À LA VILLE ET À LA COUR AU TEMPS DE DU MONT

Marcelle BENOIT 1992 1

LA VILLE

À l’époque, Paris compte environ 400 000 habitants et se divise en seize quartiers. L’île de la Cité, avec Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, constitue le centre religieux de la capitale. Quelques musiciens demeurent autour du Palais de justice. Sur la rive droite, à l’est, se situent les bastions protecteurs de la royauté : la Bastille, l’Arsenal, le Temple. Au centre, le peuple industrieux pratique le commerce, l’artisanat, dans les ports, les halles. Les banquiers, eux, se concentrent autour de Saint-Eustache. À l’ouest, le long de la voie royale du Louvre et des Tuileries, va se dessiner un quar- tier neuf, résidentiel. Les Grands s’installent dans des hôtels particuliers sur les paroisses Saint-Thomas et Saint-Roch. Peintres, sculpteurs et architectes vont vivre dans et autour des galeries du Louvre, à l’heure où se créent les académies. Cette extension ira même par-delà le faubourg Saint-Honoré, jus qu’au bourg de la Ville- l’Évêque (actuellement la Ma de leine), où Lully passera ses dernières années. Sur la rive gauche, c’est l’université, les collèges, les couvents, les imprimeries et librairies, lieux privilégiés de l’étude, où peu de musiciens résideront.

Il n’existe pas à proprement parler de quartier réservé aux musiciens. Ceux-ci se distinguent moins par leur origine sociale que par leurs fonctions auprès d’un prince, d’une église, au sein d’une corporation, au service d’un théâtre, d’une académie. Leur résidence se situera donc dans le pourtour d’un sanctuaire, ou dans la maison d’un seigneur, ou à proximité de l’Opéra. Les plus favorisés pos- séderont un pied-à-terre à Saint-Germain-en-Laye ou à Fontainebleau lorsqu’ils seront “de quartier” à la Cour : à partir de 1682, ils logeront chez l’habitant à Versailles ou y feront construire.

Les sanctuaires

C’est dans les sanctuaires que se transmet une certaine permanence de la pen- sée musicale. Ils servent d’école aux jeunes garçons qui s’incorporent à la maî-

1. Partie de ce texte provient d’une conférence faite par l’auteur à la bibliothèque de l’Arsenal à Paris, en 1990, pour l’Association “Sauver les documents en péril des bibliothèques françaises”. 34 LE CONCERT DES MUSES trise de leur paroisse. Les enfants de 7-8 ans à 13-14 ans (âge de la mue) appren- nent le latin, la grammaire, quelques éléments de mathématiques et le chant avec un ecclésiastique chargé également de surveiller leur moralité. Les cler- geons, destinés à servir aux offices, reçoivent une formation plus poussée dans le domaine de la liturgie et du plain-chant, et s’appliquent à la lecture à livre ouvert devant le lutrin. Tous étudient un instrument d’accompagnement : viole, luth, clavecin, orgue. Si l’enfant veut se spécialiser dans le jeu de l’orgue et la com- position, la capitale ne manque pas d’excellents organistes qui, entre 1660 et 1690, lui donneront des leçons : les de La Guerre à la Sainte-Chapelle, Charles Racquet et les Montalan à Sainte-Madeleine-en-la-Cité, Nicolas Lebègue à Saint-Merry, Pierre Denis à Saint-Pierre-des-Arcis, Nicolas Gigault à Saint- Nicolas-des-Champs, Jacques Thomelin à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Henry Du Mont à Saint-Paul, etc.

La musique religieuse diffère selon l’affectation des lieux. On peut distinguer d’une part les sanctuaires privilégiés, d’autre part les paroisses, enfin les couvents.

Au sommet des premiers se situe la Sainte-Chapelle du Palais, qui remonte à saint Louis et où se célèbrent les plus beaux offices de la capitale. La Musique du roi, d’ailleurs, y recrute souvent ses chantres. On y rencontre des musiciens importants tels les de La Guerre, Louis Chein, Thomas Gobert, René Ouvrard, Étienne Loulié, François Chaperon. À Notre-Dame se célèbrent les Te Deum à grand renfort de chantres et de symphonistes. Jean Mignon y dirige la musique et compose des messes pour les offices. À Saint-Denis, lieu de sépulture des rois et reines de France, les obsèques de Marie-Thérèse (1683) mobiliseront un nombre important de chantres et de concertants.

En dehors de ces foyers à vocation nationale, les paroisses parisiennes jouent un rôle plus modeste. Question de moyens financiers d’abord : deux à six enfants de chœur, quelques chantres, un organiste, un joueur de cornet ou de serpent, voilà l’ordinaire des églises, qui trouvent à renforcer leur effectif les jours de fête pour les grand-messes, les vêpres, les complies, les saluts, les processions, grâce à des concours extérieurs. Les symphonistes se font rares, et d’ail leurs, dans quelles compositions les incorporer ? Le répertoire ne les a guère prévus dans les messes de plain-chant alternant avec des versets d’orgue improvisés sur les thèmes liturgiques. Si quelques ecclésiastiques se hasardent du côté de la modernité, d’autres curés, au contraire, se plaignent à l’archevêque des préten- dues nouveautés introduites dans la musique, ce qui fait ressembler l’office à un spectacle et amène des “indécences” dans la liturgie dominicale.

On rencontrera le goût moderne de préférence dans les couvents et collèges (chez les jésuites notamment), où les conditions financières favorables et le M. BENOIT : À LA VILLE ET À LA COUR AU TEMPS DE DU MONT 35 niveau intellectuel et artistique élevé autorisent l’expérimentation et créent des modes… qui peuvent aller jusqu’à la provocation. L’avant-garde se situe aux Théatins : “On s’est plaint au Roy que les Théatins, sous prétexte d’une dévo- tion aux âmes du Purgatoire, faisoient chanter un véritable Opéra dans leur Eglise, où le monde se rend à dessein d’entendre la musique, que la porte en est gardée par deux Suisses, qu’on y loüe les chaises dix sols, qu’à tous les change- ments qui se font et à tout ce qu’on trouve moyen de mettre à cette dévotion, on fait des affiches comme à une nouvelle représentation…” (1685). Le comble du snobisme consiste à assister à l’office des ténèbres “en mu sique”, à la congréga- tion de l’Assomption ou à l’Abbaye-aux-Bois, surtout si “ce qu’on entendoit estoit de M. Charpentier” (1680). Lecerf de La Viéville écrit : “Mille gens ne vont plus à la grande Messe ni aux Vêpres aux Cathédrales que quand l’Evêque y officie avec une Musique renforcée ; plus de ténèbres, à moins qu’on ne soit sûr que les leçons seront travaillées de la main d’un compositeur fameux.”

Paris va connaître, au cours des années 1680, une transformation de la musique religieuse, sous l’influence conjuguée de la Cour que l’on prend pour modèle, de l’oratorio italien et du style d’opéra. Doit-on regretter que l’Église ne demeure plus le rempart d’une tradition usée, qui laisse le chant grégorien s’abâtardir, qui trahit les psaumes en des paraphrases peu convaincantes, qui déguise des chan- sons en airs de dévotion, qui fabrique des stances chrétiennes fort éloignées de la liturgie catholique ? Nous ne le pensons pas.

Au premier rang des compositeurs de musique religieuse de la capitale, il faut nommer Marc-Antoine Charpentier, rival malheureux de Lully pour le théâtre lyrique, mais auteur comblé de commandes par Mlle de Guise, le Dauphin, Port- Royal, les académies, les collèges. Admirateur de Carissimi, assidu du milieu ita- lianisant de Saint-André-des-Arts et de son curé l’abbé Mathieu, il sera bientôt nommé maître de musique des jésuites à Saint-Louis, rue Saint-Antoine, presque en face de Saint-Paul où Du Mont tenait l’orgue, maître de musique du duc de Chartres (futur Régent de France), avant de terminer sa carrière à la Sainte-Chapelle en 1698. Ses messes, motets, litanies, hymnes, psaumes, leçons de té nèbres, cantiques, tragédies sacrées allient la science à la sensibilité, traitent les textes saints avec une égale réussite dans la grandeur et dans l’intimisme, res- pectent la tradition autant qu’ils favorisent l’innovation.

La rue

Passé l’époque des mazarinades, l’homme de la rue re trouve un peu de calme. Les révoltes ont fait leur temps. Mais les célébrités ne seront jamais à l’abri de la critique. Les Grands, domestiqués par le pouvoir centralisateur, deviennent des courtisans, et le peuple les préférait peut-être en frondeurs, plutôt qu’en pâles 36 LE CONCERT DES MUSES reflets d’un soleil rayonnant. Les chansonniers continuent de les brocarder, de se moquer de leurs aventures galantes. Ils prendront aussi pour cible les gens forts du régime, ceux que Louis XIV a choisis pour l’aider dans sa tâche, la classe labo- rieuse des bourgeois, dont l’enrichissement, mérité, ne manquera pas d’être raillé. Les chansons de rue nous montrent sans indulgence l’envers du décor : le procès de Fouquet, les maîtresses du roi, les taxes imposées par Colbert, l’Affaire des poisons, les démêlés avec la papauté… Le Pont-Neuf marque un lieu de fêtes où les marchands, pourvoyeurs de bibelots, rejoignent les saltimbanques, danseurs et charlatans, vendeurs d’eau et symphonistes. C’est un endroit où les rimeurs contestataires confient leurs couplets à de petits maîtres en musique qui restent anonymes pour leur travail d’arrangement – de dérangement – d’airs connus. Le fonds musical auquel puisent ces chansonniers vient autant de la chanson popu- laire que du noël ou encore, à partir de 1673, d’airs d’opéra parodiés. D’autres réjouissances rassemblent la population dans la rue : les feux d’artifice pour la Saint-Louis, les carnavals, les jeux nautiques sur la Seine. La musique les accom- pagne, mais en simple fond sonore.

Dans les foires, au contraire, théâtre et musique se combinent pour distraire le passant qui s’arrête. Deux foires se tenaient à Paris : celle de Saint-Laurent et celle de Saint-Germain. Cette dernière groupe autour de l’abbaye, en février, des marchands qui tiennent boutique en un commerce libre, et des “farceurs” de toutes sortes, bateleurs, danseurs de corde, montreurs de marionnettes ou d’animaux savants. L’artiste trouvera là son compte, à tel point que l’Académie royale de musique, nouvellement privilégiée, s’en émeut, craignant la concur- rence d’un spectacle attrayant, car il fait rire ; l’Académie se préoccupe de l’es- prit parodique des pièces données sur ces tréteaux, où la tragédie en musique est ridiculisée. Alors, Lully fera édicter des ordonnances restrictives à l’égard de l’utilisation des chanteurs et des instrumentistes dans ces farces. Elles ne feront que stimuler le goût du public pour un opéra… comique, dont le XVIIIe siècle marquera la naissance.

Mais tout respect n’est pas banni du cœur du peuple et les manifestations du roi dans sa bonne ville de Paris entraînent des réjouissances largement sonorisées par les trompettes, timbales, hautbois, bassons, violons, à commencer par l’en- trée triomphale de Louis XIV qui vient d’épouser l’infante Marie-Thérèse (1660). Le roi tombe-t-il gravement malade ? Pour fêter son retour à la santé, l’Hôtel de Ville lui offre un banquet (30 janvier 1687). Le prévôt des marchands et les échevins s’affairent auprès de sa personne tandis que l’orchestre joue une musique de table. M. BENOIT : À LA VILLE ET À LA COUR AU TEMPS DE DU MONT 37

Les corporations

Les danseurs et joueurs d’instruments, les facteurs, qui enseignent ou tien- nent commerce, demeurent dans des quartiers assez circonscrits : l’île de la Cité, autour de l’Hôtel de Ville, le long de la rue Saint-Martin, proche de la chapelle Saint-Julien-des-Ménétriers, leur saint patron. Les maîtres à danser et joueurs d’instruments sont tributaires d’un système corporatif vétuste. Le temps d’ap- prentissage est fixé à quatre ans. Mais les maîtres à danser cherchent à échapper à l’autorité morale et financière du roi des ménétriers, Guillaume Du Manoir. Une lutte ne tarde pas à s’engager entre musiciens et danseurs. En 1682, la rup- ture est consommée. Dès lors le violon, libéré de la danse à laquelle il était atta- ché depuis trop longtemps, va pouvoir s’exprimer en des œuvres moins contrai- gnantes, et trouver son identité. C’est bien dans les années 1660-1690 que va se décider le sort de la famille des violons, au bénéfice d’une école nationale qui donnera enfin sa mesure.

La corporation de faiseurs (ou facteurs) d’instruments vit encore sur des sta- tuts de 1599 prorogés en 1679 (ils dureront jusqu’en 1776). Les apprentis s’en- gagent pour six ans chez un maître qui les loge, les nourrit et leur apprend le métier. L’apprenti ne doit pas travailler pour un autre maître ni s’absenter sans autorisation. Les jurés de la communauté ratifient le contrat. Le jeune homme sortira de l’apprentissage muni de lettres de maîtrise, après avoir réalisé son chef- d’œuvre. Retenons, parmi les facteurs de l’époque : pour l’orgue, les Clicquot, Énocq, Thierry, Joyeuse ; pour le clavecin, les Jacquet, Richard, Denis, Dumont, Tibaut, Desruisseaux ; pour les vents, les Hotteterre, Philidor, Moyneau ; pour la guitare, les Voboam…

Les professeurs particuliers fleurissent dans la capitale. Du Pradel nous four- nit leurs noms et leurs adresses : maîtres pour l’orgue et le clavecin, maîtres pour le chant, maîtres pour le luth, pour le théorbe, pour la viole, pour le violon, pour les instruments à vent, maîtres à danser. À la fin du siècle, cent trente environ sont recensés dans ce petit livre. Quelques bonnes adresses de facteurs, accor- deurs et marchands de musique complètent cette information.

Les concerts

Dus à des initiatives privées, ils sont souvent organisés chez des musiciens célèbres, qui asseyent ainsi leur réputation d’interprètes, diffusent leurs œuvres et s’assurent une clien tèle d’“écoliers”. Pierre Chabanceau de La Barre, orga- niste de Sa Majesté, donne en son domicile à Paris des “Concerts spirituels” que fréquentent des gens “très considérables”. Jacques Champion de Chambonnières reçoit dans une “salle” de restaurant la fine fleur de la musique 38 LE CONCERT DES MUSES en une “Assemblée des Honnestes Curieux” et se réserve la partie de clavecin. Le luthiste Dessansonières convoque chaque jeudi ses amis à “une manière de petit opéra” écrit par Louis de Mollier, Élisa beth Jacquet de La Guerre tenant le clavecin. “Chez l’illustre Certain”, le clavecin aussi est à l’honneur. Médard demande au Mercure galant d’annoncer ses concerts de guitare qui ont lieu chaque quinzaine. Sainte-Colombe donne chez lui des trios de viole avec ses deux filles. Quant au luthiste Gallot, chaque samedi il ouvre sa porte à ses amis mélomanes et n’hésite pas à inviter l’ambassadeur du Siam de passage dans la capitale.

Les soirées musicales ne manquent pas non plus chez les Grands. Le gazetier Loret, le Mercure galant et la correspondance de Mme de Sévigné nous en rap- portent certaines. Mme de La Fayette fait chanter dans son appartement Mlle Hilaire ; la comtesse du Lude invite la cantatrice Mlle Raymond, qui donne elle-même des séances avec les Camus et les Ithier. Ninon de Lenclos est un peu partout de la fête. Mlle de Guise entretient en son hôtel une musique très sélecte, où brillent Loulié et Charpentier.

Les académies et théâtres

Les particuliers ne sont pas les seuls à promouvoir les arts dans la capitale. L’État s’y emploie. La mode est aux académies, sur un modèle plus ou moins italien. Si l’Académie de danse remonte à 1661, celle de musique n’est fondée qu’en 1669, pour ne devenir une réalité qu’en 1672. Louis XIV désire doter la capitale d’un grand spectacle lyrique, public et payant, même si Sa Majesté se réserve – à Elle et à sa Cour – les premières auditions des pièces écrites pour cette institution.

Dans les années 1650-1660, la présence de Mazarin, qui avait invité en France des troupes italiennes, des chanteurs d’outre-monts, des compositeurs comme Cavalli, entraînait une mode de l’opéra que les Parisiens découvrirent sans tou- jours l’apprécier. Mais pourquoi ne pas capter ce genre nouveau et l’adapter à notre langue, à notre goût ? Pierre Perrin, poète attaché au monde de Gaston d’Orléans, concrétise alors le projet, en s’associant au compositeur Robert Cambert ; il sollicite et obtient du roi un privilège (1669) pour l’établissement dans le royaume de théâtres lyriques formés sur le modèle italien, mais réservés aux ouvrages en langue française. Les représentations seront payantes, pour rem- bourser le directeur des frais occasionnés par cette lourde entreprise. Les pre- miers essais, encore tributaires du ballet de Cour et de la pastorale, ne semblent pas convaincants. Par ailleurs, la gestion de l’Académie, imprudemment confiée à des hommes peu scrupuleux, entraîne Perrin dans des dettes qu’il ne peut assu- mer. Il se retrouve en prison, tandis que Cambert s’expatrie à Londres. M. BENOIT : À LA VILLE ET À LA COUR AU TEMPS DE DU MONT 39

Il faut donc reconsidérer le projet, car le public, alerté par la nouveauté du spectacle, en redemande. Lully, fort de la confiance de Louis XIV, attiré par l’es- prit d’entreprise, propose à Perrin le rachat de son privilège, le libérant ainsi de sa prison et de ses créanciers. Le nouveau privilège présente quelques diffé- rences avec le texte primitif. Il prévoit “des pièces de musique qui seront com- posées tant en vers françois qu’autres langues estrangeres”. Clause inu tile, puisque le Surintendant n’y admettra que les siennes. Des “escoles particulieres de musique” prépareront les interprètes au nouveau style.

Lully s’installe provisoirement près des jardins du Luxembourg, recueille la troupe d’interprètes de la première équipe et improvise un spectacle fait de frag- ments de ballets antérieurs (Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, texte de Molière, Benserade et Quinault, 1672). Année de transition qui lui permet de mûrir sa pre- mière tragédie en musique, Cadmus et Hermione (1673) et de désigner ses collabo- rateurs : le poète Philippe Quinault, le décorateur Carlo Vigarani, de constituer son orchestre, de former ses chanteurs. La salle du Palais-Royal échoit à Lully qui y entreprend des transformations pour l’agrandir et la rendre conforme aux besoins des mises en scène à machines. Alors commence, à l’Académie royale de musique, la longue théorie des ouvrages dramatiques de Lully, à rai son d’un par an, entre 1673 et 1687. La tragédie en musique s’appuie sur un livret mytholo- gique souvent de caractère pastoral. Le genre se fixe – certains diront : se fige – en une composition type : une ouverture à la française (un grave pointé suivi d’un allegro fugato), que toute l’Europe prendra longtemps pour modèle ; un prologue allégorique, sorte de compliment au roi, mettant en valeur un événement de l’ac- tualité ; cinq actes divisés en scènes. La musique fait alterner des récitatifs cal- qués sur les accents du texte, des airs plus ou moins ornés, mais proches du parlé ; des dialogues, duos et trios ; des chœurs souvent homophones ; des ballets inté- grés à l’action, ou des divertissements dansés ; des ritournelles et intermèdes ins- trumentaux ; des symphonies descriptives (tempêtes, batailles, scènes de som- meil, chasses, apparitions de divinités). Le compositeur a excellé dans les ouver- tures, les chaconnes et passacailles, les airs de sommeil, les scènes in fernales…

Les amateurs d’un théâtre moins grandiloquent, plus distrayant, ne se privent pas d’aller à la Comédie. On rit, on chante, on danse, on joue du violon, on improvise chez les Comédiens-Italiens, dont l’influence ira croissant à l’époque de Mazarin, même si elle fut combattue par la suite. Le temps n’est pas loin où Giambattista Lulli jouait le rôle de Scaramouche… À la fois divertissement et satire, la comédie française sort de la farce à l’italienne, de la commedia dell’arte, pour se hisser vers un genre plus noble, sinon acceptable par les moralisateurs. On assiste à Paris à des spectacles où se mêlent avec bonheur la musique et la danse : comédies en musique, comédies-ballets, pastorales comiques, masca- rades. La troupe de Molière rallie tous les suffrages, au Petit-Bourbon, puis au 40 LE CONCERT DES MUSES

Palais-Royal. Lully ne peut supporter cette concurrence ; il obtiendra du roi une réduction de la partie musicale des comédies, en raison du privilège de l’Académie de musique. Molière mort, la troupe va se disloquer et se réfugier rue Mazarine, l’Opéra occupant désormais la salle du Palais-Royal.

Mais la France ne saurait se passer de comédiens. La relève viendra…

LA COUR

Ce mot magique englobe à la fois des événements, des hommes, des institu- tions, des résidences. C’est le mi crocosme d’une société où se côtoient princes et valets, bourgeois et artistes. C’est là que se jouent l’honneur, la fortune. C’est un lieu que l’on admire, ou que l’on hait, mais qui attire en dépit de ses intrigues. Les musiciens trouvent leur place au service de cette Cour peuplée de gens soumis à des obligations religieuses et mondaines, et astreints à des loisirs organisés.

Les plaisirs et les fêtes

De 1661 à 1687, la musique vit une époque favorable. La Cour, itinérante, suit un chemin que l’on peut tracer ainsi. D’abord Vincennes, Paris (le Louvre, les Tuileries, le Palais-Royal). Hors de la capitale, la priorité revient à Saint- Germain-en-Laye (Château-Vieux, Château-Neuf), à Fontaine bleau l’automne pour la chasse, à Chambord parfois. Quelques échappées, en hâte, à Vaux-le- Vicomte chez le surintendant Fouquet, à Chantilly chez les Condé, à Villers- Cotterêts et à Saint-Cloud chez les d’Orléans, à Meudon chez M. de Louvois, à Berny chez M. de Lionne, à Anet chez M. de Vendôme, à Sceaux chez Colbert et son fils, M. de Seignelay puis chez le duc et la duchesse du Maine. Les haltes à Versailles et à Trianon en plein chantier se multiplient, jusqu’à l’instal lation définitive en 1682. Ce qui ne supprimera pas les séjours à Fontainebleau, mais éloignera le roi de Saint-Germain.

Dans chaque résidence, la musique résonne. 1661-1672 marque la fin de l’époque du grand ballet de Cour : composition collective confiée généralement à Benserade pour les vers, à Lully, à Lambert et à Jean-Baptiste Boesset pour la musique, à Beauchamps pour la chorégraphie, à Vigarani pour les décors et les machines, à Gissey pour les costumes. Le roi participe à la danse et quelques aristocrates sui- vent son exemple : au premier rang le duc de Saint-Aignan, grand ordonnateur des fêtes royales, le duc d’Armagnac, le comte de Saint-Germain, le comte de Brionne. Les plus fameux spectacles restent le Ballet de l’impatience, le Ballet des saisons, le Ballet des arts, le Ballet de la naissance de Vénus (Palais-Royal, 1665), le Ballet des muses, Psyché, tragédie-ballet, le Ballet des ballets (Saint-Germain-en-Laye, 1671). M. BENOIT : À LA VILLE ET À LA COUR AU TEMPS DE DU MONT 41

Parallèlement, la Cour se délecte de comédies-ballets, de divertissements où le texte prend une part plus décisive et alterne avec les chants et les danses. C’est l’époque privilégiée de la collaboration de Molière et Lully dans Le Mariage forcé, L’Amour médecin, Monsieur de Pourceaugnac, Les Amants magnifiques, Le Bourgeois gentilhomme. Retenons ici quelques fêtes qui constituent des témoi- gnages d’un règne fastueux.

1662 : de mémoire de Parisien, jamais on ne vit plus somptueux spectacle, mi- aristocratique, mi-populaire, que celui du carrousel de cette année-là. Le défilé traversa les rues de Richelieu, Saint-Honoré, Saint-Nicaise pour aboutir devant les Tuileries. Dans la cour du château, fermée pour la circonstance, s’élevaient des gradins pouvant contenir quinze mille personnes. Le roi, en empereur romain, précédait une longue théorie de cavaliers empanachés, groupés en cinq quadrilles. Les trompettes et timbales sonnaient leurs entrées. Les tournois durèrent trois jours.

1664 : “Le Roi voulant donner aux Reines et à toute sa Cour le plaisir de quelques fêtes peu communes, dans un lieu orné de tous les agréments qui peu- vent faire admirer une maison de campagne, choisit Versailles, à quatre lieues de Paris. C’est un château qu’on peut nommer un palais enchanté…” À peine secrètement dédiée à sa favo rite, Mlle de La Vallière, cette fête, librement ins- pirée de l’Orlando furioso de l’Arioste, narre le séjour de Roger – Louis XIV – dans l’île et le palais de l’enchanteresse Alcine : Les Plaisirs de l’Isle enchantée. Courses de Bagues. Collation ornée de machines. Comédie de Molière meslée de danse et de musique. Ballet du Palais d’Alcine. Feu d’artifice. Et autres festes galantes et magni- fiques faites par le Roy. Durant ces trois “journées”, partout se manifestaient les trompettes et timbales, et les concertants. La comédie galante de La Princesse d’Élide, écrite et jouée par Molière, était entremêlée d’airs et de danses de la composition de Lully. Mlle Hilaire y chantait. Le sieur de Vigarani avait réglé toute la machinerie. Enchantement, jusqu’au feu d’artifice final où s’embrase le palais d’Alcine…

1668 : Versailles toujours… Nouveau spectacle, dédié à Mme de Montespan, reine inavouée de la fête. Le Vau, Mo lière et Lully, Vigarani et Gissey s’étaient associés pour pré senter la comédie de George Dandin et le ballet-pastorale Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus.

— “On peut dire que, dans cet ouvrage, le sieur de Lully a trouvé le secret de satis- faire et de charmer tout le monde, car jamais il n’y a rien eu de si beau ny de mieux inventé. Si l’on regarde les danses, il n’y a point de pas qui ne marque l’ac- tion que les Danseurs doivent faire, et dont les gestes ne soient autant de paroles qui se fassent entendre. Si l’on regarde la Musique, il n’y a rien qui n’exprime par- faitement toutes les passions et qui ne ravisse l’esprit des Au di teurs. Mais ce qui 42 LE CONCERT DES MUSES n’a jamais esté veu, est cette harmonie de voix si agreable, cette symphonie d’ins- trumens, cette belle union de differens chœurs, ces douces chansonnettes, ces dialogues si tendres et si amoureux, ces échos, et enfin cette conduite admirable dans toutes les parties, où depuis les premiers récits l’on a veu toûjours que la Musique s’est augmen tée, et qu’enfin après avoir commencé par une seule voix, elle a finy par un concert de plus de cent personnes que l’on a veuës toutes à la fois sur un mesme Theatre joindre ensemble leurs instrumens, leurs voix et leurs pas, dans un accord et une cadence qui finit la Piece, en laissant tout le monde dans une admiration qu’on ne peut assez exprimer” (Félibien, Relation de la feste de Versailles, du 18e juillet 1668).

1674 : Versailles encore, pour six journées de fêtes, au retour de la conquête de la Franche-Comté. Molière n’est plus. Mais Quinault vient de s’associer à Lully et à Vigarani pour faire triompher l’art nouveau : l’opéra.

Première journée, le 4 juillet, représentation d’Alceste ou le Triomphe d’Alcide “pièce en musique accompagnée de machines”, dans la cour de Marbre du châ- teau, interprétée par les artistes de l’Académie royale de musique.

Deuxième journée, le 11 juillet, représentation de l’Églogue de Versailles au Trianon “de porcelaine”. Ce divertissement associa les musiciens de l’Académie à ceux de la Maison du roi. Pendant le souper qui suivit, violons et hautbois jouè- rent.

Troisième journée, le 19 juillet, à la Ménagerie. “Après la collation, qui fut tres-magnifique, Sa Majesté estant montée sur le Canal dans des gondoles super- bement parées, fut suivie de la Musique des Violons et des Hautbois, qui étoient dans un grand Vaisseau. Elle demeura environ une heure à gouster la fraîcheur du soir et entendre les agréables concerts des voix et des instrumens qui seuls inter rompoient alors le silence de la nuit qui commençoit à paroistre.” Suivra la représentation du Malade imaginaire.

Quatrième journée, le 28 juillet, Leurs Majestés “se rendirent au bout de l’al- lée du Dragon du costé de la tour d’eau où Elles trouverent un Theatre dressé pour l’Opera des Festes de l’Amour et de Bacchus […] dont la musique est l’ouvrage du sieur de Lully”. Après une collation dans la cour de Marbre, somptueusement décorée par Vigarani, les invités soupèrent “au bruit des eaux de la fontaine, pendant que d’un autre costé, les violons et les hautbois remplissoient ce lieu d’une agreable harmonie”.

Cinquième journée, le 18 août, dans un bosquet, entre l’allée Royale et l’allée de Bacchus, où une opulente collation, “au son des violons et des hautbois”, pré- céda la représentation d’Iphigénie de Racine, sur un théâtre dressé au bout de l’al- lée qui mène à l’Orangerie. M. BENOIT : À LA VILLE ET À LA COUR AU TEMPS DE DU MONT 43

Sixième journée, le 31 août, sur le Grand Canal, les illuminations nocturnes réalisées par Vigarani soulignaient les contours des bassins et de la longue voie liquide. Les gondoles portaient des violons et des hautbois qui sonnaient des airs de danse ou des chants militaires adressés au monarque victorieux.

1681 : première représentation du Triomphe de l’amour, à Saint-Germain-en- Laye. Ce ballet royal en un prologue et vingt “entrées”, texte de Quinault, musique de Lully, épigrammes de Benserade, offre un ultime exemple du ballet de Cour (ballet à “entrées”), tout en annonçant l’opéra-ballet. Créé par et pour la Cour, il en appelle à une distribution des plus aristocratiques. Monseigneur repré- sente Zéphyr, Mlle de Nantes, la Jeunesse, la princesse de Conti, Ariane. Mais non loin d’eux passent et repassent les maîtres de l’Académie de danse pour les enca- drer, les guider : les sieurs Beauchamps, Pécour, Favier, Lestang, Magny ; les musi- ciens du roi chantent ; les danseuses professionnelles font là une apparition.

1686 : au fameux carrousel royal du début du règne (1662) répond, à la fin de la carrière de Lully, celui qui est donné en l’honneur du Grand Dauphin. Les Airs de Trompettes, Timbales et Hautbois faits par M. de Lully par l’ordre du Roy pour le Carousel de Monseigneur, l’an 1686, constituent la dernière partition instrumentale du Surintendant. André Danican Philidor fit copier les parties de ces fanfares interprétées par les musiciens de la Grande Écurie et de l’Armée. “Du Mont, major général des quadrilles […], fut suivi par le timbalier et les deux trompettes de M. le duc de Saint-Aignan […]. Après cela venoient les timbaliers de Monseigneur, ses trompettes et ses hautbois […]. Ensuite marchoient les tim- baliers, trompettes et hautbois de M. le duc de Bourbon […]. Les deux qua- drilles firent le tour des barrières, au bruit des instruments qui les accompa- gnoient et d’un grand nombre d’autres dont la barrière étoit bordée, qui jouoient des airs composés exprès pour cette fête, par le fameux J. B. Lulli […].”

Mais le cœur n’y est plus. L’heure des grandes fêtes guerrières et galantes a passé. La Ville prend le relais avec l’Académie de musique. La Cour tourne à la dévotion. C’est le “règne” de Mme de Maintenon ; celui de Lalande et du grand motet…

Les institutions

La Maison du roi comprend certains départements où les musiciens sont regroupés : la Chapelle, la Chambre et l’Écurie.

La Chapelle La Chapelle-Musique a pour mission d’embellir la liturgie. À sa tête, le sous- maître (i. e. sous les ordres du maître) est en réalité le véritable maître de toute la 44 LE CONCERT DES MUSES partie musicale des cérémonies. Il choisit les œuvres qui correspondent à la litur- gie du jour, les compose souvent, les fait répéter et les dirige. Puisque, à la Cour, on se rend à la Chapelle une ou plusieurs fois par jour, le rôle du sous-maître est très accaparant et s’augmente de la surveillance qu’il doit assurer de l’éducation morale et musicale des enfants qui chantent dans les chœurs.

Deux sous-maîtres ont exercé cette charge au début du règne. Mais pendant la période que nous étudions, la musique religieuse prenant de l’ampleur à la Cour, la charge, semestrielle, sera attribuée, après le concours de 1663, en alter- nance à Thomas Gobert, Pierre Robert, Gabriel Expilly et Henry Du Mont.

L’installation à Versailles en 1682, la consécration du nouveau sanctuaire, l’âge avancé de Robert et de Du Mont motiveront un nouveau concours en 1683, avec répartition de la charge par “quartier” (i. e. par trimestre). Trente-cinq candidats parisiens et provinciaux se présentent. Marc-Antoine Charpentier tombe malade après la première épreuve. Quinze compositeurs restent en lice pour la deuxième épreuve qui consiste à écrire un Beati quorum. On en retient quatre : Nicolas Goupillet, prêtre ; Pascal Colasse, recommandé par Lully ; Guillaume Minoret, clerc tonsuré ; Michel-Richard de Lalande, qui commence ici une carrière excep- tionnelle à la Cour. Le jury a donc choisi un ecclésiastique et un laïc pour chaque semestre, le premier prenant à charge, outre les fonctions musicales de son tri- mestre, les fonctions liturgiques et éducatives de tout le semestre. La direction de la Chapelle ne se sécularisera que progressivement.

Sur les ordres du sous-maître, voici les chantres, que l’on recherche au sein des paroisses parisiennes ou provinciales, de préférence des prêtres, ou clercs, ou des laïcs célibataires, afin d’assurer le maximum de religiosité à cette fonction et de disponibilité de la part d’hommes qui entourent l’autel. Ils se répartissent en hautes-contre et hautes-tailles, basses-tailles ou concordants, “basses chan- tantes” et “basses pouvant jouer du serpent”. Ce chœur est couronné par des hauts-dessus (sopranos ou sopranistes) et bas-dessus (altos) réunissant des jeunes garçons n’ayant pas encore mué, et des castrats venus d’Italie. Dans les années 1670-1680, on peut estimer à soixante membres environ cet ensemble choral utilisable en partie ou en totalité, selon les circonstances. Dès le moment où se développera l’opéra, les voix de femmes feront leur apparition à la Chapelle, exceptionnellement, à titre de solistes. Mais dans ce rôle, elles ne détrôneront jamais les enfants et les castrats, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

L’ orgue demeure l’instrument sacré par excellence. Sa dimension varie selon les sanctuaires des résidences de la Cour : il s’agit tantôt de simples cabinets d’orgue, de positifs, parfois transportables, tantôt d’orgues dotés de deux (voire trois) claviers et pédalier. Les Clicquot, facteurs d’orgues de père en fils, veillent M. BENOIT : À LA VILLE ET À LA COUR AU TEMPS DE DU MONT 45 sur l’entretien de ces instruments. L’organiste vient généralement d’une tribune célèbre de la capitale ou d’une cathédrale de province. L’importance de son rôle dans la vie de la Cour sera soulignée par le con cours de 1678. Un seul titulaire suffisait jusque-là. Quatre deviendront nécessaires à partir de cette date : Jacques Thomelin, Jean-Baptiste Buterne, Guillaume-Gabriel Nivers, Nicolas Lebègue, le plus illustre. Son rôle consiste à accompagner les voix, à soutenir le plain-chant, à alterner avec les officiants, à jouer ou à improviser des versets, à renforcer le petit chœur et le grand chœur du motet.

Les symphonistes vont petit à petit participer à la louange divine en s’intégrant à l’office. Outre le cornet, qui supplée les voix de dessus, le basson, la saqueboute, le serpent, qui doublent les voix de basse, cette prédilection pour les vents “son- nant haut”, bien adaptés aux conditions acoustiques des sanctuaires, va évoluer. La naissance du style concertant venu d’Italie, l’opposition des masses chorales et instrumentales, la simplification du langage polyphonique, la formation de l’or- chestre avec sa palette diversifiée vont favoriser un discours où les instruments ont leur place. Ils reprennent les thèmes vocaux en imitation, soutiennent la basse continue du clavier, exécutent des préludes, des ritournelles. Le grand motet, avec double chœur et symphonie, est né, et avec lui entrent à la Chapelle royale non seulement les luths, théorbes, violes, flûtes, mais aussi les violons et hautbois. Leur introduction correspond à l’époque de Du Mont, mais à sa suite Lully, lui-même violoniste, ne fera qu’aplanir cette discrimination entre voix et instruments, entre instruments nobles et populaires, toutes créatures devenant égales pour chanter le Créateur.

La Chambre Les musiciens qui en font partie se produisent à la Cour dans un répertoire profane et se font entendre “lorsque le Roy le commande”. Leurs prestations, moins régulières et moins honorifiques que celles des chantres ou des organistes, prendront une ampleur inaccoutumée dans les années 1670-1680, où tout est prétexte à divertissements. Bals, ballets, comédies-ballets, tragédies en musique, symphonies se succèdent au gré des circonstances ou du bon plaisir du monarque. À la tête de ce département, on nomme deux surintendants alternant par semestre, capables de régner sur un monde de chanteurs et d’instrumen- tistes, de danseurs, de machinistes, de décorateurs, de costumiers qui émargent sur les comptes des Menus Plaisirs. Les répétitions se font chez le surintendant, qui est aidé par un page ou un secrétaire. À ce poste clé figure alors, pour moitié de la fonction, un homme d’un mérite médiocre : Jean-Baptiste Boesset. Mais il est fils d’Antoine Boesset et a hérité tout naturellement de la charge paternelle. Ses airs et sa contribution aux ballets de Cour l’ont malheureusement laissé en marge du mouvement dramatique qui se préparait et allait aboutir à l’opéra. 46 LE CONCERT DES MUSES

L’étoile d’un autre Jean-Baptiste est en train de monter à la même époque. Lully, baladin de génie, grand organisateur de spectacles à l’autorité reconnue, parfois même durement ressentie, sait s’entourer d’une équipe de valeur et rien n’échappe à son choix, à son contrôle. Sa Majesté s’est entichée de cet homme. Entre 1661 et 1672, Lully saura le faire rire, le faire danser, lui présenter des comédies-ballets, des divertissements dignes d’un monarque jeune et dyna- mique. Puis, l’âge venant, le sérieux de la situation nationale l’imposant, le ton changera. De 1673 à 1687, grâce au privilège de l’opéra que Louis XIV lui accor- dera, il saura créer à la Ville des spectacles d’une qualité, d’une science, d’une noblesse dont la Cour recevra les premiers échos.

Aux côtés du surintendant se situe le maître, chargé de l’éducation et de la for- mation musicale des enfants attachés à la Musique de la Chambre, au nombre de trois ou quatre, qui apprennent la grammaire, ont un professeur de luth et de théorbe et surtout étudient le chant. Cette fonction ne pouvait être mieux rem- plie que par Michel Lambert, l’un des hommes les plus doués dans l’éducation de la voix et la composition d’airs, dont il a laissé tant de recueils.

Lambert et Lully : jamais collaboration ne fut plus efficace. Ces deux col- lègues s’étaient d’abord rencontrés chez la Grande Mademoiselle, qu’ils quittè- rent pour entrer chez le roi. Lully épousa la fille de Lambert et ce dernier devint une sorte de “double” musical de son gendre. Ils demeuraient ensemble en famille, dans l’hôtel de la rue Sainte-Anne, et contribuèrent à donner à la musique profane, dans les années 1670-1680, un éclat incomparable. “Il conduit la musique en l’absence du Sur Intendant”, précise l’État de la France en par- lant du maître : c’est dire son importance.

Dans son personnel musical, Lully peut disposer d’abord de chanteurs, solistes ou réunis en ensemble (hommes des chœurs, filles des chœurs), dont le nombre doit approcher la quarantaine, mais qui fonctionne aussi bien par fractions que par groupes selon les nécessités de l’œuvre à interpréter. On y trouve des des- sus, masculins ou féminins, des hautes-contre, des tailles, des basses-tailles, des basses-contre.

Les airs de Cour vont céder la place aux airs sérieux, brunettes ou petits airs tendres, airs de dévotion, airs à danser, récits à une ou plusieurs voix, en dia- logues ou en polyphonie, tous éléments qui s’intégreront dans une trame dra- matique plus suivie, plus ample, et seront à la source de l’opéra.

La femme émerge de ces formations vocales. Au début du règne, la mode est à l’italianisme, ce qui explique le succès d’Anna Bergerotti, appelée à la Cour grâce à Mazarin. Quelques Françaises se font applaudir, à l’époque où Lully M. BENOIT : À LA VILLE ET À LA COUR AU TEMPS DE DU MONT 47 accède à la surintendance. L’une est reçue à la Musique de la Chambre avec de grands éloges : la demoiselle Anne de La Barre, dont le brevet vante “l’excel- lence de sa voix, sa méthode à la bien conduire et la grace dont toutes ses actions sont accompagnées et qui l’a souvent faict admirer tant aux recits des Ballets qui ont esté dancez devant sa Majesté qu’en ses autres recreations par- ticulieres”. L’autre, Hilaire Dupuis, talentueuse et édifiante artiste, unie par des liens familiaux et professionnels avec Lambert et Lully avec lesquels elle habite, se retira de chez le roi en 1677. Sa collègue, Anne Fonteaux de Sercamanen, suivra la même carrière en chantant les airs de ballet et sera payée sur la Cassette du roi jusqu’à la fin de sa vie. Marthe Le Rochois, transfuge de l’Opéra où elle entra en 1678, se fit également entendre à la Cour, ainsi que les demoiselles Saint-Christophle et Anne Rebel.

Les voix d’hommes aussi sont appréciées à la Chambre. Autour des années 1670-1680, quelques noms reviennent souvent : ceux de Louis Donc (ou Dun), Pierre Bony, Guillaume d’Estival, Philippe Le Roy de Beaumont, Laurent Hébert, Antoine Maurel, les Gaye, les Tiphaine, les Fernon, Dominique Normandin dit La Grille, Clédière… Plusieurs d’entre eux chantent à la Chapelle.

Pour les accompagner, les instrumentistes jouent du luth et du théorbe, comme les Mollier, les Ithier, les Pinel, ou de la guitare comme Bernard Jourdan de La Salle, ou de la viole comme qui vient de s’éteindre (1661), Nicolas Hotman, Sébastien Le Camus, Gabriel Caignet, Marin Marais… Ils s’in- tègrent à l’orchestre qui participe aux ballets et ont un rôle important dans le soutien des récits, pendant les représentations des opéras à la Cour. Les violistes de gambe apporteront une profondeur accrue à la basse continue, auprès de leur confrère assis devant son épinette ou son clavecin.

Nobles entre tous, l’épinette ou le clavecin entrent dans la plus belle ère de leur histoire, grâce à Étienne Richard et à Jacques Champion de Chambonnières dont le mérite est aussi d’avoir “découvert” dans la Brie trois frères Couperin qu’il amènera à Paris. Mais son caractère le fait tomber en disgrâce et il laisse sa charge à son disciple Jean Henry d’An glebert, qui l’exercera une dizaine d’années avant de la transmettre à son fils. Il a édité en 1689 un livre de soixante pièces, originales ou transcriptions, d’un grand intérêt. Lebègue et François Couperin poursuivront sa tradition. Ajoutons que tous ces clavecinistes touchent également l’orgue, soit à la Chapelle royale, soit dans une paroisse parisienne : si les titres diffèrent, les deux fonctions n’en font qu’une. Dans ce domaine aussi, les femmes donnent leur mesure : Élisabeth Jacquet de La Guerre, notamment : “À peine avoit-elle quinze ans, qu’elle parut à la Cour. Le roi eut beaucoup de plaisir à l’en- tendre jouer du clavecin ; ce qui engagea Mme de Montespan à la garder trois ou 48 LE CONCERT DES MUSES quatre ans auprès d’elle pour s’amuser agréablement, de même que les personnes de la Cour qui lui rendoient visite, en quoi la jeune Demoiselle réussissoit très bien […]” (Titon du Tillet).

Des instruments moins nobles, mais très prisés à la Cour, se font entendre en solistes. La flûte, au parfum pastoral, plaît, jouée par René Pignon Des Côteaux, Philibert Rebillé ou Pierre Pièche.

Dans la symphonie, l’apport numéraire le plus important est celui de la famille des violons. Ils se divisent en deux groupes : les vingt et un “Petits Violons” ou “Petite Bande”, et les “Vingt-Quatre Violons” ou “Grande Bande” (six dessus, quatre hautes-contre, quatre tailles, quatre quintes, six basses). Leurs fonctions ancestrales les rattachent à la danse : ils montrent les pas, accompagnent les bals, jouent à certains dîners et soupers du roi, donnent l’aubade au Nouvel An, à la Saint-Louis, etc. Les violonistes voient leur condition sociale s’améliorer, entre les années 1660 et 1690, grâce à l’image qu’en donne leur modèle, Lully. Bientôt la diffusion en France de l’œuvre de Corelli renforcera l’idée flatteuse qu’il fau- dra désormais se faire de ces instrumentistes à qui l’on doit la création et la dif- fusion du concerto et de la sonata. De l’équipe des Dumanoir, Mazuel, Bruslard, Favier, Huguenet, Le Peintre, La Quièze…, nous passerons, à la fin du siècle, à des virtuoses-compositeurs, les Anet, Aubert, Duval, Francœur, Rebel, Sénaillé, qui représenteront la première école française de violon.

L’Écurie C’est à la “Grande Écurie” qu’est administrativement rattaché le corps musi- cal appelé Musique de l’Écurie, remontant au moins à François Ier. Très fidèle aux traditions, il garde du siècle précédent des titres qui ne correspondent pas toujours aux services qu’il rend. Très schématiquement, on a divisé ces musi- ciens en cinq rubriques : douze Trompettes, douze Joueurs de violons, hautbois, saqueboutes et cornets, six Hautbois et musettes de Poitou, huit Joueurs de fifre et tam- bour, six Cromornes et trompettes marines. Dans la réalité, le groupe est formé d’une quarantaine de joueurs d’instruments, en majorité à vent. Les uns “son- nent haut” : les trompettes accompagnés de leurs timbales, montés à cheval ; les hautbois et bassons ; les cromornes, pour peu de temps encore. Les autres appar- tiennent à la famille des symphonistes à archet : les trompettes marines, en voie de disparition ; sans doute aussi quelques violons. On peut utiliser les fifres et tambours, mais leurs services conviennent mieux à l’armée. Ce corps de parade se produit dans les manifestations officielles, le plus souvent en plein air : publi- cations de paix, transports de drapeaux, réceptions de légations étrangères, cor- tèges pour les baptêmes, mariages et pompes funèbres de la famille royale, tour- nois et carrousels, fêtes sur le canal, visite à l’Hôtel de Ville de Paris, départ à la chasse… La livrée de l’Écurie est taillée dans de riches étoffes galonnées d’or et M. BENOIT : À LA VILLE ET À LA COUR AU TEMPS DE DU MONT 49 d’argent, rehaussée par de grands chapeaux et des ceintures de buffle ; les ban- deroles des trompettes complètent la fière allure des musiciens. Quelques familles célèbres s’honorent d’appartenir à ce département depuis longtemps et s’y maintiendront après 1687, parfois jusqu’à la Révolution : les trompettes Roddes, les hautbois et flûtes Danican Philidor, Hotteterre et Chédeville.

Les musiciens de la Maison du roi que nous venons d’évoquer ne restent pas enfermés dans leur “département”, dont les frontières sont mouvantes. Ce qui intéresse l’administration, c’est de savoir si le musicien est “officier” ou non. Dans le premier cas, il est propriétaire de son office, ou charge, qu’il a acheté par- devant notaire, selon la coutume d’Ancien Régime désignée sous le nom de “véna lité des offices”. Trois conditions sont requises : l’accord du roi, la capacité du demandeur, la possession de la somme nécessaire à l’achat et à tous les frais qui en découlent. Le musicien est engagé parfois sur recommandation d’un haut personnage, parfois après concours, mais le plus souvent à la suite des preuves déjà données de sa valeur à la Cour, l’accession à l’office devenant une sorte de titularisation. L’officier tire de sa charge des revenus appelés “gages”. L’office est transmissible à un parent, un ami, par le moyen de la survivance ; on peut le vendre, l’échanger : toutes opérations faites avec le consentement de Sa Majesté. En plus grand nombre se comptent les musiciens non officiers, auxquels s’of- frent deux statuts : celui d’“ordinaires” et celui d’“extraordinaires”. Les pre- miers, comme le terme l’indique, servent “ordinairement”, c’est-à-dire d’une manière régulière, la Musique du roi dans l’un ou l’autre de ses départements, voire dans plusieurs. Ils touchent un “entretennement” journalier auquel s’ajou- tent des récompenses, gratifications, pensions et, s’ils sont ecclésiastiques, des prébendes. Les seconds, dits musiciens “extraordinaires”, remplissent leurs fonctions irrégulièrement. Certains servent comme renforts dans les chœurs ou l’orchestre, au cours d’une exécution exceptionnelle. D’autres sont des artistes de passage, invités à la Cour.

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Musicien de la Ville. Musicien de la Cour. Les fonctions diffèrent, mais un même homme, parfois, les remplit. Il est difficile d’établir une hiérarchie exacte de la réputation des uns et des autres. Grosso modo, on peut pourtant situer à l’échelon inférieur de ces artistes et artisans ceux qui fabriquent et appartien- nent donc aux métiers dits “mécaniques”, c’est-à-dire manuels : les faiseurs et facteurs d’instruments ; ceux aussi qui tiennent boutique : les marchands d’ins- truments, de cordes, de papier réglé. La réputation des joueurs d’instruments, violonistes, hautboïstes, n’est guère plus enviable. Assimilés aux vielleux et ménestriers d’autrefois, gueux et montreurs d’ours, qui font danser aux noces et aux banquets, ils souffrent du discrédit attaché à leur corporation. Ne parlons pas 50 LE CONCERT DES MUSES des musiciens de l’Armée, ces trompettes et timbales, fifres et tambours, à la belle tournure vestimentaire, mais aux mauvaises manières. Les luthistes, théor- bistes, violistes et clavecinistes, au contraire, tiennent le haut du pavé, à cause de leur appartenance à une tradition respectable ainsi que du caractère intimiste et élégiaque de leurs compositions.

Celui qui montre à danser est moins considéré que celui qui fait travailler le chant. Mais parmi les chanteurs, encore faut-il distinguer ceux qui se produisent dans les salons, reçus avec attention et politesse, de ceux qui s’exhibent sur la scène de l’Académie de musique, plus ou moins rattachés au monde des comé- diens. Les égards vont d’abord aux chantres des paroisses ou de la Chapelle royale, souvent hommes d’Église reconnus pour leur moralité, même si la réalité dément parfois cet a priori. La palme revient au maître de chœur et à l’organiste, en raison du dialogue musical qu’ils entretiennent avec le prêtre à l’autel, mais aussi de leur science de l’écriture.

Le compositeur les domine tous. Mais sa création est soumise à de nombreuses contraintes. Il n’écrit que sur commande, que ce soit pour les églises, les col- lèges, les bourgeois, les aristocrates ou le roi. Du motet à l’opéra, de la suite de danses au divertissement, tout est de circon stance. Il reflète la société qui l’en- toure, et ne cherche pas à se projeter dans une avant-garde hypothétique qui le couperait de son public, auquel il se doit. Sa servitude l’oblige même, en cer- taines occasions, à écrire facile… ce qui est difficile ; car les amateurs veulent jouer une partie vocale ou instrumentale dans le concert.

Le “musicien” doit aussi tenir compte des clans qui divisent la musique, par- fois même prendre parti. Quelle place réserver dans ses œuvres à l’Italie, secrè- tement admirée, officiellement réprimée ? L’hégémonie lulliste a-t-elle réussi à brouiller les ondes qui parviennent de Rome, de Florence ou de Venise ? Le Surintendant lui-même n’a-t-il pas répondu à cet appel de la mère patrie en cer- tains endroits de ses ouvrages, consciemment ou non ? Le compositeur se voit de même confronté à des problèmes esthétiques, qui le forcent à suivre des modes dictées par les littérateurs. Il se trouve impliqué dans la querelle des anciens et des modernes. Il prend pour référence la raison, l’équilibre, l’intelli- gence des textes, tout en évitant l’académisme. Il y joint une teinte de mer- veilleux. Mais il laisse le dernier mot au “goût” – le bon, naturellement –, juste mesure entre l’esprit et le cœur.

En définitive, ce musicien du XVIIe siècle, à défaut d’être un “homme de qua- lité”, pourrait bien être considéré comme un “honnête homme”.