoncé à voter en 2014. L’exemple tunisien montre donc que les procé- dures d’inscription contribuent à l’abstention parmi les électeurs à l’étranger. On notera, toutefois, que les contraintes inhérentes à la pratique du vote à distance, en particulier l’éloignement des bureaux de vote (Lafleur, 2013), ne représentent pas une cause additionnelle d’abstention dans le cas tunisien, en raison du nombre important de bureaux de vote déployés à l’étranger18.

Ces deux hypothèses, qui ne sont pas contradictoires, ont toutefois pour limite l’absence de calcul fiable du taux de participation. Autrement dit, si la division par deux du nombre de votants parmi les Tunisiens à l’étranger entre 2011 et 2014 est indéniable, nous manquons d’éléments pour mesurer l’ampleur de cette baisse au regard du nombre d’électeurs à l’étranger. Deux raisons expliquent la difficulté pour estimer la participation à l’étranger : le désordre des listes électorales et les écueils des statistiques migratoires. Les dilemmes de la lutte contre l’abstention : le désordre des listes électorales

En 2011, l’inscription sur les listes électorales représente un enjeu central pour l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), chargée de superviser et d’organiser les élections. En raison du manque de fiabilité des registres électoraux sous Ben Ali, la loi électorale de mai 2011 prévoit la mise à jour des listes électorales sous le contrôle de l’ISIE, à partir du registre des cartes d’identité et des déclarations volontaires des électeurs19. Pour cela, l’ISIE lance une vaste campagne d’inscription volontaire durant l’été 2011, à l’issue de laquelle un quart seulement de la population en âge de voter va s’inscrire. Craignant une abstention importante, qui aurait été interprétée comme une absence d’adhésion de la population au processus de transition démocratique, l’ISIE multiplie les initiatives afin que tous les individus en âge de voter puissent se rendre aux urnes.

L’ISIE décide d’abord de publier une seconde liste électorale à partir du registre des cartes d’identité. Cette décision a pour conséquence la coexistence de deux types de listes, l’une avec les inscrits « volontaires » et l’autre avec les inscrits « automatiques ». Ensuite, deux semaines avant l’élection, craignant

17 Lors de l’élection parlementaire d’octobre 2014, nous avons observé à Paris et à Pantin que de nombreux électeurs n’ont pas pu voter, car ils n’avaient pas été informés de leur inscription dans un nouveau bureau de vote, souvent d’ailleurs, éloigné de celui où ils avaient voté en 2011. 18 La carte des bureaux de vote sous Ben Ali est reprise à l’identique pour les élections de 2011 et 2014, à l’exception de quelques bureaux fermés en raison d’un nombre d’ins- crits trop faible. Un minimum de 100 inscrits est habituellement requis pour ouvrir un bureau de vote à l’étranger. 19 Décret-loi 2011-35 du 10 mai 2011.

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que certains électeurs n’apparaissent sur aucune de ces deux listes et qu’ils ne puissent pas voter, l’ISIE annonce qu’il suffit de se présenter dans un bureau de vote muni de sa pièce d’identité pour participer au scrutin. Cette décision est critiquée, notamment en raison des risques accrus de fraudes20. Avec l’inscrip- tion automatique d’une partie des électeurs, elle contribue toutefois à augmenter sensiblement la participation, comme le prouve un nombre de votants supérieur au nombre d’inscrits « volontaires » (Verdeil, 2012).

Dans les circonscriptions de l’étranger, l’existence de différentes listes élec- torales a pour conséquence d’empêcher une estimation fiable de la participation parmi les différentes catégories d’inscrits. En effet, à l’étranger, les électeurs non inscrits ont voté dans les mêmes bureaux de vote que les inscrits « volontaires » et « automatiques », à la différence de la Tunisie où des bureaux de vote ad hoc ont été mis en place. En conséquence et sauf exception, les procès-verbaux des bureaux de vote à l’étranger confondent les différentes catégories d’inscrits. Les tentatives pour mesurer précisément la participation à l’étranger s’avèrent fina- lement hasardeuses (Jaulin, 2014), alors que cet exercice est relativement fiable et pertinent en Tunisie (Verdeil, 2012).

En 2014, au risque de faire face à une participation plus faible, la nouvelle loi électorale insiste sur l’obligation d’être inscrit sur les listes électorales pour voter21, mais cette obligation n’a pas pour effet l’harmonisation des listes élec- torales. En effet, les processus d’inscription sont hétérogènes selon les circons- criptions, en particulier à l’étranger. Par exemple, en France 2 ou dans les pays arabes/reste du monde, la liste des inscrits « volontaires » de 2014 est fusionnée avec celle des inscrits « automatiques » de 201122. Cela explique que le nombre d’inscrits dans ces circonscriptions augmente entre 2011 et 2014, alors que le nombre de votants baisse (cf. Tableau 1). Ce manque de cohérence dans les procédures d’inscription peut s’expliquer par l’absence de directives précises de l’ISIE à l’adresse des Instances supérieures indépendantes régionales (IRIE), basées dans chaque circonscription, et par l’intervention des consulats chargés de l’inscription des électeurs à l’étranger23.

Les listes électorales ne représentent donc pas une source fiable pour calculer le taux de participation à l’étranger, en 2011 comme en 2014, pour des raisons toutefois différentes. Dans la section suivante, nous montrons que l’alternative qui consiste à mesurer la participation par rapport à la population en âge de voter soulève également de nombreux problèmes en raison du manque de fiabilité des statistiques migratoires.

20 L’encre bleue indélébile qui tache l’index des votants représente la seule garantie pour éviter que certains électeurs ne votent deux fois. 21 « Est électeur toute Tunisienne, ou Tunisien, inscrit(e) au registre des électeurs, âgé(e) de dix-huit ans révolus le jour précédant celui du scrutin, jouissant de ses droits civils et politiques et n’étant sujet à aucun cas d’incapacité prévu par la présente loi » (chapitre 5, article 1). 22 Entretien avec Mohammed Krir, président de l’IRIE-France 1, septembre 2014, Paris. 23 Selon la loi électorale de 2014, l’ISIE établit les listes électorales et se charge « d’aider les missions diplomatiques ou consulaires tunisiennes à l’étranger à dresser et à réviser les listes électorales en ce qui concerne les Tunisiens de l’étranger ».

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Les écueils des statistiques migratoires : combien d’électeurs à l’étranger ?

Le nombre de Tunisiens à l’étranger varie selon les sources. En 2011, les statistiques électorales publiées par l’ISIE s’appuient sur deux sources diffé- rentes pour dénombrer la population en âge de voter à l’étranger : le ministère de l’Intérieur, qui l’estime à 721 596, et l’Institut national de statistique, qui l’estime 683 229. Les écarts sont encore plus importants si l’on se tourne vers d’autres sources. Alors que l’Office des Tunisiens à l’étranger compte 1 222 533 Tunisiens à l’étranger24 en 2012, le Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies (UNDESA) en compte 643 212 en 2013 !

Ces écarts ne sont vraiment pas surprenants25. Les statistiques sur les migra- tions varient en fonction de « qui est compté », c’est à dire en fonction des critères retenus pour définir un migrant, et de « qui compte », c’est-à-dire les institutions chargées de produire des statistiques migratoires (Fargues, 2005). Par exemple, une même définition peut produire des résultats différents quand les binationaux sont comptés comme des nationaux par leur pays d’origine et par leur pays de résidence, comme c’est le cas pour les Tunisiens naturalisés français ou nés en France. Par ailleurs, les statistiques des pays de résidence ne comptabilisent généralement que les « immigrés », naturalisés ou non, et les « étrangers », alors que les pays d’origine comptent également les descendants de migrants nés à l’étranger qui ont conservé la nationalité de leur pays d’origine tout en ayant acquis une nouvelle nationalité. Une autre raison qui explique les écarts très importants entre les statistiques des pays d’origine et celles des pays de résidence tient à la difficulté de comptabiliser certaines catégories de migrants : migrants irréguliers, migrants circulaires et temporaires, ou encore doubles résidents. Enfin, les registres consulaires sont souvent obsolètes, soit que certains migrants renoncent à s’y inscrire ou, au contraire, qu’ils y soient encore inscrits alors qu’ils sont décédés, revenus dans leur pays d’origine, ou installés dans un autre pays.

Comment, dans ces conditions, estimer l’abstention à l’étranger ? Dans quelle mesure le calcul de la participation à partir de la population en âge de voter à l’étranger, plutôt qu’à partir du nombre d’inscrits, contribue à sous-estimer la participation (si le nombre de Tunisiens à l’étranger est surestimé) ? Au-delà des difficultés que soulèvent ces questions, on peut finalement se demander si le taux de participation à l’étranger représente un instrument pertinent pour mesurer l’intérêt des migrants pour la politique de leur pays d’origine. Dans la partie suivante, nous montrons que, si le vote à distance concerne en droit tous les citoyens à l’étranger, il mobilise principalement une catégorie spécifique d’électeurs : des primo-migrants intégrés à la société de résidence et inscrits dans le champ transnational.

24 Y compris les Tunisiens âgés de moins de dix-huit ans qui ne peuvent pas voter. 25 Sur l’écart entre les statistiques tunisiennes et celles des pays de résidence, voir : http://carim-south.eu/database/demo-eco-module/numbers-of-tunisian-migrants-accor- ding-to-which-country-/

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L’électeur à distance : un profil type ? Des migrants inscrits dans le champ transnational

L’enquête séminale de Guarnizo, Portes et Haller (2003) menée parmi les migrants latino-américains aux États-Unis, montre que seule une petite minorité de migrants socialement intégrés développe des formes d’actions politiques transnationales. En nous inspirant de ces conclusions, nous avons réalisé une enquête à l’occasion des élections législatives tunisiennes de 2014 pour tenter de cerner le profil des électeurs à l’étranger. Le 24, 25 et 26 octobre 2014, deux équipes d’enquêteurs ont proposé à un échantillon aléatoire d’électeurs tunisiens ayant déjà voté de répondre à un questionnaire. L’enquête s’est déroulée devant le consulat général de Tunisie à Paris, situé dans le 16e arron- dissement, et devant le gymnase Maurice Baquet, situé à proximité du consulat général de Tunisie à Pantin, transformé pour l’occasion en centre de vote. Le questionnaire était composé de cinq sections : renseignements généraux26 ; activité et emploi ; migration et origine27 ; engagement civique et politique28 ; et vote aux élections tunisiennes et françaises. Avec 527 répondants, dont 290 à Paris et 237 à Pantin, l’échantillon est représentatif des électeurs qui ont voté dans ces deux centres de vote29.

L’enquête souffre toutefois de deux limites. Tout d’abord, la comparaison entre Paris et Pantin est partiellement biaisée, car les électeurs tunisiens ne votent pas forcément dans le bureau le plus proche de leur lieu de résidence. En effet, le rattachement à un bureau de vote à l’étranger dépend de plusieurs facteurs : le consulat de rattachement (ici, Paris ou Pantin), les préférences exprimées par chaque électeur au moment de l’inscription et les répartitions imposées par l’IRIE pour éviter l’engorgement des bureaux de vote. Toutefois, le nombre important de bureaux de vote déployés à Paris et dans la région pari- sienne30 permet une relative adéquation entre le lieu de résidence et le lieu du vote, comme le montrent les résultats de l’enquête : deux tiers des électeurs qui ont voté au consulat tunisien à Paris résident dans la capitale et une proportion similaire des électeurs qui ont voté au gymnase Maurice Baquet à Pantin réside dans le département de la Seine-Saint-Denis.

26 Genre, âge, statut familial, logement, éducation, connaissance du français et de l’arabe, pratique religieuse. 27 Pays de naissance, raison et durée de la migration, statut légal en France, nationalité(s), gouvernorat d’origine en Tunisie, fréquence des retours en Tunisie, contacts avec les proches en Tunisie. 28 Appartenance à un parti politique, un syndicat ou une association en France et/ou en Tunisie et intérêt pour l’actualité politique française et/ou tunisienne. 29 Selon les procès-verbaux des bureaux de vote, le nombre total de votants est égal à 3 333 au Consulat général de Tunisie à Paris et à 1 959 au gymnase Maurice Baquet à Pantin (www.isie.tn). 30 Outre plusieurs centres de vote à Paris (16e, 17e et 19e arrondissements) et en Seine- Saint-Denis (Pantin et Aubervilliers), des bureaux de vote ont été installés à Asnières pour les Hauts-de-Seine ; à Créteil pour le Val-de-Marne ; à Sarcelles et à Argenteuil pour le Val-d’Oise ; à Melun, Meaux et Lognes pour la Seine-et-Marne ; à Corbeil, Les Ulis, Épinay et Massy pour l’Essonne ; et à Trappes pour les Yvelines.

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La seconde limite est que plus d’un quart des répondants a refusé de révéler aux enquêteurs le nom du parti pour lequel il a voté en 2014. La comparaison entre les résultats de l’enquête et ceux des centres de vote suggère que les électeurs ayant voté pour Ennahda sont proportionnellement plus nombreux à avoir refusé de répondre. En conséquence, dans cet article, nous avons renoncé à analyser les préférences politiques des enquêtés au moyen de régressions statistiques.

Selon les résultats de cette enquête, le profil de l’électeur tunisien à l’étranger est celui d’un migrant intégré à son pays de résidence qui maintient des relations transnationales avec son pays d’origine. Comme le montre le tableau 2, les électeurs tunisiens qui ont voté à Paris et Pantin en 2014 sont très majoritairement des primo-migrants (85 % sont nés en Tunisie), âgés de moins de cinquante-cinq ans (83 %), arrivés en France depuis moins de vingt ans (62,1 %), qui ont reçu une éducation supérieure (69 %), qui sont actifs (69,8 %), dont le salaire net se situe entre 1 000 et 3 000 euros (71,1 %), qui maintiennent des relations étroites avec la Tunisie (90,5 % y retournent au moins une fois par an et 95,4 % contactent leurs proches au moins une fois par mois), qui suivent l’actualité politique tunisienne et française (67,3 % et 76,5 % respectivement) et qui votent aux élections françaises quand ils en ont le droit (84,1 % parmi les doubles nationaux).

La comparaison entre Paris et Pantin permet d’affiner ces observations. L’analyse détaillée des résultats (cf. Tableau 3) montre que les votants à Paris sont plus jeunes, plus diplômés, qu’ils ont émigré pour faire des études (plutôt que pour rejoindre leur famille), qu’ils résident depuis moins longtemps en France, qu’ils sont plus souvent célibataires et sans enfant, et que leurs revenus sont plus élevés. Ces différences reflètent la composition sociologique de la population dans ces deux communes, mais n’ont pas d’incidence majeure sur l’inscription dans le champ transnational et sur l’intégration à la société française. Autrement dit, les élections à distance mobilisent des migrants qui appartiennent à différents groupes sociaux, mais qui ont en commun d’être intégrés dans le pays de résidence et inscrits dans le champ transnational.

De manière plus générale, les résultats de cette enquête montrent qu’inté- gration et transnationalisme ne s’opposent pas, mais concourent à accroitre la participation politique. Inversement, ils suggèrent que l’absence d’intégration et/ ou d’insertion dans le champ transnational limite cette participation. Pour tenter de mieux cerner les variables de la participation politique transnationale, les tableaux 4 et 5 confrontent les résultats de l’enquête aux statistiques disponibles sur les Tunisiens en France.

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Tableau 2 : Le profil des votants en Île-de-France Suit l’actualité politique Âge Pays de naissance tunisienne 18-30 29,1 % Tunisie 84,5 % Tous les jours 37,3 % 30-55 53,9 % France 13,2 % Régulièrement 30,0 % 55+ 17,0 % Année d’arrivée en France Épisodiquement 27,3 % Sexe Après 2005 37,0 % Pas du tout 5,4 % Suit l’actualité politique Hommes 61,7 % 1995-2005 25,1 % française Femmes 38,3 % 1980-1994 19,4 % Tous les jours 51,2 % Statut matrimonial Avant 1980 18,5 % Régulièrement 25,3 % Raison d’immigration Célibataire 34,2 % Épisodiquement 19,3 % (en France) Marié/Union libre 58,6 % Études 44,2 % Pas du tout 4,2 % Membre d’un parti/ Divorcé/Veuf 7,2 % Travail 18,2 % syndicat (français ou tunisien) A des enfants Famille 23,7 % Oui 22,8 % Oui 52,0 % Autres/Plusieurs 13,9 % Non 77,2 % A voté à l’élection Non 48,0 % Nationalité tunisienne (2011) Niveau d’études Tunisienne uniquement 48,4 % Oui 82,9 % Primaire/Collège 8,8 % Tunisienne et française 49,1 % Non 17,1 % Contacts avec les proches Secondaire/Lycée 22,3 % A voté aux élections (Tunisie) françaises (doubles Supérieur 69,0 % Au moins une fois/mois 95,4 % nationaux depuis 2012) Statut d’activité Au moins une fois/an 3,5 % Oui 84,1 % Actif occupé 69,8 % Moins d’une fois/an 1,2 % Non 15,9 % Chômeur 5,5 % Fréquence des retours (Tunisie) Inactif 24,7 % Plusieurs fois/an 48,9 % Rémunération nette Au moins une fois/an 41,6 % mensuelle Moins de 1 000 € 7,3 % Moins d’une fois/an 9,5 % 1 000 € à 2 000 € 41,5 % Envoi d’argent (en Tunisie) 2 000 € à 3 000 € 29,5 % Oui 37,5 % Plus de 3 000 € 21,6 % Non 62,5 % Source : T. Jaulin et B. Nilsson, 2014.

54 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011

Tableau 3 : Le profil des votants à Paris et Pantin

Paris Pantin Paris Pantin Paris Pantin Suit l’actualité politique Âge Pays de naissance tunisienne 18-30 37,2 % 19,4 % Tunisie 84,4 % 84,7 % Tous les jours 33,8 % 41,6 % 30-55 47,2 % 62,0 % France 12,8 % 13,6 % Régulièrement 31,0 % 28,8 % 55+ 15,6 % 18,6 % Année d’arrivée en France Épisodiquement 31,4 % 22,3 % Sexe Après 2005 46,2 % 25,7 % Pas du tout 3,8 % 7,3 % Hommes 57,8 % 66,5 % 1995-2005 22,5 % 28,2 % Suit l’actualité politique française Femmes 42,2 % 33,5 % 1980-1994 15,4 % 24,3 % Tous les jours 48,1 % 54,9 % Statut matrimonial Avant 1980 15,8 % 21,8 % Régulièrement 28,1 % 21,9 % Raison d’immigration Célibataire 44,1 % 21,9 % Épisodiquement 20,0 % 18,5 % (en France) Marié/ 48,3 % 71,3 % Études 55,8 % 29,9 % Pas du tout 3,9 % 4,7 % Union libre Divorcé/ Membre d’un parti/syndicat 7,6 % 6,8 % Travail 17,1 % 19,6 % Veuf (français ou tunisien) A des enfants Famille 15,9 % 33,3 % Oui 23,4 % 21,9 % Autres/ Oui 39,4 % 67,5 % 11,2 % 17,2 % Non 76,6 % 78,1 % Plusieurs A voté à l’élection tunisienne Non 60,6 % 32,5 % Nationalité (2011) Tunisienne Niveau d’études 53,7 % 41,9 % Oui 82,2 % 83,9 % uniquement Primaire/ Tunisienne 6,6 % 11,4 % 43,2 % 56,4 % Non 17,8 % 16,1 % Collège et française Secondaire/ Contacts avec les proches 15,2 % 30,9 % Lycée (Tunisie) A voté aux élections françaises Au moins (doubles nationaux depuis 2012) Supérieur 78,2 % 57,6 % 97,2 % 93,2 % une fois/mois Au moins Statut d’activité 2,5 % 4,7 % Oui 81,5 % 86,7 % une fois/an Actif Moins d’une 70,7 % 68,8 % 0,4 % 2,1 % Non 18,5 % 13,3 % occupé fois/an Fréquence des retours Chômeur 4,8 % 6,3 % (Tunisie) Plusieurs Inactif 24,5 % 24,9 % 55,1 % 41,5 % fois/an Rémunération nette Au moins 37,2 % 47,0 % mensuelle une fois/an Moins de Moins d’une 7,4 % 7,2 % 7,7 % 11,5 % 1 000 € fois/an 1 000 € à 32,1 % 53,3 % Envoi d’argent (en Tunisie) 2 000 €

2 000 € à 36,8 % 20,4 % Oui 30,8 % 46,1 % 3 000 € Plus de 23,7 % 19,1 % Non 69,2 % 53,9 % 3 000 € Source : T. Jaulin et B. Nilsson, 2014.

55 Thibaut Jaulin et Björn Nilsson

« Immigrés » et « deuxième génération »

La comparaison entre les résultats de l’enquête à Paris et Pantin et les statis- tiques sur les Tunisiens en France s’appuie principalement sur le recensement français de 2011 (INSEE). Le recensement présente des données sur le genre, la catégorie d’âge et le statut d’activité des « immigrés » tunisiens de plus de quinze ans du niveau national au niveau communal. L’intérêt de la catégorie « immigré », telle que définie par l’INSEE31, est d’être indépendante de l’acqui- sition de la nationalité française. Cette catégorie peut donc être comparée à tous ceux qui, dans l’enquête à Paris et Pantin, sont nés en Tunisie (ou dans un autre pays que la France). Par contre, l’INSEE ne recense pas en tant que tels les Tunisiens nés en France d’un ou plusieurs parents (ou grands-parents) immigrés, à moins qu’ils n’aient pas acquis la nationalité française (ils sont alors comptés comme étrangers). En conséquence, pour les votants « nés en France » et de nationalités tunisienne et française, la comparaison s’appuie sur les résultats de l’enquête Trajectoire et Origines (TeO), la seule qui présente des informations statistiques sur ce groupe de population32.

Les limites méthodologiques de la comparaison renvoient, entre autres, aux différences entre les échantillons. Alors que les répondants de l’enquête ont au moins dix-huit ans (l’âge électoral en Tunisie), l’INSEE utilise une autre catégorie d’âge (plus de quinze ans) et l’enquête TeO porte sur des individus âgés de dix-huit à soixante ans. Par ailleurs, l’enquête TeO porte sur un échantillon de 421 Tunisiens dispersés dans toute la France, dont seulement 159 « nés en France », qu’il n’est pas possible de désagréger au niveau régional ou départemental.

Malgré ces limites, les tableaux 3 et 4 présentent des résultats stimulants puisqu’ils indiquent que la participation transnationale parmi les électeurs « immigrés » dépend du statut d’activité et de l’âge, plutôt que du genre, alors que la participation parmi les électeurs « nés en France » dépend principalement du genre, avec une forte surreprésentation des femmes parmi les votants « nés en France ».

Plus précisément, le tableau 3 montre que le déséquilibre entre hommes et femmes parmi les votants « immigrés » prolonge, en l’accentuant, un déséqui- libre déjà marqué parmi la population tunisienne « immigrée » en Île-de-France. En revanche, la proportion d’hommes parmi les votants « nés en France » est inversement symétrique à celle des « immigrés », sans que cela s’explique par un déséquilibre similaire parmi les Tunisiens « nés en France ». Par ailleurs, le tableau 3 montre que la répartition des votants « immigrés » par catégories d’âge et par statut professionnel ne reflète pas la composition de la population « immigrée » en Île-de-France. Autrement dit, les « immigrés » de « plus de 55 ans », « inactifs » ou « chômeurs » votent moins aux élections tunisiennes. On notera que les résultats de l’enquête TeO, qui exclut les plus de soixante ans, ne permettent pas d’avancer des conclusions au sujet des Tunisiens « nés en France » pour ces deux variables (âge et statut d’activité).

31 Les immigrés sont définis par l’INSEE comme les individus nés étrangers à l’étranger. 32 L’enquête TeO a été réalisée entre septembre 2008 et février 2009 en France métropo- litaine sur un échantillon de 21 000 personnes, immigrées et nées de parents immigrés (http://teo.site.ined.fr).

56 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011

Tableau 4 : La participation parmi les Tunisiens immigrés et nés en France

Enquête auteurs INSEE Te O

(Paris + Pantin) (Île-de-France) (France)

Nés en France Immigrés Nés en France Immigrés (France)

Genre Hommes 64,9 % 35,3 % 57,6 % 47,8 % Femmes 35,1 % 64,7 % 42,4 % 52,2 % Âge 15/18 à 24 ans 6,8 % 27,5 % 6,0 % 42,1 % 25 à 54 ans 73,7 % 68,1 % 58,2 % 57,9 % Plus de 55 ans 19,5 % 4,3 % 35,7 % - Statut Actifs occupés 71,6 % 60,9 % 48,5 % 54,7 % Chômeurs 5,6 % 5,8 % 14,2 % 13,8 % Inactifs 22,8 % 33,3 % 37,3 % 31,4 % Total 443 69 105 166 159 Sources : T. Jaulin et B. Nilsson, 2014 ; INSEE, 2011 ; TeO, 2009.

Enfin, la comparaison entre les votants et les « immigrés » à Paris et Pantin33 (cf. Tableau 4) confirme la sous-représentation des « plus de 55 ans », des « inactifs » et des « chômeurs » parmi les votants, que ce soit à Paris comme à Pantin, mais indique une forte surreprésentation des hommes parmi les votants « immigrés » à Pantin, sans que cela s’explique seulement par un déséquilibre analogue dans la population tunisienne « immigrée » en Seine-Saint-Denis34.

Pour résumer, les tableaux 4 et 5 permettent de relativiser la surreprésen- tation des hommes parmi les votants « immigrés » et de souligner celle des « actifs » et des « moins 55 ans ». Ils confirment ainsi, en les affinant, les conclu- sions formulées dans le développement précédent. Ils invitent également à approfondir la réflexion sur les différences liées au genre en intégrant la distinc- tion entre « immigrés » et « deuxième génération » pour mieux comprendre l’influence du contexte familial et des dynamiques communautaires.

33 L’enquête TeO n’est pas suffisamment précise pour élargir la comparaison aux Tunisiens « nés en France » dans ces deux départements. 34 Ce résultat peut avoir pour origine un biais de l’enquête, car il est plus fréquent que l’homme réponde aux questions lorsque l’enquêteur s’adresse à un couple ou une famille, ce qui est plus courant à Pantin qu’à Paris.

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Tableau 5 : La participation parmi les immigrés tunisiens à Paris et en Seine-Saint-Denis

Paris Seine-Saint-Denis

Enquête INSEE Enquête INSEE Genre Hommes 59,5 % 55,8 % 71,5 % 58,5 % Femmes 40,5 % 44,2 % 28,5 % 41,5 % Âge 15/18 à 24 ans 10,8 % 5,5 % 2,0 % 6,1 % 25 à 54 ans 71,0 % 49,7 % 77,0 % 62,6 % Plus de 55 ans 18,3 % 44,8 % 21,0 % 31,3 % Statut d’activité Actifs occupés 73,3 % 46,6 % 69,5 % 45,6 % Chômeurs 4,9 % 12,6 % 6,5 % 17,1 % Inactifs 21,8 % 40,8 % 24,0 % 37,3 % Total 243 28 647 200 23 280 Sources : T. Jaulin et B. Nilsson, 2014 ; INSEE, 2011.

Géographie du vote tunisien à l’étranger Le vote à l’étranger : une reproduction du vote dans le pays d’origine ?

L’analyse spatiale et multiniveau du vote des Tunisiens à l’étranger en 2011 (Assemblée constituante) et en 2014 (Parlement) s’appuie sur les méthodes et les outils de la géographie électorale (Gombin et Rivière, 2014). Trois niveaux sont mobilisés : le global, pour l’ensemble des circonscriptions à l’étranger et la Tunisie ; le national, pour chacune des circonscriptions de l’étranger ; et le local, avec l’exemple des départements franciliens. Les résultats montrent que le vote à l’étranger reproduit globalement le vote en Tunisie, mais qu’il diffère fortement selon le lieu de résidence.

L’une des limites de l’analyse longitudinale des élections tunisiennes est l’extrême instabilité du champ politique tunisien entre 2011 et 2014. Durant cette période, de nouveaux partis sont apparus, d’autres ont disparu ou se sont fondus dans un autre parti et les démissions et ralliements ont été légion (Ferjani, 2012 ; Ben Mami, 2013). Par ailleurs, la catégorisation des partis poli- tiques tunisiens soulève de nombreux problèmes. En effet, le recours à des catégories exogènes (gauche/droite, conservateur/progressiste) comme l’oppo- sition entre partis séculiers et religieux, démocrates et autoritaires, modérés et extrémistes reflètent imparfaitement le positionnement complexe, et changeant, des partis politiques tunisiens sur des questions telles que le rôle de l’État ou les fondements de l’identité nationale. Cet article se concentre donc principalement sur les résultats du parti islamiste Ennahda en 2011 et en 2014, et sur ceux de son principal opposant, Nidaa Tounes, uniquement en 2014, puisque ce parti

58 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011

n’existait pas en 201135.

Le premier niveau d’analyse, global, permet de mettre en évidence la très grande similitude entre le vote en Tunisie et à l’étranger. Le tableau 6 montre que le parti Ennahda obtient un score quasi identique en Tunisie et à l’étranger en 2011, quand il gagne l’élection, et un score supérieur de trois points seulement à l’étranger en 2014, quand il les perd. De même, Nidaa Tounes, qui gagne les élections de 2014, obtient des scores très similaires en Tunisie et à l’étranger.

Toutefois, le tableau 5 met en évidence plusieurs différences entre le vote en Tunisie et à l’étranger. Tout d’abord, en 2011 comme en 2014, la dispersion des voix en faveur des petits partis (« autres ») est beaucoup plus importante en Tunisie qu’à l’étranger. Ensuite, sauf exception, les partis de taille intermé- diaires obtiennent de meilleurs résultats à l’étranger qu’en Tunisie. En 2011, les quatre partis dits « modernistes » arrivés derrière Ennahda (Congrès pour la République, Ettakatol, Pôle démocratique moderniste, Parti démocrate progres- siste) obtiennent tous entre trois et quatre points de plus à l’étranger. Al Aridha est alors le seul parmi les six partis arrivés en tête de l’élection qui réalise un contre résultat à l’étranger. De même, en 2014, parmi les quatre partis arrivés derrière Nidaa Tounes et Ennahda, le CPR et, dans une moindre mesure, Afek Tounes et le Front populaire obtiennent tous de meilleurs scores à l’étranger, tandis qu’un seul affiche un contre résultat (Union patriotique libre).

Tableau 6 : Les résultats des principaux partis en Tunisie et à l’étranger

Étranger Tunisie Étranger Tunisie 2011 2014 Voix Sièges Voix Sièges Voix Sièges Voix Sièges Ennahda 37,6 % 9 37,0 % 80 Nidaa t. 40,2 % 8 37,46 % 78 CPR 11,0 % 4 8,5 % 25 Ennahda 30,3 % 8 27,70 % 61 AlAridha 6,6 % 2 7,0 % 18 UPL 1,4 % 0 4,13 % 16 Ettakatol 9,7 % 2 6,9 % 16 FP 3,9 % 0 3,65 % 15 PDP 7,3 % 0 3,8 % 4 Afek t. 3,9 % 1 2,99 % 7 PDM 6,2 % 1 2,6 % 24 CPR 5,1 % 0 2,04 % 4 Autres 21,6 % 0 34,3 % 32 Autres 10,0 % 1 22,03 % 18 Total 217 945 18 3 846 204 199 Total 112 031 18 3 296 139 199 Source : ISIE 2001 et 2014, compilé par T. Jaulin et B. Nilsson.

La préférence des électeurs à l’étranger pour les grands partis et les partis intermédiaires peut s’expliquer par la sous-représentation des petits partis dans les médias satellitaires et par les contraintes inhérentes à la mise en œuvre d’une campagne électorale à l’étranger. Les scores relativement importants obtenus

35 Nidaa Tounes est fondé au printemps 2012 avec pour objectif de rassembler les partis d’opposition au gouvernement de coalition formé par Ennahda, le Congrès pour la République, et Ettakatol. Son fondateur, Béji Caïd Essebsi, né en 1926, a été plusieurs fois ministre sous Habib Bourguiba avant de se retirer de la vie politique sous Ben Ali. Après la révolution de 2011, il occupe le poste de Premier ministre dans le gouvernement provi- soire chargé d’organiser les élections.

59 Thibaut Jaulin et Björn Nilsson

par certaines listes composées de représentants d’associations tunisiennes à l’étranger représentent toutefois une exception36. De manière générale, ces observations montrent que la formation des préférences politiques transna- tionales est inséparable des évolutions politiques du pays d’origine et dépend simultanément d’enjeux et de contraintes spécifiques aux élections à l’étranger. Les territoires du vote tunisiens à l’étranger

Le deuxième et le troisième niveau d’analyse, c’est-à-dire l’échelle nationale et locale, présentent d’évidents problèmes de représentation cartographique, en raison de la répartition très inégale des électeurs et de la taille variable des circonscriptions. Les cartes représentent donc le nombre de votants par des cercles de tailles différentes selon le territoire observé. Par ailleurs, les cartes du vote dans les circonscriptions de l’étranger distinguent les quatre circonscrip- tions « européennes » des deux circonscriptions « mondiales ».

Les cartes 1 et 2 comparent les résultats d’Ennahda en 2011 et 2014 dans les circonscriptions de l’étranger. Elles montrent que les tendances du vote dans chaque circonscription convergent entre ces deux élections, malgré le revers électoral subi par le parti islamiste en 2014. D’un côté, Ennahda obtient ses meilleurs résultats dans les circonscriptions d’Italie, d’Allemagne et des pays arabes/reste du monde ; de l’autre, le parti islamiste réalise un contre résultat dans les circonscriptions de France 1, France 2 et d’Amériques/reste de l’Europe. La carte 3, qui présente les résultats de Nidaa Tounes dans les circonscriptions de l’étranger en 2014 reproduit, de manière inversée, les résultats d’Ennahda. Une analyse détaillée des résultats de ces deux partis à l’étranger permet de distinguer deux cas de figure : d’une part, les circonscriptions où Ennahda et Nidaa Tounes s’excluent mutuellement, comme l’Italie, où Ennahda réalise ses meilleurs scores à l’étranger et Nidaa Tounes ses plus mauvais, et les Amériques/ reste de l’Europe, où la situation est inversée ; d’autre part, les circonscriptions où les résultats d’Ennahda et de Nidaa Tounes suivent une même tendance, c’est-à-dire un score supérieur ou inférieur à leur moyenne, en lien avec une abstention et/ou une dispersion importante des voix, comme dans les pays arabes/reste du monde et en Allemagne.

À l’échelle de l’Île-de-France qui concentre 80 % des votes de la circonscrip- tion de France 1, la comparaison entre les résultats d’Ennahda en 2011 et en 2014 et de Nidaa Tounes en 2014 (cf. Cartes 4, 5, 6) montre que la géographie du vote tunisien reproduit les inégalités territoriales qui traversent la région (Est et Ouest, centre et périphérie) (Préteceille, 2009 ; Safi, 2009), en particulier l’opposi- tion entre la Seine-Saint-Denis, où Ennahda réalise ses meilleurs scores, et Paris, où Nidaa Tounes obtient ses meilleurs résultats.

36 Par exemple, l’Appel des Tunisiens de l’étranger en France 2 qui obtient plus de 5 % et la Voix d’Outre-Mer en Italie qui obtient 2,75 %.

60 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011

Carte 1 : Votes pour Ennahda en 2011

Source : Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).

61 Thibaut Jaulin et Björn Nilsson

Carte 2 : Votes pour Ennahda en 2014

Source : Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).

62 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011

Carte 3 : Votes pour Nidaa Tounes en 2014

Source : Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).

63 Thibaut Jaulin et Björn Nilsson Carte 4 : pour Ennahda en 2011 Votes Source : Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).

64 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011 Carte 5 : pour Ennahda en 2014 Votes Source : Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).

65 Thibaut Jaulin et Björn Nilsson Carte 6 : Votes pour Nidaa Tounes en 2014 Carte 6 : pour Nidaa Tounes Votes Source : Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).

66 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011

Comment interpréter ces observations ? Tout d’abord, la nature du régime politique du pays de résidence n’apparaît pas comme une variable suffisante pour expliquer les préférences politiques transnationales qui, en fait, dépendent de la structuration de l’espace migratoire. Autrement dit, ce n’est pas parce que les États-Unis et le Canada sont des démocraties que Ennahda obtient systémati- quement de mauvais scores dans la circonscription Amériques/reste de l’Europe, mais parce que les diplômés du supérieur, qui en Tunisie ont tendance à voter contre Ennahda (Gana et al., 2012), sont surreprésentés parmi les migrants tunisiens dans ces deux pays en raison de la politique d’immigration choisie.

Les résultats d’Ennahda et de Nidaa Tounes en Île-de-France et l’enquête précitée, qui souligne les différences entre le profil des votants à Paris et à Pantin (cf. Tableau 4), confirment l’importance des variables « lourdes » pour comprendre les préférences politiques transnationales. Toutefois, l’enquête montre également que les Tunisiens qui participent aux élections de leur pays d’origine ont tous en commun d’être intégrés dans leur pays de résidence et d’être inscrits dans le champ transnational. Cette conclusion invite donc à porter une attention plus grande à « l’environnement immédiat » des électeurs dans un contexte transnational (familles, amis, collègues, voisins) (Braconnier, 2009) et aux dynamiques locales au sein des communautés de migrants, au-delà des représentations caricaturales qui opposent migrants privilégiés et laïcs et migrants ghettoïsés et islamistes.

Conclusion

La Tunisie est particulièrement intéressante pour l’étude du vote à distance pour deux raisons principales. Premièrement, le vote à distance y représente à la fois un héritage de l’ancien régime et de la transition démocratique. En 1989, l’adoption du vote à distance par Ben Ali vise principalement à légitimer le nouveau régime dans un contexte de succession autoritaire. En 2011, la Tunisie devient le pays du monde où les migrants sont le « mieux » représentés, avec la création de dix-huit sièges de députés de l’étranger dans l’Assemblée consti- tuante. Toutefois, l’effondrement du nombre de votants à l’étranger lors des élections de 2014, par rapport à 2011, a fragilisé la légitimité des députés de l’étranger, élus avec un nombre de voix inférieur à celui de leurs collègues en Tunisie. Au-delà du problème de la fiabilité des outils statistiques pour mesurer l’abstention à l’étranger, la (faible) participation des résidents à l’étranger invite à repenser les conditions de la nationalité et de la citoyenneté.

Deuxièmement, le vote des Tunisiens à l’étranger répond à des dynamiques propres tout en reflétant les évolutions politiques tunisiennes. L’exemple tunisien invite d’abord à réinterroger les conclusions de la littérature sur les transferts politiques afin de mieux comprendre les articulations entre les préfé- rences politiques transnationales et les espaces migratoires. Enfin, le cas du vote des Tunisiens binationaux aux élections de leur pays d’origine et de leur pays de résidence invite à affiner l’étude de la perception par les électeurs à l’étranger des champs politiques nationaux et transnationaux comme des espaces séparés ou qui peuvent être imbriqués.

67 Thibaut Jaulin et Björn Nilsson

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68 Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011

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70 Résumé - Abstract - Resumen

Thibaut Jaulin et Björn Nilsson Voter ici et là-bas : les Tunisiens à l’étranger depuis 2011

Cet article interroge deux dimensions de la relation entre migrations et révolu- tions arabes : la diffusion du droit de vote à distance en Tunisie et dans les pays arabes, avant et après 2011, et les dynamiques du vote tunisien à l’étranger depuis 2011. Il montre, tout d’abord, que l’adoption du droit de vote à distance a pour finalité de contribuer à la légitimité et à la stabilité des régimes en place dans un contexte de crise politique et que le taux de participation ne repré- sente pas un instrument pertinent pour mesurer l’intérêt des migrants pour la politique de leur pays d’origine. Ensuite, cet article s’appuie sur une enquête originale auprès d’électeurs tunisiens en Île-de-France et sur une cartographie du vote tunisien à l’étranger. Il montre que les élections à distance mobilisent des migrants intégrés à leur pays de résidence et conservant de fortes relations avec leur pays d’origine. Il montre également que les préférences politiques des migrants reflètent la structuration de l’espace migratoire. Voting at Home and Abroad: The Tunisian Diaspora since 2011

This paper explores two dimensions of the relation between migration and Arab Spring: the diffusion of external voting rights in Tunisia and in Arab countries before and after 2011, and the dynamics of the Tunisian electoral behaviour abroad since 2011. It shows, first of all, that the adoption of external voting rights aims to strengthen the legitimacy and stability of the current regimes in a context of political crisis, and that voter turnout does not represent a relevant instrument to measure the migrants’ interest for the politics of their homeland. This paper further builds on an original survey among Tunisian voters in the region of Paris (Île-de-France) and on maps of the Tunisian electoral behaviour abroad. It shows that external elections mobilize migrants integrated in their host country and who maintain strong ties with their country of origin, and that the migrants’ political preferences replicate the structuring of the transnational migration space. Votar aquí y allá: los tunecinos en el extranjero desde 2011

Este artículo interroga dos dimensiones de la relación entre migración y las revoluciones árabes: la difusión del derecho de voto a distancia en Túnez y en los países árabes, antes y después de 2011, y las dinámicas del voto tunecino en el extranjero desde 2011. El texto muestra, en un principio, que la adopción del derecho de voto a distancia tiene por finalidad contribuir a la legitimidad y a la estabilidad de los regímenes en el poder en un contexto de crisis política y que la tasa de participación no constituye un instrumento pertinente para medir el interés de los migrantes por la política en su país de origen. A continuación, el artículo se basa en una investigación original de los electores tunecinos en la región Île-de-France y en una cartografía del voto tunecino en el extranjero que demuestran que las elecciones a distancia movilizan a los migrantes integrados en su país de residencia que conservan relaciones fuertes con su país de origen. Se refleja asimismo que las preferencias políticas de los migrantes constituyen un reflejo de la estructuración del espacio migratorio.

71

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 73-101

De la crise humanitaire à la crise sécuritaire. Les dispositifs de contrôle des réfugiés syriens en Jordanie (2011-2015) Myriam Ababsa1

Soutenue par les États-Unis, l’Europe et l’Arabie saoudite, la Jordanie est parvenue jusqu’en 2015 à contenir les récriminations d’une grande partie de la population face au déficit démocratique du jeu politique jordanien lors du printemps arabe, tout en jugulant une crise humanitaire considérable, née de l’afflux de plus d’1 million de réfugiés syriens. Mais, devant la réduction de l’assistance internationale aux réfugiés et aux Jordaniens les plus démunis et la pression que les réfugiés font peser sur les infrastructures scolaires et les services médicaux, la crise humanitaire se transforme en crise politique sur le plan intérieur et en crise sécuritaire. En effet, les 1,3 million de réfugiés syriens annoncés par le gouvernement jordanien – 629 000 réfugiés enregistrés au Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) –, constituent près de 20 % de l’ensemble de la population jordanienne2.

Membre temporaire du conseil de sécurité de l’ONU, la Jordanie a rejoint, en septembre 2014, les forces de la coalition qui combattent l’État islamique (EI) en Syrie et en Irak. La diffusion de la vidéo de l’assassinat du pilote jordanien Moath Al Kasasbeh par l’EI en février 2015 a constitué un traumatisme national. Il s’est ensuivi un renforcement de l’appareil sécuritaire, la pendaison de deux djihadistes responsables des attentats de novembre 2005 et la réactivation de la loi antiterroriste de 2006. Les travaux de sécurisation des frontières conduits depuis 2014 ont été accélérés, avec l’installation de barrières et de miradors. Enfin, l’ordre a été donné à tous les réfugiés syriens présents dans le pays de se réenregistrer auprès des autorités. Selon des sources gouvernementales, environ 2 000 Jordaniens combattraient en Syrie aux côtés de Jabhat al-Nusra3

1 Docteur en géographie, chercheure associée à l’Institut Français du Proche-Orient (IFPO), 3 I. Zahri Street, BP 830413- Zahran 11183, Amman, Jordanie ; m.ababsa@ ifporient.org 2 Selon le recensement national 2015, publié en février 2016, la population totale de la Jordanie est de 9,5 millions d’habitants, dont 1,265 million de réfugiés syriens. Cf. URL : http://www.jordantimes.com/news/local/population-stands-around-95-million-including- 29-million-guests 3 Jabhat al-Nusra (« le front de soutien ») est un groupe djihadiste syrien associé à Al-Qaida qui offre un soutien militaire aux rebelles de l’armée syrienne libre.

73 Myriam Ababsa

et d’autres groupes affiliés à Al-Qaida et des milliers de salafistes – certains quié- tistes, d’autres djihadistes – sont disséminés dans le pays.

Sous la pression de l’opinion publique, et parce qu’elle a décidé de s’engager militairement dans le combat contre l’EI, la Jordanie a durci sa politique envers les réfugiés syriens en 2014. L’interdiction de travail est maintenue, des contrôles sont conduits et les conditions de résidence sont de plus en plus restrictives. Cette pression croissante s’exerce sur les réfugiés syriens, alors que l’aide internationale se réduit et que les réfugiés ont épuisé leurs maigres ressources. L’assistance humanitaire islamique prend le relais avec une aide considérable fournie par les pays du Golfe. Le tiers des réfugiés est contraint de travailler dans des conditions illégales et bien souvent de déscolariser leurs enfants. La réduction de l’assistance alimentaire offerte par le Programme Alimentaire Mondial depuis l’été 2015 constitue un défi supplémentaire et nombreux sont les réfugiés qui n’ont d’autres solutions que de rejoindre les camps du HCR, de regagner la Syrie, ou pour certains de fuir vers l’Europe.

L’objectif de cet article est de présenter l’évolution de la politique de gestion jordanienne des réfugiés syriens depuis quatre ans, en mettant l’accent sur l’évolution des dispositifs de contrôle et des cadres légaux, sous la pression du contexte géopolitique. On montrera ainsi comment la présence des réfugiés conditionne désormais l’ensemble des politiques publiques, tant de protection sociale que de logement, ou de gouvernance locale. Ce travail illustrera la théorie géopolitique des mobilités forcées, selon laquelle les frontières sont plus poreuses aux flux de capitaux qu’aux hommes (Hyndman, 2000). Le travail s’appuie sur des entretiens conduits avec des officiels jordaniens et des réfugiés syriens entre février 2014 et février 2015 ainsi que sur des visites de camps4.

D’une politique d’accueil généreuse au strict contrôle des migrants (2011-2014)

Première terre d’accueil des réfugiés au monde, tant en chiffres absolus que relatifs avec 2 millions de réfugiés palestiniens en majorité citoyens et environ 400 000 Irakiens dont 29 300 réfugiés enregistrés au HCR5, la Jordanie a largement ouvert ses portes à ses voisins syriens dès mars 2011. Le régime a très tôt condamné Bachar Al Assad et appelé à son départ, montrant qu’il soutenait les aspirations démocratiques du peuple syrien, autant que celles des Jordaniens. Mais l’augmentation des réfugiés a conduit le gouvernement à

4 Deux rapports ont été préparés, l’un pour le HCR sur l’aide des donateurs du Golfe (UNHCR, 2015a), et l’autre pour le Norwegian Refugee Council sur le logement des réfugiés dans le Nord du pays (NRC, 2015). 5 Les réfugiés palestiniens bénéficient des services de l’UNRWA, l’agence des Nations unies en charge des réfugiés palestiniens, et sont aussi des citoyens jordaniens depuis 1949. En ajoutant les descendants non enregistrés et les Palestiniens originaires de Gaza arrivés en 1967, et qui ont des documents de voyage égyptiens, 45 % de la population jordanienne est d’origine palestinienne (De Bel-Air, 2013). Le nombre de réfugiés irakiens est difficile à connaître, avec la multitude de retours vers l’Irak depuis 2013. Le gouver- nement annonçait 750 000 en 2005, mais une étude du centre de recherche norvégien Fafo (Forskningsstiftelsen Fafo) montrait que le pays comptait entre 450 000 et 500 000 Irakiens, dont plus de 300 000 présents avant 2003, et moins de 50 000 enregistrés au HCR (Fafo, 2007). En décembre 2015, ils sont 29 300 enregistrés par le HCR, une nouvelle vague arrivant de Bagdad et des territoires contrôlés par l’État islamique.

74 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire contrôler plus étroitement les flux et les itinéraires, en créant des bureaux d’en- registrement puis des camps dès juillet 2012. Les réfugiés syriens en Jordanie enregistrés par le HCR étaient 628 619 au 15 septembre 2015 ; 17 % dans les trois camps du pays (Zaatari, Azraq et le camp émirien) et 519 228 en milieu urbain. D’après la carte 1, les camps ainsi que les réfugiés syriens vivant en milieu urbain (34 % dans le gouvernorat d’Amman, 27 % à Irbid, 14 % à Mafraq, 9 % à Zarqa) se trouvent essentiellement dans le Nord de la Jordanie, à proximité de la frontière syrienne6. Ceci confirme la règle suivant laquelle les réfugiés ont tendance à s’établir dans les pays voisins, dans les régions frontalières de leur pays d’origine. Selon les autorités jordaniennes, 700 000 réfugiés syriens n’auraient pas souhaité s’enregistrer au HCR, soit un total de réfugiés (officiels et non enregistrés) oscillant selon les rapports officiels de 1,3 à 1,4 million.

Si le HCR les désigne du terme de réfugiés, ce n’est pas le cas du gouver- nement jordanien qui les présente comme des « visiteurs », des « invités », des « invités irréguliers » ou des « frères arabes ». De nombreux pays arabes préfèrent garder le terme de réfugiés uniquement pour les Palestiniens qui ont perdu leur pays. Certains réfugiés syriens eux-mêmes refusent d’être appelés « réfugiés », à la fois parce qu’ils sont arrivés comme immigrés et parce que leur pays reste à reconstruire. Afin que le mandat de l’UNRWA pour les réfugiés palestiniens garde tout son sens, la Jordanie n’est pas signataire de la conven- tion de Genève de 1951 sur les réfugiés. En revanche, le statut des demandeurs d’asile est régi par un mémorandum avec le HCR datant de 1988, qui autorise cette agence à émettre des cartes de demandeurs d’asile. Selon la législation jordanienne, le statut de « réfugié » n’est accordé que si la personne obtient la réinstallation dans un pays tiers (qui n’est ni son pays d’origine, ni la Jordanie). Il y a donc très peu de réfugiés au sens juridique du terme en Jordanie. Ce mémorandum a joué lors de la guerre en Irak et de l’arrivée de réfugiés irakiens dès 2003, puis en avril 2014. Il accepte le principe de non-refoulement, mais n’autorise pas l’installation permanente. L’article 21 de la constitution jorda- nienne offre l’asile politique à des catégories très restreintes de migrants forcés (Al Kilani, 2014)7. 2011 : l’arrivée de frontaliers activant des réseaux familiaux et de connaissance

Quand la crise syrienne débuta en mars 2011, les premiers Syriens qui passèrent la frontière jordanienne, tracée en 1921 au milieu des plaines du Hauran, se rendirent provisoirement chez des proches, dans les gouvernorats d’Irbid et de Mafraq. Ils n’étaient alors pas considérés comme des réfugiés, la Jordanie autorisant les Syriens à entrer sur le territoire sans visa, à condition

6 UNHCR (2015) External Statistical Report on Active Registered Syrians, 15 September 2015, [online]. URL: http://data.unhcr.org/syrianrefugees/country.php?id=107 7 « The 1998 memorandum of understanding (MoU) between Jordan and UNHCR, amended in 2014, does not accept local integration as a solution for refugees and stipu- lates that “refugees” must be resettled within six months. People are legally considered « asylum seekers” and become “refugees” only after they have secured a resettlement space in a third country. Asylum seekers can be granted refugee status under article 21 of the Jordanian constitution, but only in very exceptional situations » (Carrion, 2015 : 11).

75 Myriam Ababsa

Carte 1 : Distribution spatiale des réfugiés syriens enregistrés au HCR en septembre 2015

Source : UNHCR, External Statistical Report on Active Registered Syrians, 15 September 2015. Crédit : M. Ababsa, 2015.

76 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire qu’ils détiennent un passeport valide8. Sur les milliers qui partirent, seuls 2 307 demandèrent l’asile (chiffres de décembre 2011) (UNHCR, 2014). En mars 2012, sur un panel de 105 Syriens, seuls 23 % avaient fait une demande d’asile auprès du HCR (Olwan et Shiyab, 2012). Originaires du gouvernorat de Deraa, les familles de ces Syriens entretenaient des liens tribaux avec les Jordaniens du Nord9. Les résultats de l’enquête montrent que si 30 % des réfugiés justifient leur entrée en Jordanie pour la stabilité du pays, 20 % par la proximité de la Syrie et la possibilité d’y retourner facilement, 16,6 % disent y avoir de la famille (Olwan et Shiyab, 2012)10. 2012 : l’organisation des flux de réfugiés syriens par le gouvernement et le HCR

Dès 2012, avec l’intensification des combats en Syrie, plus de 130 000 Syriens arrivent en Jordanie. Pour un tiers d’entre eux, ce sont des raisons politiques qui justifient la migration et pour les autres ce sont des raisons de sécurité qui sont avancées (JRC, 2012). Ces réfugiés versent des bakchichs de 140 à 280 dollars (100 à 200 JD) aux employés syriens des deux postes frontières de Jaber et de Ramtha (JRC, 2012). Le passage par les points informels de Koya, Qusayr, Tal Shihab, Nasbeh, Tiba proches de Deraa, est plus dangereux, mais gratuit. Selon l’enquête, concernant 400 personnes, réalisée en 2012 par l’ONG italienne Un Ponte Per (2012 : 6), la moitié des Syriens serait entrée de manière légale jusqu’en juillet 2012, mais avec l’intensification des combats, les deux tiers franchirent la frontière par des passages illégaux. Dans l’urgence, avant l’ouver- ture des camps du HCR, deux petits camps dits « de transit » sont créés par le gouvernement en 2012 dans les terrains construits dans la zone franche d’Irbid encore non développée. Le King Abdullah Park regroupe ainsi 821 réfugiés fin 2013 dans une centaine de tentes (670 en juin 2015). Les réfugiés palestiniens de Syrie sont quant à eux logés dans un immeuble de six étages, prévu avant la crise économique pour devenir un pôle des technologies numériques, Cyber City. Ce bâtiment regroupe 300 réfugiés syriens mariés à des Palestiniens de Syrie et 202 réfugiés palestiniens de Syrie fin 2013 (respectivement 359 et 311 en juin 2015)11 (Hassan, 2014).

À partir de 2012, le HCR est présent et les réfugiés sont pris en charge par la police des frontières, nourris par les organisations caritatives islamistes (Takaful,

8 Seuls les frontaliers et les Syriens de classe moyenne possèdent des passeports. Avant la guerre, les Syriens devaient demander la permission de quitter le territoire, même avec un passeport valide. 9 Les principales confédérations tribales du Nord de la Jordanie, les Beni Khaled, Sardiya, Isa ont des membres vivant au sud de la Syrie. Et les familles Shraideh, Zubi, Rifai, Jaradat, Alawneh, Tibawi, Muqdad, Smadi et Zrayqat ont des membres des deux côtés de la frontière, animant le commerce transfrontalier. Leurs liens sont renforcés par des mariages fréquents entre Jordaniens et Syriennes, tradition qui remonte au moins aux années 1950 et qui s’est renforcée dans le contexte de crise depuis 2011. 10 Au début de la crise, les Syriens mettaient leurs familles à l’abri en Jordanie et retour- naient travailler en Syrie, mais à partir de 2012, les passages sont devenus moins faciles et le paiement de bakchichs courants afin que les policiers jordaniens ne conservent pas les passeports. 11 UNHCR (2015) Factsheet, Field Office-Irbid, May-June 2015.

77 Myriam Ababsa

Kitab wa Sunna et Islamic Relief)12, et dirigés vers les centres d’enregistrement du HCR à Ramtha et Amman, puis Irbid et Raba Sahran sont ouverts. Ils y déposent une demande pour bénéficier d’une carte de demandeur d’asile valide six mois, qui leur permet l’enregistrement auprès du ministère de l’Intérieur, afin d’obtenir une carte d’accès aux services médicaux et scolaires. La procédure prenait de six à huit mois au début de la crise, mais les temps ont été réduits à un à deux mois puis à quelques jours avec la multiplication des bureaux d’enregistrement à partir de février 2013. Jusqu’en décembre 2013, en infraction avec le droit inter- national, la police des frontières conservait les originaux des documents syriens, que les réfugiés devaient réclamer pour retourner en Syrie. Les réfugiés obte- naient un reçu, qui ne leur permettait pas de remplir des demandes de contrat de travail ou d’enregistrer leurs actes d’état civil, mariages, naissances (Amnesty International, 2013). Mais sous la pression de plusieurs agences de protection, dont le HCR, le gouvernement a cessé ces pratiques, prétextes à bakchichs. Le HCR a aidé le gouvernement à classer 219 462 passeports et pièces d’identité au cours de l’année 2014 et en a restitué 81 603.

Photo 1 : Classement des pièces d’identité des réfugiés syriens par le HCR

Source : UNHCR (2014) Year in Review. UNHCR Jordan.

12 Pour une description de ces ONG, voir UNHCR (2015a). Les organisations carita- tives jordaniennes ont été les premières sur le terrain à apporter de l’aide aux « frères de Syrie ». Les comités de la zakat (aumône légale) présents dans chaque localité ont collecté les donations des fidèles via les mosquées (Hasselbarth, 2014 : 8).

78 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire

Tous les réfugiés syriens n’ont pas souhaité s’enregistrer auprès du HCR. Les procédures étaient longues et les cartes devaient être renouvelées d’abord tous les six mois, puis tous les ans en 2013. Selon UPP (2012 : 6), en 2012, 76,75 % des réfugiés syriens ont fait le choix de demander une carte de demandeur d’asile. 23,25 % dit craindre de fournir des informations personnelles (c’est particulière- ment le cas des combattants et des personnes torturées) ou avouent ne pas savoir comment s’enregistrer ou avoir du mal à se rendre à Amman pour le faire. Parmi l’ensemble des réfugiés les plus aisés estiment ne pas avoir besoin du statut de demandeur d’asile, d’autant qu’il empêche en théorie le retour vers la Syrie.

En septembre 2013, le HCR ouvre le centre d’enregistrement de Raba Sahran près de Mafraq, qui reçoit principalement des réfugiés qui ont franchi la frontière par les passages informels. Sept unités mobiles sont alors dispersées le long de la frontière pour les enregistrer. Ces passages, situés au sud de Deraa sont fermés l’été 2013 et seuls les blessés, militaires et civils, sont admis par Jaber. Les autres réfugiés sont alors obligés d’entrer en Jordanie en traversant le désert, au-delà de Ruweished, par les points de Rukban et Hadalat. À partir de juillet 2014, les Jordaniens contrôlent également les points de passage informels de la frontière orientale, situés en plein désert. Le rapport de Human Right Watch indique que des Syriens sont refoulés même après être arrivés au centre d’enregistrement de Raba Sahran, ce qui constitue une grave infraction au droit international sur les réfugiés (HRW, 2015).

Après les pics d’arrivée du printemps 2013 (30 000 par mois), la Jordanie ferme progressivement sa frontière et les flux s’effondrent à partir d’octobre 2013 à 20 000, puis 10 000 entrées par an pour 2014 et 2015 (Figure 1). Ainsi que l’indique la figure 1, les renouvellements de cartes présentent trois pics : le premier autour d’avril 2014 s’explique par l’obligation de renouveler les cartes après un an. Le deuxième s’explique par la nouvelle obligation d’obtenir le permis de sortie des camps (bail out), qui entraîne la chute des renouvellements en juillet 2014, et le troisième, par l’ordre donné à tous les réfugiés de se réen- registrer après l’assassinat du pilote jordanien par l’EI en février 2015. Notons qu’en l’absence de permis de sortie des camps, de nombreux réfugiés renoncent en 2015 à se réenregistrer, ce qui ne leur permet pas de scolariser leurs enfants et renforce leur vulnérabilité.

Figure 1 : Enregistrement des réfugiés syriens par le HCR en Jordanie depuis mars 2011

Source : UNHCR, External Statistical Report on Active Registered Syrians, 15 September 2015. Interagency Portal : http://data.unhcr.org/Syrianrefugees

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2013 : les réfugiés palestiniens de Syrie sont interdits d’entrée

En dépit de son engagement à ne pas refouler les réfugiés, la Jordanie s’est autorisé le droit de filtrer les migrants qui demandaient l’asile, en refusant les hommes seuls n’ayant pas de preuve d’attachement familial dans le pays (de crainte qu’ils ne soient des combattants djihadistes), les personnes sans papier, ainsi que les réfugiés palestiniens et irakiens installés en Syrie. La raison invoquée concernant les réfugiés palestiniens de Syrie est la crainte d’un bascu- lement démographique au profit des populations d’origine palestinienne, qui constituent déjà 45 % de la population jordanienne. Il s’agit de signifier à Israël que la Jordanie n’est pas la patrie de substitution de la Palestine (watan badil)13. Le gouvernement commença à refuser l’entrée des réfugiés palestiniens de Syrie en avril 2012, mais l’interdiction définitive fut prise en janvier 2013. En dépit de cette interdiction, environ 14 000 réfugiés palestiniens de Syrie sont parvenus à entrer en Jordanie, seulement 1 300 avant 2013 (HRW, 2014 ; Hassan, 2014). Ils sont parvenus à le faire en prétendant habiter dans les villages du gouvernorat de Deraa et en utilisant des réseaux de passeurs. Certains ont été refoulés en Syrie, ce qui est contraire aux résolutions internationales sur la protection des réfugiés. Les réfugiés palestiniens de Syrie sont particulièrement vulnérables14. Ils ne peuvent pas résider dans les camps du HCR et doivent travailler dans des conditions difficiles pour payer leurs loyers dans les villes et villages jorda- niens. 180 Palestiniens furent hébergés par le gouvernement jordanien dans le complexe de nouvelles technologies Cyber city construit pour la ville d’Irbid à la fin des années 200015. Les conditions de résidence sont quasi carcérales avec deux postes de police qui contrôlent les entrées et les sorties des employés des organisations humanitaires. Les réfugiés ne peuvent sortir du camp que pour rentrer en Syrie, ou pour rendre visite à leurs proches installés dans des villes jordaniennes, mais pour une période de quarante-huit heures seulement chaque semaine (Hassan, 2014). 2014 : démantèlement des camps informels et interdiction d’entrer par voie aérienne

La Jordanie prône une politique de frontière ouverte et dit accepter et recevoir tout réfugié blessé et leurs familles. Mais dans les faits, depuis 2014, les quarante-cinq points de passage illégaux sont désormais inutilisables, des barrières ayant été érigées, ce qui contraint les réfugiés à marcher vers l’Est, à une semaine de marche dans le désert contrôlé par l’armée syrienne, vers les postes de Rukban et Hadalat, situés à cent et cinquante kilomètres de Ruweished (Carte 1). À partir de l’été 2014, les flux de réfugiés s’effondrent, du fait de la multiplication des combats près de la frontière syrienne. Des milliers de réfugiés se trouvent bloqués dans le no man’s land situé côté jordanien, officiellement parce que le régime syrien interdirait les passages, mais officieusement parce que la Jordanie a décidé de filtrer les réfugiés. En avril 2015, la Jordanie ferme

13 Jordan News Agency (Petra), PM: Jordan Will Not Be a Substitute Homeland for Palestinians, 26/02/2014 (Hassan, 2014). 14 Voir l’article de Kamel Doraï dans ce numéro. 15 Le problème se posa alors des citoyens jordaniens d’origine palestinienne résidant en Syrie, qui furent considérés comme des réfugiés palestiniens et furent, pour dix d’entre eux, privés de leur nationalité et renvoyés en Syrie (HRW, 2014).

80 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire son poste frontière de Jaber (Nassib) trop exposé aux incursions de djihadistes de Jabhat Al-Nusra et de l’EI.

À partir de 2014, les mesures de contrôle des réfugiés en milieu urbain se sont accrues. Tout d’abord, les autorités ont entrepris de démanteler les 125 camps informels de tentes installés dans la vallée du Jourdain et dans les villages du gouvernorat de Mafraq, près des terres agricoles et des serres. Ces camps regroupaient plus de 10 000 personnes et se déplaçaient suivant le calendrier agricole (REACH, 2014c) (Photo 2). En mai 2014, un camp informel de tentes de 1 000 réfugiés syriens, à Sahab au sud-est d’Amman a été démantelé en quelques heures par un escadron de 1 000 hommes armés16. Un tel déploie- ment de force était dû à la présence de combattants parmi les hommes installés dans ce camp, situé à l’un des carrefours routiers vers l’Irak.

Photo 2 : Camp informel sur le terrain d’un particulier

Crédit : M. Ababsa, mars 2014.

En mai 2014, une nouvelle étape est franchie dans le contrôle des réfugiés syriens quand l’interdiction d’entrer par l’aéroport d’Amman est prise pour les non-détenteurs de permis de résidence jordanien. Il s’agit pour les autorités de contrôler les flux de combattants entre la Syrie, la Jordanie, l’Irak et la Libye. Il s’agit aussi de préserver les touristes arabes et occidentaux. En revanche, les

16 UNHCR Jordan, Protection Working Group Meeting minutes, may 2014. La ville de Sahab est avec Maan, l’une des plus dangereuses du pays pour sa criminalité du fait de sa situation de carrefour routier, mais aussi par la présence de réseaux de trafiquants.

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réfugiés syriens présents sur le territoire ont le droit de prendre l’avion, mais uniquement pour se rendre en Turquie (pays qui n’exige pas de visa pour les Syriens).

Selon le gouvernement jordanien, environ 90 000 réfugiés seraient retournés en Syrie en 2013, mais selon le HCR une grande partie serait revenue (UNHCR, 2014 : 4). Ils sont de plus en plus nombreux à le faire depuis la fin août 2015, avec la possibilité d’être accueilli en Europe. En juillet 2015, une moyenne de soixante-six réfugiés quittait le camp chaque jour, ce chiffre est passé à 129 par jour en août, 300 par jour en octobre 2015 (UNHCR-ISWG, 2015 ; Oddone et Reznick, 2015). Une partie est acheminée par la police des frontières au-delà de Tel Shihab17. En majorité, ces Syriens tentent de regagner leur village, ayant épuisé toutes leurs ressources. Seule une petite partie de ces migrants parvient à rejoindre la Turquie à travers la Syrie en guerre, au péril de leur vie. Selon une enquête conduite par le HCR auprès de 600 familles de réfugiés en septembre 2015, 7 % disent vouloir rentrer en Syrie et 18 % disent vouloir atteindre la Turquie dans les trois mois (UNHCR-ISWG, 2015). La menace djihadiste, la sécurisation des frontières et le contrôle des réfugiés

L’intensification des combats en Syrie et la situation en Libye en 2014 et 2015 conduisent le régime à durcir sa politique. La loi antiterroriste de 2006 est complétée en avril 2014 par une loi plus restrictive qui muselle les sites d’oppo- sition et les journalistes trop critiques18. Devant la menace de l’État islamique et dès le printemps 2014, les Jordaniens sécurisent les deux frontières le long de la Syrie (378 kilomètres) et de l’Irak (175 kilomètres) au moyen de tranchées, de barrières et de tours de garde financées par les États-Unis. En septembre 2015, Israël entreprend à son tour de sécuriser la frontière avec la Jordanie.

Après l’assassinat du pilote jordanien Moath Al Kassabeh par l’État islamique en Syrie en janvier 2015, le gouvernement a ordonné en février 2015 une vaste opération de vérification de l’identité des réfugiés syriens et le renouvellement de toutes les cartes de résidence. Cette opération qui s’est accompagnée de la prise de photographies de l’iris de l’œil a des visées sécuritaires ; des combat- tants islamistes s’étant mêlés aux réfugiés, selon le gouvernement jordanien19. Les réfugiés doivent fournir des certificats médicaux (13 JD par personne), ainsi qu’un contrat de location, taxé à 10 % du montant du loyer. Pour une famille de cinq, la taille moyenne des ménages, cette opération coûte environ 85 JD (120 US$), ce qui représente une lourde somme pour la majorité des familles20.

17 Conversation avec un haut fonctionnaire du bureau jordanien du HCR à Amman, 14 octobre 2015. 18 Cf. URL : http://www.aljazeera.com/news/middleeast/2014/04/jordan-anti-terrorism-law- sparks-concern-201442510452221775.html et https://freedomhouse.org/report/freedom- world/2014/jordan 19 Les réfugiés qui n’ont pas renouvelé leurs cartes de résidence sont conduits vers le nouveau camp d’Azraq. 20 Entretiens avec des réfugiés syriens à Irbid en février 2015.

82 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire

La politique de cantonnement dans les camps de réfugiés

Dans le but de mieux organiser l’assistance humanitaire et de contrôler les populations de migrants forcés, la Jordanie a souhaité diriger les réfugiés syriens dans de vastes camps administrés par le HCR21. Cette politique de création de camps prend tout son sens au regard du traitement de la crise irakienne dix ans auparavant. Durant les années 2003-2008 les 200 à 300 000 réfugiés irakiens arrivés en Jordanie après l’intervention américaine, s’étaient rapidement fondus dans le paysage urbain, rejoignant des membres de leur famille installés dans les années 1990, si bien que le gouvernement jordanien avait eu des difficultés à obtenir le soutien financier des bailleurs internationaux. Le manque de visibilité de l’aide avait été rédhibitoire et les autorités avaient dû gonfler les chiffres de réfugiés afin de justifier l’ouverture d’écoles supplémentaires pour accueillir les élèves irakiens (Seeley, 2010 ; Chatelard, 2009).

Dans le cas des réfugiés syriens, l’implantation de camps relève de deux objectifs politiques. Le premier est sécuritaire, les camps permettant d’enfermer les réfugiés hors de l’espace public jordanien, en particulier pour le camp d’Azraq, vers lequel le gouvernement a entrepris en 2014 de diriger les réfugiés arrêtés en situation irrégulière (carte de résidence périmée, absence d’autorisa- tion de sortie des camps – bail out – ou délit de travail, les réfugiés n’ayant pas le droit de travailler). Le second consiste à montrer à la population jordanienne que le pays sait gérer une crise humanitaire sans réduire les services scolaires, médicaux, ainsi que les infrastructures de base destinés aux Jordaniens.

La Jordanie gère les réfugiés syriens dans trois types de camps de réfugiés différents : de petits « camps de transit » ouverts en 2012 et encore en fonction (King Abdullah Park et Cyber City près d’Irbid), des camps de réfugiés adminis- trés par le HCR (Zaatari et Azraq) et par le Croissant rouge émirien (Mrajeeb Al Fhood) et enfin, les camps de rétention situés près de la frontière, en contraven- tion avec les droits fondamentaux des migrants. Au 15 septembre 2015, 109 391 réfugiés syriens vivent dans les camps situés dans les gouvernorats de Mafraq et de Zarqa : 79 433 réfugiés syriens à Zaatari, 23 622 à Azraq et 6 336 dans le camp émirien22. Alors que Zaatari ne cesse de perdre des habitants, les camps d’Azraq et du croissant rouge émirien en gagnent depuis 2014 (Figure 2).

21 Le pays comptait déjà en 2011 treize camps destinés aux réfugiés palestiniens, dix gérés par l’UNRWA et trois par le gouvernement. Ces camps qui comptent 20 % de l’en- semble des réfugiés palestiniens sont considérés comme symbole du maintien du droit au retour (Al Husseini, 2011). 22 UNHCR (2015) External Statistical Report on Active Registered Syrians, 15 September 2015.

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Figure 2 : L’évolution de la population des camps de réfugiés syriens de Jordanie depuis avril 2014

Source : UNHCR, External Statistical Report on Active Registered Syrians, 15 September 2015.

Le camp de Zaatari (UNHCR)

En juillet 2012, le HCR et le gouvernement ouvrent le camp de réfugiés de Zaatari, dans le gouvernorat de Mafraq, dans la steppe (badia), sur la route de l’Irak. Il est tout d’abord co-administré par le HCR et le Jordan Hashemite Charity Organisation (JHCO), dont la mission est de coordonner l’ensemble de l’assistance fournie par les ONG internationales et les donateurs internatio- naux. À partir de mars 2013, le Syrian Refugee Camp Directorate, dépendant du ministère de l’Intérieur, le prend en charge, du fait des nombreux problèmes liés à la sécurité, au vandalisme et à violence. Le camp était alors la quatrième ville du pays, avec 140 000 habitants et le deuxième camp de réfugiés au monde. Beaucoup de réfugiés ont quitté le camp, en raison de la présence de criminels de droit commun syriens sortis de prison, de gangs terrorisant la population, de combattants qui ont importé les conflits politiques internes entre les membres de l’armée syrienne libre, les supporters du Conseil national syrien, les membres de la Coalition nationale de l’opposition et ceux du Conseil tribal syrien, ainsi que les djihadistes fidèles à Jabhat al-Nusra, (UNHCR, UNICEF et WFP, 2014)23.

23 Luck Taylor (2014) Jordan’s Zaatari problem, Jordan Times, 19/04/2014, [online]. URL: http://www.jordantimes.com/opinion/taylor-luck/jordan%E2%80%99s-zaatari%E2%80%99- problem

84 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire

Progressivement, le gouvernement et le HCR mirent sur pied toute une orga- nisation de médiation, via des leaders tribaux ou des chefs de famille, aidés en cela par une certaine homogénéité tribale des réfugiés de Zaatari et ont écarté les agitateurs et les chefs de gangs. Malgré ces mesures, des difficultés subsistent, en particulier l’éloignement des unités sanitaires qui les rend dangereuses la nuit pour les femmes seules avec notamment l’absence de poste de police. Une économie parallèle s’est développée et des commerces installés le long de la rue centrale, nommée par dérision les Champs-Élysées, se sont branchés illéga- lement sur le réseau du HCR et ne paient pas l’électricité24. Le HCR a introduit un programme de travail pour les réfugiés qui le souhaitent (cash for work) : ils reçoivent de 1 à 2 JD par heure selon leur niveau de compétence.

Photo 3 : Réfugiés circulant au milieu du camp de Zaatari

Crédit : M. Ababsa, mars 2014.

Près de 350 000 réfugiés ont transité par Zaatari depuis 2012, les autorités dirigeant vers ce camp ceux qui avaient traversé la frontière de façon illégale (sans tampon d’entrée sur leur passeport). Mais la population du camp de Zaatari n’a cessé de se réduire depuis 2013, les réfugiés préférant chercher un travail hors du camp. Une opération de vérification de l’identité des réfugiés du camp de Zaatari en janvier et mai 2014, afin de leur « restituer leurs documents », a eu pour conséquence de chasser encore plus de personnes hors du camp.

24 La facture atteignant 500 000 dollars par mois en 2014, le HCR a décrété des coupes de plusieurs heures par jour.

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Photo 4 : Les « Champs Élysées », rue principale du camp de Zaatari

Crédit : M. Ababsa, mars 2014.

Le camp d’Azraq

La construction du camp d’Azraq fut décidée par le gouvernement jordanien dès 2013, alors que le camp de Zaatari était saturé. Ce nouveau camp prévu pour 52 000 réfugiés peut atteindre 100 000 personnes si nécessaire. Il a ouvert en avril 2014, sur un terrain basaltique aride, quatre fois plus vaste que le camp de Zaatari, à vingt kilomètres au sud de la petite ville d’Azraq (5 000 habitants). Les architectes disent avoir tiré les leçons du camp de Zaatari pour l’aménager : le camp d’Azraq est entouré d’une barrière et d’un fossé. Chacun des huit villages, prévus pour 12 500 personnes, dont quatre sont opérationnels et habités en 2014 est structuré autour d’un poste de police et de services médicaux sanitaires ont été conçus pour être accessibles à un nombre réduit de préfabriqués. Les préfabriqués (« abris en T ») sont conçus avec des matériaux isolants, mais sont recouverts de tôles blanches qui éblouissent. Ils ne comportent qu’une seule fenêtre qui ne permet pas l’aération correcte du logement. De façon générale, les conditions climatiques sont très dures et l’électricité ne sera installée que fin 2015.

Le camp d’Azraq a vu sa population passer de 14 453 en octobre 2014 à 11 441 en décembre 2014. Les témoignages font état des difficiles conditions de vie et de la dépression des réfugiés qui y arrivent, d’autant que nombreux sont ceux qui sont conduits au camp de force par la police. Depuis 2015, la police jordanienne envoie au camp d’Azraq les réfugiés arrêtés alors qu’ils mendient

86 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire

(la mendicité étant interdite) ou qu’ils travaillent de façon illégale. En 2014, 8 500 réfugiés ont été dirigés contre leur gré vers le camp d’Azraq (NRC, 2015). La politique est si efficace qu’en un an, la population du camp d’Azraq a doublé, passant à 23 622 en septembre 201525.

Photo 5 : Toilettes du camp d’Azraq avant son ouverture

Crédit : M. Ababsa, mars 2014.

Le « camp cinq étoiles » du Croissant rouge émirien (Mrajeeb Al Fhood)

Le camp est situé à Mrajeeb Al Fhood, à vingt kilomètres de Zarqa. Sa popu- lation a doublé en un an, passant de 3 746 personnes à 6 433 en août 2015. Son coût de fonctionnement est très élevé, se montant à 15 millions de dollars pour 4 000 réfugiés en deux ans. Il témoigne de la volonté des Émirats de montrer leur générosité en faveur des coreligionnaires syriens. Le camp n’est ouvert qu’aux familles et refuse les hommes seuls. Mais les conditions de sélection ne sont pas claires et alimentent la rumeur selon laquelle les femmes y seraient plus nombreuses. C’est un espace sécurisé, clôturé de fils barbelés, et dont les réfugiés ne peuvent sortir qu’au compte-goutte, pour des périodes de trois jours seulement. Ce « camp cinq étoiles », ainsi nommé par les Syriens, offre des conditions de résidence confortables, dans des logements préfabriqués26

25 UNHCR (2015) External Statistical Report on Active Registered Syrians, 15 September 2015. 26 770 en octobre 2013, 800 de plus en avril 2015 (Irin, 2013).

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équipés de salles de bain et d’eau courante, ce qui permet aux familles de ne pas exposer les jeunes filles aux dangers des toilettes publiques. Ils sont équipés de ventilateurs, de réfrigérateurs, de télévision et antenne parabolique. Les réfugiés, qui n’ont pas l’autorisation de cuisiner, bénéficient de trois repas par jour avec viande et fruits, régime alimentaire que ni les Syriens ni les Jordaniens ne connaissent, étant donné le coût de ces denrées. Thé et café sont offerts à volonté dans les centres sociaux climatisés, offrant des écrans de télévision, mais séparés selon le sexe. Enfin, les réfugiés peuvent choisir parmi les luxueux vêtements offerts par les Émiriens (IRIN, 2013).

En remerciement de sa générosité, le gouvernement laisse les Émirats arabes unis gérer le camp et ne lui fournit qu’un soutien policier. Un homme par famille peut travailler au sein du camp dès lors qu’il s’inscrit selon ses compétences sur les listes d’emplois vacants. La plupart s’occupent des tâches de collecte des ordures et de nettoyage, mais ils peuvent également rejoindre l’atelier artisanal, qui construit les meubles des principaux bâtiments publics, notamment une mosquée installée sous une tente climatisée. Ces hommes reçoivent ainsi en moyenne 25 JD par semaine. Une clinique assure des soins de médecine, de pédiatrie, d’obstétrique, de stomatologie, de radiologie ainsi qu’un service de garde, assurés en partie par les réfugiés qui sont médecins. Une école gérée par l’UNICEF pour 1 300 élèves a ouvert en septembre 2013, avec le soutien financier de la coopération britannique.

Photo 6 : Le camp de réfugiés syriens géré par les Émirats

Crédit : M. Ababsa, mars 2014.

88 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire

Permis de sortie et renouvellement des cartes de demandeurs d’asile

Les réfugiés installés dans les camps de Zaatari et d’Azraq ne sont autorisés à sortir qu’après avoir obtenu un permis (bail out) et l’attestation d’un Jordanien qui se porte garant (kafil), payé 100 à 300 JD. Ce permis émane du Département d’Assistance aux Réfugiés Syriens (Syrian Refugee Assistance Department – SRAD). Mais depuis avril 2014, date de l’ouverture du camp d’Azraq, le SRAD est de plus en plus réticent à donner ces permis, que ce soit pour le camp de Zaatari ou celui d’Azraq. Désormais, les permis ne sont accordés qu’à des kafils qui sont réellement liés à la famille par des liens de sang ou matrimoniaux.

En outre, depuis le 14 juillet 2014, les autorités jordaniennes exigent du HCR qu’il ne renouvelle plus les cartes de demandeurs d’asile des réfugiés de ceux qui ont quitté les camps sans autorisation de sortie (bail out). Or cette mesure a de graves conséquences puisque les réfugiés ne peuvent plus obtenir de cartes de service du ministère de l’Intérieur et n’ont pas accès aux écoles et aux soins gratuits. Dans les faits, les directeurs d’école sont conciliants et laissent les enfants syriens assister aux cours, avec ou sans carte de service, et sans certificat de naissance ni de niveau, nécessaire à toute inscription. Le ministère de l’Éducation prend ainsi ses distances avec le ministère de l’Intérieur, en étant fidèle à sa mission d’enseignement de l’ensemble des enfants présents sur le territoire (INEE et ESWG, 2015). Les espaces de rétention de Rukban et de Hadalat

À partir de juillet 2014, les autorités jordaniennes entreprennent de filtrer les réfugiés qui entrent par les points de Rukban et Hadalat. Il s’agit de s’assurer que des djihadistes venus des zones sous contrôle de l’EI, Deraa et Raqqa, ne se mêlent pas aux flux de réfugiés. Les réfugiés sont alors bloqués sur un talus de sable (« berm » en anglais), qui marque la frontière, entouré de fils barbelés. Ils se sont construit des abris à partir de bâches et d’anciennes tentes près de Rubkban. En octobre 2014, environ 4 000 réfugiés y étaient bloqués. En octobre 2015, ils sont encore 2000. Ils ne reçoivent de l’aide que de la Croix-Rouge inter- nationale, alors que le HCR demande instamment qu’ils soient transférés dans le camp d’Azraq. Entre novembre et mars 2015, le camp a été démantelé et les organisations humanitaires, dont l’Organisation Internationale des Migrations (OIM), ont accompagné les réfugiés vers le centre d’enregistrement de Raba Sahran, puis vers le camp d’Azraq. Mais en avril 2015, après l’assassinat du pilote jordanien en Syrie, deux nouveaux camps de rétention se sont reconsti- tués sur le berm, l’un comptant 175 tentes près de Rukban et l’autre, 68 tentes près de Hadalat, abritant environ 2 500 réfugiés (HRW, 2015).

Mais, la majorité des réfugiés vit hors des camps, au sein des villes et des villages jordaniens, louant à prix très élevés des logements modestes, voire délabrés. Ils sont accusés d’exercer une pression accrue sur les infrastructures d’approvisionnement en eau, de collecte des ordures, ainsi que sur les services scolaires et médicaux.

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L’aggravation des conditions de vie des réfugiés syriens hors des camps

L’arrivée des réfugiés syriens s’est produite dans une situation d’après crise économique et alors que de nouvelles zones franches s’ouvraient pour aider à la création d’emploi. Aussi les citoyens jordaniens les plus démunis ont vu avec une exaspération croissante les réfugiés syriens leur faire concurrence tant pour le logement, que pour l’accès aux services publics et au marché de l’emploi informel. Ces récriminations ont culminé lors des manifestations de novembre 2012, consécutives à la réduction des subventions sur le fuel et l’électricité, dont « trop de non-Jordaniens bénéficiaient ». Cette incrimination des réfugiés alors que des raisons géopolitiques (les actes de terrorisme sur les gazoducs venant d’Égypte27) avaient présidé à cette décision, permet de saisir le contexte de tension croissante. Le déficit budgétaire jordanien ne cesse de s’alourdir et la réduction du commerce international par la Syrie vers la Turquie a eu un impact très négatif sur l’économie. En 2013, le gouvernement a contracté un emprunt de 2 milliards de dollars au FMI pour combler son déficit de 2,8 milliards. En 2014, il annonce que le coût de la présence des réfugiés syriens est de 871 millions de dollars, soit 2,4 % du PNB, et réclame une assistance à hauteur de 1,2 milliard de dollars (Jordan National National Resilience Plan 2014-2016). L’économiste Yusuf Mansur, devenu le directeur de la zone économique spéciale d’Aqaba, considère que ces réfugiés dynamisent le pays par leur seule présence de consommateurs, sans compter leurs compétences et leur argent. L’économiste fut le premier à citer le chiffre d’1 milliard d’investissement apporté par les Syriens en 2013, selon le Jordanian Investment Board (Dhingra, 2014). Le chiffre a, par la suite, été repris. En comparaison, en 1990, le retour des Palestiniens du Golfe aurait insufflé 1,6 milliard de dollars à l’économie jordanienne28.

Si les premiers migrants avaient bénéficié des réseaux de solidarité familiale et de l’aide caritative des ONG jordaniennes, au fil des années, les réfugiés ont épuisé leurs maigres ressources et sont obligés de chercher du travail dans la construction, l’agriculture et les petits commerces et de vendre les coupons alimentaires et les objets qui leur sont distribués. 86 % des réfugiés vivent sous la ligne de pauvreté de 68 JD par mois et par personne (UNHCR, 2015b). En dépit d’une politique active de scolarisation des enfants et de la campagne No Generation Lost menée par UNICEF, moins des deux tiers des enfants syriens sont scolarisés (60 % en 2014 et autour de la moitié en 2015). La conséquence de l’arrivée des réfugiés syriens a été une pression accrue sur les infrastructures présentes, déjà déficitaires. Les loyers ont souvent doublé dans les gouverno- rats du Nord du pays où se concentrent les réfugiés. Alors que les revenus des réfugiés s’effondrent, avec la réduction de l’aide humanitaire et en particulier des coupons alimentaires distribués par le Programme Alimentaire Mondial (PAM), l’assistance humanitaire islamique prend une importance croissante.

27 La Jordanie importe 96 % de ses besoins énergétiques pour un coût équivalent à 16 % du PIB en 2013. Jusqu’en 2003, les centrales électriques jordaniennes fonctionnaient au fuel irakien à très bas prix. À partir de 2003, les centrales ont fonctionné au gaz importé d’Égypte à prix préférentiel. Mais une série d’attaques terroristes contre les gazoducs venant d’Égypte en février 2011 a contraint le gouvernement à importer du fuel à prix élevé d’Irak. En consé- quence, la levée des subventions sur les hydrocarbures fut adoptée en novembre 2012. 28 Mansur Yusuf (2013) The cost of refugees, Jordan Times, 04/02/2013 http://www.jordan- times.com/opinion/yusuf-mansur/cost-refugees

90 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire

Plus de 80 % des réfugiés syriens de Jordanie vivent en milieu urbain

Les réfugiés constituent plus de la moitié de la population du gouvernorat de Mafraq, dont la petite ville a été très dynamisée par des centaines de nouveaux commerces. En quête de logements à louer, les Jordaniens ont bâti à la hâte des constructions de fortune et réaménagé des garages. Ils les louent aux réfugiés qui se regroupent à deux ou trois familles par appartement, afin de partager les loyers (Figure 4). L’idée répandue est que les Syriens peuvent payer, car ils sont aidés par les organisations internationales. Dans les faits, aucune ONG ne contribue aux paiements des loyers et les réfugiés doivent se débrouiller en vendant notamment les coupons alimentaires qu’ils reçoivent. Pour la moitié des réfugiés, les loyers s’élèvent à plus de 150 JD par mois, de deux à trois fois supérieurs à ce que les Jordaniens payent. Ils représentent 57 % de leurs dépenses (UNHCR, 2014) et 10 % des réfugiés sont menacés d’expulsion (NRC, 2015). Le dernier rapport de Care a montré qu’en 2015, le niveau moyen des loyers demandés aux Syriens a baissé de 16 % en raison de l’insolvabilité progressive de ces derniers (Care, 2015).

Figure 3 : Loyers moyens payés par les réfugiés syriens en Jordanie

Source : NRC 2015, 4 964 cas, 31/12/2014.

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Figure 4 : Composition des ménages de réfugiés syriens

Source : NRC 2015, 4 964 cas, 31/12/2014.

La principale cause de tensions entre réfugiés et Jordaniens est l’accès au logement. Elle est liée à l’augmentation des loyers d’une part et aux expulsions de citoyens jordaniens pauvres à la merci de propriétaires cherchant à rentabi- liser leurs biens d’autre part29. Tout un habitat dégradé s’est développé, en parti- culier dans la campagne de Mafraq, afin de loger à un prix élevé des familles syriennes. En quête de logements moins chers ou de meilleures opportunités de travail, les réfugiés sont conduits à changer plusieurs fois de domicile. Ils sont ainsi nombreux dans les quartiers est et sud-est d’Amman, dans la ville industrielle de Zarqa, dans les quartiers pauvres d’Irbid. Fin 2014, un quart des réfugiés syriens en Jordanie n’avait pas de contrat de location, versant d’avance le loyer chaque mois au propriétaire. La moitié de la population des réfugiés n’avait que des contrats de six mois (UNHCR, 2014).

Afin de contribuer à apaiser les tensions liées au logement, le Norwegian Refugee Council a conduit de juillet 2013 à février 2015 un programme qui a consisté à rénover plus de 1 000 logements dans le gouvernorat d’Irbid. Les propriétaires jordaniens qui possédaient un logement neuf inachevé, ou ceux qui souhaitaient construire de nouveaux appartements, recevaient en moyenne 3 900 JD. En échange de quoi, ils s’engageaient par contrat à héberger gratui- tement une famille de réfugiés syriens pendant une période de douze à dix-huit mois selon les contrats. Ce projet a eu un impact très positif tant sur le secteur du logement que sur les relations entre Jordaniens et Syriens (NRC, 2015). Mais il a été suspendu en février 2015 pour des raisons sécuritaires, ne souhaitant pas donner l’impression que les réfugiés étaient appelés à s’installer de manière permanente en Jordanie.

29 Selon une étude conduite en 2014 par REACH, 83 % des Jordaniens et 77 % des Syriens désignent le logement comme première cause de tension (REACH, 2014b).

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Le danger de la réduction de l’aide alimentaire

La réduction de l’aide distribuée par le Programme d’Aide Alimentaire (PAM) a des conséquences importantes. En 2013, le PAM offrait 24 JD (34 US$) par personne et par mois hors des camps et 20 JD (28 US$) par personne et par mois à l’intérieur des camps, sans aucun critère de revenu. Les coupons de nourriture sont échangeables contre des denrées dans quatre-vingt-six centres commer- ciaux, épiceries et supermarchés de petits villages, faisant de ce fait profiter de nombreux commerçants jordaniens de ce système. Ainsi, vendre des coupons est devenu la deuxième source de revenus des réfugiés. En janvier 2014, le PAM décida d’introduire des critères dits de vulnérabilité (statut matrimonial, âge, handicap, éducation) qui lui ont permis d’exclure 100 000 réfugiés de ses registres30. Le plus contesté des critères a été d’exclure les réfugiés diplômés du supérieur, aux compétences pourtant inadaptées aux conditions du marché de l’emploi précaire.

En juin 2015, 95 000 réfugiés des camps recevaient 20 JD par personne et par mois, 190 000 réfugiés extrêmement vulnérables et sans aucune ressource recevaient également 20 JD par personne et par mois, tandis que 240 000 réfugiés modérément vulnérables recevaient 10 JD par personne et par mois. En août 2015, ces sommes sont tombées de 20 à 15 JD, pour les plus vulnérables, et à 10 JD pour les modérément vulnérables. Bien que le PAM s’en défende, le gouvernement veille à ce que les montants ne s’effondrent pas pour les réfugiés des camps, cela tant pour prévenir les tensions que pour convaincre les plus démunis de retourner dans les camps (WFP, 2015). En conséquence, un problème sécuritaire majeur pourrait naître si le PAM stoppait en novembre 2015 la distribution d’argent aux résidents des camps, ainsi qu’il a menacé de le faire durant l’été. L’aide financière aux plus vulnérables

Dès 2013, le HCR prend en charge financièrement les réfugiés les plus vulné- rables, soit les femmes seules, les personnes âgées isolées, les enfants seuls. En 2014, 23 200 réfugiés ont reçu un montant mensuel de 50 à 120 JD (selon le nombre de personnes à charge) qu’ils retirent avec des cartes bancaires à des appareils à reconnaissance de l’iris (basmat al ayn). 43 % sont des mères de famille seules et 17 % des personnes âgées dites à risque (UNHCR, 2014).

Les organisations caritatives islamiques, l’Islamic Center Charity Society des Frères musulmans, Kitab wa Sunna et Takaful (Solidarity Association Charity) ont distribué 106,1 millions de dollars d’assistance humanitaire aux réfugiés syriens en Jordanie, sous forme d’aides ponctuelles en liquide (100 à 150 JD par famille), en nourriture, soins et biens de consommation divers (couvertures, habits, bouteilles de gaz). Elles sont d’autant plus actives qu’elles reçoivent un soutien considérable des pays du Golfe, déclaré à 139,8 millions de dollars en 2013 (UNCHR, 2015a). Pour avoir un ordre de comparaison, l’aide totale du HCR

30 Parce que les diverses agences des Nations unies et les grandes ONG utilisaient des critères de vulnérabilité différents, le HCR a lancé en juillet 2014 un projet d’éta- blissement d’une grille commune d’estimation de la vulnérabilité (le VAF, Vulnerability Assessment Framework), dont le rapport est paru en mai 2015 (Washington, Brown et Santacroce, 2015).

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à la Jordanie en 2013 était de 736,6 millions, tandis que le budget du ministère du Développement social est de 125 millions de dinars en 201531. Ces organisa- tions caritatives sont enregistrées auprès du ministère du Développement social et coordonnent leur aide via des bases de données électroniques et des cartes de service communes afin de s’assurer que l’aide n’est pas dupliquée. Créée en 1992, Kitab wa Sunna déclare avoir distribué pour 50 millions de dollars d’aide aux réfugiés syriens en 2013. Sa base de données inclut 350 000 réfugiés, tous enregistrés au HCR, soit 45 817 familles. Régulièrement, cette organisation offre des formations islamiques aux familles, en leur offrant 50 JD la semaine pour s’assurer de leur assiduité32.

L’ Islamic Center Charity Society a été créé en 1963 en Palestine, en tant que bras caritatif de l’association des Frères musulmans. Elle gère cinquante écoles, deux hôpitaux et vingt dispensaires dans le pays. Sur les deux années 2012 et 2013, elle a aidé 72 557 familles syriennes, pour un montant de 37,3 millions de dollars. L’aide n’est mensuelle que pour les veuves (les épouses de « martyrs »). Takaful (« la prise en charge ») est une petite ONG islamique créée en 2010 à Ramtha. Elle distribue essentiellement de la nourriture à 10 000 familles syriennes et de l’aide financière à 5 000 familles. Elle possède une clinique dont les frais de consultation ne sont que d’1 dinar pour un généraliste et de 2 dinars pour un médecin spécialiste. 200 à 300 réfugiés s’y rendent chaque jour. La fin de l’aide médicale gratuite pour les réfugiés hors des camps

De 2011 à 2014, les réfugiés syriens avaient la possibilité de se faire soigner gratuitement dans les hôpitaux jordaniens publics. Mais devant l’augmen- tation de 10 % des patients et des frais afférents, la politique a été revue. Le 20 novembre 2014, le Cabinet du ministre de la Santé a annoncé la fin de la gratuité des soins dans les hôpitaux et cliniques jordaniens pour les réfugiés syriens, tout en leur donnant un statut particulier, différent de celui des patients étrangers. Désormais, les Syriens doivent payer le tarif des Jordaniens non assurés. Mais les enfants de moins de cinq ans peuvent continuer de bénéficier de la vaccination gratuite. La mesure est rude pour les réfugiés, particulière- ment les cancéreux et tous ceux qui suivaient des traitements longs et coûteux qui constituent 12,6 % des réfugiés33. C’est une façon d’inciter les plus malades à rejoindre les camps selon les humanitaires interrogés. Hors des camps, les réfugiés peuvent encore bénéficier des deux hôpitaux de la société caritative du centre islamique, qui dépend des Frères musulmans, ainsi que des cliniques ouvertes par les ONG internationales et arabes (UNHCR, 2015).

31 Cf. URL : http://petra.gov.jo/Public_News/Nws_NewsDetails.aspx?Site_Id=1&lang=2 &NewsID=217834&CatID=-1 et http://www.petra.gov.jo/Public_News/Nws_NewsDetails. aspx?lang=2&site_id=1&NewsID=218503&CatID=13 32 Elles appliquent la charia concernant les orphelins qui ne sont assistés que jusqu’à leurs treize ans révolus. À quatorze ans, les garçons doivent travailler et les filles attendre d’avoir seize ans pour se marier. 33 UNHCR (2015) External Statistical Report on Active Registered Syrians, 15 September 2015.

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Les problèmes de scolarisation des enfants syriens

Après le logement, et avant que le PAM ne réduise l’aide alimentaire, la deuxième priorité des réfugiés est la scolarisation des enfants. En Jordanie, les enfants syriens dont les parents ont été enregistrés par le ministère de l’Intérieur sont scolarisés. Le dilemme devient très sérieux pour des réfugiés qui hésitent à déménager une fois que les enfants sont scolarisés. En effet, selon la loi jordanienne de l’éducation, un enfant arrivé en cours d’année ne peut pas valider son année scolaire. Fin novembre 2013, 86 966 enfants syriens fréquentaient les écoles jordaniennes (MOPIC et HCSP, 2013). En conséquence, 41 % des écoles sont surchargées avec près de cinquante enfants par classe au lieu de vingt-cinq/trente enfants, alors qu’elles n’étaient que 36 % en 2011. Dans quatre-vingt-dix-huit écoles, les cours sont dédoublés en classes du matin pour les Jordaniens (de 7h00 à 12h00) et en classes de l’après-midi pour les Syriens (de 12h00 à 17h00). Les sessions de l’après-midi sont réservées aux Syriens, par crainte qu’ils « ne fassent chuter » le niveau des enseignements, alors qu’ils ont tous été déscolarisés pendant plusieurs mois. On a pu observer qu’une partie des enseignants recrutés dans l’urgence n’a pas le niveau requis (INEE, 2015).

Mais les Jordaniens se plaignent surtout des mauvaises conditions d’ensei- gnement pour leurs enfants et d’infrastructures sanitaires qui se dégradent. Les enfants syriens sont eux bien souvent victimes de harcèlement sur le chemin de l’école, certains enseignants allant même jusqu’à leur interdire l’utilisation des toilettes. Devant cette situation, les tensions pèsent sur la scolarité et sur les relations entre les enfants. L’appauvrissement des réfugiés, surtout à partir de 2015, a pour conséquence la baisse de la scolarisation des enfants syriens. Alors qu’ils étaient 60 % à être scolarisés en 2014, ils ne sont plus que la moitié en juillet 2015. Le nombre d’enfants contraints de travailler augmente, ce qui les expose à des risques d’abus de diverses natures. Le travail informel des réfugiés en Jordanie

Le gouvernement a interdit aux réfugiés syriens de travailler, répondant aux inquiétudes des Jordaniens pensant qu’ils allaient entrer en concurrence avec eux34. Moins de 1 % des réfugiés a un membre de sa famille qui a obtenu un contrat de travail (UNHCR, 2015), souvent dans l’agriculture, car il ne coûte que 250 JD. Pourtant, le Bureau International du Travail estimait le nombre de travailleurs syriens à 160 000 en 2013 (Ajluni et Kawar, 2014). Selon la base de données du Norwegian Refugee Council (NRC) en décembre 2014, 60,1 % des réfugiés paient leurs loyers grâce à leur travail informel, 11,8 % grâce à des donations d’ONG et de particuliers, 9,6 % par leurs économies, 9,5 % par l’assis- tance financière offerte aux plus démunis par le HCR et 9 % sont insolvables (Figure 5) (NRC, 2015).

34 Le département des statistiques a publié en décembre 2014 le Household Income and Expenditure Survey pour les gouvernorats de Mafraq et d’Irbid. On y lit l’exaspé- ration grandissante des Jordaniens des gouvernorats d’Irbid et Mafraq. 92 % des 4 600 personnes interrogées ont déclaré que l’arrivée des Syriens était la raison de l’augmen- tation des prix et 55 % que leurs revenus avaient diminué du fait des réfugiés. Cf. URL : http://www.hostcommunities-jo.org/photo-gallery/publications/reports/

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Figure 5 : Source de paiement des loyers en milieu urbain par les réfugiés syriens en Jordanie

Source : NRC, 2015.

Les réfugiés syriens sont entrés en concurrence avec les travailleurs égyptiens, estimés à 500 000 dans le pays, dont 176 000 sans permis de travail. Mais si le travail des Jordaniens s’est réduit dans le secteur de la construction et que le chômage a augmenté à Amman, Mafraq et Irbid selon l’enquête conduite par le BIT en partenariat avec le centre de recherche norvégien Fafo et le dépar- tement des statistiques, les Syriens ont eu un impact stimulant sur le marché du travail (Stave Svein et Hillesund, 2015 ; Carrion, 2015). En acceptant des salaires très bas et en étant polyvalents, les réfugiés syriens ont redynamisé les petites et moyennes entreprises jordaniennes. Certains Syriens ont même créé des entre- prises, dont les employés étaient en majorité syriens, mais qui ont bénéficié aux Jordaniens (nombreux restaurants, ateliers de couture, de menuiserie, salons de coiffure). Enfin, toute l’économie de l’aide humanitaire bénéficie également aux Jordaniens, via les nombreux commerces qui distribuent l’aide alimentaire. Le BIT tente de négocier avec le gouvernement l’ouverture aux réfugiés des secteurs de la construction et de l’agriculture. Si quelques maires proposent de faire travailler les réfugiés comme cantonniers (Chatham House, 2015), des autorités jordaniennes n’hésitent pas à proposer de remplacer progressivement les travailleurs égyptiens, qui sont en majorité analphabètes, ainsi que les travailleurs asiatiques embauchés dans les zones industrielles qualifiées par des réfugiés syriens. Le gouvernement pense développer des zones économiques spéciales dans lesquelles les réfugiés seraient employés (Carrion, 2015).

Conclusion

Avec plus d’1 million de réfugiés syriens, sur une population totale de 6,5 millions, la Jordanie est confrontée à de nouveaux défis. L’aide internationale

96 De la crise humanitaire à la crise sécuritaire humanitaire est en réduction, alors que les efforts du gouvernement se portent sur le secteur de la défense, dans le cadre de la participation de la Jordanie aux forces de la coalition. Si la Jordanie dit maintenir ses frontières ouvertes à l’accueil de réfugiés, dans les faits, ces derniers sont soumis à des contrôles croissants. Dans le contexte sécuritaire grandissant, le principe de non-refoule- ment n’est plus respecté et de nombreux Syriens sont renvoyés en Syrie, dès qu’ils sont suspectés de soutenir l’État islamique ou d’être des combattants. Le pays a déployé tout un dispositif de contrôle des réfugiés. Des enregistrements biométriques par l’empreinte de l’iris sont effectués, qui permettent au HCR de distribuer l’aide aux plus démunis, et au ministère de l’Intérieur d’émettre des cartes de service pour les réfugiés. Depuis 2014, une politique de retour des réfugiés vers les camps est conduite (encampement policy), afin de répondre aux demandes de la population exaspérée par l’augmentation du chômage et la dégradation du service scolaire public. Plus de 85 % des réfugiés vivent sous le seuil de pauvreté, et ont du mal à payer les loyers élevés demandés dans les villes du Nord du pays. En conséquence, le nombre d’enfants scolarisés se réduit à 50 %. Un mouvement de retour vers la Syrie en guerre s’est amorcé à l’automne 2015 et concerne 300 personnes par jour. Certains tentent de regagner la Turquie, puis l’Europe.

La Jordanie est confrontée à un autre défi de taille : maintenir une politique de développement et de croissance, alors que ses voies routières de communi- cation vers l’Europe via la Syrie et la Turquie sont fermées, et offrir de nouvelles opportunités d’emploi et de logement aux Jordaniens mis en concurrence avec les Syriens dans le Nord du pays, tout en contenant la montée des extrémismes. Alors que les autorités jordaniennes prévoient que la crise durera encore dix ans, le gouvernement se prépare à des stratégies d’intégration des réfugiés syriens dans le secteur de l’emploi formel. Il s’agit de pouvoir bénéficier des talents et de la créativité de migrants. Le gouvernement cherche aussi à se prémunir contre la radicalisation possible de cette population pauvre et jeune qui, si elle ne subit plus l’endoctrinement du régime syrien, est en quête de repères.

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100 Résumé - Abstract - Resumen

Myriam Ababsa De la crise humanitaire à la crise sécuritaire. Les dispositifs de contrôle des réfugiés syriens en Jordanie (2011-2015) Avec près de 20 % de sa population formée de réfugiés syriens, la Jordanie est confrontée à de grands défis tant économiques que policiers. La pression que font peser les réfugiés sur les infrastructures scolaires et les services médicaux est telle que la crise humanitaire se transforme en crise politique sur le plan intérieur et en crise sécuritaire. Sous la pression de l’opinion publique et parce qu’elle a décidé de s’engager militairement dans le combat contre l’EI, la Jordanie a durci sa politique envers les réfugiés syriens en 2014. L’interdiction de travail est maintenue, des contrôles sont conduits et les conditions de résidence sont de plus en plus restric- tives. Les réfugiés sont triés et certains refoulés, ce qui est contraire aux résolutions internationales. Le gouvernement tente de repeupler les trois camps de réfugiés en y dirigeant les Syriens sans papier. L’objectif de cet article est de présenter l’évolu- tion de la politique de gestion jordanienne des réfugiés syriens depuis quatre ans, en mettant l’accent sur l’évolution des dispositifs de contrôle et des cadres légaux, sous la pression du contexte géopolitique de guerre contre les djihadistes. From a Humanitarian Crisis to a Security Crisis. Control Measures for Syrian Refugees in Jordan (2011-2015) With refugees constituting nearly 20% of its population, Jordan is confronted with serious economic and political challenges. So great is the strain the refugee community is putting on the education system and the health services in Jordan that the humanitarian crisis is now becoming a political issue on the domestic level and a security crisis. In response to increased public pressure and the decision to partake in airstrikes against the Islamic State, Jordan toughened its policy against Syrian refugees in 2014. Under this stricter policy, refugees continue to be forbidden to work and the conditions for attaining residence are becoming increasingly more restric- tive. The aim of this article is to present the evolution of the management policy of the Jordanian government for refugees over the past four years. The article will analyse first and foremost the development of control measures and legal frameworks within the pressure of the geopolitical context of the war against jihadists. De la crisis humanitaria a la crisis de seguridad. Los dispositivos de vigilancia de los refugiados sirios en Jordania (2011-2015) Con cerca de un 20% de su población constituida por refugiados sirios, Jordania hace frente a desafíos tanto económicos como de carácter policial. La presión que constituyen los refugiados sobre las infraestructuras escolares y sobre los servicios médicos es tal que la crisis humanitaria se está transformando en crisis política interna y en crisis en materia de seguridad. Bajo presión de la opinión pública y dado que el país ha decidido comprometerse militarmente en la lucha contra el Estado Islámico, Jordania ha endurecido su política con respecto a los refugiados sirios en 2014. La prohibición de trabajar se mantiene, se realizan controles y las condiciones de residencia son cada vez más restrictivas. Los refugiados son clasi- ficados y algunos reenviados, lo cual es contrario a las resoluciones internacio- nales. El gobierno intenta repoblar los tres campos de refugiados orientando hacia ellos a los sirios sin papeles. El objetivo de este artículo es presentar la evolución de la política jordana de gestión de los refugiados sirios en los últimos cuatro años, insistiendo en la evolución de los dispositivos de control y en los marcos legales bajo la presión de un contexto geopolítico de guerra contra los yihadistas.

101

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 103-120

Les Palestiniens et le conflit syrien. Parcours de réfugiés en quête d’asile au Sud-Liban Kamel Doraï1

Introduction

Depuis la chute du régime de Ben Ali en Tunisie en janvier 2011, les révolutions arabes ont occupé le devant de la scène médiatique et ont eu tendance à margi- naliser la question palestinienne, pourtant longtemps centrale dans le paysage politique arabe (Dot-Pouillard, 2012). Le conflit syrien, et plus particulièrement le siège du camp palestinien de Yarmouk dans la banlieue de Damas à partir de décembre 2012, a rappelé qu’elle était toujours d’actualité. Le 31 janvier 2014, l’UNRWA2 diffuse une photographie3 qui montre des milliers de Palestiniens, dans une rue bordée d’habitations détruites par les bombardements, conver- geant vers un point de distribution d’aide alimentaire, après des semaines de siège de l’armée syrienne. Alors que ce camp comptait près de 150 000 réfugiés palestiniens avant 2011, on estime que seuls 18 000 y résident toujours en 2015. Au total, ce sont 280 000 Palestiniens (sur les 520 000 enregistrés auprès de l’UNRWA en Syrie4) qui ont été contraints de fuir leurs lieux de résidence5.

La situation particulière des Palestiniens doit être remise dans le contexte d’une Syrie en proie à un violent conflit qui a donné naissance à l’un des mouve- ments de réfugiés et de déplacés internes les plus massifs au Moyen-Orient depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Haut Commissariat pour les Réfugiés des Nations unies (HCR) estime que plus de 4 millions de Syriens ont quitté leur pays depuis le début de la crise.

1 Chercheur CNRS, IFPO, UMIFRE 6/USR 3135, MAEDI/CNRS, 3 I. Zahri Street, BP 830413- Zahran 11183, Amman, Jordanie ; [email protected] 2 L’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East) est l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient. Il a été créé en 1949 par une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies. 3 Cf. URL : http://www.unrwa.org/crisis-in-yarmouk, consulté le 31/08/2015. 4 Cf. UNRWA (2014) In figures, 2 p. [en ligne] consulté le 31/08/2015. URL : http://www. unrwa.org/sites/default/files/in_figures_july_2014_en_06jan2015_1.pdf 5 Cf. UNRWA (2014) Syria Regional Crisis Emergency Appeal 2015, 36 p., [en ligne] consulté le 14/06/2015. URL : http://www.unrwa.org/sites/default/files/syria_regional_ crisis_emergency_appeal_2015_english.pdf

103 Kamel Doraï

Tableau 1 : Réfugiés syriens enregistrés au HCR au Moyen-Orient (août 2015) Pays d’accueil Réfugiés enregistrés Turquie 1 938 999 Liban 1 113 941 Jordanie 629 245 Irak 250 408 Égypte 132 375 Total 4 064 968 Source : Inter-agency Information Sharing Portal, Syria Regional Refugee Response, [en ligne] consulté le 31/08/2015. URL : http://data.unhcr.org/syrianrefugees/regional.php

Ce conflit a également de profondes conséquences sur l’exil forcé, souvent moins médiatisé, d’une partie de la population palestinienne de Syrie. Plus de 70 000 personnes (soit 13,5 % de la population palestinienne totale enregistrée à l’UNRWA) se sont réfugiées dans les pays voisins. Près de 45 000 réfugiés enregistrés ont quitté la Syrie pour le Liban, 15 000 pour la Jordanie et 9 000 pour l’Égypte (Doraï, 2015).

À l’image de leurs homologues syriens, la majeure partie des Palestiniens a trouvé refuge dans des pays du Moyen-Orient. À l’échelle régionale, la géogra- phie de l’exil palestinien diffère cependant, puisque le Liban accueille plus de la moitié d’entre eux, contre un quart des Syriens. Comment expliquer ce tropisme vers un pays qui pratique l’une des politiques les plus discriminantes à l’égard des Palestiniens ? L’effet combiné de l’éclatement des familles entre les diffé- rents pays de la région depuis 1948, des circulations transfrontalières qui se sont développées à l’échelle régionale, comme du rôle de la diaspora dans la structu- ration des mobilités actuelles permet en partie de répondre à cette question. Une autre partie de la réponse se trouve dans la politique migratoire libanaise – et la capacité de l’État libanais à la mettre en œuvre – qui a évolué depuis le début de la crise, ouverture dans un premier temps, puis durcissement par la suite.

Le conflit syrien s’inscrit dans la continuité des bouleversements que connaît le Moyen-Orient depuis le début des années 1990. Les États actuels, héritages de la colonisation européenne, sont ébranlés dans leur unité territoriale. Les Kurdes affirment leur autonomie dans le nord de l’Irak, tandis que de larges zones à dominante sunnite échappent au contrôle de l’État central et sont sous le contrôle de l’État islamique. La Syrie subit aujourd’hui un destin semblable. Quelle sera alors la place dans ces reconfigurations nationales pour des Palestiniens, réfugiés et apatrides ? Pour reprendre les termes de Malkki (1995 : 496), ces derniers sont exclus de l’ordre national en construction aujourd’hui en Syrie, alors qu’ils étaient l’un des groupes palestiniens les mieux intégrés à leur société d’accueil. Leur exil est donc symptomatique de leur marginalisation en Syrie, sans grand espoir à court terme de pouvoir escompter regagner leur lieu de résidence d’avant la crise.

104 Les Palestiniens et le conflit syrien

Cet article repose sur deux séries d’enquêtes réalisées, en décembre 2013 et mai 2015, auprès de vingt-cinq familles6, dans les camps et groupements7 palestiniens autour de la ville de Tyr, et plus particulièrement le camp d’Al Buss, et les groupements de Nahr al Samir, Jall al Bahr et Chabriha, ainsi que plus ponctuellement d’autres quartiers au nord de l’agglomération de Tyr8. Certaines familles ont été enquêtées lors des deux séjours, afin de suivre l’évolution de leur situation socio-économique et de leur projet migratoire. Les éléments recueillis ont été remis dans leur contexte, grâce à de multiples séjours courts dans la région depuis le déclenchement de la crise syrienne en 2011 et mis en perspective avec l’observation, depuis le milieu des années 1990, des mobilités palestiniennes entre le Liban et la Syrie. La population enquêtée appartient dans sa très large majorité aux classes sociales défavorisées en Syrie. Elle est constituée principalement d’ouvriers journaliers et d’employés peu qualifiés du secteur privé et public9.

Après avoir analysé les changements liés au déclenchement du conflit syrien pour la population palestinienne de Syrie et les contraintes auxquelles les réfugiés palestiniens doivent faire face au Liban, une analyse des parcours migratoires chaotiques de ces réfugiés sera proposée à partir des enquêtes de terrain réalisées dans la région de Tyr.

De Syrie au Liban, des réfugiés palestiniens en quête d’asile

Le Liban, comme les autres pays de la région, n’est pas signataire de la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés (Zaiotti, 2006)10. Seuls les Palestiniens sont reconnus comme réfugiés dans l’État où ils ont leur résidence habituelle et lorsqu’ils sont inscrits auprès de l’UNRWA. Les États de la région n’ont donc pas de système d’asile national. C’est le HCR qui met en place des

6 Ces enquêtes ont été réalisées dans le cadre de l’ANR MOBGLOB. Je remercie Jaber Abu Hawash de l’aide précieuse qu’il m’a apportée pour rencontrer les familles pales- tiniennes de Syrie et pour m’avoir donné les éléments de contexte utiles à la compré- hension des enjeux locaux liés à la présence de ce nouveau groupe de réfugiés au Sud-Liban. 7 La distinction entre camp et groupement repose sur le statut juridique de ces espaces. Alors que le camp est un espace reconnu par l’État d’accueil, dont la gestion est confiée à l’UNRWA, le groupement (tajamouaa en arabe) est une zone d’habitation informelle créée par les réfugiés eux-mêmes qui ne relève pas du mandat de l’UNRWA. 8 La population palestinienne est concentrée sur le littoral libanais autour des princi- pales villes, Tyr, Saïda, Beyrouth et Tripoli, mais aussi, dans une moindre mesure, dans la plaine de la Beqaa autour des villes de Baalbek et de Zahlé. Le Sud-Liban avec les villes de Saïda et Tyr concentre à lui seul près de la moitié de la population enregistrée dans les camps du Liban. Autour de Tyr, de nombreux groupements informels se sont déve- loppés. Ce sont les réfugiés palestiniens d’origine bédouine qui se sont installés dans ces espaces plutôt que dans les camps de réfugiés dès leur arrivée au Liban entre 1948 et 1956. Cet espace est aussi l’un des principaux foyers de départ vers les pays d’Europe du Nord depuis le milieu des années 1970 (Doraï, 2006). 9 Les classes sociales plus favorisées qui ont trouvé également asile au Liban n’ont pas été enquêtées dans le cadre de cette recherche. Ces réfugiés ont accès à des ressources (financière, familiale, professionnelle) plus importantes, qui facilitent leur mobilité (Van Hear, 2014). 10 Israël, l’Égypte et la Turquie sont signataires de la convention, mais avec des réserves, ce qui limite l’application de la convention.

105 Kamel Doraï

procédures d’asile et collabore avec les autorités des pays concernés avec la signature d’un Memorandum of understanding, qui précise le mandat du HCR (Kagan, 2011 : 9). Les Palestiniens sont de facto hors du champ d’application de l’asile conventionnel dans les pays et territoires où exerce l’UNRWA (Feldman, 2012). Les différents pays ayant déjà accueilli des réfugiés palestiniens en 1948 – et 1967 pour certains – considèrent que la responsabilité de leur accueil incombe à la communauté internationale. La Jordanie a par exemple fermé ses frontières aux réfugiés palestiniens de Syrie en 2013, par crainte d’être considérée comme une patrie de substitution. Si la majorité des régimes arabes affiche un soutien appuyé à la cause palestinienne, et en particulier au droit au retour des réfugiés, le statut précaire11 de ces derniers, en particulier en situation de crise, montre le peu de soutien dont ils bénéficient en réalité. Priment avant tout les intérêts poli- tiques, économiques et sécuritaires des États d’accueil en fonction de la conjonc- ture régionale et internationale. C’est en ce sens que le changement politique en Syrie qui intervient en 2011 va bouleverser la situation des réfugiés palestiniens qui y résidaient depuis 1948. Jusque-là, la Syrie s’affichait comme le leader arabe de la résistance face à Israël et de ce fait soutien de la cause palestinienne. La révolution va remettre en cause ce schéma, les Palestiniens étant perçus par le régime comme potentiellement source d’instabilité, remettant en cause un long processus d’intégration, pour reprendre l’expression de Brand (1988). 2011, une rupture pour les Palestiniens de Syrie

Le statut des Palestiniens depuis leur exil en 1948 dépend du pays dans lequel ils se sont installés. La Syrie à cet égard fait figure d’exception dans la région (Brand, 1988 ; Fadhel, 2012 ; Napolitano, 2012). Suite à une série de lois proclamées entre 1949 et 1956, les réfugiés palestiniens bénéficient en Syrie des mêmes droits que les citoyens syriens, à l’exception de la nationalité et de restrictions dans l’accès à la propriété. Ils jouissent par exemple pleinement d’un accès à l’éducation et au marché du travail (incluant la fonction publique). C’est également le seul pays où les Palestiniens doivent effectuer leur service militaire, dans une unité spéciale, bien qu’ils ne soient pas citoyens. Ce traitement est en partie lié au fait que, contrairement à la Jordanie, mais aussi au Liban dans une moindre mesure, la population palestinienne n’a jamais représenté plus de 3 % de la population syrienne. D’autant plus qu’à leur arrivée, la Syrie ne manquait pas de ressources naturelles et ne connaissait pas de difficultés économiques particulières. De façon générale, Brand relève que cette égalité de traitement a limité le développement d’organisations de masses palestiniennes – comme les syndicats – distinctes de celles de leurs pays d’accueil (Brand, 1988 ; Takkenberg, 1998).

11 La précarité du statut des réfugiés palestiniens dans leurs différents pays d’accueil repose en partie sur la capacité ou non de l’UNRWA à assurer leur protection, parti- culièrement en situation de conflit. Si l’UNRWA dispose aujourd’hui formellement d’un mandat de protection, sa capacité à le mettre en place est de facto limitée par les autorités des différents pays d’accueil, et se cantonne le plus souvent à l’assistance humanitaire et au plaidoyer en faveur des réfugiés. La collaboration entre le HCR et l’UNRWA dans ce domaine, si elle a pu montrer sa relative efficacité pour les Palestiniens fuyant l’Irak en 2003, ne permet pas aujourd’hui de répondre aux conséquences de la crise syrienne pour les Palestiniens contraints de s’exiler dans les pays voisins (Erakat, 2014 ; Kagan, 2009). Les réfugiés palestiniens de Syrie sont par exemple dépendants des autorités syriennes pour sortir du pays. Le gouvernement syrien est le seul habilité à leur délivrer un document de voyage valide.

106 Les Palestiniens et le conflit syrien

L’année 2011 représente donc une rupture pour les Palestiniens de Syrie. Ils se voient renvoyés à leur statut d’apatrides, privés de protections, dépendant de l’aide humanitaire et contraints pour certains à chercher asile dans un des pays frontaliers, à l’instar des Palestiniens qui ont dû fuir le Koweït en 1990-1991 ou l’Irak suite à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003 (Doraï et Al Husseini, 2013). Ce basculement ne s’est pas opéré de façon uniforme dans l’ensemble de la Syrie et, à bien des égards, n’a pas concerné uniquement la population palestinienne. Aujourd’hui, c’est une large frange du peuple syrien qui subit les conséquences du conflit. Cependant, la population palestinienne s’est trouvée très rapidement entraînée dans le soulèvement et prise pour cible par le régime syrien, mais aussi par des groupes insurgés. La géographie du conflit joue un rôle majeur dans l’exposition aux combats et destructions. Les premiers camps touchés sont ceux qui se situent dans les principales zones de combat ou d’intérêt stratégique. Le camp d’Al Ramel à Lattaquieh a par exemple été pris pour cible dès le mois d’août 2011. A contrario, les camps de Yarmouk ou de Jaramana, tous deux dans la banlieue sud de l’agglomération damascène, vont servir d’espace refuge tant pour les Syriens que pour les Palestiniens fuyant les combats. Le camp de Yarmouk, touché plus tardivement par les combats, arrive à préserver une certaine neutralité jusqu’en décembre 2012 (Napolitano, 2015). L’extension des combats dans les quartiers périphériques de la capitale syrienne, où résident la majeure partie des Palestiniens, va les contraindre à fuir vers des régions plus calmes, le plus souvent celles tenues par le régime d’Al Assad, ou vers les pays frontaliers.

Le positionnement politique de certaines factions palestiniennes dans le conflit syrien a contribué à fragiliser la position des réfugiés, particulièrement vis-à-vis du régime de Bachar Al Assad. Alors que le chef du Bureau politique du Hamas, Khaled Mechaal, résidait en Syrie depuis 1999, les membres de sa direction vont quitter Damas en 2012 (Dot-Pouillard, 2012). Certaines factions palestiniennes soutiennent le régime de Bachar Al Assad, mais disposent de peu de relais dans la population palestinienne. La situation des Palestiniens en Syrie oscille entre des formes de contestation individuelle et des mouvements plus structurés d’opposition tant au régime qu’à certaines franges du leadership palestinien en Syrie (Napolitano, 2011 et 2012), même si une majorité de réfugiés ne prend pas part aux combats de façon active que ce soit pour ou contre le régime syrien, ce qui est confirmé par les témoignages recueillis au Sud-Liban. Le Liban, un refuge précaire

Le Liban est connu dans la région pour être l’un des États où le statut des réfugiés palestiniens est le moins enviable et sujet à de nombreuses restrictions (Al-Natour, 1997). En 1995, quand le régime de Kadhafi expulse les Palestiniens, ou en 2003 quand ils sont contraints de quitter l’Irak suite à la chute du régime de Saddam Hussein, le Liban refuse l’entrée sur son sol de réfugiés palestiniens venus de Libye ou d’Irak. La crise syrienne force le Liban à revenir temporaire- ment sur cette politique, puisqu’il est actuellement le principal pays d’accueil de cette population. Outre l’expression d’une certaine solidarité vis-à-vis des réfugiés contraints de quitter la Syrie, les divisions de la classe politique libanaise quant au conflit syrien sont en partie responsables de la mise en place tardive des restrictions à l’entrée des réfugiés palestiniens.

107 Kamel Doraï

Si le Liban est le deuxième pays d’accueil des réfugiés syriens, il est le premier pour les réfugiés palestiniens de Syrie (Doraï, 2015). Le nombre de réfugiés palestiniens de Syrie présents au Liban reste cependant difficile à évaluer. Il faut rappeler que les réfugiés palestiniens ne dépendent pas du HCR, mais de l’UNRWA à condition qu’ils se trouvent dans l’une des cinq régions12 où officie l’agence onusienne (Doraï et Hanafi, 2003). Selon l’UNRWA (2015), près de 45 000 Palestiniens de Syrie seraient entrés au Liban depuis de la crise13. Ces chiffres sont cependant à prendre avec précaution, ils ne résultent pas d’un recensement de la présence effective des réfugiés palestiniens de Syrie au Liban, mais d’un enregistrement administratif des réfugiés ayant franchi la frontière entre les deux pays. Tant que la frontière était ouverte, de nombreux Palestiniens se rendaient de façon temporaire au Liban, pour ensuite retourner en Syrie selon l’évolution de la situation dans les camps et/ou villes de résidence habituelle. Depuis le mois de mai 2014, le Liban a fermé ses frontières à cette catégorie de réfugiés avec pour conséquence la fin de la circulation entre les deux pays. Des familles se sont donc retrouvées, de fait, séparées. Les fron- tières libanaises restent cependant assez poreuses. Des entrées illégales sur le territoire libanais ont donc lieu, soit pour contourner la fermeture de la frontière, soit parce que certains réfugiés considérés comme des opposants par le régime syrien sont privés de documents d’identité ou ne peuvent les produire. Par ailleurs, des Palestiniens dont une partie de la famille réside au Liban viennent se réfugier chez leurs proches ou vivent en dehors des camps14, sans s’inscrire auprès de l’UNRWA. Le durcissement progressif de la politique migratoire libanaise

Face à la crise syrienne, la politique migratoire libanaise ne fait pas figure d’exception dans la région. Les politiques des États voisins envers les réfugiés de Syrie ont changé au fil du temps allant d’une ouverture des frontières à une fermeture de plus en plus rigoureuse, avec l’instauration de visas pour les ressortissants syriens dans l’ensemble des pays frontaliers. Au Liban, c’est en 2014 qu’un tournant est opéré avec la remise en cause d’un accord bilatéral concernant l’emploi de la main-d’œuvre syrienne en vigueur depuis 1994 (Longuenesse, 2015), alors que dans le même temps, les mobilités de main-d’œuvre et de réfugiés s’intensifient. Si le conflit en Syrie a entraîné la migration forcée de plusieurs centaines de milliers de réfugiés, les migra- tions économiques n’ont cependant pas disparu entre les deux pays. Près de 400 000 Syriens travaillaient au Liban avant 2011 (Chalcraft, 2009), la plupart y sont restés ; certains ne pouvant pas rentrer chez eux sont devenus de fait des réfugiés et ont été s’inscrire au HCR.

Au début de la crise syrienne, la Sûreté générale du Liban, qui est en charge de la gestion des modalités d’entrée et de séjour des étrangers, a pris des mesures spécifiques pour faciliter l’entrée des réfugiés palestiniens de Syrie sur le sol libanais. Le Liban appliquait jusqu’en 2011, comme la majeure partie

12 Bande de Gaza, Cisjordanie, Jordanie, Syrie, Liban. 13 Cf. UNRWA (2015) UNRWA response and services to PRS in Lebanon, 43, 2 p. [en ligne] consulté le 26/05/2015. URL : http://www.unrwa.org/sites/default/files/unrwa_ response_to_palestine_refugees_from_syria_in_lebanon_43.pdf 14 Près de 50 % des réfugiés palestiniens du Liban vivent en dehors des camps.

108 Les Palestiniens et le conflit syrien des pays arabes, des mesures restrictives pour limiter l’entrée des Palestiniens. Les autorités justifient cette politique par la volonté de limiter les « risques » d’installation de Palestiniens non enregistrés au Liban et de voir augmenter leur nombre dans un contexte où le refus de l’implantation des réfugiés palestiniens fait la quasi-unanimité dans la classe politique libanaise.

Jusqu’en 2013, dans un but humanitaire, la Sûreté générale libanaise a cependant décidé d’assouplir les conditions d’entrée et de séjour des réfugiés palestiniens venus de Syrie. Ils devaient acquitter un droit d’entrée de 25 000 livres libanaises (LL – environ 13 €) par personne, le visa délivré ayant une validité de sept jours. Ils pouvaient renouveler leur permis de résidence pour une durée d’un mois pour 50 000 LL (environ 26 €). Ils devaient ensuite quitter le territoire avec la possibilité de renouveler la procédure. Pour ceux ayant dépassé la durée légale de résidence et qui se présentaient à la frontière pour regagner la Syrie une amende de 50 000 LL leur était demandée ; cette mesure a été supprimée en septembre 2012. L’objectif de ces mesures était de limiter autant que possible l’installation sur le long terme de réfugiés palestiniens de Syrie au Liban, et de n’autoriser que des séjours de courtes durées qui ne donnent aucun droit spécifique, comme l’accès au marché du travail, à l’éducation ou à la santé. Concernant ces deux derniers domaines, c’est l’UNRWA qui prend en charge les réfugiés qui sollicitent une assistance.

Le coût de la procédure d’extension de visa est difficile à supporter pour de nombreuses familles qui deviennent donc illégales, même si la Sûreté générale ne semble pas procéder à beaucoup de vérifications. Ces familles s’installent donc fréquemment dans les camps de réfugiés palestiniens, souvent auprès de proches, de façon à échapper aux éventuels contrôles des autorités. Ces pratiques ont entraîné une augmentation des prix du logement dans les camps palestiniens, déjà soumis à une forte pression démographique.

À partir d’août 2013, les Palestiniens de Syrie devaient prouver qu’ils avaient des liens familiaux au Liban, ou bien qu’ils venaient pour un rendez-vous médical ou dans une ambassade. Transiter par le Liban était autorisé. Quelques exceptions à ces règles ont pu être observées, et ce à la discrétion de la Sûreté générale. Depuis le 3 mai 2014, face à l’afflux toujours plus important de réfugiés venus de Syrie, la Sûreté générale libanaise a durci considérablement les condi- tions d’entrée des réfugiés palestiniens de Syrie sur son sol15. En conséquence, aujourd’hui la majeure partie de ces réfugiés se voit refuser l’entrée au Liban.

Dans le même temps, les autorités libanaises ont mis en place des restric- tions au renouvellement des visas de séjour pour les Palestiniens de Syrie déjà présents sur son sol. Nombreux sont ceux qui résident illégalement au Liban, limitant de fait leur mobilité, l’accès aux services et à l’assistance, ainsi qu’à des procédures administratives comme l’enregistrement des naissances. À plusieurs reprises, la Sûreté générale a appelé les Palestiniens de Syrie en infraction avec la législation sur le séjour à venir régulariser leur situation. Ceux qui se mani-

15 Il faut relever qu’en décembre 2014, des mesures restrictives pour l’entrée sur le terri- toire libanais ont également été prises à l’encontre des réfugiés de nationalité syrienne. Les modalités d’entrée et de séjour ont été redéfinies en fonction de l’objet du séjour des ressortissants syriens, distinguant ainsi différentes catégories et types de visas. Cf. URL : http://www.general-security.gov.lb/results/0102031.pdf, consulté le 28/01/2015 (en arabe).

109 Kamel Doraï

festent se voient octroyer un visa de trois mois non renouvelable. La dernière régularisation remonte au 28 août 201416. Par ailleurs, depuis la mise en place des restrictions à l’entrée, de nombreux Palestiniens de Syrie ont été reconduits sans leur consentement à la frontière syrienne, bien qu’ils risquaient d’être détenus à leur entrée en Syrie. Certains d’entre eux se trouvent de facto bloqués dans le no man’s land entre les deux pays. Cette situation n’est pas sans rappeler celle des réfugiés palestiniens d’Irak, suite à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, ou celle des Palestiniens expulsés de Libye en 1995 (Doraï et Al Husseini, 2013).

Des parcours migratoires chaotiques

Les Palestiniens de Syrie qui arrivent au Liban rejoignent aujourd’hui un segment de la diaspora fortement marqué par l’émigration17, ce qui a de fortes implications tant sur les modalités de leur installation que sur la poursuite éventuelle de leur parcours, plus particulièrement à Tyr. Les groupements informels étalés le long de la côte, entre le fleuve Litani et le nord de la ville de Tyr, ont la particularité d’être habités en majorité par les Palestiniens issus de familles bédouines du nord de la Galilée. Elles se sont retrouvées dispersées suite à l’exode de 1948 entre les différents pays de la région, mais ont conservé des modes d’organisation sociale singuliers, qui les différencient des autres Palestiniens réfugiés. Même si le mode de vie de ces populations, qui se quali- fient de Bédouins, a très fortement changé dans l’exil, elles ne pratiquent plus l’élevage, sont toutes devenues sédentaires et attachent une importance parti- culière à la préservation de leur singularité (Zureik, 200318). Elles essayent donc de reconstituer, par le biais de regroupements familiaux et claniques, une unité socio-spatiale distincte de celle des Palestiniens des villages et des villes. La référence à la tribu (aachira ou qabila19) est centrale dans le discours des réfugiés palestiniens de Syrie d’origine bédouine : elle joue notamment un rôle important pour les modalités d’installation et des connexions transnationales qui vont structurer les réseaux migratoires vers l’Europe du Nord. Une forte concentration dans les camps et groupements palestiniens déjà présents

Comme leurs homologues installés de longue date au Liban, un peu plus de la moitié des réfugiés palestiniens de Syrie récemment arrivés se concentrent

16 Direction générale de la Sûreté générale libanaise, Régularisation de la situation des réfugiés palestiniens de Syrie résidant au Liban, 28/08/2014. 17 Selon une étude publiée en 2010 (Chaaban et al., 2010), sur les 425 000 réfugiés pales- tiniens enregistrés par l’UNRWA au Liban, 260 000 à 280 000 résideraient sur le territoire libanais, les autres ayant émigré vers des pays tiers. Le taux d’émigration de ce groupe est donc très élevé puisqu’il concerne plus du tiers de la population concernée. Cette émigration repose sur des logiques plurielles liées aux différents conflits qui ont déchiré le Liban depuis 1975, les difficultés économiques et la marginalisation subies par les réfugiés palestiniens, comme les logiques diasporiques qui se développent depuis les années 1990 (Doraï, 2003). 18 Zureik évoque dans son article ce mode d’organisation socio-politique à propos du camp de Jerash en Jordanie. Une structuration similaire se retrouve dans les groupe- ments palestiniens de Tyr. 19 Le terme arabe aachira est d’usage au Liban, en Syrie, en Palestine et Jordanie, celui de qabila dans les pays du Maghreb.

110 Les Palestiniens et le conflit syrien

Carte 1 : Répartitions des Palestiniens réfugiés de Syrie (PRS) enregistrés à l’UNRWA au Liban (février 2014)

Source : UNRWA – Libanon field PRS in Libanon – geographical location (février 2014). Crédits : M. Doraï – CNRS, Ifpo, 2015.

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dans l’un des douze camps de réfugiés déjà existants (Carte 1). Les autres s’installent dans des quartiers ou des groupements ruraux où la présence pales- tinienne est forte. Sa géographie n’a donc pas été fortement modifiée par les nouvelles arrivées, à l’exception d’une recrudescence des installations dans la plaine de la Beqaa, région frontalière de la Syrie et première étape pour ceux qui quittent Damas par la principale route qui la relie au Liban. En raison de la faible présence palestinienne dans cette région, 95 % des Palestiniens ne vivent pas dans des camps, à l’instar de leurs homologues de nationalité syrienne qui y ont développé de très nombreux groupements informels (Knudsen, 2013 : 32).

On assiste donc à une densification des espaces habités par les Palestiniens et à une polarisation des migrations vers des quartiers périphériques des prin- cipales agglomérations littorales libanaises. Les logiques qui sous-tendent cette géographie de l’asile reposent sur plusieurs facteurs. Tout d’abord, les relations familiales préexistantes entre les deux groupes vivant au Liban et en Syrie. Quand le conflit s’est intensifié, les premiers réfugiés palestiniens à se rendre au Liban sont ceux qui y avaient des proches. Ils ont, pour la plupart, cherché dans ce pays voisin un asile temporaire. Ce n’est que lorsque la situation sécuritaire s’est détériorée de façon significative, qu’un nombre croissant de réfugiés ont stoppé leurs circulations entre les deux pays pour s’installer de façon durable au Liban. Les restrictions à la mobilité imposées par les autorités libanaises ont ensuite contribué à les stabiliser dans leur second pays d’accueil, de peur de ne pouvoir revenir s’ils se rendaient en Syrie, même pour une courte période.

La présence dans les camps et les principaux groupements palestiniens s’explique également par des raisons économiques. Ce sont des espaces de relégation où se concentrent de longue date les populations les plus défavo- risées, qu’elles soient palestiniennes dans leur majorité, mais aussi migrantes venues d’horizons divers (Syriens, Soudanais, Bangladais, etc.). Le logement y est moins cher que dans d’autres quartiers des principales agglomérations liba- naises. C’est le cas plus particulièrement à Beyrouth, où le camp de Chatila et ses abords – comme le quartier de Sabra – accueillent aujourd’hui une importante population palestinienne de Syrie, syrienne et asiatique. Si cet accueil repose sur des logiques de solidarité, il entraîne aussi des formes de concurrence entre les réfugiés palestiniens résidents et les nouveaux arrivants (Abou Zaki, 2015). À l’échelle du Liban, la sous-représentation dans l’agglomération beyrouthine s’explique par le niveau élevé des loyers dans la capitale, les ressources limitées des réfugiés les poussent à chercher des espaces d’accueil où les loyers et le coût de la vie sont moins élevés.

De plus, les camps palestiniens au Liban bénéficient d’un statut d’autonomie de fait. Les autorités libanaises ne pénètrent pas dans les camps, ni dans les groupements ruraux. Avec l’arrivée des réfugiés palestiniens de Syrie, ces lieux deviennent des espaces refuge pour des populations sans statut et vivant dans l’illégalité : les Palestiniens peuvent s’y installer sans risquer d’être arrêtés ou déportés vers la Syrie. Ils peuvent également y exercer une activité profession- nelle, alors que cela leur est interdit sur le reste du territoire libanais.

112 Les Palestiniens et le conflit syrien

De la circulation transfrontalière à l’asile Depuis 2011, les parcours des réfugiés reposent en partie sur des circulations transnationales mises en place ces dernières décennies entre le Liban et la Syrie. Malgré des restrictions, des circulations de Palestiniens de Syrie vers le Liban ont réussi à se développer.

Originaire de Haïfa, la famille de Jalal20 est installée à Tyr depuis le début des années 1950. Comme c’est souvent le cas, l’exode de 1948 a conduit à la sépara- tion de la famille entre les différents pays de la région. Trois sœurs, ayant perdu leurs parents à cette période, se sont installées l’une à Tyr (Liban), la seconde à Alep (Syrie) et enfin une troisième à Amman (Jordanie). Les relations familiales entre les sœurs installées au Liban et en Syrie sont restées fortes, entretenues par de fréquentes visites. La deuxième génération, née en exil, renforce ces liens par le mariage entre les deux branches de la famille dans les années 1990 et au début des années 2000. Deux sœurs nées en Syrie se marient chacune avec un cousin au Liban, et une fille née au Liban épouse un de ses cousins de Syrie.

Parallèlement à ce renforcement des liens familiaux par les diverses straté- gies matrimoniales, des membres de la parentèle sont venus au Sud-Liban pour travailler comme ouvriers saisonniers, comme le faisaient de nombreux travail- leurs syriens à cette époque. Ces migrations ont contribué à créer un espace de circulation transfrontalier dense. Ces familles hébergent leurs proches et facilitent leur insertion sur le marché de l’emploi. Les liens se sont ainsi conso- lidés à travers les générations. Ces mobilités ne concernent pas les catégories sociales de Palestiniens les plus défavorisées en Syrie, car les coûts induits par cette migration sont élevés. À la différence de la période post-2011 qui touche toutes les catégories sociales, dans les années 1990, ce sont donc plutôt des Palestiniens relativement qualifiés qui circulent.

Cet espace migratoire structuré par un large réseau familial, qui concerne particulièrement les Palestiniens disposant d’un certain capital, a été mobilisé à nouveau, mais il s’est élargi. Parmi les familles interviewées, seules trois s’étaient déjà rendues au Liban avant la crise syrienne. Ceci est particuliè- rement vrai pour les réfugiés palestiniens d’origine bédouine. Leur niveau socio-économique en Syrie ne leur permettait pas d’entreprendre un voyage au Liban. Cette absence de circulation ne signifie pas pour autant une absence de liens symboliques qui s’appuient sur la connaissance des familles et de leur dispersion depuis 1948. Cette mémoire familiale (ou plus largement tribale dans le cas spécifique des Palestiniens d’origine bédouine) permet de savoir où se trouvent les proches et de garder ainsi le contact, le plus souvent par téléphone. Les mariages et décès – en dehors des périodes de crise – sont aussi l’occasion d’échanger et de réactiver les liens sans même se déplacer. Le rôle structurant de la diaspora en situation de crise Le conflit syrien a contribué à redessiner la géographie de la diaspora palestinienne. Avant 2011, les Palestiniens de Syrie n’entretenaient que peu de relations avec leurs homologues d’Europe du Nord. Leur départ de Syrie les a

20 Les prénoms utilisés dans cet article sont des pseudonymes.

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forcés à activer, à partir du Liban, des réseaux familiaux, villageois ou tribaux21 et à développer ainsi une forme de « transnationalisme forcé », selon Smith (2002), qui s’organise dans un contexte de crise autour de réseaux de solidarité à l’initiative des réfugiés palestiniens qui se trouvent dans les différents pays où ils sont accueillis.

Les réseaux de la diaspora palestinienne qui se sont construits dès les années 1980 entre le Liban, l’Europe du Nord et les pays du Golfe sont aujourd’hui très actifs et contribuent au dessin d’une géographie de l’exil des Palestiniens de Syrie. Une famille rencontrée en décembre 2013 dans le groupement informel palestinien de Chabriha, au nord de la ville de Tyr, donne un exemple de ces liens internationaux. Habitant du quartier de Babila dans la banlieue sud de Damas, la famille a fui un quartier touché par les combats et les destructions importantes. Le mari, cantonnier dans le secteur public, a d’abord craint de quitter la Syrie, de peur d’être considéré comme appartenant à l’opposition. Alors que tous les fonctionnaires en Syrie, syriens ou palestiniens, doivent obtenir une autorisation de sortie du territoire pour se rendre à l’étranger, ce chef de famille quitte son quartier pour protéger sa famille en espérant que la situation s’améliore. Mais alors que la situation s’aggrave et que la stigmatisation dont les Palestiniens sont l’objet, accusés par le régime de soutenir l’opposition armée, se fait dange- reuse, il décide d’envoyer son épouse et ses enfants au Liban dans le but de les rejoindre ultérieurement, ce qu’il va faire après plusieurs voyages entre Damas et Tyr. Après un an de présence au Liban, il est dans l’impossibilité de renouveler son visa de résidence. Il se retrouve donc à l’instar de nombreux Palestiniens dans une situation d’illégalité.

Il est dans un premier temps logé dans sa famille, dans l’attente de trouver une solution plus pérenne. Puis il contacte des parents qui résident au Danemark et dans les pays du Golfe pour solliciter une aide. Ceux-ci réussissent à trouver un autre logement pour la famille dans le groupement, au dernier étage d’un immeuble en construction. L’argent qu’ils envoient va permettre l’installation mais surtout l’achèvement des travaux de l’appartement.

Alors que les constructions ont très longtemps été interdites par les autorités libanaises dans les camps officiels et les groupements informels, un assouplis- sement temporaire des contrôles a permis à de nombreux Palestiniens d’ajouter des étages aux bâtiments déjà existants. Ces groupements du Sud-Liban ont connu une très forte émigration dans les années 1980 et 1990 (Doraï, 2003) et de nombreuses familles, qui en sont originaires, résident et travaillent aujourd’hui soit en Europe (Suède, Danemark, Allemagne pour la majorité), soit dans les pays du Golfe. Elles maintiennent des liens forts avec leurs lieux de départ et contribuent au développement des constructions dans les groupements. Et cela, pour deux raisons : améliorer les conditions de vie de leurs proches restés au Liban et disposer d’un appartement où venir passer des vacances en été ou pour les fêtes. Ces logements vacants sont aujourd’hui occupés par des réfugiés palestiniens de Syrie. On assiste à la mise en place de formes d’entraide qui mettent en lien des réfugiés palestiniens du Liban, ceux installés dans des pays tiers et les nouveaux réfugiés venus de Syrie.

21 Les populations réfugiées mobilisent les réseaux de la diaspora dans des contextes contraints pour pallier la précarité de leur statut (Van Hear, 2006 ; Wahlbeck, 2002).

114 Les Palestiniens et le conflit syrien

Alors que les connexions entre ces espaces au Sud-Liban et les pays scan- dinaves demeurent très fortes, cette famille a pu quitter le Liban au premier semestre 2014 pour rejoindre le Danemark et y demander l’asile. Il est intéres- sant de noter que préalablement à la crise, les différentes personnes qui se sont mobilisées ne se connaissaient pas toutes directement ; c’est le cas de celles qui résidaient en Syrie et de celles qui résidaient au Liban. Ces réseaux de solidarité à l’échelle de ce que l’on peut qualifier de grande diaspora (incluant les espaces hors du Moyen-Orient) permettent donc aux Palestiniens en quête d’asile de trouver dans un premier temps un refuge temporaire dans un pays voisin (ici le Liban), puis ils facilitent la réinstallation vers un pays tiers (ici le Danemark). Un asile qui dure. De la précarité à la marginalisation

L’enlisement du conflit en Syrie et les restrictions à la mobilité des Palestiniens par les autorités libanaises contribuent à l’installation durable des réfugiés palestiniens de Syrie dans leur second pays d’accueil. Ceux qui ne peuvent espérer émigrer vers un pays tiers se retrouvent dans une impasse, car ils ne peuvent pas non plus retourner en Syrie. Leur situation se traduit par une paupérisation et une marginalisation croissante.

Rencontré une première fois en décembre 2013, un couple de Palestiniens originaires du camp de Yarmouk a quitté la Syrie en décembre 2012. Le mari était électricien à son compte avec un niveau de revenu assez faible. Son épouse, sans emploi, était enceinte à leur arrivée au Liban. Deux raisons les ont poussés à choisir ce pays alors qu’ils ne le connaissaient pas : la possibilité de s’y rendre et l’accueil attendu. À cette époque, c’était le seul pays permettant aux Palestiniens ne disposant que d’une carte d’identité (et sans documents de voyage) d’entrer légalement sur son territoire. De plus, l’épouse avait un oncle à Tyr qui offrait son aide, bien qu’elle ne l’ait jamais rencontré. Ils arrivent donc directement à Tyr depuis Damas. Leurs proches, aux ressources très limitées, ne sont ni en mesure de les héberger faute de place, ni de les aider financièrement. Ils leur trouvent cependant un logement dans un groupement palestinien. Le couple paye 200 USD par mois pour une pièce et une cuisine. Lors de cette première rencontre, ils possédaient une carte de séjour qui leur permettait de résider léga- lement sur le sol libanais. Le mari occupait temporairement un emploi journalier comme manutentionnaire dans le secteur informel de la construction.

Lors de notre deuxième entrevue en mai 2015, leur situation s’est dégradée, car ils n’ont pas pu renouveler leur carte de résidence. Cette situation limite considérablement leur mobilité par crainte d’être appréhendés par les policiers qui effectuent régulièrement des contrôles à l’entrée de la ville ou sur les routes principales autour de l’agglomération de Tyr. Il devient alors encore plus difficile pour eux de trouver un emploi ou d’aller chercher l’aide humanitaire en centre- ville. Leurs conditions de logement se sont également dégradées, faute d’entre- tien de la part du propriétaire, alors qu’ils ont aujourd’hui un enfant de plus à charge. Cet exemple n’est pas isolé. Deux autres familles interrogées à Chabriha, qui ont pu bénéficier à leur arrivée d’une aide de la part de leurs proches, se sont vues contraintes de chercher un logement indépendant, leurs proches ne pouvant assumer les coûts induits par l’arrivée de familles souvent constituées d’au moins six personnes.

115 Kamel Doraï

La conséquence directe de cette paupérisation est que de nombreux réfugiés palestiniens du Liban tentent d’émigrer illégalement vers l’Europe. C’est le cas d’une jeune femme qui réside actuellement, avec ses deux enfants en bas âge, à Tyr dans une zone d’habitat informel à l’entrée nord de la ville. Elle partage son appartement avec trois autres familles. Elle espère rejoindre son frère qui vit à Malmö depuis neuf ans, marié avec une Palestinienne de nationalité suédoise. Son mari est parti en mars de Tyr pour se rendre en Europe. Il se trouve actuel- lement à Francfort, après un périple qui l’a fait passer par le Soudan, la Libye et l’Italie et lui a coûté 7 000 euros. Il attend de régulariser sa situation pour pouvoir faire venir sa famille, via le regroupement familial, et s’installer ensuite en Suède. Réunir cette somme a été très difficile. Il a pu économiser un peu d’argent en travaillant au Liban pendant plus d’un an dans le bâtiment, et en empruntant à des proches, dont son beau-frère qui vit à Malmö. Ce type de tentative a un coût si prohibitif que l’on peut penser que d’un espace refuge, le Liban ne devienne une impasse pour ces réfugiés sans statut.

Conclusion

Alors que la majeure partie des réfugiés qui fuient la Syrie aujourd’hui est accueillie dans les pays limitrophes (Liban, Turquie, Jordanie et Irak) la situation des Palestiniens, plus problématique, interroge la définition du statut de réfugié dans un contexte hors convention (Erekat, 2014), alors qu’ils sont contraints de quitter leur pays de premier accueil, en l’occurrence la Syrie. L’expérience palestinienne permet de mener une réflexion sur les articulations entre migration forcée et circulation transfrontalière construites sur le long terme ; de nombreuses autres populations ayant été soumises à des expériences similaires dans la région (Chatty, 2010). Le rôle de la diaspora est aujourd’hui central dans l’accueil des réfugiés venus de Syrie. L’importance des réseaux diasporiques en situation de conflit n’est cependant pas nouvelle. La crise irakienne en 2003 avait réactivé des réseaux de la grande diaspora, une partie des Palestiniens d’Irak avaient obtenu l’asile au Chili, suite à la mobilisation de cette communauté pourtant installée dans ce pays dans la seconde moitié du XIXe siècle (Baeza, 2014). Les mouvements de contestation dans les pays arabes s’inscrivent dans leurs différents contextes nationaux, reléguant la question palestinienne à la marge. Cette marginalité a eu pour conséquence directe de priver de toute forme de protection les réfugiés palestiniens qui dépendent des politiques dévelop- pées par leurs États d’accueil.

Le cas palestinien, malgré ses spécificités, pose la question des formes de solidarités particulières qui se réactivent en situation de conflit. Les solidarités familiales deviennent centrales pour certains groupes, même si elles ne sont pas exclusives, dans l’accueil des populations les plus défavorisées. Leur influence est décisive par exemple pour comprendre la géographie actuelle de l’asile palestinien au Liban et la poursuite du parcours vers des pays européens où de nombreux Palestiniens ont trouvé refuge depuis le milieu des années 1970. En l’absence de protection étatique ou internationale – l’UNRWA n’apportant qu’une assistance humanitaire –, les réfugiés palestiniens développent des stra- tégies migratoires qui leur permettent de contourner les restrictions dont ils sont l’objet. Si les réseaux de solidarités qui sont développés aux échelles locales – espaces des camps et groupements au Liban – et transnationales – espaces de

116 Les Palestiniens et le conflit syrien la diaspora – permettent de faire face en situation de crise, leur inscription dans la durée est beaucoup plus problématique, accroissant de fait les inégalités dans la société palestinienne entre ceux qui ont assez de ressources pour s’assurer un avenir stable en dehors de la région et les laissés-pour-compte confinés dans des espaces de relégation au Liban.

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119 Résumé - Abstract - Resumen

Kamel Doraï Les Palestiniens et le conflit syrien. Parcours de réfugiés en quête d’asile au Sud-Liban

Depuis 2011, le conflit syrien a donné naissance à l’un des mouvements de réfugiés les plus massifs au Moyen-Orient, depuis la Seconde Guerre mondiale. Comme de nombreux Syriens, les réfugiés palestiniens de Syrie, ont fui les combats et se sont installés dans les pays frontaliers. Ce mouvement a été largement occulté par l’ampleur de la crise syrienne et la masse des 4 millions de réfugiés syriens. À partir de deux séries d’enquêtes réalisées dans les camps et groupements palestiniens autour de la ville de Tyr en 2013 et 2015, cet article a pour objectif de rendre compte de la diversité des expériences migratoires des Palestiniens de Syrie réfugiés au Liban et de montrer comment ils ont pu mobiliser des réseaux de solidarité qui se sont développés grâce aux mobilités transfrontalières et à la structuration de la diaspora palestinienne. The Palestinians and the Syrian Conflict. Itineraries of Refugees Seeking Asylum in South Lebanon

The Syrian conflict that began in 2011 has generated one of the most massive refugee movements since the Second World War in the Middle East. Palestinian refugees in Syria, among the least discriminated group in terms of the treatment they may experience in other countries in the region, saw themselves sent back to their stateless status, without any protection and forced to seek asylum in neighbouring countries. This movement largely overshadowed by the magnitude of the Syrian crisis, triggered by the conflict in Syria since 2011, has reactivated solidarity networks that have developed through cross-border circulation and structured by the Palestinian Diaspora. Based on two series of interviews conducted in the Palestinian camps and gatherings around the city of Tyre in 2013 and 2015, this article aims to reflect the diversity of migratory experiences of Syrian Palestinians seeking asylum in Lebanon. Los palestinos y el conflicto sirio. Itinerarios de refugiados solicitando asilo en el sur del Líbano

El conflicto sirio, que empezó en 2011, ha generado uno de los movimientos de refugiados más masivos desde la Segunda Guerra Mundial en el Medio Oriente. Los refugiados palestinos en Siria, entre el grupo menos discriminado en los países de la zona, se vieron devueltos a su condición apátrida, sin ningún tipo de protección, y forzado a buscar asilo en los países vecinos. Este movimiento, eclipsado por la magnitud de la crisis siria, si se activa tras el conflicto en Siria desde 2011, ha reactivado las redes de solidaridad que se han desarrol- lado a través de la movilidad transfronteriza y la estructuración de la diáspora palestina. A partir de dos series de encuestas realizadas en los campos pales- tinos y grupos alrededor de la ciudad de Tiro, en 2013 y 2015, este artículo tiene como objetivo reflejar la diversidad de las experiencias migratorias Palestinos de Siria buscando asilo en Líbano.

120 Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 121-143

Migration et (contre)révolution dans le Golfe : politiques migratoires et politiques de l’emploi en Arabie saoudite Hélène Thiollet1

Tilly (1973) remarquait qu’expliquer une révolution a souvent pour objectif soit de prédire, soit d’empêcher les prochaines… ; l’analyse des causes d’une révolution devient alors une préoccupation de météorologue ou d’ingénieur. Alors que des mouvements sociaux mettaient à mal les autoritarismes du Moyen-Orient, les du Golfe et en particulier l’Arabie saoudite, ont déployé à l’échelle nationale et internationale une ingénierie sociale qui s’attaque aux causes structurelles supposées des printemps arabes pour empêcher leur éclosion dans le Golfe. À partir de 2011, l’Arabie saoudite se lance en effet dans une vague intense de répression des opposants au régime et développe un arsenal de politiques sociales visant à réduire les facteurs structurels de mécontentement : le chômage essentiellement, les problèmes de logement en milieu urbain et les prix, via une augmentation des salaires dans le secteur public et privé. Plusieurs questions apparaissent ou réapparaissent en 2011 comme centrales dans le dispositif de politiques publiques « contre-révo- lutionnaires » : la dépendance structurelle des économies rentières à la main- d’œuvre immigrée, la compétition entre travailleurs expatriés et main-d’œuvre locale et le risque que représentent les populations étrangères qui dominent la démographie des marchés du travail, voire supplantent largement les effectifs des populations nationales.

Les pays du Golfe, et en particulier l’Arabie saoudite, constituent un cas d’étude souvent négligé des « printemps arabes » et cela pour deux raisons. Tout d’abord, la plupart des observateurs considèrent qu’il n’y a pas eu de printemps arabe dans le Golfe et pas de « printemps saoudien » dans le royaume (De Bel-Air, 2012 : 87). Pourtant, des soulèvements ont bien eu lieu, même si la répression menée en Arabie saoudite, au Bahreïn, avec l’aide de l’Arabie saoudite, ou en Oman a brutalement et efficacement réprimé les dyna-

1 Chargée de recherche CNRS (Research fellow CNRS), 56 rue Jacob, 75006 Paris ; [email protected] Je remercie Nicholas van Hear et Oliver Bakewell pour leurs commentaires à la suite d’une intervention au séminaire COMPAS « Shifting powers, shifting mobilities » (Oxford, 5 mars 2015). Je remercie aussi chaleureusement Delphine Pagès-El Karoui co-éditrice de ce dossier thématique pour ses relectures et ses commentaires.

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miques contestataires. L’invisibilité politique de ces mouvements d’opposition tient peut-être à leur dimension confessionnelle – comme en Arabie ou à Bahreïn (Coates Ulriksen, 2013). Pourtant, ces mouvements avaient aussi une dimension politique (Lacroix, 2014) et souvent une base de revendications salariales et socio-économiques au sens large.

La deuxième raison est que des observateurs, distants de sociétés considé- rées comme « riches », minimisent souvent les facteurs économiques et sociaux de mécontentement et les revendications suscitées par la crise économique documentées notamment par les enquêtes de l’Arab Barometer, l’augmentation des prix notamment des denrées alimentaires, le chômage des jeunes diplômés (Shafeeq et al., 2014), le « youth bulge » ou explosion de la classe d’âge vingt- quarante ans, liée à la fin de la transition démographique (Hoffman et Amaney, 2012).

Dans cet article, il s’agit d’abord de revenir sur le lien entre migrations et révolutions, à travers ses manifestations dans le Golfe. On s’intéressera particu- lièrement à la façon dont les États du Golfe ont envisagé les immigrés comme facteur de perturbation politique dès les années 1950. Il ressort de cette analyse que c’est moins l’acception de révolution entendue comme « changement de régime » que l’on retient comme pertinente pour comprendre le lien entre migration et révolution dans le Golfe (Thiollet, 2013). La notion de « révolu- tion » mobilisée dans cet article est celle de « révolution sociale », entendue comme « transformation rapide et basique des structures de l’État et des classes sociales, accompagnée et en partie menée par des révoltes de classe “par le bas” » (Skocpol, 1979 : 287).

Puis on analysera les politiques migratoires et les politiques sociales déployées au cours des printemps arabes dans les pays du Golfe, à travers le cas de l’Arabie saoudite. Sur la base de sources administratives et d’une enquête qualitative menée dans ce pays2, on avance que les politiques migratoires déployées dans le Golfe depuis les printemps arabes constituent une forme de prophylaxie contre-révolutionnaire. Pour en saisir le sens, les politiques de 2011 sont replacées dans une tendance longue des politiques migratoires golfiennes depuis le début des années 1990. La migration est construite dans le champ politique comme une menace existentielle pour les régimes fragilisés, en parti- culier en Arabie saoudite où le chômage des jeunes diplômés s’installe comme une donnée durable du marché du travail. À grand renfort de subventions pour l’emploi des citoyens et d’expulsions des travailleurs étrangers et de leurs familles, l’Arabie saoudite tente de modeler la société et le marché du travail. On montre néanmoins que les politiques golfiennes et saoudienne en particulier, sont moins des politiques « anti-immigration » que des politiques « anti-immi- grés », fondées sur le contrôle et la fragilisation de sa très nombreuse population étrangère.

2 L’enquête qualitative, menée avec le soutien des programmes de recherche SYSREMO et MOBGLOB financés par l’Agence Nationale pour la Recherche et le Faisal Center for Research and Islamic Studies de Riyad, compte une cinquantaine d’entretiens menés entre 2013 et 2015 auprès de ministères, d’agences publiques, d’entrepreneurs du secteur privé et de chambres de commerce en Arabie saoudite.

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Migration et révolution Les printemps du Golfe : de la répression à la « contre-révolution »

De nombreux analystes se sont intéressés aux interventions extérieures, aux aspects diplomatiques et purement répressifs de la politique saoudienne face aux printemps arabes depuis 2011 en s’interrogeant sur son caractère « contre- révolutionnaire » (Gause, 2011 ; Kamrava, 2012 ; Steinberg, 2014). L’Arabie saoudite mène dès 2011 une politique d’intervention sur la scène régionale, au Bahreïn, en Tunisie, en Égypte et au Yémen. L’intervention militaire saoudienne pour réprimer les manifestations pro-démocratie et contre la dynastie des Al Khalifa du 23 février à Bahreïn en est la forme la plus aiguë. Il existe un lien fort entre la dimension interne – répression et musellement par anticipation d’un mouvement de contestation du pouvoir – et internationale – stratégie de défense des intérêts saoudiens contre l’Iran dans une confrontation formulée comme un antagonisme religieux opposant chiites et sunnites. Dans cet article, on utilise le terme « contre-révolution » pour qualifier deux types de politiques saoudiennes : les politiques de répression des acteurs sociaux (agency) et celles qui tentent d’identifier, de contrôler et de transformer les facteurs d’émergence de mouvements sociaux contestataires (structures). On s’intéressera particu- lièrement dans cet article aux secondes. L’analyse de la séquence de politiques publiques de 2011-2015 en réponse aux printemps arabes implique néanmoins de revenir sur l’analyse du lien plus théorique établi par les acteurs entre « migrations et révolutions ».

Le « printemps saoudien » a revêtu trois caractéristiques spécifiques : - Il a été structuré par des dynamiques religieuses, essentiellement par l’oppo- sition islamiste réformiste au régime saoudien (al-Sahwa al-Islamiya, « le réveil musulman » ou mouvement salafiste réformiste lié aux Frères musulmans) – des sunnites donc –3 et par une population jeune et chiite de l’Est du pays réclamant l’égalité en matière de droits sociaux, économiques et politiques avec les sunnites. La tradition d’opposition aux discriminations dont sont victimes les chiites en Arabie (Matthiessen, 2013) est à la fois religieuse, politique et géopo- litique et s’était cristallisée en un mouvement social dès 1979, à la suite de la révolution islamique. - Il a été brutalement réprimé « par anticipation », dès 2011, tant pour les isla- mistes sunnites et les libéraux4 que pour les populations chiites. - Il a donné lieu à une politique de cooptation et de distribution de prébendes à la fois ciblée et collective, momentanée et structurelle, qui l’a empêché de se déployer en étouffant les foyers de contestation dans l’ensemble du pays, à l’exception d’une poche dans l’Est chiite. Ce dispositif avait déjà permis à

3 Le soutien précoce des islamistes saoudiens aux mouvements révolutionnaires en Égypte et en Tunisie est ancré dans la solidarité idéologique de la Sahwa avec les orga- nisations locales liées aux Frères musulmans depuis les années 1970. Ceux-ci sont par ailleurs restés en majorité hostiles aux mouvements de contestations initiés par les chiites dans l’Est du pays, accusés de rébellion « sectaire » génératrice de chaos (fitna) et non d’œuvre pour une révolution nationale. 4 Le « jour de rage » prévu en février 2011 à l’instar des jours de manifestations égyptiens et tunisiens a été « tué dans l’œuf » par une répression brutale des opposants islamistes comme libéraux dans l’ensemble du pays et n’a pu « éclore » que dans l’Est du pays.

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la famille régnante d’apaiser une partie du mouvement d’opposition, né de la première guerre en Irak et de la présence des troupes américaines sur le sol saoudien en 1991. De la politisation des immigrés à la politisation de l’immigration

Le Moyen-Orient est une zone de forte circulation, mais de faible intégra- tion formelle des migrants dans les sociétés et systèmes politiques des pays d’accueil. La région est historiquement caractérisée à la fois par une très forte circulation migratoire intra-régionale entre les années 1950 et 1980 (Beaugé et Roussillon, 1988 ; Shafik, 1999 ; Fargues, 2000) et par un faible degré d’enca- drement juridique et politique de cette mobilité (Thiollet, 2011). Le contrôle des communautés étrangères a été rapidement mis au centre des politiques de « gestion » des migrants : les immigrés politisés sont considérés comme les cinquièmes colonnes de puissances étrangères, des « agitateurs » étrangers ou « ennemis de l’intérieur ». La dimension exogène des mouvements sociaux de contestation est souvent mise en avant par les pouvoirs coloniaux puis par les monarchies du Golfe pour délégitimer leur opposition : le thème des « foreign agitators » est récurrent dans les archives de compagnies pétrolières comme l’ARAMCO en Arabie saoudite (Seccombe et Lawless, 1986). Vitalis (2007) a mis en cause la propagande menée par l’ARAMCO à propos des grèves de 1953 et 1956 dans l’industrie pétrolière saoudienne en rappelant que les acteurs principaux des grèves sont saoudiens. Il n’en reste pas moins que la diffusion révolutionnaire des révolutions nationalistes arabes (égyptienne, irakienne et syrienne), notamment via la diffusion des idéologies panarabes par les intellec- tuels migrants a poussé les monarchies du Golfe à une répression sanglante à l’époque, à l’instar de ce que l’on voit aujourd’hui dans le cadre des printemps arabes (Weyland, 2012). Comme l’ont montré Chalcraft (2011) et Brand (1988), les migrants arabes arrivés en masse à partir des années 1950 ont contribué à la diffusion du nationalisme arabe et d’idéologie marxistes dans la péninsule arabique, notamment via l’activisme syndical ou leur présence dans les métiers de l’enseignement. Matthiesen (2014 : 477) a aussi documenté la « contagion idéologique » et la diffusion du panarabisme en Arabie saoudite entre 1950 et 1975. Elle s’opère grâce aux migrations de travail et aux liens familiaux entre chiites de l’Est de l’Arabie, de Bahreïn et d’Irak, illustrant non pas l’activisme des migrants, mais les « transferts sociaux et culturels » (social remittances), c’est-à-dire à la circulation de « structures normatives, de systèmes de pratiques, d’identités, et de capital social » (Levitt, 1998 : 933).

Les monarchies du Golfe ont donc, dès les années 1960, conjugué la répres- sion momentanée des grèves et des mouvements politiques souterrains de l’opposition de gauche panarabe avec l’institutionnalisation d’une politique de séparation des étrangers et des citoyens. Ces politiques ont été soutenues, voire instiguées, par les grandes multinationales pétrolières américaines et leurs équivalents anglais dans les monarchies du Golfe sous mandat britannique jusqu’en 1971. Vitalis y voit l’importation du système de ségrégation Jim Crow dans le contexte golfien. Elles imposent un mode de sociabilité ségrégé qui préside aujourd’hui encore aux rapports sociaux entre migrants et nationaux (Thiollet, 2010b) et garantit l’exploitation des premiers par les seconds, double- ment « rentiers », du pétrole et du travail des étrangers (Ibrahim, 1982). Dans un

124 Migration et (contre)révolution dans le Golfe contexte d’immigration massive et de circulation des populations, le contrôle des « ennemis de l’intérieur » s’exerce à travers ces structures de hiérarchisa- tion et de ségrégation socio-spatiale et à travers la répression de toute forme d’activisme politique ou syndical. Les pratiques de contrôle et d’exclusion dans des États où l’intégration juridique et politique, et l’assimilation culturelle et identitaire est considérée comme difficile, voire impossible, participent d’une construction globale des rapports entre État et société où les migrants sont invisibles, exclus, mais essentiels comme le formule Okruhlik (1999). Produit de cette histoire, le « modèle golfien » en matière migratoire est aujourd’hui axé sur des politiques « anti-intégration », dont l’objet est d’empêcher l’intégration des travailleurs migrants dans les sociétés d’accueil au nom d’une définition étroite de la nation (Longva, 2005 ; Thiollet, 2010b). La convergence des politiques migratoires des pays du Golfe est renforcée par coordination des politiques migratoires au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) (Winckler, 1997).

Contrairement aux années 1950, où la contestation de l’exploitation rejoignait des mobilisations politiques contre les régimes monarchiques et empruntait au répertoire de l’idéologie socialiste panarabe, la période contemporaine est carac- térisée par des revendications presque inaudibles et exclusivement économiques. L’« activisme » des immigrants des pays du Golfe est récent, observé surtout à Dubaï en 2005, en 2007 avec une grève de près de 30 000 travailleurs étrangers contre l’entreprise de construction Arabtec, ou encore en 2008. Ces mouvements de travailleurs étrangers sont largement ignorés des médias et des chercheurs. Leurs protestations contre les abus dont ils sont victimes (confiscation des passe- ports, conditions de travail dangereuses, conditions d’hébergement insalubres, etc.) et pour la défense de leurs droits économiques et sociaux (paiement des salaires, augmentations) tranchent avec les « soulèvements visant à réformer l’État et obtenir une reconnaissance de droits politiques » (Kanna, 2012 : 147).

Ces mobilisations socio-économiques échappent a priori à la catégorie de « révolution » entendue au sens simple de changement de régime. En revanche, la notion large ou maximaliste de « révolution sociale » s’impose pour comprendre le « risque » couru par les sociétés golfiennes face au phénomène migratoire. Un risque « existentiel » si l’on se réfère aux questions d’identité et au risque du multiculturalisme, ou un risque que l’on peut qualifier de struc- turel. En ce sens, lorsque Skocpol envisage les révolutions française, russe et chinoise comme la « transformation rapide et basique des structures de l’État et des classes sociales, accompagnée et en partie menée par des révoltes de classe “par le bas” » (Skocpol, 1979 : 287), elle dessine un avenir possible de transformation des rapports de classe dans le Golfe. La segmentation entre étrangers et nationaux/citoyens, mais aussi des différenciations à l’intérieur de ces deux groupes sont considérées comme structurant les relations sociales, économiques et politiques au sein de la société saoudienne. La préoccupation de l’État vis-à-vis des « agitateurs étrangers » dans les mobilisations sociales des années 1950 ou des printemps arabes reste importante, mais la « politisation des migrations » change de sens entre les années 1970 et la période contemporaine. L’enjeu central des politiques publiques n’est plus exclusivement de contrôler les mobilisations des étrangers, mais aussi et surtout de contrôler leur poids économique et social, leur « intégration » de fait sinon en droit dans les pays du Golfe. La politisation des immigrés cède le pas à la politisation de l’immigration comme phénomène structurel.

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En s’intéressant aux modalités de politisation de la question migratoire en Arabie saoudite au cours de l’histoire récente, on redonne une profondeur socio-historique à l’examen du lien entre migrations et révolution. Pour ce faire, on propose dans les parties suivantes d’articuler crises politiques (1991, et l’invasion du Koweït ; 2011, et les printemps arabes) et tendances longues ou institutionnelles de la politisation des migrations.

La gestion des migrations en Arabie saoudite : généalogie d’une ingénierie sociale Le modèle golfien : politiques anti-immigration et déni d’immigration

Les pays exportateurs de pétrole rassemblés au sein du CCG ont connu un développement économique rapide, fondé sur l’importation massive de main- d’œuvre étrangère qualifiée et non qualifiée, majoritairement venue d’autres pays du « Sud ». Le CCG a les ratios de population immigrée les plus importants de la planète, entre un tiers et 89 % des résidents selon les pays (voir Tableau 1). La région du Golfe compte plus de 60 % de travailleurs étrangers dans sa popu- lation active. Les migrants venaient en majorité du monde arabe et des pays développés entre les années 1950 et 1980, et d’Asie à partir des années 1980. Les taux d’immigration nette baissent fortement au tournant des années 1980, mais ils sont positifs et stables entre trois et dix pour mille depuis, malgré la crise de 1991 (voir Graphique 1). Le flux continu de main-d’œuvre et l’accroissement naturel assurent une croissance continue de la population étrangère en Arabie (Graphique 2).

En dépit de la manipulation flagrante des données statistiques fournies par les pays de la région et de l’inexistence de données fiables produites à l’exté- rieur, ces ordres de grandeur indiquent assez l’ampleur du facteur migratoire comme déterminant des équilibres sociaux et démographiques dans les pays du CCG. L’Arabie saoudite fait figure de géant démographique et géographique dans la région et se distingue par sa prééminence en matière de production pétrolière à l’échelle mondiale ; son poids politique au Moyen-Orient et la part de l’immigration arabe (yéménite, égyptienne, jordano-palestinienne) y sont plus importants que dans d’autres monarchies du Golfe, majoritairement peuplées de communautés asiatiques.

La « gestion » de l’immigration dans les pays du CCG se focalise sur le contrôle des « stocks » plutôt que sur la limitation des « flux ». Elle vise à garantir la distinction de deux catégories de la population, les étrangers et les nationaux, dans un contexte d’immigration de travail massive toujours présentée et traitée comme temporaire. Le modèle migratoire golfien tel qu’il s’est consolidé au début des années 1990, repose sur la limitation de la durée des séjours et du regroupement familial, la quasi-impossibilité d’accéder aux droits politiques et à la citoyenneté par la voie de la naturalisation, la limitation des droits écono- miques et sociaux des migrants, la ségrégation spatiale et sociale des immigrés d’avec les nationaux et l’expulsion massive des travailleurs immigrés illégaux.

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Graphique 1 : Taux d’immigration nette 1960-2010 (pour 1 000 habitants)

Source : United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division, basé sur Trends in International Migrant Stock.

Graphique 2 : Part des migrants dans la population saoudienne (1960-2010)

Source : United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division, basé sur Trends in International Migrant Stock.

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Tableau 1 : Populations des pays du Conseil de Coopération du Golfe, étrangers et citoyens en fonction des derniers recensements

Population Citoyens % Étrangers % totale

Bahreïn (census 2011, Central Information 584 688 49 610 332 51 1 195 020 Office/CIO)

Qatar (données disponibles QSA pour la population totale, recensement de 2010 243 267 14 1 456 168 86 1 699 435 et ESCWA-UN report on World Migration Stocks pour les migrants)

Oman (2013, mid year estimates NCSI) 2 172 002 56 1 683 204 44 3 855 206

Koweït (2011, Public Authority for Civil 1 258 254 31 2 781 191 69 4 039 445 Information, PACI)

Émirats Arabes Unis (2010, National 947 997 11 7 316 073 89 8 264 070 Bureau of Statistics)

Arabie saoudite (2013, SAMA 20 271 058 68 9 723 214 32 29 994 272 estimations)

Total CCG 25 477 266 52 23 570 182 48 49 047 448

Sources : Données officielles compilées par l’auteur pour chaque pays.

Jusqu’au début des années 1990, les politiques migratoires et les discours sur l’immigration dans la sphère publique ont été largement dominés par une rhétorique économiste. Les discours officiels dans le Golfe ont tenté de faire croire à l’effacement du politique dans l’organisation de l’immigration, au profit des mécanismes de l’offre et de la demande, gérés par le marché et ses insti- tutions (firmes, chambres de commerce, etc.). Ainsi, concernant les politiques internationales d’importation de main-d’œuvre et la sélection des migrants, un responsable de Chambre de commerce déclare :

« Le gouvernement ne voulait pas entrer dans des relations politiques avec les pays d’émigration. Les chambres de commerce et les comités de recrutement étaient les partenaires des gouvernements étrangers de sorte que le gouvernement saoudien n’était impliqué ni légalement ni politiquement dans l’immigration »5.

L’importation de main-d’œuvre comme phénomène purement « écono- mique », temporaire, et sans conséquence sociale, se manifeste dans le refus symbolique d’utiliser le terme d’« immigré » :

« Nous n’utilisons pas le terme “migrants”, nous utilisons le terme “expatriés” ou “travailleurs étrangers”. Le terme “migration” donne l’impression que les gens vont acquérir la nationalité. Nous préférons l’idée de “travailleur sous contrat”, qui implique un

5 Entretien avec le secrétaire général de la Chambre de commerce de Djedda, 4 février 2006.

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calendrier et une durée de séjour définie. [...] C’est un aspect très important. Ces gens sont des travailleurs sous contrat temporaire, à la fin de leur contrat, ils rentrent chez eux »6.

Cet effacement de l’État relève largement du mythe politique (Thiollet, 2010a et 2010b). Pour autant, la rhétorique de dépolitisation et de privatisation de l’im- migration constitue un aspect clef du traitement politique de la question migra- toire dans les pays du Golfe jusqu’au début des années 1990. Elle est fondée sur un « déni d’immigration ». Politisation des migrations : crises et continuités depuis les années 1990

Objet souvent présenté comme « infra politique » dans les monarchies du Golfe, la migration est en réalité un enjeu dans le champ politique notamment au tout début des années 1990, avec le renforcement des pratiques de contrôle des mouvements de populations et des communautés immigrées dans un contexte d’instabilité régionale. Des crises intermittentes constituent des moments de cristallisation d’une tendance institutionnelle : la « crise migratoire » de 1991 au moment de la guerre du Golfe (Stanton Russell, 1992 ; Thiollet, 2011) et la réaction des États de la région aux printemps arabes en 2011.

Dans un contexte de réduction des revenus pétroliers, à la fin des années 1980, le pouvoir saoudien commence à affirmer sa volonté de réduire le volume de l’immigration en promouvant l’intégration des nationaux sur le marché du travail, la saoudisation de l’emploi. L’objectif est de conquérir une autonomie politique et économique par rapport à des voisins arabes pourvoyeurs de main-d’œuvre, d’abaisser le coût du travail7, mais aussi de pallier l’apparition du chômage et la faillite sociale de modèles de développement économique extensifs. La volonté de limiter l’immigration, de nationaliser les marchés du travail est mise au cœur des discours sur l’immigration dans les pays du Golfe. Pourtant, elle n’a que peu ou pas de résultats effectifs, notamment du fait de la résistance d’un marché du travail très consommateur de main-d’œuvre immigrée. L’évaluation des politiques de saoudisation notamment a donné lieu à un constat d’échec (Hertog, 2012) : le secteur public absorbe la majorité des nouveaux entrants nationaux, les travailleurs étrangers, plus compétitifs et en terme de salaire et de qualification, occupent le secteur privé. Malgré l’ineffica- cité de ces politiques, l’immigration a clairement émergé comme question de politique intérieure et de « sécurité nationale » dans les années 1990, alors que le sujet était absent des débats publics dans la période précédente.

La guerre du Golfe en 1990-1991 correspond à un moment aigu de politisation des migrations : la dépendance des économies et la fragilité politique des États du Golfe sont révélées de manière brutale. Non seulement une partie des immi- grants présents au Koweït en 1991 fuit devant l’arrivée des troupes irakiennes,

6 Entretien avec le vice-ministre de la Planification et du Développement, ministère du Travail et des Affaires sociales, Riyad, 27 janvier 2006. 7 Le changement de « stratégie d’importation » et le choix de la main-d’œuvre d’origine asiatique (Asie du Sud-Est, sous-continent indien) relèvent autant de logiques écono- miques (abaissement des coûts salariaux, flexibilité plus grande de la main d’œuvre et meilleure adéquation aux besoins du marché du travail en matière de qualification) que d’arbitrage de politiques intérieure et extérieure (Okruhlik et Conge, 1997 ; Thiollet, 2011).

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mais deux catégories de migrants arabes, les Yéménites et les Palestiniens sont ciblés par des campagnes brutales d’expulsions : 300 000 Palestiniens sont expulsés du Koweït, 100 000 d’Arabie saoudite (Leveau, 2003). 731 800 Yéménites, selon le Central Statistical Bureau de Sanaa, sont expulsés d’Arabie suite au soutien implicite apporté par le gouvernement yéménite à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, alors qu’ils représentaient la plus grande commu- nauté d’expatriés du pays, totalisant 27 % des travailleurs étrangers (Thiollet, 2011). Au Koweït, une importante et prospère communauté palestinienne installée depuis les années 1950 devient la cible d’expulsions de politiques anti-immigration (visas ou permis de résidence non renouvelés, expulsions, licenciement, etc.) en réponse au soutien apporté par l’OLP à Saddam Hussein (Zelkovitz, 2014). Cet épisode attise une méfiance tenace à l’égard de l’immigra- tion pourtant nécessaire au fonctionnement d’économies presque intégralement dépendantes de la main-d’œuvre immigrée. En retour, la crise de 1991 révèle la fragilité de la situation des migrants dans les pays du Golfe : privés de statut pérenne, ils font l’objet de mesures de rétorsion brutales et massives au nom de « la raison d’État » ou de la « sécurité nationale ».

Quelle forme institutionnelle prend cette politisation ? Elle s’incarne sous les auspices d’une gestion sécuritaire de la migration et notamment dans le transfert des prérogatives de gestion des flux et des résidents aux ministères de l’Intérieur des pays du Golfe (Lori, 2011). Elle se poursuit avec le développement de procédures d’enregistrement des migrants, et plus tard, de la biométrisation du contrôle de l’immigration (en 2006 pour l’Arabie saoudite).

Au début des années 1990, le ministère de l’Intérieur saoudien et son puissant ministre, le prince Na’ef, ministre de l’Intérieur depuis 1975, s’empare de la problématique migratoire. Le ministère de l’Intérieur et particulièrement le service de l’immigration et des passeports sont la clef de voûte du contrôle étatique de l’immigration. À partir de 1997, l’autorisation de délivrer un visa de visite ou de travail par les représentants du royaume à l’étranger doit obtenir l’accord du service de l’immigration et des passeports et les frais de visa doivent être payés avant émission du document par l’ambassade ou le consulat étranger8. La création du Conseil de la main-d’œuvre en 1990 marque la prise en main de la politique de saoudisation par le prince Na’ef qui pilote les reformes menées au début des années 1990 avec un mandat aussi technique que politique : la saoudisation doit mobiliser la population autour d’un projet national pour remédier aux dissensions apparues avec la guerre du Golfe et la montée de l’opposition à la monarchie.

Au début des années 1990, le ministre tente de réformer la kafala9, le système de sponsor qui régule et contrôle la mobilité professionnelle et géographique

8 Décret du Conseil des ministres n° 90 du14/5/1418 (17 septembre 1997) (traduit de l’arabe). 9 La kafâla est présentée comme un mode de contrôle de l’entrée, de la résidence et de la mobilité professionnelle et géographique des étrangers. Le garant ou kafîl est rémunéré par le migrant pour les services bureaucratiques qu’il fournit (permis de résidence, visas de sortie). Le coût de ce service peut varier, sur un marché partiellement informel, avec la nationalité, la qualification, le genre voire la religion du migrant. Pour de nombreux analystes, il constitue une forme d’exploitation ou de « rente migratoire » dont bénéficient les citoyens et un marqueur de hiérarchie et de différenciation entre nationaux et étrangers (Ibrahim, 1982 ; Longva, 1999).

130 Migration et (contre)révolution dans le Golfe des migrants. Souvent considéré à tort comme un pur instrument de contrôle des migrants, la kafala constitue en réalité un point de tension entre les préro- gatives de contrôle de l’État et celles du secteur privé : employeurs, recruteurs et kafîl-s permettent à la marge d’un système public peu efficace de contourner les contraintes du droit du travail soit pour mieux exploiter les migrants (Murray, 2012) soit, plus rarement, pour leur accorder plus de flexibilité (en changeant d’employeur, mais pas de sponsor, ou en faisant venir leur famille). Le ministre de l’Intérieur, le prince Na’ef, multiplie les offensives pour « reprendre la main » sur le contrôle de l’immigration par les sponsors. En 1994, un décret du Conseil des ministres reprend la question de l’immigration clandestine et réaffirme la responsabilité des kafîl-s dans le contrôle de la régularité du séjour de leurs employés10. Le durcissement de la loi se traduit par la programmation légale de grandes entreprises de contrôle, d’incarcération et d’expulsion des étrangers en situation irrégulière. Le décret n° 30 de 1994 met par exemple en place un système périodique de rafles11 .

À partir de 2000, les enjeux sécuritaires et la guerre contre le terrorisme s’imposent à l’agenda politique et la question de la saoudisation de l’emploi perd de son importance. Le Human Resources Development Fund (HRDF), placé sous l’autorité du ministère du Travail, remplace le Conseil de la main-d’œuvre. Son poids politique, privé de la tutelle du prince Na’ef est faible et le fonds se concentre initialement sur le financement de la formation12. Au même moment, la question migratoire disparaît des priorités de l’agenda politique, au profit d’autres enjeux sécuritaires (terrorisme), mais reste l’objet de réformes plus ou moins discrètes et réapparaît avec la « crise » politique générée par les printemps arabes.

En 2011, le ministère du Travail lance une nouvelle offensive sur les migra- tions et le travail. Avec Adel Faqih, ingénieur issu du secteur privé, ancien maire de Djedda et ministre du Travail d’août 2010 à avril 2015, soutenu par le roi Abdallah, le HRDF prend de l’importance dans le champ politique. L’affaiblissement de la kafala est inclus dans la réforme du marché du travail, initiée en septembre 2011, avec le lancement du nouveau programme de saou- disation appelé Nitaqat. La mobilité des travailleurs étrangers devient possible sans l’accord de leur employeur ou de leur kafil mais avec celui du ministère du Travail grâce au système informatique de contrôle de la mobilité appelé « Wafeed » : les travailleurs étrangers d’une entreprise qui compte moins de 50 % de travailleurs saoudiens peuvent quitter leur emploi librement sans auto- risation de leur sponsor ou de leur employeur. Sa mise en œuvre reste, bien entendu, difficile à évaluer.

10 Décret n° 30 1/3/1415 (8 août 1994), Conseil des ministres, « Règlementation pour remédier à la situation des étrangers en situation irrégulière ou provisoire dans le royaume » (traduit de l’arabe). 11 Ibid., « Décret pour remédier à la situation des étrangers en situation irrégulière ou provisoire dans le royaume » (traduit de l’arabe). 12 Voir le site du HRDF : https://www.hrdf.org.sa/

131 Hélène Thiollet

Migration et politiques de saoudisation : une ingénierie sociale contre-révolutionnaire

De nombreux observateurs ont considéré en 2011 que la redistribution de l’argent du pétrole par l’État, c’est-à-dire la famille royale, dans le contexte révo- lutionnaire devait « acheter la paix sociale ». La politique saoudienne de coop- tation s’est en effet traduite par une augmentation des dépenses publiques13 d’environ 15 % entre 2010 et 2011 qui ont servi de rappel de l’allégeance collec- tive de la nation à l’État rentier. Les 23 février et 18 mars 2011, le roi Abdallah annonce le déblocage d’un premier volant de 130 milliards de dollars en aides sociales, incluant la mise en place de subventions pour l’accès au logement. La tendance est prolongée par le roi Salman en mars 2015, avec le changement de ministre du Logement, qui annonce des aides d’accès à la propriété pour 600 000 familles et promet de construire 500 000 unités de logements neufs14. Plusieurs centaines de millions de dollars sont aussi débloqués pour financer des institutions religieuses.

L’arsenal de politiques de réforme du marché du travail lancée en 2011 entre à la fois dans une démarche démagogique de promotion de la « nation saou- dienne au travail », d’achat de la paix sociale grâce à des politiques structurelles au cœur d’un projet de modernisation de l’économie saoudienne et la désigna- tion de boucs émissaires (les immigrants). Les objectifs avoués de réduction du chômage des jeunes et des femmes et d’accroissement de la compétitivité des Saoudiens par rapport aux travailleurs immigrés sont en effet combinés avec un objectif de court terme d’achat de la paix sociale notamment auprès des classes populaires et des jeunes qualifiés. Nitaqat et Hafez (2011) : saoudisation et invention du chômage

Nitaqat, littéralement « zone », classe les entreprises privées en fonction de leur degré d’intégration des travailleurs saoudiens. Un système de pénalités et de récompenses attribuées par le ministère du Travail correspondant au taux de Saoudiens employés dans l’entreprise en fonction de la taille de l’entreprise (quatre classes sont distinguées) permet de créer des contraintes et des inci- tations à même de favoriser l’emploi des Saoudiens. Les entreprises classées Rouge et Jaune qui embauchent environ moins de 11 % de Saoudiens (les seuils variant en fonction du nombre d’employés) n’ont plus la possibilité de faire venir de nouveaux travailleurs immigrés (et donc de demander des visas au ministère du Travail) ou de renouveler le visa de leurs travailleurs étrangers tandis que les entreprises classées Vert et Platinum peuvent renouveler ou faire venir de nouveaux travailleurs immigrés. Nitaqat introduit pour les travailleurs des entreprises classées Rouge puis Jaune la possibilité de quitter leur emploi pour aller travailler dans une entreprise Vert ou Platinum sans l’autorisation de leur employeur : c’est une première en matière de « liberté » des salariés

13 MacFarquhar Neil (2011) Saudi Cash is the Key to Quiet in the Kingdom, The International Herald Tribune (June 10, 2011), p. 4 ; MacFarquhar Neil (2011) Saudis Scramble in Bid to Contain Regional Unrest, The New York Times (May 28, 2011), p. 1. 14 The National (2015) Saudi Arabia replaces housing minister after king vows to address shortage (March 12, 2015), [en ligne] consulté le 15/09/2015. URL : http://www.thenational. ae/world/middle-east/saudi-arabia-replaces-housing-minister-after-king-vows-to-address- shortage

132 Migration et (contre)révolution dans le Golfe qui introduit une compétition entre les entreprises. Le poids de ces nouvelles régulations pèse largement sur les petites entreprises qui constituent l’immense majorité des 17 000 entreprises classées Rouge.

Il s’agit de remplacer les immigrants par les nationaux dans le secteur privé, afin de faire baisser le chômage. En 2014, les Saoudiens représentent, d’après les statistiques officielles, 5 591 563 personnes soient 46,9 % de la population active (de plus de quinze ans) et 44 % de la population active occupée15. La fiabilité des statistiques produites par les organes officiels saoudiens reste discutable et les chiffres du chômage sont très probablement sous-estimés, en partie parce qu’ils ne prennent pas en considération le sous-emploi d’une grande partie de la population active saoudienne (Hertog, 2012 :14)16. Les différents rapports publiés par les organismes publics saoudiens indiquent une préoccupation croissante pour les chiffres du chômage et la répartition des Saoudiens sans emploi par âge, sexe et niveau d’études. Ainsi l’enquête sur le marché du travail de 2015 indique que 646 854 actifs saoudiens sont sans emploi (soit 11,6 %), qu’une majorité sont des femmes et que 50 % d’entre eux ont un diplôme d’études supérieures17. À terme, près de 2 millions de jeunes saoudiens ont entre quinze et dix-neuf ans en 2014, ce qui signifie qu’environ 400 000 Saoudiens atteignent chaque année l’âge d’entrer dans la vie active. Le secteur public qui était la variable d’ajustement de l’État pour éviter le chômage et assurer la redistribution de la rente pétrolière à travers le fonctionnariat, semble avoir atteint sa limite avec entre 900 000 et 1,8 million de fonctionnaires selon les sources publiques ou un rapport indépendant (Haykel et al., 2015 : 101-102). Seuls environ 800 000 Saoudiens seraient employés dans le secteur privé formel.

La création d’un système d’assurance chômage pour les nationaux, nommé Hafez, en novembre 2011, permet à la fois d’identifier les populations hors du marché du travail (femmes, travailleurs du secteur informel, autres inactifs) et d’étendre le système de distribution de la rente pétrolière aux classes les plus populaires. Sur simple déclaration, les « chômeurs » reçoivent une allocation de 2 000 riyals par mois. Dès janvier 2012, près d’1 million de personnes sont enregistrées, parmi lesquels essentiellement des femmes (à plus de 80 %). La création de Hafez répond ainsi aux objectifs de contrôle et de collecte d’infor- mation sur la population et d’« achat de la paix sociale » autant qu’aux objectifs avoués de réduction du chômage des jeunes et des femmes en âge de travailler.

La politique de l’emploi doit compenser la trop forte compétitivité de la main-d’œuvre expatriée, tant en matière de compétence (pour les segments les plus qualifiés) que du coût du travail (pour les segments les moins qualifiés). L’ingénierie financière déployée vise explicitement à renverser le désavantage « structurel » des Saoudiens sur le marché du travail en creusant les inéga- lités statutaires entre étrangers et Saoudiens. Alors que les vagues de saou- disation précédentes étaient fondées sur des politiques publiques répressives

15 Central Department Statistical Information, Saudi Arabia, Labour Force Survey (Document en arabe), [en ligne] consulté le 15/09/2015. URL : http://www.stats.gov.sa/ 16 Voir les calculs de Hertog (2012 : 14) à partir d’un croisement des statistiques des diffé- rents organes publics saoudiens. Il calcule qu’un actif saoudien sur quatre seulement serait « occupé » en 2007. 17 Central Department Statistical Information, Saudi Arabia, Labour Force Survey (Document en arabe), [en ligne] consulté le 15/09/2015. URL : http://www.stats.gov.sa/

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(amendes), celle de 2011 s’appuie sur un large spectre d’instruments incluant incitations et répression. Il s’agit d’éviter les stratégies d’évasion du secteur privé lors des précédentes vagues de saoudisation : la création de « sociétés- écrans », visant à permettre l’importation de main-d’œuvre au-delà des seuils autorisés en évitant les amendes, est particulièrement visée. Nombre d’inter- viewés dans le secteur privé, comme dans le secteur public, reconnaissent qu’à défaut de réellement promouvoir l’emploi des Saoudiens dans le secteur privé, la saoudisation jusqu’en 2011 avait généré la création d’un nombre important de « faux business »18 pour permettre aux entreprises de contourner les réglemen- tations. Parmi les quelques 200 000 entreprises qui ont disparu des registres du système d’assurance sociale (GOSI) à partir de l’application du programme19, nombre d’entre elles sont de fait de toutes petites unités productives, des entre- prises intégralement dépendantes de la main-d’œuvre étrangère qui ont dû fermer. Mais ces destructions concernent largement des sociétés-écrans, dont la fonction principale était de pouvoir produire des visas d’importation de main- d’œuvre qui étaient ensuite « revendus » à d’autres entités. Taxer l’immigration pour subventionner l’emploi et financer le chômage

Les politiques de subvention des emplois saoudiens dans le secteur privé sont généralisées dès 2011. L’État saoudien s’engage à subventionner jusqu’à 50 % des salaires des employés saoudiens à travers le HRDF pour une durée qui peut aller jusqu’à quatre ans en fonction des efforts fournis par les entre- prises en matière de saoudisation : à travers des « campagnes » successives, le HRDF va jusqu’à rembourser une partie des salaires des employés saoudiens aux entreprises qui sont bien « notées » dans le cadre du programme Nitaqat. Ces subventions sont alimentées entre autres par la taxation de l’immigration. À partir de 2013, une amende mensuelle de 200 riyals saoudiens est versée par l’employeur pour chaque employé qui dépasse le quota d’étrangers autorisé dans l’entreprise (moins de 50 %)20. Par ailleurs, un montant fixe de frais admi- nistratifs liés à l’enregistrement en résidence des travailleurs étrangers (iqama) de 2 500 riyals saoudiens est aussi payé par l’employeur directement au HRDF pour ces mêmes travailleurs étrangers « surnuméraires » dans le cadre de Nitaqat. Il s’agit à court terme d’augmenter le coût du travail des étrangers dans les secteurs d’activités où les Saoudiens peuvent les remplacer et en même temps, d’abaisser artificiellement le coût du travail des Saoudiens, plus cher que celui des expatriés. En d’autres termes, il s’agit de contrer un des effets principaux de l’économie rentière, qui est la distorsion poussée à l’extrême du marché du travail. Le financement des salaires permet de baisser les résistances des employeurs à la saoudisation et fait espérer aux bureaucrates saoudiens, flanqués de consultants occidentaux de meilleurs résultats qu’au début des

18 Entretien avec un entrepreneur, Djeddah, janvier 2015. 19 Arab News (2014) Nitaqat: 200,000 firms closed down (5 August, 2014), [en ligne] consulté le 15/09/2015. URL : http://www.arabnews.com/news/611896 20 Entretiens au ministère du Travail, janvier 2015.

134 Migration et (contre)révolution dans le Golfe années 1990. Comme l’indiquent des représentants du ministère du travail21 :

« Le coût du travail des Saoudiens va progressivement baisser et converger vers celui des expatriés pour les emplois qualifiés et très qualifiés. Nous prévoyons de faire décroître progressivement les subventions à mesure que le coût du travail des Saoudiens dans le secteur privé rejoint le prix du marché. Nous comptons sur le fait que les Saoudiens vont devenir plus compétents et plus compétitifs »22.

La capacité de l’État saoudien à opérer ce « grand remplacement « (des étrangers par les Saoudiens) reste sujette à caution compte tenu des écarts de salaire, de formation, de productivité, etc. Elle présente néanmoins un discours et des dispositifs politiques « anti-immigration » très puissants : les besoins d’étrangers sur le marché du travail doivent s’affaiblir. Corrélé à des mesures technocratiques et financières, l’État saoudien déploie aussi des campagnes de fragilisation et de discrimination contre des catégories spécifiques d’étrangers, les migrants irréguliers.

Expulser les étrangers : signification politique d’une discipline sociale

L’offensive menée en Arabie saoudite à partir de 2011 contre l’immigration clandestine et les résidents étrangers en situation irrégulière prolonge une tendance préexistante et l’amplifie. Une campagne d’enregistrement et de fichage des expatriés est lancée dans le Royaume en novembre 200623 pour maîtriser l’immigration clandestine et contrôler la durée de séjour des immi- grants, notamment dans le cadre du pèlerinage. En 2006, le service de l’immi- gration et des passeports commence à conserver les fichiers des clandestins pour éviter les ré-émigrations : la criminalisation de l’immigration clandestine s’impose progressivement là où jusqu’alors, l’informalité était largement tolérée. « Régulariser » et amnistier : une « remise en ordre » du business migratoire ?

La campagne de régularisation visant à rétablir la situation légale de certains étrangers a concerné près de 4 millions de personnes d’après les statistiques publiées par le ministère du Travail en 201324 et jusqu’à 5,3 millions d’après la presse25 soit la moitié des étrangers officiellement présents sur le territoire

21 De manière symptomatique, les emplois les moins qualifiés sont exclus de cette politique de substitution : les responsables de la réforme au sein du ministère du Travail comme du HRDF précisent que les deux extrémités du marché du travail, les emplois non qualifiés et les emplois les plus qualifiés resteront occupés par les étrangers. Entretiens au ministère du Travail, janvier 2015. 22 Entretiens au Human Resource Development Fund, janvier 2015. 23 Shaikh Habib (2006) Random finger-printing of expats in Saudi from today (4 November, 2006), Al-Khaleej Times. 24 Les données concernant les changements de statut juridique et changement de kafîl sont compilées de 2010 à 2013 sur le site du ministère du Travail. Cf. http://portal.mol. gov.sa/ar/Statistics/Pages/default.aspx?m=2 et http://portal.mol.gov.sa/en/News/Pages/4_ million_corrective_procedures_recorded_up_to_27_Shaba%E2%80%99n_1434H.aspx 25 « More than 1.5 million workers transferred their sponsorship to new employers and 1.3 million changed their work description, while 2.5 million changed their residence permits » (http://www.arabnews.com/news/463365).

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saoudien. L’offensive de 2011 touche particulièrement une pratique illégale, mais néanmoins courante de l’immigration, celle des « free visas » : les travailleurs sont « importés » par un recruteur à l’aide d’un visa en règle et bénéficient de la tutelle d’un kafil mais n’ont pas de contrat de travail. Cette pratique permet la création d’un volant de main-d’œuvre disponible qui absorbe les fluctuations de la demande du marché du travail. Elle est notablement liée aux besoins du secteur du bâtiment, des services, de l’ensemble des emplois non qualifiés précaires. Elle repose sur l’existence d’entreprises « écrans » qui déclarent une activité fictive pour obtenir du ministère de l’Intérieur et du Travail la possibilité d’« importer des travailleurs » qui sont ensuite « revendus » à d’autres entre- prises sur une base journalière, hebdomadaire ou mensuelle, ou qui partent travailler avec ou sans contrat de travail pour un autre employeur en payant à l’entreprise qui les a fait entrer dans le pays, et qui reste leur sponsor, une somme fixe annuelle ou une part de leur salaire. Ces sociétés constituent l’épine dorsale du business de la migration, véritable secteur d’activité qui comprend aussi des entreprises de recrutement positionnées entre les pays d’origine et les pays d’accueil du Golfe, un secteur extrêmement lucratif, qui s’arroge une « rente migratoire » en opérant aux marges de la législation saoudienne.

Les vagues d’expulsion sont précédées de périodes « d’amnistie » qui permettent d’identifier les populations concernées et offrent une occasion de régularisation sélective d’immigrés. Les politiques d’amnistie permettent aux migrants en situation irrégulière d’être déportés sans poursuites pénales (et partant, d’envisager d’y revenir légalement) ou de régulariser leur situation sur place, ceci en fonction du type d’infraction constatée. Le soutien des ambas- sades et des consulats à leurs ressortissants est révélateur de la politique diasporique des pays d’origine : les ambassades indiennes ont par exemple vigoureusement soutenu leurs ressortissants et même obtenu la prolongation de la période d’amnistie entre juillet et octobre 2013.

Ces périodes d’amnistie sont l’occasion d’un intense trafic de services admi- nistratifs et de corruption permettant aux migrants et à leur famille de régula- riser leur situation par exemple en validant leur affiliation à un nouveau kafîl, ou en signant un contrat de travail alors qu’ils exerçaient de manière informelle jusque-là. Au coût des procédures administratives légales impliquées, sont ajoutés les frais d’une corruption généralisée qui pèse sur l’ensemble du dispo- sitif de gestion de la migration26. Le coût de la régularisation pour les immigrants est très élevé : l’achat de la bienveillance des différents niveaux de l’adminis- tration concernés par les procédures de régularisation se superpose au coût officiel des procédures ; la menace d’expulsion met les employés en situation difficile vis-à-vis de leurs employeurs, les prive de toute marge de négociation en matière de droits ou de salaire. Expulsions et campagnes de régularisation

Les expulsions font partie des pratiques routinières de gestion de l’immigra- tion clandestine. L’Arabie mêle une tolérance habituelle du secteur informel et des travailleurs étrangers en situation irrégulière avec des accès de répression massive. Les expulsions de travailleurs en situation irrégulière commencent

26 Entretien avec un migrant pakistanais, à Djedda, en janvier 2015.

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à la fin des années 1970 et très vite atteignent un rythme soutenu d’au moins 300 000 personnes jusqu’à 700 000 par an selon certaines sources27. Jusqu’au début des années 2000, l’usage et la pratique des expulsions en Arabie saoudite reflètent un type particulier de gestion des flux de main-d’œuvre. La circulation des travailleurs – turn-over – y est assurée par un régime plutôt libéral d’entrée sur le territoire et une forte proportion d’immigration clandestine ou un faible contrôle de la résidence qui permet à de nombreux travailleurs et à leur famille de résider sur le territoire dans des situations de semi-irrégularité, avec des visas de pèlerinage ou de travail périmés (overstayers), des permis de travail obsolètes, grâce souvent, à la garantie de kafîl de complaisance (leur sponsor acceptant de garantir leur séjour même s’ils n’ont pas de contrat de travail en règle). Le cas des étrangers entrés en Arabie avec un visa de pèlerinage et resté pour travailler durant quelques mois est exemplaire : leurs stratégies migra- toires incluaient souvent l’expulsion comme moyen de rentrer gratuitement « au pays ».

La faiblesse des contrôles, la possibilité de corrompre les policiers chargés d’enregistrer des migrants irréguliers et le faible degré de formalisme dans l’emploi, notamment peu qualifié, ont fait de l’immigration irrégulière une variable d’ajustement pour le marché du travail saoudien.

Avec la campagne de régularisation de 2011, l’État saoudien semble rompre avec les pratiques et les dynamiques informelles. Elle concerne les migrants « sans papiers », mais aussi ceux qui ont changé de sponsors, ceux dont le permis de séjour est périmé, ceux dont l’intitulé du contrat de travail ne corres- pond plus à ce qui est indiqué sur leur permis de résidence (iqama), ceux dont l’emploi ne correspond pas à l’intitulé de leur permis de travail, etc. La moindre irrégularité peut être source de révocation du permis de résidence. Selon les autorités saoudiennes, la campagne aurait permis la « régularisation » d’environ 5 millions de personnes, dont 1 million auraient quitté le pays durant la période d’amnistie de 2013. Entre novembre 2013 (fin de la période d’amnistie) et avril 2014, le ministère de l’Intérieur saoudien annonce l’expulsion de 427 000 personnes. Les expulsions sont pratiquées de manière clairement discrimina- toire : elles visent notamment les catégories les plus pauvres de la population étrangère, les travailleurs les moins qualifiés. Dans un contexte de segmentation du marché du travail par nationalités, cela revient à viser certaines nationalités plutôt que d’autres. Les expulsions touchent donc massivement les populations éthiopiennes, somaliennes ou yéménites en situation irrégulière et épargnent l’immigration occidentale ou indienne qualifiée. Entre juin 2013 et novembre 2014, l’OIM a pu compter 613 743 Yéménites déportés à travers la frontière sud du pays, au point de passage d’al Tuwal28. Les conséquences pour le Yémen avoisinent celles du choc migratoire de 1991 en matière d’appauvrissement et de chômage dans un contexte de guerre civile29. Entre novembre 2013 et janvier 2015, ce sont presque 2 millions de personnes qui auraient été déportées, le

27 Arab News (2002) Kingdom deports 700,000 illegals annually: Official (May 21, 2002). 28 Detained, Beaten, Deported. Saudi Abuses against Migrants during Mass Expulsions (10 mai 2015), [en ligne] consulté le 13/06/2015. URL : https://www.hrw.org/ report/2015/05/10/detained-beaten-deported/saudi-abuses-against-migrants-during-mass- expulsions 29 http://www.aljazeera.com/indepth/features/2013/05/20135137243618120.html

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ministère n’ayant pas publié de statistiques officielles30.

Des policiers, lors de barrages routiers mis en place par le ministère de l’Inté- rieur dans le Hedjaz et autour de la Mecque, vérifient les papiers des étrangers pour traquer les « faux pèlerins ». Des rafles sont organisées, ciblant particuliè- rement les quartiers populaires des grandes villes, comme Bani Malik à Djedda, Manfuha, au sud de Riyad. Les travailleurs peu qualifiés, du secteur du bâtiment notamment, sont touchés par les rafles dans leurs lieux de vie et sur leurs lieux de travail ou sur les axes routiers proches des chantiers : souvent embauchés à la journée, ils sont en fait en situation irrégulière, sans iqama, permis de résidence et sans kafîl, même si leur visa est régulier. Le secteur des petites entreprises aux emplois peu qualifiés est lui aussi touché : les étrangers y travaillent souvent sous des statuts irréguliers ou seulement partiellement réguliers, détenteurs de « free visa » ou entrés dans le pays grâce à un visa de pèlerinage.

De fait, les expulsions sont à la fois un signe de la brutalisation globale des rapports sociaux et de l’augmentation des inégalités comme le montre Sassen (2014). Mais elles constituent surtout dans le cas saoudien, un mode de subor- dination des étrangers par l’État, subordination fondée sur le risque permanent (De Genova et Peutz, 2010). À ce titre, les tentatives d’étatisation de la gestion des migrations par des politiques d’immigration massive et des expulsions fréquentes constituent une forme de « discipline sociale » (Foucault, 1999), qui combine exclusion et normalisation des « mécanismes » qui intègrent et contrôlent les étrangers. Dans une société et une économie où l’État se veut en général peu présent et où les acteurs privés (recruteurs, employeurs, kafîl-s) entrent en compétition avec lui, les expulsions fonctionnent comme des rappels de l’existence de la puissance « publique » et de sa fonction de régulation. Pourtant les entretiens menés dans l’administration publique ont montré que les expulsions n’ont pas vocation à « empêcher l’immigration »31, mais plutôt à assurer un contrôle accru de l’État sur les immigrants. Pour les immigrés et pour leurs employeurs, cette offensive a coûté cher et elle a contribué à fragiliser un peu plus la position des premiers.

Dans les années 1990, les politiques anti-immigration n’avaient pas fait baisser le taux d’immigration nette, ni n’avaient réduit la part de la population étrangère dans la population globale comme l’indique la figure 1. On peut supposer que les tendances seront similaires à moyen terme, quand bien même le turn-over migratoire serait plus intense et les effectifs d’entrées et de sorties de migrants plus élevés. Les entretiens menés au sein du ministère du Travail ou du ministère de l’Intérieur indiquent clairement que le but de la politique saou- dienne n’est pas de faire cesser l’immigration de main-d’œuvre, mais de mieux la sélectionner et la contrôler32.

30 http://www.ft.com/intl/cms/s/0/6b49c0fa-5d9d-11e3-b3e8-00144feabdc0. html#axzz3x7pvcyCh 31 Entretien, ministère du Travail, 11 janvier 2015. 32 Entretiens, ministère du Travail, janvier 2014 et janvier 2015.

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Conclusion : migration et changement social

La focalisation des États sur le contrôle politique de leur population et le contrôle social et économique de leurs populations étrangères sert de révéla- teur aux fragilités profondes des systèmes de gouvernement et de l’économie politique des monarchies golfiennes. Certes, la répression des mouvements d’opposition politique en Arabie saoudite et à Bahreïn a fait taire momentané- ment les foyers de révolte. Plus profondément, les monarchies et en particulier l’Arabie saoudite, commencent à s’inquiéter de déséquilibres structurels de leurs sociétés qui pourraient se révéler incontrôlables. En Arabie saoudite, pour éviter l’émergence d’une génération mécontente qui remettrait en cause le pacte socio-économique et politique de l’État rentier, le gouvernement se livre à un exercice d’ingénierie socio-économique où les migrants sont la variable d’ajustement d’une construction nationale encore inachevée. Or, les politiques anti-immigration et anti-intégration connaissent un double échec. L’échec des premières est aisément constaté. Malgré une baisse temporaire de l’immigration dans les années 1990, celle-ci a repris dans les années 2000. Celui des secondes se manifeste par le phénomène d’installation des communautés immigrées qu’elles soient arabes ou asiatiques, révélé statistiquement par l’allongement de la durée de séjour ainsi que l’existence de deuxièmes et troisièmes générations d’étrangers nés dans le Golfe (Thiollet, 2010b). Certains éléments quantitatifs (démographie des communautés immigrées) et qualitatifs (Hanieh, 2009 ; Vora, 2013) permettent de conclure à une installation de fait, notamment à travers les interactions sociales existant entre immigrés et nationaux, ce malgré les dispositifs anti-intégration (Thiollet, 2010b). De fait, pour reprendre l’expression triviale de Martin, il semble qu’il n’y ait « rien de plus permanent qu’un travail- leur temporaire » (Martin et Miller, 1980 : 315).

Plus qu’un changement de régime, c’est donc, une révolution sociale qui peut s’opérer dans les monarchies du Golfe en lien avec l’immigration massive. L’émergence de sociétés multiculturelles de fait, mais inégalitaires en droit, de communautés de migrants intégrées de fait, mais exclues en droit. L’Arabie saoudite déploie un arsenal de politiques migratoires et de politiques sociales qui visent à transformer les équilibres du marché du travail et de la démo- graphie, à éviter la « révolution sociale » qu’implique la pérennisation de son modèle migratoire. On peut se demander néanmoins si malgré la radicalité et la brutalité des mesures, leur coût exorbitant, tant financier qu’humain, cette ingénierie des politiques publiques en temps de crise peut renverser des (des-) équilibres démographiques durables qui sont aussi des réalités sociales. Les ferments de l’hypothétique « révolution sociale » dans les monarchies du Golfe sont de fait indissociablement liés à la question migratoire : loin d’être simple- ment des instruments de « développement » (Glick Schiller et Faist, 2009), ces dynamiques de changement social (Castles, 2001) échappent aux ingénieurs pour reprendre la métaphore de Tilly.

139 Hélène Thiollet

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142 Résumé - Abstract - Resumen

Hélène Thiollet Migration et (contre)révolution dans le Golfe : politiques migratoires et politiques de l’emploi en Arabie saoudite Alors que des révolutions politiques mettaient à mal les régimes autoritaires du Moyen-Orient, les monarchies du Golfe et, en particulier, l’Arabie saoudite, ont déployé à l’échelle nationale et internationale des politiques « contre-révolu- tionnaires ». Au-delà de la répression de l’opposition politique, l’Arabie saoudite se lance dans une campagne de réforme de l’immigration et de l’emploi qui a vocation à réduire les facteurs structurels de mécontentement économique et social de sa population et « prévenir » une révolution. Véritable ingénierie sociale, ces politiques s’inscrivent dans une tendance lourde de politisation de l’immigration depuis le début des années 1990 et de construction de la « menace migratoire » comme risque existentiel pour la pérennité de la nation saoudienne. On avance dans cet article l’idée qu’au-delà du changement de régime c’est bien le risque d’une « révolution sociale », selon les termes de Theda Skocpol, qui veut être évité en réaffirmant les rapports de classe entre étrangers et nationaux et la domination des seconds sur les premiers. Migration and (Counter)Revolution the Arab Gulf: Migration Policies and Labour Market Policies in Saudi Arabia In the wake of the Arab springs, the Gulf monarchies and Saudi Arabia in parti- cular have launched counter-revolutionary policies both at the domestic and international level. Beyond the repression of political opponents, Saudi Arabia initiated a series of reforms in the field of immigration and labour market policies. Their goal was to dismiss the socio-economic discontent of Saudis and to repent a potential uprising. The political engineering involved to shape institutions and behaviours is embedded is a long term trend of politicization of migration as a key existential threat for the country. We argue that beyond regime change, the risk of a “social revolution”, according to the terms of Theda Skocpol, is what looms ahead for Saudi policy makers. The reforms can therefore be understood as an effort to reinforce the class divisions between nationals and foreigners and the domination of the former on the latter. Migración y (contra)revolución en el Golfo: políticas migratorias y políticas de empleo en Arabia Saudita Al tiempo que las revoluciones políticas ponían en dificultad a los regímenes autoritarios de Oriente Medio, las monarquías del Golfo y, en particular, Arabia Saudita han desarrollado a escala nacional e internacional políticas «contra-revo- lucionarias». Más allá de la represión contra la oposición política, Arabia Saudita se lanza en una campaña de reforma de la inmigración y del empleo con la voluntad de reducir los factores estructurales que conllevan un descontento económico y social de su población y prevenir así una revolución. Auténtica ingeniería social, tales políticas se inscriben en una tendencia acentuada de politización de la inmi- gración desde principios de los años 1990 y de la construcción de una «amenaza migratoria» como factor de riesgo existencial contra la integridad de la nación saudita. En este artículo avanzamos la idea que, más allá del cambio de régimen, se trata en efecto de evitar el riesgo de una «revolución social» – según el término de Theda Skocpol – reafirmando las relaciones de clase entre extranjeros y nacio- nales y la dominación de los segundos por parte de los primeros.

143

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 145-169

Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ? Delphine Pagès-El Karoui1

« Moi, je suis parti, j’ai quitté l’Égypte en partie à cause des raisons pour lesquelles la révolution a éclaté. […] C’était pour la justice sociale, je sentais qu’on n’était pas libre en Égypte, on peut pas tout dire, pas tout faire », Hussein, Paris, 15 février 2013 (Ricci, 2013 : 86).

En Égypte, émigration et révolution partagent les mêmes raisons structu- relles : les dysfonctionnements économiques (chômage, sous-emploi, salaires faibles, etc.), politiques (autoritarisme, corruption, clientélisme, etc.) et sociaux (inégalités socio-spatiales, poids du patriarcat, coût élevé du mariage, etc.) constituent les principaux motifs d’émigration et, parallèlement, les éléments déclencheurs de la révolution du 25 janvier 2011 (Pagès-El Karoui et Vignal, 2011). L’émigration massive, encouragée par les pouvoirs publics égyptiens depuis les années 1970, notamment pour les diplômés, a constitué une échappatoire aux dysfonctionnements du système, comme un moyen d’exporter la contestation latente et de renforcer les structures de la domination autoritaire, en empêchant le renouvellement des élites (De Bel-Air, 2014). En même temps, elle a participé aux transformations de la société égyptienne (individualisation, essor de la société de consommation, plus grande ouverture au monde, etc.) qui ont rendu possible un soulèvement populaire contre le régime autoritaire (Pagès-El Karoui, 2012a) et la chute du président Moubarak. L’émigration égyptienne a-t-elle été remise en cause par l’ébranlement de l’ordre politique en Égypte et dans la région2 ? 2011 constitue indéniablement une date clé de l’histoire du monde arabe. Peut-on en dire autant pour celle des migrations égyptiennes3 ? L’année 2011 clôt-elle un cycle migratoire pour l’Égypte, celui inauguré en 1990, avec la guerre du Golfe qui a vu le retour de très nombreux Égyptiens d’Irak et des pays pétro- liers de la péninsule arabique ? Nous interrogerons la manière dont l’émigration égyptienne a été affectée par les turbulences politiques, économiques, géopoli- tiques liées aux révolutions arabes. Et cela, sous deux angles. Premièrement, les changements politiques et géopolitiques initiés depuis 2011 ont-ils introduit des

1 Maître de conférences à l’INALCO en délégation CNRS à l’URMIS (2014-2015), 65 rue des Grands Moulins, 75013 Paris ; [email protected] 2 Cette recherche a été financée dans le cadre des programmes de recherche SYSREMO (ANR) et ECOMIG (IRD) ainsi que par l’URMIS. 3 Pour un aperçu de l’impact des révolutions arabes sur le système migratoire égyptien (émigration et immigration), voir Pagès-El Karoui (2015).

145 Delphine Pagès-El Karoui

ruptures en termes de flux et de pays de destination de l’émigration égyptienne ? La période révolutionnaire a considérablement modifié l’imaginaire migratoire, tant du côté des Égyptiens qui choisissent de quitter l’Égypte ou de rester vivre à l’étranger que de celui des pays d’accueil. La refondation du récit national – ou imaginaire national dans la lignée des travaux d’Anderson (2006) – s’est cristal- lisée autour de la place Tahrir pendant les dix-huit jours qui ont précédé la chute de Moubarak : les Égyptiens ont entrevu la possibilité d’une nouvelle Égypte, débarrassée de ses clivages et de ses dysfonctionnements, plus démocratique et plus égalitaire, dans laquelle ils pourraient bâtir un futur sans avoir à s’expatrier.

Le cas égyptien illustre bien l’extrême volatilité de la situation révolution- naire qui se traduit par des changements brutaux, des retournements. La prise en compte des différentes temporalités s’avère donc nécessaire pour bien comprendre les processus. Le sentiment d’unité nationale vécu intensément pendant les dix-huit jours (25 janvier-11 février 2011) s’est assez rapidement effondré, après la disparation de l’ennemi commun (Moubarak), pendant la période de transition gérée par l’armée. Le récit national a ensuite pris une colo- ration plus islamiste et peu démocratique sous la présidence du candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi (juin 2012-juillet 2013). Enfin le retour en force de l’armée, suite à un immense mécontentement populaire, sanctionnée ensuite par l’élection à la présidence de la République du maréchal Sissi, en juin 2014, a clos pour un temps la transition politique. Les ondes de choc de ces réin- ventions successives se sont propagées dans les diasporas égyptiennes.

Ce qui nous conduit à notre deuxième question : comment les Égyptiens vivant à l’étranger ont-ils vécu ces moments historiques ? Nous faisons l’hypo- thèse que, dans les premiers temps, le processus révolutionnaire a conduit à une intensification des pratiques transnationales des émigrés et même ponctuellement à l’amorce d’un processus de « diasporisation », c’est-à-dire de construction d’un sentiment d’appartenance à une diaspora égyptienne, à une unité collective nationale hors du territoire, au-delà des multiples clivages. Ce sentiment a disparu rapidement en écho aux divisions venues d’Égypte. Les quatre périodes ont donné lieu à des impacts différents sur les flux et les connexions transnationales des migrants égyptiens.

Quels impacts des révolutions arabes sur les flux migratoires égyptiens ?

On étudiera la façon dont le contexte post-révolutionnaire a pu influencer les retours des Égyptiens vivant à l’étranger, tout en suscitant de nouveaux départs, alors que les politiques migratoires ont été davantage transformées dans certains pays d’accueil de la main-d’œuvre égyptienne qu’en Égypte elle-même. Des retours volontaires, forcés et différés

Répondre par des chiffres à l’impact des révolutions arabes sur les flux migratoires égyptiens relève de la gageure, alors que nous avons déjà des difficultés à estimer le nombre d’Égyptiens vivant à l’étranger : les estimations varient entre 2 et 8 millions (Abdelfattah, 2011 ; Fargues et Fandrich, 2012 ; Zohry, 2013). Il est encore plus compliqué de savoir combien sont retournés depuis 2011, les retours étant, par définition, plus difficiles à quantifier.

146 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ?

Retours volontaires (et souvent temporaires) des qualifiés

Portés par l’immense espoir de changements rapides, de nombreux migrants, qualifiés pour la plupart, ont quitté leur vie à l’étranger pour participer à la révo- lution, puis à la reconstruction du pays (Premazzi et al., 2013). Wael Ghonim, l’administrateur de la page Facebook Nous sommes tous Khaled Saïd4, a quitté son poste de directeur régional du marketing de Google à Dubaï pour participer à la manifestation du 25 janvier 2011 (Ghonim, 2012). C’est aussi le cas de la romancière et universitaire égypto-canadienne, May Telmissany, qui confesse : « Après la révolution, j’ai voulu rentrer chez moi et participer à la lutte contre la dictature »5 ; ou encore de Mohamed, par exemple, qui vit en France depuis 2000. Après s’être investi dans l’organisation de la mobilisation en France, il décide le 9 février de rentrer en Égypte pour aller sur la place Tahrir, mais ne reste qu’un mois6. Ceux qui tentent l’expérience sont souvent des binationaux qui résident en Occident7. Contrairement à la Tunisie où de nombreux Franco-Tunisiens ont participé aux gouvernements post-révolutionnaires, ces binationaux ne se sont pas vus offrir des places équivalentes. En revanche, comme en Tunisie, ces bina- tionaux à la double culture sont souvent perçus comme des étrangers : May Telmissany raconte comment, dans les manifestations, on s’adressait à elle en anglais et décrit l’étonnement de ses interlocuteurs quand elle leur répondait en arabe qu’elle était égyptienne.

Le retour des émigrés est au cœur d’un feuilleton télévisé diffusé pour le ramadan 2014, Ambrâturiyat Mîn (L’empire de qui ?8). La série dépeint le retour d’Amira, une Égypto-Anglaise qui réussit à convaincre sa famille de quitter sa belle villa de Londres pour retourner au Caire et participer à la révolution, pleine d’espoir et d’ambitions pour contribuer à l’avènement d’une nouvelle Égypte. Le feuilleton joue sur l’entrelacement de l’histoire personnelle de l’héroïne, une succession de désillusions et de frustrations, et de l’histoire post-révolution- naire. Dès son voyage en avion, Amira réalise que sa vision de l’Égypte, qu’elle a quittée il y a longtemps, ne correspond pas à celle de 2011. Ses belles ambitions et sa quête d’une Égypte authentique perdue sont contrecarrées par une succes- sion d’obstacles. Le premier épisode s’achève sur l’arrivée en Égypte, alors qu’Amira finit son voyage menottée à l’arrière de l’appareil, suite à son exas- pération face aux incivilités qu’elle a dû subir. Cette scène annonce l’épisode final où Amira et sa famille sont arrêtées, au motif d’espionnage pour l’étranger, accusation montée de toutes pièces par les services secrets et les médias. C’est donc bien la loyauté des binationaux qui est mise en question par le pouvoir.

4 Khaled Saïd est un jeune Alexandrin, tué en juin 2010 par la police, parce qu’il avait diffusé sur Internet une vidéo dénonçant la corruption de la police. Sa mort a suscité un immense émoi chez les Égyptiens. La page Facebook en son honneur a joué un grand rôle dans l’organisation des manifestations de janvier 2011. 5 May Telmissany, invitée du cycle de conférences, « Paroles de créateurs », à l’INALCO, le 16 juin 2015. 6 Entretien réalisé à Paris en juin 2015. 7 Dans les pays du Golfe, l’accès à la nationalité est extrêmement restreint. 8 Le titre repose sur un jeu de mots en arabe qui renvoie à celui d’un célèbre film des années 1970, Ambrâturiyat Mîm, L’empire de M.

147 Delphine Pagès-El Karoui

Même si la plupart avait l’intention de retourner s’installer définitivement en Égypte, leur optimisme a été de courte durée et une grande partie est repartie vivre dans son pays d’accueil.

Retours forcés de Libye

Plusieurs centaines de milliers d’Égyptiens sont rentrés d’Arabie saoudite en 2013, dans le cadre des expulsions menées contre les migrants irréguliers (voir infra) et un nombre tout aussi important a dû fuir la Libye. Les Égyptiens étaient en effet très nombreux à travailler en Libye qui leur avait ouvert ses portes au début des années 19909, au moment où les départs vers l’Irak se tarissaient à cause de la guerre du Golfe (Fargues, 2000). Il s’agissait surtout de migrants peu qualifiés, venant de régions pauvres comme la Haute-Égypte et qui travaillaient notamment dans le secteur de la construction. En 2011, le pays glisse rapidement vers la guerre civile. L’intervention occidentale en mars se solde par la chute de Kadhafi en octobre. Se déclenche alors la crise migratoire la plus importante dans la région depuis celle de la guerre du Golfe en 1990 et avant le drame syrien qui va pousser à l’exode des millions de personnes. Affluent aux frontières de la Libye, à la fois des Libyens, mais aussi des travailleurs étrangers qui fuient les combats. Les pays d’origine et les organisations internationales, comme l’OIM (Organisation Internationale des Migrations) et le HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) se mobilisent pour aider au rapatriement des migrants (Abdelfattah, 2011).

On distingue plusieurs vagues de retours pour les Égyptiens : en 2011, plusieurs centaines de milliers sont rentrés en Égypte, soit directement, soit en passant par la Tunisie, pour ceux qui habitaient à l’ouest de la Libye (Zohry, 2013)10. À l’été 2014, suite à des affrontements violents à Tripoli, 15 000 Égyptiens ont quitté le pays. La troisième vague date de février 2015 : le nombre de migrants égyptiens officiels est alors estimé entre 200 000 et 250 000 personnes11 . Plus de 50 000 Égyptiens rentrent suite à la décapitation de vingt- et-un Égyptiens coptes (chrétiens) par l’État islamique (EI), et dont l’assassinat est immédiatement diffusé sur les réseaux sociaux. L’Égypte réplique aussitôt par des frappes aériennes en représailles contre l’EI, avec l’aide des Émirats. Durant cette période, d’autres Égyptiens, dont beaucoup de coptes, ont été kidnappés ou assassinés, généralement par des milices islamistes. Les migrants égyptiens se retrouvent donc otages de la géopolitique régionale et les coptes constituent une cible doublement symbolique, à la fois en tant que chrétiens dans un contexte de violences sectaires et en tant qu’Égyptiens, en représailles de la politique de leur pays, doublement accusé par les agresseurs, de soutenir les loyalistes dans l’est de la Libye et d’avoir chassé les Frères musulmans en Égypte en juillet 2013.

9 Avant 2011, les ministères égyptiens annonçaient 2 millions d’Égyptiens présents en Libye. Ils étaient plutôt 830 000, selon les estimations libyennes (Pliez, 2015). 10 L’OIM dénombre 173 873 Égyptiens rentrés de Libye de façon organisée, sans compter ceux qui sont rentrés par leurs propres moyens (OIM, 2013). 11 Ahmed Nadia (2015) In pursuit of bread: Why Egyptian workers are willing to risk their lives in Libya, Mada Masr, 16/02/2015, [online] last checked on 04/05/2015. URL: http:// www.madamasr.com/sections/politics/pursuit-bread-why-egyptian-workers-are-willing- risk-their-lives-libya

148 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ?

Ces retours massifs sont redoutés par les autorités égyptiennes, pour leur impact sur un marché de l’emploi déjà désastreux. Les retournés et leurs familles se retrouvent dans une telle précarité que l’Égypte a demandé au Programme Alimentaire Mondial de l’ONU de mettre en place, dans certains gouvernorats de Haute-Égypte, une assistance spécifique, qui offre des denrées alimentaires, en échange du suivi d’une formation professionnelle12. L’OIM a lancé des plates- formes d’information, pour aider à la réinsertion des retournés, notamment en leur donnant accès à des offres d’emplois et des services de santé13. En raison de cette extrême précarité et en dépit des avertissements du gouver- nement égyptien déconseillant à ses ressortissants de s’y rendre, les migrants les plus pauvres retournent assez rapidement en Libye. Certains n’hésitent pas à emprunter des filières illégales : plusieurs Égyptiens ont été trouvés morts dans le désert, abandonnés par les passeurs. Début juillet 2015, des dizaines d’Égyptiens étaient arrêtés à proximité du poste-frontière de Salloum, ou de l’oasis de Siwa alors qu’ils tentaient d’entrer illégalement en Libye14. En dépit de l’effondrement de l’État libyen, la lutte contre l’immigration illégale se poursuit : en 2013, 2 000 Égyptiens n’ont pas pu rentrer en Libye, après les vacances de l’Aid, faute de visa de résidence valide15 et 360 ont été renvoyés directement de l’aéroport de Misrata parce que détenteurs de faux permis de résidence.

Retours différés

La situation actuelle en Égypte apparaît tellement catastrophique, que beaucoup d’Égyptiens vivant à l’étranger diffèrent leur retour, quand ils le peuvent. Parmi les migrants interrogés aux Émirats en 2014 et 2015, la très grande majorité ne souhaitait pas rentrer dans l’immédiat. Certains souhaitaient même repartir vers un pays occidental, le Canada bien souvent, afin d’obtenir une autre nationalité. Cette stratégie, qui existait avant 2011 et qui s’est renforcée depuis, permet de minimiser les risques liés à la révolution. Le passeport occi- dental offre aux classes moyennes et supérieures diplômées une sécurité pour une mobilité internationale beaucoup plus souple que celle accordée aux déten- teurs d’un passeport égyptien. Une fois le passeport acquis, certains n’hésitent pas à rentrer en Égypte ou dans le Golfe, munis de leur précieux sésame qui leur permettra d’en repartir facilement. Dans une école américaine de Maadi, quartier chic du sud du Caire, près de la moitié des enfants scolarisés sont en réalité égypto-américains16. Récemment, le Canada a voté une nouvelle loi sur la citoyenneté canadienne qui risque de contrecarrer ces projets : le temps de résidence est allongé avant de pouvoir obtenir la nationalité et une déclaration d’intention de résider dans le pays devient obligatoire, afin d’éviter ce que l’État appelle la « citoyenneté de convenance ».

12 Irin News (2011) Egypt-Libya: Returnees struggle to survive, 02/11/2011, [online]. URL: http://www.irinnews.org/report/94128/egypt-libya-returnees-struggle-to-survive 13 Entretiens avec un cadre de l’OIM, Le Caire, janvier 2015. 14 Ahramonline (2015) Egypt’s border guards stop 121 from passing to Libya, 03/07/2015, [online]. URL: http://english.ahram.org.eg/NewsContent/1/64/134441/Egypt/Politics-/ -border-guards-stop--from-passing-to-Libya-.aspx 15 Reuters (2013) Libya sends back 360 Egyptians arriving with forged visas: state media, 01/12/2013, [online]. URL: http://www.reuters.com/article/2013/12/01/us-libya-egypt-idUS- BRE9B00H220131201 16 Entretien avec un parent d’élève au Caire, en janvier 2015.

149 Delphine Pagès-El Karoui

Départs : l’émigration continue

Plusieurs sondages (IOM, 2011 ; Zohry, 2013) relativisent l’impact de la révolution sur les désirs d’émigration : ceux qui souhaitent partir après 2011 en avaient généralement l’intention avant cette date. Toutefois, de nouveaux motifs apparaissent, comme l’insécurité et l’instabilité. Selon un autre sondage, effectué à plusieurs reprises en août 2011 et décembre 2014, le pourcentage de ceux qui désirent émigrer varie entre 11 et 17 %17. Les départs se poursuivent donc et le retour à l’autoritarisme avec le maréchal Sissi, qui tente de relancer durablement l’économie, ne parvient pas à les endiguer.

Ruptures et continuités dans les profils d’émigrés

Des jeunes hommes peu qualifiés qui ne parviennent pas à trouver un emploi partent vers les pays arabes ou vont grossir les rangs des migrants irréguliers en Europe. Comme en Tunisie, l’effondrement de l’État dans les premiers mois de 2011 a offert des opportunités pour partir de manière illégale à ceux qui en avaient le projet. De nombreux mineurs isolés tentent leur chance, car ils sont censés ne pas être expulsables d’Europe : déjà en 2008, 35 % des migrants irréguliers égyptiens interceptés à Lampedusa18 étaient des garçons mineurs non accompagnés19. Des coptes émigrent massivement, sous la présidence de Morsi qui a vu les tensions confessionnelles attisées, vers les pôles traditionnels de la diaspora copte, États-Unis, Canada, Australie et Europe20. Les raisons de leur départ peuvent être à la fois économiques et politiques, même si certains évitent de mettre en avant l’aspect confessionnel, lorsqu’ils sont interviewés. Des entrepreneurs se sont détournés de l’Égypte, pour monter des affaires dans le Golfe : pour certains, Dubaï représente une base de repli, où ils installent leur famille alors qu’ils font des aller-retour entre le Golfe et l’Égypte. Des personnes appartenant aux classes moyennes et supérieures s’installent dans le Golfe ou en Amérique du Nord, inquiètes de la situation politique intérieure et de l’insé- curité. Des cadres des Frères musulmans, après la destitution du président Morsi en juillet 2013 et le massacre de la place Rabaa al-Adawiya, s’exilent au Qatar, en Tunisie ou en Turquie. Après le retour de l’armée au pouvoir, quelques intel- lectuels (une minorité, car la majorité soutient l’armée) et des artistes sont aussi partis : Mohamed Hashem, un révolutionnaire hostile au pouvoir, fondateur d’une grande maison d’édition égyptienne, Meritt, a annoncé sur sa page Facebook, en octobre 2013, son départ, l’émigration lui apparaissant comme seule voie possible devant le silence assourdissant des élites.

17 Document en arabe de l’IDSC (Information and Decision Support Center), think-tank du gouvernement égyptien. Il convient de souligner que la question posée comporte un biais important, car elle évoque l’émigration permanente qui, pour les Égyptiens, est associée à la migration vers l’Occident. Le désir de migration vers les pays arabes, et notamment du Golfe, migration pensée, elle, comme temporaire, risque bien d’être sous- évalué. 18 En Italie, en 2010, l’Égypte arrive au quatrième rang des nationalités pour les mineurs isolés, après l’Afghanistan, le Bangladesh et l’Albanie (Senovilla Hernandez, 2013). 19 FRONTEX (2010) Unaccompanied Minors in the Migration Process, [online]. URL: http://frontex.europa.eu/assets/Attachments_News/unaccompanied_minors_public_5_dec. pdf 20 D’après une étude menée par Girgis et Osman, citée par Zohry (2013), la révolution a joué un rôle de déclencheur important : 75 % des coptes interrogés ont pensé à émigrer après la révolution, alors que ce chiffre tombe à 42 % pour les musulmans.

150 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ?

Ainsi le profil de ceux qui ont quitté l’Égypte après 2011 peut varier en fonction des temporalités politiques, sans qu’il y ait de profondes ruptures avec la période précédente.

Stabilité des destinations et réductions des opportunités de migrer

En mars 2011, des jeunes Égyptiens interrogés privilégiaient cinq destina- tions : Arabie saoudite, Émirats arabes unis, États-Unis, Koweït et Italie (IOM, 2011). L’absence de données statistiques dans le Golfe ne permet pas de savoir combien il y a d’Égyptiens et s’ils sont plus ou moins nombreux après 2011. Cependant, les enquêtes de terrain attestent d’une difficulté accrue à émigrer vers le Golfe après 2011. Redoutant la propagation de la contestation sur leur sol21, les pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats, deux grands pays d’accueil des Égyptiens, ont modifié leurs politiques publiques. D’une part, ils ont renforcé les contrôles sécuritaires des flux migratoires de pays touchés par la contestation révolutionnaire – par exemple, ils veillent à ne pas accueillir des Égyptiens connus comme révolutionnaires ou islamistes (à l’exception du Qatar qui a reçu des Frères musulmans) – et d’autre part, ils ont relancé leurs politiques de nationalisation des emplois, créé une indemnité-chômage, afin de ne pas reproduire chez leurs concitoyens les mêmes conditions « prérévolution- naires » d’une jeunesse diplômée, sans emploi et contestataire.

Aux Émirats, juste après la chute de Moubarak, de nombreux Égyptiens se sont vus refuser leur permis de travail ou bien le renouvellement des contrats existants. La crainte de la contagion révolutionnaire ne constitue pas la seule raison de ces mesures. Il est probable que les migrants égyptiens se soient retrouvé les otages des relations bilatérales diplomatiques et économiques entre les deux pays. Cette fermeture a été interprétée, par certains Égyptiens, comme l’expression du mécontentement des Émirats face à la décision d’intenter un procès à Moubarak et de se rapprocher de l’Iran, mais aussi de leur irritation face à l’arrêt de leurs grands projets immobiliers dans les villes nouvelles du Caire, accusés d’illégalité et de corruption et pour lesquels plusieurs ministres égyptiens étaient en prison (Abdelfattah, 2011). Les enquêtes de terrain, menées en 2014 et en 2015, ont confirmé ces difficultés persistantes pour les Égyptiens cherchant à renouveler leurs permis de résidence ou à venir travailler aux Émirats. Ces derniers ont expulsé des Frères musulmans égyptiens et ont rapi- dement renvoyé chez eux des migrants égyptiens exprimant un soutien à Ben Laden, après sa mort en 201122. Cependant, on constate que les Égyptiens conti- nuent de s’installer à Dubaï après la révolution, alors que les Émirats et l’Égypte entretiennent depuis 2013 de bonnes relations et qu’ils mènent des opérations militaires conjointes en Libye. En outre, les Émirats soutiennent financièrement l’Égypte.

En juin 2011, l’Arabie saoudite relance sa politique de contrôle de l’immigra- tion, avec pour priorité la lutte contre l’immigration illégale : plusieurs centaines de milliers de travailleurs étrangers sont expulsés (Thiollet, 2013 ; Beaugrand, 2013), et 300 000 Égyptiens, selon la presse, ont quitté volontairement le pays

21 Voir l’article d’Hélène Thiollet dans ce numéro. 22 Entretien avec Amin, informaticien égyptien, à Dubaï, en février 2015.

151 Delphine Pagès-El Karoui

parce qu’ils ne sont pas en règle23. Parallèlement, Riyad relance sa politique de « saoudisation » des emplois. Ces mesures, même si elles ne visent pas directe- ment les Égyptiens comme certains l’affirment (Abdelfattah, 2011), les touchent dès lors qu’ils constituent l’une des premières communautés étrangères en Arabie saoudite.

L’année 2011 ne semble pas avoir introduit de ruptures majeures dans d’autres pays et régions du monde (Fargues et Fandrich, 2012), ou alors elles sont antérieures : en Jordanie, où les Égyptiens représentent 82 % de la popula- tion active masculine étrangère (Roussel, 2012), le nombre de permis de travail chute de 11 % entre 2009 et 2010 (Pagès-El Karoui, 2015), ce qui conforte la proposition de De Bel-Air (2014), selon laquelle les révolutions arabes se seraient déclenchées dans un contexte de réduction des opportunités migratoires, à la fois en raison de la crise économique de 2008 et des relances de politiques de nationalisation de la main-d’œuvre. En 2009, les autorités égyptiennes redou- taient l’imminence d’une crise migratoire, inquiètes de voir les taux de chômage remonter et craignant le retour massif de ses émigrés (Zohry, 2009). Aux États- Unis, on constate aussi une baisse entre 2007 et 2011 de l’attribution de statuts de résidents permanents, puis les chiffres repartent à la hausse à partir de 2012 (Graphique 1). Pour les naturalisations, la courbe est sensiblement la même (Graphique 2).

En Europe, en revanche, selon Eurostat, l’émigration égyptienne augmente depuis 2007 : plus 19 % en Allemagne, 22 % en Grande-Bretagne, 45 % en Espagne et 58 % en Italie. Le nombre de permis de séjour est en constante augmentation depuis 2008 : en 2013, près de 200 000 Égyptiens sont des résidents officiels, dont 135 000 en Italie. Cependant, en Italie, le nombre de premiers permis de séjour a considérablement baissé : 12 855 sont accordés en 2011, contre 20 532 en 2010. L’Italie, qui doit faire face seule à une très forte pression migratoire, renforcée depuis les révolutions arabes, a peut-être choisi d’être plus stricte face aux nouveaux arrivants, tout en permettant à une commu- nauté égyptienne déjà bien implantée de renouveler ses permis de résidence.

La révolution comme déterminant des trajectoires migratoires ?

Pour certains parcours, la révolution a joué le rôle déterminant dans le départ. Ainsi, Medhat, à la tête de deux entreprises dans le tourisme et le conseil en Égypte, quitte son pays juste après la révolution, en mars 2011 :

« Après la révolution, j’ai vu que l’Égypte entrait dans le chaos (fawda), je suis resté deux mois sans revenus, ni dans le conseil, ni dans le tourisme. J’ai perdu mes contrats en Égypte et en Libye » (Medhat, Dubaï, 2015).

23 Arab News (2013) Expat remittances to Egypt nosedive, 26/11/2013, [online]. URL: http://www.arabnews.com/news/483296

152 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ?

Graphique 1 : Nombre d’Égyptiens qui obtiennent un statut de résident permanent aux États-Unis

12000

10000

8000

6000 Résidents permanents

4000

2000

0 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

Source : U.S. Department of Homeland Security.

Graphique 2 : Naturalisations d’Égyptiens aux États-Unis

7000

6000

5000

4000

Naturalisations 3000

2000

1000

0 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

Source : U.S. Department of Homeland Security.

153 Delphine Pagès-El Karoui

Il part d’abord seul en Angleterre, où sa belle-famille est bien implantée. Il monte une entreprise de location d’appartements pour les touristes du Golfe, mais celle-ci, avec la crise, vivote. Il décide alors de s’installer à Dubaï où on lui propose un poste et sa famille le rejoint. Après avoir travaillé dans plusieurs entreprises, il ouvre au début de 2015 sa propre affaire, une antenne d’une compagnie de tourisme asiatique. Il dit avoir pris cette décision au moment où il a compris qu’il ne pourrait pas rentrer avant plusieurs années au Caire, voyant l’impact de la guerre en Libye, en Syrie, au Yémen et le rôle de Daech.

Pour Rania, ingénieure trentenaire et célibataire qui a vécu seule à Dubaï entre 2012 et 2014, l’expatriation n’a rien à voir avec la révolution, mais est fortement liée à son histoire personnelle. Elle part à la suite d’une rupture senti- mentale, mais ne se satisfait pas du mode de vie à Dubaï qu’elle juge superficiel. Elle décide de rentrer au bout d’un an. Interrogée au Caire en janvier 2015, elle envisage de retourner à Dubaï :

« Au Caire, après la révolution, on se déplace moins, on préfère rester à la maison. On ne se voit pas. Les amis ne se sentent pas en sécurité pour se voir, maintenant la vie sociale est moins chargée. […] Je dis la même chose à ceux qui veulent rentrer pour la famille. Restez là-bas, on ne se voit pas tant que ça » (Rania, Le Caire, janvier 2015).

Cette question de l’insécurité est souvent présente dans les discours des migrants qui en font parfois un motif de départ24. Les retombées des révolutions arabes sur les politiques migratoires

Si l’on excepte le droit de vote accordé aux Égyptiens de l’étranger en 2011, les politiques migratoires liées à l’émigration, côté égyptien, ne sont pas profon- dément modifiées par la révolution25. La question ne constitue pas vraiment une priorité pour les pouvoirs en place. Sous le président Morsi, les Frères musulmans entendent favoriser des migrations circulaires plutôt en direction des pays arabes, et s’inquiètent de la concurrence des travailleurs asiatiques dans le Golfe (Hafez et Ghaly, 2012). En revanche, elles ont eu un impact sur les politiques migratoires des pays de Golfe, on vient de le voir, mais aussi sur celles en Europe. Si la Libye est devenue le lieu principal de départs des bateaux tentant de traverser la Méditerranée et dont les naufrages tragiques se sont succédé depuis le printemps 2015, des bateaux partent aussi des côtes égyp- tiennes d’Alexandrie, de Rosette ou de Damiette. L’Union européenne a engagé des pourparlers avec l’Égypte et la Tunisie, qu’elle souhaite impliquer davantage dans la surveillance des côtes libyennes et dans le sauvetage des migrants. C’est là un des impacts majeurs des révolutions arabes sur le système migratoire méditerranéen, avec une Europe qui cherche à renforcer l’externalisation de ses politiques migratoires vers ses marges sud. Mais, il ne s’agit pas vraiment d’une nouveauté.

24 Lors d’un entretien, l’incident suivant m’a été rapporté : une femme, dont le mari vivait à Dubaï, est arrêtée au Caire, alors qu’elle était en voiture avec son enfant, par des hommes armés. Ces derniers demandent une rançon à son mari qui réussit à négocier leur libération et décide alors de les faire venir vivre à Dubaï avec lui. 25 Il y aurait en revanche beaucoup plus à dire sur le virage sécuritaire dans le traitement des immigrés en Égypte après 2011, mais cela ne rentre pas dans le cadre de cet article.

154 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ?

Si le bilan de l’impact des révolutions arabes sur les flux égyptiens s’avère compliqué à établir, car des mouvements de départs et de retours, difficiles à quantifier, se conjuguent, l’impact sur les communautés expatriées est plus lisible, même si l’analyse reste soumise aux différentes temporalités et aux contextes politiques très changeants.

Les répercussions de la révolution chez les Égyptiens de l’étranger

Dans un premier temps, le processus révolutionnaire correspond à un moment d’intensification des pratiques transnationales pour de nombreux Égyptiens vivant à l’étranger : intérêt renouvelé et liens renforcés avec l’Égypte (hausse des remises, des contacts réels ou virtuels, sur les réseaux sociaux, multiplication des mobilisations, etc.) émergence de nouvelles pratiques trans- nationales, comme le vote à distance ou les manifestations dans les pays de résidence. Les Égyptiens souvent discrets et peu connus des sociétés d’accueil acquièrent alors une visibilité nouvelle, dès lors qu’ils se rassemblent et se mobilisent. Peut-on aller plus loin et voir aussi dans ces événements la construc- tion d’une diaspora émergente ? Rien n’est moins certain, car si les lendemains de la révolution du 25 janvier ont pu être interprétés comme un moment où les Égyptiens à l’étranger, très peu organisés, ont commencé à se réunir, parvenant à dépasser leurs divergences, la destitution du président Morsi en juillet 2013 a largement entamé le processus de structuration de cette immigration. Mobilisations à l’étranger

La fierté retrouvée d’être égyptien

La révolution du 25 janvier, surnommée « révolution de la dignité », a ranimé chez les Égyptiens à l’étranger le sentiment d’un profond attachement à la patrie, mêlé à celui, nouveau, de fierté et de destin partagé. Après la chute de Moubarak, les émigrés se saisissent de l’imaginaire de la nouvelle Égypte qui s’est construit pendant les dix-huit jours sur la place Tahrir, devenue l’icône révolutionnaire. Ce moment utopique où la société égyptienne s’est rêvée unie, capable de dépasser tous ses clivages a permis la réinvention du récit national (Pagès-El Karoui, 2014) et a resserré les liens des émigrés avec leur patrie d’origine, même chez les secondes générations (Premazzi et al., 2013 ; Soudy, 2013). Ainsi Ahmed, un Égypto-Américain de quarante-quatre ans qui vit à Washington déclare :

« Parce qu’il y avait de quoi être fier, les Égyptiens faisaient quelque chose d’histo- rique […]. Comment ne pas se sentir fier ? Si des gens ordinaires, qui ne sont pas des Arabes, qui ne sont pas des Égyptiens, regardait l’Égypte avec une immense fierté et comme une source d’inspiration, comment, moi un Égyptien, je ne pourrai pas ressentir cette fierté ? Dans mon esprit, j’ai toujours ressenti que le nationalisme égyptien, le natio- nalisme moderne, était trop réducteur car trop chauvin, avec ce discours sur les 7 000 ans d’histoire, les Pharaons… […] Tout d’un coup, il y a quelque chose dont je pouvais être fier » (Soudy, 2013 : 139)26.

26 Traduction de l’auteur.

155 Delphine Pagès-El Karoui

Cette réactivation de la fierté nationale a pu être le moteur de retours, certains émigrés souhaitant ardemment participer à la transition démocra- tique. Pour ceux qui ne rentrent pas, le recours au drapeau égyptien devient un marqueur identitaire : il s’affiche dans la voiture, dans l’appartement et témoigne de cette fierté patriotique.

Engagements transnationaux

Comment les Égyptiens de l’étranger ont-ils vécu le processus révolu- tionnaire ? Les personnes interrogées disent avoir passé beaucoup de temps devant la télévision et sur les réseaux sociaux. Grâce à Internet, les émigrés pouvaient suivre les événements en cours et communiquaient avec les mani- festants. Une analyse de plus de 3 millions de tweets contenant six mots-clés (hashtags) liés aux révoltes arabes (comme « #egypt » ou « #sidibouzid » par exemple) a démontré qu’un très grand nombre de messages étaient transférés par des expatriés (Zhuo et al., 2011). De façon générale, beaucoup des expatriés concernés ont participé aux manifestations de rue organisées dans les pays occi- dentaux, s’investissant pleinement dans une politisation transnationale (Müller- Funk, 2014)27. Cependant, Ricci (2013) montre qu’ils ont été nombreux à ne suivre les événements que depuis Facebook. Ainsi, un militant égyptien vivant à Paris déplore que la grande majorité de ses concitoyens en France relève du « parti canapé », expression très explicite…

Les Égyptiens de l’étranger se souviennent des dix-huit jours, comme un moment vécu intensément et qui a parfois bouleversé leur vie sociale : des nouvelles amitiés se sont nouées, des couples se sont formés ou séparés, des colocations ont été décidées, des trajectoires migratoires ont dévié. Pour Mohamed, arrivé en France en 2000 et qui n’avait que peu de liens avec les Égyptiens de Paris, son engagement dès le 25 janvier 2011, lors du premier rassemblement28 à Châtelet, a été l’occasion de renouer avec ses concitoyens29. Alors que la place Tahrir devenait un nouveau forum citoyen, les débats poli- tiques se multipliaient à l’étranger et sur les réseaux sociaux. En France, de très nombreuses associations se créent dans le sillage de la révolution (Comité de Solidarité avec la lutte du peuple égyptien, Association des Jeunes du 25 janvier, Mouvement de la Place Tahrir, etc.). Les États-Unis connaissent un processus similaire : l’Egyptian American Rule of Law Association (EARLA) s’investit dans la promotion de l’État de droit en Égypte ; l’American-Egyptian Strategic Alliance (AESA) veut peser sur les relations politiques entre les États-Unis et l’Égypte, afin d’encourager la sécurité, la stabilité et la prospérité mutuelle des deux pays et favoriser les valeurs démocratiques ; un groupe d’entrepreneurs lance NEGMA (Networking, Entrepreneurship, Growth, Mobilization, & Action), lors de sa conférence inaugurale en mars 2012 au MIT (Massachusetts Institute of Technology) dans le but de mettre en relation les businessmen égyptiens avec

27 Voir aussi l’article de Célia Lamblin dans ce numéro. 28 Il est, en revanche, beaucoup plus compliqué d’exprimer publiquement son soutien au processus révolutionnaire dans les pays arabes. Ainsi Ayman, un ingénieur de trente- quatre ans qui vit à Dubaï depuis 2008, a voulu organiser une manifestation de soutien, après le 25 janvier. Il en a été vite dissuadé par la police à qui il avait pourtant demandé l’autorisation de le faire (entretien à Dubaï, février 2014). 29 Entretien à Paris en juin 2015.

156 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ? leurs confrères expatriés (Soudy, 2013). On soulignera cependant que, passé la période d’un certain enthousiasme révolutionnaire, nombre de ces initiatives ont périclité ou disparu. En réalité, seule une minorité d’émigrés s’est sérieusement engagée, en rentrant en Égypte ou en militant dans le pays d’accueil, dans le processus révolutionnaire, la grande majorité des émigrés se contentant d’être des spectateurs attentifs et passionnés des changements en cours. Il est encore trop tôt pour évaluer plus précisément l’implication des Égyptiens ayant vécu à l’étranger dans le déclenchement de la révolution, mais celle-ci est impor- tante, tout comme le développement des réseaux transnationaux chez les acti- vistes égyptiens (Abdelrahman, 2011). Lors des entretiens menés au Caire en septembre 2011, auprès de migrants retournés de France, tous disaient avoir participé aux manifestations de la place Tahrir et soulignaient qu’une grande partie des manifestants avaient eu une expérience à l’étranger.

La révolution, un accélérateur de « diasporisation »30 ?

En ce qui concerne les Égyptiens, il est difficile de parler de diaspora, au sens strict, car les « communautés » à l’étranger sont très éclatées et peu structurées, à l’exception des coptes (Pagès-El Karoui, 2012b ; Severo et Zuolo, 2012). Au début du processus révolutionnaire, on a pu penser que les changements politiques en cours auraient permis d’amorcer un processus de diasporisation autour de références nationales communes. Juste avant 2011, Mohamed El Baradei, ancien dirigeant de l’Agence internationale de l’énergie atomique et prix Nobel de la paix, était devenu une figure illustre des Égyptiens à l’étranger. Il s’était positionné comme un candidat alternatif à Moubarak, aux futures élections présidentielles, un défenseur des droits des émigrés : l’une des mesures phares de son mouvement National Assembly for Change était le droit de vote des Égyptiens de l’étranger (voir infra). En 2010, il avait réussi à mobiliser de nombreux Égyptiens lors de conférences à Londres, Washington, New York et Boston.

Après la chute de Moubarak, un sentiment prévaut, celui d’un lien entre les Égyptiens de l’étranger, tant aux États-Unis qu’au Qatar (Soudy, 2013). En France, l’idée de « faire communauté » fait son chemin, alors que c’était plutôt l’adage « Méfie-toi des Égyptiens à l’étranger » qui prédominait lors des entretiens réalisés avant 2011. Le même sentiment de ne « faire qu’un » en effaçant les diffé- rences qui a dominé pendant les dix-huit jours sur la place Tahrir, a pu animer les Égyptiens en France. S’opèrent des rencontres inédites entre Égyptiens de mondes différents, des sans-papiers du bâtiment avec des Égyptiens plus éduqués, étudiants ou cadres. L’appartenance commune est exaltée, même si les

30 Depuis les années 1990, le concept de diaspora a été utilisé très fréquemment pour évoquer toute forme de dispersion massive d’un groupe parvenant à maintenir des liens avec le territoire d’origine et le sens d’une identité commune au-delà de ce territoire. En découlent de multiples efforts de définitions de la diaspora, à partir de critères variés (dispersion, lien fort avec le pays d’origine et désir de retour, conscience de l’unité du groupe et mémoire collective, existence d’institutions permettant de relier entre eux les différents pôles de la diaspora et le territoire d’origine, etc.). Les travaux de Dufoix (2003) ont insisté sur la nécessité de dissiper la triple illusion de l’essence, de la communauté et de la continuité des diasporas, invitant à une analyse des processus d’identification, de différenciation et d’historicité de ces constructions sociales. C’est à ce dernier point que se réfère le processus de « diasporisation ».

157 Delphine Pagès-El Karoui

tensions sociales, politiques ou de genre restent vivaces : une jeune femme de la bourgeoisie égyptienne reçoit deux claques d’un marchand de légumes à qui elle a demandé de ne pas crier « Mort aux juifs » dans ses slogans31. La croyance dans le mythe de l’unité nationale existe, mais avec moins de conviction que sur la place Tahrir. À cela, plusieurs raisons. D’abord, parce que la peur de la répression en Égypte a alimenté cet imaginaire collectif ; en France, la peur était bien moins forte, même si pour les sans-papiers, manifester signifiait prendre le risque de se faire arrêter. Ensuite, parce qu’à Paris, les lieux d’expression du soutien au processus révolutionnaire ont été d’emblée multiples (comme en Égypte) : fontaine des Innocents à Châtelet, dans la continuité du mouvement tunisien qui s’était déjà rassemblé là ; place du Trocadéro ; ambassade d’Égypte (occupée pendant plusieurs jours) ; Belleville, etc. Mais aucun lieu n’a accédé au statut d’espace public iconique, comme la place Tahrir qui a incarné symbolique- ment le mythe unitaire.

Ces tensions ont été visibles dès le début : ainsi on a pu voir des manifesta- tions concurrentes qui partaient le même jour, de lieux différents. Autre exemple de tensions, dans une association franco-égyptienne créée pour soutenir la révo- lution égyptienne, des militants égyptiens n’acceptent pas la tutelle de certains responsables français ayant vécu en Égypte et s’estiment spoliés : « C’est notre révolution. On nous vole quelque chose »32. Très vite, le rêve d’unité s’effrite, l’ardeur révolutionnaire se transforme en « micromouvements »33, les associa- tions se déchirent et se divisent autour de deux ou trois membres, pris dans des luttes d’égos (Ricci, 2013). Ces clivages achèvent de se creuser après la destitu- tion de Morsi et les tensions de la société égyptienne s’exportent à l’étranger. À Paris, les incidents entre pro-Frères musulmans et les autres se multiplient et conduisent à la fermeture du centre culturel égyptien du boulevard Saint Michel. Lors d’une conférence à l’Institut du Monde Arabe (IMA), en octobre 2013, le romancier égyptien, Alaa Al-Aswany est violemment pris à partie par les partisans de Morsi, ce qui conduit les agents de la sécurité à l’évacuer de la salle. Si le souhait de s’organiser autour de l’appartenance commune à la nation égyptienne, un temps ébauché dans l’enthousiasme des premiers moments, n’est plus à l’ordre du jour, en revanche, émerge une nouvelle pratique politique transnationale : le vote à distance. Le vote des Égyptiens à l’étranger, une innovation post-révolutionnaire

Le renouveau des études sur le vote à distance dans le monde et en particu- lier dans le monde arabe (Lafleur, 2013 ; Collyer, 2014 ; Jaulin, 2014) se propage timidement à l’Égypte (El Baradei, 2012 ; Brand, 2013)34. C’est pourtant l’un des symboles forts de la transition politique, une traduction de ce nouvel imaginaire

31 Entretien à Paris en juin 2015. 32 Propos rapportés lors d’un entretien à Paris en juin 2015. 33 Entretien à Paris en juin 2015. Voir aussi Ricci (2013). 34 Cependant, les articles récents sur les élections égyptiennes post-2011 (Bianchi, 2012 ; Catusse, 2012 ; Rougier et Bayoumi, 2015) ne mentionnent jamais cette innovation post- révolutionnaire acquise en octobre 2011. En réalité, la loi 73 de 1953, amendée par la loi 173 de 2005, autorisait le droit de vote dans les consulats, mais rien n’avait été fait pour la mettre en application. Ce droit sera confirmé par la Constitution de 2012.

158 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ? de l’égalité des citoyens, même si le vote à l’étranger n’est pas forcément signe de démocratie et si l’élection du maréchal Sissi a arrêté net le processus de transition. Pour autant, ce nouveau droit pour les expatriés témoigne de l’élar- gissement des frontières, de la citoyenneté égyptienne et de la pugnacité de la société civile égyptienne, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, pour obtenir ce droit.

La traditionnelle méfiance envers les Égyptiens de l’étranger

La suspicion des autorités envers la loyauté des Égyptiens de l’étranger a toujours été forte, même si elle a pu varier légèrement selon l’autorité au pouvoir, après 2011, l’armée ou les islamistes. Dans la déclaration constitu- tionnelle de 2011, promulguée par le Conseil supérieur des forces armées, l’article 26 durcit les critères d’éligibilité du président en termes de nationalité : « Le président de la République qui serait élu devra être égyptien et descendant de parent égyptien, jouissant de ses droits civiques et politiques et ne devra pas porter ni lui ni ses parents une nationalité étrangère, ne pas être marié à une personne non égyptienne et ne pas être âgé de moins de quarante ans »35. Hazem Salah Abou-Ismael, un candidat salafiste au discours violemment anti- américain, en fera d’ailleurs les frais, au motif que sa mère, alors décédée, avait détenu un passeport américain. Le président du comité chargé de réviser la constitution explique ces critères par le fait qu’ils sont ceux des écoles militaires et doivent en conséquence s’appliquer au candidat présidentiel (Soliman, 2011).

Cette vision nationaliste (et militaire) de la citoyenneté paraît totalement inadaptée à la réalité migratoire égyptienne contemporaine. Elle est double- ment exclusive car elle écarte du récit national, à la fois les Égyptiens d’origine étrangère, qui en sont pourtant des acteurs à part entière, mais aussi les Égyptiens vivant à l’étranger, comme si le fait de quitter le territoire conduisait inexorable- ment à l’érosion du sentiment national. Cette position est critiquée par le polito- logue Samer Soliman qui s’engage pour l’intégration des Égyptiens de l’étranger, rappelant combien le développement de la Chine et d’Israël repose en grande partie sur les compétences de communautés expatriées et des binationaux :

« The “conspiracy” against Egyptians abroad continues. Frankly speaking, sidelining Egyptians living abroad is not because of doubts about their patriotism but because of their potential. They are “suspected” of being competent and therefore pose a threat to the quasi-talented in government positions. They are also “suspected” of not succumbing to the authorities or being guided to vote in a certain way because their living standards are high and they are beyond the reach of the state security agency that continues its operations under other names » (Hafez et Khaly, 2012 : 17).

La nouvelle Constitution égyptienne adoptée en décembre 2012, sous la présidence de Morsi supprime la nécessité que les parents du candidat ne soient pas des binationaux, mais le président ne peut toujours pas être un binational, ni être marié à une personne non égyptienne. En revanche, la contribution écono- mique des émigrés au développement de leur patrie est, elle, fortement encou- ragée. Enfin, lors de la dernière Constitution, votée en 2014, après l’éviction de Morsi, on revient à une vision encore plus restrictive, car ni le candidat, ni ses parents, ni son épouse, ne doivent avoir obtenu une autre nationalité.

35 URL : http://mjp.univ-perp.fr/constit/eg2011a.htm

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Les Égyptiens à l’étranger se mobilisent pour obtenir le droit de vote

En octobre 2011, la cour administrative a confirmé le droit de vote à distance, suite à deux procès, dont l’un intenté par un groupe d’Égyptiens vivant à l’étranger, dont la célèbre romancière Ahdaf Soueif, avec l’appui du Hisham Mubarak Law Centre. La mobilisation a été orchestrée sur les réseaux sociaux et notamment Twitter (avec le hashtag « #EgyAbroad » et « #right2vote »), afin de coordonner les actions en Égypte dans les divers pays d’accueil. En octobre 2011, plusieurs manifestations étaient organisées simultanément devant des ambas- sades et consulats à Londres, Washington, New York et Paris36. Ce nouveau droit a été acquis grâce à une intense mobilisation des citoyens égyptiens, à l’étranger comme en Égypte et il a modifié les relations qu’entretenaient les Égyptiens avec les institutions représentant leur État à l’étranger. Ils ont passé outre leur traditionnelle méfiance vis-à-vis de leurs ambassade et consulat et sont allés s’enregistrer massivement dans les ambassades, dans l’espoir d’avoir bientôt la possibilité de voter37.

Premières élections

Aux élections législatives 2011-2012, les Égyptiens à l’étranger ont pu voter pour la première fois : 355 500 votants sont inscrits dans 163 pays différents, dont 142 700 en Arabie saoudite. Contrairement à la Tunisie, ils ne disposaient pas de représentants : leur voix était reportée dans le district de leur dernière résidence en Égypte. Pour les présidentielles de 2012, le site officiel des élections égyptiennes38 indique que sur les 586 803 inscrits, 311 875 personnes ont effecti- vement participé au vote du premier tour. Ces chiffres de votants semblent bas, face aux millions d’Égyptiens qui vivent à l’étranger, mais il faut rappeler que la faible participation est une constante du vote à distance et de fait, le taux de participation est plus élevé à l’étranger qu’en Égypte : 53,6 % contre 47 % au premier tour, tandis que les taux convergent autour de 52 % pour le second tour (voir Tableaux 1 et 2). De plus, de fortes contraintes ont limité l’exercice de ce droit : d’abord, ne peuvent voter que ceux qui disposent d’une carte d’identité, ce qui n’est pas le fait de tout le monde, ensuite le nombre restreint de bureaux de vote limités aux ambassades et quelques consulats, empêche un grand nombre de votants de se déplacer, compte tenu de la trop grande distance. Enfin, les votants devaient présenter leur permis de résidence, ce qui exclut de fait les sans-papiers de l’élection.

36 El Gundy (2011) In an historic ruling, Egyptian court confirms voting rights for millions of expats, 25/10/2011, Ahramonline, [online]. URL: http://english.ahram.org.eg/ NewsContent/1/64/25116/Egypt/Politics-/In-a-historic-ruling,-Egyptian-court-confirms-voti. aspx 37 Pour autant, la méfiance vis-à-vis des autorités consulaires persiste après 2011, ce qui transparaît clairement dans les entretiens menés avec des Égyptiens en France et aux Émirats. 38 Site officiel du Haut Comité pour les Élections (HCE), en arabe : https://www.elections.eg/

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Tableau 1 : Élections présidentielles de 2012 (1er tour)39 Suffrages Taux de Vote Vote ancien Vote gauche exprimés participation islamiste régime Égyptiens de 311 875 53,6 % 62,7 % 21,3 % 15,9 % l’étranger Total Égypte 27 153 030 47 % 43,3 % 35 % 21,5 % Source : Données du Haut Comité pour les Élections. URL : http://pres2012.elections.eg/index.php/round1-results

Tableau 2 : Élections présidentielles de 2012 (2ème tour) Suffrages Taux de Morsi Shafiq exprimés participation Égyptiens de 301 720 53,3 % 74,9 % 25,1 % l’étranger Total Égypte 25 577 511 52 % 51,7 % 48,3 % Source : Données du Haut Comité pour les Élections. URL : http://pres2012.elections.eg/index.php/round2-results

L’enthousiasme des émigrés à exercer leur nouveau droit s’est traduit par de longues files d’attente devant les ambassades et consulats du monde entier, mais surtout dans les villes du Golfe qui abritent les plus grandes communautés égyptiennes. Comme les manifestations y sont interdites, les expatriés n’avaient pas pu exprimer publiquement jusqu’alors leur participation aux changements extraordinaires dans leur pays. Voilà donc une situation inédite : les Égyptiens donnant publiquement une leçon de démocratie aux pays du Golfe qui pourtant redoutent la « contagion » révolutionnaire. Parmi la quarantaine d’Égyptiens interrogés à Dubaï, une très grande majorité a participé aux élections, seules quelques femmes ont déclaré ne pas avoir voté et ne pas s’intéresser à la politique. En revanche, certaines personnes ont avoué s’être abstenues au deuxième tour de l’élection présidentielle, opposant Morsi, le candidat des Frères musulmans, à Shafiq, le représentant de l’ancien régime40. La traduction de cette abstention est que le nombre de voix diminue (voir Tableau 2).

Quels ont été les résultats du vote41 ? Les émigrés ont-ils voté différemment de leurs concitoyens ? L’hypothèse généralement admise est que les émigrés vivant dans des pays occidentaux auraient tendance à être plus libéraux que ceux vivant dans le Golfe, plus conservateurs (Fargues, 2011). Le cas de la Tunisie offre un contre-exemple : les électeurs de la diaspora ont suscité la surprise, car

39 Pour une plus grande lisibilité, ont été agglomérés sous « vote islamiste », les résultats de M. Morsi, AM. Aboul Fotouh, MS. al Awa, A. al Ashal ; sous vote « ancien régime ou fulûl » A. Moussa, A. Shafik, H. Khairallah, M. Galal, MF Eissa ; et pour la gauche, H. Sabahi, Kh. Ali, A. al Hariri, H. al-Bastawisi. 40 Général de l’armée de l’air, il a été Premier ministre de Moubarak en février 2011. 41 Sur le site Internet du Haut Comité pour les Élections, les résultats sont affichés par districts (markaz) pour les deux tours, ce qui correspond à un niveau détaillé, mais curieusement, les Égyptiens de l’étranger sont agglomérés. Pour cartographier le vote de la diaspora, on a utilisé des données constituées à partir de résultats parus dans la presse (cf. URL : http://egyptianchronicles.blogspot.fr/2012/05/egyelections-egyptian- expats-vote-round.html).

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les islamistes ont remporté des scores équivalents à l’intérieur, comme à l’exté- rieur, alors que la majorité vit dans des pays européens, notamment en France42. Dans le cas égyptien, l’hypothèse semble fonctionner, car le vote islamiste est plus important à l’étranger qu’en Égypte, les Égyptiens du Golfe et surtout de l’Arabie saoudite constituant la grande majorité des votants (cf. Carte 1)43. Mais, la situation varie d’un pays à l’autre. Le vote « islamiste » réussit ses meilleurs scores en Arabie saoudite, Bahreïn, Qatar et Oman, tandis qu’aux Émirats et à Koweït, son succès est plus mitigé, introduisant une nuance au sein des pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), trop souvent considéré comme une entité régionale homogène. Les partisans de l’ancien régime sont plus nombreux en Grèce, aux Pays-Bas, en Australie et aux États-Unis. Dans ces deux derniers pays, la présence de nombreux coptes, redoutant une victoire islamiste, a eu certainement un impact sur le scrutin.

Au deuxième tour, la tendance se confirme : les Égyptiens de l’étranger votent à 74,9 % pour Morsi, très peu de gouvernorats en Égypte obtiennent des scores aussi hauts (sauf des bastions des Frères musulmans, comme le Fayyoum), la moyenne étant de 51,7 %. En Arabie saoudite, des membres des Frères musulmans ont soudoyé des immigrés pauvres et les ont transportés en bus, pour voter, signe que les pratiques courantes de fraudes et de clientélisme perdurent selon deux de nos interlocuteurs44. Une contribution financière renforcée des émigrés

Les transferts d’épargne des émigrés atteignent 20 milliards de dollars en 2014 et représentent 7 % du PIB de l’Égypte qui est le premier pays arabe récepteur de remises et le sixième dans le monde. Le graphique 1 témoigne de la très forte hausse des transferts après 2011. Cette manne est devenue trois fois plus importante que les revenus du canal de Suez. On observe une hausse irrégulière dans les années 1970-1980, une stagnation dans les années 1990, après la guerre du Golfe qui a vu beaucoup d’Égyptiens rentrer chez eux et enfin, une forte hausse, à partir de 2004 dont la tendance est ralentie par deux événements, en 2009, suite à la crise économique de 2008, et en 2013, avec le retour de 300 000 migrants d’Arabie saoudite, conséquences des politiques de lutte contre l’immigration illégale.

Même si la hausse était enclenchée avant 2011, la révolution a visiblement joué un rôle crucial : le retour de certains migrants (Libye, Arabie saoudite, etc.) qui ont rapatrié leur argent a pu gonfler ponctuellement les transferts. Ces retours qui se traduisent ensuite par une baisse des remises ont été compensés par d’autres départs, tandis que les expatriés ont soutenu leur effort de soli- darité envers leurs proches, durement touchés par la crise économique qui n’a fait qu’empirer depuis 2011. Cette manne est particulièrement bienvenue à un moment où l’Égypte souffre cruellement de devises. Faut-il voir dans cette hausse le succès des initiatives qui se sont multipliées pour canaliser les

42 Voir l’article de Thibaut Jaulin dans ce numéro. 43 Les Égyptiens d’Arabie saoudite représentent 45 % des inscrits et ceux du CCG, 83 %. 44 Entretiens au Caire et à Dubaï en 2015.http://egyptianchronicles.blogspot.fr/2012/05/ egyelections-egyptian-expats-vote-round.html

162 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ?

Carte 1 : Le vote à distance des Égyptiens (1er tour de l’élection présidentielle de 2012)

Source : Compilation des résultats parus dans la presse. URL : http://egyptianchronicles. blogspot.fr/2012/05/egyelections-egyptian-expats-vote-round.html

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remises45 ? Plusieurs associations d’Égyptiens vivant à l’étranger ont organisé des campagnes de mobilisation : l’Egyptian American Cultural Association (EACA) a lancé des appels de fonds pour soutenir les familles des martyrs (Soudy, 2013). Aux Émirats, la banque Misr a offert la gratuité des transferts d’argent pendant deux mois. La Banque centrale d’Égypte a ouvert un compte en banque où les Égyptiens de l’étranger pouvaient déposer de l’argent pour soutenir la bourse et améliorer les réserves de change du gouvernement (Abdelfattah, 2011). Ensuite, la politique de Morsi n’a pas dévié de ses prédé- cesseurs comme en témoigne la vidéo qu’il tourne en anglais à destination des Égyptiens travaillant à l’étranger46. Depuis, Sissi n’a cessé d’aller dans le même sens : lorsqu’il lance le projet du doublement du canal de Suez, il appelle à la participation de tous les Égyptiens et à la solidarité des expatriés.

Graphique 3 : Évolution des transferts d’épargne des émigrés égyptiens (1977-2014)

25000

20000

15000

10000 Flux de remises de Flux $ de millions en remises

5000

0

Source : Banque Mondiale. URL : http://www.worldbank.org/en/topic/ migrationremittancesdiasporaissues/brief/migration-remittances-data

45 Les expatriés ont aussi été incités à rentrer au pays pour soutenir le tourisme fortement affecté. 46 URL : https://www.youtube.com/watch?v=NPj0K6douaU

164 Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ?

Conclusion

Le bilan des conséquences du printemps arabe sur les migrations égyp- tiennes est très complexe à établir parce qu’on ne dispose pas de statistiques fiables pour les pays du Golfe, premier pôle d’attraction et qu’il varie en fonction des temporalités (par exemple, l’exode des Frères musulmans à l’automne 2013, suite à la destitution de Morsi), des groupes sociaux (proportionnellement, les coptes ont plus tendance à partir) et des pays de destination. Le champ migra- toire n’est pas vraiment déstabilisé par la révolution, même si de nouvelles restrictions apparaissent envers certaines destinations, en raison de la situation géopolitique en Libye ou de nouvelles politiques publiques dans le Golfe, qui répondent à la crainte de la diffusion de la contestation. Si 2011 ouvre indénia- blement un nouveau cycle de l’histoire des migrations égyptiennes, l’impact global est bien moindre qu’en Syrie, où les vagues de réfugiés conduisent à une crise humanitaire au Moyen-Orient, d’abord et, dans une moindre proportion, en Europe. Le retour à un autoritarisme et la situation économique fortement dégradée continueront à alimenter des départs, d’autant que le pays s’enferme dans un cycle de violences, avec une situation quasi insurrectionnelle dans le Sinaï et une instabilité généralisée, où les problèmes de sécurité deviennent plus prégnants.

Le moment post-2011 correspond à une nouvelle période pour l’émigration égyptienne, qui se traduit par l’intensification des pratiques transnationales, par un processus interrompu de « diasporisation », et plus globalement par une visibilité accrue des communautés égyptiennes à l’étranger. La force des connexions transnationales a réactivé les liens qu’entretenaient les migrants ou leurs descendants avec leur patrie d’origine. L’émigration ne signifie donc pas une défection qui aurait fait disparaître toute loyauté envers le pays d’origine, pour reprendre les termes d’Hirschmann (1970) : l’obligation morale de parti- ciper au développement de son pays a été le moteur de nombreux retours dans les premiers temps et semble s’être traduite dans la hausse des remises. L’octroi du droit de vote à distance pour les émigrés témoigne de cet élargissement de l’imaginaire national, allant vers plus d’égalité entre les citoyens.

Contrairement à bien d’autres pays de la région qui ont vu l’effondrement de l’État, l’effritement du sentiment national et un retour aux identités primaires, le récit national égyptien ressort renforcé de la crise. C’est même un sursaut natio- naliste qui a permis le retour à l’autoritarisme. L’imaginaire national, revivifié par l’esprit de Tahrir, mais qui n’est aujourd’hui plus porté que par une petite poignée de militants, reste traversé par de profondes contradictions. L’option nationaliste a été adoptée par la grande majorité des Égyptiens, qui la considère comme le seul rempart contre le désastre qui règne sur tout le Moyen-Orient.

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168 Résumé - Abstract - Resumen

Delphine Pagès-El Karoui Le « printemps arabe » : une révolution pour l’émigration égyptienne ?

Cet article examine l’impact des révolutions arabes sur l’émigration égyptienne, selon les temporalités qui ont scandé la vie politique entre 2011 et 2015. Pendant cette période, sont apparus de nouveaux flux, motifs d’émigration (instabilité, insécurité) et pratiques transnationales (vote à distance). Le moment post-révo- lutionnaire s’est traduit par l’intensification des pratiques transnationales, par l’émergence ponctuelle d’un processus de diasporisation et, plus globalement, par une visibilité accrue des communautés égyptiennes à l’étranger. La force des connexions transnationales a réactivé les liens qu’entretenaient les migrants ou leurs descendants avec l’Égypte. L’émigration n’équivaut pas à une défection qui ferait disparaître toute loyauté : l’obligation morale de participer au développe- ment de son pays a été le moteur de nombreux retours dans les premiers temps. Pour autant, le champ migratoire égyptien n’a pas été entièrement bouleversé par les révolutions arabes. The Arab Spring: A Revolution for the Egyptian Emigration?

This article examines the impacts of Arab revolutions on Egyptian emigration, according to the diverse temporalities which have rythmed the political life of the country and the region between 2011 and 2015. New flows, new reasons for migration (instability, insecurity), new transnational practices (voting from abroad) have occurred. During the post-revolutionary period, transnational practices have gained momentum, a soon-aborted construction of a diaspora has emerged, and moreover, Egyptian communities abroad have become more visible. The strength of transnational connexions has reactivated links between migrants or their descendants with Egypt. Emigration doesn’t mean an exit which makes disappear all sense of loyalty: the moral obligation to participate to the development of their country has fuelled the return of many migrants in the early days of the revolution. Nevertheless, the Egyptian migration field has not been totally shaken by Arab revolutions. La «primavera árabe»: ¿una revolución para la emigración egipcia?

Este artículo examina el impacto de las revoluciones árabes en la emigración egipcia, según las temporalidades que han determinado el ritmo de la vida política entre 2011 y 2015. Durante este periodo han aparecido nuevos flujos, motivos de emigración (inestabilidad, inseguridad) y prácticas transnacionales (voto a distancia). El momento post-revolucionario se ha traducido en una inten- sificación de las prácticas transnacionales, a partir de la emergencia puntual de un proceso de diáspora y, de forma más global, a partir de una mayor visibi- lidad de las comunidades egipcias en el extranjero. La fuerza de las conexiones transnacionales ha reactivado los vínculos que mantenían los migrantes o sus descendientes con Egipto. La emigración no equivale a una deserción suscep- tible de hacer desaparecer toda lealtad: la obligación moral de participar al desarrollo del país fue el motor de numerosos retornos durante una primera etapa. A pesar de ello, el campo migratorio egipcio no ha sido completamente transformado por las revoluciones árabes.

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Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 171-185

Note de recherche

Participation politique des Égyptiens résidant en France : vers la construction d’une citoyenneté en migration ? Célia Lamblin1

Introduction

Au début de l’année 2011, l’Égypte a connu d’importants bouleversements qui ont conduit, après de fortes mobilisations, à la démission du président Hosni Moubarak, le 11 février 2011. La « révolution du 25 », comme la désignent les Égyptiens, fait référence aux dix-huit jours « d’expériences politiques inédites » (Ben Néfissa, 2011) au cours desquels des militants, mais aussi des « profanes » de la politique, se sont rassemblés pour exiger « la chute du régime » (El Chazli, 2012). Cette « révolution du 25 » marque également le point de départ d’une participation politique nouvelle des Égyptiens installés en France. Avant 2011, les rares manifestations concernant la situation politique égyptienne étaient des rassemblements qui dénonçaient les violences faites aux minorités religieuses, émanant d’associations coptes et d’institutions religieuses chrétiennes. En 2011, l’organisation de nombreuses manifestations dans l’espace public français, le développement de structures politico-associatives tournées vers la situation politique égyptienne et surtout la mobilisation des Égyptiens vivant en France pour obtenir le droit de vote et d’éligibilité, sont autant de signes qui attestent une participation politique inédite.

Nous examinerons dans cette note de recherche la façon dont les migrants égyptiens vivant à l’étranger, et plus particulièrement ceux résidant en France, participent à la définition d’une citoyenneté en migration, d’une citoyenneté « à distance » en quelque sorte. Cette citoyenneté permet de penser de manière combinée les mobilisations, l’acquisition de droits et l’usage qui en est fait par les populations. Si les émigrés égyptiens sont perçus comme une manne financière par l’État égyptien, leur implication dans la révolution égyptienne de 2011 révèle qu’ils peuvent également être une force politique aux répertoires d’actions multiples. Nous traiterons d’abord de la situation des Égyptiens en

1 Doctorante en sociologie, LPED/LAMES, Aix-Marseille Université, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, 5 rue Château de l’Horloge, 13090 Aix-en- Provence ; [email protected]

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France, puis de la constitution d’un espace politique égyptien en France et des formes de participation citoyenne transnationale et enfin de la participation électorale des Égyptiens votant en France. Une comparaison entre les résultats obtenus en France et en Égypte, par les candidats aux élections présidentielles de 2012 et de 2014, permettra d’interroger l’intérêt des migrants égyptiens pour les enjeux politiques institutionnels, dans un contexte de sortie de l’autorita- risme. On montrera que la participation électorale semble relever d’un autre registre, nous amenant ainsi à plaider pour une conception de la citoyenneté qui va au-delà de l’usage du bulletin de vote.

Pour cela, nous nous appuyons sur une enquête menée à Paris2 où nous avons réalisé vingt-sept entretiens semi-directifs auprès de migrants égyptiens impliqués dans certaines organisations : Association des Jeunes Égyptiens du 25 janvier à Paris, Organisation Franco-Égyptienne des Droits de l’Homme (OFEDH), Solidarité Copte, Collectif Voix d’Égypte, partisans des groupes poli- tiques Al-Doustour3 et Tayar Shaabi4, membres de la campagne Tamarrod5. Des observations participantes ont également été faites lors de rassemblements, de manifestations ainsi que dans des lieux de sociabilités (cafés, restaurants et domiciles des enquêtés). Le croisement entre l’exploitation de données quanti- tatives inédites concernant les résultats électoraux et les données qualitatives récoltées permet de contribuer au développement des travaux portant sur les parcours d’engagement et les comportements électoraux à distance (Catusse, 2012 ; Dedieu et al., 2013 ; Jaulin, 2014).

La situation des Égyptiens en France : diversité des profils migratoires et faible participation politique avant 2011

Si, depuis les années 1970, l’émigration égyptienne s’oriente majoritairement vers les pays du Golfe (Gruntz, 2013), l’Europe s’affirme, depuis les années 1990, comme une destination secondaire qui attire de plus en plus d’Égyptiens (Zohry et Debnath, 2010). Les estimations des effectifs des Égyptiens présents en France varient du simple au double selon les sources. Si l’Insee, d’après le recensement, estime en 1999 à 16 386 le nombre d’immigrés égyptiens, à 8 208 le nombre d’étrangers égyptiens et à 7 766 ceux qui ont acquis la nationalité française, les données du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Main- d’œuvre et de l’Émigration indiquent qu’environ 160 000 Égyptiens résidaient en France avant 2011 (Zohry, 2013).

2 Doctorante en sociologie, depuis octobre 2013 à l’université d’Aix-Marseille, sous la direction de Sylvie Bredeloup (IRD-LPED) et Sylvie Mazzella (CNRS-LAMES), nos recherches portent sur les migrations égyptiennes en France. Elles sont réalisées dans le cadre du laboratoire d’excellence LabexMed, « Les sciences humaines et sociales au cœur de l’interdisciplinarité pour la Méditerranée » et bénéficient d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche. 3 Al-Doustour (La Constitution), créé en septembre 2012 par Mohamed El Baradei, est un parti de gauche démocrate. 4 Créé en juillet 2012 par Hamdin Sabahi, Tayar Shaabi (Le courant populaire) est un parti de gauche qui se revendique du nassérisme. 5 Initiée en Égypte le 1er mai 2013, la campagne Tamarrod (Rébellion) visait à récolter des signatures pour demander la démission du président islamiste Mohamed Morsi.

172 Participation politique des Égyptiens résidant en France

Plusieurs profils migratoires sont identifiables. Des hommes jeunes, souvent sans titres de séjour français, issus de classes moyennes, originaires des zones rurales (delta du Nil et gouvernorat du Fayoum) travaillent dans les secteurs du bâtiment, de la restauration rapide et des marchés alimentaires (Bouillon, 2005 ; Muller-Mann, 2005 ; Saad, 2005). Les « pionniers » arrivent des villages du Delta dans les années 1970, beaucoup ont épousé des femmes françaises et paraissent aujourd’hui bien mieux insérés que ceux arrivés plus récemment. En effet, la mise en place de visas et la fermeture des frontières ont contraint les migrants à s’appuyer davantage sur les réseaux égyptiens pour trouver emploi et/ou logement. Contrairement à leurs aînés, les plus jeunes connaissent davantage de difficultés pour s’insérer dans la société : ils vivent en moyenne plus longtemps en colocation avec des compatriotes, ils ont moins de contacts avec des Français, ils apprennent plus difficilement la langue française, se marient plus tardivement. Lafargue (2002) remarque que les plus vieux ne sont pas toujours disposés à aider les nouveaux arrivants. On précisera aussi que dans les années 1970, de nombreux opposants au régime de Sadate et/ou à la montée des courants islamistes se sont établis en France6. Le choix de la France fait aussi écho, pour beaucoup, à une scolarité suivie en langue française dans des établissements prestigieux en Égypte ainsi qu’à une éducation que l’on peut qualifier de « libérale ». Issus des classes moyennes supérieures urbaines, ces migrants évoluent en France dans des réseaux distincts de leurs compatriotes moins diplômés, leur insertion étant moins dépendante des réseaux égyptiens. Les étudiants en mobilité qui arrivent actuellement dans les établissements français par les dispositifs Campus France ou les bourses d’études délivrées par les gouvernements français ou égyptien connaissent des modalités d’insertion similaires.

La distance perceptible entre les différents « cercles » égyptiens s’appré- hende également au travers des liens avec l’État égyptien (Pagès-El Karoui, 2012) qui n’a que peu de contacts avec ses ressortissants. Seules quelques personnes gravitent autour des autorités consulaires, notamment depuis la volonté de l’État égyptien de se rapprocher économiquement de ses ressortissants à l’étranger. En 2010, le régime d’Hosni Moubarak avait organisé par l’intermédiaire du consulat des voyages en Égypte pour les enfants des Égyptiens installés en France, mais également pour des Égyptiens susceptibles de mettre leurs compé- tences au service d’une coopération entre les deux pays.

Du point de vue politique, dans la période qui précède la révolution, les réseaux d’opposition au régime n’existent pas en France et la question de la représentation politique des Égyptiens à l’étranger n’apparaît pas comme une priorité7. L’absence de transparence dans les élections précédentes en Égypte (Ben Nefissa, 2005) est présente dans le discours des migrants contestataires et s’avère être un frein important à leur mobilisation sur cette question. En région parisienne, deux associations constituent un réseau politique proche du pouvoir en Égypte et de ses représentations locales, ambassade et consulats à Paris et à Marseille. La première, créée en 2005, avait été impulsée par le consulat

6 Si dans leurs discours, les raisons de la migration sont d’abord politiques, leurs instal- lations s’accompagnent pourtant d’une forme de désengagement politique. 7 Mohamed El Baradeï, prix Nobel de la paix en 2005, avait déjà demandé en 2010 cette représentation politique.

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égyptien à Paris, en organisant l’élection du président de la « communauté égyptienne en France »8. La participation avait été très faible et visait surtout à asseoir la notabilité d’un entrepreneur économique important en région pari- sienne. En juillet 2006, une seconde association, l’Union démocratique égyp- tienne en France, avait été créée dans le but de « soutenir et collaborer avec le Parti National Démocratique en Égypte »9, le parti du président au pouvoir, Hosni Moubarak. C’est par le biais de relations interpersonnelles (familiales, profes- sionnelles, géographiques) que les informations circulaient et que les initiatives culturelles (repas et concerts) s’organisaient.

Comme le déclare Mahmoud arrivé en 1974 et élu président de « la commu- nauté des Égyptiens de France » :

« Quand il y a quelqu’un qui demande quelque chose, si je peux aider, je l’aide. Je reçois beaucoup d’Égyptiens. Quand il y a quelqu’un qui a des problèmes avec le consulat pour faire des papiers, j’appelle pour faire le nécessaire. Un Égyptien qui meurt, le consulat ne fait rien, je fais le nécessaire… J’aide beaucoup les Égyptiens mais malheu- reusement, beaucoup d’Égyptiens ont changé leurs réflexions après le 25 janvier 2011, la Révolution… c’est plus comme avant »10.

Les statuts et le pouvoir des notables ont été quelque peu remis en question et Mahmoud d’ajouter :

« […] Beaucoup sont devenus malpolis, ils ne sont pas gentils, ils ont changé complè- tement et ils font des manifestations contre les… les…, contre le peuple égyptien, contre l’armée égyptienne, contre la police égyptienne, contre le président égyptien comme hier, le président il était là ou avant-hier. Ils sont partis devant l’hôtel [où il logeait à Paris], ils ont commencé à insulter le président, c’est pas des Égyptiens qui… moi je trouve qu’ils ne sont pas des Égyptiens ».

Lorsqu’en janvier 2011, les mobilisations prennent de l’ampleur, des milliers de personnes manifestent dans les grandes villes égyptiennes, des rassemble- ments ont lieu à Paris, durant les dix-huit jours qui précèdent le départ de Hosni Moubarak. Des groupes Facebook se constituent sur la toile et des milliers de photographies circulent, attestant le soutien porté aux manifestants en Égypte. C’est la première fois que les Égyptiens vivant à l’étranger sont aussi visibles en France. Les grands médias français publient de nombreux reportages et inter- views11 .

Vers un nouvel engagement citoyen transnational ?

Des structures associatives et des collectifs naissent de la rencontre des Égyptiens installés en France depuis plusieurs années, qui étaient jusqu’alors surtout insérés dans des réseaux de sociabilités liés à leurs activités profession-

8 Entretien réalisé avec le président de l’association, dans son bureau, le 26 novembre 2014. 9 Consultation du Journal officiel en octobre 2013. 10 Entretien réalisé le 26 novembre 2014 dans son bureau. 11 Articles dans Le Parisien, Le Figaro. Interviews télévisées sur ITélé, BFM, TF1, France 2. Interventions radiophoniques à France Info, France Inter, France Culture.

174 Participation politique des Égyptiens résidant en France nelles ou à leurs réseaux familiaux. Certaines de ces associations ont déposé des statuts en préfecture et recrutent des adhérents, alors que des groupes informels se retrouvent dans des cafés. Les activités organisées sont diverses et s’adressent à des publics hétérogènes. Au fil des rencontres et des débats, les perspectives données à leurs mouvements prennent des directions différentes et aboutissent à une fragmentation de cet espace politique nouvellement créé.

Jusqu’en 2011, les Égyptiens vivant à l’étranger étaient privés de leur droit de vote. Ils bénéficiaient tout de même d’une attention particulière relative à leurs activités économiques et à la manne financière que celles-ci représentaient pour l’Égypte. Avec l’obtention du droit de vote, un tournant s’opère puisque le pouvoir politique égyptien met à leur disposition des moyens sophistiqués pour leur permettre de participer aux échéances électorales. L’essor des campagnes citoyennes des Égyptiens en France

Depuis le 25 janvier 2011, de nombreuses manifestations ont été organisées en France. Les participants sont des hommes, des femmes, originaires des villes et des campagnes égyptiennes, appartenant à toutes les classes sociales, venus pour travailler ou pour étudier et qui se trouvent dans des situations administra- tives très diverses. Malgré toutes ces distinctions, tous se retrouvent, drapeaux attachés sur le dos ou dessinés sur les joues, tous et toutes se rassemblent et s’organisent parce qu’ils sont Égyptiens. Pendant plusieurs mois, les rassem- blements vont être communs, montrant une volonté de représenter « un peuple égyptien uni ». Cette apparente homogénéité va peu à peu s’effriter, laissant apparaître une pluralité de positionnements politiques aux registres d’actions divers.

Le président de l’association des Jeunes du 25 janvier à Paris explique la fragmentation de ce nouvel espace politique :

« Au début en fait jusqu’aux élections présidentielles et même après les élections présidentielles de 2012, on va dire jusqu’au mois d’août 2012, on s’entendait tous super bien, on faisait plein de choses ensemble. Juste après, on a vu venir Morsi, exclusion, c’est chacun de son côté. C’est vraiment chacun défend ses intérêts, nous c’est la lutte ; eux, c’est pas comme nous, etc. »12.

Depuis les rassemblements pour dénoncer les violences faites aux femmes et aux coptes, jusqu’à l’emprisonnement et à la répression des opposants politiques, les Égyptiens n’ont eu de cesse d’afficher dans l’espace public leurs positions politiques. Lors de la campagne Tamarrod, plus de 2 000 signatures ont été envoyées de France pour demander le départ du président Mohamed Morsi du pouvoir. Des conférences ont été organisées pour expliquer la situation politique en Égypte. En janvier 2014, après la célébration de l’anniversaire de la révolution, un groupe d’activistes s’est même rendu au bureau militaire égyptien présent à Paris pour dénoncer le retour de l’armée au pouvoir. Ces actions souvent non déclarées en préfecture, et relayées grâce aux réseaux sociaux, témoignent d’une volonté de participer à la politique égyptienne. Enfin, lors de la visite du président Sissi en novembre 2014, plusieurs rassemble-

12 Entretien réalisé le 17 octobre 2013, dans un café du 18e arrondissement à Paris.

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ments ont été organisés par ses défenseurs, comme par ses opposants, laissant entrevoir là encore des manières de participer à la vie politique au-delà des moments électoraux.

Puis, les mobilisations collectives dans l’espace public ont baissé d’intensité, laissant davantage de place à des engagements sur la toile, sur Facebook ou Twitter notamment, avec le partage d’articles et la multiplication d’échanges, de débats et de commentaires sur la situation politique. Si la dynamique politique en France est indéniablement liée aux évolutions politiques en Égypte, on peut aussi se demander quels sont les liens entre la plus ou moins grande mobilisa- tion dans la rue des Égyptiens en France et les enjeux que représente la partici- pation aux élections. L’obtention du droit de vote et d’éligibilité des Égyptiens à l’étranger

Le 26 mai 2011, le mot-clé #EgyptiansRigth2vote apparaît pour la première fois sur le réseau Twitter. En deux semaines, plus de 500 tweets sont consacrés à l’obtention du droit de vote à l’étranger (Severo, 2013). Des rassemblements sont alors organisés à Paris, mais aussi devant les ambassades de grandes villes européennes et nord-américaines avec pour objectif que les Égyptiens puissent exercer leurs droits politiques en dehors du territoire national, tout en s’appuyant sur la législation en vigueur en Égypte.

En effet, depuis l’adoption de la Constitution en 1971, sous la présidence d’Anouar Al Sadate, la liberté de circulation est autorisée par l’article 52 et stipule que « les citoyens ont droit à l’émigration permanente ou provisoire à l’étranger »13. En 1983, la première loi sur l’émigration est publiée et l’attention se porte sur les remises des émigrés. Les migrants qui réinvestissent ou placent leur argent en Égypte sont exemptés de taxes et d’impôts. Ils sont ainsi traités au même titre que les investisseurs étrangers. Si l’État s’intéresse à la captation de la manne financière des remises et soutient l’engagement économique des migrants, il n’entend pas du tout leur accorder de rôle politique. Bien au contraire, dans la déclaration constitutionnelle du 30 mars 2011, il est stipulé que « Le président de la République qui serait élu devra être égyptien et descendant de parents égyptiens, jouissant de ses droits civiques et politiques et ne devra pas porter ni lui ni ses parents une nationalité étrangère, ne pas être marié à une personne non égyptienne […] »14. Même s’il est explicitement énoncé que toutes les personnes ayant la nationalité égyptienne sont, de fait, citoyennes et bénéficient à ce titre d’une égalité de traitement, il n’en reste pas moins que ce droit est remis en cause, par la loi elle-même (exclusion du droit d’éligibilité aux détenteurs de plusieurs nationalités).

Dans la Constitution adoptée en décembre 2012, la formulation « Égyptiens vivant à l’étranger » est clairement mentionnée à l’article 56. Par ailleurs, les conditions de nationalité pour les parents du président sont supprimées. Dans la seconde Constitution adoptée en 2014, après le départ forcé du président

13 Le texte de la Constitution de 1971 est traduit et disponible en ligne : http://mjp. univ-perp.fr/constit/eg1971i.htm 14 Article 26 de la Déclaration du 30 mars 2011. Disponible en ligne : http://mjp.univ-perp. fr/constit/eg2011a.htm#pr

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Mohamed Morsi, une place plus conséquente est accordée aux Égyptiens vivant à l’étranger. L’article 23 étend les droits et la participation de ces derniers dans l’innovation technologique et la recherche scientifique15. Des moyens tech- niques (boîtiers de vote) sont également mis à la disposition des représentants à l’étranger, à partir de 2014, pour que les bureaux de vote installés dans les ambassades et les consulats soient directement « connectés » à l’Égypte.

La participation électorale des Égyptiens en France : hétérogénéité de pratiques et contributions politiques disparates

Ben Néfissa (2014) indique que le changement le plus important depuis la révolution du 25 janvier 2011 est l’arrivée dans le jeu politique « d’un acteur encore inexistant ou dominé : le corps électoral ». On ne peut que regretter qu’aucune enquête n’ait été menée à la sortie des bureaux de vote en France pour étudier les comportements électoraux et constituer une base de données sur les caractéristiques sociales des votants égyptiens. Ainsi, s’il n’est pas possible de connaître avec exactitude les profils des participants aux scrutins, un certain nombre d’indices permet d’avoir une idée de ceux des non-votants et de fournir une première analyse des résultats obtenus en France aux diverses élections. Une faible participation des Égyptiens en France aux élections égyptiennes ?

Depuis l’amorce du processus révolutionnaire, les Égyptiens sont allés plusieurs fois aux urnes – élections législatives en 2011-2012, élections prési- dentielles de 2012 et 2014, référendums de 2012 et 2014 et récemment élections parlementaires de 2015 – laissant apparaître « l’apprentissage d’une nouvelle citoyenneté électorale » (Rougier et Bayoumi, 2015 : 165). Cependant, les migrants égyptiens n’ont pu voter qu’à partir des élections présidentielles de 2012. À cette occasion, un écart important a été constaté entre les estimations du nombre de ressortissants installés à l’étranger – 6 475 517 personnes soit 8 % de la population totale d’Égypte (Zohry, 2013) – et le nombre de votes récoltés pour les élections. Selon le site officiel du Haut Comité aux Élections16, plus de 600 000 personnes se sont enregistrées à l’étranger lors des élections de juin 2012, indiquant ainsi que le vote n’est pas une priorité pour les Égyptiens expatriés. Cependant, en France, les formes de participation institutionnalisées attirent de plus en plus l’intérêt des Égyptiens (Tableau 1), tandis que les modes d’expression politique dans la rue diminuent.

15 Traduction officielle de l’État égyptien. Disponible en ligne : http://www.sis.gov.eg/ Newvr/2014.pdf 16 Cf. https://www.elections.eg

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Tableau 1 : Nombre de votants égyptiens aux élections de 2011 à 2014 en France

Référendum constitutionnel de mars 2011 Pas de droit de vote

Élections législatives de novembre 2011-janvier 2012 Pas de droit de vote

Référendum Constitution de décembre 2012 Pas de droit de vote

Élections présidentielles de juin 2012 3 249

Référendum Constitution de janvier 2014 2 092

Élections présidentielles de mai 2014 6 796

Source : Résultats consulaires non publiés, 2012, 2014.

Le travail qualitatif permet d’apporter un certain nombre d’éclairages, grâce aux témoignages recueillis auprès de migrants installés en France. Tout d’abord, la faible participation semble pouvoir s’expliquer par deux types de facteurs. Premièrement, il faut évoquer des raisons techniques qui relèvent des disposi- tifs mis en place pour voter. Lors des deux premiers votes (présidentielles en 2012 et référendum en 2014), les votants devaient d’abord s’inscrire sur Internet, une démarche qui n’était pas forcément accessible à tous. Si le cadre législatif prévoyait que tous les Égyptiens résidant à l’étranger puissent voter, seuls les détenteurs de nouvelles cartes d’identité, munies d’un code à barres permettant l’identification (El Baradei et al., 2012) pouvaient le faire, ceux qui ne détenaient que leur passeport en étaient exclus. Une fois enregistrés, les votants pouvaient se rendre à l’ambassade ou au consulat pour voter. Si la personne ne pouvait pas se déplacer, elle pouvait également télécharger le bulletin de vote sur Internet. Celui-ci devait ensuite être placé dans une enveloppe fermée puis glissée dans une seconde enveloppe dans laquelle une preuve de vie à l’étranger devait être ajoutée. L’ensemble était ensuite envoyé aux ambassades ou aux consulats qui étaient eux-mêmes chargés de comptabiliser les votants (El Baradei et al., 2012).

On imagine aisément combien ces mesures représentent une limitation de l’accès au droit de vote. Tout d’abord, tous les Égyptiens n’avaient pas les nouvelles cartes d’identité nécessaires à l’enregistrement. Ensuite, on peut supposer que tous les Égyptiens vivant à l’étranger ne souhaitaient pas avoir de liens avec leurs ambassades, surtout lorsqu’ils n’avaient pas de titres de séjour valides. Enfin, une personne isolée fréquentant peu les cercles de sociabilité « politisés » pouvait se trouver quelque peu désemparée face à ces démarches complexes. Une enquête réalisée par questionnaire envoyé sur Internet en 2012 indique que 66 % des répondants qui n’ont pas participé au vote de 2012 se justifient par le fait que « le vote était trop compliqué » (El Baradei et al., 2012). L’ensemble de ces conditions amène donc à rattacher la progression du nombre de votants, entre juin 2012 et mai 2014, au processus de simplification des procédures d’inscription comme cela a été le cas pour les Tunisiens installés à l’étranger (Jaulin, 2014). Effectivement, lors des élections présidentielles de

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2014, des machines pour le vote électronique ont été installées dans l’ambas- sade à Paris et dans le consulat à Marseille, où les votants égyptiens étaient inscrits ce qui les dispensait d’une pré-inscription. Ces deux bureaux de vote correspondent aux deux seuls lieux des institutions consulaires qui, elles- mêmes, coïncident avec les principales zones d’installation des Égyptiens en France.

Toujours selon la même enquête, 30 % d’entre eux disent également avoir ouvertement boycotté le scrutin. Les raisons politiques, ou tout simplement le désintérêt de la politique, représentent le second facteur explicatif de l’intérêt limité porté aux enjeux électoraux. Des travailleurs rencontrés dans les villes de Marseille et Paris ont expliqué que leur seul objectif était de gagner de l’argent. C’est notamment le cas de Shérif arrivé en 1998 à Marseille. Il travaille d’abord dans le bâtiment, puis des problèmes médicaux l’amènent à travailler dans le snack de son oncle. De retour en 2005, dans son village du Delta, il épouse une jeune femme avec qui il aura un enfant. Quinze ans après sa première arrivée en France, il ouvre son propre snack avec un de ses cousins. Lorsqu’est évoquée la situation politique, il explique :

« Déjà en Égypte, je ne m’occupais pas de la politique alors depuis que je suis ici… de toute façon, je ne peux rien faire d’ici »17.

Son engagement, il le destine davantage à sa famille restée dans son village d’origine. Tous les mois, il envoie de l’argent à son père qui se charge de faire vivre au quotidien sa famille et de gérer son patrimoine immobilier par l’acqui- sition de nouveaux biens qu’il loue pour des activités commerciales. Une participation croissante, mais un changement d’électorat ?

Alors qu’en Égypte, la participation lors de la présidentielle de 2014 a été plus faible que lors de celle de 2012 (Ben Néfissa, 2014 : 25), on observe une dynamique inverse en France dans laquelle le nombre de votants a augmenté passant de 3 249 votants en 2012 à 6 796 votants en 2014. Pour autant, les votants sont-ils les mêmes ? En effet, la quasi-totalité des enquêtés rencontrés dans les manifestations ou dans les réseaux liés à la dynamique politique égyptienne, sont allés voter lors des élections de 2012, mais ne se sont pas déplacés pour les présidentielles de 2014. L’ensemble des acteurs mobilisés dans les mani- festations et rassemblements en 2011, 2012 et 2013, qu’ils soient en situation irrégulière ou non, ont en très grande majorité participé à l’élection présiden- tielle de 2012, qui a été la première élection à laquelle les Égyptiens vivant à l’étranger ont pu participer. Ce vote apparaissait comme partie intégrante de leur engagement politique depuis deux ans. La pluralité des candidatures en 2012 avait donné l’impression qu’une nouvelle période démocratique était en train d’advenir. Mais le retour de l’armée aux affaires, après l’éviction du président Mohamed Morsi, le 3 juillet 2013, le déroulement de la campagne présidentielle de 2014 et la victoire annoncée du maréchal Sissi a contribué à démotiver celles et ceux qui s’étaient jusqu’alors battus pour une pluralité politique et un régime démocratique. Le résultat obtenu par Sissi (96,9 %) a renvoyé la vie politique égyptienne à une période que beaucoup d’activistes pensaient terminée.

17 Entretien réalisé le 10 décembre 2013 au domicile de l’enquêté à Marseille.

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Dans ce contexte, on pourrait avancer l’idée que les votants de 2012 seraient, dans une large mesure, des personnes largement engagées dans la dynamique politique. D’ailleurs, Ben Néfissa (2014) note une certaine versatilité de l’électorat égyptien : si 20,7 % des voix se portent sur le candidat Hamdin Sabahi en 2012, ce dernier ne récolte que 3 % des voix en 2014. Dans le cas français, la même observation peut être faite puisque Hamdin Sabahi passe de 22,65 % des voix en 2012 à 7,5 % en 2014. S’agit-il d’un transfert de voix, du passage d’un candidat à l’autre ou d’un changement d’électorat ? Beaucoup d’acteurs ont évoqué leur volonté de boycotter les urnes à la suite du 3 juillet 2013.

Le contexte répressif en vigueur en Égypte depuis la reprise en main du pouvoir par l’armée, mais également les arrestations de militants « sans- papiers » en France18, expliquent en partie la diminution des mobilisations de rue. Dans le même temps, la remise en cause de la souveraineté électorale le 3 juillet 2013 est apparue pour beaucoup comme « un traumatisme qui devrait conduire les Égyptiens à ne plus faire confiance à l’institution électorale » (Ben Néfissa, 2014 : 25). Une comparaison entre résultats obtenus en France et en Égypte : retour sur l’usage du bulletin de vote

Il apparaît tout d’abord hasardeux de prétendre dresser le bilan des positions politiques des Égyptiens vivant en France, compte tenu du nombre de votes exprimés au regard des estimations de la population égyptienne en France. À cela s’ajoute le fait que nous ne disposons d’aucune caractéristique sociale concernant les votants et donc qu’il est impossible de savoir s’ils sont « repré- sentatifs » de l’ensemble de la population égyptienne en France.

La comparaison avec les résultats des élections présidentielles de juin 2012 et de 2014 obtenus par les candidats en Égypte et en France amène à considérer la façon dont l’expérience migratoire peut influencer le comportement électoral. Alors qu’en Tunisie la plupart des partis obtiennent un pourcentage de voix presque identique à l’étranger et en Tunisie (Jaulin, 2014), les scores diffèrent en France et en Égypte. À l’issue du premier tour, Mohamed Morsi obtient 24,66 % des voix en Égypte, contre seulement 11,58 % en France. Le candidat des Frères musulmans arrive en tête du scrutin en Égypte et en cinquième position en France. Comment expliquer des résultats si différents ? Tout d’abord, l’organi- sation des Frères musulmans, créée en 1928, constitue la force d’opposition la plus organisée en Égypte avant 2011, fortement réprimée sous les présidences de Nasser, Sadate et Moubarak. Ensuite, leurs actions caritatives et l’implanta- tion dans une « économie symbolique du désintéressement » (Vannetzel, 2014 : 29) ont contribué à faire de cette organisation, un acteur important distinct du personnel politique de l’ancien régime. Enfin, les victoires accumulées lors des précédents scrutins en ont fait une instance politique capable d’organiser la

18 Le 28 janvier 2014, huit Égyptiens « sans-papiers » ont été arrêtés et conduits au poste de police, suite à une manifestation (non déclarée en préfecture) devant le bureau militaire égyptien à Paris. Cinq d’entre eux ont reçu des Obligations de quitter le territoire français (OQTF).

180 Participation politique des Égyptiens résidant en France

Encadré 1 : Profils des principaux candidats

Hamdin Sabahi : journaliste de formation, cet opposant politique qui se revendique du courant nassérien a fait plusieurs séjours en prison durant les présidences de Sadate et de Moubarak. Fondateur du parti de la Dignité en 1996, il est le co-fondateur du Courant populaire formé en 2012. Ahmed Chafiq : chef d’État-major de l’armée de l’air égyptienne en 1996, ministre de l’Aviation civile sous la présidence de Moubarak entre septembre 2002 et janvier 2011, il est Premier ministre de janvier à mars 2011. Lors de la campagne présidentielle, il est perçu comme le candidat du Conseil suprême des Forces armées qui dirige l’Égypte après la chute de Moubarak. Il se qualifie pour le second tour et perd face à Mohamed Morsi. Amr Moussa : avocat puis représentant de l’Égypte à l’ONU et ambassadeur en Inde, il a été ministre des Affaires étrangères de 1991 à 2001. Il occupe ensuite le poste de secrétaire général de la Ligue arabe de 2001 à 2011. Abdel Moneim Aboul Fotouh : médecin de profession, il a été porte- parole et membre de la direction des Frères musulmans. Il est exclu du parti quand il annonce sa candidature aux élections présidentielles et se présente donc comme un candidat « indépendant ». Mohamed Morsi : président du parti Liberté et Justice, créé en avril 2011, issu du courant des Frères musulmans qu’il représente lors des élections présidentielles de 2012. Il remporte le second tour avec 51,48 % des suffrages et devient le cinquième président égyptien. La campagne Tamarrod et la prise du pouvoir par l’armée mettront fin à sa présidence, après une année d’exercice du pouvoir.

Tableau 2 : Résultats du premier tour des élections présidentielles de 2012 en France et en Égypte

France Égypte Effectif % Effectif % Hamdin Sabahi 736 22,66 4 820 273 20,72 Ahmed Chafiq 706 21,73 5 505 327 23,66 Abdel Moneim Aboul Fotouh 690 21,24 4 065 239 17,47 Amr Moussa 630 19,39 2 588 850 11,13 Mohamed Morsi 385 11,85 5 764 952 24,78 Khaled Ali 36 1,11 134 056 0,58 Mohamed Selim El Awwa 32 0,98 235 374 1,01 Hisham El Bastawissi 29 0,89 29 189 0,13 Abul Ezz El Hariri 4 0,12 40 090 0,17 Mohamed Fawzi Eissa 1 0,03 23 889 0,10 Mahmoud Hossam El Din Galal 0 0 23 992 0,10 Hossam Khairallah 0 0 22 036 0,10 Abdullah El Ashal 0 0 12 249 0,05 Total 3 249 100 23 265 516 100 Source : Résultats compilés de la presse égyptienne. URL : http://egyptianchronicles. blogspot.fr/2012/05/egyelections-egyptian-expats-vote-round.html

181 Célia Lamblin

gestion des services sociaux dans les circonscriptions (Vannetzel, 2014)19. En France, les Frères musulmans sont relativement peu présents et très peu d’Égyp- tiens sont impliqués dans le courant qu’ils représentent. Cette situation pourrait expliquer en partie ce faible score.

Mohamed Morsi et Ahmed Chafiq, le candidat de l’armée qui obtient 21,73 % des voix en France (contre 23,66 % des voix en Égypte), sont les deux seuls principaux candidats qui enregistrent des pourcentages moins importants en France qu’en Égypte. Dans des périodes de transition, les électeurs à l’étranger ont tendance à rejeter plus fortement les partis de l’ancien système politique que les nationaux restés à l’intérieur du pays (Jaulin, 2014). Ainsi, ce premier scrutin présidentiel semble exprimer plus fortement le refus du retour aux anciennes formations politiques. Les membres des associations et des réseaux proches de l’ambassade et des consulats ont été sollicités pendant la campagne, pour soutenir Ahmed Chafiq. Un opposant a été menacé par des personnes proches du consulat : né en 1965 et arrivé en France en 1985 pour poursuivre ses études, Amr, militant nassérien en Égypte, dit avoir abandonné ses activités politiques en France jusqu’en janvier 2011, où il a rejoint le camp des opposants au régime, pour « faire pression de France et dans le même temps dénoncer la complicité du pouvoir français qui collaborait avec Hosni Moubarak »20. Il a dû porter plainte, suite à des menaces physiques, dans les premières semaines de la mobilisation.

Comment expliquer le score élevé de Hamdin Sabahi (22,65 %) en France en 2012 ? S’il a su agréger les courants nassériens et les militants sensibles aux revendications de la révolution – Pain, Liberté et Justice sociale –, ce candidat a pu aussi toucher ceux qui avant leur arrivée en France étaient de sensibilité nassérienne, en réactivant les réseaux d’opposition sur place. Ainsi Ahmed, arrivé à Paris en 1975, après avoir suivi des études au Caire où il avait côtoyé personnellement Hamdin Sabahi, explique, lors d’un entretien21, qu’il ne menait aucune activité politique en France, jusqu’à ce que le processus révolutionnaire s’enclenche. Il reprend alors contact avec ses anciens camarades pour tenter de redonner vie aux réseaux politiques jusqu’alors inactifs. Il rencontre également des jeunes impliqués dans l’organisation des manifestations. Après les élections présidentielles, représentant officiel du parti de Hamdin Sabahi en France dont il fonde l’antenne, il s’entoure d’une équipe composée de jeunes militants de la révolution et de personnes arrivées dans les années 1970 et 1980, marquées par le nassérisme.

Par ailleurs, à la marge de ces processus électoraux, des Égyptiens ont continué à s’inscrire dans le débat politique égyptien notamment en publiant sur les réseaux sociaux des vidéos et des photos à visée dénonciatrice. En se photographiant ou en se filmant sur la place du Trocadéro, face à la Tour Eiffel, ou devant les bureaux de vote lors des législatives de novembre 2015 avec des

19 En Égypte, la région du Delta représente environ 48 % des électeurs inscrits, les grandes villes – Le Caire, Alexandrie, Port-Saïd et Suez – (25 %), la vallée du Nil, au sud du Caire, (25 %), le Sinaï et le désert représentent le reste. L’analyse des résultats montre que le candidat Mohamed Morsi a été élu en grande partie avec les votes de la vallée du Nil (Rougier et Bayoumi, 2015). 20 Entretien réalisé le 9 février 2015 dans un snack. 21 Entretien réalisé le 2 mai 2015 dans un café à Saint-Denis.

182 Participation politique des Égyptiens résidant en France affiches de la campagne Bedaya22, des jeunes hommes qui se qualifient d’« acti- vistes » apportent leur soutien à des initiatives qui naissent en Égypte. Dans les cafés, les snacks, les appartements des uns et des autres, les discussions relatives à la situation politique égyptienne n’ont pas cessé. L’insertion dans des réseaux de sociabilités liés à l’installation dans un nouveau pays pousse fortement à prendre en considération l’influence des environnements profes- sionnels, des modes d’habiter, des lieux de partage des temps libres et des activités récréatives. Dans ce contexte, les groupes affinitaires constitués depuis la révolution du 25 apparaissent comme une clé de compréhension des dyna- miques politiques. Si les échéances électorales sont des moments importants de la vie politique, les activités périphériques aux bureaux de vote informent également de l’intérêt que portent les Égyptiens installés en France à la politique de leur pays d’origine.

Conclusion : une participation politique au-delà du vote

Il convient de penser plus généralement la question de la participation politique à la lumière des parcours et des carrières militantes lesquelles sont faites de continuités et de ruptures. Dans cette note de recherche, nous avons tenté de mener l’enquête, en conjuguant une approche compréhensive des parcours migratoires et une sociologie électorale. Si la participation aux élections est relativement faible au regard du nombre de migrants présents sur le territoire français, l’enquête qualitative réalisée montre que l’intérêt pour la politique se mesure autrement que par le vote. Les conditions d’accès au vote réduisent le nombre de votants potentiels. Si le nombre de votants a augmenté entre les élections présidentielles de 2012 et de 2014, les personnes qui se sont rendues aux urnes ne semblent pas être tout à fait les mêmes d’un scrutin à l’autre. L’analyse de la participation électorale et des mobilisations de rue montre que ces deux formes d’engagement ne sont pas équivalentes dans leurs effets politiques. En outre, alors que se manifeste une pluralité de manières de penser le politique, il existe aussi des représentations différentes de la citoyenneté : que l’on soit électeur, militant ou simple observateur, il n’en reste pas moins vrai que pendant les dix-huit jours avant la chute de Moubarak, les mobilisations ont été fortes et animées par une volonté commune de changement et une identification à l’appartenance égyptienne.

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22 Lancée en avril 2015, la campagne Bedaya (Début) a été présentée par l’un de ses fondateurs, Shérif Diad, comme étant « ni du côté des Frères, ni de l’Armée ». Elle vise à dénoncer la politique répressive du pouvoir en place et à promouvoir la participation politique des citoyens.

183 Célia Lamblin

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184 Résumé - Abstract - Resumen

Célia Lamblin Participation politique des Égyptiens résidant en France : vers la construction d’une citoyenneté en migration ?

Le processus révolutionnaire débuté en Égypte en janvier 2011 a fait émerger dans l’espace politique égyptien un nouvel acteur : l’électeur vivant à l’étranger. Cette note de recherche traite du vote à distance des Égyptiens installés en France. Elle se fonde sur une enquête réalisée à Paris et à Marseille, au cours de laquelle des observations et des entretiens ont été menés. L’hypothèse défendue est que l’intérêt des ressortissants égyptiens installés en France ne peut se mesurer par le nombre de votants aux élections. D’une part, l’étude des condi- tions techniques de vote à l’étranger dévoile l’ensemble des freins à l’exercice effectif du droit de vote. D’autre part, le travail qualitatif montre que les mobi- lisations électorales et les activités de rues ne se valent pas. Il n’existe pas une seule citoyenneté égyptienne, mais bien une pluralité de façons de se penser en politique : comme activiste, électeur et/ou militant, ces trois terminologies renvoyant à des modes d’agir parfois divergents. The Political Participation of Egyptians Living in France: Towards the Construction of a Citizenship in Migration?

The revolutionary process that began in Egypt in January 2011 has given rise to a new actor in Egyptian political space: the voter living abroad. This research note discusses remote voting Egyptians living in France. It is based on an ongoing field study conducted in Paris and Marseille, during which observations and interviews were conducted. The argument is defended that the interests of Egyptian nationals living in France cannot be measured by the number of voters in the elections. First, the study of technical voting conditions and devices esta- blished abroad reveals obstacles to effective exercising voting rights. However, this qualitative work shows that electoral mobilizations and political activities on the streets are not equal. There is not a unique Egyptian citizenship but a plurality of ways of thinking in politics: as activist, voter and/or militant, each terminology potentially referring to divergent ways of acting. La participación política de los egipcios viviendo en Francia: ¿hacia la construcción de una ciudadanía en la migración?

El proceso revolucionario iniciado en Egipto en enero del 2011 ha dado lugar, en el espacio político egipcio, a un nuevo actor: el elector que vive en el extranjero. Esta nota de investigación trata del voto a distancia de los egipcios establecidos en Francia. Se basa en un estudio realizado en París y Marsella, durante el cual se realizan observaciones y entrevistas. La hipótesis defendida es que los intereses de los ciudadanos egipcios que viven en Francia no se pueden medir por el número de votantes en las elecciones. En primer lugar, el estudio de las condiciones técnicas de voto en el extranjero revela el conjunto de obstáculos para el ejercicio efectivo del derecho de voto. Por otro lado, el trabajo cualitativo muestra que las movilizaciones electorales y las actividades en la calle no son iguales. No existe una sola ciudadanía egipcia, sino una pluralidad de formas de pensarse en política: como activista, elector y/o militante, estos tres términos hacen referencia modos de actuar a veces divergentes.

185

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 187-208

Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère » Guillaume Étienne1

Les catégorisations ethniques mettent bien souvent à mal les pratiques et les discours révélateurs des ancrages, en assignant à d’anciens migrants, mais aussi à leurs descendants, des origines géographiques qui en feraient des citoyens à part (De Rudder, 1998). Ces catégorisations fonctionneraient ainsi comme un jeu à somme nulle n’autorisant pas l’expression de plusieurs attaches. Pourtant les pratiques donnent bien souvent à voir d’autres réalités et les façons de faire ancrage tout comme les relations au territoire sont plurielles. Être d’ici ne revient pas au seul fait d’être né sur un territoire et, réciproquement, être né sur un territoire ne mène pas forcément à l’autochtonie. C’est pourquoi le couple autochtonie/allochtonie fait davantage référence à un processus qu’à des états (Detienne, 2001). Dans cette perspective, le présent article déplace le questionnement de l’« être d’ici » à celui du « devenir d’ici » pour celles et ceux qui conjuguent plusieurs attaches, depuis un village rural de la campagne berri- chonne jusqu’au territoire politique transnational qu’est désormais l’Europe.

À partir d’une étude ethnographique2 menée dans un village du Berry, je souhaite mettre en lumière un contexte singulier de construction de l’autoch- tonie où les relations sociales font intervenir d’anciens migrants portugais installés dans la région dans les années 1960, leurs enfants et conjoints, des « vieilles familles » du village et des habitants plus récemment installés. Je montre ainsi comment chacun de ces groupes, au-delà de la diversité des individus qui les composent, fait valoir, par différents procédés, une présence légitime et un sentiment d’ancrage au village et plus largement à la localité à travers leur investissement dans un pèlerinage local.

Ce pèlerinage est celui de Sainte-Solange en Berry, événement annuel du village éponyme. Il permet de célébrer une sainte catholique, mais aussi de dire ce qui est tacite le reste du temps, entre autres l’appartenance locale en même temps que l’appartenance portugaise. Nous verrons en quel sens les

1 Anthropologue, chercheur associé au laboratoire Citeres, Université François Rabelais, Département de sociologie, 3 rue des Tanneurs, 37041 Tours cedex 1 ; guillaume. [email protected] 2 Les observations ont été faites au cours de pèlerinages et lors de réunions d’organisa- tions depuis 2009 et se poursuivent actuellement. Les entretiens ont été effectués avec des participants au pèlerinage, clercs et laïcs, anciens migrants ou non. L’enquête est de plus complétée par l’analyse de la presse catholique ou généraliste locale et les archives du diocèse de Bourges.

187 Guillaume Étienne

appartenances décrites constituent des processus qui se construisent tant dans des pratiques que dans des discours pour une diversité de groupes d’acteurs en présence.

Dans un premier temps, je présenterai des éléments de contextualisation concernant le village, son pèlerinage et l’arrivée des migrants portugais dans la région. Puis je décrirai les différents types d’acteurs qui s’y investissent. Comment ces « vieilles familles » du village, ces habitants plus récemment installés et ceux que j’ai appelés les « Luso-Berrichons » font-ils valoir une autochtonie ? Enfin, j’analyserai plus particulièrement la situation des Luso- Berrichons et le processus d’« autochtonisation » entamé à partir de leur adoption de Sainte-Solange et plus généralement du Berry.

La place du pèlerinage dans la vie locale

Le village de Sainte-Solange tient son nom de la sainte bergère martyre du IXe siècle à laquelle un pèlerinage ancien rend hommage chaque lundi de Pentecôte. C’est ce pèlerinage que l’enquête s’est attachée à comprendre, notamment les aspects qui dépassent le champ religieux. Parmi ces aspects, celui de l’appartenance locale s’est révélé crucial puisque l’événement et son caractère désormais patrimonial constituent un lieu de légitimité quant à l’autochtonie proclamée ou supposée de certains participants. Comme dans d’autres pèlerinages d’attraction restreinte, celui-ci célèbre autant la localité que le saint qui en est le centre (Lautman, 1985). S’investir dans cet événement garantit un attachement à divers niveaux. Du nord du Portugal au centre de la France

À partir des années 1960, le département du Cher comme le reste de la France voit arriver les premiers migrants portugais et leur présence s’accroît en l’espace de quinze ans : de 594 en 1962, ils sont plus de 7 000 en 1975, représentant alors 2,2 % de la population du département. Certes le Cher n’est pas une impor- tante destination d’arrivée au regard de territoires comme la région parisienne ou Rhône-Alpes ou même d’autres départements de la région Centre comme l’Indre-et-Loire ou le Loiret où les Portugais sont plus nombreux. Toutefois, le Cher est une destination où les nouveaux arrivants se rendent directement pour la plupart d’entre eux et où ils s’installent durablement. Difficile aujourd’hui de chiffrer la présence des Portugais dans le département puisque ceux qui sont désignés, et qui se désignent ainsi, ne sont pas forcément d’anciens migrants ni ceux qui possèdent la nationalité portugaise. La « communauté portugaise », si tant est que les relations entre individus autorisent à convoquer cette expression, se base plus sur le sentiment d’appartenance que sur des critères de nationalité ; en témoigne le nombre de descendants ou de leurs conjoints qui s’en saisissent. Lors du pèlerinage de Sainte-Solange, le cortège réservé au folklore portugais représente plus de la moitié des participants, c’est-à-dire environ 200 personnes. La foule plus anonyme, qui regroupe ceux qui ne s’inscrivent dans aucun groupe constitué, comprend toutefois quelques indices plus ou moins discrets rappelant le Portugal, depuis les vêtements évoquant les équipes de football portugaises jusqu’aux tatouages. Qu’elles soient faites par les personnes du folklore portugais ou par les pèlerins non portugais, les estimations, peut-être excessives, s’accordent sur l’omniprésence portugaise. Même s’il est difficile,

188 Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère »

Carte 1 : Carte de localisation de Sainte-Solange dans le Cher

Crédit : F. Troin, 2012.

189 Guillaume Étienne

au regard du caractère labile des appartenances, de mesurer avec précision le nombre de « Portugais », ces estimations sont révélatrices d’une présence désormais incontournable lors du pèlerinage.

Venant majoritairement du nord du Portugal, les migrants portugais quittent des régions rurales souvent marquées par la pauvreté. Ils viennent s’installer dans des villes comme Bourges, Vierzon, Mehun-sur-Yèvre, à proximité des entreprises industrielles ou du BTP qui les recrutent. L’embauche des Portugais par quelques grandes entreprises comme Michelin ou Rosières/Rosinox trouve ainsi écho jusqu’au Portugal. Quelques petites villes, comme Ponte de Lima, ou plus grandes, comme Viana do Castelo, fournissent ainsi leur lot de prétendants à l’émigration par le bouche-à-oreille, dans la famille élargie ou bien dans les connaissances de ceux qui, déjà sur place, pourront garantir un accueil (Rocha Trindade, 1977). Le Portugal qu’ils quittent est marqué par la proximité de l’Église avec le régime de l’Estado Novo et le rôle du prêtre dans les villages dépasse bien souvent la sphère religieuse (Volovitch-Tavares, 1999). Dans ce contexte, l’Église locale organise un accueil particulier dans le Cher pour permettre la continuité d’une pratique religieuse qu’elle juge essentielle pour ces nouveaux arrivants. Les représentations locales viendront alimenter les stéréotypes d’une population portugaise très pieuse, aux pratiques religieuses estimées précon- ciliaires. Ce qui est parfois perçu comme problématique devient avec le temps à Sainte-Solange un atout et la religiosité des Portugais viendra réconforter le clergé local face à la menace de délitement qui pèse sur le pèlerinage, y compris à travers l’éventuelle transformation du culte par la présence de ces nouveaux venus. Le clergé y voit finalement l’occasion de redynamiser une foi en déclin. Toutefois, au moment où les Portugais commencent à participer à Sainte-Solange, l’association organisatrice du pèlerinage est dirigée, dans une optique assez traditionaliste, par des membres de vieilles familles locales. Dans ce contexte, ces vieilles familles se trouvent confrontées à une situation paradoxale qui est celle de voir le pèlerinage fréquenté, et donc éventuellement modifié, par des « étrangers », ces derniers étant également ceux qui peuvent, par leur profonde piété supposée, redynamiser l’événement. Le pèlerinage comme centralité portugaise

Le pèlerinage de Sainte-Solange est alors approprié, adopté, par cette nouvelle population, mais aussi par d’autres populations plus anciennes comme les Polonais ou les Espagnols qui, faute d’encadrement de la part des aumôniers, délaissent peu à peu l’événement. Ce pèlerinage devient une centra- lité (Battegay, 2003) pour les Portugais de la région, certes temporaire puisqu’an- nuelle, en ce sens qu’il offre un lieu de retrouvailles propice à la rencontre de nouvelles connaissances, un lieu régi à la fois par la mobilité et l’ancrage. Plusieurs explications justifient de nos jours l’adoption de ce pèlerinage. Certains mettent en avant l’influence et l’invitation de l’aumônier des Portugais particulièrement actif, d’autres la transposition des formes de sociabilité ou des éléments de religiosité des fêtes villageoises portugaises et voient en Solange une sainte de substitution à Fatima. Les romarias portugaises (Sanchis, 1977 et 1997) comportent effectivement de nombreux points communs avec la fête de Solange, notamment leur caractère rural et l’entretien d’un sentiment d’apparte- nance, ce qui alimente ainsi les explications de la compensation des premières par la seconde. La fête devient un moment de retrouvailles de connaissances

190 Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère » que l’on avait au village au Portugal, mais qui se sont installées dans d’autres villes, trop lointaines pour continuer à se fréquenter :

« Il y a des gens qui sont venus en France avant moi, mais que je connaissais déjà là-bas. Et après, on s’est perdu de vue. Et des fois on se voit, ou on se voit pas… Et une fois qu’on a commencé à faire Sainte-Solange, à voir des groupes qui viennent de Montluçon… Une fois je me dis “tiens je la connais celle-là ! Tu habites où ? Moi j’habite Montluçon, j’habite tel endroit !” » (femme de ménage retraitée, originaire de Ponte de Lima).

À la même période, le village de Sainte-Solange connaît les effets de la périurbanisation et viennent s’y installer les ménages travaillant dans les villes alentour plus importantes, comme Bourges. La population a quasiment doublé entre 1968 et 1982, et elle s’est actuellement stabilisée autour de 1 200 habitants. Le village, jusqu’alors essentiellement marqué par l’agriculture céréalière, ne comporte aucune grande entreprise et la grande majorité des habitants travaillent à l’extérieur. Le nombre d’agriculteurs et d’ouvriers décline, celui des cadres, professions intermédiaires et employés augmente : le village compte quatre-vingt agriculteurs en 1968, trente-cinq en 1975, et seulement quatre en 2011. Ces nouveaux arrivants, cadres du secteur privé, enseignants, chirur- giens-dentistes, siègent aux conseils municipaux aux côtés des agriculteurs, soulignant le renouvellement des fonctions politiques au profit des populations dotées d’un capital culturel plus important (Bruneau et Renahy, 2012).

L’augmentation du nombre d’habitants ne vient toutefois pas renforcer les rangs du pèlerinage que la population et l’Église locales estiment décliner. Dans ce contexte, la récente présence portugaise est perçue comme salvatrice et permet de redynamiser l’événement. Tous les acteurs, Portugais ou non, s’accordent aujourd’hui sur ce point et il est estimé que sans les Portugais, le pèlerinage, ainsi que le patrimoine local qu’il représente, se serait certainement éteint :

« Si on n’était pas là, même les gens de Sainte-Solange, si on n’était pas là, j’aimerais voir quelle allure ça pourrait avoir » explique un couple d’anciens migrants portugais (ouvrier d’usine retraité et employée d’hôtel).

La presse locale fait depuis longtemps écho d’un tel discours : « Martyre berrichonne, solennellement honorée chaque année le lundi de Pentecôte, sainte Solange a été adoptée par la grande colonie portugaise du Berry et de la région. Heureusement pour elle, car c’est grâce à sa participation que le traditionnel pèlerinage qui lui est consacré continue certainement de vivre. Près de quatre- vingts pour cent des fidèles étaient lundi des Lusitaniens animés d’une ferveur profonde » (Le Berry Républicain, 1983), entérinant ainsi l’idée de sauvetage du culte par les Portugais pour la population locale. Les Portugais, devenus majo- ritaires lors du pèlerinage au fil des années, jouissent donc de représentations bénéfiques qui se traduisent par la possibilité de montrer une appartenance (costumes folkloriques, messes et chants en portugais, danses folkloriques l’après-midi) et une reconnaissance locale. En effet, les costumes folkloriques sont revêtus dès le matin pour la procession où les chants et messes sont faits en portugais comme en français. L’après-midi est de plus réservé aux démons- trations de folklore portugais et c’est l’occasion de danser, chanter, discuter,

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mais aussi boire et manger portugais. Le pèlerinage étant un événement majeur de la vie locale, l’investissement dans celui-ci assure un capital important pour devenir autochtone.

Si les migrants portugais fréquentent le pèlerinage et y jouissent d’un accueil bienveillant, ils ne viennent pas pour autant s’installer à Sainte-Solange, préférant les villes de Bourges ou de Vierzon, c’est-à-dire les lieux où sont déjà présents des parents ou connaissances, et proches des entreprises où ils sont embauchés. Comment envisager la place faite aux Portugais dans ce pèlerinage tandis qu’ils n’habitent pas le village ? L’événement, en fêtant la patronne du Berry, ne permet-il pas de manipuler des références territoriales et géogra- phiques au profit de celles moins strictes du rapport à la localité ?

Nombre d’études amènent à repenser la relation au territoire rural, à la défi- nition des gens d’ici et des gens d’ailleurs en montrant que l’autochtonie ne se réduit jamais à un lieu de naissance. Chamboredon et Bozon (1980) par exemple, nous invitaient à envisager la pratique de la chasse dans les communes rurales non comme un seul loisir, mais comme des pratiques symboliques évoquant une relation à la localité, à la place sociale de chacun, à la relation entre la société rurale et la société urbaine, autant d’éléments contribuant à la défini- tion de l’appartenance. Le rapport au politique et au syndicalisme fournissent encore d’autres exemples dans la capacité qu’ont les acteurs à « cultiver l’enra- cinement » (Doidy, 2008). C’est dans cette même perspective dynamique de l’autochtonie que nous envisageons ce pèlerinage : non comme le seul reflet de pratiques religieuses, mais en tant que révélateur de relations à la localité.

Photo 1 : Portugais en costume folklorique portant statue et corps saint de Solange lors de la procession

Crédit : G. Étienne, 2012.

192 Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère »

Cartographie de l’espace social Les « vieilles familles » de Sainte-Solange

La première catégorie de personnes est celle que j’ai qualifiée, à l’instar d’Elias et Scotson (1997 [1965]) de « vieilles familles ». Il s’agit de familles implantées depuis plusieurs générations dans le village, jouissant d’une nota- bilité locale, et généralement possesseurs de terres agricoles. Au regard de la présence de nombreux petits propriétaires, l’agriculture est une activité dominante jusque dans les années 1960, puis décline par la suite. Les patro- nymes se retrouvent dans beaucoup de discussions villageoises, en raison du nombre important de personnes qui composent ces familles, notamment en comptant les alliés : « ils sont tous plus ou moins cousins-cousines » relève une habitante, soulignant une certaine endogamie, sans doute excessive, mais aussi une parenté renvoyant à la distinction entre proches et étrangers (Karnoouh, 1972). L’histoire de ces familles est bien souvent connue et leur généalogie, les mariages et remariages, les tensions au sein des familles, peuvent sans mal être évoqués par les villageois. Ces familles représentent aujourd’hui une centaine de personnes à Sainte-Solange. Elles sont connues, reconnues localement par un engagement dans des activités variées, des dons aux associations religieuses ou leur présence dans le conseil municipal. Le patronyme ne suffit toutefois pas à conférer cette reconnaissance comme nous allons le voir.

Certaines pratiques lors du pèlerinage sont destinées à rappeler que sainte Solange appartient effectivement et d’abord aux « gens d’ici », malgré les discours diocésains soulignant une perspective universaliste et englobante de la célébration liée à son caractère catholique. L’association organisatrice du pèle- rinage donne encore une importance particulière au premier chant de la proces- sion qui doit être en français. Il y a toujours au moins une personne du village appartenant au « noyau dur » ou « au cru », comme le rappelle une bénévole de l’association Sainte-Solange, organisatrice du pèlerinage, qui fait partie de ceux qui portent les reliques ou qui entrent en premier dans la chapelle :

« C’est un peu le noyau, c’est le gros noyau. […] On va dire que ça serait presque indigne que ça soit pas un R. [une “ancienne” famille du village] qui porte les reliques. Parce que dans la tête, il faut que ce soit quelqu’un d’ici qui… […] Parce que y’a les petites mamies de Sainte-Solange qui surveillent, il faut toujours que ce soit des enfants de Sainte-Solange qui rentrent les premiers, qui prennent l’allée de la chapelle. Alors là-dessus il faut faire très attention ».

Comment, dans un tel contexte, ne pas faire référence à la notion d’ancien- neté sociologique proposée par Elias et Scotson dans leur étude de Winston Parva, petite ville industrielle anglaise et surtout théâtre exemplaire de catégo- risations et hiérarchisations ? Dans leur étude, les auteurs ont mis en évidence une configuration au sein de laquelle établis et marginaux se définissaient non pas en fonction de leur position sociale (certains ouvriers sont consi- dérés comme établis, d’autres sont relégués à une position inférieure, celle de marginaux), mais d’un rapport complexe à l’histoire sociale locale. Cette ancienneté sociologique dont jouissent certains groupes, certaines familles, ne se traduit que partiellement par une ancienneté en termes d’années ; elle reflète plutôt un rapport spécifique au pouvoir local, l’insertion dans une élite

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villageoise influente. Elias et Scotson ont mis l’accent, entre autres, sur le rôle et l’influence d’un certain nombre de familles, constituées en réseaux et centrées sur la mère, ce qu’ils nomment « les vieilles familles ». Des similarités peuvent s’observer à Sainte-Solange. Lorsque les enquêtés parlent de « noyau dur », de personnes « du cru », des « enfants de Sainte-Solange » ou encore des « petites mamies qui surveillent », cela évoque nécessairement une conception particu- lière de l’autochtonie, mais aussi des relations hiérarchisées, des « racines du pouvoir » (Ibid. : 175).

Il apparaît assez rapidement à Sainte-Solange que certaines personnes sont considérées comme plus aptes et légitimes que d’autres à parler de la ville et de la sainte. Ces personnes, ces membres des vieilles familles, sont nommées par leur patronyme plus que par leur prénom (Les R., Les De T. de M., etc.). L’âge est généralement l’un des éléments mis en avant avec le présupposé selon lequel plus on a vécu de pèlerinages, plus on a de souvenirs à rapporter. Cette ancienneté « biologique » n’est toutefois pas constitutive du pouvoir, elle vient seulement l’asseoir. Deux principales familles ont attiré mon attention en ce sens. La première est une famille de notables locaux, dont l’aristocratie se remarque autant par la particule attachée au patronyme que par le renom local dont elle jouit. La seconde est une famille d’agriculteurs vers qui nombre de personnes renvoient et mentionnent plus précisément la mère, une femme de quatre-vingts ans. Ce sont deux familles installées depuis plusieurs générations à Sainte-Solange. La popularité de ces familles s’observe assez rapidement par les références systématiques faites par la plupart des habitants du village, mais aussi par les messes qui sont célébrées en leur honneur (ou plus parti- culièrement en celui de l’un de leurs membres) à l’église du village ou lors du pèlerinage. Au-delà des générations qui ont vécu et vivent encore à Sainte- Solange, c’est surtout l’investissement dans la vie locale et notamment dans le pèlerinage qui confère la reconnaissance locale à certains membres des vieilles familles. C’est, par exemple, le fils R. qui prête une remorque de camion utilisée comme scène pour la messe et pour les danses folkloriques devant la chapelle. Le cumul de ces investissements à divers degrés aboutit à la reconnaissance locale et il serait aujourd’hui « presque indigne que ça soit pas un R. qui porte les reliques ». D’autres membres de la famille De T. de M. font encore partie de la confrérie Saint-Vincent Saint-Blaise ou président l’union sportive locale.

Le patronyme De T. de M. est fortement lié à la commune, la famille possédant de nombreux terrains et propriétés, y compris dans les communes avoisinantes, comme Bourges. Certains éléments du discours des habitants mettent en avant une notoriété toujours ancrée ou liée au village ou son symbole, la sainte, en rapportant des anecdotes historiques. Ainsi sur la tombe d’un des ancêtres, enterré au cimetière des Capucins de Bourges (surnommé le « petit Père- Lachaise » en raison des personnalités locales qui y sont enterrées) se trouve une statue de sainte Solange. C’est aussi l’un des membres de cette famille, Roland, qui a contribué dans une large mesure, par un don très important, à la construction de la chapelle de Sainte-Solange au XIXe siècle. C’est lui qui offrit une nouvelle châsse pour contenir les reliques de la sainte en 1881 (La semaine religieuse, 1881 : 277). Très impliqué dans la vie locale, Roland De T. de M. fut également conseiller municipal et membre de divers comités d’organisation du pèlerinage. La famille a régulièrement fourni depuis la Révolution son lot de notables : conseiller général, maire, député, conseiller municipal, y compris

194 Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère » jusqu’aux récentes élections municipales de 2014. Ce sont enfin deux personnes de cette famille qui offrirent deux des trois verrières de la chapelle à son inaugu- ration (La semaine religieuse, 1874 : 220). De nos jours, c’est sur l’un des terrains de la famille que se trouve la « petite fontaine » près de laquelle nombre de pèlerins viennent se recueillir le jour du pèlerinage. La statue qui s’y trouve est aussi une construction financée par cette famille. Il s’agit d’un terrain privé mis à disposition des pèlerins tout au long de l’année. L’un des fils de cette famille fut président de l’association Sainte-Solange, dans les années 1990 ; il continue aujourd’hui d’aider à la préparation de l’événement. Toutefois, les membres de la famille ne s’investissent pas tous dans le village, tous n’y sont pas restés et le prénom ou la « frange » de la famille vient largement pondérer le capital d’au- tochtonie que le patronyme semble conférer. Les tensions au sein de la famille sont connues des habitants qui ne manquent pas de « choisir leur camp », soutenant bien sûr ceux qui agissent en faveur du village. Mais le fait de ne plus vivre à Sainte-Solange n’est pas le facteur le plus déterminant puisque certains parents, résidant à Bourges ou dans d’autres villes, continuent de consolider des liens ténus avec le village, et donc leur autochtonie, en participant aux activités locales. D’autres membres de la famille cumulent à l’inverse les signes de désin- térêt pour le village, c’est-à-dire partant dans d’autres villes et n’ayant plus de liens autres que familiaux avec Sainte-Solange. Dans ce cas, même s’ils sont identifiés, ces individus perdent leur capital d’autochtonie.

La seconde famille s’illustre également par une présence ancienne et par l’ac- tivité agricole qui s’hérite de génération en génération. Définie par la « mère » elle-même (c’est ainsi que l’une des trois sœurs les plus âgées est dénommée par les habitants du village) comme une « vieille famille de Sainte-Solange », « l’histoire de la ferme R. » pour reprendre à nouveau ses termes, remonte sur au moins trois générations, du côté paternel comme maternel. Sylvette habite à Sainte-Solange, tout comme ses ascendants, fait qui vaut en partie à cette famille la position respectée de vieille famille. Aujourd’hui retraitée de près de quatre-vingts ans, elle a tenu autrefois une exploitation agricole avec son mari. C’est l’un des fils qui a aujourd’hui repris l’exploitation. Celui-ci participe à l’or- ganisation du pèlerinage, tout comme son père qui fut président de l’association organisatrice dans les années 1980, et avant lui sa tante dans les années 1960. Là encore, l’investissement dans la vie locale des membres de la famille se traduit par des mandats de conseiller municipal pour certains d’entre eux, notamment lors des dernières élections de mars 2014. Les habitants parlent de cette famille avec un certain respect de l’ancienneté. L’autochtonie est liée autant à cette profondeur généalogique qu’à l’investissement des membres de la famille dans la société villageoise :

« C’est des enfants du pays hein, de la souche on pourrait dire. Elles sont nées là, elles ont fait toute leur enfance à Sainte-Solange. Elles ont toujours participé à l’associa- tion… Elles ont été impliquées très jeunes. À la sortie du berceau, elles ont été dedans. […] C’est un peu le noyau, c’est le gros noyau. Tous les anciens paysans, tous les R. » rapporte à propos des filles de la famille une habitante participant au pèlerinage.

Or si de nombreuses personnes de cette famille se sont effectivement investies dans le pèlerinage, toutes ne s’y sont pas investies dans la même pers- pective. En effet, certaines personnes faisaient partie de l’association organisa- trice dans les années 1960, que les actuels organisateurs et pèlerins s’accordent

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à décrire comme trop traditionnelle, trop stricte. Cette tradition « trop stricte » rechignait en effet à faire marcher les jeunes bergères du folklore berrichon de la procession qui ne soient pas originaires de Sainte-Solange, qui ne soient pas vêtues de blanc, ce qui n’est plus le cas de nos jours. Dans le même registre, largement centré sur la vie villageoise, c’est la participation des Portugais qui a pu être remise en cause par ces mêmes personnes. D’autres vieilles familles du village se sont trouvées dans cette association organisatrice à l’époque. Face au clergé local et au renouvellement des membres de l’association, ces personnes ont soit été écartées (volontairement ou non), soit obligées de s’adapter à une autre perspective quant au pèlerinage. Aujourd’hui, plusieurs d’entre elles participent encore à l’organisation du pèlerinage, tout comme leurs enfants. Dans d’autres cas, ce sont uniquement les descendants qui s’investissent dans l’association tandis que leurs parents (et bien souvent leur mère) ont refusé de poursuivre dans l’organisation d’un pèlerinage qui ne leur ressemblait plus. Ces personnes ont pour certaines déménagé dans d’autres villes alentour, mais il serait peut-être hâtif de déduire le départ de la commune par la seule explication du changement d’organisation de l’événement. Ainsi, les actuels membres de l’association organisatrice concluent de façon pragmatique quant à cette époque révolue et à ces personnes trop traditionnelles que « soit elles sont parties du village, soit elles se sont adaptées ».

Dans les deux familles, un fort ancrage territorial fait écho à l’ancienneté socio- logique, c’est-à-dire une autochtonie reconnue et irréductible. L’investissement dans la vie sociale locale, et plus particulièrement les activités centrées sur l’Église, est l’une des bases de la construction de l’ancienneté, de l’autochtonie et non l’inverse : ce n’est pas parce qu’on est une « ancienne famille » que l’on s’investit localement, mais bien parce qu’on s’investit localement que l’on devient autochtone. Cet ensemble de liens tissés en réseaux souvent superposés se caractérise par des relations amicales en dehors des activités, mais aussi par des alliances. Sans pour autant parler d’une endogamie villageoise, on relève qu’un certain nombre d’unions à l’intérieur de ces familles se sont nouées et se nouent encore. Cette parenté est du reste souvent mise en avant pour légitimer un attachement au lieu, comme si l’ascendance « biologique » constituait une preuve d’enracinement. Et lorsqu’elle n’existe pas, cette parenté entre « vieilles familles » est supposée ou imaginée :

« Leur grand-mère, y’en a un [l’un des fils De T. de M.] qui est décédé il y a cinq, six ans, il me disait, c’est les traits de ma grand-mère » relève Sylvette R.

S’attarder sur la façon dont l’autochtonie est classiquement envisagée au village permet de mieux comprendre dans un second temps comment elle peut s’acquérir, se construire et s’entretenir dans le cas de ceux qui n’en sont pas originaires et qui se réfèrent constamment à cet ancrage local. Des autochtones venus d’ailleurs : une migration régionale

La trajectoire d’un couple habitant Sainte-Solange et dont l’époux comme l’épouse sont investis, « intégrés » comme ils l’affirment, entre autres, dans l’organisation du pèlerinage permet d’éclairer la manière dont il est possible de se légitimer en tant qu’autochtone dans une deuxième configuration, celle d’habitants récemment installés. Daniel et Josiane forment un couple de

196 Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère » retraités. Josiane est actuellement présidente de l’association Sainte-Solange organisatrice du pèlerinage, Daniel n’a aucune fonction dans le bureau, mais tous les deux sont très investis dans la vie locale. L’époux évoque succinctement ce parcours :

« On est rentré dans les associations la première année. On est arrivé en février, et en septembre on avait déjà au moins six associations sur le dos. On nous a contactés. On est rentré une première fois dans l’amicale des parents d’élèves, après section marche, la musique, et après on est rentré dans le pèlerinage. Et moi je suis rentré dans l’associa- tion La Pastorale aux alentours de 1990. Et en 1991, j’ai pris la présidence de La Pastorale jusqu’à maintenant. Et puis j’ai fait trois mandats de conseiller municipal, sans interruption ».

Originaires de la Nièvre, Daniel est d’abord coiffeur durant quinze ans, Josiane, assistante maternelle. Ils s’installent à Sainte-Solange en 1982. Josiane continue d’exercer sa profession tandis que Daniel devient gardien pénitenti- aire à la maison d’arrêt de Bourges (jusqu’en 2000 où il est retraité). Dès leur arrivée à Sainte-Solange, le couple va faire partie de nombreuses associations locales, catholiques ou non (bibliothèque, parents d’élèves, sport, aide sociale, etc.). Daniel fera aussi plusieurs mandats de conseiller municipal. Le couple est désormais considéré comme une famille « autochtone » au regard de leur investissement dans la vie locale. N’étant pas « natifs » de Sainte-Solange, ils sont à leur arrivée perçus comme étrangers au village, mais leur investissement presque immédiat dans les réseaux de sociabilité locaux leur permet petit à petit d’endosser des responsabilités associatives ou municipales et d’être aujourd’hui pleinement reconnus comme « autochtones ».

Nous avons présentement l’exemple d’un double processus où l’investisse- ment local aboutit à une légitimation des fonctions occupées actuellement et, en retour, l’occupation de ces fonctions révèle l’ancrage local. Si ce couple n’est pas originaire du village, aucun des deux époux ne fait valoir une double appar- tenance comme ce peut être le cas des Portugais de la région qui se sentent à la fois Portugais et Français. Au contraire, ce couple est facilement perçu comme « d’ici » sans que soit rappelée la proximité géographique de la Nièvre et du Cher, la proximité religieuse3 ou régionale et une migration qui n’est finalement pas perçue comme telle. C’est leur parcours individuel qui s’impose là où les migrants sont davantage saisis comme les représentants d’un phénomène collectif plus large. Le couple dont il est question n’est donc pas appréhendé par les mêmes cadres, les mêmes typifications que les Portugais. La typification, c’est-à-dire la construction de types qui orientent l’interaction, est décrite par Berger et Luckmann (2006 [1966]) comme déterminant les relations sociales, des plus individualisées (monsieur Untel), jusqu’aux plus anonymes (les « Portugais »). Le couple dont j’ai rapidement tracé le parcours ne fait pas l’objet des mêmes typifications que les Portugais, même s’ils sont à leur arrivée consi- dérés comme étrangers au village. La plupart des relations avec les Portugais relèvent de typifications anonymes, construites sur la base de certaines attentes (une culture, une religiosité), mais le couple nivernais, par exemple, jouit de

3 D’autant plus que la Nièvre est l’une des régions ayant pratiqué un culte à Sainte- Solange. La cathédrale Saint-Cyr de possède d’ailleurs une chapelle Sainte- Solange et l’église Saint-Hilaire, à la Celle sur Loire, une statue de la bergère.

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relations individualisées avec les autres acteurs, les autres membres des asso- ciations par exemple. Les « Luso-Berrichons »

Après plusieurs dizaines d’années dans l’agglomération, leur autochtonie est malgré tout parfois encore pondérée par un qualificatif : « d’origine portugaise » ou « Portugais de Bourges », y compris lorsqu’il s’agit de leurs enfants ou petits- enfants. Les contours de cette « communauté portugaise » décrite par les obser- vateurs du pèlerinage sont toutefois loin de s’appuyer sur la seule référence géographique ou généalogique : le groupe portugais du cortège de la procession comprend aussi bien les enfants ou petits-enfants que ceux qui épousent autant un conjoint portugais que son appartenance portugaise. Pourtant, l’apparte- nance n’est en rien assignée et chacun est libre, lors de la procession, de se placer dans le groupe du cortège réservé au folklore portugais ou dans la foule, plus anonyme.

Si le Portugal se présente dans notre recherche à travers un folklore du nord du Portugal, la diversité des participants, des générations, de leurs origines géographiques et de leurs trajectoires migratoires amène à pondérer les repré- sentations d’un groupe homogène que la place faite aux « Portugais » dans le cortège laisse sous-entendre. L’association portugaise de Bourges fédérant plus de 400 familles participe depuis le milieu des années 1980 à l’organisation du pèlerinage de Sainte-Solange. L’association s’y présente comme un groupe distinct des autres (la procession est organisée en groupes : les bâtonniers, le groupe des Portugais, le folklore berrichon, le clergé, etc.) et elle se veut lissée des particularités individuelles. La répartition des tâches reflète cette catégo- risation puisqu’elle est effectuée en fonction des groupes : certains rôles sont donnés à des individus nommés, d’autres au groupe portugais. Ainsi « les Portugais » s’occupent du parking, tandis que le montage des stands ou la vente d’objets pieux sont confiés à monsieur ou madame Untel. Il y a donc deux niveaux de répartition des tâches, celle faite par les associations organisatrices, et celle faite à l’intérieur de l’association portugaise. Hommes et femmes parti- cipent tout autant aux tâches, mais celles-ci sont différentes. Les hommes sont délégués aux travaux de montage ou à la mise en ordre de la procession et les femmes ont un rôle pendant la procession comme le port des statues ou du corps saint de Solange. Cette fonction symbolique témoigne en outre de la place acquise par les Portugais dans le pèlerinage.

Lors du pèlerinage, l’objectif de l’association est de donner à voir une image valorisante du Portugal qui transite par l’idée d’authenticité, oubliant l’utilisa- tion du folklore par le régime de l’Estado Novo (DaCosta Holton, 2005). C’est ainsi que le groupe folklorique de l’association choisit les danses et costumes du Minho4, quelles que soient les origines des danseurs. Cette association est certes la plus importante du département, elle n’est pas pour autant la seule et toutes les associations ne sont pas aussi strictes. Les rapports entre associations portugaises locales sont le plus souvent cordiaux, mais certaines tensions ont aussi eu pour effet de voir se créer de nouvelles structures. Si les sujets poten-

4 Le groupe folklorique est labellisé par la Fédération du folklore portugais qui veille au respect des critères de région et d’époque.

198 Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère » tiellement porteurs de tensions tels que le politique, les orientations générales à donner aux structures, les origines géographiques diverses ou les statuts sociaux de chacun sont présents en d’autres occasions, ils semblent être mis au second plan lorsqu’il est question de Sainte-Solange, au profit d’une présen- tation rendue homogène des Portugais. La principale critique portée à l’asso- ciation portugaise de Bourges à propos du pèlerinage est énoncée en amont et remet en cause le fait qu’elle soit la seule association portugaise devenue interlocutrice privilégiée, et désormais partie prenante, dans l’organisation. Ainsi tous les groupes folkloriques qui désirent se produire sur la scène l’après-midi du lundi de Pentecôte doivent d’abord contacter l’association de Bourges, qui ensuite propose le programme lors des réunions d’organisation du pèlerinage. Les membres de l’organisation qui ne font pas partie de l’association portugaise envisagent alors les « Portugais » comme un groupe uni et les membres de l’association portugaise font, le temps du pèlerinage et des démonstrations de folklore, abstraction des formes de diversité qui alimenteraient l’idée de disper- sion.

L’idée d’autochtonie, d’être d’ici, se construit conjointement à la capacité qu’ont les individus de donner du sens au lieu et à son histoire. Faire partie de cette histoire apparaît dès lors comme la dernière « négociation » aboutissant à l’autochtonie. Cette idée de négociation, nous la retrouvons chez Berger et Luckmann (2006 [1966]) pour qui la typification est constamment négociée dans les interactions directes. Le langage, le discours, ou encore le patrimoine sont des outils de négociation à l’œuvre et effectivement mobilisés par les différents acteurs (Étienne, 2015). Le rapprochement des concepts d’autochtonie et de patrimonialisation ou de tradition n’est pas fortuit et l’on connaît les liens étroits entre le patrimoine et le sentiment consensuel qu’il génère – qu’il est censé générer du moins, tout comme les liens entre patrimoine et territoire (Di Méo, 1994). Le sentiment d’être d’ici n’est dès lors pas qu’une simple conclusion, un élément par défaut de la personnalité des acteurs, mais une dynamique positive et volontaire, passant par l’appropriation ou la construction du « génie des lieux », du patrimoine local. Si certains anciens migrants portugais estiment ainsi que leur vie est en France, à Bourges ou dans les villes alentours, c’est parce que l’idée du retour s’est peu à peu dissoute et qu’ils font le constat d’avoir construit et vécu en France plus de choses qu’au Portugal :

« J’ai le double des années en France que j’ai eues au Portugal. J’ai mes enfants ici, j’ai ma maison ici. Qu’est-ce que je vais faire là-bas ? » rapporte de façon pragmatique une femme d’une soixantaine d’années, ancienne employée de maison.

Ce constat n’empêche aucunement de maintenir des liens entre ici et là-bas (Charbit, Hily et Poinard, 1997), que ce soit par des voyages réguliers, la construction et l’entretien de la maison portugaise ou les contacts maintenus avec les proches, notamment grâce aux nouveaux moyens de communication (Cordeiro, 2002) et, plus généralement, par l’ensemble des contacts, indivi- duels ou collectifs, assurant la circulation entre ici et là-bas (Levitt, 2001 ; Levitt et Lamba-Nieves, 2011). Si l’autochtonie relève d’une construction, toute la question est de savoir si elle n’est qu’exclusive : une autochtonie se construit- elle au détriment d’une autre ou peut-on envisager leur adjonction ? Nous avons vu que cette idée d’autochtonie s'élaborait dans des relations sociales liées à la vie villageoise et que de vieilles familles, mais aussi des familles plus

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récemment installées, étaient reconnues et respectées comme « d’ici ». Qu’en est-il lorsque cette autochtonie est mobilisée par des personnes identifiées à l’intérieur d’un collectif plus large comme les « Portugais » ? L’idée d’autochtonie se négocie-t-elle ? Se partage-t-elle ? Est-elle exclusive ?

Un ancêtre commun, une parenté spirituelle

Faire valoir une histoire commune entre des Portugais de France et les « anciennes familles » de Sainte-Solange n’est pas chose évidente : cette histoire est certes intimement liée depuis les années 1960, mais cela suffit-il à créer de l’autochtonie et surtout à fonder la reconnaissance de celle-ci ? L’anthropologie invite depuis longtemps à examiner avec la plus grande attention les symboles, d’autant plus lorsque ceux-ci sont religieux. Pour l’observateur du pèlerinage de Sainte-Solange, l’événement est manifestement marqué par une présence portu- gaise dont la volonté est de souligner cette appartenance portugaise. L’analyse des discours, des symboles, leur manipulation, donne toutefois à voir une réalité plus nuancée. C’est ce que nous allons examiner à présent à travers la manière dont les Portugais estiment avoir adopté la jeune bergère berrichonne. L’adoption de sainte Solange

« C’est un petit peu notre fête à tous. C’est devenu une tradition. C’est vrai que si demain, on ne faisait plus… ça serait un grand manque » souligne le président de l’asso- ciation franco-portugaise de Bourges.

Les liens entre les saints et les populations qui les célèbrent sont générale- ment très forts, allant parfois jusqu’à la création de liens de parenté mythiques, considérant le saint comme l’ancêtre créateur du village. Le fait que sainte Solange désigne autant le nom de la sainte que le village en est un exemple. Cette adoption de sainte Solange à laquelle font référence les Portugais devient un élément d’analyse révélateur du caractère dynamique de l’autochtonie. Dans l’exemple étudié ici, il s’agit d’une adoption idéelle, une parenté spirituelle établie entre une population et une sainte, voire, par extension, la localité. L’utilisation et la revendication d’une adoption permettent ici la légitimation de soi en tant qu’autochtone, notamment en neutralisant les représentations de la distance culturelle et en maximisant celles de la proximité cultuelle, notions « faussement scientifiques » qui ont servi à caractériser l’immigration portugaise vers la France (Cordeiro, 1999).

Ces pratiques de mobilisation de la parenté par les acteurs locaux ne sont pas récentes. L’histoire du culte et de la sainte met à jour, bien avant l’arrivée des « Portugais », l’utilisation de la symbolique de la famille. À Sainte-Solange, le changement de nom du village adoptant le nom de la sainte fut le premier élément de cette construction. Dès le XIXe siècle, des analogies en termes de parenté sont décrites entre la sainte et la population, insistant sur la nécessité de transmettre le culte et, partant, une histoire locale :

« Ainsi se perpétuera la dévotion séculaire à notre chère et puissante patronne. Ainsi nous transmettrons à nos descendants ce culte si touchant que nous avons reçu de nos ancêtres » (Le courrier du Berry, 1873 : n.p.).

200 Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère »

« Solange est bien la sainte du peuple berrichon ! […] Vous êtes notre sœur, en quelque sorte, votre puissance nous appartient » (Le journal du Cher, 1903 : n.p.).

L’Église s’est effectivement toujours pensée comme un corps constitué de tous ses fidèles. Cette idée de corps a ainsi servi de support à la création de liens de parenté spécifiquement religieux ; une parenté spirituelle telle que décrite par exemple dans les relations de compérage entre parrains, filleuls, compères et commères (D’Onofrio, 1991). Ces liens de parenté, s’ils sont idéels, n’en produisent pas moins des effets concrets, par exemple des prohibitions d’alliance comme l’a montré D’Onofrio dans son analyse du modèle sicilien. La parenté, bien que spirituelle, entraîne des rapports spécifiques entre les acteurs, y compris lorsque les liens sont symboliques comme ceux entre un saint patron et les habitants d’un village. Cette parenté demeure ainsi virtuelle dans les représentations, comme le souligne Vincent dans son étude des ostensions limousines : « Les gens ne se pensent pas les descendants réels de leur saint patron, que la définition religieuse situe d’ailleurs hors des liens de parenté. Ils le considèrent comme l’auteur de l’origine de leur cité (comme communauté et comme lieu) ; à ce titre, le saint apparaît comme la figuration de cette origine commune, et ses reliques comme la représentation matérielle, objectivée, de la pérennité de cette communauté et de ce lieu » (Vincent, 2002 : 97).

Un lien entre les pèlerins et le saint ou la sainte célébré est établi et évoqué en termes de parenté spirituelle : le saint symbolise la création du lieu et la population s’identifie à ce lieu. Le président de l’association franco-portugaise participant désormais à l’organisation du pèlerinage précise en ce sens, dans un journal local, qu’il s’agit de « notre sainte d’adoption. Nous reportons notre affection pour Notre-Dame de Fatima à Sainte-Solange » (Le Berry Républicain, 2009 : n.p.). La localité de référence devient double : elle est à la fois du Portugal et du Berry. Nous pouvons dès lors comprendre l’enjeu que représente la présence de l’« allochtone » sur un tel territoire : l’appropriation d’un lieu, d’une histoire, qui ne serait pas la sienne, une présence qui serait de fait suspecte, voire menaçante. Toutefois, le pèlerinage de Sainte-Solange n’est pas une appro- priation à sens unique, et ce lieu et cette fête sont désormais aussi ceux des Portugais de la région, du point de vue de ces derniers comme de celui des non- Portugais : il s’agit en ce sens d’une appropriation sans expropriation. Et Maguet (2011) relève très justement lorsqu’il caractérise le patrimoine culturel immatériel que « l’appropriation n’implique pas l’expropriation, mais la construction même du commun ». Cette appropriation peut être envisagée comme une tentative de neutralisation de l’altérité par le partage d’un même patrimoine, créant ainsi de l’ancrage local.

Cette adoption fait également référence à l’aspect religieux de la légende de Solange. En évoquant une parenté spirituelle avec la sainte, c’est l’appartenance à la religion chrétienne qui est mise en avant. Ce processus permet de réduire les représentations de l’altérité au profit d’une appartenance commune globale (Glick Schiller, 2011 ; Glick Schiller, Darieva et Gruner Domic, 2011). Dans la religion catholique, la famille spirituelle de l’Église semble toute aussi impor- tante que la famille au sens biologique du terme : « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère » (Marc 3, 31-35). Comment ce discours sur l’adoption est-il reçu et mobilisé dans le cas de Sainte-Solange ? Qui le mobilise et dans quelles circonstances ?

201 Guillaume Étienne

Quelle portée du discours ?

Les « Portugais » de la région estiment avoir « adopté » sainte Solange, qu’il s’agit de leur « patronne d’adoption » ou encore que « sainte Solange est pour nous comme une mère adoptive »5. L’expression n’est pas anodine, elle énonce un lien de parenté. Le discours a une portée performative et il est nécessaire d’analyser comment et quand sont mobilisées de telles expressions. Selon Austin, certaines paroles sont avant tout des actes, et l’énoncé établit l’action (Austin, 1970 [1962]). Dans une perspective assez similaire, Berger et Luckmann soulignent que le discours contribue à objectiver le subjectif, y compris pour celui qui parle : « Le langage rend ma subjectivité “plus réelle” non seulement aux yeux de mon partenaire, mais aussi à mes propres yeux » (Berger et Luckmann, 2006 [1966] : 95). L’adoption de sainte Solange peut être envisagée à la lumière de cette analyse du discours, partant du principe qu’il ne s’agit pas tant d’un constat que d’une action. En effet, les intéressés entérinent cette parenté par nombres de gestes à forte portée symbolique (les travaux effectués bénévole- ment par les Portugais sur le sanctuaire de Sainte-Solange, la participation à l’organisation de la procession, etc.). Mais pour qu’un performatif aboutisse, celui-ci doit réunir certaines conditions, notamment qu’il ait été entendu et qu’il soit compris. De ceci découlent les questions suivantes concernant l’adoption de sainte Solange : à qui s’adresse ce message lorsqu’on l’évoque et qu’est-ce que cela produit réellement ?

Lorsque le président de l’association franco-portugaise dit de sainte Solange qu’elle est « leur » sainte d’adoption, il exprime un lien symbolique fort qui est réitéré en entretien ou dans la presse. Tout comme dans l’adoption d’un enfant, les liens ne sont pas basés sur des critères biologiques, mais n’en sont pas moins forts. Ce lien symbolique relèverait, si on retient la typologie d’Austin, de la catégorie des « promissifs » qui correspond tout à fait à ce que déclarent les « Portugais » quand ils disent « adopter » sainte Solange : « le promissif ne vise qu’une chose : obliger celui qui parle à adopter une certaine conduite » (Austin, 1970 [1962] : 159). Il y a, dès lors, un acteur particulier à prendre en compte : celui qui parle. Bourdieu poursuit l’analyse d’Austin en prenant effectivement en considération la figure de celui qui énonce, dans notre cas, publiquement, le président du Centre Franco-Portugais. D’après Bourdieu (1975 : 185) : « le pouvoir des mots réside dans le fait qu’ils ne sont pas prononcés à titre personnel par celui qui n’en est que le “porteur” : le porte-parole autorisé ne peut agir par les mots sur d’autres agents et, par l’intermédiaire de leur travail, sur les choses mêmes, que parce que sa parole concentre le capital symbolique accumulé par le groupe qui l’a mandaté et dont il est le fondé de pouvoir ».

Le président de l’association franco-portugaise se fait ainsi, par cet acte de langage, le médiateur d’un ensemble plus large qu’il se veut représenter. Ce discours doit être envisagé non pas comme une position personnelle qui essaime vers le groupe, mais bien comme un discours collectif prononcé par celui qui se veut le représentant légitime de ce groupe. Or nous avons vu que ces propos consensuels mettent aussi en avant une population portugaise lissée des trajectoires migratoires, des statuts sociaux, des distinctions de tous ordres.

5 Propos du président de l’association dans La Nouvelle République, mercredi 3 juin 2009.

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En rapportant cette adoption de sainte Solange, le président de l’association portugaise agit d’une part sur les représentations de ceux qui font valoir une appartenance portugaise, englobés pour l’occasion en « communauté portu- gaise » et que lui-même est censé représenter, position confortée par la parti- cipation de son association à l’organisation du pèlerinage. D’autre part, un tel discours agit aussi sur les représentations des autres acteurs locaux qui, à leur tour, reprennent cette idée d’adoption comme un constat. Un type de discours et son contexte particulier sont ainsi interprétés et repris tour à tour par différents acteurs ou groupes d’acteurs comme des éléments constitutifs d’une apparte- nance. Nous retrouvons la double face des appartenances qui se construisent tant de l’intérieur que de l’extérieur du groupe (Juteau, 1999), dans des pratiques (Meintel, Hily et Cordeiro, 2000), mais aussi des discours (Hall, 2007 [1996]).

Cette adoption de sainte Solange par les Portugais contribue à entretenir une certaine ambivalence liée au nom même de la sainte et du village : s’agit-il de l’adoption de sainte Solange (la sainte) ou de Sainte-Solange (le village) ? Cette confusion est entretenue et elle fait autant référence à la sainte qu’au village, par extension à l’histoire locale. Or cette histoire locale se trouve présentement au cœur d’un ensemble patrimonial qui fait autant référence à des particularismes locaux (la tradition du culte de la sainte) qu’à la religion chrétienne plus globale ou à l’appartenance portugaise. Une autochtonie transférable à d’autres sphères

La fête de Sainte-Solange est le point d’entrée principal par lequel j’ai envisagé la présence portugaise et sa traduction en termes d’autochtonie. Cette fête représente pour les vieilles familles et celles plus récemment arrivées une occasion parmi d’autres de retisser le lien à la localité. Pour les Portugais, la fête de Sainte-Solange exprime le principal lien à la commune ; ils ne parti- cipent guère à la vie associative villageoise puisque peu habitent au village. L’événement représente toutefois un élément d’ancrage qui dépasse les seules limites de la commune. D’une part, c’est devenu un lieu commun dans toute la région que d’associer le pèlerinage à la présence portugaise, à tel point que certains pèlerins m’ont fait part qu’avant de participer à l’événement, ils pensaient que la fête leur était réservée. D’autre part, de nombreuses autres sphères de la vie sociale de l’agglomération berruyère sont investies par les Portugais, soit à titre individuel, soit dans le cadre des associations.

Le sport, et notamment le football, témoignant autant de la sociabilité portu- gaise et de la transmission (Pereira, 2012) que de l’ancrage local, est particuliè- rement investi par les Portugais. Mais ces clubs sont basés dans d’autres villes du département comme Bourges ou celui, moins important de Mehun-sur-Yèvre. Le club de Sainte-Solange est quant à lui dirigé par plusieurs membres de l’une des vieilles familles évoquées précédemment et réunissant majoritairement des joueurs habitant le village. De façon similaire, le club de pêche local, créé en 1963, apparaît comme un espace de sociabilité local important et l’analyse des techniques utilisées, des pratiques et des discours pourrait éclairer encore d’un autre point de vue la définition de l’étranger, comme le montrait Weber (1982) à propos de la chasse dans la région de Briançon.

203 Guillaume Étienne

Renahy (2001) relevait la façon dont les couleurs du club du village de Foulange en Bourgogne permettaient aux joueurs n’habitant pas le village de s’approprier autant les lieux que de les représenter à l’extérieur de la commune. Rien de tel à Sainte-Solange concernant les Portugais puisque les licenciés du club habitent au village. Nous pouvons en revanche supposer que ce qui est valable pour le football à Foulange peut l’être pour le pèlerinage à Sainte- Solange qui est pour les Portugais l’occasion de montrer leur attachement à la vie locale, cette vie locale dépassant largement le seul village pour englober l’agglomération berruyère. Ainsi les grandes fêtes publiques – par exemple le 14 juillet – accueillent régulièrement dans certaines villes, comme Vierzon, les groupes folkloriques de la région à se produire lors des bals du soir, éloquent symbole de la double appartenance à la France et au Portugal. Certes, les drapeaux portugais, français et européens sont brandis côte à côte lors des démonstrations et l’Europe, ou le discours sur la luso-descendance, permettent l’inclusion à des territoires et à des groupes très larges dont nous pouvons, du reste, interroger les liens unissant leurs membres (Strijdhorst dos Santos, 2003). Au-delà de ces espaces nationaux ou internationaux politiques, c’est aussi et peut-être surtout la localité qui fait sens car ce sont bien des groupes « d’ici » qui sont invités. Il faut donc se garder d’envisager le village comme un territoire clos au risque d’une vision binaire renvoyant aux dualités local-global, tradition- modernité, homogénéité-hétérogénéité (Mischi et Renahy, 2008). L’invisibilité qui a servi, souvent abusivement tant au regard des activités politiques ou syndicales (Pereira, 2014) qu’associatives (Pingault, 2004), à carac- tériser les migrants portugais peut donc être remise en question à partir de ces formes qui sont aussi le reflet d’un ancrage local. Certes, les canaux classiques de l’expression tels que la politique ne sont pas les plus investis, au grand dam des syndicalistes portugais des usines Michelin ou Rosières, ou de ceux pour qui la citoyenneté doit passer par le vote et l’expression politique. Mais se limiter à ces lieux d’expression comme critères d’ancrage comporte d’une part le risque de se limiter à une vision normative de la participation citoyenne (Cordeiro, 2004) et d’autre part d’éluder une grande partie des relations sociales. Ne peut-on pas voir dans ces autres formes de mobilisation le témoin d’une participation à la vie locale ?

Conclusion « L’autochtonie ne peut plus être investie des mêmes significations sociales qu’hier » et doit être envisagée comme un processus plus que comme une donnée préexistante rapporte Bastenier (2003 : 3). J’ai abordé le phénomène en ce sens, en dépassant la vision « héritée » et figée de l’« être d’ici » pour comprendre quelles étaient, dans trois groupes d’acteurs, les pratiques pour faire valoir un ancrage. La prise en compte du pèlerinage, élément important de la vie locale, est nécessaire car l’investissement dans celui-ci et ses représenta- tions sont intimement liés à la constitution d’un capital d’autochtonie. Le travail de Retière (2003) sur la commune de Lanester en Bretagne illustre particuliè- rement comment ce « capital d’autochtonie » ne peut se comprendre qu’à la lumière d’une situation locale, par l’apport reconnu à la société locale et n’étant une ressource que dans le cadre de celle-ci. Ce capital représente en ce sens un « tremplin » offrant un accès privilégié – mais toujours potentiel – aux réseaux de sociabilité locaux.

204 Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère »

À Sainte-Solange comme dans d’autres contextes, l’autochtonie n’est jamais le seul résultat d’un lieu de naissance, elle se construit et se mobilise par des groupes d’acteurs dans des pratiques, des représentations et des discours. Ces mobilisations sont différentes et aboutissent donc à des rapports différents à l’autochtonie. Cela ne signifie en rien qu’il existerait des catégories hiérarchi- sées d’autochtones, seulement des relations sociales variées. Tous les acteurs n’ont en revanche pas les mêmes éléments en main : les Portugais sont systé- matiquement envisagés en tant que groupe tandis que d’autres « allochtones » sont saisis de façon individuelle, mettant en retrait le fait qu’ils « ne sont pas d’ici ». La question de l’autochtonie semble parfois ne même pas se poser pour les anciennes familles qui décrivent leur autochtonie de façon tautologique : ce sont des autochtones parce qu’ils sont d’ici depuis des générations, ce qui leur permet de s’investir localement. C’est oublier que l’investissement local est au contraire la clef de voûte de l’autochtonie6.

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6 Je remercie Éric Doidy pour sa relecture et ses conseils. Il va de soi que je reste seul responsable des limites de cet article.

205 Guillaume Étienne

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207 Résumé - Abstract - Resumen

Guillaume Étienne Devenir autochtone quand on est « français d’origine étrangère »

Cet article étudie certaines façons dont les populations construisent l’autoch- tonie. À partir d’une étude ethnographique menée entre 2009 et 2013 dans un village du Berry, l’auteur met en lumière un contexte original de construction de l’autochtonie où les relations sociales font intervenir des Portugais, installés dans la région dans les années 1960, des « vieilles familles » du village et des habitants plus récemment établis. Il montre ainsi comment chacun de ces acteurs fait valoir, par différents procédés, une présence légitime et un sentiment d’ancrage au village à travers leur investissement dans un pèlerinage local. Becoming Autochthonous when being a “Non-native French”

This article is part of a study about the different ways populations build autochthony. Based on an ethnographic study led between 2009 and 2013 in a village in the Berry region, the author highlights an original situation of autochthony construction. In this context, Portuguese people who settled in the region in the 1960s, long-established families from the village, and more recently settled residents all interact socially. The author thus demonstrates how, through their commitment in a local pilgrimage and by using different methods, all of these protagonists assert their own rightful presence and a feeling of belonging to the village. Convertirse en un autóctono siendo «francés de origen extranjero»

Este presente artículo es una contribución al análisis de las distintas maneras con las cuales poblaciones construyen su autoctonía. A partir de un análisis etno- gráfico llevado entre 2009 y 2013 en un pueblo de la región del Berry, el autor pretende poner de relieve un contexto original de construcción de autoctonía en el cual intervienen relaciones sociales entre portugueses, instalados en la región desde los años 1960, antiguas familias del pueblo y pobladores recientemente instalados. De esta manera el autor demuestra cómo cada uno de estos actores busca por distintos medios legitimar su presencia además de un sentimiento de arraigamiento al pueblo a través de su participación a un peregrinaje local.

208 Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 209-230

Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870) Yves Charbit1

Cet article montre qu’au milieu du XIXe siècle l’évolution des idées sur l’émi- gration ne peut s’expliquer par les seuls changements démographiques, car elles ont été à la fois étroitement liées aux enjeux coloniaux et engluées dans l’idéo- logie. Une ferme contextualisation s’impose donc et ceci est particulièrement vrai des économistes libre-échangistes, en leur temps les meilleurs spécialistes de « la question de la population », selon l’expression alors consacrée et bien plus juste que celle de « problème démographique ». Dans leurs écrits, empirie, théorie et idéologie sont indissociables et c’est cet enchevêtrement qui explique leurs spectaculaires volte-face, tant théoriques que doctrinales, sur l’émigration et la colonisation. Cas d’école presque pur de la pression exercée par l’idéologie sur la production des idées sur la population, ces revirements, telle une onde de choc, conduisirent à partir des années 1860 à une remise en cause radicale de la sacro-sainte allégeance à Thomas Robert Malthus.

Qui étaient les économistes libre-échangistes et de quel corpus disposons- nous ? Parmi le grand nombre de publicistes qui s’intéressèrent à la population française, ils méritent une attention particulière (Spengler, 1936 ; Charbit, 1981 et 2001 ; Breton et Lutfalla, 1991). À l’instar des libre-échangistes anglais, ils s’orga- nisèrent à partir de 1841 en un groupe d’opinion et de pression pour obtenir l’abo- lition de la législation protectionniste qui n’avait cessé d’être renforcée depuis le XVIIe siècle (Charbit, 2014). Très actifs, ils propagent leurs idées par leur presse : ils fondent en 1841 Le Journal des économistes, puis en 1846 l’hebdomadaire Le Libre-échange, pour soutenir la campagne anti-protectionniste ; en 1860 sont créés l’Économiste français et le Journal de la Société de statistique de Paris. Les économistes écrivent aussi régulièrement dans des quotidiens (Le Journal des débats) et des revues (La Revue des deux Mondes). Par ailleurs, ils tiennent pratiquement toutes les chaires, publiques et privées, d’économie politique ou de disciplines voisines. Outre leur solide implantation dans certaines sociétés savantes, telle l’Académie des Sciences morales et politiques, ils créent plusieurs Sociétés d’économie politique à Paris en 1842 puis en province (Marseille, Lyon, Bordeaux, Saint-Étienne et Douai) et une Société de statistique de Paris en 18602.

1 Professeur émérite de démographie, CEPED, Université Paris Descartes, 19 rue Jacob, 75006 Paris ; [email protected] 2 On utilisera les sigles suivants : Jde (Journal des économistes) ; Jssp (Journal de la Société de statistique de Paris) ; Rddm (Revue des deux Mondes) ; Asmp (Académie des sciences morales et politiques) ; Sep (Société d’économie politique).

209 Yves Charbit

Ardents partisans du libre-échange, ils voient enfin leurs idées triompher à partir de 1860 grâce à l’appui politique de Napoléon III, avec la signature de plusieurs traités de commerce, en particulier avec l’Angleterre.

La période 1840-18703 fut donc en quelque sorte celle de l’apogée du groupe. Mais les économistes méritent d’être étudiés pour deux autres raisons. Comme le critère rigide de l’appartenance au groupe était l’adhésion à la doctrine du libre-échange — on a pu parler de la « secte des économistes » —, il était possible à chacun d’avoir des positions beaucoup plus souples sur la question de la population sans risquer l’excommunication. D’où, pour nous, la précieuse possibilité de suivre les constants réajustements de leur doctrine de population aux évolutions tant structurelles que conjoncturelles. En témoignent les thèmes retenus, entre 1842 et 1870, pour les débats qui suivaient les dîners mensuels de la Société d’économie politique de Paris et qui furent régulièrement reproduits dans le Journal des économistes. Ces comptes rendus constituent un excellent indicateur de l’évolution des idées. C’est ainsi qu’après 1860, de plus en plus de débats furent consacrés à l’émigration et à la colonisation. Deuxième raison, contrairement au siècle précédent, leurs adversaires traditionnels, les protec- tionnistes d’inspiration néo-mercantiliste, sont avant tout des industriels et aucune figure de premier plan n’a élaboré une doctrine sociale et encore moins pris part aux débats sur la question de la population. Quant aux catholiques sociaux, bien étudiés par Duroselle (1951), ils n’abordent celle-ci qu’incidem- ment et le plus souvent à propos de la charité ou des enfants abandonnés et rarement de l’émigration et de la colonisation. Enfin, Proudhon mis à part, les socialistes utopiques, qui sont viscéralement anti-malthusiens, sont réduits au silence sous le Second Empire par la réaction policière.

Après un bref préambule d’ordre épistémologique, l’utilisation des arguments malthusiens est analysée, puis la relation entre libre échange et pacifisme et l’évolution vers l’impérialisme colonial. Des contradictions théoriques et doctri- nales surgirent à partir de 1860. Nous concluons par un bilan sur cette période privilégiée pour qui étudie les relations entre émigration et colonisation.

Penser l’émigration et la population sans la démographie

Les migrations sont aujourd’hui un champ en soi, où prédominent la sociologie, l’histoire, la géographie, l’économie, la science politique et plus récemment l’écologie avec la question des migrants climatiques, étant entendu que les recherches sont mono- ou interdisciplinaires. Puisque ces disciplines n’étaient pas toutes constituées dans le passé, le chercheur qui analyse aujourd’hui la genèse des théories et des doctrines se heurte très vite à une question : d’où jaillissaient les idées sur la mobilité, tant interne qu’internatio- nale ? Nous avons montré ailleurs qu’elles s’inscrivaient, tout comme pour la fécondité et la mortalité, dans trois champs disciplinaires bien plus vastes que la démographie proprement dite et d’ailleurs antérieurs à elle, la philosophie

3 Soit, la Monarchie de juillet (1830-1848), l’éphémère Seconde République (1848-1851) et le Second Empire (1851-1870).

210 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870) politique, la philosophie morale, l’économie politique (Charbit, 2010)4. La philosophie politique est indispensable à la compréhension des idées sur la population et plus particulièrement des migrations, même si le lien n’est pas direct. La population et la migration surgissent dans la philosophie politique de la Grèce classique, chez Platon lorsqu’il s’interroge sur la construction de la Cité (Charbit, 2001) et chez Aristote (Kreager, 2008) quand il définit l’organisation de l’État. Il est remarquable que chez Platon la migration est l’objet de longs dévelop- pements dans Lois, les Crétois demandant conseil à un Athénien sur la meilleure façon de fonder une colonie5. L’autre grande question de la philosophie politique est celle du pouvoir, qui se définit à travers les siècles comme une relation de domination entre son détenteur et ceux sur qui il s’exerce. La population est soumise au Prince qui va en tirer trois utilités : elle doit lui payer des impôts, se battre dans ses armées, lui fournir de la main-d’œuvre. L’immigration va ainsi lui fournir des artisans qualifiés et leurs secrets de fabrication et l’émigration lui permettre d’étendre le territoire sur lequel il règne, argument particulièrement important dans le contexte de l’émergence des grands États européens et de leurs rivalités exacerbées par le partage du Nouveau Monde après les grandes découvertes de la fin du XVe siècle. Ce scénario se rejouera au XIXe siècle avec la conquête et la colonisation de l’Afrique. La philosophie morale n’est pas moins essentielle. Lorsqu’au XVIIIe siècle émerge la notion d’individu, comprendre les mobiles de son comportement va conduire à proposer l’idée de rationalité, d’une rationalité séculière profondément différente de la morale chrétienne définie par rapport à Dieu et qui privilégiait la contemplation. L’activité économique devient légitime et l’individu peut se donner pour objectif de maximiser son intérêt. On le sait, Weber alla jusqu’à parler de l’éthique protestante du capitalisme. Enfin, l’économie politique apporta en complément de la philosophie morale un riche panier de concepts et d’outils, dont le marché, la valeur, l’emploi, etc. Cet appro- fondissement de la morale utilitariste supposait l’identification des paramètres démographiques. Ainsi, se construisit, en particulier avec Malthus, un homo demographicus complémentaire de l’homo œconomicus d’Adam Smith, car l’utilitarisme économique s’appliquait non seulement au comportement écono- mique de l’individu, mais aussi à son comportement démographique. Cela est vrai de la fécondité – Jean-Baptiste Say recommandait aux pauvres de faire moins d’enfants et plus d’épargnes –, tandis que l’émigration se lit aisément comme un avatar de l’utilitarisme, l’individu cherchant à maximiser son intérêt en émigrant pour faire fortune. De même, l’intérêt bien compris des États était de faciliter la libre circulation des produits et des hommes. Mais au début du XIXe siècle et jusque dans les années 1860, les connaissances sur les migrations internationales étaient encore balbutiantes et les rares données disponibles ne furent pas exploitées de manière systématique et encore moins théorisées. Depuis l’Essai sur le principe de population publié par Malthus en 1798, l’émigra- tion n’était qu’une des composantes de la dynamique des populations, à côté de la natalité et de la mortalité, la seule question étant de savoir si elle pouvait ou non contribuer à freiner la croissance de la population. Et comme chez Malthus, considérations doctrinales et arguments théoriques se renforçaient.

4 Rappelons que la naissance de la démographie est en général attribuée à John Gaunt, avec l’invention des tables de mortalité, le terme de démographie apparaissant chez Adolphe Guillard en 1856. 5 Platon, Lois, 708a-d ; 735a-736c ; 777c-d ; 704d-705a ; 950a-952 ; 952d-953e ; 950b.

2 11 Yves Charbit

La problématique malthusienne de l’allocation des ressources

Malthus avait eu un certain nombre de prédécesseurs, mais il fut le premier à modéliser les interactions entre variables démographiques et rationalité économique ; mieux, à montrer que les variables démographiques faisaient système, en tout cas au minimum la fécondité, la nuptialité, la mobilité, tandis que la mortalité apparaissait en son temps comme devant être subie, sans réelle possibilité d’échapper à la maladie et à son issue fatale. La peste, parmi d’autres épidémies, est archétypale : jusqu’à Hiersin, elle fut un fléau récurrent en face duquel l’homme était impuissant… sauf à fuir, pour éviter la contagion, fuite qu’il est tout à fait légitime d’analyser comme une forme de migration, au même titre que les déplacements de population induits aujourd’hui par les famines ou les catastrophes climatiques.

Au cœur de la pensée de Malthus se trouve la comparaison entre la crois- sance géométrique de la population (doublement tous les vingt-cinq ans soit un taux annuel moyen égal à 2,8 %) et la croissance arithmétique, beaucoup plus lente, des subsistances. Fondamentalement, la pensée de Malthus est dynamique. Certes, il y a forcément équilibre, mais, dit-il, la population a constamment tendance à dépasser les subsistances en raison de ce qu’il appelle le principe de population et que nous pouvons raisonnablement assimiler à la force de l’instinct sexuel : dès que des subsistances sont disponibles, la popu- lation augmente. Dans les espèces animales, qui ne connaissent pas le contrôle de la raison sur l’instinct, mais aussi au sein du prolétariat, qui, selon Malthus, se reproduit de manière inconsidérée, ce déséquilibre ne peut à ses yeux se résoudre que par la sanction de la mortalité. Dans les classes moyennes au contraire, la pratique de la « contrainte prudente », entendons la contraception, exerce un frein préventif en limitant la fécondité. La théorisation de l’émigration s’inscrit parfaitement dans cette conceptualisation théorique de la croissance démographique. L’émigration vers de nouveaux territoires équivaut à accroître les subsistances et permet un nouvel accroissement démographique. Malthus cite expressément les nouveaux États d’Amérique du Nord comme l’exemple type d’une croissance démographique non limitée par les subsistances. Partout ailleurs, écrit-il, cette croissance a été limitée. Pour réfuter l’argument qui lui fut opposé par les radicaux anglais tels William Godwin (Political Justice, 1793 et On Population, 1820), pour qui précisément les possibilités de mise en valeur de nouvelles terres desserraient l’étau du principe de population, Malthus répliqua que l’émigration ne pouvait être une solution, car tôt ou tard la planète serait intégralement peuplée, argumentaire repris par Paul Ehrlich (1968) et le Club de Rome (Rapport Meadows de 1972), et qui est sous-jacent aux débats actuels sur le développement durable.

Notons que la conceptualisation de l’émigration par Malthus en 1798 est purement démographique, car il ne fait nullement intervenir les analyses écono- miques en termes de demande de travail qui seront centrales dans l’évolution de sa pensée, qu’il s’agisse des éditions ultérieures de l’Essai sur le principe de population (la seconde parut en 1803) ou des Principes de l’économie politique (1820). Malthus fut introduit en France au tout début du XIXe siècle par Say et durant les décennies 1840 et 1850 ses idées triomphent. Mais les économistes ne se contentèrent pas de les répéter sans vraiment innover. Ils enrichirent la réfu-

212 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870) tation de l’émigration en s’appuyant sur la théorie de la répartition du capital. En effet selon la théorie classique des marchés, l’équilibre se produit au point où l’offre est égale à la demande. Dans le cas de ce produit particulier qu’est le travail, le salaire définit ce point d’équilibre entre l’offre de main-d’œuvre par les salariés et la demande de main-d’œuvre par les entreprises. Conformément à la théorie de Smith, tant que ce point d’équilibre n’est pas atteint, les salariés vont augmenter leur fécondité pour répondre aux possibilités d’emploi. En un mot, c’est la demande qui gouverne l’offre, ou encore il n’y a pas de croissance démo- graphique sans croissance économique6. Tel est le soubassement théorique de la notice « Colonisation » du Dictionnaire de l’économie politique, paru en 1853 (I : 393-401) où l’auteur, Gustave de Molinari, s’opposait au financement par l’État de la colonisation :

« En subventionnant la colonisation, les gouvernements de l’Europe dépouillaient certaines branches du travail pour en favoriser d’autres, qui étaient en réalité moins productives dans les conditions où ils les plaçaient ; ils provoquaient une distribution moins profitable des fonds productifs, partant une diminution de la richesse ».

On observera que Molinari passait totalement sous silence le fait que les colonies permettaient d’accroître la production. Celles-ci s’analysent en effet en un élargissement des marchés, à la fois source d’approvisionnement en matières premières pour la métropole et débouché pour ses produits manufacturés. Ici encore, il faut revenir à la théorie économique dominante à l’époque, car elle empêchait de comprendre le fonctionnement économique des colonies. Selon la « loi des marchés » de Say, les produits finissent toujours par s’échanger contre des produits et la monnaie n’est qu’un voile ; il en résultait que la migration ne pouvait créer de la richesse et la vraie question était bien d’optimiser l’affecta- tion du capital pour maximiser le taux de profit.

Mais précisément, poser la question de cette optimisation, c’était raviver de brûlants débats doctrinaux fortement teintés d’idéologie : dans cette France dominée par les intérêts protectionnistes emmenés par un front commun de maîtres de forges, d’industriels et de propriétaires fonciers, les libre-échangistes s’étaient toujours posés en défenseurs des consommateurs et donc du sacro- saint intérêt général. Quand avait éclaté la révolution de février 1848, ils avaient accusés les protectionnistes d’entretenir la misère : les tarifs protecteurs créaient une « cherté artificielle » des produits de consommation courante et en particu- lier des subsistances, question éminemment sensible. Les Français devraient-ils, comme les Irlandais, connaître la famine et la misère et abandonner leur pays plutôt que mourir littéralement de faim ?

6 Dans le chapitre consacré aux salaires du travail, écrit en 1776 dans la Richesse des Nations : « Si cette demande augmente continuellement, la rémunération du travail doit nécessairement encourager le mariage et la multiplication des travailleurs de telle manière qu’elle leur permette de répondre à cette demande en accroissement constant par une population en augmentation constante. [...] La demande des hommes, comme celle de n’importe quel autre bien, en régule nécessairement la production. Elle l’accélère quand elle croît trop lentement, et elle l’arrête quand elle progresse trop rapidement » (Smith, 1970 : 183 - Livre 1, chap. 8).

213 Yves Charbit

Libre échange et pacifisme

Mais pourquoi les colonies suscitaient-elles une réelle hostilité et non pas un simple manque d’intérêt chez les économistes ? Le contexte politique et les considérations idéologiques sont ici décisifs. Jusqu’à la suppression du Pacte colonial (loi du 31 juillet 1861), l’existence de colonies impliquait tout un système monopolistique. L’identification de la colonisation au Pacte colonial était si forte qu’en avril 1864 encore un débat eut lieu à la Société d’économie politique sur le thème suivant : « Les économistes ont-ils confondu de manière incorrecte les colonies, le système colonial et la colonisation » (Annales de la Sep, 5 : 710). En clair, les colonies étaient acceptables si elles étaient organisées selon les principes du libre-échange. L’importance du changement dans la politique commerciale du Second Empire et en particulier du traité de libre-échange signé avec l’Angleterre en janvier 1860 ne saurait en effet être sous-estimée. Il devenait possible de justifier les migrations et les colonies à un niveau théorique en relation avec l’établissement du libre-échange et le monde allait devenir un vaste et unique marché des produits et des hommes, comme en témoignent ces lignes écrites en 1863 :

« Les clôtures qui séparent les différents pays tant pour les hommes que pour les choses, s’abaissent et tendent à disparaître, à la fois par le progrès inouï des voies de communication et par la suppression graduelle des entraves du régime prohibitif. Des millions d’Européens, par exemple, se sont répandus depuis cinquante ans dans les autres parties du globe pour y offrir leurs services : un plus grand nombre d’autres y ont trouvé un débouché croissant pour leurs produits, ce qui a agrandi d’autant le marché de leurs populations en Europe même. Des millions d’Asiatiques et d’Africains ont, de même été transportés, soit de gré, soit de force, dans d’autres régions du globe devenues ainsi des annexes au marché primitif de leur population » (Molinari, 1864, I : 406).

Le cas de Frédéric Passy révèle comment la convergence de facteurs histo- riques, précis et parfaitement identifiables, et de considérations idéologiques rend compte de l’évolution de l’anticolonialisme au colonialisme. En 1855, il était hostile aux colonies en raison de leurs conséquences démographiques sur le pays d’origine. Contre Watteville qui soutenait que les émigrants devraient être qualifiés et industrieux, il affirma :

« De pareils hommes sont une richesse pour un pays et on ne comprend pas quel avantage il peut y avoir à les en faire sortir. Quant aux pauvres ils coûtent plus chers à expatrier qu’à nourrir dans leur pays » (Passy, 1857 : 171)7.

Le premier argument renvoie à la critique libre-échangiste du Pacte colonial.

En effet, « les colonies qui ne sont rien si elles ne sont un débouché commercial, sont le plus illusoire de tous les débouchés et si un certain nombre d’individus peuvent y trouver leur compte, la nation est toujours en perte pour une somme plus forte » (Passy, 1857 : 157).

7 Les Mélanges d’économie politique sont un recueil d’articles parus en juin, août et septembre 1855 dans le Jde.

214 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870)

Dans cette perspective, mieux valait, certes, conserver la main-d’œuvre qualifiée et exporter seulement les pauvres. Le deuxième argument est intéres- sant, car il fait écho aux thèses malthusiennes : l’émigration ne peut être une solution aux problèmes sociaux. Passy fit allusion aux « désastreuses tentatives de colonisation » de l’Algérie en 1848 (Passy, 1857 : 171). Effectivement, sous la Seconde République, un crédit de 50 millions de francs avait été ouvert au budget pour le transport et l’installation en Algérie de nécessiteux (décret du 23 septembre 1848). Cette tentative échoua à la fin de la Seconde République et la moitié des 21 000 émigrants étaient revenus en France (Julien, 1966 : 362-377).

En 1867, l’opinion de Passy avait considérablement évolué, bien qu’il continuât à proclamer son hostilité à la colonisation : dans sa Conférence sur la paix et la guerre, il affirma qu’aucun pays n’avait réellement retiré des bénéfices de ses colonies, ni l’Espagne avec ses possessions d’outre-Atlantique, ni la France (Passy, 1867 : 13). Cependant, il admit la nécessité de protéger les marchés. C’était là un changement doctrinal majeur et derrière les arguments humanitaires le point de vue colonialiste ne fait aucun doute :

« Le canon n’est pas le meilleur moyen pour ouvrir les marchés. J’admets certes que l’on veuille faire triompher la civilisation de la barbarie ; mais ce n’est pas par la terreur c’est par les lumières, c’est par les capitaux, par exemple, qu’il peut s’obtenir. De bons traitements de bons exemples des procédés de culture, de sciences, de médecine, des enseignements moraux, du respect, de la dignité, de la probité en un mot, voilà, à mon avis, comment on ouvre des débouchés et surtout comment on les conserve » (Passy, 1867 : 12).

L’évolution de Passy s’explique aisément. Ce pacifiste convaincu, qui fut l’un des fondateurs de la Ligue internationale pour la paix, dont il devint le Secrétaire général et qui partagera en 1901 le prix Nobel de la paix avec Henri Dunant, s’était senti contraint de prendre position sur la question de la décadence de la France.

« On vous parle de conquête il est beau de s’agrandir vous dit-on, c’est la preuve de la vitalité d’une nation ; et toute race qui n’est pas atteinte de décrépitude est naturelle- ment expansive » (Passy, 1867 : 12).

Que s’était-il passé ? La guerre avait éclaté entre la Prusse et l’Autriche autour des duchés du Schleswig-Holstein et les troupes prussiennes avaient écrasé celles de l’Empire austro-hongrois à Sadowa le 3 juillet 1866. Selon l’expression consacrée, la victoire de la Prusse fit l’effet d’un « coup de tonnerre dans le ciel serein du Second Empire », car aux portes de la France se révélait brutalement une puissance militaire, scientifique et industrielle qui avait en outre pour stratégie d’établir son hégémonie sur l’ensemble des principautés et royaumes allemands. Immédiatement après Sadowa, fut créée une Confédération de l’Alle- magne du Nord dominée par la Prusse (Armengaud, 1962 : 2).

Plaider en faveur d’une colonisation « non-violente » était donc, après Sadowa, un habile moyen de concilier libre-échange et grandeur de la France. En 1869, à la veille même de la guerre de 1870 contre la Prusse, Passy est encore plus clairement favorable à la colonisation et il en oppose de manière lyrique les bienfaits aux « maux de la guerre » :

215 Yves Charbit

« Ce n’est pas là le véritable patriotisme, la véritable ambition, ce n’est pas ainsi qu’on occupe une plus large place sur le globe. S’ouvrir des chemins à travers les déserts et les forêts vierges qui barrent devant nous les trois quarts du globe, fertiliser les pays si nombreux encore dans lesquels la race humaine n’a pas mis les pieds, appeler à l’éclo- sion de la grande vie intellectuelle et morale ces frères que nous nommons barbares, ce sont là des victoires qu’il nous reste à remporter, et que nous remporterons espérons-le car ces idées gagnent le du terrain » (Passy, 1869 : 63-64).

En résumé, l’hostilité totale qui prévalait à l’encontre de la colonisation jusqu’en 1860 s’appuyait sur les thèses malthusiennes et était centrée sur le problème de la misère. Vers la fin du Second Empire, le renouveau du thème colonial est au contraire directement lié au contexte international.

Vers l’impérialisme colonial

L’instauration du libre-échange en 1860 fut directement à l’origine de ce retournement doctrinal, mais le renouveau du colonialisme s’inscrit dans un contexte historique et idéologique plus vaste. À la différence de l’Angleterre, la France possédait peu de colonies vers 1848. À part la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Pierre-et-Miquelon, quelques postes sur la côte de la Guyane, l’Île de la Réunion, cinq établissements en Inde, quelques-uns sur les côtes de l’Afrique (Sénégal, Guinée, Gabon), des points de relâche aux Comores à Tahiti et dans les Îles Marquises, la seule possession de quelque ampleur territoriale était l’Algérie surtout après la reddition d’Abdelkader en 1847. Bien qu’incohérente, la politique coloniale du Second Empire fut au total beaucoup plus vigoureuse que celle des régimes précédents. Si l’on met à part la déportation de républicains en Algérie après le coup d’État du 2 décembre, la première décision importante fut la création en 1858 d’un ministère de l’Algérie et des colonies, dirigé par le prince Napoléon, puis par Chasseloup-Laubat. Au Sénégal, la colonisation fut pratiquement l’œuvre d’un seul homme, Faidherbe, qui réussit en quelques années (il ne fut gouverneur qu’en 1854-1861 et 1863-1865) à asseoir l’influence française avec un minimum de soutien armé. Entre 1850 et 1865, le commerce avec le Sénégal tripla et celui-ci devint une colonie de production, consacrée à la culture des arachides. En Extrême-Orient, la conquête du Cambodge et de la Cochinchine fut réalisée entre 1859 et 1867. Madagascar fut annexée en 1868. Enfin, la France s’implanta au Moyen-Orient.

La politique coloniale suscita des réactions contradictoires dans l’opinion publique et plus précisément au sein du groupe des économistes. D’un côté, les réactions furent négatives, soit en raison d’une hostilité purement politique au Second Empire, la question coloniale servant alors de prétexte à l’expression d’une opposition, soit parce que la colonisation était jugée peu souhaitable économiquement, car il était admis que l’Algérie coûtait bien plus cher à la France qu’elle ne rapportait, soit enfin pour des motifs d’ordre idéologique comme au Siècle des Lumières, les colonies et l’esclavage étant la négation des droits de l’Homme. En sens inverse, l’expansion coloniale du Second Empire a pu correspondre à une certaine idée de la grandeur de la France, la politique coloniale de Napoléon III apparaissant non comme une fin en soi, mais comme un des éléments de la politique intérieure et extérieure, les succès obtenus contribuant à renforcer le régime. Dans cette perspective, un facteur essentiel

216 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870) fut la rivalité avec la Grande-Bretagne, car la grandeur coloniale de la France se mesurait nécessairement à l’aune de l’Empire britannique. Faire pièce à l’Angleterre

Bien que les chiffres soient peu sûrs, l’écart entre les deux puissances était incontestable. Les données dont disposaient les économistes étaient, par exemple, celles publiées par Émile de Laveleye en 1865 dans le Journal de la Société de statistiques de Paris (Tableau 1).

Tableau 1 : La population des deux Empires coloniaux en 1865 France 37 472 762 Afrique (Algérie) 2 999 124 Afrique (Sénégal, Réunion, Ste-Marie-Margotte) 255 463 Asie (Inde et Basse Cochinchine) 2 221 507 Amérique (Martinique, Guadeloupe) 300 162 Pacifique (Marquises, etc.) 84 460 Total 43 333 478

Grande-Bretagne 29 307 200 Europe 158 854 Asie 137 673 494 Afrique 914 360 Amérique 4 422 261 Australie 1 358 831 Total 173 835 000 Source : Jssp, 1865 : 159.

La comparaison avec l’Angleterre ne se limitait pas à de simples considéra- tions d’ordre politique ou démographique. Le cas de cette puissance rivale était exemplaire d’un autre point de vue : les observateurs perspicaces ne pouvaient ignorer l’importance des colonies pour l’économie du pays. En Angleterre d’ailleurs, le courant en faveur des colonies a été sans doute beaucoup plus important que les énergiques prises de position anticoloniale de Jérémie Bentham, James Mill, Richard Cobden ou J. R. McCulloch ne le laissent penser (Shaw, 1970 : 23, 19 et 25). En réalité, on peut parler avec John Gallagher et Ronald Robinson de « l’impérialisme du libre-échange » : l’empire informel du commerce et de l’investissement a recueilli bien plus d’adhésions que la politique coloniale proprement dite (1970 : 34).

Il convient ici de rappeler quelques faits. La répartition géographique des échanges entre le Royaume-Uni et le reste du monde entre 1830 et 1880 montre la forte croissance des marchés coloniaux malgré l’établissement du libre-échange en Europe en 1860 (Tableau 2). Le poids de l’Asie s’explique par l’importance du marché indien et par la destruction de l’industrie textile locale. L’accroissement brutal de la part de l’Océanie entre 1830 et 1860 résulte des découvertes en Australie des gisements aurifères, qui induisit une demande pour le marché intérieur de ce pays (Bairoch, 1976 : 193). Le cas de l’industrie cotonnière, la plus développée et la plus représentative de la révolution industrielle, est encore

217 Yves Charbit

plus frappant : c’est le triomphe des marchés extérieurs sur le marché domes- tique (Hobsbawm, 1977 : 50). En 1815, l’Angleterre exportait quatre mètres de coton quand elle en consommait trois. En 1851, elle en exportait treize contre huit. En 1820, l’Europe importait 128 millions de mètres ; l’Amérique (États-Unis exceptés), l’Afrique et l’Asie, 80 millions. En 1840, les chiffres étaient respective- ment de 100 et 129 millions. Le marché indien entre ces deux dates passa de 11 à 145 millions de mètres. En valeur, les produits cotonniers représentaient près de 50 % de toutes les exportations britanniques dans les années 1840 (Hobsbawm, 1977 : 50-54). Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les analyses de la colonisation aient fait, de manière explicite ou implicite, référence à l’Angle- terre. À propos des résultats du recensement de 1866, le statisticien Maurice Block insista par exemple sur la nécessité, lorsque l’on comparait la France à l’Angleterre ou l’Allemagne, de prendre en compte « les centaines de mille ou les millions qui ont fait fortune ailleurs ».

Tableau 2 : Répartition géographique des échanges extérieurs du Royaume-Uni Amérique Amérique Europe Asie Afrique Océanie Total du Nord du Sud Exportations 1830 46,7 25,5 11,5 12,8 2,5 1,0 100 1860 34,3 16,6 12,0 25,7 3,2 8,2 100 1880 35,6 15,9 10,2 25,4 4,3 8,4 100 Importations 1860 31,0 26,7 10,1 23,2 4,5 4,5 100 1880 41,4 30,9 6,1 12,0 3,7 5,9 100 Source : Bairoch, 1976 : 88.

En 1865, Laveleye concluait une comparaison chiffrée des différents pays européens et leurs colonies par cette constatation :

« L’Empire britannique commande d’une manière plus ou moins directe dans toutes les parties du monde et sur des territoires dont l’ensemble dépasse un quart environ de la surface du globe » (Jssp, 1865 : 159-160).

Les économistes pouvaient lire dans le Journal la société de statistiques de Paris de très nombreuses informations sur les migrations anglaises, les progrès des colonies, les forces militaires de l’Empire britannique8. Mais c’est Charles Lavollée, le chef du Bureau de l’émigration au ministère de l’Intérieur, qui analysa le mieux les relations entre industrialisation et colonisation, en faisant explicitement référence à l’Angleterre. Certes, les colonies n’étaient pas néces- saires au développement économique d’un pays, mais

« Il n’en demeure pas moins certain que plusieurs nations d’Europe sont en grande partie redevables de leur prospérité, de leur influence politique, à la situation favorable des territoires qu’elles occupent au-delà des mers. Se figure-t-on ce que serait l’Angle- terre si elle n’avait point de colonies ? [...] Le mouvement […] industriel de la Grande-

8 Jssp, mai 1866 : 125-126 ; novembre 1866 : 291-296 ; septembre 1868 : 226 ; octobre 1868 : 265-266 ; janvier 1969 : 28 ; juin 1868 : 149 ; juillet 1869 : 189 ; août 1869 : 218-219 ; octobre 1869 : 264-265 ; novembre 1869 : 278-280.

218 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870)

Bretagne et le commerce de la Hollande eussent été étouffés dans leur germe, s’ils n’avaient pu s’étendre par-delà les étroites limites de l’Europe et trouver en Amérique et en Asie d’inépuisables ressources d’expansion »9.

Lavollée rappela la double fonction des colonies. Elles fournissaient des matières premières à l’industrie de la puissance coloniale, tout en constituant un marché pour ses produits :

« Ainsi, considérée au point de vue économique, la colonisation ne cause aucun préjudice à la fortune d’un État, et l’on peut ajouter que pour les grandes nations euro- péennes elle est devenue une nécessité de premier ordre. Elle est la conséquence de l’immense mouvement industriel qui [...] a décuplé le travail des manufactures. Il faut à tout prix accroître les approvisionnements en matières premières et créer des débouchés pour les produits. Les colonies répondent à ce double besoin en activant sur tous les points du globe les progrès de la culture de la consommation et des échanges ».

Et contrairement à la thèse anticolonialiste, l’immigration permettait une meilleure répartition des richesses nationales.

« Quoi qu’il en soit, si certains mauvais esprits conservent quelques doutes quant à l’influence favorable ou désavantageuse qu’exerce sur la prospérité d’un État l’émigration vers l’étranger, ce doute doit disparaître lorsque l’émigration a lieu d’une métropole à destination d’une colonie. Dans ce cas particulier, tout est profit pour la métropole. Il y a là pour elle, non point une diminution, mais un déplacement et une répartition meilleure de la population du capital ce qui doit amener une augmentation de richesse. L’émigrant qui s’établit dans une colonie ne cesse point d’appartenir au domaine national : direc- tement ou indirectement, il continue à fournir sa quote-part au revenu de l’État ; sur un autre sol et sous d’autres formes, il demeure contribuable en même temps que citoyen, et les fruits de son travail sur la terre lointaine viennent en accroissement des forces productives de la mère patrie. Il n’est plus nécessaire de développer à cet égard une démonstration théorique ; le capital emporté par le colon retourne à la métropole ; il lui est rendu avec usure par le moyen des échanges qui ne tardent pas à s’établir ».

Ainsi, les considérations doctrinales de nature géopolitique et économique se justifiaient par la théorisation de la nouvelle allocation optimale des ressources et des facteurs de la production. L’argumentaire d’inspiration malthusienne était bel et bien devenu obsolète sous la pression des faits. L’Algérie, fleuron de l’Empire

L’Algérie, en dépit des désillusions initiales, était porteuse de bien des espoirs. Sa proximité géographique, l’importance numérique des colons, l’ampleur des territoires concernés en faisaient la meilleure chance coloniale de la France. En 1869 par exemple, le Jssp publia des chiffres sur le « Mouvement commercial de l’Algérie en 1868 » ; il avait aussi reproduit par deux fois, en 1863 et 1868, des

9 Rddm, février 1863 ; les citations sont tirées des pages 883, 887 et 889. De même, Alfred Legoyt, dans un article du Jssp consacré au commerce de l’Angleterre en 1868, rappelant le « commerce immense » que celle-ci entretenait avec ses colonies, repro- duisit les chiffres sur la part des colonies dans l’ensemble des importations et des expor- tations (Jssp, novembre 1869 : 278-286).

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discours mettant en évidence les résultats obtenus10.

Rappelons qu’à peine créé en 1858, le ministère de l’Algérie et des colonies fut supprimé en 1860. Les gouverneurs militaires, Pélissier puis Mac-Mahon, établirent alors une véritable dictature, tandis que les « Bureaux arabes » mettaient en œuvre la politique dite du cantonnement. Celle-ci eut pour résultat d’entraver la colonisation et suscita une vive opposition de la part des colons. Le Sénatus-consulte du 22 avril 1863 déclara que les tribus devraient acquérir les terres, tandis que celui du 14 juillet 1865 tentait de réconcilier les intérêts des colons et ceux des indigènes. L’Algérie, écrivait Napoléon à Mac-Mahon à son retour d’Algérie en 1865, est à la fois « un royaume arabe, une colonie euro- péenne et un camp français ». Hippolyte Passy (Jde, 1869, 15 : 125, 127 et 132) Nicolas Villiaumé (1867, II : 77), ou encore Alfred Legoyt (Jssp : 1862 : 258), le chef du Bureau de la statistique tout au long du Second Empire, ne manquèrent pas de souligner l’absence de « libertés administratives et commerciales » et accu- sèrent le « despotisme militaire » d’être responsable de la lenteur des progrès de la colonisation, spécialement en Algérie11 .

L’Algérie apparaissait certes comme un marché potentiel pour les produits français (Batbié, 1866, II : 77), mais elle pouvait aussi affranchir l’industrie coton- nière de sa dépendance à l’égard des États-Unis pour son approvisionnement. Aussi, n’est-il pas surprenant, lorsque la Guerre de Sécession créa une « famine de coton » que la Société industrielle de Mulhouse, animée par Jean Dollfus, un actif libre-échangiste, ait fait des efforts pour favoriser le développement de la culture du coton (Fohlen, 1956 : 347-35512). Anselme Batbié définit bien l’enjeu lorsqu’il écrit à propos de l’Algérie :

« Si la culture prend en Afrique assez de développement pour faire une concurrence sérieuse à l’Amérique, notre colonisation aura beaucoup fait pour l’affranchissement de l’industrie européenne. Alors nous serons indemnisés par les résultats économiques des sacrifices que nous avons semés pour faire avancer la civilisation » (Batbié, 1866, II : 316-317)13.

Pour que se concrétisent ces espérances encore fallait-il que les hommes ne fissent point défaut pour la mise en œuvre des richesses de l’Algérie. Dès 1852, Lavollée avait déploré le fait que l’Algérie ait servi uniquement à se débarrasser des opposants politiques et des indigents en surnombre. Une colonisation inspirée du système Wakefield permettrait au contraire de la faire prospérer. Ce système consistait à financer l’émigration par la vente de terres de la couronne aux colons. Il fut appliqué en Nouvelle-Zélande et en Australie du Sud dans les années 1830 (Rddm, 1852 : 128). Le système Wakefield qui suscita des contro- verses en Angleterre14 fut prôné par Villiaumé (1867, II : 74-77) et, au nom du grand principe libéral d’abstention de l’État gendarme, critiqué par Bénard, Jules Duval, Joseph Juglar comme trop interventionniste (Jde, 1869, 15 : 125-131).

10 Jssp, septembre 1869 : 228-230 ; 1863 : 224-225 et 1868 : 136. 11 Sur les excès commis par les militaires voir Brunschwig, 1949 : 22-27 et 38-40. 12 Fohlen souligne également le rôle du Jde, de la Rddm, de la Revue contemporaine. 13 Même opinion chez Legoyt, Jssp, juillet 1865 : 201. 14 Voir Winch, 1963 et Gosh, 1964.

220 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870)

La question de la colonisation débouchait donc sur celle de l’émigration et des possibilités de survie des nouveaux immigrants. Il est frappant de constater l’importance au cours des années 1860 du thème de « l’acclimatement » des Européens à d’autres continents et en particulier en Afrique, thème développé à l’intérieur comme à l’extérieur du groupe des économistes15. Legoyt (Jssp, janvier 1865 : 10-13 ; Jssp, avril 1865 : 104) et Adolphe Bertillon (Jssp, juillet 1864 : 178) montrèrent que les données démographiques justifiaient l’installation des Européens d’Algérie. Après trente-cinq ans d’excédent des décès, la mortalité semblait diminuer et un excédent de naissances avait été enfin enregistré.

Contradictions théoriques et doctrinales

Ce regain d’intérêt pour les colonies a eu une conséquence doctrinale fonda- mentale : la question de l’immigration n’a pratiquement jamais été traitée indé- pendamment de celle de la colonisation. Les migrations sont bien au contraire le moyen d’une fin, qui se justifie au niveau économique ou politique, mais qui dépasse en tout cas le cadre de la seule doctrine démographique. La remise en cause du malthusianisme

Il était pourtant concevable d’analyser l’émigration dans une toute autre perspective. On l’a dit, d’un point de vue malthusien, celle-ci était avant tout étudiée en tant que moyen de soulager le pays de départ d’une excessive pression démographique ; et selon Malthus, ce moyen était totalement inefficace puisque le vide laissé par les émigrants serait immédiatement comblé par un regain de la natalité, en raison même du principe de population. Prôner la colo- nisation et l’émigration impliquait donc nécessairement de remettre en cause les thèses malthusiennes. Le cas de Joseph Garnier, le rédacteur en chef du Journal des économistes, est particulièrement révélateur. Ce malthusien orthodoxe avait utilisé l’argument traditionnel en 1846 au début de la crise qui allait emporter en février 1848 la Monarchie de Juillet :

« Au sujet des migrations et de la colonisation sur lesquels l’opinion publique semble tant compter aujourd’hui pour le soulagement du malaise je me bornerai à dire que Adam Smith, Malthus, Jean-Baptiste Say et M. Rossi ont réduit à leur véritable expression les services de second ordre qu’on peut en attendre. Elles sont coûteuses pour la société, tyranniques pour le pauvre qu’on exile, insuffisantes puisqu’elles ne retirent guère que quelque milliers d’hommes de certains pays où l’excès se mesure par millions » (Jde, 1846, 15 : 131).

Mais dans les débats qui ont lieu à la Société d’économie politique en 1864 et 1869, il est frappant de constater que sa contribution se limite à une critique du Pacte colonial alors qu’il resta silencieux sur l’émigration (Jde, 1869, 15 : 131). Or le Pacte colonial avait été supprimé en 1861, alors que l’émigration était bel et bien une question d’actualité ! On notera également dans la citation suivante la

15 À l’extérieur du groupe voir par exemple A. de Quatrefages, Rddm, avril 1861 : 635-731 ; Boudin (1852 et 1860) avait toujours nié la possibilité pour les races de s’adapter à différents milieux. A. Martin et L. Foley avaient souligné la forte mortalité qui frappait à tous âges les immigrants (1851 : 341-342) ; J.-J. Weiss était plus nuancé (1857, 34 : 434-435).

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référence à la « conquête de l’Algérie » et la critique de la théorie mercantiliste de la colonisation, alors que Villiaumé venait de développer (Jde, 1869, 15 : 123-134) les avantages d’une émigration inspirée du système de Wakefield : « M. Garnier rappelle que la théorie de l’enrichissement national par les posses- sions lointaines, par les colonies et par la colonisation, fille de la balance du commerce, a engendré les plus grands maux : l’esclavage des noirs qui conduit au massacre des blancs, la plupart des guerres maritimes et coloniales et même des guerres poli- tiques, et de ce nombre : les sanglantes et inutiles luttes entre l’aristocratie anglaise et Napoléon Ier, l’erreur de la campagne d’Égypte, celle de la conquête de l’Algérie, de l’expédition du Mexique » (Jde, 1869, 15 : 131). Pourtant, les économistes favorables à la colonisation n’étaient qu’accessoi- rement soucieux de réfuter Malthus. D’une part, tant Batbié (Rddm, 1863 : 883) que Villiaumé (1867, II : 69) soulignèrent que l’essentiel n’était pas l’émigration, mais la colonisation et que le mouvement des capitaux devait accompagner celui des hommes. D’autre part, l’argument que l’émigration pouvait soulager la misère fut repris dans une tout autre perspective par Villiaumé en 1869 : « M. Villiaumé dit en concluant que 6 millions de Français languissent dans l’indi- gence et que le moyen le plus prompt de les secourir serait de faire appel à ceux qui voudraient quitter la métropole, en leur offrant tous les moyens efficaces de fonder des établissements dans divers pays, mais surtout en Algérie, qui n’est point éloignée, et dont le climat est très salubre. Le système Wakefield pourrait être appliqué avec quelques modifications, selon la nature des pays à coloniser » (Jde, 1869, 15 : 133). L’émigration était donc bien, avant tout, la condition nécessaire de l’expan- sion coloniale. Paix sociale ou émigration ?

La question de la Paix sociale se raconte en deux actes. Acte premier, sous la Monarchie de Juillet l’opinion bourgeoise avait pris conscience de la misère ouvrière de l’industrie naissante, déjà observée en Angleterre depuis plusieurs décennies et l’on voyait les « effrayants progrès du paupérisme » atteindre la France. À cette misère étaient manifestement associées deux caractéristiques très bien documentées par les enquêtes sociales dont la plus retentissante fut celle de Louis René Villermé, qui publia en 1840 son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie : une forte fécondité et une mortalité très élevée, surtout parmi les tout jeunes enfants, caractérisaient les ouvriers de « régime des manufactures » et les distinguaient de tous les autres groupes sociaux, de la bourgeoisie d’abord, mais aussi de l’immense masse des paysans, d’autant qu’en France, à l’inverse de l’Angleterre, le prolétariat rural était très limité. Les petites et moyennes propriétés, exploitées en faire-valoir direct, par fermage ou métayage étaient largement dominantes et l’on comptait en 1862 à peine 1 400 000 journaliers sur une population rurale de 26 millions d’âmes. Lorsqu’éclata en février 1848 la révolution qui renversa Louis-Philippe et instaura la Seconde République, les économistes montèrent en première ligne et utilisèrent sans relâche Malthus pour défendre l’ordre social : la cause de la misère des ouvriers, répétèrent-ils à l’envi, était leur trop grand nombre d’enfants, passant allègrement sous silence l’exceptionnelle gravité de la crise économique de 1846-1850, la chute vertigi- neuse des salaires et la brutale augmentation du chômage.

222 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870)

Acte second, les élections de 1849, les premières en France au suffrage universel, qui révélèrent le conservatisme profond des paysans, soulagèrent la bourgeoisie, tandis que le bref épisode du Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte et le coup d’État de décembre 1851 confirmèrent le retour à l’ordre. C’en était fini du rêve socialiste. Aussitôt se mit en place une nouvelle ligne de défense idéologique. Les économistes commencèrent par mettre en cause le bienfondé des analyses démographiques différentielles : elles exagéraient le fossé entre les classes sociales. En témoignaient deux données jugées irré- futables : la « vie moyenne » s’était accrue en France et la fécondité de tous les autres groupes sociaux n’était nullement alarmante. Un argumentaire se construisit donc dès le début du Second Empire pour tirer le meilleur parti possible des données démographiques et en particulier de la faible lenteur de la croissance de la France. Si la société française ne connaissait pas les ravages du paupérisme, c’est parce que la Révolution de 1789 avait établi l’égalité entre tous et que le Code civil, grand œuvre napoléonien d’inspiration éminemment bourgeoise, avait instauré le partage successoral égalitaire, ce qui obligeait les paysans à restreindre leur fécondité pour éviter le morcellement de la propriété foncière à chaque succession. Une construction idéologique parfaitement cohérente s’en déduisait : la « sage » lenteur de la croissance démographique était l’écho de la « prudence » et du conservatisme des paysans français. La bourgeoisie y vit la preuve éclatante du bienfondé de la révolution de 1789 et du sacro-saint droit de propriété.

« La propriété territoriale […] en multipliant le nombre des possesseurs du sol, [s’écria avec lyrisme en 1851 Moreau de Jonnès, le chef du bureau de la statistique] accroît le nombre des citoyens, défenseurs de la patrie et de l’ordre social qui s’élèvent au-dessus des prolétaires […] et c’est là, bien plus que dans les cités, que gît la nation » (Jde, 1851, 23 : 321).

La paix sociale était à portée de main après la tempête de 1848, surtout avec un pouvoir autoritaire qui veillait sur les intérêts de la bourgeoise et donc, bien entendu, de la France.

Ce bref rappel historique est indispensable pour comprendre le prolon- gement international de la question de la paix sociale. La comparaison avec l’Angleterre prenait en effet une tout autre dimension. Il était admis que l’émi- gration anglaise avait été rendue possible par le système d’héritage qui poussait les cadets à s’expatrier. Mais elle était aussi considérée comme le résultat de la pauvreté et dans le cas de l’Irlande, de la misère et la famine. Henri Baudrillart, professeur au Collège de France depuis 1852, ne manqua pas de relever que de telles conditions n’étaient guère réunies ; bien au contraire :

« Pourquoi, par exemple nos 25 millions de paysans iraient-ils au loin chercher la terre à travers les difficultés et les risques de l’émigration et de la colonisation au prix d’une expatriation toujours pénible ? Cette terre ils la possèdent en toute sécurité, avec un revenu agricole qui depuis un demi-siècle est allé croissant ».

Par conséquent, déplorer la faiblesse de l’émigration française, c’était remettre en cause le droit de propriété, en raison de ses conséquences sur la fécondité :

223 Yves Charbit

« Est-ce donc un mal, et faut-il au nom de l’émigration pousser la population à se développer sans mesure ? Au point de vue de la force et de la prospérité nationale, il est aujourd’hui bien connu que cette force et cette prospérité ne se mesurent pas au nombre de naissances, mais à la durée de la vie probable et moyenne. Les naissances qui aboutissent à des morts prématurées ne sont qu’une cause d’affaiblissement ; les enfants constituent non une richesse, mais une charge ».

Baudrillart en concluait logiquement que l’accroissement du niveau de vie était incompatible avec une politique coloniale aussi vigoureuse que celle de la Grande-Bretagne (Séances et travaux de l’Asmp, 1865 : 151-154). Ainsi le piège de la contradiction se refermait : les données socio-démographiques, qui fondaient la démonstration de la paix sociale à l’intérieur du pays, rendaient impossible une émigration indispensable à la conquête des marchés extérieurs et entravait les intérêts libre-échangistes. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le thème de l’émigration soit resté relativement marginal. La contradiction se résoudra d’elle-même après 1870. D’abord, l’expansion coloniale aura pris une tout autre ampleur. Mais surtout, le déclin de la fécondité aura pris de telles proportions que les craintes pour la paix sociale fondées sur l’argument d’une excessive croissance démographique seront devenues tout à fait obsolètes. Il en résultera l’abandon total du malthusianisme et le triomphe du populationnisme. La trop lente croissance démographique de la France

À la fin du Second Empire, plusieurs économistes ont déjà évolué vers le populationnisme. Le cas de Baudrillart est le plus étonnant. Dans La liberté du travail, l’association et la démocratie, publié en 1865, il plaida éloquemment en faveur de l’émigration16. Les pays qui n’y avaient pas recours risquaient de connaître la décadence.

« Malheur aux nations qui se ferment aux rapports avec le reste du monde ! Malheur aux familles qui restreignent à l’excès le sein de leurs alliances ! Elles trouvent dans l’abâtardissement physique et moral la confirmation, à leurs dépens, de cette loi provi- dentielle qui fait de la fraternité humaine une vérité. En vain, l’humanité retenue au sol natal par mille attaches voudrait se soustraire à cette nécessité inévitable du mélange des idées et des races ; il faut que des populations entières soient déracinées de leur patrie ».

Et il contrasta les souffrances endurées et les promesses du pays d’émi- gration. Cependant, l’argument décisif en faveur de l’immigration n’était pas humanitaire, mais économique : celle-ci profiterait à la France, en accroissant les profits. Il fallait donc que les Français émigrent :

« Pourquoi je le répète la France ne fournirait-elle pas l’émigration un plus vaste contingent ? Est-il vrai que les Français soient si essentiellement sédentaires et casaniers qu’on l’a dit ? De quel droit refuser à la nation française le titre de nation colonisatrice ? Que l’on dise plutôt, en songeant à nos vieilles colonies et à l’Algérie, que c’est de l’admi- nistration et de l’excès de l’esprit réglementaire que sont venus nos échecs ».

16 Les citations qui suivent sont tirées des pages 321-330.

224 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870)

Nous n’avons donc plus affaire ici à une contradiction pure et simple, mais à un réel changement d’opinion. L’allusion à l’Algérie et à la responsabilité de l’ad- ministration ne sont pas fortuites. C’était la thèse des colons qui finira par l’em- porter sur l’administration civile et militaire. Or, Baudrillart venait de découvrir le premier livre de Duval (1862) dont il louait les mérites et qui était précisément le représentant des intérêts coloniaux algériens. C’est donc au moins en partie sous son influence qu’il se déclara aussi favorable à l’émigration.

Louis Reybaud est intéressant d’un autre point de vue. Pour lui aussi l’émi- gration est le moyen et la colonisation, la fin :

« L’Amérique n’offre-t-elle pas aujourd’hui à l’Europe un déversoir naturel comme l’Europe autrefois à l’Asie lorsque des fourmilières d’hommes débouchèrent des plateaux tartares ? L’humanité suit ainsi son double plan, qui est l’exploitation intégrale du sol et l’ennoblissement des espèces. D’un côté, les excédents de population vont animer les solitudes, de l’autre les types supérieurs remplacent les types inférieurs ; c’est sous l’empire de ces deux courants que le globe se peuple et se civilise » (Rddm, 1866 : 986-987).

Mais s’il affirme que le ralentissement démographique de la France a rendu obsolète le point de vue de Malthus, il note pourtant que cette évolution n’est pas universelle : d’autres pays augmentent plus vite. D’où la conclusion, très nettement populationniste, que la population française s’accroît trop lentement :

« En France le problème n’est donc plus de mieux veiller sur soi-même ; peut-être y abonde-t-on déjà en excès, si l’on tient compte de l’équilibre à maintenir entre les influences territoriales… À tout prendre ce n’est pas la terre qui jusqu’ici a manqué aux hommes, ce sont plutôt les hommes qui ont manqué à la terre et sur ce point comme en tout il faut que leur mission s’accomplisse jusqu’au terme assigné ».

La sage croissance de la population française était devenue un grave handicap démographique.

Une période privilégiée pour étudier l’émigration et la colonisation

Jetons d’abord un rapide regard en arrière sur l’ensemble de la période 1840- 1870. Pour la Monarchie de Juillet et la Seconde République (1840-1851), nous avons proposé une lecture du double combat idéologique mené par les écono- mistes, à la fois contre l’aristocratie et la bourgeoisie protectionnistes, celles des industriels et des propriétaires terriens, et contre les socialistes. L’hostilité à l’encontre de l’émigration était fondée sur un argumentaire empirique et théorique centré sur la critique du « système protecteur », bien trop étatiste à leurs yeux. L’État devait se cantonner à un strict rôle de gendarme et la libre circulation des hommes et des produits devait obéir aux seules lois du marché. Contre les socialistes, l’utilisation de l’argument démographique malthusien leur permit d’éluder la question de l’inégale répartition des richesses : trop d’ouvriers trop féconds recevaient nécessairement chacun une moindre part de la richesse. Quant à l’émigration et à la colonisation, dans cette construction l’État ne devait pas déroger à sa neutralité ni les individus espérer sortir du piège malthusien.

225 Yves Charbit

Sous le Second Empire (1851-1870), se produit un profond revirement doctrinal et théorique qui reste parfaitement cohérent avec leurs fondamentaux idéologiques. Émigration et colonisation, devenues indissociables, apparurent comme un des moyens, voire une des conditions, de la croissance économique au moment de l’ouverture des frontières. Mais le contexte international révéla les limites des ambitions de libre-échangistes : avec la montée en puissance de la Prusse et surtout la prise de conscience de l’impérialisme anglais, la faible croissance démographique allait être un lourd handicap. Certains crurent qu’une colonisation « pacifique » serait la solution. La guerre de 1870 réduisit à néant ces illusions. Le plaidoyer pour l’émigration et la colonisation se heurtait à d’autres obstacles d’ordre idéologique. On ne pouvait en effet à la fois vanter les bienfaits de l’acquis majeur de 1789, le droit de propriété source de la sage fécondité de la population française qui échappait ainsi au paupérisme et en même temps la déplorer en raison des enjeux politico-économiques de la colo- nisation. Or, le malthusianisme avait surtout son utilité dans le débat sur la paix sociale. En raison de l’impossibilité de réaliser une synthèse idéologiquement satisfaisante de ces contradictions, et comme le problème de la paix sociale ne fut plus après 1870 le moteur de l’évolution des idées sur la population, le déclin du malthusianisme était inéluctable. La fin du Second Empire est en réalité une période clef au cours de laquelle mûrissent de nombreuses composantes de l’idéologie bourgeoise de la Troisième République. Une ou deux décennies plus tard, lorsque la course coloniale deviendra intense et que la politique coloniale sera une affaire nationale, les idéologues échapperont à la contradiction qui consiste à attendre d’une faible croissance démographique qu’elle alimente simultanément le peuplement du pays et des colonies, en prônant une politique résolument nataliste et populationniste.

Finalement, la période étudiée se prête particulièrement à la mise en relation des faits et des idées, d’abord parce que les auteurs étudiés ici avaient à leur disposition un grand nombre de données factuelles, ce qui a ancré leur doctrine dans la réalité, contrairement par exemple aux socialistes utopiques, moins documentés en matière démographique. D’autre part, nous avons affaire à une véritable école de pensée, et non à des auteurs isolés, et dans un groupe aussi vivant, l’intégration des faits à la doctrine, tout comme les modifications doctrinales sous la pression des faits, est rapidement réalisée. Historiquement parlant, la période, on l’a vu, est à la fois riche et favorable aux élaborations tant théoriques que doctrinales. L’industrialisation, bien que modeste au regard des décennies ultérieures, bouleversait le champ du social aussi profondément que la révolution de 1789 avait transformé les cadres idéologiques et politiques. Quant au libre-échange, qui avait triomphé à partir de 1860 grâce à une série de traités bilatéraux, il fut définitivement aboli avec la loi Méline du 11 janvier 1892 : l’expé- rience libre-échangiste, imposée par le pouvoir impérial contre la volonté de la plus grande partie des milieux d’affaires, avait duré trente-deux ans. Les écono- mistes, eux, avaient perdu leur raison d’être et il n’est pas surprenant qu’après 1870 le groupe s’affaiblisse et voit son influence diminuer. Des penseurs de premier plan tels qu’Émile Levasseur ou Paul Leroy-Beaulieu prennent quelque distance par rapport au groupe ; d’autres courants s’affirment, en particulier celui qu’anime la Société d’économie sociale et à partir de 1896 l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française où Bertillon s’impose. Enfin dès la fin des années 1890 Charles Gide et René Gonnard contestent, à travers la Revue d’économie politique, la prééminence du Journal des économistes.

226 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870)

Par rapport aux décennies ultérieures, ces trente années se prêtent donc tout particulièrement à l’interprétation au niveau idéologique des relations entre faits et idées en matière d’émigration et de colonisation pour deux dernières raisons. D’une part la démographie au milieu du XIXe siècle, n’a pas encore acquis le statut de science autonome et relève à la fois de la théorie économique et de la doctrine sociale. Tout fait de population était donc naturellement interprété en termes économiques et sociaux. Les progrès ultérieurs de la statistique, au moment où l’idéologie populationniste s’affirmera bruyamment, accéléreront la dissociation entre théorie et doctrine démographiques. Comme d’autres sciences sociales, la démographie tendra à acquérir une certaine autonomie d’ordre « scientifique ». Certes, l’argument démographique, réputé scientifique, sera utilisé dans les débats de doctrine, mais cette extraordinaire limpidité du discours sur la population aura disparu. D’autre part, le milieu du XIXe siècle se caractérise par une rare transparence idéologique ce qui facilite considérable- ment la recherche. Nous l’avons vu à l’occasion de quelques citations, il suffit presque de donner la parole aux économistes. Le traumatisme de la Commune de 1870 et la montée des couches sociales chères à Léon Gambetta changeront la forme du discours social : celui-ci deviendra plus prudent donc plus opaque, et la bonne conscience triomphante de la bourgeoisie libérale se fera plus discrète, au moment où la critique marxiste dénoncera les leurres de l’idéologie dominante.

Références bibliographiques Sources primaires

Ne figurent pas ici les articles publiés par les économistes dans diverses publications périodiques entre 1840 et 1870. On les trouvera dans : Annales de la Société d’économie politique (huit volumes, 1848-1870, publiés entre 1889 et 1895) Journal de la Société de statistique de Paris (1860-1873) La Revue des deux Mondes (1840-1870) L’Économiste français (1860-1869) Le Journal des économistes (1842-1872) Les Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques (tomes 1 à 13, 1837-1872) Les Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques (cinq séries, 1842-1872) Batbié Anselme (1866) Nouveau Cours d’économie politique, Paris, Cotillon. Baudrillart Henri (1872) Manuel d’économie politique, Paris, Guillaumin, 492 p. Baudrillart Henri (1860) Des rapports de la morale et de l’économie politique, Paris, Guillaumin, 604 p.

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228 Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870)

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229 Résumé - Abstract - Resumen

Yves Charbit Émigration, colonisation et idéologie libérale en France (1840-1870)

Au milieu du XIXe siècle (1840-1870), les théories et les doctrines relatives à l’émigration sont indissociables de la question de la colonisation, en particulier dans les écrits des économistes libre-échangistes français, les meilleurs spécia- listes de leur temps. L’article montre que pour analyser l’évolution des idées, il est indispensable de s’attacher au contexte historique et à deux faits majeurs, la conquête de l’Algérie et la rivalité impérialiste avec l’Angleterre. Sur le plan doctrinal, il en est résulté l’abandon du malthusianisme, jusqu’alors dominant, puisque la faible croissance démographique française ne présentait plus comme avant 1848 un danger pour la paix sociale et que le problème était au contraire l’insuffisance prévisible des ressources humaines nécessaires pour peupler l’empire colonial en plein essor. Emigration, Colonization and Liberal Ideology in France (1840-1870)

In the middle of the 19th century (1840-1870), theories and doctrines on migration were intertwined with those on colonization, as is particularly clear in the writings of the French free-traders, the best specialists of their time. This paper shows that in order to analyze the evolution of their ideas, it is a crucial to take into account the historical context and notably the conquest of Algeria and the imperial rivalry with England. It follows that Malthusianism, up to then the dominant doctrine, was abandoned because the slow demographic growth was no longer a threat to social peace as was the case before 1848 while human resources were likely to be insufficient to people the rapidly expanding colonial empire. Emigración, colonización e ideología liberal en Francia (1840-1870)

A mediados del siglo XIX (1840-1870), las teorías y doctrinas relativas a la emigración son indisociables de la cuestión de la colonización, en particular en los escritos de los economistas franceses partidarios del libre intercambio que eran los mejores especialistas de la época. El artículo muestra que para analizar la evolución de las ideas es indispensable interesarse al contexto histórico y a dos eventos de gran importancia: la conquista de Argelia y la rivalidad imperia- lista con Inglaterra. En el plano doctrinal, cabe destacar el abandono del malthu- sianismo, hasta entonces dominante, dado que el débil crecimiento demográ- fico en Francia ya no presentaba mayores riesgos para la paz social, como sí era el caso antes de 1848. Por el contrario, el problema era la previsible insuficiencia de los recursos humanos disponibles para poblar el imperio colonial en plena expansión.

230 Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 231-251

Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale Hugues Moussy1

Les mouvements de décolonisation des années 1960 et les changements politiques qui s’en sont suivis ont ouvert de nouvelles perspectives historio- graphiques. En clôturant le cycle colonial, ils ont en effet rendu possible une réflexion en profondeur sur les phénomènes que celui-ci avait engendrés. Si les systèmes politiques et économiques de domination ont constitué le cœur de cette réflexion, la science est très vite apparue comme un élément indissociable de la dynamique coloniale et donc comme un objet d’étude de l’histoire politique, sociale et culturelle de l’impérialisme européen et des sociétés dominées. Dans son ouvrage Civilizing mission: Exact Sciences and French Overseas Expansion, publié en 1993, Pyenson a bien montré que l’enjeu colonial de la science ne se réduisait pas à des usages et à des techniques, mais qu’il impliquait l’ensemble de la pensée et de la culture scientifiques occidentales. La vaste littérature relative à la science coloniale ou à l’impérialisme scientifique concerne ainsi toutes les disciplines. La science est étudiée comme un instrument de domina- tion à multiples facettes. Instrument pratique d’abord, par les usages technolo- giques qui ont permis la conquête militaire ou l’exploitation économique ; mais instrument intellectuel et social aussi, à travers les institutions scientifiques qui ont été mises en place, sources de légitimation d’élites métropolitaines ou locales qui constituent des relais efficaces de l’autorité politique, et instances de propagation et de diffusion de savoirs qui imposent ou tentent d’imposer des représentations nouvelles à des populations qui les ignoraient jusqu’alors. La médecine joue dans ce tableau un rôle important : prétexte idéal et justification majeure de l’œuvre coloniale2, mais aussi système institutionnel de contrôle des populations et technologie de soutien des forces vives, militaires et civiles de la colonisation, elle se situe en un point névralgique du dispositif de domination. Il n’est guère étonnant que plusieurs ouvrages lui aient été consacrés (Arnold, 1988 ; Vaughan, 1991). Avec elle est posée la question – cruciale – de la domina- tion directe qui s’exerce sur les corps, soit physiquement (à travers des pratiques nouvelles, comme la vaccination par exemple), soit en termes de représenta- tions. Fanon (1952) explique ainsi que, plus que toute autre instance de contrôle,

1 Senior Education Specialist, Partenariat mondial pour l’éducation, Banque mondiale, 1818 H Street, NW, Washington, DC 20433, USA ; [email protected] 2 Au milieu des doutes et des embarras qui n’ont cessé d’accompagner l’aventure coloniale telle qu’elle a été vécue dans les métropoles, la médecine a toujours été le meilleur paravent de la domination. Comme l’écrivit Lyautey lui-même : « La seule excuse de la colonisation, c’est le médecin » (Arnold, 2000 : 3).

231 Hugues Moussy

c’est le médecin colonial qui impose la plus grande violence aux individus : en plus de soumettre le patient à son investigation clinique, il suppose une soumis- sion, au moins apparente, à sa propre vision du corps et de la maladie, c’est-à- dire aussi à sa propre cosmogonie. Mais le regard qui est généralement porté sur le rôle qu’a joué la médecine dans le fait colonial n’est-il pas réducteur ? Ne relève-t-il pas, en particulier, du style hagiographique dans lequel la médecine n’a cessé d’écrire sa propre histoire ? Entre 1880 et 1930, et même bien au-delà, la médecine se raconte en effet sous la forme de l’épopée : grâce à ses méthodes scientifiques, la science médicale sauve des vies et tire du délabrement physique et moral des populations arriérées et démunies. Les historiens ont pourtant montré que même lorsque la médecine, à partir des années 1890, parvient à se doter d’outils thérapeutiques efficaces, son action concrète sur les populations soumises est toujours tardive (rarement avant l’entre-deux-guerres) et limitée (elle se concentre sur certains secteurs sensibles de la population) (Faure, 1993 ; Faure et Bourdelais, 2005). Nous voudrions montrer que, contrairement à certaines évidences, l’impact principal de la médecine dans le processus de colonisation ne se situe peut-être pas tant au niveau des corps qu’à un autre niveau : celui de l’espace. Suivant le fil d’une source particulière, les topogra- phies médicales, dans un contexte historique clairement identifié et fortement signifiant pour notre propos, celui de la conquête du territoire algérien par les armées françaises à partir de 1830, nous voudrions proposer une hypothèse de travail : en raison de l’intérêt fondamental qu’elle a porté au milieu et à l’espace, la médecine occidentale contemporaine de la poussée coloniale a contribué à la domination des puissances européennes, en rendant possible de penser la continuité fondamentale du monde et donc sa prise de possession.

Les topographies médicales en Algérie

Jusque dans les années 1870 et même 1880, le paradigme épidémiologique dominant est demeuré aériste (Corbin, 1982). Pour la plupart des médecins de l’époque, le coup d’œil professionnel devait s’exercer aussi bien sur le corps que sur le monde. On peut de la sorte affirmer que la médecine du XIXe siècle a été, dans ses fondements mêmes, autant environnementaliste qu’anatomo- clinique. Cet aspect essentiel de la science médicale est parfaitement connu et étudié, en particulier dans la réflexion qui est menée sur l’éclosion et la constitution d’un pouvoir biopolitique dans les sociétés européennes de ce temps (Foucault, 1963 ; Léonard, 1981). Mais le bénéfice qui peut être retiré de ce constat pour la recherche historique est loin d’avoir été aussi fructueux si l’on considère la science coloniale ou l’impérialisme scientifique. Elle apporte pourtant un éclairage déterminant sur la part que la médecine a pu y prendre. Nous voudrions en rendre compte à travers l’exemple d’une source spécifique, les topographies médicales3.

Les topographies médicales, qui surgissent en si grand nombre en France comme dans d’autres pays européens entre les années 1770 et les années 1880 à la suite de l’enquête lancée par Félix Vicq d’Azyr dans le cadre de la Société

3 Pour une connaissance approfondie de cette source, cf. Moussy (2003). Cette thèse est disponible à la bibliothèque de l’Université Paris-I, ainsi qu’à celle de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris.

232 Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale royale de médecine, constituant par leur volume même, par leur homogénéité et par leur permanence, un véritable genre médical, s’ancrent dans la tradition de l’aérisme ou de ce que l’on pourrait appeler l’environnementalisme néo- hippocratique (Rey, 1992). Dans leur forme la plus commune, elles présentent et décrivent de petites régions naturelles (ville, pays, canton, département) dans leur rapport avec l’état sanitaire et morbide des populations qui y vivent : situation et exposition des lieux, nature du sol, relief, hydrologie, qualité des eaux, climat, faune et flore, cultures et tout ce qui, d’une manière générale, a rapport avec les habitants (tempéraments, mœurs, maladies, etc.). De multiples variations sont possibles autour de ce schéma. Quelles que soient les diffé- rences de l’une à l’autre, le médecin topographe guette toujours les éléments et les motifs pathogènes de l’environnement : variations climatiques, origine des vents, disposition des reliefs, des forêts ou des marais, habitudes alimentaires et vestimentaires, habitat, tout ce qui peut avoir une influence sur la santé et être cause de maladies (sporadiques ou épidémiques), est passé en revue. Au cours de la période 1770-1880, plus de 600 mémoires ont été écrits sur l’espace français : 39 % avant 1789, 17 % entre 1790 et 1819, 44 % après 18204. La moitié des topographies médicales appartenant à ce corpus est manuscrite, l’autre moitié imprimée. La plupart des mémoires portent sur la France métropolitaine (85 %), mais une part non négligeable concerne les comptoirs et les colonies. Le genre n’est pas exclusivement français : de très nombreuses topographies sont rédigées à la même époque en Allemagne, en Angleterre, en Italie ou aux États- Unis. L’ensemble du corpus topographique, français comme étranger, métropo- litain comme colonial, riche de plusieurs milliers de volumes, est relativement homogène. La forme, on pourrait presque dire la formule, ne change guère en un siècle. Si elle intègre les évolutions récentes de la médecine et de la science, sa structure demeure identique : le topographe se pense toujours comme un observateur méticuleux de l’environnement local.

L’Algérie occupe une place de choix dans la production médico-topographique française : quarante-et-une topographies lui ont été consacrées. Cela représente 7 % de l’ensemble des topographies médicales manuscrites et imprimées, plus que celles d’aucune autre zone de l’espace français. À défaut d’un découpage à la fois pratique, significatif et cohérent pour la période que couvre le genre topo- graphique, acceptons par commodité l’anachronisme géographique et politique qui consiste à mettre sur le même pied l’Algérie avec les actuelles régions fran- çaises. Dans ce cadre, outre l’Algérie, seuls cinq territoires correspondant à nos régions actuelles comptent plus de trente topographies : la Provence (trente-six), la Lorraine (trente-quatre), Midi-Pyrénées (trente-quatre), Rhône-Alpes (trente- quatre) et l’Aquitaine (trente-deux). Rapportée au domaine colonial français du XIXe siècle, l’Algérie occupe une part écrasante, avec la moitié environ du matériel topographique (quarante-et-un sur quatre-vingt-quatre). Rapportée à la totalité de la production topographique française, mais pour le seul XIXe siècle cette fois-ci, elle représente environ 15 % du total, et jusqu’au quart si l’on exclut du décompte les mémoires rédigés ou publiés avant 1830. La nature militaire de l’administration à laquelle l’Algérie a été de fait soumise entre 1830 et 1871 se retrouve dans la production topographique : la moitié environ est réalisée

4 Date de fondation de l’Académie de médecine, qui reprend le flambeau de la défunte Société royale qui avait lancé la première enquête médico-topographique en 1776-1778.

233 Hugues Moussy

par des militaires (vingt sur quarante-et-un), soit une proportion sans commune mesure avec l’ensemble de la production nationale du XIXe siècle dans laquelle cette proportion n’est que de 22 % (soixante-huit sur 314). La place de l’Algérie dans le matériel médico-topographique spécifiquement militaire du XIXe siècle est, elle aussi, importante : elle occupe 30 % de l’ensemble (vingt sur soixante- huit). Résumons-nous : avec 7 % de toutes les topographies médicales, 25 % de toutes celles parues après 1830 et 30 % des topographies militaires publiées au XIXe siècle, l’Algérie impose dans le corpus médico-topographique français sa présence massive. Nous avons choisi de travailler dans le cadre de cet article à partir des dix-huit topographies publiées entre 1833 et 1872 dans le Recueil de mémoires de médecine, de chirurgie et de pharmacie militaires. Pourquoi ce choix ? Il apparaît d’abord comme la conclusion logique de ce que nous avons vu plus haut : l’Algérie est dans la période qui nous occupe un territoire militaire et la présentation médico-topographique qui en est faite est pour moitié militaire. Sur les vingt topographies militaires écrites sur l’Algérie, dix-huit sont paru dans le Recueil de mémoires de médecine militaire5, les deux autres paraissant, en 1829 et 1831, dans les Annales maritimes et coloniales. Le Recueil de mémoires de médecine militaire, qui parut entre 1815 et 1882, est par ailleurs au cours du XIXe siècle le journal de référence de la médecine militaire et ses rédacteurs accordent une place de choix à l’exercice topographique. Dès le premier volume, l’inspecteur général Biron trace le plan de travail qui devra être suivi :

« Lorsque [les chirurgiens-majors des régiments] arriveront dans une garnison, leur premier devoir est d’étudier la situation des casernes, des quartiers et autres logements des troupes ; l’état du sol, son exposition, celle des bâtiments et leur distribution ; les ouvertures qu’elle offre pour le renouvellement de l’air dans les différents aspects, la situation des diverses offices, celle des latrines surtout dont la position vicieuse entraînent tant d’inconvénients ; enfin, l’état et la tenue de ces logements, ainsi que des prisons, pour en déduire le degré de salubrité, et l’influence qu’ils peuvent avoir sur la santé des militaires qui les habitent ».

Afin de répondre au mieux à la nécessité de comprendre les « causes morbi- fiques » des affections, Biron invite également les chirurgiens-majors à élargir leur champ d’investigation et à rechercher les « causes générales d’insalubrité qui peuvent exister dans les villes où sont situées les casernes, et dans leurs environs ».

En somme, « rien de ce qui peut intéresser le soldat dans son état de santé, comme dans ses maladies, ne doit leur échapper, et ils doivent en rendre compte dans les descriptions topographiques dont la rédaction leur est spécialement recommandée, et auxquelles le gouvernement attache beaucoup d’importance ».

Il envisage de développer plus avant les conseils spécifiques à la rédaction d’une topographie médicale dans un numéro ultérieur, et il conclut sur le souhait universel de tous les organisateurs d’une enquête médico-topographique depuis Vicq d’Azyr :

5 C’est ainsi que nous citerons en abrégé ce journal.

234 Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale

« Nous nous flattons que MM. les officiers de santé en chef des hôpitaux et des régiments voudront bien se livrer à cet utile travail, et qu’ils nous mettront bientôt à même de pouvoir dresser un tableau analytique du degré de salubrité et des ressources qu’offrent les différentes places de guerre ou de garnison dans chaque division militaire » (Biron, 1815 : 55-58).

En réponse un peu tardive à l’annonce de Biron, le médecin principal Estienne revient en 1824, dans le quinzième volume du journal, sur l’utilité des topographies médicales. En fait de conseils à la rédaction, il se contente de citer abondamment la Topographie médicale de Neufchâteau publiée par le chirur- gien-major Tissot en 1788 dans le Journal de médecine militaire et de reproduire le plan que Desgenettes avait proposé pour la topographie de l’Égypte. Il est clair, à le lire, qu’il n’est alors guère utile de redire précisément ce qu’est une topographie médicale et qu’il vaut mieux réaffirmer la valeur pédagogique du travail topographique pour les officiers de santé des armées :

« De toutes les parties de l’histoire de la médecine militaire, [écrit-il ainsi], la topogra- phie médicale est peut-être la plus capable de développer l’esprit d’observation néces- saire à l’officier de santé des hôpitaux. Rien ne peut mieux que la topographie former des officiers de santé capables d’apprécier d’un coup d’œil les avantages et les inconvé- nients d’une position militaire sous le rapport de la salubrité » (Étienne, 1824 : 1-2).

Nécessaire à la santé du soldat aussi bien qu’à la formation du médecin militaire, la topographie médicale ne saurait donc être trop encouragée par les principaux responsables du service de santé des armées. L’appel a été entendu, particulièrement parmi les médecins militaires envoyés en Algérie.

La prise de possession du territoire algérien

« Quoique la côte d’Afrique ne soit séparée de la Provence que de 160 lieues de mer environ, qu’il se publie chaque année en Europe la relation de plusieurs milliers de voyages dans toutes les parties du monde ; qu’on y étudie assidûment toutes les langues de l’Antiquité qu’on ne parle plus et plusieurs des langues vivantes qu’on n’a jamais l’oc- casion de parler, on ne saurait cependant se figurer l’ignorance profonde dans laquelle on était, il n’y a pas plus de sept ans en France, sur tout ce qui concerne l’Algérie : on n’avait aucune idée claire des différentes races qui l’habitent ni de leurs mœurs, on ne savait pas un mot des langues que ces peuples parlent ; le pays même, ses ressources, ses rivières, ses villes, son climat étaient ignorés : on eût dit que toute l’épaisseur du globe se trouvait entre lui et nous ».

Ainsi s’exprime en 1837 (Montagnon, 1986 : 103). Débarqués dans la Régence d’Alger, les Français ignorent tout ou presque du territoire qu’ils entreprennent de soumettre par les armes. D’emblée, comme trente ans plus tôt en Égypte, la conquête militaire se double de la constitution patiente d’un savoir positif sur ces terres qu’il faut intégrer à l’espace français. La science dans son ensemble est engagée dans cette vaste entreprise. La médecine n’y fait pas défaut : en appliquant au territoire algérien les considéra- tions environnementalistes jusqu’alors appliquées à l’espace français, les topo- graphes participent pleinement à cette prise de possession.

235 Hugues Moussy

Dans les bagages de l’armée d’Afrique

L’extension chrono-géographique des topographies médicales militaires suit assez fidèlement les étapes de la conquête française en Algérie. Alger en 1833, la plaine de la Mitidja en 1842, Médéah en 1843, Milianah et en 1844, Sidi-bel-Abbès en 1847, Biskara et Orléansville en 1853, Laghouat en 1854, le cercle de Guelma en 1855, la Grande Kabylie en 1859. La concordance du fait militaire et du fait médico-topographique est immédiate. Rien ne le montre mieux que l’exemple de Laghouat. En 1854, le Recueil de mémoires de médecine militaire publie un ensemble de trois textes sous le titre Notes topographiques et médicales sur Laghouat. En guise de brève introduction, les rédacteurs expliquent :

« L’importance de la nouvelle possession que la France vient d’acquérir dans le nord de l’Afrique par la prise des oasis et de Laghouat, a fait accueillir avec empressement les premiers documents parvenus au Conseil de santé sur cette curieuse partie de l’Algérie. Quoique rédigées au milieu des périls et des fatigues d’une expédition, des embarras d’un premier établissement, ces notes n’en présentent pas moins le double intérêt des faits et de l’actualité »6.

On ne saurait mieux dire l’empressement des médecins militaires à être sur le front des événements avec leurs propres armes. Les mémoires qui font suite à cette note des rédacteurs illustrent à leur tour la rapidité avec laquelle le regard médical se porte sur la nouvelle conquête. Dans le premier, le médecin aide-major de première classe Ancinelle raconte l’expédition selon un point de vue assez vaste, aussi bien géographique que militaire, médical qu’économique. Intégré à une colonne de combattants, il en rapporte fidèlement la progression, jour après jour, en indiquant l’état de fatigue et de santé des troupes et les prin- cipales maladies survenues. Le style est concis, télégraphique, à la manière d’un journal de bord :

« Le 21 [octobre 1852], les deux colonnes réunies se mirent, à huit heures du matin, en marche pour Laghouat. Nous arrivâmes vers dix heures. Nos troupes furent chaudement reçues par les insurgés, qui furent écrasés par une charge vigoureuse de cavalerie. Nous eûmes à l’ambulance, à la suite de cet engagement, 10 blessés, dont 2 mortellement, l’un à la tête, l’autre à l’abdomen. Je pratiquai le même jour une amputation de jambe et une désarticulation d’épaule, et, dans la suite, une amputation de cuisse » (Ancinelle, 1854 : 376).

Observateur attentif, il décrit le territoire que parcourt la colonne :

« Cette gorge est traversée dans toute son étendue par un ruisseau qui, prenant sa source à un myriamètre au-dessus de Djelfa, traverse la vallée de ce nom, et, courant vers le nord, va se perdre dans les sables de Serssoû. L’eau, quoique nous fussions à l’époque de la sécheresse, en était abondante, et, dans son parcours dans la gorge, elle nous a paru, tant par sa valeur que par la force de sa chute, pouvoir être utilisée, dans l’avenir, à l’exploitation de quelques usines » (Ancinelle, 1854 : 372).

6 Recueil de mémoires de médecine, de chirurgie et de pharmacie militaires, série 2, 13, 1854, p. 370.

236 Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale

Découvrant un nouveau territoire promis à la conquête et à l’exploitation, le médecin ne manque pas de repérer en chemin tout ce qui a vocation à servir – à ses collègues, aux soldats, aux colons. L’un des premiers, avec le capitaine du génie, il donne la mesure du pays conquis. Il le fait en homme de science, familier des dangers aussi bien que des trésors que la nature recèle. Par son statut, il se situe à la charnière du militaire et du civil ; les combats à peine achevés, il peut projeter le territoire soumis dans l’espace civil, désignant en homme de savoir les usages et les fonctions dont ce territoire pourrait être investi :

« Maintenant, [écrit-il ainsi à la fin de son mémoire] on peut se demander quel sera l’avenir de ce pays entre nos mains. Le travail et l’industrie seront impuissants devant la stérilité et la sécheresse de cette terre, et les oasis, quelques fertiles qu’elles soient, ne deviendront jamais une source de production suffisante pour nos besoins ».

La végétation lui paraissant toutefois offrir d’énormes ressources pastorales, il conclut :

« Semblable aux pampas de l’Amérique du Sud, ce pays sera pour le chameau et le mouton ce que cette première contrée est pour le cheval et le bœuf sauvage ; et si l’on considère quelles sont les ressources alimentaires et industrielles qu’on peut tirer de ces animaux, on peut dire que la conquête de ce pays si infertile ne sera pas sans utilité pour la France, ou tout au moins pour le Nord de l’Algérie » (Ancinelle, 1854 : 393).

Ce texte d’Ancinelle, que l’on peut considérer comme une approche pré-topo- graphique de Laghouat, est immédiatement suivi de la topographie proprement dite, que rédige Marit lors de son séjour comme médecin-chef dans cette localité (Marit, 1854).

Une pente naturelle mène ainsi de la description militaro-topographique à l’analyse médico-topographique du territoire conquis. Un lien étroit unit la force des armes et l’acuité du regard médical. Dans la première Algérie coloniale, le médecin militaire, topographe ou non, est bien plus qu’un soignant. C’est un occupant et il participe en cela à l’aménagement du pays soumis. Si les officiers du Génie prennent les décisions en la matière, les médecins militaires y jouent un rôle de conseil apprécié. La place réservée aux installations médicales compte beaucoup sur ce nouveau territoire dont l’avenir dépend en grande partie du nombre et de la vigueur des combattants. L’hôpital devient un élément essentiel de la ville coloniale. Maître de ces nouveaux lieux, le médecin militaire ne manque jamais de faire quelques remarques sur son emplacement (plus ou moins approprié) ou sur son agrandissement (très souvent souhaitable). Il devient ainsi, à sa façon, une pièce du vaste jeu de construction que représente alors pour les Français l’Algérie conquise. Cette pièce est loin d’être négligeable. Tout d’abord, les hôpitaux étaient nombreux dans ce territoire soumis longtemps à une administration militaire. Dans l’article qu’il consacre au service de santé des armées pour le dictionnaire Dechambre en 1874, Morache fait le décompte des hôpitaux militaires français (hors et Moselle) tels qu’ils existaient en décembre 1873. Au total, la France compte soixante-dix-sept hôpitaux militaires contenant 24 400 lits, répartis comme suit : trente-cinq avec 13 950 lits pour la métropole et quarante-deux avec 10 350 lits pour l’Algérie (Morache, 1874 :

237 Hugues Moussy

142)7. L’Algérie représente ainsi, au début des années 1870, 55 % du nombre des hôpitaux militaires et 43 % du nombre des lits mis à la disposition des soldats. Même si l’on prend en considération la perte des provinces orientales, particu- lièrement bien équipées depuis longtemps en hôpitaux militaires, la proportion demeure importante et montre l’effort réalisé sur le terrain pour assurer la santé de la troupe. Toutes les topographies militaires de l’Algérie, ou peu s’en faut, contiennent une description, même brève, des bâtiments hospitaliers. De même que la colonne expéditionnaire est toujours suivie d’une ambulance, toute position stratégique qui donne lieu à une installation permanente des troupes est très vite équipée d’un hôpital construit en dur. Ainsi à Tizi-Ozou, au lendemain de la grande révolte des Kabyles :

« Le poste avancé de la domination turque, passé en notre pouvoir en 1851, n’a acquis une importance réelle que depuis 1856, époque de l’insurrection de la Grande Kabylie. L’expédition de l’année dernière consacra définitivement cette importance. Depuis lors, Tizi-Ozou est devenu une garnison française permanente. Les dépendances de l’ancien fort ont été agrandies, un hôpital a été créé, et l’élément civil a déjà fondé, à ses pieds mêmes et sous sa protection, le noyau d’un village européen » (Védrenne, 1859 : 225-226).

L’hôpital occupe par ailleurs une place de choix dans le dispositif urbain. L’exemple de Sidi-bel-Abbès est révélateur. Créé en 1843, Sidi-bel-Abbès constitue un poste militaire stratégique, en retrait d’Oran, sur la route qui relie Tlemcen à Mascara. Dès 1847, il fait l’objet d’un projet d’aménagement urbain dessiné par le chef du Génie. Le plan rectangulaire divise l’espace urbain en lots parfaitement alignés prévus pour différentes fonctions. Si les lots destinés aux colons sont de taille égale, il n’en est pas de même des lots réservés aux bâtiments officiels, civils ou militaires : de tous, le plus grand est celui attribué à l’hôpital militaire. L’aménagement militaro-urbain de l’Algérie réserve ainsi une place de choix à l’équipement médical. Quelle que soit d’ailleurs la place concrète qui lui est accordée dans les villes ou dans les places fortes, la présence d’installations dévolues aux médecins militaires appartient à un plus vaste ensemble. D’une manière générale, l’urbanisme des autorités militaires françaises en Algérie doit être compris comme une appropriation de l’espace. Tsakopoulos, architecte et historien, montre en effet que les relevés topographiques et les travaux d’amé- nagement urbain réalisés par les Français en Algérie, mais également en Morée et en Égypte quelques années plus tôt, participent d’un processus d’appropria- tion du territoire conquis ou occupé. Cartographie et urbanisme ont partie liée, comme ont partie liée les ingénieurs-géographes officiers d’état-major et les officiers du Génie. Ces deux corps se déploient en même temps que les troupes combattantes et commencent immédiatement leur ouvrage d’observation et de description du pays.

« Les débuts de la cartographie scientifique et de l’urbanisme planifié en Algérie sont dus, comme en Morée, à des ingénieurs militaires français. Ainsi les ingénieurs- géographes de la brigade topographique ont-ils commencé leurs levés dès le débar- quement des troupes françaises en 1830, bien avant l’arrivée à Alger, en 1839, de la Commission exploratrice d’Algérie, dont la géographie était un domaine scientifique privi- légié » (Tsakopoulos, 1994 : 211).

7 Le total devrait faire 23 400.

238 Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale

La guerre menée en territoire étranger requiert qu’un tel travail soit rapide- ment réalisé afin de réduire au plus vite le handicap géographique de l’assail- lant. Les corps militaires qui sont chargés de cette difficile mission doivent tout à la fois effectuer des relevés précis du terrain, mais également repérer des sites stratégiques susceptibles de servir de places fortes et, dans les villes et les villages conquis, réorganiser l’espace en fonction des exigences de l’occupant. Seuls des professionnels avertis et aguerris peuvent y parvenir.

« La démarche spécifique des ingénieurs du Génie est celle du coup d’œil militaire qui est lié à la pratique, la routine des tâches appliquée à des situations très différentes, le bon sens, la culture, l’intuition et l’estimation » (Malverti, 1994 : 243).

On reconnaît là, appliquée à la maîtrise militaire de l’espace, cette qualité essentielle, le coup d’œil, qui distingue aussi le bon médecin topographe (Moussy, 2003). Officiers du Génie et topographes militaires procèdent ainsi de la même manière : hommes de savoir, ils saisissent l’espace algérien selon les catégories qui leur sont propres et le configurent en termes objectivables par tous. Sous leur regard et entre leurs mains, cette terre étrangère se dote peu à peu de formes et de contours connus. L’Algérie comme géométrie

Très tôt, dès le débarquement à Sidi-Ferruch en mai 1830, différents corps de métier des troupes expéditionnaires s’efforcent de construire un savoir positif sur ce nouveau territoire. Les médecins militaires ont pris une part active à cet effort, en particulier dans l’œuvre topographique. Nous n’allons pas ici faire l’inventaire de ce que les médecins ont apporté à la connaissance de l’Algérie, ni tenter de mesurer la part qu’ils y ont prise. Ce serait s’engager sur une piste différente de la nôtre. Notre propos est plus modeste : nous voudrions attirer l’attention sur les procédés intellectuels par lesquels les médecins militaires ont recueilli leurs informations et élaboré leur savoir sur le territoire algérien qu’ils découvraient. Ces procédés sont ceux par lesquels les savants européens s’efforcent, depuis le XVIIe siècle, de mettre le monde à portée de compréhen- sion : la mise en forme mathématique et la nomenclature. Pour le médecin du XIXe siècle, ces deux procédés sont intégrés à son enseignement et font partie de son attirail intellectuel. Le premier se réduit à peu de choses : une arithmé- tique qui repose sur la mesure des quantités (distances, hauteurs, débits, jours de beau ou de mauvais temps, relevés barométriques, etc.) et quelques instru- ments statistiques simples (des moyennes essentiellement). Le second a été appris de l’Histoire naturelle dès le commencement du XVIIIe siècle et jouit des nouveaux prestiges de la chimie depuis Lavoisier. Avec ces instruments simples et maîtrisés, les topographes militaires entreprennent de soumettre l’espace algérien nouvellement conquis aux normes de la rationalité scientifique de l’Occident. Commençons par les mots ; on connaît leur importance.

« Disons tout d’abord que le grès constitue la charpente principale du terrain. On le retrouve dans les collines de la vallée et jusque sur les flancs des montagnes ; mais, tandis qu’au sommet de ces dernières apparaissent des produits de cristallisation, schistes, ardoises, micaschistes, feldspaths et spaths, fournissent une excellente chaux grasse […] dans la vallée, le grès est en général recouvert par des couches d’argile plus ou moins compactes, alternant avec des sables quartzeux et des cailloux roulés […] » (Védrenne, 1859 : 228).

239 Hugues Moussy

Védrenne décrit de cette manière, toute géologique, la région de Tizi-Ozou en 1859. Le vocabulaire technique de la minéralogie, de la géologie, de la chimie, de toutes autres disciplines scientifiques qu’utilisent les médecins militaires, donne au pays conquis, jusque-là inconnu et pour cela même inquiétant et hostile, des formes connues et compréhensibles. Il affirme pour un territoire nouveau l’homogénéité de l’espace et réduit de la sorte l’exotisme qui pouvait lui être attaché. Cette appropriation scientifique par la nomenclature n’est d’ailleurs pas seulement d’ordre intellectuel. Elle implique aussi un possible transfert de richesses. Près de Tlemcen, en 1855, Castex décrit les terrains de la région métal- lifère de Gar-Rouban dans cette perspective :

« Le filon métallifère coupe cette formation de terrains de transition dans la direction du Nord-Ouest au Sud-Est. Il est composé de sulfure de plomb argentifère, de quartz (acide silicique), de fluorure de calcium, de sulfate de baryte, qui sont disposés par bandes alternant, ayant une disposition rubanée, englobant des mouchetures, des amas, des colonnes de galène argentifère, et se mêlant assez souvent à des sulfures de cuivre » (Castex, 1855 : 166).

Connaissance désintéressée et exploitation industrielle participent de la même volonté de dominer la nature, en la soumettant d’abord à une stricte nomenclature qui en annonce les caractéristiques et donc l’utilité (Dagognet, 1970). Le jeu du vocabulaire s’avère ainsi redoutable, non seulement parce que la langue qui prévaut désormais est celle de l’occupant, mais plus encore parce que cette langue impose des nomenclatures qui intègrent les objets désignés eux-mêmes à la culture du conquérant. Soumettre l’Algérie, quand on est comme le sont les médecins topographes des représentants de la rationalité occidentale, c’est la mettre en ordre selon une terminologie conforme à cette rationalité.

Mesurer l’eau, l’air, l’espace et les hommes

Vient ensuite la mesure. On mesure beaucoup dans l’Algérie de la conquête et les médecins topographes prennent leur part à cette fièvre arithmétique. Ils le font d’abord dans les domaines dont ils sont en quelque sorte spécialistes et qui semblent leur être réservés, l’eau et l’air. On imagine assez bien, dans un pays comme l’Algérie, les raisons stratégiques de l’intérêt porté à l’eau par les troupes d’occupation. Les médecins militaires, parfois aidés des pharmaciens, se chargent d’apprécier la qualité des eaux potables. La tâche n’est pas toujours aisée, car les conditions sont parfois difficiles ; goût, odeur, aspect de l’eau sont pris en compte, en même temps que ces vieilles recettes de jugement que sont la cuisson des légumes et la dissolution du savon. Malgré tout, on est souvent frappé de la précision des analyses et de la qualité du matériel dont les médecins disposent. À Sidi-bel-Abbès, en 1847, Rodes utilise pour réaliser ses expériences de l’acide sulfurique, du nitrate d’argent, de l’acide nitrique, du sous-acétate de plomb et de la potasse caustique. Il peut ainsi fournir une analyse assez complète des eaux, même s’il se plaint de n’avoir « pas d’autres réactifs : point de chlorure de baryum, point d’oxalate d’ammoniac, point de phosphate de même base, point de chlorure de platine » (Rodes, 1847 : 45). Ses confrères métro- politains sont loin d’avoir tous les mêmes exigences. À Hammam-Meskoutin, bientôt réputé pour ses eaux thermales, Eugène Grellois consacre un long

240 Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale développement au système des sources : mesure des débits, des températures, indication des couches géologiques dont les eaux sont issues, aspect, tout est passé en revue. En association avec le pharmacien-major Tripier, il étudie avec une extrême attention les gaz et les substances minérales contenues dans ces eaux : pas moins de quinze substances sont ainsi énumérées et pesées avec une précision de cinq chiffres après la virgule. Au bout du compte, l’hydrologie de l’Algérie se constitue assez rapidement. Dans l’article « Algérie » du dictionnaire de Dechambre, Laveran père8 peut ainsi y consacrer deux pages et conclure en affirmant que « les principales sources minérales de l’Algérie seront l’objet d’ar- ticles spéciaux » (Laveran, 1865 : 751). Il consacre ensuite quatre pages à tout ce qui est relatif à l’air. Là encore, les études ne manquent pas et, dès le milieu des années 1860, il peut fournir un tableau synthétique, cohérent et précis du climat algérien. Les études météorologiques posent pourtant une difficulté spécifique que ne posent pas celles sur les eaux : la continuité des séries. Les médecins topographes arrivés dans une localité ne peuvent donner de chiffres précis sur le climat, encore moins des moyennes, avant d’avoir constitué les séries néces- saires. Rodes le déplore pour Sidi-bel-Abbès :

« Ici, comme dans beaucoup d’autres points de cet essai topographique, nous sommes loin de posséder des documents rigoureusement exacts et encore moins des documents complets » (Rodes, 1847 : 69).

Les topographes militaires reprennent donc en Algérie, plus de cinquante ans après les correspondants de la Société royale de médecine, la collecte patiente des données telle qu’elle avait été entreprise dans les provinces du royaume au temps de Vicq d’Azyr. À Milianah, en 1844, Bruguière écrit :

« Peu étudiée par nos prédécesseurs, qui avaient d’autres soins, la température a été pour moi l’objet d’une attention soutenue […] » (Bruguière, 1844 : 147).

Ainsi se compose le tableau d’ensemble du climat algérien, par approche successive, médecin par médecin, localité par localité, cercle par cercle. La mobilité des armées aidant, il faut souvent avoir recours à des assemblages pour reconstituer une cohérence d’ensemble. À Biskara, en 1853, le médecin- aide-major de 1re classe Beylot peine à trouver des sources utiles à sa descrip- tion du climat. Il cite dans une note un ouvrage de l’inspecteur Guyon datant de 1847, Michel Lévy, en tournée d’inspection en 1851, qui avait lui-même repris des données partielles de l’aide-major Campmas, puis le médecin-principal Isnard, qui avait fourni quelques années auparavant une première table de moyennes de températures pour la région. Mais tout cela lui paraît assez confus et surtout trop incertain pour en tirer une autre conclusion que celle-ci :

« Les observations thermométriques ne se continuent pas encore depuis assez longtemps pour que je puisse donner la température moyenne de l’année » (Beylot, 1853 : 218).

8 Il s’agit de Louis Théodore Laveran, médecin militaire de haut rang, professeur au Val-de-Grâce et père d’Alphonse Laveran (1845-1922). Ce dernier devait revenir en Algérie de 1878 à 1883 pour y mener des recherches sur la malaria.

241 Hugues Moussy

Pour l’ensemble de l’Algérie, les séries se constituent lentement. Les chiffres de toute nature s’accumulent cependant : relevés des instruments (thermo- mètre, baromètre), décomptes minutieux des jours de beau temps, de pluie, de neige, observation des vents dominants avec notation du nombre de jours pendant lesquels ils soufflent, etc. Tout ce qui concerne l’air et l’atmosphère est bientôt chiffré, mesuré et mis en tableaux. Laveran rend bien compte de cette accumulation dans son article de 1865. Pour l’air comme pour l’eau, le processus intellectuel de mise en chiffre et de mise en norme, on devrait presque dire de normalisation, du territoire algérien s’avère particulièrement efficace et produit en trois décennies des résultats conséquents. Vient enfin la mesure des hommes. D’abord, compter les morts, estimer la proportion des pertes. Ancinelle indiquait les morts de la colonne expéditionnaire partie conquérir Laghouat en 1852. Au-delà du décompte des soldats tombés au combat, le topographe s’intéresse à la mortalité de sa garnison. Barby, qui fut un temps médecin en chef de l’hôpital d’Orléansville, en donne un bon exemple en 1853 :

« En 1844, et jusqu’en 1849 inclusivement, le tableau de la situation des Français en Algérie donne une moyenne d’effectif annuel de 87 000 hommes. La mortalité générale des 6 années, additionnée et divisée par 6, donne la proportion de 1 décès par 15 mili- taires. Si nous prenons la même série d’années à Orléansville, et que nous estimions la garnison à 2 400, la mortalité moyenne étant de 133, nous aurions la proportion de un décès pour 18 habitants. On peut donc avec raison établir que la mortalité militaire est, à Orléansville, inférieure à la mortalité générale de l’armée d’Afrique pendant cette série d’années, les seules comparables » (Barby, 1854 : 15)9.

Toutes ces données intéressent au premier chef la hiérarchie du médecin militaire. Elles sont complétées par des précisions, chiffrées elles aussi, sur la nature des maladies qui ont sévi dans la troupe. En 1842, Cambay dresse le « Tableau de la plupart des maladies qui ont régné à Tlemcen […], avec la mortalité relative et proportionnelle » (Cambay, 1844 : 55). Tout cela relève à la fois de la constitution médicale et de la statistique hospitalière bien connues des topographes militaires, adaptées aux conditions d’une armée en campagne. Le médecin militaire installé en Algérie suit d’une manière plus générale l’évolu- tion de la colonisation. Il n’est pas rare qu’il indique, pour la localité dont il fait l’étude, le nombre des habitants répartis selon des critères qui intéressent cet aspect. Ainsi de Catteloup pour Tlemcen :

« La population de Tlemcen et de la banlieue peut être évaluée à 15 000 habitants, dont 3 500 Koulouglis, 4 000 Hadars, 2 905 indigènes des villages arabes, 2 100 Juifs, et 2 495 Européens. Ceux-ci se décomposent en 1 393 Français et 1 101 étrangers, la plupart Espagnols. La garnison est de 5 000 hommes » (Catteloup, 1853 : 193)10.

Le plus souvent, le médecin militaire donne les chiffres de la population européenne, mais ignore ceux des indigènes. Dans d’autres cas, il donne préci- sément le chiffre de la population militaire et se contente d’une approximation

9 Barby, médecin en chef de l’hôpital d’Orléansville, a d’abord fait paraître sa topogra- phie médicale dans le Recueil de mémoires de médecine, de chirurgie et de pharmacie militaires en 1853, avant de le publier sous forme d’opuscule en 1854. Nous donnons ici la pagination de son opuscule. 10 Si l’on additionne 1 393 et 1 101, on obtient 2 494 : une coquille s’est donc vraisembla- blement glissée dans le texte.

242 Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale pour la population civile, en particulier dans les premiers temps de la conquête. La vision des médecins militaires demeure ici très largement parcellaire ; dans son article de 1865, Laveran préfère d’ailleurs des sources statistiques plus fiables11 .

Mesure de l’eau, mesure de l’air, mesure des hommes font partie de l’apport des médecins topographes à l’appréhension du nouveau territoire. Mais plus que tout dans cette Algérie de la conquête, on mesure l’espace, cet espace qu’il est si important de connaître pour le maîtriser vraiment12. Au plus près des meilleures sources, les officiers du Génie et les ingénieurs-géographes de l’état-major dont on peut penser qu’ils les croisent parfois, qu’ils les fréquentent même pour certains, partageant avec eux un goût commun pour la science, les topographes militaires soignent tout particulièrement, plus que leurs confrères civils en métropole à la même époque, leurs descriptions géographiques. Les reliefs et le réseau hydraulique font l’objet d’une grande attention. Les formes sont décrites minutieusement. Mais plus encore que les formes, ce sont les chiffres qui comptent. Dans ce pays nouveau où le nom d’une ville, d’une montagne, d’un massif, n’évoque d’abord rien à celui qui arrive, la mesure prend d’emblée une grande importance.

« Laghouat (el-Aghouat, el-Ar’ouat’), situé à 850 mètres au-dessus du niveau de la mer, par 33°48’ de latitude et 0°48’ de longitude ouest, est bâti en double amphithéâtre sur les flancs opposés de deux petites montagnes sont les sommets sont éloignés l’un de l’autre d’environ 1 500 mètres » (Marit, 1854 : 394).

Hauteurs, distances (à vol d’oiseau ou le long des pistes ou des routes nouvelles), superficies (des vallées agricoles, des enceintes urbaines, des forts, des hôpitaux militaires, etc.), journées nécessaires au déplacement, tout est métré ou quantifié avec soin. Cela relève d’ailleurs tout autant des nécessités de la vie militaire, voire de la vie quotidienne pour les colons, marchands ou agri- culteurs qui viennent s’installer, que d’une démarche scientifique proprement dite. Le travail sur les coordonnées géodésiques est l’expression même de cette mise en ordre arithmétique à laquelle les topographes participent.

« L’Algérie forme la presque totalité du Maghreb central (Maghreb-el-Aoussat) ; elle est comprise entre le 30e et le 37e degré de latitude boréale, et mesure transversalement 11 degrés de longitude, dont 5 à l’ouest et 6 à l’est du méridien de Paris, qui passe à 24 kilomètres à l’ouest d’Alger » (Védrenne, 1859 : 214).

En Algérie comme en métropole, un bon topographe se doit avant tout de situer avec précision le pays dont il traite. Védrenne le fait ici pour l’Algérie, avant de donner de plus amples détails sur la Grande Kabylie puis sur Tizi-Ozou. Tous

11 « La population indigène est [d’après le recensement de 1851] de 84 033 individus en résidence fixe dans les villes ; de 2 323 855 dans les tribus » (Laveran, 1865 : 760). C’est nous qui soulignons. 12 « After France conquered the Algerian coast in 1830, occupying forces set out to explore the new land. Inventory belonged to the spirit of the post-Laplacian age. Enumeration and classification of a thing are not identical with possession of it, but knowing the particular form of an object is essential for turning it to practical use. The July subtending a nation with considerable scientific prestige, the Algerian command came up with a scheme that would have the army share in a mission to civilize the new territory by taking its physical measure » (Pyenson, 1993 : 87).

243 Hugues Moussy

les autres topographes militaires le font aussi avec conscience, allant chercher l’information aux meilleures sources, celles de leurs collègues spécialisés dans les relevés topographiques et dans les dessins cartographiques. Le médecin- major Rodes, chargé en 1846 du service médical de Sidi-bel-Abbès, l’indique sans détour :

« D’après la carte de la province d’Oran, dressée au dépôt général de la guerre pour l’année 1846, la latitude de Sidi-bel-Abbès serait de 35°10’38’’6’’’ nord ; et sa longitude de 3° ouest du méridien de Paris » (Rodes, 1847 : 2).

Le chiffrage scrupuleux, dont Rodes donne ici l’exemple, est d’abord une affirmation d’appartenance à un corps social, l’armée (et peut-être, à l’intérieur, aux hommes de science de cette armée, médecins et ingénieurs), pour qui la précision constitue une exigence professionnelle. Rien ne saurait y être laissé au hasard : il y va de la vie du soldat et, au-delà, de la grandeur de la nation. Mais il y a plus. À l’espace algérien en passe d’être conquis, le médecin militaire applique la même grille de lecture et de compréhension que celle qui a été appliquée à l’ensemble de l’espace français et européen depuis un siècle (un peu plus en réalité si l’on considère que le processus commence avec Galilée), et qui a naturellement vocation à être appliquée à la terre entière et au ciel lui-même. Ce territoire méconnu ne saurait bien évidemment être décrit et compris selon les catégories de pensée de ceux qui le connaissent pour l’habiter et qui le comprennent pour y vivre. Étranger à la science, c’est-à-dire à une compréhen- sion objective du monde, l’indigène n’est pas qualifié pour dévoiler sa terre. La possession commence là, dans cette construction d’un savoir complet et cohérent, parallèle au savoir qui lui préexistait et qui en est parfaitement indé- pendant. Là commence aussi la dépossession. Il ne faut pas aller chercher bien loin les traces de ce mouvement très concret. En 1833, Foucqueron écrit une topographie médicale d’Alger. Les coordonnées géodésiques ne tardent pas à apparaître dans son mémoire. À leur suite, il lui paraît important d’ajouter :

« Nous ferons remarquer à cet égard qu’Alger se trouve à quelques lieues près sous le même méridien que Paris, et que la portion de la Méditerranée traversée par ce méridien n’est pas un obstacle invincible pour prolonger jusqu’à l’Atlas les opérations de la mesure de la méridienne, qui ont été arrêtées à l’île de Formentera, l’une des Baléares ».

Pour conforter ce qu’il vient d’écrire, il cite la préface du quatrième volume de la Base du système métrique de Jean-Baptiste Biot :

« Enfin, notre opération aura peut-être dans l’avenir des conséquences plus étendues. Si jamais la civilisation européenne arrive à s’établir sur les côtes de l’Afrique, rien ne sera plus facile que de traverser la Méditerranée par quelques triangles, en prolongeant notre chaîne dans l’ouest, jusqu’à la hauteur du cap de Gata ; après quoi, montant la côte d’Afrique jusqu’à la ville d’Alger, qui se trouve sous le méridien de Paris, on pourra mesurer la latitude et porter l’extrémité australe de notre méridien sur le sommet du mont Atlas » (Foucqueron, 1833 : 4-5).

Civilisation, mesure, prolongement : les mots-clés du texte de Foucqueron se trouvent dans la citation de Biot. L’Algérie peut être triangulée comme la France l’a été au cours de la Révolution. Elle doit l’être pour que s’affirme la puissance française qui est aussi, et de manière inextricable, celle de la raison. Par la science

244 Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale qu’ils déploient, et qui se manifeste notamment dans la précision des chiffres (qu’il s’agisse de distances, de moyennes de températures ou de cas de fièvres intermittentes), les médecins topographes dessinent lentement une continuité. L’Algérie n’est bientôt plus qu’un prolongement géométrique et arithmétique de la France. De deux univers radicalement différents (chrétien/musulman, civilisé/barbare), la science a fait un espace homogène que ne distinguent plus que des différences de degré. En 1853, Dussourt, médecin-major de 1re classe, présente dans un tableau les « Moyennes de température estivale de quelques villes : Paris 18°1 ; Marseille 21°11 ; Rome 22°9 ; Alger 23°6 ; Orléansville 28°5 » (Dussourt, 1853 : 91). L’« épaisseur du globe » dont parlait Tocqueville en 1837 pour signifier la profonde méconnaissance dont on était en France de l’Algérie se trouve réduite à quelques degrés sur un tableau de températures. Ce n’est pas le temps qui est venu à bout de cette méconnaissance : c’est la science qui, dans son ambition universelle, l’a abolie d’un coup.

Regard scientifique, visées politiques

Les topographies médicales de l’Algérie doivent de ce point de vue être replacées dans le contexte plus large des expéditions scientifiques qui sont menées hors d’Europe depuis le XVIIIe siècle, et dont les voyages de Cook et de La Pérouse constituent les modèles. L’intérêt scientifique porté aux terres explorées existe certes depuis le siècle précédent. Il se manifeste en particulier par la description minutieuse des objets naturels rencontrés et par une resti- tution visuelle qui occupe une place importante dans les récits de voyages. À cela s’ajoute le regard porté sur les habitants, leurs mœurs, us et coutumes, qui constitue une première approche ethnologique. Mais il faut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour que s’affirme clairement la volonté de soumettre les espaces visités à une lecture rationnelle systématique. L’Histoire naturelle est ici en pointe, comme souvent dans le contexte scientifique des Lumières. Les jardiniers-voyageurs embarqués à bord des bâtiments de Cook et de La Pérouse incarnent ce nouveau souci de porter loin les exigences de la science et de soumettre les espèces végétales (ou animales) rencontrées au regard et au geste éclairés du savant (Drouin, 1989 ; Lacroix, 1990 ; Kury, 2001). La médecine n’est pas en reste et entend elle aussi participer à l’exploration et à la description, selon ses catégories propres, de nouveaux territoires. En 1785, la Société royale de médecine prépare ainsi un questionnaire spécifique à l’intention des savants de l’expédition mise en place par d’Entrecasteaux et La Pérouse. On y retrouve sans surprise une partie médico-topographique. Cette tradition du voyage scientifique se poursuit et s’amplifie au XIXe siècle. Le modèle indépassable en est désormais l’expédition d’Égypte, qui renvoie les voyages de Cook et de La Pérouse au rang de promenades d’amateurs. On connaît l’importance de la place accordée à la science et aux scientifiques dans l’expédition montée par Bonaparte (Gillispie, 1989). Ce ne sont plus seulement quelques savants qui embarquent à la demande de sociétés ou d’académies diverses : la Commission des sciences et des arts, créée de toutes pièces pour l’expédition, compte à l’origine 151 membres. C’est la première fois qu’un organisme officiel est institué à cette fin. La présence scientifique française en Égypte est institutionnalisée par l’Institut d’Égypte, qui compta jusqu’à cinquante-et-un membres et fonctionnait selon les règles académiques en vigueur sur le continent européen. L’œuvre produite par les scientifiques est immense, qui déroule ses fastes dans la monumentale

245 Hugues Moussy

Description de l’Égypte parue entre 1809 et 1828, qui donne lieu à la publication de journaux spécifiques13 et à des parutions individuelles, comme le Voyage de la Basse et Haute Égypte de Vivant Denon en 1802 ou, la même année, l’Histoire médicale de l’Armée d’Orient de Desgenettes. Pour la science française, comme pour Bonaparte, le succès est immense. L’expérience se renouvelle dans les décennies suivantes, en Morée (1828-1833) ou au Mexique (1861-1867) (Broc, 1981). Et en Algérie à partir de 1830. À chaque fois, la démarche est la même : création d’une commission, envoi de scientifiques sur le terrain, publication d’un ouvrage qui regroupe l’ensemble des contributions savantes. Pour l’Algérie, la publication s’étale de 1844 à 1867 et compte trente-neuf volumes sous le titre Exploration scientifique de l’Algérie pendant les années 1840, 1841 et 1842, publiée par ordre du gouvernement et avec le concours d’une commission académique14. Or, du Pacifique dans les années 1780 jusqu’au Mexique sous le Second Empire, en passant par l’Égypte, la Morée et l’Algérie dans le premier tiers du XIXe siècle, aucune expédition scientifique n’a été seulement scienti- fique. La politique, sous des espèces différentes – guerre de conquête, guerre de libération, campagne de diversion, guerre de succession – y tient toujours le premier rôle. Même le voyage de La Pérouse, a priori le moins suspect de prétentions diplomatiques ou militaires, n’échappe pas à la règle. La rivalité maritime et coloniale des Français et des Anglais en figure l’arrière-plan, en particulier la nécessité commerciale de ne pas laisser aux Anglais le monopole du riche commerce des fourrures entre l’Amérique du Nord-Ouest et la Chine (Gaziello, 1983). Reprenant cet arrière-plan, Kury écrit :

« L’expédition de La Pérouse est le résultat d’une convergence d’intérêts où les sciences participent en tant qu’outil aidant à la reconnaissance des contours et des ressources de la planète. Elle peut, ainsi, être appelée une “exploration”, en gardant la polysémie que ce mot avait à la fin du XVIIIe siècle et qui faisait penser à la fois aux dimensions militaires et scientifiques. Les sciences, outre leur utilité de base, ajoutaient ainsi au prestige de l’entreprise et à celui de la France, vue en tant que nation civilisée, gouvernée par un roi savant et philanthrope » (Kury, 2001 : 149).

La science n’est jamais désintéressée : elle sert en l’occurrence le prestige d’une nation, à la fois par ce qu’elle produit (un savoir qui s’exporte) et par ce qu’elle autorise (une expédition qui affirme la présence française sans avoir à subir les contraintes de l’expédition militaire ni les stigmates de la raison commerciale). Concluant sur l’expédition d’Égypte, Gillispie écrit :

« Au vrai, par-delà même le monumental labeur de compilation de données, et d’infor- mations, sur l’Égypte elle-même […], l’aspect le plus digne d’intérêt de cette participation des scientifiques à l’expédition d’Égypte demeure le rapport qui se préfigurait de la sorte, entre savoir formalisé et pouvoir dans l’ordre politique. Ce que Bonaparte entreprenait, en occupant l’Égypte, peut bien être compté comme la première tentative de cet impé-

13 Cf. La Décade égyptienne. Journal littéraire et d’économie politique, Le Caire, an VII-an IX (1799-1801). 14 Cf. Exploration scientifique de l’Algérie pendant les années 1840, 1841, 1842, publiée par ordre du gouvernement avec le concours d’une commission académique, Paris, 39 vol., 1844-1867. L’ensemble se subdivise en cinq sections disciplinaires : Sciences historiques et géographiques, 16 vol. ; Sciences médicales, 2 vol. ; Physique générale, 2 vol. ; Sciences physiques. Zoologies. Botanique. Géologie, 16 vol. ; Architecture et Beaux-Arts, 3 vol.

246 Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale

rialisme qui vit le jour au XIXe siècle, en ce que l’entreprise présentait une composante culturelle, civilisatrice, qui faisait défaut jusqu’alors, dans le colonialisme antérieur, procédant du mercantilisme » (Gillispie, 1989 : 395).

On ne peut parler, pour l’Égypte pas plus que pour l’Algérie par la suite, d’une juxtaposition du politique et du scientifique, les deux jouant sur des registres différents, l’un intéressé, l’autre désintéressé. Le regard scientifique porté sur les choses participe inextricablement de la visée politique. Les sciences apparaissent moins comme un outil grâce auquel on peut tirer des bénéfices supplémentaires d’une expédition (des graines utiles, par exemple, ou des savoirs prestigieux), que comme le cadre intellectuel fondamental dans l’horizon duquel doit venir s’inscrire le territoire conquis. Il convient de maîtriser un espace en le soumettant aux critères de rationalité partout applicables (l’espace est homogène) et seuls à même de rendre compte de la complexité du monde. Seuls à même aussi de fournir à l’homme les instruments de sa domination sur la nature, indigènes inclus. De toutes les disciplines scientifiques à l’œuvre dans les expéditions, la géographie est certainement celle qui exprime le mieux cette fonction appropriante du savoir rationnel. Elle mathématise l’espace au mieux, en le mesurant et en le réduisant, de telle sorte qu’il devient à la fois homogène (la carte efface les différences culturelles) et à tout instant susceptible d’être entièrement appréhendé. Pour Goldlewska, nous sommes là au cœur du projet scientifique et rationnel des Lumières. Dans un séminaire tenu en 1993 dans le cadre du programme intitulé L’invention scientifique de la Méditerranée : les expéditions d’Égypte, de Morée et d’Algérie, elle expliquait ainsi :

« It is no accident that modern topographic mapping took shape principally within the period of Enlightenment. Few other activities express so well the Enlightenment’s concerns with observationally determined truth, intellectually-based authority, social, political and economic reform, the benefits and potential of human domination over nature, the primacy of rational description and explanation over spiritual experience of insight, and the superiority of “our” civilisation (meaning European science, technology, art and political and economic systems) over all others » (Goldlewska, 1993 : 1-2).

La précise et minutieuse cartographie réalisée par l’armée en Algérie dès le début de la conquête, comme celle qui avait été faite en Égypte trente ans plus tôt, ne peut se comprendre en dehors de cette perspective qui mêle science et politique dans un projet rationnel et civilisateur dont le but ultime réside dans la maîtrise des choses.

Conclusion

On voit d’évidence à quel point les topographies médicales s’intègrent à ce schéma : le médecin dresse du territoire qu’il parcourt une carte des espaces sains et malsains dont la finalité, toute politique, est la protection des corps par le contrôle des espèces morbides. Il participe ainsi à l’œuvre de domination coloniale, en cherchant de manière pratique à garantir la vie des soldats et des colons, et surtout en désignant ce qu’il voit selon les catégories rationnelles de la science européenne. Encore faut-il préciser, en guise de conclusion, selon quelles modalités elles y participent. Le regard scientifique des médecins topo- graphes n’est pas la condition nécessaire de la conquête en tant que telle, ni d’un

247 Hugues Moussy

point de vue strictement intellectuel, ni d’un point de vue directement pratique. Il est bien évident que l’idée d’un espace homogène sur lequel s’appliquent partout les mêmes lois ne date pas du XIXe siècle. Elle date de Copernic et est reprise au début du XVIIe siècle par Galilée ; c’est l’une des affirmations fonda- mentales de la science moderne. En ce sens, la possibilité intellectuelle offerte par la science d’une expansion outre-mer est bien antérieure aux années 1830. La démarche qui est ici proposée se situe moins dans une perspective d’his- toire des sciences que dans une perspective d’histoire sociale et culturelle. Ce qui importe, c’est la manière dont les représentations scientifiques ont rendu possible l’acceptation de la conquête. Sur un territoire limité, le médecin topo- graphe, auréolé du prestige de l’écrit, diffuse auprès de sa clientèle, sous une forme simple, vulgarisée, les normes d’une scientificité qui ne cesse de gagner en autorité. Le regard qu’il porte sur le territoire algérien, et le discours par lequel ce regard se projette, constituent de ce point de vue l’un des vecteurs privilégiés par lequel ce territoire nouvellement conquis peut être appréhendé en France. Son statut de scientifique est primordial : il garantit la fiabilité que l’opinion accorde à son jugement. Les topographies médicales de l’Algérie ont ainsi contribué à accréditer l’idée que le territoire conquis s’offrait comme une continuité naturelle du territoire français. Dans le régime épistémologique néo- hippocratique et environnementaliste qui était alors le sien, la médecine a ainsi davantage contribué à la conquête de l’Algérie, entre 1830 et 1870, en participant à la construction d’un cadre conceptuel d’appropriation de l’espace, qu’elle n’y a contribué par l’emprise (au demeurant limitée et tardive) que les médecins ont pu exercer sur les corps.

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250 Résumé - Abstract - Resumen

Hugues Moussy Le regard des médecins topographes sur l’Algérie coloniale

Dans la continuité d’un champ d’investigation sociologique et historique qui interroge le rôle de la science occidentale dans la colonisation, cet article vise à prolonger et approfondir le débat sur la place spécifique qu’y occupe la médecine. À travers l’étude d’une source, les topographies médicales, et dans un contexte historique et géographique précis, l’Algérie de la conquête (1830- 1871), l’auteur souhaite montrer en quoi le médecin participe pleinement à l’effort colonial, non pas tant en s’appropriant les corps qu’en apportant une contribution décisive à l’appropriation de l’espace lui-même. The Survey of Medical Topographers on Colonial Algeria

In the continuity of a sociological and historical research field which addresses the role of western science in colonization, this article extends the debate on the particular place of medicine. Through the study of a specific source, medical topographies, and within a precise historical and geographic context, the conquest of Algeria (1830-1871), the author demonstrates that physicians fully participate in the colonial effort, not so much through the appropriation of bodies, but more specifically through their decisive contribution to the appro- priation of space itself. La mirada de los topógrafos médicos sobre la Argelia colonial

Este artículo se inscribe en la continuidad de un campo de investigación sociológica e histórica que cuestiona el papel de la ciencia en la colonización occidental y trata de ampliar el debate y de profundizar los conocimientos sobre el lugar específico que ocupa la medicina. A través del estudio de una fuente, las topografías médicas, y en un contexto histórico y geográfico específico de la conquista de Argelia (1830-1871), el autor quiere mostrar cómo el médico participa plenamente en el esfuerzo colonial, no tanto por la apropiación de los cuerpos sino más también a realizar un aporte decisivo a la apropiación del espacio por sí mismo.

251

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 253-273

Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec au prisme de l’expérience migratoire Diahara Traoré1

Introduction

La migration et l’islam ont une relation symbolique depuis la fondation de cette religion par Muhammad au VIIe siècle. En fait, c’est avec la migration des premiers musulmans de la Mecque vers la ville de Médine que le calendrier islamique débute. Cette migration d’origine, le hijra, explique la différence entre les articles du Coran : les versets mecquois sont hautement spirituels et théo- logiques, tandis que les médinois sont davantage axés sur l’organisation et les lois sociopolitiques et militaires. D’une entreprise spirituelle, l’islam devient un ordre social, politique et économique après la migration. Ce symbolisme reste valide de nos jours. Bien qu’une part de plus en plus importante de la popula- tion mondiale soit engagée dans la mobilité, la migration représente toujours un évènement majeur dans la vie des individus. Cependant, les recherches sur la migration et le changement religieux se sont concentrées sur les structures sociales et les institutions religieuses et ont négligé fréquemment les trajec- toires individuelles (Chafetz et Ebaugh, 2000). Communément, la migration a été associée au changement religieux incluant plusieurs dimensions : celle de l’organisation et de la mobilisation, celle de la politique de reconnaissance, celle du pluralisme ethnique et religieux, celle du rôle et de la place des femmes et enfin, celle de la dynamique générationnelle (Vertovec, 2004). En outre, l’étude des femmes relative à la migration et au changement religieux a parfois conduit à accentuer les transformations dans les rôles des genres au sein des organisations religieuses (Chafetz et Ebaugh, 2000 ; Andezian, 1989). La tendance demeure donc de déduire des analyses sociologiques plutôt que de considérer les récits personnels des femmes qui expérimentent la migration. Cet article explore comment la migration contribue à complexifier le rapport au religieux des femmes ouest-africaines musulmanes qui ont immigré et résident désormais à Montréal, en s’appuyant sur des données ethnographiques recueil- lies entre 2008 et 2010. Pour cela, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : comment la migration et le changement religieux sont-ils compris et

1 PhD, Chargée de cours, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal, Case postale 8888, succursale Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3P8, Canada ; [email protected]

253 Diahara Traoré

construits par des femmes ouest-africaines à Montréal ? Qu’indiquent les récits de ces femmes sur la construction de soi, de la société et de l’islam ? Au-delà d’un simple examen de la description de l’expérience religieuse, nous considè- rerons l’acte de construire un récit sur l’islam, ainsi que la signification de vivre et raisonner le changement religieux. En nous appuyant sur l’analyse de récits, selon l’approche performative du récit (Mischler, 1995), nous montrerons que, contrairement à la prémisse selon laquelle la religion se renforce en contexte migratoire, les expériences à ce sujet sont variées.

Définitions et contexte théorique

« It could be said, then, that immigrant faith is changing faith » (Connor, 2014 : 10). Par changement religieux, nous entendons toute modification liée au fait religieux touchant aux pratiques, aux croyances, à l’implication dans un groupe religieux, à la spiritualité. Il existe d’ailleurs un débat théorique sur la façon dont les immigrants adaptent le religieux après la migration (Connor, 2008). D’un côté, plusieurs travaux suggèrent que la religiosité des immi- grants de première génération se renforce après la migration, même dans des contextes de vie où la religion est pourtant moins présente que dans le pays d’origine. Chafetz et Ebaugh (2002), par exemple, considèrent que la religion acquière une plus grande importance pour les migrants, les institutions reli- gieuses jouant un rôle de soutien spirituel et affectif pour ces derniers qui étaient déjà religieux notamment dans leurs pays d’origine. D’autres chercheurs confir- ment la thèse du renforcement du religieux dans la vie des migrants après la migration, soit comme préservation des racines religieuses, soit comme source de repères, de protection et de conseils (Hagan et Ebaugh, 2003 ; Mossière, 2006 et 2008). Ces formes de prégnance du religieux sont particulièrement impor- tantes lorsque les groupes religieux sont transnationaux et constituent un lien avec le pays d’origine (Mossière, 2013 ; Chafetz et Ebauch, 2002 ; Levitt, 2003). Par ailleurs, l’expérience de l’exclusion sociale et de la discrimination produi- rait une réaffirmation de l’identité religieuse par opposition à la société qui les exclut (Güngör et al., 2011). Une thèse contradictoire soutient que la migration causerait une diminution des pratiques religieuses et réduirait l’implication des individus dans les groupes et institutions religieux. Elle repose sur la théorie de l’intégration sociale (social integration theory) qui postule que les immigrants d’origine religieuse dans leurs pays d’origine expérimentent une diminution de leur religiosité au contact prolongé avec une société moins religieuse. Selon certaines recherches, les immigrants de première génération étaient moins actifs religieusement que ceux de deuxième ou de troisième génération, pour qui il était difficile de s’impliquer en raison des exigences du processus d’intégration socio-économique de leur nouveau contexte de vie.

Notre travail sur les récits des femmes porte une attention particulière aux mouvements, aux déplacements et aux frontières. La notion de frontière, comme délimitation d’espaces et de territoires, ainsi que comme limites symboliques, a été centrale dans notre travail sur les récits. Il était en effet primordial de saisir des déplacements moins manifestes en ne nous limitant pas simplement aux mouvements physiques à travers les territoires, mais en observant également ceux à travers les espaces symboliques, les conceptions et les identifications. Pour ce faire, nous utilisons le concept de relocalisation, que nous définissons

254 Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec comme l’acte de sortir de l’espace local, comme le processus de se déplacer d’un « local » à un autre, ainsi que comme l’exercice de recréer un espace local ailleurs (globalement, transnationalement ou localement). Nous présenterons notre lecture de quatre récits de trajectoires migratoires et religieuses selon l’idée que la relocalisation de l’islam a lieu à la fois sur le plan territorial et sur le plan narratif. Dans l’analyse des récits, nous nous intéresserons autant à ce qui est « dit » qu’à la manière dont le récit est construit.

Le terrain ethnographique : accès, sites et objet

La recherche ethnographique s’est penchée sur les pratiques et récits de femmes musulmanes immigrées au Canada et provenant du Niger, du Mali, de la Guinée et du Sénégal. Ces quatre pays ont été choisis en vertu de carac- téristiques communes : une population majoritairement musulmane, certaines pratiques sociales, cultuelles et culturelles communes et un héritage colonial français commun. Les participantes aux entretiens ont été sélectionnées selon les critères ci-après : statut de citoyenne canadienne ou de résidente perma- nente, résidant au Canada depuis au moins cinq ans, s’identifiant comme musulmane. En effet, la recherche visait des femmes établies au Canada comme lieu de résidence permanente et y ayant vécu assez longtemps pour y avoir établi des habitudes sociales stables. Par contre, la situation de famille, le niveau de scolarisation, l’âge ou le statut social n’ont pas fait partie des critères de sélection, car l’objectif était d’ouvrir le terrain de façon à pouvoir recueillir des données congruentes sur le rapport au savoir islamique parmi une diversité de femmes. Les enquêtées à cette recherche, au nombre de vingt-quatre, avaient entre vingt-cinq et cinquante-cinq ans au moment de l’enquête et résidaient à Montréal depuis un minimum de cinq ans. Mariées, célibataires, avec enfants, ou sans enfant, elles avaient des situations familiales et professionnelles variées.

Bien qu’ayant débuté au sein de la communauté mouride2 de Montréal qui se retrouve une à deux fois par semaine dans un local loué, notre enquête a été ensuite étendue aux domiciles de femmes ouest-africaines et dans d’autres lieux de rencontre comme des mosquées et des lieux publics. Nous avons mené des entretiens avec des femmes d’origine ouest-africaine résidentes de Montréal et de ses environs. Ces dernières ont été recrutées selon la méthode dite de « la boule de neige » à partir de plusieurs réseaux. Nous avons invité les femmes de notre connaissance à nous suggérer comme contact des femmes qu’elles connaissaient et qui correspondaient aux critères de sélection de notre recherche. L’observation participante a pu également être menée parmi les mourides de Montréal dans le quartier Côte-des-Neiges lors des réunions hebdomadaires de récitation de poèmes et de lecture du Coran, ainsi qu’au sein d’une association de femmes mourides. Nous avons également pris part aux activités associatives de ces femmes en prenant les notes lors des rencontres de groupe, en nous rendant aux séances de prières, d’études et l’organisation d’évènements entre les mois de septembre 2008 et octobre 2009. Ces réunions

2 Le mouridisme (al-muriddiya) est une confrérie soufie fondée au Sénégal au début du XXe siècle par Cheick Ahmadou Bamba dans le contexte de la colonisation française. Il est fortement marqué par les traditions wolof, prône l’orthodoxie envers les enseigne- ments coraniques et les traditions du prophète Muhammad et valorise très fortement le travail.

255 Diahara Traoré

avaient lieu une fois par mois chez les femmes membres de l’association. Nous avons eu l’occasion de participer aux réunions hebdomadaires, aux réunions mensuelles des femmes, ainsi qu’aux célébrations annuelles. Nos observations impliquaient à la fois l’enregistrement systématique des pratiques observées et un rôle actif dans ces activités. En outre, nos observations privilégiées ont inclus trois femmes membres d’une mosquée ouest-africaine dans le quartier Centre-Sud de Montréal. Dans cette mosquée dont la majorité des fidèles provient de cette région, nous avons assisté aux prières de vendredi sur une période de quatre semaines. D’autres observations ont été menées lors de visites informelles chez des femmes de notre panel, lors d’évènements sociaux comme des anniversaires d’enfants et des rencontres d’amies. Finalement, nos observations ont été réalisées lors des déplacements avec des femmes mourides vers les lieux des réunions et lors de leur retour à leur domicile. Les vingt-quatre femmes interrogées ont partagé leurs histoires de vie, depuis leur enfance jusqu’à leur immigration au Canada. En plus de décrire leurs croyances et pratiques religieuses, ainsi que leur évolution durant leur vie, elles ont fait la narration de trajectoires particulières. Les femmes interrogées ont fourni des séquences de récits que nous avons par la suite reconstruits selon les logiques de la trame qu’elles mettaient en scène lors de nos multiples rencontres.

Choisis en raison de leur résonnance avec la question de la migration qui était un sujet prédominant, les quatre récits qui suivent ont été recueillis lors de conversations informelles et d’entretiens semi-structurés au domicile des femmes rencontrées, dans les mosquées, ainsi que dans des lieux publics, tels que les parcs, les magasins et les transports dans la ville de Brossard, dans les quartiers Saint-Laurent, Petite-Bourgogne et Pointe-Saint-Charles de Montréal. Brossard est une municipalité située dans la banlieue au sud-ouest de Montréal. Largement résidentielle, Brossard compte un nombre croissant de communautés originaires de l’Asie (Chine et Inde), du Maghreb, de la Jamaïque et d’Haïti. Pointe-Saint-Charles, un des plus anciens quartiers de Montréal, est aussi situé dans l’arrondissement du sud-ouest de la métropole. Connu comme un quartier relativement pauvre, avec plusieurs vieilles usines, Pointe- Saint-Charles voit depuis plusieurs années la transformation de plusieurs vieux bâtiments en appartements de luxe. Peu de ses résidents sont issus de l’immi- gration ou de communautés culturelles selon la terminologie québécoise. Notre répondante y résidait du fait de sa proximité avec le centre-ville où elle travaillait au moment de l’entretien. Un autre entretien a eu lieu au domicile d’une femme dans le quartier Saint-Laurent, le plus grand arrondissement de Montréal, avec une population de plus de 90 000 habitants. C’est un quartier considérable- ment multiethnique, avec une forte population musulmane. L’arabe est l’une des langues qui y est le plus parlé. Une des femmes enquêtées résidait dans la Petite-Bourgogne, ou Little Burgundy, un quartier de Montréal de l’arrondisse- ment du Sud-Ouest. Historiquement, ce quartier est le lieu où la communauté noire de Montréal s’est installée au XIXe siècle. Depuis les années 2000, la popu- lation y est plus diverse, mais les Noirs continuent d’y représenter la minorité la plus importante.

256 Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec

Les Ouest-Africains au Québec

L’immigration ouest-africaine débute dans les années 1960 avec une première vague d’étudiants africains venant grâce à des visas d’étudiant, dans le cadre d’échange du Commonwealth et de la Francophonie (Leblanc, 2002). Dans les années 1980, elle augmente considérablement en partie en raison du durcisse- ment des politiques d’immigration en France, ainsi que dans les autres pays d’Europe de l’Ouest, mais surtout en raison du contexte linguistique francophone et de la nouvelle politique d’immigration du Québec. Les immigrants s’installent principalement dans les grands centres urbains et en particulier à Montréal qui continue de regrouper 90 % des nouveaux arrivants au Québec (CIC, 2007). Les personnes nées en Afrique, majoritairement en l’Afrique du Nord, représentaient 34 % des immigrants admis au Québec entre 2009 et 2013. Parmi eux, 15 000 étaient originaires de l’Afrique de l’Ouest, dont 6 600 femmes (MIDI, 2014a). En janvier 2014, près de 17 400 immigrants ouest-africains arrivés entre 2003 et 2012 résidaient au Québec (ibid., 2014b). Quelles sont les caractéristiques des immi- grants en provenance de l’Afrique de l’Ouest ? Les recherches sociologiques sur l’immigration africaine au Canada sont rares. Il existe un ouvrage collectif sur les immigrants africains et le système éducatif, leur situation socioéconomique, les liens et réseaux identitaires (Tettey et Puplampu, 2005). Des articles ont été publiés sur les questions de logement des immigrants ghanéens à Toronto (Owusu, 1999 et 2003). Concernant les communautés francophones de l’Afrique de l’Ouest, il existe peu de travaux et ceux-ci ciblent les processus d’identifica- tion des Ouest-Africains francophones au Québec (Leblanc, 2002) et la question de leur insertion dans la société d’accueil (Lalonde, 2003). Il existe, par contre, des travaux sur la condition des femmes immigrantes de l’Afrique centrale au Québec (Sathoud, 2006), la vie des étudiantes sahéliennes au Québec, l’intégra- tion des Africains noirs sur le marché du travail québécois (Mutoo, 2000 ; Sène, 2013), les problèmes psychologiques vécus par les réfugiés africains au Québec (Dompierre et Lavallée, 1990) et les caractéristiques sociodémographiques de l’immigration africaine au Québec, ainsi qu’au Canada (Karegeya, 2000). Enfin, la recherche sur les immigrants africains au Québec s’étend au domaine scolaire avec un travail sur la performance et le genre chez les élèves originaires de l’Afrique subsaharienne (Mutombo et Bienge, 2004).

L’intégration sociale et économique au Québec demeure difficile pour les Africain-e-s et ceux-ci doivent faire preuve de persévérance et mettre en place diverses stratégies. Comme le reste des « minorités visibles », les femmes immi- grantes africaines connaissent des difficultés d’intégration économique, faisant face à la discrimination à l’embauche ou à d’autres difficultés systémiques, telles que la non-reconnaissance de leurs diplômes acquis à l’étranger ou la déqualification (Nikuze, 2011). Pour les Ouest-Africain-e-s musulman-e-s, l’immi- gration pose la question de la pratique et de l’identité religieuse au Québec, surtout depuis le tournant du XXIe siècle et après les attaques terroristes du 11 septembre 2001. Comme le souligne Mamdani, le 11 septembre 2001 a placé les musulmans au centre d’un débat culturel qu’il qualifie de « culture talk ». Selon lui, les musulmans sont désormais plus conscients de l’image des musulmans qui circule dans les médias et de ce qui fait la différence entre les « bons » musulmans et les « mauvais » musulmans (Mamdani, 2002). Les immigrant-e-s ouest-africain-e-s doivent composer avec l’appréhension de la société québé- coise vis-à-vis du fait religieux islamique, bien qu’ils soient moins visiblement

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identifiables comme étant musulmans, et moins engagés dans le processus de « racisation » dont Antonius fait mention dans sa discussion sur les musulmans arabes (2008). L’aménagement de la diversité religieuse est devenu un enjeu important dans la société québécoise comme en témoignent les délibérations sur les accommodements raisonnables menées par la Commission Bouchard- Taylor de 2007 à 2008 et plus récemment les débats sur l’adoption d’une charte des valeurs québécoises à l’automne 2013 et à l’hiver 20143. Malgré la fin de ces débats, suite à la défaite cuisante du Parti Québécois et de Pauline Marois aux élections du printemps 2014, l’expression de pratiques religieuses minoritaires dans l’espace public et les demandes d’exemption ou d’adaptation de normes par certains groupes religieux sont perçues par plusieurs comme étant incom- patibles avec l’identité québécoise (Bosset et Eid, 2007 ; Maclure, 2008). Les débats sur la gestion de la diversité religieuse sont associés à des questions plus larges : notamment, le (ou l’absence d’un) modèle de la laïcité au Québec et la méfiance du religieux, le nationalisme et la question identitaire dans la province francophone et l’intégration de la diversité culturelle dans le cadre de flux d’immigration de plus en plus importants. C’est dans ce contexte précis que se sont construits les quatre récits discutés ci-après.

Récits de femmes : trajectoires migratoires, trajectoires religieuses ?

En se racontant, les femmes se construisent et donnent un sens à leur expérience. Notre analyse aborde donc le récit comme donneur de sens et de significations à l’expérience de la migration et au rapport à l’islam. Dans les récits, nous avons mis en exergue une relocalisation du soi lors du processus de migration et d’installation à Montréal. Assurément, à travers le récit, ces quatre femmes mettent en évidence un soi et un sens de l’islam qui est particulier. Dans le cadre de notre projet de documenter l’expérience de migration et du religieux, nous avons jugé essentiel d’examiner leur narration et le positionnement de soi qu’elles décrivaient, car celui-ci est intrinsèquement une construction de l’islam, de son rôle, et du rôle de ces femmes en son sein. « L’islam, ça peut être intellectuel » : la trajectoire religieuse de Mamie4

Mamie, trente-huit ans, originaire du Niger, était en recherche d’emploi lors de notre entretien, possédant une licence en anglais et en communication d’une université africaine. Elle a été instruite à l’école coranique pour mémoriser les

3 Il s’agit de la charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accom- modement. Ce projet de loi a été déposé le 7 novembre 2013 à l’Assemblée nationale du Québec par la Première ministre du Québec, Pauline Marois, et le ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, Bernard Drainville. Ce projet de loi exige un devoir de réserve et un devoir de neutralité religieuse pour le personnel de l’État et lui interdit le port de signes religieux ostentatoires pendant les heures de travail. Si cette loi est adoptée, les employés déjà en fonction auront un an pour respecter cette interdiction. En revanche, les nouveaux employés, embauchés après la sanction de la loi, ne pourront pas porter de signes religieux ostentatoires. Un lien vers le projet de loi n° 60 est disponible sur le site http://m.assnat.qc.ca/fr/travaux-parle- mentaires/projets-loi/projet-loi-60-40-1.html. 4 Tous les noms utilisés sont des noms fictifs afin de protéger l’anonymat des femmes rencontrées.

258 Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec versets à un jeune âge, mais elle ne se souvient pas de ce qu’elle y a appris. Quand elle avait quinze ans, son père a loué les services d’un enseignant à domicile pour enseigner à Mamie et à ses frères et sœurs l’alphabet arabe et les versets coraniques. Cependant, elle n’était pas intéressée. Les cours prirent fin, faute de motivation. En tant qu’adolescente, elle a commencé à prendre conscience de la spiritualité et de la religion et à faire ses cinq prières. Ce n’est qu’en tant qu’étudiante universitaire au Burkina Faso qu’elle prend conscience de l’existence d’une autre forme d’islam que celle qu’elle avait pratiquée dans sa famille. Elle commence alors à explorer d’autres religions et d’autres formes de spiritualité. Après avoir rencontré des membres de l’association des étudiants musulmans, Mamie prend la décision consciente et « intellectuelle » d’être musulmane :

« C’est-à-dire je me suis rendu compte que l’islam, ça peut être intellectuel. C’est ça qui a fait le déclic chez moi. Surtout le président de l’association, c’était un étudiant en math et tout le monde s’entendait que c’était vraiment l’un des plus brillants étudiants en math. Et il nous faisait voir des cassettes vidéo sur des trucs comme l’islam et l’astro- nomie » (8 juin 2009, Brossard).

Soulignons que le lieu où Mamie s’était rendue afin d’acquérir la connais- sance universitaire devient le lieu où elle trouve un argument en faveur de l’islam fondé sur la science. Dès lors, Mamie est une musulmane convaincue qui opte pour l’islam, non pas par héritage culturel ancestral, mais par conviction intellectuelle. Un second déplacement géographique va précipiter un change- ment dans sa pratique religieuse. Après ses études universitaires au Burkina Faso, elle retourne au Niger. En constatant qu’une amie d’enfance se couvre désormais les cheveux, elle décide d’adopter cette pratique non pas sans efforts. Manifestement, il ne s’agit pas d’une décision facile. Mamie décrit son incapacité à accepter le port du hijab malgré sa conversion à l’islam :

« Par exemple au Burkina Faso les filles de l’association portaient le voile et ça me plaisait vraiment. Mais je n’arrivais pas à le faire. C’est-à-dire j’étais gênée qu’on me voie avec un voile, surtout chez nous, on l’assimile à un gaou [rires]5. Donc j’ai commencé, je mettais des petites casquettes à l’envers au Burkina Faso. J’ai commencé pendant les vacances à Niamey... En fait, j’avais une amie qui avait la même éducation que moi, qui était encore plus comme des blancs que nous. Et on a passé toute la journée ensemble et j’ai remarqué qu’elle portait toujours un foulard. Je lui ai demandé : “Halima pourquoi tu portes toujours ce foulard ?”. Et leur domestique a éclaté de rire, il a dit : “tu ne sais pas que Halima est devenue une extrémiste ? Elle porte le foulard tout le temps mainte- nant”. C’était vraiment comme une révélation pour moi, je suis arrivée à la maison. J’ai réfléchi, j’ai dit, si Halima arrive à porter le foulard, c’est que je le peux. Et je cherchais quelque chose qui allait me forcer à le faire. J’ai appelé ma sœur et lui ai dit de me faire de grosses nattes » (8 juin 2009, Brossard).

Au Niger, où plus de 90 % de la population est musulmane, se couvrir les cheveux était perçu comme une forme d’extrémisme religieux dans les années 1990 et le début des années 2000. Mamie arbore alors un foulard, bien que son cou soit découvert. Lorsqu’elle et son mari émigrent aux États-Unis, elle

5 Le terme gaou est une expression originaire de Côte d’Ivoire qui fait référence à une personne ignorante des modes de vie urbains et modernes.

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apprend l’anglais et commence à avoir accès à des outils et des sites internet en anglais sur l’islam. Les nouvelles informations qu’elle y trouve lui enseignent une observance plus stricte de règles alimentaires et du style de vie. De même, sa rencontre avec une collègue de travail marocaine qui se couvre tout le corps excepté le visage et les mains, la persuade d’adopter cette norme vestimentaire :

« Mon cou était ouvert et puis manches courtes, et puis des fois c’était une casquette. Et puis la Marocaine m’a dit : “Pourquoi tu ne portes pas le voile ?”. J’ai dit : “Mes cheveux sont cachés, quelle est la différence avec toi ?” [rires]. Et elle m’a dit : “Non, non, ce n’est pas comme ça”. Et puis bon, elle m’a convaincue à bien porter le foulard. Et puis quand j’ai commencé à apprendre l’anglais en 2001, je crois que j’ai commencé à lire sur l’islam en anglais. Et je me suis rendu compte qu’il y avait vraiment de meilleures ressources que tout ce que j’ai lu en français » (8 juin 2009, Brossard).

Mamie, avec ses propres mots, qualifie cette pratique de « plus orthodoxe ». La migration vers le Canada, représente un dernier tournant dans le changement religieux que Mamie vit. Installée à Montréal, elle est désormais en quête d’un islam axé sur la famille et la vie de communauté : son objectif est de faire partie de la umma6. L’identification nationale et ethnique est moins valorisée, au profit d’un islam supra-ethnique et supranational. L’islam doit être vécu et incarné par le croyant dans chaque minute de chaque jour, comme Mamie le dit :

« Depuis que j’ai découvert ça, j’essaie de tout faire selon l’islam. Si je mange, je mange selon l’islam, si je me lave, c’est selon l’islam » (8 juin 2009, Brossard).

À travers ce récit, nous entrevoyons un lien fort entre la trajectoire spatiale et la trajectoire religieuse. En fait, tout nouvel espace devient la scène où se jouent les nouvelles expériences religieuses. De nouveaux risques sont pris. Avec chaque migration – hijra – un nouveau développement a lieu dans sa foi en l’islam, comme un miroir de l’histoire des débuts de l’islam où la migration des musulmans de la Mecque vers Médine requiert de nouvelles étapes dans l’établissement de la foi. Chez Mamie, c’est son corps qui est la scène sur laquelle tous ces changements prennent place, notamment à travers sa décision de porter le hijab. Il y a un processus graduel : de la casquette au Burkina Faso, jusqu’au foulard au Niger, Mamie opère le changement le plus radical sur le plan religieux et sur le plan géographique avec la décision de porter le hijab complet (tout le corps couvert, sauf le visage et les mains) une fois aux États-Unis.

Ces trajectoires – religieuses et spatiales – reflètent une autre trajectoire : celle d’un processus d’acquisition du savoir, qui à chaque étape prend une tournure différente. Au Burkina Faso, la science et les apologistes la convainquent, à l’aide de présentations apologistes qui s’attèlent à démontrer les similitudes entre le Coran et la science. Au Niger, un témoignage et un exemple personnels la persuadent. Aux États-Unis, les livres et les sites internet, ainsi que le contact avec une nouvelle communauté de croyants d’origines diverses en ligne et hors ligne lui permettent d’adhérer à la nature supra-ethnique de l’islam. La culture d’origine cesse alors d’être la référence. Au contraire, les sources sacrées de l’islam et leurs commentaires deviennent le repère pour vivre et comprendre l’islam. Le savoir islamique devient accessible pour Mamie, qui bien qu’ayant

6 Concept de communauté musulmane globale.

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été instruite selon les normes françaises, retrouve une cohérence entre science et islam. Au reste, cette congruence entre ces deux éléments lui donne une vision d’un islam qui transcende les frontières culturelles, tout comme prétend le faire la science. Le rapport à l’islam change : Mamie passe d’un rapport passif de récipiendaire à un rapport à l’islam qui est dialectique et compatible avec un raisonnement intellectuel.

Si pour Mamie le changement religieux prend place de façon radicale à chaque étape de la migration, il en est différemment pour d’autres femmes chez qui le changement tend à être plus subtil. Du mimétisme à la quête individuelle : la trajectoire de Safia

Safia, âgée de vingt-cinq ans et originaire de la Guinée, a obtenu son bacca- lauréat dans une université de Montréal. Ayant reçu une instruction islamique dispensée par un maître à domicile, elle a mémorisé des versets coraniques ainsi que la lecture de l’alphabet arabe. Avant de venir au Canada, elle pratiquait les rituels islamiques sans les comprendre :

« Parce que déjà mon niveau de curiosité envers la religion a augmenté depuis que je suis ici. Quand j’étais en Guinée, je me contentais de connaître les versets et de pouvoir prier avec certains versets, ça m’a toujours intéressée, ça m’a toujours intriguée, j’ai toujours apprécié prier. Mais en venant ici, c’était plus le côté, je veux comprendre ce que je suis en train de réciter. Donc je lis le Coran en français plutôt que de s’entêter à vouloir apprendre l’arabe ! [rire] Je lis beaucoup d’articles sur l’islam. Ça m’intéresse même le côté politique en ce moment » (21 janvier 2009, Pointe-Saint-Charles).

Après la migration, Safia décrit un changement dans sa façon de voir la religion. Désormais, elle essaie de s’approprier et de personnaliser des rituels qu’elle réalisait par mimétisme. À cette fin, elle se doit de comprendre les versets qu’elle récite. Elle se met donc à faire des recherches sur Internet et assiste aux prières en congrégation du vendredi à la mosquée. Elle décide de lire le Coran en français. Safia, qui prenait l’islam pour acquis dans un pays à majorité musulmane, prend conscience de son besoin de suivre une religion. Cela se traduit par le fait de prier et de développer des efforts afin d’acquérir plus de connaissances sur l’islam. Une autre dimension du changement religieux après la migration est liée à sa volonté de rester en contact avec son pays d’origine et son identité ethnonationale. Bien que cela paraisse paradoxal, la rupture de Safia avec la forme de pratique reli- gieuse de son pays d’origine, est en réalité une tentative de retrouver son identité culturelle. Elle admet que tout cela n’est pas clair pour elle :

« Je suis beaucoup plus curieuse, je pratique beaucoup plus aussi. Bon, j’observais le jeûne quand même, en Guinée. Mais euh, ici j’observe le jeûne même sans le mois de Ramadan. Je ne sais pas si une partie de moi veut s’attacher à ça parce que ça me rappelle ma culture ou... mais je pense aussi que ma foi a vraiment vraiment augmenté » (21 janvier 2009, Pointe-Saint-Charles).

Cette nouvelle quête de connaissances islamiques qui se développe après la migration, contrairement au cas de Mamie, ne la mène pas à un changement radical dans son mode de vie ou dans son code vestimentaire. En fait, Safia évalue le savoir qu’elle acquiert selon certains critères :

261 Diahara Traoré

« Je pense qu’y a certaines choses qui ne changent pas grand-chose à ma croyance. Je parle du code vestimentaire. Je sais qu’il y a toujours cette controverse sur porter le voile ou pas. Et ce que je lis dans le Coran, on dit : “Rabattez vos voiles sur vos poitrines”. Pour moi si je ne me couvre pas... je suis quand même quelqu’un qui s’habille de manière humble on va dire, mais je ne crois pas que c’est lié à mon niveau de croyance ou à mon niveau de foi. Donc y a certaines choses que j’ai changées. Ça dépend vraiment de ce que je crois. C’est pas parce que le Coran le dit que je vais le faire » (21 janvier 2009, Pointe-Saint-Charles).

Elle refuse d’accepter tout ce que le Coran déclare comme représentant l’autorité finale. Bien qu’elle lise et accepte le Coran comme étant la parole de Dieu, elle croit qu’en tant qu’individu, elle doit être celle qui détermine ses actions. Dans son cas, il y a un déni de la soumission totale du soi aux sources sacrées de l’islam. Le soi subsiste indépendamment de la religion. Il est inté- ressant de constater que, lors de notre première rencontre avec Safia, celle-ci se demandait si elle devait adopter le hijab ou non. À cette époque, elle n’était pas retournée visiter sa famille en Guinée depuis plusieurs années et était très nostalgique. Par conséquent, la communauté à laquelle elle s’identifiait le plus était la communauté musulmane universitaire. Cette communauté dont les membres encourageaient le port du hijab et la pratique des prières rituelles sur le campus. Après son retour d’une visite en Guinée, Safia était devenue plus catégorique sur le fait que le hijab n’était pas obligatoire et sur l’importance de préserver sa culture nationale.

Dans le cas de Safia, la migration a facilité un changement religieux selon lequel elle passe du mimétisme à une approche rationnelle et critique des rituels et enseignements de l’islam. Cette approche intellectuelle de l’islam devient, paradoxalement, un rempart contre l’acceptation complète du contenu des textes sacrés. C’est l’approche critique de Safia vis-à-vis de la récitation de versets dans une langue étrangère (l’arabe) qui lui permet d’affirmer sa résis- tance envers d’autres discours sur l’islam qu’elle rencontre à Montréal. Safia au cours de l’année 2009 a vécu une conversion en devenant active au sein d’un groupe soufi, nommément l’ordre Naqshbandi7. En octobre 2009, Safia s’était portée volontaire pour l’organisation de l’accueil du chef spirituel des Naqshbandis qui visitait Montréal, le Shaykh Hisham Kabbani.

Son implication dans la Naqshbandiyya est intéressante à plusieurs niveaux. D’abord, la Naqshbandiyya à Montréal est une confrérie très cosmopolite et ethniquement diversifiée. De fait, la Naqshbandiyya de Montréal est très média- tisée et a joué un rôle important dans la rectification du discours anti-islam au Québec après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. L’adhésion de Safia à ce groupe dénote une résistance à la prédominance ethnique arabe et maghrébine dans les mosquées montréalaises. Ensuite, bien que des mosquées à majorité ethnique ouest-africaines existent à Montréal, y compris une dirigée

7 Les Naqshbandis sont un groupe soufi dont l’origine au XIIe siècle est à rapprocher d’un ascète du nom de Muhammad Bahâ’uddin Shâh Naqshband dans l’Ousbekistan actuel. Les Naqshbandis de Montréal pratiquent le zikhr, qui consiste à réciter à répéti- tion des noms de Dieu ou des professions islamiques de foi. Ils se distinguent d’autres groupes soufis notamment par leur croyance en une chaine dorée spirituelle, affirmant que la lignée des maîtres et des saints se perpétue par des liens spirituels et non unique- ment par des liens de sang.

262 Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec par un imam guinéen, Safia choisit la Naqshbandiyya. Ceci indique son affirma- tion de soi et son approche individualiste de la religion. Manifestement, en choi- sissant de se joindre à un groupe qui n’existe pas en Guinée – pays qui pourtant a une forte présence des groupes soufis – Safia affiche un cheminement très individuel de son savoir islamique. Dans son cas, le changement religieux prend place au niveau de l’approche que l’individu adopte face à la pratique religieuse : nous passons d’une approche du religieux basée sur l’héritage traditionnel et familial empreint de mimétisme, à une approche basée sur la compréhension critique des croyances et pratiques religieuses. Safia dans son rapport à l’islam, passe, tout comme Mamie dans la section précédente, d’un rapport de récipien- daire de croyances à un rapport à l’islam ancré dans l’appropriation personnelle du savoir. Vers un islam œcuménique après la migration : le récit d’Ina

Ina, trente-quatre ans au moment de notre rencontre, est une employée de banque originaire du Mali. Elle a fait des études supérieures en économie dans une université québécoise. Enfant, elle a été envoyée avec ses frères et sœurs dans une école coranique ou médersa. Là, ils ont mémorisé les versets cora- niques. L’instruction reçue est limitée et Ina en a peu de souvenirs. Enfant et adolescente, elle ne fait pas ses prières régulièrement. Elle vient au Canada pour faire des études universitaires. En septembre 2009, elle passe, pour la deuxième fois, une semaine dans un monastère catholique à l’Abbaye Saint-Benoît-du-Lac. Son étude de l’islam est peu conventionnelle et inclut des émissions de télévi- sion chrétiennes les dimanches matin. Selon ses propres mots :

« Mais c’est sûr que dans les grandes religions que ça soit le judaïsme, le chris- tianisme et l’islam y a tout le temps les mêmes messages qui sont véhiculés. Donc, il m’arrive de regarder l’émission les dimanches, je crois ce sont les catholiques qui en parlent. Des fois ils parlent du deuil, de la maladie, du pardon. C’est des émissions que j’écoute, c’est des messages de vie » (15 juin 2009, Saint-Laurent).

Ina parle de religion comme moyen pour l’individu de ressentir un bien-être mental et psychologique. Elle décrit l’islam comme une croyance personnelle et un savoir-vivre social :

« Parce que je suis quelqu’un qui croit et puis ça m’aide dans mon quotidien. Psychologiquement, mentalement, et tout ça. Ça nourrit l’esprit et puis ça te permet de mieux cohabiter avec les autres, parce qu’y a beaucoup de règles de conduite, le comportement aussi. Il y a beaucoup d’éducation là-dedans et ça permet de mieux socia- liser et à vivre en harmonie avec le reste de la société » (15 juin 2009, Saint-Laurent).

Pour Ina dont la famille était musulmane pratiquante, l’islam était tenu pour acquis. L’islam était tout simplement un état d’être. Ce n’est qu’après la migration qu’elle développe sa propre conception de l’islam en lien avec le bien-être mental et spirituel. Il est intéressant de noter que dans le cas d’Ina il n’y a pas de rupture entre l’islam et les autres religions ou philosophies. D’ailleurs, notre interlocutrice exprime de l’irritation envers les musulmans qui expriment leur foi de façon visible dans l’espace public :

« Je veux dire, l’histoire des cabanes à sucre, les gens qui sont allés, qui disent qu’ils sont musulmans, il faut un endroit pour prier. Même dans les universités. Après on va

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dire : oui, dans la bouffe je suis musulman ! Je sais pas. À Sainte-Justine, je sais pas qui m’a dit ça, y avait un frigo kascher ! Ça finit plus. De toute façon Dieu est compréhensif par rapport à ça. Il ne nous en exige pas trop non plus. Faut pas exagérer. Il faut tolérer aussi les autres. C’est pas parce qu’on est musulman qu’on ne bénéficie pas de quelque chose qu’il faut aller l’imposer. On parle de tolérance et tout, ça en fait partie, je pense » (15 juin 2009, Saint-Laurent).

Elle fait ici référence à deux faits divers très médiatisés dans la région de Montréal. Le premier renvoie au scandale médiatique occasionné par la visite d’une cabane à sucre par un groupe de musulmans. Lors de la visite, les musulmans ont demandé que le porc soit ôté du menu traditionnel québécois8. Il s’est avéré que les médias avaient exagéré les faits. Le second incident concerne la dispute entre l’association des étudiants musulmans et l’adminis- tration de l’université McGill9. Les étudiants réclamaient une salle de prière. Cet évènement a provoqué des débats, car l’université McGill qui avait prêté temporairement un espace aux étudiants musulmans pendant plusieurs années réclamait désormais l’espace pour des cours dans le département de langue française.

L’intervention d’Ina est intéressante à plusieurs niveaux. Premièrement, Ina se présente comme une musulmane contre d’autres musulmans qui « vont trop loin » et qui « ne sont pas tolérants ». Deuxièmement, Ina se positionne comme étant « autre », tentant de réduire les tensions entre elle et la société où elle vit. Il faut garder en perspective le contexte de 2009 à Montréal, où des débats houleux sur les accommodements raisonnables de la diversité religieuse venaient tout juste d’avoir lieu. Finalement, le récit d’Ina révèle une certaine ambivalence quant à l’absolutisme de la foi islamique :

« Comme je te l’ai déjà dit, moi la religion et tout ça je considère que c’est un rapport entre l’individu et Dieu. Donc du moment qu’on part de là mes amitiés n’ont pas du tout en fonction de la religion. Quelqu’un peut être vraiment pratiquant, avoir la foi dans une religion, mais ça veut pas dire que cette personne a plus d’estime aux yeux de Dieu que quelqu’un qui est complètement athée. Non ! » (15 juin 2009, Saint-Laurent).

Dans ce récit, le changement religieux après la migration fait passer l’indi- vidu d’un islam familial et identitaire, à un islam œcuménique et universel qui va, un tant soit peu, tenter de se rapprocher, dans sa conception, avec la société québécoise. Ina affiche un rapport au savoir islamique particulier : elle choisit de construire son propre savoir sur l’islam. Le savoir qu’elle construit est très ancré dans le contexte québécois, comme on le voit dans son appropriation d’émissions de télévision catholiques, d’espaces comme l’Abbaye Saint-Benoît, et finalement, dans son sentiment que certains « vont trop loin ».

8 À l’Érablière Au Sous-Bois, en Montérégie, on a permis à un groupe de musulmans de faire la prière sur la piste de danse. Cette situation a suscité de nombreuses réactions : le propriétaire de la cabane à sucre a reçu des insultes, des menaces et même des critiques de sa propre association. Cf. Une fête à la cabane à sucre est interrompue par une prière musulmane, La Presse Canadienne, 19 mars 2007. 9 Cf. Muslim Students sue over loss of prayer space, The Gazette (Montreal), 3 décembre 2005.

264 Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec

Marquer l’espace migratoire avec le religieux : le récit de Fatoumata

Guinéenne de cinquante-et-un ans et mère de quatre enfants âgés de quinze à vingt-trois ans, Fatoumata a une trajectoire migratoire quelque peu mouve- mentée. Elle se trouve en France avec ses quatre enfants, lorsque son mari se fait assassiner en Guinée. Menacée de mort par la famille de son mari pour des questions d’héritage, Fatoumata émigre au Canada et obtient le statut de réfugiée. Le domicile de Fatoumata est parsemé de symboles religieux isla- miques. Des tableaux de calligraphie arabe ornent les murs. Elle qualifie l’omni- présence de l’islam dans son espace domestique comme suit :

« Moi, en tant que femme, je peux dire que Dieu est mon tout. Il a tout fait pour moi. Moi-même je sais que je suis en vie aujourd’hui à cause de Dieu. Tu vois mes enfants ici, tous ils prient cinq fois par jour. Parce que je leur ai toujours dit que nous, on n’a rien d’autre que Dieu. Regarde, toi même regarde, tu vois ? Dans ma maison ici y a des tapis de prière partout. Quand je suis arrivée ici sans personne, je me suis mise sur ma natte de prière et j’ai crié à Dieu. Parce que j’étais ici avec quatre enfants. Mon avocate voulait même reporter le jour de ma comparution devant le juge d’immigration parce qu’elle était malade. Moi je lui ai dit : “J’ai prié et je vais y aller seule”. Le juge m’a appelée et heureusement, avant de quitter la Guinée, ma sœur m’avait remis toutes les coupures de journaux qui parlaient de l’assassinat de mon mari. Je te dis que tout ça, c’est Dieu. Je Lui donne tout, je Lui explique tous mes problèmes. Voilà, quand je suis arrivée, le juge m’a donné l’asile. C’est comme ça que j’ai pu avoir mes papiers. Même pour le logement. Quand on est arrivé, on a passé la première nuit chez une connaissance et le lendemain on a vu un appartement à louer. Mais quand on a parlé à la dame, la concierge, elle nous a dit que c’est même pas la peine d’essayer parce que je n’avais aucune référence dans ce pays. Je lui ai dit que j’allais lui donner la moitié du loyer, et quand je suis revenue avec l’argent, elle a accepté ! Tu vois, tout ça, je dis à mes enfants, c’est à cause de la prière. Depuis que je suis ici, la prière est tout pour moi. Et Dieu aussi vraiment ne m’a jamais abandonnée. Par exemple, mon fils, l’autre, l’avant-dernier, il est acteur. Quand il a eu un contrat pour jouer aux États-Unis, il m’a dit : “Maman, maintenant je peux te payer le pèlerinage pour que tu le fasses pour Papa”. Tu vois, depuis que mon mari est mort, j’ai toujours prié à Dieu de me permettre de faire le pèlerinage pour lui. Mais il fallait d’abord que je fasse le pèlerinage pour moi-même. Alhamdoulillaye10, je suis déjà partie quand j’étais en Guinée. Je te dis, la joie que j’ai eue là-bas ! C’était extraordinaire. Je pleurais parce que mon mari n’avait pas pu le faire. C’est là-bas que j’ai eu la consola- tion. Oui. Donc, tu vois, quand mon fils vient me dire, “Maman, je te paye ton pèlerinage pour Papa”, c’est vraiment quelque chose que j’avais demandé à Dieu à la Mecque. C’est comme ça que je suis partie à la Mecque avec mon fils il y a trois ans. Même mon mariage. Je suis remariée, mais je sais que c’est Dieu, parce que moi je ne pensais même pas à me marier, parce que j’avais des enfants à élever. Et voilà, je devais aller rendre visite à ma belle-sœur à New York. Quand je suis allée, y a un monsieur là-bas qui m’a vue [...]. On est marié aujourd’hui. Mais c’est pour te dire que Dieu est tout pour moi. Même cette maison, y a des gens qui me demandent, comment tu as fait pour acheter une maison, alors que tu ne travailles pas ? Je ne réponds même pas parce que je sais qu’ils ont des arrière-pensées. Mais moi je sais comment j’ai eu cette maison, parce que, encore, c’est Dieu qui m’a donné cette maison » (5 février 2010, Petite-Bourgogne).

10 Louange à Dieu.

265 Diahara Traoré

La notion d’espace prééminente dans le récit de Fatoumata se distingue par l’absence de frontières géographiques. Celles de la Mecque, cette ville sacrée de l’islam, font exception.

Les frontières entre la Guinée et le Québec, entre le Québec et la France, entre les États-Unis et le Québec ne sont pas marquées dans sa narration, mais apparaissent plutôt fluides. De son récit, deux mondes se démarquent claire- ment, son monde avec son Dieu et le monde externe à ce dernier. Les frontières spatiales sont modifiées : Fatoumata fonctionne à travers deux espaces, le monde et la Mecque. Les autres espaces sont non marqués : New York, la France, Montréal, la Guinée. Tout cela est confondu. Le seul espace qui est marqué de frontières — les seules valides parce que sacrées —, c’est la Mecque. Effectuer le pèlerinage c’est traverser la seule et unique frontière digne d’être franchie dans l’univers de Fatoumata. Les autres frontières sont non-existantes. Son mari est en France, mais elle le rencontre à New York ; son mari est assassiné en Guinée, mais le seul espace qui compte en termes d’espace marqué c’est la Mecque. La spécificité de la Mecque à ce propos vient renforcer la sacralité qui lui est attribuée. Aucune autre frontière ne subsiste parce qu’elle a « Dieu ». Les logements inaccessibles, la propriété inaccessible, toutes les barrières ou obstacles sont inexistants dans le récit de Fatoumata. Le soi est ici relocalisé dans un autre espace. Les frontières nationales tombent. La seule qui demeure valide c’est la frontière entre le profane et le sacré, nommément la Mecque.

Le récit de Fatoumata exprime un sentiment de dépendance totale à Dieu. Elle trouve dans l’islam un refuge et un moyen de faire face aux difficultés de la vie. Ayant immigré au Canada dans des conditions beaucoup plus difficiles que les trois autres femmes dont les récits sont présentés dans cet article, Fatoumata a fait de la religion un pilier de sa conception de la vie. On constate à travers son récit à quel point l’islam est réellement un outil personnel, et au-delà même d’une simple religion, une relation personnelle avec un Dieu qui est actif et aimant. Dans son récit, chaque évènement tourne autour de cette relation intime entre elle et Dieu, un Dieu qui subvient à ses besoins et ceux de ses enfants, un Dieu qui la protège de ses ennemis, et finalement un Dieu qui lui offre paix et réconfort.

Il est intéressant de constater que dans le récit de Fatoumata, la vie en Guinée est surtout décrite en termes séculiers : ses activités économiques, son rôle de mère et d’épouse sont mis en exergue. Bien que le lien avec Dieu se soit développé après la mort de son premier mari, c’est surtout avec la migration que la nécessité de marquer son espace tant sur le plan physique que dans sa dimension spirituelle s’impose. La Mecque devient ce lieu de réconfort, cet espace marqué dans lequel et hors duquel les situations sont constamment en négociation. C’est le soi qui se relocalise dans cette nouvelle dimension spatiale : celle du sacré. Fatoumata ne fait aucune séparation dans son récit entre les circonstances appartenant à l’espace séculier et celles de l’espace de « Dieu ». La migration, en confirmant son sentiment de vulnérabilité face aux circonstances économiques et juridiques de son arrivée à Montréal, a contribué à la création d’une relation personnelle avec Dieu et à une nouvelle articulation de la spatialité religieuse. De fait, elle construit un savoir islamique ancré dans une autre spatialité.

266 Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec

Le rapport au savoir islamique de Fatoumata peut être qualifié d’expérientiel. Il va sans dire qu’elle fusionne sa conception du savoir islamique à son vécu. Le savoir islamique n’a de valeur que dans la pratique qu’il génère et les bénédic- tions tangibles (obtention de l’asile canadien, accès à la propriété immobilière, la « réussite » perçue de son fils qui financera son voyage de pèlerinage à la Mecque).

Identité musulmane et migration : relocalisations ?

Warner (1998) observe que les immigrants qui arrivent dans une société sécularisée et pluraliste deviennent plus conscients de leurs traditions et plus déterminés à les transmettre. Les identités religieuses assignées de façon nominale à la naissance font l’objet de convictions. On est musulman de fait dans un pays à majorité musulmane. En Amérique du Nord, en ce qui concerne les musulmans, en particulier dans un contexte d’immigration, l’appartenance à l’islam devient un élément conscient de la conception identitaire (Zine, 2012 ; Nimer, 2014). Relocalisations

Nous avons constaté diverses manières dont le soi se déplace à travers les espaces sociaux et géographiques afin de donner un sens au fait d’être musulmane dans un contexte migratoire. Le statut minorité/majorité des musul- manes dans le pays d’origine et le pays d’accueil est un facteur important pour comprendre l’impact de la migration sur les pratiques et les identités religieuses (Ebaugh et Yang, 2001). Les femmes de la recherche proviennent toutes de pays à majorité musulmane et se retrouvent dans un contexte où elles sont minoritaires dans le pays d’accueil. Ceci explique le fait qu’elles ont tendance à assimiler leur identité religieuse à leur identité ethnique, sauf dans le cas de Mamie. Le projet de cette dernière de dé-ethniciser l’islam fait d’ailleurs écho aux mouvements réformistes en Afrique de l’Ouest (Leblanc, 2006 ; Soares, 2004), surtout parmi les jeunes et les étudiants universitaires. Dans ces cas de « conversion interne » à un islam qui prétend être plus orthodoxe et authentique que celui pratiqué par les parents et les familles dans le pays d’origine, les conversions ont eu lieu soit à Montréal pendant les études universitaires, soit dans le pays d’origine pendant les études supérieures. Pour ces femmes, l’identité islamique et l’appartenance à l’umma sont placées au-dessus de l’identité ethnonationale.

Cette relocalisation du soi se trame à travers différents courants de pensées et d’idéologies islamiques. Le déplacement à travers les frontières territoriales semble impliquer le franchissement d’autres types de frontières pour le soi. La frontière entre immigrant et natif est régulièrement dépassée quand Ina, par exemple, adopte un « discours québécois » sur l’islam et participe à des retraites dans un monastère catholique de son pays d’adoption québécois. La frontière entre musulman arabe et musulman africain est abolie, comme le montre le récit de Safia qui oppose une résistance à la communauté majoritairement arabophone et se crée une identité musulmane alternative en se joignant à une congrégation ethniquement diversifiée. Elle, par ailleurs, admet son incapacité à discerner les raisons de son évolution : son changement religieux est-il un effort pour préserver son soi en le maintenant en contact avec son pays d’origine, la Guinée ? Ou bien est-ce une réelle manière de vivre l’islam ?

267 Diahara Traoré

Finalement, la frontière entre cet islam, dit universel et authentique, et cet autre islam à référence locale est franchie, comme le démontre le récit de Mamie. Celui-ci est en fait un récit de conversion dont le projet est de mettre en relief la rupture entre la religion pratiquée dans son pays d’origine et le « véritable » islam qu’elle pratique désormais. Le soi est placé —au-delà des espaces nationaux et géographiques — dans un espace strictement religieux qui définit son identité. Fatoumata, quant à elle, illustre une appropriation person- nelle de la religion dans le contexte d’une immigration « forcée ». Le franchisse- ment des frontières géographiques entraîne celui d’une autre frontière, celle qui sépare Fatoumata de Dieu, car elle en fait un Dieu personnel et actif sur lequel elle peut compter dans les difficultés quotidiennes.

Ces récits de trajectoires révèlent donc la complexité des dynamiques de migration, d’identification religieuse, et de pratiques dans un monde où les frontières historiques — territoriales ou autres — sont fluides. De nouvelles modalités d’être musulmane après la migration

Bien que l’islam ne devienne pas toujours le centre focal de la nouvelle identité pour ces femmes, de nouvelles modalités d’être musulmanes émergent lorsqu’elles doivent s’adapter à de nouvelles structures sociales et religieuses au Québec. En premier lieu, le changement religieux après la migration a trait au processus de rationalisation de l’islam au sens wébérien. Dans ces récits, ces quatre femmes se retrouvent obligées de « raisonner » ce qu’est l’islam et ce en quoi il consiste, car à travers la migration elles se confrontent à un contexte très pluraliste et ayant une histoire de sécularisation particulière. En deuxième lieu, les récits révèlent un processus post-migratoire similaire à une conversion, « une conversion interne » pour reprendre le terme de Leblanc (2000) dans son étude sur les jeunes musulmans en Côte d’Ivoire. Cette auteure définit ce terme différemment de Geertz (1968) dans le sens où il s’agit d’une transformation du style de vie et de la vision du monde sans qu’il y ait changement d’affilia- tion religieuse. Tout comme les jeunes de Côte d’Ivoire rejettent les pratiques de leurs parents musulmans pour adopter un islam plus « orthodoxe », les femmes dans leurs récits expérimentent une conversion interne par rapport à leur origine islamique. En dernier lieu, un autre changement religieux en lien avec la migration présent notamment dans l’un des récits, celui d’Ina, peut être qualifié d’« œcuménisation » de l’islam. Dans ce cas-ci, après la migration, cette femme adopte un islam qui est, à son avis, universel et compatible avec toutes les religions et tous les styles de vie. Ce type de changement religieux découle de l’accueil favorable de sources d’inspiration provenant de différentes religions, telles que le christianisme et le mouvement Nouvel-Âge. Selon cette femme, l’islam est une philosophie universelle et facilement adaptable à tous contextes et mouvements de pensée.

Au-delà du déplacement physique, « immigrer » signifie souvent opérer d’autres « déplacements » épistémologiques. Bien que les analyses sociolo- giques sur l’impact de la migration sur le religieux soient inestimables pour comprendre ces phénomènes, les études de cas individuels nous permettent d’appréhender ces derniers à travers la subjectivité des sujets, et de rendre compte de sa complexité. La littérature sur le changement religieux et la migration en Amérique et en Europe est mitigée quant à l’impact de la migration

268 Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec sur le religieux (Van Tubergen, 2013 ; Voas et Fleischmann, 2012 ; Massey et Higgins, 2011) : continuation des pratiques du pays d’origine, renforcement et augmentation de la pratique religieuse, ou encore diminution, voire abandon, de la pratique religieuse. Notre analyse des quatre récits de femmes met en évidence un déphasage : les repères ne sont plus là. Les marques de leur temporalité ouest-africaine islamique doivent être replacées. La migration, nous l’avons vu, engendre de multiples adaptations. Il n’est donc guère surprenant de constater que la trajectoire migratoire est souvent liée à une trajectoire reli- gieuse. Entrer dans le nouvel espace géographique exige l’abolition de certaines frontières, ainsi que des va-et-vient entre l’espace quitté et l’espace d’accueil. C’est ainsi que pour des femmes ouest-africaines aux prises avec une identité musulmane héritée de parents et d’ancêtres, être musulmane à Montréal nécessite une redéfinition de soi. Cette redéfinition, exprimée dans les récits, a des résultats parfois inattendus : de nouvelles modalités d’être musulmanes se mettent en place. De l’islam œcuménique qui incorpore les spiritualités chré- tiennes et universalistes, à l’islam « raisonné » qui s’efforce de rompre avec le mimétisme familial et culturel, les modalités sont aussi variées qu’inattendues. L’espace migratoire constitue en fait un lieu de perpétuelle négociation et de rationalisation.

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271 Diahara Traoré

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272 Résumé - Abstract - Resumen

Diahara Traoré Évolution de l’identité religieuse de femmes ouest-africaines au Québec au prisme de l’expérience migratoire

La recherche présentée ici explore les diverses manières dont la migration et le changement religieux sont compris et construits par des femmes musulmanes d’origine ouest-africaine vivant dans la région de Montréal au Canada. La dynamique de migration et de changement religieux, ainsi que la conception de l’identité religieuse dans un contexte canadien de migration sont analysées à partir de récits de vie, d’observations participantes et d’entretiens, données issues d’un terrain ethnographique conduit entre 2008 et 2010. L’approche retenue par l’auteure considère que les récits rendent compte du sens donné par les acteurs à leur expérience migratoire et à son impact sur leur identité islamique. Elle montre ainsi que la relocalisation de l’islam a lieu tant sur le plan physique, que sur le plan narratif. Changes in the Religious Identity of West African Women in Quebec in Light of the Migratory Experience

This article explores the ways in which migration and religious change are understood and constructed by Muslim women of West African origin living in the Montreal area. On the basis of ethnographic fieldwork conducted between 2008 and 2010, the author analyses four life narratives as well as data from participant observation and interviews in order to understand the dynamics of migration and religious change, and conceptions of an Islamic identity in a Canadian migration context. The author, in her analysis, approaches the narrative as providing meaning to the experience of migration and the relation to Islamic identity. She argues that a relocation of Islam takes place, not only on the physical plane, but also in narratives. Cambio de la identidad religiosa por las mujeres de origen africano occidental en Quebec a la luz de la experiencia de migración

Este artículo explora las maneras en las que la migración y el cambio religioso son entendidos y construidos por mujeres musulmanas de África occidental que viven en el área de Montreal, en Canadá. Basado en un trabajo de campo etno- gráfico llevado a cabo entre el 2008 y el 2010, este artículo analiza cuatro relatos de vida, al igual que datos de observaciones participantes y entrevistas con el fin de entender la dinámica de migración y de cambio religioso, y la concepción de la identidad religiosa en un contexto de migración canadiense. En su análisis, la autora trata el relato como un acto de actuación con el objetivo de dar un sentido y una significación a la experiencia de migración y a la relación con la identidad islámica. El artículo sostiene que la reubicación del Islam tiene lugar no sólo en el plano físico, sino también en el plano narrativo.

273

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 275-295

Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia Julie Voldoire1

En Allemagne comme en France, les recherches en sciences humaines et sociales portant sur les diasporas investissent rarement la Polonia. Si certains travaux français mentionnent cette terminologie ce n’est que de manière allusive (Green et Weil, 2006 ; Ponty, 2011). En ce qui concerne les travaux allemands, les réticences à employer cette catégorie sont plus importantes encore. Ainsi, parmi les ouvrages consultés et notamment parmi ceux des historiens spécia- listes des migrations polonaises, elle est passée sous silence (Klessmann, 1978). Pour trouver des travaux prenant au sérieux la Polonia il faut se tourner vers les auteurs anglo-américains (Garapich, 2010) et en particulier les sociologues héritiers de l’École de Chicago (Thomas et Znaniecki, 1998). Plusieurs revues scientifiques comme The Journal of American History ou The Sociological Quarterly consacrent effectivement de nombreux articles à la Polonia. En outre, une revue est dédiée aux migrations polonaises, la Polish American Studies, soutenue par la Polish American Historical Association. Dès 1978, une revue de littérature des travaux déjà nombreux portant sur la Polonia américaine a été réalisée (Chojnacki et Drzewieniecki, 1978 : 54-77). Plus récemment, un ouvrage a proposé une analyse des enjeux « identitaires » et « communautaires » de la Polonia américaine (Galush, 2006).

Le terme Polonia signifiant « diaspora polonaise » est employé dans cet argumentaire comme un concept interne et relevant d’une culture donnée. Il a une telle charge sémantique qu’il ne peut être utilisé que dans un sens émique2. Si la référence à la catégorie de diaspora pour décrire les migrations polonaises peut être perçue comme une usurpation d’identité, mobiliser la Polonia fait sens lorsque l’on ambitionne de travailler sur les interactions entre la minorité polonaise en Allemagne ou en France et les acteurs en charge des politiques d’une part, de « départ et/ou de retour » (Pologne) et d’autre part, « d’accueil et d’intégration » (Allemagne, France). La Polonia telle que considérée dans cet

1 Docteure en science politique de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheure associée au Centre Émile Durkheim (Sciences Po Bordeaux) et au Centre Michel de l’Hos- pital (Université Clermont-Ferrand 1) ; [email protected] 2 En effet, du fait de son implication politique, le terme Polonia obscurcit la réalité et apparaît inapproprié du point de vue analytique. Pour cette raison, le terme figure en italique dans le texte.

275 Julie Voldoire

article est appréhendée à partir des associations locales franco-polonaises et germano-polonaises qui usent de ce vocable pour décrire leurs raisons d’être et d’agir3. Si ces associations méritent attention c’est parce qu’elles sont une des matérialisations géo-historiques de la Polonia. Dans le Nord-Pas-de-Calais et en Rhénanie-du-Nord-Westphalie4, elles sont aujourd’hui encore nombreuses bien que déclinantes. En 2007, on pouvait compter5 250 associations dans le NPDC et un peu plus de 500 en RNW. De plus, bien que le milieu associatif soit en perte de vitesse, en raison notamment de la diminution de ses financements publics, il demeure structurant pour le groupe des migrants polonais autant que pour leurs « héritiers » (Bourdieu et Passeron, 1964)6. Parmi les quatre-vingt-onze migrants et enfants de migrants polonais interrogés rares sont ceux ayant déclaré n’avoir aucun lien avec la Polonia associative. De surcroît, ils sont nombreux à être ou avoir été multi-engagés au sein de ces réseaux associatifs faisant d’eux des milieux de socialisation particulièrement déterminants.

Cette recherche privilégie l’ancrage local, mais considère le changement d’échelles afin de rendre compte des manières dont les deux réseaux associatifs régionaux se positionnent vis-à-vis des politiques migratoires conduites, à partir de 1945, à l’endroit des migrants et enfants de migrants polonais. Il s’agit donc d’analyser les tentatives d’instrumentalisation de la Polonia associative par les pouvoirs publics à différentes échelles autant que les tentatives d’émancipation des membres de la Polonia. La tension entre instrumentalisation et émancipa- tion révèle un processus d’ethnicisation non linéaire de la Polonia qui prend des chemins distincts selon l’espace national considéré. En quoi cette tension entre instrumentalisation et émancipation renseigne-t-elle sur la Polonia et plus préci- sément sur le processus d’ethnicisation différenciée de cette dernière ? Pourquoi le réseau associatif de la Polonia use-t-il de l’ethnicité ? Dans quelle mesure ces usages renseignent-ils sur la notion de diaspora ? S’il s’agit de mettre au jour une tension fondamentale qui soulève, pour cette minorité, la question de sa reconnaissance par les pouvoirs publics, la Polonia est aussi à considérer à travers ses clivages et ses dissensions.

Pour répondre à ces questionnements sont utilisées des sources primaires construites et collectées entre 2006 et 2010 et en particulier les résultats émanant

3 Par ailleurs, les enquêtes conduites en Allemagne et en France permettent de conclure au faible usage de la catégorie Polonia pour décrire les sentiments d’appartenance tels qu’exprimés individuellement alors que la catégorie est significative pour les collec- tifs. Voir Voldoire Julie (2011) La citoyenneté et au-delà. Sentiments d’appartenance en migration : les Polonais en France et en Allemagne (XXe-XXIe siècles), Thèse de doctorat, sous la direction d’Yves Déloye, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. 4 Le lecteur trouvera désormais mention des sigles NPDC (Nord-Pas-de-Calais) et RNW (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). 5 Ces chiffres émanent d’un recensement réalisé par nos soins en 2011 à partir des fichiers des ambassades et consulats polonais des deux pays. 6 Si le terme est emprunté à Bourdieu et Passeron (1964), cet article est très éloigné du cadre général dont traite l’ouvrage. Le terme sera donc, par la suite, utilisé sans guille- mets.

276 Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia des observations participantes effectuées au sein de deux associations7. Par ailleurs, référence est faite aux cinquante-deux questionnaires obtenus après passation auprès d’associations franco-polonaises et germano-polonaises autant qu’aux données issues d’archives associatives8. Enfin, des extraits issus des dix-sept entretiens informatifs conduits avec les principaux responsables associatifs9 sont mentionnés.

Trois temps scandent cet argumentaire, résolument comparatif et sociohis- torique, qui ambitionne de saisir les éléments constitutifs du processus d’ethni- cisation de la Polonia à travers la compréhension de ses fondements et de ses expressions. Pour ce faire et tout d’abord, l’accent est mis sur l’étude des interac- tions entre les Polonais résidant à l’étranger et les acteurs qui en Pologne sont en charge ou se sont octroyé la responsabilité de définir les politiques d’émigration polonaises. Puis, l’étude des politiques « d’accueil et d’intégration » imposées en Allemagne (RNW) et en France (NPDC) aux migrants polonais est mise au service de celle des acceptations et des contestations de ces dernières au sein de la Polonia. Enfin, les positionnements de la Polonia vis-à-vis de l’expérience européenne et les manières dont elle prend part à cette expérience permettent de questionner à nouveaux frais ses interactions avec les acteurs politiques.

Les politiques d’émigration polonaise ou l’encadrement de la Polonia

Si le terme Polonia peut être traduit par diaspora polonaise, les migrants et enfants de migrants interrogés l’utilisent généralement dans sa version polonaise, c’est-à-dire dans sa forme non traduite tendant ainsi à lui faire recouvrir des significations plurielles, voire antagonistes. Cependant, histori- quement Polonia renvoie à l’expression d’un nationalisme polonais dans une Pologne qui a perdu sa souveraineté à plusieurs reprises : de 1795 à 1918 puis à partir du partage germano-soviétique en 1939. Le terme Polonia a été « […] utilisé pour la première fois aux États-Unis en 1875. Déjà en 1863, les émigrants qui y résidaient avaient réagi à l’occasion de la révolte polonaise en Russie organisant un Comité Polonais Central ; d’autres organismes nationalistes avaient suivi […] [certains] croyai(en)t même que l’on posait alors aux États-Unis les fondements d’une Pologne indépendante. Ce n’est que 20 ans plus tard […] que le terme Polonia [fut introduit] en Europe centrale. Déjà à cette époque, les nationalistes polonais surveillaient de près l’émigration et discutaient de ses conséquences » (Green et Weil, 2004 : 83-89). À partir de ces revendications nationalistes, les

7 Il s’agit de la Maison de la Polonia, aujourd’hui Maison de la Polonia de France (MDPF) [URL : http://maisondelapolonia.com, consulté le 25/08/14], dont le siège social se trouvait à Hénin-Beaumont, aujourd’hui à Sallaumines (NPDC) ; la Fédération des Polonais en Allemagne [Bund der Polen in Deutschland] dont le siège social se trouve à Rheinhausen (RNW). Pour Maison de la Polonia ou Maison de la Polonia de France, le lecteur trouvera dorénavant les sigles MDP et MDPF. Pour la Fédération des Polonais en Allemagne, le sigle Rodlo sera utilisé. 8 Les données collectées sont essentiellement issues des archives des deux associations susmentionnées. 9 Pour compléter ce panorama des sources primaires, des extraits des quatre-vingt-onze entretiens biographiques réalisés auprès de migrants et d’enfants de migrants polonais seront ponctuellement cités. Toutes les personnes mentionnées dans ce texte ont été anonymisées.

277 Julie Voldoire

bases d’une communauté reconstituée à l’étranger étaient alors posées. Cette première définition permet d’envisager d’une part, le rôle de la Polonia par rapport à l’émigration des Polonais en l’occurrence vers l’Allemagne (RNW) ou la France (NPDC) et d’autre part, certaines des raisons explicatives du processus d’ethnicisation de la diaspora polonaise. Le poids des « autorités morales » dans la structuration de la Polonia

La Polonia est une construction historique qui doit autant aux populations qui la composent qu’aux autorités qui l’encadrent, l’assignent à un rôle, voire à un devoir-être. Au cours de l’histoire polonaise, des « autorités morales » ont, en effet, investi la Polonia et ont contribué à la construire comme une véritable « matrice culturelle ». Elle servait alors à rappeler aux émigrants polonais leurs obligations morales vis-à-vis de la Pologne et donc la nécessité de leurs enga- gements depuis l’étranger.

Ces « autorités morales » sont historiquement variables. On pense aux intellec- tuels nationalistes promouvant un nationalisme romantique (XIXe-XXe siècles) ; au gouvernement polonais de l’entre-deux-guerres au moment donc où la Pologne recouvre son indépendance ; aux leaders de l’opposition sous la République populaire de Pologne (RPP) ; ou encore, et de manière pérenne, à l’Église catholique. Ces voix ont contribué à construire par l’imposition d’un discours dominant une Polonia idéelle, patriotique qui était la seule à être mora- lement acceptable.

Dans cette perspective, la construction de la Polonia est à considérer en lien avec les conditions politiques exceptionnelles que la Pologne a connues l’enjoi- gnant à lutter pour sa souveraineté et privant ses membres d’une « vie sociale normale » ce qui permet de comprendre, dans le même temps, l’importance des mouvements migratoires vers l’Europe et outre-Atlantique. De plus, ces conditions historiques expliquent que la société polonaise ait voulu ou dû croire dans les potentialités de l’activité individuelle de ses membres. La préservation et le développement de la culture nationale polonaise dépendaient ainsi plus de l’efficacité des activités personnelles de ses membres et moins de la tradition sociale dont les fondements ont été, avec récurrence, mis en péril.

Pour cette raison, les Polonais de l’étranger ont été appelés, à plusieurs reprises, à regagner la Pologne, mais ils ont été aussi sollicités pour œuvrer et combattre, au sens propre comme figuré, pour la Pologne depuis l’étranger. Les « émigrés-immigrés » (Sayad, 1999 : 14) polonais ont, dès lors, largement contribué à construire le discours sur l’émigration : « En tant qu’individus moteurs de la culture polonaise – par la consommation de narrations polono- centriques, de mythes, d’épopées, d’histoires familiales, d’actes quotidiens banals – les Polonais sont imprégnés du discours dominant sur l’émigration que l’on peut appeler “histoire nationaliste des migrations polonaises” » (Garapich, 2010 : 236). On comprend donc que l’épanouissement du nationalisme polonais et l’incitation à construire à l’étranger une communauté pour que le projet politique nationaliste puisse s’épanouir résultaient tout autant de l’imposition d’une norme « morale » que d’une norme « culturelle ». En outre, ces normes tendaient à générer une lecture essentialiste, naturalisante de la construction identitaire et avaient une certaine réception parmi les membres de la Polonia.

278 Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia

Dans ce contexte, même si l’émigration était perçue en Pologne comme une « pathologie » et si ses membres pouvaient être considérés comme des « traîtres à la cause nationale polonaise », ils ont souvent été réhabilités. Leur potentiel individuel et collectif a très vite été considéré comme pouvant compter dans la lutte pour l’émancipation de la société polonaise. Dans cette perspective, le rôle principal attribué à la Polonia était « d’être un “ambassadeur”, un “visage”, un groupe de lobbying en faveur de la Pologne, une élite représentant dignement le pays, un corps sensible à sa réputation, défenseur actif de la polonité, avec des institutions “promouvant” une conception de l’identité nationale déterminée et fortement politique » (Garapich, 2010 : 237). Les associations des Polonais à l’étranger se devaient d’assumer, elles aussi, le projet politique polonais tout en restant attentives aux normes « morales » et « culturelles » des sociétés d’immigration.

Pour comprendre les discours tenus à l’endroit de la Polonia, les propos du Primat polonais de l’Église catholique romaine (Stefan Wyszyński), dans un texte intitulé Avertissement du Primat polonais sur la situation sociale et datant de 1981, sont exemplaires : « Le droit de choisir le lieu où l’on vit est un droit que possède chaque être humain : que l’on décide de rester ou de partir, c’est une décision personnelle. Mais la Pologne, en particulier en ce moment, en raison de la situation spécifique dans laquelle elle se trouve a besoin de toutes les ressources humaines pour reconstruire sa structure sociale » (Erdmans, 1992 : 9-10). Le message de Stefan Wyszyński était le suivant : vous pouvez partir, mais vous devez rester. Les propos de Jean-Paul II en 1982 sont également significa- tifs : « On a une dette envers sa patrie comme on en a une envers sa famille, envers ses parents. C’est un lieu similaire, une dépendance très similaire et aussi une dette très similaire » (Dzwonkowski, 2007 : 117). Le même Jean-Paul II, en 1987 « […] enjoignait les Polonais à rester en Pologne par devoir national […]. En 1987, le Pape “appelait les jeunes Polonais à ne pas perdre espoir et à ne pas quitter le pays” » (Erdmans, 1992 : 11).

Il en a été de même des leaders de l’opposition communiste dont les appels à rester en Pologne se sont multipliés à partir de l’instauration de la loi martiale (13 décembre 1981) : « parce que ce que vivait la Pologne dans les années 1980 était une révolution non violente, les membres de l’opposition considéraient que le fait d’émigrer pouvait être une entrave à la révolution » (Erdmans, 1992 : 12). En 1982, Adam Michnik accusait les activistes de Solidarność choisissant l’émi- gration de « commettre un acte tout à la fois de capitulation et de désertion » (Michnik, 1985 : 21). En septembre 1989, lors de la présentation par Tadeusz Mazowiecki de son cabinet, il invitait également les jeunes Polonais à ne pas quitter la Pologne pour aider à la reconstruction de la société avec « patience, énergie et persistance » (Tagliabue, 1989 : 3). Puisque la révolution était consi- dérée par les leaders de Solidarność comme pouvant échouer du fait de l’émigra- tion celle-ci était considérée comme soulevant un grave problème moral.

Les discours des « autorités morales », ici religieuses et politiques, consis- taient donc en un rappel à la défense du bien commun, de l’intérêt national, celui-ci devant passer avant les projets individuels. Ce rôle attribué aux Polonais de l’étranger a imprégné durablement les membres de la Polonia. La récurrence du sentiment de culpabilité eu égard à leur départ de Pologne exprimé par les personnes interrogées en témoigne. Dès lors, ces derniers espéraient pouvoir

279 Julie Voldoire

« se repentir » en s’efforçant de promouvoir et d’appliquer des « conduites patriotiques » : soutien au mouvement d’opposition démocratique depuis l’étranger (Voldoire, 2013 : 92) ; conservation dans la mesure du possible de leur nationalité polonaise ; investissement pour le développement de l’apprentissage du polonais auprès des jeunes générations ; plaidoyers pour la tenue d’offices dominicaux en latin ; insistance sur l’importance du respect du culte marial, etc. Au cours des entretiens, certains d’entre eux dissimulaient les raisons person- nelles de leur départ : les justifications individuelles et collectives (politiques, sociales ou encore économiques) sont toujours imbriquées dans les récits des conditions du départ. Pourtant ils sont nombreux à avoir quitté la Pologne aussi pour des raisons personnelles : parce qu’ils ne trouvaient plus de place dans cette société, parce que les obstacles psychologiques étaient trop grands, etc. Toutefois, le syncrétisme opéré permet à leurs yeux de légitimer leur départ.

Exemple 1

Czeslaw Grzybowski (départ de Pologne pour la RFA en 1985) : « Oui, et nous sommes aussi partis de Pologne pour venir en Allemagne parce que... pas seulement pour des raisons politiques, mais bon c’était une des raisons principales. On ne croyait pas que la Pologne pourrait devenir démocratique. Et on s’est dit soit on s’en va pour sauver notre peau, soit on reste dans la dissidence et on prend le risque d’être fait prisonnier et peut-être même de perdre la vie […]. Le problème était surtout le logement, on vivait dans un minuscule appartement tous les deux [Czeslaw et son épouse], à peine quinze mètres carrés avec tout à l’intérieur : la cuisine, la salle de bain, tout ! Comme on avait des activités contre les communistes : on distribuait des tracts par exemple. À cette époque-là l’appartement s’était réduit de moitié parce qu’il y avait des centaines de tracts partout, une vieille offset. C’était devenu une imprimerie ».

Exemple 2

Question : « Pourquoi as-tu quitté la Pologne ? »

Sonja Ligeza (départ de Pologne pour la RFA en 1982) : « Par curiosité, insatisfac- tion avec la vie en Pologne, avec la vie politique. C’était à l’époque de Solidarité, quand Solidarité a commencé à émerger c’était le pire moment. Certes on avait la liberté de quitter le pays […], mais surtout je voulais me libérer de cette pression, celle que je ressentais dans mon job. En tant qu’instit’ j’avais l’impression de ne pas être libre. Et donc en quelque sorte j’ai fui, je me suis enfuie de Pologne. C’était pendant les vacances et à ce moment-là l’État de guerre a été déclaré et je suis restée pour toujours ».

Exemple 3

Question : « Peux-tu me dire pourquoi tu es venue en Allemagne ? »

Ania Pawlicka (départ de Pologne pour la RFA en 1989) : « Il y a plusieurs raisons… Parce qu’en Pologne je faisais du sport et à l’époque il y avait le système socialiste et du dopage. On était tous dopés et je ne le supportais plus, je n’avais que dix-sept ans. Et donc j’ai pensé que la meilleure solution était de se barrer le plus vite de ce pays. La deuxième chose, c’est que mon frère était en Allemagne. Et c’est donc pour ça que je suis venue en Allemagne. Mais à l’époque en quelque sorte tout le monde dans mon entourage fuyait la Pologne et donc moi aussi ».

280 Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia

En raison de l’endogénéisation du statut de « déserteur », de « traître » et de la responsabilité morale envers la nation qui leur a été imputée, ces émigrés ont été enjoints afin d’atténuer le complexe lié au départ à se présenter comme moralement irréprochables à l’étranger. Peut-être le complexe lié au départ pouvait-il ainsi se trouver atténué ? Ces discours dominants ont contribué à faire de la Polonia un moteur des politiques polonaises d’émigration et à l’élever au rang d’interlocuteur privilégié, voire d’héroïne de l’indépendance polonaise. Pour ce faire, la Polonia se devait au minimum de défendre le projet nationaliste polonais et de promouvoir les valeurs de l’Église catholique romaine. Si l’accep- tion de la Polonia s’étoffe et se complexifie au cours des XXe et XXIe siècles, nationalisme et catholicisme demeurent deux caractéristiques fondamentales jouant un rôle dans le processus d’ethnicisation de la diaspora polonaise. Une seule attitude était donc tolérée : les migrants et enfants de migrants polonais se devaient d’être patriotes. Ainsi, ils conservaient la reconnaissance des autorités étatiques polonaises. Si ce constat vaut particulièrement jusqu’en 1989, après cette date, avec la création sur le territoire polonais de la Współnota Polska, la Pologne n’abandonne pas ses émigrés, mais contribue à redéfinir les contours de la Polonia. La Współnota Polska : un tremplin créé par les Polonais pour la Polonia

La Współnota Polska (« la Pologne commune ») est une organisation non gouvernementale d’envergure internationale créée en février 1990 à l’initia- tive du Sénat polonais10. D’après ses statuts de 2008, « l’Association a pour but de renforcer les liens entre la Polonia et la patrie, la langue et la culture et d’aider à répondre aux divers besoins de nos compatriotes à travers le monde […] convaincue de l’intégrité de la culture polonaise, du destin commun de la communauté polonaise et de la nécessité de la solidarité dans la préservation de l’identité nationale ; [il est nécessaire de] prendre des mesures pour le renom de la Pologne et des Polonais, quel que soit leur degré d’intégration dans le pays de résidence11 ». Parmi les fondateurs et les membres de l’association apparaissent des sommités de la vie publique polonaise : sénateurs et députés, militants pour l’indépendance, représentants de l’Église catholique romaine, orthodoxe et protestante, élites intellectuelles, etc. Si elle affiche une diversité culturelle et religieuse, la première grande réunion (1990) s’est déroulée sous l’égide de Jean-Paul II marquant la primauté du catholicisme romain.

Avec ses vingt-quatre succursales et ses cinq Maisons des Polonais implan- tées sur le territoire national polonais, la Współnota Polska est un tremplin pour la Polonia. Par son envergure ne serait-elle pas devenue une « nouvelle autorité morale » ? La dénomination Maison des Polonais ne témoignerait- elle d’ailleurs pas également de cette ambition ? Cette appellation fait écho à celle de Maison de la Polonia que de nombreuses associations polonaises à

10 La Współnota Polska a plus particulièrement été créée par Andrew Stelmachowski qui fut membre de l’armée de résistance polonaise (Armia Krajowa) pendant la Seconde Guerre mondiale et juriste influent. 11 Les statuts de l’association ont été consultés sur la page web [URL : http://wspolnota- polska.org.pl/, consulté le 20/07/2013].

281 Julie Voldoire

l’étranger12 utilisent : une maison pour pouvoir être entre soi et exprimer ses opinions dans un « espace public privatisé ». À la « maison », on peut s’autoriser à parler en polonais, de la Pologne, des conditions de vie à l’étranger, de religion aussi – catholique bien sûr. En tout état de cause, le réseau associatif polonais à l’étranger cherche à créer une symétrie avec le réseau associatif polonais en Pologne. La Współnota Polska entend donc structurer le réseau associatif des Polonais à l’étranger et en retour ce dernier l’utilise pour faire émerger et tenter de résoudre des difficultés spécifiques.

Ce double mouvement peut être illustré comme suit. Afin de pouvoir étendre son rayonnement la Współnota Polska a pris appui sur nombre de communautés professionnelles, au titre desquelles la communauté polonaise des médecins de France, et d’organisations polonaises intervenant dans le domaine de l’éduca- tion, de la culture, du sport ou encore du tourisme. Par ce moyen, elle organise des ateliers, des stages, des cours de polonais pour les enseignants de langue polonaise, des classes vertes pour les enfants et fournit du matériel scolaire grâce aux subventions du Sénat polonais. Ce dernier a d’ailleurs récemment financé la construction d’écoles polonaises (Polska Skola) à l’est de l’Europe (Lituanie, Biélorussie, Lettonie). En retour, comme en témoignent les entretiens conduits auprès des responsables associatifs ou des observations réalisées au sein d’associations ou de l’École polonaise de Cologne, le rôle, l’aide et le soutien de la Współnota Polska à ces organisations ont été très régulièrement évoqués. Lors d’une conversation informelle avec la directrice (Jacqueline Karzmierczyk) de l’association MDP au sujet des financements de l’association, celle-ci expliquait qu’il était par exemple bien trop complexe pour l’association de solliciter des financements européens à l’inverse, justement, de ceux de la Współnota Polska. Pour cette raison, les responsables de la MDP soignent leurs relations avec cette dernière.

Christian Zywietz [président de la MDP] : « Ce qui est certain c’est que vis-à-vis de la Pologne la démonstration a été faite que nous sommes représentatifs et que le travail se fait à notre niveau. J’ai rencontré longuement le président de la Współnota Polska […]. Il nous a demandé où nous en étions, il a surtout apprécié le ton que j’ai employé vis-à-vis de la Fédération [autres associations polonaises du NPDC] parce que je ne veux surtout pas créer de fossé, le temps est à l’union. D’autant plus qu’individuellement, pour ce que je connais de leurs membres, je ne vois pas de différence entre les associations qui adhèrent à la Fédération et nous autres, sinon que la Fédération nous a reproché d’avoir laissé dans les statuts la référence aux valeurs de la République [française] : Liberté, Égalité, Fraternité ».

Lors de l’observation participante réalisée au sein de la MDP, l’occasion nous a été donnée d’assister en 2007 à la réunion, à Hénin-Beaumont, du réseau des Dom Polonii (Maisons de la Polonia) qui justement s’effectuait sous l’égide de la Współnota Polska. Cette présence de la Współnota Polska dans une petite commune du bassin minier du NPDC est déjà un indicateur de son rayonnement et de son influence sur les associations locales. L’organisation de cette manifes- tation témoigne également de la réussite des ambitions portées par les respon- sables associatifs de la MDP. En outre, il n’est pas rare que, dès lors qu’une

12 Outre la référence à la MDPF, on pense également au réseau mondial des Maisons de la Polonia [Dom Polonii] créé et financé par la Współnota Polska.

282 Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia association obtient le soutien du Sénat polonais, elle tente de s’appuyer sur la Współnota Polska pour impulser des initiatives législatives afin de créer des conditions favorables au renforcement et au développement de la Polonia. C’est par exemple par l’intervention de la Współnota Polska et du Sénat polonais que des fédérations d’associations (Bundesverband Polnischer Rat in Deutschland ; Konwent der polnischen Organisationen in Deutschland) ont pu, après 1989 (re) voir le jour en Allemagne et obtenir des subventions de la part des pouvoirs publics allemands. L’enjeu de reconnaissance est ici primordial d’autant que celle-ci était attendue depuis la chute du mur de Berlin.

Marius Jeske [président de la Fédération des Polonais en Allemagne, Rheinhausen] : « Il y a eu un traité germano-polonais, celui-là a été signé après la chute du mur de Berlin [Traité de Moscou et accords germano-polonais du 14 novembre 1990]. Ce traité vise en fait à redéfinir les frontières entre l’Allemagne et la Pologne. [...] Mais en plus de ça, il y a eu un traité entre les deux pays qui touchait à l’amitié culturelle et à la question du travail. Et donc, dans ce traité, il est écrit qu’autant du côté allemand que du côté polonais, pour les populations qui vivent sur le territoire, soit d’origine polonaise, soit d’origine allemande, il est écrit que ces populations doivent être traitées de la même manière. Ça veut dire, par exemple, que ceux qui vivent en Silésie ou en Mazurie, c’est-à-dire ce qui était l’est de la Prusse, ces populations ont le droit de conserver leur nationalité en tant que minorité, ils ont le droit d’être représentés au Parlement, ils ont le droit de voter et de cultiver leur culture. Et le gouvernement polonais s’est efforcé de mettre de l’argent pour ces populations : pour la minorité allemande en Pologne. Et le gouvernement allemand doit faire la même chose pour la minorité polonaise : culture, langue, associations, etc. Mais seulement, quand on regarde la réalité, ça ne se passe pas vraiment comme ça : les Polonais investissent beaucoup d’argent et les Allemands repoussent toujours. Toujours est-il que c’est comme ça que le Konwent [Konwent der polnischen Organisationen in Deutschland] a été créé, pour faciliter la répartition de l’argent que le gouvernement allemand doit donner à nos associations ».

Dans ce débat qui opposait les associations polonaises aux pouvoirs publics allemands, la Współnota Polska a joué, pour défendre les intérêts de la Polonia, sur la culpabilisation morale de l’Allemagne que l’on peut résumer ainsi : l’Alle- magne a une dette envers les Polonais et la réparation doit se faire à travers l’attention portée à la minorité nationale résidant sur son territoire.

Si les membres de la Polonia ont été et continuent à être encadrés par lesdites « autorités morales polonaises » et s’ils tolèrent cet encadrement c’est non seulement parce qu’ils trouvent par cet intermédiaire des soutiens pour le développement de leurs activités associatives, mais aussi parce que, grâce ici au soutien financier et moral de la Współnota Polska, ils peuvent occuper une place au sein des espaces publics allemand et français. La Współnota Polska établit clairement une continuité avec les valeurs antérieurement défendues : loyauté à l’égard de la Pologne, défense des valeurs du catholicisme romain. Toutefois, elle fait un pas de plus en invitant les migrants polonais et leurs héritiers à défendre dans leur pays d’immigration leur statut de minorité nationale. Dès lors, ce qui est en jeu est le processus amenant la Polonia des émigrés à devenir la Polonia des immigrés.

283 Julie Voldoire

La Polonia face aux politiques « d’accueil et d’intégration » (Allemagne, France)

La structuration des réseaux autant que les ambitions poursuivies par les associations locales questionnent d’une part, les transformations identitaires de la Polonia et d’autre part, l’influence supposée ou réelle que la Polonia asso- ciative entend avoir sur les politiques « d’accueil et d’intégration ». Saisir ces ambitions implique de faire état du rôle différencié que ces associations jouent dans le NPDC et en RNW. Un indice se trouve dans les usages et les acceptions du terme Polonia donnés par les responsables associatifs : celui-ci ne figure pas ou rarement dans les dénominations des associations en RNW alors qu’il fait l’objet d’un usage récurrent dans le NPDC. La fréquence de cet usage dans le NPDC est à réinscrire dans le « débat sur la naturalisation des associations polo- naises en France ». Il date des années 197013 et s’est matérialisé en 1979 avec la transformation de l’association étrangère Congrès des Polonais en France en association française portant désormais le nom de Congrès Polonia de France (Garçon, 2006 : 40). Si le terme Polonia est utile aux associations polonaises en France, c’est parce qu’il permet concomitamment d’affirmer leur singularité et leur volonté d’adaptation. La Polonia incarnerait donc une tension qui bien qu’elle soit plus timorée en Allemagne n’est pas pour autant absente. « Faciliter la vraie intégration dans la vie nationale française »

Un texte rédigé en 198514 par le président du Club Polonia Nord (Edmond Marek15) rend compte d’une des acceptions de la Polonia alors en vigueur en France. Le titre mérite attention : Pluralisme culturel, immigration réfractaire et Polonia de France (Marek, 1985 : 1). L’« immigration réfractaire » renvoie, selon l’auteur, à l’immigration non européenne. Celle-ci est alors opposée à la « volonté intégrationniste » de la Polonia à laquelle il donne l’acception suivante : « Il faut convenir ici que la notion de “Polonia de France” doit revêtir son sens le plus large. En font partie tous ceux qui, à une époque quelconque, sont venus de Pologne et chez qui simplement ne s’est pas effacée entièrement la conscience de leur origine polonaise, même s’ils ne sont affiliés à aucune association à caractère polonais, même s’ils ne parlent plus la langue polonaise » (ibid. : 31). Le président de la Polonia de Vicoigne va dans le même sens lorsqu’il indique que la Polonia « ce sont les Polonais ou d’origine polonaise hors de Pologne, aujourd’hui, en tout cas pour notre association, ce sont les enfants, petits- enfants et arrière-petits-enfants ».

Le texte de Marek va toutefois plus loin. Il est un plaidoyer défensif de la Polonia présentée comme ayant su se saisir du « pluriculturalisme » (ibid. : 20) ; un pluralisme culturel qui est quasiment naturalisé. L’auteur érige la

13 Ce combat a en particulier été celui de Gabriel Garçon, docteur en études slaves, maître de conférences à l’Université Catholique de Lille, mais aussi acteur associatif incontournable et fondateur de l’association le Rayonnement Culturel Polonais. 14 Ce texte a été rédigé pour une conférence donnée dans les locaux de la bibliothèque polonaise à Paris à l’occasion de la 4ème Université d’été de la « Communauté Franco- Polonaise ». 15 Edmond Marek était fils de migrants polonais, professeur des Universités et notamment directeur de la section de Langue, Littérature et Civilisation polonaises de l’Université de Lille.

284 Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia

Polonia en modèle de « l’intégration réussie » parce qu’elle est « intégration dans la diversité » (ibid. : 28) qui cependant a su ne pas oublier ses traditions comme le souligne la présidente de l’Association culturelle franco-polonaise Orzelbialy (Roubaix) : « la Polonia c’est l’ensemble de la polonité (personnes d’origine polonaise situées hors de Pologne et voulant maintenir les traditions ancestrales) ». Pour Marek, une différence fondamentale sépare les populations migrantes polonaises et celles « du Tiers Monde » qu’ils considèrent comme une menace pour « l’identité nationale française » (ibid. : 30-31). Ainsi, il fait état de la suprématie de la Polonia qu’il perçoit comme une élite de migrants parmi les migrants. On retrouve une acception approchante lorsque le président de la Chorale des Mineurs Polonais de Douai définit la Polonia comme : « la seule diaspora parmi toutes à faire corps avec sa nation, les Polonais dispersés dans le monde constituent le dzielny Narod [la nation courageuse] de la chanson ». Ce « courage polonais » doit, selon Marek, être mis au service, aux côtés desdits « Français de souche », de la « lutte contre l’immigration réfractaire » (ibid. : 9). Il peut ainsi affirmer : « Nous poursuivons le même but, c’est-à-dire faciliter à notre émigration la vraie intégration dans la vie nationale française, en s’efforçant cependant de convaincre ceux qu’elle embrasse de l’absolue nécessité de ne jamais renier leur origine et de toujours respecter et conserver la tradition polonaise. C’est seulement à cette condition qu’ils apporteront en effet à la France, dans tous les domaines de la vie intellectuelle, spirituelle et de la technique, les trésors du génie national polonais » (ibid. : 38).

Si tous les responsables associatifs interviewés n’ont pas cette prétention, il y a dans le texte de Marek la volonté de faire de la Polonia un interlocuteur privilégié pour les pouvoirs publics français. Et c’est ainsi que les contours de la Polonia se dessinent : une Polonia qui se singularise et qui nous permet d’iden- tifier une « matrice culturelle » aux contours ethno-nationaux, voire de déceler une racialisation des identités. En effet, la Polonia aurait, selon l’auteur, une « façon de penser et de sentir » (ibid. : 32) distinctive. En filigrane de ce texte, l’auteur formule des propositions à l’endroit des pouvoirs publics français – qu’il faut resituer dans le contexte politique national avec, au début de son septennat en 1981, la promesse de François Mitterrand quant à l’introduction du droit de vote aux étrangers – préférer le credo intégrationniste-biculturaliste à l’assimila- tion, rejeter à la marge de la société les populations « inadaptées et inadaptables que sont les populations du Tiers Monde » (ibid. : 29), etc.

Ainsi, la singularisation de la Polonia en comparaison à d’autres popula- tions migrantes se manifeste par l’affirmation d’une identité ethno-nationale. Si le président de la MDP (Christian Zywietz) soulignait, au cours de l’entretien conduit en 2007, l’importance de la mention, dans les statuts de l’association, « Liberté, Égalité, Fraternité », quelques années plus tard la MDP devenue alors MDPF se présentait davantage comme une association de la Polonia attachée à la Pologne que comme une organisation franco-polonaise. Des initiatives comme celle qui entre 1953 et 1976 avait permis la création du « Comité électoral des Polonais naturalisés » semblaient désormais désuètes. En effet, ce dernier s’était efforcé de « promouvoir la citoyenneté française comme moyen alternatif pour défendre les intérêts de la nation polonaise, incluant tant ses membres dispersés que ceux restés en Pologne » (Vychtyl-Baudoux, 2010 : 65).

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« Franchir des étapes pour une intégration minimale » en Allemagne

Parce qu’en RFA la diplomatie de la dette envers la minorité nationale polonaise ne fonctionne pas ou mal, les responsables associatifs polonais en RNW ressentent l’obligation de promouvoir d’une part, l’« intégration » de la minorité nationale polonaise et d’autre part, de tenter de construire l’amitié germano-polonaise qui, à l’inverse de ce que considèrent les responsables associatifs en France, n’est pas acquise. Si en RNW, les associations semblent davantage œuvrer qu’en France à cette « intégration », c’est afin de pallier les manquements des pouvoirs publics allemands. La description des activités associatives du Club polonais de Wuppertal faite par son président au moment de l'enquête est révélatrice. En effet, dans un texte (datant de 1986) joint au ques- tionnaire envoyé au président du Club polonais de Wuppertal (Polnischer Klub in Wuppertal) cette ambition est explicite :

« Ce fut [le présent texte] écrit au cours de l’année 1986. De nombreuses personnes viennent de Pologne – ils arrivent avec des statuts juridiques très différents […] et ils sont peu nombreux à savoir parler allemand, […] et ils ressentent des difficultés dès lors qu’ils sont confrontés à la “liberté ordonnée” de l’Ouest et ils ne s’en sortent pas avec les administrations. Ils ont à remplir un nombre innommable de formulaires et ça leur pose d’importants problèmes. Les gens ont fait des efforts, ils ont cherché de l’aide. Ils ont aussi cherché une salle. […] Tous ceux qui cherchaient de l’aide la trouvèrent ici – et leurs problèmes touchaient toutes les dimensions de la vie quotidienne. […] Et c’est comme ça que l’on a obtenu un statut d’utilité publique. […] Et ça a vraiment fonctionné. Je crois vraiment que l’on apportait une aide à l’intégration et qu’on l’apporte toujours. Une intégration intelligemment pensée et qui gravit des étapes progressives prend du sens et peut fonctionner. Nous sommes un moteur pour l’intégration à Wuppertal. Et le fait que nous ayons la même culture joue un rôle important. Il faut franchir des étapes pour une intégration minimale. […] Ensuite, nous pourrons commencer à initier un cycle de conférences qui toucherait à la question de l’ordre politique en République fédérale d’Allemagne (RFA) : ce qu’est le Bundestag, le Bundesrat, comment fonctionnent la République, la démocratie participative, comment se passent les élections, comment fonctionne la ville de Wuppertal, le Land de RNW. Nous voudrions peut-être organiser une visite du Bundesrat ou du Bundestag. Tout cela est en cours de préparation ».

Cet extrait montre combien l’« intégration » économique, sociale et politique n’est pas perçue comme allant de soi ce qui explique pourquoi les responsables associatifs se sentent investis « d’une mission » pour la promouvoir :

« La Polonia c’est le respect d’un certain nombre de valeurs sans qu’il s’agisse de construire un ghetto. Pour cette raison, on doit aider à l’intégration » affirme la présidente de l’Association culturelle germano-polonaise - Podium (Deutsch-Polnischer Kulturverein - Podium).

Cette posture « intégrationniste » oblige dans le même temps les membres de la Polonia à minimiser ce qui ferait la singularité des migrants polonais en RFA.

Ainsi, pour le président de la Chorale de Dortmund (Chor Polonia Dortmund), la Polonia « ce sont les gens qui sont liés à la Pologne, mais qui sont discrets. Ce sont ceux qui ont élevé leurs enfants dans le bilinguisme, mais qui parlent polonais, tout bas, chez Aldi [supermarché] ».

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Ces regards montrent que les associations polonaises suivent deux sentiers de dépendance distincts en tentant, dans le même temps, de faire valoir leurs représentations de ce que devraient être les politiques « d’intégration et d’accueil » conduites à leur endroit. Dans le cas du réseau associatif du NPDC, Marek s’autorise à affirmer la singularité de la Polonia de France, sa supériorité vis-à-vis d’autres populations migrantes autant que le « naturel » avec lequel elle serait encline à promouvoir ce qu’il nomme un « intégrationnisme-bicultu- raliste » (Marek, 1985 : 12). Pour ce faire, il considère l’amitié franco-polonaise comme acquise. Dans le cas du réseau associatif de RNW, « l’intégration » est considérée comme difficilement atteignable pour ces deux ennemis historiques que sont l’Allemagne et la Pologne. De surcroît, les migrants polonais et leurs enfants tendent en RNW à se considérer comme davantage « minorisés » que leurs compatriotes du NPDC. Dans les deux cas, les réseaux associatifs recherchent l’obtention d’une reconnaissance de la part des États d’immigration. Quittant l’espace national et local, la troisième partie aborde les manières dont la Polonia s’est durablement inscrite dans les institutions européennes pour faire valoir la voix des migrants et enfants de migrants polonais.

Les ambitions européennes de la Polonia ou l’européanisation de la Polonia

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les migrants polonais déjà organisés aux échelles nationales et locales créèrent l’Union des communautés polonaises en Europe (UECP). Celle-ci s’inspirait du Conseil de la Polonia mondiale (Chicago). Ce dispositif mérite d’être articulé avec, à la même époque, d’autres initiatives. Une tentative d’influence collégiale

Ces initiatives n’étaient pas spécifiquement polonaises, elles fédéraient des exilés des pays d’Europe centrale et orientale en Europe. On peut prendre avec Laptos l’exemple de l’Intermarium (Laptos, 2005 : 188) dont l’esquisse du programme a été publiée à Rome en août 1945. L’Intermarium est l’appellation utilisée par les clubs d’Europe centrale et orientale pour désigner le projet de fédération ou d’union régionale des pays situés entre la mer Baltique, la mer Méditerranée et la mer Noire. Ce projet avait reçu l’aval du puissant Comité national de l’Europe libre (National Committee for a Free Europe - NCFE). Il misait sur une coopération avec les premières institutions européennes en vue de préparer le lointain, mais inévitable élargissement à l’Est.

Ce projet faisait suite aux contacts établis pendant la guerre par les gouver- nements des pays d’Europe centrale et orientale en exil et notamment par le gouvernement polonais en exil16. Ces comités ou conseils ont contribué à donner du poids et à légitimer le mouvement d’opposition démocratique autant

16 Des initiatives individuelles peuvent être évoquées comme celle de Jerzy Jankowski en France qui a été à l’origine de la création de la Communauté Franco-Polonaise (CFP) en 1976. Par sa proximité avec le mouvement fédéraliste européen, voire le groupement politique Indépendance et Démocratie [Niepodleglosc i Demokracja – NiD], il a contribué à la création à Paris et à Londres en 1949 de l’Union des fédéralistes Polonais et a fondé la revue Polska w Europi : La Pologne en Europe.

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qu’à faire entrer et compter la voix de la Pologne dans le concert des nations européennes. Étant donné la difficulté qu’il y avait à établir un contact avec les pays concernés, la responsabilité de défendre les valeurs nationales et les idéaux démocratiques incombait à l’émigration qui devenait de fait un partenaire précieux comptant dans les rangs du mouvement européen et travaillant en coopération avec le Conseil de l’Europe. Dès lors, « à l’occasion de la première session de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, les délégués de l’émigration avaient été invités. […] Le Daily Telegraph révèle que les exilés ont pris part aux travaux en qualité d’observateurs, mais que, le “dernier jour de la session” [26 août 1949], ils se seraient réunis sous les auspices du Mouvement européen pour former une organisation informelle de coopération avec le Conseil de l’Europe » (Laptos, 2005 : 200). C’est ainsi que, sous les auspices du Mouvement européen, une Commission de l’Europe centrale et orientale a été créée. Désormais le but principal fixé par la Commission, qui répondait aux revendications de l’Intermarium, consistait à élaborer un programme dit d’adaptation pour les pays représentés. À travers ces initiatives européennes, on comprend que les membres de la Polonia étaient sollicités et investis afin d’œuvrer pour que la Pologne recouvre son indépendance. En donnant la parole aux émigrés, ladite « matrice culturelle » de la Polonia s’est transformée. La Polonia n’avait plus pour seuls interlocuteurs les nationalistes polonais, mais devenait un partenaire pour les États d’Europe de l’Ouest. Par la participation à l’expérience européenne, la Polonia a également pu consolider son réseau diasporique.

Cependant, ces tentatives d’influence et d’intégration des instances commu- nautaires n’étaient pas du goût de toutes les associations polonaises. Les dissensions au niveau local vis-à-vis des initiatives européennes de la Polonia

Pour la période 1945-1989, les dissensions présentes au niveau local résul- taient de la polarisation du réseau associatif : communistes versus anticom- munistes. « Leur scission entre ceux qui sont “pro-” ou “anti-régime” a pour conséquence la coexistence, tout près les uns des autres, de ceux qui repré- sentent le “pays officiel” et de ceux qui revendiquent la représentation du “vrai pays”. Cette politisation, qui intervient par une prise de position sur la légitimité tend à envahir tout l’espace communautaire et à imposer à tous le choix d’un camp » (Dufoix, 2003 : 79). Cette polarisation a durablement marqué le paysage associatif de la Polonia.

C’est ainsi que le NPDC a vu naître sur son territoire l’association France- Pologne considérée comme « d’obédience communiste ». Cette association avait été impulsée par Frédéric Joliot-Curie et portait initialement le nom d’Amitié France-Pologne. Ce n’est qu’en 1956 qu’elle est devenue l’association France- Pologne. L’entretien conduit avec Laurent Heleniak, responsable de cette asso- ciation à Rouvroy, nous apprend qu’elle avait un ancrage local dans le NPDC.

Question : « Est-ce qu’il y avait une association France-Pologne dans le NPDC ? »

Laurent Heleniak : « Oui, on est une des plus jeunes, tout de suite après la guerre, au moment où Joliot-Curie avec ses amis a créé France-Pologne, très rapidement ici il y a eu une association, mais elle n’a pas été déclarée comme appartenant au réseau. Moi,

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j’ai connu les gens qui en étaient à l’origine, mais je n’ai jamais pensé à leur demander vraiment toutes leurs pièces [retraçant les étapes de la création de l'association], ils m’ont donné quelques pièces, mais ce n’était pas suffisant. Ils m’ont donné des courriers de 1959 qui étaient adressés à France-Pologne, que France-Pologne adressait à des associations, pour des partenariats, mais je n’ai pas vraiment trouvé la déclaration. Donc moi j’ai régularisé quand j’ai repris l’association en 1983, j’ai régularisé donc un certain nombre de points au niveau administratif ».

Cette association a été une des seules à être reconnues par les autorités gouvernementales polonaises, et ce jusqu’au changement de régime. Elle orga- nisait, entre autres manifestations de soutien à l’État-Parti, des voyages officiels en Pologne auxquels participaient de nombreux militants du Parti communiste français, mettait en place des jumelages avec des villes polonaises, prévoyait des séjours pour les enfants de migrants polonais, etc. Du côté de ceux qui se dénom- maient les « anticommunistes » et qui étaient, en retour, appelés les « antigouver- nementaux », on retrouve la plupart des structures associatives dites historiques comme le Congrès de la Polonia de France qui en dépit du vieillissement de ses structures est longtemps demeuré le leader idéologique de la Polonia. À partir de 1980 de nouvelles associations promouvant explicitement le soutien à Solidarność sont venues renforcer les rangs de cette opposition associative : Solidarité avec Solidarność (Roubaix). Enfin, de nombreuses associations culturelles et cultuelles, déjà existantes, se sont également engagées pour la défense d’une Pologne indé- pendante et démocratique et ont soutenu les initiatives promouvant une visibilité des migrants polonais au sein des institutions européennes.

À l’ouest de l’Allemagne, la polarisation était moins visible. En effet, la division de l’Allemagne entre RDA et RFA ne permettait pas l’expression publique d’opi- nions politiques procommunistes. Pour décrire le spectre associatif soutenant le combat pour une Pologne démocratique, trois types de structures sont iden- tifiables. Les premières étaient les associations catholiques unies sous le nom d’Organisations catholiques et conservatrices en exil (Kirchlich Konservativer Exilorganisationen). Les deuxièmes étaient composées des associations « histo- riques » au sein desquelles la division communiste versus anticommuniste existait. Ainsi, Zgoda était considérée comme « le bras droit » à l’étranger du Parti ouvrier unifié Polonais (POUP), alors que Rodlo se présentait comme une association traditionaliste et religieuse. Les dernières structures associatives créées étaient les organisations dites de « soutien à la dissidence ». C’est dans cette perspective que l’association IGNIS-Europäisches Kulturzentrum (Centre culturel européen - IGNIS) a vu le jour à Cologne en 1984. Cette dernière ne visait pas uniquement le public des migrants polonais, mais l’ensemble des popula- tions migrantes venant des pays d’Europe centrale et orientale.

En fonction des orientations politiques de ces associations, on comprend que des divergences existent parmi les migrants polonais à l’égard des initiatives européennes mentionnées précédemment. Les objectifs promus, par exemple, par des associations locales comme IGNIS n’étaient pas étrangers à ceux que l’In- termarium avait développés quelques décennies plus tôt. En effet, cette associa- tion s’était donnée pour ambition de permettre l’intégration non pas seulement des Polonais, mais des populations d’Europe centrale et orientale présentes sur le territoire allemand. Pour ce faire, elle s’était notamment entourée de juristes spécialisés dans le droit des étrangers et des demandeurs d’asile.

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Que reste-t-il aujourd’hui de ces initiatives collectives qui s’étaient struc- turées autour des institutions et des enjeux européens contribuant ainsi à renforcer la Polonia ? L’actualité du rapport à l’Union européenne au sein de la Polonia à l’aune du Triangle de Weimar

Si à partir de 1989, certains responsables associatifs polonais ayant pris part aux débats européens ont quitté l’Europe de l’Ouest pour se réinstaller en Pologne, la question de l’adhésion de la Pologne à l’UE puis de la place de la Pologne dans l’UE n’a pas disparu avec eux.

Un indicateur est la création du Triangle de Weimar en août 1991 et son devenir au sein des associations. Avec le Triangle de Weimar les associations ont contribué à structurer une coopération tripartite interrégionale entre le NPDC, la RNW et la Silésie (2001). Cependant, si dans le cas allemand ce dispositif imprègne durablement le paysage associatif, il s’apparente dans le cas français à un simple souvenir qui progressivement s’efface.

Au cours d’un entretien conduit avec le responsable des programmes (Paul Oleksiak) de la MDP, le Triangle de Weimar a en effet été évoqué comme une référence ayant laissé une trace dans les mémoires, mais difficilement mobili- sable pour ce qui concerne l’action associative telle que conduite au XXIe siècle. Au détour d’une question portant sur le parcours migratoire de la famille de cet interlocuteur, on saisit les raisons de l’investissement du Triangle de Weimar autant que l’effritement de cette structure.

Question : « Pourrais-tu me parler de l’arrivée de ton père en France ? »

Paul Oleksiak : « Il est venu parce que mes grands-parents sont venus. Il avait quatre ans. Donc, il n’avait pas de souvenir de l’Allemagne [parcours migratoire : Pologne, Allemagne, France], mais il a été élevé dans cette tradition où on se préoccupait un peu de ce qui se passe en Allemagne. Donc, il a beaucoup de choses à dire aussi. Et toutes les tantes de cette époque-là, qui sont maintenant toutes décédées depuis vingt ans, j’en ai entendu moi ! […] Mais c’était tout ça, y avait toute cette ambiance-là entre la Pologne, la Westphalie et la France. Moi, j’ai baigné dans le Triangle de Weimar dès qu’il a été créé parce qu’à partir de là, on a travaillé à Lille sur le trilatéral sans arrêt ».

Question : « Où est-ce que tu travaillais à ce moment-là ? »

Paul Oleksiak : « À l’Académie Européenne : le centre de formation européen. On travaillait sur les jumelages de villes et les appareillements d’école. J’ai développé pas mal d’échanges trilatéraux : franco-germano-polonais, en RNW et en Silésie ; j’ai pas arrêté. Y a eu un gros travail qui a été fait et c’est vrai qu’aujourd’hui on arrive à dépiauter des choses parce que tout ce travail-là a été réalisé à un moment donné. Et c’est vrai qu’aujourd’hui réactiver ça, ça veut dire passer le message à des gens qui viennent seulement maintenant, qui s’y collent maintenant parce qu’ils ont pas eu l’expérience d’il y a dix ans. Mais dix ou quinze ans d’écart c’est beaucoup et je crois, enfin, voilà main- tenant pour nous à la MDP, le Triangle de Weimar, pffff… c’est de la broutille ! Et même l’UE, je ne sais pas moi, mais on s’en sort pas avec l’UE ».

290 Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia

Paul Oleksiak est le seul de nos interlocuteurs à faire mention du Triangle de Weimar même si c'est pour évoquer sa caducité. À l’inverse, en RNW, son évocation est récurrente, car il est un jalon essentiel pour la construction de l’amitié germano-polonaise. Plus généralement, les associations inscrivent, comme c’est le cas pour le président de Rodlo à Kleve (Riszard Puczek), l’UE à l’agenda de leurs activités.

Question : « Est-ce que vous utilisez le mot Polonia ? »

Riszard Puczek : « Oui ».

Question : « Et quelle(s) signification(s) la Polonia a-t-elle pour vous ? »

Riszard Puczek : « Je l’utilise par exemple... Aujourd’hui, on peut dire : nous sommes des Européens. Et c’est une grande chance. C’est une chance que l’Europe a maintenant et qu’elle n’a encore jamais eue dans sa vie : plus de frontières et peut-être que bientôt on aura une petite constitution […]. Oui, j’espère qu’on arrivera vraiment à construire cette amitié [germano-polonaise]. […] Vous savez, il faut que je le dise : en Pologne, la minorité allemande est plus protégée financièrement [que la minorité polonaise en Allemagne], en plus ils ont même des députés sur la scène politique polonaise. En Allemagne, dans les années 1980-1990, il y a eu des pourparlers, etc. Mais les Allemands ont toujours des problèmes avec les Polonais. Par exemple, avec l’apprentissage du polonais dans les écoles c’est parfois difficile. Ils disent, “nous allons faire ça et ça”, mais rien ne se passe. Et pourtant c’est bien dans cette direction que l’on devrait aller et c’est inscrit dans le Triangle de Weimar. Les Allemands doivent aussi comprendre que la Pologne est un autre État, ce n’est plus la Pologne des années 1980. La Pologne est à prendre en compte comme un véritable partenaire. On peut faire de bonnes affaires avec la Pologne. Et troisième chose, parfois quand je lis le journal, je me dis que l’on ne fait pas assez état de l’histoire européenne : Roosevelt, Staline et Churchill ont divisé l’Europe, les guerres ne causent que des problèmes. Et le résultat est que l’Allemagne a perdu, c’est le résultat ! Nous devons essayer, je l’ai déjà dit, d’avoir une situation en Europe que nous n’avons jamais eue jusque-là ».

Par la mobilisation du référent européen dans le cadre des activités associa- tives de Rodlo, Riszard Puczek souhaite encourager l’intégration de la minorité polonaise en Allemagne. En outre, pour que ce projet réussisse il semble demander à l’Allemagne d’avoir l’humilité suffisante pour permettre à la Pologne d’avoir la place qu’elle mérite en Europe. Le Triangle de Weimar et plus généra- lement l’expérience européenne sont mobilisés comme arguments d’autorité pour faire valoir la « cause de la minorité nationale polonaise » en Allemagne qui souffre, selon Riszard Puczek, d’un cruel manque de reconnaissance.

Conclusion

À travers l’analyse des logiques d’encadrement de l’activité associative polonaise à l’étranger par les autorités morales polonaises deux référentiels constitutifs de la Polonia des émigrés sont identifiables : la religion catholique romaine et le nationalisme polonais. La Polonia des immigrés aux prises avec les politiques « d’accueil et d’intégration » conduites en Allemagne et en France permet quant à elle de distinguer deux manières de lutter pour l’obtention d’une reconnaissance attendue de la part des pouvoirs publics. Pour ce faire, en France

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depuis la fin des années 1980, les Polonais tendent à affirmer publiquement leurs particularismes ce qui contraste avec le républicanisme assimilationniste du « creuset français » (Noiriel, 1988 : 1) d’autant plus que des expressions ethno-nationalistes et parfois racialisantes sont présentes dans certains de leurs discours. Ces dernières résultent du développement en France d’un intégration- nisme ethnocentrique qui traduit une « approche culturaliste de l’immigration » (Bouamama, 2011 : 47). Autant d’expressions que l’on ne retrouve pas parmi les membres de la Polonia allemande qui cantonnent celles-ci à la sphère privée. Si les responsables associatifs en RFA ne sont pas sans faire référence à l’ethnicité il s’agit de discours plus apaisés sur l’ascendance. L’hypothèse privilégiée dans cet article pour expliciter la divergence de discours a été celle des incidences des relations bilatérales. En effet, parce que l’amitié franco-polonaise est considérée comme acquise par la plupart des Polonais du NPDC, elle tend à autoriser dès la fin du XXe siècle la manifestation d’un mécontentement à l’égard des pouvoirs publics français et s’accompagne de la volonté de voir le rôle des Polonais en France davantage reconnu. À l’inverse, l’amitié germano-polonaise considérée comme fragile et fragilisée par l’histoire tend à atténuer des insatisfactions pourtant similaires au profit d’un discours public prônant le renforcement des liens d’amitié. En RFA, aux yeux des membres de la Polonia, reconnaissance il y aura dès lors qu’ils pourront observer des faits tangibles scellant l’amitié germano-polonaise. Les positionnements actuels des associations polonaises dans le NPDC et en RNW à l’égard de l’expérience européenne viennent confirmer cette hypothèse. Pour ne prendre que le cas du Triangle de Weimar à la différence de la France il appartient au registre des associations polonaises en Allemagne puisqu’allant dans le sens de la construction de l’amitié germano-polonaise.

En dépit de ces divergences, la Polonia française, comme la Polonia allemande, a une structure commune héritière des luttes nationalistes que la Pologne a connues aux XIXe et XXe siècles. Si le nationalisme des nationalistes n’est plus, il a laissé des traces au sein de la Polonia du XXIe siècle. Ainsi, s’ex- pliquent l’importance et la récurrence des discours des membres de la Polonia quant à leur loyauté à l’égard de la Pologne, une loyauté toutefois plus patrio- tique que nationaliste.

L’étude des interactions entre la Polonia et les acteurs en charge des poli- tiques migratoires révèle donc bien un processus d’ethnicisation de celle-ci. La référence à l’ethnicité est dès lors une manière pour la Polonia associative de légitimer ses pratiques et ses constructions identitaires. Cette ethnicisa- tion traduit l’existence, au sens wébérien, d’une solidarité ethnique entre ses membres. Si celle-ci est prégnante, c’est au sens de « “chance objective” pour l’action politique » (Winter, 2004 : 85). Autrement dit, l’ethnicité fournirait « à la fois une visibilité et une légitimation morale » (ibid. : 88) nécessaires à la poursuite d’une action politique collective d’où l’idée qu’elle puisse, en parti- culier, surgir dans l’observation des activités associatives. « Dans les sociétés modernes, le recours à l’identité ethnique comme “autorité transcendante” sert plutôt de justification “morale” ou de stratégie “rationnelle”. Faisant référence au droit libéral à l’universalisme, les groupes minoritaires revendiquent leur spécificité afin d’améliorer, à l’aide de la juridiction moderne, leur situation économique. Le fait que l’identité collective renvoie à un facteur aussi abstrait que l’ascendance commune a une conséquence fonctionnelle importante : elle permet aux membres de la collectivité d’entretenir des relations plus concrètes

292 Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia dont ils ont besoin pour vivre en société » (ibid. : 70). Si une solidarité ethnique de la Polonia s’est constituée, c’est notamment dans l’objectif de sauvegarder leur honneur social en particulier lorsque celui-ci est mis à mal ou bafoué. Cette lecture du groupe ethnique, comme émanant de l’activité politique, permet de lire la construction de ce dernier comme relevant aussi bien de la « communalisation » que de la « sociation » (Weber, 1995 : 78-82). En ce sens, il résulterait d’enjeux rationnels et ne serait donc pas exclusivement relatif parce que subjectif. Cette lecture de l’ethnicisation comme légitimation morale rend compte de la manière dont ce groupe minoritaire se positionne vis-à-vis des référents du groupe dominant.

Ainsi, les raisons des usages ou du non-usage du terme Polonia se révèlent à partir de l’attention portée aux « cadres sociaux de l’identité » (Martin, 2010 : 52). Si faire de la diaspora polonaise une catégorie scientifique est inenvisageable, par contre, travailler sur la Polonia conduit à penser la diaspora en dehors d’une grille de lecture primordialiste. Elle invite aussi à mettre à mal la distinction entre les « vraies » et les « fausses » diasporas sans créditer, pour reprendre les propos de Richard Marienstras cité par Dufoix (2003 : 29-30), la « tentation récente d’utiliser le mot “pour désigner n’importe quelle communauté émigrée que son nombre rend visible dans la collectivité d’accueil” ». Dans cette pers- pective, la Polonia serait davantage une construction matérielle et idéelle qu’elle n’est une illusion. Si la référence à la Polonia n’est pas une usurpation d’iden- tité, intégrer la catégorie de dispersion pour décrire les migrations polonaises demeure éminemment problématique.

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293 Julie Voldoire

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294 Résumé - Abstract - Resumen

Julie Voldoire Enjeux de pouvoir, enjeux de reconnaissance ou l’ethnicisation de la Polonia

Cet article entend analyser l’influence que la Polonia tente d’exercer sur les acteurs en charge des politiques migratoires en Europe autant que les logiques d’instrumentalisation dont elle fait l’objet. En prenant au sérieux la Polonia (diaspora polonaise), cette étude interroge les usages de cette terminologie qui est, pour les migrants et enfants de migrants polonais, un marqueur identitaire et un support à l’action. La Polonia devient alors un outil pour renouveler l’ap- proche faite en sciences humaines et sociales de la catégorie de diaspora. Cet argumentaire repose sur l’investigation empirique de deux réseaux associatifs locaux : germano-polonais (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) et franco-polonais (Nord-Pas-de-Calais). Il s’agit alors d’interroger le processus d’ethnicisation à l’œuvre tant pour ce qui concerne la construction identitaire du groupe que les politiques migratoires (politiques « du départ et du retour » et « d’accueil et d’intégration ») conduites à son endroit. Power Issues, Issues of Recognition or the Ethnicisation of Polonia

This article intends to analyse how Polonia attempts to influence the decision- makers responsible for migration policies in Europe on the one hand, and the logics used to instrumentalise the Polish diaspora on the other. By taking the Polonia (the Polish diaspora) seriously this study questions how this termi- nology is used – a terminology that is both a marker of identity and a basis for action for Polish immigrants and their children. The Polonia then becomes a tool for renewing the ways in which the human and social sciences treat the diaspora category. This reasoning is based on the empirical investigation of two local associative networks: Germano-Polish (North Rhineland-Westphalia) and Franco-Polish (Nord-Pas-de-Calais). This means studying the ethnicisation process both from the point of view of how the group’s identity is constructed and the migration policies the group is subject to – policies “of departure and return” and “of welcome and integration”. Retos de poder, retos de reconocimiento o etnicización de la Polonia

Este artículo entiende analizar tanto la influencia que la Polonia intenta ejercer sobre los actores encargados de las políticas migratorias en Europa como las lógicas de instrumentalización de las cuales es el objeto. Considerando la Polonia (diáspora polaca), este estudio interroga los usos de esta terminología que es, para los migrantes e hijos de migrantes polacos, un marcador identitario y un soporte para la acción. La Polonia se vuelve así una herramienta para renovar la aproximación, en ciencias humanas y sociales, a la categoría de diáspora. Esta argumentación se basa en la investigación empírica de dos redes asociativas locales: germano-polaca (Renania del Norte-Westafalia) y franco-polaca (Norte Paso de Calais). Se trata pues de interrogar el proceso de etnicización que se opera tanto en lo de la construcción identitaria del grupo como en las políticas migratorias (políticas «de la partida y de la vuelta» y «de acogida y de integra- ción») que la impactan.

295

Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 297-322

Note de recherche

Le rôle des Communautés autonomes dans le modèle contemporain d’intégration des immigrants en Espagne : variabilité de réalisation Encarnación La Spina1

Depuis le Pacte européen sur l’immigration et l’asile de 20082, l’évolution des politiques d’immigration et d’intégration dans le cadre européen est caracté- risée par un manque d’homogénéité — tant dans la dimension quantitative que qualitative — et au-delà du fait qu’elle s’est donnée pour « unité de mesure » spécifique le « bon » immigrant intégré et en situation administrative régulière (Solanes, 2011 : 86). Malgré le traité de Lisbonne (2009) qui avait introduit une base juridique pour aider à la concrétisation de cette « unité de mesure », l’Union européenne n’a adopté que des mesures visant à accompagner les actions des États membres en charge de la définition des politiques d’intégration des ressortissants des pays tiers3. Cette base juridique s’apparente plus à une forme de laissez-faire, même si l’Union européenne avait doté son action d’un objectif prioritaire qui tendait à l’attribution de droits et obligations aux ressortissants de

1 Chercheur postdoctoral, Instituto de Derechos Humanos Pedro Arrupe, Universidad de Deusto, Avenida de las Universidades 24, 48007 Bilbao, Espagne ; [email protected] Je tiens à remercier vivement Géraldine Galeote, Professeur de l’Université Paris- Sorbonne, Pier-Luc Dupont de l’Université de Valence et Noémie Kugler de l’Université Aix-Marseille sans qui la traduction de cet article en langue française n’aurait pas été possible. Ce travail a été réalisé dans le cadre des soutiens apportés par le Fernand Braudel-IFER (International Fellowships for Experienced Researchers), la Commission européenne (Programme d’Action Marie Curie_COFUND-7ème PCRD), le LabexMed, CERIC/UMR 7318, Aix-Marseille-Université référence 10-LABX-0090, le Projet de recherche « Derechos Humanos, sociedades multiculturales y conflictos », référence DER 2012- 31771 et le programme de formation postdoctorale (ex-Juan de la Cierva) du ministère espagnol de l’Économie et de la Compétitivité, référence FPDI-2013-16413. 2 Pacte européen sur l’immigration et l’asile, Bruxelles, 16 septembre 2008, n° 13189/08 ASIM 68, Programme de Stockholm, « Une Europe ouverte et sûre qui sert et protège les citoyens » (JO 2010 /C 115/01), à la page 6.1 « une politique d’intégration devrait avoir pour ambition d’offrir aux migrants des droits et obligations comparables à ceux des citoyens de l’UE ». 3 L’article 79.4 du traité de Lisbonne stipule que « le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, peuvent établir des mesures pour encourager et appuyer l’action des États membres en vue de favoriser l’intégration des ressortissants de pays tiers en séjour régulier sur leur territoire, à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres ».

297 Encarnación La Spina

pays tiers comparables à ceux des citoyens de l’Union européenne4. Néanmoins, la période couvrant le programme de La Haye (2005-2009) et de Stockholm (2010-2014) a mis en exergue la nécessité croissante d’une plus grande coor- dination des politiques nationales d’intégration. En la matière, les initiatives européennes ont fortement encouragé le recours à l’intégrationnisme civique en raison des défaillances du multiculturalisme dans les États du Nord et du Centre de l’Europe.

L’« européanisation » du nouveau paradigme d’intégration civique, fortement axé sur la langue, l’histoire et les institutions de la société d’accueil, a été confrontée à des contradictions inhérentes à l’égalité de traitement, la non- discrimination, l’efficacité, la proportionnalité et l’inclusion sociale dans les localités et les régions européennes5. De plus, dans les pays d’Europe du Sud, l’ampleur de la crise économique et la restriction de l’accès aux services de l’État providence ont renforcé les mesures nationales d’intégration afin de contrôler les résidents étrangers et les nouvelles arrivées. En fait, à partir de cette accep- tation normative de l’intégration au niveau européen se sont dessinées des tendances asymétriques, par définition récalcitrantes, concernant la pluralité, la bidirectionnalité et la multidimensionnalité requises par les onze principes du cadre de la politique d’intégration de l’Union européenne de 20046. Il faut rappeler que ces principes, bien que non contraignants, ont pris la dimension des bonnes pratiques à suivre autant par l’Union dans la définition de sa politique d’intégration que par les États qui doivent les utiliser comme éléments de référence. En quelques mots, la notion d’intégration est définie comme un processus bidirectionnel, dynamique et continu entre les personnes qui résident sur un territoire donné, celles récemment arrivées et celles qui s’y sont établies ou qui y sont nées. Par ailleurs, la dimension dynamique se trouve renforcée par le fait que les mouvements migratoires sont hétérogènes et qu’il existe des différences culturelles et idéologiques, des modes de vie et des ressources variés dans les sociétés d’accueil. De plus, les immigrants ne sont pas seulement distincts en termes de nationalité et de culture, ils le sont aussi au prisme de facteurs déterminants tels que le sexe, le statut juridique, les caractéristiques du projet migratoire ou bien encore les modes d’intégration dans la société d’accueil. Enfin, l’action institutionnelle concernant l’intégration des immigrés est une question politique — a multi-level policy — qui ne peut être décidée par une seule instance, mais qui doit être la résultante de la relation établie entre les acteurs impliqués (De Lucas, 2012 : 123 ; Illamola, 2008 : 165).

Sans entrer dans les débats, il est possible de constater que l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres a conduit à resserrer la focale autour de mesures d’intégration obli- gatoires (Tableau 1). Sur la base du Pacte européen sur l’immigration et l’asile (2008), la politique d’intégration européenne a été formulée à partir de plusieurs

4 COM/2000/0757 final, Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, Politique communautaire en matière d’immigration. 5 III/IV Immigration annuelle et rapport d’asile COM (2012) 250 final, COM (2013) 422 final. 6 Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique et social européen et au Comité des régions ; Programme commun pour l’intégration ; Cadre relatif à l’intégration des ressortissants de pays tiers dans l’Union européenne (COM, 2005, 389 final).

298 Le rôle des Communautés autonomes variables nationales et a abouti à une intégration à forte dimension bureaucra- tique où l’on cherche à la fois à vérifier la connaissance de la langue, de l’histoire et des institutions de la société d’accueil et à assurer un contrôle strict des flux migratoires à la fois à l’entrée et à l’intérieur des États membres.

Tableau 1 : Modes d’intégration obligatoires dans différentes régions de l’Union européenne

Europe du Sud/ Europe du Nord/ Région euro- Europe de l’Est*** Centrale* méditerranéenne**

France (simple évaluation de la langue), Pays-Bas Mesures d’intégration (exigences strictes), avant le départ dans le Luxembourg pays d’origine (optionnel), Allemagne et Danemark

Luxembourg (style long), Autriche (style long), Danemark (style long), France Contrat d’intégration (style long), Italie (style court) formel Belgique (contrat d’intégration de la Communauté flamande, style long)

Participation à des Allemagne, Espagne cours obligatoires Norvège, Suède

Estonie, Lettonie, Lituanie, Test de langue et/ou Pays-Bas, Norvège, Portugal, Grèce, République orientation pour un Grande-Bretagne Chypre tchèque, séjour de longue durée Slovaquie, Roumanie * Nord/Europe centrale : Pays-Bas, Belgique, France, Allemagne, Danemark, Luxembourg, Autriche, Norvège, Suède, Finlande et Grande-Bretagne. ** Europe du Sud/Région euro-méditerranéenne : Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Malte et Chypre. *** Europe de l’Est : Slovénie, Pologne, Lituanie, Lettonie, Estonie, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Bulgarie, Roumanie et Croatie.

Malgré la prévisible extension des mesures d’intégration au niveau européen, le défi conceptuel posé par l’utilisation et l’abus d’une terminologie apparem- ment synonyme a été nuancé dans la nomenclature qui a pu être produite : contrat, engagement, accord ou effort d’intégration. De cette diversité de modalités d’attestation de l’intégration, qui est loin d’apporter une réponse

299 Encarnación La Spina

officielle et cohérente à la question formulée (De Lucas 2012 : 128 ; Lochack, 2006), émerge un ensemble de problèmes relatifs aux stratégies et aux objectifs prévus afin d’apporter une sécurité juridique à ce qui est nécessairement dénommé comme intégration, alors même qu’il ne s’agit de rien de tel en réalité. Si l’exemple français a été l’un des plus contestés (Bertossi, 2009 ; Cournil et Depigny, 2008), il n’a toutefois pas été la seule référence en ce qui concerne l’application de paramètres restrictifs, puisqu’il faut également inclure dans ce modèle d’autres pays avec une trajectoire migratoire ancienne tels que les Pays-Bas et l’Allemagne (Van Oers, Ersbøll et Kostakopoulou, 2011). Ces derniers, auxquels il faut ajouter l’Autriche et la Finlande, ont mis en œuvre une modalité spécifique avec le contrat d’intégration pour les immigrants. D’autres pays comme la Suède, le Royaume-Uni et l’Irlande sont devenus les protagonistes d’une approche multiculturelle de l’intégration grâce à la promotion de l’égalité raciale et l’égalité des chances dans les différents domaines de l’emploi, de l’éducation, de l’accès au logement et de la sécurité sociale. Les priorités des politiques d’intégration sont celles qui ont globalement trait à ces domaines, même si au cours des vingt dernières années, la plupart des pays d’accueil ont réexaminé ces politiques par le développement de mesures d’intégration des étrangers centrées précisément sur la maîtrise de la langue, de l’histoire du pays de résidence et des valeurs communes de la société d’accueil. Par exemple, des pays comme la France, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse convergent à la lumière des évolutions réglementaires récentes, puisque ces pays érigent la vérification de la capacité d’adaptation comme une condition sine qua non pour l’obtention d’un visa de séjour.

Cependant, à l’intérieur de l’Union européenne, cette exigence expansive (Freeman, 1995) mise en place afin de vérifier la capacité d’intégration a été adoptée par les pays méditerranéens avec l’irruption normative de rapports d’intégration qui représentent un véritable tournant dans la gestion des poli- tiques migratoires, qui jusqu’alors reposaient essentiellement sur la rhétorique des programmes d’intégration spécifiques pour les immigrants. Si les pays d’Europe du Nord-Ouest ont leurs propres philosophies d’intégration (Pascouau et al., 2012 ; Brubaker, 2003), le développement des politiques d’intégration dans la région Euro-méditerranéenne tend vers un autre modèle qui est presque à l’opposé. La seule exception est le Portugal, pays considéré comme la référence contemporaine dans les politiques d’intégration, à la fois du fait de la flexibilité juridique du statut d’immigrant, qu’il soit régulier ou irrégulier, et en raison des effets d’une pression migratoire inférieure dans sa zone frontière (Niessen, 2009 ; Zincone et al., 2011). Dans les années 1980 et au début des années 1990, l’attention a été dirigée vers la capacité des États d’Europe du Sud à réguler l’immigration en fonction de leurs particularités nationales : le marché du travail et la protection sociale caractérisés par des niveaux plus élevés d’informalité économique, les restrictions des droits sociaux et la lutte contre l’immigration irrégulière (Geddes, 2003 : 65). Aujourd’hui, en raison de la crise économique et de la « fin des modèles nationaux » (Joppke, 2007 ; Heckmann et al., 2003), la politique migratoire de l’Union européenne émet des doutes sur l’autonomie des États du Sud de l’Europe et sur leur capacité à gérer les politiques d’inté- gration et à développer les règles d’inclusion dans la frontière Sud-Schengen (Fieri, 2012).

300 Le rôle des Communautés autonomes

Dans cette perspective, cette recherche vise à analyser la signification et la configuration juridique de l’intégration dans le corpus de la politique d’immigra- tion en Espagne. Une pratique dont l’extension normative, depuis la première loi relative à l’immigration jusqu’à l’heure actuelle, semble aller en augmen- tant grâce aux compétences des Communautés autonomes. Après une longue période de transition normative sans réelle mise en œuvre juridique de l’intégra- tion d’une ampleur similaire à la française, l’Espagne a opté, tel que le souligne Lochak (2006 : 136), pour l’utilisation de ce qu’on appelle « l’infra-droit » par le recours à la voie réglementaire produite exclusivement par les sources internes de l’administration au sein d’une zone frontière entre le droit en vigueur et les éléments figurant dans des instructions générales et pratiques administratives. Le modèle espagnol est en quelque sorte une simple « infra » formule adaptée qui vient s’ajouter au grand éventail du modus integrandi européen (Carrera et Wiesbrock, 2009) tout en maintenant, contrairement à d’autres pays médi- terranéens, la singularité des Communautés autonomes ou des États fédéraux (Joppke et al., 2012). En fait, compte tenu de la décentralisation des pouvoirs régionaux et de l’hétérogénéité interne de la mise en œuvre des politiques d’intégration, divers idéaux coexistent concernant l’intégration sociale sur un même territoire (Martínez de Lizarrondo, 2009 : 143).

Ainsi, et sans aucun doute, le choix du recours aux rapports visant à démontrer l’effort d’intégration des ressortissants et leur gestion au niveau des Communautés autonomes peut représenter un élément décisif en tant qu’instru- ment pour l’acceptation ou le rejet des conditions exigées (Añón, 2010 ; Moya, 2011) lors de la procédure administrative d’immigration7, bien qu’il ne résolve pas le problème conceptuel et de cohérence que pose l’intégration (Niessen, 2009 : 28). Il faut réviser encore une fois les défaillances possibles des modèles d’intégration dessinés et proposer un raffinement conceptuel de l’intégration qui est généralement définie comme une philosophie publique (Schain, 2012), un paradigme politique (Favell, 1998 ; Guiraudon, 2006) ou une structure d’oppor- tunité institutionnelle et discursive (Koopmans, 2010).

Le parcours fluctuant de l’intégration en Espagne : corpus normatif et programmes politiques

Au niveau de l’État, les premières politiques portant spécifiquement sur l’intégration des immigrants ont fait leur apparition avec le Plan d’intégra-

7 Quelques exemples en droit des étrangers sur l’afflux de rapports administratifs. Le point 9.4 : Rapport délivré par les autorités des Communautés autonomes en charge de l’inscription de certifications en cas de renouvellement de l’autorisation et de demande de séjour de longue durée. L’article 30.7 : Rapport relatif à « l’effort d’intégration » qui atteste la présence aux formations visées à l’article 2ter. L’article 35.9 : Rapports d’entités publiques compétentes relatifs à « l’effort d’intégration », la poursuite d’études ou le suivi de formations, l’incorporation effective ou potentielle au marché du travail. L’article 68.3 : Rapport d’arraigo (enracinement) relatif à l’intégration sociale de l’étranger dont le domicile permanent est situé sur son territoire ; durée du séjour, logement et moyens de subsistance, liens familiaux, programmes d’insertion sociale, profession- nelle et culturelle. L’article 35.5 : Rapport sur la situation familiale de l’enfant mineur aux représentants diplomatiques du pays d’origine avant la décision sur le lancement d’un processus de rapatriement. L’article 68.4 : Rapport sur les procédures de demande de titre de séjour et de renouvellement. L’article 18.2 : Rapport sur l’adéquation du logement, les Communautés autonomes ou les municipalités se prononceront sur l’adé- quation du logement aux fins de regroupement familial.

301 Encarnación La Spina

tion sociale des immigrants de 1994 (PISI), le Programme GRECO 2001-2004 (Programme global de coordination relatif aux étrangers et à l’immigration en Espagne) et les deux Plans stratégiques pour la citoyenneté et l’intégration de 2007-2010 et de 2011-2014 (PECI I et II). Ces documents programmatiques corres- pondent aux différentes étapes de la construction de l’Espagne immigrante (Cachón, 2008 : 205-235) : une phase initiale ou embryonnaire jusqu’en 1985, suivie d’une transformation en un pays d’immigration (1986-1999), qui s’est consolidée depuis l’année 2000 jusqu’à l’heure actuelle. En effet, le pourcentage d’étrangers sur le territoire espagnol — environ 11,7 % de la population enre- gistrée, soit 5,54 millions de personnes —8, est d’un niveau très similaire à celui des autres pays européens, qui ont été traditionnellement des pays d’accueil des immigrants, et érige l’Espagne au rang de deuxième État membre de l’Union européenne (UE-27), après l’Allemagne, du fait du nombre de résidents étrangers (Moreno, 2011 : 13).

Au cours de la première phase de gestation des politiques migratoires, l’inté- gration est mentionnée, mais elle n’est pas définie par la loi organique 7/1985 du 1er juillet relative aux droits et aux libertés des étrangers en Espagne. L’une des conceptions possibles qui pouvaient être déduite de ce même préambule était une simple intégration liée à un traitement préférentiel pour certains collectifs d’immigrés, principalement pour des raisons d’affinités culturelles, mais aussi une autre plus restrictive quant aux droits des étrangers (Solanes, 2010 : 75). Seulement une dizaine d’années plus tard, après l’accord du Conseil des ministres du 2 décembre 1994, l’Espagne approuve le premier Plan relatif à l’intégration sociale des immigrés en exigeant que le gouvernement mène une politique d’immigration active et en particulier qu’il « approfondisse l’intégration sociale des immigrants qui s’installent en Espagne ». Il s’agit de la première série de mesures, centrées sur la gestion du contrôle des flux migratoires, qui prennent en compte l’évolution de la réalité espagnole en tant que pays d’immi- gration, et plutôt centrées sur la gestion du contrôle des flux migratoires. Le Plan de 1995 définit l’intégration comme un long processus menant à l’intégration progressive et à la participation des immigrés à la vie économique et sociale du pays d’accueil dans un climat de respect mutuel et d’acceptation. La politique d’intégration proposée repose sur un engagement de chacune des parties concernées, de sorte que la société espagnole adopte un processus ouvert et tolérant à l’égard des différences et des particularités qui caractérisent les diffé- rents groupes d’immigrés afin que ceux-ci respectent les règles et les valeurs qui sous-tendent la vie démocratique9.

Par la suite, dans une deuxième phase de transformation le Programme GRECO (2001-2004), bien qu’il n’était pas présenté comme un plan spécifique

8 Base de données statistique de janvier 2014. Cf. Instituto Nacional de Estadística, [en ligne]. URL : www.ine.es 9 Certains des objectifs du Plan sont les suivants : a) Éradication de toute discrimination injustifiée des immigrés dans l’exercice de leurs droits et devoirs en matière d’accès à des services existants. b) Promotion de la coexistence fondée sur des valeurs démo- cratiques et des attitudes tolérantes. c) Garantie de la situation juridique et sociale stable. d) Lutte contre les principaux obstacles qui entravent l’intégration : les barrières linguistiques, le marché du travail et le niveau de qualification et de formation. e) Lutte contre l’exploitation au travail des travailleurs étrangers. f) Mobilisation sociale contre le racisme et la xénophobie.

302 Le rôle des Communautés autonomes visant à l’intégration sociale, constituait en revanche un ambitieux outil de gestion conjointe en matière d’immigration. Différentes lignes directrices contenues dans celui-ci avaient une incidence indirecte sur l’objectif d’inté- gration sociale des immigrés. Par le biais d’une exigence ambiguë dans le programme global de régulation et de coordination des étrangers et de l’immi- gration approuvé le 30 octobre 2001, il s’agissait d’assouplir l’intégration des résidents étrangers, en situation irrégulière dépourvus de titre de séjour en règle, et de leurs familles en tant que mécanisme favorisant la croissance et le contrôle de la population en Espagne10. Autrement dit, il s’agissait de prendre en compte la personne immigrée dans sa globalité, non seulement en tant que travailleur, mais aussi en tant que citoyen ayant des besoins et des exigences dans les domaines de l’éducation, de la culture, de la santé et de la participation sociale et territoriale en favorisant ainsi le dialogue constant entre les différentes autorités publiques et les partenaires sociaux.

La rhétorique de ces documents programmatiques relatifs à l’intégration allait enclencher le développement normatif du deuxième axe de la politique d’immigration mise en place depuis 2000, tout au moins d’un point de vue théorique, par le biais de mesures de lutte contre la discrimination, le racisme et la xénophobie, ainsi que par l’acquisition pour les immigrés de droits et de devoirs analogues à ceux des nationaux. C’est dans la loi organique 4/2000 que l’intégration sociale émerge en tant qu’idée complémentaire et deuxième pilier de l’immigration par la reconnaissance des instruments d’intégration dans la société d’accueil et d’un statut juridique balbutiant des droits politiques et sociaux pour toutes les personnes étrangères non européennes inscrites dans le registre municipal, y compris en situation irrégulière (Solanes, 2010 : 75-80). Cette priorité a engendré une limitation de la portée des conditions d’exercice des droits avec la loi organique 8/2000 par l’établissement d’une différence fondamentale entre l’étranger d’un pays tiers avec un titre de séjour ou de résidence et l’étranger d’un pays tiers qui est en situation irrégulière. Il faut rappeler que cette situation peut intervenir de multiples façons : soit après être entré de manière clandestine dans le territoire national, soit après être demeuré sur le territoire au-delà de la durée de validité du titre de séjour. Postérieurement, la loi organique 11/2003, afin de renforcer l’intégration sociale des immigrés, intègre les réformes du Code civil nécessaires pour assurer la protection des femmes face aux nouvelles réalités sociales qui apparaissent avec le phénomène de l’immigration. Peu de temps après, la loi organique 14/2003 confirme que l’intégration est étroitement liée à l’obtention d’un statut juridique légal. À cette fin, des mesures restrictives visant à faire face à l’augmentation considérable du nombre de résidents étrangers en Espagne sont prises au cours de ces dernières années. Par conséquent, les règlements mettant en place ces mesures adoptent une notion large de l’intégration sociale, qui rassemble diffé- rents domaines et cible tant la population immigrée qu’autochtone au sein des

10 Plan GRECO : « un objectif fondamental de la politique d’immigration devrait être l’intégration des nouveaux immigrés en Espagne dans la société à laquelle ils appar- tiennent […] à quoi s’ajoute la participation des immigrés : cotisation à la sécurité sociale et paiement des impôts lorsque leur salaire atteint un certain seuil […]. Le catalogue des droits et des devoirs que nous avons adopté nous Espagnols dans la constitution et les lois est celui qui doit s’appliquer à toutes les personnes et à leur famille qui viennent s’installer parmi nous en tant que résidents et constituer ainsi leur meilleur cadre d’inté- gration ».

303 Encarnación La Spina

Communautés autonomes11 . Ce n’est que postérieurement qu’une progressive et explicite concrétisation des politiques d’intégration est menée à bien sur la base des dispositions contenues dans les mesures concrètes du Plan stratégique pour la citoyenneté et l’intégration de 2006-2010 (PECI) (Cachón, 2011 : 218) et la loi organique 2/2009.

En premier lieu, il s’agissait de mettre en place un plan savamment conçu comme un programme global visant à étudier l’état de l’immigration en Espagne à partir d’une perspective sociologique et juridique. L’objectif était d’analyser les politiques d’intégration au sein de l’Union européenne et de l’administration espagnole en posant les principes de base de la politique d’intégration : l’égalité, la citoyenneté et l’interculturalité. En second lieu, la loi organique 2/2009 du 12 décembre12, la dernière réforme en date, avait pour objectif de façonner un engagement théorique pour la défense des droits de l’homme par les pouvoirs publics en vue de promouvoir la pleine intégration des immigrés, en veillant à la coexistence et à la cohésion sociale entre ces derniers et la population autoch- tone. Elle a dû subir d’importantes modifications après l’arrêt 236/200713 — et ceux qui suivirent — rendu par le Tribunal constitutionnel et qui déclarèrent inconstitutionnels divers articles de la loi organique 8/2000, hormis dans le cas de l’éducation non obligatoire (STC 236/2007) et de la grève (STC 269/2007).

Dans les articles 2bis et 2ter introduits par la loi organique 2/2009, l’admi- nistration publique a incorporé l’objectif d’intégration des immigrés à la société d’accueil, à tous les niveaux de l’action politique et à l’intérieur de l’ensemble des services publics en promouvant le développement de la participation des personnes immigrées, sur un pied d’égalité avec les autochtones, au niveau économique, social, culturel et politique tel que par la Constitution, les statuts des Communautés autonomes et d’autres lois spécifiques. L’accent est mis sur la formation, la connaissance et le respect des valeurs constitutionnelles de l’Espagne et de l’Union européenne ainsi que des droits de l’homme, des libertés publiques, de la démocratie, de la tolérance et de l’égalité entre les femmes et les hommes sur la base de mesures spécifiques et de domaines d’intervention faisant partie des paramètres énoncés ci-dessus. Ainsi, a contrario, on assiste plutôt à une décontextualisation des droits de l’homme à travers la formation, la connaissance et le respect d’un modèle international des droits de l’homme qui dans la pratique ne s’applique pas à tous les sujets, autrement dit aux résidents de longue durée, aux travailleurs ou chercheurs hautement qualifiés. Dans ce cas, le poids de l’effort d’intégration retombe unilatéralement sur le travailleur immigré et il n’y a pas d’égalité effective des droits, mais plutôt des garanties juridiques dans la mise en œuvre de la loi relative à l’immigration qui violent ou restreignent les droits fondamentaux des immigrés de manière systématique

11 Loi organique 4/2000, du 11 janvier, relative aux droits et les libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale (BOE n° 10 du 12 janvier 2000) modifiée par la loi organique 8/2000, du 22 décembre (BOE n° 307 du 23 décembre 2000), la loi organique 11/2003, du 29 septembre (BOE n° 234 du 30 septembre 2003) et la loi organique 14/2003, du 20 novembre (BOE n° 279 du 21 septembre 2003). 12 Loi organique 2/2009, du 11 décembre (BOE n° 299 du 12 décembre 2009). 13 BOE du 10 décembre 2007 et SSTC 259/2007 du 19 décembre 2007 ; STC 260/2007 ; STC 261/2007 ; STC 262/2007 ; STC 263/2007 ; STC 264/2007 et STC 265/2007 (les arrêts sont du 20 décembre 2007, sauf le premier et ont été publiés au Journal officiel du 22 janvier 2008).

304 Le rôle des Communautés autonomes par le simple fait d’avoir accès différemment aux droits et d’être exclus de la citoyenneté (De Lucas, 2004 : 215-236).

Ainsi, pour la première fois, au-delà de la nomen juris prévue par la loi relative à l’immigration (Añón, 2010 : 635 ; De Lucas, 2006 : 12), les règles relatives à l’in- tégration mettent directement l’accent sur l’apprentissage de la langue, le travail et l’éducation des enfants. Dans le titre préliminaire de la loi organique 2/2009, un nouvel article 2bis a été introduit et il définit la politique d’immigration, ses principes et ses lignes d’action dans un cadre rénové de compétences. De plus, un nouvel article 2ter établit de manière impérative les principes et les actions se référant à l’intégration des immigrés. Ces lignes d’action prennent forme dans l’article 31.7 de loi relative à l’immigration concernant exclusivement les procédures de renouvellement de certains titres de séjour temporaires pour les étrangers. « L’effort d’intégration » doit ainsi faire l’objet d’une évaluation puis d’un rapport positif, élaboré par la Communauté autonome, qui doit attester de la présence des immigrés aux formations visées à l’article 2ter de ladite loi.

Cependant, en Espagne, un véritable tournant, en deux étapes, tendant à se rapprocher de la voie contractuelle de l’Union européenne s’agissant de politiques d’intégration, a eu lieu. La première étape prend corps avec le RD 557/2011 instituant la possibilité de présenter quatre types de rapports à la demande de l’immigré, y compris celui certifiant l’effort d’intégration, délivré par la Communauté autonome du lieu de résidence de l’étranger. Cela concerne le renouvellement des titres de séjour temporaire non économique (art. 51.6 du règlement), le regroupement familial (art. 61.7 du règlement), le renouvellement des titres de séjour temporaire et de travail pour un emploi rémunéré (art. 71.6 du règlement) et le travail à son compte (art. 109.6 du règlement). Ce rapport n’est pas obligatoire pour l’instant, mais il peut être invoqué par l’étranger lorsqu’il ne remplit pas l’une des conditions normatives pour le renouvellement de l’autorisation qu’il souhaite obtenir ; ce rapport est pris en compte en tant qu’élément à évaluer par l’Office des étrangers.

Cette apparente version subtile du modèle contractuel français se dessine dans un second temps (probablement pas pour la dernière fois, étant donnée la circulaire SGIE/2/20122514), avec la circulaire DGI/SGRJ/8/2011 d’application du règlement en matière de rapports sur l’effort d’intégration. Avec la formule « l’évaluation ne s’adapte pas », son applicabilité n’est désormais plus obliga- toire pour le renouvellement des titres de séjour ou de résidence temporaire et de travail. Dans cette situation, la circulaire a prévu la participation, mais non l’obligation de réussite, aux formations dans les institutions publiques ou privées accréditées. À cela, s’ajoutent d’autres aspects requis par chacune des Communautés autonomes pour une intégration directe. Le caractère « tempo- raire » et atypique de ces conditions permet d’octroyer aux rapports d’intégra- tion un effet potentiel de réorientation des exigences non définies pour couvrir cette nouvelle évaluation. Cela donne lieu à une incohérence puisque l’évalua- tion administrative aboutit à une logique de « last chance » ou chance supplé-

14 Cette circulaire DGI/SGRJ/8/2011 abroge les règlements d’application de la loi organique 4/2000 sur les droits et libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale dans les rapports d’effort d’intégration, car « elle n’a pas contribué à la clarifica- tion et à la cohérence dans l’application des termes juridiques ».

305 Encarnación La Spina

mentaire pour des conditions difficilement exigibles ou difficiles à prouver dans la pratique15.

Ce renouvellement et cette continuité dans l’orientation des politiques d’intégration, modifiée par de nouveaux mécanismes, tel que le prévoit la circulaire SGIE/2/2012, va également de pair avec l’actuel Plan stratégique pour la citoyenneté et l’intégration 2011-2014 (adopté le 23 septembre 2011) dont l’objectif principal est de renforcer la cohésion sociale dans un nouveau contexte migratoire caractérisé par la réduction des flux. Le premier de ses objectifs est de renforcer tant les instruments et les politiques d’intégration que les services publics et la participation, pour en assurer l’égalité d’accès à tous les citoyens. Des mesures spécifiques pour les immigrés ne sont donc pas prévues, mais leur intégration est perçue comme l’un des défis les plus importants auquel la société espagnole doit faire face, et elle constitue l’un des piliers de la politique d’immi- gration globale mise en œuvre depuis 2004 aux côtés des principes classiques de la lutte contre l’immigration irrégulière sans processus de régularisation des immigrés16, c’est-à-dire le lien entre immigration régulière, besoins du marché du travail et coopération pour le développement des pays d’origine. En fin de compte, une transversalité bidirectionnelle est favorisée, mais elle n’est pas compatible avec un développement normatif de la politique d’intégration basée sur un contrat obligatoire. Par conséquent, la « soft law » est à privilégier afin d’atteindre une meilleure coexistence dans le cadre d’une société pluriculturelle diversifiée. C’est pourquoi le plan prévoit, à partir d’une tension normative de niveau inférieur, de nouvelles mesures pour faire face à certains problèmes immédiats tels que la gestion de la diversité, le renforcement du capital humain et l’égalité des chances pour garantir la cohésion sociale (Solanes, 2015 : 25-27).

15 Autorisation de séjour temporaire à but non lucratif : la non-accréditation de la perception d’un revenu régulier suffisant ou la possession d’un patrimoine qui garantit la perception. Une autorisation de séjour temporaire pour regroupement familial : les ressources économiques pour répondre aux besoins des familles et la disponibilité de logements adéquats. Une autorisation de séjour temporaire et un permis de travail à titre de salarié : non-achèvement des activités professionnelles pendant au moins six mois par an, ne pas pouvoir prouver une activité pendant au moins trois mois par an, la situation d’inscription à la sécurité sociale de neuf mois dans les douze ou dix-huit mois au cours d’une période de vingt-quatre mois et la preuve des ressources économiques et du logement du conjoint ou du concubin. Séjour temporaire et de travail à son compte si la continuité de l’activité qui a donné lieu au renouvellement n’est pas prouvée. Décret royal 557/2011 du 20 avril (BOE n° 103 du 30 avril 2011). Circulaire DGI/SGRJ/8/2011 du règlement de la loi organique 4/2000 relative aux droits et aux libertés des étrangers en Espagne et à leur intégration sociale, en ce qui concerne les rapports relatifs à « l’effort d’intégration », [en ligne]. URL : http://www.intermigra.info/archivos/impresos/INS811.pdf 16 Il faut rappeler les cinq processus de régularisation des immigrés en Espagne : 1) 1985-1986 : Deuxième disposition transitoire de la LO 7/1985 sur les droits et libertés des étrangers en Espagne ; 2) 1991 : Résolution du secrétariat de l’Immigration du 7 juin 1991, Accord du Conseil des ministres du 7 juin 1991 relatif à la régularisation des travail- leurs étrangers (BOE n° 137 du 8 juin 1991) ; 3) 1996 : Décret royal 155/1996 (BOE du 23 février 1996) ; 4) 2000 : Décret royal 239/2000 (BOE n° 43 du 19 février 2000) et Décret royal 142/2001 (BOE n° 44 du 20 février2001) ; 5) 2005 : Ordre PRE/140/2005 du 2 février (BOE n° 29 du 3 février 2005).

306 Le rôle des Communautés autonomes

Le rôle des Communautés autonomes et les méthodes d’évaluation de l’effort d’intégration : variabilité de réalisation

La portée des réformes statutaires a eu un impact non seulement sur le déve- loppement de la politique d’intégration des immigrés, mais aussi sur la régula- tion des mesures en matière de participation sociale et économique de ceux qui ont le statut administratif d’étranger. Concernant le premier aspect, avant les réformes législatives, différentes mesures contenues dans les documents et les programmes généraux ou spécifiques des Communautés autonomes avaient déjà été prises dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement, des services sociaux, des politiques concernant la parité ou les jeunes (Solé et Izquierdo, 2005 ; Blázquez, 2008 : 13-42). Lesdites politiques d’intégration régionale, à l’exception de celle de la Catalogne, coïncident chronologiquement avec la consolidation de la troisième phase de la construction de l’Espagne de l’immigration depuis 200017. Fondamentalement, la structure des documents des programmes régionaux est similaire et ils fournissent une intégration globale et multidimensionnelle, en prenant en compte la question des migrations : l’accueil, l’éducation, la formation professionnelle, la santé, le logement, les services sociaux, la sensibilisation, la coopération au développement et l’aide juridique. Le champ d’application est large, mais il n’y a pas d’uniformité dans les mesures prévues par les programmes d’intégration régionaux que ce soit concernant le contenu ou les propositions faites, alors que la projection est bien sensiblement différente dans les Communautés autonomes qui ont récemment élargi les domaines d’intervention en matière d’immigration18.

En fait, après l’attribution expresse de compétences en la matière aux insti- tutions des Communautés autonomes à plusieurs niveaux (Santolaya, 2007 : 180 ; Montilla, 2007 : 168 ; Bonino et al., 2003), dans les domaines des services de santé, de l’éducation, du logement et des services sociaux, des politiques

17 Il s’agit, à l’heure actuelle, des projets d’intégration suivants : Andalousie : I Projet global pour l’immigration en Andalousie 2001-2004 ; II Projet global pour l’immigration en Andalousie 2005-2009. Aragon : Projet global pour l’immigration en Aragon. Îles Baléares : I Projet de traitement global pour l’immigration des Îles Baléares 2001-2004 ; II Projet de traitement global pour l’immigration des Îles Baléares 2005-2007. Canaries : I Projet des Canaries pour l’immigration 2002-2004 ; II Projet des Canaries pour l’immi- gration 2005-2006. Cantabrie : Projet d’interculturalité 2005. Castille-et-Léon : Projet global pour l’immigration en Castille-et-Léon 2005-2009. Castille-La Manche : Projet régional pour l’emploi des immigrés en Castille-La Manche. Catalogne : I Projet interdé- partemental pour l’immigration 1993-2000 ; II Projet interdépartemental pour l’immigra- tion 2001-2004 ; III Projet sur la citoyenneté et l’immigration 2005-2008. Communauté de Madrid : I Projet régional pour l’immigration dans la Communauté de Madrid 2001-2003 ; II Projet régional pour l’immigration dans la Communauté de Madrid 2005- 2008. Région de Murcie : I Projet d’intégration sociale des immigrés dans la Région de Murcie 2002-2004 ; II Projet d’intégration sociale des immigrés dans la Région de Murcie 2005-2007. Communauté forale de Navarre : Projet d’intégration sociale de la population immigrante 2002-2006. Communauté autonome basque : Projet d’immigration basque 2003-2005. La Rioja : Projet global pour l’immigration à La Rioja 2004-2007. 18 Vid. Real Decreto 1463/2009 du 18 septembre (BOE n° 229 du 22 septembre 2009) sur le transfert des fonctions et des services au Gouvernement autonome de Catalogne en matière d’immigration : permis de travail initiaux pour comptes personnels ou autres.

307 Encarnación La Spina

d’égalité et de la jeunesse19, l’Espagne est passée à un stade plus avancé des propositions d’accueil des Communautés autonomes. Le rôle de ces dernières s’est accru en ce qui concerne la preuve à apporter de l’intégration des immigrés, dans le but de répondre à des objectifs statutaires tels que l’intégration sociale, économique, professionnelle et culturelle20. Pour la Communauté autonome de Valence, la loi 15/2008, du 5 décembre, relative à l’intégration des personnes immigrées dans la Communauté de Valence21 et le décret 93/2009 du 10 juillet, portant approbation du règlement de la loi 15/2008 du 5 décembre, relatif à l’intégration des personnes immigrées22 viennent attester de ce rôle ; il en va de même pour la Catalogne avec la loi 10/2010 du 7 mai, relative à l’accueil des immigrés et des personnes retournées en Catalogne23.

Sur la base de cette projection plus pratique et de la reconnaissance formelle du rôle des Communautés autonomes dans la coordination des politiques d’inté- gration régionales, il est possible d’analyser l’adaptation des dénommés rapports relatifs à « l’effort d’intégration » définis par la circulaire DGI/SGRJ/8/2011 ayant trait au règlement d’application de la loi organique 4/2000, devenue caduque depuis juillet 2012. Auparavant, seuls les instruments tels que le registre municipal ou la notion d’« arraigo » ont fonctionné pour l’octroi de prestations de la part de l’administration locale afin de permettre une action décisive des municipalités à l’égard de la population immigrée. La pratique administrative des différentes Communautés autonomes depuis février 2012, n’a pas empêché la mise en exergue des disparités et le manque d’homogénéité de l’« effort d’intégration » dans les rapports. Dans son contenu minimal, ce dernier doit comporter l’attestation, le cas échéant, de la participation active de l’étranger en matière de formation visant à mieux connaître et respecter les valeurs constitu- tionnelles de l’Espagne, les valeurs des statuts de la Communauté autonome du lieu de résidence, les valeurs de l’Union européenne, les droits de l’homme, les libertés publiques, la démocratie, la tolérance et l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que l’apprentissage des langues officielles du lieu de résidence en indiquant expressément le temps consacré dans la formation aux domaines identifiés. La prise en compte des formations dispensées dans des régions où il n’y a aucune des institutions privées ou publiques dûment accréditées ne pose aucun problème.

Ainsi, le degré d’intervention des Communautés autonomes est important dans la mesure où il peut y avoir des variantes dans leur manière d’élaborer

19 Projet interdépartemental pour l’immigration (1993-2000 et 2001-2004) du Gouvernement autonome de Catalogne ; Projet catalan pour la citoyenneté et l’immi- gration (2005-2008) ; Projets des Canaries pour l’immigration (2002-2004 et 2005-2007) ; Projets du Pays-Basque (2003-2005 et 2006-2009) ; Projet global pour l’immigration en Castille-et-Léon (2005-2009). En Andalousie : Projet global pour l’immigration (2001- 2004) ; Projet (2006-2009). 20 Statut de la Communauté autonome de Catalogne (loi organique 6/2006, BOE n° 172 du 20 juillet 2006), l’Andalousie (loi organique 2/2007, BOE n° 68 du 20 mars 2007), la Communauté valencienne (loi organique 1/2006, BOE n° 86 du 11 avril 2006), les Îles Baléares (loi organique 1/2007, BOE n° 52 du 1er mars 2007) et l’Aragon (loi organique 5/2007, BOE n° 97 du 23 avril 2007). 21 BOE n° 9 du 10 janvier 2009. 22 DOCV n° 6056 du 14 juillet 2008. 23 BOE n° 139 du 8 juin 2010.

308 Le rôle des Communautés autonomes les rapports au niveau du contenu et de leur formalisation. De fait, certaines Communautés autonomes pourraient présenter des caractéristiques communes ou élaborer leurs propres programmes non seulement en ce qui concerne « l’effort d’intégration », mais plutôt en exigeant un « renforcement » de l’intégration effective par manque évident d’un critère clair et précis relatif à la durée et aux entités pouvant dispenser les cours. Rares sont les Communautés autonomes ayant défini clairement le contenu des conditions de délivrance de l’attestation24, ce qui permet de distinguer deux catégories. La première offre une vision large et, d’une certaine manière, holistique du fait de l’évaluation d’autres aspects de la formation, l’éducation et la participation ; tandis que la seconde a davantage tendance à s’en tenir exclusivement aux contenus définis par l’État, essentiellement sur la base d’aspects juridiques et culturels propres ou supplémentaires (Solanes, 2013). Nous exposerons brièvement les diffé- rentes modalités pour rendre plus concret le rapport relatif à « l’effort d’intégra- tion », en dépit de son efficacité douteuse (Tableau 2). La méthode d’accréditation holistique et/ou ouverte

La Communauté autonome d’Aragon n’a pas de régulation propre. De ce fait, il existe une grande amplitude dans la manière de prouver « l’effort d’intégration » des personnes ayant participé à des activités de formation visant à accroître leur connaissance et le respect des valeurs constitutionnelles, des droits de l’homme et des libertés publiques, du système et des principes démocratiques, ainsi que l’apprentissage des langues officielles dans la Communauté autonome. Plus précisément, la circulaire prévoit la mise en concurrence d’autres activités de formation ayant pour objectif le développement des connaissances person- nelles et la participation active des personnes concernées à la vie sociale, alors même que rien n’est précisé sur la procédure d’accréditation des institutions publiques et privées qui doivent assurer la formation. Seuls deux éléments, qui ont davantage à voir avec le mode d’obtention de l’attestation que le contenu stricto sensu, sont précisés. Les certificats doivent indiquer le nombre d’heures de formations, le contenu de celles-ci et le pourcentage de participation. La validité desdites attestations est de trois mois avant la procédure donnant lieu à la présentation du rapport.

Dans une ligne similaire, le modèle basque est certainement celui qui a mis en place l’attestation la plus progressive de « l’effort d’intégration » dans la mesure où les différents aspects qui influent sur le processus d’intégration ont été pris en compte depuis une perspective globale. Il s’agit d’une sorte de « background » ou d’historique du processus d’intégration intéressant en ce qu’il ne tient pas compte d’un seul élément de preuve, mais plutôt du parcours d’inté- gration des immigrés dans la société basque. Une large gamme de preuves de « l’effort d’intégration » est prise en compte, plutôt que la définition de champs, de suggestions ou de lignes directrices pour faciliter l’attestation. Il est moins déterministe, car il ne prévoit pas une preuve ou un programme spécifique, mais présente les diverses possibilités en les regroupant dans plusieurs domaines d’orientation, confirmant ainsi la complexité du processus bidirectionnel d’inté- gration.

24 Ce n’est que dans le cas des Communautés autonomes de Valence et d’Andalousie.

309 Encarnación La Spina

Tableau 2 : Cadre comparatif des modes d’attestation du rapport « effort d’intégration » Gratuite flexibles spécifiée formation autonomes Programme Programme SGRJ/8/2011 responsables Communautés Communautés « volontaire » de Entités publiques Entités Application directe Application directe de la Circulaire DGI/ de la Circulaire Critères d’évaluation d’évaluation Critères Régulation du rapport Régulation du rapport Procédure d’évaluation d’évaluation Procédure

Andalousie x x x x x Aragon x x x Catalogne x x x x x Castille-La x x Manche Castille-et-Léon x x x x x Estrémadure x x x La Rioja x x x Canaries x x x Communauté de x x x x Madrid Communauté x x x x x forale de Navarre

Îles Baléares x x x x x x Communauté x x x x x valencienne Communauté autonome x x x x x basque Région de x x x Murcie Cantabrie x x x Galice x x x Principauté des x x x Asturies

310 Le rôle des Communautés autonomes

Ainsi, le paragraphe relatif à la formation prévoit la possibilité de fournir une attestation qui certifie la poursuite d’études ou l’obtention d’un diplôme du système éducatif25. Sont également valables les attestations qui concernent la formation professionnelle ou d’autres catégories de formations visant à une meilleure connaissance et au respect des valeurs requises par la circulaire. De manière originale, on tient compte de l’adhésion ou de la participation à des associations privées à but non lucratif ou à toute organisation sociale dûment inscrite ainsi que l’appartenance à des syndicats ou à des partis politiques qui sont certainement un indicateur de l’engagement social dans la société d’accueil. Dans une approche plus générique, il est aussi fait mention de l’attes- tation de participation à caractère social ou culturel pouvant favoriser la pleine intégration des étrangers dans la société ou d’autres documents qui puissent révéler, selon l’avis de la personne concernée, « l’effort d’intégration » dans le domaine de la participation. Le degré d’insertion sociale et professionnelle ainsi que la recherche d’emploi, ou le cas échéant, la demande d’acquisition de la nationalité espagnole ou une attestation d’enregistrement de résidence peuvent être pris en compte26.

La Communauté autonome d’Andalousie constitue une exception en matière de réglementation du processus de « l’effort d’intégration ». Sur la base de l’article 62.1 du statut de Communauté autonome andalouse, « la compétence exclusive en matière de politique d’intégration sociale, économique, profes- sionnelle et culturelle des immigrés en Andalousie » est considérée comme une priorité. De fait, dans l’arrêté du 16 février 2012 fixant les modalités d’élaboration du rapport relatif à « l’effort d’intégration » de la personne étrangère dans la communauté autonome d’Andalousie27, certains aspects renvoient à la circulaire DGI/SGRJ/8/2011, aux côtés d’autres qui viennent compléter la gestion de la procédure d’accréditation de manière ordonnée.

Par conséquent, cet arrêté comporte un grand nombre d’améliorations concernant le modus integrandi suivi par d’autres Communautés, dans la mesure où il apporte sa propre évaluation minimale28, mais aussi parce qu’il ouvre la porte à d’autres éléments complémentaires à inclure dans le rapport tels que, par exemple, l’appartenance à des associations, à des formations sociales et culturelles, à des syndicats et à des organisations professionnelles présentes en Andalousie, ou encore la participation à des activités de bénévolat

25 Par exemple, l’éducation des adultes, la formation professionnelle, les programmes de qualification professionnelle initiale, les langues (espagnol, basque, enseignement universitaire, documents attestant une démarche d’homologation des diplômes). 26 En ce qui concerne le premier élément, sont exigés des documents attestant de la « Renta de Garantías e Ingresos » ou de la « Renta Complementaria de Ingresos del Trabajo » (revenu ou revenu complémentaire), ainsi que de la « Prestación Complementaria de Vivienda » (prestation complémentaire pour le logement), d’un accord d’insertion sociale, d’un plan relatif à l’emploi partagé, d’un rapport de l’Unité de Travail social sur les efforts d’insertion de la personne demandeuse ou bien d’un rapport des entités qui travaillent dans le domaine de l’insertion. 27 BOJA n° 46 du 7 mars 2012. 28 La connaissance et le respect des valeurs du statut de la Communauté autonome d’Andalousie correspondent à la connaissance et au respect des valeurs de l’Union euro- péenne, à la connaissance et au respect des droits de l’homme, à la connaissance et au respect des libertés publiques et de la démocratie, à la connaissance et au respect de la tolérance et de l’égalité entre les femmes et les hommes et à la connaissance de l’espa- gnol.

3 11 Encarnación La Spina

dans des organismes reconnus sur le territoire où réside la personne immigrée.

Ces éléments d’amélioration n’affectent pas seulement le contenu, mais aussi certains aspects formels tels que les organismes compétents pour traiter et résoudre ce qui est expressément énoncé à l’article 9. Autrement dit, la responsabilité du traitement initial des demandes appartenant aux délégations du ministère de l’Emploi au niveau départemental diminue, tandis que l’élabo- ration du rapport réglementé dans le présent décret, dépendant de la direction générale en charge de la coordination des politiques migratoires, augmente.

Toutefois, en ce qui concerne le traitement, l’article 10 explicite l’iter admi- nistratif une fois les demandes reçues. L’organisme compétent doit vérifier le respect des conditions par les demandeurs, ainsi que le contenu des documents qui doivent correspondre aux mérites allégués dans la demande. Compte tenu des pièces versées au dossier, l’autorité compétente, en cas d’acceptation de traitement de la demande, doit le transmettre au comité d’évaluation constitué, en vertu de l’article 11, de trois officiers appartenant à la Direction générale en charge de la coordination des politiques migratoires. Ledit comité est présidé par l’un des chefs de service de cette dernière.

Le comité d’évaluation en tant qu’organe évaluateur expressément recon- naissable ex lege peut prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la détermination et à la vérification des données, ainsi que des connaissances afin d’élaborer la proposition correspondante. À cette fin, il peut exiger que la personne concernée lui fournisse des documents complémentaires permettant une évaluation éclairée. La date limite pour soumettre lesdits documents est de dix jours ouvrables. De même, ce comité peut procéder à toutes les vérifications et les contrôles qu’il juge opportuns. Une fois les trois mois écoulés, le silence administratif traduit un rejet de la demande pour laquelle aucun avis positif n’a été émis et sans se soucier de l’obligation légale de statuer.

Au moment de la remise du rapport, conformément à l’article 12, dans le cas où la personne satisfait aux exigences et où sa participation active aux formations a été jugée favorablement, l’organe compétent délivre le rapport positif relatif à « l’effort d’intégration ». Celui-ci comprend les renseignements personnels, la participation active aux formations, au sein d’organismes publics ou privés dûment agréés, et le nombre d’heures consacrées à celles-ci. Dans le cas contraire, si la note obtenue n’est pas suffisante pour être considérée comme positive, l’autorité compétente décide de rejeter la demande.

En ce qui concerne le contenu de ce rapport, tout comme dans le cas de la Communauté autonome basque, on valide tout enseignement pouvant démontrer une participation active dans des formations et pouvant représenter une intégration progressive pour le renouvellement de résidence. Par exemple, la participation régulière à des cours dans le système éducatif espagnol, visée dans la loi organique 2/2006 du 3 mai relative à l’éducation, peut être retenue dans ce processus d’évaluation, même si les examens n’ont pas été réussis. Encore une fois, une attention particulière est portée à l’éducation pour adultes dispensée par des institutions publiques ou accréditées, aux actions de formation professionnelle pour l’emploi offertes par les services publics de l’emploi ou par d’autres organismes publics ou par des entités accréditées par

312 Le rôle des Communautés autonomes ceux-ci, aux cours de langue et de culture espagnoles et tout autre cours offert par des structures reconnues. Sont également prises en compte la présence à des ateliers, à des conférences, à des stages de formation et toute autre activité offerte par les organismes publics ou privés accrédités conformément à la dispo- sition transitoire unique.

Dans un autre ordre d’idées, la « référence » à l’identité catalane est inscrite dès les premiers plans d’intégration dans la définition d’une voie d’intégration et doit être positionnée à un point d’équilibre entre le respect maximal de l’iden- tité, des valeurs démocratiques et des éléments culturels de la société catalane. À cette fin, un ensemble de stratégies existe depuis 1993 avec les Plans de la citoyenneté et de l’immigration et le Pacte sur l’immigration de 2008 grâce à une articulation juridique progressive des décrets 188/2001 et 252/2004 sur les droits des étrangers et leur scolarisation jusqu’à la loi d’accueil.

La Direction générale de l’immigration est chargée de rendre compte du degré d’intégration spécifique de l’organisme responsable de la publication du rapport du Département de la protection sociale et de la famille29. La priorité est accordée au degré d’implication aux activités de formation visant à la compréhension et au respect des valeurs constitutionnelles, des valeurs de la Catalogne, des valeurs de l’Union européenne, des droits de l’homme, des libertés publiques, de la démocratie, de la tolérance et de l’égalité entre les hommes et les femmes, du suivi des programmes d’intégration culturelle (la connaissance de la société catalane), d’une connaissance suffisante du catalan et de l’espagnol ou de la collaboration avec les réseaux sociaux. Malgré l’absence de règlement d’application de la loi relative à l’accueil, tout document suscep- tible d’éclairer l’intégration sociale peut être exigé, sans pour autant réaliser un entretien personnel qui pourrait venir corroborer les documents originaux concernant les programmes d’insertion sociale, professionnelle et culturelle. De même, des connaissances linguistiques dans les deux langues officielles sont exigées avec niveau minimal A2, car si tel n’est pas le cas cela peut donner lieu à un rapport défavorable, sauf en raison de difficultés d’apprentissage du fait de situations d’illettrisme, de handicap ou de tout autre cas similaire.

En fin de compte, on pourrait inclure sous la même rubrique, l’apprentis- sage de la langue mis à part, l’élaboration du rapport relatif à « l’effort d’inté- gration » de cinq Communautés autonomes : les îles Canaries, l’Estrémadure, la Castille-La Manche, La Rioja, la Région de Murcie, la Cantabrie, les Asturies et la Catalogne. En effet, à l’exception du cas de la Catalogne, les autres Communautés s’éloignent peu du minimum fixé par la Direction générale de l’immigration. Parmi les Communautés autonomes qui respectent fidèlement le contenu minimal du rapport relatif à « l’effort d’intégration », l’entretien personnel constitue un point commun dans la démarche de recueil de preuves complémentaires. C’est le cas de la Communauté autonome de Navarre qui indique qu’un entretien personnel avec le demandeur doit être mené à bien par le personnel technique compétent dans ce domaine. Cet entretien peut

29 Instruction 1/2012 de la Direction générale de l’Immigration du ministère de la Protection sociale et de la Famille établissant les critères généraux pour la préparation des rapports sur les compétences des étrangers du Gouvernement autonome de Catalogne, 20 mars 2012.

313 Encarnación La Spina

être remplacé par un rapport élaboré par le personnel technique des entités publiques et/ou privées étant intervenues socialement auprès du demandeur, à condition de respecter les critères du Bureau des services d’immigration. Le rapport peut être élaboré à partir de documents fournis par le demandeur, en omettant l’entretien personnel (Martínez de Lizarrondo et al., 2013 : 155-158), uniquement dans des cas exceptionnels non spécifiés et sur décision du Bureau des services de l’immigration.

La Communauté autonome de Castille-et-Léon suit cette même démarche dans la procédure alors même que l’organe compétent pour émettre les rapports relatifs à « l’effort d’intégration » est la Direction générale des relations institutionnelles et des affaires étrangères du ministère de la Présidence, contrairement aux autres Communautés et conformément aux dispositions du décret 32/2011, du 7 juillet, établissant la structure organisationnelle du ministère de la Présidence30. Ne seront émis que des rapports positifs relatifs à « l’effort d’intégration » de sorte qu’en cas d’impossibilité, celle-ci est communiquée à la personne concernée, sans que cela ne donne lieu à un rapport négatif ou défa- vorable conformément aux articles 5 et 6 de la récente loi 3/201331. Il suffit pour obtenir un rapport positif que l’attestation des actions menées corresponde à la durée de validité du titre de séjour ou de résidence et de travail avec l’inten- tion de les renouveler lorsqu’ils arrivent à expiration. Toutefois, si les activités de formation réalisées pendant cette période sont insuffisantes, il est possible d’indiquer dans le rapport celles qui ont précédé. Le rapport prend en compte les actions ayant eu lieu au sein d’entités publiques ou privées accréditées sans autre distinction avec une validité de trois mois à compter de la date d’émission.

Cependant, puisqu’il existe un contenu minimum, il est possible de le compléter par la validation du suivi des formations dans d’autres domaines ayant pour objet une meilleure compréhension de la société de Castille-et-Léon et de la société espagnole en général. Par exemple, l’engagement auprès de services de collaboration et d’assistance d’entités publiques ou privées sans but lucratif ou social, qui démontre l’intégration de la personne concernée. À cet égard, il sera tenu compte de la participation aux programmes d’intégration qui ont obtenu des subventions gouvernementales. La présence occasionnelle à des conférences, des congrès, des séminaires, des réunions, etc., qui ne font pas partie d’un programme de formation défini et complet, peut être prise en considération. Par conséquent, l’utilisation d’« un entretien avec le demandeur peut avoir lieu », afin de vérifier personnellement le degré d’intégration sociale et culturelle et d’apprécier dans son ensemble les aspects attestés dans divers domaines, est facultative. Le mode fermé d’attestation sur la base d’un programme spécifique

Dans ce domaine, il est possible d’identifier trois modèles avec différents niveaux d’intensité ou d’attestation. Sur la base des compétences prévues par l’article 10.3 du statut de Communauté autonome, « les actions de la Generalitat

30 BOCYL du 8 juillet 2011. 31 Loi 3/2013 du 28 mai, relative à l’intégration des immigrants dans la société de Castille-et-Léon (BOE de Castille-et-Léon n° 106 du 5 juin 2013, pp. 36951-36966).

314 Le rôle des Communautés autonomes porteront sur les droits et l’assistance sociale aux immigrés ». Par ailleurs, à l’article 59.5 est indiquée la collaboration en matière de politiques d’immigra- tion. Dans ce cadre de compétences, la Communauté autonome de Valence a fixé l’un des premiers cadres législatifs définissant l’engagement de l’intégra- tion par la loi 15/2008 du 5 décembre, de la Generalitat, de l’intégration des immigrés dans la Communauté autonome de Valence32 et le décret 93/2009, du 10 juillet, du Conseil, par lequel est approuvé le règlement de la loi 15/2008 du 5 décembre33. La Communauté autonome de Valence anticipe certainement le développement réglementaire au niveau étatique et selon le minimum marqué par la circulaire DGI/SGRJ/8/2011 qui n’est plus en vigueur et qui présente une formule d’attestation volontaire qui souligne le dénommé engagement d’inté- gration. L’option intégrée implique la participation active au Programme volon- taire « Comprendre la société valencienne École d’Accueil » (Solanes, 2009 : 68). Elle nuance un modus operandi singulier, sans préjudice d’autres activités de formation visant à la compréhension et au respect des valeurs requises de manière redondante dans la loi relative aux étrangers. Ainsi, il présente une sécurité juridique controversée parce que restrictive, validant seulement une attestation dans le programme. Il s’agit de l’attestation de réussite du Programme volontaire « Comprendre la société valencienne École d’Accueil » qui intègre l’information et la formation sur les compétences linguistiques de base, la législation sociale en matière de travail ainsi que l’orientation pour l’accès à l’emploi, les institutions des Provinces autonomes, les droits et les devoirs et les informations sur les services des pouvoirs publics pour la pleine intégration des immigrés.

Cet aspect, malgré la démarche volontaire que dégage la loi valencienne, peut ajouter des obligations qui pourraient entraver l’accès à une situation régulière des étrangers sur le territoire de la Communauté autonome. De plus, en ce qui concerne le contrôle de la délivrance de l’attestation de suivi du Programme volontaire « Comprendre la société valencienne », l’école d’accueil joue un rôle fondamental s’agissant des entités qui peuvent intervenir34 aux côtés des agences de médiation pour l’intégration et la convivialité sociales (AMICS), du Forum valencien d’immigration, de l’Observatoire de l’immigration et d’autres institutions ayant un caractère permanent ou temporaire.

De fait, la définition du contenu fonctionne par référence au programme volontaire mis en place par l’article 6 du décret 93/2009, du 10 juillet, qui prévoit un système de gratuité pour les personnes immigrées qui y assistent et la four- niture du matériel adéquat pour les activités du programme de l’école d’accueil. Il s’agit d’un minimum de quarante heures dans les classes de vingt à quarante élèves de plus de dix-huit ans dispensées par des diplômés sans rémunération dans des spécialités qui sont en lien avec les matières enseignées.

Dans une même approche, mais moins sophistiquée et postérieure aux principes de base de l’enseignement général, la Direction générale de la

32 DOCV n° 5911 du 11 décembre 2008. 33 DOCV n° 6056 du 14 juillet 2009. 34 Les autorités locales, les universités, les associations professionnelles, les ONG, les syndicats, les employeurs, les associations d’immigrés et d’intérêt général.

315 Encarnación La Spina

Communauté de Madrid35, au moyen d’une simple note d’information, définit une modalité spécifique qui comprend la participation gratuite au programme « Connaître vos lois »36 dispensé par les centres de participation et d’intégration des immigrés. Cette modalité ne s’adresse qu’aux personnes non hispano- phones qui bénéficient en plus de cours de connaissance de l’espagnol de base.

Enfin, bien que la Communauté autonome des îles Baléares, selon l’article 30.50 du statut de Communauté autonome, reconnaisse sa compé- tence exclusive dans « l’intégration sociale et économique des immigrés », elle propose une forme intermédiaire concernant « l’effort d’intégration ». Fondamentalement, elle établit une formule optionnelle prévoyant soit des activités de formation privées ou publiques, soit éventuellement une évaluation d’un plan de formation très détaillé : contenu, agendas, horaires, etc.37 Dans le cas où il n’est pas possible de prouver la participation aux formations des entités publiques ou privées, la Direction générale de la coopération et de l’immigra- tion des Baléares a mis au point un programme de formation, dont le contenu, les phases et la durée, ainsi que le système d’exécution et de participation de personnes immigrées sont déterminés, de sorte que la personne peut obtenir une attestation après avoir réussi à surmonter l’évaluation finale. Ce programme de formation vise à la compréhension et au respect des valeurs constitution- nelles de l’Espagne, des valeurs statutaires de la Communauté autonome des îles Baléares, des valeurs de l’Union européenne, des droits de l’homme, des libertés publiques, de la démocratie, de la tolérance et de l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que l’apprentissage des langues officielles de la Communauté autonome des îles Baléares. À cela s’ajoutent des activités de formation visant à favoriser l’intégration des étrangers.

Conclusion

Le normativisme des paramètres est la note commune de la mise en œuvre des mesures d’intégration à destination des immigrants admis dans le contexte européen. En effet, selon Koopmans (2010) le bilan de l’intégration contempo- raine en Europe est encore ouvert parce que des pays comment la Suède, la Belgique et les Pays-Bas, qui ont combiné des politiques multiculturelles avec un État-providence fort, affichent des résultats relativement faibles en termes d’intégration. De plus, de nombreux pays qui ont soit des politiques d’intégra- tion plus restrictives ou d’assimilation (Allemagne, Autriche, Suisse, France), ou

35 Loi 4/2012 du 4 juillet, relative à la loi de modification du budget de la Communauté de Madrid pour l’année 2012, des mesures d’urgence pour rationaliser les dépenses publiques, de l’impulsion et de l’accélération de l’activité économique (BOE, n° 247 du 13 octobre 2012, pp. 73244-73293). 36 Le programme « Connaître vos lois » contient le cadre constitutionnel espagnol, les outils d’accès à l’emploi, l’intégration des ressources, la législation espagnole en matière d’immigration. Cf. Communidad de Madrid, Gestiones y trámites: Informe de esfuerzo de integración, [en ligne]. URL : http://www.madrid.org/cs/Satellite?c=CM_Tramite_FA&c id=1142703390602&definicion=ComunicacionesDeclaraciones&language=es&pagename =ComunidadMadrid%2FEstructura&pid=1109265444835&segmento=1&tipoServicio=CM_ Tramite_FA 37 Instruction 1/2013 du 1er février, de la Direction générale de la Coopération et de l’Immigration établissant les critères généraux pour préparer les rapports sur l’effort d’intégration pour le renouvellement des permis de séjour, [en ligne]. URL : http://www. intermigra.info/archivos/impresos/InsIB.pdf

316 Le rôle des Communautés autonomes bien encore un social welfare relativement maigre (Royaume-Uni) ont obtenu de meilleurs résultats d’intégration en matière de participation au marché du travail, de ségrégation spatiale et d’incarcération. Cependant, il est vrai que l’Espagne avec un rapport sur « l’effort d’intégration » n’adhère pas pour le moment à la tendance « hard law » de certains pays qui ont élaboré des programmes d’intégration juridiquement contraignants depuis une approche normative. Le modèle espagnol propose à l’heure actuelle un concept d’intégration très réduit et vague puisqu’il n’est pas concrétisé dans la loi en vigueur. Par conséquent, il ne rappelle en rien la bidirectionnalité, la multidimensionnalité et la pluralité de l’Union européenne. Il s’agit plutôt d’un mirage.

Le pragmatisme qui caractérise les pays du Sud comme l’Espagne, compte tenu de leur « statut » de pays de destination récents, a engendré la mise en place rapide des mesures ou des lignes directrices européennes relatives à l’intégration. En conséquence, il s’agit d’une logique de mesures « subies » plutôt que « choisies » du fait des circonstances. Cependant, cela conduit, selon nous, à un nombre égal d’avantages et d’inconvénients dans la projec- tion normative de l’intégration en Espagne. Par exemple, on peut identifier une attitude de « laissez faire » de la part du législateur face à certains mécanismes administratifs qui confinent les droits et ont un effet négatif sur la protection des personnes immigrées ou affectent l’intégration de certains immigrés tels que les travailleurs hautement qualifiés ou ceux qui bénéficient de régimes juri- diques spéciaux. La première question fondamentale que sous-tend la circulaire SGIE/2/2012, qui a remplacé la circulaire DGI/SGRJ/8/2011, porte sur le manque d’efficacité « s’agissant de l’absence de contribution aux objectifs de clarification et de cohérence interne dans l’application du cadre juridique ».

L’intégration reste une question d’importance croissante en Europe. Les conditions de plus en plus restrictives imposées aux immigrés pour accéder ou conserver leur statut légal causent une forte précarisation juridique, du fait de l’importance donnée aux rapports sur « l’effort d’intégration » en Espagne. Ces rapports posent des problèmes de sécurité juridique en raison de concepts juridiques qui sont insuffisamment objectifs et d’incohérences selon la prove- nance ou la destination de l’immigré. Par ailleurs, la prolifération de concepts juridiques indéterminés dans la loi et les rapports semblent ignorer que le point fort de l’intégration doit être la protection et l’accès à certains droits et besoins fondamentaux des immigrés, de même que l’accès au marché du travail et à un permis de séjour. La projection normative de l’intégration fondée sur l’acquisi- tion de compétences linguistiques et civiques en tant qu’obligations juridiques, indépendamment de l’adaptation des immigrés aux particularités régionales, peut être considérée à long terme comme un mirage improvisé d’« assimilation- nisme ». En effet, à la suite de l’expérience d’autres pays européens, cet effort supplémentaire exigé des personnes immigrées ne leur garantit nullement en retour une meilleure intégration, mais il rend encore plus visible le déclin de la capacité inclusive de l’État social européen (Koopmans, 2010 : 24).

Parmi les critiques émises à l’encontre de ces politiques, nous pourrions transposer au cas espagnol quelques-unes de celles soulignées par Guiraudon (2008 : 12) et Carrera (2009 : 34). Tout d’abord, il faut reconsidérer l’asymétrie des positions qui ne laisse aucune place à la négociation, mais plutôt à l’imposi- tion unilatérale des conditions dans lesquelles naissent les obligations. Il s’agit

317 Encarnación La Spina

d’une conception très étroite de l’intégration, qui ne prend pas en compte la bidirectionnalité et qui répond à une conception unilatérale dans laquelle la société d’accueil ne fait aucun effort pour « accueillir » les immigrés. Selon Guiraudon et Carrera, la contractualisation établit une inégalité de traitement entre ceux qui sont exemptés (citoyens de l’UE et travailleurs hautement qualifiés ou immigrants de l’OCDE) et ceux qui ne le sont pas. Cela renforce l’idée que seuls certains immigrés peuvent s’intégrer et que d’autres ont du mal à le faire. Les principales catégories visées par ces mesures sont les nouveaux arrivants et les personnes âgées qui ont une connaissance primaire de la langue du pays d’accueil ; et d’autre part, ceux qui souhaitent accéder à la résidence permanente. Les situations de précarité et de pauvreté de nombreux immigrés expliquent que leur dépendance vis-à-vis des ressources de l’État-providence puisse être interprétée comme un manque d’intégration. Par ailleurs, la législa- tion relative à l’immigration, qui permet la mise en œuvre de transformations en matière d’intégration, n’offre pas de définition claire et précise de l’intégration civique pour ces catégories jugées difficilement intégrables, même si le législa- teur y est obligé du fait du principe de légalité. Alors que la loi doit être aussi objective que possible, les processus de catégorisation reposant sur des valeurs vagues et subjectives (Anderson, 2013 : 65) donnent lieu à des interprétations idéologiques divergentes.

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321 Résumé - Abstract - Resumen

Encarnación La Spina Le rôle des Communautés autonomes dans le modèle contemporain d’intégration des immigrants en Espagne : variabilité de réalisation

Suite au Pacte européen sur l’immigration et l’asile de 2008, l’Espagne en tant que pays de destination, à l’instar d’autres pays européens, s’est attachée à élaborer son propre modèle d’intégration. Bien qu’il n’existe pas de contrat d’intégration obligatoire, la loi de 2009 relative à l’immigration et son décret d’application, adopté en 2011, ont conduit à la mise en place d’un système basé sur l’élaboration de rapports par les Communautés autonomes visant à mesurer « l’effort d’intégration » des immigrants. La portée de cet instrument adminis- tratif hétérogène peut être déterminante pour définir le degré d’intégration lors du renouvellement d’un titre de séjour et lors des demandes de regroupement familial, comme le démontrent les observations de terrain. The Role of Regions in the Contemporary Model of Immigrant Integration in Spain: Variability of Implementation

After the European Pact on Immigration and Asylum 2008, Spain as a destination country and like other European countries has been involved in defining its own public philosophy of integration. Although in Spain there is not a mandatory integration contract since Alien Act 2009 and the implementation rules adopted in 2011, it was decided to measure the integration by the regional reports namely effort’s integration. The scope of this administrative tool without homogeneity may pave the way to an increased role of integration criteria for the renewal of the residence permit and family reunification, as demonstrated by field obser- vations. El papel de las Autonomías en el modelo contemporáneo de integración de los inmigrantes en España: una materialización fluctuante

Tras el Pacto europeo de Inmigración y Asilo 2008, España como país de destino al igual que otros países europeos ha debido desarrollar y definir una propia filosofía de integración. Si bien por el momento no existe un contrato de integración vinculante se ha optado a partir de la ley de extranjería de 2009 y el desarrollo reglamentario de 2011, por medir la integración a través de los informes sobre el esfuerzo de integración a nivel autonómico. El alcance de esta herramienta administrativa sin homogeneidad podría ser un requisito determi- nante para la renovación de las autorizaciones de residencia y la reagrupación familiar, como demuestran las observaciones de campo.

322 Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (3 & 4), pp. 323-340

Hommage

Maurizio Catani, anthropologue-ethnographe de l’émigration-immigration Salvatore Palidda1

Avant-propos

Maurizio Catani peut être considéré comme l’un des pionniers dans le champ de la recherche anthropologique et de l’ethnographie sociale sur les émigrations et les immigrations2. Dans cet article, j’essaierai de montrer l’importance de son œuvre3.

Ayant réalisé de nombreuses recherches et partagé une longue amitié avec Maurizio Catani, il me semble utile de rappeler l’originalité de son œuvre, de souligner sa contribution à la recherche sur les migrations et de relever des simi- litudes avec la pensée d’Abdelmalek Sayad4. L’œuvre de Catani reste presque

1 Professeur de sociologie, Disfor-Unige, Université de Gênes, Faculté de sciences de la formation, corso Podestà 2, 16128 Gênes, Italie ; [email protected] 2 J’ai connu Catani en 1980 lors d’une recherche sur les Ciociari en région parisienne. Nous avons ensuite travaillé ensemble jusqu’en 1987 dans le cadre de plusieurs projets portant sur différents aspects des émigrations et des immigrations italiennes et d’autres nationalités. En 1981, nous avons travaillé pour le ministère du Travail italien sur les jeunes Italiens et ensuite sur les associations d’Italiens ; de 1982 à 1985, nous avons participé au projet de la Fondation européenne de la science (ESF) « Identité et 2ème génération » avec, entre autres, Michel Oriol et Émile Témime ; en 1984 pour la DPM du ministère du Travail sur les jeunes qui renoncent à la nationalité française - synthèse publiée dans la Revue Européenne des Migrations Internationales (Catani, 1989) ; en 1985, pour le ministère de la Culture et du Patrimoine (Les Scaldini de Paris) ; de 1985 à 1987, pour la DPM du ministère des Affaires sociales et le F.A.S. sur « Le mouvement associatif dans l’évolution des communautés immigrées ». 3 Ce texte reprend en partie la communication donnée à la journée en mémoire de Maurizio Catani, organisée par Roberto De Angelis au Département de sciences sociales et économiques de l’Université de Rome Sapienza, « Entre oubli et souvenir. Sur les traces de Maurizio Catani… », le 28 octobre 2013. 4 J’ai connu Abdelmalek Sayad en 1981 ; de 1994 jusqu’à sa mort, nous avons travaillé ensemble sur le projet européen MIGRINF (Palidda, 1996 et 2000). La principale diffé- rence entre Catani et Sayad peut se formuler autour de l’idée que le premier est resté ancré dans le travail minutieux d’anthropologue-ethnographe, dans la recherche empirique qui touche plusieurs terrains, alors que pour sa part, Sayad s’occupait surtout d’émigration-immigration algérienne en France tout en élaborant une réflexion théorique importante que nous pouvons considérer comme étant de type foucaldien, car il propose une critique de la « science de l’immigration » et donc aussi de la « pensée d’État », tout comme le suggère Bourdieu. D’autre part, Catani cite Sayad, mais on ne relève pas l’inverse.

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méconnue tout comme celle d’autres auteurs qui mériteraient autant de recon- naissance que celle justement accordée à Sayad (je pense, entre autres, à Paul Vieille5 et à Michel Oriol6). Revenir sur ces auteurs n’est pas un hommage de vieux chercheur à de vieux amis et collègues, mais une revalorisation de leurs contributions en faveur d’une perspective pluridisciplinaire portant en particu- lier sur l’histoire sociale, l’ethnographie et la critique des sciences politiques et sociales lorsqu’elles se configurent comme savoirs de la domination (Catani et Sayad7).

Catani (1937-2005) : de l’étudiant émigré en France à l’anthropologue-ethnographe

La formation d’anthropologue et d’ethnographe de Maurizio Catani s’inscrit dans son expérience de vie. Né à Rome en 1937, il émigre en France à l’âge de vingt-trois ans, juste après l’obtention de sa maîtrise. C’est un « romano di Roma » et quand il parle en italien, il garde cet accent, tout en persévérant rigoureusement à maîtriser le français aussi bien parlé qu’écrit. D’une extraction sociale plutôt aisée, son enfance n’a toutefois pas été facile8. Son père Fausto Catani était un célèbre leader et mentor du mouvement des scouts italiens et européens9. Une telle « vocation » n’était pas du tout appréciée par son grand- père, qui aurait voulu faire de son fils un homme d’affaires et un bon fasciste, peut-être même un cadre du parti de Mussolini. Cependant, le fascisme interdi- sait même le scoutisme catholique et, de fait, le père de Catani prit ses distances avec le régime.

Maurizio avait lui aussi appris à aimer le scoutisme et c’est grâce à ce réseau qu’il arrive en France en 1960. Il part vers la nouvelle Algérie indépendante pour une importante expérience dans la formation — il relate cette période dans un article publié par une revue italienne en 1964 (Catani, 1964)10. De retour à Paris, il travaille dans le mouvement ATD créé par le père Joseph Wresinski en banlieue parisienne (au sein d’un camp auparavant créé par le Mouvement Emmaüs et par l’Abbé Pierre, son fondateur)11 . C’est là qu’il commence à opérer dans le champ de l’alphabétisation, du suivi des éducateurs et du travail social. C’est lors de cette expérience qu’il connait la femme (française) de sa vie, avec laquelle

5 Paul Vieille était le directeur de Peuples Méditerranéens, revue disparue, de facto, avec lui (voir le site Internet récemment créé : http://catalog.hathitrust.org/Record/000642880). 6 Oriol était le principal animateur du projet de la Fondation européenne de la science « Identité et 2ème génération » de 1983 à 1986. Voir Oriol (1985). 7 Catani dans sa thèse de doctorat (cf. infra) et Sayad dans le dernier chapitre de La double absence, auparavant publié dans Palidda (1996). 8 Il est fils unique et dès l’âge de sept ans ses parents se séparèrent sans divorcer, car le divorce n’existait pas encore. Il fut élevé par son père, ses grands-parents paternels, son oncle et sa tante. Maurizio voyait donc rarement sa mère et lorsque cela arrivait, c’était en cachette. 9 Voir http://it.wikipedia.org/wiki/Fausto_Catani 10 Les références des travaux de Maurizio Catani citées dans ce texte sont regroupées au sein de la section références bibliographiques. Elles sont classées par langue et dans un ordre chronologique. 11 Voir https://www.atd-quartmonde.fr/qui-sommes-nous/notre-histoire. Cela étant, Maurizio n’était pas catholique ni athée, mais plutôt agnostique (il s’est marié avec Marie-Claude à la mairie et ils n’ont pas baptisé leurs enfants).

324 Maurizio Catani, anthropologue-ethnographe de l’émigration-immigration il aura deux enfants, nés et élevés en région parisienne. Ainsi, il commence à vivre et à critiquer le processus de « francisation », qu’il observera ensuite chez de nombreux immigrés. Durant cette période, il engage une profonde réflexion critique et autocritique sur l’expérience dans la formation et sur l’alphabétisation qu’il restitue dans sa thèse de doctorat en sociologie en 1972 (publiée en 1973). Il remet en cause les méthodes d’alphabétisation pratiquées jusqu’à cette période en se nourrissant de sa longue expérience en la matière aussi bien en Europe, qu’en Afrique du Nord ou au Brésil. Avec une vingtaine d’enseignants, il s’inter- roge sur l’enseignement du français comme langue étrangère aux travailleurs étrangers qui fréquentent peu les cours, mais qui restent très demandeurs et qui se voient en même temps inconsciemment assujettis à une relation dominant/ dominé (de même que dans leur rapport avec les enseignants). Catani voit l’alphabétisation comme un moyen de maintenir les étrangers dans le contexte d’une « idéologie productiviste »12 dominante, très loin des idéaux de Condorcet et des principes de l’éducation populaire. Il propose une analyse très critique et pessimiste des méthodes d’alphabétisation (Cordier, 2012).

En 1980, il devient chercheur au CNRS rattaché au laboratoire GRECO13, puis au MNATP (Musée National des Arts et Traditions Populaires). Travailleur infati- gable, il mène en parallèle plusieurs terrains de recherche en Espagne, au Brésil et en Italie, sans abandonner le métier de formateur pour éducateurs (souvent sans aucune rémunération ; cf. Verney, 1986). Ses terrains lui permettent de se forger une sensibilité et une facilité à comprendre les multiples éléments qui marquent la vie et le devenir de l’émigrant-immigrant, tout comme celui des jeunes et des habitants de banlieue, des éducateurs et des formateurs. Il cherche l’empathie avec ses interlocuteurs qu’il ne traite pas comme des objets de recherche, mais comme des sujets avec et par lesquels apprendre et construire ensemble une connaissance de soi, du monde et des autres. Le Journal de Mohamed (1973) et Tante Suzanne (1982) ainsi que son expérience en Extremadura (voir ses travaux en espagnol dans les références bibliogra- phiques) montrent cette qualité, aujourd’hui encore rare parmi les chercheurs.

Outre son cadre théorique de référence (avec un rapport privilégié à l’indivi- dualisme moderne de Louis Dumont13), Catani montre toujours une sensibilité particulière pour l’articulation entre micro et macro, entre l’individu et les dyna- miques collectives. Il approche les migrations à partir de l’histoire de chaque personne et des petits groupes14, mais il est très critique à l’égard de ceux qui abusent des termes de « communauté » ou d’« ethnie » pour analyser les groupes ou les réseaux d’émigrés-immigrés, tout comme des aspects touchant à l’identité. Il préfère parler d’appartenances et de variations comme Oriol (1985)

12 Par cette expression, j’entends celle qui donne au travail une sorte de valeur ontolo- gique (ce qui par ailleurs fait dire à Sayad que l’immigré n’existe que pour le travail, par le travail, dans le travail). 13 La référence à Dumont a peut-être « pénalisé » Maurizio parce que celui-ci n’est pas un ethnographe expert de l’Inde comme son maître et ne pouvait donc pas s’agréger au laboratoire des dumontiens ; parmi les chercheurs sur les migrations, il est le seul à avoir cette référence qui suscitait parfois de la méfiance. Par ailleurs, Maurizio ne demande rien à Dumont et celui-ci n’est pas un patron « à la Bourdieu ». Sur Dumont voir Toffin (1999). 14 Si Maurizio Catani ne cite pas à ce propos Simmel, il est toutefois maussien comme Dumont.

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à propos des identités. Pour Maurizio Catani, il n’existe pas de migration en général, mais des histoires migratoires individuelles, familiales articulées avec les réseaux de parenté, de personnes originaires d’un même village, de chaines migratoires. Maurizio Catani nous fait donc comprendre que chaque émigré a son histoire, marquée par sa socialisation dans la société d’origine où il a vécu son expérience de vie, où il a forgé ses sens (odorat, ouïe, vue), donc les caté- gories « positives » et « négatives » et où il a muri l’émigration (consciemment ou le plus souvent inconsciemment entre pensé et impensé)15. Lorsque l’émigré devient l’immigré, il expérimente alors une sorte d’adaptation à un nouveau contexte. Ce processus, selon Catani, prend des formes de « combinaisons adéquates ou inadéquates ». Ce « bricolage » (le plus souvent inconsciemment pratiqué) se constitue entre les références du migrant à la culture d’origine et celles qu’il adopte ou assimile dans la société d’insertion, d’intégration ou parfois d’assimilation. À partir de 1983, Catani approfondit ces aspects théo- riques à partir de ses différents terrains. Il montre ainsi qu’il n’existe pas une culture d’émigré, ni une culture d’immigré. Chaque émigré-immigré garde des références à sa culture d’origine, le plus souvent constituées par des fragments de la culture folklorique de la société locale d’origine et des sociétés locales dans lesquelles il a passé sa vie. Mais, il ne s’agit jamais d’une sorte de patrimoine statique ; il s’agit plutôt de références qui se « combinent de manière adéquate ou inadéquate » avec ce que le sujet intériorise à travers sa vie d’immigrant.

L’histoire des migrations italiennes est très longue, très variée et on peut dire qu’elle comprend tous les aspects et les éléments que l’on retrouve facilement chez les autres migrations récentes16. Les raisons, les causes, les contextes ou les conjonctures des lieux et des pays de départ et d’arrivée qui ont marqué les migrations italiennes depuis la Renaissance et surtout aux XIXe et XXe siècles ont été les plus divers et se sont souvent superposés17. Bien que tous les migrants soient « singuliers », ils ont aussi tous beaucoup de similitudes. Les références de l’émigré à sa culture d’origine, c’est-à-dire à son « capital culturel » social et professionnel, ne sont que le produit de son expérience de vie dans la société de départ. L’émigré-immigré expérimente continuellement ; il passe d’une société locale à une autre, d’une multiplicité d’interactions à l’intérieur d’un frame à

15 Même si Catani, comme par ailleurs Sayad, ne cite jamais Durkheim ou Simmel je pense qu’on peut dire que la référence à ces auteurs classiques est implicite dans leur œuvre. 16 Catani s’intéressait surtout aux aspects anthropologiques et sociologiques ; les échanges avec lui étaient, pour moi, particulièrement intéressants, car depuis 1981 mon champ de recherche privilégié était à la fois l’histoire sociale et l’histoire politique dans lesquelles se situent les migrations (Palidda, 1985 ; 1986 ; 1992 ; 2008 ; 2008b et 2015). 17 Catani ne s’est jamais penché sur l’étude de l’histoire des migrations italiennes ni sur celle des relations entre l’Italie et la France. Par ailleurs, les recherches en sciences sociales sur les immigrations en France ont presque toujours négligé l’histoire sociale, voir la micro-histoire en particulier jusqu’aux années 1990, soit quand Catani menait ses recherches. Entre autres, questionnés par moi-même, les historiens tels que Témime et Milza m’ont dit qu’ils n’avaient jamais entendu parler des centaines de milliers de clan- destins italiens qui se sont réfugiés en France lors de la Première Guerre mondiale parce qu’ils étaient insoumis ou déserteurs ; ce fait est révélé par l’histoire militaire italienne, car les tribunaux militaires italiens ont instruit 1 million cent mille procès contre ces personnes dont les fichiers de police racontent la fuite vers l’étranger, un fait qui va à l’encontre de la rhétorique nationaliste et qui montre le caractère politique subversif qui est propre à une grande partie de l’émigration italienne contre un État qui avait toujours oppressé la population (Palidda, 1983 ; 1986 et 2008).

326 Maurizio Catani, anthropologue-ethnographe de l’émigration-immigration un autre univers souvent encore plus complexe. Qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non, il doit s’adapter à la « scène sociale » dans laquelle il se retrouve à jouer sa partition selon la métaphore du théâtre suggérée par Goffman. Mais, avec le temps, il devient une « autre personne », il enchaîne avec d’autres « partitions ». Quand il repart aux lieux d’origine, il ne retrouve plus sa place, d’autant plus que ceux qui sont restés le traitent comme un étranger. En même temps, dans la société locale dans laquelle il s’est sédentarisé, il constate qu’il est traité comme un étranger et il se sent comme étant « l’autre », bien que parfois il finit par se percevoir comme un néo-membre de la société locale d’immigration (Catani aborde souvent ces aspects touchant à la duplicité ou à la contradiction qui est propre de l’émigré-immigré). Il y a bien des moments de la vie quotidienne où il ne se sent plus comme un immigré, mais certaines fois, il « touche » (presque avec les mains) la différence entre lui et les autochtones18.

Ces aspects désormais connus dans la littérature sur les émigrations-immi- grations sont annoncés dans le Journal de Mohamed et sont développés dans les écrits que Catani consacre aux « problèmes intergénérationnels ». Son élaboration sur ces « problèmes », riche, mais hélas peu connue, se traduit ensuite dans le travail qu’il aborde en décrivant et en analysant les dynamiques collectives.

L’ethnographie des émigrations-immigrations suggérée par Catani

La recherche ethnographique de Catani sur les groupes ou réseaux d’émi- grés-immigrés commence en 1980-1981 avec son observation participante des Ciociari qui, depuis plus d’un siècle, ont commencé à s’installer dans les communes du Val-de-Marne (Villejuif, Vitry, Ivry, Évry, Thiais, Choisy-le-Roi, Orly). L’émigration des habitants de cette région19 débute au XIXe siècle et se poursuit sans interruption jusque dans les années 1980 (Colucci et Sanfilippo, 2006). Ce sont des gens, souvent illettrés, pauvres et sans aucun métier, qui commencent à travailler en France comme manœuvres, puis, à partir de la « seconde géné- ration », ils arrivent à devenir artisans et petits entrepreneurs, malgré un fort échec scolaire20. Comme l’observe Catani, cette réussite est due à leur capacité à supporter le sacrifice, souvent l’humiliation, et à leur cohésion avec le groupe du village d’origine (les mariages endogamiques continuent même pour la quatrième génération, tout comme l’entraide et les dons do-ut-des).

En 1984, en collaboration avec Campani et moi-même, cette recherche a été élargie à d’autres groupes et réseaux d’« Italiens » originaires de Reggio

18 Sur les différents aspects théoriques et méthodologiques ici abordés, voir Palidda (2015). 19 La Ciociaria est une zone du Latium, précisément de la province de Frosinone (à une centaine de kilomètres de Rome et au plein centre de la péninsule). Il s’agit d’une zone de montagnes et de collines, qui était parmi les zones les plus pauvres d’Italie jusque dans les années 1980, marquée par ce que quelques historiens ont appelé « la longue durée du féodalisme » en Italie. 20 Ici, je fais allusion aux résultats de nos recherches sur les différents groupes d’immi- grés italiens, par ailleurs similaires aux données analysées par Boulot et Fradet et d’autres qui ont étudié la scolarisation des enfants d’immigrés dans les années 1950, 1960, 1970 et 1980.

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Emilia, de la Val Verde/Apennins toscans, de la région de Bari — Pouilles — de la Lucanie, etc. En 1984, nous avons bénéficié d’un financement de la part du ministère des Affaires sociales pour une recherche sur les jeunes italiens, portugais, espagnols, algériens qui renoncent à la nationalité française (Catani et Palidda, 1989). En 1985, un projet portant sur les « Scaldini de Paris » a été financé par le ministère de la Culture français. Enfin, en 1986 un contrat avec le FAS et le ministère des Affaires sociales a pu être signé pour une recherche sur la socialité et l’associationnisme des immigrés de huit groupes nationaux.

Le cas des « Scaldini de Paris » est la plus passionnante histoire sociale que Catani découvre. Il s’agissait d’un cas assez rare sinon unique : environ vingt- deux familles alimentent pendant plus d’un siècle une catégorie professionnelle, celle des « Scaldini ». Officiellement ignoré, le travail des Scaldini assurait pourtant le fonctionnement des chaudières à charbon d’une très grande partie des ensembles de logements et d’immeubles publics de la capitale française : Notre-Dame, ministères, écoles, hôpitaux, métro, ILM, HLM, banques, bureaux divers, théâtres, cinémas, etc. Catani visite les lieux de travail des Scaldini et des Auvergnats qui géraient les cafés-charbons (c’est-à-dire les fournisseurs du minéral au départ employeurs des Scaldini). Il interviewe un grand nombre d’entre eux et écoute aussi les divers acteurs sociaux impliqués (les gérants d’immeubles, les Auvergnats, les gens qui croisent ces Ritals particuliers). Il participe à la fête annuelle que les Scaldini tiennent à Bobbio, dans la vallée d’origine sur les Apennins tosco-émiliens, entre les petits fleuves Nure et Magra. Il reconstruit les arbres généalogiques de plusieurs familles et décrit la noria de ces saisonniers qui ont presque monopolisé la profession des chauffeurs de chaudières à charbon pendant ce siècle, marqué par le rôle dominant de ce minéral comme principale source d’énergie. Il recueille les récits de leur vie quotidienne à Paris et dans leur terre d’origine et enfin, il saisit les changements à travers les générations allant jusqu’à documenter la disparition du chauffage à charbon et de ce métier vers la fin des années 1980 (en même temps que celle des mines de charbon et le triomphe du nucléaire). Son attention ne néglige aucun aspect du phénomène et touche le passage de la noria à l’immigration stable, donc à la sédentarisation de quelques familles en région parisienne en même temps que le « passage générationnel ».

La recherche sur les Scaldini peut être considérée comme la plus approfondie parmi celles que Catani a réalisées sur les réseaux ou groupes d’émigrés-immi- grés, les chaines migratoires, la socialité, l’associationnisme et les aspects économiques, sociaux, politiques et culturels. Ce travail a bénéficié de l’expé- rience ethnographique acquise auprès des autres réseaux ou groupes d’immi- grants depuis 1980 et notamment des Ciociari. Catani s’était lié d’amitié avec les Ciociari, il participait à leurs réunions, leurs fêtes, leurs mariages, leurs diners ; pendant l’été, il ne manquait pas d’aller faire le tour des villages de la Ciociaria et de séjourner parfois avec ses enfants à Casalvieri, le village d’où venait le noyau dur du réseau. C’est là que Catani découvre tous les moments, aspects et éléments essentiels pour comprendre les conflits et la multitude de leurs problèmes, ainsi que les plaisirs et les joies qui relèvent des relations entre trois et parfois quatre générations. C’est aussi là qu’il approfondit le rapport à la mort chez les plus âgés des émigrés-immigrés : l’importance et le coût parfois assez élevé des tombeaux de famille, la matérialisation de la réussite migratoire autant que l’importance de la belle maison au village et en France, souvent remplie de

328 Maurizio Catani, anthropologue-ethnographe de l’émigration-immigration gadgets, de décorations d’un goût venant du bricolage d’une culture populaire polluée par la consommation « de masse ». C’est là qu’il découvre l’importance de l’endogamie des cinq, voire six générations de Ciociari émigrés-immigrés : un aspect totalement inconnu par ceux qui lisent les statistiques et ne voient que des Français et/ou des mariages mixtes. C’est à partir de ce terrain que l’on comprend l’échec scolaire d’une bonne partie des Ritals, fils d’analphabètes qui ne peuvent jamais s’intégrer dans une école qui pratique l’acculturation autori- taire et très sélective outre que chauvine (« nos ancêtres les Gaulois »), alors que les parents les poussent à apprendre un bon métier pour ensuite gagner plus que les scolarisés et les diplômés.

Grâce à la recherche sur les réseaux d’immigrés, nous sommes arrivés à saisir les processus de politisation, de dépolitisation ou de maintien de la méfiance ou de l’indifférence vis-à-vis de la politique (Palidda, Catani et Campani, 1988) ; il s’agit le plus souvent d’un jeu qui comprend plusieurs aspects : la position économique et sociale des Ciociari dans la société locale d’immigration et d’émigration et leurs relations avec la population française, qui vit dans les mêmes conditions, avec les pouvoirs politiques, ou encore l’importance ou non du patrimoine d’expériences de leur passé. À cela, il faut ajouter les caractéris- tiques et l’attachement au réseau de chaque groupe d’immigrés. Les Ciociari, qui viennent d’une vallée « sans histoire » quant à l’action sociale et politique collective, oscillent plutôt vers la méfiance et l’indifférence, sauf quelques- uns qui pendant les années 1920-1930 se laissent manipuler par les curés des missions catholiques embauchés par le fascisme promettant une protection aux Italiens émigrés qui enfin n’auraient plus à porter la honte d’une mère patrie « méchante et sans âme », comme l’avait toujours été l’Italie depuis 1861. De leur côté, les Scaldini adoptent aussi une attitude méfiante ou indifférente, car ils ne vivent à Paris que six mois par an et dans tous les cas, leurs interlocuteurs professionnels ne sont que des Français, tandis que dans la vallée d’origine ils sont totalement à l’écart de la politique et de toute relation avec les pouvoirs publics. En revanche, ceux qui sont originaires de la région de Bologne, ainsi que ceux qui proviennent d’autres zones d’Italie, sont des gens qui ont fui le fascisme et, en France, dans la majorité des cas, ils sont devenus communistes et même résistants (ils étaient les plus nombreux parmi le réseau de l’Affiche Rouge de Manouchian et les partisans qui ont libéré Paris le 25 août 1944). C’est de ce milieu que sont issus certains dirigeants du PCF et de la CGT, des gens qui, de fait, ont coupé presque totalement les liens avec leurs origines et même avec les associations qui font référence à leur région de provenance. Avec le temps, il semblerait que la plupart des antifascistes réfugiés en France seraient devenus apolitiques, même si aucun d’entre eux n’oublie ce qu’a été l’horreur du fascisme et du nazisme. Cela se superpose souvent avec un changement net de leur condition économique et sociale : ils sont devenus « bourgeois » (Palidda, Catani et Campani, 1988).

Les expériences de recherche sur les réseaux d’Italiens nous ont ensuite permis de réaliser la plus importante recherche à l’échelle française et euro- péenne sur l’associationnisme (Catani et Palidda, 1987). Les trois tomes du rapport final de cette étude contiennent une analyse générale du « phénomène ». Les rapports par nationalité d’origine et les mini-monographies de plusieurs associations prises comme Case studies, avec une partie sur l’histoire sociale de chaque « courant » migratoire renseignent sur la dynamique des formes

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d’agrégation, la « sociabilité », et donc sur le passage du réseau ou groupe « informel » de parenté et d’originaires du même village (le « noyau dur » dérivant d’une chaine migratoire spécifique) jusqu’à l’associationnisme formel. Mis à part le fait que cette recherche a été peu valorisée21, elle s’est conclue dans une conjoncture assez défavorable par une réélaboration satisfaisante. L’agenda politique français était bouleversé par l’irruption des émeutes des banlieues et par le soi-disant « phénomène Le Pen ». Notre recherche apparaissait comme un travail concernant le « passé » et risquait d’être considérée comme inutile pour répondre aux attentes de la conjoncture de ces années. Autrement dit, la racialisation et en particulier la criminalisation raciste des jeunes des banlieues (et non seulement de ceux d’origine immigrée), voire leur configuration comme « postérité inopportune » n’était pas encore explicitée22.

Les plus importantes suggestions théorico-méthodologiques proposées par Catani

Voici une synthèse des suggestions que nous pourrions considérer comme les principaux apports de Maurizio Catani dans l’étude des migrations. L’adaptation « adéquate ou non adéquate »

L’adaptation « adéquate ou non adéquate » des immigrants à la société locale d’insertion ou d’intégration (Catani, 1984 ; 1985 ; 1986 ; 1988 ; 1989 ; 1992a et 1992b) est une sorte de « bricolage culturel » que les émigrés-immi- grés pratiquent, le plus souvent inconsciemment ; un mélange, parfois réussi et en d’autres moments occasionnels, de fragments de leur culture folklo- rique d’origine et de la culture locale avec laquelle ils interagissent. En réalité l’émigré-immigré, comme tout autre être humain, est évidemment contraint de s’adapter à des contextes toujours nouveaux, mais il est aussi probable que ces références s’affaiblissent, disparaissent ou soient re-codifiées, ou bien encore deviennent autre chose. À travers ces constats, Catani critique la thèse de la transplantation, du transfert ou de la reproduction des « villages » par des émigrés dans les réalités d’immigration, comme étant assez superficielle23, tout comme la thèse de la « socialisation anticipatrice » qui conduisait à l’idée d’une complète intégration et assimilation des immigrants dans le prolétariat

21 À la fin de cette recherche, on avait une grande quantité de matériaux et déjà trois tomes de rapport pour la DPM et le FAS ; mais, Maurizio traversait une période difficile due aux changements d’encadrement au CNRS et à l’amertume occasionnée par le manque de reconnaissance de son travail (il méritait de passer directeur d’études, mais il n’avait pas les soutiens suffisants) ; pour ma part, je devais boucler ma thèse de doctorat et, en même temps, respecter des contrats de recherche ainsi que les tâches familiales. 22 C’est surtout au cours des années 2000 que nombre de recherches décrivent et analysent l’explosion des banlieues et la criminalisation raciste (parmi d’autres, voir les travaux de Agier, Fassin et Fassin, Mucchielli, Rigouste et Palidda). 23 Cette thèse a été proposée par quelques anthropologues américains. Cf. Whyte (1943).

330 Maurizio Catani, anthropologue-ethnographe de l’émigration-immigration industriel24. Même l’immigrant qui semble s’être acharné à conserver les aspects apparemment identiques à ceux qui font partie de son expérience de vie dans sa société d’origine (par exemple, la fête du saint/e patron/ne de son village, les repas entre parents et amis de la même origine, les habitudes culinaires, etc.). Au fond, il les re-codifie dans son nouvel être social qui est celui de l’émigré- immigrant et non plus celui de membre de sa société d’origine. Par exemple, l’émigré-immigrant prie le/la saint/e de son village, non pas pour lui demander les mêmes auspices ou les mêmes buts qu’il avait dans la société d’origine, mais pour aborder ce qui concerne sa situation d’émigré-immigrant, c’est-à-dire pour faire face aux difficultés qu’il rencontre ; donc pour sa réussite économique et sociale dans la société locale d’immigration, et peut-être aussi pour arriver à mettre assez d’argent de côté pour refaire la maison et le tombeau familial au village, comme preuve de sa réussite d’émigré face à ceux qui sont restés. Le plus souvent, il n’existe pas de solidarité angélique, ni d’amour et de fidélité entre émigrés-immigrants, ni entre émigrés-immigrants et ceux qui sont restés au village d’origine, ni entre émigrés-immigrants et les amis rencontrés dans la société d’immigration (qui n’est pas et n’a jamais été d’« accueil ») ; la loi du do-ut-des est dominante et il ne faut pas la transgresser. Les parents peuvent être « des serpents » ; on sait que celui qui arrive en dernier doit se démener, commençant par accepter le pire, se rangeant au rang le plus bas, ayant ou non la capacité de se frayer le chemin de la réussite. Il sera certes aidé, mais il devra le mériter et rendre compte25. La hiérarchisation sociale est impitoyable et l’émigré-immigrant l’expérimente sur sa personne et, souvent, il fait la même chose à celui qui arrive après lui. Inconsciemment, l’émigré considère celui qui est resté au pays comme un lâche, une personne qui n’a pas eu le courage de défier l’émigration et l’immigration ; à son tour, celui qui est resté pense que l’émigré est un peu « fou », ou pas très « malin », voire même qu’il est un traître qui choisit de fuir devant les difficultés, plutôt que de rester partager les peines, mais aussi les joies de sa communauté de naissance. La formation d’un réseau ou d’un groupe

La formation d’un réseau ou d’un groupe constitué de parents et de personnes originaires d’un même village est le produit d’une chaine migratoire spécifique qui lie un lieu de départ à un lieu d’arrivée, l’organisation politique d’une société locale à une autre, et non pas deux états, ni « une nation à une autre ». Car le plus souvent, les émigrés-immigrés ne connaissent presque rien du système étatique de leur pays, ni de celui du pays d’arrivée. Catani a, à juste

24 La thèse de Baglioni et Alberoni, la « socialisation anticipatrice » qui reprend Merton (1957), fut adoptée par la majorité des chercheurs italiens de l’immigration. Elle est également citée par Schnapper. Maurizio Catani et moi-même avons critiqué cette thèse sur la base de nos recherches sur les différents réseaux d’immigrés italiens (voir infra) et nous avons également critiqué la hâtive généralisation des commentaires de cet auteur dans son article de 1976, notamment à propos des immigrés siciliens en banlieue parisienne. Nous avons montré qu’ils ne pouvaient pas être considérés comme une communauté, ni même une ethnie et, entre autres, Sainte-Rosalie n’était pas leur sainte protectrice – elle l’est uniquement pour les gens de Palerme alors que chaque commune à son saint ou sa sainte (ceci est assez connu grâce aux études italiennes sur les cultures populaires/folkloriques depuis De Martino et Gallini). 25 Ces considérations font référence à différentes réflexions que Catani et moi-même avions l’habitude de faire. Il est possible de les retrouver dans plusieurs textes que nous avons publiés et qui sont cités en bibliographie.

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titre, critiqué l’abus des termes « communauté, ethnie, nation, culture », non seulement parce que dans le cas des Italiens ils n’apparaissent pas appropriés, mais aussi parce que les émigrés-immigrés appartiennent avant tout à un réseau ou à un groupe, ou alors ce sont des individus seuls et pas, ou assez peu, marqués par l’appartenance nationale qu’ils déclarent et/ou qui leur est attribuée, à l’instar d’une nomination autoritaire ou d’un stigma. Ceci se produit parce que la société d’arrivée n’est pas accueillante et qu’elle ne favorise pas l’intégration. De fait, elle oblige les immigrants à rester « enfermés » dans leurs réseaux (s’ils en ont un). Le réseau d’immigrés de même origine est toujours le fruit d’une « communauté d’intentions » (convenance, mais aussi culture en devenir de l’émigré-immigrant) entre son notable, leader ou patron, et ses membres. Le leader doit avoir la capacité de s’occuper de ses intérêts, mais aussi de ceux des personnes de son groupe ; tous savent que c’est lui qui tirera davantage de bénéfices de son rôle de leader ou de notable, mais presque tous reconnaissent qu’il les mérite, car il est toujours disponible pour aider les autres. Tous les membres du groupe, ou presque, profitent également de son ascension sociale. Ce notable ou leader peut parfois prendre une allure paterna- liste, ou « pastorale », tout comme celle du power-broker (médiateur d’affaires et médiateur de pouvoir, selon Blok, 1974). Ces considérations sont retravaillées par Maurizio Catani dans plusieurs de ses travaux à partir de ses réflexions sur les Ciociari et ensuite sur les différents groupes d’immigrés italiens, puis sur ceux issus d’autres nationalités (Catani et Palidda, 1987). Le jeu de la « bilatéralité des références et de la réversibilité des choix »

Le « jeu »26 de la « bilatéralité des références et de la réversibilité des choix » est une tactique des leaders de groupes d’immigrants qui ont déjà atteint une certaine réussite économique et sociale et elle peut également constituer la base pour une réussite ou carrière politique (Catani, 1983 ; 1985b ; 1992 ; 1989 ; Catani et Palidda, 1987). Cela est rendu possible là où le groupe d’émigrés-immigrants réussit à avoir du poids, soit dans la société locale d’origine soit dans celle d’une immigration stabilisée. Catani décrit ce jeu à travers le cas des Ciociari. Aujourd’hui, il est pratiqué – surtout à l’échelle locale – par des émigrés-immi- grants d’autres nationalités (comme les Portugais et les Marocains) et aussi, bien qu’encore à un niveau embryonnaire, par des groupes d’immigrés plus récents en Italie (dont les Albanais ; voir Palidda, 2009) et partout ailleurs (par exemple, en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne et même au Canada). Les interlocu- teurs de ce jeu sont tout d’abord les autorités politiques ou administratives locales des deux pôles (la société locale d’origine et celle d’immigration), mais aussi les banques, les sociétés immobilières ou de transports, de commerce et d’autres encore. L’aboutissement à l’associationnisme formel (officiel, voir du type association 1901) comme véritable expression d’un groupe ou d’un réseau d’émigrés-immigrés arrive quand la réussite économique et sociale atteint un niveau assez important qui en même temps pousse à en tirer une rentabilité politique qui à son tour réalimente la réussite économique.

26 On peut trouver là une analogie entre cette idée de Catani et la métaphore du théâtre proposée par Goffman (1973).

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Ainsi, le jeu de la « bilatéralité des références et de la réversibilité des choix » consiste en la mise en concurrence des autorités locales des deux sociétés locales (de départ et d’immigration) pour obtenir des facilitations ou des avantages en échange de l’investissement de l’épargne : la fête annuelle de l’association sert à réunir le maximum de gens de la même origine, mais aussi, à réunir le maximum d’amis de la société de départ et de celle d’immigration, ainsi que les autorités locales et parfois même nationales des deux pôles. La capacité de mobilisation d’un grand nombre de gens sert donc à montrer le poids social et aussi économique, et si l’on veut, électoral, que l’on a accumulé et que l’on peut investir « ici ou là-bas ». Le « mal-être » (ou le « malaise ») de l’émigré-immigrant

Le « mal-être » (ou le « malaise ») de l’émigré-immigrant, qui s’accroît quand il devient âgé (et quand il ne peut plus être actif et se sentir « indispensable »), se manifeste aussi bien dans la société locale d’immigration que dans la société d’origine. Catani a consacré beaucoup d’attention à ces aspects au cours de son travail d’alphabétiseur et à travers ces publications, comme le Journal de Mohamed, Tante Suzanne et son travail sur les retraités Ciociari27. C’est dans ces travaux qu’il analyse les problèmes des relations entre parents et enfants et entre grands-parents et petits-enfants. Il souligne l’importance du va-et-vient des vieux migrants qui sont mal à l’aise partout et qui ne cessent de bouger et de « se raconter » que leur mobilité sert à fournir aux enfants et aux petits-enfants les « bonnes choses » du pays, que cette mobilité est indispensable entre autres pour surveiller les propriétés que la famille garde au pays et, bien sûr, pour « sauvegarder la famille », c’est-à-dire « tout ce qu’on est et que l’on a réussi à faire ». L’inévitable extinction progressive des entités sociales constituées par les émigrés-immigrants

L’histoire sociale de l’émigration italienne est paradigmatique : avec le passage d’une génération à l’autre, les liens, les références de toute sorte avec les origines ne peuvent que s’affaiblir, sinon disparaître. Cette thèse semblerait être remise en question aujourd’hui par le renouveau ou la « redécouverte » des origines après plusieurs générations. Pour l’anthropologue et ethnographe qui ne laisse pas place à la superficialité, il apparait clair que ces découvertes ne sont pas d’effectives reconstructions de liens et de références culturelles, mais tout au plus un élément ultérieur à ajouter à l’image que l’on se construit et que l’on peut jouer sur le marché de la représentation publique.

Plutôt que de parler d’identité (terme ambigu, abusé et discutable28), dans le cas des émigrés-immigrants, il est probablement plus judicieux de parler de processus de variations des appartenances et de combinaisons adéquates et/ ou inadéquates des références à des fragments de cultures locales comme le proposent Oriol et Catani. L’émigré-immigrant qui passait d’un pays assujetti

27 Catani tourne aussi en Super 8 un petit film documentaire sur la fête des vieux Ciociari en Ciociaria et ensuite en Val-de-Marne qu’il mettra ensuite par écrit (Catani, 1986 et 1988). 28 Parmi les réflexions critiques sur les usages et les abus du lemme identité, voir Le Coadic (2007).

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à une domination étatiste et/ou nationaliste forte à un autre pays non moins oppressif (jusqu’à l’acculturation autoritaire et violente) avait bien peu de chances de cultiver ses références à sa culture d’origine et de les afficher, sauf dans le contexte du faux melting pot qui a toujours servi la hiérarchisation sociale à travers l’ethnicisation29. Celui qui sortait de l’Italie fasciste et arrivait dans la France chauviniste (de droite comme de gauche) ou aux États-Unis assi- milationnistes et première puissance mondiale, ou encore dans d’autres états, tout autant assimilationnistes – mais de toute manière mieux que la « méchante mère patrie » italienne qu’il avait fuie – n’avait rien à valoriser de leurs pauvres origines, qui n’avaient aucune chance de se voir appréciées (c’est par exemple le cas de la Ciociaria ou des zones rurales de la plupart de l’Italie jusqu’aux années récentes et celui de bien d’autres pays). Aujourd’hui, en revanche, au-delà de l’homologation, la « mondialisation » ou la soi-disant « globalisation » laisse quelques espaces (souvent fonctionnels au néo-libéralisme) pour le local, le folk- lorique, le « micro », alors que les identités nationales traditionnelles ont perdu leur pouvoir de coercition pour écraser et nier les appartenances spécifiques. Mais, pourquoi les jeunes de troisième ou quatrième génération devraient-ils se passionner à reconstruire les liens avec la société locale d’origine de leurs ancêtres ? Mis à part quelques rares cas souvent mêlés à des convenances ou des utilités diverses, la réminiscence ne peut que rester abstraite, symbolique, éphémère, assez vague : une sorte de cerise sur le gâteau, qui ne changera que peu de choses. C’est ce qu’il est possible d’observer à propos des personnalités d’origine étrangère qui de fait n’ont plus de liens avec la vie courante du réseau d’immigrés auquel appartenaient leurs ancêtres.

Enfin, si l’on prend la mesure de la contribution de Maurizio Catani pour la recherche sur les migrations contemporaines, à l’instar de celle qui est justement reconnue à Abdelmalek Sayad, son travail sur les similitudes et les différences entre « vieilles » et nouvelles migrations paraît particulièrement important. Catani, comme Sayad, n’a pas eu le temps d’étudier le développement exaspéré du prohibitionnisme et de la criminalisation raciste connus depuis 1990, mais surtout depuis 2001 (Palidda, 2011). Cependant, tous les deux voyaient bien les analogies entre les émigrations-immigrations connues jusqu’à la fin des années 1970 et celles qui se sont exercées par la suite : les risques, les peines, la fatigue et les couts moraux et matériels de l’émigration et de l’immigration, de l’inser- tion et ensuite de l’intégration économique et sociale ; le dur et long parcours pour arriver à esquiver le racisme et atteindre une condition économique et sociale acceptable et encore, les difficultés dans la maitrise de l’intégration des enfants.

Conclusion

Maurizio Catani a contribué à développer la recherche sur les émigrations et les immigrations en portant une grande attention aux plus petits éléments et aspects souvent peu évidents30. Sa vision « désenchantée » est la même que

29 Voir aussi les très beaux films sur les émigrations et immigrations d’Italiens de Germi (Le Chemin de l’espérance, 1950) et Norelli (Pane amaro, 2007). 30 Là, il y a une analogie entre Catani et les enseignements de la « première » École de Chicago.

334 Maurizio Catani, anthropologue-ethnographe de l’émigration-immigration celle des émigrés-immigrés qui « jouent » avec leur bricolage culturel, leur bilatéralité et réversibilité des choix et leur gestion des passages intergénéra- tionnels. Catani décrit la domination subie par l’immigré et son intériorisation, sans populisme ni ambitions philosophiques ou idéologiques. Il fait sa recherche à travers l’observation participante, les entretiens et les notes de terrain, mais tout cela n’a rien d’un quelconque militantisme, ni d’une fabrication ou d’une « découverte » de la vérité ou bien encore d’une « nouvelle » théorie : Catani aimait la recherche de terrain et se méfiait des théorisations et des risques portés par les théorèmes idéologiques. Il a été toujours très scrupuleux dans la restitution des résultats de son travail à ses interlocuteurs, leur donnant ainsi la possibilité de devenir auteurs comme avec Mohamed et Tante Suzanne. En effet, il considérait que sans eux ses travaux n’auraient pas pu être réalisés. À certains égards, Catani peut être considéré comme un individualiste, mais il était aussi très attentif à respecter à la fois les collègues avec qui il travaillait et les gens qu’il croisait sur le terrain. Comme tout chercheur marqué par l’honnêteté intellectuelle, il n’aimait pas les contraintes des commanditaires de la recherche, mais il était content quand ceux-ci ne pouvaient pas le critiquer vu le sérieux de son travail. Il refusait toujours d’être prescriptif ou de jouer le « conseiller du prince ». Il était très orgueilleux et n’a jamais demandé à être « pistonné ». Être Italien31, être contre le mainstream des sciences sociales et être dépourvu d’un patron sont des faits qui ne l’ont pas favorisé dans le monde de la recherche académique et universitaire. Avec Goffman, on peut dire que sur la scène de la recherche, Catani figurait comme un « chevalier solitaire » ; il ne faisait partie d’aucun cercle académique. Par ailleurs, hormis les plus âgés, parmi les cher- cheurs qui travaillent sur les migrations, il ne reste que trop peu de la mémoire des contributions d’autres auteurs importants que fréquentait Maurizio Catani, je pense notamment à Paul Vieille et à Michel Oriol.

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31 Il y avait aussi une sorte de « discrimination positive » qui favorisait surtout les cher- cheurs issus des nationalités des populations que la « science des migrations française » voulait que l’on étudie (dans les années 1980, l’immigration italienne en France n’était plus intéressante).

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339 Salvatore Palidda

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340 Notes de lecture

Berriane, Mohamed au Maroc, la relation entre le développe- Marocains de l’extérieur 2013. – Rabat : ment et la persistance d’une émigration ; Fondation Hassan II pour les Marocains des mutations récentes apparaissent avec Résidants à l’Étranger, 2014. – 602 p. l’immigration subsaharienne. ISBN : 978-9954-400-35-7 Le troisième chapitre analyse le rôle Cette troisième édition innove grâce à des associations de migrants dans le déve- une première partie originale et pertinente loppement du Maroc. L’ONG Migration et qui analyse les thématiques transversales Développement devient un acteur incon- de ces communautés marocaines et pose tournable dans la zone Sud du Maroc avec les jalons des tendances de la recherche des projets d’électrification des villages, actuelle sur les migrations marocaines. d’éducation informelle, d’équipements hydrauliques, des opérations de construc- Le premier chapitre présente l’état tion de route et de centres de santé. de la recherche sur les migrations maro- Thomas Lacroix interroge le paradoxe caines (Mohamed Berriane et Mohammed entre l’intégration, le renforcement des Aderghal). Sont mises en exergue la relations transnationales et l’invention question du retour dans les années 1990, d’une nouvelle citoyenneté détachée des et tout particulièrement la dichotomie entre cadres territoriaux. enracinement dans le pays d’accueil et relation avec le pays d’origine, ainsi que la Au sein du quatrième chapitre, Myriam recomposition des territoires de la mobilité Cherti propose l’étude de la migration de avec une évolution conceptuelle. Le terme retour. Cette chercheuse explique que la de circulation remplace progressivement tendance est à l’augmentation du retour celui de migration et celle-ci se voit qualifiée des immigrés en raison de la hausse du de transnationale. Sont aussi évoquées les chômage et de la crise, de leur faible femmes marocaines qui partent seules, la intégration dans les pays d’accueil, des relation entre la migration et le dévelop- nouvelles opportunités dans leurs pays pement, les nouvelles fonctions migra- d’origine, du contrôle renforcé aux fron- toires avec l’arrivée des Subsahariens, tières et des politiques migratoires qui des Européens et des Asiatiques et de affectent les immigrés en situation irrégu- nouveaux concepts tels que la polyspatia- lière. Des mesures sont développées par lité, la migration de bien-être ou encore la le Maroc pour soutenir ces migrants qui résidence touristique de longue durée. reviennent, mais elles sont fragmentaires et se focalisent sur le soutien des émigrés Le deuxième chapitre développe la qui souhaitent investir dans leur pays. théorie des transitions migratoires. Hein de Haas remet en cause le schéma expli- Les deux chapitres suivants s’appuient catif linéaire du push and pull. Il conteste sur le programme Eumagine. L’un traite des la linéarité entre migration et développe- discours et des images portant sur l’émi- ment. La migration requiert des capacités gration marocaine ; en Europe, l’image du considérables et le désir de migrer est travailleur des années 1960-1970 reste la augmenté par l’accroissement du taux de plus répandue (homme adulte et céliba- scolarisation, le contact avec les médias taire). Mohammed Adelghal analyse les et la prise de conscience des opportunités arguments qui sont à l’origine des images à l’étranger. Ainsi, on comprend mieux, négatives sur l’immigration : la menace

341 que les immigrés représenteraient pour bâtiment, l’industrie automobile et manu- l’identité ethno-nationale ; la criminalité et facturière. Aujourd’hui, le secteur tertiaire l’insécurité dont ils seraient la cause ; le domine à 76 % et le taux de chômage des chômage qu’ils contribueraient à accroître ; Marocains a fortement augmenté. l’attitude de profiteurs qui abuseraient de la générosité de l’État dans les démocra- Dans le huitième chapitre, Mathieu ties occidentales. L’autre chapitre traite des Rilke aborde l’arrivée des Marocains en images et des perceptions de l’Europe au Belgique dès 1912 et la convention bila- sein de la société marocaine ; l’image du térale de 1964 qui marque l’afflux d’un migrant marocain est souvent restreinte à grand nombre de travailleurs migrants. celles du pourvoyeur de fonds. Mohamed En 2011, 1 119 256 étrangers vivaient en Berriane montre la prédominance de Belgique, sur une population totale de l’Europe dans l’imaginaire marocain. 10 951 266. Les Marocains représentent La France est préférée aux autres pays 7,4 % avec 276 587 personnes après les d’Europe, car il y a du travail et des droits. Français (10 %). La moitié d’entre eux À l’inverse, l’Espagne est perçue moins vit dans la capitale belge, un tiers dans positivement du fait d’un nombre plus la Région flamande et le reste dans la limité de droits et d’une crise économique Région wallonne. L’auteur démontre la plus prégnante. Enfin, l’image idyllique faible intégration de cette population : de l’Europe est fortement remise en les jeunes belgo-marocains connaissent question notamment à cause de l’insécu- des difficultés dans leur scolarité et sont rité et du développement du racisme. La touchés à 36 % par le chômage (contre 7 % question migratoire au Maroc a également en moyenne pour la population totale). trouvé à se diversifier depuis l’arrivée des Par contre, l’intégration politique a plutôt Subsahariens. Ces nouvelles présences bien fonctionné grâce au droit de vote se sont accompagnées de commentaires des étrangers mis en place dès 2006. La médiatiques à connotation raciste quand conclusion porte sur l’espoir que les Belgo- des journaux ont pu choisir de titrer le Marocains ont pour leur descendance, car « péril noir » pour décrire les mutations la mobilité sociale par l’éducation et le migratoires que connaît aujourd’hui le marché du travail sont beaucoup moins pays. Les opinions sont majoritairement favorables qu’ils ne l’avaient prévu. négatives sur les services de santé et les La situation des Marocains en Espagne écoles au Maroc, même si certaines sont est tout à fait différente, comme l’explique plus équilibrées comme la liberté d’expres- Mohammed Khaldi dans le chapitre 9. En sion, la liberté linguistique ou l’égalité des 2008, avec la crise, la situation migra- chances par le travail entre hommes et toire a complètement changé, inversant femmes. les flux. 1,2 million d’immigrés ont La deuxième partie de l’ouvrage traite quitté l’Espagne entre 2008 et 2012 et des Marocains en Europe. Khayima Bouras les Espagnols commencent à émigrer à Ostmann présente, dans le septième leur tour. Entre 2007 et 2010, le taux de chapitre, les Marocains d’Allemagne. En chômage était de 35 %. Or l’immigration 2010, les Marocains représentent 9 % de est principalement une immigration de la population étrangère en Allemagne travail et les travailleurs étrangers sont les (soit 151 000 individus sur 7,5 millions de plus touchés par la crise, notamment car ils personnes). La plupart d’entre eux sont occupaient des emplois non qualifiés dans originaires du Rif. 50 % des migrants le secteur du bâtiment qui a le plus souffert marocains sont installés dans l’état de de la récession. L’Espagne est, pour les Rhénanie-du-Nord-Westphalie et 25 % en Marocains, le deuxième pays d’accueil Hesse. Depuis leur arrivée, ils ont surtout après la France. Leur nombre est passé de travaillé dans la mine, la sidérurgie, le 54 105, en 1992, à 854 501, en 2012, auquel

342 s’ajoutent 120 648 Marocains de nationa- de l’Italie. Les villes de Turin, de Milan, lité espagnole, soit près d’un quart des Bergame, Brescia et Modène polarisent Marocains dans le monde. Jusqu’en 2010, plus de 25 % des immigrés marocains. les Marocains sont la première commu- Après la recherche d’un emploi, le regrou- nauté étrangère en Espagne. La population pement familial occupe à présent une marocaine est jeune, avec une moyenne place importante dans les flux d’entrées en d’âge de vingt-huit ans (quarante-deux ans Italie. Mais depuis 2011, les ressortissants pour les Espagnols) et se concentre princi- étrangers sont touchés par un chômage palement dans trois régions : la Catalogne grandissant. Le taux de chômage au sein (32,9 %), l’Andalousie (15,1 %) et la région de la communauté marocaine est de de Madrid (10,5 %). Près de la moitié 21 %. Parmi les actifs marocains, la moitié (49,3 %) des Marocains en Espagne sont d’entre eux occupent des emplois dans le des demandeurs d’emploi. secteur du service. Entre le Maroc et l’Italie, il existe des accords bilatéraux concernant En Europe, la France a constitué, pour trois domaines : la gestion de la migration des raisons historiques, le principal foyer légale, la lutte contre l’immigration clan- de l’immigration marocaine, comme destine et enfin la promotion du lien entre le mentionne Mohamed Charef dans migration et développement. le chapitre 10. Après un âge d’or de la migration marocaine « assistée » des Les Marocains des Pays-Bas, étudiés années 1960, des milliers de Marocains par Mohammed Refass dans le chapitre 12, sont venus travailler en France. De 1975 ont d’abord transité par la France ou la à nos jours, la population marocaine Belgique et sont ensuite venus plus directe- continue d’évoluer malgré un certain ment du Maroc. Depuis 2009, ils se placent nombre de lois votées pour limiter la venue au deuxième rang des effectifs étrangers des étrangers. Le regroupement familial après les Turcs. Ils représentent 2,2 % de joue un rôle important dans l’essor de la la population néerlandaise totale, consti- population marocaine et dans sa fémi- tuent plus du dixième de la population nisation. Cette population se naturalise étrangère et plus de 18 % de la population également de plus en plus. Les principaux allochtone non occidentale des Pays-Bas. foyers de résidence sont le bassin Houiller La région ouest concentre à elle seule du Nord-Pas-de-Calais et la région pari- près de 73 % des Marocains. Amsterdam sienne, devant les grandes zones maraî- vient en tête des villes avec 19,84 % de chères, arboricoles et viticoles (sud-ouest résidents d’origine marocaine pour un peu et sud-est), le secteur touristique du littoral plus de 9 % de la population totale de la méditerranéen et, bien sûr, les grandes ville. Rotterdam vient en seconde position. villes. Enfin, l’auteur évoque les Marocains Avec la crise, le taux de chômage chez les du « bout du Monde », faisant allusion Marocains est trois fois plus élevé que le aux 4 000 Marocains résidant dans les taux moyen (19,6 % en 2012). Une politique territoires d’outre-mer, dont la présence est d’immigration de plus en plus restrictive relativement symbolique. est mise en place avec l’encouragement au retour (projet REMPLOD). Les récents Le chapitre 11, développé par débats se sont focalisés sur la question Immacolata Caruso et Sabrina Greco, identitaire et plus particulièrement autour analyse la venue importante des migrants de l’islam. marocains en Italie ces deux dernières décennies. Ils sont en 2011, 501 610, soit Dans le chapitre 13, Myriam le plus fort contingent d’étrangers dans Cherti appréhende les Marocains du le pays (14,2 %). La plus grande concen- Royaume-Uni, en expliquant tout tration d’immigrés marocains (73,8 %) se d’abord les liens historiques tissés, dès localise dans les huit régions du Nord le XIXe siècle, avec les marchands Fassis

343 venus à Londres, Liverpool et Manchester. cadres supérieurs. Toutefois, le chômage La migration marocaine en Grande- touche plus de 28 % des Marocains du Bretagne reste peu étudiée, car peu visible Canada (8,3 % pour le reste de la popula- (elle regroupe 21 246 personnes et place le tion immigrante). groupe en 59ème position parmi les popu- lations étrangères du Royaume), même Aux États-Unis, d’après Andrew si des espaces d’installation témoignent A. Beveridge, Susan Weber et Sydney de cette présence comme à Londres avec Beveridge dans le chapitre 15, avec le « le Petit Maroc » (quartier de North 310 millions de personnes, la présence Kensigton). Un grand nombre de femmes marocaine (66 352) actuelle est assez sont arrivées en tant que migrantes indé- minime, concentrée dans les grandes villes pendantes durant les années 1970, des telles que Los Angeles, San Francisco, célibataires, veuves, divorcées ou femmes Chicago, Boston, New York, Washington, cheffes de ménages. La première phase etc. La zone de New York City compte plus importante débute dans les années 1960 d’un cinquième des Marocains des États- avec des Marocains (issus du Nord du Unis. Pour résumer, la situation financière, Maroc) venant travailler dans le secteur professionnelle et éducative des Marocains de l’hôtellerie et de la restauration. Puis est bien inférieure à la situation des autres suivent de jeunes entrepreneurs semi- groupes, excepté celui des autres pays qualifiés dans les années 1980 au départ d’Afrique. Il y a cependant des différences de Casablanca. Enfin, dans les années notables entre les Marocains nés aux États- 1990, des Marocains hautement qualifiés, Unis et ceux nés à l’étranger. provenant du Maroc et de France, arrivent Enfin, la dernière partie de l’ouvrage pour travailler dans le secteur de la finance. concerne les Marocains d’Afrique La ville de Londres concentre 69 % des Subsaharienne et des pays arabes. Yahia Marocains. De manière générale, la Abou El Farah fait un zoom sur le Sénégal communauté marocaine reste confrontée et la Côte d’Ivoire où sont plus fortement à de fortes difficultés liées à son manque concentrés les Marocains. Le Sénégal a de compétences linguistiques. connu une immigration marocaine relati- La troisième partie du livre porte vement ancienne au milieu du XIXe siècle, sur les Marocains d’Amérique. Younes tandis que pour le second pays, elle est Abdelmoula traite du Canada dans le plus récente. Cette migration est due chapitre 14. Rajeunissement progressif, à la diffusion de l’Islam (surtout de la féminisation notable, niveau de scolarité confrérie Tijania) et au développement du et de qualification plus élevé sont les commerce caravanier d’où une commu- nouvelles tendances résultant de la nauté commerçante à Saint Louis issue de politique migratoire canadienne, qui la grande « aristocratie marocaine Fassis ». consiste à sélectionner et à choisir ceux qui L’émergence de la Côte d’Ivoire dans les ont les moyens de réussir leur intégration. années 1980 et 1990, comme nouvelle C’est au début des années 1980 que s’ac- puissance économique d’Afrique avec célère l’émigration marocaine. Estimée à l’exportation des produits agricoles (café, 100 000 personnes, elle est classée comme cacao, etc.) en fera une destination privi- la première communauté maghrébine légiée. Par la suite, d’autres pays africains vivant au Canada, avec 8,1 % de l’immigra- comme le Gabon, la Guinée, l’Afrique du tion canadienne totale entre 2001 et 2006. Sud vont attirer des Marocains. En 2013, Pour des raisons linguistiques, 80 % des au Sénégal, les Marocains sont estimés à Marocains s’établissent au Québec. 62 % 2 000 personnes et à 2 700 en Côte d’Ivoire, des actifs marocains sont concentrés dans auxquels il faut ajouter les 2 à 3 000 des professions à haute qualification, 15 % métisses du Sénégal, les 800 étudiants, exercent des professions libérales ou sont les femmes exerçant des activités liées

344 aux attractions nocturnes, estimées entre en perpétuel mouvement. Il est un outil 4 et 600 femmes, et quelques Marocains pédagogique incontournable et attendu binationaux d’Europe. Avec la crise de 2011 (environ tous les cinq ans) pour actua- en Côte d’Ivoire, la situation économique liser et mieux comprendre l’évolution a impacté la communauté marocaine et d’une diaspora marocaine toujours plus a conduit une partie de la communauté nombreuse et qui compose un véritable marocaine à opter pour une migration de miroir de la société marocaine du Maroc. retour. Mieux connaître les Marocains de l’exté- rieur, c’est aussi mieux comprendre les Pour Abdelfattah Ezzine, les migrations Marocains du Maroc. marocaines vers les pays arabes sont Chadia Arab restées insignifiantes jusqu’aux années Chargée de recherche CNRS 1980. Si la migration marocaine vers ESO/Université d’Angers l’Algérie reste la plus ancienne, celle vers le Liban a été aussi florissante sous l’occu- pation française. Avec le boom pétrolier, un nombre relativement limité de Marocains Misrahi-Barak, Judith (dir.) a migré vers la Libye (120 000) et les Raynaud, Claudine (dir.) pays pétroliers du Golfe (plusieurs dizaines Diasporas, Cultures of Mobility, “Race”, de milliers) pour travailler sous contrat Vol. 1 Diasporas and Cultures of temporaire surtout dans le secteur des Migrations. – Montpellier : Presses univer- services. Au début de ce siècle (2002), la sitaires de la Méditerranée, 2014. – 376 p. communauté marocaine dans les pays (PoCoPages) ISBN : 978-2-36781-037-9 arabes ne représentait que 8,99 % des « Marocains du monde ». Dans l’aire arabe, Diasporas, Cultures of Mobility, le Maghreb et la Libye ont capté 59,86 % “Race”, dirigé par Judith Misrahi-Barak et des migrants marocains. Une des spécifi- Claudine Raynaud, est le fruit de plusieurs cités de cette migration dans les pays du rencontres ayant eu lieu en Europe et Golfe est sa féminisation importante. En aux États-Unis entre 2011 et 2013. Cet 2012, au Bahreïn, sur 1 064 Marocains, ouvrage collectif rassemble des contribu- 72,18 % sont des femmes ; aux Émirats tions d’auteurs principalement issus des arabes unis, elles sont 60,2 %, à Oman, études littéraires, mais également des 65,5 %, au Koweït, 60,17 %, en Syrie, sciences sociales, portant sur des études 62,11 %, en Jordanie, 83,87 % et en Arabie, de cas précises. Ce recueil d’analyses est seulement 42,4 %. La migration féminine organisé en quatre parties : « Questioning est le résultat d’un projet migratoire indivi- diasporas », « Diasporic Discontinuities », duel qui s’appuie sur les réseaux sociaux, « Diasporic Negotiations and Passages », familiaux, mafieux. Mais le système de la « Diasporic Subjects: Plural, Gendered, kafala la rend vulnérable. and Queer ».

En définitive, Mohamed Berriane, dans L’introduction annonce le principal la coordination de cet ouvrage consacré enjeu théorique de l’ouvrage : repenser aux Marocains de l’extérieur en 2013, le concept de « diaspora », notamment à nous apporte une lecture d’un paysage partir de l’utilisation de sources littéraires migratoire mondial des Marocains à un et artistiques. Si le risque d’une dissolution instant T. Cet ouvrage est indispensable à de ce dernier est évoqué, en raison de la tout chercheur, acteur de la société civile, démultiplication de ses usages, les auteurs migrant ou non migrant, Marocain ou du recueil ne plaident néanmoins pas, non Marocain, voulant un peu mieux dans leur majorité, pour son entière remise connaitre les Marocains du monde ou en cause. plutôt, le monde des Marocains, un monde

345 Comme Robin Cohen, beaucoup D’autres contributions élargissent préfèrent aujourd’hui élargir le concept plus encore la portée du concept de pour l’appliquer non plus seulement à « diaspora » qui se transforme alors en un des dispersions traumatiques, mais plus outil facilitant la mise en lumière d’expé- largement à des phénomènes migra- riences entretenant a priori peu de rapport toires se traduisant par l’extension de la avec les phénomènes diasporiques à « terre d’origine » au-delà de ses frontières, proprement parler. Ainsi J. U. Jacobs, accompagnée d’une idéalisation de cette dans une analyse de The Cry of Winnie dernière et d’un fort sentiment « ethnique » Mandela de Njabulo Ndebele, dresse un et de solidarité avec les membres de la parallèle entre l’expérience diasporique et « diaspora ». Ainsi, l’article de Bénédicte la vie de plusieurs femmes sud-africaines Ledent analyse le roman In the falling snow touchées par la violence de leur pays : (2009) de Caryl Phillips en proposant de dans cette perspective, ces expériences ont penser autrement la diaspora : d’abord pour point commun une forme de désta- en termes de continuité et de disconti- bilisation absolue dont rendrait compte la nuité et également de travailler conjointe- théorie du chaos. Plus largement que le ment la singularité et la grande connexité concept de « diaspora » lui-même, c’est des notions de migration, de diaspora et le champ sémantique qui l’accompagne de globalisation. D’autres auteurs portent qui est réexaminé. La contribution de cependant plus loin la critique en rompant Françoise Lionnet, par exemple, rejoignant notamment avec la centralité accordée au les analyses d’H. Adlai Murdoch et de rapport au « pays natal » dans la défini- Shu-mei Shih, alimente la réflexion autour tion des phénomènes diasporiques. Ainsi, des concepts de « créolité » et de « cosmo- Shu-mei Shih, après avoir relevé les contra- politisme » ; concepts qui ont acquis dictions heuristiques et éthiques (réduction- une place importante aussi bien dans les nisme ethnique, ethnocentrisme chinois, études littéraires ou artistiques que dans etc.) qui sous-tendent l’expression de les sciences sociales. « diaspora chinoise » – laquelle ne rend pas compte de l’hybridité et de l’hétérogénéité Refusant la lecture de la diaspora des logiques migratoires de ces popula- comme ensemble homogène, la plupart tions – tente de poser les jalons d’un espace des auteurs mettent l’accent sur les d’études sinophones. Le chapitre d’ H. Adlai discontinuités (Bénédicte Ledent, Mireille Murdoch portant sur l’identité caribéenne Rosello et J. U. Jacobs), l’hybridité (H. tend vers des visées similaires : ouvrir des Adlai Murdoch) et les rapports de domi- analyses comparatives transdisciplinaires nation et les conflits en ce qu’ils pénètrent en réarticulant les concepts de différence, notamment les discours et les imaginaires de multiplicité, de créolisation, d’hybridité, diasporiques (Ashraf H. A. Rushdy, Louise de métissage, etc. L’auteur mobilise la Cainkar et Indira Karamcheti). L’expérience métaphore végétale du « rhizome » pour diasporique apparaît dans de nombreuses penser la mobilité dans toute sa complexité contributions comme suscitant ou accom- ce qui lui permet de contourner l’usage pagnant une remise en cause des normes de celle des « racines » et l’idée d’origine sociales. Christine Vogt-William met par commune qu’elle suggère. Ainsi, H. Adlai exemple en lumière le fait que les migra- Murdoch plaide contre l’inscription trop tions des personnages principaux des réifiante d’un imaginaire du pays natal (au romans de Shyam Selvadurai vont de pair singulier) comme l’une des caractéristiques avec l’affirmation progressive de mascu- principales de la construction diasporique : linités alternatives en rupture avec l’hété- la trame architecturale de l’identité culturelle ronormativité imposée dans leurs pays diasporique est alors non plus soutenue par d’origine. Janet Wilson montre, quant à les motifs du retour mais de la différence. elle, comment l’expérience de l’exil de quatre écrivaines néo-zélandaises les

346 conduit à questionner non seulement leur Hormis de rares exceptions, les contri- identité nationale ou « ethnique », mais butions reposent principalement sur l’uti- aussi leurs rôles de femmes. Ainsi, la lisation de la littérature ou d’arts visuels. mobilité semble favoriser le dévoilement L’un des intérêts de l’ouvrage vient du de l’hétérogénéité des cultures et la diffi- fait que ces œuvres sont traitées non pas culté d’en délimiter des contours claire- seulement comme un miroir du social, ment saisissables. Dans ce sens, l’analyse mais qu’elles sont aussi perçues comme du film Gadjo Dilo par Mireille Rosello irremplaçables pour comprendre les peut être lue comme une contribution à imaginaires et les affects au cœur des la réflexion postmoderne sur le caractère processus de construction des diasporas. « ouvert », hétérogène et conflictuel des Ce traitement des œuvres contribue à cultures et des normes sociales. nourrir l’effort de questionnement et de conceptualisation (ou reconceptualisation) La dialectique continuité/discontinuité des postulats théoriques. n’est pas uniquement posée en référence à un cadre social ou géographique, mais Le défi serait alors d’appréhender des également temporel. En effet, la nécessité œuvres littéraires ou artistiques comme d’une perspective diachronique pour saisir ayant un statut épistémologique équiva- les logiques et l’évolution du processus lent, voire supérieur, à celui de matériaux diasporique et des identités infuse nombre produits par l’enquêteur en sciences de chapitres de l’ouvrage. C’est le cas de sociales. Les implications et les questions celui de Bénédicte Ledent, mais aussi de que ce point de vue soulève sont finale- Shanthini Pillai qui s’intéresse aux négo- ment peu abordées et discutées, si ce n’est ciations de la mémoire et de l’espace à dans la contribution de Janet Wilson ou travers deux romans d’écrivains de la dans celle de Bénédicte Ledent. Le seul diaspora malaise (Preeta Samarasan et regret que l’on puisse éprouver à la lecture Hsu Ming Teo). De même, Corinne Duboin, de cet ouvrage, singulièrement stimulant, à travers l’étude de trois fictions de Dinaw vient de la trop faible prise en compte Mangestu et Chimamanda Ngozi Adichie, de ces considérations, celle-ci rendant, in analyse les variations avec lesquelles ces fine, le dialogue entre études littéraires auteurs, considérés comme appartenant et sciences sociales assez limité – ces à la « seconde génération » d’écrivains dernières étant d’ailleurs peu représen- africains aux États-Unis nés à l’étranger, tées. Malgré cela, l’effort de la plupart des abordent les problématiques relatives à contributeurs littéraires pour inscrire leurs l’appartenance, aux identités et aux filia- travaux dans une perspective transdiscipli- tions. Leurs travaux soulignent notamment naire demeure très convaincant. l’importance d’une lecture génération- Aurélie Condevaux nelle, genrée, incluant affects et émotions, Chargée de cours rendue possible par l’analyse des textes Université François Rabelais de Tours littéraires. Avec une approche différente, le Mélanie Pénicaud sociolinguiste Lars Hinrichs prend lui aussi Doctorante en compte la question générationnelle et MIGRINTER/Université de Poitiers montre que, parmi les migrants jamaïcains de seconde génération vivant à Toronto, la rupture n’est peut-être pas tant entre ceux nés en Jamaïque et les autres, mais entre des univers sociaux valorisant l’accent jamaïcain et d’autres ayant intériorisé sa stigmatisation.

347 Bredeloup, Sylvie dans une discipline telle que la géographie, Migrations d’aventures. Terrains africains. – en 1975 (p. 10). La polysémie du terme, Paris : CTHS Géographie, 2014. – 143 p. et les multiples sens auxquels il renvoie ISBN : 978-27355-0818-1 selon les contextes spatio-temporels, sont analysés comme autant de révélateurs des À quel univers de sens se réfère le représentations qui parcourent différentes vocabulaire de la recherche dès lors qu’il sociétés à différentes époques. relève d’un usage commun ? C’est à la construction sémantique de la notion Pour autant, dans un contexte où d’« aventure » et à la déclinaison de ses l’inconnu a laissé place au connu et où il multiples enjeux dans le champ des devient de plus en plus difficile pour les migrations africaines que s’emploie Sylvie candidats à l’émigration de partir, l’usage Bredeloup dans ce stimulant ouvrage. actuel du terme aventure et sa prégnance Socio-anthropologue de formation et dans le paysage social et médiatique ne spécialiste des migrations internationales, peut qu’attiser la curiosité du chercheur. l’auteure s’est attelée à ce chantier en Quelles références s’approprie l’individu puisant dans une vaste culture scienti- quand il s’auto-désigne ou désigne ses fique et littéraire les nombreuses réfé- activités comme relevant de l’aventure ? rences permettant de mettre en évidence Quelle est la valeur heuristique du terme les vertus heuristiques du terme tout en pour penser autrement les mobiles de questionnant les impensés qui l’entourent. l’action ? Sylvie Bredeloup montre ainsi Revisitant l’historiographie des migrations combien le recours à l’aventure témoigne africaines depuis les années 1970, elle de la progressive montée en puissance de montre combien l’aventure constitue un la « réalisation de soi » comme dimension angle de vue original et pertinent pour de l’action. Les terrains africains inves- souligner l’inventivité, la créativité, mais tigués depuis ses recherches sur les aussi la prise de risques consentie qu’effec- marchands de diamants jusqu’aux diffé- tuent les migrants à différentes étapes rentes générations de marins et d’entre- de leurs parcours migratoires. Ce faisant, preneurs africains à Marseille témoignent l’auteure pose un nouveau cadre d’analyse de l’importance de ce registre dans le des migrations africaines qui s’affranchit déclenchement de projets migratoires des problématiques liées au co-dévelop- et dans le regard porté par les migrants pement ou orientées vers la recherche pour qualifier leurs mobilités au regard des déterminants économiques tout en des épreuves endurées. Dans cette pers- proposant un certain nombre de pistes à pective, le migrant est celui ou celle qui investiguer destinées à complexifier ces considère son parcours comme étant approches. jalonné de défis à surmonter. Il en résulte une conception de la migration envisagée Si l’ouvrage s’inscrit dans le prolonge- comme une ouverture à l’imprévu et un ment de recherches portant sur la créativité moyen privilégié pour s’affranchir d’un de l’agir dans le domaine des migrations, destin connu d’avance. domaine marqué par l’imprévu et l’inat- tendu, il se caractérise aussi par un travail Les neuf chapitres qui composent de construction théorique de l’aventure l’ouvrage apparaissent comme autant de comme catégorie d’analyse. Pour ce faire, déclinaisons permettant de creuser les l’auteure mobilise une approche généa- multiples dimensions auxquelles renvoie logique permettant de relever les normes l’aventure. Éloigné de tout académisme, et les significations qui balisent l’espace mais au risque à certains moments de de références et spécifient le mot depuis prendre au dépourvu le lecteur peu au fait ses premières occurrences au XVIe siècle du sujet par l’abondance des références sous la plume d’un chroniqueur (p. 19) et puisées dans différents domaines, l’objectif

348 n’est pas seulement de faire le point sur la nécessairement vécue comme telle par notion – au sens parfois photographique les migrants rencontrés. Les territoires de du terme –, il est également de montrer l’aventure font l’objet du chapitre suivant. comment elle renouvelle l’analyse des Si chaque époque a eu ses territoires de formes culturelles de la migration (p. 17). déploiement, la grande ville se présente désormais comme un lieu majeur d’expéri- Le premier chapitre déploie l’interroga- mentation ; l’aventure se cristallise en effet tion sur le sens donné à l’aventure dans le et affleure dans une toponymie urbaine contexte européen. L’auteure met ainsi en officieuse, mais révélatrice des nombreux avant la quête d’intensité comme ce qui chemins détournés empruntés par celles et différencie l’aventurier du héros, cette autre ceux qui souhaitent se distinguer par leur figure productrice de modèles d’identifi- capacité à innover. Le chapitre 9, consacré cation. Les deux chapitres suivants pour- aux imaginaires migratoires, oriente la suivent le travail de spécification de la réflexion vers l’analyse des opérations de notion en montrant comment la quête (re)qualification qu’effectuent les migrants d’aventure n’est pas l’apanage du migrant, à différentes étapes de la mise en récit le sédentaire peut être également animé de leurs parcours. Le rôle et la place des par cette recherche. Elle souligne aussi femmes migrantes ainsi que les possibi- combien il serait réducteur de consi- lités qui s’offrent à elles pour sortir des dérer toutes les migrations à travers ce sentiers balisés font l’objet du dernier prisme. Après ces éléments de clarifica- chapitre, lequel précède une riche conclu- tion, l’auteure s’attèle à montrer, dans les sion récapitulative. chapitres suivants, comment des figures majeures de la migration africaine – le Au final, l’ouvrage pose les bases « jaguar » et le « sapeur » – peuvent consti- d’un programme de recherche innovant tuer des modèles choisis par un grand sur l’aventure comme prisme opératoire nombre de jeunes pour le potentiel d’aven- dans la mise en valeur d’aspects souvent tures auquel ils sont associés (chapitre 4). minorés ou occultés, mais décisifs dans Un questionnement plus ample se dégage la réalisation des parcours migratoires. ainsi sur la dimension individuelle ou Si les terrains investigués sont africains, collective de l’aventure et sur les modes ce programme a cependant vocation à de promotion sociale qu’elle rend possible. s’étendre à d’autres aires géographiques Si s’éloigner du groupe est la condition afin de comprendre comment la quête nécessaire à la réalisation de soi pour d’aventure se présente comme un mobile nombre d’aventuriers, la reconnaissance important dans l’activation de parcours de du caractère aventureux de la démarche mobilité à la fois géographique et sociale. s’effectue par le groupe. Ainsi, la notion L’ouvrage apporte ainsi une contribution apparaît-elle comme un révélateur de significative au paradigme de l’autonomie la façon dont se pense le changement dans les mobilités et migrations interna- social au sein des collectifs et de la façon tionales. Il intéressera, à ce titre, un public dont il est perçu (chapitre 5). L’intensité du d’universitaires pour l’actualité vive de la vécu qui caractérise l’aventure peut-elle recherche sur le sujet et un grand public cependant se manifester sur toute une désireux de porter un regard affranchi vie ? Le chapitre 6 aborde cette question en de considérations misérabilistes sur les soulignant l’importance des actions ritua- migrations d’aventure qui se déploient lisées qui rythment la vie d’un collectif dans le berceau de l’humanité. à travers le devenir des siens. L’auteure Constance De Gourcy présente également les principales voies Enseignante-chercheure, Département de de sortie de l’aventure, ce qui consacre sociologie l’hypothèse selon laquelle l’aventure Aix-Marseille Université/LAMES ne peut être que ponctuelle, mais pas

349 Tarrius, Alain les étapes sordides et les issues inégales. Bernet, Olivier Le parcours de Magdalena, Irina et Sofia Mondialisation criminelle. La frontière commence sur les paquebots et cargos franco-espagnole de La Junquera à qui sillonnent cette mer. Le stage à bord ou Perpignan. Rapport de Recherche. – Saint- l’escale au port, à Sotchi – ville olympique –, Denis, Edilivres, 2014. – 109 p. Trabzon ou Odessa, deviennent les lieux ISBN : 978-2-332-74453-1 des premières passes. Le repérage ne tarde pas. Marins à bord ou logeurs de Tout au long de sa carrière, Alain retour au pays, les recruteurs agissent Tarrius, professeur émérite de sociologie pour le compte d’un large réseau diffusant à l’Université Toulouse 2-Le Mirail, n’a eu femmes et drogues vers les Émirats, le cesse de lever le voile sur les faits sociaux Levant espagnol, l’Italie ou la Turquie. les moins visibles, de gratter patiemment le vernis de nos sociétés pour donner La prise en charge de ces femmes par à voir et à comprendre ce qui se joue les réseaux criminels des pourtours de dans les interstices, mais qui relève de la mer Noire est également une étape de logiques plus vastes. Force est de constater triage. Les « meilleures » sont directement qu’il n’en a pas fini et qu’avec la même cédées à des acquéreurs des Émirats ou pugnacité, il livre « à chaud », avec le socio- d’Espagne. Irina et sa sœur, déshabillées, logue Olivier Bernet, le dernier numéro de palpées, essayées par leurs acheteurs lors la collection Recherches en cours/cosmo- d’une vente aux enchères, sont vendues politismes méditerranéens, chez l’éditeur pour 5 000 euros chacune et envoyées en ligne Edilivres. À partir d’une étude de la en Catalogne après une rapide formation frontière franco-espagnole à La Junquera de dealer. Car la vente des drogues est soutenue par le Labex SMS, Université de intimement associée à celle des corps. Toulouse, les auteurs suivent deux pistes. La marchandisation est totale. D’autres, La première retrace les parcours de la pros- comme Magdalena, doivent passer par titution et de la drogue de la mer Noire et une étape de rattrapage, en Italie, dans la des Balkans jusqu’au Levant espagnol. La région de Salerne. Les réseaux, contrôlés seconde, imprévue, suivie par l’intuition notamment par des Géorgiens, fournissent des chercheurs, s’attache à montrer que les papiers nécessaires au voyage et la les réseaux de la mondialisation criminelle drogue une fois en Espagne. Régularisées, présents du côté espagnol de la frontière travaillant dans les clubs luxueux du Levant ont trouvé un terreau favorable dans le espagnol, certaines peuvent alors prendre département frontalier des Pyrénées- un peu mieux le contrôle de leur parcours Orientales. et établissent une véritable stratégie de De la mer Noire au Levant espagnol voyage, organisant peu à peu leur retour comme c’est le cas d’Irina et de Sofia. Les transmigrations sont toujours dans la focale d’Alain Tarrius et d’Olivier Bernet. Parmi les parcours évoqués, il y a La première partie de la publication est aussi ceux des déclassées à l’image de consacrée aux parcours prostitutionnels Sardinella. Albanaise catholique envoyée de femmes originaires des pourtours de la pour son « noviciat » à Tarente, elle s’enfuit mer Noire ou des Balkans, accompagnées et, « de ratage en ratage », comme elle le par les réseaux criminels qui les encadrent dit, tombe amoureuse d’un homme qui la et par la circulation des drogues. À partir prostitue dans la cale du bateau de pêche des entretiens menés avec quelques-unes de son patron, lui-même en affaire avec la de ces femmes, et dont le verbatim très mafia locale. Privée de toute initiative, elle présent ajoute encore à l’implication du est embarquée par les mafieux après l’éli- lecteur, les auteurs retracent les parcours, mination de ses proxénètes. Débarquée au port de La Escala, elle est finalement cédée

350 à un abattoir catalan, non pour elle-même, s’aperçoivent que le département voisin mais comme prime d’une transaction de des Pyrénées-Orientales a aussi trouvé stupéfiants. Il y a bien quelque chose ici de sa place dans le dispositif criminel. C’est la misère montrée dans Gomorra, célèbre un espace annexe de vente des drogues. roman de Roberto Saviano. Les puissants réseaux qui opèrent à La Junquera acquièrent rapidement le La « moral area » monopole des drogues les plus lucra- tives au détriment des petits distributeurs Les deux sociologues s’appuient locaux. Pour maintenir leurs bénéfices, largement sur la notion de « moral ces derniers élargissent leur clientèle en area » ou espace de mœurs, proposée vendant des drogues chimiques aux collé- par le sociologue Robert Ezra Park, l’un giens et lycéens de ce département. des fondateurs de l’École de Chicago dans les années 1920. Elle leur permet C’est en conduisant ce volet de de comprendre les continuités spatiales l’enquête, et notamment en cherchant à cachées des économies de l’argent et du signaler la situation de jeunes pourtant 1 désir . placés par l’Aide sociale à l’enfance dépar- tementale (ASE 66) que les chercheurs Si la mer Noire est sans conteste une mettent progressivement à jour un système « moral area » dans la première partie du clientélique local. En effet, il semblerait propos, c’est aussi le cas de la Catalogne que certains enfants soient placés dans qui semble retrouver son unité dans des familles d’accueil, elles-mêmes en les économies peu visibles du sexe et situation de misère sociale, comme attribu- de la drogue, de Perpignan à la station tion d’un revenu. La volonté de conserver balnéaire « branchée » de Sitges, au sud de ce revenu justifierait de passer sous silence Barcelone. Les auteurs montrent que les tout dysfonctionnement (drogue, prostitu- réseaux mafieux, les centralités de pros- tion) à même de provoquer un retrait de titution masculine (Sitges) ou féminine l’enfant de sa famille d’accueil. Les auteurs (La Junquera), les camionneurs, les bour- s’attachent ensuite à exposer la virulence geoisies locales, participent à cette zone de l’institution à se défendre de l’intrusion de mœurs et sont parties prenantes d’un des chercheurs, livrant quelques pages dispositif qu’il ne faudrait pas confondre offensives, parfaitement assumées, qui avec ses manifestations visibles que sont restent encore trop rares dans les sciences les espaces de prostitution. sociales. À partir de l’étude de la centralité À partir de ces blocages, les cher- criminelle et frontalière de La Junquera, cheurs développent leurs enquêtes auprès débouché des réseaux de drogue et de des jeunes prostitués et drogués de la prostitution russo-italiens, les auteurs région de Perpignan qui leur permettent de confirmer l’intégration des Pyrénées- Orientales à la « moral area » sud-cata- 1 La notion de « moral area », ou « zone de mœurs », est utilisée par l’ensemble lane des drogues et de la prostitution. des sociologues de l’École de Chicago Notamment quand, et c’est à peine un pour décrire l’attraction et le brassage, raccourci, de jeunes Perpignanais, certains souvent nocturne et dérogatoire de « l’ordre urbain », de populations variées encore placés par l’ASE 66, sous amphéta- autour d’activités mêlant plaisirs et mines géorgiennes, partent pour la saison intérêts. Cf Hannerz Ulf (1983) Explorer la estivale se prostituer dans les clubs de ville, Paris, Éditions de Minuit, 432 p. Les « moral area » jouent un rôle essentiel, Sitges. bien que non reconnu, masqué, dans les transformations urbaines. Une autre traduction de « moral area » par « district moral » est proposée par Isaac Joseph.

351 Des chercheurs inlassables et Berthès, Colette inclassables L’exil et les barbelés. – Paris, Riveneuve, 2011. – 225 p. Cet ouvrage, qui devrait donner lieu ISBN : 978-2-360-13038-2 à d’autres enquêtes et d’autres publica- tions, est une sorte de rapport d’étape Malgré son titre, L’exil et les barbelés d’une recherche collective. Le propos est n’est pas un essai sur l’exil confronté aux soutenu par un dispositif de recherche barbelés, mais un excellent documentaire complexe, dépassant la personnalité des historique sur le camp de concentration deux auteurs. Pourtant, c’est bien Alain (dénomination officielle) de Septfonds, en Tarrius qui peut, avec une virulence dérou- Tarn-et-Garonne, construit en 1939 pour tante puis communicative, donner le interner 15 000 réfugiés républicains « coup de pied dans la fourmilière ». À espagnols, utilisé par le régime de Vichy l’instar de Pierre Bourdieu, il considère que pour y enfermer des juifs et des opposants, la sociologie est « un sport de combat » réutilisé à la libération pour emprisonner et le démontre énergiquement. Quand des personnes accusées de collaborations une porte se ferme, il s’agit davantage avec l’ennemi, et finalement détruit en d’une injonction à aller voir – sans voyeu- 1945. risme – ce qui se cache derrière, à ouvrir un nouveau volet, imprévu, de l’enquête. L’auteur retrace l’histoire du camp, de ses occupants successifs et de sa percep- Ici, les chercheurs sont engagés et le tion par la population locale à partir d’un propos, toujours étayé, est bien entendu important travail de recherche docu- scientifique. Mais le texte est inclassable mentaire : archives officielles et privées, et peu conventionnel, tant par sa forme journaux d’époque, ouvrages divers et que par le ton combatif qu’il emploie entretiens avec des personnes ou leurs parfois, pour le plus grand bien du lecteur descendants qui ont connu le camp. Ce profitant d’un contenu informatif riche et recueil d’informations est d’autant plus assistant au déploiement d’une pratique important que certaines archives des de recherche engagée. Enfin, les annexes diverses administrations du camp ont été étoffées présentent un corpus de textes et brûlées en 1945 avec l’accord du préfet. d’articles publiés par les auteurs et formant une sorte de précis théorique et méthodo- Les très nombreux détails sur le camp logique (paradigme de la mobilité, terri- et les petites citations d’écrits des acteurs toires circulatoires) autour du concept de de l’époque rendent cet ouvrage très vivant transmigration. et agréable à lire. On peut néanmoins regretter quelques répétitions liées au plan Adrien Doron adopté qui superpose un récit chronolo- Doctorant en géographie gique, un récit par thème sur la vie des Université Toulouse Jean Jaurès/LISST exilés au camp (la maladie et la mort, manger boire dormir, tuer l’ennui, les fêtes et cérémonies, etc.) et un récit par thème sur la vie du camp lui-même (la construc- tion du camp, le camp de Septfonds mars 1940-mai 1945, rafles et déportation des juifs, le temps de l’épuration, etc.).

Bien que l’auteure ne prétende pas à une totale objectivité, elle évite les jugements de valeur sur les différents acteurs, tout en nous montrant que les

352 soldats de l’armée républicaine espagnole tion locale, le contrôle policier de ces hôtes « sont traités non comme des soldats très politisés. vaincus réfugiés en pays ami, mais comme des soldats prisonniers d’autant Les pages consacrées à l’occupation plus dangereux que les officiers du camp s’ouvrent par une recherche sur les Italiens les considèrent tous comme “commu- dans l’espace alpin, la diversité profes- nistes” ». sionnelle de cette population, la méfiance qu’elle éveilla, les départs encouragés par Le grand mérite de cet ouvrage est Mussolini, le régime de faveur que permit de décrire très concrètement la réalité l’appartenance de l’Italie au camp des vain- peu connue d’un camp de concentration queurs, la désertion de nombreux soldats français dans cette période troublée. transalpins après juillet 1943. Les autres Luc Legoux analyses sont consacrées aux enfants juifs Démographe accueillis à Izieu et au village des Justes IDUP/Université Paris I de Prélenfrey dont aucun habitant ne dénonça la présence des jeunes, présentés tous comme tuberculeux alors que seul un tiers était affecté par la maladie. Le Hanus, Philippe centre d’accueil de Pont-de-Manne héber- Teulières, Laure geait des adultes juifs libérés des camps Vercors des mille chemins. Figures et pris en charge par l’infatigable abbé de l’étranger en temps de guerre. – Glasberg. De 1940 à 1946, quelque 700 Rochechinard, Comptoir d’éditions, 2013. – jeunes fréquentèrent le lycée polonais 319 p. de Villars-de-Lans. Quelques Anglo- ISBN : 978-2-919163-03-8 Saxons généralement âgés passèrent la Une trentaine d’auteurs se sont réunis guerre dans des hôtels de la région. Le pour étudier le phénomène migratoire Vercors reçut aussi des bûcherons indo- dans les Vercors et les régions proches, chinois, vivant dans des conditions très cela durant la Deuxième Guerre mondiale, précaires, ce qui n’empêcha pas certains avec des regards sur la période précé- de s’engager dans la Résistance. Dans les dente et la période suivante, ce qui permet rangs de celle-ci se retrouvèrent aussi des d’évoquer la mémoire des années 1939- antifascistes allemands et autrichiens. Le 1945. Les auteurs ont puisé leurs informa- Polonais Marco Lipszyc commanda les tions dans les archives, les témoignages Francs-Tireurs Partisans de l’Isère. Des oraux, les récits de vie dont certains sont tirailleurs sénégalais participèrent à la reproduits in extenso. bataille du Vercors en 1944 et à la libération de Romans. Pour la période antérieure à la guerre, l’immigration économique est présentée Après la guerre, des rescapés étrangers grâce à une monographie portant sur les revinrent en visite dans la région, écri- employés étrangers travaillant dans l’hô- virent aux Français qu’ils avaient alors tellerie à Villard-de-Lans comme simples connus et les invitèrent parfois dans leur salariés ou dirigeants d’établissements pays d’origine. Les artistes locaux s’inspi- parfois prestigieux. L’immigration politique rèrent des événements vécus entre 1939 est vue à travers le prisme de l’antifas- et 1945. La vie reprit son cours et les cisme italien dans l’Isère, communiste et anciens courants d’immigration tendirent à non-communiste. Le tableau est complété se remettre en place, notamment grâce au par des études sur les réfugiés espagnols recrutement d’Italiens employés au relève- du Royans et du Vercors, leurs relations ment des ruines. cordiales ou conflictuelles avec la popula-

353 Les textes qui figurent dans Vercors des mille chemins se révèlent d’un intérêt inégal. Mais, juxtaposés, ils forment une sorte de kaléidoscope qui restitue bien la diversité des étrangers ayant résidé dans la région, touristes avant la guerre, travailleurs immigrés, réfugiés politiques, Européens, Africains, Indochinois, etc. Le parcours personnel de tous ces hommes, leurs expériences, leurs épreuves sont conformes à ce qui fut observé dans d’autres régions françaises. Les étrangers furent confrontés, selon les cas, à la méfiance et à l’hostilité ou, au contraire, entourés par une chaude solidarité et des gestes d’amitié. Il semble qu’au total les attitudes positives l’emportèrent et que, de part et d’autre, bien des préjugés s’effa- cèrent. Petite consolation pour une période de drames. Ralph Schor Professeur émérite d’histoire Université de Nice-Sophia-Antipolis

354 Livres reçus

Ahanda, Antoine Wongo Beauchemin, Cris (dir.) Comment s’informent et communiquent les Hamel, Christelle (dir.) Camerounais de l’étranger ? Communication Simon, Patrick (dir.) et transnationalisme. – Paris : L’Harmattan, Trajectoires et origines : enquête sur la 2014. – 218 p. (Études africaines) diversité des populations en France. – Paris : ISBN : 978-2-343-03994-7 INED éditions, 2015. – 622 p. (Grandes enquêtes) L’ouvrage décrypte les identités ISBN : 978-2-7332-8004-1 nouvelles des Camerounais de la diaspora, particulièrement ceux vivant en France, et L’enquête « Trajectoires et Origines » la manière dont ils s’informent et commu- (TeO) s’est déroulée entre septembre niquent sur et avec leur pays d’origine. En 2008 et février 2009, auprès de 22 000 utilisant le concept du transnationalisme, il répondants en France métropolitaine. Elle met à jour leurs pratiques de reconnexion observe l’impact des origines sur les condi- avec le Cameroun à travers les médias tions de vie et les trajectoires sociales et électroniques, la réception des médias porte un intérêt particulier aux populations camerounais, la conversation, les straté- qui peuvent rencontrer des obstacles dans gies de contact et la pluralité des formes leurs trajectoires du fait de leur origine ou d’expression. [Éditeur] de leur apparence physique (immigrés, descendants d’immigrés, personnes origi- naires des DOM et leurs descendants). Cette enquête comble nos lacunes statis- Alba, Richard tiques permettant d’étudier ces phéno- Foner, Nancy mènes. Strangers No More: Immigration and the Challenges of Integration in North America and Western Europe. – Princeton : Princeton University Press, 2015. – 366 p. Coulibaly, Adama ISBN : 978-0-691-16107-5 Konan, Yao Louis Les écritures migrantes : de l’exil à la Cet ouvrage nous présente une migrance littéraire dans le roman franco- analyse comparative sur l’intégration des phone. – Paris : L’Harmattan, 2015. – 256 p. migrants dans quatre pays d’Europe – (Espaces littéraires) Allemagne, France, Grande-Bretagne, ISBN : 978-2-34305567-1 Pays-Bas – et en Amérique du Nord – États- Unis, Canada. L’étude apporte un éclairage Probablement dernier avatar du ques- sur les questions religieuses, raciales, la tionnement de la migration en littérature, ghettoïsation, la ségrégation résidentielle, les écritures migrantes se présentent etc. sans oublier les questions d’inégalité comme une figuration de l’entre-deux. économique comme la précarisation de Analysées à partir du trauma du départ, l’emploi ou les écarts salariaux. de la mobilité et de l’intégration dans le pays d’accueil, elles engendrent des configurations thématiques, narratives et discursives fécondes et problématiques. Les analyses de ce collectif migrent de la question de l’exil vers une mise en texte et en discours des conditions et circons-

355 tances de l’émigration/immigration dans la Flory, Céline production littéraire. [Éditeur] De l’esclavage à la liberté forcée : histoire des travailleurs africains engagés dans la Caraïbe française au XIXe siècle. – Paris : Karthala : Société des Africanistes, 2015. – Cunin, Élisabeth 455 p. (Hommes et Sociétés) Administrer les étrangers au Mexique. ISBN : 978-2-8111-1339-1 Migrations afrobéliziennes dans le Quintana Roo (1902-1940). – Paris : Karthala, 2014. – Cette étude, issue d’une thèse de 264 p. (Esclavages) doctorat, analyse les discours juridiques ISBN : 978-2-811-11194-6 et idéologiques tenus par les acteurs coloniaux pour légitimer le recrutement Le Territoire de Quintana Roo, au de plus de 21 000 hommes, femmes et sud-est du Mexique, à la frontière avec enfants issus du littoral ouest-africain pour le Belize, naît en 1902. Le premier défi aller travailler en Guyane et aux Antilles des autorités locales et nationales est de françaises. Cette migration se composait mettre en œuvre des mesures pour attirer de deux flux migratoires distincts. Un de nouveaux habitants et pour les définir. premier, entre 1854 et 1856, où les recru- Dans cette région périphérique, le peuple- tements s’effectuaient au sein de popu- ment constitue un enjeu stratégique d’affir- lations africaines jouissant d’un statut de mation de la souveraineté et de l’identité libre ; et un second, entre 1857 et 1862, où nationales, amenant à imposer les caracté- les recrutements s’opéraient au sein de ristiques raciales et nationales de la popu- populations de condition captive avec la lation. [Éditeur] méthode dite du « rachat préalable ».

Diaz, Delphine Ghidina, Jean-Igor (dir.) Un asile pour tous les peuples ? : exilés et Violle, Nicolas (dir.) réfugiés étrangers en France au cours du Récits de migration : en quête de nouveaux premier XIXe siècle. – Paris : Armand Colin, regards. – Clermont-Ferrand : Presses 2014. – 316 p. universitaires Blaise Pascal, 2014. – 334 p. ISBN : 978-2-200-28927-0 (Littérature) ISBN : 978-2-84516-680-6 Issu d’une thèse de doctorat, cet ouvrage propose de croiser deux approches dans Cet ouvrage constitue l’aboutisse- l’étude de l’asile réservé aux étrangers ment d’une recherche collective sur les en France : l’analyse des dispositifs qui récits d’émigration qui se déclinent en ont encadré l’accueil et celle des formes une profusion de modalités d’écriture d’engagement que ces étrangers, venus et d’expression : témoignages inédits et pour motifs politiques, ont pratiquées dans autobiographiques, univers fictionnels du le pays d’asile. Les dispositifs d’accueil roman et de la poésie, articles de presse, élaborés en réponse à l’arrivée des exilés pièces théâtrales et émissions télévisées. ont contribué à construire une certaine Ce volume part de la situation italienne identité de la France, comme terre d’asile contemporaine, parce qu’elle représente pour tous les peuples opprimés. un point de focalisation saillant autour des questions migratoires. Son intérêt majeur est de lui additionner les expériences issues d’autres espaces scripturaux (Allemagne, Espagne, Afrique du Nord, Amérique du Sud) permettant à ses différents chapitres

356 d’offrir un regard complémentaire sur cette Kanté, Seydou question. [Extrait] La géopolitique de l’émigration sénéga- laise en France et aux États-Unis. – Paris : L’Harmattan, 2014. – 301 p. (Études afri- caines) Haji, Youssef ISBN : 978-2-343-02967-2 IDBIHI : de Mostafa ouvrier contrôleur chez Renault-Billancourt à Abdallah impresario L’auteur s’appuie sur une étude producteur à Paris. – Casablanca : Éditeur de comparative de l’émigration sénégalaise talents, 2015. – 128 p. vers deux pays de destination – la France ISBN : 978-9954-9547-3-7 et les États-Unis – pour montrer que les déterminants de l’émigration sénégalaise Cet ouvrage passionnant retrace la combinent facteurs migratoires classiques trajectoire de Mostafa Idbihi de 1968 à et nouvelles logiques migratoires. 1987 : c’était alors un ouvrier spécialisé chez Renault-Billancourt qui avait une boîte de production audio vidéo à Barbès. L’ouvrage raconte sa vie, partagée entre l’usine et Lacroix, Thomas les salons d’un palace parisien, entre le Hometown transnationalism: Long distance Maroc et la France. Mais c’est aussi la vie villageness among Indian Punjabis and de ces ouvriers immigrés qui ressurgit, à North African Berbers. – Houndmills ; New l’usine dans les luttes ouvrières et dans le York : Palgrave Macmillan, 2015. – 217 p. comité d’entreprise qui chargea Mostafa (Migration, Diaspora and Citizenship) ISBN : 978-1-137-56720-8 d’organiser des manifestations culturelles avec des artistes venus d’Afrique du Nord. Quelles sont les relations que les L’ouvrage est abondamment illustré de migrants entretiennent avec leur ville, leur photographies qui donnent encore plus de pays d’origine ? Cet ouvrage analyse les force au témoignage. mécanismes qui favorisent les relations transnationales, les initiatives de dévelop- pement impulsées par les migrants, ainsi Juteau, Danielle que les remises et les transferts de fonds L’ethnicité et ses frontières. – Deuxième du pays d’accueil vers le pays de départ. éd. rev. et mise à jour. – Montréal : Presses Les populations étudiées par l’auteur sont universitaires de Montréal, 2015. – 306 p. les Chleuhs du Maroc, les Kabyles d’Algérie ISBN : 978-2-7606-3529-6 et les Sikhs indiens.

Dans cette nouvelle édition fortement enrichie d’un texte initialement paru en 1999, l’auteur revisite les travaux contem- Lassus, Jean-Marie (dir.) porains et élargit la recherche par l’ajout Pérez Siller, Javier (dir.) d’articles sur les formes nouvelles d’imbri- Les Français au Mexique, XVIIIe- cation des rapports sociaux, les débats XXIe siècle. – Paris : L’Harmattan, 2015. – 2 concernant l’homogénéité des catégories vol., 409+491 p. (Recherches Amériques latines) sociales, l’incessante redéfinition des fron- ISBN : 978-2-343-05608-1 (vol. 1) tières nationales et la transformation des ISBN : 978-2-343-05607-4 (vol. 2) frontières de la citoyenneté. Quarante chercheurs dressent un bilan sur le sens de trois siècles de présence française au Mexique. Flux migratoires, transferts de savoirs et de techniques, marginalité des migrants ou de leurs

357 réseaux, de leurs traces, négoces ou insti- Ndiaye, Ndeye Dieynaba tutions ; fictions, représentations et conflits Droits fondamentaux des étrangers en centre d’interprétations – plus qu’un simple inven- de rétention : deux exemples européens : le taire, ce volume questionne le phénomène CRA (Paris) et le CIE de Via Corelli (Milan, migratoire, multiplie les approches patri- Italie). – Paris : L’Harmattan, 2015. – 189 p. moniales, régionales, militaires, démo- ISBN : 978-2-343-06225-9 graphiques et politiques, témoins d’une À travers deux terrains en France et en aventure tant individuelle que collective. Italie, cette étude issue d’un mémoire de [Éditeur] master analyse le respect des droits fonda- mentaux des migrants irréguliers placés en rétention. Les questions relatives aux Leroy, Delphine (dir.) conditions de rétention dans les systèmes Leroy, Marie (dir.) nationaux y sont explicitées ainsi que l’évo- Histoires d’écrits, histoires d’exils : pers- lution de l’ordre juridique de la rétention pectives croisées sur les Écritures en selon le système européen de protection migration(s). – Tübingen : Narr Verlag, 2014. – des droits fondamentaux. 243 p. (Frankfurter Studien zur Iberoromania und Frankophonie ; 6) ISBN : 978-3-8233-6917-2 Opeskin, Brian (dir.) Cet ouvrage collectif est issu du Perruchoud, Richard (dir.) colloque international : « Écritures en Redpath-Cross, Jylianne (dir) migration(s) : histoires d’écrits, histoires Le droit international de la migration. – Bâle : d’exils » qui s’est déroulé du 11 au 12 mai Schulthess ; Cowansville : Y. Blais, 2014. – 2012 à l’Université de Paris 8. 573 p. ISBN : 978-3-7255-6954-0

Au fil des décennies, le droit interna- Mariano Longo, Teresa tional de la migration s’est transformé Roche, Thierry en une branche du droit dont la richesse L’enfance à l’école des autres : un et la diversité sont probablement sans regard. – Paris : Téraèdre, 2015. – 196 p. équivalent : citons notamment les droits (L’anthropologie au coin de la rue) de l’homme ; le droit économique ; le droit ISBN : 978-2-36085-065-5 de la nationalité ; certains aspects du droit de la mer ; le droit des réfugiés ; le droit Comment des enfants d’origines des travailleurs migrants ; la traite des diverses vivent ensemble au sein d’une personnes et le trafic illicite de migrants ; la classe ? Un anthropologue spécialisé en souveraineté de l’État et le droit de défendre cinéma et un chercheur en éducation ses frontières, d’admettre et d’expulser les comparée ont travaillé pendant trois ans étrangers ; la coopération internationale. dans deux classes d’écoles primaires en Même si l’ensemble ne forme pas encore Roumanie et en Italie. L’objectif était de un tout cohérent et homogène, cet ouvrage réaliser deux films qui serviraient ensuite assemble les diverses pièces du puzzle, de supports à une étude rédigée à quatre expose les concepts et principes essentiels, mains. Les questions posées cherchaient les illustre au travers d’exemples concrets, à comprendre comment les enfants deve- et les complète par des bibliographies naient acteurs d’un film sur leur classe, sélectives et un glossaire précieux. [Extrait] leur école, les paysages qu’ils habitaient. [Éditeur]

358 Pécoud, Antoine tions vécues et des anecdotes où se jouent Depoliticising migration: global governance les diverses faces de l’altérité : d’origine, de and international migration narratives. – classe, de génération, de genre. [Éditeur] Basingstoke (UK) : Palgrave Macmillan, 2015. – 146 p. (Mobility & Politics) ISBN : 978-1-137-44592-6 Unterreiner, Anne Le sujet des migrations est au cœur Enfants de couples mixtes : liens sociaux et de nombreux débats politiques initiés par identités. – Rennes : Presses universitaires des organismes internationaux. La gestion de Rennes, 2015. – 306 p. (Le sens social) mondiale de la migration implique la mise ISBN : 978-2-7535-3614-2 en place d’une politique de gouvernance globale où les acteurs produisent des À travers la transmission au sein de la recommandations, parfois en contraste famille, les liens sociaux, le regard porté avec les représentations dominantes des par autrui sur soi et les répertoires d’iden- pays d’accueil. Cet ouvrage analyse les tification nationale, l’auteur analyse les rapports produits par ces organismes discours identitaires d’enfants de couples qui, à travers les récits de migrants, mixtes en Allemagne, en France et au déconstruisent et dépolitisent le débat. Royaume-Uni.

Salmon, Jean-Marc Van der Linden, David 29 jours de révolution : histoire du soulève- Experiencing Exile: Huguenot Refugees in ment tunisien 17 décembre 2010 - 14 janvier the Dutch Republic, 1680-1700. – Fernham : 2011. – Paris : Les Petits matins, 2016. – Ashgate, 2014. – 289 p. (Politics and Culture 349 p. in Europe, 1650-1750) ISBN : 978-2-36383-198-9 ISBN : 978-1-4724-2927-8

Jour après jour, l’auteur recueille les La persécution des huguenots et témoignages de nombreux acteurs du la révocation de l’Édit de Nantes ont mouvement populaire qui a chassé le déclenché une des plus grandes vagues président Zine el-Abidine Ben Ali et fait d’émigration au départ de la France à la fin naître l’espoir d’un « printemps arabe » du XVIIe siècle. Cet ouvrage se concentre ouvrant la voie à une transition démocra- sur le destin des protestants français qui se tique en Tunisie. sont enfuis en République hollandaise, sur leur pratique religieuse et sur la construc- tion d’une mémoire de l’exil. Gilles Dubus Tripier, Maryse MIGRINTER Immigrée ! Toi-même ! : parcours d’une CNRS/Université de Poitiers sociologue de l’immigration. – Paris : L’Harmattan, 2015. – 171 p. (Logiques sociales. Série documents) ISBN : 978-343-05910-5

Maryse Tripier est née à Douek, au Caire en 1945, dans une famille juive orientale. De six à vingt ans, elle vit en France avec le statut d’« apatride d’origine indéter- minée ». Devenue sociologue spécialiste de l’immigration, elle revient ici sur son parcours. Ce récit s’appuie sur des situa-

359 Et aussi... Perceptions chinoises d’une Europe en crise par Yves-Heng Lim

Quelle architecture de sécurité pour la Méditerranée ? par Abdennour Benantar

Du pouvoir citoyen au pouvoir populaire : l’institutionnalisation de l’action politique des femmes au Venezuela par Jessica Brandler-Weinreb

Prochain Thema L’internationalisation des causes sexuelles Sous la responsabilité de Christophe Broqua, Olivier Fillieule et Marta Roca i Escoda

La circulation transnationale du self-help féministe. Acte 2 des luttes pour l’avortement libre ? par Lucile Ruault

Après l’année 0. Histoire croisée de l’émergence de la lutte contre le viol en France et aux États-Unis par Pauline Delage

ILGA et l’expansion du militantisme LGBT dans une Europe unifiée par Phillip M. Ayoub et David Paternotte

Plaider la cause homosexuelle en Afrique. Engagements et enjeux de visibilité au sein d’un réseau franco-africain par Lucille Gallardo

La construction d’une norme juridique régionale. Le cas des mutilations génitales féminines en Afrique par Lison Guignard

Dire le harcèlement sexuel en Égypte. Incertitudes, usages stratégiques et appropriations contradictoires de la traduction d’une catégorie juridique Diffusion/distribution CDE/SODIS ISBN 978-2-7246-3399-3 770 201.5 par Aymon Kreil

Tarifs d’abonnement 2015 Revue trimestrielle France : Étudiants : 55 €, Particuliers : 61 €, Institutions : 82 € Étranger : Particuliers : 69 €, Institutions : 100 € - Frais d’expédition par avion : 24 € Prix du numéro hors abonnement : 22 € Disponible en librairie

Rédaction Ventes et abonnements Presses de Sciences Po Critique internationale http://www.pressesdesciencespo.fr CERI 56 rue Jacob - 75006 Paris Librairie des sciences politiques Tél. : 01 58 71 70 77 - Fax : 01 58 71 70 91 30 rue Saint-Guillaume - 75006 Paris [email protected] [email protected] Et aussi... Quand les juges s’en mêlent. Le rôle de la justice dans la démobilisation des groupes paramilitaires en Colombie par Jacobo Grajales

Une simple affaire de mots ? Construction d’un discours d’autolégitimation des compagnies de sécurité privée par Cyril Magnon-pujo

L’origine comme ressource : la discrimination positive à l’université argentine par Germán Fernández Vavrik

Prochain Thema Les petits États au prisme des négociations multilatérales Sous la responsabilité de Auriane Guilbaud

End of Paradise? Le Luxembourg et son secret bancaire dans les filets du multilatéralisme par Roger Bourbaki

L’identité de petit État sans la condition de faible puissance ? Le répertoire d’action de Singapour dans les négociations multilatérales par Delphine Alles

Un petit État accède à la scène internationale : la trajectoire du Qatar par Steven Wright

Les petits États au Conseil de sécurité par Mélanie Albaret Diffusion/distribution CDE/SODIS ISBN 978-2-7246-3443-3 770 219.0 et Delphine Placidi-Frot

Tarifs d’abonnement 2016 Revue trimestrielle France : Étudiants : 55 €, Particuliers : 61 €, Institutions : 82 € Étranger : Particuliers : 69 €, Institutions : 100 € - Frais d’expédition par avion : 24 € Prix du numéro hors abonnement : 22 € Disponible en librairie

Rédaction Ventes et abonnements Presses de Sciences Po Critique internationale http://www.pressesdesciencespo.fr CERI 56 rue Jacob - 75006 Paris Librairie des sciences politiques Tél. : 01 58 71 70 77 - Fax : 01 58 71 70 91 30 rue Saint-Guillaume - 75006 Paris [email protected] [email protected] typon C&C 89_Mise en page 1 03/07/13 11:49 Page1 € Cultures & Conflits / 1 6 , 5 0 n° 89 - printemps 2013

MILITANTISME ET RÉPRESSION 9 7 8 - 2 3 4 0 1 6 5 conflits.org www.cairn.info I S B N :

Introduction : Militantisme et répression Daniela CUADROS, Daniella ROCHA Lorsque la répression est un plaisir : le militantisme au Parti National Bolchévique russe Véra NIKOLSKI Expériences répressives et (dé)radicalisation militante La variation des effets de la répression sur les jeunes membres du Parti communiste français (1947-1962) Vanessa CODACCIONI Répression, transition démocratique et ruptures biographiques Le cas des militants communistes chiliens Daniela CUADROS Passer puis renoncer à l’action violente Les mouvements de la nouvelle gauche aux États-Unis et au Japon face à la répression Patricia G. STEINHOFF, Gilda ZWERMAN La répression politique sous l’Estado Novo au Portugal et ses effets sur l’opposition estudiantine, des années 1960 à la fin du régime Guya ACCORNERO

Regards sur l’entre-deux La fierté noire en images : une infra-politique du film Entretien avec Melvin VAN PEEBLES

Chronique bibliographique Les rouages de la guerre contemporaine Christophe WASINSKI

Pour commander ce numéro : Cultures & Conflits l'Harmattan, Bureau F515 - UFR SJAP 5-7 rue de l'Ecole Polytechnique Université de Paris-Ouest-Nanterre 75005 Paris 92001 Nanterre cedex Chèque à libeller à l’ordre des éditions de l'Harmattan [email protected] typon C&C 9349596_Mise en page 1 24/02/15 20:15 Page1

Cultures & Conflits n° 94/95/96 été/automne/hiver 2014

Critique de la raison Criminologique isBn : 978-2-343-05760-6 / 28 € conflits.org www.cairn.info

Introduction. Critique de la raison criminologique Didier BIGO, Laurent BONELLI « Les criminologues n’ont jamais rien fait à propos du problème du crime ». Entretien avec Howard S. BECKER Propos recueillis par Didier BIGO, Laurent BONELLI et Fabienne BRION Compter pour compter. Les manifestations pratiques de savoirs criminologiques dans les instances locales de sécurité Élodie LEMAIRE, Laurence PROTEAU « Deux attitudes face au monde ». La criminologie à l’épreuve des illégalismes financiers Anthony AMICELLE « Une histoire de la manière dont les choses font problème ». Entretien avec Michel FOUCAULT Propos recueillis par André BERTEN Le possible : alors et maintenant. Comment penser avec et sans Foucault autour du droit pénal et du droit public Colin GORDON Cellules avec vue sur la démocratie Fabienne BRION Comment les sociétés « se débarrassent de leurs vivants » : dangerosité et psychiatrie, la donne contemporaine Véronique VORUZ Sous une critique de la criminologie, une critique des rationalités pénales Olivier RAZAC, Fabien GOURIOU Histoire et historiographie de la Kriminologie allemande : une introduction Grégory SALLE

Pour commander ce numéro : Cultures & Conflits l'Harmattan, Bureau F515 - UFR SJAP 5-7 rue de l'Ecole Polytechnique Université de Paris-Ouest-Nanterre 75005 Paris 92001 Nanterre cedex Chèque à libeller à l’ordre des éditions de l'Harmattan [email protected] Ethnologie Française Octobre-Décembre 2015 - Tome XLV - n° 4 Grandir : Pouvoirs et périls

ÉDITEUR INVITÉ : Nicoletta Diasio

• Nicoletta Diasio Introduction. Penser le corps qui change

• Catherine Rollet La Révolution française aurait-elle contribué à avancer l’âge à la puberté des filles ? • Donatella Cozzi Donner forme à l’incertitude. Savoirs médicaux et passage de l’enfance à l’adolescence

• Simona Tersigni A chacun sa toise. Enjeux de taille et conformité d’âge à l’aube de l’adolescence

• Ingrid Volery Les élèves ont des corps. Regards enseignants

• Virginie Vinel Un corps qui gêne. Les médecins face à la puberté

• Nicoletta Diasio Des odeurs et des âges e corps participe de la définition de l’enfant en tant que • Marie-Pierre Julien « autre » de l’adulte : tantôt sa petitesse, sa fragilité le Quand poussent les poils des garçons Lrendent incompétent, tantôt sa souplesse, sa résistance, ses capacités d’adaptation manifestent ses habiletés. Diminuer • Louis Mathiot ou idéaliser ces habiletés corporelles constituent autant de Manger comme un grand. La régulation des pratiques alimen- taires manières d’assigner aux enfants une nature essentialisée.

• Natacha Baboulène-Miellou et Jeanne Teboul thnologie française questionne ici la conception du Rêver ses filles. « Bien grandir » dans les milieux favorisés grandir des enfants de 9 à 13 ans, un groupe d’âge aux Efrontières indéterminées. A la croisée du médical (la • Anne-Sophie Sarcinelli question des pubertés précoces), du marketing (la multiplication Ordres et désordres des âges dans les familles transnationales des produits à destination de cet âge), de l’institutionnel (avec roms les politiques socio-éducatives), ce temps de la vie comporte de • Serena Bindi nombreux enjeux pour les sociétés contemporaines. Le corps Grandir aujourd’hui en Himalaya indien. Des rituels au se- de l’enfant est source de la fascination et de l’inquiétude, qui cours d’une nouvelle adolescence concernent, depuis longtemps déjà, les jeunes générations.

• Martin De La Soudiere n entendra les différents points de vue : ceux des enfants, L’enfant dans ses territoires. Grandir avec les montagnes mais aussi ceux des parents, éducateurs, animateurs, VARIA Oprofessionnels de santé, pour interroger comment le corps de l’enfant qui grandit est socialement appréhendé, • Gérard Marty accompagné et encadré. On verra également comment les « Juste » prix et réputation professionnelle. Un double enjeu enfants se construisent en tant que sujets par des techniques pour les enchères de bois public corporelles spécifiques et comment ils s’approprient les • Raymond Jamous représentations, les normes et les imaginaires dont ils font l’objet. Inceste, mensonge et filiation. Une perspective ethnologique de la relation entre frère et soeur en Europe COMPTES RENDUS In memoriam. Aliette Geistdoerfer (1943-2015)

Maison d’Archéologie & Ethnologie 21, avenue de l’Université - 92 023 Nanterre cedex 01 46 69 26 63 – [email protected] 22 € le numéro en librairie ou aux Presses Universitaires de France en ligne http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise.htm Ethnologie française Avril-Juin 2016 - Tome XLVI – n° 2

ITALIE Trouble dans la famille

EDITEURS INVITES : Cristina Papa et Adriano Favole • Cristina Papa et Adriano Favole Introduction. Nouveaux regards sur les pratiques familiales italiennes • Pier Giorgio Solinas, GenItalia. Générations, Ancestralité, ADN. Trois paysages italiens • Pier Paolo Viazzo et Javier Gonzáles Díez, Les « nouvelles formes de famille » en Italie. Entre convergences morphologiques et persistances culturelles • Ferdinando Mirizzi, L’image de la famille italienne dans la littérature socio-anthropologique anglo-américaine et européenne (1950-1960) • Simone Ghezzi, Familism in the Firm. An Ethnographic Approach to Italian Family Capitalism • Cristina Bezzi et Cristina Papa, Les badanti roumaines en Italie. Familles transnationales et circulation de l’assistance • Matteo Aria et Fabio Dei, La famille et le monde des choses. Culture matérielle domestique dans la Toscane d’aujourd’hui • Caterina Di Pasquale, De la Sardaigne au Piémont, les recettes de la construction d’une famille élargie n 1994, Ethnologie française publiait avec « Italia » son premier numéro consacré à l’anthropologie européenne. Une • Simonetta Grilli, « D’autres familles ». L’homoparentalité en E comparaison avec la présente livraison est révélatrice des Italie changements de perspective de la discipline dans ce pays qui a • Roberto Beneduce et Simona Taliani, « Je pouvais espérer, bénéficié de la confrontation des méthodologies entre les anthropologues qui œuvrent en Italie et ceux qui traitent des terrains j’étais en droit de penser que cela pouvait se passer autrement ». non européens. Fragments sur la famille immigrée • Paola Sacchi, Ordre moral et droits de l’homme. Le cas des la différence du choix généraliste d’il y a vingt ans, ce « familles musulmanes » dans la société italienne numéro se consacre aux transformations de la famille. A Même si dans tous les pays d’Europe, l’institution est traversée de nombreuses turbulences, il existe bien une « voie italienne » qui interroge et dont le facteur-clé est la force des liens VARIA familiaux. • Valérie Aubourg L’Oraison des mamans : un nouvel entre-soi religieux ependant, il y a du « trouble dans la famille » induit par les conflictualités animant ces liens et qui concernent les • Nadja Monnet, Beatriz San Román, Diana Marre C inégalités en son sein, les rapports entre les genres et entre Etrangers dans leur ville. Les jeunes issus de l’adoption les générations, que les difficultés récentes ont accentuées. D’autres internationale de Barcelone facteurs y contribuent tels les nouveaux développements de la génétique, la présence des familles issues de la migration • Michelangelo Giampaoli (phénomène récent en Italie), la question de l’homoparentalité. Et qu’en est-il du « familialisme » italien, ce stéréotype aux multiples Benito Mussolini à Predappio. Le culte d’un anti-héros sens ? Du phénomène de la domesticité ? Du rôle croissant des femmes dans un pays caractérisé par la faiblesse de l’État- providence ? Autant de thèmes traités ici qui cernent la spécificité Comptes rendus familiale de notre voisin.

Maison d’Archéologie & Ethnologie 21, avenue de l’Université - 92 023 Nanterre cedex 01 46 69 26 63 – [email protected] 22 € le numéro en librairie ou aux Presses Universitaires de France en ligne http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise.htm

MIGRATIONS SOCIÉTÉ La revue bimestrielle d'analyse et de débat sur les migrations en France et en Europe Novembre-décembre 2013 – vol. 25 – n° 150 - 160 p. SOMMAIRE

Hommage à Beniamino Rossi

ÉDITORIAL Carton rouge au “black-blanc-beur” : en finir avec les fantasmes intégrationnistes et racialistes des chroniqueurs sportifs et de quelques autres ...... Vincent Geisser

ARTICLE La construction sociologique de la carrière migratoire : le cas des migrants iraniens en Europe...... Nader Vahabi

DOSSIER – Mariages et migrations : l’amour et ses frontières (coordonné par Maïté Maskens) • L’amour et ses frontières : régulations étatiques et migrations de mariage (Belgique, France, Suisse et Italie) ...... Maïté Maskens • L’amour aux services de l’état civil : régulations institutionnelles de l’intimité et fabrique de la ressemblance nationale en Suisse...... Anne Lavanchy • Gouverner les frontières ou appliquer des droits ? Le contrôle des mariages aux consulats de Belgique, d’Italie et de France à Casablanca...... Federica Infantino • Couples binationaux de même sexe : politique de soupçon, normalisation et rapports de pouvoir ...... Manuela Salcedo Robledo • La politique migratoire belge et ses conséquences sur les couples transnationaux : un regard des acteurs sociaux bruxellois...... Nawal Bensaïd • Le projet de mariage sous l’angle des démarches administratives en Belgique : un parcours du combattant ?...... Bruno Langhendries • Mariage et migration : les chiffres et les droits en Belgique...... Julie Lejeune • Bibliographie sélective...... Christine Pelloquin

NOTES DE LECTURE Estrangeiros, extracomunitários e trans-nacionais : paradoxos da alteridade nas migrações internacionais. Brasileiros na Itália (de João Carlos Tedesco)...... Luca Marin France plurielle : le défi de l’égalité réelle (de Laetitia Van Eeckhout)...... Pedro Vianna DOCUMENTATION...... Christine Pelloquin

Abonnements - diffusion : CIEMI : 46, rue de Montreuil - 75011 Paris Tél. : 01 43 72 01 40 ou 01 43 72 49 34 / Fax : 01 43 72 06 42 E-mail : [email protected] / Siteweb : www.ciemi.org France : 55 € Étranger : 65 € Soutien : 80 € Ce numéro : 15 € MIGRATIONS SOCIÉTÉ La revue bimestrielle d'analyse et de débat sur les migrations en France et en Europe Novembre-décembre 2014 – vol. 26 – n° 156 - 176 p.

SOMMAIRE

ÉDITORIAL Immigrés, exilés, réfugiés, binationaux, etc. : les « enfants illégitimes » des Vincent Geisser révolutions et des transitions politiques ? ...... Claire Beaugrand

ARTICLES Faire des études pour rester : parcours d’étudiants africains en France ...... Ekaterina Demintseva Trajectoires migratoires des personnes confrontées à des violences collectives en Jacques-Antoine Gauthier ex-Yougoslavie : le cas de la Bosnie (1990-2005)...... Eric D. Widmer

DOSSIER : La Première Guerre mondiale et les migrations (coordonné par Yvan Gastaut et Stéphane Kronenberger) • De la difficulté à écrire l’histoire des étrangers et des coloniaux durant la Grande Yvan Gastaut Guerre...... Stéphane Kronenberger • L’appel à la main-d’œuvre étrangère et coloniale pendant la Grande Guerre : un tournant dans l’histoire de l’immigration ? ...... Laurent Dornel • Les travailleurs étrangers dans le Nord Franche-Comté durant la Grande Guerre (1914-1918)...... Stéphane Kronenberger • L’internement en Corse de civils étrangers pendant la Grande Guerre ...... Simon Giuseppi • L’expulsion des Italiens de Lorraine au début de la Grande Guerre : entre ennemi intérieur et italophobie ordinaire ...... Piero-D. Galloro • La Grande Guerre des soldats et travailleurs coloniaux maghrébins...... Yvan Gastaut, Naïma Yahi, Pascal Blanchard • La Première Guerre mondiale et la notion juridique contemporaine de réfugié...... Pedro Vianna • Bibliographie sélective...... Christine Pelloquin

NOTES DE LECTURE Migrations africaines : le codéveloppement en questions. Essai de démographie politique (sous la direction de Cris Beauchemin, Lama Kabbanji, Papa Sakho et Bruno Schoumaker)...... Pedro Vianna L’interculturel et la construction d’une culture de la reconnaissance (sous la direction de Driss Alaoui et Annick Lenoir) ...... Pedro Vianna DOCUMENTATION...... Christine Pelloquin

Abonnements - diffusion : CIEMI : 46, rue de Montreuil - 75011 Paris Tél. : 01 43 72 01 40 ou 01 43 72 49 34 / Fax : 01 43 72 06 42 E-mail : [email protected] / Siteweb : www.ciemi.org France : 60 € Étranger : 70 € Soutien : 80 € Ce numéro : 16 €

●Journal des anthropologues 138-139/2014 Santé globale Pratiques locales

La notion de santé globale s’impose dans les années 1990. Notion encore instable, elle comporte une charge polémique à l’encontre des organisations internationales jugées inaptes à prendre en charge les problèmes de la santé mondiale, en particulier les nouvelles épidémies planétaires. Les acteurs appelés à prendre la relève sont dès lors les médias, les fondations influentes au plan international, les organisations non gouvernementales et les sociétés transnationales. Dans ce numéro, des anthropologues interrogent la santé globale à partir de leurs terrains. Ils mettent en lumière ses logiques entre santé publique et intérêts privés et dévoilent les processus d’imposition de normes. Ils analysent l’évolution des rapports de force au niveau des politiques locales et entre professionnels et malades.

The notion of global health governance has emerged in the 1990s. Still unstable, this concept bears a polemic charge against international organizations deemed unfit to take care of global health problems, especially the new global epidemics. Global health promoters are therefore the media, influential foundations in the international arena, non-governmental organizations and transnational corporations. In this issue, anthropologists review the global health topos from their own perspective. They highlight its logics intertwined between public health and private interests and reveal the imposition of standards procedures. They analyze the shift of power balance at the level of local policies and between professionals and the sick.

DOSSIER Introduction…………………………………………………………………………………M. BONNET, D. DELANOË, M. CAULIER Les processus de globalisation de la santé. Entretien réalisé par Marie Bonnet et Daniel Delanoë………………………..B. HOURS Santé mondiale : l’évolution vers la privatisation. Entretien réalisé par Marie Bonnet et Daniel Delanoë…………….R. BRAUMAN Les fièvres hémorragiques à virus Ebola et Marburg. Les multiples enjeux d’une approche globale de la santé………………………………………………C. GASQUET-BLANCHARD Obesity « epidemic » in the kingdom of Tonga. Critical notes on the « right » body size………………………………G. COTTINO Mondialisation des effets indésirables et construction locale. De la communication médecin-patient autour des antiviraux au Sénégal………………………………….A. DESCLAUX, S. BOYE La marchandisation du médicament au Bénin. Illustration locale d’un phénomène global……………………………C. BAXERRES Concurrence des thérapeutiques traditionnelles et biomédicales dans la lutte contre le paludisme à l’Extrême-Nord du Sénégal…………………………………...I. B. MOULIOM MOUNGBAKOU

RECHERCHES ET DÉBATS Perspectivisme et multinaturalisme en Amérique indigène………………………………………………………....E. V. DE CASTRO Prêter main-forte au traitement du VIH au Tchad. Un sociologue parmi des cliniciens…………………………………....B. PROTH ANTHROPOLOGIES ACTUELLES Rouhani’s key: symbols and rituals in Iranian presidential elections 2013………………………………………..S. SHAHSHAHANI ANTHROPOLOGIE VISUELLE Cerner l’approche globale du malade âgé en milieu hospitalier. Une enquête filmique à l’hôpital Bretonneau (Paris)……………………………………………………………...N. ARCHIMBAUD ANTHROPOLOGIE LIBRE Éloge de la futilité…………………………………………………………………………………………………………..A. BOTON ÉCHOS D’ICI ET D’AILLEURS Prix Ariane Deluz – Aide à la recherche en ethnologie africaine……………………...Fondation Maison des Sciences de l’Homme Land grab, the value of land: new and old patterns of land appropriation (April 2013)……………………………..M. VAN HAKEN Vous avez dit Halal ? Normativités islamiques, mondialisation, sécularisation…………………………………………..L. ARSLAN Anthropologies numériques – 13/14 mars 2016…………………………………………...LES ÉCRANS DE LA LIBERTÉ / LE CUBE

______Rédaction, commandes et abonnements Abonnement annuel Association Française Association française des anthropologues Particuliers : 55 € des Anthropologues 18-20 rue Robert Schuman Étudiants, sans-emploi : 30 € 94227 Charenton-le-Pont Institutions : 85€ Courriel : [email protected] http://www.afa.msh-paris.fr Diffusion en librairie : CID Édition en ligne : http://jda.revues.org [email protected] - 01 53 48 56 30 ●Journal des anthropologues 140-141/2015 L’alimentation, arme du genre

Qui contrôle l’alimentation possède un moyen de coercition politique. L’assignation des femmes au travail alimentaire sous-entend-elle que les femmes contrôlent la nourriture et mangent à leur faim ? Les quelques recherches qui ont croisé études sur le genre et études sur l’alimentation montrent le contraire. Ce numéro questionne l’alimentation comme espace majeur de construction du genre à travers la division du travail, la consommation et le façonnage des corps. Les enquêtes de terrain sociologiques et anthropologiques réunies ici décrivent la différenciation sociale à l’œuvre. Elles mettent en évidence la réalité d’un ordre alimentaire genré aux multiples masques.

Food control is a means of political coercion. Does women’s assignation to food work imply that they control food and eat to their fill? The few researches that have connected gender studies and food studies and food studies show the opposite. This issue questions food as a major location of gender production, through work division, consumption and body shaping. The sociological and anthropological studies gathered here describe social differentiation in the making. They highlight the reality of a gendered food order that holds multiple masks.

ÉDITOS Terreur ici et ailleurs : regards anthropologiques………………………………………………………...A. BENVENISTE, M. SELIM Entre droit et loi symbolique……………………………………………………………………………...L. MOREAU de BELLAING DOSSIER L’alimentation, arme du genre………………………………...... T. FOURNIER, J. JARTY, N. LAPEYRE, P. TOURAILLE L’impensé du genre dans la patrimonialisation du régime méditerranéen…………………………………………….S. BEVILACQA Mise en scène du genre dans les émissions culinaires italiennes…………………………………………………………….L. STAGI Des tomates et des femmes. Transformation agricole et division sexuelle du travail au Bénin………………………….H. PRÉVOST Cuisine et dépendance. Femmes et hommes face au vieillissement et au handicap…………………………………….Ph. CARDON « Tout ce qui est bon est pour eux ». Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé……………………..D. MANIRAKIZA, P. Ch. BILÉ, F. MOUNSADE KPOUNDIA Le genre de l’ivresse. Évolution des consommations d’alcool chez les étudiants-e-s……N. PALIERNE, L. GAUSSOT, L. LE MINOR Le maigre féminin et le gras viril chez les Mongols………………………………………………………………………G. LACAZE « Laisse-moi manger ta viande ». Le partage des protéines chez les Akyé……………………………….A. A.-P. ATSE, K. P. ADON Le régime amaigrissant : une pratique inégalitaire ? ………………………………………………………………………..S. CAROF « Moi, je ne demande pas à rentrer dans une taille 36 ». Recourir à la chirurgie bariatrique après 45 ans……………...O. LEPILLER

RECHERCHES ET DÉBATS L’accouchement en Inde : une affaire d’État ? ……………………………………………………………………………C. JULLIEN ANTHROPOLOGIES ACTUELLES Plongée au cœur des ténèbres centrafricaines……………………………………………………………………………..B. LALLAU ANTHROPOLOGIE VISUELLE Cinéma ethnographique expérimental. Références sommaires sur une pratique artistique et scientifique………………S. ACCOLAS ANTHROPOLOGIES LIBRES – LIBRE ANTHROPOLOGIE Lecture alternative. À propos de l’ouvrage de Jean Copans : Georges Balandier, un anthropologue en première ligne……………………………………………………….S. CHAZAN-GILLIG ÉCHOS D’ICI ET D’AILLEURS Compte rendu du colloque « Les petites paysanneries dans un contexte mondial incertain » 19-21.11.2014 (université Paris-Ouest Nanterre La Défense)………………………………………………………….M. FAUTRAS Compte rendu du colloque international « L’anthropologie en partage. Autour de l’œuvre de Pierre Bonte » 19-20.1.2015 (Collège de France)………………………………………………………………………………………….F. STARO ______Rédaction, commandes et abonnements Abonnement annuel Association Française des Association française des anthropologues Particuliers : 55 € Anthropologues 18-20 rue Robert Schuman Étudiants, sans-emploi : 30 € 94227 Charenton-le-Pont Institutions : 85€ Courriel : [email protected] http://www.afa.msh-paris.fr Diffusion en librairie : CID Édition en ligne : [email protected] - 01 53 48 56 30 http://jda.revues.org (archives) cairn.info (4 derniers numéros) Empires ibériques : de la péninsule au global

• Empires ibériques : de la péninsule au global Guillaume Gaudin et Jaime Valenzuela Márquez

• Trajectoires ibériques, échappatoires romaines. Arpenter le cœur européen de la Monarchie Catholique au second xvie siècle Boris Jeanne

• Circulations entre chrétienté et Islam : quelques réflexions à propos des « méritos y servicios » au service de la Monarchie hispanique (xvie - xviie siècle) Cecilia Tarruell

• Entre deux empires. Circulation, stratégies et difficultés d’un Valencien dans le Saint Empire au début du xviie siècle Etienne Bourdeu

• Il faut sauver l’auditeur Matías Delgado y Florez. Lettre d’un magistrat de Manille du 30 novembre 1631, à son frère Sancho, à Cáceres Guillaume Gaudin

• Les Silva Guedes sur l’île de Mozambique : transmigration et processus d’intégration pendant la transition du xviiie au xixe siècle Maria Bastião

• « Diaspora » des Indiens des Andes et « dénaturalisation » des Indiens de l’Araucanie : deux cas d’immigration et de catégorisation indiennes dans la formation du Chili colonial Pour commander ce numéro Jaime Valenzuela Márquez Presses universitaires du Midi • Les « Indiens chinois » vinateros de Colima : processus d’insertion Université Toulouse - Jean Jaurès e sociale dans les haciendas de palmes du xvii siècle 5, allées Antonio Machado Paulina Machuca 31058 Toulouse cedex 9 (France) • De l’histoire totale à l’histoire globale Entretien avec Carlos Martínez Shaw Tél. : 05.61.50.38.10 Fax :05.61.50.38.00 VARIA http ://w3.pum.univ-tlse2.fr courriel : [email protected] • Rescue and the Deportation Trains: Railway Workers and the Question of Jewish Rescue in the Holocaust ISSN : Ludivine Broch ISBN : 978-2-8107-0392-0 Prix : 22 euros CHANTIERS DE RECHERCHE Revue publiée avec le soutien du • Compte rendu du colloque « Les circulations européennes à l’âge des musée de l’histoire de l’immigration empires coloniaux au xixe siècle : une lecture genrée » Virginie Chaillou-Atrous et Delphine Diaz

• École et minorités dans les pays allemands (xviiie - xxie siècle) Viviane Rosen-Prest

Tous les numéros de Diasporas sont en vente en librairie Site Internet : http : //diasporas.revues.org/

Typon Diasporas 25.indd 1 07/10/15 09:52 TSANTSA 20 / 2015

L’ANTHROPOLOGIE ET LE TOURNANT ONTOLOGIQUE ANTHROPOLOGIE UND DIE ONTOLOGISCHE WENDE

Revue de la Société Suisse d’Ethnologie Zeitschrift der Schweizerischen Ethnologischen Gesellschaft Rivista della Società svizzera d'etnologia

DOSSIER RECHERCHES EN COURS LAUFENDE FORSCHUNGEN ANTHROPOLOGIE: LE TOURNANT ONTOLOGIQUE EN ACTION Introduction CONSTRUCTING THE FUTURE Frédéric Keck, Ursula Regehr, Saskia Walentowitz Hope and «la chance» amongst university graduates in Ouagadougou, Burkina Faso and Bamako, Mali WAKING UP FROM «CONJECTURE» AS WELL AS FROM «DREAM» Maike Birzle, Susann Ludwig A presentation of AIME Bruno Latour BETWEEN RICE AND ROAD Chinese rice farmers’ strategies to preserve home resources in a A LA CROISÉE DES CHEMINS ONTOLOGIQUES migration context Une réserve naturelle chinoise comme laboratoire de la diversité Lena Kaufmann des perceptions de l’environnement (île de Hainan, Chine) Hiav-Yen Dam UNPLEASANT RELATIONS DURING FIELDWORK: JUST DEAL WITH IT? From «Machismo» in the field to «Machismo» in Academia RECONFIGURATIONS ONTOLOGIQUES DANS LES NOUVELLES Anna Elisabeth Kuijpers CONSTITUTIONS POLITIQUES ANDINES Une analyse anthropologique LA SITUATION TOURISTIQUE Diego Landivar, Emilie Ramillien Reconfigurations sociales dans une station balnéaire brésilienne Tristan Loloum DU CHASSEUR AU LOUP, DU LOUP À L’«OBJET» Gérer de manière analogique la porosité des frontières entre le corps DÉFINIR LA DANSE CONTEMPORAINE de l’homme, le corps du loup et un artéfact en Mongolie de l’Ouest Un enjeu d’identités collectives Bernard Charlier Claire Vionnet

FAIRE COMME SI ET FAIRE COMME ÇA Imitation et analogisme en élevage laitier robotisé ARTICLE LIBRE Séverine Lagneaux FREIER BEITRAG

FOOLS GOLD ON THE PRAIRIES FELDTHEORETISCHE ASPEKTE IN DER ETHNOPSYCHOANALYSE VON Ontologies, Farmers and their Seeds GEORGES DEVEREUX Birgit Müller Danielle Bazzi

THE MULTIPLICITIES OF DUST Showing the skills of DNA at assembling humans and non-humans NOTICE NÉCROLOGIQUE Martin Dufresne, Dominique Robert NACHRUF

«ONTOLOGICAL CHOREOGRAPHY» AS AN ETHNOGRAPHIC TOOL NACHRUF HUGO HUBER 1919-2014 Understanding the Making of Families by Reproductive Technologies Veit Arlt in Switzerland Nolwenn Bühler, Willemijn de Jong, Yv E. Nay, Kathrin Zehnder COMPTES RENDUS GOD AND THE ANTHROPOLOGIST REZENSIONEN The Ontological Turn and Human-Oriented Anthropology Albert Piette Erdmute Alber (2014): Astrid Bochow; Angosto Ferrandez Luis Fernando, Kradolfer Sabine (2012): Eric Crettaz; Laurence Ossipow, Marc-Antoine Berthod, Gaëlle Aeby (2014): Jacinthe Mazzocchetti; Alexis Clotaire, ARTICLE LIBRE Némoiby Bassolé (2014): Loïc Pignolo; Philippe Chanson, Yvan Droz, FREIER BEITRAG Yonatan N. Gez, Edio Soares (2014): Raphaela von Weichs; Hilde Schäffler (2012): Fleur Weibel FELDTHEORETISCHE ASPEKTE IN DER ETHNOPSYCHOANALYSE VON GEORGES DEVEREUX Danielle Bazzi ......

REVUE ANNUELLE TSANTSA / JAHRESZEITSCHRIFT TSANTSA ESSAIS EN ANTHROPOLOGIE VISUELLE BILDESSAYS Prix au numéro / Preis einer Ausgabe: 35.– CHF (€ 35) Abonnement pour 3 numéros / Abonnement für 3 Ausgaben: CHF 95.– (€ 95) «DO YOU SEE WHAT I MEAN?» Following the lines of telling through drawing and places VEUILLEZ CONTACTER / BITTE KONTAKTIEREN SIE Olivia Casagrande Seismo Verlag, Zähringerstrasse 26, CH-8001 Zürich T +41 (0)44 261 10 94, F +41 (0)44 251 11 94 ANIMISTISCHE FIGURATIONSWEISEN UND REKONFIGURATIONEN [email protected], www.seismoverlag.ch IM GRAN CHACO Ursula Regehr ISSN: 1420-7834 /ISBN: 978-3-03777-020-7 / WWW.SEG-SSE.CH

Note aux auteurs

Les contributions proposées (articles, notes de recherche et notes de lecture) sont à envoyer au secrétariat de rédaction de la REMI par courriel ([email protected]). Les articles et notes de recherche (en français, anglais ou espagnol) doivent être inédits. Ils sont soumis anonymement à l’appréciation de trois lecteurs. La décision du Comité de rédaction (acceptation, propositions de corrections, rejet) sera donnée dans les six mois suivant l’envoi. Conformément à l’usage, l’auteur(e) s’engage à ne pas soumettre son texte à une autre revue avant d’avoir reçu une réponse de la rédaction. Un exemplaire de la revue et un tiré à part au format PDF seront envoyés aux auteurs (préciser l’adresse postale et le courriel de destination). • L’article doit être compris entre 55 000 et 70 000 caractères. • La note de recherche doit être comprise entre 30 000 et 50 000 caractères. Elle se donne pour objectif de valoriser des travaux non aboutis, de souligner une démarche empirique, des méthodologies innovantes, une analyse de productions statistiques ou une question d’actualité. Ils sont accompagnés de mots-clés et de trois résumés en français, anglais et espagnol (1 000 caractères maximum ; le titre est traduit dans les trois langues). Le nombre de caractères indiqués (avec espaces) comprend la bibliographie, les notes, les figures, les résumés et les annexes. • La note de lecture, ou compte-rendu d’ouvrage, doit être comprise entre 6 000 et 8 000 caractères.

Consignes de présentation des articles Le titre doit être suivi des nom, prénom, qualité, adresse professionnelle et courriel de l’auteur. Le texte est saisi sans tabulation (Word ou Open Office) ; la police utilisée est Times New Roman 12. Les notes sont infrapaginales (Times New Roman 9). Les majuscules sont accentuées. Les diverses subdivisions sont numérotées « en arbre » : I/ ; I/ 1. ; I/ 1. 1. ; II/, etc. Les figures sont numérotées comme suit : Carte 1, 2, etc. ; Tableau 1, 2, etc. ; Photo 1, 2, etc. Elles sont envoyées en fichiers séparés dans un format standard (JPG, PNG, etc.) ou d’origine (.xls, .ai, etc.). Aucune figure d’une résolution inférieure à 300 dpi ne pourra être utilisée par l’imprimeur. Pour chaque figure l’auteur(e) mentionne le titre, les sources et la légende. Indiquer sur les cartes l’orien- tation et l’échelle. Les figures seront publiées en noir et blanc dans la version imprimée et en couleur, si c’est le cas, dans la version électronique. Si l'auteur(e) n’est pas détenteur des droits, il doit vérifier au préalable qu’il est autorisé à reproduire la figure. Les appels bibliographiques apparaissent dans le texte entre parenthèses sous la forme suivante : (Nom, date de parution : pages) (Papail et Arroyo, 1972 : 45-56) Les références bibliographiques sont placées à la fin du texte et présentées selon les normes suivantes : • Pour un ouvrage Nom Prénom (date de parution) Titre, Ville, Éditeur, nombre de pages. Duchac René (1974) La sociologie des migrations aux États-Unis, Paris, Mouton, 566 p. • Pour un extrait d’ouvrage collectif Nom Prénom (date de parution) Titre de l’article, in Prénom Nom Éd., Titre de l’ouvrage, Ville, Éditeur, pages de l’article. Knafou Rémy (2000) Les mobilités touristiques et de loisirs et le système global des mobilités, in Marie Bonnet et Dominique Desjeux Éds., Les territoires de la mobilité, Paris, PUF, pp. 85-94. • Pour un article de revue Nom Prénom (date de parution) Titre de l’article, Titre de la revue, volume (numéro), pages de l’article. Simon Gildas (1996) La France, le système migratoire européen et la mondialisation, Revue Européenne des Migrations Internationales, 12 (2), pp. 261-273. • Pour un extrait de site Internet Nom Prénom (date de parution) Titre, [en ligne] date de consultation. URL : http://… Even Marie-Dominique (1996) Un entretien avec Dj. Enkhsaïkhan sur la politique extérieure de la Mongolie, [en ligne] consulté le 01/01/2012. URL : http://www.anda-mongolie.com/propos/politique/enkhsai20.html

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