discrimination

discrimination liée à l’origine discrimination liée au handicap discrimination liée au lieu de résidence discrimination liée au sexe discrimination liée à l’apparence physique discrimination liée à la perte d’autonomie discrimination liée à l’orientation sexuelle

ACTES DU COLLOQUE Multiplication des critères de discrimination — Enjeux, effets et perspectives

Face au droit, nous sommes tous égaux

© 01-2019 | Défenseur des droits ACTES DU COLLOQUE Multiplication des critères de discrimination — Enjeux, effets et perspectives Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 SOMMAIRE —

AVANT-PROPOS Avant-propos du Défenseur des droits - Jacques Toubon 4 Avant-propos de la Directrice du GIP 10 —Mission de recherche Droit et Justice - Sandrine Zientara-Logeay INTRODUCTION L’essor du droit de la non-discrimination en : regards croisés entre 14 —droit et sciences sociales - Nathalie Bajos et Stéphanie Hennette-Vauchez CADRAGE THÉORIQUE Multiplication of Discrimination Criteria: 20 A View from the United States - Robin Stryker Le droit européen de la non-discrimination mis au tempo 32 —de critères singuliers - Isabelle Rorive PARTIE 1 - ORIGINE ET EXTENSION DES LISTES DE CRITÈRES PROHIBÉS DE DISCRIMINATION L’égalité réelle et la multiplication 44 de critères de discrimination - Julie C. Suk La définition jurisprudentielle 54 des motifs discriminatoires - Morgan Sweeney L’inégale multiplication des critères de discrimination : conséquences 68 et modalités d’harmonisation éventuelle - Robin Medard Inghilterra Égalité des droits et droit de l’égalité, 84 —un cheminement politique - Daniel Goldberg 2 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018

PARTIE 2 - LA VIE SOCIALE ET JUDICIAIRE DES CRITÈRES DE DISCRIMINATION Les discriminations syndicales saisies par le droit : 96 la reconnaissance problématique des parcours syndicaux à Peugeot Citroën - Vincent-Arnaud Chappe Pérégrination des critères de non-discrimination 114 dans le prétoire du juge administratif - Philippe Icard Multiplication des critères de discrimination : 130 de l’écoute de la personne à la qualification des faits —et à la stratégie judiciaire - Emmanuelle Boussard-Verrecchia PARTIE 3 - LA LISTE DES CRITÈRES PROHIBÉS, ENTRE DISCRIMINATIONS MULTIPLES ET DISCRIMINATIONS INTERSECTIONNELLES The anti-stigma principle-centralising intersectionality 142 in the theory of anti-discrimination law - Iyiola Solanke L’inflation législative des motifs illicites de discrimination : 152 essai d’analyse fonctionnelle - Gwénaële Calvès Confluence des critères discriminatoires en Europe, 164 révélatrice de discriminations systémiques ? - Marie Mercat-Bruns L’articulation des critères de discrimination : 184 quels enjeux pour le traitement des réclamations —par le Défenseur des droits ? - Marc Loiselle

CONCLUSION 198 de Françoise Tulkens, Professeure extraordinaire en droit, ancienne juge à la CEDH - Université Catholique de Louvain, —Belgique

NOTICES BIOGRAPHIQUES 204 ET PRINCIPALES PUBLICATIONS DES AUTEURS —

3 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 AVANT-PROPOS —

4 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 AVANT-PROPOS

Jacques TOUBON Défenseur des droits —

Nous sommes heureux de pouvoir vous présenter les actes du colloque « Multiplication des critères de discriminations. Enjeux, effets et perspectives ». Ce colloque international et pluridisciplinaire, qui a eu lieu les 18 et 19 janvier 2018 à Paris, a été organisé par le Défenseur des droits avec le soutien de la Mission de recherche Droit et Justice de la chancellerie.

e remercie donc sincèrement sa Directrice, Madame Sandrine Zientara-Logeay, et ses équipes, pour leur implication. Je tiens également à remercier Madame JFrançoise Tulkens, ancienne juge et Vice-Présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui nous a fait l’honneur de conclure ce colloque et ces actes. Je remercie Monsieur Jean-Marc Sauvé, Vice-Président du Conseil d’État et Madame Christine Lazerges, Présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme d’avoir suivi nos travaux. Ma reconnaissance va spécialement au conseil scientifique du colloque, à sa Présidente, Madame Stéphanie Hennette-Vauchez et à l’ensemble de ses membres.

Je remercie enfin tous les contributeurs et contributrices, grâce à l’investissement desquels ces actes ont pu voir le jour.

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Ce colloque a été l’occasion de rappeler que lutter contre les discriminations est une action que je place au cœur de mon mandat et qui demande une attention soutenue dans un contexte où elle peine à se maintenir durablement à l’agenda politique. A cet égard, ma vigilance est double.

Tout d’abord, mon rôle, en tant que Défenseur des droits, est de répondre aux réclamations que je reçois mais également de faire progresser le nombre des personnes qui s’adressent à moi pour faire valoir leurs droits. Or, en matière de discrimination, le non-recours est encore trop important.

Les chiffres sont éloquents. Sur près de 100 000 dossiers que nous recevons chaque année – presque 20 000 dossiers traités au siège et un peu plus de 68 500 traités par les 475 délégués répartis sur l’ensemble du territoire –, la part des réclamations pour discrimination reste beaucoup trop faible. Elles concernent moins de 16 % des dossiers reçus au siège, soit environ 5 000 par an, et cette proportion est bien moindre parmi les réclamations instruites par les délégués, soit environ 3,5% des dossiers qu’ils traitent.

Dans un contexte où le champ de compétences du Défenseur des droits, en matière de droits de l’enfant, de déontologie de la sécurité et d’accès aux services publics, devrait nous permettre d’appuyer l’accès au droit des populations discriminées, et ce au-delà du régime juridique du droit de la non-discrimination, ces données sont préoccupantes.

La répartition statistique des saisines selon les motifs de discrimination révèle qu’elles concernent, pour l’année 2017, en premier lieu le critère du handicap (22%). Il est suivi par l’origine (17,4 %), la santé (10%), la nationalité (8 %), le sexe et l’état de grossesse (8%), l’âge (5%), la religion (5 %), l’orientation sexuelle (1,4 %). Quant aux critères les plus récents, le lieu de résidence concerne 3 % des saisines, la particulière vulnérabilité économique 2,5%, et l’apparence physique 2%.

Ensuite, ma vigilance porte sur la dimension systémique des discriminations qui nécessite, au-delà des réponses individuelles, la mobilisation d’une stratégie d’ensemble et la prise en considération des contextes et des mécanismes de production des inégalités de traitement entre groupes sociaux protégés par le droit de la non- discrimination.

En ce sens, l’activité du Défenseur des droits en matière de promotion des droits et de l’égalité est essentielle. En contribuant au soutien de la recherche et à la production d’une connaissance renouvelée sur ces enjeux, cette approche nous permet de disposer de données objectives et actualisées sur la prévalence des situations de discriminations en population générale et d’identifier aussi bien les groupes sociaux qui y sont davantage exposés, les différents domaines de la vie sociale où elles sévissent que la faiblesse des recours engagés. Ces éléments contribuent également à forger des grilles de lecture critiques et interrogent les modalités de traitement des discriminations.

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L’approche des discriminations se doit donc d’être globale et le droit de la non- discrimination mérite d’être saisi à travers des questionnements transversaux. La multiplication des critères de discrimination prohibés en fait partie et il était primordial pour moi de permettre que nous nous donnions le temps d’y réfléchir ensemble, en mobilisant des contributions internationales et pluridisciplinaires.

L’idée même de ce colloque doit beaucoup aux travaux réalisés dans le cadre de l’appel à projets « Le principe de non-discrimination à l’épreuve du droit et des institutions chargées de sa mise en œuvre » que nous avions porté conjointement avec la mission de recherche Droit et Justice en 2014. Ces premières analyses de l’intégration du principe de non-discrimination aux modes de raisonnement du droit français et les nécessaires ajustements et redéfinitions induites tant sur le plan juridique qu’institutionnel questionnaient déjà l’opérationnalité du développement croissant des motifs de discrimination.

Ce colloque intervient également deux ans après celui consacré aux « 10 ans de droit de la non-discrimination » organisé le 5 octobre 2015 par le Défenseur des droits, le Conseil d’État, la Cour de cassation et le Conseil national des barreaux. Celui-ci avait permis aux participants de mesurer le chemin parcouru et de souligner l’irrésistible ascension du droit de la non-discrimination ainsi que le rôle prééminent des cours européennes et communautaires comme des juridictions suprêmes dans cette évolution.

Ces actes permettent de consigner les interrogations et les éclairages qui ont été donnés par les chercheurs et les praticiens du droit au cours de ces deux journées de travaux et d’échanges. Ces réflexions sur les conséquences de l’évolution du droit de la non-discrimination, saisi à travers la multiplication des motifs prohibés, sont d’autant plus importantes qu’elles renvoient à des défis qui doivent être relevés quotidiennement par les services instructeurs du Défenseur des droits.

En 2004, lors de la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), la législation française retenait déjà 18 critères de discriminations. En 2011, le Défenseur des droits prenant son relais était confronté à l’existence de dix-neuf critères.

Entre 2012 et 2017, le législateur en a étendu la liste en créant, en moyenne, un critère par an pour répondre à diverses attentes : identité sexuelle (2012), lieu de résidence (2014), perte d’autonomie (2015). L’année 2016 aura, quant à elle, vu émerger cinq nouveaux critères de discrimination prohibés par la loi. En outre, la précarité sociale est devenue la, complexe, « particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur », dont la mise en œuvre concrète interroge.

Aujourd’hui, pour les seuls code pénal et code du travail, on atteint donc, en France, vingt-cinq critères, et jusqu’à trente si l’on considère d’autres codifications (code de l’assurance maladie, code de l’éducation, etc.).

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Cette densification du droit de la non-discrimination dont la multiplication des critères prohibés est un reflet significatif, oblige à se poser des questions et à trouver des réponses dont ce colloque s’est fait utilement l’écho. En tant que Défenseur des droits, certaines d’entre elles ont plus particulièrement retenu mon attention.

En premier lieu, la multiplication des critères permet-elle une meilleure opérationnalité du droit de la non-discrimination ? Certaines contributions soulignent la différence grandissante opérée entre le droit dérivé de l’Union européenne et le droit interne quant au nombre et à l’objet des critères prohibés de discrimination et reviennent sur les logiques de détermination de « liste fermée » et de « liste ouverte ». L’Union européenne n’a, en effet, retenu que sept critères de discrimination prohibés : le sexe, la race ou l’origine ethnique, le handicap, la religion et les convictions, l’orientation sexuelle et l’âge. Le droit international des droits de l’homme retient quant à lui une liste ouverte, s’appuyant sur l’énumération d’une quinzaine de motifs.

En deuxième lieu, y-a-t-il un différentiel d’intégration du droit de la non-discrimination selon les ordres juridictionnels ? En effet, l’ascension du droit de la non-discrimination ne s’est pas manifestée de manière uniforme et a connu des variations sensibles, étroitement liées aux spécificités des différentes branches du droit et des modes probatoires propres aux différents contentieux. Il n’en demeure pas moins que le cadre d’analyse et les mécanismes de raisonnement du droit de la non-discrimination ont trouvé leur place en France – renouvelant de manière sensible le principe d’égalité – puisque les différentes formes de discriminations (directe, indirecte, par association) sont désormais sanctionnées par les juridictions.

En troisième lieu, l’approche contentieuse des discriminations est-elle partagée par tous les ordres juridictionnels et certains critères sont-ils privilégiés au détriment des autres ? Cette question donne l’occasion de soutenir une critique de l’approche catégorielle des discriminations et de relever un décalage entre, d’un côté, la présence non négligeable du contentieux dans certains domaines (droit du travail, droit administratif) et, de l’autre, la résistance des responsables institutionnels et des responsables politiques à la norme, telle qu’elle est issue de l’approche contentieuse. Certaines contributions pointent ainsi la mobilisation particulière de certains critères, et l’absence de visibilité de certains autres, dans la jurisprudence.

Enfin, si je suis enclin à voir dans la multiplication des critères de discrimination un signe que la fameuse passion française pour l’égalité, que relevait Alexis de Tocqueville, n’est pas morte, en tout cas chez le législateur, cette dernière contribue-t-elle pour autant à renforcer l’effectivité du droit de la non-discrimination ? L’égalité n’est pas seulement un sentiment fortement ressenti, elle est l’objectif de la mission du Défenseur des droits. L’appareil légal est-il pour nous et pour les juges, pour la société toute entière, un levier, voire un outil d’effectivité ? Nous complique-t-il la tâche ou nous permet-il de créer de nouvelles stratégies ?

Les contributions ici rassemblées nous invitent à tirer de cet examen critique et nécessaire du développement du droit de la non-discrimination, une exigence renouvelée pour que nos travaux contribuent plus efficacement encore à la lutte contre les discriminations, à la promotion de l’égalité et au développement de l’accès aux droits.

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Sandrine ZIENTARA-LOGEAY Inspectrice générale de la justice, directrice du GIP-Mission de recherche Droit et Justice —

La réussite de la lutte contre les discriminations constitue désormais un enjeu majeur des politiques publiques gouvernementales, puisque les pratiques discriminatoires privent de toute effectivité le principe d’égalité et viennent de ce fait saper les fondements mêmes du contrat social et du vivre ensemble.

cet égard, le ministère de la Justice a vocation à jouer un rôle déterminant, à la fois comme producteur des normes juridiques du droit de la non-discrimination À et comme acteur des politiques pénales sectorielles, mis en œuvre par le réseau des magistrats référents en matière de lutte contre les discriminations et les pôles anti- discriminations des juridictions.

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C’est la raison pour laquelle en son sein, le GIP Mission de recherche Droit et Justice1, dont la mission première est d’assurer l’interface entre le monde de la recherche issue du droit, des sciences humaines et sociales et celui des praticiens du droit, s’est très tôt intéressé à la construction du droit de la non-discrimination, à sa mobilisation – ou pas – et à la mesure de son efficience.

Après un premier appel à projets lancé en 20102, à la demande des directions du ministère concernées, notamment la direction des affaires civiles et du sceau et la direction des affaires criminelles et des grâces, la Mission de recherche Droit et Justice s’est associée en 2013 au Défenseur des droits pour concevoir un deuxième appel à projets sur « le principe de non-discrimination à l’épreuve du droit et des institutions chargées de sa mise en œuvre ». Ce partenariat, à la fois scientifique et financier, qui s’est poursuivi jusqu’à l’organisation du colloque sur la multiplication des critères de discrimination des 18 et 19 janvier 2018, a été tout au long particulièrement fructueux et je tiens à en remercier vivement Monsieur Jacques Toubon, Défenseur des droits.

À l’issue de cet appel à projets, trois équipes pluridisciplinaires3 ont été retenues, dont les champs de recherche, riches et complémentaires, ont porté sur les normes internes et internationales et sur la mise en œuvre du principe de non-discrimination par les instances publiques et par les deux ordres juridictionnels, au travers notamment de la jurisprudence administrative, pénale, civile et travailliste.

Le 24 janvier 2017, un séminaire fermé de restitution de ces travaux, réunissant chercheurs et praticiens (magistrats des juridictions administratives et judiciaires et membres des directions législatives de la chancellerie), organisé au ministère de la Justice par la Mission de recherche Droit et Justice et le Défenseur des droits, a permis de croiser les regards sur les pratiques jurisprudentielles et d’interroger l’efficience du dispositif normatif. À cet égard, il est apparu que la multiplication des critères de

1. Le GIP Mission de recherche Droit et Justice créé en 1994, associe le ministère de la Justice, le CNRS, l’ENM, le CNB et le CSN. 2. Suite à cet appel à projets portant sur les discriminations dans les relations de travail devant les cours d’appel. La réalisation contentieuse d’un droit fondamental, une importante étude a pu être menée sur les Revendications des salariés en matière de discrimination et d’égalité. Les enseignements d’un échantillon d’arrêt extraits de la base JURICA (2007-2010), sous la direction de Frédéric Guiomard et Évelyne Serverin, 2013 [en ligne, URL : http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/des-revendications-des-salaris- en-matire-de-discrimination-et-dgalit-les-enseignements-dun-chantillon-darrts-extrait-de-la-base- jurica-2007-2010/ ]. 3. Rapports GIP Mission de recherche Droit et Justice : Yan Laidié et Philippe Icard (CREDESPO/Université de Bourgogne), Le principe de non-discrimination : l’analyse des discours du juge administratif [en ligne, URL : http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/le-principe-de-non-discrimination-lanalyse-des- discours-2/ ] ; Tatiana Gründler et Jean-Marc Thouvenin (CEDIN/Université Paris Ouest La Défense), La lutte contre discriminations à l’épreuve de son effectivité [en ligne, URL : http://www.gip-recherche- justice.fr/publication/la-lutte-contre-les-discriminations-a-lepreuve-de-son-effectivite/ ] ; Jeremy Perelman et Marie Mercat-Bruns (École de droit de Sciences Po), Les juridictions et les instances publiques dans la mise en œuvre du principe de non-discrimination : perspectives pluridisciplinaires et comparées [en ligne, URL : http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/les-juridictions-et-les-instances-publiques-dans- la-mise-en-oeuvre-du-principe-de-non-discrimination-perspectives-pluridisciplinaires-et-comparees/ ].

12 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 AVANT-PROPOS discrimination, qui a accompagné l’essor du droit de la non-discrimination en droit interne, était questionnée de manière similaire par les trois équipes de recherche. En effet, le droit français s’est construit à partir de listes fermées de critères prohibés de discrimination. Depuis la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, qui a réprimé les discriminations fondées sur l’origine ou l’appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion, la liste de ces critères n’a cessé de croître. Alors que le droit dérivé de l’Union européenne comprend neuf critères visés par les directives relatives à la lutte contre les discriminations, le droit interne, qui couvre les mêmes champs, en comprend désormais plus de vingt-cinq4. Or force est de constater non seulement que les saisines des diverses instances compétentes, juridictions ou du Défenseur des droits sont rares et que très peu de ces critères sont mobilisés devant celles-ci.

C’est donc autour de ce questionnement que les membres du comité scientifique organisateur du présent colloque, que je souhaite vivement remercier ici, l’ont bâti.

Ces deux journées de colloque international, qui ont réuni d’éminents spécialistes d’horizon et de disciplines divers, et dont le succès a été certain, comme en atteste une large participation et la richesse des échanges avec le public, ont montré, dans une approche originale, à la fois comparée et interdisciplinaire, combien la multiplication des critères de discrimination méritait d’être débattue.

Les enjeux, sociaux, économiques et politiques du processus de fabrication des critères ont été explorés ; les effets de leur multiplication ont été évalués, en particulier sur un plan contentieux ; les difficultés liées à l’articulation et à la combinaison de ceux- ci, qui perdurent, nonobstant le travail d’harmonisation et de mise en cohérence du législateur, ont été analysées ; enfin la capacité de ceux-ci à appréhender les situations de discrimination multiples ou intersectionnelles, mises en lumières par les sciences sociales et en particulier l’étude des rapports de domination, a été interrogée.

Des questions essentielles ont été formulées. Faut-il conserver le système de liste fermée en opérant une hiérarchie et une harmonisation des critères ? Faut-il plutôt envisager d’adopter des listes ouvertes, sur le modèle de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme ou de la législation canadienne, dans lesquelles l’extension des critères est pilotée par le juge et non par le législateur ? Comment garantir un outil souple, efficace et adaptable aux évolutions de la société, en matière de droit de la non-discrimination ?

Le ministère de la Justice puisera dans les actes de ce colloque, à n’en pas douter, une partie de la matière de ses réflexions à venir et il ne pourra certainement pas faire l’économie d’une expertise des pistes de réformes qui ont pu être esquissées par les chercheurs au cours de ces journées, s’il veut renforcer l’effectivité du droit de la non- discrimination.

4. Notamment, dans le code pénal ou le code du travail, le sexe et la situation de famille, les mœurs, le handicap, l’état de santé, les opinions politiques et les activités syndicales ou mutualistes, l’orientation sexuelle, l’apparence physique, le patronyme, l’âge et les caractéristiques génétiques, l’identité sexuelle, le lieu de résidence, la perte d’autonomie, la vulnérabilité de la personne en raison de sa situation économique, etc.

13 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 INTRODUCTION —

14 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 INTRODUCTION INTRODUCTION — L’essor du droit de la non-discrimination en France : regards croisés entre droit et sciences sociales

Nathalie BAJOS Sociologue-démographe, directrice de recherche à l’Inserm, directrice de la promotion de l’égalité et de l’accès aux droits du Défenseur des droits (février 2015 - avril 2018) Stéphanie HENNETTE-VAUCHEZ Juriste, professeure à l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, présidente du conseil scientifique du colloque —

15 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 INTRODUCTION

En France, l’histoire du droit de la non-discrimination est décidément singulière. Alors même que l’on rattache habituellement à la loi Pleven du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme la première consécration explicite de la notion de discrimination, il a fallu que près de trente années s’écoulent pour que le droit de la non-discrimination et ses concepts paraissent admis, ancrés, utilisés (Fassin et Halpérin, 2009). L’Union Européenne fournit une colonne vertébrale au droit de la non-discrimination via l’adoption, notamment, des directives « Race » et « Emploi » de 2000. Ensemble, elles listent huit critères prohibés de discrimination (race, sexe, orientation sexuelle, convictions, origine ethnique, handicap, religion, âge). Mais, à partir de cette date, on assiste à un emballement du législateur français : via une kyrielle de lois à partir du début du xxie siècle, il ne cesse d’allonger, dans un mouvement que rien ne semble vouloir interrompre, la liste des critères prohibés de discrimination. Le droit français compte ainsi aujourd’hui près de vingt-cinq critères. Et la possibilité d’introduire de nouveaux critères est régulièrement évoquée dans les débats politiques, sociaux et juridiques.

u-delà des enjeux historiques auxquels renvoie cette logique de « listes » définies par le législateur, la multiplication des critères de discrimination soulève de Anombreuses interrogations. On peut notamment se demander si cette logique de multiplication des critères cherche véritablement à renforcer l’effectivité du droit de la non-discrimination ou si, plus prosaïquement, elle ne répond pas plutôt à une volonté politique qui viendrait traduire les mobilisations de certains groupes sociaux. Ce faisant elle risquerait de se transformer en fuite en avant, à mesure que chaque problème ou difficulté sociale en viendrait à être « traité » par l’ajout d’un nouveau critère prohibé de discrimination, sans que l’effectivité du précédent ait même pu être évaluée. En outre, et par-delà des interrogations légitimes sur l’effectivité d’un droit de la non-discrimination désormais aussi pléthorique, ou sur la lisibilité d’un droit complexe et foisonnant, on peut s’interroger sur les risques d’affaiblissement qu’il encourt du fait de la dépolitisation, liée à la perte du sens politique de la notion de discrimination, qu’accompagne ce processus de multiplication des critères. Pour certain.e.s, l’extension du droit de la non-discrimination, qui repose sur l’individualisation des torts, de leur revendication comme de leur réparation, peut être lu comme un des avatars d’un tournant néo- libéral qui transforme en questions juridiques des enjeux auparavant considérés comme essentiellement politiques (éducation, santé, inégalités…) (Chevalier, 2003 : 38 ; Champeil-Desplats, 2016). L’introduction récente de la possibilité de recours collectif, très encadré, est susceptible de modifier quelque peu la donne mais les effets juridiques et sociaux de cette nouvelle disposition législative de 2016 restent à analyser.

16 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 INTRODUCTION

Parmi la multiplicité des critères qui existent aujourd’hui, on en compte de statuts forts différents. Certains renvoient aux principaux rapports sociaux de pouvoir qui structurent notre société (sexe, âge, origine), tandis que d’autres correspondent simplement à des caractéristiques individuelles plus contingentes (le lieu de résidence par exemple), voire manquent de clarté (la capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français notamment).

C’est pour répondre aux interrogations suscitées par cette hypertrophie du droit de la non-discrimination que ce colloque a été organisé autour de trois axes d’analyse : le premier interroge la genèse et l’extension des critères de discriminations en France au regard de la situation observée dans d’autres pays européens et aux États-Unis, le deuxième examine la vie sociale et judiciaire des critères de discriminations et le troisième propose un regard croisé entre l’approche juridique de la discrimination multiple et la perspective intersectionnelle développée par les sciences sociales.

De l’extension des critères de discriminations —

e droit de la non-discrimination est aujourd’hui largement autonomisé du principe d’égalité. Participant tous deux d’un objectif commun de lutte contre Lles distinctions illégitimes, ils opèrent selon des modalités distinctes : alors que le droit de l’égalité se décline essentiellement en principes (principe d’égalité, principe d’égalité de traitement, principe « à travail égal, salaire égal », etc.), les règles de non- discrimination s’écrivent sous forme de listes de critères prohibés sans être réunies dans un principe général. Il importait donc d’opérer un retour sur l’histoire et les dynamiques qui affectent cette logique de listes définies par le législateur : dans quel ordre ces critères sont-ils apparus, et dans quelles branches du droit par priorité (droit pénal, droit du travail, etc.) ? Pourquoi les listes de critères prohibés de discrimination sont-elles fermées ici et ouvertes là ? S’agit-il d’un élément à mettre en relation avec les types d’ordres juridiques (common law, civil law) ? La logique de liste de critères prohibés est-elle toujours porteuse d’une dynamique d’extension, sous l’influence des évolutions politiques, sociales et économiques et si oui, quels sont les critères en devenir ? Que penser de la variabilité des listes entre les différents États, entre le droit de l’Union européenne et les listes nationales ? Y-a-t-il une hiérarchie ou des distinctions entre critères ?

Ce colloque avait ainsi pour ambition de revenir sur la définition juridique de la discrimination, telle qu’elle est actuellement admise, et sur l’évolution de la protection des caractéristiques intrinsèques de l’individu à laquelle elle renvoie.

17 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 INTRODUCTION La vie sociale et judiciaire des critères de discrimination —

lus encore, il importait de susciter la réflexion sur le fait que les différents critères de discrimination sont très diversement connus et mobilisés. Que l’on se Préfère à leur invocation simple dans la vie sociale ou le débat public, ou à leurs usages contentieux, force est en effet de constater que plusieurs critères prohibés de discrimination demeurent largement sous-employés.

Sur le plan contentieux, certains critères semblent mieux accueillis que d’autres, même si ce constat reste à objectiver. L’enjeu est d’autant plus grand que cette réception bien inégale ne manque pas d’influencer, dans une mesure qu’il conviendrait de mieux déterminer, les stratégies mises en œuvre par les avocat.e.s ou d’autres intermédiaires du droit tels que les syndicats ou les associations.

Au-delà de leur mobilisation dans une perspective judiciaire et de leur reconnaissance inégale dans les décisions de justice ou les commentaires doctrinaux, le colloque souhaitait également susciter recherches et réflexions sur la manière dont ces critères circulent ou non dans l’espace social. Il importe d’examiner la circulation de ces critères dans l’arène judiciaire, mais aussi, au-delà, dans les commentaires produits par les juristes ainsi que dans les discours politiques et donc, dans les nouvelles interventions du législateur.

Entre discriminations multiples et discriminations intersectionnelles —

nfin, à supposer que l’on puisse concevoir la multiplication des critères juridiques comme le reflet de la multiplicité des logiques discriminatoires, il importe de Es’interroger sur les liens entre cette multiplication des critères et la multiplicité des logiques de domination, objet de recherche privilégié des sciences sociales. Dans cette perspective, s’est posée la question de savoir si l’essor de nouveaux critères permettait de mieux cerner la réalité de certaines discriminations, qui seraient ainsi appréhendées sous plusieurs aspects.

18 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 INTRODUCTION

Quelle place donner alors au concept d’intersectionnalité qui invite à penser, non pas des réalités distinctes, mais la consubstantialité des rapports sociaux de sexe, de race, d’âge (Kergoat, 1978) que l’on peut dire naturalisés puisqu’ils sont inscrits dans les corps ? Lue à ce prisme, la discrimination devient un concept proprement sociologique. On sait que ce concept d’intersectionnalité, promu initialement par la juriste états-unienne Kimberlé W. Crenshaw, a considérablement renouvelé les analyses en sciences sociales. En quoi ce concept peut-il recevoir des traductions juridiques concrètes ? L’approche juridique de la discrimination multiple permet-elle d’appréhender la réalité sociale des discriminations lorsqu’elles renvoient, par exemple, simultanément aux enjeux de genre, de racisme, d’islamophobie , d’antisémitisme ?

Toutes ces questions sont à la croisée de plusieurs grilles de lecture que le colloque a entendu faire dialoguer. La dynamique d’extension des critères de discrimination interroge l’acception même du principe de non-discrimination et sa portée interprétative. Dès lors, les praticien.ne.s du droit, les chercheur.e.s autant que les populations (justiciables, usager.e.s des services publics, etc.) et professionnel.le.s ou élu.e.s de la République œuvrant pour la lutte contre les discriminations, s’interrogent sur la mobilisation de ces critères qu’il s’agisse de leur invocation simple, dans la vie sociale ou le débat public, ou de leur usage à des fins contentieuses.

L’approche à la fois comparatiste et pluridisciplinaire proposée invite à développer un regard et un discours critiques, qui reposent l’un comme l’autre sur l’exploitation et l’analyse de données issues de corpus juridiques ou de recherches en sciences sociales. Certaines interventions rendent compte exclusivement de la vie judiciaire et sociale d’un critère de discrimination (la discrimination syndicale par exemple), alors que d’autres s’interrogent sur l’articulation, les superpositions éventuelles de plusieurs critères de discrimination prohibés.

La dimension internationale de ce colloque a aussi été l’une priorité du conseil scientifique, qu’il s’agisse de présenter des recherches monographiques ou comparatistes : comparaisons d’échelles – nationale et européenne – ou encore entre États européens. Cette pluralité d’études de cas est d’autant plus importante à considérer que la liste des critères prohibés résulte de la fabrique de l’illicéité par des ordres juridiques inscrits dans des contextes nationaux différents.

Références bibliographiques

Chevalier Jacques, « Lutte contre les discriminations et État providence », in Daniel Borrillo (dir.), Lutter contre les discriminations, La Découverte, 2003, pp. 38-54.

Champeil-Desplats Véronique, « Le droit de la lutte contre les discriminations face aux cadres conceptuels de l’ordre juridique français », La Revue des Droits de l’Homme, 2016, n° 9 [en ligne, URL : https://journals. openedition.org/revdh/2049 ]

Fassin Éric et HalpÉrin Jean-Louis (dir.), Discriminations : Pratiques, Savoirs, Politiques, La Documentation Française, 2009, 182 p.

Kergoat, Danièle, « Ouvriers = ouvrières ? Propositions pour une articulation théorique des deux variables : sexe et classes sociales », Critiques de l’économie politique, 1978, n 5, pp.65-97.

19 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CADRAGE THÉORIQUE —

20 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CADRAGE THÉORIQUE CADRAGE THÉORIQUE —

Multiplication of Discrimination Criteria: A View from the United States

Robin STRYKER Professeure de sociologie, Purdue University and University of Arizona —

What are the implications of multiplying the criteria on which the law prohibits discrimination? This is an important question to ask and answer given that France has seen these criteria proliferate in recent years. This essay plumbs United States data and experience to help inform policy discussion pertaining to this question. After brief consideration of the utility of drawing lessons from the United States, the essay disaggregates the general question of implications into a series of more specific questions pertinent to well-reasoned policymaking. It then draws on relevant US-based empirical research to work toward answers, while indicating additional research needed to arrive at more definitive answers for France.

21 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CADRAGE THÉORIQUE Lessons from the United States ? —

he mid-twentieth century civil rights struggles of African-Americans in the United States reverberated around the world (Dudziak, 1994). Reviewing protest signs Tfrom old photographs, one notices immediately that the American civil rights movement presented itself as a struggle for equality and to a lesser extent rights, rather than specifically expressing its goals in terms of non-discrimination. Once Title VII (the employment title) of the 1964 Civil Rights Act was signed into federal law, discrimination became its central term, yet the legislation never defined discrimination (Pedriana and Stryker, 1997, 2004).

Examining today’s political and legal sloganeering in the United States, we find demands for equality, equality of opportunity and the right to be free from discrimination. Ambiguities and tensions abound in legal, political and cultural understandings of what these principles mean and how they inter-relate (Dobbin 2009; Pedriana and Stryker 2017).

There are important differences in political, legal and cultural traditions and context pertaining to rights and their enforcement in the United States and France. On the one hand, France is a code law system, the US a case-law system. Because France has a stronger tradition of social rights as well as of a strong national state than does the US (Dobbin, 2009; Revillard, 2017), France arguably is more open to frank discussion of the use of state power to achieve economic redistribution. On the other hand, collective memories of Nazism and France’s own experience with anti-Semitism shape French government and public moral sentiment away from the essential task of gathering systematic data on inequalities by religion, race and ethnic origin (Bleich, 2003; Sabbagh, 2008). This makes proactive and effective anti-discrimination enforcement along these lines far more difficult (Chappe, 2013; Pedriana and Stryker, 2017)1.

Notwithstanding these and many other differences, both the US tradition of liberal- legality and the French republican tradition emphasize formal equality (Berthou, 2003; Calvès, 2000; Pedriana and Stryker, 2017). In both countries, terms such as equality, rights, and discrimination are “contested terrain”, with ambiguities and tensions of meaning both within each term and among them. In France, for example, there is substantial tension in the understanding of employment rights for the disabled between non-discrimination and quota principles respectively, with the one disproportionately allied with integration into the labor market for able-bodied individuals and the other with maintaining a separate sphere for protected work (Revillard, 2017). In the United States, at the abstract, general level, equality of opportunity is a core or fundamental

1. Gathering data on foreign birth and immigration, while helpful, is far from a perfect substitute. The 1978 French law making it illegal to collect and store data on racial origins without the express consent of the individual or (in cases of public interest), the state, has meant the virtual absence of systematic data collected on employment situation by race (Bleich 2003).

22 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CADRAGE THÉORIQUE value on which virtually all Americans agree. Yet there has been a perennial battle in the political-cultural and legal realm about what this value means as embodied in concrete legal policies. For example, does it or does it not encompass group-oriented, results-based remedies for discrimination such as affirmative action – which in France might be termed positive discrimination? (Pedriana and Stryker, 1997, 2004, 2017). A fundamental question we might ask for both France and the United States, then, is whether, under what conditions, and with what further consequences, the multiplication of discrimination criteria exacerbates conflicts over the meaning of fundamental principles of law and political culture?

Multiplication of Discrimination Criteria: Further Questions — nder a combination of European Union law and French national law, the criteria for discrimination in France have become voluminous. There are not as many Uprohibited criteria in the United States as in France, yet in the US too, the criteria for illegal discrimination have proliferated.

In the US, 1960s-era civil rights legislation, including Title VII (the employment title) of the 1964 Civil Rights Act, the 1965 Voting Rights Act and the 1968 Fair Housing Act, prohibited employment, voting and housing discrimination based on race and other protected characteristics including color, religion, national origin, and sex. Additional relevant US statutes include the 1967 Age Discrimination in Employment Act, the 1978 Pregnancy Discrimination Act, the 1986 Immigration Reform and Control Act, the 1990 Americans with Disabilities Act and Title II of the 2008 Genetic Information Nondiscrimination Act. All these added new criteria for illegal employment discrimination. Prohibited criteria under United States federal law now include pregnancy, childbirth, and related medical conditions, disability, age (40 and older), citizenship and immigration status, including citizens, permanent residents, temporary residents, asylees, and refugees, and genetic information, as well as the earlier criteria of race, color, religion, national origin. and sex2.

2. US states cannot have weaker regulatory protections than those of the federal government, but they can enact additional protections. California typically is at the forefront of such activism. Criteria for employment discrimination under California state law include all federal criteria plus sexual orientation, gender identity and gender expression, AIDS/HIV status, medical conditions, political activities or affiliations, military or veteran status, and status as a victim of domestic violence [see https://www.nolo.com/legal-encyclopedia/ california-employment-discrimination-31690.html ].

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Each new piece of legislation reflects general equality principles, as well as more specific political entrepreneurship and social movement pressures (Skrentny, 2006; Pedriana and Stryker, 2017). Each new piece of legislation also brings new government hearings, reports and debates on the floor of Congress, adding fodder to the conflicts over legislative meaning that accompany subsequent litigation, and administrative and judicial decision making over who constitutes a member of a protected class of persons under US anti-discrimination law, what constitutes discrimination, what are the appropriate remedies, and whether and how deeply held equality ideals are confirmed or violated.

Given all this, we might well wonder whether multiplying criteria for discrimination will increase public support for the non-discrimination principle or whether it will promote backlash. Might multiplying criteria for discrimination receive support among newly protected individuals and groups while sparking substantial resentment among white males who do not qualify for protection under any of the multiplying criteria ? Because issues of administrative and judicial capacity – time, finances and staffing – are perennial in any anti-discrimination enforcement initiative (Pedriana and Stryker, 2004), does the multiplication of criteria for discrimination increase the gap between the promise of anti-discrimination law “on the books,” and the concrete realities of enforcement (Stryker, 2012), at the same time as it raises expectations and pressures for enforcement?

Currently, the United States is in the grip of substantial political polarization, of a President who delights in stoking racial, gender, religious and national origin divisiveness, and of an Administration dedicated to rolling back or subverting civil rights enforcement (Pew Research Center, 2014 ; Pedriana and Stryker, 2017). Without any of this, however, the longer term trajectory of multiplying discrimination criteria and finite enforcement resources would remain. At what point, then, might even good faith enforcement efforts become diluted, leading to disillusionment among enforcers as well as among those the anti-discrimination laws are designed to protect? And what criteria should be used to set enforcement priorities?

Proliferation of discrimination criteria also highlights questions of intersectionality (Crenshaw, 1989; Best, 2011). Some people are disadvantaged along more than one axis of inequality. Under what conditions might they be helped or hurt by the multiplication of criteria for illegal discrimination? Is there a mismatch between a legal focus on analytically distinct protected classes under anti-discrimination laws and the intersectional nature of life experiences of discrimination? All these questions are inter- related, and US-based research suggests at least tentative answers to some of them.

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Some Tentative Answers and Needed Further Research —

ecause of the specificities and centrality of slavery and of “the race question” in the United States, race had historical and political-cultural primacy as a criterion Bfor discrimination in this country. The race-based civil rights movement of the mid-20th century became paradigmatic and generative for later equality and anti- discrimination movements around other criteria (Skrentny, 2006). As John Skrentny (2006) details, the civil rights movement became the one to emulate, and African- Americans the group to analogize oneself to, as other groups sought to be protected under the US Labor Department’s enforcement of Executive Order 11246, prohibiting discrimination and mandating affirmative action in government contracting. Skrentny (2006) elaborates how the conceptualization of and moral attributions made about various groups, as well as the perceptions of threat that these groups, including women, Latinos/as, Native-Americans, and white ethnics, posed to public order and state legitimacy, shaped whether and how long it took for the US Labor Department to extend its affirmative action requirements, initially established for African-Americans, to cover these groups.

Skrentny (2006) argues that variation among white policy elites’ perceptions of the various groups along three dimensions helps explain the speed of group inclusion, the amount of mobilization needed, and the eventual success or failure of attempts of various groups to secure protected status under US anti-discrimination law. The three key dimensions include : 1) the perceived historical, physical and behavioral characteristics of each group ; 2) the group’s perceived moral deservingness based on its perceived amount of suffering and the causes of that suffering, as well as the group’s perceived contributions to society ; and 3) the perceived threat posed by the group for violence, disorder, loss of state control and national security. Precisely because the attributions are contradictory, African-Americans are especially interesting along the dimension of moral deservingness. On the one hand, white policy elites saw African- Americans as having suffered greatly. But on the other hand, these same white policy elites also saw African-Americans as contributing little to American society (Skrentny, 2006).

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In short, the complexities of perceived deservingness may be especially important to investigate for France as well as for the United States, if we want to understand who is protected by anti-discrimination law, what level of enforcement ensues, and what kind of enforcement, on the basis of what discrimination criteria, might occasion backlash instead of public support under conditions of proliferating discrimination criteria3. Likewise, the complexities of meaning construction may account for an important enforcement paradox characterizing US employment civil rights enforcement.

As shown by Ellen Berrey, Robert Nelson and Laura Beth Nielson (2017), the US employment civil rights litigation system serves African-Americans especially poorly compared to women, the disabled, and older workers, despite the fact that this litigation system was devised in the first place to redress discrimination against African-Americans. Using sequential logit models on a large, representative sample of employment discrimination litigations filed in federal court, Berrey et al. (2017) find that, although legal representation has the biggest effect on plaintiffs’ litigation success, African-Americans are much less likely to be represented by a lawyer than are members of other groups. African-Americans also are much more likely lose in the earliest stages of litigation, specifically on a motion to dismiss the complaint or on a motion for summary judgement4.

With respect to how US anti-discrimination law enforcement fares in the face of intersectionality among multiple discrimination criteria, research by Best et al. (2011) is illuminating. Socio-legal scholarship on intersectionality stems above all from Kimberlé Crenshaw’s (1989) argument that, because US civil rights law makes discrimination either about race or about sex or about some other single characteristic, the law is a poor fit for those who suffer from multiple, intersectional types of disadvantage.

Best et al. (2011) extend the concept of intersectionality by defining and investigating in the employment realm two empirically associated, but analytically distinct, types of intersectionality: claims intersectionality and demographic intersectionality. Claims intersectionality occurs when plaintiffs claim discrimination based on two or more ascriptive bases, such as race and sex, or race and age, or sex and age. Here the potential problem is mismatch between labor market intersectionality and legal doctrine that is focused on each criterion independently, rather than on how the criteria combine to shape disadvantage.

Suppose, for example, that an employer is not willing to hire black women. Under US law, a claim of race discrimination typically would fail if the employer can show he/ she is hiring black men. Similarly, a claim of sex discrimination typically would fail if the employer can show he/she is hiring white women. The result is that US courts fail

3. See also Jenson (1990), for how different representations of gender led to differences in policies to protect women workers and children in France and the United States in the early 20th century. See Revillard (2017), for how variable representations of disability helped shape French disability law differentially over time and across policy arenas, including education, employment, social security and access to public spaces. 4 . The legal standard for success on summary judgement is that plaintiffs’ evidence, even when seen in the most favorable light, would not be sufficient for plaintiffs to prevail. In such a situation, there is no material issue of fact to litigate and the employer is entitled to win as a matter of law.

26 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CADRAGE THÉORIQUE to find intersectional disadvantages to be a form of legally actionable employment discrimination, and there is no legal remedy for them. As discrimination criteria multiply, we need more research for both France and the United States on where, and the degree to which, there is mismatch between the experience of intersectional discrimination, and legal doctrine, which typically is devised for each criterion independently, rather than for the discrimination that results from the way multiple criteria combine to result in disadvantage.

In demographic intersectionality, courts themselves are sites of intersectional discrimination, often through the mechanism of stereotyping or cognitive bias pertaining to a specific intersectional category, for example, black women. Demographic intersectionality occurs within the litigation process itself, re-inscribing into law discrimination that was initially experienced in other sectors of society, including education, labor and housing markets, social protection, or access to public spaces.

As Best et al. (2011, citations omitted) discuss, social psychological research shows that, in social life generally, “people sometimes merge information from multiple categories [for example, race and sex] to create subcategories with attendant stereotypes, and that the information about characteristics or roles can take on new meanings when nested within other categorical formations”. There is substantial evidence from both experimental and non-experimental research conducted within the United States that intersectional stereotypes emerge, and that these influence perceptions and judgement in ways that systematically disadvantage those who fit the intersectional subcategories to which specific negative stereotypes attach5.

Likewise, it stands to reason that lawyers, judges and juries would apply intersectional, subcategory specific, stereotypes. Best et al. (2011) hypothesized that they do, but could not test this hypothesis directly because they lacked appropriate data. Berrey et al. (2017) gathered appropriate data, albeit without focusing on intersectional stereotyping per se. Rather, Berrey et al. (2017) focused more generally on stereotyping as a mechanism by which the US employment civil rights litigation system re-inscribes inequalities pertaining to race, sex, age and disability.

Among prevalent stereotyping and cognitive biases, Berrey et al. (2017) found that the US employment discrimination lawyers they interviewed, including plaintiffs own lawyers, tended to presume that African-American men were “dangerous,” “lazy,” and/ or “incompetent,” that African-American women were “overbearing” and “bitchy,” that females were “hysterical” and “overly sensitive to sexual innuendo, that the disabled were “slackers,” and that plaintiffs claiming age discrimination were “resistant to change” or “out of touch”. The researchers argue that their quantitative findings of systematic disadvantage to black plaintiffs may be due to the especially pernicious and prevalent stereotyping found in the qualitative interviews with respect to African- Americans. Beyond this, however, it is noteworthy that a number of consequential stereotypes found by Berrey et al. (2017) apply not to any criterion of discrimination singly, but rather to the intersection of multiple criteria, especially race and sex. This

5. For more discussion and citations, see Best et al. (2011).

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in turn highlights that, in spite of the proliferation of discrimination criteria, anti- discrimination law may fail to recognize important discriminatory mechanisms at the same time that anti-discrimination law enforcement processes themselves reproduce those mechanisms, adding insult to injury.

Best et al. (2011) used generalized ordered regression on a representative sample of employment discrimination cases decided by US federal courts to show that both demographic intersectionality and claims intersectionality have significant detrimental effects on the odds of plaintiffs winning employment discrimination litigation. Nonwhite female plaintiffs have the lowest predicted probability of winning relative to nonwhite men, white men and white women. Plaintiffs who make claims based on gender and race, or gender and age, or race and age, etc. are only about half as likely to win as plaintiffs who claim just one basis for discrimination.

In short, the Best et al. (2011) findings are consistent with their own hypotheses about intersectional discrimination mechanisms and with the subsequent qualitative findings of Berrey et al. (2017). Similar research could be done for France to help illuminate whether, and the degree to which, proliferating criteria of discrimination in France capture the “on the ground” realities of how stereotyping, cognitive biases, and a variety of systemic institutional processes, may produce intersectional disadvantages.

Finally, with respect to the possibility that tensions in the meanings of fundamental principles of equality, rights and non-discrimination may rise as the number of discrimination criteria increase, recent research by Pedriana and Stryker (2017) may be illuminating. Socio-legal scholarship is divided on whether law in capitalist democracies can produce egalitarian social change (Pedriana and Stryker, 2017). On the one hand, there are clear limits to what can be achieved through law, even when legislative law is enacted to benefit the disadvantaged (see Stryker, 2007 ; Pedriana and Stryker, 2017 for a more complete discussion). On the other hand, legal doctrine does matter for the inequality-reducing power of anti-discrimination law.

Max Weber (1978) distinguished between formal and substantive law. The former is oriented to rule-following, general procedures applicable to all lawsuits, formal equality before the law, and reasoning within an internal, self-referential system strictly separated from considering social context or impact. The latter is oriented purposively to achieving economic, political, social and/or cultural goals beyond law. Pedriana and Stryker (2017) built on this distinction and other socio-legal scholarship to propose a new concept for analyzing anti-discrimination law: the group-centered effects framework (GCE for short).

Based on comparative empirical analysis of the 1965 Voting Rights Act, Title VII of the 1964 Civil Rights Act, and the 1968 Fair Housing Act, Pedriana and Stryker (2017) argue that the comparative effectiveness of US anti-discrimination legislation is best explained by the extent to which each law incorporated a statutory and enforcement approach consistent with GCE. GCE focuses on systemic group disadvantage rather than individual harm, legal liability evidenced by discriminatory consequences, rather than by discriminatory intent, and group-oriented, results-based remedies for discrimination rather than procedural justice for individual victims. Likewise, GCE is

28 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CADRAGE THÉORIQUE conducive to collective legal mobilization, including but not restricted to US-style class action litigation.

GCE is not itself a legal doctrine, but instead a sociological frame of reference that can be used for analyzing and evaluating the likely redistributive consequences of anti- discrimination legal doctrine across discrimination criteria and societal sectors. Though initially developed for the United States, GCE is adapted easily to examine consequential variations among anti-discrimination laws in France and around the globe (Pedriana and Stryker, 2017)6.

Notwithstanding perennial debates about the meaning of principles of non- discrimination, rights, and equality in the United States, liberal legality is the dominant US legal ideology (Pedriana and Stryker, 2017; Stryker, 2019). Liberal legal ideals focus on rights and duties of individuals; individual, rather than collective causes of action; the importance of intent and choices of alleged law violators in assessing the appropriateness of holding them legally liable ; and some very heavy lifting done by principles of procedural justice. All of this conflicts with the GCE approach to enforcing anti-discrimination law, as does US political culture’s strong adherence to unfettered markets and competitive-individualist market ideologies.

Yet the GCE approach is far more effective in promoting equalitarian social transformation than are liberal-legal, market-friendly, doctrinal alternatives (Pedriana and Stryker, 2017). It is so because various aspects of GCE, including group- and results- based legal remedies and effects-based theories of legal liability, including disparate impact theory in the United States and the indirect method of proving discrimination in France and the European Union, facilitate plaintiff victories in litigation (Pedriana and Stryker, 2017). GCE also incentivizes discrimination’s perpetrators to alter discriminatory behavior and organizational structures without litigation so that potential defendants can avoid the financial costs of litigation, which in the United States are considerable, as well as – again for the United States – the potentially very high moral and financial risks of being judged a law violator (see Stryker, 2001 ; Pedriana and Stryker, 2004, 2017). In short, in the United States at least, there is considerable tension between effective, equality-promoting anti-discrimination law enforcement and what is politically and legally feasible.

Although there are many differences between the American liberal legal tradition and French republicanism, the two come together in valuing formal equality and universalism. However, at least with respect to some criteria of discrimination, including gender and disability, France has been far friendlier to mandating “positive discrimination” using group-based affirmative action quotas (Berthou, 2003; Bloch, 2006; Revillard, 2017). Because there is systematic data collection on gender, but not

6. See Pedriana and Stryker (2017) for empirical evidence that relative consistency with GCE does help explain the variable equality-producing power of US voting rights, equal employment opportunity, and fair housing legislation, as well as the variable effectiveness of each law over time in promoting egalitarian social transformation. Generally speaking, until the US Supreme Court’s decision in Shelby County v. Holder (2013), the 1965 Voting Rights Act was by far the most effective in promoting racial equality in its institutional domain. Title VII was far less effective in promoting racial equality in its institutional domain but still more effective in meeting this goal than was the Fair Housing Act.

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racial, inequalities in France, we would expect that the indirect method of proving discrimination, along with attendant statistical methods of establishing legal liability, would be relied upon with respect to enforcing French laws against gender-based, but not race-based, discrimination. This, combined with the use of gender quotas as a French policy tool, should enhance the effectiveness of gender-based, as compared to race-based, anti-discrimination law enforcement in France.

These and similar conjectures suggest the utility of pursuing empirical research that applies the GCE conceptual framework to French anti-discrimination laws. This would allow further exploration of the implications of ambiguities and conflicts of meaning in those laws, as the criteria for discrimination have proliferated. It also would allow consideration of potential trade-offs between more proactive and effective anti- discrimination enforcement by the French state, and the political and legal feasibility of such enforcement, especially as discrimination criteria have proliferated raising possibilities of precisely the sort of group-based balkanization that a universalist, republican political-cultural tradition is meant to guard against.

Conclusion —

his essay has suggested some empirically-based reasons to think that there may be a threshold of multiplication at which we should expect to find trade-offs Tbetween effective anti-discrimination enforcement and the number of prohibited criteria. Perhaps more important, empirical research suggests reasons for these trade- offs beyond the obvious ones, such as lack of administrative capacity relative to the more extended enforcement efforts required when criteria for discrimination proliferate.

Assessing the likelihood of less obvious trade-offs involves assessing to what extent guarding against political backlash, especially as the number of prohibited criteria multiply, means opting for an individual, intent-based anti-discrimination enforcement model. Such a trade-off may be more likely or greater with respect to protected groups that are perceived to be less, relative to more, morally worthy or deserving. Finally, combining the evidence pertaining to both GCE and to intersectionality highlights issues of mismatch between current US anti-discrimination legal doctrine and the existing social and behavioral science knowledge about the behavior of people and organizations. This is especially so with respect to what we know about the social psychology of stereotyping, cognitive and implicit bias, and about systemic, institutional mechanisms of discrimination. Socio-legal research assessing whether and to what extent such mismatch between legal doctrine and social science knowledge also might characterize French anti-discrimination policies would be useful.

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Le droit européen de la non-discrimination mis au tempo de critères singuliers

Isabelle RORIVE Professeure à la Faculté de Droit et à l’Institut d’Études européennes de l’Université libre de Bruxelles (ULB), présidente du Centre Perelman de philosophie du droit — 1. L’affaire Parris —

our ouvrir la réflexion sur le droit européen de la non-discrimination, je voudrais vous raconter une histoire, celle de Monsieur Parris qui fut maître de conférences Pau Trinity College Dublin. Alors qu’il fête ses 70 printemps, le partenariat enregistré qu’il a conclu avec son compagnon sous la loi anglaise est enfin reconnu en Irlande1. Ce « cadeau » s’accompagne d’une douche froide : son compagnon, avec lequel il est en couple depuis plus de 30 ans, ne bénéficiera pas d’une pension de survie s’il décède avant lui. En cause, une condition du régime de prévoyance professionnelle qui stipule que cette pension de survie n’est due que si l’affilié s’est marié ou a conclu un partenariat enregistré avant son soixantième anniversaire (Bribosia et Rorive, 2017 : 203 et 205).

1 . Loi irlandaise sur les partenariats enregistrés adoptée en juillet 2010 et entrée en vigueur le 1er janvier 2011.

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Autrement dit, cette union est contractée trop tard. Sauf qu’elle n’aurait pu être célébrée plus tôt en raison même de la législation irlandaise qui ne reconnaissait pas juridiquement, avant 2011, les couples de même sexe.

Les critères de discrimination de l’âge et de l’orientation sexuelle dans le domaine de l’emploi au sens large sont protégés en droit de l’Union européenne. Mais ce qui est en cause ici, c’est une différence de traitement fondée sur une combinaison de ces deux motifs. Avant le soixantième anniversaire de Monsieur Parris – date butoir exigée par le régime de prévoyance professionnelle pour éviter les unions de complaisance –, les partenariats civils enregistrés entre personnes de même sexe ne pouvaient être célébrés ou reconnus en Irlande.

Débouté devant différentes instances administratives et devant l’organisme de promotion de l’égalité irlandais (Equality Tribunal), Monsieur Parris a saisi le tribunal du travail (Labour Court) qui s’est tourné vers la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Dans un arrêt étonnant, la Cour considère que si une disposition nationale n’est pas discriminatoire sur des critères pris individuellement, alors une discrimination ne peut résulter de leur combinaison2.

Cet arrêt est étonnant pour au moins trois raisons.

D’abord, parce que c’est faire totalement fi des débats actuels sur les discriminations multiples, sans même parler de la notion d’intersectionnalité qui tient compte de la multiplicité des identités et de leur effet transformatif auquel correspondent des préjugés particuliers3. Or cette notion, si elle est absente des directives européennes antidiscriminatoires, a retenu l’attention du Parlement européen et de la Commission européenne ces dernières années4. L’avocate générale avait d’ailleurs attiré l’attention de la Cour à ce sujet dans ses conclusions précédant l’arrêt Parris5.

2 . CJUE (G.C.), 24 novembre 2016, David L. Parris c. Trinity College Dublin, Higher Education Authority et al., C-443/15, EU:C:2016:897. 3. Forgé à la fin des années 1980, le concept d’intersectionnalité visait à prendre en compte les expériences des femmes noires aux États-Unis qui n’étaient capturées ni par les discours féministes, ni par les discours anti-racistes (Crenshaw, 1991 : 1241 ; Hannett, 2003 : 68). 4. Résolution législative du Parlement européen du 2 avril 2009 sur la proposition de directive du Conseil relative à la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de religion ou de convictions, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle ; Rapport commun de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur l’application de la directive 2000/43/CE et de la directive 2000/78/CE, présenté le 17 janvier 2014, COM(2014) 2, et les développements consacrés aux discriminations multiples au point 4.4. Voir aussi le rapport commandité par la Commission européenne à Sandra Fredman, Intersectional Discrimination in EU Gender Equality and Non-Discrimination, European network of legal experts in gender equality and non-discrimination, Commission européenne, 2016 (disponible sur www.equalitylaw.eu). Comme le note l’avocate générale Kokott, il est d’autant plus surprenant, pour ne pas dire incompréhensible, que la Commission n’ait pas pris concrètement position à ce sujet dans l’affaire Parris (para. 151 de ses conclusions). 5. Voir les développements de l’avocate générale Kokott dans ses conclusions, para. 147 et suivants.

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Étonnant, ensuite, parce que le principe général d’égalité et de non-discrimination inscrit dans la Charte européenne des droits fondamentaux permettait à la Cour de se saisir de la dimension multiple de la différence de traitement dénoncée ici – nous y reviendrons au point 5.

Étonnant, enfin, parce que la Cour nous avait habitués à moins de formalisme dans des affaires relatives à des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle. En effet, dans les arrêts Maruko6, Römer7 ou Hay8, la Cour avait consacré une conception non formaliste et audacieuse de la distinction entre discrimination directe et discrimination indirecte, en jugeant que l’exigence du mariage, à l’exclusion du partenariat de vie, pour l’octroi de certains avantages est constitutive d’une discrimination directe fondée sur l’orientation sexuelle dans un système juridique qui ne permet pas aux partenaires de même sexe de se marier (Bribosia et Rorive, 2017 : 217 et 219).

Avec l’affaire Parris, nous plongeons d’emblée au cœur de la technicité du droit européen de la non-discrimination. Un droit qui s’est construit autour de la protection de critères particuliers et qui peine à saisir la multiplicité de nos identités. Un droit qui a étendu la notion de discrimination bien au-delà de la discrimination intentionnelle. Un droit aux prises avec des tensions internes quand la protection de différents critères de discrimination entre en conflit. Ce sont ces thèmes que je me propose d’aborder aujourd’hui, en toile de fond d’une réflexion sur la multiplication des critères de discrimination en droit français.

2. Le cercle magique — ertains auteurs parlent du « cercle magique » quand ils se réfèrent aux critères de discrimination protégés. En effet, ne perdons pas de vue que le droit de la non- Cdiscrimination est avant tout une réponse à des situations particulières d’inégalité. L’interdiction des discriminations repose sur l’idée que certains critères constituent des motifs inacceptables à la prise de décision et à la distribution de « biens » qui sont essentiels au développement de la vie sociale, comme l’éducation, le logement ou l’emploi. Toutes les différences de traitement ne sont donc pas discriminatoires. Il faut qu’elles soient liées, consciemment ou non, à des critères protégés. Cela soulève

6. CJUE, 1er avril 2008, Tadao Maruko c. Versorgungsanstalt der deutschen Bühnen, C-267/06, EU:C:2008 :179. 7. CJUE, 10 mai 2011, Jürgen Römer c. Freie und Hansestadt Hamburg, C147/08, EU:C:2011:286. 8. CJUE, 12 décembre 2013, Frédéric Hay c. Crédit agricole mutuel de Charente-Maritime et des Deux-Sèvres, C-267/12, EU:C:2013:823.

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l’épineuse question de savoir quel critère doit être protégé. Et la réponse, nous le savons, dépend du contexte politique, social et historique dans lequel le législateur ou le juge intervient.

Ainsi, par exemple, aux États-Unis, le droit fédéral de la non-discrimination – notamment le Civil Rights Act de 1964 dont le modèle influencera le droit européen – s’est construit dans le cadre de la conquête des droits civiques des noirs américains en réaction à l’esclavage et à la ségrégation raciale.

Pour l’Union européenne, c’est d’abord la référence au marché commun qui explique la place occupée historiquement par les critères de la nationalité intra-européenne et de l’égalité salariale entre hommes et femmes.

La liste des critères contenus dans l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (EDH)9 reflète le contexte d’après-guerre dans lequel ce texte a été rédigé (Ringelheim, 2017). On y trouve la race, la naissance, les opinions politiques ou la fortune, mais pas le handicap ou l’orientation sexuelle.

L’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne10, adoptée en 2000, y ajoute ces derniers critères, plus contemporains, ainsi que les caractéristiques génétiques (Bribosia, Rorive et Hislaire, 2017 : 489-514).

Mais tant l’article 14 de la Convention EDH que l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union consacrent des listes « ouvertes » de motifs de discrimination introduits par l’adverbe « notamment ». Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dans son interprétation de la Convention comme « un instrument vivant », a jugé que l’orientation sexuelle, le handicap, l’âge ou l’identité sexuelle y étaient implicitement consacrés.

Dans la distinction traditionnelle entre listes fermées ou ouvertes de motifs de discrimination prohibés, le droit de l’Union européenne est habituellement rattaché à la première catégorie (Fredman, 2011 : 113 et suiv.). En effet, le système de protection mis en place – notamment sur la base des articles 18, 19 et 157 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) – interdit des discriminations fondées sur des motifs spécifiques dans des domaines particuliers, au premier rang desquels l’emploi. Au xxe siècle, l’action des institutions européennes contre la discrimination était restée limitée aux motifs du sexe et de la nationalité d’un État membre, les seuls

9. « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit etre assurée, sans distinction aucune, fondee notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance a une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». 10. « 1. Est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. 2. Dans le domaine d’application des traités et sans préjudice de leurs dispositions particulières, toute discrimination exercée en raison de la nationalité est interdite ».

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à être évoqués dans le traité de Rome de 195711. Au tournant du xxie siècle, avec le traité d’Amsterdam (adopté en 1997 et entré en vigueur en 1999)12, l’Union européenne s’est vu reconnaître le pouvoir d’adopter des mesures contre la discrimination liée à d’autres critères limitativement énumérés : la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle (Bribosia, Ringelheim et Rorive, 2014 : 67).

3. La définition des motifs de discrimination —

ans une liste fermée, l’un des enjeux est de convaincre le juge que la demande est liée à un motif protégé. Cela conduit parfois à des questions délicates liées à Dla définition ou à la portée de certains motifs. En voici quelques exemples. Dès 1996, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a dû trancher le point de savoir si une discrimination fondée sur la « conversion sexuelle » n’était pas une forme de discrimination fondée sur le sexe. Elle a répondu par l’affirmative dans une affaire relative à un licenciement motivé par la conversion sexuelle d’une employée13. Pour la Cour, « de telles discriminations sont fondees essentiellement, sinon exclusivement, sur le sexe de l’interesse. Ainsi, lorsqu’une personne est licenciee au motif qu’elle a l’intention de subir ou qu’elle a subi une conversion sexuelle, elle fait l’objet d’un traitement défavorable par rapport aux personnes du sexe auquel elle etait reputee appartenir avant cette operation » (para. 21). La Cour fonde sa décision sur « le respect de la dignite et de la liberte » de l’employée (para. 22)14.

11. L’article 119 du Traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) – devenu l’article 157 du TFUE – posait déjà le principe de l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes. Son article 48 – devenu l’article 157 TFUE – interdisait la discrimination à raison de la nationalité, en tant que corollaire de la liberté de circulation reconnue aux ressortissants des États membres. 12. Article 13 du Traité CE (article 19 TFUE). 13. CJCE, 30 avril 1996, P c. S and Corwall County Council, C-13/94, ECLI:EU:C:1996:170. 14. Sur la pérennisation de cette jurisprudence, voir le considérant 3 de la directive 2006/54 : « La Cour de justice a considere que le champ d’application du principe d’égalité de traitement entre les hommes et les femmes ne saurait etre réduit aux seules discriminations fondees sur l’appartenance a l’un ou l’autre sexe. Eu égard a son objet et a la nature des droits qu’il tend a sauvegarder, ce principe s’applique également aux discriminations qui trouvent leur origine dans le changement de sexe d’une personne ».

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Deux ans plus tard, en 1998, la CJCE a également examiné la question de savoir si une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle n’était pas une forme de discrimination fondée sur le sexe15. Ici, elle répondra par la négative. Madame Grant, employée de la société South-West Trains au Royaume-Uni dénonçait le fait que sa partenaire ne bénéficiait pas du système de réduction sur le prix des transports au même titre que les « concubins de sexe opposé » ayant une « relation significative » depuis plus de deux ans avec les autres employés (« but for test »). Pour la Cour, « Des lors que la condition fixee par le reglement de l’entreprise s’applique de la meme maniere aux travailleurs de sexe feminin qu’a ceux de sexe masculin, elle ne saurait etre consideree comme constituant une discrimination directement fondee sur le sexe » (para. 28). Sous couvert de ce contrôle formel, la Cour renvoie surtout la balle au législateur européen. Le traité d’Amsterdam entrera en vigueur un an plus tard et la directive 2000/78/CE dite « directive emploi » ou « directive horizontale » interdira les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle.

Plus récemment, en 2015, la CJUE a jugé que l’obésité sévère ou morbide peut constituer un handicap si elle entraîne une limitation à participer à la vie professionnelle16. L’on voit ici combien il peut être délicat de tracer la frontière entre l’état de santé et le handicap. Sur la question de l’immutabilité, ou de l’absence de choix, il est intéressant que, pour la Cour, la notion de handicap « ne dépend pas de la question de savoir dans quelle mesure la personne a pu contribuer ou non à la survenance de son handicap » (para. 56).

4. Qualification et cas limites — ans une liste ouverte, comme celle de l’article 14 de la Convention EDH, la qualification du motif de discrimination protégé peut également se poser de Dmanière accrue. L’affaire Orsus c. Croatie soumise à la CEDH en constitue un exemple topique. Les requérants, des ressortissant croates d’origine rom, avaient été orientés vers des classes réservées aux roms dans des écoles primaires au motif de leur maîtrise insuffisante de la langue croate. Ils invoquaient un traitement discriminatoire dans leur droit à l’instruction étant donné que l’enseignement dans ces classes était de piètre qualité et que des statistiques fiables prouvaient que peu d’enfants roms poursuivaient leur scolarité après quinze ans, âge de l’obligation scolaire.

15. CJCE, 17 février 1998, Lisa Jacqueline Grant c. South-West Trains Ltd, C-249/96, ECLI:EU:C:1998:63. 16. CJUE, 18 décembre 2014, Fag og Arbejde (FOA) contre Kommunernes Landsforening (KL) (arrêt Kaltoft), C-354/13, ECLI:EU:C:2014:2463.

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Dans la ligne de l’arrêt D.H. c. République Tchèque17 où « La Cour a (…) admis que pouvait être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui avait des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne visait pas spécifiquement ce groupe » (para. 184), l’affaire Orsus mettait en cause des politiques de ségrégation scolaire qui participent à la situation désastreuse des Roms dans les pays d’Europe de l’Est notamment. Comparer le raisonnement que la Cour EDH a tenu dans son arrêt de Chambre (rendu à sept juges) et dans son arrêt de Grande Chambre (rendu à dix-sept juges) est particulièrement révélateur. Dans sa formation de Chambre18, la Cour distingue l’affaire Orsus de l’affaire D.H. : « Alors que la Cour a jugé dans l’arrêt D.H. que la différence de traitement tenait à la race, ce qui appelle l’examen le plus rigoureux, pareille différence était en l’espèce fondée sur les compétences linguistiques. Or ce critère autorise une marge d’appréciation plus large (…) » (para. 66). Dans l’examen de cette marge d’appréciation, la Cour EDH souligne que les États doivent être en mesure « d’instaurer des classes séparées ou des types d’écoles différents pour les élèves en difficulté, ou de mettre en œuvre des programmes éducatifs spécialisés pour répondre à des besoins particuliers » (para. 68).

En Grande Chambre19, à une courte majorité il est vrai, la Cour européenne suit un tout autre raisonnement. Loin de voir de simples mesures d’actions positives justifiées par une méconnaissance de la langue, la Cour identifie une discrimination indirecte fondée sur la race qui ne résiste pas au contrôle de proportionnalité beaucoup plus rigoureux quand il s’agit d’un « motif suspect » comme la race ou l’origine ethnique. Les garanties entourant ce système de classes séparées, motivé en apparence par des raisons linguistiques, sont jugées insuffisantes pour en compenser l’impact négatif disproportionné sur les personnes d’origine rom20.

Une réflexion sur la liste des critères protégés est donc bien intrinsèquement liée aux formes de discriminations prohibées. Sous l’impulsion du droit de l’Union européenne pour la plupart des États membres, il ne s’agit pas uniquement de la discrimination directe qui doit reposer sur un critère protégé, mais également de la discrimination indirecte qui résulte d’une mesure qui, bien qu’apparemment neutre, est susceptible d’entraîner en pratique un désavantage particulier pour les personnes appartenant à un groupe protégé, sans être objectivement justifiée par un objectif légitime ou sans que les moyens utilisés ne soient appropriés et nécessaires. La discrimination indirecte est ainsi étrangère à la théorie traditionnelle de l’égalité formelle et au concept de faute en matière civile. Elle est indépendante de tout élément intentionnel. Dans cette

17. Cour EDH, D.H. c. République Tchèque, 13 novembre 2007 (req. n° 57325/00). 18. Cour EDH, Orsus et autres c. Croatie, 17 juillet 2008 (req. n° 15766/03, arrêt de Chambre non définitif). 19. Cour EDH (G.C.), Orsus et autres c. Croatie, 16 mars 2010, spéc. para. 157. 20. Ibid. : bases légales imprécises (para. 158), tests linguistiques et méthodes d’apprentissages spécifiques peu rigoureux (para. 159-162), explications gouvernementales lacunaires, voire contradictoires (para. 163- 171), procédures de transferts entre classes peu transparentes (para. 172-175).

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affaire, la Cour constitutionnelle croate avait jugé, à tort, que la question de savoir si les élèves roms avaient été placés dans des classes séparées avec l’intention de les discriminer sur la base de leur origine ethnique était cruciale pour établir l’existence d’une discrimination21.

5. Intersectionnalité — vec l’affaire Parris, nous avons vu combien la notion de discrimination multiple peine à trouver sa place en droit européen. Le même constat peut être fait Adans les droits nationaux des États membres. La notion de discrimination intersectionnelle est encore plus difficile à saisir par le droit tant la crainte des juges est grande d’ouvrir ce que d’aucuns considèrent comme une boîte de Pandore. Les discriminations à l’encontre des femmes musulmanes voilées dans plusieurs États européens sont emblématiques de l’impuissance de la catégorie « discriminations religieuses » pour traiter de situations qui relèvent également du genre, voire de l’origine ethnique dans de nombreux cas.

En droit européen, une piste serait de se fonder sur l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux applicable dans les domaines où les États membres mettent en œuvre le droit de l’Union. L’affaire Léger permet d’entrevoir les potentialités de cette disposition encore trop souvent ignorée22.

La CJUE était ici saisie de la question de savoir si l’interdiction permanente du don de sang pour les hommes ayant eu une relation sexuelle avec un autre homme en droit français était conforme à une directive européenne23 qui prévoit l’exclusion des donneurs de sang dont le comportement sexuel est « à risque ». Il s’agissait donc d’une question relative à une inégalité de traitement fondée sur le sexe – seuls les hommes étaient exclus – et l’orientation sexuelle – les homosexuels étaient visés au premier chef – dans un domaine, la santé, que les directives antidiscriminatoires ne couvrent pas.

La Cour rappelle que lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, les États membres ont l’obligation de respecter les exigences qui découlent de la protection des droits fondamentaux, et plus particulièrement l’article 21 de la Charte qui interdit les

21. Cour constitutionnelle, décision no U-III- 3138/2002, Journal officiel no 22 du 26 février 2007. 22. CJUE, 29 avril 2015, Geoffrey Léger, C-528/13, ECLI:EU:C:2015:288. 23. Directive n° 2004/33/CE de la Commission du 22 mars 2004, portant application de la directive 2002/98/ CE du Parlement européen et du Conseil concernant certaines exigences techniques relatives au sang et aux composants sanguins, JOCE, L 91/25 du 30 mars 2004, pp. 25–39.

40 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CADRAGE THÉORIQUE discriminations fondées notamment sur l’orientation sexuelle24. La Cour se borne à examiner une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle mais l’article 21 de la Charte, qui consacre une liste ouverte, lui permettait d’examiner cette affaire sous l’angle d’une discrimination multiple, voire intersectionnelle.

6. Tensions et conflits entre motifs de discrimination —

nfin, et je n’aurai pas l’occasion de développer plus avant ce point ici, il est certain que des tensions existent entre différents motifs de discrimination. Ainsi par Eexemple, dans les pays qui ont reconnu le mariage « pour tous », les juridictions sont confrontées au refus des officiers de l’état civil de célébrer ces mariages au nom de leur conscience (Bribosia et Rorive, 2015 : 171 à 202 ; 2018 : 392 à 413)25. Sans parler des entreprises privées qui refusent leurs services à l’occasion de ces cérémonies26. Des groupes religieux conservateurs rejouent aujourd’hui devant les cours et tribunaux des batailles perdues au parlement et s’appuient sur le droit de la non-discrimination plutôt que sur la liberté de religion pour faire avancer leur cause.

24. CJUE, 29 avril 2015, Geoffrey Léger contre Ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes et Établissement français du sang, C-528/13, ECLI:EU:C:2015:288, para. 45-48. 25. Au niveau européen, voir Cour EDH, Eweida et autres c. Royaume-Uni, 15 janvier 2013 (req. n°s 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10), et plus particulièrement l’affaire Ladele. 26. Pour des exemples tirés du droit comparé, voir Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive, « Why a global approach to non-discrimination law matters ? Struggling with the ‘conscience’ of companies, in Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive (dir.), Human Rights Tectonics. Global dynamics of integration and fragmentation, Intersentia, 2018 pp. 111-140.

41 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CADRAGE THÉORIQUE 7. En guise de conclusion —

ujourd’hui, la plupart des pays européens ont des législations antidiscriminatoires consacrant des motifs plus nombreux que ceux des directives européennes, tout en se calquant généralement sur ceux consacrés par le droit international et A 27 européen des droits humains . Les organismes de promotion de l’égalité de traitement, lorsqu’ils en ont les moyens, rapportent que ce sont les critères « classiques » qui continuent de faire l’objet de signalements (race et origine ethnique, genre, handicap, état de santé, religion, orientation sexuelle, âge, etc.). La reconnaissance de nouveaux critères emporte un risque de dilution du contrôle juridique et la nécessité de hiérarchiser les critères.

De manière générale, une réflexion sur les critères de discrimination ne peut faire l’impasse d’autres enjeux qui y sont liés. Les analyses juridiques faites notamment par le réseau européen d’experts en la matière28 montrent que le droit de la non-discrimination est encore très souvent prisonnier d’une conception formelle de l’égalité, que la notion de discrimination indirecte peine encore à trouver sa place dans les systèmes juridiques de culture civiliste et que le droit de la non-discrimination reste en grande partie impuissant à déconstruire les discriminations structurelles et systémiques.

Enfin, si l’on veut parler d’intersectionnalité dans un contexte de crise économique, la place de la « condition sociale » (ou de la « particulière vulnérabilité économique » pour reprendre la terminologie consacrée par le législateur français) ne peut être ignorée. L’arrêt Garib c. Pays-Bas29 rendu récemment par la CEDH est certainement une occasion manquée. Il concernait une disposition municipale limitant la possibilité de résider dans un quartier de Rotterdam à celles et ceux qui perçoivent des revenus du travail. Madame Garib, mère célibataire, bénéficiaire de l’aide sociale, qui habitait dans le quartier depuis plusieurs années et qui avait trouvé un appartement plus décent pour se loger avec ses enfants, ne répondait pas au programme de gentrification qui lésait, dans une large mesure, les femmes en situation de précarité – d’autant plus quand elles sont d’origine étrangère. La question de la discrimination reste la grande oubliée de cette affaire30 qui nous oblige à réfléchir à de nouvelles stratégies pour assurer l’effectivité du droit de la non-discrimination.

27. Voir par exemple, European network of legal experts in gender equality and non-discrimination, A comparative analysis of non-discrimination law in Europe, Commission européenne, 2016, spéc. 11-14 [disponible sur www.equalitylaw.eu ]. 28. Voir les publications disponibles [en ligne sur www.equalitylaw.eu ]. 29. Cour EDH (G.C.), Garib c. Pays-Bas, 6 novembre 2017, req. n° 43494/09. 30. Notez la tierce-intervention à ce sujet déposée conjointement par le Human Rights Centre de l’Université de Gand et l’Equality Law Clinic de l’Université libre de Bruxelles [http://equalitylawclinic.ulb.be/publications. html]. Dans son opinion dissidente très argumentée, le juge Pinto de Albuquerque reprend, du reste, une série d’arguments développés dans cette tierce-intervention.

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Références bibliographiques

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Ringelheim Julie, « La non-discrimination dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Bilan d’étape », Cridho Working Paper, 2017-2, 27 p.

43 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE — ORIGINE ET EXTENSION DES LISTES DE CRITÈRES PROHIBÉS DE DISCRIMINATION

44 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE PREMIÈRE PARTIE — L’égalité réelle ORIGINE ET EXTENSION et la multiplication DES LISTES de critères de discrimination DE CRITÈRES PROHIBÉS DE DISCRIMINATION Julie C. SUK Professeure de sociologie, The Graduate Center, City University of New York (CUNY) —

Je souhaite tout d’abord remercier le Défenseur des droits de m’avoir invité à ce colloque. Quand le Parlement a adopté la loi établissant la Haute autorité de la lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) en 2004, je suis venue à Paris pour étudier cette nouvelle autorité consacrée au droit antidiscriminatoire en France. À cette époque, lorsque je me suis entretenue avec des parlementaires, qui m’ont dit que la HALDE reflétait la simple volonté de transposer la directive européenne, j’étais loin de m’imaginer le développement extraordinaire du droit français en la matière au cours de ces quatorze années. Je tiens également à remercier de leur générosité Daniel Sabbagh notamment, Gwénaële Calvès, Stéphanie Hennette-Vauchez, et bien d’autres encore, présents aujourd’hui, de m’avoir éclairé sur le principe d’égalité en droit français. C’est donc avec un immense plaisir que je m’adresse à vous.

45 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE

e voudrais partager avec vous quelques réflexions et observations sur l’égalité réelle et la multiplication des critères de discrimination. Le phénomène de la Jmultiplication des critères de discrimination nous impose de remonter aux origines du concept de « discrimination », aux justifications avancées pour écarter cette notion issue des théories de l’égalité démocratique développées en droit constitutionnel aux États-Unis et en France. Enfin l’extension de la protection contre la discrimination, impliquant de plus en plus de personnes, permettra de comprendre le sens des théories de l’égalité réelle par rapport au fondement du principe antidiscriminatoire. Pour ce faire, je procèderai à quelques comparaisons entre les contextes juridiques américain et français.

Aujourd’hui l’interdiction de la discrimination est inscrite dans plusieurs lois, décrets et réglementations dans tous les ordres juridiques. La « discrimination » est la violation paradigmatique de « l’égalité », en particulier dans les textes constitutionnels ou internationaux adoptés au cours du xxe siècle. Je vous donne quelques exemples : après la Seconde Guerre mondiale, l’article 7 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) dispose que : « Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination ». L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (1950) dans son titre « Interdiction de la discrimination » prévoit que : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». Dans cet article 14 de la Convention EDH, la « discrimination » s’appuie donc sur une « distinction » fondée sur quelques critères, comme le sexe et la race. Et cette même idée, à savoir que la discrimination se comprend comme la « distinction » de certains critères qui violerait le principe de l’égalité, se lit également dans les textes constitutionnels adoptés par plusieurs pays européens dans les années 1940. L’article 3.1 de la Constitution allemande (Grundgesetz, 1949) dispose ainsi que « Tous les êtres humains sont égaux devant la loi » et l’article 3.3 que « Nul ne doit être ni discriminé ni privilégié en raison de son sexe, de son ascendance, de sa race, de sa langue, de sa patrie et de son origine, de sa croyance, de ses opinions religieuses ou politiques »). En 1994, un amendement a ajouté la phrase : « Nul ne doit être discriminé en raison de son handicap ».

Dans le préambule de la Constitution française de 1946, on trouve cette même équivalence entre distinction et discrimination : « Le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés… » (Préambule, 1946, § 1). Au 16e alinéa du Préambule de 1946, il est écrit que « La France forme avec les peuples d’outre- mer une Union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion ». Mais curieusement, le 3e alinéa du Préambule dispose : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ». La garantie de l’égalité hommes-femmes ne repose pas sur une « distinction » telle que formulée dans le premier alinéa déclarant les droits égaux de tout être humain, sans distinction de race.

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Les constitutions du XVIIIe siècle – en France et aux États-Unis – n’avaient pas interdit la discrimination fondée sur ces critères (race, langue, origine, sexe, croyance, etc.). Par exemple, l’article 6 de la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclamait :

« La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents »

Aujourd’hui, le Préambule de 1946 interdit les distinctions de race et de religion, et plusieurs lois dans plusieurs domaines (travail, fonction publique, éducation) interdisent les discriminations fondées sur une vingtaine de critères.

Je m’appuie sur les origines historiques des critères de discrimination pour rendre mieux compte du processus de multiplication des critères qui s’est opéré. Aux États- Unis, la multiplication des critères de discrimination s’appuie sur une volonté – paradoxale – de l’ordre juridique qui consiste à accroître les droits des individus en même temps qu’à les limiter. Dans la société, cette limitation est venue répondre à « l’angoisse de pluralisme », pour reprendre Kenji Yoshino (2011, p. 747), et a permis de canaliser la dynamique de transformation sociale. En effet, à chaque fois que les droits des personnes les plus vulnérables ou faibles dans la société se sont accrus, cela a généré comme de l’angoisse ; les personnes ont eu le sentiment qu’elles allaient perdre le privilège lié à leurs statuts. Donc, les enjeux liés à la multiplication des critères de discrimination ne peuvent être appréciés qu’en tenant compte des modalités employées pour accroître et limiter l’interdiction de discriminations, et des normes fondamentales de l’égalité sociale et politique qui structurent la société.

Il y a ainsi deux modalités pertinentes dans ce discours sur la multiplication des critères, qui permettent d’étendre la prohibition des discriminations : d’une part, l’approche symétrique de cette interdiction ; d’autre part, l’élimination de toute distinction non-justifiée. Ces deux modalités viennent de l’universalisme du principe de l’égalité poursuivi par les normes antidiscriminatoires. L’approche symétrique consiste à ne pas seulement interdire la discrimination contre les Noirs, mais aussi la discrimination contre les Blancs ; pas seulement la discrimination contre les femmes, mais aussi la discrimination contre les hommes. C’est par cette approche symétrique qu’on arrive à interdire la « discrimination à l’envers ». L’élimination de toute distinction non-justifiée tient, quant à elle, à l’établissement par la loi d’un droit positif à l’égalité sociale, par exemple, par rapport au droit à l’éducation, le droit au travail, etc.

Pour illustrer mon propos, je prendrai pour exemple le concept de discrimination fondé sur le critère de race, développé dans les premières décisions de la Cour Suprême des États-Unis interprétant le principe d’égalité devant la loi adoptée après l’abolition de l’esclavage noir, suite à la guerre de Sécession au XIXe siècle. Le 13e amendement de la Constitution des États-Unis (1865) a aboli l’esclavage, et quelques années plus tard, le 14e amendement a déclaré l’égalité de tous devant la loi : « Toute personne

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née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise a leur juridiction, est citoyen des États- Unis et de l’État dans lequel elle réside. Aucun État ne fera ou n’appliquera de lois qui restreindraient les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis ; aucun État ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière, ni ne déniera a quiconque relevant de sa juridiction l’égale protection des lois ». Il n’y a aucune mention ni de discrimination, ni de critères prohibés de discrimination (comme la race, le sexe, la religion, etc.). Ce texte sur l’égalité devant la loi ne tient compte que des privilèges et des immunités des citoyens et à la vie, à la liberté, aux biens – ces choses réelles pour lesquelles la personne humaine dispose de droits. Il faut donc attendre les premières décisions interprétant notre principe constitutionnel de l’égalité pour que soient introduits le concept même de discrimination et la possibilité de multiplier les critères de discrimination.

En 1872, deux affaires par lesquelles les plaignants demandaient de multiplier les critères de discrimination, ont permis à la Cour suprême, tout en rejetant ces demandes, de définir la discrimination comme principe d’égalité devant la loi, et de limiter la possibilité de l’égalité réelle dans notre tradition constitutionnelle.

Dans l’affaire des abattoirs (Slaughter House Cases), les plaignants – des bouchers blancs (d’origine française) de la Nouvelle-Orléans – ont remis en question la constitutionnalité d’une loi de l’État de Louisiane qui établissait des abattoirs centraux pour la ville, et interdisait l’abatage dans tous les autres endroits. Dans leurs conclusions présentées à la Cour, citant plusieurs textes français, les bouchers ont invoqué leur égalité devant la loi, se plaignant de l’inégalité de traitement sans justification entre les divers abattoirs. Les bouchers invoquaient leur droit à exercer librement leur profession, qu’ils trouvaient diminué par ces réglementations. Ils ont proposé une acception de l’égalité constitutionnelle fondée sur l’égalité réelle de droits et de privilèges pour tous les citoyens, incluant l’égalité du droit à travailler. Ils proposaient la suppression des différences de traitement entre eux et les bouchers des autres abattoirs, au nom d’un droit individuel basé sur le principe général de la liberté du travail.

En réponse, la Cour Suprême a introduit le concept de discrimination raciale, c’est- à-dire une discrimination fondée sur un critère particulier. La Cour Suprême a ainsi déclaré que la construction constitutionnelle de l’égalité devant la loi doit être motivée par l’histoire particulière de l’adoption de ce texte. Cet amendement a été adopté pour mettre fin à l’état d’esclavage des Noirs, et pour leur conférer une citoyenneté égale à celle des autres. Donc, cet amendement sur l’égalité devant la loi interdisait la discrimination contre la race noire, et la formulation « les privilèges ou les immunités des citoyens » (privileges and immunities of citizenship) n’avait pas pour but d’élargir ni les droits ni les privilèges pour tous. La Cour Suprême a donc rejeté l’universalisation du droit à travailler ou à exercer une profession comme une interprétation du principe de l’égalité. En revanche, elle a proposé l’interdiction de la discrimination raciale et en a fait un principe fondamental du nouvel amendement sur l’égalité :

« À la lumière de l’histoire de ces amendements, et du contenu de certains d’entre eux, dont nous avons déjà discuté, il n’est pas difficile d’interpréter cette clause. L’existence de lois dans les États où résidaient les nègres nouvellement émancipés, qui ont fait preuve de discrimination et d’injustice flagrante contre eux en tant que

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classe, était le mal contre lequel cette clause devait remédier, et par laquelle de telles lois sont interdites .... Nous doutons beaucoup que l’acte d’un État, qui ne soit pas dirigé de façon discriminante contre les nègres en tant que classe, ou en raison de leur race, ne soit jamais considéré comme relevant de cette disposition. Il s’agit clairement d’une disposition pour cette race et pour cette urgence, qu’il faudrait un cas exceptionnel pour qu’elle soit appliquée aux autres1. »

À l’exception de la discrimination raciale contre les Noirs, la garantie constitutionnelle de l’égale protection des lois n’avait aucun effet. En même temps, la Cour suprême ne limitait pas les victimes possibles de discrimination raciale aux seuls Noirs, surtout en interprétant le 13e amendement :

« Nous ne disons pas que personne d’autre que le nègre ne peut partager cette protection ; si le système de travail du péonage mexicain ou du coolie chinois doivent développer l’esclavage de la race mexicaine ou chinoise sur notre territoire, cet amendement peut être invoqué pour le rendre caduc2. »

Quand bien même, le critère racial de discrimination était une façon de rejeter une conception plus forte de l’égalité constitutionnelle proposée par les plaignants, il faut mentionner que les plaignants, travailleurs, s’opposaient à la nouvelle législature de Louisiane, la première qui incluait les ex-esclaves noirs. L’avocat des plaignants était un ancien juge de la Cour Suprême des États-Unis avant la sécession du Sud. Cet avocat s’opposait à l’abolition de l’esclavage noir. Pour lui, la proposition d’éliminer toute distinction devant la loi et d’établir le droit de tout individu à exercer librement sa profession était évidemment une volonté de diminuer le pouvoir politique des ex- esclaves noirs. Mais cette construction, disons universaliste pour une égale protection des lois, a été rejetée en faveur de l’interdiction de la discrimination raciale.

Le même jour, la Cour Suprême des États-Unis, suivant cette logique, a refusé l’extension de l’égale protection aux femmes. Le sexe n’a pas été reconnu comme un critère de discrimination prohibé par le 14e amendement. Dans l’affaire Bradwell v. Illinois, la plaignante était une femme juriste de profession, qui voulait devenir membre du barreau de l’État d’Illinois. L’État avait rejeté sa candidature, disant que la femme mariée ne

1. « In the light of the history of these amendments, and the pervading purpose of them, which we have already discussed, it is not difficult to give a meaning to this clause. The existence of laws in the States where the newly emancipated negroes resided, which discriminated with gross injustice and hardship against them as a class, was the evil to be remedied by this clause, and by it such laws are forbidden…. We doubt very much whether any action for a State not directed by way of discrimination against the negroes as a class, or on account of their race, will ever be held to come within the purview of this provision. It is so clearly a provision for that race and that emergency, that a strong case would be necessary for its application to any other », Slaughter House Cases, 83 U.S. 36 (1872), p. 81. 2. « We do not say that no one else but the negro can share in this protection” “if Mexican peonage or the Chinese coolie labor system shall develop slavery of the Mexican or Chinese race within our territory, this amendment may safely be trusted to make it void », Ibid. p. 72.

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pouvait pas devenir avocate à la Cour. La justification était que, suivant le statut de la femme mariée en droit civil, elle ne serait pas obligée de respecter ces obligations contractuelles. Madame Bradwell a attesté que son exclusion était interdite par le 14e amendement, invoquant « la protection égale des lois » autant que les privilèges et immunités de la citoyenneté. Pour son avocat :

« Je soutiens que le quatorzième amendement ouvre à tout citoyen des États-Unis, homme ou femme, noir ou blanc, marié ou célibataire, les honorables professions ainsi que les emplois serviles de la vie ; et qu’aucun citoyen ne peut être exclu de l’un d’eux. L’intelligence, l’intégrité et l’honneur sont les seules qualifications qui peuvent être prescrites comme conditions préalables à toute entrée dans une destinée honnête ou une profession lucrative, et tous les privilèges et les immunités que je revendique à un citoyen de couleur, je les revendique pour nos mères, nos sœurs et nos filles3. »

Mais en évoquant l’autorité de la décision dans l’affaire The Slaughter-House Cases, la Cour a refusé d’interdire la distinction de sexe faite par l’État. La justification, qui se trouve dans l’opinion concurrente de Justice Bradley, est que les distinctions de sexe, c’est-à-dire les discriminations, correspondent à la réalité et aux normes de la société et sont donc justifiées :

« La loi civile, comme la nature elle-même, a toujours reconnu une grande différence dans les sphères et les destins respectifs de l’homme et de la femme. L’homme est, ou devrait être, le protecteur et le défenseur de la femme. La timidité et la délicatesse naturelles et appropriées qui appartiennent au sexe féminin l’empêchent évidemment de bien des occupations de la vie civile. La constitution de l’organisation familiale, fondée sur la loi divine, ainsi que sur la nature des choses, indique que le foyer domestique est un domaine plus approprié à la féminité et aux fonctions de la femme4. »

Aux États-Unis, les juges hésitent à multiplier les critères de discrimination, mais ils élargissent le droit antidiscriminatoire par l’approche symétrique, ouvrant les portes aux plaignants de « discrimination à l’envers ». C’est une manière de stabiliser et de retarder la transformation sociale garantissant l’égalité.

3. « I maintain that the fourteenth amendment opens to every citizen of the United States, male or female, black or white, married or single, the honorable professions as well as the servile employments of life; and that no citizen can be excluded from any one of them. Intelligence, integrity, and honor are the only qualifications that can be prescribed as conditions precedent to an entry upon any honorable pursuit or profitable avocation, and all the privileges and immunities which I vindicate to a colored citizen, I vindicate to our mothers, our sisters, and our daughters », Bradwell v. State of Illinois, 83 U.S. 130 (1872), p. 5. 4. « The civil law, as well as nature herself, has always recognized a wide difference in the respective spheres and destinies of man and woman. Man is, or should be, woman’s protector and defender. The natural and proper timidity and delicacy which belongs to the female sex evidently unfits it for many of the occupations of civil life. The constitution of the family organization, which is founded in the divine ordinance, as well as in the nature of things, indicates the domestic sphere as that which properly belongs to the domain and functions of womanhood », Ibid. p. 141.

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Aujourd’hui, en droit constitutionnel, ce sont seulement les distinctions de race qui sont évaluées en « strict scrutiny » par le juge ; pour tous les autres critères, comme le sexe, l’ « intermediate scrutiny » est appliqué. Par exemple, dans la décision San Antonio v. Rodriguez de 1973, la Cour Suprême refuse de reconnaître les différences de traitement fondées sur le lieu de résidence comme une discrimination interdite par la Constitution5. Même si ces distinctions peuvent produire des effets très désavantageux pour les pauvres ou pour un grand nombre de Noirs, elles ne sont pas contraires à notre principe constitutionnel d’égalité.

Le principe d’égalité en droit constitutionnel français s’est développé différemment. Le préambule français commence avec les critères, mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel a développé un principe d’égalité plus universaliste. Dans la décision du 27 décembre 1973, le Conseil Constitutionnel s’est référé pour la première fois au principe d’égalité contenu dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 17896. Cette décision porte sur une loi de finances de 1974 qui traite différemment les citoyens au regard de la possibilité d’apporter une preuve contraire à une décision de taxation d’office de l’administration les concernant. Le Conseil constitutionnel trouve que cette disposition porte atteinte au principe d’égalité. Dans les années suivantes, il a développé une jurisprudence basée sur l’article 6 qui oblige le législateur à traiter également les situations semblables. Dans plusieurs décisions des années 1980, le Conseil Constitutionnel estime ainsi que le principe d’égalité ne fait pas obstacle à ce que la loi établisse des règles différentes pour des situations différentes7. En général, le principe français d’égalité n’est pas limité au principe de non-discrimination. Les différences de traitement sont possibles dès lors qu’elles ont pour but de poursuivre une égalité réelle et sociale selon la jurisprudence du Conseil Constitutionnel. Le principe d’égalité est universel.

Donc, au niveau de la législation, le droit français multiplie plus facilement les critères de discrimination que le droit américain. L’article L1132-1 du Code du travail interdit les discrimination « en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français. » Dans le contexte de la protection du travail en général, la multiplication des critères de discrimination est une extension du droit à l’égalité sociale. Dès lors en France, la prohibition de discrimination est une façon de garantir l’égalité réelle. Les critères permettent de définir les obstacles à cette égalité sociale.

5. San Antonio v. Rodriguez, 411 U.S. 1 (1973). 6. Conseil constitutionnel, 73-51DC du 27 décembre 1973. 7. Conseil constitutionnel, 84-184DC, 29 décembre 1984.

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Dans le cadre professionnel, la loi américaine interdit les discriminations liées à la race, la couleur, le sexe, l’origine nationale, la religion, le handicap, l’âge, et l’information génétique. Les États-Unis ont moins de critères, indiquant une conception moins forte de l’égalité réelle et de l’égalité sociale.

Comment explique-t-on ces différences d’approches ? Aux États-Unis, les critères de discrimination sont articulés de manière à avoir pour but de limiter la protection de la loi. Les juges sont très conscients de la possibilité de déstabiliser l’ordre social par l’extension de la protection égale, et ces extensions peuvent menacer la légitimité de la loi et du juge. En France, la multiplication de critères n’est pas un élargissement, mais une manière de réarticuler la conception universaliste de l’égalité réelle déjà reconnue comme légitime. Je vous laisse avec cette hypothèse et souligne ici que la fonction du droit antidiscriminatoire permet de rendre légitime (ou illégitime) les institutions juridiques, politiques, et sociales.

Références bibliographiques

Labbé Ronald M. et Lurie Jonathan, The Slaughter-house Cases: Regulation, Reconstruction, and the Fourteenth Amendment, Lawrence, University Press of Kansas, 2003, 312 pages.

Sabbagh Daniel, L’Égalité par le droit. Les paradoxes de la discrimination positive aux États-Unis, Paris, Économica, collection « Études Politiques », 2003 [2007], 458 pages.

Suk Julie, « Les influences françaises sur le droit constitutionnel américain de l’égalité : “l’affaire des abattoirs” et le paradigme racial », in SABBAGH Daniel et SIMONET Maud (dir.), De l’autre côté du miroir. Comparaisons franco-américaines, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018, pp. 71-88.

Yoshino Kenji, « The New Equal Protection », Harvard Law Review, n° 124, January 2011, pp. 747-803.

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Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE

54 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE La définition jurisprudentielle des motifs discriminatoires

Morgan SWEENEY Maître de conférences, PSL, Paris Dauphine — Une définition permet de lever les ambiguïtés et les incompréhensions, qui ne manquent pas en matière de lutte contre les discriminations. La longue litanie de motifs discriminatoires dans les listes des textes internationaux, européens ou nationaux vise-t-elle la même chose ? Le motif tiré des mœurs nécessitait-il l’adjonction de celui de l’orientation sexuelle pour être mieux précisé1 ? Le motif de l’origine nécessitait-il l’ajout des critères de l’appartenance ou de la non-appartenance « vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race2 » ? Certains motifs connaissent des applications éloignées du sens premier que semblait leur attribuer le législateur : le motif de l’apparence physique vise d’abord le corps, sa forme générale (obésité en particulier), sa représentation, les caractéristiques physiques telles que la couleur de peau. Les juges ont étendu ce motif à l’aspect extérieur général, la tenue vestimentaire – dont le port d’une boucle d’oreille par un serveur (Bioy, 2010 : 23)3.

1. Ces deux motifs sont énoncés l’un après l’autre dans l’article L.1132-1 du Code du travail. 2. Selon la terminologie employée dans les textes législatifs français. 3. Soc. 11 janvier 2012, n°10-28213.

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ace aux dédales des listes de motifs discriminatoires et à leurs multiples interprètes, leurs sens demeurent-ils identiques ? En effet, derrière le même Fsignifiant les juges peuvent donner des signifiés différents. Ajoutons que les motifs se voient appliquer des règles différentes : les motifs du sexe ou de la nationalité ressortent d’une logique d’interdiction, d’aveuglement ; alors que le motif du handicap à l’opposé impose à l’employeur de prendre en compte la situation particulière de la personne handicapée afin de faire les aménagements nécessaires propres à sa situation (Sweeney, 2016). Certains critères pourtant proches connaissent des règles et des enjeux différents. Ainsi, les motifs tirés de l’origine, de la race ou de l’ethnie sont intimement liés. Pourtant, le Conseil constitutionnel affirme « que, si les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race […]4 ». En somme, s’il est possible de faire des statistiques sur les origines des personnes, à condition de reposer sur des données objectives, il n’est pas possible d’y recourir pour les motifs « d’ethnie » et de « race ». Ces motifs qui sont souvent rapprochés, voire assimilés, connaissent alors des règles juridiques différentes. Face à l’ensemble de ces questions et de leurs enjeux, il apparaîtrait nécessaire, dans un premier temps, de définir les motifs discriminatoires. Les auteurs des différentes listes ne s’aventurent que rarement à donner des définitions aux motifs qu’ils énoncent. Dès lors, il est tentant de se tourner vers les juridictions supérieures, dont la mission, en tant qu’interprète authentique, est d’éclairer le sens des textes juridiques (Wolmark, 2007). Toutefois, le constat s’impose : les juges ne se donnent que rarement la peine de définir les motifs discriminatoires. Il convient dans un second temps de s’interroger sur les ressorts particuliers qui amènent les juges dans quelques décisions à définir les motifs et dans d’autres décisions encore plus rares à refuser la qualification de discrimination contre toute logique apparente.

L’action de définir… ou pas —

éfinir les motifs discriminatoires permettrait de faire le partage entre ce qui relève de la non-discrimination et ce qui en est exclu, mais également de Ddélimiter les domaines de chacun des motifs et des règles propres qui leur sont attachées. Remarquons que le concept de discrimination indirecte, qui vise à mesurer les effets discriminatoires d’une décision ou d’une politique, permet de contourner cette question. La discrimination indirecte vise en effet « une disposition, un critère ou une

4. Cons. const. 15 novembre 2007, n°2007-557 DC, Loi n° 2007-1631 du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile.

56 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE pratique apparemment neutre5 », autrement dit qui n’est pas directement fondée sur un critère discriminatoire. Les situations où l’on se fonde ostensiblement sur un motif discriminatoire sont rares et la discrimination indirecte permet de focaliser les débats sur les effets d’une décision ou d’une politique plutôt que sur sa substance et dispense d’un travail de définition des motifs discriminatoires.

Dans la très grande majorité des décisions des juridictions supérieures, françaises comme européennes, les juges ne se donnent pas la peine de faire ce travail de définition, comme si cette question relevait de l’évidence, la recherche de la substance d’un motif discriminatoire est en effet des plus rares.

Le constat de l’évidence —

’une des plus grandes difficultés des victimes est d’apporter une preuve matérielle de la discrimination. Le plus souvent le recours au motif discriminatoire est Limplicite. Par exemple, dans l’affaire Dekker6, la postulante a vu sa candidature rejetée non en raison de sa grossesse à proprement parler, mais en raison des conséquences financières que cela emportait pour l’employeur. La Cour de justice des communautés européennes (CJCE) retient néanmoins la discrimination directe, car « un refus d’engagement pour cause de grossesse ne [pouvait] être opposé qu’aux femmes et [constituait] dès lors une discrimination directe fondée sur le sexe7 ». Néanmoins, dans certaines affaires le recours à un motif discriminatoire ne souffre pas de discussion et relève de l’évidence. Trois situations peuvent être distinguées.

Tout d’abord, lorsque le motif relève du sens commun. Il est en particulièrement ainsi pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Cette distinction est tellement ancrée dans les habitudes quotidiennes, inscrites dans les documents administratifs8, qu’aucun juge n’éprouva pendant longtemps le besoin de définir l’homme et la femme, ni ce qui substantiellement les distinguerait (Fondimar, 2018). La différence est tellement courante, qu’elle relève de l’évidence et va de soi.

5. Voir par exemple l’article 2, 2b) de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Le premier arrêt à « importer » ce concept fut CJCE 8 avril 1976, Defrenne contre Sabena, Aff. 43/75, Rec. 1976, p. 455, point 18. 6. CJCE, 8 novembre 1990, Elisabeth Johanna Pacifica Dekker contre Stichting Vormingscentrum voor Jong Volwassenen (VJV-Centrum) Plus, Aff. C-177/88, Rec. 1990, I, p. 3441. 7. Confirmé notamment par CJCE 8 novembre 1990, Handels og Kontorfunktionærernes Forbund contre Dansk Arbejdsgiverforening (Hertz), Aff. C179/88, Rec. 1990 p. I-3979, point 13. 8. Il suffit de songer au premier chiffre du numéro de sécurité sociale.

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Ensuite, l’évidence s’impose lorsque toutes les parties reconnaissent le recours à un motif discriminatoire. Ainsi, dans la décision Feryn9 – l’employeur – un installateur de porte –, affirme-t-il publiquement dans un journal qu’il refuse d’embaucher des « allochtones10 » parce que ses clients refuseraient l’accès à leur domicile à ces personnes. Il en va de même dans les affaires de port du voile musulman dans l’entreprise : l’employeur comme la salariée s’accordent pour conférer un sens religieux au port de cet habit, qui est au cœur de leur différend. Généralement, dans ces affaires, la question juridique ne porte pas sur la définition du motif discriminatoire, mais sur le caractère légitime ou non du recours au critère11.

Enfin, le caractère discriminatoire peut être affirmé de manière péremptoire par les juges, sans aucune explication. Ainsi, la chambre sociale affirme-t-elle que l’obligation faite à un salarié de se faire appeler sur son lieu de travail « Laurent » en lieu et place de son véritable prénom « Mohamed », afin de ne pas être confondu avec d’autres salariés qui portent le même prénom (sic), constitue une discrimination en raison de l’origine12. Sans remettre en cause l’opportunité de la solution, on peut s’interroger sur le raisonnement. Induire l’origine du prénom peut être trompeur, particulièrement si l’on tient compte des phénomènes de mode qui ont consisté, par exemple, à donner aux enfants nés sur le territoire français des prénoms à consonances anglophones comme « Kevin » et « Dylan », hommage touchant à la série télévisuelle à succès Beverly Hills13.

Dans certaines décisions, plus rares, les juges peuvent définir la substance du motif discriminatoire.

La recherche de la substance —

orsque le signifié du motif discriminatoire ne s’impose pas avec la force de l’évidence, celui-ci peut être déterminé par un autre dispositif juridique, voire Lune autre institution spécialement habilitée à cet effet. En définitive, il est rare que les juges aient besoin de déterminer le sens d’un motif discriminatoire pour les besoins de la lutte contre la discrimination elle-même. Trois situations doivent donc être distinguées.

9. CJCE, 10 juillet 2008, Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding contre Firma Feryn NV, Aff. C-54/07. 10. Qui signifie « Qui n’est pas originaire du pays qu’il habite », http://www.cnrtl.fr/definition/allochtone 11. Au nom de l’ordre public, de l’exigence essentielle et déterminante, etc. Voir infra. 12. Soc. 10 novembre 2009, n°08-42286, Bull. civ., 2009, V, n° 245. 13. Alexandre Léchenet et Gary Dagorn, « Quels sont les prénoms les plus populaires depuis 1946 ? », 27 décembre 2017, Le Monde, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/12/27/quels-sont-les- prenoms-les-plus-populaires-depuis-1946_5234967_4355770.html

58 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE

Tout d’abord, la qualification du motif discriminatoire peut dépendre d’un autre dispositif juridique. C’est notamment le cas du lanceur d’alerte14, dont la définition n’est pas énoncée dans le Code du travail, mais à l’article 6 de la loi dite « Sapin 2 »15. Ensuite, la qualification du motif discriminatoire peut être du ressort d’une institution spécialement habilitée. Il est en ainsi pour le handicap, dont la reconnaissance de travailleur handicapé appartient à la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées, ou encore de l’arrêt de travail délivré par le médecin. Les débats sur la qualification du handicap ou de la maladie relèvent d’autres instances. Pour ces motifs, une fois les formalités accomplies les débats en matière de non-discrimination ne portent pas sur la qualification du motif discriminatoire. Dans ces deux premières situations, le dispositif antidiscriminatoire s’ajoute à un dispositif juridique préexistant, dont il reprend nécessairement les acquis, telles les définitions et les qualifications juridiques. La non- discrimination n’a que pour objectif de renforcer la protection des personnes visées dans ces premiers dispositifs.

Enfin, le juge essaie parfois d’établir la substance du motif discriminatoire pour les besoins de la lutte contre la discrimination elle-même. Le législateur français ne définissant souvent pas les termes ou concepts qu’il utilise16, les juges se retrouvent face à une itération de « substantifs » dressée dans une liste « à la Prévert ». Les juges ont alors tendance à « prendre l’objet tel qu’il se donne avec son nom commun et ses représentations communes en cherchant à lui donner une unité substantielle et des contours objectifs, ce qui revient – comme dit Wittgenstein – “à essayer derrière le substantif de trouver la substance” (Bourdieu, 2000 : 254). À titre d’illustration, en matière de non-discrimination en raison de la nationalité, les juges ne recherchent pas à savoir si la personne est de nationalité française, irlandaise ou ivoirienne, mais bien plutôt ce qu’avoir une nationalité signifie, implique. Les juges ne se fondent pas alors sur les conditions d’acquisition de telle ou telle autre nationalité, mais sur les caractères attachés à la nationalité, en tant que telle. C’est ainsi que le juge de l’Union européenne, dans le cadre de la discrimination indirecte, peut poser une présomption selon laquelle tout critère de résidence désavantage particulièrement les étrangers migrants17.

Lorsque le juge se donne la peine de caractériser le motif discriminatoire en jeu, ou au contraire lorsqu’il s’en exonère alors qu’une telle précision aurait pu être utile, il est nécessaire de s’interroger sur les ressorts de son action.

14. Dès son introduction dans le droit légiféré français en 2013, le lanceur d’alerte a fait l’objet d’une protection contre les mesures discriminatoires selon l’article L.1132-3-3 du Code du travail. 15. Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. L’article 6 dispose : « Un lanceur d’alerte est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». 16. Contrairement aux législateurs européen ou anglais. 17. CJCE, 12 février 1974, Giovanni Maria Sotgiu contre Deutsche Bundespost, Aff. 152-73, point 11.

59 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE L’instrumentalisation de la définition —

e manière classique, donner une définition à un concept juridique permet, par- delà la détermination de sa substance, d’en déterminer l’économie et l’étendue. DPoser une définition permet d’étendre le dispositif juridique à des situations nouvelles, à l’instar de l’extension de la lutte contre les discriminations en raison du sexe au genre, ou à l’inverse d’en limiter la portée, comme en matière de handicap dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Dans d’autres affaires plus particulières, à forts enjeux économiques ou symboliques, les juges s’abstiennent de toute définition pour mieux contourner la qualification de discrimination directe et la rigueur de son régime. Ces manœuvres ne sont pas sans entretenir une certaine confusion sur le sens des motifs discriminatoires en jeu.

Une logique d’extension : du sexe au genre —

L’extension de la lutte contre les discriminations sexuelles aux discriminations en raison du genre18 peut être résumée en trois grandes étapes.

ans un premier temps, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’objectif était de protéger les femmes. De manière topique le Préambule du 27 octobre 1946 Den son alinéa 3 affirme : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ». La disposition vise alors comme bénéficiaire la femme et le référent l’homme. Elle s’inscrit clairement dans une volonté « d’égalisation » par le haut de la condition féminine sur celle des hommes (De Shutter, 1999 : 11 ; Porta, 2011 : 290 et 354). Cependant, elle est également le signe d’une approche toujours paternaliste, justifiant une protection particulière aux femmes : l’interdiction du travail de nuit des femmes19, un plafond d’heures maximales, l’exclusion des femmes des métiers armés (Monrique, 2004) etc.. En somme, la règle de non-discrimination était entendue

18. Sur la notion de genre en droit, voir l’ensemble des études indispensables produites au sein du projet REGINE, cf. http://regine.u-paris10.fr/ 19. Jusqu’en 2001, les dispositions du Code du travail ne visaient que les femmes et les jeunes travailleurs pour lesquels une interdiction de principe était posée, moyennant certaines dérogations, mais n’assuraient aucune protection légale du travailleur de nuit. Les textes législatifs étaient inspirés de la convention OIT nº 4, sur le travail de nuit (femmes), 1919, et la convention nº 89 sur le travail de nuit (femmes) (révisée) de 1948.

60 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE comme ne prohibant pas une distinction directement fondée sur le sexe, tant qu’elle a pour objectif la protection de la femme20.

Dans un deuxième temps, le juge communautaire impose une conception de la non-discrimination comme ne protégeant pas particulièrement les femmes ou les hommes. La non-discrimination impose alors une neutralité à l’égard du sexe, un aveuglement quant à ce critère. Dans cette perspective, les dispositifs législatifs qui offraient une protection aux femmes ont été censurés : par exemple, la loi française interdisant le travail de nuit des femmes21, ce qui a conduit la France a dénoncé la Convention de l’Organisation internationale du travail (O.I.T). n° 89 relative au travail de nuit des femmes22. Au cours de ces deux premières étapes, c’est la signification de la discrimination qui est déterminée. Ce n’est véritablement qu’au cours de la troisième étape que les juges ont été amenés à réfléchir sur le sens du motif « sexe » pour le faire évoluer vers le genre.

Le questionnement sur le signifié du sexe intervient à l’instigation de transsexuel.le.s qui revendiquent la protection de la non-discrimination en raison du sexe. Cette saisine des juges européens leur donne l’occasion de passer d’une logique de sexe « biologique » à celle de « genre », plus accueillante23. L’évolution est venue de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) qui a imposé, au nom du respect de la vie privée et de l’intime, la modification de l’état civil à la suite d’un changement de sexe24. La Cour EDH a permis ensuite aux personnes transsexuelles de se marier avec une personne de sexe opposé à son nouveau sexe25. Par la suite, certains transsexuel.le.s se sont vus exclus du bénéfice de certains avantages sociaux. Dans une première affaire, la CJUE26 a reconnu la conversion sexuelle comme devant être protégée par les règles communautaires de non-discrimination sexuelle27. La deuxième affaire concernait une femme qui vivait en concubinage avec un transsexuel à qui il était refusé le droit de se marier, car celui-ci

20. Les salariées enceintes ou venant d’accoucher bénéficient de mesures protectrices spécifiques, L. 1225- 7 et s. du Code du travail. 21. CJCE, 25 juillet 1991, Procédure pénale contre Alfred Stoeckel, aff. C345-89, Rec. 1991 page I-04047 ; Dr. Soc. 1992, p. 174, obs. M.-A. Moreau (voir également Supiot, 1992 : 382). Le Tribunal de police de La Rochelle, dans un jugement en date du 23 janvier 1990, a relaxé un employeur pour avoir employé une salariée pour un travail de nuit (Savatier, 1990 : 466). 22. Entrée en vigueur le 27 février 1951, modifiée par le protocole P89 du 26 juin 1990 et ratifiée par la France par la loi n° 53-603 du 7 juillet 1953. 23. Également appelé syndrome de dysphorie de genre ou transgenre. Dans son premier arrêt relatif aux transsexuel.le.s, la CEDH les définit comme « les personnes qui, tout en appartenant physiquement à un sexe, ont le sentiment d’appartenir à un autre », CEDH 10 octobre 1986, Rees contre Royaume-Uni, n° 9532/81. 24. CEDH, 11 juillet 2002, Goodwin contre Royaume-Uni, req. n°28957/9 ; dans lequel la Cour, « à la lumière des conditions d’aujourd’hui », décide de ne plus laisser de marge d’appréciation aux États et leur impose de procéder aux rectifications d’état civil. 25. CEDH, 11 juillet 2002, affaire Goodwin précitée. 26. CJCE, 30 avril 1996, P. contre S. et Cornwall County Council, Aff. C-13/94. 27. Ibid., point 20.

61 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE

n’avait pu faire modifier son acte de naissance dans son pays d’origine28. L’employeur de la femme l’a informée que si elle venait à mourir son compagnon ne pourrait recevoir de pension de veuf, réservé à l’époux survivant. La CJUE affirme que le refus de pension de réversion au bénéfice du conjoint transsexuel est par principe contraire au Traité communautaire. Dans une dernière affaire, la CJUE a été confrontée à la situation d’une transsexuelle, passée du sexe masculin au sexe féminin. Elle revendiquait alors le bénéfice du départ à la retraite à 60 ans réservé aux femmes, alors que les autorités nationales voulaient lui appliquer un départ à 65 ans, réservé aux hommes et qui correspondait à son “sexe d’origine”29. La Cour affirme que le ou la transsexuel.le doit bénéficier des droits afférents à son nouveau sexe. Une telle solution fait donc prévaloir le sexe « social » sur le sexe « biologique » ou « génétique ».

La Cour de justice a été moins audacieuse en matière de discrimination en raison du handicap.

Une logique de limitation : le handicap —

e juge de l’Union européenne en est venu à définir le motif du handicap (Lejeune et al., 2017 ; Gründler et al., 2016), car, à la différence des listes de motifs discriminatoires françaises, la liste européenne ne mentionne ni la « maladie » L 30 ni « l’état de santé » . Afin de respecter la volonté du législateur européen et le caractère fermé de la liste européenne des critères discriminatoires, la CJUE a dû tracer une frontière entre le handicap d’un côté et la maladie ou l’état de santé d’un autre côté. Dans une première décision, la Cour a privilégié une approche médicalisée du handicap « comme visant une limitation, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques et entravant la participation de la personne concernée à la vie professionnelle31 », tout en précisant que « pour que la limitation relève de la notion de handicap, il doit donc être probable qu’elle soit de longue durée32 ». Une telle approche du handicap était contraire à la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (Boujeka, 2013 : 1388), si bien que la CJUE a fait évoluer sa jurisprudence et définie désormais le handicap « comme visant une limitation, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques, dont l’interaction avec

28. CJCE, 7 janvier 2004, K.B. contre national Health Service Pensions Agency and Secretary of State for Health, C-117/01. 29. CJCE, 27 avril 2006, Sarah Margaret Richards contre Secretary of State for Work and Pensions, Aff. C-423/04, Rec. 2006 p. I-03585. 30. Aucune directive européenne ne vise de tels motifs discriminatoires. Ajoutons que l’article 10 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne vise pas non plus ces motifs, emportant qu’il n’existe pas de fondement pour éventuellement ériger ces critères comme discriminatoires au niveau européen. 31. CJCE 11 juillet 2006, Sonia Chacón Navas contre Eurest Colectividades SA, Aff. C-13/05, point 43. 32. Ibid. , point 45.

62 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs33 ».

L’approche est donc « sociale » ou « relationnelle », plutôt que médicale (Auvergnon, 2012 : 255). Toutefois, afin de maintenir une frontière entre “maladie” et “handicap”, la CJUE pose comme condition que l’incapacité à l’origine du “handicap” soit « durable34 ». Par conséquent, « si une maladie curable ou incurable entraîne une limitation résultant notamment d’une atteinte physique, mentale ou psychique, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs et si cette limitation est de longue durée, une telle maladie peut relever du handicap au sens de la directive 2000/7835 ». La Cour de justice a précisé qu’une limitation durable peut signifier que, à la date du fait prétendument discriminatoire, l’incapacité de la personne concernée ne présente pas une perspective bien délimitée quant à son achèvement à court terme ou, le fait que cette incapacité est susceptible de se prolonger significativement avant le rétablissement de cette personne36.

Sans nul doute, l’évolution la plus marquante dans la jurisprudence de la CJUE est le passage d’une approche médicale à une approche situationnelle du handicap. Néanmoins, le critère durable de la limitation est instrumental pour tracer la frontière entre handicap et maladie et restreindre l’étendue de la lutte contre la discrimination au niveau de l’Union européenne au premier motif. Plus critiquables sont les décisions où les juges s’abstiennent, par opportunité, de toute définition afin de contourner l’application du régime de la discrimination directe.

Confusions —

a liberté que s’accordent les juges dans la définition (ou non) des motifs discriminatoires est détournée pour éviter la qualification de discrimination Ldirecte. Deux exemples permettent d’illustrer ce genre de manœuvres qui mettent à mal la définition et la compréhension des motifs discriminatoires.

Dans une série d’arrêts « synchrotron », la chambre sociale de la Cour de cassation met à mal la discrimination directe en raison de la nationalité. En l’espèce, au cours de la mise en place d’un pôle scientifique international sur le territoire français une convention prévoyait de verser aux seuls étrangers résidants en dehors de la France métropolitaine une prime compensant l’inconvénient de l’installation en France. Les

33. § 38 de l’arrêt CJUE, 11 avril 2013, HK Danmark, agissant pour Jette Ring contre Dansk almennyttigt Boligselskab (C‑335/11) et (C‑337/11). Pour une confirmation récente : CJUE 9 mars 2017, Petya Milkova contre Izpalnitelen direktor na Agentsiata za privatizatsia i sledprivatizatsionen kontrol, C-406/15. 34. CJUE, 11 avril 2013, précité, point 39.. 35. Ibid., point 41. 36. CJUE, 1er décembre 2016, Mohamed Daouidi contre Bootes Plus SL e.a., C-395/15, point 56.

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Français résidant à l’étranger étaient quant à eux exclus du bénéfice de cette prime. La Cour faisant l’application combinée du principe d’égalité de traitement et des règles de non-discrimination, refusa, contre toute évidence, de voir dans cette prime une discrimination en raison de la nationalité. La Cour avança alors que la prime

« introduit une différence de traitement entre les salariés français et les salariés étrangers, cette inégalité vise non seulement à compenser les inconvénients résultant de l’installation d’un individu et de sa famille en pays étranger, mais aussi à faciliter l’embauche des salariés ressortissants non français des parties contractantes afin de contribuer à la création d’un pôle d’excellence scientifique international ; qu’ainsi l’avantage conféré aux salariés étrangers reposait sur une raison objective, étrangère à toute discrimination en raison de la nationalité37. »

Si l’on comprend difficilement la distinction entre les inconvénients éprouvés par des étrangers et leurs familles à venir s’installer en France et ceux des Français vivant à l’étranger et leur famille, éventuellement de nationalité étrangère, pour venir s’installer sur le même territoire les raisons du rejet de la qualification de discrimination en raison de la nationalité sont des plus obscures, pour ne pas dire étranges. Comme l’écrit Frédéric Guiomard : « Resterait enfin à se demander par quel mystère un même acte peut à la fois viser directement la nationalité et être étranger à toute discrimination. La Cour ne s’en explique pas » (Guiomard, 2006 :410). C’est donc au prix d’une affirmation péremptoire, selon laquelle un avantage accordé aux étrangers et non aux Français ne constitue pas une discrimination directe (ni même indirecte !) en raison de la nationalité, que la France a pu valablement, selon la juridiction suprême de l’ordre judiciaire, accueillir sur son territoire un prestigieux « pôle scientifique international ».

Dans un tout autre domaine, la CJUE a dû trancher la question de l’interdiction du port du voile religieux dans l’entreprise. Dans deux affaires, la Cour de justice a été confrontée à des conclusions d’avocates générales radicalement opposées (Moizard, 2016 :569 ; Laulom, 2017 : 6), soulignant si besoin était le caractère polémique des questions posées. Dans un premier temps, l’avocate générale Kokott, en charge de l’affaire belge, affirme qu’en raison du caractère général de l’interdiction de l’expression de conviction dans l’entreprise, qui ne vise pas spécifiquement la religion musulmane, ne constitue pas une discrimination directe38. À l’opposé, l’avocate générale Shaperston, dans une démarche plus respectueuse de la jurisprudence européenne de la non-discrimination, affirme que la perte de l’emploi suite au refus d’un client de la recevoir dans ses locaux en raison du port de son voile musulman constitue une discrimination directe.

Face à ces positions antagonistes, la CJUE adopte une position médiane qui sans remettre en cause la possibilité de politique interne de neutralité n’en autorise pas pour autant une politique par trop générale. Dans l’affaire belge, la Cour estime que le règlement intérieur ne vise pas seulement les convictions religieuses, mais interdit

37. Soc. 9 novembre 2005, n° 03-47720, Bull. Civ. 2005 V N° 312 p. 274. Confirmé par Soc. 17 avril. 2008, n° 06-45270, Bull. Civ. 2008, V, n° 95. 38. Pour un point de vue critique sur ces conclusions, voir les observations de Cyril Wolmark et Stéphanie Hennette-Vauchez, Semaine Sociale Lamy, 2016, n° 1728, p. 5.

64 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et interdit indifféremment toute manifestation de telles convictions39. La règle, étant des plus générales, ne visant pas spécifiquement la religion, encore moins une religion en particulier, elle ne créée pas de distinction entre les salariés. L’uniformité de la règle emporte une absence de distinction et donc l’absence de traitement favorable ou défavorable à l’égard des salariés40. Comme l’écrit Cyril Wolmark : « le sophisme est alors en place : toutes les convictions sont traitées défavorablement, donc aucune ne l’est » (Wolmark, 2017 : 235). La solution revient in fine, contre toute logique, à affirmer que des salariées licenciées en raison du port du voile, dont le caractère religieux est clairement affirmé dans les lettres de licenciement, ne sont pas discriminées en raison de leur pratique religieuse...

Un tel raisonnement étonne de la part du juge européen. La CJUE a déjà eu l’occasion de considérer que derrière des critères apparemment neutres, puisse se loger une discrimination directe. Elle a admis, par exemple, « qu’une différence de traitement fondée sur l’état de mariage des travailleurs et non expressément sur leur orientation sexuelle reste une discrimination directe [fondée sur cette dernière], dès lors que, le mariage étant réservé aux personnes de sexe différent, les travailleurs homosexuels sont dans l’impossibilité de remplir la condition nécessaire pour obtenir l’avantage revendiqué41 » (Laulom, 2017 : 6). On ne peut s’empêcher de voir un certain opportunisme dans ces décisions, en refusant la qualification de discrimination directe pour les politiques de neutralité (religieuse) dans l’entreprise42, qui n’y auraient certainement pas survécus, afin de renvoyer le débat sur le terrain de la discrimination indirecte et de donner l’opportunité aux employeurs de les « sauver », à condition d’être justifiée et proportionnée.

Interroger la définition jurisprudentielle des motifs discriminatoires montre combien les juges sont des êtres situés dans la cité : soit qu’ils n’éprouvent pas le besoin d’expliciter le signifié du motif, car il pense faire application du motif dans son sens qu’il pense être commun, soit qu’ils recherchent la solution la plus équilibrée au regard des polémiques contemporaines à leur décision (comme pour le port du voile dans les entreprises). Néanmoins, poser la question du sens des motifs n’est pas sans intérêt, car elle a poussé les juges à faire évoluer leur jurisprudence, et avec eux, les législations nationales d’une approche « biologique » du sexe à une approche de genre ou encore montre l’absurdité de certaines décisions qui, contre toute évidence, écarte de manière péremptoire la qualification de discrimination.

39. CJUE, 14 mars 2017, Samira Achbita et Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding contre G4S Secure Solutions NV, C-157/15, point 30. Voir également CJUE, 14 mars 2017, Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme (ADDH) contre Micropole SA, C-188/15. 40. L’article 2 § 1 de la directive 2000/78 dispose en effet qu’« une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs » (nous soulignons). 41. CJUE, 12 décembre 2013, Frédéric Hay contre Crédit agricole mutuel de Charente-Maritime et des Deux-Sèvres, C-267/12. 42. Une telle position contraste avec l’arrêt de la chambre sociale qui retient la discrimination directe dans le licenciement disciplinaire d’une salariée qui avait refusé de prononcer la formule nécessaire à son assermentation, car sa pratique religieuse lui interdit de jurer ; cf. Soc. 1er février 2017, n° 16-10.459.

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L’inégale multiplication des critères de discrimination : conséquences et modalités d’harmonisation éventuelle

Robin MEDARD INGHILTERRA Doctorant en droit public, ATER à l’Université de Paris Nanterre —

La forme orale de l’intervention initiale a délibérément été préservée.

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S’attaquer de front au phénomène de multiplication des critères de discrimination implique, à mon sens, de ne pas limiter le diagnostic à une seule branche du droit, mais au contraire, de s’efforcer d’envisager cet objet d’étude sous un angle transversal. Pour ce faire, quatre instruments juridiques, véritables piliers du droit antidiscriminatoire en droit interne mais comportant quatre listes distinctes de critères de discrimination, méritent a minima d’être envisagés : le Code pénal (art. 225-1 à 225-1-2), le Code du travail (art. L1132-1 à L1132-3-3), la loi Le Pors de 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires (art. 6 et 6 bis), ainsi que la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations (art. 1 à 3).

r, de la lecture croisée de ces dispositions surgissent quelques interrogations, ainsi qu’un sérieux scepticisme quant à la pertinence de structurer l’interdiction Ode la discrimination autour de plusieurs énumérations divergentes des critères. Ce scepticisme se trouve non seulement alimenté par l’analyse du droit positif actuel et de ses conséquences – considérant que les listes des critères de discrimination s’avèrent à la fois multiples, divergentes, exhaustives et en constante expansion –, mais aussi par la considération des perspectives d’harmonisation qui demeurent ouvertes, notamment au regard des expériences étrangères.

Agrégation sans cohésion : les maux de la multiplication —

a première étape d’une analyse critique en la matière repose nécessairement sur une brève rétrospective historique concernant l’émergence de ces critères L(confer tableau « Liste des critères énumérés » pp. 72 – 73). Au regard de ce

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tableau, plusieurs constats s’imposent. Premièrement, entre 1972 et 2018, il est possible de répertorier vingt et une réformes ayant eu pour objet d’établir ou de compléter ces quatre listes de critères : douze modifications depuis 1972 pour le Code pénal, onze depuis 1982 pour le Code du travail, cinq depuis 1983 pour la loi Le Pors, et six pour la loi du 27 mai 2008. Force est donc de constater l’évolution considérable de ces listes afin d’élargir l’emprise du droit antidiscriminatoire. Deuxièmement, selon les réformes, les ajouts de critères ont bénéficié à une seule ou à plusieurs listes. Majoritairement, pour onze réformes sur les vingt et une, l’ajout du critère s’est fait de manière complètement cloisonnée, c’est-à-dire au profit d’une seule liste. Pour quatre réformes sur les vingt et une, l’introduction d’un nouveau critère bénéficia à deux listes seulement. Pour cinq réformes, l’ajout a profité à trois des quatre listes et, exceptionnellement, l’ajout bénéficia aux quatre dispositions, en 2012, pour l’introduction du critère de l’identité de genre. Il faut ici conclure que les enrichissements successifs des listes ont essentiellement été pensés de manière sectorielle, sans toujours obéir à une réelle vision d’ensemble. Troisièmement, les listes de critères de discrimination n’ont jamais correspondu. À aucun moment depuis 1982, ne serait-ce que deux des quatre listes n’ont comporté les mêmes critères, ni même le même nombre de critères. Il existe toutefois une légère et très brève exception, du 20 novembre 2016 au 2 mars 2017, pendant cent trois glorieux jours... Par conséquent, se pose inévitablement la question de la cohérence et de l’intelligibilité du droit, largement mises en cause par cette inégale multiplication des critères de discrimination.

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Liste des critères énumérés

CODE PÉNAL CODE DU TRAVAIL LOI DU 13 JUILLET 1983 DATE LOI DU 27 MAI 2008 (art. 1) (art. 416 puis 225-1) (art. L122-45 puis L1132-1) (art. 6 & 6 bis)

1972 (juillet) Origine, éthnie, prétendue race, nation, religion (5) 1982 (août) Origine, sexe, situation de famille, éthnie, nation, prétendue race, opinions politiques, activités syndicales, religion (9) 1983 (juillet) Sexe + situation de famille(7) Sexe, opinions politiques, syndicales, philosophiques, religieuses, ethnie (6) 1985 (janvier) 1985 (juillet) Mœurs (8) Activités mutualistes + exercice normal du droit de grève (11) 1989 (janvier) Handicap (9)

1990 (juillet) État de santé (10) État de santé + handicap + mœurs (14) État de santé + handicap (8) 1993 (janvier) Exercice normal du droit de grève bascule hors liste vers L122-45 al. 2 (13) 1994 (mars) Opinions politiques + activités syndicales (12) 2001 (mai) Sexe bascule vers article 6 bis (7+1)

2001 (nov.) Orientation sexuelle + âge Orientation sexuelle + âge + patronyme Orientation sexuelle + âge + patronyme + patronyme + apparence + apparence physique (17) + apparence physique physique (16) + prétendue race (13+1) 2002 (mars) Caractéristiques génétiques (17) Caractéristiques génétiques (18) 2006 (mars) Grossesse (18) Grossesse(19) 2008 (mai) Ethnie, prétendue race, religion, conviction, âge, handicap, orientation sexuelle, sexe (8) 2012 (août) Identité de genre (19) Identité de genre (20) Identité de genre (14+1) Identité de genre (9) 2014 (février) Lieu de résidence (20) Lieu de résidence (21) Lieu de résidence (10) 2015 (déc.) Perte d’autonomie (11) 2016 (avril) Situation de famille (15+1) 2016 (juin) Vulnérabilité économique (21) Vulnérabilité économique (22) Vulnérabilité économique (12) 2016 (nov.) Perte d’autonomie + langue (23) Suppression liste et renvoi à l’art. 1 Origine + situation de famille + grossesse de la loi du 27 mai 2008 (0) + apparence physique + patronyme + état de santé + caractéristiques génétiques + mœurs + opinions politiques + activités syndicales + langue + nation + suppression des convictions (23) 2017 (mars) Rétablissement liste de la loi de 2008 Domiciliation bancaire (24) + rétablissement activités mutualistes + domiciliation bancaire (25)

72 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE

Liste des critères énumérés

CODE PÉNAL CODE DU TRAVAIL LOI DU 13 JUILLET 1983 DATE LOI DU 27 MAI 2008 (art. 1) (art. 416 puis 225-1) (art. L122-45 puis L1132-1) (art. 6 & 6 bis)

1972 (juillet) Origine, éthnie, prétendue race, nation, religion (5) 1982 (août) Origine, sexe, situation de famille, éthnie, nation, prétendue race, opinions politiques, activités syndicales, religion (9) 1983 (juillet) Sexe + situation de famille(7) Sexe, opinions politiques, syndicales, philosophiques, religieuses, ethnie (6) 1985 (janvier) 1985 (juillet) Mœurs (8) Activités mutualistes + exercice normal du droit de grève (11) 1989 (janvier) Handicap (9)

1990 (juillet) État de santé (10) État de santé + handicap + mœurs (14) État de santé + handicap (8) 1993 (janvier) Exercice normal du droit de grève bascule hors liste vers L122-45 al. 2 (13) 1994 (mars) Opinions politiques + activités syndicales (12) 2001 (mai) Sexe bascule vers article 6 bis (7+1)

2001 (nov.) Orientation sexuelle + âge Orientation sexuelle + âge + patronyme Orientation sexuelle + âge + patronyme + patronyme + apparence + apparence physique (17) + apparence physique physique (16) + prétendue race (13+1) 2002 (mars) Caractéristiques génétiques (17) Caractéristiques génétiques (18) 2006 (mars) Grossesse (18) Grossesse(19) 2008 (mai) Ethnie, prétendue race, religion, conviction, âge, handicap, orientation sexuelle, sexe (8) 2012 (août) Identité de genre (19) Identité de genre (20) Identité de genre (14+1) Identité de genre (9) 2014 (février) Lieu de résidence (20) Lieu de résidence (21) Lieu de résidence (10) 2015 (déc.) Perte d’autonomie (11) 2016 (avril) Situation de famille (15+1) 2016 (juin) Vulnérabilité économique (21) Vulnérabilité économique (22) Vulnérabilité économique (12) 2016 (nov.) Perte d’autonomie + langue (23) Suppression liste et renvoi à l’art. 1 Origine + situation de famille + grossesse de la loi du 27 mai 2008 (0) + apparence physique + patronyme + état de santé + caractéristiques génétiques + mœurs + opinions politiques + activités syndicales + langue + nation + suppression des convictions (23) 2017 (mars) Rétablissement liste de la loi de 2008 Domiciliation bancaire (24) + rétablissement activités mutualistes + domiciliation bancaire (25)

73 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE

Fort heureusement, la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle (art. 86 et 87) est intervenue pour régler l’essentiel des divergences entre ces listes par l’harmonisation des énumérations du Code pénal, de la loi de 2008 et du Code du travail, en se fixant autour de vingt-trois critères communs1. Pour autant, il convient de relativiser cette avancée en raison de la persistance de trois problèmes majeurs.

Le premier problème tient à la persistance d’incohérences en dépit de l’harmonisation partielle. Tout d’abord, la loi Le Pors n’a pas bénéficié du travail d’harmonisation et stagne actuellement avec une liste de seize motifs (quinze à l’article 6 et un à l’article 6 bis). Par ailleurs, le critère des convictions a été supprimé de la loi de 2008, qui était pourtant le seul des quatre instruments juridiques à le garantir. Enfin, au-delà des motifs, les définitions et les modalités de prohibition de la discrimination demeurent actuellement posées en des termes différents par les quatre dispositions législatives et ce point-là n’a fait l’objet d’aucune harmonisation – ce qui est pour le moins regrettable.

Au-delà de la persistance d’incohérences, le deuxième problème à considérer tient au fait que, quelques mois seulement après avoir procédé au plus important travail d’harmonisation en la matière, le législateur a consacré de nouveaux motifs de manière variable. Alors que la loi de novembre 2016 avait substitué à l’énumération détaillée du Code du travail un simple renvoi à l’article 1er de la loi de 2008 – afin d’éviter précisément le retour à des énumérations différenciées entre les listes –, la loi du 28 février 2017 rétablit une liste détaillée au sein du Code du travail et supprime le renvoi. Ce faisant, lorsqu’elle réintègre le motif des activités mutualistes, supprimé en novembre 2016, elle ne le rétablit qu’au sein du Code du travail, créant à nouveau une disparité avec les autres listes. Ensuite, cette même loi introduit le nouveau critère de la domiciliation bancaire. Néanmoins, ce critère n’a été ajouté qu’au Code du travail et à la loi de 2008, au détriment de la loi Le Pors et du Code pénal. Enfin, la loi du 29 janvier 2017 a, quant à elle, ajouté au sein du Code pénal uniquement deux critères de discrimination un peu particuliers : la discrimination pour « avoir subi ou refusé de subir des faits de bizutages » et pour « avoir témoigné de tels faits ». Ces ajouts ne figurent toutefois pas dans la liste de l’article 225-1 mais à l’article 225-1-2 du Code pénal, ce qui pose la délicate question de ce que je nomme les « critères annexes » (confer tableau n° 2 ci-après).

1. Autre apport, elle redonne une véritable cohérence à la loi de 2008 en ajoutant une dizaine de critères (i.e. origine, situation de famille, apparence physique, patronyme, état de santé, caractéristiques génétiques, mœurs, opinions politiques, activités syndicales et appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une nation) et en généralisant leur application à l’ensemble des six domaines mentionnés par cette loi. Elle ajoute la capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français et retire le motif des convictions.

74 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE Critères “annexes” CODE DU LOI DU 13 CODE PÉNAL TRAVAIL JUILLET 1983 LOI DU 27 MAI 2008 DATE (art. 225-1-1 (art. L1132-2 puis (art. 6 & 6 bis, (art. 2 et 3) à 225-1-2) L1132-3-3) al. 5) 1992 (nov.) Avoir subi ou refusé de subir des faits de harcèlement + avoir témoigné de tels faits (2) 1993 (janvier) Exercice normal du droit de grève - sort de la liste de l’al. 1 (1) 2001 (mai) Suppression 2 critères ci-dessus (0) 2001 (nov.) Avoir contesté de manière gracieuse Avoir témoigné/ ou contentieuse des relaté des faits faits discriminatoires discriminatoires (2) + avoir témoigné/ relaté de tels faits (2) 2005 (juillet) Avoir subi ou refusé de subir des faits discriminatoires (3+3) 2008 (mai) Grossesse + maternité + avoir témoigné/relaté des faits discriminatoires + avoir subi ou refusé de subir des faits discriminatoires (4) 2011 (août) Exercice de la fonction de juré ou citoyen assesseur (3) 2013 (mai) Avoir refusé une mutation dans un pays incriminant l’orientation sexuelle (4) 2012 (août) Avoir subi ou refusé de subir harcèlement sexuel + avoir témoigné de tels faits (2) 2013 (déc.) Avoir témoigné/ relaté de bonne foi des faits constitutifs de délit ou crime après en avoir eu connaissance dans l’excercice de ses fonctions (5) 2016 (déc.) Avoir signalé une alerte conformément à la loi Sapin 2 (6) 2017 (janvier) Avoir subi ou refusé de subir des faits de bizutage + avoir témoigné de tels faits (4) 75 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE

C’est sur ce point que porte le troisième problème. Ces critères annexes ne font l’objet d’aucune harmonisation et ne sont pas insérés dans les listes des articles de référence mais dans des articles subséquents. A priori, si l’on tient compte des doublons, quatorze critères annexes de discrimination se dégagent des quatre instruments juridiques envisagés.

Peu considérés par la doctrine, en quoi ces critères annexes contribuent-ils – éventuellement – d’une logique différente dans la qualification et la sanction des faits discriminatoires de nature à justifier une inscription en marge des listes de critères énumérés ? Il semble que la plupart d’entre eux, douze critères annexes sur les quatorze, concernent des actes qualifiables de représailles. Dans ce cas, pourquoi ne pas simplement imiter le législateur suédois qui envisage concomitamment la sanction des discriminations et des actes de représailles tout en alignant leurs régimes juridiques ? Cela permettrait de corriger aisément cette nouvelle disparité entre les instruments juridiques du droit interne – non plus concernant les critères énumérés mais annexes cette fois. Quant aux deux derniers critères annexes, qui ne rejoignent pas des hypothèses de représailles, ils correspondent aux motifs énumérés à l’article 2, 4° de la loi de 2008 alors que la liste des critères énumérés figure à l’article 1er. Il s’agit de la grossesse, qui figure toutefois depuis novembre 2016 également dans la liste de l’article 1er faisant ainsi apparaître un doublon, et de la maternité, qui subsiste uniquement à l’article 2, 4°, de manière isolée. Or, pourquoi ne pas simplement les intégrer à la liste de l’article 1 et éventuellement généraliser le critère de la maternité aux autres listes desquelles il est absent ?

Il serait possible d’insister longuement sur cette inégale multiplication des critères et sur ses effets, notamment en soulignant en outre la problématique que représentent les habilitations des associations par le Code de procédure pénale en vue de l’exercice des droits de la partie civile2. Cela dit, cette première partie suffit à constater que le choix du législateur d’une pluralité des listes en constante expansion ne facilite guère l’intelligibilité du droit. À l’inverse, transparaît une importante confusion. Face à ce constat, il convient d’envisager les alternatives qui permettraient d’harmoniser, si possible de manière durable, cette inégale multiplication des critères.

2. Art. 2-1 (nation, ethnie, prétendue race, religion), 2-6 (sexe, situation de famille, mœurs), 2-8 (état de santé, handicap) et 2-10 (vulnérabilité économique) du Code de procédure pénale. Ces habilitations étant sectorielles, fondées sur les différents motifs de discrimination, mais n’ayant pas été actualisées au fur et à mesure, seules les discriminations fondées sur dix motifs sont susceptibles de permettre l’exercice des droits de la partie civile par des associations en droit pénal, alors que l’article 225-1 énonce vingt-trois critères.

76 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE Des alternatives aux perspectives : les voies de l’harmonisation —

L’adoption d’une liste unique des critères de discrimination —

ctuellement, il est possible de considérer que coexistent deux niveaux de fragmentation du droit antidiscriminatoire (Medard Inghilterra, 2018 : 37) qui Ase répercutent également sur les critères : une fragmentation formelle du droit interne reposant sur différents instruments juridiques qui comprennent des listes de critères énumérés et des critères annexes ; ainsi qu’une fragmentation matérielle du droit interne qui repose sur l’absence de correspondance entre ces différentes listes de critères énumérés et ces critères annexes. Une possibilité, pour plus d’intelligibilité, serait de maintenir une liste détaillée et exhaustive, mais à la condition de réduire ces niveaux de fragmentation, ce qui pourrait notamment être réalisé dans le cadre d’un projet plus ambitieux de consolidation3 du dispositif antidiscriminatoire. Cette seule démarche ne saurait évidemment garantir à elle seule une meilleure effectivité du droit à la non-discrimination. Néanmoins, ses effets sur la lisibilité, la clarté et la non- complexité excessive du droit pourraient être d’un grand secours, considérant, avec Patricia Rrapi, que « les mécanismes de rationalisation de la production législative ne visent pas à réduire les choix politiques mais à permettre la réalisation de ces choix politiques » (Rrapi, 2012 : 217). Pour ce qui est des critères de discrimination, la consolidation permettrait toujours leur multiplication, mais celle-ci ne serait plus inégale puisqu’elle serait nécessairement harmonisée dans le cadre d’une liste unique.

Les expériences étrangères sont à cet égard extrêmement intéressantes. Certains législateurs ont fait le choix d’une loi de consolidation dès les prémices du développement du droit antidiscriminatoire. Tel est notamment le cas des législateurs des États et Territoires australiens ou encore de Nouvelle-Zélande. De manière plus intéressante encore, dans plusieurs cas, la consolidation fut sollicitée en tant que modalité de rationalisation du droit antidiscriminatoire qui, à l’instar de la France, était caractérisé par une certaine ineffectivité et une multiplicité de lois sectorielles. Cette option fut notamment saisie par les provinces canadiennes de 1962 à 1976

3. À noter que la consolidation est ici entendue comme la « collection de dispositions légales, portant sur une matière de législation positive déterminée dans ses contours par une idée générale qu’exprime ordinairement le titre donné au code [ou à la loi de consolidation] » (Oppetit, 1994 : 15).

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(Morin, 2012 : 33-34 ; Clément et al., 2012 : 15), par la Suède, plus récemment, en 2009, ou encore par le Royaume-Uni en 2010. Dans ce dernier cas, le Gouvernement britannique avait, en 2005, mandaté un groupe de travail pour conduire une évaluation globale du système juridique antidiscriminatoire. Ce groupe a rendu ses conclusions en 2007, axées autour de trois préoccupations : « harmoniser et simplifier la loi », « une loi plus effective », et « moderniser la loi » (Communities and Local Governments, 2007 : 5). Ces conclusions sont particulièrement intéressantes, précisément car la consolidation fut perçue comme une modalité de mise en cohérence des textes afin de répondre à la fragmentation formelle et matérielle du dispositif antidiscriminatoire. Ainsi, après avoir dressé un constat de fragmentation formelle4 et matérielle5, et considérant l’impératif d’intelligibilité du droit6, la voie de la consolidation comme modalité de rationalisation et de réalisation du droit7 fut envisagée en réponse.

En France, une telle consolidation du dispositif juridique antidiscriminatoire pourrait procéder, par exemple, du renforcement de la loi du 27 mai 2008, applicable en droit administratif et en droit civil, afin de favoriser sa mutation en une « loi généraliste » (CE, 2016 : 12). Les retouches apportées par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle et par la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté s’inscrivent précisément en ce sens (Medard Inghilterra : 2016). Tant et si bien que la loi de 2008 constitue a priori le vecteur idéal d’une telle entreprise, simplement parce qu’elle possède : la déclinaison la plus aboutie des formes de discrimination, une énumération parmi les plus complètes des critères, le plus large inventaire des champs d’application, une formulation explicite des exceptions et des clauses de justification8, une dimension institutionnelle désormais avec le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, ou encore une

4. « (…) the law is set out in a many different places, in Acts of Parliament, regulations and orders » (Communities and Local Governments, 2007 : 12) 5. « (…) different approaches have been taken to drafting the law, with different definitions and exceptions » (Communities and Local Governments, 2007 : 27) 6. « Our aim is to achieve a Single Equality Bill which is simpler » and to bring « together the whole of discrimination law in a more consistent and coherent way » (Communities and Local Governments, 2007 : 12 et 3) 7.« Simplifying and consolidating the law will of itself clarify rights and responsibilities. This should make it more straightforward for those with responsibilities under the law to understand and meet them » and it will « produce better outcomes for those who currently experience disadvantage » (Communities and Local Governments, 2007 : 32 et 3) 8. A ainsi été insérée à l’article 2, 3° une clause générale de justification des traitements moins favorables adoptés sur le fondement des motifs énumérés en cas de but légitime et de moyens nécessaires et appropriés. Néanmoins, cette clause ne s’applique pas au domaine de l’emploi pour lequel il convient de se reporter aux articles L1133-1 à L1133-3 du Code du travail. En revanche, ont été intégrées les dérogations applicables aux mesures proactives visant à favoriser l’égalité pour les personnes handicapées ainsi que pour les personnes résidant dans certaines zones géographiques – dérogations jusque-là envisagées par le seul Code du travail aux articles L1133-4 et L1133-5. Cette clause générale de justification a été accompagnée d’un régime spécial nouvellement créé au sein de ce même article disposant l’impossible dérogation aux différences de traitement adoptées sur le fondement du patronyme, de l’origine, de l’ethnie ou de la prétendue race – à rapprocher ici des exigences de l’article premier de la Constitution. L’article 86 de la loi de modernisation de la justice du xxie siècle a également complété l’interdiction de la discrimination sur le fondement de la grossesse ou de la maternité en ajoutant que ce principe ne fait pas obstacle aux mesures favorables visant la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes.

78 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE dimension procédurale via la mention des règles de preuve, du recours aux mesures d’instruction9, la reconnaissance des tests de situation, l’ouverture des actions de groupe, etc. À cet égard, il convient d’insister sur le fait que ces éléments, ces points cardinaux, correspondent aux régularités qu’il est possible de constater à la lecture des lois de consolidations étrangères (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Suède, Grande- Bretagne, etc.).

En définitive, concernant les critères de discrimination, la voie de la consolidation permettrait d’opter pour une liste unique et par conséquent harmonisée. Alternativement ou cumulativement, il serait envisageable d’opter pour une ou plusieurs listes, non plus fermée(s) mais ouverte(s), c’est-à-dire non exhaustive(s), qui laisserai(en)t le soin aux juridictions de consacrer le cas échéant de nouveaux critères de discrimination. Si cette hypothèse n’est pas mise en œuvre cumulativement avec la consolidation, ce n’est cette fois plus l’inégalité des énumérations entre les listes qui serait corrigée par leur unification, mais simplement l’excessive multiplication des critères, désormais inutile, considérant que la ou les listes serai(en)t non exhaustive(s). L’adoption d’une ou plusieurs liste(s) ouverte(s) de critères de discrimination —

oncernant les modalités concrètes d’introduction d’une telle liste en droit interne, a priori, cela peut se manifester de deux manières : soit par l’insertion de la locution « notamment », à l’instar de l’article 14 de la Convention de sauvegarde C 10 des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après Convention EDH) ou de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés11 ; soit, plus explicitement, par l’insertion de la mention de « critères analogues » ou d’une formule équivalente, suivant là encore le modèle de l’article 14 de la Convention EDH, qui se réfère à la notion de « toute autre situation », ou du législateur sud-africain12.

9. L’art. 4 de la loi de 2008 a été enrichi de la précision suivante : « le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes mesures d’instruction qu’il estime utiles ». Cet ajout fait écho à la nécessité de renforcer le recours aux mesures d’instruction au sein du contentieux antidiscriminatoire pour dépasser les blocages de la preuve (Hoffschir et Orif, 2016). 10. « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». 11.« La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques ». 12. « “Prohibited grounds” are- (a) [listed criteria]; or (b) any other ground where discrimination based on that other ground- causes or perpetuates systemic disadvantage; undermines human dignity; or adversely affects the equal enjoyment of a person’s rights and freedoms in a serious manner that is comparable to discrimination on a ground in parapgraph (a) », Promotion of Equality and Prevention of Unfair Discrimination Act, 2000, chap. 1, art. 1.

79 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE

Sur le fondement de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, les cours ont progressivement reconnu comme « critères analogues13 » : la citoyenneté14, l’état matrimonial15, l’orientation sexuelle16, les convictions politiques17, la langue18, la situation d’enfant adopté19, la méthode de conception20, le fait de ne pas avoir d’enfant21, le statut d’enfant né hors mariage22, etc. Quant à la Cour EDH, elle a reconnu comme « situations analogues » au sens de l’article 14 de la Convention : l’orientation sexuelle23, l’âge24, le handicap25, la séropositivité26, la paternité27, l’état civil28, l’appartenance à une organisation29, le grade militaire30, la condition de parent d’un enfant né hors mariage31, le lieu de résidence32, la qualité de locataire d’un bien de l’État33, la condition de prisonnier34, la durée de la peine de prison35, le type de titre de séjour36, le type de paternité (présumée ou légalement établie)37, etc. Dans l’hypothèse d’une liste ouverte,

13. En précisant que « [l]es motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) ne sont pas exhaustifs. Les motifs analogues à ceux énumérés sont également visés et il se peut même que la disposition soit plus générale que cela » (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 RCS 143, p. 145). 14. Ibid., p. 152-153. Pour une justification générale, voir p. 146. 15. Miron c. Trudel, [1995] 2 RCS 418, p. 160. Pour une justification, voir p. 156. 16. Egan c. Canada, [1995] 2 RCS 513, p. 603. 17. Condon v. Prince Edward Island, 2002 PESCTD 41 (CanLII), par. 80. 18. Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), [2005] 1 RCS 238, par. 12. 19. Strong v. Marshall Estate, 2009 NSCA 25 (CanLII), par. 32. 20. Pratten v. British Columbia (Attorney General), 2011 BCSC 656 (CanLII), par. 234, conf. in 2012 BCCA 480 (CanLII), par. 36. 21. Noseworthy v Smith, 2007 NLTD 191 (CanLII), par. 27. 22. Murley c. Hudye (1997), 141 DLR (4th) 25 (Morin, 2012 : 96). 23. Cour EDH, Fretté c. France, 26 février 2002, n° 36515/97. 24. Cour EDH, Schwizgebel c. Suisse, 10 juin 2010, n° 25762/07. 25. Cour EDH, Glor c. Suisse, 30 avril 2009, n° 13444/04 et G.N. et autres c. Italie, 1er décembre 2009, n° 43134/05. 26. Cour EDH, I.B. c. Grèce, 3 octobre 2013, n° 552/10 et Kiyutin c. Russie, 10 mars 2011, n° 7205/07. 27. Cour EDH, Weller c. Hongrie, 31 mars 2009, n° 44399/05. 28. Cour EDH, Petrov c. Bulgarie, 22 mai 2008, n° 15197/02. 29. Cour EDH, Danilenkov et autres c. Russie, 30 juillet 2009, n° 67336/01 et Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (n° 2), 31 mai 2007, n° 26740/02. 30. Cour EDH, Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, nos 5100/71, 5101/71, 5102/71, 5354/72 et 5370/72. 31. Cour EDH, Sommerfeld c. Allemagne, 8 juillet 2003, n° 31871/96 et Sahin c. Allemagne, 8 juillet 2003, n° 30943/96. 32. Cour EDH, Carson et autres c. Royaume-Uni, 16 mars 2010, n° 42184/05. 33. Cour EDH, Larkos c. Chypre, 18 février 1999, n° 29515/95. 34. Cour EDH, Stummer v. Austria, 7 juillet 2011, n° 37452/02 35. Cour EDH, Clift v. The United Kingdom, 13 juillet 2010, n° 7205/07. 36. Cour EDH, Bah v. the United Kingdom, 27 septembre 2011, n° 56328/07, § 43-46. 37. Cour EDH, Paulík v. Slovakia, 10 octobre 2006, n° 10699/05.

80 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE il est clair que les possibilités de consécration par les cours de motifs nouveaux sont extrêmement nombreuses – et, à en croire la consécration frénétique par le législateur de critères énumérés ces dernières années, cela implique que les potentiels critères à ajouter aux actuelles listes exhaustives sont tout aussi nombreux.

Reste alors à envisager les modalités d’encadrement de la consécration jurisprudentielle des « critères analogues ». À cet égard, la méthode élaborée par la Cour suprême canadienne fournit une illustration intéressante. Elle considère les critères comme de simples « indices38 » de discrimination potentielle, c’est-à-dire comme des éléments « communément utilisé[s] pour établir des distinctions qui ont peu ou pas de lien rationnel avec la matière traitée, traduisant généralement l’existence d’un stéréotype39 ». Sans rapport hiérarchique, les critères énumérés ou analogues diffèrent simplement à raison de la source juridique qui les considère : certains sont des indices législatifs40, d’autres des indices jurisprudentiels. Néanmoins, tous « constituent des indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect41 ». Lorsqu’elle encadre le processus de consécration d’un motif analogue, la Cour suprême se place à son habitude dans un paradigme d’interprétation téléologique en affirmant que « la considération fondamentale […] est la question de savoir si la reconnaissance du fondement de la différence de traitement comme motif analogue favoriserait la réalisation des objets du par. 15(1)42 ». Elle répond à cette interrogation en sollicitant plusieurs facteurs43 et en regardant notamment si la caractéristique susceptible d’être consacrée comme un critère analogue : se réfère à un groupe qui a subi un désavantage historique ou qui constitue une « minorité discrète et isolée44 » ; est immuable ou modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle, ce qui implique que son abandon ne saurait légitimement être exigé comme un préalable à l’égalité de traitement45 ; possède une certaine similitude avec l’un des critères énumérés ; ou encore si cette caractéristique est déjà reconnue par les législateurs provinciaux et la doctrine comme un motif potentiellement discriminatoire46. Sur ce dernier facteur, dans le cadre français, il serait possible de considérer que la reconnaissance d’un critère par certaines législations européennes puisse constituer un indice en vue de la consécration

38. Miron c. Trudel, op. cit., par. 132.. 39. Ibid., p. 424. 40. Corbiere c. Canada, op. cit., par. 7. 41. Ibid., par. 8. À noter que cette reconnaissance a également vocation à être généralisée puisqu’elle conditionne les interprétations des juridictions provinciales relatives à l’art. 15(1) de la Charte canadienne et influe sur l’interprétation des instruments provinciaux : « l’interprétation d’une loi sur les droits de la personne doit s’harmoniser avec celle de dispositions comparables dans d’autres ressorts ». V. not. NouveauBrunswick (Commission des droits de la personne) c. Potash Corporation of Saskatchewan Inc., [2008] 2 R.C.S. 604, par. 68. Voir encore Québec (CDPDJ) c. Montréal (Ville) ; Québec (CDPDJ) c. Boisbriand (Ville), [2000] 1 RCS 665 (ci-après Ville de Montréal), par. 42 et 45. 42. Corbiere c. Canada, op. cit., par. 208. 43. Pour une approche synthétique, voir ibid., par. 13 ou Miron c. Trudel, op. cit., p. 148. 44. Andrews c. Law Society of British Columbia, op. cit., p. 152 et p. 158 ou encore R. c. Turpin, [1989] 1 RCS 1296, p. 1332-1333. 45. Ibid., par. 5 ou encore Vriend v. Alberta, [1998] 1 SCR 493, par. 90. 46. Egan c. Canada, op. cit., par. 176-178.

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d’un critère analogue. À cet égard, notons que la Cour EDH tient d’ores et déjà compte de la reconnaissance de certains critères par le droit communautaire pour consacrer les motifs qui, selon la lettre de l’article 14, relèvent de « toute autre situation » (FRA, 2011 : 103)47.

En guise de conclusion, il convient de relever que la multiplication des critères de discrimination en droit français est nécessairement partielle et actuellement problématique.

Elle est nécessairement partielle car, si l’on conçoit le droit à la non-discrimination comme un instrument juridique permettant la sanction de traitements défavorables illégitimes – ce qui peut en soi être perçu comme une conception excessive –, le législateur ne saurait évidemment anticiper la totalité des fondements potentiels de cette illégitimité. Alors, quels que soient le nombre et les critères consacrés, la liste possèdera inexorablement des angles morts. Face à ce constat émerge la perspective d’une éventuelle liste ouverte des critères de discrimination. Celle-ci posséderait deux avantages : stopper la profusion des critères au sein des listes du droit interne tout en limitant les angles morts inhérents à l’exhaustivité de ces listes. À noter que cette possibilité devrait en toute hypothèse être restreinte au droit civil et administratif en raison du principe d’interprétation stricte de la loi pénale. Néanmoins, l’on touche ici à quelque chose de peut-être plus sensible en France qu’ailleurs, à savoir les relations, la conciliation, voire pour certains – notamment en contentieux administratif (Icard et Laidié, 2016) –, le rapport de force qui existe entre le droit à la non-discrimination et le principe d’égalité. En effet, l’introduction d’une liste ouverte des critères aurait nécessairement pour implication d’ouvrir les vannes et de généraliser le droit à la non-discrimination, l’inscrivant un peu plus dans une relation que d’aucuns pourraient qualifier de concurrentielle avec le principe d’égalité.

Ensuite, cette multiplication des critères est actuellement problématique car le législateur consacre souvent les nouveaux motifs sans véritable vision d’ensemble, de manière sectorielle, et occulte complètement l’harmonisation des critères annexes, renforçant ainsi l’absence d’intelligibilité du droit antidiscriminatoire – qui, hélas, ne se restreint pas à la seule question des critères. Or, l’absence d’intelligibilité du droit possède un impact non négligeable sur la connaissance et la mobilisation du droit par les victimes. Face à ce constat, l’harmonisation, notamment par la consolidation du droit antidiscriminatoire, sans évidemment être l’alpha et l’oméga de son effectivité, pourrait présenter une perspective salutaire. Elle permettrait de limiter l’inégalité de cette multiplication des critères entre les listes du droit interne par la création d’une liste unique. Enfin, pour conclure sur une note plus légère, si l’on fait abstraction des éventuelles tensions entre égalité et non-discrimination, il serait possible de considérer que le cœur de notre devise républicaine (« liberté, égalité, fraternité ») vaut bien une loi de consolidation.

47. Tel est notamment le cas pour les critères suivants : l’orientation sexuelle (Cour EDH, Fretté c. France, 26 février 2002, n° 36515/97, § 32), l’âge (Cour EDH, Schwizgebel c. Suisse, 10 juin 2010, n° 25762/07) et le handicap (Cour EDH, Glor c. Suisse, 30 avril 2009, n° 13444/04, §80 ; Cour EDH, G.N. et autres c. Italie, 1er décembre 2009, n° 43134/05, §126 ; Cour EDH, Kiyutin c. Russie, 10 mars 2011, n° 7205/07, §56). La Cour EDH tient également compte des observations des Comités onusiens ou de la Commission des droits de l’homme.

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Égalité des droits et droit de l’égalité, un cheminement politique

Daniel GOLDBERG Ancien député de Seine Saint-Denis —

Depuis la Révolution française, la France est la patrie de l’égalité des droits. Non pas que nous pensions en avoir l’exclusivité : nous sommes souvent présomptueux, mais pas à ce point. Mais, nous nous considérons comme en étant les dépositaires. Nous nous vivons ainsi. Nous avons vibré pour cela à plusieurs époques. Nos plus belles pages littéraires s’en font le récit : « C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau ». Et quand nous gagnons une coupe de monde de football, nous en faisons immédiatement un fait social et politique à valeur égalitaire !

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coup sûr, nous sommes la patrie de l’égalité proclamée des droits. La véritable « start up nation », celle de 1789 – vous voyez que je fais néanmoins des efforts À certains pour m’adapter ! –, en a fait notre marque de fabrique nationale, au sens propre du terme, pour exister dans le concert des nations. Cela malgré l’esclavage définitivement aboli qu’en 1848, malgré les heures sombres de la collaboration d’État entre 1940 et 1944 et le statut des Juifs, malgré le droit de vote accordé aux femmes qu’en 1944, le fait de pouvoir travailler et d’ouvrir un compte en banque sans l’accord de son mari qu’en 1965, malgré la colonisation et avec elle le statut de l’indigénat qui aura perduré, avec la fin du double collège électoral, jusqu’en 1958, malgré la cristallisation des pensions des tirailleurs jusqu’en 2006 ou bien malgré des passions déchaînées, il y a peu encore, quand il s’est agi des droits des couples homosexuels. Et malgré nos passions françaises et leurs polémiques toujours renouvelées qui se déchaînent aujourd’hui à la vitesse immatérielle des réseaux sociaux.

Dans ces rappels, je ne vise ni l’exhaustivité de nos travers passés, ni l’appel à une forme de repentance permanente parfois exigée pour ne jamais panser ou penser – avec les deux orthographes – les plaies, ni tourner les pages de l’Histoire. Néanmoins, cette distorsion entre, d’un côté, l’égalité, mais aussi la liberté et la fraternité, revendiquées et affirmées à la face du monde comme une forme de modèle social que nous chercherions à exporter, et, de l’autre, un ressenti bien différent dans les faits par une partie plus ou moins importante de nos concitoyens, est sans doute la cause d’un développement du droit de l’égalité qui poursuit sans pouvoir jamais l’atteindre l’égalité des droits.

Dit autrement, lorsque ce qui unit la nation est « Dieu et mon droit », « Unité, droit et liberté » ou « In God we trust » pour reprendre les devises du Royaume-Uni, de l’Allemagne ou des États-Unis, la charge morale d’allier portée universelle et perception réelle est sans doute moins forte qu’en France, sans penser bien sûr que la lutte pour l’égalité est, dans ces pays, moins présente.

D’ailleurs, quand les terroristes ont frappé la France, la planète entière s’est couverte de nos couleurs nationales, alors que, malgré des horreurs similaires, l’émoi n’a pas été autant universel quand d’autres nations ont été touchées. C’est donc sans doute que nous avons persuadé largement au-delà de nos frontières de notre spécificité revendiquée dans ce domaine. En retour, cela nous oblige à une responsabilité particulière que nous avons le devoir d’assumer, sur notre territoire national comme dans nos actions extérieures.

Cette forme de distorsion entre ce que nous proclamons être et ce que nous sommes réellement est la raison pour laquelle, sans doute, la France n’est véritablement elle- même que lorsqu’elle arrive donc à conjuguer le dépassement de ses frontières dans son ambition émancipatrice, tout en donnant corps concrètement, sur le sol national, dans la vie réelle, aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité proclamées dans et pour le monde entier.

Pour répondre à ce défi, nous avons procédé par couches successives, par sédimentation de législations diverses, dans différents codes, de manière pas toujours coordonnée, ni dans notre droit national, ni parfois en lien avec les évolutions de la

86 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE législation européenne. Et c’est donc quelqu’un qui n’est pas juriste, mais a été praticien de l’écriture de la loi qui vous le dit !

Suivant il est vrai une tradition juridique plus globale, différente du common law anglo- saxon, nous nous sommes construits, petit à petit, sur ce sujet de l’égalité des droits, un corpus juridique différent des autres pays démocratiques : chez nous, tant qu’une égalité – ou, ce qui est son pendant, la lutte contre telle ou telle discrimination – n’est pas proclamée dans nos textes, cela semble signifier que nous y renonçons, dans la loi et dans les faits.

J’en tiens le meilleur exemple de mon expérience et de mes prises de position. En effet, cher Jacques Toubon – et je tiens à dire cela ici au regard de la manière particulièrement engagée et efficace dont vous menez votre mission et faites vivre cette institution –, je faisais partie, en 2011, de ces parlementaires rétifs à la disparition de la HALDE... car une Haute autorité chargée de la lutte contre les discriminations et pour l’égalité me paraissait plus signifiante dans le débat public, plus utile pour infuser dans la société qu’un Défenseur des droits, quand bien même ce dernier en garderait toutes les prérogatives1. Bref, je pensais – et ai-je vraiment évolué ? – qu’il fallait nommer les choses pour qu’elles soient et se matérialisent vraiment.

Ainsi, le cheminement dont je parle dans le titre de mon intervention se conçoit sans doute comme un chemin sans destination précise, car inatteignable en pratique, avec le risque que la sédimentation évoquée ci-dessus ne conduise finalement à perdre le sens et la direction poursuivis. Et là, c’est bien le scientifique que je suis qui différencie les respects possibles d’une direction et celui d’un sens !

Pour entrer dans le cœur de notre sujet, l’article 225-1 du Code pénal, une dernière fois modifié dans sa rédaction par la loi Justice du XXIe siècle du 18 novembre 20162, comporte donc une vingtaine de critères différents de discrimination, après que, principalement, deux critères supplémentaires ont été ajoutés ces dernières années : celui correspondant au lieu de résidence, dont j’ai été le promoteur et qui a été inscrit dans la loi sur la politique de la ville du 21 févier 20143, et celui sur la prise en compte de la « vulnérabilité de la personne en fonction de sa situation économique », caractérisant la précarité sociale, suite à une proposition de loi du Sénat devenue loi le 24 juin 20164.

1. Assemblée nationale (AN), séance du 11 janvier 2011 sur la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des Droits en ligne, [URL : http://www.assemblee-nationale.fr/13/cri/2010- 2011/20110092.asp#INTER_15 ]. 2. Article 86 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle. 3. Article 15 de la loi n° 2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine. 4. Loi n° 2016-832 du 24 juin 2016 issue de la proposition de loi n° 378 déposée au Sénat par Yannick Vaugrenard et al. le 31 mars 2015 visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale.

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Cette volonté d’ajouter au droit préexistant la notion de lieu de résidence, ce que l’on appelle communément la « discrimination à l’adresse », vient, pour moi, de loin. Né en Seine SaintDenis, ayant grandi à La Courneuve, fait mes études et développé mon parcours professionnel dans ce département et en étant un des élus, je peux vous assurer que ne pas être traité de manière égale aux autres citoyens, par des acteurs privés comme des services publics, parce que l’on vit à telle ou telle adresse est un sentiment diffus et très présent. Ce ressenti surgit régulièrement dans le parcours scolaire, dans les possibilités d’études, dans les relations avec les forces de l’ordre, et bien entendu aussi, dans les possibilités de travail et les parcours conduisant à une embauche pour le million et demi de citoyens de ce département.

Il était donc naturel qu’une fois parlementaire, ayant porté cette revendication auparavant dans des engagements associatifs, je m’y intéresse à l’Assemblée nationale.

Mais, ce ressenti n’est pas que le fait d’acteurs locaux. Quand Richard Descoings, directeur de Sciences Po Paris, décide en 2001, pour des bacheliers issus de Zones d’éducation prioritaire, de contourner le fameux concours d’entrée – principe même de l’égalité républicaine – afin de leur donner une égalité réelle de suivre le cursus prestigieux de son école, il met le doigt sur un principe d’égalité qui n’est pas vérifié dans les faits.

Et quand le bilan est réalisé, plus de 15 ans après maintenant, sur les différentes générations qui sont sorties diplômées de Sciences Po sans que l’on ne puisse les distinguer statistiquement en fonction de leurs conditions d’entrée, la démonstration est faite. La République discriminait sans le savoir et avec les meilleures intentions.

Cette période ouvre une séquence où différentes initiatives se font jour visant le même objet, à savoir engager des processus non-discriminants par rapport à l’adresse dans les parcours conduisant à l’emploi. Claude Bébéar et Yazid Sabeg lancent la Charte de la diversité en entreprise en 2004 afin d’inciter les entrepreneurs à réfléchir sur leurs processus de recrutement. Yazid Chir développe, avec le Medef 93 et quelques élus, l’expérience Nos quartiers ont des talents pour parrainer des jeunes diplômés dont le manque de réseaux recouvre leur domicile. En 2008, Saïd Hammouche crée Mozaïk RH pour établir des relations de confiance entre entreprises et candidats issus des quartiers populaires. Toutes ces initiatives sont utiles et je les ai soutenues quand il fallait convaincre de leur justesse. Mais, elles montraient toutes, en creux, la même chose : en dehors ou en plus d’autres critères de discrimination liés notamment au nom, à la couleur de peau ou encore à la religion réelle ou supposée, le lieu de résidence était souvent un frein supplémentaire à l’embauche, quand bien même l’entreprise était installée à proximité de ces lieux de résidence.

De même, quand, au lendemain des émeutes de 2005, la loi pour l’égalité des chances du 31 mars 2006 rend obligatoire le Curriculum Vitae (CV) anonyme dans les entreprises de plus de cinquante salariés – proposition sur laquelle j’étais pour ma part réservé et dont les modalités pratiques n’ont jamais été définies –, la question du code postal qui figure sur les CV est bien présente dans les motivations.

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À la suite, le débat public s’est amplifié sur le sujet. En juillet 2008, le Conseil économique et social adoptait, sur proposition de Fodé Sylla, un avis sur l’emploi des jeunes des quartiers populaires proposant de « prévoir (…) dans la loi l’interdiction de discrimination en fonction du lieu de résidence5 ». En juillet 2010, missionné par le Centre d’analyse stratégique et à la demande du gouvernement de l’époque, le cabinet Deloitte allait dans le même sens (Deloitte, 2010). En septembre 2010, une enquête par testing menée par des universitaires du Centre d’études de l’emploi, dont Emmanuel Duguet et Yannick L’Horty, démontre un « effet spécifique et important du lieu de résidence sur l’accès à l’emploi, indépendamment des caractéristiques individuelles de la personne » (Duguet et al., 2010 : 4). Au même moment, Thomas Couppié et Céline Gasquet, issus du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), montraient que, pour les jeunes entrés sur le marché du travail en 2007, « l’effet quartier est réel » tout en étant hétérogène car ne s’appliquant pas de la même manière suivant le sexe ou l’origine (Couppié et Gasquet, 2011 : 14).

Et, cher Jacques Toubon, votre institution, ou plutôt l’une de celles qui l’ont précédée, a été partie prenante de ce débat. Saisie en mai 2009 par le maire de La Courneuve pour faire reconnaître une « discrimination territoriale » dont seraient victimes la commune et ses habitants, la HALDE, dans ses délibérations du 22 février 20106, puis du 18 avril 2011 demande « au législateur l’intégration du critère de l’adresse comme critère de discrimination prohibé, sauf motif légitime7 ».

Et le législateur de l’époque s’y est donc intéressé ! Malgré tout, la voie n’était pas totalement dégagée. Et, s’il vaut mieux se référer avec précaution à Bismark lorsqu’il s’agit de libertés publiques, on lui attribue néanmoins une citation que j’ai maintes fois éprouvée pendant les dix années où j’ai siégé à l’Assemblée nationale et qui peut se formuler ainsi : « Il y a deux choses dont il ne vaut mieux pas voir leur préparation : les lois et les saucisses » !

Cet aphorisme s’applique bien à notre sujet, car, au mois de septembre 2010, le ministre de l’Immigration et de l’identité nationale – puisque cette appellation existait à l’époque ! – fait savoir à la presse que, au cours de la discussion de la loi Immigration, intégration et nationalité, le lieu de résidence serait inscrit dans la loi par amendement du gouvernement lui-même8.

5. Avis du Conseil économique et social présenté par Fodé Sylla adopté le 9 juillet 2008. 6. Délibération n° 2010-36 du 22 février 2010 du collège de la HALDE, suite à la saisine du 6 mai 2009 de la ville de La Courneuve. 7. Délibération n° 2011-121 du 18 avril 2011 du collège de la HALDE. 8. Éric Besson en a fait état dans son discours du 13 juillet 2010 à l’occasion de la remise du rapport Deloitte : « Je vais également demander à mes services d’étudier l’introduction du lieu de résidence dans les critères de discrimination définis par la loi du 16 novembre 2001 ». Plusieurs articles de presse en ont fait état ensuite au mois d’août : Francine Aizicovici, « La loi va intégrer la discrimination liée au lieu d’habitation dans l’accès à l’emploi », Le Monde, 10 août 2010.

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Pour être convaincu de cette volonté, le député de l’opposition que j’étais, un peu expérimenté des rapports politiques – ce qui n’est pas forcément inutile lorsque l’on tient vraiment à la séparation des pouvoirs ! –, avait demandé à mes interlocuteurs du ministère d’avoir une copie de celui-ci. Je faisais passer le message en retour que, dans ce cas, nous laisserions le gouvernement convaincre les plus rétifs de sa majorité, en ne mettant pas trop de lumière sur le sujet. J’ai cet amendement avec moi, si vous en voulez la trace – puisque, finalement, le gouvernement a changé d’avis : l’amendement n’a pas été déposé et n’a pas été mis à la discussion ! Et quand j’ai défendu moi-même un amendement similaire, les avis défavorables du rapporteur de la loi et du même ministre ont entraîné son rejet9.

Nous en étions donc réduits à attendre un moment législatif plus propice. Cela fut le cas, après le changement de majorité qui a suivi, à l’occasion de la loi sur la redéfinition de la politique de la ville en novembre 2013. Le même amendement que celui discuté en 2010 fut cette fois-ci adopté, et ce n’est pas la moindre de ma satisfaction, cette adoption a recueilli l’unanimité des groupes politiques, tant en commission que dans l’hémicycle (Pupponi, 2013). Cet avis unanime a même été justifié par des interventions favorables de tous les groupes représentés alors à l’Assemblée nationale10.

Je tiens à préciser quatre points importants qui peuvent expliquer cette convergence. Le premier est que la disposition proposée repose sur une démarche individuelle du plaignant, comme j’ai tenu à le préciser lors du débat parlementaire. En effet, tout en étant alors élu local de la Ville de La Courneuve, je ne partageais pas, sur le fond, l’initiative du maire de la commune qui visait à faire reconnaître, sans fait singulier avéré, une discrimination collective et globale liée à l’adresse11.

D’ailleurs, ni la HALDE, malgré des hésitations, ni le Défenseur des droits ne sont allés dans cette direction. En effet, le risque aurait été grand alors d’aller vers une sorte de victimisation collective : à quoi bon faire des efforts dans un parcours scolaire, par exemple, si, parce que l’on est issu de tel quartier, nous serions, quoi qu’il arrive, discriminés ?

Deuxième point, la reconnaissance du lieu de résidence comme facteur potentiel de discrimination ne vaut pas que pour le champ du travail. Il vise aussi la fourniture de tel ou tel service, public ou privé. Si un chauffeur de taxi ou un VTC refuse de desservir une adresse de peur d’une agression ou si La Poste refuse de livrer des recommandés ou des colis dans un immeuble gangrené par le trafic de drogue, ou encore si un commerçant, après avoir été plusieurs fois dupé, refuse d’accepter un chèque suivant

9. Amendement n°534, après l’article 5bis, dans le débat à l’AN du 30 septembre 2010 sur le projet de loi relatif à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité en ligne, [URL : http://www.assemblee-nationale. fr/13/cri/2009-2010-extra2/20102024.asp#P84_2446 ]. 10. AN, discussion à propos de l’article 1er bis adopté en commission, soutien notamment de François Lamy, ministre, Jean-Louis Borloo (UDI) et Jean-Marie Tétart (UMP), députés, deuxième séance du vendredi 22 novembre 2013. 11. Saisine de la HALDE par Gilles Poux, maire de La Courneuve, « pour discrimination territoriale », 6 mai 2009.

90 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE l’adresse, chacun peut comprendre ces particuliers ou institutions qui cherchent à se protéger ou à protéger leur personnel. Mais, pour la personne qui s’est vue opposer un refus du seul fait de son lieu de résidence, le sentiment que la République admet au fond ces situations indignes est d’une grande violence sociale. C’est donc justement que ces comportements doivent être proscrits. La reconnaissance de la discrimination à l’adresse vise donc à garantir un égal accès aux biens et services, toute chose égale par ailleurs.

D’ailleurs, c’est sans doute l’association de parents d’élèves de Saint-Denis appelée Les Bonnets d’âne qui s’est saisie médiatiquement la première de ce nouvel outil en constatant que les conditions d’études de leurs enfants étaient différentes, notamment en termes de moyens humains et de remplacements de professeurs absents, cela du seul fait de leur lieu de résidence. Le Défenseur des droits a été saisi et a statué en novembre 201512 donnant raison à ces parents d’élèves et demandant au gouvernement d’agir pour faire que l’éducation proclamée comme « prioritaire » dans ces quartiers... le soit finalement réellement !

Le troisième point concerne l’intérêt de légiférer, ce que j’appellerai le rôle de glaive et de bouclier de la loi. Le glaive, c’est la sanction potentielle et le recours possible de la personne qui se pense lésée. Je n’y reviens pas, même si je sais les débats qui peuvent exister sur le fait que l’adresse n’est pas intrinsèquement liée à la personne et qu’il est souvent difficile de faire la preuve de cette discrimination particulière. Je sais que, sur notre sujet, le nombre de saisines du Défenseur des droits est faible13.

Néanmoins, pour d’autres critères plus anciens, le problème de la preuve existe de la même manière. De plus, l’étude commandée par le Défenseur des droits en octobre 201314 répond aussi à cet argument en montrant que 77% des diplômés du supérieur résidant en Zone urbaine sensible (ZUS) considèrent qu’habiter en ZUS peut porter préjudice à leur recherche d’emploi. La loi ne peut pas être insensible à un ressenti aussi massif.

Pour la partie bouclier, c’est-à-dire la prévention de comportements discriminatoires, j’ai toujours pensé que l’inscription de ce vingtième critère avait une ambition pédagogique, tant au regard des recruteurs, des responsables de ressources humaines, mais aussi des services publics, dont l’action varie en fonction des quartiers. C’est là où se rencontrent la lutte contre les discriminations, par nature individuelle, et la défense des usagers de tel ou tel service, public voire privé, qui ne peut se concevoir que de manière collective.

Je ne pense pas, bien entendu, qu’une majorité de chefs d’entreprise soient racistes ou discriminent sciemment suivant l’origine géographique des candidats. Je pense par contre, au vu d’un certain nombre de blocages de la société française liés à son

12. Décision du Défenseur des droits n° 2015-262 du 9 novembre 2015. 13. Rapports annuels d’activité du Défenseur des droits 2015 et 2016. 14. Enquête de l’IFOP pour le Défenseur des droits sur la perception des discriminations par les demandeurs d’emploi, octobre 2013.

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histoire ou à son vécu, que l’entre-soi est souvent la norme. La question est donc, pour ce qui concerne le monde du travail, de mettre en place de manière systématique des mécanismes de garde-fous prévenant les discriminations. Cela permettra sans doute d’éviter ce que j’appelle à l’occasion le « diversité washing » qui permet de produire parfois de beaux outils de communication bien éloignés de la réalité. En fait, c’est une vraie stratégie d’inclusion économique des personnes issues des quartiers populaires que j’appelle de mes vœux, car profitable à tous : à elles-mêmes en premier lieu, bien sûr, aux entreprises recruteuses qui verront l’utilité de capacités nouvelles, et, pour le pays tout entier, qui verra son agilité économique prendre la souplesse nécessaire.

Le quatrième point n’est pas juridique, mais pleinement politique, au moment où, de divers horizons, l’utilisation de la peur, voire le rejet de l’autre constituent un fonds de commerce prospère. L’intérêt de reconnaître le lieu de résidence comme facteur potentiel de discrimination est aussi unificateur. Certes, je sais, bien sûr, que d’autres facteurs discriminants peuvent entrer en compte. Mais, montrer que, quelle que soit son origine réelle ou supposée, sa religion réelle ou supposée, son sexe, son nom ou sa couleur de peau, Louise, Mohamed, Bacar et Sarah sont potentiellement victimes des mêmes processus discriminants parce qu’ils et elles habitent le même quartier, voilà une forme d’universalité, certainement pas la plus souhaitable, mais qui a une valeur unificatrice forte des uns avec les autres. Cela n’est pas négligeable aujourd’hui et permet alors des mobilisations qui rassemblent plutôt que certaines autres qui séparent et divisent.

Dernière considération de mon intervention : faut-il maintenant d’autres critères ? On peut penser que la liste pourrait être infinie ou presque. Déjà, la relecture récente de l’article 225-1 du Code pénal qui nous occupe dans ce colloque, m’amène à considérer, par euphémisme, que l’intelligibilité de la loi en ce domaine pourrait être questionnée… Et je dois vous dire que je n’étais pas parmi les plus favorables à l’inscription de l’un des derniers critères reconnus, celui lié à la précarité sociale, quand bien même la justesse du combat d’ATD Quart Monde n’est plus à démontrer et quand bien même, votre prédécesseur, Dominique Baudis, le souhaitait publiquement en octobre 201315. De même, sans m’y être opposé à l’époque, j’avoue mon questionnement là aussi sur le critère devenu loi visant à ne pas discriminer suivant la capacité à s’exprimer dans une autre langue que le français, cela pour mieux reconnaître les langues régionales. Je n’en reviendrai pas ici à Bismark...

D’une manière générale, je me méfie largement de la compétition des victimes, bien en vogue dans notre pays. Et cela vaut dans tous les milieux. J’ai été particulièrement frappé ces dernières semaines quant au début de polémique liée au décès de Johnny Hallyday. On peut apprécier ou non le chanteur, reconnaître son talent et admirer sa longévité, mais, lors des commémorations qui ont suivi, j’ai entendu que « Johnny, c’était la France ». Or, Johnny Hallyday, c’était une France.

15. Discours de Dominique Baudis, Défenseur des droits, lors de la journée mondiale du refus de la misère du 17 octobre 2013.

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Ne pas voir la différence a conduit des personnalités à doctement s’interroger sur la présence ou non aux commémorations de tel ou tel groupe social – les prétendus « non- souchiens16 » –, et géographiquement déterminé – j’ai lu que « le peuple de Seine Saint- Denis » aurait été absent…17 Cette uniformité de ce que serait la France obligerait ainsi à se repentir pour n’avoir pas tous communié sur des Harley Davidson !

Dit autrement, ces mots ont montré que la Seine-Saint-Denis, et, en général, les quartiers qui lui ressemblent étaient toujours vus comme un peuple à part de la vraie France. À cet instant ont émergé tous les blocages produits par une France installée et qui font le ressenti et même le vécu de très nombreux citoyens de notre pays. On voit aisément comment ces mêmes blocages peuvent se traduire au moment d’une embauche potentielle, quand bien même son auteur en serait inconscient.

C’est pour contrer cette vision erronée de la réalité de notre pays que nous devons collectivement progresser : la France doit se regarder au fond des yeux pour mieux s’accepter. Et, face à des comportements parfois inconscients et parfois même de bonne foi, la loi doit être en capacité de répondre : il était discriminant de penser que personne n’aimait Johnny Hallyday en Seine-SaintDenis et il était discriminant de penser que, parce que, potentiellement, peu d’habitants de nos quartiers aimaient son œuvre au point d’accompagner sa dépouille, cela en faisait de mauvais Français.

Ce n’est pas qu’une digression dans un propos qui aurait pu être plus centré, en matière de droit. Car la loi reflète ce que la société pense, à un moment donné, en lien avec une histoire donnée. Il convient maintenant aux praticiens du droit, aux acteurs sociaux et politiques de dire la vie de ce qui a été posé dans la loi, d’en voir l’efficacité ou non, d’en proposer des améliorations. Ce colloque y participera et je remercie grandement le Défenseur des Droits et ses équipes de l’avoir organisé, dans une large diversité des points et des angles de vue. Je les remercie également de me permettre d’y intervenir, mais aussi de m’enrichir des échanges à venir. Nous serons alors pleinement dans le rôle du contrôle de l’application de la loi et de son évaluation, sur lesquels notre pays a tant à progresser.

Je reste donc convaincu, pour reprendre mon propos liminaire, que pour rassembler la France proclamée et la France réelle, il est utile aujourd’hui de donner à voir les multiples manières dont le droit français exclu tout comportement discriminatoire.

Cette phase est maintenant atteinte et il convient de remédier aujourd’hui à nos manques par des mécanismes concrets, qui sont peut-être du ressort de la loi, mais plutôt en termes d’incitations que de sanctions. Je pourrais ainsi citer : la systématisation des

16. Alain Finkelkraut : « Le petit peuple des petits blancs est descendu dans la rue pour dire adieu à Johnny, il était nombreux et il était seul (…) Les non-souchiens brillaient par leur absence », Radio RCJ, 10 décembre 2017. 17. Dominique Bussereau : « J’ai pas vu en effet le peuple de Seine-Saint-Denis, mais peut-être qu’il était là partiellement. C’était une certaine France qui était là », Sud radio, 11 décembre 2017.

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bonnes pratiques évoquées tout à l’heure concernant les diplômés issus des quartiers populaires par la mise en œuvre d’objectifs quantifiés de recrutement, par bassins d’emploi, l’utilisation de la commande publique pour engager les entreprises dans un cercle vertueux de non-discrimination, la formation aux pratiques non-discriminatoires des recruteurs, l’inclusion dans les données publiées par les entreprises de celles relatives à l’égalité de traitement et à la lutte contre les inégalités et l’inscription de ces sujets dans la consultation annuelle sur le bilan social de l’entreprise.

C’est cet ensemble de mesures que j’appelle aujourd’hui de mes vœux. Certaines ont été inscrites dans la loi Égalité et citoyenneté18 ; je sais que le Défenseur des droits s’y est intéressé19. Elles demandent maintenant à être mises en pratique. Cela dépend du gouvernement et des acteurs sociaux.

Conjuguées avec un droit de l’égalité, sans doute imparfait, mais tangible aujourd’hui, ces deux ressorts – la loi qui sanctionne et la loi qui incite – permettraient d’exprimer enfin, de manière concrète, à tous les citoyens de notre pays qui ne l’ont jamais entendu et qui l’espèrent toujours encore : « La France a besoin de vous20 ».

18. Articles 158, 213, 214, 215 et 216 notamment de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. 19. Avis n° 16-19 du Défenseur des droits du 21 juillet 2016 sur le projet de loi relatif à l’égalité et à la citoyenneté. 20. « La France a besoin de vous », tribune cosignée par Benjamin Blavier, délégué général et fondateur de Passeport Avenir, Ghislaine Caire, secrétaire générale adjointe du Syntec, Daniel Goldberg, député de Seine- Saint-Denis, Saïd Hammouche, président de la Fondation Mozaïk, Mohand Hebbache, directeur région Île- de-France, Humando et Catherine Tripon, directrice des relations aux parties prenantes, Fondation FACE, Libération, 27 juin 2016.

94 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 PREMIÈRE PARTIE

Références bibliographiques

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Duguet Emmanuel, L’Horty Yannick et. al., Les effets du lieu de résidence sur l’accès à l’emploi : une expérience contrôlée sur des jeunes qualifiés en Île-de-France, Centre d’études de l’emploi, juillet 2010 en ligne, [URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00745017/document ].

Pupponi François, Rapport au nom de la Commission des affaires économiques sur le projet de loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine, 14 novembre 2013.

95 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE — LA VIE SOCIALE ET JUDICIAIRE DES CRITÈRES DE DISCRIMINATION Les discriminations syndicales saisies par le droit : la reconnaissance problématique des parcours syndicaux à Peugeot Citroën

Vincent-Arnaud CHAPPE Chargé de recherche CNRS, Centre de Sociologie de l’Innovation Institut Interdisciplinaire de l’Innovation (I3)

Texte publié dans La nouvelle revue du travail, 7/2015, pp. 1-16. — 96 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE DEUXIÈME PARTIE — La discrimination est un concept « circulant » par excellence (Bereni et Chappe, 2011). Il circule entre les LA VIE SOCIALE ET différentes sphères sociales, notamment les sphères juridiques, politiques, scientifiques et profanes. Il circule JUDICIAIRE DES CRITÈRES également entre les différentes disciplines scientifiques en recouvrant des définitions sensiblement différentes, qu’on soit en droit, en sociologie, en économie, en psychologie DE DISCRIMINATION sociale, etc. Il circule également entre les contextes nationaux : la discrimination est un concept juridique qui a son origine dans le droit international, avant d’être développé dans le droit américain, britannique, européen, français, etc. Il circule enfin entre les critères multiples de la discrimination prohibés. En effet, le droit de la non- discrimination est largement le produit de « circulations » entre les différents critères : non-discrimination syndicale, puis à raison de l’origine, du sexe, etc., tout cela en transitant par les droits européens et nationaux.

n France, pour comprendre ce jeu d’élaboration conceptuelle, le critère de « discrimination syndicale » apparaît comme central dans la mise à l’épreuve Ejuridique de la qualification de discrimination devant les tribunaux. Cela constitue une forte originalité par rapport aux autres pays et au contexte européen, où la discrimination syndicale n’est pas forcément un critère protégé.

L’histoire récente de la lutte contre les discriminations est largement liée à l’histoire de lutte contre les discriminations syndicales, même si elle ne s’y résume pas. Depuis la fin des années 1990, les discriminations syndicales ont connu en France une judiciarisation croissante sous l’effet de la mobilisation d’acteurs syndicaux et de professionnels du droit proches de la CGT. Le recours croissant à la justice ne dit néanmoins rien de l’évolution de la situation des syndicalistes dans l’entreprise, les victoires judiciaires ne provoquant pas de façon mécanique et linéaire une transformation des pratiques visées (Scheingold, 2004 ; Rosenberg, 1991). Celles-ci doivent être rapportées à des dynamiques endogènes et à des ordres de régulation locale au sein desquels les normes juridiques ne jouent pas forcément un rôle déterminant. Les effets de la menace judiciaire ou du recours effectif au procès doivent être analysés par l’observation des évolutions des situations réelles et des rapports de force.

97 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

Cet article se propose de revenir sur la situation de l’entreprise PSA Peugeot Citroën (abrégé PSA par la suite), organisation emblématique de la contestation judiciaire des discriminations syndicales – notamment sur le site de Sochaux – à la fin des années 1990. Cette mobilisation a été analysée dans ses ressorts locaux (Hatzfeld, 2014) ainsi que dans sa dimension d’ « affaire » ayant eu des répercussions largement au-delà du site concerné (Chappe, 2013). L’évolution du fait syndical au sein même de l’entreprise n’a néanmoins jusqu’ici pas fait l’objet d’une investigation empirique. Pourtant, suite aux procès de cette fin de siècle, des « accords de droit syndical » ont été signés visant à donner une nouvelle base aux relations sociales dans l’entreprise. Il s’agit donc d’analyser le processus et les conséquences de ces mobilisations judiciaires sur la situation des syndicalistes dans l’entreprise, c’est-à-dire la façon dont les normes légales de la non- discrimination1 ont été appropriées au sein de l’organisation, notamment via des accords et des dispositifs de gestion spécifiques. Comment ces normes issues du droit positif s’articulent-elles avec d’autres modes de régulation au sein de l’organisation ? Quels usages en font les acteurs et avec quelles conséquences ? La thèse défendue dans cet article via l’analyse empirique du cas PSA est que la mobilisation judiciaire de la fin des années 1990 a modifié en profondeur les relations sociales au sein de l’entreprise, via l’internalisation des normes d’égalité de traitement de syndicalistes au sein de dispositifs de régulation interne mais également dans les pratiques des acteurs. Ce processus d’internalisation a été rendu possible par une convergence d’intérêts entre la direction et les acteurs syndicaux, convergence elle- même conséquente de l’évolution de l’environnement institutionnel et légal. Cette incorporation normative au sein de l’entreprise a contribué néanmoins à travailler en interne la catégorie légale de discrimination syndicale, faisant émerger, à l’intersection de dynamiques endogènes et d’une pression institutionnelle, la revendication d’un droit à la carrière professionnelle pour les militants syndicaux.

Cet article se situe à l’intersection de la sociologie du droit, des mouvements sociaux et des organisations (Edelman, Leachman et McAdam, 2010). Il vise à intégrer dans une analyse unifiée la façon dont le droit – brandi comme menace dans sa forme contentieuse – est susceptible de faire évoluer les rapports de force (McCann, 1994), et les processus par lesquels les normes juridiques sont intégrées dans les entreprises, mais également « endogénéisées », c’est-à-dire travaillées ou déplacées dans les pratiques organisationnelles (Edelman, 2011), via notamment leur cristallisation dans des outils de gestion (Chiapello et Gilbert, 2013). De nombreux travaux nord-américains ont ainsi montré comment les exigences du droit non-discriminatoire avaient été retraduites dans le langage et les dispositifs managériaux au sein des grandes entreprises états-uniennes, ce processus participant à redéfinir la catégorie juridique de discrimination (Dobbin, 2009 ; Edelman, 1992 ; Edelman, Fuller et Mara-Drita, 2001 ; Kelly et Dobbin, 1998). Sur un plan plus théorique, cet article tente de concilier un point de vue instrumental et constitutif sur le droit (McCann, 1998) : instrumental dans la mesure où l’arme juridique est utilisée comme une ressource externe par des groupes mobilisés ; constitutif dans la mesure où la légalité est analysée à la fois comme un cadre cognitif – en concurrence avec d’autres référents normatifs – venant donner sens

1. Telles qu’elles sont codifiées notamment dans le « titre III : discriminations » du Code du travail.

98 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE aux situations et assurer la coordination des acteurs, et comme le produit émergent des interactions entre les acteurs (Ewick et Silbey, 1998), interactions dans lesquelles des intermédiaires du droit non-forcément professionnels jouent un rôle pivot (Pélisse, 2014).

Nous reviendrons d’abord sur le contexte de discrimination syndicale instituée à PSA et la façon dont la mobilisation judiciaire à Sochaux a permis d’obtenir la signature d’un accord de droit syndical au niveau du groupe entier. Puis nous montrerons comment cet accord a effectivement permis une reconfiguration en profondeur des relations sociales et des formes d’exercice de l’activité syndicale en permettant l’élimination des formes les plus criantes de discrimination. Cette endogénéisation s’est néanmoins accompagnée d’une forme de professionnalisation ambigüe de l’activité syndicale, qui a abouti à l’émergence d’une revendication pour l’instant non-satisfaite de droit à la carrière pour les représentants syndicaux, élargissant les contours de la catégorie de discrimination.

Sur le plan empirique, cette recherche s’appuie sur une enquête plus large financée par la CFDT via l’agence d’objectif de l’IRES et portant sur la gestion de carrière des représentants syndicaux. L’enquête, menée en collaboration avec Cécile Guillaume, Jean-Michel Denis et Sophie Pochic, a donné lieu à la constitution de monographies approfondies sur six entreprises. La monographie sur PSA repose sur quinze entretiens semi-directifs réalisés en 2014 avec des permanents ou quasi-permanents syndicaux des cinq organisations syndicales représentatives (CGT, CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC) et un entretien avec deux membres de la direction des relations sociales de l’entreprise ; elle est complétée par une analyse comparative du contenu des trois accords de droit syndical signé (1998, 2001, 2009), d’un accord avorté (2007) et d’archives syndicales exclusives relatives à la mise en œuvre du « tableau de gestion des mandatés » prévu dans ces accords.

De la mobilisation judiciaire à la signature des accords de droit syndical —

ette première partie revient sur le contexte de discrimination syndicale instituée à Peugeot, et sur la façon dont des mobilisations – extrajudiciaires puis judiciaires – Cont permis l’obtention simultanée d’un accord de réparation et d’un accord de droit syndical.

99 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE Une politique de discrimination syndicale instituée de longue date —

’entreprise PSA a longuement été marquée par une politique instituée de discrimination syndicale, et ce depuis la fin des années 1960 (Hatzfeld, 2014). Elle Lvise spécifiquement deux organisations, la CGT et la CFDT, cette dernière n’ayant pas encore amorcé sa « conversion réformiste » au début des années 1970 (Guillaume, 2014b). La discrimination syndicale prend d’abord la forme d’une désincitation à rejoindre les syndicats ciblés, en amont même de l’adhésion :

« Quand je suis rentré en [début des années 1990], on m’a clairement dit que dans l’entreprise il y avait 5 syndicats, qu’on avait le droit de voter pour 3 syndicats et pas pour les deux autres, et que si on votait pour les deux autres, notre évolution de carrière était, elle était… voilà » (permanent syndical, CFDT, homme)

L’adhésion à un de ces syndicats est présentée comme un choix oblitérant d’emblée les possibilités de carrière du salarié. De fait, les militants CGT ou CFDT ayant connu cette période-là dénoncent tous une stagnation de leur salaire – sans même parler d’évolution professionnelle – qui prend notamment appui sur l’évaluation annuelle. Cette répression syndicale peut également prendre des formes plus violentes, via des pratiques relevant du harcèlement, comme par exemple les contrôles tatillons des heures de délégation, ou la pratique des postes punitifs. Enfin, ce système d’intimidation syndicale s’adosse a contrario sur des pratiques de favorisation des autres syndicats. C’est notamment le cas du syndicat « maison » CSL (confédération des syndicats libres), héritier de la Confédération française du travail (CFT) (Loubet et Hatzfeld, 2002) et fortement implanté à Citroën2. L’accord de droit syndical de 1998 : l’aboutissement d’une longue mobilisation —

e contexte est largement connu et intégré par les militants, dans la mesure où la discrimination se pratique de façon quasi publique et assumée. Si pour certains Cla répression fait partie du prix à payer de l’engagement syndical, elle fait néanmoins l’objet de contestations internes et ce dès les années 1980. Ainsi, sur le site de Mulhouse, la CFDT profite de l’opportunité offerte par la victoire de la gauche aux élections présidentielles de 1981 pour faire pression sur la direction :

2. En 1976, PSA absorbe Citroën et devient PSA Peugeot Citroën, même si le regroupement de la fabrication des modèles des deux groupes n’interviendra qu’à la fin des années 1990.

100 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

« En 1981 François Mitterrand arrive au pouvoir. Il visite en fin 81 ou 82 le centre de production de Mulhouse qui était l’avenir pour sauver PSA. [...] Le directeur de cabinet de Mitterrand a donc reçu des représentants syndicaux, et à part, a reçu la CFDT. Il leur a été dit à l’époque [...] “vous nous envoyez un dossier off, et nous on vérifie comment les services du ministère du Travail peuvent agir dans cette situation”, [...] À l’époque les militants avaient commencé à faire un relevé individuel de leur carrière. Ils commençaient à se rendre compte que depuis les années 70, pour les plus anciens il y avait de sacrés trous dans leur carrière par rapport à l’évolution moyenne des autres. [...] Question : Le but c’était d’en discuter avec la direction, pas [d’entamer un] contentieux ? Réponse : Non, il n’y avait pas d’idée de contentieux. Mais il y avait une menace du contentieux » (permanent syndical, CFDT fédération métallurgie, homme)

Ce type d’actions se fait ainsi « à l’ombre » de la menace du procès (Mnookin et Kornhauser, 1978), d’autres sites franciliens connaissant même une judiciarisation plus directe pour entrave et discrimination (Hatzfeld, 2014). Elles aboutissent à des repositionnements ponctuels et individualisés, mais sans remise en cause fondamentale de la politique de gestion des relations sociales, la grande grève de 1989 sur les sites de Sochaux et Mulhouse interrompant même cette dynamique.

Le véritable tournant va avoir lieu avec l’action initiale d’un groupe de six ouvriers professionnels CGT sur le site de Sochaux. Assistés par un juriste de la confédération, Pascal Moussy, puis par un avocat renommé en droit du travail – Tiennot Grumbach –, ils vont reprendre (sans y faire référence) la méthode de comparaison utilisée à Mulhouse par les militants CFDT et entamer un périple judiciaire devant les juridictions des référés prud’homaux. Ils sont rejoints par 18 autres plaignants, alors que parallèlement un autre procès s’amorce par la voie pénale et concerne 80 cas. Cette action tous azimuts et allant jusqu’à l’assignation personnelle de membres hauts placés de la direction, dont le PDG Jean-Martin Folz, devant le tribunal correctionnel va avoir un effet immédiat. Folz remplace Jacques Calvet en 1997, ce dernier ayant été très critiqué pour ses choix stratégiques et ses pratiques de management. Souhaitant tourner la page de cette période et éviter le caractère infâmant de la justice pénale, il accepte de signer (11 septembre 1998) un accord de réparation et de repositionnement concernant 169 salariés contre l’extinction du procès. Les réparations vont également concerner les autres syndicats – et notamment la CFDT – selon des règles négociées localement avec les directions.

Au-delà du solde de la discrimination passée, l’objectif de Folz est bien d’initier une nouvelle phase pacifiée des relations sociales au niveau de l’ensemble du groupe. Elle se matérialise par la signature d’un accord de droit syndical le 15 juillet 1998, c’est- à-dire avant-même l’accord de réparation, qui va instituer des nouvelles règles du jeu et transformer durablement le fait syndical, bien au-delà du seul site de Sochaux. En termes de rapport de force, l’accord apparaît bien comme une conséquence de la menace du procès, plaçant ainsi la direction dans une position défensive et dont l’objectif est d’abord de faire oublier cette image d’entreprise discriminante.

101 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE Les relations professionnelles reconfigurées par le droit syndical —

es accords de droit syndical signés en 1998 et 2001 entraînent une pluralité de mesures dont la mise en place d’un outil de gestion des mandatés leur Lgarantissant une forme de justice salariale. Ces dispositions transforment dans les faits radicalement les conditions de l’exercice syndical, manifestant un processus d’appropriation et d’endogénéisation du droit de la non-discrimination syndicale à PSA. Le suivi salarial des mandatés : un dispositif préventif de la discrimination salariale —

’accord signé le 15 juillet 1998 est relativement succinct et ne comporte que 12 pages. Il repose sur deux principes rappelés en préambule : « la réaffirmation Ldu rôle important que jouent les Organisations Syndicales, indépendantes et pluralistes, dans l’harmonie sociale de l’entreprise » ; la nécessité d’une « bonne connaissance de la situation de l’entreprise » par les représentants syndicaux. Il comporte des dispositions concernant la formation des élus, la tenue même de l’exercice syndical (heures de délégation, déplacements, etc.), et des « dispositions relatives au développement professionnel ». Rétrospectivement, cet accord est jugé comme « léger », ne faisant que répéter les dispositions légales du code du travail. Pourtant, dès cet accord, un dispositif dit de « gestion du personnel mandaté » est mis en place. Le deuxième accord, signé le 25 juin 2001 – bien plus conséquent (25 pages) –, reconduit ce point tout en rajoutant un ensemble de dispositions importantes concernant les moyens effectifs d’exercice de l’activité syndicale : important crédit d’heures de délégation par rapport aux seules obligations légales, budget pour les délégués syndicaux centraux, moyens matériels mis à disposition.

La structure des accords de droit syndical articule donc deux niveaux : un ensemble de mesures visant à faciliter la pratique syndicale en octroyant des appuis concrets aux représentants syndicaux, notamment sous forme de disponibilité temporelle ; un outil central de gestion du déroulement de carrière des mandatés, au centre du contentieux judiciaire de la fin des années 1990. Concrètement, cet outil prend la forme de deux réunions annuelles au niveau des établissements entre un ou deux représentants de la direction (en charge du personnel ou des relations sociales) et une délégation syndicale allant jusqu’à trois membres – ces réunions se faisant organisation par organisation. Ces rencontres s’appuient autour de documents mettant en comparaison l’évolution salariale de chaque salarié mandaté sur trois ans – hors prime –, avec l’évolution

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salariale moyenne de sa catégorie professionnelle d’appartenance. Ces informations, relatées à la fois sous forme d’un tableau synoptique et d’un graphique, permettent de repérer visuellement une distorsion d’évolution sur cette moyenne glissante :

Moyenne PCA par population 2003 2004 2005 1 A.P.F 4,15% 3,02% 3,28% 2 O.P 4,29% 3,16% 3,34% 3 ETAM 4,56% 3,68% 3,61%

Tableau relatif à la rémunération 2002 2003 2004 2005 CUMUL Rémunation réelle 1579,30 1662,74 1717,80 1783,60 Evènements hors plan salarial 0,05 10,35 19,90 Rémunération graphiquée 1579,25 1652,39 1697,90 1783,60 Moyenne PCA pour la pop 2 4,29% 3,16% 3,34% 11,18% Evolution rémunération % 4,63% 2,11% 3,83% 10,93% Delta/moyenne PCA pour la pop 0,34% -1,05% 0,49% -0,25%

Enumération des évènements non prise en compte 22,00% Moyenne PCA pour la pop 20,00% Evolution rémunération en % DATE INTITULÉ MONTANT 18,00% DE L’ÉVÈNEMENT DE L’ÉVÈNEMENT 16,00% 01/01/2002 HARMO EURO 0,05 14,00% 01/04/2003 OPERATION RTT 10,35 12,00% 10,00% 02/06/2004 INT PRIME-ELEM.VAR* 19,90 8,00% 02/01/2005 INT PRIME-ELEM.VAR** 6,00% 0,00 et/ou 01/11/2005 INT PRIME-ELEM.VAR*** 4,00% 2,00% 0,00% * suite harmonisation primes de doublage ** suite harmonisation régimes de nuit et de triplage *** suite harmonisation régime fin de semaine 2003 2004 2005 CUMUL

Tableau et graphique de comparaison de l’évolution salariale d’un représentant syndical en comparaison avec son groupe d’appartenance dans le cadre du dispositif de gestion des mandatés (sources : archives syndicales CGT PSA).

Les informations sont fournies par la direction, mais corroborées par la remontée d’informations organisée par la section syndicale auprès de ses membres, afin de vérifier l’exactitude de l’information, mais également de signaler – cette fois-ci de façon qualitative – le vécu d’une injustice :

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« Une fois qu’on a donné les fiches à chacun, on demande à chacun de vérifier et, de redonner au syndicat ses remarques sur son évolution. Donc chacun va dire : “voilà, ça fait tant de temps que j’ai rien eu”, ou bien : “moi mon boulot, c’est ça ; tous ceux qui font le même boulot comme moi dans mon secteur ils sont à 190 points et moi je suis à 180. Comment ça se fait ?” Donc on va avoir un certain nombre de remarques. Alors, la première… quand on va rencontrer la direction, on va d’abord discuter du global et on va passer en revue chaque cas, en disant : “voilà, telle personne, telle personne… “ » (représentant syndical, CFTC, homme)

Ces discussions ont donc une double fonction : elles servent d’abord à vérifier l’existence d’une égalité de traitement collective en partant de l’idée qu’il n’existe aucune raison pour qu’en moyenne, l’équipe syndicale n’évolue pas au même rythme que le reste du collectif salarié. À côté de cette dimension collective, la discussion au « cas par cas » prend néanmoins en compte la variabilité des engagements individuels – que la construction d’une moyenne annule – : le dispositif ne garantit pas une automaticité de l’évolution professionnelle, mais active une logique de soupçon et de justification, l’observation des distorsions salariales mettant théoriquement la direction en demeure d’exhiber les raisons de cet écart. Comme le précisent les accords de 1998 et 2009, ce n’est que « sous réserve de satisfaire à ses obligations professionnelles [que] chaque mandaté évoluera comme la moyenne de la population à laquelle il appartient » [en gras par notre soin]. Cette logique de justification résonne avec les évolutions du droit de la non-discrimination, liées à l’aménagement du régime probatoire, qui enjoignent les entreprises à justifier des inégalités de traitement exhibées par la partie plaignante, cette dernière n’ayant pas à faire la preuve mais seulement à convaincre le juge du caractère soupçonneux de ses observations (Lanquetin, 2004 : 6). Elle inclue alors une dimension d’évaluation individuelle des compétences et du travail fourni. Ces réunions permettent ainsi de confronter des doléances s’appuyant à la fois sur un registre d’argumentation quantitatif – la mise en visibilité d’un écart numérique dans une évolution salariale – et qualitatif – les plaintes exprimées par les mandatés – aux explications éventuelles de la direction. La deuxième réunion qui a lieu un peu plus tard dans l’année est l’occasion pour la direction d’acter ou non du caractère justifié de l’écart observé, et dans le second cas de proposer des mesures visant à annuler les fondements de la plainte – notamment via des augmentations individuelles sous forme de gains d’échelon. Une transformation radicale des conditions de l’exercice syndical —

uelle que soit l’organisation à laquelle ils appartiennent, l’ensemble des représentants interrogés reconnaissent le tournant lié à ces accords. La politique Qinstituée de discrimination syndicale portée au plus haut niveau s’affaisse brutalement, au profit d’un discours entrepreneurial valorisant les vertus du dialogue social et de la négociation. Cette volonté de crédibilité se traduit également par la

104 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE fin du soutien apporté par la direction au syndicat maison CSL, rendue d’autant plus nécessaire que ce dernier n’est pas représentatif au niveau national. La négociation, en 1999, de l’accord sur le temps de travail semble également témoigner de la bonne volonté réelle de l’entreprise au-delà du discours formel. Cette révolution « par le haut » ne se traduit pas de façon automatique au niveau local par l’adoption d’une politique syndicale bienveillante vis-à-vis des syndicats contestataires, tant la culture de la discrimination syndicale a imprégné pendant plusieurs décennies les pratiques managériales de l’entreprise via, notamment, la formation antisyndicale des chefs d’équipe (Giraud, 2013) :

« [C’était un] puissant système [de discrimination], puissant. D’ailleurs je pense qu’il est encore aujourd’hui pour partie en place dans les fondamentaux de l’entreprise. Quand vous avez dit à la hiérarchie pendant 20 ans, il y avait des séminaires de formation de la hiérarchie, il y avait l’école à côté de Sochaux, la fameuse école des chefs d’équipe » (permanent syndical, CFDT fédération métallurgie, homme)

Cette forme d’inertie de la discrimination syndicale dans les années 2000 – reconnue même par la direction des relations sociales – reçoit parfois une forme de justification de la part des mandatés dans la mesure où ils affirment comprendre les difficultés qu’ils posent à l’organisation du travail en raison des absences liées à leurs heures syndicales, dans un contexte de recherche continuelle de productivité au sein d’une entreprise en crise depuis des années et ayant connu une réduction importante de ses effectifs :

« Parce qu’on voit qu’en général c’est les opérationnels et les hiérarchies opérationnelles qui posent un problème là-dessus. (…) ce ne sont pas les valeurs syndicales que la hiérarchie reproche, c’est surtout la disponibilité, que le mec il ne va pas pouvoir à 100%. Parce qu’on est des gens postés, c’est du travail en chaîne, forcément quand quelqu’un n’est pas là il faut bien quelqu’un pour te remplacer » (représentant syndical, CFTC, homme)

Face à ces crispations, les enquêtés, quelle que soit leur organisation syndicale, soulignent l’efficacité du dispositif de suivi des mandatés : en faisant remonter les doléances au-delà de la hiérarchie opérationnelle directe, il permet de prendre de la distance avec les logiques de production pour imposer celles de la direction. La crispation subsiste néanmoins autour de la définition des « obligations professionnelles » qui peuvent justifier aux yeux de la direction une moindre évolution de carrière. En soi, ce principe est globalement admis, dans la mesure où il participe à une normalisation de la figure du mandaté et permet d’éviter de prêter le flanc à une critique de favoritisme. La controverse réapparaît néanmoins quant au contenu que recouvre cette notion d’obligation professionnelle. Un élu CGT y voie ainsi la réintroduction d’un arbitraire possiblement discriminant, par exemple via l’appréciation du critère de polyvalence, directement conditionnée à la volonté du chef d’équipe de faire effectivement tourner les syndicalistes sur différents postes. Cette marge de discrétion semble néanmoins contenue via la formalisation de l’évaluation des compétences et la prise en compte explicite de l’activité syndicale, permettant notamment la validation de l’item de « démarche participative ».

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Si le tableau de gestion des mandatés ne neutralise donc pas complètement les tensions autour de la valorisation du travail des militants syndicaux, il permet néanmoins de les réguler efficacement d’une double façon : il met tout d’abord à disposition de tous les acteurs un dispositif quantitatif permettant de construire un consensus a priori sur la définition de la situation (où en est le mandaté par rapport à son groupe professionnel ?) ; il offre ensuite un espace local de discussion et de négociation – muni de cet équipement statistique à l’ombre des normes d’égalité de traitement – qui permet le règlement précoce de conflits avant que le temps long ne les rende ingérable. Cet outil de gestion propose donc bien une forme d’endogénéisation des normes juridiques de non-discrimination, celles-ci étant à la fois appropriées et discutées dans leur portée et leur application dans l’entre-soi de l’entreprise – et non dans le cadre extériorisé de l’arène judiciaire. À ce titre, la judiciarisation de la fin des années 1990 a bien participé à une juridicisation des relations professionnelles – c’est-à-dire à une extension de l’emprise du droit et de la légalité (Pélisse, 2009), qui se donne à voir à travers la mise en œuvre de cet accord de droit syndical et plus largement à travers la multiplication des accords signés entre la direction et les syndicats venant couvrir un champ croissant de domaines. Mais, comme nous allons le voir dans la partie suivante, cette internalisation s’est faite autour d’un cadrage relativement strict de la discrimination, cadrage que tentent aujourd’hui de déborder certains militants en s’appuyant sur des ressources à la fois internes et externes à l’entreprise.

La reconnaissance des « carrières syndicales » : un élargissement de la catégorie juridique de discrimination syndicale ? — ’efficacité relative de l’accord de droit syndical n’empêche pas le vécu d’une incompatibilité fondamentale entre engagement syndical et carrière Lprofessionnelle, d’autant plus que l’entreprise incite à une professionnalisation intégrale de l’activité syndicale. La mise en place de dispositifs de « valorisation » de l’expérience syndicale sert alors paradoxalement d’appui à un discours de demande de reconnaissance des compétences mises en œuvre dans le mandat via l’élargissement de la catégorie de discrimination, ce discours rentrant néanmoins en tension avec une éthique de l’engagement bénévole.

106 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE La professionnalisation syndicale contre la carrière professionnelle —

e tournant que connaît PSA à la fin des années 1990 correspond à un mouvement plus large de croissance de la place de la négociation au niveau de l’entreprise, Lparticipant de fait à redéfinir le rôle des syndicats dans la régulation de l’entreprise (Duclos, Groux et Mériaux, 2009). Du côté des directions, cela se traduit par la volonté d’encourager une professionnalisation des représentants syndicaux : la permanence dans le temps de mêmes négociateurs permet en effet de profiter de gains de connaissances mutuelles entre les deux parties, mais également laisse espérer du point de vue de la direction une plus grande « responsabilité » de la part d’élus qui intègreraient ainsi dans leur raisonnement les contraintes supposément objectives de l’entreprise.

Ce processus s’observe de façon ambigüe à PSA. L’accord de droit syndical de 2001 précise que « certains mandatés, du fait de l’exercice de leurs mandats syndicaux électifs et désignatifs, ont pu s’éloigner de leur activité professionnelle [mais que] cette situation ne [pourra] être pérennisée dans le futur ». Le principe d’une nécessaire articulation entre engagement syndical et participation à la production est ainsi posé, à l’opposé de l’idée d’une professionnalisation intégrale de l’activité syndicale. Les représentants parviennent ainsi à obtenir des aménagements de poste leur permettant de concilier au moins formellement leur engagement avec la continuité d’une activité professionnelle, ou a minima des postes autonomes, compatibles avec des absences répétées.

Paradoxalement, la direction, tout en permettant des aménagements de poste, va privilégier des profils syndicaux fortement investis, notamment au niveau national, l’accord de droit syndical de 2001 concentrant par exemple les moyens sur le rôle du délégué syndical central. Cette valorisation de hauts niveaux d’engagement peut aller de pair avec la poursuite détournée de politiques de favoritisme syndical via le soutien donné par l’entreprise à des militants d’organisations réformistes engagées dans le « jeu » de la négociation. C’est ce qu’explique par exemple un militant de la CFTC, aujourd’hui quasi-permanent : il a profité de la « largesse sur le sujet » des heures de délégation de sa hiérarchie qui lui permet d’exercer pleinement son mandat, ainsi que de l’adaptation de ses fonctions professionnelles, ce qui permet à l’entreprise d’avoir « des partenaires sociaux qui ont plus de temps pour s’occuper des problèmes et ont un recul différent » ; d’autant plus qu’il appartient à un syndicat étiqueté comme réformiste.

Comme l’exprime ce même représentant, cet investissement syndical important se traduit par un sacrifice des perspectives d’évolution en termes de carrière professionnelle malgré les aménagements de poste :

« [quand vous vous engagez à un niveau important], vous laissez tomber aussi votre carrière pro. Il ne faut pas se voiler la face : à partir d’un certain niveau de syndicalisme, on vous demande une quasi permanence » (représentant syndical, CFTC, homme)

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L’impossibilité de « concilier » une vraie carrière professionnelle avec un engagement syndical permanent ou quasi permanent fait consensus parmi les enquêtés. Le refus de cette incompatibilité peut être à l’origine de souffrances psychiques, à l’instar d’une élue CFECGC, déléguée syndicale de son site, qui accepte de devenir permanente car se sentant « physiquement, totalement épuisée, moralement ». L’acceptation d’un investissement total ou quasi-total dans le rôle syndical marque ainsi une rupture à la fois dans les carrières professionnelles et syndicales des militants (Guillaume, 2014a), qui se caractérise par l’abandon des perspectives d’évolution ascendante au sein de l’entreprise. Cet abandon des perspectives de carrière est évidemment différemment apprécié suivant les profils des militants, les techniciens, ingénieurs et cadres ayant des horizons de promotion réalistes, ce qui est moins le cas des ouvriers peu qualifiés ou des employées administratives (Guillaume et Pochic, 2009).

Ce constat fait néanmoins l’objet d’un jugement ambigu de la part des militants. S’il semble être, d’une part, accepté comme faisant partie des règles du jeu de l’activité syndicale, il est en même temps contesté comme le signe d’une absence de reconnaissance de la valeur du travail syndical. Un de nos enquêtés – permanent syndical de la CFTC – exprime à travers son histoire cette ambivalence : entré comme ouvrier dans l’entreprise au milieu des années 1980, promu technicien puis devenu syndicaliste fin des années 1990 à un coefficient du passage au statut cadre, il a dû attendre une dizaine d’années avant de passer ce dernier échelon. Il estime ainsi que son engagement syndical a été un frein à sa carrière, mais sans parler pourtant de discrimination, rendue selon lui impossible par le fonctionnement du tableau de gestion. Il plaide ainsi pour qu’on « reconnaisse les compétences des gens », à l’instar des autres enquêtés non-cadres qui mettent en regard l’importance de leur activité réalisée au niveau national (négociations de grande ampleur, relations soutenues avec des « grands ») qu’ils assimilent souvent à un statut de « cadre » qu’ils aimeraient obtenir.

Reconnaître les compétences syndicales : une transformation en devenir de la catégorie de discrimination syndicale ? —

es revendications font à la fois écho à la montée en puissance d’une logique générale du parcours et des compétences (Monchatre, 2007), et d’une logique Cplus spécifique de « reconnaissance du travail syndical » comme contrepartie de la place croissante donnée à la négociation en entreprise et de la technicité des dossiers à négocier (Barnier et Clerc, 2014). Face à ces revendications émanant des représentants syndicaux, un nouvel accord va être signé fin 2009, consacrant un article propre à la question de la « valorisation des acquis de l’expérience syndicale ». Il pose le principe de la reconnaissance des « compétences supplémentaires » et de « l’expérience » acquise par le mandaté dans l’exercice de sa fonction : « la démarche ainsi engagée peut permettre d’aboutir, à travers une démarche de Valorisation des Acquis de l’Expérience [et non pas « validation », cf. infra] à l’obtention d’un diplôme, ouvrant à l’intéressé des perspectives en interne de l’entreprise ou en externe ».

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Grâce à ce nouvel accord, PSA se met en conformité avec la loi du 20 août 2008 réformant les règles de la représentativité syndicale. Cet accord stipule l’obligation pour les entreprises de mettre en place « un accord détermin[ant] les mesures à mettre en œuvre pour concilier la vie professionnelle avec la carrière syndicale et pour prendre en compte l’expérience acquise, dans le cadre de l’exercice de mandats, par les représentants du personnel désignés ou élus dans leur évolution professionnelle » (article L2141-5 du Code du travail). Concrètement, PSA confie à l’association Dialogue la mise en place d’un dispositif expérimental sur une durée de trois ans, dont les modalités sont précisées dans une charte jointe à l’accord.

Dialogue est une association fondée en 2003 par d’anciens militants de la CGT, qui propose entre autres aux directions un parcours certifiant en collaboration avec Sciences Po à destination des élus syndicaux. Ce certificat – validé par la soutenance d’un mémoire d’une trentaine de pages – s’articule autour d’un parcours de dix jours étalés sur dix mois, composé de cours variés portant aussi bien sur des questions méthodologiques que sur des thématiques économiques et sociales :

PROGRAMME SUR 10 JOURS (1 jour par mois) Les sessions se déroulent de septembre à juin ou de janvier à octobre. Exemple de parcours type THÈME MODALITÉ INTERVENANTS DURÉE

• INTÉGRATION DE LA PROMOTION Science Po-Dialogues 1/2 journée

• GÉRER ET OPTIMISER SON TEMPS Atelier Science Po 1/2 journée

• FONDAMENTAUX DE LA COMMUNICATION ÉCRITE Atelier Science Po 1 journée

• SYNDICALISME ET RELATIONS SOCIALES Séminaire Dialogues 2 journées

• MÉTHODOLOGIE Atelier Science Po 1/2 journée

• CULTURE ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE Séminaire Cabinets Secafi ou Syndex 2 journées

• MANAGEMENT DE PROJET ET/OU NÉGOCIATION Atelier Science Po 1 journée

• MÉTHODOLOGIE Atelier Science Po 1/2 journée

• FONDAMENTAUX DE LA COMMUNICATION ORALE Atelier Science Po 1 journée

• MÉTHODOLOGIE Atelier Science Po 1 journée

Formation éligible au DIF, à une période de professionnalisation ou au plan de formation. Formation sur mesure : après avoir identifié les besoins et les enjeux de la formation, un programme adapté est mis en place pour chaque session. Nombre de stagiaires participant à cette formation: 10 à 12.

Récapitulatif du parcours certifiant Sciences Po/Dialogues3

3. [http://dialasso.seeyousay.me/sites/default/files/documents/FicheFormation_SiencePO.pdf ]. Consulté le 24 février 2015.

109 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

Au cours des trois années d’expérimentation, chaque « promotion » a été composée de trois militants des cinq organisations représentatives – les entreprises ne se mélangeant pas au sein d’une promotion. Le dispositif s’adresse aux militants ayant des niveaux de responsabilité syndicale élevés à l’intérieur de l’entreprise (voire en tant que détachés à leur fédération ou confédération), les impétrants étant choisis par les délégués syndicaux centraux.

Les jugements portés par ceux ayant suivi la formation varient assez fortement en fonction de la trajectoire biographique et la position professionnelle de chacun. Le caractère « prestigieux » de l’école est apprécié par ceux qui n’ont suivi que peu d’études. Ils estiment la formation difficile et exigeante, d’autant plus que leur poste professionnel n’est pas aménagé dans cette optique, mais la rétribution symbolique leur semble être à la hauteur de l’investissement. C’est ce qu’exprime par exemple ce délégué CFTC, qui, après un baccalauréat professionnel, a fait le choix d’abandonner ses études pour entrer à l’usine :

« Moi personnellement le fait d’avoir participé à cette formation à Sciences Po, d’avoir chez moi un beau diplôme marqué Sciences Po, ça vaut toutes les promos. T’as l’impression d’avoir touché du doigt une inaccessible étoile. Parce que quand tu bosses là-dedans depuis 30 ans, c’est que tu es parti sur le monde du travail très jeune parce que tu as été obligé de le faire aussi, et quelque part toute ta vie tu cours après un truc que tu ne rattraperas jamais, celle d’avoir fait des hautes études et d’être rentré dans une haute école. Moi cette formation, elle m’a juste permis un truc : elle m’a permis d’arrêter de courir. Et ça n’a pas de prix » (représentant syndical, CFTC, homme)

Cet enthousiasme ne fait pas l’unanimité. Certains a contrario regrettent la faiblesse de la formation, d’autant plus qu’ils sont déjà fortement pourvus en titres scolaires, à l’instar de cette représentante syndicale de la CFE-CGC, diplômée d’une grande école d’ingénieur, qui décide de ne pas entrer dans le dispositif. Mais les critiques se concentrent surtout sur le caractère purement symbolique du certificat qui n’ouvre pas la perspective d’une promotion professionnelle et notamment du passage-à-cadre pour les non-cadres, ou à cadres supérieurs pour les cadres. Cette même représentante syndicale juge ainsi que « ça ne vaut pas un clou ». Pour la direction des ressources humaines, le dispositif n’a effectivement pas vocation à la progression professionnelle des élus : il s’inscrit plutôt dans une logique de reconnaissance symbolique des parcours et surtout de « montée en compétences » permettant le partage d’une même vision du monde économique et des contraintes qui s’imposent à l’entreprise. Dans le sigle « VAE », le V est ainsi retraduit comme signifiant une « valorisation » plutôt qu’une validation : il ne s’agit plus de faire de l’engagement syndical une modalité alternative de carrière, mais plutôt d’essayer d’influer sur les schèmes de perception des militants tout en octroyant une gratification purement symbolique.

Le dispositif a néanmoins été détourné par un de ses bénéficiaires, François Clerc, qui en a fait un levier pour accéder au statut cadre : membre du noyau initial de plaignant à Sochaux, il a ensuite développé au sein de la fédération de la métallurgie de la CGT une stratégie judiciaire de lutte contre les discriminations (Chappe, 2011). Suite à la

110 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE formation à Sciences Po, il demande en 2010 à l’entreprise un reclassement au statut cadre qu’il obtient, menaçant d’un nouveau procès en discrimination. Au-delà de son propre cas, il milite au sein du monde syndical pour un élargissement de la notion de discrimination syndicale à une reconnaissance « positive » du mandat syndical, en s’appuyant sur les dispositions selon lui sous-estimées de la loi du 20 août 2008. François Clerc a également porté cette tentative d’élargissement de la notion de discrimination syndicale au sein même de l’entreprise. Il réussit à rallier certains de ses collègues à son raisonnement, comme en témoigne ce représentant de la CFDT : « Mais c’est à force de discuter, à force de le voir tout simplement, puis de se dire finalement : “oui, ce qu’il dit là, ce n’est pas con” ».

Cette position ne fait pas l’unanimité. L’idée d’une reconnaissance en positif de l’activité syndicale s’oppose pour certains à une éthique de l’engagement bénévole dans la mesure où elle rend explicite le désir d’une rétribution (Gaxie, 1977). Elle pose également la question du dispositif susceptible d’apprécier la qualité de la « carrière syndicale » et des savoir-faire mis en œuvre, en faisant craindre l’entrée de l’engagement militant dans un espace d’évaluation managérial. Néanmoins, l’idée progresse d’une injustice liée à la disjonction entre la complexité des mandats tenus et la correspondance statutaire. Certains caressent alors l’idée d’un procès, à l’image de cette cadre, représentante CFE-CGC sur le point de partir à la retraite, et qui estime sa carrière marquée par un enchevêtrement de discrimination syndicale et sexiste.

En attendant, la direction n’a pas renouvelé l’expérimentation au bout des trois ans : si elle évoque officiellement l’épuisement du « vivier » de candidats à cette certification, cette interruption traduit également la déception des représentants syndicaux face à un certificat sans « débouchés » en termes de carrière, et donc l’émergence d’une revendication d’un droit à la carrière – au-delà de la seule évolution salariale « moyenne » – pour les permanents ou quasi permanents.

Conclusion —

e cas analysé relève bien d’une dynamique d’endogénéisation du droit : initialement convoqué par des militants comme ressource externe dans le cadre Ld’une procédure judiciaire, il est ensuite internalisé dans des dispositifs de régulation locale, et notamment dans des outils managériaux de gestion de la carrière des représentants syndicaux. Ce processus doit être analysé avec prudence : la portée de « l’arme du droit » (Israël, 2009) dépend des conditions sociales et des configurations spécifiques dans lesquelles il se déploie, a contrario de ce qui serait une vision « magique » de sa force (Roussel, 2004). Ici, la performativité des normes juridiques

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s’explique aussi par la situation particulière de fragilité économique d’une entreprise, au sein d’un contexte plus large d’incitation à la négociation sociale. Surtout, l’endogénéisation du droit ne se résume en rien en une simple « transposition » de règles externes déjà-là et prédéterminées dans leur signification : l’insertion des normes dans le fonctionnement organisationnel passe par un travail de redéfinition qui dépend des rapports de force entre les acteurs. À PSA, la catégorie juridique de la non-discrimination syndicale s’est traduite dans des dispositions bien particulières – la progression des salaires sans changer de niveau professionnel plutôt que l’évolution de carrière – et a accompagné une incitation ambigüe à la professionnalisation de l’activité syndicale, avec tous les risques de domestication qui y sont liés, mais également de coupure entre une base syndicale et une élite professionnalisée. Mais l’histoire n’est pas finie, la combinaison de nouvelles ressources légales et d’une menace judiciaire réitérée laisse ouverte la perspective d’une redéfinition plus extensive de la catégorie de la discrimination syndicale – au niveau organisationnel comme institutionnel – au prix peut-être d’une professionnalisation encore accrue de l’engagement.

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113 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

Pérégrination des critères de non-discrimination dans le prétoire du juge administratif

Philippe ICARD Maître de conférences en droit public et droit européen, CREDESPO, Université de Bourgogne. —

114 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

Pérégriner consiste à réaliser un voyage complexe d’un lieu à un autre1, souvent à l’étranger2. Se forger un chemin, pour le principe de non-discrimination, dans l’espace juridictionnel français, paysage qui lui était peu connu, constitue ou a constitué un parcours semé d’embûches. Une sorte de passager clandestin dans le train de l’égalité formelle. L’étude menée par le groupe de recherche du CREDESPO conduite à l’aune de l’examen du discours du juge administratif en témoigne (Laidié et Icard, 2016). Elle révèle une tension entre un concept « la non- discrimination » créé par des textes issus d’autres ordres juridiques (européens) et un autre principe bien ancré dans la République française « l’égalité devant la loi ». Cheminer de concert dans l’espace du droit entre justiciables et juges, sans être une errance, a conduit le principe de non- discrimination à suivre des routes chaotiques mais aussi à ouvrir de nouvelles voies. En effet, si le principe d’égalité évolue, le principe de non-discrimination élargit son champ d’investigation en multipliant le nombre des critères interdits par les textes. Certes, selon les ordres juridiques, ce nombre varie grandement. Afin d’évaluer si ces critères sont appréhendés et appropriés par les intervenants de l’espace juridictionnel, il est nécessaire de suivre le parcours du potentiel justiciable au juge ; de voir comment les critères de non-discrimination sont utilisés ou compris.

1. Larousse illustré, éd. Larousse, 1908, Paris, p. 738. 2. Littré, édi. Famot, T.II, Genève, 1974, p. 846.

115 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE Un parcours différencié des critères —

’analyse du discours des juges a révélé un affranchissement partiel du principe Ld’égalité avec une variété d’utilisation des critères de discrimination. Un affranchissement partiel du principe d’égalité —

ur le plan juridique, le droit français subit à la fin des années 1990 l’influence du droit de l’Union européenne avec la loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte Scontre les discriminations, qui transpose la directive communautaire du 29 juin 2000, et la création de l’Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) en 2005.

Cette montée en puissance de la notion de discrimination s’accompagne schématiquement de trois phénomènes. La notion s’élargit : on n’en parle plus seulement dans le domaine de l’accès à l’emploi privé mais dans d’autres domaines comme la fonction publique, l’accès au logement locatif, l’accès aux soins (multiplication des domaines d’application) ; on ne parle plus seulement de discrimination en raison de la nationalité mais en raison de l’origine, du sexe, du handicap, de l’âge, de la grossesse, du patrimoine génétique, etc. Elle s’approfondit, comme en témoigne le raffinement du concept qui distingue ainsi discrimination directe et indirecte. On voit, par ailleurs, bourgeonner des notions voisines (diversité, égalité des chances). Elle provoque le débat puisque certains s’interrogent notamment sur la compatibilité de cette notion nouvelle avec la tradition républicaine. Fait significatif, le Haut conseil à l’intégration (HCI), qui avait promu la notion dans son rapport de 1998, revient en 2003 vers les notions plus classiques d’intégration et de contrat.

Le risque de l’approche nouvelle consiste probablement dans la multiplication infinie de critères de discrimination nouveaux, fatalité inscrite dans le régime même de la notion de discrimination : si être traité identiquement à des gens qui se trouvent dans des situations distinctes revient à être discriminé, alors tout le monde est discriminé, parce que toutes les situations sont différentes et on ne voit pas au nom de quoi on accorderait plus de poids à certaines discriminations (par l’origine, le sexe, l’âge, etc.) qu’à d’autres. Chaque plainte est recevable. Là où l’approche classique posait d’emblée l’idée que tous sont égaux (idée d’une communauté une et indivisible d’individus égaux, car vus abstraitement), pour ne tolérer les distinctions qu’à titre d’exception, l’approche

116 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE nouvelle part de l’idée que tous sont différents, et conduit donc forcément à légitimer toutes les distinctions imaginables. Elle ouvre dès lors la porte à un morcellement en micro-communautés revendicatives qui réclament chacune qu’on prenne en compte leur spécificité, avec le risque final d’une explosion pure et simple de la communauté nationale.

Comment, face à ces diverses approches, le juge s’approprie-t-il le concept et les critères permettant de l’appliquer ? Il ressort de l’analyse des conclusions des rapporteurs publics au sein de la juridiction administrative que le discours se construit le plus souvent autour du principe d’égalité. Ainsi, si ce dernier revient dans de nombreuses affaires, une requête fondée sur un des critères de discrimination est beaucoup moins courant. D’ailleurs, dans le cadre de l’enquête sociologique de l’étude que nous avons réalisée (Laidié et Icard, 2016 : 63 et suivantes), les juges s’en souviennent plus nettement. Les avocats eux-mêmes n’utilisent pas clairement l’argument de la discrimination préférant une argumentation fondée sur l’égalité. Il apparaît certain que la rupture d’égalité est plus aisée à cerner pour le juge que la discrimination et ses divers critères.

Dans une affaire concernant un concours administratif pour entrer dans la police nationale, lors de l’oral, le candidat est questionné sur son mode de vie, sa religion. Il considère qu’il s’agit d’une discrimination. Le juge pour sa part mène son raisonnement sur le principe d’égalité. Il n’utilise pas le critère de discrimination fondé sur la religion3. « Il est évident, affirme le rapporteur public, que les questions relatives à l’épouse du candidat et à ses habitudes vestimentaires et aux pratiques religieuses du couple n’ont absolument rien à faire dans une épreuve de concours républicain ». La rupture est flagrante, elle ne se discute pas. L’utilisation des termes « évident » et « absolument » exprime d’ailleurs combien le principe d’égalité renvoie ici à la mobilisation d’un principe fort structurant la situation particulière de manière incontestable.

Dès lors, une certaine méfiance accompagne la démarche du juge administratif à l’égard d’un principe d’origine anglo-saxonne, véhiculé par le droit de l’Union européenne.

Bien que potentiellement porteuse de remaniements normatifs substantiels, la greffe du principe de non-discrimination en droit français a contraint le juge administratif à l’incorporer peu à peu à sa jurisprudence et à en fixer, dans les limites laissées par la réglementation, les modalités et le champ d’application. Supposant un travail de catégorisation qui expose toujours ceux qui en ont la charge à voir leurs choix critiqués et leur légitimité contestée, cette introduction s’est effectuée lentement. Le droit administratif étant, à la différence du droit privé, marqué de l’empreinte du principe d’égalité, le juge administratif a pu avancer par petites touches successives et s’en tenir à une politique jurisprudentielle des plus prudentes, explicitée par sa doctrine

3. CE, 10 avril 2009, El’Haddaoui, req. 311888.

117 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

organique4. Laissant persister ainsi bien des incertitudes, alors que ses usages potentiels concernent des situations d’une grande sensibilité sociale et politique, cette stratégie a alimenté le trouble de la doctrine universitaire (Fayet, 1993 : 97 et suivantes)5 à l’égard d’un principe perçu comme une pièce importée, énigmatique, insaisissable et de portée variable.

Les juges de l’ordre administratif s’accordent à dire que, malgré le fait qu’ils traitent la plupart des dossiers en termes d’égalité et non en termes de non-discrimination, ces deux principes ne reposent pas sur une conception identique. D’une part, le constat d’une rupture du principe d’égalité implique de démontrer l’existence d’une différence de traitement, alors que la démonstration de l’existence d’une discrimination implique d’aller plus loin dans le raisonnement et de rapporter la différence de traitement à l’un des critères protégés par la législation. Ils conçoivent donc la discrimination comme plus restreinte que la rupture du principe d’égalité. D’autre part, la notion de motif illégitime, présente dans le concept de discrimination, ne l’est pas dans la rupture du principe d’égalité. Les rapporteurs publics considèrent qu’il y a une différence de statut : la rupture d’égalité doit être démontrée par un constat fondé sur des faits (une différence de traitement), alors que la notion de discrimination intègre un caractère moral (l’illégitimité d’une différence de traitement). Cette distinction incite un rapporteur à considérer qu’il y a une « dimension morale » dans le principe de non- discrimination qui n’est pas présente dans l’idée d’égalité.

Le juge administratif navigue donc entre une prise en compte partielle de la discrimination et une volonté de conserver ses raisonnements fondés sur l’égalité. Ce constat se renforce lors de l’utilisation des critères de non-discrimination.

4. La doctrine organique, qu’on pourrait concevoir dans le sillage d’Antonio Gramsci comme une sorte d’intellectuel organique (Caillosse, 2013 : 1034 et s.) se manifeste de trois façons principales : par le rapport public annuel, qui « remplit une triple fonction : « faire le point des activités contentieuses et administratives du Conseil d’État au cours de l’année écoulée ; (attirer) l’attention des pouvoirs publics sur les difficultés rencontrées par les justiciables dans l’exécution des décisions des juridictions administratives ; (et enfin, étudier) une question de fond sur lequel il propose des orientations de la pratique administrative voire des modifications de dispositions législatives ou réglementaires » (Gonod, 2015 : 249 et s.), par les conclusions des rapporteurs publics (dont on peut considérer qu’elles n’expriment la position du Conseil d’État dans la seule mesure où il les suit et en ce cas, pour les raisons avancées par le rapporteur), enfin par les interventions dans des colloques ou journées d’études des plus hautes autorités du Conseil, dans la mesure où elles s’efforcent de synthétiser la jurisprudence du Conseil et d’indiquer ses lignes d’évolution. 5. Sur la réception doctrinale des arrêts : P. Gonod, « La réception des arrêts par la doctrine juridique », RFDA, n°5, 2013, p. 1007. Les relations entre la doctrine universitaire et la doctrine organique sont particulièrement complexes en droit administratif, la première étant née, selon le mot de Jean Rivero « sur les genoux de la jurisprudence » (Rivero, 1955 : 27 ; Lauradère, Mathiot, Rivero et al.,1980 : 63).

118 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE Une variabilité d’utilisation des critères —

ès l’instant où un critère de discrimination est posé par loi, le juge administratif n’hésite pas à l’appliquer. C’est notamment le cas d’une discrimination fondée Dsur l’origine en matière de recrutement dans la fonction publique. En témoigne cet arrêt du Conseil d’État du 10 avril 2009 à propos du refus d’admission au concours interne d’officiers de la police nationale :

« considérant qu’aux termes du deuxième alinéa de l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dans sa rédaction résultant de l’article 11 de la loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations : aucune distinction, directe ou indirecte, ne peut être faite entre les fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses (ou) de leur origine (...) ; que s’il n’appartient pas au juge de l’excès de pouvoir de contrôler l’appréciation faite par un jury de la valeur des candidats, il lui appartient en revanche de vérifier que le jury a formé cette appréciation sans méconnaître les normes qui s’imposent à lui ; considérant qu’il ressort des pièces du dossier que, lors de l’entretien d’évaluation qui était au nombre des épreuves d’admission subies par M. B, le jury lui a posé plusieurs questions portant sur son origine et sur ses pratiques confessionnelles ainsi que sur celles de son épouse ; que ces questions, dont il n’est pas sérieusement contesté par l’administration qu’elles aient été posées à l’intéressé et qui sont étrangères aux critères permettant au jury d’apprécier l’aptitude d’un candidat, sont constitutives de l’une des distinctions directes ou indirectes prohibées par l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983 et révèlent une méconnaissance du principe d’égal accès aux emplois publics ; que le jury a ainsi entaché d’illégalité sa délibération du 5 octobre 20076. »

Dans deux arrêts, certes assez isolés, le Conseil d’État pousse plus loin son analyse. Étaient en cause des mesures réparatrices en faveur des orphelins des victimes des persécutions antisémites pendant l’occupation. Dans ces affaires, les requérants, orphelins de résistants, invoquaient des « discriminations à rebours » reposant sur des critères expressément prohibés par la Constitution. Ce moyen est écarté par le Conseil d’État. Ainsi, dans l’arrêt Pelletier7, il est jugé que le décret a pu, sans méconnaître « ni le principe constitutionnel d’égalité, ni la prohibition des discriminations fondées sur la race (...) », instaurer de telles mesures au profit des seuls orphelins des victimes de persécutions antisémites. C’est donc à une interprétation nouvelle de la prohibition des discriminations raciales et ethniques que se livre le Conseil d’État : ce que la Constitution interdit, c’est la discrimination négative uniquement. Comme le relève le rapporteur public dans ses conclusions sur l’affaire Bidalou8 : « vous avez écarté [dans

6. CE, 28 mai 2010, Bota et Opra, req. 337 840. 7. CE, Ass., 6 avril 2001, M. Pelletier et autres, req. n° 224945. 8. CE, 6 juin 2001, Bidalou, req. n° 214205.

119 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

l’arrêt Pelletier] le moyen tiré de ce que le recours à ce critère [racial] – serait contraire par nature au principe de non- discrimination ». Cette interprétation permet au juge de passer à l’étape suivante qui consiste à vérifier que les personnes se trouvent bien dans des situations différentes. C’est le caractère d’ « extermination systématique » caractérisant les persécutions antisémites qui le conduit en fin de compte à considérer que les mineurs dont un parent a été déporté dans ce cadre sont « placés dans une situation différente de celle des orphelins des victimes des autres déportations criminelles pratiquées pendant la même période ».

Il arrive également que le juge administratif esquive le débat sur la prise en compte d’une discrimination. Ce fut le cas dans l’affaire Landais9 portant sur la délivrance du passeport électronique. L’autorité administrative exigeait de produire une copie intégrale d’acte de naissance ou, à défaut d’acte de mariage. Or, cette obligation est plus ou moins facile à remplir pour certaines catégories de citoyens du fait de leur lieu de naissance. Deux approches étaient possibles : - soit appliquer le pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention européenne des droits de l’Homme (EDH), et plus précisément les dispositions sur la prohibition des discriminations (articles 26 du Pacte et 14 de la Convention), combinées avec la liberté d’aller et venir (articles 12 du Pacte et 2 du quatrième protocole additionnel à la Convention). Invoquer ces dispositions internationales présentait en effet un intérêt pour les requérants qui dénonçaient en l’espèce des discriminations indirectes ; - soit se placer sur le terrain de la liberté d’aller et de venir, ce qu’a fait le Conseil d’État10.

Ce n’est pas le seul arrêt dans lequel la question des discriminations commises à l’encontre d’une personne à raison de la race ou de l’origine ethnique est mise de côté au profit d’autres moyens ou d’autres discriminations. Pour contester le refus par un maire d’accueillir un enfant dans une classe de la commune, la mère de cet enfant faisait valoir que la mesure était discriminatoire car fondée en réalité sur sa nationalité bulgare, son origine rom et ses conditions d’hébergement en résidence hôtelière. Le juge ne retient que ce dernier critère pour annuler le refus du maire sans faire référence à l’origine de la requérante11.

Les décisions juridictionnelles sont néanmoins trop peu nombreuses pour que l’on puisse en conclure que lorsque différents arguments sont invoqués, le juge préfère retenir ceux qui ne se rapportent pas à la prohibition des discriminations raciales ou ethniques.

Il en va autrement, en ce qui concerne l’âge. En effet, Le principe de non-discrimination fondée sur l’âge irrigue de façon impressionnante le droit positif depuis une dizaine

9. CE, 30 mai 2007, Union nationale laïque des anciens supplétifs, C. Landais, ccls., « L’allocation de reconnaissance réservée aux harkis d’origine arabo-berbère n’est pas discriminatoire », A.J.D.A., 2007, pp. 1408- 1412. 10. CE, 5 mai 2008, Mme Koubi, req. 293 934 et GISTI, req. 294056. 11. TA Cergy Pontoise, 15 octobre 2013, req. 1101769.

120 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE d’années avec un arsenal juridique très divers (l’article 21 de Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 10 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), l’article 2 TFUE, la directive n°2000/78/CE) et une jurisprudence tant communautaire que nationale abondante.

La jurisprudence administrative s’inscrit dans le sillage du droit de l’Union européenne avec un certain nombre d’arrêts, qui, depuis quelques années, s’inspirent fortement du droit de l’Union européenne à deux égards : - soit, elle s’appuie directement sur le droit de l’Union européenne comme le montre deux arrêts du Conseil d’État où dans le premier, le 4 avril 201412, le juge examine la conventionalité d’un décret pris sur la base d’une loi au regard de la directive n° 2000/78/CE et dans le second, le 27 octobre 2011, concernant le Revenu de solidarité active (RSA), il se réfère directement à l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux13 ; - soit, elle emprunte le syllogisme juridique du droit de l’Union qui déclenche un mécanisme en trois temps (l’existence d’une discrimination ; la recherche d’un objectif légitime qualifié d’exigence professionnelle ; la nécessité d’une proportionnalité entre l’exigence professionnelle et les moyens mis en œuvre créant la discrimination).

Certes, si en matière de discrimination, le juge administratif suit, souvent, la même démarche, la nature du contentieux façonne, toutefois, la manière d’appréhender le principe. Le même constat s’impose en matière de discrimination en raison des convictions religieuses. En effet, le juge administratif manie ce critère et l’aborde aussi bien sous son double aspect direct et indirect mais en réduit la portée et ne l’appréhende que dans sa mise en perspective avec le principe de neutralité ou de laïcité. Ce faisant, il devient difficile de voir prospérer la non-discrimination lors d’un contentieux. Ainsi dans l’affaire Akremi, une élève de terminale, exclue de son lycée pour port d’un signe religieux ostentatoire demande au juge administratif l’annulation de cette décision d’exclusion. Dans ses conclusions, le rapporteur public explique que cette jeune fille s’est d’abord présentée à la rentrée scolaire la tête couverte d’un foulard islamique. À la suite d’un rappel au règlement, elle a ensuite remplacé ce foulard par un bandana. Considérant que cet accessoire vestimentaire était toujours contraire au règlement du lycée, elle a à nouveau modifié sa tenue en remplaçant le bandana par un béret. Cependant, le Conseil d’État valide la sanction d’exclusion en estimant qu’une telle sanction est prise, sans discrimination entre les confessions des élèves. Il convient d’ajouter que le rapporteur public a estimé que la Cour administrative d’appel avait « souverainement constaté que la jeune fille, qui avait accepté de remplacer son foulard islamique par un chapeau ou un béret qui ne pouvaient être qualifiés de discrets, refusait avec « intransigeance et détermination » de retirer ces coiffes malgré les demandes de l’administration. La cour a donc pu en déduire légalement que les conditions dans lesquelles ce couvre- chef était porté « étaient de nature à faire regarder l’intéressée comme ayant manifesté ostensiblement son appartenance religieuse14 ».

12. CE., 4 avril 2014, req. n° 362785, 362788, 362806, 362811, 362813, 362815, 362817, 362819, 362821, Ministre de l’écologie, de l’énergie et du développement durable c. M. Lamblois. 13. CE, 27 octobre 2011, CFDT et al., req. 343 974, 343 973, 343 943. 14. CE, 6 mars 2009, Akremi, req. 307 764.

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Les critères susceptibles de conduire à une discrimination connaissent, donc, un parcours différent dans le prétoire du juge en raison d’autres principes susceptibles d’être opposés. Le juge administratif conservant son ancrage sur les rives de l’égalité, il chemine moins allégrement aux abords de la discrimination.

Dès lors, le justiciable lui-même connaît quelques embûches pour apprivoiser ces critères et les faire fructifier dans le paysage du contentieux.

Une appropriation difficile des critères par le justiciable —

ne double difficulté dans son parcours le conduisant auprès du juge traverse le requérant. Comment apporter la preuve de la discrimination et sur quels critères Ufonder la demande ? Un moyen d’appropriation des critères par la preuve —

e justiciable peut considérer qu’il a fait l’objet d’une discrimination mais pour que le comportement fautif soit sanctionné encore faut-il le prouver. Pour l’éventuel Ljusticiable, rechercher les preuves de la discrimination invoquée constitue un bon moyen de se l’approprier ; d’autant que la difficulté peut encore varier selon la discrimination en jeu. La preuve d’une discrimination syndicale, par exemple, s’avère plus complexe à faire admettre qu’une discrimination fondée sur l’âge. Se pose alors la question d’un régime spécifique en matière probatoire pour l’éventuel requérant victime ou supposé l’être d’une discrimination. D’autant que la recherche de la preuve diffère selon le juge saisi. Dans le domaine administratif, la juridiction dispose d’un pouvoir inquisitorial et évalue la valeur des preuves avancées.

On pourrait imaginer que le principe d’égalité se prêterait mieux aux actes réglementaires, tandis que le principe de non-discrimination serait plus efficace pour lutter contre les actes individuels accusés d’instituer des différences directes ou indirectes de traitement.

122 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

La décision Perreux précise que le mécanisme défini dans son considérant de principe trouve à s’appliquer lorsqu’il est « soutenu qu’une mesure a pu être empreinte de discrimination15 ». En réalité, pour le justiciable cette formulation n’est guère exploitable car en matière d’acte règlementaire, la preuve n’entre pas en jeu et dans l’hypothèse d’une décision individuelle, cette solution n’est pas nécessairement appliquée par le juge. Dans une affaire Lambois, le requérant invoquait l’incompatibilité de la limite d’âge imposée au corps des ingénieurs du contrôle de la navigation aérienne avec les objectifs de la directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 200016. Était ainsi en jeu une décision individuelle, et le Conseil d’État a traité le litige sans que la jurisprudence Perreux ne soit citée. Pour autant, il mène des mesures d’instruction de manière à déterminer si l’âge choisi, 57 ans, pouvait être considéré comme discriminatoire.

Aussi, dans un tel contentieux, il semble aisé d’admettre que ce sont les motifs qui vont faire l’objet d’une intention particulière et ainsi conduire le justiciable à prouver leurs inconsistances. Or, c’est en réalité par l’erreur de droit que le juge administratif est amené le plus souvent à traiter des questions de preuve. Dans le contentieux de l’excès de pouvoir, le juge doit apprécier le caractère fondé du motif allégué par l’administration, pour mettre ou non en évidence une discrimination.

Le juge ne sanctionne donc pas directement la mesure en tant qu’elle est discriminante ou discriminatoire, mais parce que les justifications non convaincantes de cette mesure (c’est-à-dire ses motifs) ne détruisent pas l’invocation de la discrimination. On retombe ici sur la question de l’intention. Pour le juge, il n’est pas question de rechercher si l’autorité a eu l’intention de discriminer, mais simplement si sa décision est juridiquement fondée. Dès lors, peut se poser pour le requérant, la question de la pertinence des modes de preuves. Il ressort de la jurisprudence que les délibérations du défenseur des droits ne constituent pas un élément suffisant de présomption. Certes, le juge s’appuie, parfois, sur ce dernier pour considérer certains faits comme établis.

Parmi les modes de preuve, la méthode comparative est, dans certains cas, utilisée par le juge. L’arrêt Perreux, l’illustre. Ainsi, à l’instar du Défenseur des droits, le juge administratif, se fonde sur des panels de comparaison de carrière. Toutefois, ce mode de preuve peut être inconfortable pour le justiciable lorsque la situation ne se révèle pas comparable selon le juge.

La preuve statistique apparaît, dès lors, comme un support utile à la méthode comparative. Si l’on ne trouve pas de grands arrêts du Conseil d’État en la matière, on peut toutefois noter l’existence de quelques décisions qui apportent des informations se révélant utiles. Dans une décision du Conseil d’État du 25 janvier 2012, le fait que trois des six élèves non autorisés à redoubler soient des personnes handicapées ne suffit pas à démontrer l’existence d’une pratique discriminatoire17. Il y avait certes d’autres éléments qui allaient dans le sens d’une absence de discrimination. Toutefois, cette

15. CE, 30 octobre 2009, Perreux, req. 298 348. 16. CE, 4 avril 2014, Ministre EDDE, Lambois, req. 362 785. 17. CE, 25 juin 2012, M. Bruno, req. 348 269.

123 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

décision permet de s’interroger sur la place que le juge administratif entend accorder à ce que l’on appelle la discrimination systémique ou structurelle. Le juge administratif ne semble pas, en effet, prendre en compte la dimension systémique de la discrimination, ni tenir compte de la vulnérabilité de certaines catégories de personnes.

La question de l’élaboration d’outils de preuve a priori se pose. Il s’agit de doter le justiciable de modes de preuve appropriés afin de démontrer la discrimination. Par exemple, les syndicalistes disposent de tableaux et de statistiques, car il existe une obligation légale des employeurs publics et privés d’établir de tels documents. Ces derniers s’avèrent, ensuite, très utile en matière de preuve.

Devant le juge administratif, les modes de preuve les plus souvent admis sont de nature « matérielle », tel un rapport de conseiller pédagogique responsable du stage d’aptitude d’une candidate à l’agrégation d’éducation physique et sportive, ou encore des témoignages. De manière classique, le juge administratif s’appuie également sur le récit non contesté du requérant et sur des faits constants, pour compléter les preuves matérielles.

Les preuves à produire par le défendeur restent modestes. En effet, la preuve de la discrimination ne se pose pas en matière d’acte réglementaire de la même manière qu’en cas de décision individuelle ou de comportement de l’administration, mais dans l’ensemble des cas, le défendeur n’est pas tenu d’apporter l’absence d’intention de discriminer, ce qui constitue un important avantage. En revanche, il ne peut se contenter de dénier les affirmations du requérant, par exemple, par les affirmations selon lesquelles la requérante n’apporterait pas la preuve de son engagement syndical.

Que se passe-t-il, lorsque le défendeur se contente d’une réponse sommaire. Succomberait-il ? C’est ici qu’intervient alors la troisième étape du raisonnement probatoire : la conviction du juge et, en cas de doute, la mise en œuvre des pouvoirs d’instruction. C’est en effet la grande nouveauté de la jurisprudence Perreux. Le juge administratif se reconnaît enfin la possibilité de demander aux parties de lui fournir tous les éléments d’appréciation de nature à établir sa conviction.

En principe, la mise en œuvre des pouvoirs d’instruction du juge présente deux intérêts. Elle soulage le requérant et permet de lever le doute subsistant. Toutefois, on peut se demander si le système probatoire ne peut pas défavoriser le requérant. En effet, le doute ne profite pas nécessairement au justiciable. Ainsi, dans l’affaire Lambois, à propos des ingénieurs du contrôle de la navigation aérienne, le Conseil d’État a conduit une audience d’instruction et une visite des lieux avant de conclure qu’il n’existait pas de discrimination fondée sur l’âge dans ce cas de la dérogation à la règle générale de départ à la retraite des fonctionnaires. Il est plutôt amusant de constater que la Cour administrative d’appel (CAA) de , en ne sollicitant aucun supplément d’instruction, n’aboutissait pas au même résultat, et relevait l’existence d’une discrimination.

Le requérant devant le juge administratif navigue, en matière de preuve de la discrimination, entre le choix du ou des critères à soulever et la nécessité de démontrer, souvent par des faits matériels. Aussi, le système actuel produit un régime juridique

124 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE de la discrimination complexe visant la recherche de la vérité judiciaire qui demeure, toutefois, toute relative.

Si prouver la discrimination reste un moyen de s’approprier le critère qui la fonde, une difficulté supplémentaire surgit lorsque les critères de non-discrimination se contredisent.

Sur quels critères fonder la demande ? —

e justifiable peut se trouver discriminer sur plusieurs critères, comme l’origine, le lieu de résidence et la religion. Dans de telles hypothèses lequel choisir ? Parfois, Lces critères ne se complètent pas mais au contraire s’opposent. Sur ce second aspect, la perception du destinataire est essentielle. Ainsi, en matière religieuse la situation des femmes peut se trouver en contradiction avec la non-discrimination fondée sur le sexe. Comment appréhender une telle situation ?

Le débat peut se poser en ces termes : faut-il raisonner sur un pied d’égalité entre les critères de discriminations lorsque la personne fait l’objet de plusieurs discriminations ? Comment le justiciable doit-il saisir ces critères ? Cette question fut l’objet d’un avis, hors de l’Union européenne, par le Conseil du Statut de la femme au Canada18. Comment protéger l’égalité entre les hommes et les femmes dans une société multiconfessionnelle sans compromettre la liberté religieuse, donc une discrimination fondée sur la religion ? L’objectif est de trouver une articulation entre le principe de non- discrimination fondé sur le sexe et les revendications de certains groupes s’appuyant sur la non-discrimination en raison de la religion. Ce débat intéresse également l’Europe car la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne comprend un chapitre sur l’égalité composé de plusieurs articles : l’un posant le principe d’égalité entre les personnes, un autre l’interdiction de toute discrimination aussi bien en matière de liberté religieuse qu’en raison du sexe ou de l’orientation sexuelle. S’ajoutent, également des dispositions visant des droits spécifiques comme la diversité culturelle, religieuse, linguistique, l’égalité femmes-hommes. Aucune hiérarchie n’est discernable. Cette position est conforme au droit international dans la mesure où la conférence mondiale sur les droits de l’Homme réunie à Vienne en 1993 a confirmé le principe selon lequel « les droits de la personne sont interdépendants et indivisibles », ils sont donc traités sur un pied d’égalité. La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) confirme, à cet égard, la large capacité d’interprétation du juge national. Toutefois, jusqu’à présent la Cour européenne rejette les arguments fondés sur l’égalité des sexes pour remettre en cause la liberté religieuse. Elle déclare qu’« un État ne saurait invoquer l’égalité des sexes pour interdire une pratique que des femmes revendiquent dans le cadre de

18. Avis du Conseil du statut de la femme du 27 septembre 2007, [http://www.scf.gouv.qc.ca ].

125 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

l’exercice des droits que consacrent (…) l’article 9 § 2, sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux19 ».

L’ensemble du débat se situe dans cette mise en balance d’une part, du choix d’une femme d’appartenir à une communauté religieuse sur le territoire d’un État membre de l’Union européenne protégé par le principe de liberté religieuse et d’autre part, la volonté de cet État d’établir une relation d’égalité des sexes alors que parfois les religions la contestent. Est-ce que le principe d’égalité des sexes doit prévaloir sur la liberté religieuse sachant qu’en principe dans un État démocratique la personne qui s’adonne aux exigences de son culte est libre. Apparaît une caractéristique spécifique : la possibilité d’être l’objet de discriminations multiples en tant que femme et en tant que manifestant sa religion en tant que croyante. De telles situations ne simplifient pas la compréhension du principe de non-discrimination par une éventuelle justiciable.

Pourtant, en cas de litige, une solution prétorienne doit intervenir. D’autant que le débat, peut prendre une autre ampleur si la personne croyante conteste au sein de sa propre religion une inégalité fondée sur le sexe, sachant que le juge n’a pas à se prononcer sur l’interprétation du dogme. Cette situation est parfois qualifiée « d’intersectionnalité de motifs de discrimination interdits ». Comment la justiciable potentielle allie-t-elle ces critères de discrimination ? La réponse, ici, demeure individuelle et repose sur le consentement avisé de la femme. Il est à signaler que le préambule de la convention pour l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes précise qu’elles doivent participer, « dans les mêmes conditions que les hommes à la vie politique, sociale économique et culturelle de leur pays », faute de quoi la discrimination est avérée.

Certes, la conception de la liberté religieuse se comprend notamment comme la liberté d’adhérer ou pas à une croyance et d’y renoncer. C’est le noyau dur, qu’il faut préserver et renforcer. Mais, cette affirmation aussi légitime qu’elle soit peut avoir des effets pervers. En effet, accepter une religion quand bien même elle établit une discrimination entre les sexes, suppose que la femme renonce à un certain nombre de droits, faute de quoi elle ne peut pas vivre sa foi. On atteint, ici, un certain paradoxe dans le respect des droits de l’Homme. Ainsi, au nom de la religion pour laquelle la personne opte, elle doit renoncer à ne pas être discriminée. La liberté religieuse, qui la protège sur le plan de sa spiritualité, lui interdit de revendiquer des droits à l’égalité en tant que femme. Bien sûr, se pose ici la question de la neutralité des États et de leur droit eu égard aux religions. Faut-il faire des choix ? Considérer dans le cas de discriminations multiples que l’égalité des sexes doit hiérarchiquement l’emporter sur la liberté religieuse ? Quel signe susceptible de distinguer les femmes des hommes dans le cadre des religions par rapport à l’autre sexe devient une discrimination ou une atteinte à la dignité humaine ? Cette multiplicité des questionnements rend difficilement perceptibles ces différents critères pour leur destinataire.

19. CEDH, 1er juillet 2014, SAS c/ France, CE-ECHR : 2014 : 071JUD004383511.

126 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

L’idée serait en contextualisant la situation de mettre en balance les différents droits et libertés à protéger afin de trouver une solution équilibrée. Il ne s’agit pas nécessairement de hiérarchiser les droits dont l’entreprise demeure délicate. Ajuster les différents droits et libertés à l’occasion d’un litige permettrait de trouver un équilibre ponctuel. On le voit, de telles situations ballottent le justiciable sur le terrain de la non-discrimination.

Conclusion —

uges administratifs et justiciables tentent de s’approprier les critères de discrimination introduits dans les textes. Le chemin parcouru par l’un et l’autre Jse réalise à un rythme différent. Pour le juge administratif, qui ne trace pas une voie autonome, la discrimination constitue une rupture particulière de l’égalité et peut faire l’objet d’une justification lorsque l’intérêt général est opposé. Pour autant, cette singularité n’aboutit pas à une démarche de non-application des critères. Se dessine une ligne selon la nature du texte applicable et la présence ou l’absence de jurisprudences de la Cour de justice et de la CEDH.

Cette attitude du juge lui permet de ne pas censurer la discrimination positive indirecte instaurée à l’échelle française tout en respectant le raisonnement tenu par la Cour de justice. L’intérêt général constitue une sorte de « voie de sortie », pour certes s’interroger sur un risque de discrimination sans que le juge administratif s’écarte de sa jurisprudence en matière d’égalité. Une telle conclusion doit, cependant, être nuancée car même lorsque le principe de non- discrimination n’est pas explicitement utilisé par le juge, il lui permet parfois de légitimer le contrôle qu’il exerce sur l’administration lorsqu’elle est dotée d’un pouvoir discrétionnaire trop important. Par cette démarche, il demeure, ainsi, en accord avec ses conceptions en matière d’égalité tout en restant fidèle à sa mission de réduction de la part d’appréciation discrétionnaire de la puissance publique. En d’autres termes, le silence gardé par le juge administratif concernant le principe de non-discrimination ne vaut pas non utilisation. Ce recours « silencieux » à ce principe corrobore les analyses sociologiques révélant une distance des juges avec ce concept.

Force est de constater que la route du justiciable pour apprivoiser les critères de non- discrimination est semée d’embûches d’autant qu’ils sont déformés par la vision du juge administratif. Nous ignorons, en définitive, si les pérégrinations de ces critères aux alentours du prétoire de ce juge trouveront une voie médiane susceptible d’assurer l’équilibre entre les droits individuels et l’intérêt général.

127 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

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Multiplication des critères de discrimination : de l’écoute de la personne à la qualification des faits et à la stratégie judiciaire

Emmanuelle BOUSSARD- VERRECCHIA Avocate spécialiste en droit du travail qualification spécifique Discrimination —

130 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

Les avocats sont des passeurs, passeurs d’une parole entre le justiciable, qui a subi ou subit encore une discrimination, et le juge. Nous recevons la parole de la personne discriminée, et nous présentons cette parole d’une certaine manière pour qu’elle soit entendue, ou au moins pour la donner à entendre, par le juge. Autrement dit, notre travail est de raconter une histoire, que nous qualifions juridiquement, une histoire passée au crible du droit, et nous la présentons au juge pour que lui-même dise le droit sur cette histoire. Dans cette communication, j’entends livrer quelques observations empiriques, qui sont issues de mon expérience, et éventuellement de celles de mes confrères ou consœurs qui ont le même type d’exercice que moi, c’est-à-dire tourné vers la défense des salariés et des organisations syndicales, qui ont une sensibilité particulière sur la discrimination, avec lesquels j’échange beaucoup. C’est donc un « nous » collectif que j’utiliserai. Comment manions-nous les critères de discrimination, comment les manipulons-nous ? Et comment émergent-ils au cours de la trajectoire judiciaire, à partir de la réalité vécue par les personnes vers le juge ? Tout d’abord, je partirai de la personne discriminée, de ce qu’elle nous dit, puis j’évoquerai ce que nous faisons en tant qu’avocats, et enfin, ce que le juge peut entendre.

131 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE Que nous dit la personne discriminée ? —

ous sommes face à une situation très frustrante car nous ne voyons qu’une infime partie des personnes qui ont pu ressentir une situation de discrimination. NLe Défenseur des droits l’a évoqué, son étude de 2016 a démontré que 80% des personnes confrontées à une situation de discrimination n’ont entrepris aucune démarche. On ne parle pas de recours judiciaire, mais seulement de démarche, comme de frapper, par exemple, à la porte du Défenseur des droits, notamment lorsque le motif de la discrimination est l’origine ou l’accès à l’emploi. S’agissant de ces deux motifs conjugués, on ne peut que s’inquiéter de l’ampleur du non-recours des personnes concernées. Dans cette étude, les freins évoqués étaient le sentiment de l’inutilité d’un recours, le manque de preuves, le manque de confiance envers la police ou la justice.

Cette population-là, nous ne la voyons pas, ce qui interroge sur sa projection dans notre projet social, avec les deux grandes questions que sont l’accès aux droits et la confiance dans les institutions.

Nous, avocats, qui exerçons dans une certaine optique et d’une certaine manière, avons pour but notamment de ranimer chez ces personnes, qui pourraient se sentir exclues du champ républicain, l’espoir d’un recours utile en traitant la discrimination dont elles font l’objet. Je pense particulièrement au contentieux qui résulte du contrôle d’identité au faciès. Ce contentieux qui vise à montrer que des personnes, appartenant à certains groupes sociaux, issues de l’immigration, résidant dans les banlieues, font l’objet de ce qu’elles ressentent comme un véritable harcèlement policier. Le fait de savoir que cette situation peut être relayée et comprise par une institution judiciaire, est extrêmement important pour nous, puisque par ce moyen, leur participation au pacte républicain est possible. Donc en droit civil et en droit du travail, nous voyons les personnes qui ont un certain espoir et une certaine confiance dans les institutions de la République, et qui ne s’en sentent pas complètement hors champ.

A contrario, un arrêt rendu par la Cour de cassation en novembre 2011 est intéressant1. Il concerne une jeune femme de nationalité cap-verdienne, réduite en situation « d’esclavage » par un couple qui exploitait son travail domestique et familial, et qui a finalement saisi la justice une fois son droit au séjour régularisé pour faire valoir qu’elle avait été maintenue dans des conditions de travail discriminatoires. Il existe donc des personnes qui sont en situation de très grande fragilité au regard de l’accès aux droits et qui, malgré tout, se manifestent. La Cour de cassation a estimé, en approuvant la Cour d’appel, qu’il existait des conditions discriminatoires d’emploi. La Cour d’appel avait en effet relevé que sa qualité d’étrangère en situation irrégulière ne lui avait permis aucune

1. Soc., 3 novembre 2011 n° 10-20765.

132 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE réclamation, ce qui avait entraîné la négation de ses droits légaux et conventionnels, et une situation désavantageuse. La Cour d’appel en a déduit que Mme Z. avait subi en raison de son origine, une discrimination indirecte caractérisée. En l’espèce, c’est un caractère indirect de la discrimination qui avait été proposé au juge.

À ce stade, je me permets une observation à propos de ce que j’ai entendu sur le critère de l’origine, et sur ce que le juge peut faire ou ne pas faire. Sur ce dernier point, je précise que le juge est tenu par les demandes formulées. Si je saisis sur l’origine, je ne le saisis pas sur un autre critère. Si je saisis sur le sexe, il me répondra sur le sexe. Si je saisis sur la discrimination indirecte, il répondra sur la question de la discrimination indirecte. D’où l’importance du travail de qualification que nous avons à faire et l’importance de bien choisir, de façon stratégique, le ou les motifs sur lesquels nous allons fonder l’action, la forme de discrimination qu’on attaque. Le juge ne peut pas répondre à une question qu’on ne lui pose pas, il répond à celle qu’on lui pose.

Quant au fait de privilégier une utilisation du critère « origine » plutôt que les critères de discrimination « race » et « ethnie », il est vrai que nous utilisons plus volontiers le critère « origine ». Je dois vous dire, à titre personnel, que je ne suis pas à l’aise avec les critères « race » et « ethnie ». Si une ethnie, c’est déjà délicat, une race, je ne sais pas ce que c’est. Surtout, nous relayons ce que les gens nous disent d’eux-mêmes, la manière dont ils se définissent dans une situation donnée. Et ils ne disent pas « c’est à cause de ma race » ou « de mon ethnie », ce ne sont pas des mots qu’ils emploient. Le critère « origine » est pour nous beaucoup plus facile à manier, moins agressif y compris pour le juge, et beaucoup plus large, ce qui nous permet de ne pas entrer dans les débats de la prétendue race, si on doit se placer du point de vue de l’auteur ou de la victime.

La construction d’un dossier de discrimination —

onstituer un dossier de discrimination se caractérise par un long chemin, que nous parcourons de concert avec la personne qui s’estime victime de discrimination et Cqui veut agir judiciairement. Nous avons des entretiens qui sont longs, très longs, parce que nous devons à partir de son discours, aller vers la qualification juridique des faits, c’est-à-dire savoir si ces faits constituent ou non un traitement défavorable en raison d’un motif interdit par la loi.

Il ne faut pas se contenter des affirmations de la personne, ni de ses silences, ni de ses certitudes, car elle-même, comme nous tous, est sujette aux stéréotypes. Parfois,

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elle n’ose pas penser certaines choses ou encore elle se focalise sur un motif plutôt que sur un autre ou encore elle oublie certains motifs. Ce sont surtout les effets de la discrimination qu’elle nous expose. C’est aux avocats de prendre le temps de décortiquer la situation pour voir où s’est niché le comportement discriminatoire. Il nous faut faire une chronologie extrêmement précise de ce qui s’est passé, comment s’articulent les faits dans le temps, pour en comprendre la logique. Un fait intervenu à tel moment ne veut pas dire la même chose que s’il est intervenu à un autre moment. La chronologie des faits permet de déduire ou non parfois, un comportement discriminatoire. C’est donc au cours de l’examen des faits que la discrimination est caractérisée. Nous examinons les faits laissant supposer l’existence d’une discrimination pour répondre à l’exigence probatoire.

Les entretiens sont longs car nous devons prêter attention à la personne humaine. Nous savons qu’une discrimination n’est pas que l’atteinte à un droit, c’est aussi une atteinte à la personne, à sa dignité, ce qui génère une particulière charge émotionnelle, que l’on vient déposer, en quelque sorte, sur notre bureau. Nous mobilisons également la notion d’atteinte à la santé, le cas échéant.

Différents cas de figures se présentent.

Certains salariés viennent à nous en soutenant qu’ils sont victimes d’une inégalité de traitement, ou de harcèlement, parfois. Ils disent « ce n’est pas juste, ce n’est pas normal ». Ou encore, « j’ai été licencié, est-ce normal ? », « est-ce que tout a bien été respecté ? Est-ce que c’est bien normal ? ». C’est un sentiment d’injustice qu’ils avancent, pas toujours un critère de discrimination. La détermination du critère de discrimination, pour eux, ne se pose pas à ce stade.

Or, nous, nous savons qu’il y a des situations à risque, que certaines caractéristiques exposent ou prédisposent à un traitement discriminatoire. Nous posons donc les questions qui permettent non pas de faire naître artificiellement un sentiment de discrimination, mais de vérifier s’il n’existe vraiment aucun motif de discrimination source de l’inégalité de traitement allégué. Parfois, ce motif se manifeste assez vite dans le discours, à la suite de nos questions, mais rapidement associé à la phrase « mais je n’ai pas de preuve. Oui, bien sûr, c’est à cause de ça, et c’est parce que je suis ci, je suis cela, mais je n’en ai pas la preuve ». Donc ces personnes-là, même face à un avocat, s’autocensurent. Elles ont prédéterminé leur discours en fonction de ce qu’elles croyaient que nous attendions. C’est donc à nous, avocats, de lever ce frein autour de la preuve, en expliquant quelle est notre charge de la preuve dans le cadre d’un aménagement légal spécifique à la discrimination. Nous reprenons la chronologie, et nous leur expliquons que notre charge de la preuve peut être remplie par la présentation d’une articulation de faits, d’une chronologie de faits, et non pas uniquement par un bout de papier sur lequel l’employeur aurait écrit « je ne vous donne pas cette augmentation parce que vous êtes enceinte… » ou « parce que vous êtes syndicaliste ». Nous estimons avec eux si, en l’état des explications, la preuve contraire (un traitement défavorable sans rapport avec le motif discriminatoire), peut ou non être rapportée par l’employeur.

Si le critère discriminatoire existe et est démontrable, nous devons rechercher s’il y a une relation possible entre le traitement défavorable et le critère. Si nous pensons

134 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE qu’il existe une relation entre un traitement défavorable et un critère de discrimination, nous devons alors permettre à la personne de prendre conscience que le traitement défavorable a un motif.

Je prends ici un exemple. Vient me voir un homme, blanc, jeune, catégorie socioprofessionnelle élevée, travaillant dans une banque d’affaires. Il soutient être victime d’une inégalité de traitement, car il n’a pas le même bonus que les autres salariés, voire au cours d’une année, ce bonus lui a été supprimé, alors qu’il est un excellent salarié, très bien noté, très productif. Je lui ai demandé les entretiens annuels professionnels, les bulletins de salaire, etc., qu’il m’a apporté au second rendez-vous. J’ai examiné l’ensemble des documents, et constaté à partir des premiers éléments de comparaison qu’il avait pu rassembler que ce qu’il m’avait initialement exposé était exact, tant pour ce qui concerne la reconnaissance de l’excellence de son travail que l’inégalité de traitement dont il avait fait l’objet. Toutefois, je n’arrivais pas comprendre ce qui justifiait cette inégalité de traitement. Si bien que lors du troisième rendez-vous, où nous devions décider de l’action prud’homale, je lui ai demandée plus explicitement, où était le problème de fond. Il m’a répondu que c’était peut-être parce qu’il était homosexuel. C’est la première fois qu’il évoquait son orientation sexuelle. Sur mon interrogation, il m’a indiqué qu’alors que son homosexualité avait été au fil du temps découverte par ses collègues, qu’il avait reçu d’un nouveau supérieur hiérarchique des courriels stigmatisant son homosexualité, moqueurs, humiliants ; et ce, dans un contexte de réduction des effectifs. Bien qu’en possession de toutes les preuves, il n’avait pas pu ou voulu imaginer relier l’inégalité de traitement à son orientation sexuelle. Le Défenseur des droits est intervenu à l’audience2 et nous avons pu obtenir la condamnation de cette banque sur le thème de l’orientation sexuelle3. Tout un travail avait donc été nécessaire en amont, pour que nous arrivions à la détermination de ce critère, dont pourtant cet homme connaissait très bien l’existence.

Il m’est arrivé aussi d’être convaincue d’un motif de discrimination après la saisine d’un conseil de prud’hommes. Un homme vient me voir, 55 ans environ, salarié d’un établissement public (EPIC), en me disant qu’il est victime d’une inégalité de traitement. Il avait un nom et un prénom à consonance maghrébine très marquée, il était Français et né sur le territoire français métropolitain. Nécessairement, je lui ai demandé s’il pensait que l’inégalité de traitement dont il était victime dans son évolution professionnelle avait pour motif son origine maghrébine et il a répondu négativement. Dans le cas inverse, j’aurais saisi le Conseil des prud’hommes pour une discrimination à raison de l’origine et non pas sur le fondement de l’inégalité de traitement. Pour vérifier l’inégalité de traitement, j’ai réclamé et obtenu une décision ordonnant à l’employeur de communiquer les informations d’un panel défini de comparants. En effet, il est possible de solliciter une ordonnance au titre des mesures d’instruction pour mettre en état les dossiers dès ce stade. En matière d’évolution professionnelle, nous sollicitons souvent un panel de comparants, des personnes qui sont rentrées à peu près dans les mêmes années, qui ont les mêmes caractéristiques pour ce qui concerne le niveau de formation, d’ancienneté, etc. En analysant le panel, j’ai compté les noms des personnes à

2. Décision MLD 2016-171. 3. Paris, 22 septembre 2016, n° 14/07337.

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consonance maghrébine ou étrangère. Je soutiens que l’on a le droit de compter quand il s’agit d’établir l’existence d’une discrimination. Je me suis aperçue que toutes les personnes, dont le nom était à consonance maghrébine, étaient « en queue de peloton » et n’avaient pas connu la même évolution professionnelle que leurs collègues aux noms bien français. Constatant cet état de fait, j’ai établi des conclusions en soutenant une discrimination liée à l’origine. Comme cet homme m’avait indiqué le contraire, j’ai pris toutes les précautions pour lui faire part de l’option que j’avais prise, en lui adressant mes conclusions. Finalement, après lecture, il m’a dit qu’il avait toujours pensé que son diplôme universitaire le protégeait d’une discrimination en raison de son origine, qu’il n’avait pas osé s’avouer que son origine « le rattrapait ». Certaines discriminations ne peuvent donc être révélées qu’avec des statistiques. Si nous étions restés sur le fondement de l’inégalité de traitement, nous aurions peut-être résolu le problème d’un point de vue judiciaire, mais nous serions passé à côté d’une réalité.

D’autres salariés ont une idée parfaitement claire de la raison pour laquelle ils subissent un traitement défavorable. Les motifs dont nous sommes saisis le plus souvent sont le sexe, avec toutes ses déclinaisons (maternité, grossesse), l’appartenance syndicale, l’origine, la santé et le handicap.

En France, le motif syndical a émergé en premier, probablement grâce à l’effet de nombre et de groupe, c’est-à-dire être plusieurs à subir le même sort et pouvoir le partager et ainsi faire émerger plus rapidement la conscience d’être discriminé ; et ce, même si l’on bénéficie a priori du statut d’élu qui est censé « protéger » contre le licenciement. En réalité, les études démontrent que les salariés élus et syndiqués sont des salariés « exposés ». Quoiqu’il en soit, les études démontrent là encore qu’un des freins les plus importants à l’action judiciaire des salariés dans l’emploi, est la crainte des représailles ainsi que celle de perdre son emploi. Cette crainte est d’ailleurs tout à fait justifiée. Au contraire, la discrimination pour les autres motifs laisse le plus souvent les victimes seules face à leur employeur, car l’accompagnement des organisations syndicales n’est pas encore massif. J’observe néanmoins une nette amélioration de l’investissement des organisations syndicales dans le traitement des autres motifs dans l’emploi, grâce notamment à l’expérience acquise des militants relative à leur propre discrimination.

Les motifs liés à l’état de la personne ont émergé au milieu des années 2000, avec l’instauration de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), qui a joué un rôle important dans la diffusion de l’idée que l’on pouvait se plaindre du fait d’avoir été discriminé. J’ai à vrai dire beaucoup regretté la perte de visibilité que donnait une institution dédiée exclusivement à la lutte contre les discriminations. Certains motifs liés à l’état des personnes agissent à bas bruit, c’est-à-dire avec des effets faibles, tolérables ou jugés tolérables. Nous sommes alors saisis par les personnes au moment des « pics de discrimination ». C’est typiquement le cas des femmes pour lesquelles les problèmes principaux se trouvent autour de la maternité – celle-ci restant une situation à haut risque pour leur contrat de travail –, et de l’accès à certains niveaux promotionnels. Sur la question du « plafond de verre », un arrêt de 2013 de la chambre sociale de la Cour de Cassation4 démontre bien que cette discrimination à bas bruit, pour un salarié homosexuel, avait connu son pic quand il s’agissait d’accéder au grade

136 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE de sous-directeur, au sein d’une banque. Ce salarié avait passé des certifications lui permettant de postuler à un poste de cette qualification. Cependant, malgré de nombreuses postulations et de nombreux postes ouverts, il n’avait jamais pu y être nommé, dans un contexte professionnel démontré comme homophobe à l’époque des faits. La banque a donc été condamnée pour discrimination, car elle n’avait pas permis à cette personne d’accéder au poste de sous-directeur. C’est donc bien à certains moments ou à certaines occasions de la vie professionnelle que les motifs de discrimination prennent toute leur ampleur. Les critères récents ont-ils changé la donne pour l’avocat ? —

ous en sommes à vingt-cinq critères, un par an depuis 2012. Cela permet- il un développement du contentieux, une prise de conscience ? Est-ce un Nélargissement des droits, comme nos hommes et femmes politiques nous l’ont présenté ? À vrai dire, nous n’avons pas été saisis sur les nouveaux critères. Cependant il y a sûrement des effets. Un nouveau critère permet peut-être d’énoncer une situation jugée anormale. Mais l’effet d’annonce a-t-il été suffisamment efficace pour que les nouvelles situations soient traitées ? Par exemple, pour le critère de domiciliation bancaire, a-t-il permis aux étudiants ultramarins d’obtenir les emprunts auxquels ils avaient droit ? Nous sommes perplexes devant la multiplication de ces critères, d’autant plus que déjà auparavant, certains critères pouvaient paraître comme redondants. Je n’ai jamais compris pourquoi il avait fallu une loi pour introduire un critère lié à l’état de grossesse et il en va de même pour le critère maternité, alors qu’ils sont indéniablement liés au sexe. La multiplication des critères ne rend pas la loi plus lisible, elle risque d’affaiblir les critères existants en établissant des critères trop étroits et trop précis. Le risque est de restreindre l’appréhension des phénomènes discriminatoires aux seules situations très précisément prévues par la loi. Or il nous faut être imaginatif, car à trop détailler, on ne permet pas à la loi de s’adapter à la réalité des situations discriminatoires.

Je vous donne un exemple tiré d’un arrêt récent de la cour d’appel de Colmar5, exemple d’imagination juridique et de la manière de travailler la plasticité des critères de discrimination. Il s’agit d’un salarié d’origine étrangère, de confession musulmane, embauché comme serveur par une clinique. Il s’est formé au cours de l’exécution de son contrat de travail et est devenu infirmier. Il postule alors à des postes d’infirmier au sein de la clinique. Il existe plusieurs centaines de postes et précisément 611 embauches d’infirmiers par cette clinique au cours de cette période, alors que lui-même n’obtient aucun poste d’infirmier. Il proteste et son avocate saisit la juridiction sur trois motifs discriminatoires : son origine socioprofessionnelle, à savoir son statut initial de serveur, mais aussi, précise l’arrêt, en raison de son origine ethnique6 et enfin son

4. Soc. 24 avril 2013 n° 11-15204. 5. Colmar, 28 septembre 2017 n° 15/00201. 6. À noter que l’article L1132-1 du Code du travail mentionne le critère origine sans autre qualificatif.

137 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

appartenance à la religion musulmane. La cour fait l’analyse des faits et conclut au fait que les éléments matériellement établis par le salarié, pris dans leur ensemble, laissent présumer une discrimination « … tant à raison de son origine extra-européenne que de ses convictions religieuses et de l’origine de son embauche en qualité de plongeur au service de restauration de l’établissement ». Trois critères sont donc mobilisés, avec des précisions contextuelles pour chaque critère. Effectivement le critère « origine » ne dit pas si l’origine est sociale, prétendument raciale, etc. C’était une manière d’appréhender la réalité que d’invoquer le critère de l’origine socioprofessionnelle, ce salarié ayant été embauché originellement en sa qualité de serveur, et en étant affecté par d’autres critères également, qui étaient son origine étrangère et sa religion.

Le critère « mœurs » est également intéressant car il permet de recouvrir nombre de situations. Les mœurs, ce sont les habitudes de vie, sans connotation sexuelle aujourd’hui puisque nous disposons d’un critère spécifique sur l’orientation sexuelle. Par exemple, j’ai proposé au juge de qualifier de discrimination à raison des mœurs une inégalité de traitement fondée sur l’habitude d’un salarié de refuser les activités extra- professionnelles avec ses collègues, et qui de ce fait, était mal noté dans son évaluation professionnelle sur la base d’un critère d’évaluation du caractère « fun » du salarié.

Je soutiens donc qu’à multiplier les motifs discriminatoires, on nuit à leur plasticité en les enfermant dans une acception trop étroite, et on divise leur efficacité juridique et sociale. Multiplier n’est pas rendre le droit plus effectif quand on voit la résistance à laquelle on fait face dans les prétoires. C’est une forme de démagogie et de paresse intellectuelle de la part du législateur, car de ce fait on ne s’interroge pas sur la cause des discriminations. Par exemple, pour le critère « domiciliation bancaire », en combinant des critères existants, on pouvait aboutir à qualifier cette situation discriminatoire. Cependant, l’émergence de certains critères était nécessaire, je pense par exemple à « santé » et « handicap » dans les années 1990, qui faisaient suite aux années Sida, ou à la visibilité accrue de la pauvreté par le critère de particulière vulnérabilité économique. Moralement, ce critère est justifié et l’on connaît les investissements des associations sur le sujet. Mais l’efficacité judiciaire va être faible, car dans le champ de l’emploi, ce critère vise parmi les pauvres, qui ont des difficultés d’accès au droit, seuls ceux qui ont un emploi. De plus, les conditions sont extrêmement exigeantes. Il faut caractériser la vulnérabilité, elle doit être particulière, elle ne peut résulter que de la situation économique, le caractère doit être apparent. Et quel niveau de preuve va-t-il être exigé ? Ce critère complexe dans son usage et dans sa mise en application nous montre en tout état de cause qu’on ne peut pas se passer d’un juge humain, en vibration avec la réalité sociale.

138 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE Quel est l’impact de cette multiplication des critères sur le rôle de l’avocat ? —

omme je l’exposais précédemment, l’avocat passe les faits au crible de la qualification de discrimination : il s’agit de convaincre le juge que les éléments Cde fait présentés laissent supposer une discrimination. Il est parfois nécessaire d’apporter la preuve de la connaissance du motif discriminatoire par l’auteur du fait. Le cheminement probatoire impose alors à l’auteur du fait de démontrer que le traitement défavorable est sans rapport avec le motif discriminatoire. Sans cet aménagement de la charge de la preuve, la victime ne pourrait pas faire valoir son droit à la non-discrimination.

La stratégie judiciaire est fonction de ce que nous projetons et que le juge peut entendre.

Existe-t-il des motifs plus plaidables que d’autres ? Oui, je ne parle pas de la justification plus facile ou plus autorisée que d’autres, mais de motifs plus opérationnels.

Nous avons construit la jurisprudence sur le motif de la discrimination syndicale, qui est un motif désormais assez confortable pour nous. L’activité syndicale dans les entreprises est une activité suscitée par la loi, une liberté de la personne et une liberté d’opinion, qui plus est exercée dans un contexte législatif incitatif. La discrimination est vite apparue aux yeux des juges comme contradictoire avec cette incitation légale.

Pendant que nous construisions ce droit de la discrimination, la tendance était de rester sur ce motif-là, même en présence d’autres motifs, pour sécuriser le contentieux. Je pense par exemple au dossier d’une femme ingénieure dans la métallurgie et syndicaliste, au tout début des années 2000, où je suis délibérément restée sur le motif de la discrimination syndicale plutôt que d’intégrer une discrimination sexuelle dont pourtant elle était également probablement l’objet, parce qu’il était préférable à l’époque, de ne pas fragiliser le contentieux de la discrimination avec un motif plus sujet à reproduction des stéréotypes y compris de la part du juge.

Quant à la question de la discrimination multiple, elle commence à être audible par le juge, des arrêts portent maintenant sur des discriminations successives et/ou cumulatives. Seule une chronologie précise peut nous permettre de comprendre la situation de discrimination multiple. C’est le cas, classique, des femmes qui se plaignent de faire l’objet d’une discrimination en raison de leur sexe ou situation de famille, et qui parce qu’elles ne sont pas entendues se syndicalisent de ce fait. Vient s’ajouter une discrimination syndicale à une situation déjà dégradée.

139 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 DEUXIÈME PARTIE

Si on tait certains critères, on ne comprend pas la situation. Même si un critère est moins documenté, il est préférable de l’évoquer. Cependant, certains contentieux sont encore délicats, je pense par exemple aux discriminations dans le cadre des contrôles d’identité, sont-ils des contrôles liés à l’origine, combinés avec l’âge (des jeunes), l’apparence (la capuche, la manière de se tenir), le lieu de résidence, etc. ? Tous ces motifs devraient- ils être évoqués dans une stratégie contentieuse ou non ? Ne resserre-t-on pas trop le contentieux à multiplier les critères de discrimination ?

Enfin, qu’entend le juge ? —

ien ou quasiment rien en ce qui concerne les conseils des prud’hommes de la région parisienne en formation paritaire en matière de discrimination, quel que Rsoit le motif, ce qui laisse penser à un refus systématique, politique, de la part des conseillers patronaux d’entrer dans la discussion sur l’existence des discriminations dans les entreprises. Un tel refus est vécu comme une grande violence par les personnes en situation de discrimination, et mine la confiance dans l’institution judiciaire. L’appréciation est donc laissée aux juges professionnels en appel. En réalité, sauf départage, nous perdons un degré de juridiction. Les victimes de discrimination le sont donc encore dans l’approche judiciaire qui est faite de leur cas, ce qui pose un sérieux problème. Dès lors, il faudrait des statistiques pour en reconnaître l’ampleur. Je précise que la situation en province est différente puisque nous obtenons souvent dès la formation paritaire de meilleurs résultats.

Le contrôle léger de la Cour de Cassation sur l’appréciation des faits et l’appréciation souveraine attribuée aux juges du fond sur la justification par l’employeur, autorisent une grande hétérogénéité des arrêts de la Cour d’appel. En revanche, le contrôle de la Cour de cassation est assez strict sur le mécanisme probatoire.

Pour conclure, je pense que s’il ne faut pas avoir d’attente excessive envers le droit de la discrimination, il faut néanmoins examiner, dans un contexte de durcissement des relations de travail et d’aggravation des inégalités, quelle mobilisation est possible du droit de la discrimination et particulièrement de la notion de discrimination indirecte. Mais nous ne pourrons pas traiter ainsi toutes les inégalités créées par un contexte juridique et législatif qui se dégrade en termes de protection des salariés.

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Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE — LA LISTE DES CRITÈRES PROHIBÉS, ENTRE DISCRIMINATIONS MULTIPLES ET DISCRIMINATIONS INTERSECTIONNELLES

The anti-stigma principle-centralising intersectionality in the theory of anti-discrimination law

Iyiola SOLANKE Professor, Chair in EU Law and Social Justice, Centre for Social Justice of the School of Law, University of Leeds — 142 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

Thank you for inviting me to contribute to this Symposium on discrimination law. My comments focus on ideas in my latest book, Discrimination as Stigma (Solanke, 2017), where I try to set out a new way of thinking about anti-discrimination law as a public health issue.

here were three main motivations for embarking upon this ambitious task. Many years ago when I taught Discrimination Law a white male student from Tthe local area had asked why he would not be protected from discrimination if a local employer refused to hire him because he supported the wrong local football team. The question, given the expansion of grounds of protection in anti-discrimination law, was not and remains difficult to answer. As this was an important issue for him, it would be insufficient, insensitive and perhaps even create a feeling of resentment to reply that discrimination law did not consider this an important problem. An answer to this question is also necessary because if future generations do not understand the logic of anti-discrimination law – why it is designed as it is – what future will it have? A key objective of my book was therefore to identify a logic for the categories in anti- discrimination law, so as to be able to explain how lawmakers decide who will enjoy legal protection from discrimination and who will not.

The second motivation came from more recent reflections upon an article that I wrote in 2005, after a period living as a researcher in Germany, where I experienced the racial homogeneity of the legal profession. The article, entitled ‘Where are the black lawyers in Germany’, argued that this homogeneity was due to the absence of a robust anti- racial discrimination law and policy in Germany. I concluded that if Germany had similar laws and policies to those that exist in the UK, the situation might be different (Solanke, 2005: 179-188). However, I was forced to reflect on the effectiveness of anti-racial discrimination law in the UK when in 2017 I started a project looking at the number of black female professors in the UK: out of 18,000 only 350 are black – why is this so, after 50 years of race equality law? I was forced to reconsider whether my conclusion in 2005 was wrong, as institutional racial discrimination seems to have endured in the UK.

143 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

The final motivation for the book issue was intersectional discrimination. I had previously explored the difficulty to understand and operationalize this concept – to date there is no legal remedy for this kind of discrimination in Europe. As a brief reminder, intersectional discrimination arises where the forms of discrimination cannot be separated into distinct grounds. The seminal case is DeGraffenreid, where a group of black women at General Motors argued that they had suffered discrimination that differed from white women and from black men1. General Motors (GM) was one of the largest employers in St Louis, where 22% of the working age population were black women and yet GM employed only one black woman as a janitor. The employment of black women increased slightly throughout the 1970s but lapsed again to just one janitor as a result of the recession in 1974. The employment of white women and black men meant that a sex or race discrimination claim would fail. The only way to access a legal remedy was to argue that they were discriminated against specifically due to their status as black women. Similarly in Jeffries2, sex or race alone was not the problem – the post withheld from Jeffries had been occupied by a white woman as well as a black man. The discrimination that she faced arose from the intersection of race discrimination and sex discrimination. DeGraffenreid lost her claim – the Court stated that she sought a ‘super- remedy’ which would ultimately destabilise anti-discrimination law by creating an unforeseeable number of unpredictable categories. Jeffries also failed initially but upon appeal her case was referred back to the lower court with an instruction to consider the intersectional aspect of the claim.

So to summarise, in Discrimination As Stigma, I try to tackle these three issues: how to explain the logic of anti-discrimination law, how to make it more effective to tackle institutional racism, and how to create a legal remedy for intersectional discrimination.

The Logic of Anti-Discrimination Law —

eflection upon the first issue raised the question of the creation of categories – how are these determined? The legislative papers from 1960s Britain, when Rthe Race Relations Act 1965 was under discussion, suggest that the idea of immutability was central – it was thought that law should only protect people suffering

1. US District Court for the Eastern District of Missouri, May 4, 1976, Emma DeGraffenreid et al. v. General motors assembly division, St Louis, a corporation, et al., N°75-487 C (3), 413 F. Supp. 142 (ED.Mo.1976). 2. US District Court for the Southern District of Texas, January 11, 1977, Jeffries v. Harris County Community Action Ass’n, 425 F. Supp. 1208 (SD Tex. 1977).

144 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE discrimination on the basis of characteristics over which they had very little or no control such as race or skin colour. This approach meant that religion, viewed as a choice of the individual, did not qualify for protection. Immutability was likewise invoked and remains important in United States anti-discrimination law. For example in Weber, the US Supreme Court stated that ‘strict scrutiny’ is required if the discrimination is based on an attribute that the individual cannot change3.

However, cases such as Rogers on dress codes illustrate the limits of immutability. Rogers was a long-term employee of American Airlines who wore her hair in braids4. When American Airlines changed its dress codes to prohibit the wearing of braids. Rogers brought a complaint of unlawful discrimination but was rebuffed by the Court: there was no immutability as braids could be un-braided thus the hairstyle could be changed without much difficulty. An afro was seen as immutable, but braids not.

The logic of immutability also results in blind spots in the law – it precludes, for example, a legal prohibition of discrimination on the grounds of weight, even though this form of discrimination is increasing around the world. For example, in the USA weight discrimination increased by 66% between 1996 and 2006. Weight is consistently considered an attribute which individuals can control thus not eligible for legal protection. Immutability therefore prevents the use of law to protect all groups suffering discrimination.

Beyond these specific issues, there is a norm lurking behind the logic of immutability that problematises the attribute itself, as a trait that the individual possesses through the cruel hand of fate; offering protection through law is an attempt to ameliorate fate and repair any damage that arises but only because the trait is not the individual’s fault. This way of thinking perpetuates the idea that the trait (eg skin colour) is indeed abnormal, that the trait per se is a problem (even if we agree to use law to protect the individual from its consequences). This abnormalisation of the trait not only undermines the overall goal of anti-discrimination law but also contributes to enduring inequality. Furthermore, it leads to the situation where it is a social taboo to discuss the attribute – for it is rude to see and mention it. Those who do so are themselves accused of creating and even perpetuating the problem. When anti-discrimination activists are silenced, discrimination can continue with impunity.

The limited effectiveness of anti-discrimination law can also be attributed to immutability. This approach requires an individual to complain about the way that they have been treated, usually by an individual organisation (eg. an employer or service provider). An individual with sufficient resources (personal, financial, legal) may be able to win her case, but this does not prevent the same organisation, or indeed any other, from treating another - perhaps less well resourced - individual in the same way. The individualistic approach to combating discrimination may therefore work for some individuals but does little to ensure that discrimination does not endure.

3. US Supreme Court, June 27 1979, United Steelworkers of America v. Weber, N°78-432, 443 US 193 (1979). 4. US District Court for the Southern District of New York, December 1, 1981, Rogers v. American Airlines, INC., 527 F. Supp. 229 (SDNY 1981).

145 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE Intersectional Discrimination —

hy is intersectional discrimination difficult to remedy through anti- discrimination law, especially in the British context where statutes have Wdeveloped over the last 50 years covering race, age, gender, disability? The problem begins with the fact that anti-discrimination statutes have historically been mutually exclusive: claimants were forced to choose one ground of discrimination or another – there was no scope for a multiple claim before the arrival of the concept of intersectional discrimination. In Europe, however, we subsumed the idea of intersectional discrimination into the idea of ‘multiple discrimination’.

Multiple discrimination is not intersectional discrimination. Multiple discrimination has two forms: additive and cumulative. It can be additive, for example in Nwoke when a black women applicant to the Government Legal Service (GLS) suffered discrimination because of her race (even lower qualified white applicants were offered a job) and sex (male applicants were treated more favourably)5. Alternatively it can be cumulative, as in Al Jumard, where the employer discriminated against Mr Al Jumard on grounds of race and disability on separate occasions over a period of a few months6. In both of these situations, the complainants had to prove discrimination on each of the grounds raised. Multiple discrimination can therefore be addressed within the current legal framework – evidence can be presented to prove each ground thus there is no need to change the existing structure of anti-discrimination law.

In contrast, intersectional discrimination focuses on discrimination that cannot be captured by any single ground. Intersectional discrimination arises where the grounds cannot be separated because there is a synergy between them. Just as when tin added to copper creates bronze (not ‘tinper’), or when red mixed with yellow produces orange, an intersectional case does not simply add attributes together but acknowledges creation of something with a new quality. In the paradigm case mentioned above, DeGraffenreid, the complainants argued that in the face of ongoing effects of slavery and post-war ‘Jim Crow’ practices, a synergy of their race and gender created an experience of discrimination that differed from both black men and white women.

The power of intersectional discrimination is that it highlights blind spots in anti- discrimination law by looking at this law from a vantage point of inequality. It forces adoption of a different point of view, so as to dislodge the norm of the heterosexual white male, and anchors this at the centre of anti-discrimination law. The purpose of Crenshaw (1989), and those critical race theorists and feminists before her, was to centralize the experience of black women in their role from slavery to the modern day

5. Nwoke v. Government Legal Service and Civil Service Commissioners, [1996] IT/43021/94. 6. Al Jumard v. Clywd Leisure Ltd, [2008] IRLR 345 EAT.

146 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE in the global capitalist economy. Intersectionality does not therefore create a new group identity but aims to centralize the cumulative experience of an oppressed group in anti- discrimination law. Intersectional discrimination is therefore an invitation to view anti- discrimination law from a new philosophy of inequality.

The anti-stigma principle: centralising intersectionality in anti-discrimination law —

onsideration of these three challenges brought me to the conclusion that anti- discrimination law needs a new logic, one that offers a clear rationale to determine Cthe personal scope of protection, goes beyond the paternalistic individualism inherent in immutability and incorporates the synergy necessary for intersectionality so as to operationalise the philosophy of inequality. In my book, I suggest that this could be done using ‘an anti-stigma principle’ (ASP). The ASP could serve as an alternative logic to the design of anti-discrimination law.

Stigma is not a new idea – as I demonstrate in the book, it is sometimes used by judges and lawyers in different jurisdictions, but it is rarely used in a consistent way. Scholars such as Robin Lenhardt and Glenn Loury have suggested that stigma be used by courts to understand the endurance of racism. Loury uses stigma rather than discrimination to ‘probe beneath the cognitive acts of individuals and investigate the structure of social relations within which those individuals operate’. Like Loury, Lenhardt defines racial stigma as a problem of negative social meaning, of “dishonorable meanings socially inscribed on arbitrary bodily marks [such as skin color], of ‘spoiled collective identities’. To be racially stigmatized is to become ‘a disfavored or dishonored individual in the eyes of society, a kind of social outcast whose stigmatized attribute stands as a barrier to full acceptance into the wider community.’ It is, as Loury puts it, to be ‘consigned to a social netherworld.’ Lenhardt argues in her article on ‘the mark’ that racial stigma, rather than intentional discrimination, is the main source of racial harm in the USA and should thus be the focus of equality jurisprudence.

Her definition builds upon the ‘face-to-face’ idea of stigma introduced by Erwin Goffman (1963). Goffmans individualistic approach highlighted people as the transmitters of stigma and as a consequence the ‘social’ aspect of cognition became under-theorised in mainstream studies of stigma. Over the last few decades, this

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behavioural version has been replaced by a more structural understanding of stigma as a process of disempowerment leading to discrimination. In 2001, psychologist Bruce Link and sociologist Jo Phelan created the concept of ‘structural stigma’. Structural – or institutional – discrimination does not arise from individual actions, but from ‘accumulated institutional practices’ that work to the disadvantage of minority groups. These practices do not require overt action but can arise from covert omission – for example, when medical practitioners are neither trained to treat nor encouraged to practice specific ailments, such as mental health or HIV/AIDs, because these conditions are stigmatised.

Link and Phelan present the process as a schema comprising five elements that trigger stigma when they converge. Power is central in this process, which as seen below includes labelling, stereotyping, ‘othering’ (division between groups), loss of social status and finally discrimination:

Labeling Stereotype

STIGMA Discrimination Division Us vs. Them

Lose Social SOCIAL POWER Status Diagram freely inspired from Bruce G. Link and Jo C. Phelan, « Conceptualizing Stigma », Annual Review of Sociology, Vol. 27 (2001), pp. 363-385. The anti-stigma principle is based on this approach to stigmatisation as a social process of disempowerment. Discrimination is understood a product of stigmatisation – when these elements co-occur in a power dynamic, discrimination occurs. According to the approach, discrimination is a collective process because the elements go beyond actions by individuals to include society.

The anti-stigma principle is activated through the application of ten questions that can be systematically used to assess whether an attribute should be protected by anti- discrimination law. These questions are as follows:

• Is the ‘mark’ arbitrary? Does it have some meaning in and of itself? • Is the mark used as a social label? • Does this label have a long history? How embedded is it in society? • Can the label be ‘wished away’? • Is the label used to stereotype those possessing it? • Does the stereotype reduce the humanity of those who are its targets - does it evoke a punitive response?

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• Do these targets have low social power and low interpersonal status? • Do these targets suffer discrimination as a result? • Do the targets suffer exclusion? • Is access to key resources blocked?

If all ten questions are answered in the affirmative, under the anti-stigma principle, the issue would be eligible for protection under anti-discrimination law. The principle therefore attempts to provide a coherent logic to anti-discrimination law that can explain why, for example, weight would be a protected ground but tattoos are not.

There are at least four potential advantages to the anti-stigma principle. First, as stigmas can travel alone or in groups, the anti-stigma principle can create categories that go beyond the single dimension logic - intersectional discrimination with its complexity would be a fore-thought instead of an after-thought, enabling anti- discrimination law to tackle both intersectional and single dimension discrimination. Second, as stigmatisation centralises the disempowered, the anti-stigma principle disrupts discrimination law by placing the oppressed at the centre of anti-discrimination law. It embeds a philosophy of inequality for anti-discrimination law. The anti-stigma principle could therefore be the starting point for the creation of categories, ‘founded not on an ideal of neutrality, but on the reality of oppression’ (Matsuda) both historical and contemporary.

Third, because stigma stresses social meanings, the anti-stigma principle highlights the role of society in the perpetuation of discrimination – stigmas are socially constructed and maintained thus society has a core responsibility for them. The anti-stigma principle does not ignore the social: it highlights social power. This is important because silencing the social aspect of discrimination leads to responses that tackle symptoms but overlook important sources and causes of discrimination. Finally, because the source of stigma is the social environment rather than an individual, public action is a norm under the anti-stigma principle – while positive action is already a concept in anti- discrimination law, it tends to be used as an exception.

Stigma and Public Health —

tigmatisation is a multi-level process – it can take place at the public, the institutional, the interpersonal and the individual level. The ‘public’ is that space – Sreal or virtual - where people meet for any range of activities. This can be a park, a pub, an office, a place of worship, public transport, a cemetery, a shopping mall, or even an airplane. Most models of stigma in public health research direct attention to the

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‘public level’ as the source of stigma: stigma enacted at all other levels is rooted in the public or social context within which the interaction occurs. Without this context, there would be no social meaning affixed to attributes, statuses and conditions. Arguably, if stigma is weakened at the public level, discrimination will reduce at the other levels.

Public stigma refers to the meanings that prevail in these spaces, that are given force and traction in this sphere. It can be defined as a collective negative reaction that confers lower social status and power to those who possess the stigmatized attribute. No single person is responsible for public stigma, yet it resides ‘in the air’ invisibly polluting the environment for groups and individuals, who due to stigma are invisible or deliberately make themselves invisible. Guinier and Torres use the image of a miner’s canary to explain the unseen harm that lurks in the environment:

"..Miners often carried a canary into the mine alongside them. The canary’s more fragile respiratory system would cause it to collapse from noxious gases long before humans were affected, thus alerting the miners to danger. The canary’s distress signaled that it was time to get out of the mine because the air was becoming too poisonous to breathe. Those who are racially marginalized are like the miner’s canary: their distress is the first sign of a danger that threatens us all […] One might say that the canary is diagnostic…" (Guinier and Torres, 2002 : 11-12)

Public stigma can be compared to these poisonous gases that hang ‘in the air’ – although invisible, they are damaging and potentially deadly. Psychological research suggests that public stigma can damage persons independent of interaction, as Steele demonstrates in his study of ‘stereotype threat’. Law may be designed to tackle stigma but if culturally embedded stigma will continue to exist, acting as an invisible backdrop to everyday discrimination.

Invisibility makes stigma difficult, but not impossible, to tackle. Like a virus such as the flu, public stigma must be tackled if discrimination is to be effectively challenged. It is therefore instructive to consider how public health viruses are effectively tackled. In order to effectively contain a virus, action must be taken at the individual, interpersonal, institutional and public levels. For example, in order to combat an outbreak of flu, action must be multi-level and joined up, focusing on the public as well as the individual: an outbreak cannot be contained by treating just one or the other - individuals must take medication, action is taken to prevent transmission, institutions are sanitised and public education campaigns are undertaken. The same applies to discrimination – prosecution of individuals is not enough to tackle enduring discrimination. The stigma that ‘hangs in the air’ informing individual acts of discrimination must also be addressed at the institutional and social level to prevent and correct transmission.

150 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE Conclusion —

As put in the title of a paper, the stigmatized are ‘belittled, avoided, ignored and denied (Ilic et al). Tackling discrimination as stigma can create an anti-discrimination law that centralises intersectional discrimination as a norm of anti-discrimination law, and thus addresses institutional and social discrimination alongside interpersonal discrimination. In addition, discrimination as stigma can offer a range of vantage points from which to address the ongoing challenge of discrimination. This can be done in a way that is flexible but not flaccid and also responsive to the contemporary ways in which individual, institutional and organisational acts of discrimination occur. Consequently, the anti- stigma principle makes social and environmental action to combat discrimination a necessity rather than an option. It offers an opportunity to think about discrimination as a ‘virus’ and adopt the multi-level and multi-institutional strategies used by public health specialists in the field of anti-discrimination law.

Références bibliographiques

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151 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

L’inflation législative des motifs illicites de discrimination : essai d’analyse fonctionnelle

Gwénaële CALVÈS Professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise Membre du collège « Lutte contre les discriminations et promotion de l’égalité » du Défenseur des droits —

152 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

La multiplication des motifs illicites de discrimination, qui en droit français revêt un tour inflationniste (Calvès, 2017), s’observe dans la plupart des ordres juridiques. Notre propos ne consistera pas ici à inventorier les ressorts d’un tel phénomène. Ils sont sans doute multiples, et variables d’un pays à l’autre. Nous voudrions plutôt attirer l’attention sur le rôle respectif du juge et du législateur dans la production de ces nouveaux motifs.

e rôle du juge est primordial dans les systèmes dits « à liste ouverte ». La règle de non-discrimination s’y trouve tantôt assortie d’une énumération non exhaustive Ldes caractéristiques protégées (comme à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, ou à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés), tantôt affirmée de manière générale, sans aucun exemple de motif illicite (cas du xive Amendement de la Constitution des États-Unis, de l’article 6 de la Déclaration des droits et du citoyen, ou encore de la « loi anti-discrimination » belge, dans les années qui suivirent l’annulation par le juge constitutionnel de la liste qu’elle comportait). Les nouveaux motifs de discrimination émergent au fil du contentieux ; le juge pilote lui- même l’expansion ratione personae du droit de la non-discrimination. Dans tel ou tel domaine, décide-t-il, une différence de traitement fondée sur tel ou tel critère n’est plus acceptable sans un examen approfondi de sa justification, voire n’est plus acceptable du tout – le degré de contrôle juridictionnel le plus intense renfermant, pour certains motifs, une présomption quasi-irréfragable d’inconventionnalité, d’inconstitutionnalité ou d’illégalité.

Dans les systèmes « à liste fermée », qui coexistent souvent, dans un même ordre juridique, avec un ou plusieurs systèmes « à liste ouverte » (d’une branche du droit à l’autre), le rôle du juge dans la « prolifération du protectorat » (Fiss, 1974) est plus variable. À peu près nul lorsque la discrimination est définie comme un délit, ce rôle peut s’affirmer plus nettement, hors champ pénal, lorsque le juge dispose de ressources argumentatives pour enrichir la liste fixée par le législateur, et qu’il se montre disposé à en faire usage. Il n’en reste pas moins que, dans un système légiféré, le rôle créateur du juge est perçu comme subsidiaire : c’est le Parlement (ou, dans l’Union européenne, la Commission) qui introduit librement de nouveaux chefs de discrimination dans les listes de « critères prohibés ».

Nous voudrions, ici, inverser la perspective. Au lieu d’examiner la manière dont les tribunaux interprètent et complètent les listes établies par le législateur, nous proposons d’envisager la production législative de nouveaux motifs illicites de discrimination comme une forme de réponse du législateur au juge.

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Une telle grille de lecture n’est sans doute pas applicable à la totalité des motifs progressivement ajoutés, à partir des années 1970-1980, au bloc de traits protégés qui forme le fonds commun du droit de la non-discrimination des démocraties libérales (Bossuyt, 1978). Le motif de l’âge, notamment, a toujours été consacré par le législateur de manière parfaitement autonome ; il ne semble pas pouvoir être « déduit », par voie juridictionnelle, des grands motifs classiques comme la race ou la religion. Par ailleurs, l’image d’une « réponse » du législateur au juge ne doit pas être prise au pied de la lettre. L’hypothèse que nous présentons s’inscrit dans le cadre d’une analyse fonctionnelle : elle ne tient aucun compte des intentions du législateur, elle ne recherche pas ce qu’il a voulu ou cru faire ; le caractère éventuellement délibéré de la « réponse » du législateur au juge lui est indifférent. Elle appréhende de manière purement objective les nouveaux motifs introduits dans une liste ancienne, en les envisageant comme des substituts – ou équivalents fonctionnels – d’analyses menées par le juge (ou que le juge aurait pu mener). Ces analyses, dans le cadre de notre table ronde intitulée « la liste des critères prohibés, entre discriminations multiples et discriminations intersectionnelles », seront décrites comme des opérations de combinaison.

Nouveaux motifs et interprétation large d’un motif préexistant —

e premier type de combinaison que nous avons identifié désigne une méthode juridictionnelle d’interprétation d’un motif unique. Cette méthode recoupe L(partiellement) ce que certains théoriciens de l’intersectionnalité qualifient d’interprétation « large » (Fredman, 2016), « contextuelle » (Sheppard, 2000), ou « compliquée » (Pothier, 2001). Le motif est appréhendé « dans une perspective relationnelle », « suffisamment large pour prendre en compte l’intersection des relations de pouvoirs qui accentuent le désavantage » (Fredman, 2016 : 14-15).

Il ne s’agit pas d’un raisonnement par analogie, qui permet par exemple à un juge d’étendre aux opinions politiques la protection accordée par un texte aux convictions religieuses, c’est-à-dire de consacrer un nouveau motif de discrimination illicite estimé comparable, sous un certain rapport, à un motif préexistant. L’interprétation large consiste plutôt à « déplier » le trait protégé, pour repérer plusieurs sous-ensembles au sein du groupe concerné (au sein du groupe « femmes », par exemple, femmes handicapées, femmes âgées, femmes immigrées, etc.).

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Sur le modèle de ces analyses, certains nouveaux motifs institués par le législateur peuvent être compris comme consacrant des composantes, des prolongements, ou des virtualités de traits plus anciens.

L’exemple du sexe —

’inscription, dans la liste des traits protégés, du motif de l’« état de grossesse », peut ainsi venir confirmer une interprétation juridictionnelle large du critère Ldu sexe, ou l’imposer lorsque le juge la refuse. L’évolution du droit communautaire (puis de l’Union européenne) illustre le premier cas de figure. En 1991, la Cour de justice de Luxembourg avait en effet posé qu’une discrimination pour cause de grossesse ne peut viser que les femmes, « et constitue dès lors une discrimination directe fondée sur le sexe1 ». Le législateur européen, par la directive Refonte de 2006, s’est borné à prendre acte de cette interprétation juridictionnelle. En sens inverse, le Congrès des États-Unis a dû surmonter, par le Pregnancy discrimination Act de 1978, le refus de la Cour suprême de considérer que la discrimination fondée sur l’état de grossesse devait s’analyser comme une discrimination à raison du sexe2.

Dans les deux cas, c’est bien d’un dialogue – plus ou moins houleux – entre le juge et le législateur que résulte la production législative du nouveau motif. La discussion se poursuit, souvent, autour du périmètre qu’il convient de reconnaître au nouveau trait protégé. La caractéristique « état de grossesse » inclut-elle l’allaitement, par exemple ? Le thème de la breastfeeding discrimination dans l’emploi fait ainsi l’objet, aux États- Unis, d’hésitations jurisprudentielles progressivement dissipées par la loi. Peut-elle aussi inclure l’exercice de la parentalité, critère éminemment intersectionnel puisqu’il condense toute une série d’attentes et d’assignations genrées ?

La question se pose d’autant plus que le genre, l’identité de genre ou l’expression de genre, expressément cités dans certaines Constitutions ou législations nationales comme motifs illicites de discrimination, peuvent relever, eux aussi, d’une acception large du critère du sexe. C’est ce qu’a admis la Cour suprême des États-Unis, dans un arrêt Price Waterhouse v. Hopkins3, lorsqu’elle a qualifié de discrimination « fondée sur le sexe » une décision défavorable qui reposait sur un stéréotype de genre (en l’occurrence, le refus de promouvoir une salariée jugée « trop agressive pour une femme », et « trop peu féminine » dans sa manière de s’habiller et de se comporter). La chambre sociale de la Cour de cassation française a admis, elle aussi, que le licenciement d’un chef de rang qui persistait à porter des boucles d’oreilles pendant le service « reposait sur un motif discriminatoire », motif dont on voit dans l’arrêt qu’il

1. CJCE, 8 novembre 1990, Elisabeth Johanna Pacifica Dekker c. Stichting Vormingscentrum voor Jong Volwassenen (VJV-Centrum) Plus, C-177/88, point 12. 2. Geduldig v. Aiello, 417 U.S. 484, 1974, réaffirmé par General Electric v. Gilbert 1976, 429 U.S. 125, 1976. 3. Price Waterhouse v. Hopkins, 490 U.S. 228, 1989.

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résulte d’une analyse « contextuelle » ou « compliquée » du motif du sexe (le Code du travail ignorant, à l’époque, la notion de genre) : ce motif est « l’apparence physique du salarié rapportée à son sexe4 ».

La référence au genre, envisagé au prisme des stéréotypes de genre, permet donc d’élargir la portée de l’interdiction de la discrimination à raison du sexe. Elle permet également de la moduler, en saisissant des situations nées de l’interaction entre le sexe et une ou plusieurs autres caractéristiques : au croisement du sexe, de l’origine et de la profession, par exemple, lorsque la Cour européenne des droits de l’homme tient compte, pour caractériser une discrimination, de « la vulnérabilité spécifique d’une requérante […] femme / africaine / exerçant la prostitution » dans un pays européen5 ; ou au croisement du sexe et de l’âge, quand une femme de 50 ans, à la suite d’une erreur médicale, est moins bien indemnisée qu’un homme du même âge pour un préjudice qui affecte sa vie sexuelle6.

Mais la référence au genre permet-elle, dans le silence des textes, d’autonomiser de nouveaux traits protégés – apparence physique, taille, poids, etc. – sanctionnés initialement parce qu’ils se trouvaient imbriqués dans des systèmes de perception genrés, ou combinés au sexe d’une façon ou d’une autre ? Sur ce point, le motif de l’orientation sexuelle a concentré l’essentiel des discussions.

Sexe et orientation sexuelle —

’orientation sexuelle est en effet un motif dont un juge peut affirmer, dans de très nombreuses configurations, qu’il est protégé par l’interdiction de discriminer sur Lle fondement du sexe. C’est ce qu’avait soutenu l’avocat général Elmer devant la Cour de Justice des Communautés européennes dans l’affaire Lisa Grant c. South-West Trains Ltd, tranchée le 17 février 1998. Pour bénéficier d’un avantage accordé par leur employeur, les salariés devaient vivre de manière stable avec une personne du sexe opposé. Selon l’avocat général, une telle exigence s’analysait comme une discrimination fondée sur le sexe : celui du conjoint du salarié. Sauf à priver d’effet utile la disposition du traité qui interdit la discrimination salariale fondée sur le sexe, on doit poser, avait- il expliqué, qu’est interdite la discrimination entre salariés « non seulement lorsqu’elle se fonde sur le propre sexe du travailleur, mais également lorsqu’elle se fonde sur celui de ses enfants, de ses parents ou autres membres de sa famille ». L’interdiction « s’étend à tous les cas où le sexe constitue objectivement le facteur qui détermine une rémunération moins élevée pour le travailleur7 ».

4. Soc., 11 janv. 2012, n° 10-28.213. 5. CEDH, 27 juillet 2012, B.S. c. Espagne, n°47159/08, § 71. 6. CEDH, 25 juillet 2017, Carvalho Pinto de Sousa Morais Mourais c. Portugal, n°17484/15, § 49. 7. CJCE, 17 février 1998, Lisa Grant c. South-West Trains Ltd, C-249/96, concl. Elmer, point 16.

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Mais ce raisonnement, qui permettra plus tard à la Cour de développer la notion (aujourd’hui encore un peu nébuleuse) de « discrimination par association », a été rejeté par l’arrêt Grant : « les réductions sur le prix des transports sont refusées à un travailleur masculin s’il vit avec une personne du même sexe de la même manière qu’elles sont refusées à un travailleur féminin s’il vit avec une personne du même sexe8 ». Il n’y a donc pas de discrimination fondée sur le sexe.

Aux États-Unis aussi, la thèse selon laquelle toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle doit s’analyser comme une discrimination à raison du sexe (voir Koppelman, 1994) a généralement échoué à convaincre les juges. En avril 2017, elle a toutefois opéré une percée spectaculaire en droit fédéral du travail. Par un arrêt Hively v. Ivy Tech Community College, une Cour d’appel a décidé que le motif du sexe, dans la « liste fermée » de la loi fédérale de 1964 qui interdit la discrimination dans l’emploi, devait s’interpréter comme incluant l’orientation sexuelle9.

Cette solution s’appuie sur une conception du trait protégé qui est à la fois objective (une salariée qui vit avec une femme est licenciée, alors qu’un salarié vivant avec une femme ne l’aurait pas été : le motif du sexe est donc bien, en tant que tel, au fondement de la décision prise), « contextuelle » (la salariée lesbienne est licenciée parce qu’elle ne se conforme au stéréotype dominant « qui considère que l’hétérosexualité est la norme, et les autres formes de sexualité des exceptions »), et relationnelle ou « associationnelle » (la salariée est licenciée à cause du sexe de la personne avec laquelle elle vit, elle fait donc l’objet d’une discrimination sexiste, comme elle aurait été victime d’une discrimination raciste si elle avait été licenciée à cause de la « race » de son conjoint).

L’arrêt Hively marque une avancée considérable, d’autant qu’une autre Cour d’appel fédérale a décidé, quelques mois plus tard, que la formule législative « à cause du sexe » pouvait aussi signifier « à cause d’un changement de sexe10 ». Rien ne garantit que ces solutions, encore très isolées, seront confirmées par la Cour suprême. Mais dans cette hypothèse, pourra-t-on considérer que deux nouveaux motifs, l’orientation sexuelle et l’identité de genre, auront été ajoutés à la liste des traits protégés, établie par le législateur ? Les juges s’en défendent : « la question qui nous est posée n’est pas de savoir si nous pouvons, ou devons, modifier [la loi de 1964] pour ajouter une nouvelle caractéristique protégée à la liste familière ‘race, couleur, religion, sexe, ou origine nationale’. À l’évidence, cela ne relève pas de nos prérogatives. Nous devons simplement […] dire si les décisions prises sur le fondement de l’orientation sexuelle forment une sous-catégorie des décisions prises sur le fondement du sexe11 ».

Il reste qu’entre la production législative d’un nouveau motif illicite de discrimination et l’interprétation juridictionnelle large d’un motif préexistant, la différence pratique, comme le montre cet exemple tiré du droit du travail états-unien, ne saute pas vraiment aux yeux.

8. Ibid., point 27. 9. Hively v. Ivy Tech Community College, 853 F.3d 339, 7th Cir. 2017, en banc. 10. EEOC v. R.G. & G.R. Harris Funeral Homes, 6th Cir. n° 16-2424, 7 mars 2018. 11. Hively, p. 343.

157 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE Nouveaux motifs et interprétation combinée de motifs préexistants —

e second type de combinaison juridictionnelle qui se prête à un dialogue (ou à une concurrence) entre le juge et le législateur, renvoie aux mécanismes Ld’identification d’une discrimination indirecte d’une part, d’une discrimination croisée d’autre part.

Discrimination indirecte —

ans le cas de la discrimination indirecte, un motif prohibé se trouve combiné avec une caractéristique, ou une situation, qui ne l’est pas. Le recours à un motif D« apparemment neutre » se voit sanctionné – certaines conditions étant remplies – en raison des effets préjudiciables qu’il produit de manière disproportionnée (ou des effets, dans une autre variante du mécanisme, qu’il est susceptible de produire) sur des personnes porteuses du trait protégé.

La présomption de discrimination indirecte résultant de l’examen des conditions concrètes de l’application d’une règle, c’est souvent le juge qui a élaboré, de lui-même, le raisonnement combinatoire qui nous intéresse ici (Cour permanente de justice internationale dans les années 1920, Cour suprême des États-Unis et Cour de justice des Communautés européennes dans les années 1970). Cela se comprend d’autant mieux que la mise en œuvre d’un tel raisonnement dépend en général de considérations empiriques et conjoncturelles : un critère apparemment innocent ne se trouve corrélé à un critère protégé que dans un contexte social et économique donné. Le fait de travailler à mi-temps est par exemple corrélé, dans de nombreux pays et de nombreux secteurs d’activité, au sexe, mais la corrélation ne vaut pas toujours et partout (contrairement, il est vrai, au lien entre la taille et le sexe, ou peut-être entre la force physique et le sexe).

Dans ces conditions, il semble difficile d’envisager un substitut législatif au travail juridictionnel de caractérisation, toujours au cas d’espèce, d’une discrimination indirecte.

Certains motifs récemment introduits dans la législation française peuvent toutefois s’analyser sous ce prisme. On peut penser au critère du lieu de résidence : mis au service, depuis longtemps, de politiques de discrimination positive indirecte à raison de l’origine (Calvès, 2016 : 113-116), il forme, depuis 2014, un motif illicite de discrimination à la fois autonome et destiné à fonctionner comme proxy (indice) du critère de l’origine.

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On peut aussi penser, dans un registre plus anecdotique, au motif de « la capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français », inséré en 2016 dans plusieurs listes de traits protégés afin, semble-t-il, de désamorcer des pratiques de discrimination indirecte à raison, là encore, de l’origine – un lien pouvant être établi entre la maîtrise d’une langue autre que le français et une « appartenance ethnique » basque, bretonne, corse, etc.12. De la même façon, aux États-Unis, dans le droit du travail de trente et un États et d’un nombre considérable de villes et de comtés (NELP, 2018), le motif du passé pénal a désormais rejoint les listes de traits protégés. La loi prend le relais d’une jurisprudence complexe et hésitante qui tendait à appréhender comme indirectement discriminatoire (à raison de la « race ») le rejet par les employeurs des candidats dotés d’un casier judiciaire. Soixante-cinq millions de personnes sont en effet concernées, mais les Noirs plus souvent que les Hispaniques, et les Hispaniques, plus souvent que les Blancs.

Dans ces conditions, poser qu’il est directement discriminatoire de refuser d’examiner la candidature d’un ancien délinquant permet de faire l’économie d’un raisonnement en termes de discrimination indirecte. Il en résulte que le niveau de protection des personnes frappées par la discrimination indirecte fondée sur la « race » s’élève de plusieurs crans, puisqu’elles n’ont plus à établir, au cas par cas, un lien de causalité entre une pratique clairement identifiée et un préjudice spécial soigneusement quantifié. Il en résulte aussi que le champ de la protection s’étend considérablement, tous les anciens délinquants pouvant désormais en bénéficier, même s’ils sont, par exemple, « blancs » non hispaniques, ou asiatiques. La consécration législative du nouveau motif de discrimination illicite conforte donc, de facto, une protection que le juge avait pu accorder de sa propre initiative, mais elle en modifie complètement le sens et la portée.

Discrimination croisée —

a logique de substitution d’un motif légiféré à un motif identifié par le juge atteint des limites encore plus évidentes avec le cas de la discrimination croisée. Nous Lla définirons ici, par contraste avec la figure précédente de la discrimination indirecte où se combinaient un motif prohibé et un autre qui ne l’était pas, comme une discrimination où entrent en jeu plusieurs motifs également protégés. Soit qu’ils s’imbriquent les uns aux autres, dans une dynamique additive ou multiplicative de discrimination cumulée (discrimination à la fois en tant que a et en tant que b), soit qu’une discrimination sui generis surgisse au croisement des différents motifs (discrimination à cause de a et b, mais ni en tant que a, ni en tant que b – c’est une discrimination intersectionnelle au sens strict).

Ces deux hypothèses ont été fermement distinguées par la Cour de justice de l’Union européenne. Elle a admis qu’une discrimination peut être fondée simultanément sur

12. En ce sens, v. l’exposé des motifs de l’amendement AN n° 4141 du 3 novembre 2016.

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plusieurs des motifs visés par les directives antidiscriminatoires (par exemple, dans l’affaire Galina Meister du 9 avril 2012, l’origine ethnique, l’âge et le sexe13), mais elle s’est estimée incompétente pour sanctionner « une discrimination résultant de la combinaison de plusieurs de ces motifs, tels que l’orientation sexuelle et l’âge […] lorsque la discrimination en raison desdits motifs, isolément considérés, n’a pas été établie14 ». Son orientation sexuelle combinée à son âge privait le requérant du bénéfice d’une réglementation nationale qui, en tant que telle, n’était constitutive d’une discrimination à raison ni de l’orientation sexuelle ni de l’âge. Cette discrimination de type intersectionnel se voit caractérisée par la Cour comme une « nouvelle catégorie de discrimination résultant de la combinaison de plusieurs motifs ». Le juge semble indiquer qu’il est de la seule compétence du législateur de créer non pas un nouveau trait protégé (en l’occurrence, « homosexuels irlandais nés avant 1951 »), mais – ce qui n’est pas moins étrange – un nouveau type de raisonnement judiciaire.

Le juge français n’a pas tant de scrupules. Il traite les situations d’intersectionnalité comme si elles relevaient d’une discrimination fondée sur un seul motif15 ou d’une discrimination cumulée16.

Il est vrai qu’en droit français de la non-discrimination, la question du motif ne présente pas une importance cruciale. En droit du travail, un quart des décisions par lesquelles les cours d’appel statuent sur une discrimination s’abstiennent d’en préciser le fondement (Bossu, 2014 : 21). Le juge peut également requalifier le motif avancé par le salarié, ou évoquer d’office un nouveau motif17. Le moins que l’on puisse dire est que les « critères prohibés » énoncés par le code du travail ne font pas l’objet d’une approche très rigoriste. Il en va de même en droit administratif, où le juge n’hésite pas à placer sur un même pied les motifs protégés et ceux qui ne le sont pas18.

Est-ce à dire que le droit français est particulièrement propice à l’appréhension de discriminations croisées ? On ne s’aventurera pas à l’affirmer. Mais les plaignants y sont moins contraints qu’ailleurs à « fixer leur expérience dans des catégories isolées et prédéterminées » (Bilge et Roy, 2010 : 57), les juges plus libres de dire qu’« il peut y avoir discrimination fondée sur plusieurs motifs de distinction et [que], lorsque cela se produit, il n’est pas réellement important de déterminer lequel des motifs l’emporte » (ibid. : 68, citant la juge L’heureux-Dubé).

13. CJUE, 9 avril 201, Galina Meister c. Speech design carrier systems GMBH, C-415-10. 14. CJUE, 24 novembre 2016, David L. Parris c. Trinity College Dublin, C443-15, point 80. 15. Voir Versailles, 5 mars 2014, n° 12/03739, par exemple : appartenance raciale. 16. Voir Paris, 21 février 2018, n° 16/02237, par exemple : état de santé et homosexualité. 17. Même en cassation : voir soc., 8 avril 1992, n° 90-41.276. 18. Par exemple CE, 16 octobre 2017, n° 383459 : âge et lieu de résidence, alors que ce second motif ne figure pas dans la loi Le Pors.

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De manière générale, dans la perspective retenue pour notre analyse fonctionnelle, force est de constater que le législateur peut difficilement surmonter les réticences judiciaires à l’égard des discriminations croisées (qu’elles soient cumulées, ou intersectionnelles au sens strict). S’il prévoit des sanctions plus lourdes en cas de discriminations cumulées, ou l’indemnisation distincte de chacune d’entre elles, il risque d’aggraver l’approche « compartimentée », ou « en silos », qui contribue à couper le droit de la non- discrimination de l’expérience vécue des discriminations, y compris dans sa dimension intersectionnelle. S’il aménage des voies de droit distinctes pour les victimes de discriminations cumulées (comme à l’article 2-10 du code français de procédure pénale, pour le cumul entre grande pauvreté et un ou plusieurs motifs prohibés), il expose le droit de la non-discrimination à un morcellement accru, qui n’est pas le gage d’une efficacité renforcée.

En guise de conclusion —

l est bien sûr exclu, à partir de ces quelques lignes, de dresser le bilan des avantages comparés d’une expansion des motifs illicites de discrimination selon qu’elle est Ipilotée par voie prétorienne, ou décidée par le législateur. Les avantages d’une consécration législative du motif protégé sont bien connus : meilleure accessibilité et lisibilité du droit, prévisibilité moins aléatoire, vertu pédagogique mieux garantie, dimension plus solennelle de l’interdiction prononcée. L’insertion d’un nouveau motif dans une liste préexistante de critères prohibés s’accompagne en outre de la fixation de son régime juridique : délimitation des domaines où s’impose l’interdiction ; type de dérogations autorisées et de justifications recevables ; obligations spécifiques attachées, le cas échéant, à l’interdiction de discriminer (obligation « d’action positive », obligation d’ « accommodement raisonnable », obligation de collecte statistique, etc.) ; organisation, éventuellement, de voies de droit propres à contester en justice les discriminations fondées sur le nouveau motif. Lorsqu’il s’opère par voie législative, l’élargissement ratione personae du droit de la non-discrimination se place, d’emblée, à un niveau de généralité et de complétude auquel son homologue judiciaire ne saurait prétendre.

Mais l’intervention répétée du législateur n’est-elle pas de nature à décourager les approches juridictionnelles axées sur l’imbrication des motifs ? Surtout, le système ne gagne-t-il pas en flexibilité lorsqu’on s’en remet à l’interprétation « large » d’un nombre limité de caractéristiques protégées ? Le gouvernement britannique, en juillet 2018, a opiné en ce sens, au terme d’une consultation publique lancée en mars 2017.

La question soumise à consultation (Governement Equalities Office, 2017) était de savoir s’il convenait de mener à son terme une réforme législative engagée en 2013, qui visait à ajouter le motif de la caste à la liste des motifs protégés par l’Equality Act de 2010. La caste aurait formé une quatrième composante du motif de la « race », aux côtés de la couleur, la nationalité et les origines ethniques ou nationales. Le législateur aurait également dû se prononcer sur le caractère total ou partiel d’une telle assimilation,

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notamment sous l’angle des dérogations acceptables et du régime des obligations positives pesant sur les employeurs du secteur public. L’autre option présentée par le gouvernement consistait à s’en remettre à la jurisprudence, en tablant sur le développement futur d’une décision de justice qui avait caractérisé une discrimination fondée sur la caste comme une discrimination à raison des origines ethniques, c’est-à- dire de l’ascendance (descent).

Les participants à la consultation ont manifesté une forte préférence pour la voie jurisprudentielle, et c’est celle-ci qui a été retenue (Governement Equalities Office, 2018).

L’inscription dans la loi du motif de la caste, outre son caractère politiquement délicat, a buté sur l’absence d’interprétation communément admise du mot « caste », et sur le risque corrélatif de déboucher sur des applications trop étroites (insuffisamment protectrices) ou trop larges (l’identifiant – horresco referens – à la classe sociale). Le choix de la voie jurisprudentielle permet, au contraire, de ne pas se tromper de cible. Là où la « caste », dans l’esprit des protagonistes d’une situation donnée, désigne une ascendance ou des croyances, la discrimination sera qualifiée d’ethnique, ou de religieuse ; là où elle renvoie à autre chose, par exemple à un statut social, la discrimination échappera à la sanction. La même approche « flexible », parce que toujours contextualisée, a permis au juge britannique de décider que, dans certains cas, les gitans ou les Voyageurs forment des « groupes ethniques », au sens et pour l’application de la loi antidiscriminatoire.

Le juge de l’égalité appréhende la discrimination par référence à des motifs énoncés par le législateur : dans un système où la loi est censée exprimer la volonté générale, c’est bien le moins. Mais le législateur aura parlé en vain si l’analyse juridictionnelle ne s’émancipe pas d’une logique strictement catégorielle pour saisir, dans toute leur épaisseur et l’enchevêtrement de leurs composantes, les situations concrètes de discrimination.

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Confluence des critères discriminatoires en Europe, révélatrice de discriminations systémiques ?

Marie MERCAT-BRUNS Maître de conférences/HDR Conservatoire National des Arts et Métiers (LISE, CNRS UMR 3320), Professeure Affiliée, École de droit de Sciences Po. —

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Selon le juriste québécois Pierre Bosset, « la confluence des motifs de discrimination désigne l’interaction dynamique entre des motifs présents chez une même personne (par exemple, le sexe et le critère racial), interaction qui se traduit par des effets d’exclusion uniques et cumulatifs. Généralement, une approche fondée sur un seul de ces motifs, pris isolément, ne rend pas adéquatement compte de ce type de discrimination » (Bosset, 2007 : 11). En quelques phrases, le Professeur canadien a résumé la nature de cette difficulté dans le droit de la non-discrimination (Mercat-Bruns, 2017(a) : 224) que la multiplication des critères de discrimination en France ne peut, sans doute, faire qu’accroître1.

ette réflexion sur les effets de la confluence des critères discriminatoires (Mercat-Bruns, 2015 : 28) trouve sa genèse dans une théorisation outre- CAtlantique élaborée à l’origine en droit qui a ensuite pénétré l’ensemble des sciences sociales (Mercat-Bruns, 2013). En effet, les politistes français Alexandre Jaunait et Sébastien Chauvin expliquent l’apport de la juriste américaine Kimberlé Crenshaw qui a élaboré la théorie de « l’intersectionnalité » (Crenshaw, 1989 : 139- 141)2 : « selon l’auteure, la représentation politique de la domination de genre au prisme exclusif d’un sujet socialement situé dans les classes privilégiées interdisait de penser les différentes formes de subordination auxquelles sont soumises les femmes de couleur, les lesbiennes ou les femmes de la classe ouvrière, dont l’oppression n’est pas réductible à la figure principale de l’ennemi patriarcat » (Jaunait et Chauvin, 2012 : 7)... « Dans son article pionnier, K. W. Crenshaw montre ainsi comment la difficulté de représenter, dans le mouvement féministe, les femmes situées du mauvais côté de plusieurs rapports de domination trouvent une correspondance dans les logiques du droit et de la jurisprudence qui irriguent les politiques de lutte contre la discrimination et le racisme3 » (Ibid.).

1. En France, on relève plus de 20 critères de discrimination ; voir art. 1132-1 Code du travail. 2. La volonté de prendre en compte la discrimination multiple vient du constat que les plaintes de discriminations au civil, déposées par ceux qui possèdent différentes caractéristiques, source de discriminations, obtiennent moins facilement gain de cause que celles qui contestent une discrimination fondée sur un critère prohibé (Mercat-Bruns, 2016 : 233). 3. Les auteurs poursuivent et expliquent la différente démarche des féministes matérialistes françaises : après mai 1968, « en France, dans le contexte de mobilisations sociales largement dominées par les luttes ouvrières et la pensée marxiste, on doit en particulier aux matérialistes françaises d’avoir analysé la domination des hommes sur les femmes – et notamment l’exploitation économique à laquelle elle donne lieu – comme un rapport social comparable à d’autres et, partant, critiquable dans des termes analogues. Si cette pensée critique a largement fécondé les théories de la domination, elle n’a pas pour autant permis de poser la question de la diversité de la classe des femmes de façon aussi explicite que dans le mouvement féministe américain. On peut rapporter le caractère tardif des théories de l’intersectionnalité en France à cette conception analogique de la domination développée dans les années 1970 et qui pèse encore aujourd’hui sur les débats animant le mouvement féministe », (Jaunait, Chauvin, 2012 : 9).

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Selon le sociologue Éric Fassin, la démarche de Kimberlé Crenshaw qui croise genre et race pour mettre au jour « l’intersection » n’est pas si éloignée de celle en France de Danièle Kergoat, sociologue française (Kergoat, 1982), qui est partie de l’articulation entre genre et classe afin d’en penser la « consubstantialité » (Pfefferkorn, 2007). « Ainsi le féminisme américain a dû se définir en regard du mouvement noir, tandis que le féminisme français devait le faire par rapport au marxisme » (Fassin, 2015 : 12).

Cette observation sociologique et politiste comparée qui rejoint le regard juridique et montre les risques d’invisibilité de certaines situations discriminatoires trouve un écho dans les résultats de notre étude pluridisciplinaire menée pour le Défenseur des droits et la Mission de recherche Droit et Justice sur la mise en œuvre du droit de la non- discrimination par les juridictions et les instances publiques (Mercat-Bruns et Perelman, 2016). Notre propos se cantonnera surtout à la sphère du travail. Une des conclusions fortes en droit du travail porte sur le contraste entre, d’un côté, la forte visibilité des discriminations syndicales et de celles en conjonction avec d’autres violations du droit social et de l’autre, la faible visibilité des discriminations multiples. Cette tendance à classer certaines discriminations selon le critère se confirme encore récemment avec un arrêt sur la discrimination fondée sur l’âge qui affirme que « le principe de non-discrimination fondée sur l’âge ne constitue pas une liberté fondamentale » et qui semble indiquer une tendance à la hiérarchisation des critères discriminatoires en modulant l’étendue de la réparation accordée selon le critère prohibé (Mercat-Bruns, 2018(a) : 132)4.

Certes en France, on observe une explosion du nombre de critères prohibés et à première vue, à la différence des juridictions civiles, les juridictions du travail semblent plus à l’aise avec la qualification de discrimination. Comme le mentionne une magistrate dans notre étude, « la Cour de cassation a eu une position très avant-gardiste en 1999 où on a appliqué réellement une directive en lui donnant une portée en matière de preuve qu’elle n’aurait pas dû avoir puisqu’elle était étroitement liée à la discrimination en raison du sexe et on l’a appliquée à la discrimination syndicale alors qu’elle n’avait pas besoin de le faire. On s’est engagé résolument dans une voie, et je crois que toutes les fois où on est sur le terrain de la discrimination, il y a une application pure et dure du droit relatif à la non-discrimination » (Mercat-Bruns et Perelman, 2016 : 86)5.

Cependant une analyse plus approfondie dans notre étude de la jurisprudence sociale de la Cour de cassation et des cours d’appel depuis 2010 révèle que certains juges peuvent accueillir, parfois avec circonspection, à la fois la notion de discrimination directe ou indirecte, certains critères de discrimination, l’aménagement de la preuve, les moyens de preuve et la sanction des discriminations selon le contexte dans lequel apparaît la discrimination (Ibid. : 88). Les règles de non-discrimination servent souvent d’outil complémentaire ou subsidiaire lorsque les sources plus traditionnelles encadrant les rapports de subordination du travail ne s’appliquent pas ou ne suffisent pas à résoudre le litige (statut syndical protégé, maternité, inaptitude) (Ibid. : 92). Les

4. Déduction des revenus de remplacement perçus par le salarié âgé entre son éviction de l’entreprise et sa réintégration, après nullité en cas de discrimination fondée sur l’âge. 5. Il est fait allusion ici à l’arrêt Soc. 23 novembre 1999 n°97-42940.

166 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE critères les plus en vue dans la jurisprudence sont ceux qui sont attachés à des droits et obligations traditionnels du droit du travail de nature individuelle ou collective : il s’agit de la discrimination syndicale6, de la discrimination liée à la maternité ou à la grossesse, de la discrimination liée à l’inaptitude, l’état de santé ou l’âge7.

La non-discrimination n’est donc pas forcément mobilisée initialement de façon autonome mais comme argument supplémentaire dans les prétentions des parties ou dans les décisions des juges pour multiplier les chances de succès du procès et peut accroitre l’idée d’un préjudice suite à l’absence ou la négation d’autres droits8. Pour une avocate, « les juridictions se sont montrées assez rapidement sensibles à la violation d’un droit car il est lié à l’opinion et non pas à une caractéristique de la personne (sexe, orientation sexuelle, état de santé, etc...) » (Ibid. : 91) 9. En outre, les magistrats interrogés rappellent souvent en appel ou en cassation que « l’on ne statue que sur ce qu’on nous soumet et d’autre part il y a des motifs discriminatoires qui sont plus faciles à établir que d’autres » (Ibid. : 92).

En miroir avec l’observation sociologique initiale de l’influence de la pensé marxiste sur le féminisme en France, une magistrate interrogée remarque que « les discriminations syndicales font partie des combats prioritaires, parce que les syndicats représentent l’intérêt collectif et qu’il faut protéger ceux qui protègent l’intérêt collectif » (Ibid. : 92).

Selon un juge d’appel de la chambre sociale, « la discrimination viendrait en contrepoint de la question de l’évaluation ; il n’y a pas de prises sur ces critères-là.... on sait très

6. Encore récemment, Soc. 13 juil. 2016 n°15-12344. 7. Cette conclusion rejoint celle de l’analyse Jurica du Rapport de Bernard Bossu selon laquelle la moitié des décisions (2006-2013) portent sur l’activité syndicale, l’âge, le genre (sexe), l’état de santé (Bossu, 2014). Cette observation est confirmée par les inspecteurs du travail interrogés dont un précise que le principe d’égalité est aussi utilisé pour contester les différences de traitement entre femmes et hommes (Mercat-Bruns et Perelman, 2016 : 92). Voir précisément l’arrêt récent sur l’âge, Soc. 3 octobre 2018, n°17-15936, https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi. do?idTexte=JURITEXT000037495580&fastReqId=1584102192&fastPos=24&oldAction=rechJuriJudi. 8. Notre étude révèle aussi que les arguments liés aux discriminations ne sont pas développés en choisissant de plaider principalement soit la discrimination directe, soit la discrimination indirecte. Souvent les deux notions de discrimination sont plaidées et sont présentes dans l’argumentation des salariés et aucune précision n’est faite dans les décisions des juges en dehors du renvoi à l’article 1132-1 du code du travail qui mentionne les deux (Mercat-Bruns et Perelman, 2016 : 125). 9. D’après un inspecteur du travail, « les personnes qui ont des responsabilités syndicales ont moins de crainte à faire valoir leur droit en raison de leur statut protégé et sont conseillées par leur syndicat. Par ailleurs, les syndiqués étant essentiellement des hommes, ils hésitent moins à faire valoir leurs droits que les femmes (qui sont parfois doublement discriminées) ». On constate, en tout cas, que la majorité des décisions recueillies concerne la discrimination syndicale : voir par exemple Soc 18 juin 2014, n° 13-10755, Soc., 15 mai 2014, n° 11-21797. Cette observation est confirmée à tous les niveaux, même prud’homal. D’après les magistrats d’une des cours d’appel, « la mobilisation des organisations syndicales au soutien des titulaires discriminés de mandats électifs ou syndicaux explique que de 2013 à 2015, la discrimination syndicale ait été invoquée devant la chambre sociale à 67 reprises avec un succès dans un tiers des cas », devançant ainsi largement la discrimination liée à l’état de santé (45 cas allégués dont 18 reconnus) ». S’agissant de la prévalence de cette discrimination, il existe un consensus fort entre les personnes interrogées autour de l’idée que le mandat syndical comporte des risques qui se traduisent effectivement par des freins à l’évolution de la rémunération, de carrière : voir Soc. 13 juil. 2016 n° 15-12344.

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bien pourquoi on discrimine les gens... on discrimine les gens en raison de leur activité syndicale ». Il poursuit : « concrètement dans une entreprise, ce n’est pas parce que vous êtes une femme, que vous êtes gros, c’est parce que vous êtes syndicaliste que vous embêtez le patron ». Ces propos permettent de confirmer non seulement la préséance du critère syndical mais en cas d’appartenance syndicale, le fait d’être femme, travailleur âgé, travailleur inapte ou salariés d’origine étrangère ne l’emporte pas si la discrimination syndicale existe (Ibid. : 93)10. Donc l’étude fait ressortir du contentieux et des propos des acteurs un certain effacement du sexe, du genre en cas d’éventuelle discrimination multiple.

Dans ce contexte français qu’apporte la réflexion intersectionnelle de Crenshaw sur l’incidence de l’interaction des critères d’appartenance d’une personne à un sexe, une classe et une origine ? Quelle incidence en droit français et européen de la confluence des critères combinés, sexe et syndicalisme, origine et syndicalisme, ou sexe et âge ?

La pensée de Crenshaw dénonce, au-delà de la subordination du travailleur, la domination du salarié dans un contexte de confluence des critères (Crenshaw, 1989). Il est possible d’émettre l’hypothèse que, dans le contexte français et européen, la domination liée aux salariés à l’intersection de différents critères semble produire un désavantage qui n’est pas ponctuel mais récurrent, une discrimination systémique11 qui est tirée des structures ou normes collectives au travail qui renforcent et perpétuent ce désavantage. Au-delà de la vision de Crenshaw de la difficulté technique de prouver la discrimination multiple en l’absence d’un comparateur pertinent en droit12, l’analyse du désavantage liée à la confluence des critères pourrait orienter la réflexion sur une autre grille de lecture plus structurelle du droit et des sciences sociales. Nous

10. La loi (Rebsamen) n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi tente d’y remédier en valorisant les parcours syndicaux. 11. La Cour suprême du Canada donne une définition de la discrimination systémique et insiste sur l’effet de l’interaction des discriminations directes et indirecte entre elles : « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction, sur le marché du travail, de pratiques, de décisions ou de comportements individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de groupes visés », Action Travail des Femmes c. Canadien National (1987) 1 RCS 1114. 1139 (1987) 8 CHRR D/4210 (SCC) ; (Mercat-Bruns, 2016) dans l’emploi en France, les tentatives de définition : « la discrimination systémique est une discrimination qui relève d’un système, c’est-à-dire d’un ordre établi provenant de pratiques, volontaires ou non, neutres en apparence, mais qui donne lieu à des écarts de rémunération ou d’évolution de carrière entre une catégorie de personnes et une autre. Cette discrimination systémique conjugue quatre facteurs : les stéréotypes et préjugés sociaux ; la ségrégation professionnelle dans la répartition des emplois entre catégories ; la sous-évaluation de certains emplois ; la recherche de la rentabilité économique à court terme. La particularité de la discrimination systémique étant qu’elle n’est pas nécessairement consciente de la part de celui qui l’opère ; elle n’est pas nécessairement décelable sans un examen approfondi des situations par catégories (Pécaut-Rivolier, 2013 : 27). 12. Il existe souvent la difficulté de trouver le comparateur adéquate pour prouver la discrimination ; Une salariée d’origine malienne et je n’arrive pas à obtenir une promotion dans une entreprise. L’employeur peut toujours rétorquer en défense que cet état de fait n’est pas discriminatoire car : des femmes ont fait l’objet de promotions mais elles sont blanches ; des personnes d’origine africaine ont bénéficié de promotions mais ce sont des hommes. Elle est désavantagée à la fois dans le groupe des femmes et dans le groupe de personnes de couleur ou d’origine africaine sub-saharienne.

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émettons l’hypothèse qu’en Europe, l’observation de la portée de l’interdiction des discriminations doit permettre de déboucher sur une analyse plus fine des rapports entre confluence des critères et désavantage systémique des personnes qui font l’objet de discriminations multiples13.

Deux questions méritent alors attention. Au-delà des discriminations syndicales au travail qui semblent plus facilement repérables en France, quels sont les enjeux en Europe d’une reconnaissance du désavantage particulier des personnes salariées dans le cadre des discriminations multiples et la nature précise du désavantage subi ? En outre, au vu du désavantage produit par la confluence des critères, une grille d’analyse de la discrimination multiple est-elle enrichie par l’analyse de discriminations systémiques engendrées ?

Reconnaissance du désavantage lié aux discriminations multiples : la personne, le groupe et la confluence des critères discriminatoires —

vant d’envisager la nature spécifique du désavantage que peuvent produire les discriminations multiples, il est nécessaire de définir ce que recouvre la notion de Adésavantage à l’encontre d’une personne ou d’un groupe, à la fois dans son sens courant et sa traduction juridique.

13. Voir la référence des discriminations multiples dans les directives : Directive 2000/43/CE (considérant 3) et Directive 2000/78/CE (ct. 3) : dans la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement, la Communauté cherche, conformément à l’art. 3 § 2, du traité CE, à éliminer les inégalités et à promouvoir l’égalité, entre les hommes et les femmes, en particulier du fait que les femmes sont souvent victimes de discriminations multiples ».

169 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE Contours du désavantage lié aux discriminations multiples —

e désavantage, selon le Larousse, c’est un rapport, une relation, l’infériorité de quelqu’un dans une situation14. C’est une notion qui ne préjuge pas du critère ou Ldu cadre de comparaison mais implique une position ou un effet plus défavorable. Détecter un désavantage au travail, par exemple, peut impliquer de comparer soit la situation des personnes ayant le même statut de salarié, soit de personnes ayant des statuts différents (salariés protégés ou pas ; salariés en contrat à durée indéterminée ou en contrat à durée déterminée). Le désavantage ne fait pas référence à un critère de discrimination particulier et donc peut se concevoir en référence à un groupe homogène qui subit un désavantage en raison de leur appartenance présumée à un groupe. Cependant la notion de désavantage dans le cadre de la confluence de critères discriminatoires s’applique, à l’intérieur d’un groupe de personnes ayant des caractéristiques liées à leur sexe ou à l’origine, à des sous-groupes parfois plus désavantagés. Dans cette perspective, on relève souvent dans le groupe des travailleurs cernés en fonction de leur sexe que les femmes sont plus désavantagées que les hommes en termes de promotion et de salaire. Dans le groupe de travailleurs cernés en fonction de leur origine, les jeunes ou les femmes voilées peuvent être plus souvent exposés au risque de différences de traitement.

Se rajoute également, en cas de discriminations multiples, la difficulté de mesurer l’incidence des différents critères sur le désavantage produit. Même si se dessine une possible hiérarchisation des critères prohibés de discrimination (Mercat- Bruns, 2018(a)), il est plus facile d’estimer l’effet défavorable d’un critère unique de discrimination (race, âge, etc……) sur la différence de traitement produite. La confluence des critères discriminatoires brouille les cartes en s’éloignant de l’homogénéité de l’effet préjudiciable liée à l’appartenance à tel groupe en raison d’un critère unique d’identification. Quand une personne peut être associée à plusieurs critères discriminatoires conjugués, combinés, l’impact négatif produit, le désavantage vécu peut être successif sur une carrière : par exemple, une femme handicapée peut rencontrer des résistances au recrutement en raison de son handicap et peut plus tard aussi avoir des difficultés à obtenir une promotion comme femme à la suite d’un congé maternité ; le désavantage peut affecter la personne à plusieurs reprises, son incidence étant diachronique15.

La confluence des critères discriminatoires peut aussi produire un désavantage accru en raison d’un risque discriminatoire aggravé du fait des stéréotypes spécifiques associés à la conjugaison des critères comme les préjugés spécifiques que peut susciter

14. Voir Larousse en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/d%C3%A9savantage/24256 15. CJUE, 6 décembre 2012, Odar, C152/11 : cette incidence défavorable peut aussi être successive pour un travailleur handicapé âgé licencié avec peu d’indemnités et une retraite plus faible car le départ à la retraite était plus précoce que pour un travailleur âgé.

170 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE l’évocation des femmes asiatiques (Pao, 2017) ou des femmes maghrébines, retracées dans la jurisprudence16. Cette logique du désavantage produit par la confluence des critères discriminatoires n’est pas très éloignée de celle considérant le risque de vulnérabilité, propre à la logique de la protection sociale qui offre des prestations sociales, du fait de la réalisation du risque retraite ou maladie, à la femme salariée âgée par exemple.

Cependant l’analyse propre à l’État providence appréhende une différence qui serait inhérente, en quelque sorte imputable, identifiable en raison de l’état de la personne. La logique des discriminations multiples expose le désavantage généré par certaines relations déséquilibrées d’abus de pouvoir peu visible à l’intérieur d’un groupe discriminé : par exemple, il peut exister un rapport de force, de domination horizontale, moins visible, entre collègues d’une même origine. Un contentieux prud’homal chez un sous-traitant de la SNCF a permis de révéler que des femmes souvent d’origine étrangère effectuant le nettoyage des trains subissaient au-delà des discriminations raciales dans l’entreprise, un harcèlement sexuel de la part de leurs collègues masculins qui pouvaient aussi être d’origine étrangère17. La confluence des critères d’origine et de sexe exposait ainsi ces femmes à l’intérieur même du groupe des agents de maintenance, à des relations de désavantage exacerbé et plus difficiles à dénoncer du fait de leur situation de subordination décuplée (verticale et horizontale).

Enfin, le terme de désavantage est déjà évoqué dans le droit de la non-discrimination dans le cadre de la notion de discrimination indirecte : « constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d’entraîner, pour l’un des motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés18 ». Dans ce contexte, le désavantage signifie l’effet discriminatoire et se rapporte souvent à un groupe désavantagé même si la différence de traitement initialement semble apparemment neutre. Lorsque les personnes sont à la confluence de plusieurs critères discriminatoires, des arrêts montrent que le désavantage produit peut-être dû : soit en raison d’une règle apparemment neutre qui a un effet discriminatoire19, soit en raison d’une différence de traitement apparemment neutre qui a un effet indirect aggravé à l’encontre d’un groupe déjà désavantagé (Crenshaw, 1989)20.

16. Une DRH ne « faisait pas confiance aux maghrébines » : Soc. 18 janvier 2012 No 10-16926. 17. CPH de Paris, Départage, 10 novembre 2017 n° RG n° F 15/03130 ; https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/ harcelement-sexuel-un-sous-traitant-de-la-sncf-condamne-7790954964. 18. Voir l’art. 1, Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte. do?cidTexte=JORFTEXT000018877783 , et V. un nouvel arrêt récent sur la discrimination indirecte supra note 8. 19. Soc., 3 novembre 2011, n°10-20765. 20. Voir aussi CJUE, 6 décembre 2012, Odar, précité : discrimination indirecte ayant un effet discriminatoire plus préjudiciable à l’encontre d’un sous-groupe de travailleurs âgés et handicapés.

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La réflexion sur les contours du désavantage lié aux discriminations multiples montre les formes variables de ce désavantage au-delà des difficultés de preuve de ces discriminations21 et implique également d’envisager la nature du désavantage lié à la confluence des critères discriminatoires. Nature du désavantage lié à la confluence des critères discriminatoires —

e désavantage que subit une personne qui peut être identifiée comme étant à la confluence de critères peut être plus excessif par sa portée et par sa nature. En Leffet, il peut avoir un effet transversal dans différents champs d’activités et de services, tel que l’accès à l’emploi, l’accès à l’éducation ou la formation, l’accès à la santé et même l’accès au logement comme l’illustre des rapports récents sur la discrimination à la location à l’encontre des femmes seules d’origine étrangère à la tête de familles monoparentales22. En outre, il est opportun de décrire les désavantages que produisent les discriminations multiples selon leur nature sociale, culturelle ou économique qui peuvent se conjuguer pour renforcer les risques de discriminations multiples.

Désavantage social généré par la confluence des critères discriminatoires ?

Le milieu ou le statut social se révèlent souvent par la localisation du lieu d’habitation. Il semble que le lieu de résidence est un facteur de discrimination dans l’emploi au point d’en faire un critère prohibé23. Un candidat à l’emploi peut cumuler un rattachement à un lieu de résidence dans une banlieue sensible, une origine étrangère révélée par son patronyme et un jeune âge par exemple ; les testings à l’embauche montrent un risque de discrimination plus élevé déjà par le simple nom étranger dans le cadre du recrutement professionnel24. Les discriminations liées aux contrôles d’identité visent les jeunes souvent d’origine étrangère surtout dans des quartiers sensibles25.

21. Crenshaw dénonce surtout le défi de la preuve d’une discrimination multiple en droit en l’absence du comparateur adéquat lorsque la discrimination est à la fois fondée sur le critère racial et le sexe, Voir supra note 13 et l’arrêt américain qu’elle cite qui relate cette difficulté probatoire qui est concrète, DeGraffenreid v. General Motors, 413 F Supp. 142 (E D Mo 1976), (Crenshaw, 1989 : 141). 22. Voir Défenseur des droits, Enquête sur l’accès aux droits : discriminations et accès au logement locatif, volume 5, décembre 2017, https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/communique-de-presse/2017/12/enquete- acces-aux-droits-ndeg5-discriminations-et-acces-au-logement 23. Voir la Loi n°2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine. 24. Voir l’article de presse de Jean-Christophe Chanut, « Discrimination à l’embauche : un “testing” aux résultats accablants », La Tribune, 12 décembre 2016 : https://www.latribune.fr/economie/france/ discrimination-a-l-embauche-un-testing-aux-resultats-accablants-624051.html 25. Civ. 1ère, 9 novembre 2016 n°15-25.872.

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Désavantage culturel généré par la confluence des critères discriminatoires ?

En droit du travail, a émergé le contentieux qui concerne directement les femmes salariées voilées, incarnant la confluence des critères discriminatoires de la religion et du sexe. Le voile semble revêtir une dimension culturelle en France avec les politiques de neutralité dans l’entreprise admises formellement dans les règlements intérieurs depuis la loi du 8 août 201626. La Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) et la Cour de cassation qui avait posé la question préjudicielle27 révèlent la difficulté de traiter le désavantage produit par ces règles de neutralité qui peuvent produire des discriminations indirectes si l’employeur ne s’efforce pas à proposer de nouveaux postes aux salariées voilées en contact avec la clientèle, conformément au contrôle de proportionnalité exigé par l’interdiction des discriminations indirectes dans des règles culturelles « apparemment neutres ». Le risque de discriminations multiples envers des femmes cadres voilées peut être plus délicat à combattre étant donné que certains types de cadres (consultants, relations publiques, experts, ingénieurs) ont souvent des rapports avec la clientèle. Notre étude montre que les hommes qui portent des barbes pour des raisons religieuses sont aussi exposés au risque de discriminations mais les juges adoptent plutôt une qualification différente, celles liées aux discriminations fondées sur l’apparence physique28. C’est également vrai des femmes qui vieillissent dans certains métiers29.

Désavantage économique généré par la confluence des critères discriminatoires ?

La confluence des critères de l’origine et la situation de vulnérabilité économique est plus complexe à saisir. Rare sont les contentieux qui mobilisent les deux critères à la fois. La plupart du temps le critère de l’origine ou du patronyme sont invoqués pour illustrer un préjudice économique. Dans de nombreux cas, la discrimination fondée sur l’origine prend une allure économique lorsque le statut des personnes au travail est

26. Article 3121-1 Code du travail. 27. CJUE, 14 mars 2017, Bougnaoui, C-188/15 ; Soc., 22 novembre 2017, n° 13-19855. 28. Grenoble, 8 décembre 2010, n° 08/01305 : « Attendu que, selon la relation qu’en fait l’employeur dans la lettre de licenciement, l’entretien… n’a pas porté sur les conséquences du port de la barbe au regard du risque technique maintenant invoqué par l’employeur ; Que cet entretien a porté sur des reproches d’absentéisme et des problèmes comportementaux qui s’avèrent injustifiés ; … Que les reproches allégués s’analysent en réalité comme des prétextes ; Attendu qu’il résulte des éléments-ci avant que B. BEN M. a fait l’objet d’un retrait abrupt et humiliant de la salle blanche sans préavis, sans que des explications lui soit préalablement demandées puisque son supérieur direct lui-même n’avait obtenu aucune explication et s’était vu imposer cette décision et sans qu’aucune discussion ne soit organisée sur ce sujet ; Attendu que la mesure litigieuse n’est pas anodine puisqu’elle aboutissait à une rétrogradation, l’accession à la salle blanche étant perçue, dans l’entreprise, comme une promotion et la reconnaissance d’une compétence dans un parcours professionnel et puisqu’elle aboutissait aussi à une diminution de la rémunération de l’opérateur, par la suppression de la prime mensuelle ‘salle blanche’ de 78,86 ou 115 euros, même la prime qualité de 61 euros ou 76 euros n’était pas remise en cause ; Attendu que si l’existence de faits matériels laissant présumer un harcèlement moral et si la discrimination en raison des convictions religieuses du salarié ne sont pas clairement établis, le seul élément sur ce second point étant le témoignage de G. V., qui relate des propos ambigus tenus par l’employeur lors de l’entretien préalable, la discrimination en raison de l’apparence physique apparaît, elle, suffisamment constituée ». 29. Dans la lingerie féminine, voir Versailles, 7 mai 2014, n° 13/03766.

173 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

moins avantageux. Dans le contentieux Airbus, la recherche du patronyme des salariés a révélé que les personnes ayant un patronyme à consonance étrangère étaient recrutées en intérim, entraînant la qualification de discrimination directe dissimulée derrière une apparente neutralité. En l’espèce, la cour d’appel, après avoir retenu qu’un salarié (intérimaire, ayant un patronyme à consonance maghrébine) présentait des éléments laissant supposer l’existence d’une discrimination à l’embauche, a constaté que « l’employeur ne justifiait pas que son choix d’un autre candidat avait été déterminé par la prise en compte du diplôme dont bénéficiait celui-ci ou de l’expérience professionnelle qu’il avait acquise30 ». Une autre décision confirme ces pratiques :

« l’examen du registre unique du personnel révèle que, de 2000 à 2008, sur les salariés embauchés sur le site à des fonctions similaires, 13 personnes ne portaient pas un nom à consonance maghrébine tandis que 9, dont l’intéressé, portaient un tel nom. Sur le premier groupe, 7 ont été recrutées en CDD puis en CDI, 5 ont été engagées en CDD et une personne directement en CDI tandis que, dans le groupe des salariés dont le nom a une consonance maghrébine, une personne a été recrutée en CDD puis en CDI, 6 en CDD et une directement engagée en CDI. La preuve est ainsi rapportée qu’une personne portant un tel nom n’a que très peu de chance de se voir proposer un CDI, ce qui a été le cas de l’intéressé, qui a signé plusieurs CDD en sept ans et demi sans que lui soit jamais proposé un CDI. La matérialité de ces faits précis et concordants fait présumer l’existence d’une discrimination et l’employeur échoue à démontrer qu’ils étaient justifiés par des éléments étrangers à toute discrimination, l’argument de la baisse du trafic aérien étant notamment irrecevable [...]31. »

Dans le contentieux devant la Cour d’appel de Paris des Chibanis32, c’est la discrimination indirecte fondée sur la nationalité qui a été mobilisée pour montrer la corrélation non justifiée entre nationalité et statut précaire, tirée d’une clause de nationalité française, incluse dans le statut d’entreprise à valeur réglementaire. En effet, comme l’avait déjà relevé le Conseil des Prud’hommes, ces travailleurs étrangers, ayant des emplois identiques à ceux du cadre permanent, étaient amenés à remplir des fonctions similaires mais leur statut ne comprenait pas, avant 2004, ni des échelons supérieurs d’agents de maîtrise, ni des échelons cadre, « les cantonnant aux tâches d’exécution » et « limitant leurs chances à une évolution professionnelle33 ». Par les bilans sociaux, jusqu’en 2004, il a été possible d’établir que seuls 38% des salariés du cadre permanent n’étaient pas agents de maîtrise ou cadres alors que 100% des salariés contractuels appartenaient aux échelons subalternes. Les juges constatent « une réalité incontournable, à savoir l’impossibilité pour les agents étrangers par leur statut d’accéder aux classes supérieures jusqu’en 2004 ». Face à ce désavantage, « la SNCF ne démontre pas que sa participation à l’exercice de la puissance publique dans

30. Soc., 15 décembre 2011, n° 10-15.873, RDT 2012. 291, obs. J. Bouton. 31. Rennes, 2 octobre 2015, n° 13/07958, Juris-Data n° 022131 ; Soc., 15 décembre 2011, n° 10-15.873, RDT 2012. 291, obs. J. Bouton. 32. Paris, 31 janvier 2018, Dalloz Actu. 13 fév. 2018, obs. M. Peyronnet. 33. CPH Paris, 21 septembre 2015, n° 13/09687.

174 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE le cadre d’objectifs d’intérêt général d’organisation de la défense du pays constitue des éléments objectifs justifiant une différence de traitement entre les salariés demandeurs et les salariés cadre permanent effectuant le même travail ou un travail à valeur égale ». Au contraire, un compte rendu d’une réunion avec des organisations syndicales confirme une motivation économique derrière cette discrimination indirecte intentionnelle : selon le dirigeant, « l’incorporation au cadre permanent des agents SNCF étrangers actuellement contractuels, résultat d’une suppression de la clause de nationalité, se traduirait par une dépense annuelle supplémentaire pour l’entreprise de 70 millions € qui représente approximativement le montant d’une négociation salariale annuelle. L’enjeu est par conséquent trop lourd financièrement pour la SNCF34 ».

En outre, l’adoption du critère discriminatoire de la domiciliation bancaire a été prévue par la loi du 28 février 2017 relative à l’égalité réelle en Outre-mer et vise indirectement une situation de discrimination multiple puisque l’origine (les Antilles) des personnes les empêchait du fait de leur lieu de résidence d’avoir les conditions pour ouvrir un compte (caution devait résider en Métropole par exemple). Autrement dit le critère de domiciliation bancaire sert également à lutter contre des discriminations multiples en reflétant ce désavantage économique, ciblant les personnes de l’outre-mer qui sont souvent aussi de couleur.

À l’inverse, le désavantage économique n’est pas absent dans le traitement des discriminations multiples qui affectent les personnes dans une situation de privilège économique. Notre étude montre que, même dans une situation d’avantage économique en termes de statut, les femmes cadres de retour de congé maternité ou parental, les travailleurs seniors qui n’appartiennent pas à des minorités visibles subissent le désavantage économique en milieu et fin de carrière du plafond de verre et donc de la stagnation de leur évolution professionnelle. C’est l’envers du décor, ces travailleurs cumulant soit les critères âge et sexe ou les critères sexe, âge et maternité, coûtant plus chers à l’entreprise, sont alors pris au piège de leur propre statut initialement avantageux (Mercat-Bruns et Perelman, 2016 : 96 et suivantes).

Une fois le rapprochement établi entre confluence des critères discriminatoires et ses conséquences sur le désavantage des personnes concernées, le seul intérêt de ce diagnostic serait de combattre ces désavantages dans l’avenir. Au-delà de la preuve des discriminations multiples qui est très difficile en l’absence souvent d’un comparateur pertinent, l’accent de l’analyse sur le désavantage produit permet de réfléchir, de façon dynamique, au cadre à la fois individuel et collectif dans lequel naît le désavantage. Cerner les causes du désavantage lié aux discriminations multiples suppose de comprendre le processus dynamique qui découle à la fois du préjudice individuel de discrimination (construction de stéréotypes, harcèlement et atteintes à la personne) et de son inscription collective dans un métier professionnel, sur un territoire et dans le cadre de l’action contentieuse auprès des acteurs juridiques.

34. Rappelé par la Cour d’appel et déjà signalé par le Conseil de Prud’hommes, CP Paris, précité supra note 32.

175 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE Désavantage et confluence des critères : discrimination systémique née des discriminations multiples —

a prévalence et la récurrence des situations de désavantage des personnes subissant des discriminations multiples reflètent des discriminations systémiques Lqui sont à la fois liées aux obstacles structurels et aux résistances qui empêchent plus généralement l’accès au droit par les acteurs eux-mêmes et qui supposent aussi d’appréhender les causes du désavantage systémique, et ce, au-delà des critères de discrimination. En effet, la faiblesse du prisme des discriminations multiples est de renforcer une démarche qui part des critères discriminatoires et s’éloigne des sources de la discrimination elles-mêmes. La prise en compte du désavantage issu des discriminations multiples dans un environnement donné (travail, territoire) favorise une analyse collective des discriminations.

Accès au droit et discriminations systémiques —

es analyses des études étrangères (Best, Edelman et al., 2011 : 994) et européennes(Carles et Baucells, 2010) sur les profils des plaignants dans le Lcontentieux, et des études françaises notamment l’enquête « Trajectoires et origines » (Beauchemin, Hamel, Simon, 2016) sur les ressentis discriminatoires montrent une faible mobilisation du droit par les travailleurs en situation de désavantage et une certaine perception des discriminations multiples par les acteurs juridiques eux- mêmes (avocats, juges, syndicats).

Il a été évoqué la prééminence du contentieux sur la discrimination syndicale par rapport au contentieux liés aux autres critères mais il faut envisager si les victimes de discriminations multiples elles-mêmes ont recours au droit. En outre, quand les recours sont introduits, il faut déterminer quelles sont les réactions des professionnels du droit à la qualification des discriminations multiples recueillies dans les entretiens.

Le non recours au droit par les victimes elles-mêmes

Les études à l’étranger et en France montrent que les victimes de discriminations multiples elles-mêmes soit saisissent moins la justice soit invoquent un seul motif

176 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE de discrimination et ne reconnaissent pas forcément le fait qu’elles peuvent être à l’intersection de discriminations fondées sur plusieurs critères. La sous-déclaration des discriminations multiples par les victimes prend souvent deux formes. Parfois, selon les études empiriques du contentieux, ce sont soit davantage les hommes par exemple qui invoquent des discriminations multiples (origine, âge) (Best, Edelman et al., 2011 : 1004), soit les femmes d’origine étrangère ne déclarent que les discriminations raciales et beaucoup moins les actes sexistes. « Les discriminations racistes représentent environ 80% des déclarations de discriminations des femmes descendantes d’immigré.es non européennes, ce qui laisse peu de place à l’expression des discriminations sexistes » (Lesné, 2017 : 173). Plus généralement dans l’enquête « Trajectoires et Origines », toutes choses égale par ailleurs, le fait d’être une femme diminue de 25% la propension à déclarer des discriminations dans l’enquête. Donc les victimes de discriminations multiples ne sont pas toujours conscientes de l’origine du désavantage qui les accable, ne s’identifiant pas forcément avec une appartenance à un groupe protégé ou une caractéristique protégée. Peuvent se rajouter plus généralement une réticence ou même une méfiance vis-à-vis du système juridique des personnes femmes ou hommes, jeunes ou seniors, dans une situation précaire sur un territoire par exemple (Mercat-Bruns, 2017(d))35. La perception du système juridique par les plus jeunes d’origine étrangère, par exemple dès l’école et la récurrence des contrôles d’identité36, peut être exclusivement cantonnée au droit pénal ou à la dimension répressive de la justice, sans envisager les bénéfices éventuels du droit à l’action civile37.

Résistance relative des acteurs juridiques au concept de discrimination multiple

Une série d’arrêts relatifs à la qualification d’une discrimination au travail relevée dans notre étude renvoie à plusieurs critères discriminatoires, sans que cette multiplicité suscite un raisonnement explicite des juges sur le choix du critère prohibé (voir aussi Bossu, 2014). Parfois les plaignants ont un profil donnant la possibilité d’invoquer deux critères qui caractérisent la personne sans qu’il en soit fait mention explicite dans l’arrêt38. Ce sont souvent les moyens de preuve de la discrimination qui semblent déterminer le choix du critère mobilisé.

Le concept de discrimination multiple suscite lui-même des réactions parmi les professionnels. Les magistrats décrivent parfois la complexité inutile d’adopter une nouvelle notion ou l’intérêt d’invoquer un critère unique. L’augmentation du nombre de critères multiplierait le risque de les hiérarchiser. « Les juges sont submergés par

35. Voir aussi le rapport annuel d’activité 2016 du Défenseur des droits qui évoque le non recours au droit : https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/raa-2016-num-20.02.2017.pdf 36. Civ. 1ère, 9 novembre 2016, n° 15-25.873. 37. Les sociologues ont étudié les phénomènes ou perceptions du « racisme d’Etat » qui pourraient sans doute opérer comme frein à l’accès au droit (Dhume, 2010 : 174) ; avec les difficultés de nommer des ressentis discriminatoires, voir Pierre Ropert, « “Racisme d’État” : derrière l’expression taboue, une réalité discriminatoire », France Culture, 24 novembre 2011 : https://www.franceculture.fr/sociologie/Racisme- Etat-expression-tabou-discrimination ; V. les tentatives de retirer le mot « race » dans le projet de réforme constitutionnelle en cours : http://www.assemblee-nationale.fr/15/amendements/0911/AN/870.asp 38. Soc., 9 juillet 2014, n°13-10387.

177 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

toutes ces catégories et finalement ils n’arrivent pas à faire des priorités, d’ailleurs on n’a pas à en faire, à partir du moment où ils font partie de tous ces critères…. » (Mercat- Bruns et Perelman, 2016 : 119). Pour une avocate, « la multiplication des critères peut nuire à la plasticité des motifs en les enfermant dans une acception trop stricte » ; « La discrimination multiple est utilisée dans sa pratique mais « l’interaction des motifs discriminatoires est encore assez délicate à faire comprendre » (Ibid : 119).

Les inspecteurs du travail ignorent l’existence des discriminations multiples dans les textes européens tout en reconnaissant une utilité possible du concept. Un seul magistrat a indiqué qu’il a rencontré des hypothèses où un critère était invoqué mais c’est un autre critère qui a été retenu : « une fille pensait qu’elle était discriminée en raison de son apparence physique parce qu’elle était obèse, et l’étude a montré que c’était en raison de son âge ou du moins c’est ce qu’on pouvait montrer » (Ibid : 120). Le magistrat ajoute : « la personne discriminée ne pouvait pas savoir ce qui était dans la tête de son employeur. Nous ce qui suffit c’est le résultat. Pas l’intention discriminatoire. Donc cela peut être intéressant. Je ne pense pas que c’est une complication...Ce que le juge doit comprendre c’est que ce qui est important dans la discrimination, c’est l’effet et non la cause et ensuite la justification donnée » (Ibid : 120). Un président de Conseil de Prud’hommes remarque que les différents motifs de discrimination recueillis simultanément ne vont jouer que sur le montant de la réparation accordé (Ibid, 2016 : 120).

Par conséquent, il ressort de ces propos sur la discrimination multiple que, lorsqu’elle est prise en compte par les acteurs juridiques, l’intérêt est de mettre en exergue moins les contours des critères mobilisés et plutôt les effets amplifiés dudésavantage créé par la confluence du critère affectant une personne ou un groupe.

Le fait de privilégier les concepts de discrimination, plutôt que les critères, incite à une réflexion sur le concept émergeant de discrimination systémique39. Cette notion permet souvent de caractériser le désavantage produit par les discriminations multiples. Les conséquences du désavantage systémique produit par les discriminations multiples —

’espace et le maintien de l’ordre dans un quartier ou les caractéristiques d’un métier peu visible constituent notamment deux cadres dans lesquels le risque Lde discrimination individuelle et collective est détecté dans les arrêts. La grille d’analyse des discriminations multiples éclaire la situation de désavantage récurrent affectant des personnes, en l’absence d’intervention plus structurelle des institutions et des entreprises. Elle permet de tirer deux conclusions sur les pratiques discriminatoires : confirmer qu’au-delà des individus discriminés, il existe un environnement qui peut favoriser l’émergence de discriminations multiples. La deuxième conclusion qui dérive de la première est déduite des désavantages identifiés en cas de discrimination multiple. La prise en compte de la confluence des critères ne devrait pas servir à

39. Sur la notion, voir supra note 11.

178 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE valoriser l’importance des critères discriminatoires mais plutôt à se détacher des critères prohibés pour mieux embrasser la combinaison de leurs effets.

Les conséquences du désavantage systémique : l’environnement au-delà de la personne à la confluence des critères —

orsque l’accent est mis sur l’environnement où le risque de discrimination multiple est plus fort, l’intérêt est de cerner l’absence de visibilité de ces discriminations Lou l’inaction face aux pratiques discriminatoires répétées dans un cadre donné (le métier, la carrière, le quartier).

Discriminations multiples et environnement du métier

Sans le dire explicitement, la Cour de cassation elle-même, a ponctuellement déplacé le regard sur les effets discriminatoires du désavantage qu’impliquent les discriminations multiples.

La Cour confirme dans un arrêt de 2011, s’agissant des métiers d’aides à domicile, les effets exacerbés des discriminations multiples en reconnaissant une discrimination indirecte à l’encontre d’une travailleuse domestique d’origine capverdienne en situation irrégulière, sans que l’action s’appuie sur la confluence des critères d’origine et de sexe. L’employée à domicile, dépourvue de titre de séjour, avait été congédiée sans motif ni recours possible après neuf ans de bons et loyaux services et mise en demeure de quitter le logement que l’employeur fournissait. La Cour a argué des discriminations indirectes pour confirmer implicitement l’existence d’une discrimination multiple malgré l’absence de comparabilité avec d’autres salariés en situation régulière et bien mieux loti.es. Sa situation irrégulière, « apparemment neutre », malgré son illégalité, l’exposait à un risque de désavantage et de discrimination, fondée sur son origine, qui profitait à l’employeur (Mercat-Bruns, 2017(b) : 235 et suivantes). Selon la Chambre sociale de la Cour de cassation :

« Attendu que l’existence d’une discrimination n’implique pas nécessairement une comparaison avec la situation d’autres salariés ; qu’ayant relevé que l’exploitation par M. X... et Mme Y... de la qualité d’étrangère de Mme Z... en situation irrégulière sur le territoire français ne lui permettant aucune réclamation avait entraîné pour la “salariée” la négation de ses droits légaux et conventionnels et une situation totalement désavantageuse par rapport à des employés de maison bénéficiaires de la législation du travail, la cour d’appel, qui en a déduit que Mme Z... avait subi en raison de son origine une discrimination indirecte caractérisée, a légalement justifié sa décision…40. »

40. Soc., 3 novembre 2011, n°10-20765.

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Donc les juges dénoncent directement « l’exploitation » des travailleurs domestiques en situation irrégulière lorsque la relation de travail moins visible dans la sphère domestique est rompue brutalement sans recours ou indemnités.

Les contentieux sur le harcèlement discriminatoire dans un métier, notamment celui de cuisinier41, d’agents de nettoyage42, de manœuvres sur les chantiers43 ou de cheminot44 révèlent un environnement hostile qui peuvent affecter des jeunes d’origine étrangère. Lorsque les collègues se taisent ou la hiérarchie ne réagit pas à ces situations discriminatoires, elles se répètent et portent atteinte à la dignité des travailleurs, accentuant leur isolement à l’intersection de différents mécanismes d’oppression (Mercat-Bruns, 2017(c) : 361).

Discriminations multiples et environnement territorial

Le contentieux sur les contrôles d’identité discriminatoires pose la question des jeunes français et non français souvent d’origine étrangère et de sexe masculin qui font l’objet de contrôles plus fréquents selon l’espace territorial (Rainaud, 2018). Les décisions de justice évoquent l’incidence des lieux, des actes suspects dans le même espace, sans revenir sur les caractéristiques multiples d’appartenance des personnes. La qualification de discrimination des agents de la police judiciaire par les juges est davantage liée à la situation qui peut générer la discrimination et moins à l’identification complexe des victimes. Détachement des critères discriminatoires au profit des situations discriminatoires —

’identification des situations discriminatoires associées aux discriminations Lmultiples permet de renvoyer au concept de discrimination systémique (Mercat- Bruns, 2018(b)) : « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction de pratiques, de décisions ou de comportements individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de groupes visés45 ».

L’intérêt est d’éviter de se polariser sur les critères discriminatoires dans un contexte actuel de hiérarchisation progressive des critères. En outre, ce classement des critères est délicat lorsqu’une personne peut être rattachée à un groupe, perçu comme privilégié (les hommes), et à un groupe désavantagé (origine étrangère) selon les circonstances

41. Soc., 22 septembre 2015, n° 14-11.563. 42. Voir supra note 17. 43. Rennes, 10 décembre 2014, n° 14/00134 : photo d’un primate dans un vestiaire en inscrivant à côté le nom d’un manœuvre d’un chantier. 44. Voir notamment la décision du Défenseur des droits, décis. MLD n° 2014-079. 45. Voir Action Travail des Femmes c. Canadien National (1987) précité.

180 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE d’appréciation. Cette évolution de la jurisprudence porte en germe l’ignorance que toute discrimination quelle que soit le critère peut être une atteinte à la personne et révéler des schémas discriminatoires (Mercat-Bruns, 2018(a) : 132).

Ainsi les métiers du « care » qui sont souvent occupés par les femmes d’origine étrangère peuvent générer des discriminations systémiques par la vulnérabilité de la situation des femmes concernées et l’intimité des lieux de travail. Les contrôles d’identité peuvent générer des discriminations systémiques contre des jeunes hommes d’origine étrangère, en raison de leur apparence physique parfois perçue comme similaire, dans des lieux où les actes de délinquance sont parfois plus fréquents et où existe une certaine vulnérabilité des résidents dans des statuts plus précaires.

Ainsi le regard sur les effets systémiques du désavantage des personnes dont la situation est à la confluence de différents critères exige un changement de paradigme dans l’appréhension de la non-discrimination. La reconnaissance des discriminations multiples invite les juges, les avocats, les entreprises et les pouvoirs publics à considérer que, dans l’emploi, comme dans la ville en matière d’ordre public, d’accès à la santé ou au logement, c’est l’absence de réactions ou de suivi plus ciblés des institutions et des entreprises face aux discriminations multiples qui explique souvent la pérennité des situations discriminatoires sur le plan collectif.

Conclusion —

n somme, la grille d’analyse des discriminations multiples gagne en pertinence lorsque l’accent est mis sur la qualification juridique du désavantage lié à la Econfluence des critères discriminatoires. Au lieu de réfléchir à la multiplication des critères et leurs significations respectives, il serait plus opportun de réfléchir à une politique antidiscriminatoire coordonnée (emploi, territoire, santé, logement) et ainsi éviter la dispersion des efforts publics selon les critères. Penser le désavantage renforcé des situations dans le cas des personnes à la confluence des critères discriminatoires recentre le débat sur la dimension souvent structurelle des discriminations et les outils nécessaires à la cohésion sociale.

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182 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

Mercat-Bruns Marie, « Identification de la discrimination systémique », Revue de droit du travail, 2015, pp. 676-681 (b).

Mercat-Bruns Marie, Discrimination at work: Comparing European, French and American Law, University of California Press, 2016, 386 p.

Mercat-Bruns Marie, « Le droit de la non-discrimination : une nouvelle discipline en droit privé ? », Recueil Dalloz, 2017, pp. 224-230 (a).

Mercat-Bruns Marie, « La discrimination multiple à la lumière de la discrimination indirecte », in Eberhard Mireille, Laufer Jacqueline, et al., Genre et discriminations, Éditions IXe, 2017, pp. 225-242 (b).

Mercat-Bruns Marie, « Racisme au travail : nouveaux modes de détection et de prévention », Droit social, 2017, pp. 361-371 (c).

Mercat-Bruns Marie, « Street Law à l’École de droit de Sciences Po : présentation et apprentissages », Cliniques Juridiques, 2017, vol. 1. (d) [en ligne, URL : https://www.cliniques-juridiques.org/revue/ volume-1-2017/ ]

Mercat-Bruns Marie, « Le principe de non-discrimination en raison de l’âge ne constitue pas une liberté fondamentale, Soc. 15 novembre 2017, n° 16-14.281 », Revue de droit du travail, 2018, pp. 132-136 (a).

Mercat-BrunsMarie, « La discrimination systémique : peut-on repenser les outils de la non-discrimination en Europe ? », Revue des droits de l’homme, 2018, n°14 [en ligne, URL : https://journals.openedition.org/ revdh/3898 ] (b).

Mercat-BrunsMarie et Perelman Jeremy (dir.), Les juridictions et les instances publiques dans la mise en œuvre de la non-discrimination : perspectives pluridisciplinaires et comparées, Sciences Po (Cevipof), Université Paris II (CERSA), Rapport, Mission droit et justice et Défenseur des droits, juin 2016 [en ligne, URL : http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2016/12/GIP_RapportFinal_LES-JURIDICTIONS- ET-LES-INSTANCES-PUBLIQUES-LA-NON-DISCRIMINATION-FINAL.pdf ]

Pao Ellen, Reset: My Fight for Inclusion and Lasting Change, Spiegel & Grau, 2017, 288 p.

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Pfefferkorn Roland, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, Paris, La Dispute, 2007, 412 p.

Rainaud Anne (dir.), Ségrégation territoriale en France : manifestations et corrections, Édition Mare et Martin, 2018, 264 p.

183 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

L’articulation des critères de discrimination : quels enjeux pour le traitement des réclamations par le Défenseur des droits ?

Marc LOISELLE Conseiller pour les affaires publiques, Défenseur des droits —

184 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

La question des discriminations multiples – qu’elles se succèdent, s’additionnent ou se combinent – est traversée par une tension : d’un côté, elle fait l’objet, depuis quelques années, dans différentes enceintes, d’un discours valorisant nourri notamment par les approches développées aux États-Unis et au Canada ; de l’autre, elle peine à trouver sa place dans le droit positif.

e droit de l’Union européenne apporte une illustration topique de cette tension : alors que la lutte contre les discriminations multiples dont peuvent être victimes les femmes apparaît comme un objectif du droit dérivé1, les critères L 2 de discrimination sont compartimentés et répartis entre différentes directives .

1. Voir le considérant 14 de la directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique et le considérant 3 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail : « dans la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement sans distinction de race ou d’origine ethnique, l’Union cherche (…) à éliminer les inégalités et à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, en particulier du fait que les femmes sont souvent victimes de discriminations multiples ». Voir également la décision n° 771/2006/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2006 relative à l’année européenne de l’égalité des chances pour tous (2007) « Vers une société juste », soulignant qu’ « il est essentiel que les actions ayant trait à la race ou à l’origine ethnique, à la religion ou aux convictions, au handicap, à l’âge ou à l’orientation sexuelle tiennent pleinement compte des différences entre hommes et femmes » (considérant 10) et la nécessité « d’aborder les problèmes de discriminations multiples, c’est-à-dire de discriminations sur la base de deux ou de plusieurs des motifs énumérés à l’article 13 du traité » (considérant 14). 2. Les discriminations dans le domaine de l’emploi fondées sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge et l’orientation sexuelle sont prohibées par la directive 2000/78 (précitée), tandis que la directive 2000/43 (précitée) interdit les discriminations fondées sur l’origine ethnique notamment dans les domaines de l’emploi, des biens et services, de la protection sociale. La directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 vise quant à elle à garantir l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.

185 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

La démarche de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) adoptée dans l’arrêt Parris3 est à cet égard éloquente : saisie de l’impossibilité pour un couple homosexuel de bénéficier d’un droit à une pension de réversion en raison de l’âge tardif (plus de 60 ans) auquel il a contracté son union, l’interdiction en vigueur en Irlande de se marier avec une personne du même sexe y ayant fait obstacle auparavant, la Cour a considéré que cette réglementation « n’est pas susceptible d’instituer une discrimination fondée sur l’effet combiné de l’orientation sexuelle et de l’âge, lorsque ladite réglementation n’est constitutive d’une discrimination ni en raison de l’orientation sexuelle ni en raison de l’âge, isolément considérés ».

De manière significative, à propos de la jurisprudence relative à la question du port du voile par des salariés et notamment des arrêts Achbita, Centrum voor Gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding c. G4S Secure Solutions4 et Asma Bougnaoui, Association de défense des droits de l’homme (ADDH) c. Micropole SA5, il a pu être souligné qu’aucun élément relatif à une discrimination multiple mêlant les dimensions de genre, d’origine ethnique et de religion n’a été évoqué par la Cour – même s’il est vrai que les saisines étaient fondées sur la seule discrimination religieuse (Bribosia et Rorive, 2017 : 1025).

En France, une même distance sépare le discours savant sur les discriminations multiples (et en particulier intersectionnelles), en plein essor dans le champ des sciences sociales, dans une partie de la doctrine juridique ou au sein d’institutions telles que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), du droit positif qui ne reconnaît pas ces discriminations et renvoie aux listes de critères énumérés les uns après les autres par le législateur en fonction de catégories identifiées, imposant aux personnes exposées à plusieurs discriminations de fondre leur expérience dans ce cadre étroit.

Comment cette tension entre l’approche analytique des discriminations multiples et le droit positif traverse-t-elle l’action du Défenseur des droits dans le domaine de la lutte contre les discriminations ?

L’analyse des pratiques développées au sein de l’institution – et de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) à laquelle elle a succédé – ainsi que d’un certain nombre de cas qu’elle a été amenée à traiter montre qu’en réalité cette tension innerve l’action du Défenseur des droits en la matière. Compte tenu des compétences et des pouvoirs qui ont été dévolus au Défenseur des droits par la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011, qui le conduisent à la fois à protéger les droits et à promouvoir l’égalité, mais aussi des orientations qu’il s’est fixées, les discriminations multiples constituent un double enjeu : d’abord et avant tout un enjeu de connaissance, dont la lutte contre les discriminations ne peut faire l’économie ; ensuite, un enjeu juridique indispensable au traitement des réclamations, à l’élaboration du droit souple par lequel le Défenseur des droits protège contre ces formes de discrimination, ainsi qu’à leur sanction par les juridictions devant lesquelles il est amené à présenter des observations.

3. CJUE (GC), 24 novembre 2016, C-443/15. 4. CJUE, 14 mars 2017, C-157/15. 5. CJUE, 14 mars 2017, C-188/15.

186 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE Un enjeu de connaissance —

es orientations définies par Jacques Toubon dans le domaine de la promotion de l’égalité révèlent l’intérêt particulier porté par l’institution aux discriminations Lmultiples. Elles visent en outre à consolider un mouvement amorcé par la HALDE, dont la création reflète la nécessité d’articuler les critères de discrimination.

Un enjeu présent dès la création de la HALDE —

es directives européennes 2000/43 précitée et 2002/73 du 23 septembre 20026, qui comme il a été souligné traduisent en partie la volonté de l’Union européenne Ld’appréhender certaines formes de discriminations multiples, prévoyaient la mise en place d’organismes chargés de promouvoir l’égalité de traitement.

Dans le cadre du débat suscité par l’engagement pris par le Président de la République7 en faveur de la création d’une autorité administrative indépendante chargée de lutter contre les discriminations, la question du traitement des discriminations multiples est apparue comme un élément important de la discussion de nature à justifier le choix d’une institution unique.

Comme l’a souligné le rapport de la mission de préfiguration de la HALDE, « les interlocuteurs de la mission se sont, pour la plupart, exprimés en faveur d’une structure unique et d’un champ de compétence le plus étendu possible couvrant toutes les discriminations (…). Certaines institutions de défense des droits des femmes ont manifesté la crainte que la spécificité de la cause qu’elles défendent soient diluée et banalisée au sein d’une structure à vocation généraliste. Toutefois, un système reposant sur plusieurs structures spécialisées présente l’inconvénient de laisser de côté les situations de ‘cumul’ de discriminations ainsi que les discriminations orphelines ou marginales » (Stasi, 2004 : 65).

6. Relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelles et les conditions de travail. 7. Discours du Président de la République prononcés à Troyes le 14 décembre 2002 et à l’Elysée le 3 décembre 2002 et discours sur la laïcité du 17 décembre 2003.

187 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE Une préoccupation constante du Défenseur des droits —

u-delà du lien étroit qui l’unit à la création de la HALDE, dont le Défenseur des droits a repris les missions en 2011, la question des discriminations multiples Aconstitue une préoccupation constante de celui-ci inspirant une grande partie des études réalisées dans le cadre de son action de promotion de l’égalité.

Deux études destinées à mieux connaître certaines formes de discriminations multiples rencontrées par les femmes dans le domaine de l’emploi ont ainsi été publiées : La discrimination multicritère à l’encontre des femmes immigrées ou issues de l’immigration sur le marché du travail (Kachoukh et al., 2011) et L’emploi des femmes en situation de handicap (Bechrouri et al, 2016). Elles visaient, à partir d’approches différentes, à identifier les discriminations dont peuvent être victimes les femmes, non seulement parce qu’elles sont femmes et parce qu’elles sont d’origine étrangère ou en situation de handicap, mais aussi parce qu’elles font l’objet de formes spécifiques de discrimination combinant le genre et l’origine ou le handicap.

Cette volonté d’approfondir la connaissance des discriminations multiples marque également plusieurs enquêtes réalisées par le Défenseur des droits. Le 10e Baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi (mars 2017), enquête annuelle réalisée en partenariat avec l’Organisation internationale du travail (OIT), soulignait la persistance dans le milieu du travail d’une sanction sociale à l’encontre des femmes dont l’âge se situe dans le halo de la maternité. Elle a également mis en lumière la surexposition aux discriminations des femmes et des hommes jeunes (âgés de 18 à 34 ans) perçus comme d’origine extra-européenne.

De la même manière, l’enquête dédiée aux discriminations dans l’accès au logement locatif8 a mis en évidence, parmi les expériences de discrimination rapportées dans ce cadre, la situation spécifique des mères seules avec enfant(s). Objets d’une stigmatisation importante, fondée sur des stéréotypes associés à leur rôle de mère, à leur capacité à assurer seules l’éducation de leurs enfants et à payer régulièrement un loyer, elles sont identifiées comme des locataires à risques. Les mères isolées déclarent ainsi un taux de recherches inabouties sensiblement plus important que la moyenne et un taux de discriminations parmi les plus élevés.

8. Voir Enquête sur l’accès aux droits : discriminations et accès au logement locatif, volume 5, décembre 2017.

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Ces études réalisées par le Défenseur des droits constituent autant d’outils de connaissance et de prise de conscience des phénomènes de discriminations multiples. Qu’elles soient transversales ou au contraire focalisées sur une forme spécifique de discrimination multicritères, elles fournissent des grilles d’analyses utilisables non seulement à l’extérieur de l’institution (par les victimes, les praticiens du droit, les chercheurs, etc.) mais aussi à l’intérieur, par les juristes en charge du traitement des réclamations.

Toutefois, le simple fait d’appartenir à un ou plusieurs des groupes sociaux analysés dans ces différents travaux (femme en situation de handicap, mère isolée, jeune homme d’origine étrangère, etc.) n’établit pas juridiquement la discrimination multiple. Comment appréhender et apporter la preuve des faits à travers lesquels ces discriminations se manifestent ? Tel est l’enjeu de l’instruction des réclamations menée par le Défenseur des droits qui vise à protéger les victimes de ces discriminations multiples, réparer les préjudices qu’elles peuvent causer et contribuer à les faire sanctionner par le juge.

Un enjeu juridique —

’instruction des réclamations dont est saisi le Défenseur des droits vise essentiellement à apporter la preuve des discriminations à l’issue d’un débat Lcontradictoire. Guidée par un souci de pragmatisme et d’efficacité, elle se doit de tenir compte des souhaits de la personne qui a saisi l’institution, des pièces du dossier, des éléments apportés par le mis en cause et de l’état du droit positif de la non- discrimination.

Face à ces contraintes, dont le Défenseur des droits ne peut s’affranchir, les discriminations fondées sur plusieurs critères soulèvent des difficultés particulières qui se manifestent à chacune des étapes de la procédure d’instruction des dossiers. Pour les surmonter9, le Défenseur des droits tend à s’appuyer sur la souplesse de l’articulation des critères et la plasticité de leur combinaison. Cette approche permet de concilier à la fois la reconnaissance juridique des différentes formes de discriminations multiples et la protection des personnes qui en sont victimes.

9. Cette contribution n’abordera pas les voies de « contournement » permettant d’appréhender les discriminations multiples à travers des notions connexes, telles que la discrimination indirecte ou la discrimination par association (Mercat-Bruns, 2015), susceptibles d’être empruntées par le Défenseur des droits.

189 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE Les discriminations multiples dans les réclamations : impensé ou indicible ? —

e Défenseur des droits peut être saisi par toute personne qui s’estime victime d’une discrimination. La réclamation qui lui est adressée, vecteur essentiel de son Lintervention, contient deux éléments déterminants pour l’articulation des critères de discrimination : d’une part, les souhaits de la personne qui saisit l’institution et, d’autre part, les indices qu’elle fait valoir dans ce cadre.

Un constat empirique s’impose : les personnes qui saisissent le Défenseur des droits tendent à privilégier un motif unique de discrimination et, lorsqu’elles évoquent plusieurs motifs, il est rare que ceux-ci soient articulés.

C’est ainsi, par exemple, que la question du genre n’a jamais été alléguée dans les réclamations relatives à l’interdiction du port du voile adressées au Défenseur des droits, et dans lesquelles ne sont invoquées que des discriminations religieuses. Saisi du refus de porter le voile opposé par un groupement d’établissements (Greta) à une femme qui souhaitait perfectionner son anglais, il a été soutenu devant la juridiction que l’inscription de l’intéressée était purement « hypothétique » puisqu’ « il n’est pas sûr qu’elle puisse poursuivre sa formation jusqu’à son terme compte tenu de sa grossesse et que son projet d’étude, particulièrement incertain, ne semble pas compatible avec sa vie de famille ». Il a également été relevé que l’intéressée avait interrompu ses études auparavant et que « les revenus de son époux suffisaient à faire vivre sa famille ». Si l’on perçoit bien les dimensions de genre, de situation de famille, d’origine ethnique et de religion, la question a été appréhendée y compris par le juge uniquement à travers la catégorie exclusive de la religion10.

Ce faisant, et au-delà des considérations stratégiques susceptibles d’intervenir, tout se passe comme si les réclamants éprouvaient des difficultés à nommer un certain nombre de situations de discriminations multiples (renvoyant à des groupes sociaux ou à des sous-groupes), soit qu’ils ou elles aient intériorisé leur singularité, soit que leur situation ne leur apparaisse pas dicible dans l’espace social –pourtant réduit aux parties au litige – et/ou formulable dans le langage du droit. Sous ce dernier aspect, on mesure d’ailleurs l’impact que peut avoir l’énumération des critères par le législateur sur la rédaction d’une réclamation.

Afin de lever ces obstacles, d’éclairer la discrimination et de déterminer les indices ou éléments de fait, de nature à laisser présumer son existence, les services d’instruction du Défenseur des droits prennent contact –essentiellement par téléphone – avec l’auteur

10. Délibération n° 2009-238.

190 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE de la réclamation. Cet entretien exploratoire, dans lequel émergent les possibilités de combinaison des différents critères, en particulier au regard des indices invoqués à l’appui de la réclamation, peut conduire à privilégier une forme d’articulation plutôt qu’une autre, voire parfois à opérer une sélection. Il détermine la stratégie d’instruction des dossiers.

À ce stade, les instruments de connaissance développés par le Défenseur des droits peuvent revêtir un rôle important, à la fois pour renforcer la prise de conscience des personnes qui saisissent l’institution et pour sensibiliser les services d’instruction aux discriminations multiples et à leur formulation juridique.

L’instruction et la preuve des discriminations multiples : une approche pragmatique —

’instruction contradictoire des dossiers est un moment-clef qui va permettre (ou pas), au regard des éléments recueillis au cours de l’enquête, d’articuler ou de Lréarticuler les différents critères de discrimination et d’établir son existence. C’est ainsi, par exemple, que l’instruction d’une réclamation visant des faits de harcèlement moral constitutifs d’une discrimination fondée sur les activités syndicales a conduit à constater que la situation professionnelle de l’intéressé se dégradait nettement au moment où celui-ci atteignait l’âge de 50 ans et rencontrait des troubles de santé, ces éléments se combinant avec les précédents. Le Défenseur des droits a ainsi considéré que le harcèlement moral constituait une discrimination multiple combinant les activités syndicales, l’âge et l’état de santé11. Si la juridiction, devant laquelle l’institution a présenté des observations, a donné gain de cause au demandeur, celle-ci s’est toutefois limitée aux seuls éléments touchant aux activités syndicales12.

Cette plasticité de l’articulation des critères apparaît également dans le cas d’un agent de la fonction publique territoriale, intimement persuadé que la dégradation de ses conditions de travail était liée à son origine, mais préférant fonder sa réclamation sur son engagement syndical (motivé par la nécessité de se protéger face à ses difficultés professionnelles). Si l’instruction visant à établir la discrimination syndicale n’a pas permis d’établir les faits, en revanche, les éléments apportés par le mis en cause ont fait apparaître que compte tenu de l’état de santé dégradé de l’agent, le médecin de prévention avait préconisé à plusieurs reprises à son employeur de modifier son poste de travail et notamment de lui attribuer un poste correspondant à son grade. La situation vécue comme une discrimination fondée sur l’origine, formulée comme une discrimination syndicale a finalement été dénoncée par le Défenseur des droits après

11. Délibérations n° 2008-195 et n° 2011-92. 12. Bordeaux, 26 janvier 2012, n° 11/01349.

191 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

l’instruction du dossier comme une discrimination fondée sur l’état de santé13. Elle a donné lieu à un contentieux devant le juge administratif, saisi d’une requête visant uniquement la décision d’affectation de l’intéressé, laquelle a été annulée au motif que le poste occupé ne correspondait pas au cadre d’emploi de l’agent14.

De toute évidence, l’instruction peut à l’inverse conduire à abandonner certains critères invoqués par la victime faute d’éléments probants. Saisi par une femme qui s’estimait victime d’un harcèlement à la fois sexuel et fondé sur son origine dans un service de police, l’instruction, étayée notamment par plusieurs auditions, a conduit le Défenseur des droits à ne retenir que le harcèlement sexuel15.

Cette démarche pragmatique vise à surmonter deux difficultés. En premier lieu, en l’absence de régime juridique spécifique des discriminations multiples, les actions destinées à les faire sanctionner sont contraintes d’emprunter les voies communes du droit de la non-discrimination, et d’abord celle de la comparaison entre la situation de la personne faisant état d’un traitement défavorable et une autre ou d’autres. Si pour la Cour de cassation la comparaison peut être hypothétique16, et bien que les discriminations fondées sur l’état de grossesse échappent à cette contrainte, il n’en demeure pas moins que l’article 1er de la loi du 27 mai 2008 – formulé au futur antérieur et non pas au conditionnel – n’a pas consacré ce principe.

En second lieu, envisager ensemble les différents motifs allégués suppose que soit pris en considération le caractère spécifique de la discrimination, ce qui a une incidence sur le choix du comparateur et les modalités d’administration de la preuve. Par exemple, le traitement défavorable d’une femme d’un certain âge qui se voit refuser une embauche en contrat à durée indéterminée (CDI), après de nombreux contrats à durée déterminée (CDD), constitue-t-il une discrimination fondée sur le sexe ou l’âge ou sur la combinaison des deux motifs ? La preuve de cette combinaison soulève une difficulté : si l’employeur démontre qu’il a recruté un homme d’un âge comparable et une femme plus jeune, quelle conclusion peut-on en tirer ? S’il est possible de considérer que celui-ci traite les femmes comme les hommes indifféremment de toute considération fondée sur l’âge, cette double justification pourrait toutefois révéler l’existence d’un préjugé contre les femmes d’un certain âge, l’employeur préférant recruter un homme du même âge ou une femme plus jeune. C’est ce qu’a considéré la HALDE à propos d’une candidate à un CDI âgée de 44 ans dont les évaluations étaient positives durant les 24 mois de CDD, mais pour laquelle il avait été considéré « qu’on ne la voyait pas chef d’agence dans les 5 ans à venir » en raison d’un « potentiel d’évolution trop faible », le panel de comparaison montrant par ailleurs que la plupart des personnes recrutées avaient entre 20 et 29 ans17.

13. Décision n° MLD 2015-059. 14. TA Versailles, 13 juin 2017, n° 1400403. 15. Décision n° MLD 2015-249. 16. Soc., 10 novembre 2009, n° 07-42.849 : « L’existence d’une discrimination n’implique pas nécessairement une comparaison avec la situation d’autres salariés ». 17. Délibération n° 2006-20.

192 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE La sanction des discriminations multiples : le droit souple élaboré par le Défenseur des droits précurseur du droit positif ? —

e Défenseur des droits joue un rôle inédit devant les juridictions : que ce soit de sa propre initiative, à la demande des parties ou encore à l’invitation du juge Llui-même, l’article 33 de la loi organique précitée l’autorise à présenter ses propres observations devant chaque degré de juridiction, jouant ainsi le rôle d’expert ou d’observateur sui generis, sorte d’amicus curiae original. Ce rôle a été consacré par les juridictions suprêmes des deux ordres juridictionnels18. Dans ce cadre, il présente les éléments de fait recueillis au cours de son enquête ainsi que les éléments de droit sur lesquels il s’appuie, susceptibles d’éclairer le juge sur la discrimination invoquée par la partie plaignante, le Défenseur des droits ne pouvant pas soulever de moyen propre différent de ce qui a été soulevé dans le recours juridictionnel.

Bien que le juge n’attache aucune sanction ou réparation financière spécifique aux discriminations multiples – de ce point de vue, il n’y a pas d’enjeu particulier pour la personne qui saisit le juge –, lorsque l’instruction de la réclamation permet au Défenseur des droits d’établir que la discrimination repose sur l’articulation de plusieurs critères ce dernier présente à la juridiction son analyse. Bien évidemment, le juge, souverain, n’est en aucun cas tenu de suivre ces observations.

L’analyse diachronique d’un certain nombre de cas montre non seulement que les critères de discrimination peuvent parfois faire l’objet d’une nouvelle articulation dans le cadre des procédures contentieuses, mais également que les discriminations multiples tendent à trouver leur place, au moins de manière embryonnaire, dans la jurisprudence.

Les discriminations multiples peuvent parfois s’avérer sujettes à un découpage des critères défavorable à leur sanction. Le Défenseur des droits a, par exemple, été saisi par une salariée qui faisait état d’une différence de rémunération qu’elle estimait constitutive d’une discrimination fondée sur son sexe. À l’issue d’arrêts de travail pour maladie, elle a été licenciée en raison de ses absences. En présence de ces discriminations successives alléguées, le Défenseur des droits a, dans un premier temps, établi à travers les panels de rémunérations que la salariée avait bien fait l’objet d’une discrimination fondée sur son sexe et considéré que le licenciement était une mesure de rétorsion consécutive à la dénonciation de cette discrimination19. La juridiction prud’homale saisie, devant laquelle le Défenseur a présenté ses observations, a écarté la discrimination mais a annulé le licenciement pour absence de cause réelle et sérieuse20. Sollicité dans le cadre de la procédure en appel, le Défenseur des droits a

18. Voir CE, 22 février 2012, n° 343410 et 343438, et Soc., 2 juin 2010, n° B 08-40.628. 19. Délibération n° 2006-248. 20. CPH Créteil, 4 septembre 2007, n° 07/00321.

193 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

modifié son approche du dossier, estimant qu’après la discrimination fondée sur le sexe, la salariée avait été victime d’un licenciement constitutif d’une discrimination fondée sur son état de santé21. La cour d’appel a quant à elle considéré que la différence de rémunération était une discrimination fondée sur le sexe et confirmé l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement.

À l’inverse, le Défenseur des droits a été saisi par une salariée victime de faits de harcèlement moral fondés à la fois sur son sexe et ses activités syndicales, ceux-ci ayant conduit à son licenciement. À l’instar du Défenseur des droits qui avait présenté des observations devant elle22, la juridiction a considéré que les indices laissaient présumer l’existence d’une « discrimination directe tant sexiste que syndicale » et a conclu à une « discrimination syndicale et à caractère sexiste » soulignant ainsi le caractère cumulatif de ces discriminations23.

Malgré les difficultés qu’elle peut soulever, l’approche intersectionnelle des discriminations, qui aspire à prendre en considération les interactions entre les motifs de discrimination, tend également à trouver une place tant dans les décisions du Défenseur des droits que dans la jurisprudence. C’est ce qu’illustre bien le cas des mineurs marocains employés par un établissement public auxquels ont été refusés durant de longues années des avantages liés au statut – tels que l’attribution d’un logement à titre gratuit avec la possibilité de le racheter ainsi que d’indemnités de chauffage – au motif que les bénéficiaires devaient être de nationalité française ou ressortissants de l’Union européenne et être âgés de moins de 65 ans. Le Défenseur des droits a considéré qu’il y avait bien une discrimination fondée à la fois sur la nationalité et l’âge, le fait que la demande n’ait pas été formulée avant l’âge limite étant lié à l’impossibilité, connue des mineurs, de pouvoir y accéder en raison de la nationalité24. En dépit de l’absence de la notion de discrimination intersectionnelle dans les décisions de justice auxquelles cette affaire a donné lieu, la juridiction civile devant laquelle le Défenseur des droits a présenté ses observations a bien condamné l’établissement public à réparer une telle discrimination25.

Plus récemment, le Défenseur des droits a été saisi par une stagiaire recrutée au sein d’une entreprise pour apprendre le métier d’électricienne ; son responsable lui aurait déclaré qu’il ne souhaitait pas la former, son sexe, sa religion et son origine étant selon lui un « handicap pour réussir », sachant que dans cette perspective sa religion et son origine étaient « pires » que son sexe. L’instruction a montré que cette stagiaire avait été rapidement affectée à des tâches de ménage et avait fait l’objet d’injures attestées par des témoins établissant que certains l’appelaient « conchita » – renvoyant aux stéréotypes qui s’y attachent – tandis que d’autres suggéraient son « retour au bled ».

21. Délibération n° 2010-109. 22. Délibération 2010-280. 23. Paris, 18 décembre 2012, S 11/10654. 24. Décision n° MLD 2012-52. 25. CPH Douai, 19 mars 2010, n° 08/00185 et Douai, 31 mars 2011, n° 10/01112.

194 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

Le Défenseur des droits a considéré que le harcèlement moral à l’encontre d’une femme d’origine étrangère était fondé sur l’interaction de ces deux motifs, l’instruction n’ayant pas permis d’établir le critère religieux. En l’absence de contentieux, il a recommandé l’indemnisation du préjudice26.

Conclusion —

a lutte contre les discriminations multiples est une préoccupation constante du Défenseur des droits. Elle s’appuie sur l’élaboration et la diffusion d’instruments Lde connaissance permettant aux victimes comme aux professionnels du droit d’identifier ces discriminations et de s’en emparer. Elle repose également sur une approche pragmatique de l’instruction des réclamations destinée à concilier la sanction des discriminations multiples et la protection des personnes qui en font l’objet.

Cette sanction juridictionnelle présente des difficultés. Même s’il est probable qu’une analyse quantitative nuance sensiblement ce propos, les discriminations multiples s’avèrent présentes dans la jurisprudence. Elles demeurent toutefois à l’état embryonnaire et paraissent résulter de démarches essentiellement intuitives et spontanées, très éloignées des approches sociologiques et des décisions juridictionnelles développées en la matière outre-Atlantique. À cet égard, il semble que le principal obstacle au traitement contentieux des discriminations multiples tienne moins aux réticences que les juges éprouveraient à leur encontre, qu’aux modes de raisonnement, à l’argumentation, qui ne fait pas de place à la contextualisation, en d’autres termes à la rhétorique employée par les juges français – ainsi que par les avocats qui formulent les recours.

Afin de surmonter cet obstacle, le Défenseur des droits entend recourir de manière plus systématique à une approche contextualisée des discriminations qui, en restaurant le lien entre la discrimination et la société, permet de mieux comprendre la réalité d’une discrimination. Cette approche s’attache à la manière dont les discriminations interagissent, en particulier à travers les stéréotypes socialement construits associés aux différentes catégories sociales, aux causes structurelles et systémiques des processus discriminatoires, et rappelle que les discriminations sont le fruit de composantes structurelles de la société et des rapports sociaux (racisme, sexisme, etc.) contres lesquelles il convient de lutter.

26. Décision n° 2016-073.

195 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

Cette approche a notamment été développée dans les observations du Défenseur des droits relatives à la discrimination dite des « chibanis », cheminots de nationalité étrangère embauchés entre 1970 et 1983 par un établissement public de transport ferroviaire, exclus des avantages liés au statut réservé aux ressortissants européens, sous condition d’âge27. Elle a également été étoffée dans le cadre de l’instruction d’une réclamation visant des faits de harcèlement sexuel dans une entreprise de nettoyage sur des femmes d’origine étrangère, appuyée sur des vérifications sur place, des auditions ainsi qu’une étude demandée à une sociologue sur les rapports sociaux au sein de ces entreprises, dont les conclusions soulignaient la division sexuée du travail, la domination et les tâches dévolues aux femmes de nature à faciliter ces agissements. La juridiction de départage devant laquelle le Défenseur des droits a présenté ses observations a relevé, en se fondant sur cette approche contextualisée, que « cette division sexuée du travail, au profit des hommes, sur fond de précarité et de dépendance économique caractérisaient les faits de harcèlement sexuel » 28.

Dans la mesure où la contextualisation vise à interroger les logiques de domination sociale, le critère de la particulière vulnérabilité économique, prohibé depuis loi n° 2016- 832 du 24 juin 2016, ne trouvera-t-il pas là son rôle essentiel, permettant de mieux appréhender, au-delà notamment de l’origine et du genre, la dimension « de classe » qui caractérise de nombreuses discriminations, et d’affranchir la lutte contre ces discriminations d’une démarche victimaire toujours prompte à reléguer les rapports sociaux derrière les caractéristiques individuelles ?

27. Voir la décision n° MLD 2016-188. La cour d’appel de Paris, estimant que la discrimination fondée sur la nationalité ou l’origine était établie, a condamné à verser à chacun des 800 salariés des dommages-intérêts pouvant atteindre, en fonction de la durée d’ancienneté, 290 000 euros pour le préjudice de carrière (Paris, 31 janvier 2018). 28. Voir la décision n° MLD 2016-248 ; CPH Paris, 10 novembre 2017, n° 15/03135.

196 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 TROISIÈME PARTIE

Références bibliographiques

Bribosia Emmanuelle, Rorive Isabelle, « Affaires Achbita et Bougnaoui : entre neutralité et préjugés », Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 112, octobre 2017, pp. 1017-1037.

Bechrouri Nassera, Benichou Sarah, Blanchard Romain, Demangeon Marika, Levesque Clémence, L’emploi des femmes en situation de handicap. Analyse exploratoire sur les discriminations multiples, rapport pour le Défenseur des droits, 2016, 86 p. [en ligne, URL : https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/ atoms/files/rapport_sur_lemploi_des_femmes_en_situation_de_handicap-accessiblefinal.pdf ]

Défenseur des droits-OIT, 10e Baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi, mars 2017, 21 p. [en ligne, URL : https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/etudesresultats-oit- 21.03.17-num_0.pdf ]

Défenseur des droits, Enquête sur l’accès aux droits n°5 : discriminations et accès au logement locatif, décembre 2017, 37 p. [en ligne, URL : https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/communique-de-presse/2017/12/ enquete-acces-aux-droits-ndeg5-discriminations-et-acces-au-logement ]

Kachoukh Fériel, Maguer Annie, Marnas Annick, La discrimination multicritère à l’encontre des femmes immigrées ou issues de l’immigration sur le marché du travail, rapport pour la HALDE, 2011, 207 p. [en ligne, URL : https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=2296 ]

Mercat-Bruns Marie, « Les discriminations multiples et l’identité au travail au croisement des questions d’égalité et de libertés », Revue de droit du travail, janvier 2015, pp. 2838.

Stasi Bernard, Vers la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, Rapport au Premier ministre, Paris, 2004, La Documentation française, 129 p.

197 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CONCLUSION —

Françoise TULKENS Professeure extraordinaire en droit, ancienne juge à la CEDH Université Catholique de Louvain, Belgique —

Je me limiterai, pour conclure, à quelques considérations personnelles. Alors qu’au départ je pensais que le sujet retenu, celui des discriminations multiples, risquait d’être un peu étroit, au fur et à mesure des interventions et des débats, pendant ces deux journées, il est apparu au contraire d’une grande ouverture et, partant, d’une réelle richesse. Merci aux organisateurs d’avoir privilégié ce thème qui est d’une singulière actualité et reflète la réalité.

198 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CONCLUSION

Les fondamentaux —

vant d’aborder notre sujet, il convient de rappeler les fondamentaux. Le principe de non-discrimination se situe au cœur de la dialectique égalité/diversité. Il est Ad’une importance cruciale dans une société démocratique. J’ai pu assister à la Cour européenne des droits de l’homme à l’évolution, voire même la mutation, de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme. Alors que cette disposition a eu pendant longtemps une existence assez effacée au point que certains posaient la question de savoir s’il était vraiment nécessaire, il n’est pas exagéré de soutenir que le droit subjectif à la non-discrimination constitue désormais un principe fondamental qui sous-tend la Convention et son interprétation.

En outre, en interdisant la discrimination « dans la jouissance de tout droit prévu par la loi et dans tout acte d’une autorité publique » (art. 1er), le Protocole n° 12 à la Convention du 4 novembre 2000 (entré en vigueur le 1er avril 2015) introduit un véritable droit à la non-discrimination et il faut espérer qu’il prendra racine dans les Etats membres.

Si des textes, des lois, des conventions ou des traités balisent aujourd’hui plus que jamais le champ des discriminations, une interrogation subsiste, celle de leur efficacité. J’ai eu l’occasion récemment en Belgique de participer à l’évaluation de trois lois de 2007 qui avaient pour but d’assurer la transposition de plusieurs directives de l’Union européenne et qui ont renforcé profondément le droit de l’anti-discrimination1. Ces lois ont-elles produit les effets attendus ? La protection que celles-ci entendaient garantir aux personnes s’est-elle traduite dans les faits ? La réponse est mitigée et se heurte, paradoxalement, à une condition préalable, celle de leur application.

1. Commission d’évaluation de la législation fédérale relative à la lutte contre les discriminations, Premier rapport d’évaluation, février 2017.

199 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CONCLUSION De nouvelles formes de discrimination —

es discriminations multiples s’inscrivent dans le contexte plus large de l’évolution et de la diversification des formes de discrimination. À côté des discriminations Lactives – celles qui frappent des personnes se trouvant dans des situations semblables et qui sont traitées de manière différente – on reconnaît aussi désormais les discriminations passives – celles qui touchent des personnes qui sont dans des situations différentes et qui sont traitées de manière semblable. Par ailleurs, la recherche de l’égalité substantielle « se nourrit (…) des progrès de la lutte contre les discriminations déguisées » (Hernu, 2008 : 359) ou des discriminations couvertes lorsqu’une politique ou une mesure générale a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, nonobstant le fait qu’elle ne vise pas ce groupe en particulier.

Un pas plus décisif encore a été garanti avec la reconnaissance des discriminations indirectes qui s’observent lorsqu’une mesure, par l’application de motifs neutres, a priori, envisage des éléments susceptibles de concerner abstraitement l’ensemble des individus, mais qui, concrètement, désavantage un groupe qui ne peut être identifié qu’à partir d’un motif interdit (les femmes, les ressortissants étrangers, les roms, etc.). Une fois l’effet défavorable établi, la charge de la preuve pèse sur le défendeur, c’est-à-dire le plus souvent sur l’autorité publique qui ne peut invoquer le caractère non intentionnel de la discrimination. Tous les praticiens l’ont constaté, c’est un argument fréquent que l’on doit pouvoir contourner.

Enfin, même si ce n’est pas entièrement nouveau2, dans la foulée de la sanction des discriminations indirectes, la dimension collective du droit à la non-discrimination prend une nouvelle ampleur. En effet, les groupes souffrant de discriminations constituent une réalité que nous ne pouvons ignorer, de même que les discriminations par association, celles qui sont subies par une personne en raison des liens étroits qu’elle entretient avec une autre personne présentant un motif de discrimination. Ainsi – et c’est un exemple réel – un père licencié en raison du handicap de sa fille.

2. Voir déjà Cour EDH, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985.

200 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CONCLUSION Les discriminations multiples —

omme le disait malicieusement l’ancienne garde des Sceaux, Christiane Taubira, lors de la remise du prix de la Revue trimestrielle des droits de l’homme, « être Cfemme, noire et pauvre, quel capital ! ». Voici l’exemple-type de discriminations multiples. Bien souvent, le cadre législatif ne vise que les discriminations fondées sur un seul motif et il n’a pas été pensé pour permettre la prise en compte d’une discrimination fondée simultanément sur plusieurs motifs protégés.

Nous avons constaté en Belgique, dans le rapport d’évaluation de la législation anti- discrimination, que les situations de discriminations multiples étaient beaucoup plus nombreuses que nous le pensions, représentant plus de 15% de l’ensemble des discriminations qui fait l’objet d’un signalement. Il n’y a au fond rien d’étonnant à cela dans la mesure où, bien souvent, une vulnérabilité en entraîne une autre, une exclusion en entraîne une autre, dans un cercle vicieux. Plus fondamentalement, les inégalités se renforcent mutuellement et se multiplient. En outre, les discriminations peuvent aussi revêtir un caractère structurel ou systémique. L’importance de la discrimination multiple explique que la Commission européenne ait consacré à cette question une étude d’ampleur3.

Qu’il s’agisse de discriminations intersectorielles ou enchevêtrées, l’essentiel est d’en reconnaître la réalité, avec les multiples conséquences qui en découlent. Ainsi, par exemple, comme nous le verrons, quel recours utiliser ? Où s’adresser ? Le travail des sociologues est nécessaire pour expliquer, décoder la dimension et les ressorts de ces discriminations multiples et permettre aux avocats, aux juges, à tous ceux qui interviennent dans le domaine de la justice, d’en rendre compte.

J’ai été assez frappée par le relevé qui a été fait des multiples « critères » de discrimination qui existent en France. Personnellement, je préfère évoquer des « motifs » de discrimination plutôt que des critères. Mais là n’est pas mon étonnement, c’est leur nombre qui me surprend. Si j’ai bien compris, il y aurait plus d’une vingtaine de critères qui seraient pointés dans les lois afin de couvrir l’éventail le plus large de situations. N’est-ce pas une illusion ? La loi parfaite n’existe pas et ne peut pas gérer toutes les situations qui, par nature dans le domaine des discriminations, sont en évolution constante. L’interprétation doit jouer son rôle. En outre, ne risque-t-on pas d’introduire, consciemment ou inconsciemment, une sorte de hiérarchie en matière de discriminations ?

3. Commission européenne, DG Emploi, affaires sociales et égalité des chances, Tackling multiple discrimination. Practices, policies and laws, Luxembourg, Office des publications des Communautés européennes, 2007.

201 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CONCLUSION

Sans prétendre que l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme a réponse à tout, j’ai quand même pu, dans la pratique, apprécier sa flexibilité et son ouverture « à toute autre situation ». Cela a permis à la Cour européenne des droits de l’homme d’utiliser ce texte comme un observatoire privilégié de l’évolution des mentalités et de s’adapter à celles-ci. Les pratiques discriminatoires ne sont évidemment pas les mêmes en 1990, 2000 et 2018.

Les recours —

e Défenseur des Droits, M. Toubon, l’a évoqué avec force. Une question critique dans le domaine des discriminations est celle des recours ou plutôt des non- Lrecours. En effet, dans la pratique, on constate qu’il y a peu de recours. Pourquoi ? Dans le cas de discriminations multiples, les victimes sont parfois confrontées à différents organes d’intervention sectoriels, chacun exerçant une compétence unique (handicap, race, genre, etc.). C’est une situation que j’ai vue et qui rend malaisé l’exercice d’un recours ou le dépôt d’une plainte. La création d’un « guichet unique » peut évidemment répondre à cette difficulté. En outre, s’il est loisible à un justiciable d’invoquer plusieurs discriminations fondées sur différents motifs lorsqu’il introduit une action en justice, il devra le faire en distinguant les différentes discriminations dont il allègue être l’objet. En l’état, le tribunal devra examiner chacune des discriminations séparément ; en revanche, il est plus complexe pour le juge de tenir compte du fait que plusieurs motifs se conjuguent pour générer une discrimination. Il est également difficile pour le juge, dans l’état actuel de la législation, de tenir compte des particularités d’une telle discrimination. Une adaptation du cadre légal doit s’accompagner d’une réflexion sur les sanctions appropriées en cas de discrimination multiple.

Plus fondamentalement, dans les témoignages que nous avons entendu lors des auditions à la Commission d’évaluation en Belgique, un thème récurrent s’est profilé. Pour les autorités administratives ou judiciaires, pour les policiers et les magistrats, la lutte contre les discriminations n’est, bien souvent, tout simplement pas une priorité. Les mesures d’austérité, les réductions des effectifs, la faiblesse accrue des moyens sont des leitmotivs dévastateurs. Parallèlement, il y a peut-être aussi une forme de banalisation de la discrimination qui s’installe dans les débats sociaux et qui anesthésie la vigilance. J’ai même entendu, dans différentes enceintes, certains employeurs justifier les discriminations et des intellectuels soutenir que la discrimination doit être reconnue comme un droit.

202 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 CONCLUSION

L’exercice des recours pose de multiples questions. Quant à leur nature, tout d’abord, faut-il mobiliser la justice civile ? Pénale ? Administrative ? Dans tous les cas, la question de la preuve est cruciale et des mécanismes d’aménagement de la preuve doivent être mis en place et utilisés, comme par exemple le recours aux statistiques. Dans tous les cas également, le coût de la justice est aussi un obstacle sérieux, mais un obstacle surmontable s’il y a une réelle volonté politique de lutter contre toutes les formes de discrimination. La question des sanctions est incontournable. Quelle sanction ? Il ne suffit pas de répéter que les sanctions doivent être « effectives, proportionnelles, dissuasives ». Lorsque le juge est confronté à une situation de discriminations multiples, un participant a justement fait remarquer que celui-ci n’était limité à multiplier le préjudice. Même si la discrimination multiple a été reconnue, il n’est pas certain que la réponse, ne prenant pas en compte le caractère global de la situation, soit adéquate.

Cela étant, la voie judiciaire n’est certainement pas la voie unique ni surtout la voie première d’intervention. Un procès est une épreuve et il peut être perdu ; une audience est une épreuve et elle peut affaiblir plutôt que renforcer la victime. Avant de s’y engager, d’autres interventions doivent être privilégiées, celles de la médiation notamment.

Pardonnez-moi de terminer par ce qui peut être considéré comme une évidence. Comme le Défenseur des Droits le disait tout à l’heure, ce sont les politiques et les politiques publiques qu’il faut tenter de changer. « On ne change pas la société par décret », nous rappelait Michel Crozier (Crozier, 1979). Les discriminations nous renvoient, en cascade, au pouvoir ravageur des stéréotypes et des préjugés, à la difficile acceptation du pluralisme, à l’impossible reconnaissance de l’égalité, l’égalité des droits mais surtout l’égalité des chances. La discrimination trouve aussi un terreau fertile dans les injustices sociales. Une action doit être menée sur chacun de ces fronts qui nous ramènent au cœur de notre humanité, à la dignité de toutes et de tous.

Références bibliographiques

Crozier Michel, On ne change pas la société par décret, Paris, Grasset, 1979, 298 p.

Hernu Rémy, « Égalité et non-discrimination », in Andriantsimbazovina Joël et al. (dir.), Dictionnaire des droits de l’homme, Paris, PUF, 2008.

203 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES ET PRINCIPALES PUBLICATIONS DES AUTEURS —

BAJOS Nathalie — Biographie de l’auteure

Nathalie Bajos est sociologue-démographe, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Spécialiste du genre, des discriminations et de santé publique. Honorary Professor à la London School of Hygiene and Tropical Medicine (2008-2015), directrice de la promotion de l’égalité et de l’accès aux droits du Défenseur des droits (2015- 2018). Bibliographie sélective de l’auteure

Défenseur des droits [Bajos Nathalie (dir.), Cavalin Catherine et Clément Martin], Conditions de travail et expériences des discriminations dans la profession d’avocat.e.s. en France, Défenseur des droits, 2018.

Défenseur des droits [Bajos Nathalie (dir.), Ventola Cécile et Clément Martin], Rapports police-population : le cas des contrôles d’identité, Défenseur des droits, 2017.

Scott Rachel, Bajos Nathalie, Slaymaker Emma, Wellings Kaye, Mercer Catherine, « Understanding differences in conception and abortion rates among under-20 year olds in Britain and France: the contribution of social disadvantage », PLoS One, Oct. 2016, 12, 10.

Bajos Nathalie, Lydié Nathalie, Marsicano Élise, « Migrants from over there’ or ‘racial minority here’? Sexual networks and prevention practices among sub-Saharan African migrants in France, Culture Health & Sexuality, 2013, 15, 7, p. 819-835.

Bajos Nathalie et Bozon Michel (dir), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, Genre et Santé, Éditions la Découverte, 2008.

204 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES BOUSSARD-VERRECCHIA Emmanuelle — Biographie de l’auteure

Emmanuelle Boussard-Verrecchia est avocate au Barreau de Paris et a prêté serment en 1989. Titulaire du certificat de spécialisation en droit du travail et de la qualification spécifique Discrimination, elle assure la défense des salariés et des organisations syndicales de travailleurs, conjuguant approche judiciaire et conseils aux organisations syndicales. Elle est membre du Syndicat des Avocats de France et co-animatrice de la commission Discrimination. Bibliographie sélective de l’auteure

Boussard-Verrecchia Emmanuelle, « L’abréviation de la prescription en matière de discrimination compensée par l’exigence d’une révélation informée », Revue de Droit du travail, novembre 2008.

Boussard-Verrecchia Emmanuelle et Petrachi Xavier, « Système d’évaluation et critères comportementaux : vers une clarification (à propos de CA Toulouse, 21 septembre 2011) », Le Droit Ouvrier, n° 762, janvier 2012, pp. 1-6.

Boussard-Verrecchia Emmanuelle et Mercat-Bruns Marie, « Appartenance syndicale, sexe, âge et inégalités : vers une reconnaissance de la discrimination systémique ? », Revue de droit du travail, novembre 2015, pp. 660-671.

CALVÈS Gwénaële — Biographie de l’auteure

Gwénaële Calvès est professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise et membre du collège « Lutte contre les discriminations et promotion de l’égalité » du Défenseur des droits. Avec Daniel Sabbagh, elle co-dirige, depuis 2001, le groupe de recherche « Politiques antidiscriminatoires » (CERI-Sciences Po). Bibliographie sélective de l’auteure

Calvès Gwénaële, Territoires disputés de la laïcité, Presses Universitaires de France, 2018.

Calvès Gwénaële, La discrimination positive, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 4e éd., 2016.

Calvès Gwénaële, Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ, 2015.

205 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES CHAPPE Vincent-Arnaud — Biographie de l’auteur

Vincent-Arnaud Chappe est sociologue, chargé de recherche au CNRS, membre du Centre de sociologie de l’innovation (CSI-I3, Mines ParisTech, PSL Research University). Il travaille sur les politiques d’égalité au travail, à partir de deux directions : les contentieux judiciaires en matière de discrimination dans leur dimension collective ; les appuis statistiques dans le cadre des politiques d’égalité femmes-hommes au sein des entreprises. Bibliographie sélective de l’auteur

Chappe Vincent-Arnaud, Pochic Sophie, “Battles through and about statistics in French pay equity bargaining: The politics of quantification at workplace level”, Gender, Work and Organization, 2018, [Disponible en ligne, URL : http://journals.openedition.org/champpenal/9941 ].

Chappe Vincent-Arnaud, Keyhani Narguesse, « La fabrique d’un collectif judiciaire. La mobilisation des cheminots marocains contre les discriminations à la SNCF », Revue française de science politique, 2018, 1, Vol. 68, pp. 7-29.

Chappe Vincent-Arnaud, « Quel droit contre les discriminations ? La dépénalisation partielle des discriminations au miroir de leur traitement par la Halde (2005-2011) », Champ pénal/Penal field, 2018, Vol. XV. [Disponible en ligne, URL : http://journals.openedition.org/champpenal/9941 ].

Chappe Vincent-Arnaud, Guillaume Cécile et Pochic Sophie, « Négocier sur les carières syndicales pour lutter contre la discrimination », Travail et emploi, janv.-mars, 2016, 145, 2016, p.121-146.

Chappe Vincent-Arnaud, « Dénoncer en justice les discriminations syndicales : contribution à une sociologie des appuis conventionnels de l’action judiciaire », Sociologie du travail, 2013, vol. 55, n 3, pp. 302-321.

GOLDBERG Daniel — Biographie de l’auteur

Daniel Goldberg, député de Seine Saint-Denis (2007-2017), conseiller régional d’Île-de-France (2004-2007), vice-président de la communauté d’agglomération Plaine commune (2005-2007), conseiller municipal de La Courneuve (1995-2014), puis d’Aulnay-sous-Bois (depuis 2014), maître de conférences à l’Université Paris 8 (depuis 1995). Bibliographie sélective de l’auteur

« La France a besoin de vous », tribune co-signée par Goldberg Daniel avec Blavier Benjamin, Caire Ghislaine, Hammouche Saïd, Hebbache Mohand et Tripon Catherine, Libération, 27 juin 2016.

Goldberg Daniel, « Ici, le futur a commencé. La Seine Saint-Denis, laboratoire de toutes les démocraties », Éditions Taillandier, 2012.

Goldberg Daniel, « Cachez ces quartiers populaires », Libération, 9 avril 2010.

206 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES HENNETTE-VAUCHEZ Stéphanie — Biographie de l’auteure

Stéphanie Hennette-Vauchez est professeure de droit public à l’Université Paris Nanterre, où elle dirige le CREDOF (Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux) de l’UMR 7074 - Centre de théorie et analyse du droit. Elle travaille essentiellement sur les rapports entre droit, genre, laïcité, bioéthique. Bibliographie sélective de l’auteure

Hennette-Vauchez Stéphanie, « Equality and the market: the unhappy fate of religious discrimination in Europe », European Constitutional Law Review, 2017, vol. 13, Issue 4, pp. 744-758.

Hennette-Vauchez Stéphanie, « Pour une lecture dialogique du droit international des droits humains. Remarques sur les constatations du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Baby Loup, et quelques réactions qu’elles ont suscitées », La Revue des Droits de l’Homme, septembre 2018, [Disponible en ligne, URL : https://journals.openedition.org/revdh/4643 ]

Hennette-Vauchez Stéphanie, « L’analyse juridique du genre », in de Muñagorri Rafael Encinas, Herrera Carlos Miguel, Hennette-Vauchez Stéphanie, Leclerc Olivier (dir.), L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Éditions Kimé, 2016.

ICARD Philippe — Biographie de l’auteur

Philippe Icard est maître de conférences en droit public à l’UFR de droit et des sciences économique et politique de l’Université de Bourgogne, membre du Centre de Recherche et d’étude en droit et Science politique (CREDESPO), responsable du centre de documentation européenne et vice-doyen chargé des relations internationales. Responsable d’un diplôme tri national en études européennes. Bibliographie sélective de l’auteur

Icard Philippe « Le fait religieux dans “la société civile” : objet du droit de l’Union Européenne », Revue du droit de l’Union européenne, janvier 2018, pp. 189-228.

Icard Philippe (dir.), Les flux migratoires dans l’Union européenne, Éditions Bruylant, 2017.

Icard Philippe (dir.), Les minorités au sein de l’Union européenne, Éditions Eska, 2013.

Icard Philippe (dir.), Agir contre les discriminations, Éditions CREDESPO, 2012.

Icard Philippe, « Le principe de non-discrimination dans la jurisprudence de la CJUE », dans le cadre d’une journée d’études organisée par la ville de Dijon, 10 mars, 200, Éditions CREDESPO, mai 2012.

207 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES LOISELLE Marc — Biographie de l’auteur

Marc Loiselle, docteur en Droit public de l’Université Paris II Panthéon-Assas, est conseiller pour les affaires publiques au sein du Défenseur des droits.

Bibliographie sélective de l’auteur

Loiselle Marc, « Le Défenseur des droits et la soft law », in Ailincai Mihaela Anca (dir)., Soft law et droits fondamentaux, Pédone, 2017, p. 287.

MEDARD INGHILTERRA Robin — Biographie de l’auteur

Robin Medard Inghilterra est attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) en droit public à l’Université Paris Nanterre, doctorant et membre du CREDOF (Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, UMR 7074). Ses principaux travaux portent sur le droit à la non-discrimination et, plus particulièrement, sur les facteurs juridiques de réalisation du droit à la non-discrimination. Bibliographie sélective de l’auteur

Medard Inghilterra Robin, « Face à la fragmentation matérielle et formelle, plaider la consolidation du droit antidiscriminatoire en France », Les Cahiers de la lutte contre les discriminations, n°6, 2018, pp. 37-55

Medard Inghilterra Robin, « Les écueils du contentieux antidiscriminatoire au prisme de la jurisprudence canadienne », in Gründler Tatiana et Thouvenin Jean-Marc. (dir.), La lutte contre les discriminations à l’épreuve de son effectivité, rapport Défenseur des droits et Mission de recherche Droit et Justice, 2016, annexe, pp. 3-40

Medard Inghilterra Robin, « Le droit à la non-discrimination fait peau neuve : brèves considérations sur les incidences de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle », Revue des droits et libertés fondamentaux, chron. n 27, 2016

Medard Inghilterra Robin, « Provocation à la discrimination et appel au boycott de produits étrangers : la Cour de cassation tranche le débat », La Revue des droits de l’Homme, Lettre ADL, 2015, 32 p.

208 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES MERCAT-BRUNS Marie — Biographie de l’auteure

Marie Mercat-Bruns est professeure affiliée à l'École de droit de Sciences Po, membre du Comité scientifique du Programme Presage sur le Genre. Maître de conférences HDR en droit privé, au CNAM (Conservatoire national des arts et métiers) et membre du laboratoire LISE (Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique UMR 3320), co-pilote de l'axe Genre, Droit et Discriminations, elle dirige le pôle « Discriminations et droits fondamentaux » dans le réseau Trans Europe Experts. Elle a participé à plusieurs groupes de travail pour l'exécutif dont récemment celui sur l'évolution de la protection de la personne vulnérable pour les ministères de la Justice, de la Santé et des Personnes Handicapées (Rapport Caron Deglise 2018). Bibliographie sélective de l’auteure

Mercat-Bruns Marie, Oppenheimer David B., Sartorius Cady, Comparative Perspectives on the Enforcement and Effectiveness of Antidiscrimination Law: challenges and innovative tools,Springer International Publishing, 2018.

Mercat-Bruns, « Racisme au travail : les nouveaux modes de détection et les outils de prévention », Droit social, 2017, p. 361.

Mercat-Bruns, Discrimination at Work: Comparing European, French, and American Law, University of California Press, 2016

Mercat-Bruns, « L’identification de la discrimination systémique », Revue Droit du Travail, novembre 2015, pp. 672-681.

Mercat-Bruns, Discriminations en droit du travail : dialogue avec la doctrine américaine, Dalloz, 2013.

209 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES RORIVE Isabelle — Biographie de l’auteure

Isabelle Rorive est professeure à la Faculté de Droit et à l’Institut d’Études européennes de l’Université libre de Bruxelles (ULB) où elle est également présidente du Centre Perelman. Conseillère du Recteur et du Président de l’ULB pour la politique de la diversité, membre expert de l’European Equality Law Network et du Berkeley Comparative Equality & Anti-Discrimination Law Study Group, Isabelle Rorive poursuit ses recherches dans des projets européens et internationaux en s’appuyant sur une approche pluridisciplinaire. Avec Emmanuelle Bribosia, elle a créé l’Equality Law Clinic (ELC) en octobre 2014. Bibliographie sélective de l’auteure

Rorive Isabelle et Bribosia Emmanuelle (dir.), Human Rights Tectonics. Global Dynamics on Integration and Fragmentation, Cambridge, Intersentia, 2018, avec une contribution intitulée « Why a global approach to non-discrimination law matters: Struggling with the ‘conscience’ of companies’», pp. 111-140.

Rorive Isabelle, Bribosia Emmanuelle et Sredanovic Djordje, Governing Plural Societies. Migrants integration and multiculturalism in North America and in Europe, Presses universitaires de Bruxelles, Coll. Études européennes, 2018.

Rorive Isabelle, « Lutter contre les discriminations », in Bricteux Caroline et Frydman Benoît (dir.), Les grands défis du droit global, Bruylant, coll. Penser le droit, 2017, pp. 41-61.

Rorive Isabelle, Bribosia Emmanuelle et Hislaire Julien, « Article 21 », in Picod Fabrice et Van Drooghenbroeck Sébastien (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Commentaire article par article, De Boeck, 2017, pp. 489-514.

Rorive Isabelle et Bribosia Emmanuelle, « Chronique - Droit de l’égalité et de la non-discrimination », Journal européen des droits de l’homme, 2017, n° 2, pp. 191-213.

210 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES SOLANKE Iyiola — Biographie de l’auteure Dr Iyiola Solanke is a Professor in the Centre for Law and Social Justice at the University of Leeds where she holds the Chair in EU Law and Social Justice. Her research focuses on discrimination law and EU Law. Her most recent book, Discrimination as Stigma was published by Hart in 2017. At Leeds, she teaches EU Law, Discrimination Law and Alternative Dispute Resolution. She is an Academic Bencher of the Inner Temple, and was recently a Fernand Braudel Research Fellow at the European University Institute in Florence. In 2017, she set up the Black Female Professors Forum (http://blackfemaleprofessorsforum.org) to promote the presence and visibility of Black women in the Academy. Bibliographie sélective de l’auteure

Solanke Iyiola, « What about the Zambrano Children? Multi-level abandonment in the UK and EU », in (eds) Dustin Moira, Ferreira Nuno and Millns Susan, Gender and Queer Perspectives on Brexit, Palgrave, 2018.

Solanke Iyiola, Discrimination as Stigma: A Theory of Anti-Discrimination Law, Kemp House, Chawley Park, Cumnor Hill, Oxford, Hart, 2017, 256 p.

Solanke Iyiola, « A Method for Intersectional Discrimination in EU Labour Law », in (eds.) Bogg Alan, Costello Cathryn, Davies A.C.L., Research Handbook on EU Labour Law, Edward Elgar, 2017.

Solanke Iyiola, Making Anti-Racial Discrimination Law: a comparative history of social action and anti-racial discrimination law, Routledge-Cavendish, 2009, paperback: July 2011, 256 p.

Solanke Iyiola, « Independence and Diversity in the European Court of Justice », Columbia Journal of European Law, 2009, 15, 1, pp. 89 -121.

211 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES STRYKER Robin — Biographie de l’auteure Robin Stryker is Professor of Sociology at Purdue University and Emeritus Professor of Sociology, Affiliated Professor of Government and Public Policy and Affiliated Professor of Law at the University of Arizona. A former Robert Schuman Fellow, Guggenheim Fellow and Fellow of the Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (CASBS) at Stanford University, she writes about American regulatory law, including employment discrimination and labor law, and the comparative welfare state, social policy and gendered labor markets. Bibliographie sélective de l’auteure

Pedriana Nicholas and Stryker Robin, « From Legal Doctrine to Social Transformation: Comparing US Voting Rights, Equal Employment Opportunity and Fair Housing Legislation », American Journal of Sociology 123, 1, 2017, pp. 86-135.

Stryker Robin, « L’intermédiation scientifique dans la mise en œuvre des lois anti- discrimination américaines », in Bessy Christian, Delpeuch Thierry et Pélisse Jérôme (dir.), Droit et régulation des activités économiques : perspectives scientifiques et institutionnalistes, LGDJ, 2011, pp. 183-202.

Stryker Robin. « Half Empty, Half Full or Neither? Law, Inequality and Social Change in Capitalist Democracies », Annual Review of Law & Social Science, 2007, pp. 69-97.

Stryker Robin, Edelman Lauren, « A Sociological Approach to Law and the Economy », in Smelser Neil and Swedberg Richard, Handbook of Economic Sociology, 2nd Ed, editors, Princeton University Press, 2005.

Stryker Robin, Pedriana Nicholas, « The Strength of a Weak Agency: Title VII of the 1964 Civil Rights Act and the Expansion of State Capacity, 1965-1971 », American Journal of Sociology, 110, 2004, pp. 709-760.

212 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES SUK Julie C. — Biographie de l’auteure

Julie C. Suk is Professor of Sociology and Political Science at the City University of New York (CUNY) Graduate Center, where she also serves as Dean for Master’s Programs. She is a leading scholar of antidiscrimination law in comparative perspective. A graduate of Yale Law School, she was previously a Professor of Law at Cardozo Law School, a visiting professor at Harvard and Columbia Law Schools, and a fellow at the European University Institute in Florence and LUISS- Guido Carli in Rome. Bibliographie sélective de l’auteure

Suk Julie C., « Feminist Constitutionalism and the Entrenchment of Motherhood », in Sarat Austin (ed.) Special Issue: Law and the Imagining of Difference (Studies in Law, Politics and Society, Volume 75), Emerald Publishing Limited, 2018, pp.107-133.

Suk Julie C, « An Equal Rights Amendment for the Twenty-First Century: Bringing Global Constitutionalism Home », Yale Journal of Law and Feminism, 2017, Vol. 28, Issue 2, Article 4, [Disponible en ligne, URL : https://digitalcommons.law.yale.edu/yjlf/vol28/iss2/4 ].

Suk Julie C, « From Antidiscrimination to Equality: Stereotypes and the Life Cycle in the United States and Europe », American Journal of Comparative Law, 2012, Vol.60, Cardozo Legal Studies Research Paper No. 365, [Disponible en ligne, URL: https://ssrn.com/abstract=1974627 ].

Suk Julie C, « Are Gender Stereotypes Bad for Women? Rethinking Antidiscrimination Law and Work-Family Conflict », Columbia Law Review, Vol. 110, No. 1, 2010; Cardozo Legal Studies Research Paper No. 262, [Disponible en ligne, URL: https://ssrn.com/abstract=1974627 ].

Suk Julie C, « Procedural Path Dependence: Discrimination and the Civil-Criminal Divide », Washington University Law Review, 2008, 85. [Disponible en ligne, URL: https://openscholarship.wustl.edu/law_lawreview/vol85/iss6/3 ].

213 Actes | Multiplication des Critères de Discrimination | 2018 NOTICES BIOGRAPHIQUES SWEENEY Morgan — Biographie de l’auteure

Morgan Sweeney est maître de conférences à l’Université Paris Dauphine en Droit social, spécialiste des questions d’égalité et de non-discrimination. Bibliographie sélective de l’auteure

Sweeney Morgan, L’exigence d’égalité au cœur du dialogue des juges, L’épitoge/Lextenso, coll. Académique, 2016.

Sweeney Morgan, « La diversité des sources de l’exigence d’égalité », in Borenfreund Georges et Vacarie Isabelle (dir.), Le droit social, l’égalité et les discriminations, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2013, p.39.

Sweeney Morgan, « Voyage au pays de l’égalité... sur le radeau de la diversité », in Touzeil-Divina Mathieu, Voyages en l’honneur du professeur Geneviève Koubi.Un droit à l’évasion... circulaire, L’épitoge, coll. Académique, 2012, p.287.

Sweeney Morgan, « Le principe d’égalité de traitement en droit social de l’Union européenne : d’un principe moteur à un principe matriciel », n° spécial « Droit européen et droits sociaux », Revue française des affaires sociales, 2012, n°1, pp.42-61.

Sweeney Morgan, « Les actions positives à l’épreuve des règles de non-discrimination », Revue de Droit du travail, février2012, pp.87-93.

TULKENS Françoise — Biographie de l’auteure

Françoise Tulkens est docteur en droit, licenciée en criminologie et agrégée de l’enseignement supérieur. Elle a enseigné, tant en Belgique qu’à l’étranger, les systèmes de protection des droits de l’homme, le droit pénal général et spécial, le droit pénal comparé, le droit pénal européen et la justice des mineurs. Elle est l’auteure de nombreuses publications dans le domaine des droits de l’homme et du droit pénal ainsi que des deux ouvrages de référence mentionnés ci-dessous. Elle est docteur honoris causa des Universités de Genève, Limoges, Ottawa, Gand, Liège et Brighton.

Bibliographie sélective de l’auteure

Tulkens Françoise et Van de Kerchove Michel, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, 10e éd., Kluwer, 2014.

Tulkens Françoise et Moreau Thierry, Droit de la jeunesse. Aide, assistance et protection, Larcier, 2000.

214 COMITÉ D'ORGANISATION

Le Défenseur des droits et la Mission de recherche Droit et Justice

CONSEIL SCIENTIFIQUE

Stéphanie Hennette-Vauchez, Université Paris Ouest Nanterre-La-Défense (Présidente)

Nathalie Bajos, Institut national de la santé et de la recherche médicale

Daniel Borrillo, Université Paris Ouest Nanterre-La-Défense

Gwénaële Calvès, Université de Cergy-Pontoise

Éric Fassin, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Liora Israël, École des Hautes Études en Sciences Sociales

Daniel Sabbagh, Sciences Po Paris

Évelyne Serverin, Université Paris Ouest Nanterre-La-Défense

Le travail éditorial des présents actes a été réalisé par Victoria Vanneau (Responsable du suivi scientifique, Mission de recherche Droit et Justice) etJulie Voldoire (Chargée de mission, Défenseur des droits).

Rapport « L’emploi des femmes en situation de handicap »

Défenseur des droits

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