2020 Papers of the Bibliographical Society of Canada 2020 Cahiers de la Société bibliographique du Canada

Volume 58 The Bibliographical Society of Canada La Société bibliographique du Canada Toronto, Canada, 2020

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 1 2021-02-24 10:34 ∞ Printed on acid-free paper. Imprimé sur papier sans acide.

ISSN 0067-6896

Copyright © The Bibliographical Society of Canada http://bsc-sbc.ca

Typeset by Anne-Marie Jacques in AGaramond type. Printed by Marquis Printing Inc.

Composé par Anne-Marie Jacques avec le caractère AGaramond. Imprimé par Marquis imprimeur inc.

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 2 2021-02-24 10:34 Numéro spécial Œuvrer ensemble. Les rouages collectifs dans la chaîne du livre

Special issue Working Together. Collective Mechanisms in the Book Circuit

Édité par / edited by KAROL’ANN BOIVIN, MYLÈNE FRÉCHETTE, ET VIRGINIE MAILHOT

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 3 2021-02-24 10:34 Table of Contents / Table des matières

J’écris ensemble : quelques propositions 7 NICHOLAS GIGUÈRE

Introduction 27 KAROL’ANN BOIVIN ET MYLÈNE FRÉCHETTE

Une amitié nécessaire : entraide et fraternité dans le champ des comic books québécois (1984-1995) 35 PHILIPPE RIOUX

Le festivalier : lecteur, auteur et créateur de sens 65 MYLÈNE FRÉCHETTE

La logique du small is beautiful : la valorisation du travail de proximité et de la camaraderie chez les nouveaux éditeurs québécois 95 MAXIME BOLDUC

Varia Everyday Justice in Pre-Confederation Canada: The Ledger of Thomas Burrowes, JP for Kingston Mills 121 AMY KAUFMAN

Note The Authorship of Two Girls on a Barge (1891), Reassessed 145 KARYN HUENEMANN

Documents and Tools “French-English Translation in Canada,” by Maynard Gertler Edited and with an introduction by RUTH PANOFSKY 155

Books in Review / Comptes rendus RACHEL HARRIS and/et PHILIPPE RIOUX

Leah Price, What We Talk About When We Talk About Books: The History and Future of Reading (Peter McNally) 173

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Nicolas Valazza, La poésie délivrée. Le livre en question du Parnasse à Mallarmé (Anthony Glinoer) 174

Daniel Couégnas, Fiction et culture médiatique à la Belle Époque dans le magazine Je sais tout (1905-1914) (Adrien Rannaud) 176

Rémi Ferland et Jean Levasseur, Dictionnaire des artisans de l’imprimé à Québec : où l’on trouve des notices sur les imprimeurs, éditeurs, libraires, relieurs, graveurs, papetiers, etc., de Québec de 1764 à 1900 (Isabelle Robitaille) 179

Sylvain Lesage, Publier la bande dessinée : les éditeurs franco-belges et l’album, 1950-1990 (Philippe Rioux) 183

Bertrand Legendre, Ce que le numérique fait aux livres (Anthony Glinoer) 185

Évanghélia Stead et Hélène Védrine (dir.), L’Europe des revues II (1860-1930). Réseaux et circulations des modèles (Mélodie Simard-Houde) 188

Means and Purposes: A Suggestion to Our Members and Friends 191

‘Qui veut la fin veut les moyens’ 192

Information for Authors 193

Information à l’intention de nos collaborateurs 194

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Nicholas Giguère

Résumé

Dans sa réponse littéraire aux articles du numéro spécial des Cahiers de la Société bibliographique du Canada, « Œuvrer ensemble. Les rouages collectifs dans la chaîne du livre », Giguère traque dans ses derniers retranchements le mythe du génie solitaire seul responsable de ses forfaits littéraires ; un mythe persistant, mais désormais intenable pour les historiens du livre. Giguère propose en fait que le « je » écrit toujours en collaboration avec d’autres agents.

Abstract

In his literary response to the articles recently featured in the special issue of the Papers of the Bibliographical Society of Canada, “Œuvrer ensemble. Les rouages collectifs dans la chaîne du livre,” Nicholas Giguère addresses the myth of the lone genius bearing sole responsibility for the production of their literary works—a myth that has persisted but is now considered untenable among book historians. On the contrary, Giguère suggests that the “I” always writes in collaboration with other literary agents.

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1

écrire seul (variation : écrire-seul)

écrire seul

impossible

il faut en finir une fois pour toutes avec cette image d’Épinal cette idée reçue digne du plus mauvais romantisme cette conception éculée de l’acte d’écrire qui colonise gangrène nos imaginaires

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2

j’écris ensemble

toujours

d’au moins quatre façons

avec mon catalogue de désirs indicibles de passions inassouvies et fulgurantes d’obsessions structurantes de névroses que je revendique

avec les auteur.trice.s que j’ai lu.e.s aimé.e.s des auteur.trice.s que je cite approximativement ou textuellement que je paraphrase grossièrement plagie de façon éhontée chacun de mes textes devenant un réseau de références intertextuelles qui s’interpénètrent s’entrelacent se chevauchent de sorte que mes récits versifiés ou mes soliloques à la tonalité pamphlétaire (je me situe toujours dans un entre-deux générique) ne sont ni tout à fait de moi ni tout à fait des auteur.trice.s que j’invoque plutôt des no man’s land textuels dont la fibre est nécessairement composite

j’écris toujours dans des lieux publics de préférence des cafés notamment le Starbucks de Rock Forest où je m’assois au comptoir très près de l’endroit où les client.e.s récupèrent leur commande je ne peux écrire que dans le bruit le tumulte

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qu’avec la musique-bruit-de-fond (tout à l’heure une chanson de Noël maintenant Miss You des Rolling Stones) les conversations des client.e.s leurs rires leurs éclats j’écris avec les client.e.s qui me regardent écrire ils voient mon écriture se déployer se déplier j’en ai besoin comme témoins

finalement j’écris avec des éditeur.trice.s des directeur.trice.s de collection des réviseur.e.s des correcteur.trice.s d’épreuves des graphistes des illustrateur.trice.s des personnes capitales aux savoir-faire quasi infinis qui transforment mes textes en livres

des gens du livre

dont la contribution inestimable ne saurait être passée sous silence

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3

à l’automne 2001 j’entame mes études collégiales en langues au Cégep Beauce-Appalaches j’approfondis ma connaissance de l’anglais j’apprends l’espagnol et l’allemand

j’écris de plus en plus

à un point tel que j’envisage la publication d’un livre

mais seul je n’y arriverai jamais

impossible

je me tourne vers Jasmine Auclair responsable du socioculturel au Cégep Beauce-Appalaches qui se montre emballée par le projet ensemble nous spécifions les étapes de production établissons un calendrier réaliste présentons une demande de financement à la Fondation du Cégep Beauce-Appalaches qui est contre toute attente acceptée par le conseil d’administration

maintenant que je dispose de fonds suffisants GO !

Jasmine et moi nous faisons un point d’honneur de solliciter des membres des communautés professorale et étudiante chacun apportant sa pierre à l’édifice que représente ce livre-to-be Yves Bizier professeur de français traque la coquille comme nul autre Christian Pépin professeur en arts plastiques s’occupe de la mise en page les illustrations sont l’œuvre de Nancy Goulet une artiste en devenir

le processus éditorial suit son cours comme prévu les semaines filent à vive allure

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les cent cinquante exemplaires de mon recueil sont livrés le jour même du lancement à peine quelques heures avant le début de l’événement par l’Imprimerie Offset de Beauce de Sainte-Marie

un peu plus je fais une attaque

le titre : Chronique du Jour UN et autres cochonneries

cochonneries parce que je suis cochon et que j’aime les cochonneries au moins je l’avoue

Jour UN clin d’œil au journal étudiant de la Polyvalente des Abénaquis où j’ai fait mes débuts

référence aussi au jour de ma mise au monde en tant qu’auteur

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4

au printemps 2003 Jacques Bernard mon professeur de français en secondaire 5 mon mentor aussi crée les Éditions du Mécène à mon sens la première structure éditoriale après les Éditions du Lilas de René Jacob (où ont été publiés Clémence DesRochers et Roch Carrier) qui voit le jour en Beauce

une maison d’édition dans ma Beauce natale

une opportunité inouïe

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5

en 2005 Yannick Cadoret un ami très cher et moi soumettons à Jacques Bernard un projet de livre tête-bêche

qu’il accepte instantanément

chacun sa partie de livre

Yannick : Débarc-en-ciel moi : Analphabête love

Yannick illustre tous ses poèmes de dessins qu’il a réalisés au marqueur noir Sharpie deux de ses œuvres ornent aussi les pages couvertures

dans nos recueils nous proposons une vision de l’homosexualité masculine la nôtre celle que nous voyons/vivons quotidiennement

nos poèmes comme des appels d’air se répondant l’un l’autre

des vases communicants

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6

à l’automne 2005 et durant les premières semaines de 2006 tout juste avant mon départ pour les Pays-Bas où je terminerai mon baccalauréat en études littéraires et culturelles je retravaille mes textes

dans une espèce de fièvre j’écris également des inédits

beaucoup d’inédits

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à mon retour au Québec en juillet 2006 Yannick et moi entrons en mode production

a priori les Éditions du Mécène ne sont l’œuvre que d’un seul homme or il n’en est rien Jacques Bernard mise sur une panoplie de généreux.se.s collaborateur. trice.s : Ghislain Poulin ardent défenseur des ordinateurs McIntosh met en page les manuscrits Andrée Fortin surnommée Scanner révise tous les textes Jac Mat artiste hors pair signe les photographies des auteur.trice.s

tout est made in Beauce y compris l’impression confiée à Richard Duval de Impressions de Beauce

tout se fait seul-ensemble

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avec le recul je crois intimement que les poèmes d’Analphabête love sont trop influencés par les formalistes québécois.e.s des années 1970 des auteur.trice.s qui m’ont bouleversé par leur esthétique/éthique des créateur.trice.s qui m’interpellent toujours

mes textes d’alors sont mécaniques volontiers déconstruits je me retranche me cache même derrière des culbutes syntaxiques plus ou moins convaincantes des images absconses des métaphores filées obscures des références que seul.e.s les initié.e.s connaissent

c’est néanmoins une publication que je ne renie pas

plutôt une étape

un tremplin vers autre chose

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9

de 2007 à 2013 je ne publie pas

silence radio

ou presque

des notes éparses des fragments des brouillons des poèmes rédigés à la hâte s’empilent

des recueils aussi

plusieurs resteront d’ailleurs inédits

c’est certainement mieux ainsi

mais j’écris plus que jamais j’affine mon style

une question cependant : que faire de tous ces textes ?

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10

parmi les manuscrits dans mes boîtes : EMOS et camé(e)s plus tard rebaptisé (fort heureusement d’ailleurs) Marques déposées de très brefs poèmes pour lesquels je me suis inspiré de marques commerciales déposées telles que Jell-O Five Roses Scott Towel et tutti quanti après avoir essuyé moult refus je fais parvenir ce projet à Anthony Lacroix fondateur des Éditions Fond’Tonne une petite structure éditant des œuvres alliant force du texte et esthétisme de l’objet-livre

nous allons de l’avant

Anthony a l’excellente idée de concevoir Marques déposées comme un recueil de coupons-rabais semblable à ceux qu’on reçoit par la poste et qu’on jette presque toujours il en confie la mise en page aux finissant.e.s en graphisme du Cégep de Sherbrooke qui s’en donnent à cœur joie : couleurs criardes et saturées évoquant les pires livres des années 1970 jeux typographiques éclatement du texte sur la page clins d’œil aux logos et aux slogans publicitaires

le résultat est on ne peut plus spectaculaire : un livre à la couverture bleu-gris très drabe au premier abord mais dévoilant ses richesses ses surprises ses détours une fois qu’on a tourné la page de titre

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ce livre je le dois à des étudiant.e.s doué.e.s dévoué.e.s

c’est elleux qui l’ont fait

moi j’ai seulement écrit les textes

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à l’automne 2014 j’entame l’écriture d’un récit en vers sur l’homosexualité masculine

un texte frondeur brut viscéral dans lequel je dis crûment mon désir pour les hommes mon désespoir de ne jamais être aimé dans des vers comme je suce des queues ça pourrait être pire ça pourrait être mieux

j’écris le premier jet en quelques mois

le désir impérieux de me dire

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votre manuscrit est intéressant mais il se situe plutôt du côté du récit malheureusement nous ne publions que de la poésie

nous avons beaucoup aimé votre proposition cela dit nous n’éditons que des romans pas de poèmes

et d’autres variantes

pas assez narrative pas assez poétique mon écriture ne cadre pas dans les moules préétablis par l’institution littéraire

j’envoie mon manuscrit aux dernières maisons d’édition à qui je ne l’ai pas encore fait parvenir dont Hamac une division littéraire des Éditions du Septentrion spécialisées dans la publication d’ouvrages historiques

en désespoir de cause

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à la fin de 2015 je reçois un courriel d’Éric Simard directeur littéraire de Hamac il m’annonce qu’il a été agréablement surpris touché aussi par mon manuscrit qu’il aimerait le retravailler avec moi m’accompagner en vue d’une éventuelle publication

m’accompagner me guider dans le travail de réécriture remettre en question chacun de mes choix de mes mots le rythme la fluidité du texte la structure d’ensemble

me pousser dans mes derniers retranchements

un.e bon.ne éditeur.trice fait douter

incite à se dépasser

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m’accompagner

être là

me mener à bon port

en février 2017 : publication de Queues

récidive l’année suivante : Quelqu’un

dans « maison d’édition » il y a le mot « maison »

le sentiment d’être chez soi

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j’écris toujours ensemble

entouré

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Notice biographique de l’auteur

Docteur en études françaises de l’Université de Sherbrooke, Nicholas Giguère a soutenu une thèse sur l’évolution des périodiques gais au Québec. Membre du Conseil de la Société bibliographique du Canada et rédacteur en chef adjoint des Cahiers de la Société bibliographique du Canada/Papers of the Bibliographical Society of Canada de 2016 à 2020, il est l’auteur d’articles et de comptes rendus, parus notamment dans Mémoires du livre/Studies in Book Culture, Documentation et bibliothèques, Studies et Revue critique de fixxion française contemporaine. Il a également collaboré au projet du Dictionnaire historique des gens du livre au Québec. Chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, il donne des cours sur la sociologie de la littérature et l’histoire du livre au Québec.

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 26 2021-02-24 10:34 Introduction : Œuvrer ensemble. Les rouages collectifs dans la chaîne du livre

Karol’Ann Boivin et Mylène Fréchette

Résumé Dans l’introduction de ce numéro spécial des Cahiers de la Société bibliographique du Canada, Karol’Ann Boivin et Mylène Fréchette soulignent le peu de visibilité dont bénéficient les intermédiaires de la chaîne du livre dans l’espace public. S’ils intéressent de plus en plus les chercheurs, on doit prendre acte de leur relatif effacement dans l’imaginaire. Qui sont ces travailleurs de l’ombre ? Quelle est la portée de leurs actions sur l’objet-livre et, surtout, comment celles-ci se combinent-elles à celles des autres agents de la chaîne ? Ce sont les questions qui ont orienté ce numéro spécial, centré sur l’action collective dans le monde du livre. En terminant, les corédactrices présentent les trois articles qui composent le numéro, signés par Philippe Rioux, Mylène Fréchette ainsi que Maxime Bolduc.

Abstract In the introduction to this special issue of the Papers of the Bibliographical Society of Canada, Karol’Ann Boivin and Mylène Fréchette underscore the limited visibility of book supply chain intermediaries in the public sphere. As these intermediaries become more and more interesting to researchers, we must take their relative erasure from the public imagination into account. Who are these unsung heroes? What is the scope of their impact on the book as an object, and how do their actions fit in with those of other intermediaries within the book supply chain? These are the questions that guided this special issue, which focuses on the nature of collective action in the world of literature. In closing, they introduce the three articles featured in the special edition, penned by Mylène Fréchette herself, Philippe Rioux, and Maxime Bolduc.

Le texte de Nicholas Giguère, liminaire à ce numéro spécial des Cahiers de la Société bibliographique du Canada, traque dans ses

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derniers retranchements le mythe du « Grantécrivain1 », génie solitaire seul responsable de ses forfaits littéraires ; un mythe persistant, mais désormais intenable pour les historiens du livre. Car c’est là l’un des legs importants de l’histoire du livre telle qu’elle se fait aujourd’hui, celui de voir au-delà — plutôt, derrière — les grandes figures. Robert Darnton l’affirmait déjà il y a trente ans : « Les grands hommes ont balayé les intermédiaires de notre vision historique2 ». Depuis, maints chercheurs ont travaillé à retracer ces intermédiaires3. Or, le travail des agents gravitant autour de l’écrivain et de l’objet-livre peine encore aujourd’hui à être reconnu dans l’espace public. C’est d’ailleurs afin de démystifier auprès du grand public les « métiers de l’ombre4 » que sont la traduction, la révision et l’illustration, pour ne nommer que ceux-là, que les Éditions Alto ont lancé à l’automne 2020 une série de balados entièrement consacrée aux artisans du livre. Cette initiative rappelle du même coup que les écrivains sont loin de travailler seuls. De l’intérieur même, comme le scande Giguère, la position auctoriale suppose un être-ensemble, que la collaboration soit concrète ou symbolique, synchrone ou différée. Cela est tout aussi vrai pour les autres agents de la chaîne du livre, dont la collaboration polymorphe est au cœur de ce numéro spécial. L’objectif de ce numéro est précisément de rendre compte de la complexité des dynamiques collectives dans le monde du livre, d’examiner comment les forces en présence (les agents) s’unissent et quels phénomènes elles engendrent de la sorte. Les travaux sur l’histoire de la lecture et des publics, qui s’intéressent aux facteurs influençant la réception des œuvres, ont largement contribué à démonter l’idée selon laquelle l’auteur correspondrait à l’unique créateur de son œuvre. Les théories s’inscrivant dans ce champ d’études mettent en évidence que la production et la diffusion de l’objet-livre sont tributaires du travail concerté de l’auteur et de l’éditeur, dont les choix sur les plans de la « mise en texte » et de la « mise

1 Dominique Noguez, Le Grantécrivain et autres textes, coll. « L’Infini », Paris, Gallimard, 2000, 128 p. 2 Robert Darnton, Gens de lettres, Gens du livre, trad. de l’américain par Marie- Alyx Revellat, Paris, Éditions Odile Jacob, 1993, p. 219. 3 Nous pensons par exemple au projet du Dictionnaire des gens du livre au Québec, piloté par les professeures Josée Vincent et Marie-Pier Luneau, et qui retrace, dans une visée prosopographique et historique, les trajectoires d’environ 400 agents du livre. Le dictionnaire est à paraître sous peu aux Presses de l’Université de Montréal. 4 Léa Harvey, « Les Éditions Alto lancent une série de balados sur les artisans du livre », Le Soleil, [En ligne], 13 septembre 2020. http://www.lesoleil.com/ arts/les-editions-alto-lancent-une-serie-de-balados-sur-les-artisans-du-livre- f16065d7d9ec18097e71ae5426503e8e.

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en livre » ont une incidence sur l’objet-livre, mais aussi sur le lecteur et son interprétation du texte5. La notion d’énonciation éditoriale proposée par Emmanuël Souchier élargit encore les perspectives, puisqu’elle renvoie à une « élaboration plurielle de l’objet textuel6 ». L’objet-livre serait le résultat d’une collaboration polyphonique à laquelle participeraient non seulement l’auteur et l’éditeur, mais aussi une pluralité d’agents. Ainsi, « toute instance susceptible d’intervenir dans la conception, la réalisation ou la production du livre, et plus généralement de l’écrit7 » s’érigerait comme un créateur à part entière de l’œuvre. Cette prise en compte de la collaboration entre tous les agents de la chaîne du livre avait d’ailleurs été schématisée par Robert Darnton, il y a de cela plusieurs décennies8. C’est dans cette optique que le 11e colloque étudiant du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ), tenu le 1er mars 2019 à l’Université de Sherbrooke, invitait les chercheurs de la relève à appréhender la production et la diffusion de l’objet- livre par le prisme de la création collective, en allant plus loin que le tandem auteur-éditeur maintes fois étudié9. Dans la continuité du colloque, ce numéro spécial des Cahiers de la Société bibliographique du Canada s’intéresse à un éventail de médiateurs et de prescripteurs qui interviennent dans la conception, la production et la réception de l’objet-livre. Objet manufacturé et objet pourvu d’une aura en même temps, le livre n’est pas le résultat d’un simple travail à la chaîne

5 Voir Alberto Cadioli, « Sur les lectures de l’éditeur hyperlecteur », dans Autour de la lecture : médiations et communautés littéraires, sous la direction de Josée Vincent et Nathalie Watteyne, Québec, Nota bene, 2002, p. 43-56 ; Roger Chartier, « Du livre au lire », Sociologie de la communication, vol. I, no 1, 1997, p. 271-290 ; Hans Wolfgang Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga Éditeur, 1985, 405 p. 6 Emmanuël Souchier, « L’image du texte : pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, no 6, 1998, p. 141. 7 Idem. 8 Robert Darnton, Gens de lettres, Gens du livre, trad. de l’américain par Marie- Alyx Revellat, Paris, Éditions Odile Jacob, 1993, p. 194. 9 Voir Laurence Santantonios, Auteur/Éditeur. Création sous influence, Paris, Éditions Loris Talmart, 2000, 275 p. ; Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l’édition française, Paris, La fabrique éditions, 2015, 430 p. ; Pascal Durand et Anthony Glinoer, Naissance de l’Éditeur. L’édition à l’âge romantique, coll. « Réflexions faites », Paris-Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2005, 240 p. ; Sylvie Perez, Un couple infernal. L’écrivain et son éditeur, Paris, Bartillat, 2006, 336 p. ; Bertrand Legendre et Christian Robin (dir.), Figures de l’éditeur. Représentations, savoirs, compétences, territoires, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2005, 350 p.

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effectué par des techniciens isolés : tous les agents impliqués ont posé un geste créateur, un « geste éditorial10 », au sens où l’entend Brigitte Ouvry-Vial, pour donner naissance au livre. En raison des logiques de collaboration et de concurrence qui régissent le monde du livre, ses artisans (écrivains, imprimeurs, éditeurs, réviseurs, libraires, etc.) sont appelés à interagir. Ce fonctionnement collectif revêt souvent une importance cruciale, de l’écriture (et la réécriture) jusqu’aux activités de diffusion et de valorisation (notamment les salons du livre et les remises de prix), en passant par la fabrication — tant mécanique que symbolique — de l’objet-livre. Le travail collectif s’observe d’une multitude de façons au sein du monde du livre. La création de regroupements et d’associations professionnelles, qui a largement participé à l’autonomisation du milieu du livre au Québec dans les années 1960, n’est qu’un exemple des sociabilités propres à l’activité des gens du livre. Des rencontres plus circonstancielles (les lancements, les lectures publiques, les comités de lecture, les festivals, les cocktails, etc.) rythment la vie littéraire et éditoriale. On peut penser également aux collectifs d’auteurs, qui se multiplient ces dernières années, et qui se dotent d’une structure éditoriale polyphonique. Ces groupes utilisent la publication d’un livre ou d’une revue comme une prise de position politique et sociale, endossée par toutes les personnes ayant participé à l’élaboration du projet, ou au contraire comme un lieu de dialogue, une tribune permettant de rassembler en un lieu unique des voix plus ou moins discordantes11. Certaines entreprises participant à la chaîne de diffusion du livre ont par ailleurs tablé sur l’action collective et en ont fait leur image de marque. C’est le cas par exemple de la librairie féministe L’Euguélionne, sise sur la rue Beaudry à Montréal, qui se décrit comme une coopérative de solidarité à but non lucratif. Pilotée par un collectif formé de sept membres et par un conseil d’administration rassemblant autant de personnes, cette entreprise

10 Brigitte Ouvry-Vial, « L’acte éditorial : vers une théorie du geste », Communication et langages, no 154, 2007, p. 78. 11 Pensons par exemple au blogue Je suis féministe, qui a donné lieu à un livre publié aux Éditions du remue-ménage en 2016. Le mandat initial était de créer un espace de dialogue mettant en vitrine une hétérogénéité de prises de position. Les instigatrices décrivent le projet : « Nous proposons une correspondance entre jeunes féministes qui écrivent depuis différents points du globe. Un échange sur nos vies et nos valeurs, sur ce qui nous différencie et nous unit. » Isabelle N. Miron et Marianne Prairie, « À propos », Je suis féministe, [En ligne], [s.d.]. http://jesuisfeministe.com/a-propos.

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a pour but de « mettre de l’avant des œuvres autrement reléguées aux oubliettes dans les réseaux de diffusion conventionnels12 », notamment la littérature féministe, queer et LGBTQIA+. Karine Rosso, cofondatrice de la librairie et conférencière d’honneur du colloque étudiant du GRÉLQ, avait justement lancé la journée en présentant les mailles serrées qui donnent corps à cette librairie au sein de laquelle une concertation précède l’ensemble des prises de décision, que celles-ci aient une portée politique ou non. Les communications présentées dans le cadre du colloque « Livrer ensemble : les rouages collectifs de la chaîne du livre » ont permis de mettre de l’avant divers mécanismes collectifs qui activent et régulent le monde de l’imprimé canadien depuis les quarante dernières années. Il a notamment été question des ateliers collectifs de gravure, des rôles méconnus joués par les traducteurs et agents littéraires sur la resémantisation d’une œuvre, des effets de communauté générés par des éléments de paratexte, ainsi que de l’importance des sociabilités professionnelles selon les mémoires d’éditeurs québécois. Les trois articles constituant ce numéro spécial des Cahiers de la Société bibliographique du Canada ont aussi fait l’objet d’une présentation dans le cadre du 11e colloque étudiant du GRÉLQ. Ils nous en apprennent beaucoup sur les façons dont les acteurs de la chaîne du livre — que ce soient des éditeurs, des libraires ou des lecteurs — interagissent, dans une logique de collaboration ou, au contraire, de compétition. C’est précisément dans cette tension entre proximité et distance, entraide et concurrence que s’inscrivent les trois articles retenus. Dans le premier article du dossier, Philippe Rioux se penche sur le sous-champ des comics canadiens produits à partir des années 1980. Si la création de comics est presque toujours collective — par définition, elle suppose la collaboration entre auteur, dessinateur, éditeur, lettreur, parfois traducteur, etc. —, Philippe Rioux va plus loin et révèle qu’un esprit de collégialité anime le sous-champ des comics canadiens dès le moment de sa mise sur pied. À l’étude du cas des comics produits par l’éditeur montréalais Matrix Graphic Series, il appert que des éditeurs rivaux échangent des idées et commentaires, tant en privé, dans leur correspondance, qu’en public, dans le péritexte des comics, et que cette saine émulation contribue à la légitimation et à la reconnaissance de la production canadienne de comics.

12 « À propos », L’Euguélionne, [En ligne], [s.d.]. http://librairieleuguelionne. com/a-propos/.

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L’émulation se dessine aussi en creux dans la programmation des Correspondances d’Eastman, festival littéraire né au tournant du millénaire, ausculté par Mylène Fréchette dans l’article « Le festivalier : lecteur, auteur et créateur de sens ». L’événement estival repose sur l’organisation collective et communautaire ; des citoyens d’Eastman sont même au cœur des festivités, ouvrant leurs jardins privés aux festivaliers le temps de séances de rédaction de lettres qui font la spécificité du festival. Les Correspondances d’Eastman rendent poreuses les frontières entre festivaliers et écrivains invités dans un esprit de démocratisation de la culture, en favorisant les échanges entre les deux groupes (tant dans la programmation que dans la configuration spatiale des activités), ainsi qu’en prêtant la plume aux non-initiés (les ateliers d’écriture). Mylène Fréchette analyse, avec toutes les nuances nécessaires, la perméabilité relative des rôles d’écrivain et de festivalier durant le temps des célébrations estriennes. En clôture de dossier, Maxime Bolduc étudie « La logique du small is beautiful » qu’incarnent les structures éditoriales québécoises apparues au début des années 2000. Il s’intéresse à l’impression de camaraderie qui se dégage des échanges entre les éditeurs et les divers agents avec qui ils interagissent, notamment les auteurs, les libraires et les distributeurs, mais aussi les autres éditeurs. En tablant sur les relations de proximité qu’elles entretiennent avec l’ensemble de ces intervenants, mais principalement avec les auteurs faisant partie de leur écurie, les petites maisons d’édition contemporaines projettent au lectorat l’image d’une grande famille et se distinguent du même coup des maisons d’édition québécoises plus anciennes. C’est d’ailleurs cette image publique d’accessibilité et de fraternité qui inciterait les lecteurs à tisser des liens directement avec les éditeurs par le biais des réseaux sociaux, sur lesquels les jeunes maisons d’édition sont particulièrement actives : Facebook, Instagram et Twitter sont autant de plateformes utilisées pour renforcer un ethos fondé sur la collaboration et la proximité. Outre les différentes facettes que peut revêtir le travail collectif au sein du milieu du livre, ces trois études dévoilent des lieux de la chaîne du livre assez méconnus de la recherche en histoire du livre et de l’édition. Les sous-champs éditoriaux spécialisés, tel celui des comic books, ainsi que les festivals littéraires et les réseaux sociaux offrent autant d’espaces de rencontre dotés de valeurs spécifiques et de codes tacites, qu’adoptent plus ou moins consciemment les différents agents amenés à se côtoyer et à créer de concert, à œuvrer ensemble.

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Notices biographiques des autrices

Karol’Ann Boivin étudie à l’Université de Sherbrooke, où elle prépare une thèse vouée au campus novel québécois, thèse qui bénéficie du soutien de la bourse Joseph-Armand-Bombardier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). Elle est membre du conseil administratif de l’Association québécoise pour l’étude de l’imprimé (AQÉI), ainsi que membre du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ).

Mylène Fréchette détient un diplôme de maîtrise en études françaises de l’Université de Sherbrooke. Son mémoire portait sur le festival littéraire Les Correspondances d’Eastman. Assistante de recherches pour le Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ) de 2017 à 2020, elle a également été secrétaire adjointe de l’Association québécoise pour l’étude de l’imprimé (AQÉI) et corédactrice en chef de Cavale, la revue de littérature et d’arts visuels des étudiant·e·s de l’Université de Sherbrooke, de 2018 à 2020.

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 33 2021-02-24 10:34 8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 34 2021-02-24 10:34 Une amitié nécessaire : entraide et fraternité dans le champ des comic books québécois (1984-1995)

Philippe Rioux

Résumé

Depuis leur apparition dans les années 1930, les comic books américains se présentent comme des œuvres collectives sur lesquelles travaillent à relais un nombre variable d’intervenants : le scénariste, le dessinateur, l’encreur, le coloriste, le lettreur et l’éditeur, principalement. Imposée par le rythme de publication (généralement mensuel) de ces imprimés fasciculaires, la création en équipe devient alors un gage de productivité. Ayant prouvé son efficacité, cette méthode de travail est aussi adoptée par la majorité des producteurs québécois qui se lancent dans l’édition de comic books à partir des années 1980. Or, dans ces cas, la collaboration dépasse parfois le partage du travail entre les créateurs à l’emploi d’une même maison d’édition. En effet, le péritexte des œuvres et la correspondance des éditeurs indiquent qu’un esprit de collégialité unit les producteurs rivaux, qui échangent idées et conseils au sujet de leurs séries respectives. Ce faisant, ils contribuent indirectement au contenu des comics publiés par leurs compétiteurs.

Cela dit, on peut s’interroger quant aux motifs donnant lieu à cette entraide. De l’amitié entre collègues à l’opportunisme commercial, quels sont les enjeux propres au champ des comics québécois que révèle cette apparente fraternité ? Quelles sont les conditions favorisant les échanges de services entre éditeurs, scénaristes et illustrateurs ? Bref, comment s’explique la collaboration entre producteurs concurrents évoluant au sein d’un même marché ? Cet article répondra à ces questions afin de mieux éclairer la dimension sociale liée à la production de comic books sériels au Québec et au Canada. Il révèlera que la collaboration entre agents évoluant dans le champ des comics québécois (et parfois dans les champs canadien-anglais et américain) vise à consolider la place occupée par les éditeurs indépendants dans le milieu restreint qu’ils tentent d’investir. La fraternité qui les réunit est bienvenue et nécessaire dans la mesure où elle encourage des relations d’ordre transactionnel plutôt que conflictuel, transformant

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des concurrents potentiels en instances publicitaires ou légitimantes, voire en partenaires créatifs. Une alliance se crée, de telle sorte que tous tirent profit d’une collégialité faisant office de défense contre la domination du marché par les géants de l’édition de comic books.

Abstract

Since their first appearance in the 1930s, American comic books have been presented as collective works dependent on collaboration between a variable number of actors, namely writers, illustrators, , colorists, letterers, and publishers. In the fast-moving world of serial comic book publishing (new works are generally released monthly), this teamwork-based approach is necessary for ensuring continuous productivity. This work method, having proven effective, was also adopted by the majority of Quebec comic book publishers from the early 1980s onward. However, in these cases, collaboration sometimes moves beyond the sharing of work between creators employed by the same publisher. In fact, correspondence between publishers and the peritexts of their published works reveal that a spirit of collegial solidarity unites rival producers, who exchange both ideas and advice about their respective series, and in doing so, contribute indirectly to the content of comic books published by their competitors.

Nevertheless, the reasons giving rise to this mutual aid between publishers may be worth questioning. From a sense of friendship between colleagues to pure commercial opportunism, what issues specific to the field of comic book publishing in Quebec does this apparent sense of fraternity reveal? What are the conditions that contribute to the exchange of services between publishers, scriptwriters, and illustrators? In short, how can this sense of solidarity between competing producers evolving within the same competitive market be explained? This article will answer these questions in an effort to shed more light on the social dimension of serial comic book production in Quebec and Canada. It will reveal that collaboration among actors evolving in the québécois field of comic book publishing (and sometimes also in the Anglo-Canadian and American spheres) serves to consolidate the position independent publishers occupy in the constrained market in which they are attempting to invest themselves. The sense of fraternity that unites them is welcome

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and necessary in that it fosters interpersonal relationships that are more transactional than conflictual in nature, which can transform potential competitors into advertising or legitimating entities, and perhaps even into creative partners. This dynamic creates an alliance in which all parties benefit from a collaborative approach, which acts as a collective defence against the threat of market domination by comic book publishing industry giants.

Introduction

Depuis leur apparition durant les années 1930, les comic books américains se présentent comme des œuvres collectives sur lesquelles travaillent à relais un nombre variable d’intervenants : le scénariste, le dessinateur, l’encreur, le coloriste, le lettreur, le rédacteur en chef (« editor ») et l’éditeur (« publisher »), principalement. Imposée par le rythme de publication (généralement mensuel) de ces imprimés fasciculaires, la création en équipe devient alors un gage de productivité et, par extension, de rentabilité économique. Ayant prouvé son efficacité, cette méthode de travail est aussi adoptée par la majorité des producteurs québécois et canadiens qui se lancent dans l’édition de comic books pendant la Deuxième Guerre mondiale. Alors que la méthode américaine de production à la chaîne est reprise par les producteurs durant l’Âge d’or des comics canadiens (1941-1947)1, elle subit une transformation notable à partir des années 1980, au moment où l’édition de comics canadiens reprend un peu de vigueur après trois décennies de misère2. C’est aussi à cette époque que les premiers comics de superhéros et de science-fiction entièrement conçus au Québec sont créés par une génération de scénaristes et d’illustrateurs qui ont grandi en lisant les exploits des héros des éditeurs américains Marvel et DC, que ce soit en version

1 Cela correspond à la période où paraissent les Canadian whites, qui sont des comic books canadiens publiés à très grand tirage durant la Deuxième Guerre mondiale. Les éditeurs canadiens, qui se multiplient alors, profitent de l’arrêt des importations de comics américains au Canada durant le conflit pour investir un marché laissé vacant. 2 Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les importations de comics américains reprennent au Canada et sonnent le glas des entreprises locales, incapables de rivaliser avec les géants que sont National Allied Publications (maintenant DC Comics), Timely Comics (maintenant Marvel Comics), Fawcett Comics, MLJ Comics (maintenant Archie Comics), etc.

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originale ou à travers les traductions publiées par les Éditions Héritage, de 1968 à 1987. Or, dans ces cas, la collaboration dépasse parfois le partage du travail entre les créateurs à l’emploi d’une même maison d’édition. En effet, le péritexte des œuvres et la correspondance des éditeurs indiquent qu’un esprit de collégialité unit les producteurs et les instances critiques chargées de recevoir leurs œuvres, de même qu’il unit les producteurs rivaux, qui échangent idées et conseils au sujet de leurs séries respectives et contribuent, ce faisant, au contenu des comics publiés par leurs compétiteurs. Cela dit, on peut s’interroger quant aux motifs donnant lieu à cette entraide. De l’amitié entre collègues à l’opportunisme commercial, quels sont les enjeux sociologiques et économiques que révèle cette apparente fraternité ? Quelles sont les conditions favorisant les échanges de services entre éditeurs, scénaristes et illustrateurs ? Bref, comment expliquer que des producteurs qui évoluent au sein d’un même marché développent une collaboration multiforme, alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’une lutte pour la conquête d’un lectorat plutôt spécialisé attise les rivalités ? Mon article répondra à ces questions afin de mieux éclairer la dimension sociale liée à la production de comic books sériels, au Québec, du milieu des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990. L’analyse débordera par moments du cadre géographique posé pour s’intéresser à quelques collaborations entre producteurs québécois et canadiens-anglais ou américains. Après être revenu sur les conditions d’émergence des comics québécois, je brosserai le portrait général des éditeurs des comics étudiés3, en insistant particulièrement sur le cas de Matrix Graphic Series, dont les archives déposées à Bibliothèque et Archives Canada constituent une mine d’informations inégalée. Je me pencherai ensuite sur quelques exemples de la collaboration entre acteurs potentiellement rivaux pour explorer, en fin d’analyse, les causes possibles de ces rapports collectifs.

La montée de l’édition indépendante en Amérique du Nord

Les comics de superhéros publiés par les éditeurs américains et traduits au Québec depuis 1968 représentent le modèle dominant dont

3 Matrix Graphic Series (Montréal), Underground Comics (Montréal), The Other Side Productions (Saint-Laurent), Anderpol (Mont-Saint-Hilaire), Sword in Stone Productions (Sainte-Geneviève), les Éditions R.G.B. (Saint-Gabriel-de- Brandon), Bulles Communication (Le Gardeur).

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s’inspirent les auteurs et les éditeurs québécois de comics originaux à partir du milieu des années 1980. Toutefois, l’influence de la bande dessinée underground américaine se fait aussi sentir dans leur production, qui se distancie à certains égards de la bande dessinée de superhéros mainstream et emprunte les modes de production et de diffusion des éditeurs indépendants qui essaiment alors aux États-Unis. L’apparition de la bande dessinée underground, aux États-Unis, transforme profondément le médium en offrant au courant mainstream relativement uniformisé un pendant ancré dans la contre-culture et, partant, ouvert aux expérimentations (thématiques et visuelles) et aux contestations les plus audacieuses. En cela, les comix4 américains ouvrent la voie à un affranchissement des contraintes commerciales et censoriales auxquelles se soumettent les éditeurs établis, tels que Marvel et DC Comics. Ils sortent les comics américains d’une uniformisation importante et d’un mercantilisme perçu par les auteurs underground comme étant aliénant, tout en transgressant les interdits. Dans cette optique, les genres de la bande dessinée de grande diffusion — comme le superhéros et la romance — font l’objet de parodies nombreuses, et de nouveaux thèmes sont priorisés par des bédéistes voulant faire entrer leur médium dans l’âge adulte. Sur le plan visuel, les bédéistes underground développent aussi la « ligne crade » ou l’esthétique trash, qui correspond à une subversion de l’académisme propre au dessin réaliste préconisé dans les comic books dramatiques de grande diffusion : le trait employé est hésitant et la composition est volontairement chargée, l’image se trouvant par exemple parsemée de hachures et de fioritures donnant une impression de « saleté ». Ajoutons à cela que la très grande majorité des comics underground est autoéditée, ce qui transforme simultanément les enjeux légaux et symboliques liés aux œuvres et à leurs auteurs. En permettant aux créateurs de toucher des redevances sur la vente de leurs œuvres (plutôt qu’un salaire fixe), en ouvrant la porte, par le fait même, à une bande dessinée d’auteur5, le courant underground encourage l’ascension des artistes qui s’y rapportent dans la hiérarchie propre au champ bédéesque. Ces auteurs de bandes dessinées disposent effectivement d’un pouvoir inaliénable sur le cycle de production, la distribution et la mise en vente de leurs œuvres, pouvoir qui échappe aux bédéistes

4 Le terme comix renvoie aux comics underground publiés aux États-Unis. 5 Charles Hatfield. Alternative Comics. An Emerging Literature, Jackson, University Press of Mississippi, 2005, p. 16.

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mainstream. L’opposition à la sphère de grande diffusion dépasse donc le rejet de ses formes et de ses genres de prédilection et se concrétise aussi par le développement d’une sphère alternative qui rétablit, voire qui renverse le rapport de force entre l’auteur et les autres agents du champ. De l’élaboration des œuvres underground à leur mise en vente, les acteurs, les procédés de fabrication et les canaux de circulation impliqués s’avèrent aussi redéfinis de manière à s’éloigner, parfois drastiquement, des productions sérielles de grande consommation. En 1980, le courant underground s’est évanoui, mais certains de ses ambassadeurs continuent à œuvrer dans le milieu de la bande dessinée et ambitionnent toujours de produire des comics différents de ceux publiés par les grands éditeurs. À cette fin, ils fondent de nouveaux lieux de diffusion, dont le Raw Magazine d’Art Spiegelman et de Françoise Mouly est emblématique. Ces publications se tournent toujours vers des thématiques adultes et des esthétiques singulières, mais s’éloignent de la décadence et de la vulgarité prononcée qui caractérisent les comix underground des décennies précédentes. La rébellion a cédé la place à l’argumentation, au commentaire réfléchi et à l’exploitation de thèmes sérieux, comme le capitalisme et le corporatisme, les inégalités raciales, l’homosexualité, etc. Progressivement, l’éventail des genres exploités par ces comics décrits comme indépendants ou alternatifs s’agrandit et intègre ceux réservés traditionnellement à la bande dessinée de grande diffusion, non sans susciter quelques débats : While comic books in this period continued to be driven mainly by established genres such as the superhero […], the burgeoning alternative scene, rooted in the underground, urged the development of comic books that either sidestepped genre formulas or twisted them in novel ways. Gradually the tension between mainstream and underground made itself felt in the conversations of fans: for some, the terms “independent” and “alternative”, though seemingly near-synonymous, came to represent opposing aesthetic tendencies. Today the category “independent comics” may include, often does include, formula fiction inspired by the so-called mainstream, including much heroic fantasy; while “alternative” more often denotes satirical, political and autobiographical elements inherited from . Yet, because the direct market continues to blend the two, drawing any hard distinction between them is difficult […]6.

6 « Bien que les comic books de cette époque privilégiaient toujours majoritairement les genres comme le superhéros, la scène alternative, ancrée dans l’underground,

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De ces deux définitions de la bande dessinée indépendante, retenons surtout l’idée selon laquelle les auteurs indépendants — autoédités ou membres d’écuries éditoriales détachées des conglomérats — s’adonnent sans ironie, depuis les années 1980, aux genres traditionnellement exploités par les éditeurs de grande diffusion (le fantastique, le superhéros, la science-fiction, la romance…). Ce contact entre deux sphères auparavant jugées antithétiques fait naître, pour les futurs producteurs de comics québécois, des avenues artistiques et commerciales inespérées.

Les éditeurs québécois de comic books originaux et leur production Pour une génération de bédéistes québécois qui souhaite faire son entrée dans le milieu des comics — en particulier dans les genres de la science-fiction et du superhéros —, l’accès presque impossible à un emploi intéressant dans le marché américain complique grandement l’atteinte de leurs objectifs professionnels et artistiques. Devant la difficulté de rejoindre le giron des grands éditeurs américains et l’impossibilité d’y créer en toute liberté, l’édition indépendante représente une occasion et un marché à saisir. L’importance de la librairie spécialisée dans l’évolution de ce marché n’est pas à négliger. Dès qu’ils suscitent un certain intérêt, les comix underground des années 1960 et 1970 contribuent à la mise en place d’un réseau de distribution lui-même alternatif. Privées de l’appui des points de vente habituels (tabagies, kiosques à journaux), qui refusent de faire circuler toute publication au potentiel subversif, les bandes dessinées underground se voient initialement distribuées de main à main et dans les head shops. Or, ce marché parallèle s’étend lorsque les éditeurs mainstream voient leurs ventes chuter

a provoqué le développement de comic books qui évitaient les lieux communs de la bande dessinée de genre ou les détournaient de nouvelles manières. Progressivement, la tension entre le mainstream et l’underground s’est immiscée dans les conversations des fans : pour certains, les mots « indépendant » et « alternatif », bien que quasi synonymiques, en sont venus à représenter deux esthétiques opposées. Aujourd’hui, la catégorie des « comics indépendants » peut inclure, et inclut souvent, de la fiction de genre inspirée par le mainstream, incluant le fantastique héroïque ; tandis que le mot « alternatif » renvoie souvent aux aspects satiriques, politiques et autobiographiques hérités des comix underground. Cela dit, puisque le marché direct continue de mêler ces deux esthétiques, leur distinction demeure difficile à opérer. » [nous traduisons] ; Charles Hatfield. Alternative Comics […], p. 26.

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considérablement, au tournant des années 1980. Le réseau de la presse périodique est progressivement délaissé par les grands éditeurs qui, en s’inspirant des éditeurs underground et des pratiques commerciales des collectionneurs, distribuent un nombre croissant de titres à des commerces se transformant peu à peu en librairies spécialisées. En retour, les comic shops nés de cette transformation du marché encouragent la mise en place de structures éditoriales alternatives, entre autres grâce à la sécurité financière que le « marché direct » (direct market) promet à ces dernières. Contrairement au circuit de la presse, où les commerçants ne paient aux distributeurs que les exemplaires écoulés, le marché direct repose sur le paiement immédiat par les libraires de tous les comics commandés, sans retour possible des invendus7. Autrement dit, ce modèle économique favorise la survie d’entreprises éditoriales de petite envergure, limitées financièrement et munies d’une faible tolérance aux fluctuations du marché. De manière analogue à ce qui se produit aux États-Unis, l’avènement d’éditeurs québécois de comic books, dans les années 1980, semble se produire en même temps que le développement du marché direct dans la province, où essaiment des librairies spécialisées en comics. C’est du moins ce que prétend Mark Shainblum, éditeur en chef de la maison montréalaise Matrix Graphic Series, dans une lettre adressée au Conseil des arts du Canada : « The system is extremely efficient, so efficient in fact that several companies, including our own, have arisen to take advantage solely of the specialty market, where consumers are generally older, more sophisticated and have more disposable income8. » Les publicités trouvées dans les comics originaux

7 Pour amoindrir le risque encouru par les comic shops en procédant de cette manière, les comics leur sont vendus à moindre coût par les éditeurs et les distributeurs qui les représentent. 8 « Le système est extrêmement efficace, à un tel point que plusieurs compagnies, incluant la nôtre, ont émergé et pris avantage du marché spécialisé, où la clientèle est généralement plus âgée, plus sophistiquée et plus fortunée. » [nous traduisons]. M. Shainblum. Lettre envoyée au Conseil des arts du Canada, le 6 février 1986, dans Bibliothèque et Archives Canada. « Fonds Matrix Graphic Series », Cote R8299-0-8-E, Ottawa. D’ailleurs, l’étude statistique de ce marché au Québec reste à faire. L’analyse des publicités présentes dans les comic books canadiens de l’époque, du registre des entreprises du Québec et des bottins commerciaux des années 1970 à aujourd’hui, permettrait d’avoir une idée plus claire de l’ampleur du réseau de comic shops québécois, selon les régions et les années. D’emblée, il apparaît presque certain, à la consultation du péritexte des comics de notre corpus, que les librairies de ce type se situent dans une très grande proportion à Montréal et dans sa banlieue.

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de l’époque témoignent d’ailleurs de ce phénomène en accordant une place de choix aux boutiques spécialisées. Matrix Graphic Series, surtout, octroie une visibilité considérable aux comic shops du Québec et de l’Ontario : Silver Snail Comics (Toronto et Hamilton), Capitaine Québec (deux succursales à Montréal), Komico (Montréal), Excalibur (Québec), Nova (Montréal), Dragon Lady Comics (Toronto), Camelot A. D. (North Bay), Collector’s Stop (Ottawa), Cosmix (Montréal). À en croire cette attention et cette importance accordées par Shainblum et Matrix Graphic Series à la librairie spécialisée, il y a fort à parier que le rôle qu’elle joue dans l’épanouissement d’un secteur éditorial centré sur les comic books québécois de genres superhéroïque et science-fictionnel s’avère crucial. C’est dans ce contexte que se produit la montée de l’édition indépendante dans le champ des comics québécois, encouragée par la promesse d’une liberté créatrice accrue et la possibilité de rejoindre les lecteurs, grâce aux librairies spécialisées, sans le concours d’un appareil promotionnel et de services de distribution dispendieux. Dans la plupart des cas, les producteurs qui entrent dans ce secteur d’activité sont de jeunes scénaristes et dessinateurs qui ont déjà à leur actif quelques réalisations amateures, voire une certaine formation professionnelle, au moment de créer leur première série régulière et de fonder l’entreprise qui la publiera. André Poliquin, fondateur de la maison Anderpol, explique ainsi son parcours : Après mon secondaire, j’ai étudié deux ans dans une école spécialisée en graphisme publicitaire. La première année me fut particulièrement utile, car j’ai appris les techniques du métier et surtout l’emploi de différents médiums. Par contre, durant la deuxième année, j’ai compris que c’était vraiment la bande dessinée qui m’intéressait. Parallèlement, pendant ces deux années, j’ai suivi un cours intensif de dessin par correspondance des États-Unis et j’ai fait publier mes bandes dessinées par les Éditions Héritage (dans leurs revues « STAR WARS » et « X-MEN » en majeure partie). Je souligne avec gratitude la collaboration et l’intérêt de cette maison d’édition pour mes travaux, tout particulièrement en la personne de M. Robert St-Martin, que je tiens ici à remercier chaleureusement pour toute l’aide qu’il m’a apportée. Depuis ma tendre enfance, j’ai toujours été attiré par le dessin, mais j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la bande dessinée au début de 1980. À partir de ce moment-là, j’ai mis beaucoup plus

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d’acharnement à développer ce talent et à en arriver où j’en suis présentement9. À l’âge de 19 ans — Poliquin est né le 2 avril 1966 — ce dernier entend mettre à profit les connaissances et les compétences acquises au cours de ses années formatives pour voler de ses propres ailes. Son cours en graphisme, son passage aux Éditions Héritage et un stage en Belgique, évoqué dans une lettre envoyée à Mark Shainblum10, ont en quelque sorte servi de tremplin à son activité éditoriale et artistique subséquente. Au début des années 1980, Nelson Joly, Roger Beausoleil et Réal Courtemanche, de leur côté, avaient commis trois fanzines présentant des articles sur les superhéros américains et contenant des bandes dessinées originales (Galaxie, Véga, Trident11), avant d’incorporer les Éditions R.G.B./Quebec Comics en 1986. En plus d’y effectuer l’adaptation française de la série bédéesque américaine Indiana Jones (publiée chez Marvel Comics), les trois hommes y font paraître la série science-fictionnelle L’Arche II (Beausoleil au scénario et au dessin, Courtemanche à l’encrage et Joly au lettrage), tout en collaborant aux Hérauts du Canada de Pierre Charbonneau12. De manière similaire, Mark Shainblum a sillonné le sentier de l’édition amateure avant de se consacrer à l’édition professionnelle en mettant sur pied Matrix Graphic Series, en 1984 : It has been, as I said, a long road to this first issue of NEW TRIUMPH and the premiere appearance of . I spent the years between 1979 and 1982 naively sweating and struggling to produce a comics and science fiction publication entitled ORION – The Canadian Magazine of Time and Space. The final results of my efforts were two issues of a hybrid which was something more than a fanzine, but less than a professional magazine […]. Orion was a minor critical success, and I am proud of the two issues I edited and published, but the magazine appeared at a time when the market for fanzines was going soft, and as such it took a beating on the stands. I withdrew from publishing for

9 André Poliquin. « Mais qui est donc André Poliquin ? », Phoenix, no 1, Mont- Saint-Hilaire, Anderpol, mai 1995, p. 17. 10 André Poliquin. Lettre non datée envoyée à Mark Shainblum, dans Bibliothèque et Archives Canada. « Fonds Matrix Graphic Series », Cote R8299-0-8-E, Ottawa. 11 D’après les propos que m’a transmis leur collaborateur, Pierre Charbonneau, par messagerie électronique. 12 Charbonneau se charge du scénario et du dessin, Courtemanche de l’encrage et Joly du lettrage.

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awhile to digest what I had learned, which was considerable, and to plot a course towards my ultimate goal, comic books13. Comme Anderpol et les Éditions R.G.B., Matrix Graphic Series se pose comme la première aventure professionnelle d’un éditeur (Shainblum) ayant fait ses classes, durant les années précédentes, par le biais de publications amateures ou semi-professionnelles. Le cas de Roger Broughton, enfin, est plus énigmatique. Peu d’informations sont connues sur ce Montréalais, sinon qu’il fonde, en 1986, une maison d’édition active sous plusieurs noms (Sword in Stone Productions, surtout, mais aussi A+ comics, Avalon Communications et America’s Comics Group). À l’époque, Broughton travaille pour « another publishing firm14 », ce qui l’empêche de se consacrer pleinement à sa propre entreprise : à preuve, Corbo no 1 est la seule bande dessinée publiée par Sword in Stone Productions durant les deux premières années d’existence de la compagnie. En 1988, Broughton achète les droits des titres et des personnages inutilisés du défunt éditeur Charlton Comics (Adventures into the Unknown, Atomic Mouse et Atomic Rabbit, entre autres) et réoriente la vocation de Sword in Stone Productions. Y seront publiées dorénavant les rééditions anglaises et françaises des 40 séries (cumulant 5000 comics) dont il a acquis les droits15, auxquelles s’ajoute au moins une production originale, Thief of Sherwood (éditée en français sous le titre Robin des bois, le voleur de Sherwood), en 1991.

13 « Le chemin vers ce premier numéro de NEW TRIUMPH et la première apparition de NORTHGUARD a été long. J’ai passé les années 1979 à 1982 à produire naïvement, et non sans difficultés, une revue de comics et de science- fiction intitulée ORION — The Canadian Magazine of Time and Space. Le résultat final de mes efforts consiste en deux numéros de quelque chose qui était plus qu’un fanzine, mais moins qu’un magazine professionnel. Orion a connu un certain succès critique et je suis fier des deux numéros que j’ai édités et publiés, mais le magazine a été lancé à un moment où le marché des fanzines s’étiolait, et pour cela il s’est avéré être un échec commercial. Je me suis retiré de l’édition pendant un certain temps, pour assimiler ce que j’avais appris, ce qui était considérable, et pour planifier le parcours vers mon but ultime : la publication de comic books. » [nous traduisons]. Mark Shainblum. « Murphy’s Lawyer. The Things That Change. The Things That Stay the Same », dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette. New Triumph featuring Northguard, no 1, Montréal, Matrix Graphic Series, 1984, deuxième de couverture. 14 « Une autre entreprise d’édition » [nous traduisons]. Chris McCubbin. « Charlton Rights Sold », The Comics Journal, no 122, juin 1988, p. 26. 15 Ibid.

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Matrix Graphic Series, Anderpol, les Éditions R.G.B. et Sword in Stone Productions se situent à mi-chemin entre l’édition régulière et l’autoédition16, dans la mesure où chacune d’elle est mise sur pied, au moins en partie, afin que soient publiées les œuvres de leur fondateur. En partie, car ces maisons d’(auto)édition ouvrent fréquemment leur catalogue à une variété d’auteurs et d’objets avec lesquels elles ont des affinités. Matrix Graphic Series, après avoir servi à lancer l’œuvre de Mark Shainblum (New Triumph featuring Northguard17, cocréée avec le dessinateur Gabriel Morrissette), produira par exemple cinq séries superhéroïques et science-fictionnelles que lui soumettront différents auteurs canadiens-anglais et québécois : Cybercom : Heart of the Blue Mesa, Dragon’s Star, Gaijin, Special et Mackenzie Queen. La maison, en ce sens, renvoie moins à l’idée d’une entreprise monolithique qu’à celle d’un studio ou d’une écurie d’artistes recrutés par Shainblum et Gabriel Morrissette, lequel y agit en tant que directeur artistique. À ce sujet, la vision de Shainblum est claire : « We have established a concrete editorial direction for ourselves, which includes the favouring and development of Canadian talent and the fostering of indigenous [sic] comic book field in this country18. » L’autoédition constitue en résumé la finalité première, mais non exclusive, de ces structures éditoriales qui cherchent à croître. Malgré l’idéalisme et la bonne volonté des éditeurs, le mirage d’une activité éditoriale potentiellement rentable se dissipe rapidement. Surévaluant la demande et parvenant mal à faire leurs frais, les éditeurs de comics québécois sont voués à une existence éphémère au cours de laquelle chaque vente est durement gagnée. En conséquence, 34 œuvres seulement paraissent chez les sept éditeurs répertoriés

16 Une précision s’impose en ce qui concerne Matrix Graphic Series. À l’origine, Shainblum obtient le soutien — sans doute financier — de Ron Freeman, identifié dans les premières publications de l’éditeur comme « Publisher » ; Shainblum, lui, porte alors le titre d’éditeur-en-chef. À l’époque, Ron Freeman est le propriétaire des Distributions Prostar enr. (distribution de journaux et périodiques) et de Publications Ref Publishing, entreprises spécialisées dans l’impression et l’édition de journaux. Toutefois, dès la parution de New Triumph… no 3, en 1985, Shainblum est désigné à la fois comme éditeur-en-chef et « publisher » de Matrix Graphic Series. 17 Dorénavant nommée New Triumph dans ce texte. 18 « Nous avons établi une ligne directrice claire, qui favorise entre autres le développement du talent canadien et le champ de comic books indigènes au Canada. » [nous traduisons]. Mark Shainblum. Lettre envoyée au Conseil des arts du Canada, le 6 février 1986, dans Bibliothèque et Archives Canada. « Fonds Matrix Graphic Series », Cote R8299-0-8-E, Ottawa.

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durant les 12 années étudiées, ce qui porte à 2,83 le nombre moyen de comics publiés annuellement. Vingt de ces fascicules sont toutefois publiés de 1985 à 1987, période charnière correspondant à l’apogée de la bande dessinée alternative canadienne. L’essentiel du corpus provient par ailleurs de trois éditeurs « dominants » : Matrix Graphic Series publie un peu plus du tiers des comics recensés (12 sur 34), tandis que Anderpol et Underground Comics se partagent le second tiers de la production (13 sur 34). Les 10 comics restants paraissent enfin chez les cinq autres éditeurs recensés. Qui plus est, la longévité des séries publiées concorde avec cette production globale somme toute ténue. Initialement voués à une publication sérielle, les titres retenus ont effectivement une existence plus ou moins brève, selon les cas : neuf séries sur les 14 analysées ne perdurent pas au-delà de leur premier numéro19. Si la question des tirages demeure difficile à élucider, quelques indices fournissent un aperçu du marché visé par les éditeurs. Dans l’album Généalogie (1995), qui réinvente les origines de l’Escadron Delta, le bédéiste André Poliquin effectue un bref retour sur sa carrière en tant qu’auteur et éditeur de bandes dessinées. Il soutient au passage que les cinq numéros du magazine Phoenix, parus de juin 1985 à juillet 1986, ont tous été tirés à 5000 exemplaires. Deux ans plus tard, les deux numéros de l’adaptation anglaise d’Escadron Delta, intitulée Delta Squadron, connaissent un tirage de 3000 exemplaires chacun. Les bandes dessinées de The Other Side Productions, parues en 1993, sont quant à elles conçues comme des ashcans20 en édition limitée devant tester l’engouement du lectorat pour de futures séries mensuelles. Elles connaissent pour cette raison un tirage relativement modeste de 1500 exemplaires chacune, que confirme d’ailleurs la numérotation manuscrite trouvée sur la page de couverture des fascicules consultés. Ces chiffres, s’ils sont exacts, représentent une production plutôt restreinte qui ne se compare d’aucune manière avec les tirages des séries populaires américaines, dont on imprime des dizaines, voire des centaines de milliers d’exemplaires chaque mois. En

19 Ces séries sont The Jam (Matrix Graphic Series), Dimension X : Histoire des oubliés (Bulles Communication), Canadian Ninja, Heralds of Canada et Les Hérauts du Canada (les Éditions R.G.B.), Corbo (Sword in Stone Productions), Bear, Flayr et Merx (The Other Side Productions). La série Knight and Dey, aussi publiée par The Other Side Productions, n’a pas été analysée puisqu’elle n’a pas pu être consultée. 20 Les ashcans sont des épreuves de présentation à visée promotionnelle. Ces comics de format réduit ne sont généralement pas destinés à la vente en boutique.

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plus des barrières géographiques et linguistiques caractéristiques du marché québécois, la nouveauté des objets et des personnages que les comics québécois mettent en scène a probablement dicté une certaine prudence : contrairement aux comics américains, qui présentent des univers connus de près ou de loin par les lecteurs (grâce, entre autres, à leurs produits dérivés), les comics québécois originaux doivent gagner un lectorat n’ayant aucune connaissance préalable des récits et des héros représentés. À cette mission ambitieuse correspondent des tirages — et des moyens de production — plus modestes. Ces faibles tirages s’accompagnent de chiffres de vente qui laissent à désirer. D’après les données accessibles, la première publication de Matrix Graphic Series est la seule à connaître des résultats commerciaux satisfaisants. Le tirage initial du premier numéro de la série New Triumph featuring Northguard, paru en 1984, est effectivement épuisé en un trimestre21, forçant d’ailleurs l’éditeur à rééditer l’épisode deux années plus tard. Néanmoins, ce succès inaugural encourageant fait figure d’exception, puisque Matrix Graphic Series n’arrive pas à le répéter au cours de son existence. Ainsi, au terme de l’année fiscale allant du 1er septembre 1984 au 31 août 198522, Shainblum ne peut que constater la décroissance des ventes de ses séries. New Triumph no 2 s’est écoulé à 7030 exemplaires contre 11 400 pour le premier numéro, tandis que les deux premières livraisons de Mackenzie Queen se sont vendues à 3350 et 2875 exemplaires, respectivement23. Ces résultats se traduisent par un déficit de 1162 $ accumulé au terme de l’exercice financier exposé et par des pertes estimées de 13 700 $ pour l’année 198624. Lorsqu’il présente une demande de financement au Conseil des arts du Canada, en 1986, Shainblum admet que : [t]he only obstacle to our expansion at the moment is, inevitably, capital. The direct-distribution system obviates the need for the huge capital outlays that are necessary in regular publishing, but maintaining a reasonable cashflow is still essential nonetheless. Due to our small size it has been difficult to generate the amounts

21 Mark Shainblum. « Murphy’s Lawyer. The Things That Change. The Things That Stay the Same », dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette. New Triumph featuring Northguard, no 1 […], deuxième de couverture. 22 Il s’agit de la seule période couverte par les archives comptables de Matrix Graphic Series. 23 Bibliothèque et Archives Canada. « Fonds Matrix Graphic Series : Application for Aid to Periodicals », Cote R8299-0-8-E, Ottawa. 24 Ibid. L’estimation du budget pour l’année 1986 se base sur la publication prévue de quatre fascicules.

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of money needed to absorb a reasonable overhead (office space, adequate remuneration of employees, etc.)25. Le Conseil des arts, visiblement, ne partage pas l’avis de Shainblum, puisqu’une bourse lui est refusée en partie parce que les membres du comité ayant évalué son dossier « expressed the view that [his] publication clearly had commercial potential and should meet its cost on the market-place26 ». En plus de ce refus, des problèmes à l’interne, vaguement évoqués par Shainblum dans l’éditorial de New Triumph no 2, précipitent peut-être le déclin de l’éditeur : Unfortunately, shortly after NEW TRIUMPH No. 1 was released, Matrix Graphic Series went through a rather traumatic period of “corporate reorganization.” This resulted [in] the reassignment of certain responsibilities and changes in various business relationships. I realize that all new companies must go through “growing pains,” but believe me when I say I’d sooner have all my teeth pulled without novacaine [sic] than go through it all again. Hopefully the changes will lead to a stronger, more vital company. Only time will tell27.

25 « Le seul obstacle à notre expansion pour le moment est, inévitablement, d’ordre monétaire. Le réseau de distribution direct amenuise le besoin pour d’importants influx de capital, indispensables dans le marché habituel de l’édition, mais les entrées d’argent constantes demeurent néanmoins essentielles. Étant donné notre petite taille, il a été difficile de générer des montants d’argent suffisant à absorber les coûts récurrents (loyer, salaires décents, etc.). » [nous traduisons]. Mark Shainblum. Lettre envoyée au Conseil des arts du Canada, le 6 février 1986, dans Bibliothèque et Archives Canada. « Fonds Matrix Graphic Series », Cote R8299-0-8-E, Ottawa. 26 Luc Jutras. Lettre adressée à Mark Shainblum au nom du Conseil des arts du Canada, le 25 mars 1986, dans Bibliothèque et Archives Canada. « Fonds Matrix Graphic Series », Cote R8299-0-8-E, Ottawa. 27 « Malheureusement, peu de temps après la publication de NEW TRIUMPH no 1, Matrix Graphic Series a connu une période plutôt traumatisante de « réorganisation corporative ». Cela s’est traduit par la réattribution de certaines responsabilités et par des changements concernant diverses relations d’affaires. Je conçois que toute nouvelle compagnie doit traverser quelques « douleurs de croissance », mais croyez-moi lorsque je dis que je préférerais me faire arracher les dents sans Novocaïne que de passer à travers cette épreuve de nouveau. Espérons que les changements donneront naissance à une entreprise plus forte, plus vivante. Seul le temps nous le dira. » [nous traduisons]. Mark Shainblum. « Murphy’s Lawyer », dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette. New Triumph featuring Northguard, no 2, Montréal, Matrix Graphic Series, 1985, deuxième de couverture.

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La réorganisation structurelle douloureuse que Shainblum mentionne peut donc avoir eu un impact négatif sur la viabilité de l’entreprise, d’autant plus que l’éditeur n’est pas au bout de ses peines. Dès la troisième livraison de New Triumph, en effet, Shainblum fait part de problèmes additionnels qui ont affecté sa maison d’édition : We had problems with issues 1 and 2, but nothing we couldn’t handle, nothing that was out of the ordinary for a new company. Issue No. 3, though… […] Artwork was lost, found, and then stolen, letterers became ill, writers got blocked, our typesetting and graphic suppliers suddenly went out of business just as we needed them, and on and on ad nauseum28. Après un départ et des chiffres de vente de bon augure, les activités de Matrix se voient affectées par des contretemps incontrôlables affectant toutes les étapes du processus éditorial. Si la production à la chaîne facilite habituellement la confection des comic books, la faiblesse de certains maillons empêche vraisemblablement l’éditeur de s’implanter de manière durable dans une industrie sérielle pardonnant difficilement les retards et les irrégularités. Le mauvais fonctionnement du travail collaboratif à une étape déterminante de la trajectoire de l’éditeur aura finalement des conséquences humaines et économiques desquelles l’entreprise ne se remettra pas. De son côté, André Poliquin dirige lui aussi une entreprise déficitaire. Dans l’éditorial paru à l’intérieur du cinquième (et dernier) numéro de la revue Phoenix, il jette un regard rétrospectif sur la (non-) rentabilité des livraisons précédentes : L’oiseau de feu renaît de ses cendres ! Pourquoi ? Parce que le # 4 a failli ne jamais voir le jour. En sortant le # 3 c’est seulement trois semaines plus tard que je connus le résultat des ventes du # 2 qui ont été catastrophiques, à peine 15 %, le # 1 s’était assez bien vendu à 50 % mais à 85 ¢ je me suis retrouvé avec un déficit de 500 $ car les distributeurs perçoivent 50 % du

28 « Nous avons eu des ennuis avec les numéros 1 et 2, mais rien que nous ne pouvions gérer, rien qui était hors de l’ordinaire pour une nouvelle compagnie. Le numéro 3, par contre… […] Des illustrations ont été perdues, retrouvées, puis volées, des lettreurs sont tombés malades, des scénaristes ont eu le syndrome de la page blanche, notre partenaire pour la mise en page et le design graphique a fermé ses portes au moment où nous avions besoin de ses services, et ainsi de suite. » [nous traduisons]. Mark Shainblum. « Murphy’s Lawyer. The Curse of Issue Three », dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette. New Triumph featuring Northguard, no 3 […], deuxième de couverture.

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prix de vente pour payer les détaillants et eux-mêmes. Avec 50 % de vendu sur les 5000 copies imprimées, j’étais 500 $ en dessous, deux fois plus avec le # 2 c’est pourquoi j’étais des plus déprimés à voir ce résultat et j’ai failli laissé [sic] tomber le projet. Le #3 s’annonçait bien, mon solo NINJA était bien apprécié et comme j’avais le # 4 presqu’entièrement [sic] terminé, j’ai donc décidé de risquer le coup et de publier le # 4 à $ 1.25 [sic] l’exemplaire j’ai enfin la chance de rentrer dans mes frais en autant d’en vendre 50 % comme pour le #1, # 3,44 % (le déficit du # 3 fut de 400 $). Alors je n’avais vraiment pas d’autre choix que d’augmenter le prix si je voulais continuer en évitant de m’endetter à mort29. Les trois premiers numéros de Phoenix n’ont généré aucun profit ; que des pertes de l’ordre de 500 $, 1000 $ et 400 $ respectivement. D’après les estimations de Poliquin, cela signifie également que le numéro inaugural de la revue s’est vendu à 2500 exemplaires — ce qui représente le sommet atteint par la série —, le second à 750 exemplaires et le troisième à 2200 exemplaires. Ces chiffres s’avèrent insatisfaisants et obligent Poliquin à arrêter la production de la revue « au cinquième numéro, car les ventes n’arrivaient plus à couvrir les frais d’impression30 ». Malgré tous les avantages qu’elle offre, il semble de plus en plus évident que l’édition de comics indépendants ne représente pas, au Québec, la terre promise.

Les agents du champ comme sympathisants de leurs confrères

Si les espoirs qui animent les éditeurs de comics québécois résistent tout de même un certain temps aux épreuves, c’est entre autres parce qu’ils sont constamment ravivés par des confrères distribuant allègrement encouragements et coups de pouce. Ces premières manifestations de l’entraide entre producteurs s’observent avant tout dans les rubriques dédiées au courrier des lecteurs. Bien que cela ne soit pas coutume,

29 André Poliquin. « Message du Phoenix ! L’oiseau renaît de ses cendres ! », Phoenix, no 5, Mont-Saint-Hilaire, Anderpol, mai 1985, p. 16. 30 Propos tenu par André Poliquin et cités dans Marie-Chantale Bergeron. « André Poliquin, caricaturiste. L’Imagination jusqu’au bout du crayon. », Le Courrier de Sainte-Hyacinthe, le 6 mai 1998, p. B 1. Dans le premier numéro de Delta Squadron, paru en 1988, Poliquin tient le même discours : « The project went into bankruptcy, mostly due to my lack of experience and the little knowledge I had of the market then. » ; André Poliquin. Delta Squadron, no 1, Mont-Saint-Hilaire, Anderpol, 1988, deuxième de couverture.

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il arrive que les lettres en question soient signées par des agents qui mènent eux-mêmes des activités professionnelles reliées aux comics ou au milieu de la science-fiction. Ce phénomène s’observe surtout dans la correspondance accompagnant les œuvres de l’éditeur montréalais Matrix Graphic Series, qui, malgré une production totale s’élevant à 16 œuvres publiées en quatre années, demeure l’éditeur de comics de conception québécoise le plus prolifique de sa génération. Ainsi, quatre lettres sur les 22 reproduites dans les séries de l’éditeur montréalais proviennent de bédéistes qui offrent avis et conseils (, Mike Baron, Dave Darrigo et Rick Taylor). À cela s’ajoutent deux lettres de romanciers de science-fiction (Will Shetterly et Claude MacDuff) et trois lettres provenant de lecteurs-experts connus de la communauté des comic books de superhéros (John Bell, Mike Sopp et Dale Coe31). Au total, neuf des 22 lettres reproduites dans les séries de Matrix proviennent d’auteurs ou d’instances critiques actives dans les cercles comics de superhéros ou de science-fiction. La forte présence de ces agents au sein du courrier publié par Matrix, si on le compare au courrier reçu par les éditeurs de comics qui le précède, ne relève certainement pas du hasard ; au contraire, la lettre écrite par le bédéiste ontarien Ty Templeton laisse penser que Mark Shainblum sollicite activement l’avis de ses pairs au sujet de la série New Triumph, dont il est l’éditeur et le scénariste : « Dear Mark : You asked for an impression of your new comic book NEW TRIUMPH featuring NORTHGUARD as soon as I had the

31 Le cas de T. M. Maple — aussi nommé The Mad Maple (Jim Burke de son vrai nom) —, surtout, est exceptionnel. En plus d’avoir contribué au fanzine It’s a Fanzine (c. 1986) et d’avoir publié cinq numéros de la série Captain Optimist (1986-1989), cocréée avec Allen Freeman, ce lecteur canadien a écrit plus de 3000 lettres destinées aux « Courriers du lecteur » de maints comic books entre 1977 et 1994 (l’année de son décès). En 2014, les prix Joe-Shuster, qui récompensent annuellement les meilleures bandes dessinées canadiennes, ont créé un prix en son honneur. Le prix T. M. Maple est remis à « one person (living or deceased) selected from the Canadian comics community for achievements made outside of the creative and retail categories who had a positive impact on the community. » ; Awards. « New Award for 2014: T.M. Maple Award », The Joe Shuster Awards. Canadian Comics Awards, News & Links, le 25 juin 2014, [En ligne], http://joeshusterawards.com/2014/06/25/new-award-for-2014-t-m-maple-award/. Non sans humour, le cinquième numéro de New Triumph inaugure une rubrique réservée uniquement à la correspondance de Maple : « T. M. Maple’s reserved, permanent, eternal, never-to-be-revoked place of honour ».

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time to give it a good read. […]32 » En tant que nouveaux joueurs dans le champ élargi de la bande dessinée canadienne, Shainblum et Matrix Graphic Series recherchent visiblement l’encadrement de leurs collègues, sinon l’appui du milieu. Ce n’est pas non plus un hasard si Shainblum confie le design du logo de New Triumph à Tetsuo Kadonaga et Ty Templeton33 : ce faisant, il amorce en fait son intégration à une communauté établie de créateurs et d’instances critiques expérimentées, dont l’expertise est justement reconnue par l’éditeur lorsqu’il la met à profit afin d’améliorer la qualité (graphique, dans ce cas-ci) de sa propre série. Autrement dit, à travers le dialogue qu’il entame ouvertement avec ses pairs et le respect qu’il témoigne à leur endroit, Shainblum — en tant qu’auteur et éditeur — négocie publiquement sa place au sein du champ bédéesque canadien. Il est aidé dans cette quête par la sanction que lui octroient des agents jouissant d’une certaine autorité. La communauté en question accueille assez chaleureusement l’entreprise et le catalogue érigés par Shainblum. John Bell, présenté par Shainblum comme « the former editor and publisher of BOREALIS Magazine and one of Canada’s foremost authorities on science fiction, fantasy and comic books34 », offre par exemple une critique enthousiaste de New Triumph et de Mackenzie Queen. Selon lui, l’épisode inaugural de New Triumph présente, entre autres qualités, celle d’être une œuvre pertinente tant en ce qui concerne le traitement qu’elle réserve aux tensions contemporaines entre Canadiens anglais et Québécois que du point de vue de l’histoire de la bande dessinée canadienne : “And Stand on Guard…” is a significant contribution to the growing body of SF inspired by Canada’s uneasy political situation. You’ve approached a difficult and complex issue with a surprising degree of sensitivity. All in all, a very auspicious debut for a Canadian publisher with the courage to emulate our Golden Age comic companies by focusing on a Canadian super hero35.

32 « Cher Mark : Tu m’as demandé mes impressions quant à ton nouveau comic book NEW TRIUMPH featuring NORTHGUARD aussitôt que j’aurais le temps de le lire. » [nous traduisons]. Ty Templeton. Lettre publiée dans « Echoes of Triumph », dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette, New Triumph featuring Northguard, no 2, Montréal, Matrix Graphic Series, 1985, p. 10. 33 M. Shainblum « Murphy’s Lawyer », dans M. Shainblum et G. Morrissette. New Triumph…, no 2 […], deuxième de couverture. 34 Mark Shainblum et Gabriel Morrissette. « Echoes of Triumph », New Triumph featuring Northguard, no 2 […], p. 10. 35 « And Stand on Guard représente une contribution significative à la masse croissante d’œuvres science-fictionnelles inspirées de la situation politique

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New Triumph, autrement dit, constitue pour Bell l’incarnation actuelle d’une tradition bédéesque nationale qui remonte à l’âge d’or de la bande dessinée canadienne. Ce statut prestigieux conféré à la série par celui qu’on identifie judicieusement comme l’un des plus éminents spécialistes du médium — Bell, travaillant à titre d’archiviste spécialisé dans les comics canadiens à Bibliothèques et Archives Canada (BAC) de 1985 à 2011 — confirme en quelque sorte la valeur de New Triumph et contribue potentiellement à légitimer36 l’entreprise de Shainblum aux yeux de ceux qui reconnaissent l’autorité de Bell dans le champ bédéesque37. Bien entendu, la bienveillance des pairs ne s’acquiert pas tout à fait gratuitement. L’attention accordée par Bell, entre autres, aux œuvres de Matrix s’inscrit dans un rapport de réciprocité profitant idéalement à tous les acteurs impliqués. Déjà, en 1982, John Bell avait scénarisé une parodie de superhéros, Captain Canduck, dans le deuxième numéro d’Orion, prozine édité par Shainblum. Leur relation, qui allait durer plusieurs années, précédait donc le lancement de New Triumph et reposait surtout sur un rapport transactionnel : avec Captain Canduck, Shainblum obtenait du matériel pour son prozine et Bell voyait l’une de ses créations être publiée. Il n’est pas

difficile au Canada. Vous avez abordé un enjeu complexe avec une sensibilité surprenante. Globalement, il s’agit d’un départ très encourageant pour un éditeur canadien ayant le courage d’imiter les éditeurs de notre Âge d’or des comics en se concentrant sur un superhéros canadien. » [nous traduisons]. John Bell. Lettre publiée dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette. « Echoes of Triumph », New Triumph featuring Northguard, no 2 […], p. 10. 36 J’emprunte la notion de légitimation à Anthony Glinoer, qui la définit comme suit : « La légitimation sera donc comprise comme un ensemble de processus par lequel un champ confère une certaine valeur à une œuvre, un acteur, un mouvement, etc., cette valeur dépendant de la dynamique propre au champ investigué. » ; A. Glinoer. « Classes de textes et littérature industrielle dans la première moitié du XIXe siècle », COnTEXTES, [En ligne], http://journals. openedition.org/contextes/4325, le 26 mai 2009. 37 Quoiqu’incertaine, cette autorité, comprise comme un « crédit accumulé » rendant crédible et acceptable le jugement rendu par Bell au sein du champ bédéesque, est sans doute consolidée par le statut professionnel de Bell, qui est archiviste spécialisé dans les comics canadiens à Bibliothèques et Archives Canada, de 1985 à 2011 ; Bibliothèque et Archives Canada. « John Bell collection of Canadian comic books », Bibliothèques et archives Canada, [En ligne], http:// amicus.collectionscanada.ca/aaweb-bin/aamain/itemdisp?sessionKey=99999999 9_142&l=0&d=2&v=0&lvl=1&itm=43693783. Au sujet de la notion d’autorité, voir : P. Durand. « Capital symbolique », Socius : ressources sur le littéraire et le social, [En ligne], http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/39- capital-symbolique.

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anodin, dans cette optique, que la rubrique qui recueille le courrier du lecteur comprise dans New Triumph soit nommée d’après une suggestion envoyée par John Bell (« Echoes of Triumph »). L’honneur qui lui est octroyé par cette élection — qui consolide sa compétence en tant que lecteur, fan et critique de bandes dessinées auprès des autres lecteurs — agit comme une récompense octroyée, consciemment ou non, en échange des bons commentaires adressés à Matrix Graphic Series et à New Triumph. Ajoutons à ce titre qu’en 1986, Bell devient le directeur et l’auteur principal du seul ouvrage non fictionnel publié par Matrix, soit le répertoire bibliographique Canuck Comics. A Guide to Comic Books Published in Canada (1941-1985), paru sous la bannière Matrix Books. Toujours sous le signe des faveurs mutuelles, les superhéros Northguard et Fleur-de-Lys figurent sur la page de couverture du catalogue de l’exposition Guardians of the North : The National Superhero in Canadian Comic-Book Art, conçue en 1992 par Archives nationales du Canada sous la supervision de John Bell, qui en est le curateur38. Enfin, signalons qu’en 1995, Bell agit à titre de consultant auprès de Postes Canada lors de l’émission d’une série de timbres consacrée aux superhéros canadiens. La superhéroïne Fleur- de-Lys fera partie des personnages retenus par Postes Canada39. Dans la mesure où le capital symbolique correspond, comme l’écrit Pascal Durand, au « gradient de la légitimité conquise et acquise en fait de prestige aux yeux des pairs qui, étant aussi des concurrents impliqués dans la même lutte [pour ce capital] sont seuls habilités idéalement à l’appréhender, à l’apprécier et à la signifier sous diverses formes40 », la cooptation mutuelle qui s’effectue entre Bell et Shainblum prend la forme, en somme, d’un échange de services qui se perçoit aussi comme un don ou un transfert de capital symbolique. Bell ne profite pas seul d’une relation privilégiée avec Shainblum et Matrix Graphic Series. Selon un scénario similaire à celui présenté précédemment, le « Courrier du lecteur » de Mackenzie Queen est nommé d’après une suggestion envoyée par l’auteur de fanzine Walt Dickinson, qui, quelques mois avant cet événement, avait fait parvenir

38 Bibliothèque et Archives Canada. « Guardians of the North », [En ligne, archive], http://epe.lac-bac.gc.ca/100/200/301/lac-bac/guardians_north-ef/2009/www. collectionscanada.gc.ca/superheroes/t3-120-e.html. 39 Ivan Kocmarek. “75 Years of the Canadian Comic Book”, Comic Book Daily, [En ligne], http://www.comicbookdaily.com/collecting-community/whites- tsunami-weca-splashes/75-years-canadian-comic-book/. 40 Pascal Durand. « Capital symbolique », Socius […], [En ligne], http://ressources- socius.info/index.php/lexique/21-lexique/39-capital-symbolique.

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à Matrix une lettre élogieuse à propos du premier numéro de la série New Triumph : As I was saying before, this is a class act. I knew you were a good writer from your work in ORION and your first issue only further proves my point. Needless to say (but I’ll do it anyway) Gabriel’s art is even better than I imagined as well. I say these things out of genuine admiration I assure you41. La relation transactionnelle, sur le plan symbolique, entre Shainblum et Dickinson va même plus loin. Dans le troisième numéro de son fanzine (It’s Amazine!), Dickinson couvre les activités de Matrix Graphic Series et publie une entrevue réalisée avec les auteurs des séries New Triumph et Mackenzie Queen. En retour, Shainblum assure la promotion de cette livraison de It’s Amazine! dans l’éditorial de Mackenzie Queen no 3 : Well, there’s nothing like participating in your first interview to make you feel like an “official” comics creator. I’ve conducted a few interviews in my time, both for my own ORION Magazine and lately for David Anthony Kraft’s COMICS INTERVIEW, but the sensation of being at the business end of the microphone is unique. Walt Dickinson, editor and publisher of IT’S AMAZINE!, a new comics fanzine published in the wilds of Northern Ontario, spoke with myself, Gabriel [Morrissette] and Bernie [Mireault] one fine Sunday afternoon for well over an hour (I’d hate to see his phone bill!). Walt has informed me that he will send a copy of issue No. 3, featuring the interviews and a Gabriel Morrissette NORTHGUARD cover, to anyone for a couple of stamps (Canadian or U.S.). Be very nice and he may even send a copy of issue No. 2 with a Mike Baron interview42.

41 « […C]eci est un œuvre de qualité. Je savais que vous étiez un scénariste doué après avoir lu vos textes dans Orion et ce premier numéro ne fait qu’appuyer cette opinion. Inutile de dire (mais je le ferai quand même) que le travail artistique de Gabriel est encore meilleur qu’escompté. Je vous assure que vous avez toute mon admiration. » [nous traduisons]. Walt Dickinson. Lettre publiée dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette. « Echoes of Triumph », New Triumph featuring Northguard, no 2 […], p. 10. 42 « Il n’y a rien de mieux que de participer à sa première entrevue pour se sentir comme un créateur « officiel » de bandes dessinées. J’ai conduit quelques entrevues auparavant, que ce soit pour Orion Magazine ou Comic Interview, mais le sentiment procuré par le fait de se retrouver de l’autre côté du microphone est unique. Walt Dickinson, éditeur de It’s Amazine !, un nouveau fanzine ontarien portant sur les comics, s’est entretenu avec moi, Gabriel et Bernie un dimanche après-midi pendant plus d’une heure. Walt m’a indiqué qu’il enverrait une

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Au-delà du coup de pub, l’entrevue en question constitue une étape marquante dans la trajectoire de Matrix et dans la carrière de Shainblum. À lire les propos de ce dernier, on comprend que cette expérience en apparence anodine opère chez lui un changement de statut, le fan de comics réalisant qu’il est passé du côté des producteurs. Du même coup, le rôle d’interviewés joué le temps d’un après-midi par Shainblum, Morrissette et Mireault « officialise » la place de la maison d’édition et des auteurs qui y sont publiés dans le champ bédéesque, leur existence étant attestée et célébrée pour la première fois hors des pages de leurs propres comics (c’est-à-dire ailleurs que dans le péritexte des œuvres). Selon la même logique, le fanzine de Dickinson — pour lequel Gabriel Morrissette réalisera une illustration de couverture — peut aussi espérer gagner en crédibilité grâce à la contribution de ces bédéistes (semi-)professionnels qui jouissent déjà de la faveur de quelques pairs (Bell, Templeton, Baron…) et qui sont promis, peut-on le croire, à un bel avenir43. Les exemples de ce type sont nombreux et se manifestent parfois même, comme je le disais en introduction, au sein de séries concurrentes. Dans le péritexte de Corbo no 1, l’auteur Roge44 complimente l’artiste Bernie Mireault, auteur publié chez Matrix Graphic Series, qui aurait contribué à la création de la maison rivale Sword in Stone Productions : « […] a very special thanks to one person I believe is one of the most original writer-Artist [sic] in the medium today; Bernie Mirault [sic]. If you haven’t read the Jam, you’re missing out on one of the best books around45. » En retour des services rendus par Mireault, Roge ne manque pas de faire la promotion de la série The

copie du troisième numéro de son fanzine, doté d’une illustration de Gabriel Morrissette en page de couverture, à ceux qui lui enverront quelques timbres (canadiens ou américains). Soyez très polis et il pourrait même vous envoyer un exemplaire du deuxième numéro, qui comprend une entrevue avec Mike Baron. » [nous traduisons]. Mark Shainblum. « Murphy’s Lawyer. The Curse of Issue Three », dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette. New Triumph featuring Northguard, no 3, Montréal, Matrix Graphic Series, 1985, deuxième de couverture. 43 Notons que Morrissette et Shainblum avaient fait leurs débuts comme bédéistes semi-professionnels dans la revue TITANIC, en 1984, avant de se lancer dans l’aventure Matrix Graphic Series. 44 Il s’agit probablement du pseudonyme de Roger M. Broughton, propriétaire de Sword in Stone Productions. 45 « Un merci très spécial à celui qui est, je crois, un scénariste et artiste parmi les plus originaux du médium ; Bernie Mireault. Si vous ne lisez pas The Jam, vous passez à côté de l’une des meilleures séries sur le marché. » [nous traduisons]. Roge. « Publisher’s Notes », Corbo, no 1, Montréal, Sword in Stone Productions, 1987, deuxième de couverture.

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Jam publiée à l’enseigne de Matrix Graphic Series46. New Triumph et Mackenzie Queen reçoivent aussi des lettres laudatives des bédéistes canadiens David Darrigo et Rick Taylor, cocréateurs de Wordsmith, qui sont à leur tour louangés par Shainblum et Mireault dans le péritexte de ces mêmes séries. Dans ce cas comme dans les précédents, il semble que les rapports entre pairs, tels qu’ils se déclinent dans le péritexte éditorial et lectoral des séries étudiées, s’inscrivent dans une démarche fondée sur la collaboration et la collégialité.

Une amitié nécessaire La compassion éprouvée envers des producteurs qui publient leurs comics contre vents et marées ne suffit pas à expliquer que les éditeurs canadiens évoluent, du moins publiquement, dans un climat convivial, où le respect mutuel et les liens cordiaux prédominent. On peut aussi envisager que la coopération et que la cooptation réciproque entre agents soit avant tout dictée par un instinct de survie, en ce sens qu’elle viserait d’abord à renforcer la position des éditeurs de comics québécois et canadiens-anglais dans un secteur éditorial historiquement peu viable, étant donné sa domination par des conglomérats américains ou européens. Il s’agit là de l’enjeu que soulèvent Matrix Graphic Series, les éditions Anderpol et les Éditions R.G.B. en faisant de leur québécité ou de leur canadienneté, selon les cas, l’un des piliers sur lesquels reposent leurs projets éditoriaux respectifs. André Poliquin par exemple, pose la revue Phoenix (la première publication d’Anderpol) comme la réincarnation de la bande dessinée québécoise en fascicules : « J’ai choisi “PHOENIX” comme nom de cette revue parce qu’il représente l’oiseau de feu qui renaît de ses cendres, car aucune autre revue de bande dessinée québécoise n’a réussi jusqu’à ce jour. » Conscient de l’aridité du marché québécois et de la position historiquement précaire dans laquelle le créneau choisi place son entreprise, Poliquin fait appel à la flamme nationaliste de son lectorat. Si ce dernier souhaite encourager la production locale et empêcher la disparition de son seul spécimen francophone, il doit effectivement faire en sorte que Phoenix survive : « Que cette revue soit un succès ou un échec dépend donc en grande partie de vous, chers lecteurs47 ! » En remettant le sort des comics québécois francophones

46 Le dessinateur de Corbo, Geof Isherwood, a aussi collaboré à Orion. 47 André Poliquin. « Mais qui est donc André Poliquin ? », dans André Poliquin. Phoenix, no 1 […], p. 17.

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entre les mains de son lectorat, Poliquin tente en fait de transformer la québécité de sa revue en argument publicitaire. Acheter et produire un numéro de Phoenix reviendrait à commettre un acte engagé pour la défense et la croissance de la culture bédéesque québécoise. Cette logique est reprise et poussée davantage, après la disparition de Phoenix, par les Éditions R.G.B., qui l’exposent presque de manière pamphlétaire. Dans L’Arche II, revue où est publiée la série Les Hérauts du Canada, les éditeurs prennent position par rapport aux productions étrangères : Nous anticipons le plaisir de bien vous servir et de rivaliser dans un avenir prochain avec les revues françaises et américaines qui monopolisent le marché québécois depuis la fin des années 40. Nous n’avons rien à leur envier, car notre travail est aussi professionnel et notre produit surclasse tout ce qui existe déjà. […] Quelles que soient vos habitudes de lecture, nous sommes convaincus que vous adopterez notre produit et qu’à mesure que vous vivrez nos aventures diversifiées, vous ferez une place de plus en plus importante à nos héros, leur permettant ainsi de devenir des Super Héros reconnus et populaires48. Pour les Éditions R.G.B., encourager la bande dessinée québécoise revient à revendiquer un marché dérobé aux créateurs et aux lecteurs québécois par les grandes entreprises étrangères. C’est un peu ce discours qui se devine aussi derrière les encouragements adressés par John Bell à Mark Shainblum et qui pousse l’archiviste à applaudir la résurgence des superhéros canadiens. L’identité nationale est convoquée, en somme, dans un esprit de protectionnisme culturel et commercial qui explique partiellement la relation fraternelle qui se développe entre acteurs dans la sphère professionnelle, mais aussi dans l’espace privé. Toutes les lettres reçues par Shainblum ne sont effectivement pas reproduites dans les séries qu’il publie, et ce n’est qu’en parcourant l’ensemble de la correspondance contenue dans le Fonds Matrix Graphic Series déposée à BAC que l’on prend la mesure réelle de l’amitié qui lie Shainblum à plusieurs de ses confrères, dont Richard Comely (créateur de Captain Canuck), à qui il consacre une longue entrevue dans le premier numéro d’Orion (été 1981), et André Poliquin, avec qui il échange informellement au sujet de ses activités d’auteur et d’éditeur.

48 Anonyme. « Bulletin Dessin », dans Coll. L’Arche II, no 1, Saint-Gabriel-de- Brandon, Éditions R.G.B., janvier 1987, 27 p.

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Par ailleurs, au-delà de cette opposition entre productions nationales distinctes se dessine aussi, dans une perspective transnationale, une lutte en faveur du développement et de la consolidation de la sphère éditoriale indépendante en effervescence en Amérique du Nord. Du point de vue des producteurs canadiens, les éditeurs exogènes à leur aire culturelle incarnent peut-être moins l’ennemi à vaincre que les conglomérats culturels comme Marvel Comics, qui mettent en péril, par leur ubiquité, l’édition indépendante de comics tant au Canada qu’aux États-Unis. Cette menace commune explique le fait que la solidarité entre producteurs traverse les frontières. En témoignent les publicités pour des productions américaines concurrentes trouvées dans les fascicules publiés par Matrix Graphic Series49 : Ms. Tree (Renegade Press, Californie), The Southern Knights (Fictioneer Books, New York), Star Rider and the Peace Machine (Star Rider Productions, Cambridge), Lloyd Llewellyn (Fantagraphics Books, Californie), Captain Confederacy (SteelDragon Press, Minneapolis), etc. La relation cordiale établie entre des auteurs/éditeurs alternatifs du Québec, du Canada et des États-Unis reposerait, en d’autres mots, sur la volonté de préserver une partie de l’espace commercial et culturel que s’accaparent presque en totalité les éditeurs mainstream comme Marvel et DC Comics50. La nécessité de faire front commun contre un puissant rival invite à une solidarité qui se manifeste par des annonces promotionnelles et des encouragements divers, tel que vu précédemment, mais aussi par une forme d’enseignement. Par exemple, l’américain Mike Baron entend pousser Shainblum et Morrissette à améliorer la série New Triumph en leur signalant de manière constructive les aspects scénaristiques et artistiques qui doivent être corrigés afin qu’elle puisse rivaliser avec les séries de superhéros à succès : I wish Gabriel was a little further along than he is, because the art was a mite sketchy and amateurish. I can tell that if he keeps working he’ll overcome that soon. In the meantime, if you’re going to do black and white, you should emphasize a heavier graphic look—more solid blocks of black and most importantly Gabriel should experiment with a simpler inking technique. All his scratchy little feathering marks simply don’t work. These are comments

49 Ces publicités sont facturées aux éditeurs concernés (au coût de 110 $ pour une page pleine, en 1986), mais le fait demeure singulier ; on imagine mal Marvel Comics annoncer les œuvres de DC Comics… ; Bibliothèque et Archives Canada. « Fonds Matrix Graphic Series », Cote R8299-0-8-E, Ottawa. 50 Bibliothèque et Archives Canada. « Fonds Matrix Graphic Series », Cote R8299- 0-8-E, Ottawa.

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just to help you along, because you guys have already done an outstanding job getting the book off the ground51. Les conseils prodigués par Baron laissent croire qu’au-delà d’une possible lutte symbolique entre des vétérans de la bande dessinée alternative et de nouveaux venus dans un marché somme toute restreint se dégage une volonté d’encadrer le travail de bédéistes débutants. La réponse de Shainblum à la lettre de Baron traduit en ce sens l’humilité des cocréateurs de New Triumph et leur respect pour le maître et ses conseils : « As you may guess, this letter meant a lot to us. Gabriel is already starting to smooth out some of the inking points you raised, and I hope I’m likewise working some of the rough edges from my plotting52. » Peu importe la sincérité de Shainblum, l’échange entre lui et Baron — que l’auteur et éditeur accepte de publier — donne l’impression qu’une relation de mentorat, certes rudimentaire, se développe entre eux. D’ailleurs, le Fonds Matrix Graphic Series, qui dévoile la longue correspondance entre Shainblum et Baron — et celle entre Shainblum et Richard Comely, comme je l’écrivais précédemment —, laisse croire que l’amitié qui naît entre ces agents n’en est pas une d’apparence ou de circonstance uniquement. On ne s’étonnera pas, alors, de retrouver Baron et Shainblum comme scénaristes pour le comic book Jacques Boivin’s Love Fantasy (Renegade Press, 1987), puis de constater que Shainblum remplace Baron, en 1988, au scénario de la maxi- série Chronicles of Corum (First Comics). Les deux hommes font assurément partie d’un cercle restreint de collaborateurs.

51 « J’aurais souhaité que Gabriel soit un peu plus avancé qu’il ne l’est, parce que son art était un peu brouillon et amateur. Je conçois bien qu’il s’améliorera bientôt s’il continue de travailler. Entretemps, si vous publiez en noir et blanc, vous devriez probablement opter pour une esthétique graphique plus lourde — des blocs de noir et une technique d’encrage plus simple. Toutes ces marques et ces rayures ne fonctionnent tout simplement pas. Ce ne sont que des commentaires pour vous aider, puisque vous avez déjà fait un travail extraordinaire avec le lancement de cette série. » [nous traduisons]. Mike Baron. Lettre publiée dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette. « Echoes of Triumph », New Triumph…, no 2 […], p. 37. 52 « Comme vous vous en doutez, cette lettre revêt pour nous une grande importance. Gabriel tâche déjà d’appliquer certains des conseils que vous avez formulés et j’espère également aplanir les aspérités de mon scénario. » [nous traduisons]. Mark Shainblum. « Echoes of Triumph », dans Mark Shainblum et Gabriel Morrissette, New Triumph…, no 2 […], p. 37.

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Conclusion

Il appert, en résumé, que la collaboration entre agents évoluant dans le champ des comics canadiens (et parfois dans le champ américain) vise à consolider la place occupée par les producteurs et leurs correspondants dans le milieu restreint — et bientôt saturé — qu’ils tentent d’investir. La fraternité qui les réunit est bienvenue et nécessaire dans la mesure où elle encourage des relations d’ordre transactionnel, transformant ainsi des concurrents potentiels en instances publicitaires ou légitimantes, voire en partenaires créatifs. Une alliance se crée de telle sorte que tous tirent profit d’une collégialité qui fait office de défense contre la domination du marché par les géants de l’édition de comic books. Tels les superhéros autour desquels ils gravitent, ces éditeurs, auteurs et critiques s’allient afin d’affronter un ennemi commun et surpuissant. Toutefois, si tels sont les motifs qui unissent et qui animent Shainblum et ses semblables, un double constat d’échec s’impose a posteriori. La plupart des entreprises éditoriales nées entre les années 1975 et 1985 ont dû fermer leurs portes en 1987, lorsque le marché des comics alternatifs et indépendants nord-américains, à bout de souffle, s’est trouvé incapable de supporter les centaines de séries qui y naissaient et y mouraient à un rythme effréné53. Faute de revenus satisfaisants, les auteurs québécois de comic books ont alors été nombreux à se tourner vers des éditeurs américains aux reins plus solides. La maison d’édition Caliber Press, sise au Michigan, a accueilli les transfuges de Matrix Graphic Series (Mark Shainblum, Bernie Mireault, Gabriel Morrissette)54, tandis que les artistes de The Other Side Productions (Yannick Paquette, Michel Lacombe) se sont dirigés du côté d’éditeurs américains mineurs (Eros Comix, Millennium,

53 John Bell. Invaders from the North. How Canada Conquered the Comic Book Universe, Toronto, The Dundurn Group, 2006, p. 131-132. 54 En 1987, le groupe Ludcom, qui édite le magazine humoristique Croc, rachète Matrix Graphic Series. Rebaptisée Matrix Comics, la maison projette de poursuivre les séries déjà en cours, en plus d’en lancer de nouvelles. Étant donné l’effondrement du marché des comics indépendants en noir et blanc, ces publications ne verront jamais le jour et Matrix Comics disparaît en 1988. Les séries New Triumph (rebaptisée Northguard), Mackenzie Queen et The Jam sont poursuivies par leurs auteurs chez Caliber Press. À cette époque, Gabriel Morrissette collabore aussi aux productions du groupe Ludcom (Croc, Mad édition Québec et Anormal) et à quelques titres de l’éditeur américain DC Comics (Checkmate !, Doc Savage, Titans, entre autres). Jean-Dominic Leduc et Michel Viau. Les Années Croc, Montréal, Québec Amérique, 2013, p. 270-271.

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Topps, Antarctic Press, etc.) avant de rejoindre les rangs de Marvel Comics et DC Comics. Il aura donc fallu, pour perdurer, rejoindre les rangs de l’ennemi que l’on cherchait à repousser.

Notice biographique de l’auteur

Philippe Rioux détient un doctorat en études françaises de l’Université de Sherbrooke, où il enseigne à titre de chargé de cours. Il s’est vu octroyer le Prix de la meilleure thèse de l’Université de Sherbrooke (catégorie des lettres, sciences humaines et sociales) pour ses travaux portant sur le transfert culturel du genre superhéroïque dans la bande dessinée au Québec. Dans le cadre d’un stage postdoctoral effectué à l’Université Concordia, il étudie présentement les représentations de l’héroïsme dans la bande dessinée québécoise. Il est aussi membre du comité des publications des Cahiers de la Société bibliographique du Canada.

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Mylène Fréchette

Résumé

Le festival littéraire Les Correspondances d’Eastman, qui a lieu en Estrie, au Québec, offre une programmation variée comprenant notamment des lectures publiques, des entrevues d’auteurs, des spectacles littéraires et des ateliers d’écriture. Sa spécificité consiste à proposer aux visiteurs d’écrire des lettres dans des jardins d’écriture aménagés par les citoyens du village d’Eastman. D’un côté, en incitant l’ensemble des visiteurs à prendre la plume, le festival encourage la démocratisation de la littérature et de la création littéraire. D’un autre côté, le festival supporte la professionnalisation des écrivains reconnus en rémunérant leur participation aux activités et en leur offrant une plateforme de promotion et une visibilité accrue. À partir des tensions sous-jacentes à ces deux facettes du festival, l’article propose d’explorer le·s rôle·s des festivaliers dans le cadre des Correspondances d’Eastman et de le·s comparer avec celui des écrivains professionnels. L’analyse sera particulièrement centrée sur les interactions entre les visiteurs et les écrivains professionnels, qui oscillent constamment entre la proximité, l’intimité et la distance.

Abstract

Les Correspondances d’Eastman, a literary festival held in the Estrie region of Quebec, offers a varied program that includes public readings, author interviews, literary performances, and writing workshops. The festival specifically aims to offer visitors the opportunity to write letters in writing gardens laid out by the citizens of Eastman village. On the one hand, by encouraging all visitors to write, the festival encourages the democratization of literature and creative writing. On the other hand, the festival supports the professionalization of recognized writers by compensating them for their participation in activities and offering them a platform to promote their works and increase their visibility. Based on the tensions underlying these two

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aspects of the festival, this article aims to explore the roles festivalgoers play in Les Correspondances d’Eastman and to compare them with those of professional writers. The analysis will focus primarily on the interactions between visitors and professional writers, which constantly oscillate between proximity, intimacy, and distance.

Les festivals littéraires sont une forme de médiatisation de la littérature assez récente, mais dont la popularité croît d’année en année. Apparus au milieu du XXe siècle dans l’univers littéraire anglo-saxon1, les festivals littéraires ont émergé plutôt tardivement dans le monde francophone, soit au tournant des années 1980, puis se sont multipliés dans les dernières années. Le Québec ne fait pas exception à cette nouvelle vogue. On y retrouve par exemple le Festival international de la littérature et le Festival international Metropolis Bleu, à Montréal, et le festival Québec en toutes lettres, à Québec. C’est également le Québec qui accueille le « seul festival littéraire estival en Amérique du Nord2 », c’est-à-dire Les Correspondances d’Eastman, une réunion ayant lieu chaque année au début du mois d’août à Eastman, un village des Cantons de l’Est. Créé en 2003 par les écrivains Jacques Allard, Louise Portal et Nicole Fontaine, accompagnés de Philippe-Denis Richard, avocat, et Line Richer, première directrice générale de l’organisme, ce festival a été inspiré d’un modèle français, Les Correspondances de Manosque, lui-même fondé en 1999. Les premiers objectifs de la mise sur pied d’un tel festival étaient de « donner le goût d’écrire et de lire3 » au plus grand nombre possible, de « valoriser le livre et le travail des écrivains4 » et de célébrer toutes les facettes de la littérature. En plus de proposer des lectures publiques et des entrevues d’auteurs, le festival promeut un accès généralisé à la création littéraire et, plus largement, à l’écriture, en incitant les visiteurs à écrire des lettres dans des jardins spécialement aménagés à cet effet. Comme ils sont à la fois les récepteurs des œuvres écrites par des écrivains professionnels et les créateurs de leurs propres textes, les

1 Le plus ancien festival littéraire, le Cheltenham Literature Festival, situé en Angleterre, a été fondé en 1949. Il est toujours actif de nos jours. 2 François Lévesque, « Dix ans de correspondances à Eastman. Le festival Les Correspondances d’Eastman ouvre ses jardins aux passionnés de lettres », , 4 août 2012. http://www.ledevoir.com/culture/livres/356014/dix-ans- de-correspondances-a-eastman. 3 Les Correspondances d’Eastman. http://www.lescorrespondances.ca/a-propos. 4 Ibid.

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festivaliers endossent un rôle complexe et multiple dans le cadre des Correspondances d’Eastman. Les différentes activités auxquelles ils prennent part élargissent leur fonction, qui n’est pas cantonnée à celle d’un simple lecteur. Loin d’être relégués à une position subalterne, ils évoluent parmi les acteurs du milieu du livre, par exemple en rencontrant les écrivains lors des séances de dédicaces et en posant des questions pendant les entrevues. Je propose donc d’interroger la place qu’occupent les festivaliers à l’intérieur des Correspondances d’Eastman par rapport aux autres participants, que ce soient les écrivains, les éditeurs ou les animateurs. Comment s’organise la participation des festivaliers aux différentes activités ? En quoi leurs interventions infléchissent-elles les échanges ? Quels rapports entretiennent-ils avec les acteurs du monde du livre ? L’étude des interactions entre les festivaliers et les professionnels du livre au sein du festival permettra de mieux cerner les rôles endossés par chaque catégorie de participants durant les festivités. Afin de dresser un portrait des visiteurs, je m’appuierai sur mes observations personnelles, réalisées au cours des trois dernières éditions du festival en 2017, 2018 et 2019, ainsi que sur les résultats d’un sondage mené directement sur le site des Correspondances d’Eastman en 2019. Entre le jeudi 8 août 2019 et le dimanche 11 août 2019, 74 festivaliers5 ont rempli un questionnaire rassemblant 31 questions à choix multiples ou à réponse courte, réparties en 4 sections : 1) Informations sociodémographiques (âge, sexe, niveau de diplôme, catégorie socioprofessionnelle, revenu annuel et situation matrimoniale) ; 2) Enfants et famille (âge des enfants, activités du volet jeunesse) ; 3) Habitudes culturelles (pratiques de lecture et d’écriture, sorties culturelles, etc.) ; 4) Expériences aux Correspondances d’Eastman (activités favorites, attraits du festival, rapports avec les écrivains invités, appréciation de l’expérience, etc.). Les répondants du sondage constituent un échantillon empirique somme toute faible, qui ne prétend pas à la représentativité des festivaliers des Correspondances d’Eastman. La plupart des personnes sondées témoignaient d’une grande ouverture envers l’organisation et d’une appréciation fortement positive du festival, ce qui aurait pu biaiser les données récoltées. Celles-ci présentent tout de même un grand nombre de similarités avec les résultats des études de plus grande

5 34 questionnaires ont été remplis avant ou après un café littéraire ou une entrevue, 16 dans un jardin d’écriture, 16 avant un spectacle du soir, 5 dans l’espace jeunesse et 3 dans un espace intermédiaire entre différents sites.

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envergure sur les publics des festivals6, ce qui laisse croire que les résultats du sondage sont fiables. Pour compléter le portrait du festival et de ses participants, je mettrai également à profit mes discussions informelles avec des bénévoles, des festivaliers et des auteurs invités, ainsi que les entrevues menées auprès du directeur général du festival, Raphaël Bédard-Chartrand, et de la porte-parole de la 16e édition (2018), Stéphanie Boulay7.

Vers une démocratisation de la littérature

Raphaël Bédard-Chartrand, directeur général de l’organisme depuis 2014, présente Les Correspondances d’Eastman comme un événement qui vise à décloisonner la littérature en la jumelant avec d’autres arts et en la rendant accessible à un plus large public. Le festival s’inscrit en ce sens dans une volonté de démocratisation de la culture. Cela s’observe notamment dans la programmation du festival, qui présente sur un pied d’égalité les livres populaires, la littérature jeunesse et les écrits savants. Par exemple, la 16e édition des Correspondances d’Eastman mettait à l’honneur l’essayiste, romancier et professeur Yvon Rivard, qui était l’invité de la grande entrevue8 du vendredi 10 août 2018. Le programme présentait l’activité comme suit : « Étalée sur plus de quarante années d’écriture de romans et d’essais, l’œuvre d’Yvon Rivard tente de penser l’exigence de vivre au-delà du désir et au cœur même de la prose des jours9. » Comme le laisse penser cette courte description, l’entrevue s’adressait à un public lettré, intéressé par les questions liées à la création littéraire et à la philosophie. La discussion était animée par Étienne Beaulieu, directeur de la programmation des Correspondances d’Eastman et professeur de littérature au Cégep

6 Voir notamment Gisèle Sapiro (dir.), L’écrivain·e à la rencontre de son public. Enquête sur le public du festival Les Correspondances de Manosque, Paris, Centre européen de sociologie et de science politique, 2012, 38 p. ; Emmanuel Négrier, Aurélien Djakouane et Marie Jourda, Les publics des festivals, Paris, Éditions Michel de Maule/France Festivals, 2010, 287 p. ; Wenche Ommundsen, « Literary Festivals and Cultural Consumption », Australian Literary Studies, vol. 24, no 1, 2009, p. 19-34. 7 Voir les guides d’entrevue en Annexe I. 8 Les grandes entrevues sont des activités qui donnent la parole à un auteur particulièrement renommé et aimé du public. Une seule grande entrevue, d’une durée approximative d’une heure, est prévue par jour. 9 Grande entrevue « Yvon Rivard », Programme du 16e festival littéraire Les Correspondances d’Eastman, 9 au 12 août 2018, p. 3.

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de Drummondville, qui a réalisé un doctorat en études littéraires à l’Université McGill sous la direction d’Yvon Rivard. Étant donné la formation universitaire des deux participants, les sujets plutôt abstraits abordés lors de l’entrevue ont été traités avec profondeur, à partir d’un point de vue théorique, voire savant. Le lendemain, les festivaliers pouvaient assister à une table ronde sur le roman policier, discussion davantage axée sur la trame narrative des romans. La description de cette activité comparait les polars avec le cinéma, ce qui laisse entrevoir une tentative d’accrocher un large public non uniquement composé d’adeptes de littérature : « Entrer dans un univers de fiction comme dans un film, suspendu au rythme des phrases et des événements10. » L’auteure Chrystine Brouillet, véritable vedette du polar québécois, participait à cette activité aux côtés de Martin Michaud, dont la série policière Victor Lessard a été adaptée au petit écran, et Marie-Ève Bourassa, auteure de la trilogie Red Light, qui a connu autant de succès auprès du public que de la critique. En abordant un large éventail de sujets et de thématiques littéraires, la programmation semble favoriser le rassemblement de lecteurs de tous horizons au cœur d’une manifestation culturelle hétéroclite. Dans les dernières années, l’équipe du festival a mis sur pied plusieurs mesures visant à rajeunir la clientèle et à rejoindre de nouveaux publics. D’une part, les étudiants obtiennent un rabais de 50 % sur la majorité des activités, et la littérature jeunesse dispose de sa propre section sur le site du festival, en plein centre du village. L’espace jeunesse, créé en 2013, propose des animations gratuites, telles que des lectures et des rencontres d’auteurs spécialement conçues pour les enfants et les adolescents, et comprend un espace réservé pour les jeux et les bricolages. Ce nouveau volet du festival vise à attirer de jeunes familles et à faire naître l’amour de la lecture et de l’écriture chez les plus petits. D’autre part, le comité organisateur déploie des efforts afin de rejoindre un vaste public qui ne se limite pas à une élite lettrée. L’emplacement géographique du festival n’est sans doute pas étranger à cet objectif. Les Correspondances d’Eastman ont lieu dans un milieu régional, mais demeurent facilement accessibles pour la population des grandes villes : situé en bordure de l’autoroute 10 reliant la ville de Sherbrooke à celle de Montréal, le festival se déroule

10 Café littéraire « À l’intérieur du suspens », Programme du 16e festival littéraire Les Correspondances d’Eastman, 9 au 12 août 2018, p. 4.

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à environ 50 kilomètres de Sherbrooke, à 110 kilomètres de Montréal et à 265 kilomètres de la ville de Québec. La majorité des activités culturelles se déroulant dans les grands centres, on peut se demander si l’implantation d’un festival littéraire à Eastman permet de rejoindre un nouveau public moins familier avec les manifestations culturelles. Les Correspondances d’Eastman favorisent-elles un premier contact entre les habitants de la région et la littérature, ou attirent-elles plutôt un public d’initiés ? Deux études de provenance, basées respectivement sur 665 et 754 codes postaux, ont été réalisées en 2015 et en 2018 auprès de la clientèle des Correspondances d’Eastman. Les données, recueillies par des bénévoles sur les différents sites du festival, ont été analysées par la firme Robert Harmegnies Marketing. L’étude de provenance réalisée sur le site du festival en 2018 a révélé que près de la moitié des visiteurs (42 %) résidaient à moins de 40 km d’Eastman11. Par ailleurs, les résultats du sondage mené auprès des festivaliers de la 17e édition du festival (2019) montrent que 35 % des visiteurs ne se considèrent pas comme des habitués de ce type d’événements12, ceux-ci fréquentant peu ou pas de manifestations littéraires en dehors des Correspondances d’Eastman. On peut supputer que, bien que les festivals littéraires — comme tout festival culturel — attirent habituellement une majorité de spectateurs lettrés disposant d’un fort capital culturel13, Les Correspondances d’Eastman parviennent à diversifier leur public en attirant tout autant des visiteurs habitués que des néophytes provenant d’un milieu à la fois régional et citadin. Ces différents types de publics sont amenés à cohabiter au sein du festival, ce qui se reflète dans les activités proposées. La programmation offerte par Les Correspondances d’Eastman met à contribution autant les auteurs invités que les festivaliers. On y retrouve notamment des lectures publiques, des tables rondes et des entrevues d’auteurs, pendant lesquelles les visiteurs interviennent parfois de façon spontanée. Le festival propose aussi des ateliers d’écriture animés par des professionnels, au cours desquels les festivaliers expérimentent l’art d’écrire de façon amatrice. Ce qui

11 Pour consulter les résultats détaillés des deux études de provenance, voir l’Annexe II. 12 Voir le graphique en Annexe III. 13 Gisèle Sapiro (dir.), L’écrivain·e à la rencontre de son public. Enquête sur le public du festival Les Correspondances de Manosque, Paris, Centre européen de sociologie et de science politique, 2012, p. 9 ; Emmanuel Négrier, Aurélien Djakouane et Marie Jourda, Les publics des festivals, Paris, Éditions Michel de Maule/France Festivals, 2010, p. 71.

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distingue Les Correspondances d’Eastman des autres événements littéraires sont les jardins d’écriture, prêtés et aménagés par les citoyens d’Eastman, dans lesquels les festivaliers sont invités à écrire des lettres. Selon Stéphanie Boulay, porte-parole de la 16e édition (2018), cette facette du festival permet d’« aller chercher le créateur en chaque personne14 ». Par le biais de cette activité, Les Correspondances d’Eastman mettent de l’avant la figure de l’écrivain amateur, dont la pratique littéraire, pour différentes raisons, demeure confinée à la sphère domestique. Les amateurs, en effet, n’ont pas accès à l’existence publique en tant qu’écrivains autorisée par la publication d’un livre15. N’ayant publié aucun ouvrage auprès d’un éditeur reconnu, les auteurs amateurs ne disposent d’aucune reconnaissance de la part de l’institution littéraire, ce qui fait que leur identité d’écrivains n’est pas admise publiquement ; ils n’existent comme écrivains que pour eux-mêmes, ou tout au plus pour un petit groupe de personnes. Par la mise en place des jardins d’écriture, le festival eastmanois agit comme un lieu privilégié pour les auteurs amateurs, étant donné qu’il leur permet d’exister publiquement en tant qu’écrivains et d’agir comme tels pendant quelques jours. Par ailleurs, Les Correspondances d’Eastman encouragent tous les festivaliers, sans exception — et pas seulement ceux qui se sentent déjà « écrivains » — à s’adonner à l’écriture, peu importe les connaissances et les aptitudes littéraires qu’ils possèdent. Dans cette optique, le festival promeut une « vision “démocratique” du don et de la vocation », selon laquelle « chacun serait doté des mêmes talents créateurs, d’un même potentiel de créativité qui ne demanderaient [sic] qu’à s’exprimer16 ». Le choix de la correspondance comme genre littéraire de prédilection n’est pas

14 Entrevue avec Stéphanie Boulay, Eastman, 11 août 2018. 15 Les sociologues de la littérature Nathalie Heinich, Bernard Lahire et Gisèle Sapiro considèrent que la publication auprès d’un éditeur reconnu constitue l’une des principales « preuves sociales d’une existence en tant qu’écrivain » (Bernard Lahire, La condition littéraire, p. 213). Les écrivains amateurs ont accès à la publication, mais souvent par le recours à des procédés dévalorisés dans le champ littéraire, comme l’autoédition, ce qui ne leur octroie aucune reconnaissance de la part de l’institution. Voir Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, 2000, p. 68 ; Bernard Lahire, La condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, Éditions la découverte, 2006, p. 211-213 ; Gisèle Sapiro, « Devenir écrivain·e : de la reconnaissance symbolique à la reconnaissance professionnelle », dans Gisèle Sapiro et Cécile Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, Paris, Centre national de la recherche scientifique, 2017, p. 44. 16 Claude F. Poliak, Aux frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains amateurs, Paris, Economica, coll. « Études Sociologiques », 2006, p. 53.

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anodin : la forme épistolaire est à la portée de tous et peut remplir une visée à la fois artistique et utilitaire, ce qui facilite un premier contact avec la création littéraire. L’écriture de lettres dans les jardins, contrairement aux ateliers d’écriture, n’est pas dirigée et se fait de façon solitaire. Le festivalier dispose donc d’une grande liberté lors de ces séances, qui s’étendent sur toute la durée du festival, les jardins étant ouverts du jeudi au dimanche entre 10 h et 17 h. Dans son étude sur les écrivains amateurs17, Claude F. Poliak souligne que la liberté constitue une composante essentielle de la pratique d’écriture dilettante, car la majorité des écrivains amateurs avouent écrire de façon tout à fait spontanée lorsque l’inspiration les frappe18. De plus, un certain nombre d’écrivains non-initiés questionnés par Poliak font un lien entre la nature et l’inspiration. En ce sens, le milieu des jardins tend à influencer la pratique d’écriture des visiteurs. Comme ils sont amenés à écrire dans un environnement particulier, dans lequel ils sont souvent entourés d’inconnus, les festivaliers expérimentent la « création en situation19 » lorsqu’ils s’installent dans les jardins. Le concept de la création en situation, théorisé par David Ruffel sous l’appellation de la « littérature contextuelle », met en évidence les changements affectant depuis quelques années la création littéraire, qui s’opère de moins en moins de façon solitaire. En effet, « la réactivité au contexte et la participation collective20 » prennent de plus en plus de place dans les processus de création des écrivains et des artistes d’aujourd’hui, qui placent au cœur de leur pratique leurs rapports avec les autres et avec leur environnement. En ce sens, la création littéraire ne se limite plus au simple produit fini, soit le livre

17 L’étude de Poliak a été réalisée auprès de quelque 4500 participants d’un concours de nouvelles organisé en 1990 par France Loisirs. L’enquête est donc principalement basée sur des auteurs aspirant à la sphère de grande diffusion. Bien qu’il soit important de tenir compte des possibles décalages culturels entre la France et le Québec, les éléments relevés par Poliak peuvent s’appliquer à la plupart des écrivains amateurs québécois, comme l’a montré l’analyse de 169 notices biographiques de primo-romanciers québécois. Voir Marie-Pier Luneau, « De cueilleur de cerises à écrivain. La figure du primo-romancier sur les sites d’éditeurs au Québec », Voix et Images, vol. 43, no 3, 2018, p. 93-111. 18 73 % des écrivains amateurs interrogés s’adonnent à l’écriture seulement « lorsqu’ils éprouvent l’envie d’écrire ». Claude F. Poliak, Aux frontières du champ littéraire, p. 115. 19 David Ruffel, « Une littérature contextuelle », Littérature, no 160, décembre 2010, p. 63. 20 Ibid., p. 64.

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publié, mais s’inscrit dans un processus de création plus large, qui est, à bien des égards, beaucoup plus significatif que son résultat. Cette nouvelle façon de concevoir la littérature « repens[e] le statut du créateur21 », qui évolue et crée en relation avec autrui, et favorise l’élargissement des pratiques littéraires. De même, la création in situ tend à modifier « leur perception [des écrivains] du geste de création et, au-delà, leur rapport à l’écrit, au monde et à soi22 ». On peut donc dire que Les Correspondances d’Eastman participent à une redéfinition du fait littéraire : sur le site du festival, la littérature est conçue comme une expérience à la fois collective et solitaire inscrite dans un contexte spatio-temporel précis, ce qui dépasse largement le seul objet-livre. Le festival valorise avant tout le geste de l’écriture, sans égard au résultat final, étant donné qu’aucune volonté de publication ni même de diffusion dans l’espace public n’est associée à l’écriture de lettres dans les jardins, les missives étant directement acheminées à leur destinataire sans avoir été affichées ou lues publiquement.

Le festivalier au cœur de la chaîne du livre

Chaque année, le festival présente un thème différent qui oriente la programmation. Par exemple, le thème de l’édition de 2018, « Les coulisses de la littérature », a donné lieu à des échanges non seulement sur l’écriture et la lecture, mais aussi sur les processus d’édition et les différents métiers pratiqués par les écrivains en dehors de la création littéraire. Un porte-parole est également associé à chacune des éditions. La différence entre les parcours des porte-paroles des plus récentes éditions, Dany Laferrière (2017), Stéphanie Boulay (2018) et Christian Bégin (2019), illustre une volonté de mettre en vedette autant des écrivains reconnus que de jeunes auteurs, mais surtout de rejoindre un public plus vaste en mettant de l’avant des figures connues du grand public. Au moment de son apparition au festival en août 2018, Stéphanie Boulay n’avait publié qu’un seul roman, mais était très connue comme auteure-compositrice-interprète et membre du duo musical Les sœurs Boulay, alors que Dany Laferrière, auteur d’une trentaine de titres, bénéficiait d’une importante reconnaissance de la part de l’institution littéraire, notamment en tant que membre

21 Ibid., p. 67. 22 Cécile Rabot, « Les résidences d’écrivain·e·s entre création et médiation », dans Gisèle Sapiro et Cécile Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, p. 299.

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de l’Académie française. Christian Bégin, pour sa part, avait publié quelques nouvelles dans des recueils collectifs ainsi que des livres de recettes produits dans la lignée de l’émission Curieux Bégin ; sa figure publique était avant tout associée aux titres d’animateur et de comédien. Comme il a lieu pendant la saison estivale, le festival se déroule dans une ambiance décontractée, autant pour les visiteurs que pour les auteurs invités. En 2017, Dany Laferrière avait même affirmé que Les Correspondances d’Eastman « rim[aient] avec plaisir et vacances23 ». Le milieu champêtre et éloigné des grands centres dans lequel les différentes activités se déroulent renforce l’impression de délassement propre au festival. Des espaces de repos, tels que les jardins d’écriture, qui incitent à la tranquillité et à la contemplation de la nature, sont mis à la disposition des visiteurs. Ces jardins représentent à eux seuls une attraction touristique, certains festivaliers se déplaçant à Eastman expressément pour les fréquenter. Le coin lounge, plus animé, permet aux visiteurs de manger, de boire un verre et de discuter. Nouveauté de 2017, cet endroit d’échanges est propice aux rencontres entre les festivaliers, mais aussi aux rencontres entre les professionnels du livre et les visiteurs. Situé tout juste à côté de l’espace réservé aux séances de dédicaces, le coin lounge favorise les rapprochements entre les écrivains et le public. Les différents lieux de détente et d’échanges mis en place par le festival sont déterminants dans l’expérience des festivaliers, étant donné qu’ils instaurent un sentiment de communauté parmi l’ensemble des participants, peu importe leur statut, ce qui tend à accroître leur sentiment de vivre une expérience agréable24. Bien qu’une sortie aux Correspondances d’Eastman soit présentée comme un moment de répit, le rôle des visiteurs au sein du festival est loin d’être passif. Plutôt que de se limiter à écouter les écrivains pendant les activités de la programmation, les festivaliers participent aux discussions, en posant des questions et en exprimant leur point de vue. Comme dans la plupart des événements littéraires, ils peuvent aussi converser avec les professionnels du livre lors de situations plus

23 Jean-François Gagnon, « Les Correspondances d’Eastman sans frontières », La Tribune, 23 mai 2017. http://www.latribune.ca/arts/les-correspondances- deastman-sans-frontieres-536132e20d83141f7e4af3e850612329. 24 Alan Brown, « All the World’s a Stage: Venues and Settings, and The Role They Play in Shaping Patterns of Art Participation », dans Jennifer Radbourne, Hilary Glow et Katya Johanson (dir.), The Audience Experience : A Critical Analysis of Audiences in the Performing Arts, Bristol/Chicago, Intellect, 2013, p. 56.

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informelles, comme les séances de dédicaces ou les rencontres au coin lounge. Dans un tel contexte, la relation entre le lecteur et l’auteur est en quelque sorte renversée, ce qui octroie un pouvoir insoupçonné aux festivaliers. Tandis que, au moment de la lecture, le lecteur corres- pond au récepteur plus ou moins passif d’une œuvre produite par l’écrivain — ce dernier détenant le contrôle sur la communication —, les rencontres publiques mettent de l’avant le lecteur comme un producteur de sens, qui nourrit l’écrivain « en lui apportant des témoignages sur sa réception, en le poussant à une démarche réflexive et en l’amenant à aller encore plus loin que dans son texte écrit25 ». Contrairement aux rencontres publiques traditionnelles, qui sont circonscrites à un espace clos, Les Correspondances d’Eastman créent des occasions de rencontre fortuites entre les lecteurs et les auteurs : étant donné que le site du festival est dispersé aux quatre coins de la municipalité, « le festival organise un grand espace scénique où artistes et spectateurs peuvent se croiser26 ». Par exemple, il est possible de rencontrer par hasard un de ses auteurs favoris dans un commerce d’Eastman et de nouer une conversation avec lui. Pour les lecteurs, qui ont tendance à percevoir les écrivains comme des êtres inaccessibles, ce type d’expérience revêt un caractère tout à fait singulier, d’autant plus qu’il donne l’impression d’avoir accès non pas à la personnalité publique de l’auteur, comme c’est le cas lors des activités de la programmation, mais bien à sa personnalité authentique. Ce genre de rencontre, qui se déroule à l’extérieur du cadre du festival, correspond à un « unique, unplanned instant of meeting that cannot be programmed into the performance27 ». La proximité qui s’installe entre les écrivains professionnels et les visiteurs dans de telles situations est symptomatique de la dimension humaine et sociale au cœur de l’expérience des festivaliers. L’esprit de communauté qui fait la marque des Correspondances d’Eastman se retrouve non seulement au sein de l’organisation, à laquelle une

25 Cécile Rabot, « Donner de sa personne : les rencontres en librairie et en bibliothèque », dans Gisèle Sapiro et Cécile Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, p. 227. 26 Stéphane Carpentier, « La place du spectateur dans les arts de la rue », dans Betty Lefèvre, Pascal Roland et Damien Féménias (dir.), Un festival sous le regard de ses spectateurs. Viva Cité, le public est dans la rue, p. 99. 27 « Un instant de rencontre unique et imprévu, qui ne peut être programmé au sein de la performance » [je traduis]. Rachel Gomme, « Not-So-Close Encounters: Searching for Intimacy in One-to-One Performance », Participations, vol. 12, no 1, mai 2015, p. 297.

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grande partie du village participe, mais aussi dans les relations amicales qui s’établissent entre les auteurs et leur public. Il n’y a donc plus de réelle distinction entre les écrivains et les festivaliers, qui endossent le même statut pendant quelques heures : celui de visiteur du village d’Eastman, ou même de simple passant28. À cet égard, il est intéressant de souligner que Stéphanie Boulay, qui a assisté à plusieurs activités en tant que spectatrice, se percevait elle-même comme une festivalière en 2018, alors qu’elle était porte-parole de l’événement. On observe en ce sens que les rôles sont loin d’être figés, les auteurs empruntant par moments des caractéristiques accolées à l’activité de festivalier et vice-versa.

Écrivains, les festivaliers ?

Quelle que soit l’activité à laquelle ils prennent part, les visiteurs demeurent actifs, même lorsqu’ils sont silencieux. Soulignons d’emblée que le silence ne reflète pas forcément un état d’inactivité chez les spectateurs. Selon Jacques Rancière, l’association entre le regard, l’écoute et la passivité ne va pas de soi. Au contraire, l’écoute et le regard traduisent bien souvent une activité intellectuelle et cognitive, les spectateurs agissant comme « des interprètes actifs du spectacle qui leur est proposé29 ». Le fait d’écouter attentivement les auteurs dans un lieu dédié à la réflexion intellectuelle implique un acte de réception et d’interprétation complexe chez les festivaliers, en plus d’instaurer le sentiment d’une complicité entre les écrivains et le public, qui sont investis dans une forme de « “communal dialogue”30 ». Sur le site des Correspondances d’Eastman, particulièrement lors des ateliers d’écriture, mais aussi lors des entrevues et des tables rondes, il n’est pas rare de voir les spectateurs munis de leur carnet de notes. Deux jeunes filles, rêvant de devenir romancières, prenaient même des notes pendant une activité jeunesse animée par Sonia Sarfati, en 2019. La qualité d’écoute exceptionnelle du public pendant les lectures publiques, les entrevues et les cafés littéraires a été soulignée par Étienne Beaulieu, directeur de la programmation, lors de la

28 Gisèle Sapiro (dir.), L’écrivain·e à la rencontre de son public. Enquête sur le public du festival Les Correspondances de Manosque, p. 24. 29 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2008, p. 19. 30 « “dialogue communautaire” » [je traduis]. Katya Johanson et Robin Freeman, « The reader as audience: The appeal of the writers’ festival to the contemporary audience », Continuum, vol. 26, no 2, avril 2012, p. 311.

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cérémonie de clôture de la 16e édition du festival, en 2018. De même, plusieurs auteurs et animateurs présents à la 17e édition, tels que Biz et Christian Bégin, se sont dit surpris par l’« écoute palpable31 » dont le public faisait preuve, ce qui s’observe rarement dans une assistance aussi nombreuse. Les festivaliers sont d’autant plus actifs lorsqu’ils écrivent eux- mêmes des textes, que ce soit de façon accompagnée, pendant les ateliers de création, ou de façon solitaire, dans les jardins d’écriture. En dehors de ces deux activités, le festival encourage spécialement la création littéraire par la tenue de deux concours d’écriture, dont le premier s’adresse aux élèves des écoles primaires de la région d’Eastman. En juin, à la fin de l’année scolaire, un auteur associé au volet jeunesse des Correspondances d’Eastman se déplace dans les classes afin de donner des ateliers de création spécialement conçus pour le concours. À l’aide d’un écrivain professionnel, qui les guide dans ce processus, les élèves sont amenés à prendre la plume afin de rédiger un court texte épistolaire. Les gagnants sont dévoilés lors de la cérémonie d’ouverture du festival, pendant laquelle l’écrivain ayant chapeauté les ateliers d’écriture procède à la lecture des lettres lauréates. Les apprentis écrivains sont ensuite invités à l’avant pour recevoir leur prix. Le deuxième concours d’écriture, au départ nommé « Concours de la Poste restante » puis rebaptisé « Concours de l’interlettre » en 2013, est de plus grande envergure puisqu’il est ouvert à tous. Les participants de ce concours n’ont pas besoin d’être physiquement présents au festival pour prendre part à l’activité. Il est tout de même intéressant de se pencher sur la façon dont ils sont traités dans le cadre des Correspondances d’Eastman, par rapport aux écrivains invités. Contrairement à ces derniers, une fois leur texte écrit et envoyé, les participants du concours ne jouent pas un rôle de premier plan au sein du festival. Seuls les finalistes disposent d’une certaine visibilité pendant les festivités, étant donné que leur création est lue par des comédiens professionnels lors de la cérémonie de clôture. Quoiqu’ils soient invités sur scène après les lectures, les écrivains amateurs primés sont présents uniquement à titre de spectateurs, et non à titre d’auteurs invités. Il est à noter que certains finalistes ne se déplacent même pas sur le site du festival et n’assistent pas à la cérémonie de clôture. Les auteurs des lettres retenues par le jury reçoivent « des livres dédicacés

31 Allocution de Biz (futur porte-parole de la 18e édition), cérémonie de clôture, 17e édition du festival Les Correspondances d’Eastman, 11 août 2019.

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des membres du jury, de petits cadeaux, leurs lettres sont lues devant public lors de la cérémonie de clôture des Correspondances et elles sont affichées ci-dessous [sur le site web du festival]32 ». Un prix de 500 $ est remis au meilleur texte, dont la version audio est diffusée sur la plateforme web La Fabrique culturelle. Les finalistes bénéficient donc d’une reconnaissance symbolique de la part du festival, à laquelle s’ajoute une reconnaissance financière pour le gagnant. En proposant ces deux concours de création littéraire, Les Correspondances d’Eastman récompensent le travail des écrivains amateurs de toutes les générations et encouragent leur reconnaissance, en plus de leur offrir une plateforme de diffusion. Le festival s’érige en ce sens comme une instance de consécration « en simili33 », c’est-à-dire une instance plus ou moins externe au champ littéraire qui s’octroie le pouvoir d’accorder à des auteurs amateurs le titre d’écrivain. Cela dit, la plateforme de diffusion offerte aux écrivains primés s’inscrit « aux frontières du champ littéraire34 », étant donné qu’elle s’éloigne du moyen de diffusion traditionnel du milieu littéraire, c’est-à-dire la publication sous forme de livre auprès d’un éditeur reconnu, qui concrétise l’identité d’écrivain35. La diffusion des textes via une plateforme web, et non par le biais d’une maison d’édition, souligne la distinction entre les lauréats du concours et les professionnels invités au festival, qui ont tous publié au moins un titre chez un éditeur littéraire établi. L’intérêt montré par l’organisation envers les écrivains amateurs ne suffit pas à abolir la hiérarchie entre les amateurs et les professionnels, étant donné que le traitement réservé aux auteurs invités tend à les distinguer de la masse des festivaliers ; les visiteurs se déplacent et paient un prix d’entrée36 pour les entendre parler de leurs expériences. Dans le cadre d’un événement mettant en vedette des professionnels de l’écriture, l’argent agit comme un « symbole des rapports sociaux

32 Les Correspondances d’Eastman. http://www.lescorrespondances.ca/archives/ coups-de-coeur-2018. 33 Claude F. Poliak, Aux frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains amateurs, p. 52. 34 Ibid., p. 221. 35 Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, 367 p. 36 En 2019, le prix d’entrée pour les cafés littéraires et les grandes entrevues, d’une durée approximative d’une heure, était de 24 $ pour les clients réguliers et de 12 $ pour les étudiants. L’ensemble des activités jeunesse étaient gratuites, et les lectures publiques et les ateliers d’écriture étaient accessibles avec le stylo- passeport, vendu 14 $.

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qui par sa médiation s’instituent37 ». Les rapports entre celui qui paie et celui qui est payé sont nécessairement hiérarchisés, ce qui accentue la distinction entre auteurs et spectateurs. La présence des festivaliers sous le chapiteau renforce à elle seule le statut distinct dont bénéficient les écrivains professionnels. Selon une bénévole rencontrée en 2017, les auteurs aiment particulièrement être invités aux Correspondances d’Eastman parce qu’ils y sont reçus en tant qu’écrivains, et entièrement reconnus comme tels, notamment dans les rencontres où ils sont principalement questionnés sur leurs œuvres et sur leur pratique d’écriture. Une invitation au festival confirmerait ainsi leur statut d’écrivain : « mis·e en scène comme écrivain·e, il ou elle est auteur·e dans le regard des autres, ce qui l’autorise à se voir et à se dire lui- même ou elle-même auteur·e38. » Lors des activités, une distance symbolique s’ajoute à la distance physique entre celui qui parle, l’écrivain professionnel, et celui qui écoute, le festivalier. En plus de se distinguer physiquement de la masse de spectateurs par leur occupation de l’espace, les écrivains professionnels se différencient par leur statut professionnel. La déférence dont les organisateurs et les festivaliers font preuve à leur égard contribue en outre à magnifier leur statut au sein du festival. À cet égard, le directeur général de l’événement considère qu’il est primordial d’accueillir les écrivains comme de véritables artistes professionnels en leur offrant un cachet substantiel et en défrayant leur hébergement, leurs repas et leurs déplacements39.

Proximité et distance entre le festivalier et l’écrivain

L’activité des brunchs littéraires, à laquelle seule une trentaine de personnes assiste dans un bistro exigu, illustre bien la complexité des rapports entre les festivaliers et les auteurs, qui tendent à être à la fois rapprochés et éloignés sur le site des Correspondances d’Eastman. Les brunchs littéraires mettent en vedette un écrivain d’assez grande notoriété, par exemple (2017), Kim Thúy (2018) ou Joséphine Bacon (2019), qui discourt sur son parcours d’auteur

37 Damien Féménias, « Publiciser la culture en démocratie : la gratuité, un rêve de société ? », dans Betty Lefèvre, Pascal Roland et Damien Féménias (dir.), Un festival sous le regard de ses spectateurs. Viva Cité, le public est dans la rue, p. 207. 38 Cécile Rabot, « Les résidences d’écrivain·e·s entre création et médiation », dans Gisèle Sapiro et Cécile Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, p. 293-294. 39 Entrevue avec Raphaël Bédard-Chartrand, Eastman, 11 septembre 2017.

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pendant que les spectateurs déjeunent. La configuration du local, dans lequel les spectateurs disposent de peu d’espace, provoque dès le départ « a closer relationship with those around that will cause reactions to a performance to be magnified40 », faisant naître chez les festivaliers le sentiment de participer à une expérience unique. L’étroitesse de la salle et le nombre restreint de spectateurs instaurent une intimité qui semble exacerbée par le ton de la confession employé par l’écrivain. Cette atmosphère de proximité favorise les interventions spontanées des membres du public, durant l’activité, et les discussions amicales lors de la période de questions. Une fois le brunch terminé, certains festivaliers vont même jusqu’à témoigner leur affection envers l’écrivain invité par le biais de bises et d’embrassades41, les contacts physiques agissant de façon à abolir toute distance, du moins physique, entre les deux parties. L’écrivain se distingue du lot par la position qu’il occupe dans l’espace, étant donné qu’il est placé à l’avant. Son statut de personnalité publique — on peut même, dans certains cas, parler d’un statut de célébrité, comme pour Kim Thúy, qui est bien connue à l’extérieur du cercle des adeptes de littérature42 — tend à instaurer une distance symbolique additionnelle entre l’écrivain et le public. Lors de la séance de questions du brunch littéraire avec Dominique Demers, le samedi 11 août 2018, les festivaliers se sont surtout intéressés à la démarche d’écriture de l’auteure, la plupart souhaitant recevoir des conseils pour nourrir leur propre pratique. Le fait que la plupart des festivaliers se prêtent eux-mêmes à la création littéraire, de façon amatrice ou professionnelle, expliquerait « why so many questions to authors at festivals are “how to” questions, asking them to describe their techniques, work habits and dealings with agents and publishers43 ». Dans cette optique, les écrivains invités se démarquent nettement des spectateurs grâce à leur expérience de l’écriture et du métier d’écrivain, dont ils font bénéficier l’auditoire. On peut donc dire que l’activité du brunch littéraire instaure une proximité entre l’écrivain et son

40 « Une relation plus proche avec ceux qui les entourent, faisant en sorte que les réactions à la performance seront amplifiées » [je traduis]. Gareth White, Audience Participation in Theatre: Aesthetics of the Invitation, New York, Palgrave Macmillan, 2013, p. 136. 41 Voir la photo en Annexe IV. 42 À titre d’exemple, la page Facebook de l’auteure est suivie par plus de 16 000 abonnés. 43 « Pourquoi autant de questions dans les festivals littéraires sont des questions sur le “comment”, interrogeant les auteurs sur leurs techniques d’écriture, leurs habitudes de travail et leurs relations avec les agents et les éditeurs » [je traduis]. Wenche Ommundsen, « Literary Festivals and Cultural Consumption », p. 28.

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public, tout en mettant le premier sur un piédestal. À cet égard, les festivaliers jouent un rôle important dans cette distanciation, étant donné que leur façon de se comporter tend à accorder une certaine supériorité aux écrivains invités. Le fait de demander des conseils d’écriture, par exemple, instaure un rapport semblable à celui de l’élève vis-à-vis de son maître. Lorsqu’ils animent des ateliers de création, les écrivains endossent un rôle similaire à celui d’un professeur, puisque les ateliers tendent à reproduire les codes pédagogiques propres au milieu scolaire. La dynamique particulière qui s’installe entre le pédagogue et l’apprenant accroît la distinction entre les auteurs et les festivaliers, les premiers étant « investi[s] par le groupe d’un statut spécial, d’une “aura”44 ». Ce rapport hiérarchique qui s’observe entre le maître et l’apprenti diffère selon la façon dont l’atelier est orchestré par l’écrivain, mais aussi selon le lieu dans lequel il se déroule et la façon dont celui-ci est occupé. En cas de pluie, l’activité a lieu dans une salle communautaire, dans laquelle des tables sont disposées soit en cercle, soit en rangée, selon les cas. Si l’espace est aménagé comme une salle de classe45, l’impression d’être à l’école, en situation d’apprentissage, sera renforcée. Dès lors, le partage du savoir sera davantage unidirectionnel, allant du maître vers l’élève. Or, le simple fait de placer les tables en cercle instaure une certaine convivialité au cœur de l’atelier et amoindrit les hiérarchies entre l’écrivain professionnel et les écrivains amateurs, si bien que l’animateur se fond parfois dans la masse de participants, surtout s’il participe lui-même aux exercices proposés46. Lorsque la température est clémente, les ateliers de création ont lieu en plein air, dans les jardins d’écriture. Cet espace informel favorise les échanges amicaux et rend les barrières entre l’auteur établi et les amateurs plus perméables. La forêt, et plus largement la nature, instaure un sentiment de communion et de convivialité parmi les participants : l’espace du bois est si éloigné « du cadre de l’art “académique” » qu’il est considéré par les festivaliers comme « plus permissif [… et] plus démocratique47 » que l’espace urbain. Le partage d’un tel espace facilite l’établissement d’un climat de

44 André Marquis et Hélène Guy, L’atelier d’écriture en questions. Du désir d’écrire à l’élaboration du récit, Montréal, Éditions Alias, coll. « Alias poche », 2007, p. 29. 45 Voir la photo en Annexe V.I. 46 Voir la photo en Annexe V.II. 47 Betty Lefèvre, « Le Bois réenchanté », dans Betty Lefèvre, Pascal Roland et Damien Féménias (dir.), Un festival sous le regard de ses spectateurs. Viva Cité, le public est dans la rue, p. 83.

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confiance mutuelle, ce qui renforce le sentiment pour les participants de tisser une relation significative avec l’écrivain professionnel et de faire partie du même groupe que lui48. Il demeure que l’animateur occupe un statut privilégié au sein de l’atelier, dans le sens où il en contrôle le déroulement, en plus d’être le seul à se tenir debout, au centre des participants : l’attention est tournée vers lui. De surcroît, avant de plonger dans les exercices d’écriture, l’écrivain prend le soin de se présenter et de mettre de l’avant ses réalisations dans le monde littéraire, ce qui souligne son appartenance professionnelle à un domaine qui, pour la plupart des festivaliers, se réduit à une activité de loisir. De ce fait, une distinction s’opère bel et bien entre l’écrivain, dont le travail est reconnu par l’institution littéraire, et les festivaliers, dont la pratique demeure bien souvent cantonnée aux « loisirs créatifs49 » qui, selon Tanguy Habrand, constituent un type particulier de pratiques littéraires s’inscrivant hors du circuit traditionnel de l’édition. Comportant une dimension créative et artistique, l’activité d’écriture propre aux loisirs créatifs n’aboutit toutefois pas à un projet publié. C’est donc principalement la diffusion du travail d’écriture qui sépare les deux groupes : contrairement à l’écriture des amateurs, les projets des écrivains invités circulent dans l’espace public, « auquel seul·e·s accèdent les écrivain·e·s reconnu·e·s comme tel·le·s50 ». De la même façon que les festivaliers s’improvisent écrivains pendant Les Correspondances d’Eastman, certains auteurs invités endossent le rôle de visiteurs lorsqu’ils ne se produisent pas eux- mêmes devant le public. Comme les écrivains ont accès gratuitement à tous les cafés littéraires ainsi qu’aux entrevues, certains intègrent l’assistance, allant souvent jusqu’à formuler des questions pendant la période accordée aux interventions du public. Par exemple, lors de la période de questions du café littéraire « Écrire et éditer » (10 août 2018), l’auteure et éditrice Dominique Demers a interrogé les panélistes sur les ressources disponibles pour les apprentis auteurs souhaitant publier un livre. Pendant son intervention, elle n’a pas précisé son identité ni son statut au sein du festival. Ce faisant, elle a agi en tant que simple

48 André Marquis et Hélène Guy, L’atelier d’écriture en questions. Du désir d’écrire à l’élaboration du récit, p. 29. 49 Tanguy Habrand, « L’édition hors édition : vers un modèle dynamique. Pratiques sauvages, parallèles, sécantes et proscrites », Mémoires du livre/Studies in Book Culture, [En ligne], vol. 8, no 1, automne 2016. http://doi.org/10.7202/1038028ar. 50 Gisèle Sapiro (dir.), L’écrivain·e à la rencontre de son public. Enquête sur le public du festival Les Correspondances de Manosque, p. 17.

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spectatrice, et non en tant qu’écrivaine invitée, bien que plusieurs spectateurs l’aient probablement reconnue lors de sa prise de parole. Cet exemple démontre que les frontières entre le rôle d’auteur invité et celui du festivalier ne sont pas tout à fait étanches dans le cadre des Correspondances d’Eastman, et nuance le constat de Myrtille Picaud51, selon laquelle les professionnels du livre refusent d’être considérés comme de simples spectateurs, à cause de leur statut privilégié au sein de l’événement, et s’assurent de marquer leur distance avec la masse de lecteurs. Cela dit, l’attitude adoptée par les écrivains diffère selon leur propre conception de l’événement ainsi que de leur statut et de leur rôle au sein de celui-ci. L’exemple de Dominique Demers, dont le cas ne fait pas exception, met en relief les différences culturelles entre la France et le Québec en ce qui a trait à la position des écrivains dans la société, les écrivains québécois étant moins portés à vouloir se distancier du public52. Les festivaliers et les écrivains professionnels partagent plusieurs statuts dans le cadre du festival, soit ceux de spectateur, de lecteur et d’auteur53. Cependant, que ce soit pendant un café littéraire auquel ils participent ou en dehors des activités programmées, les écrivains invités s’inscrivent durant tout leur séjour à Eastman comme des promoteurs de leur propre œuvre et de leur image professionnelle. Comme l’a montré Judith Mayer dans son étude sur Les Correspondances de Manosque, les comportements d’un écrivain sur le site du festival sont pensés dans l’optique de constituer ou d’entretenir son « image de marque54 ». Qu’il soit en séance de dédicaces ou en balade dans les rues du village, un écrivain « reste le porte-parole de son œuvre pendant toute la durée de la manifestation55 ». Dès lors, le statut de l’auteur invité, même lorsqu’il se mêle à la foule en tant que spectateur, demeure foncièrement différent de celui du festivalier. Malgré l’apparence de vacances des Correspondances d’Eastman, la présence

51 Myrtille Picaud, « Définitions concurrentes et caractéristiques “du public” au festival littéraire de Manosque », Interrogations, no 24, 2017, 11 p. 52 Voir Michel Biron, L’absence du maître. Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000, 320 p. ; Michel Biron, La conscience du désert. Essais sur la littérature au Québec et ailleurs, coll. « Papiers collés », Montréal, Boréal, 2010, 213 p. 53 Wenche Ommundsen, « Literary Festivals and Cultural Consumption », p. 28-29. 54 Judith Mayer, « Festival et prescription littéraire : L’exemple des Correspondances de Manosque », dans Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas (dir.), Prescription culturelle : avatars et médiamorphoses, Villeurbanne (France), Presses de l’Enssib, coll. « Papiers », 2018, p. 229. 55 Ibid., p. 229.

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d’un auteur au festival ne représente pas un simple divertissement, mais bien une partie intégrante de son métier, d’autant plus qu’une contribution financière considérable lui est remise en échange de sa participation. L’insécurité financière liée au métier d’écrivain ainsi que les nouvelles exigences du lectorat, pour qui rencontrer l’auteur a acquis une grande importance56, obligent les écrivains à sortir du strict cadre de la création littéraire et à diversifier leurs activités. En effet, ils sont eux-mêmes responsables d’une partie de la promotion de leur œuvre par le biais de différentes apparitions publiques, dont font partie les festivals littéraires.

Conclusion

Dans le cadre des Correspondances d’Eastman, les festivaliers endossent simultanément et successivement différents rôles : leur figure concentre ceux du lecteur, du spectateur et de l’auteur amateur. Leurs interventions orientent les discussions et mettent souvent en évidence leur désir de se documenter sur le métier d’écrivain. Le café littéraire « Écrire et éditer », dont il a été question plus haut, a suscité par exemple plusieurs questions et commentaires du public. La révélation du grand nombre de manuscrits refusés chaque année par les maisons d’édition a retenu l’attention des spectateurs, et plusieurs festivaliers ont questionné les éditeurs à propos de leurs critères et leur processus de sélection. Les interventions et les réactions des festivaliers apparaissent comme des facteurs déterminants par rapport aux sujets traités lors des entrevues. Pour cette raison, les festivaliers incarnent aussi, à certains moments, la figure de l’animateur. Les rapports qu’ils entretiennent avec les professionnels du livre révèlent une tension constante entre la distance et la proximité, qui s’installent tour à tour entre l’écrivain et son public au sein des Correspondances d’Eastman. De ce fait, même lorsque le festivalier se perçoit comme un écrivain, son statut demeure toujours moindre par rapport à celui des écrivains invités. Parfois considéré comme un visiteur parmi d’autres, l’écrivain n’en est pas moins un professionnel présent sur le site du festival pour partager son expérience auprès des lecteurs et des écrivains amateurs. La rencontre entre les lecteurs et les professionnels du livre est loin d’être la seule dimension collective des Correspondances d’Eastman.

56 Jan Baetens, À voix haute. Poésie et lecture publique, Bruxelles, Impressions nouvelles, 2016, 185 p.

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Comme une grande équipe se retrouve derrière la mise sur pied de l’événement, l’organisation du festival est nécessairement marquée par le travail collectif. On pourrait même dire que Les Correspondances d’Eastman sont le résultat des efforts d’un village entier. Les citoyens d’Eastman jouent un rôle primordial dans l’existence du festival, par exemple en assistant aux activités et en s’impliquant en tant que bénévoles57. De plus, en aménageant et en prêtant leur jardin, « les habitants acceptent de voir leur espace intime investi par le public à l’occasion d’une intrusion physique et/ou symbolique58 ». Sans cette collaboration des citoyens, le festival perdrait la dimension communautaire et sociale qui semble primordiale dans l’expérience des festivaliers, ceux-ci appréciant particulièrement l’ambiance conviviale de l’événement. L’aspect collectif des Correspondances d’Eastman se perçoit aussi par l’interdisciplinarité des activités proposées. La programmation met non seulement à l’honneur la lecture et l’écriture, mais aussi des spectacles multidisciplinaires alliant la littérature, la musique et le théâtre. Quelques expositions d’arts visuels sont également accessibles pendant toute la durée du festival. La description que donne Judith Mayer du festival des Correspondances de Manosque s’applique donc parfaitement aux Correspondances d’Eastman : « Au-delà de la simple correspondance épistolaire, cet événement se conçoit comme un espace d’échanges de tous ordres : entre auteur et public, entre professionnels du secteur, entre disciplines artistiques59. » Ainsi, le travail collectif et la sociabilité sont partie prenante des Correspondances d’Eastman. Sorte de microcosme du champ littéraire60, ce festival réunit différents professionnels et facilite leur contact avec un agent souvent invisible, mais non moins essentiel à la chaîne du livre, c’est-à-dire le lecteur, qui cumule pendant quelques jours différents rôles pour incarner celui de festivalier.

57 Une centaine de bénévoles, pour la plupart résidant à Eastman, s’impliquent chaque année au festival. 58 Audrey Bottineau, « Un voyage merveilleux », dans Betty Lefèvre, Pascal Roland et Damien Féménias (dir.), Un festival sous le regard de ses spectateurs. Viva Cité, le public est dans la rue, p. 125. 59 Judith Mayer, « Festival et prescription littéraire : L’exemple des Correspondances de Manosque », dans Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas (dir.), Prescription culturelle : avatars et médiamorphoses, p. 222. 60 Millicent Weber, Literary Festivals and Contemporary Book Culture, Cham, Palgrave MacMillan, 2018, 272 p.

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ANNEXE I : Guide d’entrevue

Raphaël Bédard-Chartrand

1. Situation sociodémographique

a. Quelles sont vos caractéristiques sociodémographiques : âge, sexe, origines familiales, lieu de résidence et de travail, etc. ?

b. Quelles sont vos caractéristiques professionnelles : types de formation et niveau de scolarité, métier·s exercé·s, situation économique, etc. ?

c. Comment décririez-vous vos habitudes culturelles et littéraires : fréquence et intensité des activités de lecture et d’écriture, fréquence des sorties culturelles, intérêt envers les événements culturels, formations artistiques et/ou littéraires, etc. ?

2. Expérience du festival Pouvez-vous me parler des sujets suivants ?

a. Lignes directrices dans la création du festival (valeurs, objectifs de l’événement) ;

b. Processus d’organisation du festival : comment s’organisent les différentes étapes menant à la création de chaque édition (choix du thème et du porte-parole, établissement de la programmation, partage des tâches, partenariats, etc.) ;

c. Clientèles visées, promotion du festival, financement de l’événement ;

d. Relation avec les écrivains invités (attitude des écrivains invités — comment envisagent-ils leur statut de profes- sionnels au sein de l’événement ?) ;

e. Relation avec le public (clients et bénévoles).

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Quelles sont vos perceptions et vos attentes relativement à :

a. Le festival en général (description globale du festival, similarités et différences avec les autres événements littéraires, comme les salons du livre et les soirées de poésie) ;

b. L’évolution du festival depuis sa fondation ;

c. Le volet « jardins d’écriture » ;

d. L’aménagement du site ;

e. Les retombées de l’événement dans la communauté et plus largement dans le paysage littéraire estrien et québécois.

Stéphanie Boulay

1. Situation sociodémographique

a. Quelles sont vos caractéristiques sociodémographiques : âge, sexe, origines familiales, lieu de résidence et de travail, etc. ?

b. Quelles sont vos caractéristiques professionnelles : types de formation et niveau de scolarité, métier·s exercé·s, situation économique, etc. ?

c. Comment décririez-vous vos habitudes culturelles et littéraires : fréquence et intensité des activités de lecture et d’écriture, fréquence des sorties culturelles, intérêt envers les événements culturels, formations artistiques et/ou littéraires, etc. ?

2. Rôle au sein du festival

a. Selon vous, quel rôle endossez-vous au sein du festival ? Quelles sont les différences, à votre avis, entre le rôle d’écrivain invité et celui de porte-parole ?

b. Comment vous situez-vous par rapport aux autres participants ou anciens porte-paroles du festival ? Quels éléments nouveaux apportez-vous aux Correspondances d’Eastman ?

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c. Que signifie, pour vous, le fait d’être invité aux Correspon- dances d’Eastman ou d’être nommé porte-parole du festival ?

d. Croyez-vous que votre participation aux Correspondances d’Eastman entraîne certaines responsabilités ?

e. Sentez-vous que vous devez adopter un comportement différent lors de vos interventions publiques en tant qu’écrivain, dans un festival spécifiquement dédié à la littérature, par rapport à vos apparitions publiques dans des événements plus généraux ?

3. Expérience du festival

a. Quelle expérience générale avez-vous du festival : combien de fois y êtes-vous allé, pour combien d’éditions avez-vous été porte-parole, vous considérez-vous comme un·e habitué·e, avez-vous une relation de proximité avec les organisateurs ?

b. Quelle expérience précise avez-vous eue du festival cette année : à quelle·s activité·s avez-vous participé en tant qu’écrivain invité, avez-vous assisté ou participé à des activités en tant que spectateur pendant votre séjour au festival ? Si oui, lesquelles ? Êtes-vous intervenu en tant que spectateur ?

Quelles sont vos perceptions et vos attentes relativement à :

a. Le festival en général (description globale du festival, similarités et différences avec les autres événements littéraires comme les salons du livre et les soirées de poésie) ;

b. L’accueil qui vous est réservé sur le site ;

c. La programmation et les activités proposées ;

d. La proximité avec le public ;

e. L’organisation et l’aménagement du site ;

f. Le volet « création littéraire » (écriture de lettres dans les jardins, ateliers d’écriture) : avez-vous fréquenté les jardins et/ou écrit des lettres ?

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Pouvez-vous me parler plus en détail des sujets suivants ?

a. Attraits principaux du festival ;

b. Activités favorites et activités moins appréciées ou jamais visitées (en tant qu’écrivain invité, mais aussi en tant que visiteur) ;

c. Relation avec les spectateurs/lecteurs (discussions, dédicaces, contacts ou non avec eux) ;

d. Relation avec les autres participants — festivaliers, éditeurs, libraires, organisateurs, animateurs, etc. — (discussions, débats, ententes conclues sur le site).

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ANNEXE II : Résultats des études de provenance

2015

2015

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2018

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ANNEXE III : Réponses à la question « Vous considérez-vous comme un(e) habitué(e) des événements littéraires et culturels ? »

ANNEXE IV : Brunch littéraire avec Joséphine Bacon, Café Bistro les 3 Grâces, dimanche 11 août 2019 (photographie de Mylène Fréchette)

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ANNEXE V.I : Atelier d’écriture avec Jason Roy, Salle Missisquoise, jeudi 9 août 2018 (photographie de Mylène Fréchette)

ANNEXE V.II : Atelier d’écriture avec William S. Messier, Salle Missisquoise, samedi 10 août 2019 (photographie de Mylène Fréchette)

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Notice biographique de l’autrice

Mylène Fréchette détient un diplôme de maîtrise en études françaises de l’Université de Sherbrooke. Son mémoire portait sur le festival littéraire Les Correspondances d’Eastman. Assistante de recherches pour le Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ) de 2017 à 2020, elle a également été secrétaire adjointe de l’Association québécoise pour l’étude de l’imprimé (AQÉI) et corédactrice en chef de Cavale, la revue de littérature et d’arts visuels des étudiant·e·s de l’Université de Sherbrooke, de 2018 à 2020.

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 94 2021-02-24 10:34 La logique du small is beautiful : la valorisation du travail de proximité et de la camaraderie chez les nouveaux éditeurs québécois

Maxime Bolduc

Résumé

Les nouveaux éditeurs québécois apparus au début des années 2000 se présentent dans leur discours comme entretenant des liens étroits avec leurs auteurs, mais également avec d’autres intervenants de la chaîne du livre, comme les libraires ou les imprimeurs. Sans réduire cet élément à une simple posture, j’avance que la mise en valeur de ce travail de proximité, présenté sous le mode de relations interpersonnelles privilégiées, constitue un point nodal de l’ethos des nouveaux éditeurs, qui l’utilisent pour se démarquer de leurs aînés, tels que Boréal et Leméac. Je montrerai comment cette « édition de proximité » se donne à voir dans le discours des auteurs et des éditeurs de la « relève », en particulier chez Le Quartanier, Alto et Marchand de feuilles. La collaboration et la proximité sont au fondement de l’ethos de ces maisons d’édition, ces valeurs participant de leur image collective. Leur camaraderie s’incarne par exemple en photos sur lesquelles on peut voir les auteurs et leurs éditeurs participant à des événements ou à des activités — littéraires ou non. Au-delà du couple attendu de l’éditeur et de son auteur, on met aussi de l’avant la proximité de nombreux intervenants de la chaîne du livre : libraires, graphistes, diffuseurs, etc. En somme, les nouveaux éditeurs semblent polir leur image en misant sur des collaborations multiples et étroites, ainsi que sur des structures éditoriales à taille humaine, ce qui semble central dans le positionnement des éditeurs de la relève.

Abstract

The new Quebec publishers that emerged in the early 2000s present themselves in their discourse as having close ties with their authors, but also with other actors in the book chain, such as booksellers and printers. Without reducing this element to simple positioning,

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I would argue that the promotion of this outreach work, presented in the form of privileged interpersonal relationships, is a nodal point in the ethos of new publishers, who use it to set themselves apart from their elders, such as Boréal and Leméac. I will show how this “publication of proximity” can be seen in the discourse of “emerging” authors and publishers, particularly at Le Quartanier, Alto and Marchand de feuilles. Collaboration and proximity are at the foundation of the ethos of these publishing houses, these values being part of their collective image. Their camaraderie is embodied, for example, in pictures that show authors and their publishers participating in events or activities—whether literary or not. Beyond the expected couple of the publisher and the author, we also highlight the proximity of many people involved in the book chain: booksellers, graphic designers, distributors, etc. In short, new publishers seem to be polishing their image by relying on multiple close collaborations as well as on editorial structures on a human scale, which seems central to the positioning of emerging publishers. À partir des années 2000, on a vu naître, dans le milieu éditorial québécois, de nombreuses maisons d’édition qui ont affiché leur volonté de rester de petites structures. Cette pléthore de « nouveaux éditeurs1 » fonctionne bien souvent avec des équipes de moins de cinq employés2. On peut penser au Marchand de feuilles, fondé en 2001 ; au Quartanier, apparu en 2003 ; ou, plus récemment, au Cheval d’août, qui a commencé ses activités en 2014. Ces maisons veulent se démarquer par la qualité d’un petit nombre de publications. Chez les éditions Alto, fondées en 2005 par Antoine Tanguay,

1 Le terme « nouveaux éditeurs » sera utilisé pour désigner les maisons d’édition apparues plus ou moins entre les années 2000 et 2010 et que les médias semblent considérer comme un groupe provenant d’un même mouvement éditorial. Même si la plupart d’entre elles existent depuis plus de quinze ans, elles ne semblent pas s’être encore défaites de cette étiquette de la nouveauté. 2 Au-delà d’une stratégie discursive, le travail en équipe restreinte sur un petit nombre de publications se révèle parfois un mode de fonctionnement possible grâce à d’autres sources de financement. La plupart des maisons d’édition étudiées dans le présent article reçoivent aujourd’hui — cela n’a pas toujours été le cas — le soutien financier du Conseil des arts du Canada (CAC), du Fonds du livre du Canada (FLC) et de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC). D’autres, comme Florence Noyer qui est présidente- directrice générale de Gallimard Canada, occupent également un autre emploi en parallèle de leur travail d’éditeur.

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« [o]n publie peu, mais le mieux possible3 ». Pour Florence Noyer et Olga Duhamel-Noyer, les éditrices d’Héliotrope, une maison fondée en 2006, l’objectif a toujours été de « publier peu, avec la part de risque que cela peut comporter dans le système que l’on connaît4 », une prise de position qui les place, selon elles, en « rupture avec les vieilles façons de faire5 ». En l’espace de quelques années, ces maisons d’édition ont vu leurs livres se tailler une place enviable dans les palmarès des ventes et dans les sélections de prix littéraires6. Pour ne donner que quelques exemples, pensons à Nikolski (2005) de Nicolas Dickner, le premier livre paru chez Alto, vendu à plus de 80 000 exemplaires7 ; au Quartanier, c’est plus de 30 000 copies8 d’Arvida (2011) de Samuel Archibald qui ont été écoulées ; Marchand de feuilles, pour sa part, a vendu plus de 50 000 exemplaires9 de La Fiancée américaine (2012) d’Éric Dupont et plus de 80 000 exemplaires10, au Québec seulement, de La Femme qui fuit (2015) d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Les titres des articles qui traitent de ce phénomène éditorial sont sans ambiguïté ; on parle d’une « renaissance québécoise11 », d’un « changement de garde12 »,

3 Publication sponsorisée sur la page Facebook des éditions Alto au mois de janvier 2019, http://www.facebook.com/editionsalto.alto/. 4 Sébastien Lavoie, « Nouvelles manières éditoriales, déjà dix ans d’Héliotrope », Lettres québécoises, no 163, automne 2016, p. 61. 5 Ibid. 6 Sur la présence des nouveaux éditeurs dans les listes de livres sélectionnés pour des prix, voir André Vanasse, « Les jeunes éditeurs de la première décennie de l’an 2000 », Lettres québécoises, no 161, printemps 2016, p. 3-4. 7 Serge Beaucher, « Antoine Tanguay, un éditeur qui a du flair », Contact, hiver 2015, http://www.contact.ulaval.ca/article_magazine/antoine-tanguay-un-editeur- qui-du-flair/. 8 Steven W. Beattie, « How young Quebec publishers are taking risks and finding new readers », Quill and Quire, 30 août 2017, http://quillandquire.com/omni/ how-young-quebec-publishers-are-taking-risks-and-finding-new-readers/. 9 Caroline Rodgers, « Personnalité de la semaine : Mélanie Vincelette », La Presse+, 16 octobre 2016, http://plus.lapresse.ca/screens/c38adbfc-3455-41b6- 9fe4-af0d421616fe__7C___0.html. 10 À ce nombre s’ajoutent 70 000 exemplaires écoulés en France. Voir Dominique Lemieux, « Plein zoom sur le palmarès des meilleurs vendeurs : le top des tops ! », Les Libraires, no 104, 2017, http://revue.leslibraires.ca/articles/sur-le-livre/plein- zoom-sur-le-palmares-des-meilleurs-vendeurs-le-top-des-tops. 11 Alain Beuve-Méry, « Renaissance québécoise », Le Monde, 28 novembre 2008, p. LIV2. 12 Josée Lapointe, « Maisons d’édition québécoises : changement de garde », La Presse, 18 novembre 2016, http://www.lapresse.ca/arts/livres/201611/18/01- 5042809-maisons-dedition-quebecoises-changement-de-garde.php.

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d’un « nouveau cycle13 » et de « maisons qui ont tout bousculé14 ». Les éditeurs eux-mêmes embrassent cette posture en la relayant dans leurs discours médiatiques. Par exemple, Mélanie Vincelette, éditrice et fondatrice du Marchand de feuilles, se décrit « comme un bulldozer15 » et se dit « coupable d’avoir énormément rajeuni le visage de la littérature au Québec16 ». Il faut néanmoins l’avouer, ces éditeurs sont de moins en moins « nouveaux ». Les maisons fondées au tournant des années 2000 ont aujourd’hui entre 15 et 20 ans d’existence. Leurs objectifs changent : on les voit tenter de percer le marché européen ; dans plusieurs cas, on cherche à valoriser le fonds par des collections de poche ou à vendre les droits des œuvres à l’international. Il devient dès lors intéressant d’analyser comment ces maisons d’édition, dans leur manière de parler d’elles-mêmes, parviennent à maintenir leur statut de petits éditeurs avant-gardistes qui bouleversent le champ littéraire québécois.

Les réseaux sociaux représentent un lieu inédit d’exposition posturale, ce que confirment les travaux de René Audet : « Dans le contexte des deux premières décennies du XXIe siècle, c’est aussi — et surtout — en territoire numérique que s’affirme une personnalité éditoriale singulière, démarquant ainsi les jeunes éditeurs des maisons plus établies, qui sont souvent plus lentes (et réticentes ?) à prendre des initiatives ou à expérimenter de nouveaux outils17. » Si, dans le passé, on utilisait un bulletin éditorial ou une revue papier pour faire son autopromotion, il apparaît qu’aujourd’hui, il est maintenant essentiel pour une maison d’édition de se mettre en scène sur Facebook. Mais, plus qu’une vitrine d’expression de soi, les réseaux sociaux, par leur instantanéité et leur large diffusion, offrent la chance aux éditeurs de réagir et de dialoguer constamment avec la communauté littéraire, incluant le lectorat. Il me semble donc que cela ramène la possibilité

13 Jean-François Caron, « Édition : un nouveau cycle », Lettres québécoises, no 150, 2013, p. 12-15. 14 Chantal Guy, « Littérature d’ici, maintenant : cinq maisons qui ont tout bousculé », La Presse, 15 mars 2018, http://www.lapresse.ca/arts/livres/201803/15/01-5157468- litterature-dici-maintenant-cinq-maisons-qui-ont-tout-bouscule.php. 15 Mélanie Vincelette dans Josée Lapointe, « Maisons d’édition québécoises : changement de garde », loc. cit. 16 Mélanie Vincelette dans Chantal Guy, « Littérature d’ici, maintenant : cinq maisons qui ont tout bousculé », loc. cit. 17 René Audet, « Des sous-produits éditoriaux au secours de la littérature : Stratégies de construction d’image chez les éditeurs québécois contemporains », Études françaises, vol. 52, no 2, 2016, p. 75-76.

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d’une identité éditoriale forte, telle qu’ont pu l’incarner, jadis, mais avec de tout autres moyens, un Bernard Grasset pour la France, ou un Paul-Émile Martin pour le Québec. Afin de circonscrire l’image que promeuvent les nouveaux éditeurs dans les médias, je mettrai à profit la notion de posture, définie par Jérôme Meizoz comme « la manière singulière d’occuper une “position” dans le champ littéraire18 ». Ces travaux me permettront de mieux saisir l’ethos des maisons d’édition à l’étude, puisque, selon Ruth Amossy, « l’image construite par un discours donné est située dans un espace social et institutionnel qui en éclaire la genèse et les fonctions19 ». Je précise d’entrée de jeu que la présentation de soi distingue les valeurs réelles de celles montrées20 : il ne s’agit pas ici de décrire la réalité effective du milieu éditorial québécois, mais plutôt de mettre en lumière les éléments mis de l’avant dans le discours des éditeurs afin de se présenter d’une manière plutôt que d’une autre, tout en considérant, comme le rappelle Meizoz, qu’« on ne peut pas la réduire [la posture] à un artifice, à un acte promotionnel ou à une “stratégie” au sens concerté du terme21 ». L’un des points saillants du discours des nouveaux éditeurs réside dans leur capacité à développer et à conserver des liens étroits avec les auteurs et les intervenants de la chaîne du livre grâce à leur équipe restreinte. Tous ceux qui interagissent dans ce réseau en viennent à être considérés comme des amis, voire des membres de la famille. Sans réduire cet élément à une simple posture — puisque, de fait, ces éditeurs pratiquent leur métier au moyen d’équipes réduites —, je pose l’hypothèse que la mise en valeur de ce travail de proximité, présenté sous le mode de relations interpersonnelles privilégiées, constitue un point nodal de l’ethos de ces nouveaux éditeurs. Ces derniers l’utilisent pour se distinguer dans le champ — en particulier face à leurs aînés — et, ultimement, pour soutenir une posture plus large de maisons d’édition qui renouvellent les pratiques du champ. Sans prétendre définir ici cette posture dans toute sa complexité et ses nuances, je veux surtout, dans cet article, montrer comment cette « édition de proximité » se donne à voir dans le discours des auteurs et des éditeurs de la « relève », en particulier chez Alto, Le Quartanier

18 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Éditions Slatkine Érudition, 2007, p. 18. 19 Ruth Amossy, La présentation de soi. Ethos et identité verbale, coll. « L’interrogation philosophique », Presses universitaires de France, 2010, p. 88. 20 Ibid., p. 23. 21 Jérôme Meizoz, op. cit., p. 19.

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et Marchand de feuilles. Je m’appuierai sur un corpus d’entrevues d’éditeurs et d’auteurs, de même que sur des publications tirées de réseaux sociaux comme Facebook ou Instagram, qui apparaissent comme des lieux privilégiés pour exprimer un ethos éditorial. D’abord, je montrerai comment la réécriture en tandem est mise de l’avant, puis comment cette collaboration auteur-éditeur s’étend plus largement à la promotion d’une image de camaraderie qui unit tous les membres de la maison d’édition. Je m’arrêterai ensuite sur cette relation proximale qui se prolonge dans la mise en scène de liens d’entraide avec d’autres intervenants, notamment les libraires ou les imprimeurs.

« Nous avons relu le livre ensemble, côte à côte, page à page, phrase à phrase22 » : le travail de proximité

D’abord, le discours des maisons d’édition et de leurs auteurs montre leur étroite collaboration lorsqu’il est question de retravailler un texte. L’apport fondamental de l’éditeur dans la mise en livre d’un manuscrit n’est pas chose nouvelle : l’énonciation éditoriale est partie prenante du processus d’édition, l’éditeur étant souvent responsable de nombreux choix dans l’écriture. Cependant, ce qui m’intéresse ici, c’est l’insistance sur les changements provenant de l’implication directe de l’éditeur — insistance exposée parfois avec ostentation dans les médias et sur les réseaux sociaux. Par exemple, un élément fréquemment mentionné dans la réception critique de La Fiancée américaine, un roman d’Éric Dupont paru en 2012 chez Marchand de feuilles, concerne le fait que Mélanie Vincelette, l’éditrice, a demandé qu’on coupe la moitié des personnages23. Cette information permet d’imaginer les grands changements qu’a pu subir le manuscrit pour atteindre son état final. Selon Vincelette, tout ce travail incarne la clé de la réussite quand on veut être éditeur : « [c’]est facile d’acheter les droits d’un livre qui a été sur la liste des best-sellers du New York Times ou qui a gagné des prix, c’est relaxant. Mais le vrai travail, comme j’ai fait avec Éric Dupont, c’est de bâtir une œuvre à partir du

22 Alain Farah, « L’écrivain qui cache la forêt. Quinze ans d’écriture avec Le Quartanier », A Contrario, vol. 27, no 2, 2018, p. 73. 23 Claudia Larochelle, « Éric Dupont : Tout donner », Les libraires, no 73, 2012, http://revue.leslibraires.ca/entrevues/litterature-quebecoise/eric-dupont-tout- donner.

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premier titre et de la faire connaître24 ». Présenter l’achat de droits sous le signe de la facilité, alors que cela nécessite tout de même du capital économique et un réseau de diffusion efficace, permet à Vincelette de hiérarchiser son rôle d’accompagnatrice du texte comme relevant d’une fonction plus légitimante. L’exemple d’Alto permet de constater que ce type de discours se retrouve également sur les réseaux sociaux. Sur leur compte Facebook, on peut retrouver une photo25 d’une page de la version initiale de Nikolski, le premier roman publié par Alto en 2005, avec les annotations faites par Antoine Tanguay en 2004, donc près d’un an avant la publication du livre. Il est possible d’y voir de manière concrète le genre d’intervention que fait Tanguay sur un texte à publier. Loin de s’effacer derrière l’auteur, selon l’ethos courant de l’éditeur-passeur26, Tanguay assume et expose son « influence » directe sur l’écriture du roman. Publiée le 11 février 2018, cette photo devient un geste ostentatoire pour l’éditeur qui affirme a posteriori sa compétence dans le retravail du texte, puisque le roman, depuis sa publication initiale en 2005, a connu un succès retentissant : en plus d’avoir été récipiendaire du Prix des libraires du Québec en 2006 ainsi que du Prix littéraire des collégiens la même année, le roman de Nicolas Dickner a été vendu à 80 000 exemplaires27. Insister sur son rôle dans la création d’un tel succès, près de treize ans après les faits, peut contribuer à rediriger une part du capital symbolique qu’on accorde à Dickner vers son éditeur. Notons que dans la publication, Tanguay se décrit alors comme « pas encore éditeur28 », ce qui ne fait que ressortir son flair et confirmer son rôle de découvreur de talent lorsqu’on le lit en 2018 et qu’on sait qu’il est désormais résolument éditeur, et non plus « journaliste/animateur de radio/photographe/ chroniqueur multifonctions29 ». Même au moment où il n’est pas encore à la tête d’une maison d’édition, il se comporte en éditeur, comme si cette fonction lui était innée.

24 Mélanie Vincelette dans Josée Lapointe, « Maisons d’édition québécoises : changement de garde », loc. cit. 25 Les Éditions Alto, « Été 2004. Un jeune auteur confie à un journaliste/ animateur de radio/photographe/chroniqueur multifonctions, mais surtout pas encore éditeur l’édition de Nikolski », Facebook, 11 février 2018, http://www.facebook.com/editionsalto.alto. 26 Laurence Santantonios, Auteur/Éditeur. Création sous influence, Paris, Éditions Loris Talmart, 2000, p. 254-255. 27 Serge Beaucher, loc. cit. 28 Les Éditions Alto, « Été 2004 […] », loc. cit. 29 Ibid.

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Pour Tanguay comme pour Vincelette, le travail sur le texte définit la spécificité des petites structures éditoriales. Tanguay n’hésite pas à parler en entrevue de son apport dans la modification des manuscrits (processus qui s’effectue en collaboration avec les auteurs) et précise que les révisions peuvent durer parfois jusqu’à deux ans30. La promotion de ce travail sur le texte semble d’ailleurs être l’une des stratégies d’Alto afin d’attirer certains écrivains dans l’écurie. Leur discours tend à construire l’image d’une équipe de petite taille qui a la chance d’établir un lien de confiance, voire d’amitié avec leurs auteurs, ce qui permettrait de véritablement cerner l’enjeu du manuscrit et de le retravailler de manière cordiale et attentive, donc optimale. On observe la même chose dans d’autres maisons de la même génération, les éditrices d’Héliotrope en font foi : « On oublie souvent que l’édition est un travail de proximité […] Un éditeur, quand il publie, disons, quarante titres annuellement, ne peut pas tous les défendre, c’est évident31. » Bertrand Legendre et Corinne Abensour, en se basant sur l’exemple du champ éditorial français, indiquent que l’indépendance dont jouit un nouvel éditeur dans le choix de ses auteurs crée chez lui une motivation plus aiguë de « préserver la qualité de la relation avec l’auteur et même parfois d’aller plus loin encore dans l’accompagnement32 ». Cela se confirme lorsqu’on voit qu’un des auteurs d’Alto, Matthieu Simard, parle des étapes de réécriture qu’il a dû faire sur son roman Les écrivements, paru à l’automne 2018. Au-dessus d’une photographie33 des notes prises lors de la rédaction d’une deuxième version du roman, Simard témoigne de la chance qu’il a d’avoir un « éditeur [qui] est une machine qui ne [lui] en laissera pas passer une, qui remettra tout en question34 ». Cette publication a ensuite été partagée sur la page Facebook des éditions Alto, ce qui montre, d’une part, que l’éditeur apprécie la reconnaissance de son auteur, mais aussi, d’autre part, qu’il valorise ce type de témoignage attestant sa compétence.

30 Serge Beaucher, loc. cit. 31 Florence Noyer et Olga Duhamel-Noyer dans Sébastien Lavoie, loc. cit. 32 Corinne Abensour et Bertrand Legendre, Regards sur l’édition II : les nouveaux éditeurs (1988-2005), Ministère de la Culture et de la Communication, Paris, p. 59. 33 Matthieu Simard, « À un moment donné, tu finis d’écrire la première version d’un roman, et tu sais qu’elle n’est pas parfaite », Facebook, 11 juillet 2018, http:// www.facebook.com/deux.t/. 34 Ibid.

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Chez certains auteurs, le travail effectué en collaboration avec l’éditeur est partie prenante du processus créatif. C’est le cas de Stéphane Larue, qui a publié, en 2016, Le Plongeur au Quartanier. Lors d’une entrevue, Larue explique la genèse de son premier roman : C’est arrivé à peu près comme ça : Éric [de Larochellière, éditeur au Quartanier] m’a signé sur un projet très ambitieux d’un autre roman qu’on est en train de travailler en ce moment. On s’est rendu compte que c’était plus ambitieux que ce qu’on s’attendait à faire au début. J’ai décidé de prendre une pause de ça et d’aller écrire quelque chose qui était plus près de moi. Je parlais souvent de mon emploi. On voyait tous les deux des personnages qui apparaissaient dans des histoires que je comptais [sic] (qui étaient vraies). On commençait à sentir qu’on avait du sérieux matériel littéraire. Finalement, on s’est fait surprendre. Moi, je me suis fait surprendre en écrivant35. Déjà, on peut remarquer la familiarité entre l’auteur et son éditeur, que Larue nomme seulement par son prénom. Ensuite, tout le pro- cessus de création et de correction est narré au « on », qui désigne ici, on le comprend, la première personne du pluriel : Larochellière apparaît donc impliqué à part entière dans la progression du projet d’écriture et la répétition systématique du pronom englobe à la fois l’auteur et l’éditeur, les plaçant sur un pied d’égalité. Dans un article où il détaille sa relation avec Larochellière, Alain Farah, un auteur qui publie au Quartanier, se réjouit de l’accompagnement qu’on lui offre : Mon expérience éditoriale avec Éric de Larochellière fait en sorte qu’il interagit, qu’il dialogue avec moi, à toutes les étapes d’un projet. Avant, pendant, après. Et au page à page, surtout, manière pour lui d’induire au texte une direction que je lui fais suivre, le livre dépassant ainsi le projet individuel d’un auteur pour porter la marque plus large d’une sensibilité éditoriale propre au projet qu’est Le Quartanier36. Cette relation est comparée tout au long du texte à celle qui unit l’écrivain Jean Echenoz avec son éditeur Jérôme Lindon37, qui limite son aide à des commentaires généraux une fois le manuscrit achevé.

35 Stéphane Larue dans Denis Gamache, « Stéphane Larue : Voyage au bout de la nuit », Les libraires, no 98, 2016, http://revue.leslibraires.ca/entrevues/litterature- quebecoise/stephane-larue-voyage-au-bout-de-la-nuit. 36 Alain Farah, op. cit., p. 71. 37 Voir Jean Echenoz, Jérôme Lindon, Paris, Éditions de Minuit, 2001, 62 p.

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Or, on le voit, Farah décrit l’impact de son éditeur en amont d’une première version d’un texte. Que ce soit par des discussions ou des recommandations de lecture, Larochellière semble influencer les livres de Farah dès leur genèse. L’éditeur se montre ainsi comme un créateur, puisqu’il participe à élaborer une œuvre qui correspond à une vision esthétique plus large créée par Larochellière et incarnée par sa maison d’édition. Le tout semble être fait pour servir le livre, servir la littérature : Mon écriture [celle de Farah] se fait à plusieurs voix et à plusieurs mains, même si j’en ai que deux, et travailler dans une grande proximité avec un éditeur, lui laisser un maximum de place, c’est illustrer une vision très multiple de l’identité et de la création. Je ne vais jamais livrer une bataille sur la base de l’orgueil, de l’ego. […] Je le disais, nous servons le texte […] Pour l’écrivain, on oblitère ceux qui l’entourent comme s’il fallait octroyer tout le génie à une seule personne38. En atténuant sa singularité, ce qui est contraire à la rhétorique du « don » de Gisèle Sapiro39, l’écrivain octroie une part de celle-ci à son éditeur. Le travail en tandem, loin d’être conspué ou gênant pour Farah, se présente comme une force, un atout, qui amène le manuscrit à un tout autre niveau et qui lui permet de s’inscrire plus clairement dans un projet éditorial qui promeut une certaine vision de la littérature ; et c’est à cette conception de la littérature qu’on accorde toute l’importance, l’éditeur et l’auteur n’étant qu’équitablement responsables de la mettre au jour. À l’inverse, chez des maisons d’édition comme Boréal ou Leméac, on remarque, dans leurs discours, une tendance à diminuer l’impact de l’éditeur sur les manuscrits ou, du moins, placer l’auteur comme hiérarchiquement plus important. Dans une entrevue avec Frédéric Brisson à l’Université de Sherbrooke en 2005, Pascal Assathiany, directeur général des Éditions du Boréal, déclare que sa maison d’édition a une « phrase sacrée » : « L’éditeur propose, l’auteur dispose40 ». Cette formule montre que, chez Boréal, même si on ne nie pas l’apport éditorial sur le texte, la volonté de l’auteur a

38 Alain Farah, op. cit., p. 75-76. 39 Voir Gisèle Sapiro, « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 168, no 3, 2007, p. 4-11 et Gisèle Sapiro, « “Je n’ai jamais appris à écrire”. Les conditions de formation de la vocation d’écrivain », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 168, no 3, 2007, p. 13-33. 40 Pascal Assathiany, interviewé par Frédéric Brisson, Université de Sherbrooke, 23 septembre 2005, CD-ROM 265 et 266 des archives du GRÉLQ.

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préséance sur les suggestions de l’éditeur ; la manière de présenter le travail sur le manuscrit ne met pas de l’avant une collaboration égale entre les deux parties, l’éditeur étant relayé à un rôle de passeur ou de guide. Néanmoins, même s’il précise qu’« ultimement, l’auteur est en haut41 », Assathiany laisse voir que, chez Boréal, le processus d’édition des manuscrits est semblable à celui des nouveaux éditeurs42. Là où il y a véritablement différence, c’est dans la manière de définir son rôle. Si chez Boréal on privilégie l’image de « second violon43 », les nouveaux éditeurs, quant à eux, se réclament des changements qu’ils ont apportés aux manuscrits de leurs auteurs. Bref, c’est par la façon dont les jeunes maisons d’édition mettent constamment de l’avant la collaboration auteur-éditeur, plutôt que de la cacher ou d’en réduire l’importance, qu’ils se distinguent de leurs pairs, en particulier ceux qui les ont précédés dans le champ éditorial. En somme, cette insistance sur le travail collectif semble promulguer l’idée que le succès d’un livre dépend de l’investissement, en temps et en compétence, de l’éditeur. À cette condition seulement, les auteurs parviennent à amener leurs textes à un niveau qu’ils n’auraient peut-être pas atteint seuls. Qui plus est, un éditeur doit choisir ses auteurs judicieusement, puisque la publication d’un grand succès peut susciter l’engouement de jeunes écrivains aux projets similaires. C’est ce que souligne Mélanie Vincelette lorsqu’elle dit que, depuis la publication de La Fiancée américaine de Dupont, elle « voi[t] des livres qui [en] sont les enfants44 ». L’inverse est aussi vrai pour l’auteur, qui doit choisir un éditeur qui correspond à sa propre vision de la littérature, s’il veut espérer voir son livre être porté avec un intérêt mutuel. Christian Guay-Poliquin, auteur de deux romans parus chez La Peuplade, explique que deux maisons d’édition avaient accepté

41 Ibid. 42 Assathiany explique que les auteurs sont accompagnés par un « éditeur-conseil » qui suggère des modifications à faire au texte, tout en rappelant que l’auteur a le droit de refuser. À titre d’exemples de retouches éditoriales, il cite les personnages, la narration, la fin du roman, etc. Il y a évidemment une révision orthographique qui est opérée. Ce n’est qu’après ces étapes qu’un manuscrit est officiellement accepté par Boréal. 43 Je reprends ici l’expression qu’utilise Marie-Pier Luneau pour décrire la fonction éditoriale chez Boréal, alors incarnée par Jacques Godbout. Voir Marie-Pier Luneau, « De la culpabilité d’être marchand : duplicité de l’auteur-éditeur. L’exemple de Jacques Godbout », dans Bertrand Legendre et Christian Robin (dir.), Figures de l’éditeur, Paris, Nouveau Monde, 2005, p. 69. 44 Mélanie Vincelette dans Josée Lapointe, « Maisons d’édition québécoises : changement de garde », loc. cit.

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son premier roman, Le fil des kilomètres (2013). Il a d’abord reçu la réponse positive d’un éditeur établi qu’il s’abstient de nommer. Ce dernier, bien qu’il accepte son roman, lui précise qu’il ne doit pas trop se faire d’attentes, puisqu’avec la littérature québécoise, « on ne peut pas faire grand-chose45 ». Les éditeurs de La Peuplade, qui le contactent ensuite, lui avouent que le marché de la littérature québécoise n’est pas facile, mais qu’eux « voulaient essayer de casser des murs et de brasser la baraque46 ». L’écrivain souhaite donc s’associer à ce second discours, plus positif, sur l’état de la littérature québécoise au moment de faire son entrée dans le champ littéraire. Pour tout dire, le choix de son équipier dans la publication d’un livre demeure primordial, car, d’une part, cela influence le capital symbolique de toutes les parties impliquées, et, d’autre part, cela permet de bâtir une relation solide basée sur une vision commune de la littérature. Le cas des primo-romanciers est intéressant à observer, car, à la suite des études québécoise47 et française48 sur le sujet, l’on sait que les auteurs de premiers romans sont principalement à la recherche d’un éditeur qui saura les accompagner et leur offrir du soutien dans l’amélioration de leur manuscrit. Advenant le cas où son texte est peu ou pas retouché par l’éditeur, l’auteur d’un premier roman ressent un manque d’intérêt de la part de sa maison d’édition49. Ainsi, les nouveaux éditeurs se montrent souvent très près de leurs auteurs débutants, et ce, non pas seulement pour les rassurer, mais parce qu’ils considèrent que c’est leur rôle d’agir comme un mentor ou un allié dans le monde du livre québécois ; du moins, c’est l’image qui se construit à travers leurs discours. Si Olga Duhamel-Noyer dit « tenir la main50 » de ses auteurs et les accompagner absolument partout, chez Alto, on tient des propos on ne peut plus élogieux envers les primo-romanciers, ce qui se reflète sur leur compte Facebook où des énoncés très expressifs sont publiés. Par exemple, lors du partage

45 Christian Guay-Poliquin dans Josée Lapointe, « L’année exceptionnelle de Christian Guay-Poliquin », La Presse, 24 décembre 2017, http://plus.lapresse. ca/screens/ed28bb12-1ef8-4c4c-b18c-0aa9c9b59dbf__7C___0.html. 46 Ibid. 47 Corinne Abensour, Bertrand Legendre et Marie-Pier Luneau, « Entrer en littérature. Premiers romans et primo-romanciers au Québec, 1998-2008 », Documentation et bibliothèques, vol. LIX, no 1, janvier-mars 2013, p. 36-47. 48 Bertrand Legendre et Corinne Abensour, Entrer en littérature. Premiers romans et primo-romanciers dans les limbes, Paris, Arkhê, 2012, 137 p. 49 Corinne Abensour, Bertrand Legendre et Marie-Pier Luneau, op. cit., p. 41-42. 50 Olga Duhamel-Noyer, interviewée par Marie-Hélène Jeannotte, Université de Sherbrooke, 3 avril 2019, http://youtu.be/4Cfu-1hjhMg.

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d’une publication des Rendez-vous du premier roman, Alto en profite pour s’adresser à l’ensemble des écrivains sélectionnés : « Chapeau aux auteur·e·s qui entament ainsi de si belle façon une carrière littéraire et bravo Annie [Perreault, autrice de La femme de Valence (2018)]51. » En soulignant la réussite des primo-romanciers de manière générale, la maison s’affiche comme une alliée des nouveaux auteurs et, faisant d’une pierre deux coups, insiste sur l’accomplissement de son autrice afin de lui accorder davantage de légitimité. Un lien hypertexte renvoie d’ailleurs vers le profil Facebook personnel de Perreault, ce qui montre l’amitié, la familiarité et la complicité qui existent entre l’écrivaine et son éditeur. On observe ce genre de discours également pour le cas de Christiane Vadnais, qui a écrit Faunes (2018). La maison continue d’insister sur son contentement à faire paraître les livres des primo- romanciers : « Publier quelqu’un pour la première fois a toujours ce petit je ne sais quoi de magique. Bienvenue chez nous, Christiane Vadnais !52 » On l’a compris, Alto, contrairement à ses aînés53, insiste dans son discours sur la beauté de la publication de nouveaux auteurs. Cette action en devient presque noble ; on a l’impression d’assister à la naissance d’une œuvre. Cela est renforcé par l’utilisation du terme « bienvenue » : Alto accueille un nouveau membre dans sa famille, rappelant l’idée de commencement. Tous ces messages sur les réseaux sociaux rendent certainement la jeune maison d’édition plus attrayante pour des écrivains en devenir. L’éditeur semble une porte d’entrée parfaite pour un jeune auteur qui cherche le soutien nécessaire pour corriger son manuscrit (rappelons-nous les pages barbouillées et annotées de Nikolski partagées sur ce même réseau social), mais aussi un accompagnement dans le monde littéraire et, éventuellement, une vitrine intéressante pour se faire connaître du lectorat. Le tout vient également consolider une image de marque qui prime sur la jeunesse : Alto apparaît comme un vivier de jeunes plumes, et ce, même si la maison ne publie pas, toutes proportions gardées, énormément de

51 Éditions Alto, « La femme de Valence figure parmi la sélection québécoise 2018-2019 des Rendez-vous du premier roman », Facebook, 5 septembre 2018, http://www.facebook.com/editionsalto.alto/. 52 Éditions Alto, « Publier quelqu’un pour la première fois a toujours ce petit je ne sais quoi de magique », Facebook, 19 août 2018, http://www.facebook.com/ editionsalto.alto/. 53 Pensons à Leméac, qui privilégie un ton beaucoup plus neutre : le plus souvent, on cite les quatrièmes de couverture ou les articles partagés ; l’expressivité de l’éditeur se limite à de rares adjectifs ou des expressions comme « À découvrir ! ».

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primo-romanciers54. De plus, le public-lecteur, qui a généralement un grand intérêt pour les nouveaux auteurs55, peut ressentir de la sympathie pour un éditeur qui les traite favorablement. Bref, le lien entre un auteur et son éditeur, inscrit dans un régime privilégié et affiché publiquement, est incontournable dans la construction de l’image des nouveaux éditeurs québécois, d’autant plus que cette relation de travail, présente dans toutes les maisons d’édition, bascule davantage du côté d’une amitié intime lorsqu’il est question des éditeurs apparus après les années 2000.

Bras dessus, bras dessous : une image de camaraderie

Au-delà d’une relation de travail basée sur la relecture du manuscrit, les jeunes maisons d’édition montrent qu’elles entretiennent des liens d’amitié avec leurs auteurs. Des écrivains de l’écurie Alto mentionnent parfois en entrevue qu’ils ont l’impression de faire partie d’une nouvelle famille. C’est le cas de Dominique Fortier notamment, laquelle décrit l’équipe d’Alto comme sa « vraie famille56 ». Certes, cette métaphore n’est pas nouvelle et relève de la rhétorique de la « maison » d’édition, mais elle est vite supplantée par des liens de camaraderie, voire de franche amitié. Par exemple, bien qu’elle montre de la satisfaction après avoir remporté le prix du Gouverneur général, Fortier dit se réjouir surtout pour son éditeur, qui le remporte pour la deuxième année d’affilée57. Julie Hétu, autrice de Pacific Bell, publié en avril 2018 chez Alto, partage également sa joie d’intégrer la maison d’édition en commentant une publication Facebook. Elle mentionne directement le nom des trois membres de l’équipe d’Alto, ce qui crée un lien hypertexte vers leurs profils Facebook respectifs et s’assure qu’ils voient son message directement sur leurs pages personnelles. Leur proximité est manifeste dans son commentaire : « J’adore ma nouvelle

54 Dans les dernières années, Alto a publié un ou deux premiers romans par année ; de 2007 à 2016, ils en ont publié cinq au total. Voir l’article suivant : Marie-Pier Luneau, « De cueilleur de cerises à écrivain. La figure du primo-romancier sur les sites d’éditeurs au Québec », Voix et images, vol. 43, no 3, 2018, p. 97. 55 Bertrand Legendre et Corinne Abensour, « Le premier roman entre médiation et médiatisation », Entrer en littérature, p. 91-111. 56 Josée Lapointe, « Dominique Fortier reçoit le prix du Gouverneur général », La Presse, 25 octobre 2016, http://www.lapresse.ca/arts/livres/201611/18/01- 5042809-maisons-dedition-quebecoises-changement-de-garde.php. 57 Ibid.

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famille58. » La relation de proximité peut également s’exprimer en images. Par exemple, lors de la remise du prix du Gouverneur général en 2018 à Karoline Georges pour son roman De Synthèse (2017), lui aussi paru chez Alto, la maison d’édition publie sur Instagram une photo59 d’Antoine Tanguay qui accompagne l’écrivaine à la remise du prix. Ils se tiennent côte à côte, un sourire aux lèvres, partageant un regard complice. S’il est d’usage qu’un éditeur accompagne ses auteurs lors de la remise des prix, en particulier pour le Prix du Gouverneur général, ce qui m’intéresse ici, c’est la monstration de ce duo par le médium de choix que représentent les réseaux sociaux60. Quelques publications plus bas, on peut voir une autre photo61 sur laquelle les trois membres de l’équipe d’Alto mangent du chocolat, un cadeau de Karoline Georges. Une autre autrice de la maison, Élise Turcotte, commente la publication avec son compte « eliselecrivaine62 ». Il est donc possible d’observer des liens d’amitié ou de réseautage émerger entre les éditeurs et leurs auteurs. Cette amitié entre les écrivains et les éditeurs est inhérente au récit de création de la maison d’édition Le Quartanier. Larochellière raconte63 qu’il était libraire responsable de la section poésie à la librairie Gallimard et qu’il a rassemblé un groupe de clients et d’amis qui appréciaient la poésie contemporaine française afin de former la revue C’est selon. De là sont nés Le Quartanier et la revue éponyme : les collaborateurs de la revue sont devenus les auteurs du catalogue. L’origine même de la maison apparaît basée sur un projet rassembleur, fondé sur une passion commune pour la littérature. Or,

58 Julie Hétu dans Éditions Alto, « Au cours des deux derniers jours, Nick Cutter, Steven Price, Julie Hétu, Annie Perreault et Heather O’Neill ont pu rencontrer plusieurs libraires et bibliothécaires à Montréal et à Québec », Facebook, 18 janvier 2018, http://www.facebook.com/editionsalto.alto. 59 Éditions Alto, « Souvenir d’une soirée mémorable chez la Gouverneure générale avec @karolinegeorges », Instagram, 30 novembre 2018, http://www.instagram. com/editions_alto/?hl=fr-ca. 60 Une recherche rapide sur les comptes des éditeurs des lauréats des dix dernières années semble indiquer que Tanguay serait parmi les seuls à utiliser ce type de photos sur Facebook ou Instagram. 61 Éditions Alto, « Merci @karolinegeorges pour ce délicieux cadeau ! », Instagram, 25 octobre 2018, http://www.instagram.com/editions_alto/?hl=fr-ca. 62 Le compte Instagram d’Élise Turcotte, au moment d’écrire ces lignes, a changé de nom pour « elsiechevreuil ». 63 Voir entre autres Olivier Kemeid et Pierre Lefebvre, « Redonner une forme au langage — Pour une certaine idée de la littérature », Liberté, vol. 48, no 3, 2006, p. 45-56 et François Couture, « Éditer à hauteur d’auteur », Livre d’ici, 13 avril 2004, p. 1-3.

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cet élément fait encore partie de l’imaginaire de la critique littéraire : Chantal Guy, dans un article paru en 2013 sur le nouveau roman d’Alain Farah, considérait l’écrivain comme appartenant au « Rat Pack » du Quartanier64. De surcroît, les auteurs et les éditeurs ont une volonté de s’inscrire dans un réseau de camaraderie en ligne. Celle-ci peut s’incarner dans l’iconographie, comme lorsque Le Quartanier publie sur sa page Facebook des photos de ses auteurs qui se côtoient lors des salons du livre65 ; ils sont souvent bras dessus, bras dessous, en train de rire. Cette atmosphère de bonne entente entre les écrivains s’ajoute à une amitié dans l’équipe éditoriale elle-même. On peut voir, chez Le Quartanier comme chez Alto, des photos d’équipe lors de rencontres ou d’activités en dehors du travail66. Les photographies suggèrent qu’ils sont plus que des collègues : ce sont littéralement des amis qui se fréquentent, au-delà d’un cadre professionnel. Cette image peut être attrayante pour un lecteur, qui a l’impression de se joindre à la synergie qu’il observe en photo en commentant sur les réseaux sociaux, où il obtiendra bien souvent une réponse de la part des éditeurs. Le lecteur participe lui aussi en lisant et en achetant les livres de la maison d’édition. Le lecteur-consommateur, maillon important de la chaîne du livre, se laisse convaincre plus facilement s’il se sent directement interpellé, puisque les éditeurs se montrent accessibles sur Facebook, Twitter et Instagram. Cependant, cette même image de camaraderie peut entraîner l’effet inverse chez certains lecteurs, qui peuvent se sentir exclus de la bande soudée qu’ils voient évoluer sur Internet. L’idée d’une « clique », connotée négativement, peut agir comme un repoussoir et nuit paradoxalement à la convivialité si souvent mise de l’avant. Olga Duhamel-Noyer explique que les auteurs de son catalogue ont été choisis dans le but de créer un corpus « hétéroclite pour ne pas faire bande67 ». Elle dit avoir d’emblée voulu des auteurs provenant de différentes générations : « Je détestais l’idée

64 Chantal Guy, « Alain Farah : “Écrire, c’est jouer ; et jouer, c’est perdre” », La Presse, 6 septembre 2013, http://www.lapresse.ca/arts/livres/entrevues/201309/06/01- 4686796-alain-farah-ecrire-cest-jouer-et-jouer-cest-perdre.php. 65 Le Quartanier, « Trois auteurs du Quartanier au Festival America à Vincennes, Stéphane Larue, Éric Plamondon et Christophe Bernard », Facebook, 24 septembre 2018, http://www.facebook.com/lequartanier/. 66 Éditions Alto, « Nous sommes allés au cinéma en équipe hier », Facebook, 25 octobre 2018, http://www.facebook.com/editionsalto.alto. 67 Olga Duhamel-Noyer, interviewée par Marie-Hélène Jeannotte, loc cit.

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qu’on ait tous le même âge68. » Elle cite le cas où, la même année, Héliotrope publiait deux primo-romancières, l’une de 24 ans, l’autre de 74 ans69. Néanmoins, elle explique que, malgré cette volonté initiale, les écrivains publiés par Héliotrope sont devenus amis et ont commencé à se présenter ensemble à des événements littéraires, ce qui peut créer l’image de « clan » qu’elle voulait rejeter au début. Comme toute stratégie, il apparaît difficile d’en maîtriser véritablement les effets : le revers de l’image d’un groupe « tissé serré » semble difficile à contrôler, même lorsqu’on cherche consciemment à l’éviter. Quoi qu’il en soit, l’approche privilégiée par les nouveaux éditeurs consiste à insister sur l’aspect positif de la réunion de toutes ces personnes dans un même groupe et de choisir préférablement le mot « famille », terme à connotation plus positive que la notion de « clan ». Notons tout de même que l’amitié entre écrivains n’est pas seulement limitée aux auteurs qui se partagent un même éditeur. Il y aurait certainement toute une étude à faire sur les échanges virtuels en ligne d’écrivains provenant de diverses écuries qui « aiment » ou commentent la réussite des autres. Loin de se montrer chauvins, les nouveaux éditeurs participent à la même dynamique d’échanges de compliments : ils « aiment » souvent le contenu des pages de leurs « concurrents ». Il arrive aussi qu’ils se prononcent sur les publications des autres. Pensons à Antoine Tanguay, qui, avec son compte personnel, a commenté l’annonce de la publication du Livre de l’immortalité (2018), un ouvrage d’Adam Leith Gollner, sur la page Facebook de Marchand de feuilles pour indiquer qu’il s’agit d’un « excellent livre70 ». Le fait de commenter le travail d’une autre maison ou d’être soi-même mentionné sur une publication donne une visibilité sur la plateforme de l’autre, qui ne rejoint pas nécessairement tout à fait les mêmes abonnés. C’est une stratégie qu’a abondamment utilisée Geneviève Thibault lors de la première année d’existence de sa maison d’édition Le Cheval d’août. L’éditrice faisait directement la promotion d’écrivains n’étant pas publiés par elle- même, mais dont elle connaissait bien le travail, puisqu’elle les avait côtoyés à l’époque où elle travaillait pour la collection « La Mèche » à La courte échelle. C’est une manière d’inscrire sa maison naissante

68 Ibid. 69 Il s’agit d’Alice Michaud-Lapointe, qui a écrit Titre de transport, et de Michèle Comtois, l’autrice de Tableau de chasse. 70 Antoine Tanguay dans Marchand de feuilles, « Le journaliste montréalais Adam Leith Gollner a frôlé la mort », Facebook, 5 novembre 2018, http://www.facebook. com/Marchanddefeuilles/.

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dans un courant d’écrivains et d’éditeurs afin d’intéresser un bassin plus large de lecteurs potentiels. Bien qu’il ne soit pas question de considérer ces commentaires comme relevant purement d’un froid calcul stratégique, il n’en reste pas moins que les conversations entre éditeurs sur les réseaux sociaux renforcent l’idée d’un réseau soudé en raison de l’échange de mentions. Il semble peu plausible que ces éditeurs puissent ignorer appartenir à une communauté reliée par le renouveau éditorial : ils sont souvent cités ensemble dans les articles et invités à participer aux mêmes émissions. Ainsi, il est probablement important pour eux de montrer au public leur bonne entente plutôt que d’agir selon un esprit de compétition. La popularité de l’un aide à la popularité des autres, puisque c’est l’ensemble des maisons de ce boom éditorial qui attire le plus l’attention de la presse. En tant qu’additions récentes dans le champ éditorial, ils font office d’avant-gardes et leurs productions livresques ne sont pas en concurrence directe les unes avec les autres. Rappelons qu’au moment où la plupart des nouvelles maisons d’édition sont fondées, le champ est alors dominé par des éditeurs établis : pour faire leur place, les jeunes éditeurs ont dû, comme le théorise Pierre Bourdieu71, « faire exister une nouvelle position au-delà des positions établies, en avant de ces positions, en avant-garde72 ». Leur position neuve oblige dès lors les éditeurs débutants à se définir en opposition à leurs aînés : « Les nouveaux entrants ne peuvent que renvoyer continuellement au passé, dans le mouvement même par lequel ils accèdent à l’existence73. » Bref, les « nouveaux » en viennent à faire corps et à concurrencer les agents de la production moyenne étant donné qu’à long terme, c’est la place de ces derniers qu’ils chercheront à obtenir. Notons tout de même que cela ne signifie pas que les éditeurs apparus depuis 2000 ont de mauvais rapports avec les maisons établies depuis plus longtemps. Au Québec, les luttes dans le champ littéraire ou éditorial s’expriment rarement de manière frontale ou sur le mode verbal, puisque l’exiguïté du champ littéraire québécois ne favorise pas les querelles ouvertes. Il n’est aucunement étonnant que, publiquement, toutes les maisons s’encouragent, se soutiennent

71 Je suis conscient que la théorie des champs de Bourdieu s’appliquait au XIXe siècle français, mais, mutatis mutandis, je crois qu’elle demeure opératoire pour expliquer certaines logiques du champ littéraire québécois contemporain. 72 Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1998, p. 261. L’auteur souligne. 73 Ibid., p. 262. L’auteur souligne.

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et se félicitent. Quoique ces manifestations soient moins présentes que celles qui s’observent entre les maisons d’une même génération, il n’est pas rare, par exemple, de voir un nouvel éditeur féliciter sur Facebook une maison plus ancienne pour des nominations à des prix où leurs livres figurent ensemble. On peut penser aussi à des collaborations entre les maisons d’édition, comme celle entre Le Quartanier et Boréal. En effet, en 2013, les deux maisons d’édition signent une entente contractuelle de six ans afin que certains titres du Quartanier soient réédités en format poche dans la collection « Boréal Compact ». Les liens qui unissent Pascal Assathiany et Éric de Larochellière sont d’autant plus significatifs étant donné que ce n’est que la deuxième entente à long terme en 25 ans entre la collection de poche de Boréal et une maison d’édition externe74. Les deux éditeurs se retrouvent ici gagnants. Boréal peut diffuser une sélection d’auteurs qui ont été récipiendaires de prix — comme L’homme blanc (2010) de Perrine Leblanc ou Atavismes (2011) de Raymond Bock — et ajouter à son catalogue des titres associés à la relève québécoise. Le Quartanier, pour sa part, profite, jusqu’à la création de sa propre collection de poche en 2016, d’une image de marque déjà bien connue des lecteurs et au capital symbolique déjà consolidé. Comme le dit lui-même de Larochellière : « Au Québec, Boréal Compact est la collection de poche qui m’est la plus chère sur les plans littéraire et éditorial. France Daigle, Dany Laferrière, Louis Hamelin, Hélène Monette, VLB, Suzanne Jacob, il y a pire, comme compagnie, non ?75 » Cependant, on peut soulever l’hypothèse que la logique du champ — lieu de luttes et de tensions par définition — entraîne les nouveaux éditeurs à se positionner comme le contrepoids des maisons telles que Leméac, Boréal ou XYZ. Néanmoins, cette position qui se construit a contrario n’implique pas nécessairement que les nouveaux cherchent à détruire les anciens : s’ils ont besoin de se distinguer pour exister dans le champ, les éditeurs apparus après 2000 peuvent coexister avec leurs aînés sans mettre ces derniers en danger. C’est ce que notent Andrée Mercier et Élisabeth Nardout-Lafarge : « les nouvelles maisons semblent répondre à de nouveaux besoins sans éliminer ni inquiéter outre mesure les pratiques plus anciennes qui perdurent76 ». Somme toute, la compétition entre les jeunes maisons d’édition et

74 Voir Josée Lapointe, « Des livres du Quartanier en compact », La Presse, 18 janvier 2013, p. ARTS2. 75 Éric de Larochellière dans Josée Lapointe, ibid. 76 Andrée Mercier et Élisabeth Nardout-Lafarge, « Présentation : les lieux du changement ? », Études françaises, vol. 52, no 2, 2016, p. 8.

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leurs aînées — si compétition il y a — apparaît surtout comme un moyen pour les nouveaux éditeurs de se définir eux-mêmes comme étant différents par leurs pratiques, ce qui leur permet d’exister dans le champ en adoptant une position décalée.

Les relations avec les autres intervenants de la chaîne du livre Outre les contacts avec d’autres éditeurs, les nouvelles maisons d’édition interagissent également dans le champ littéraire, avec d’autres intervenants de la chaîne du livre. Dans leurs discours, elles mettent de l’avant l’apport de ces derniers dans la réussite d’un ouvrage. On montre au lectorat que le succès en littérature ne dépend pas nécessairement seulement du texte. Ce qui frappe d’abord, c’est la récurrence d’une reconnaissance marquée envers le travail des libraires. On observe en effet beaucoup de commentaires de la part des auteurs à propos du rôle qu’ils ont joué dans la promotion et la vente de leurs livres. Anaïs Barbeau-Lavalette, autrice publiée chez Marchand de feuilles, déclare à propos du succès de La Femme qui fuit : « Mon livre doit son envol en grande partie aux libraires qui en ont pris soin, l’ont recommandé77. » En analysant le discours des nouveaux éditeurs, on peut se rendre compte qu’ils sont conscients de l’existence d’un « effet librairie », une réalité qu’ils utilisent de manière stratégique. Brigitte Bouchard des éditions Les Allusifs, fondées en 2001, « croit que le pouvoir du libraire dépasse désormais celui de la presse78 ». Antoine Tanguay en est lui aussi conscient, puisqu’il envoie davantage de services de presse aux libraires qu’aux journalistes79. Primordiales, les relations avec les libraires assurent une visibilité des livres sur les tablettes et optimisent le bouche-à-oreille, puisqu’on recommande les ouvrages aux clients des librairies. Les réseaux sociaux incarnent un lieu où l’on peut faire la promotion du rôle joué par d’autres intervenants de la chaîne du livre. Les membres de l’équipe éditoriale félicitent souvent, chez Alto, le travail réalisé par ceux que Tanguay nomme ses « Jedis80 », les traducteurs de la maison (qui sont souvent aussi des auteurs).

77 Anaïs Barbeau-Lavalette dans Nathalie Collard, « Prix des libraires : un prix qui a du poids », La Presse, 6 mai 2018, p. ARTS 1-2. 78 Catherine Lalonde, « Les stratégies marketing des petits éditeurs », Livre d’ici, vol. 31, no 6, 2006, p. 7. 79 Ibid. 80 Catherine Lalonde, « 10 ans d’Alto, l’édifice de papier », Le Devoir, 13 octobre 2015, http://www.ledevoir.com/lire/452390/edition-10-ans-d-alto-l-edifice-de-papier.

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La référence à la culture populaire, en utilisant la dénomination propre à la série cinématographique Star Wars, permet ici à Alto de se montrer accessible et « branché », ce qui participe à son image de marque. La maison d’édition ne veut pas faire paraître la littérature comme le domaine exclusif des gens de lettres et des intellectuels qui rejettent la culture de masse : les deux espaces — du populaire et du symbolique — ne sont plus distincts et tendent ainsi à se rapprocher, voire se confondre. Facebook et Instagram constituent des plateformes privilégiées pour saluer également le travail des graphistes. Marchand de feuilles, par exemple, publicise les expositions des artistes qui conçoivent les couvertures81. Chez Alto, on partage chaque année les créations faites par des étudiants universitaires pour une couverture de livre82 dans le cadre d’un cours de design éditorial. On montre à ses abonnés qu’un livre n’est pas qu’un texte, mais revêt une matérialité qui participe de son esthétique, un aspect sur lequel on insiste également dans le discours. Antoine Tanguay croit à l’importance du travail de l’objet- livre : « Grâce à la jaquette, mais aussi grâce à d’autres détails importants — format, papier, police de caractère — le livre, perdu dans une mer de nouveautés, peut attirer le regard du lecteur. Une couverture réussie peut être une bougie d’allumage83. » Au Marchand de feuilles, Vincelette soutient la même chose : « Une belle page couverture attirera peut-être des lecteurs qui n’ont jamais entendu parler du livre84. » Cela donne un rôle central à l’illustrateur ou au graphiste, et par voie de conséquence, à l’éditeur qui sélectionne la couverture. Dans d’autres cas, le travail de l’imprimeur ou du distributeur est mis en valeur. Par exemple, sur sa page Facebook, Marchand de feuilles indique à ses abonnés que le dernier roman d’Éric Dupont, La route du lilas, vient de quitter l’imprimerie en direction du distributeur85. Si, d’une part, le fait d’en parler sur Facebook est

81 Marchand de feuilles, « Il faut voir l’exposition des œuvres de Kai McKall », Facebook, 15 mai 2015, http://www.facebook.com/Marchanddefeuilles. 82 Éditions Alto, « C’est maintenant une tradition », Facebook, 25 mai 2018, http://www.facebook.com/editionsalto.alto/. 83 Antoine Tanguay dans Nathalie Collard, « Les couvertures et leurs dessous », La Presse, 24 avril 2016, http://plus.lapresse.ca/screens/05b4179c-7bb2-447c-a2c2- e4f204dddf66__7C___0.html. 84 Mélanie Vincelette dans Nathalie Collard, « Les couvertures et leurs dessous », loc. cit. 85 Marchand de feuilles, « Merci chers libraires pour votre enthousiasme sans bornes pour le roman LA ROUTE DU LILAS d’Eric Dupont ! », Facebook, 11 octobre 2018, http://www.facebook.com/Marchanddefeuilles.

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avantageux pour la maison d’édition puisque la quantité de livres (deux camions de 54 pieds) est impressionnante, sans parler de la mention d’une réimpression86, on peut, d’autre part, noter que le rôle de trois intervenants de la chaîne du livre, l’imprimeur, le distributeur et le libraire, est mis à l’honneur. Dans la même optique que les auteurs et les éditeurs interagissant sur Facebook, cette fois, l’imprimeur lui-même s’inscrit dans ce réseau en commentant la publication de Marchand de feuilles pour souligner le plaisir qu’il a de travailler avec la maison d’édition87. Aussi, le rôle du diffuseur dans la promotion des romans est parfois mentionné en entrevue. Notons le cas de Sophie Bienvenu qui rapporte que Dimedia, le diffuseur de Cheval d’août, connaît suffisamment le contenu du catalogue pour bien le présenter aux libraires88. Le diffuseur est également, pour Mélanie Vincelette, un acteur essentiel dans la réussite d’un livre comme La Femme qui fuit, puisqu’il faut savoir répondre à la demande des lecteurs qui se multiplient : « Il faut être rapide. Hachette Canada, notre diffuseur, fait partie de l’architecture du succès de La Femme qui fuit. Ils sont imbattables. Ils ont aidé de concert avec les libraires à construire cette cathédrale89. » Autrement dit, la mise de l’avant du rôle d’autres intervenants dans la fabrication et la promotion du livre fait partie des stratégies de promotion des nouveaux éditeurs, lesquels montrent qu’un succès livresque dépend du travail d’une foule de personnes. Cette mise en valeur de la chaîne du livre permet d’assurer une présence régulière sur les réseaux sociaux, tout en variant le type d’interventions. Plutôt que de se borner à souligner la sortie d’un livre, l’éditeur en marque les différentes étapes, de la correction du manuscrit à la distribution en librairie, comme le montre très bien René Audet : Les sites web d’éditeurs, mais plus encore les pages Facebook et, à moindre échelle (en nombre), les comptes Twitter et Instagram, sont des vitrines d’une efficacité redoutable — se substituant, du coup, aux vitrines d’éditeurs au sens littéral, que les badauds aimaient venir reluquer à une autre époque. Ce qui y est exposé

86 Le roman n’est pas encore sorti en librairie, mais les nombreuses commandes des libraires obligent l’éditrice à faire une réimpression avant même la parution officielle du livre. 87 Marquis imprimeur dans Marchand de feuilles, loc. cit. 88 Dominic Tardif, « Sophie Bienvenu : Les gens heureux ont une histoire », Les libraires, no 73, 24 octobre 2016, http://revue.leslibraires.ca/entrevues/ litterature-quebecoise/eric-dupont-tout-donner. 89 Mélanie Vincelette dans Dominique Lemieux, loc. cit.

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est autrement plus varié : épreuves d’un livre, vidéos pour susciter des campagnes virales, déballage des caisses fraîchement arrivées de l’imprimerie, concours thématiques… Ces modalités, proches d’un plan de communication, jouent pleinement du facteur de visibilité de l’éditeur — celui-ci devient un acteur plus riche et complexe aux yeux du public en dévoilant au grand jour les rouages internes de la production qui étaient jusque-là réservés aux initiés90. À cet égard, on peut assurément affirmer que les réseaux sociaux offrent à l’éditeur une plateforme de choix pour se rappeler régulièrement au lectorat. Par l’exhibition de tout le travail en aval de l’œuvre, l’éditeur n’abdique pas pour autant son rôle central dans la fabrique du livre. À la lumière de ces exemples, il apparaît plutôt comme le chef d’orchestre qui dirige et supervise l’ensemble des opérations autour du livre.

Conclusion : visibilité et posture d’une édition à échelle humaine

Après L’Édition sans éditeurs (1999) d’André Schiffrin, qui s’oppose aux grands monopoles éditoriaux à l’aube du XXIe siècle, on a l’impression que les nouveaux éditeurs apparus par la suite tablent sur des entreprises à échelle humaine. Leur posture s’établit donc en opposition aux grands groupes d’édition. La Peuplade est justement créée en réaction à l’acquisition de Sogides par Québecor, conjoncture qui amène Mylène Bouchard et Simon Philippe Turcot à « contrer le grand par le petit91 ». À l’heure où les phénomènes de concentration sont conspués, la rhétorique du small is beautiful, proposée par Ernst Friedrich Schumacher92, recueille sans contredit une importante masse de capital symbolique, précisément parce qu’elle fuit la recherche du profit à tout prix. Dans la foulée, la pratique de l’édition de proximité, où auteurs et éditeurs travaillent main dans la main, en découle de manière naturelle. Le tandem auteur-éditeur, soudé par l’amitié et le désir de produire la meilleure œuvre possible, semble ici proposer un contre-modèle devant les plus grandes structures éditoriales où l’individualité serait dissolue.

90 René Audet, op. cit., p. 70-71. 91 Simon Philippe Turcot dans Marie-Hélène Voyer, « Entretien avec La Peuplade », Salon Double : observatoire de la littérature contemporaine, 4 décembre 2012, http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-la-peuplade. 92 Ernst Friedrich Schumacher, Small is beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Paris, Contretemps/Le Seuil, 1978, 316 p.

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Ce type de discours ne doit pas pour autant faire écran de fumée et conduire à l’idée que des éditeurs établis depuis plus longtemps, comme Boréal ou Leméac, ne déploient pas de telles pratiques. La posture de l’éditeur-passeur semble typique de cette génération précédente d’éditeurs œuvrant dans l’ombre de leurs auteurs. Elle pourrait, bien qu’une analyse détaillée reste à faire, expliquer en partie pourquoi ces maisons valorisent d’autres éléments discursifs, mettant pleins feux sur l’auctorialité. Si, comme le dit Jérôme Meizoz, « tout individu jeté dans l’espace public est poussé à construire et maîtriser l’image qu’il donne de lui93 », alors c’est véritablement en insistant sur la proximité et la camaraderie que les nouveaux éditeurs parviennent à se démarquer de leurs aînés en façonnant leur image en ce sens. Il faut bien noter que si les éditeurs de la relève s’opposent à leurs prédécesseurs, ce n’est pas de manière frontale. C’est en s’affichant comme des agents de renouveau que ces éditeurs manifestent leur distance avec leurs aînés, et non par la contestation. À cet égard, il serait intéressant d’enrichir l’histoire du champ éditorial québécois à la lumière des discours qui ont marqué l’arrivée des différentes générations d’éditeurs. La posture forte des nouvelles maisons d’édition paraît se caractériser par une multiplication de leur visibilité : elles sont très présentes sur les réseaux sociaux — nous l’avons vu —, mais cette posture se déploie également dans les journaux, à la radio, dans les revues littéraires ou culturelles qu’elles publient94 ou même par des émissions en baladodiffusion95. Tous ces lieux pour se mettre en scène permettent à l’évidence d’augmenter le capital de visibilité de ces nouveaux éditeurs, concept défini par Nathalie Heinich comme étant « [c]e différentiel positif dans l’interconnaissance96 ». Généralement, les acteurs du milieu littéraire considèrent qu’une trop grande visibilité, synonyme d’un succès populaire et de capital économique, serait à fuir97. Néanmoins, si l’on pense qu’une maison d’édition, qui, bien

93 Jérôme Meizoz, op. cit., p. 15. 94 Pensons à (aparté) d’Alto, un bulletin saisonnier, à la fois électronique et papier — sous forme d’un grand journal qu’on doit déplier —, dans lequel on promeut les livres à venir, on propose des entretiens avec les auteurs de la maison et on offre des textes inédits. 95 Par exemple, La Peuplade offre désormais des entrevues avec ses auteurs dans une émission en baladodiffusion qu’elle produit, À la ronde. 96 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012, p. 44. 97 Heinich prétend que « la reconnaissance du grand public (mettre un visage sur un nom) n’est pas la bonne monnaie de la reconnaissance littéraire (confirmer la valeur de l’œuvre) » (Ibid., p. 159). L’auteure souligne.

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qu’elle vise à obtenir du capital symbolique, doit réussir à se faire connaître d’un lectorat pour réussir à être viable (elle ne peut espérer durer dans le temps sans vendre de livres), on peut se demander si les nouveaux éditeurs n’ont pas tout à gagner à investir le plus de supports possibles pour propager leur image de marque et augmenter leur capital de visibilité. D’autant plus que leur posture d’une grande famille ou d’une bande d’amis vient constamment atténuer le fait que ces nouveaux éditeurs, qui possèdent un catalogue de plus en plus garni et qui ont de plus en plus de moyens, se déplacent peu à peu dans le champ au fur et à mesure qu’ils gagnent en âge pour se diriger vers une position plus médiane. Somme toute, l’analyse du discours des nouveaux éditeurs et de leurs auteurs, tant dans les médias traditionnels que sur les réseaux sociaux, montre, dans un premier temps, que la valorisation du travail effectué par l’éditeur sur le manuscrit tend à sacraliser son rôle dans la transformation du texte, qui devient, par son intervention, « littérature ». De plus, l’amour des mots et l’amitié que partagent les éditeurs et leurs auteurs permettent de mettre en œuvre une logique plus artisanale. En outre, on constate que la bonne entente est de mise entre les maisons, car les nouveaux éditeurs bénéficient de l’existence des autres : c’est l’accumulation des petites maisons apparues depuis 2000 qui permet de voir un mouvement de renouveau dans la littérature et dans la manière de faire le livre au Québec. Chacun à leur façon, ces éditeurs ne se désignent peut-être pas comme des pionniers, mais à tout le moins comme des forces qui régénèrent avec vigueur les pratiques éditoriales. Mais ce qui apparaît surtout, c’est que l’éditeur pointe lui-même le rôle central et essentiel qu’il occupe dans la chaîne du livre. À une époque où il n’a jamais été aussi facile de s’autoéditer et de faire son auto- promotion — grâce à Facebook, Twitter et Instagram —, on remarque que l’éditeur doit plus que jamais défendre l’importance de sa propre fonction dans le champ.

Notice biographique de l’auteur

Maxime Bolduc est étudiant à la maîtrise en études françaises à l’Université de Sherbrooke et assistant de recherche au Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ) depuis 2017. Son mémoire de maîtrise, réalisé sous la supervision de Marie-Pier Luneau, portera sur la posture des éditeurs québécois contemporains.

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Amy Kaufman

Abstract This essay combines close bibliographical analysis of the 1856–66 ledger of Thomas Burrowes, Justice of the Peace for Kingston Mills in what is now Ontario, with a wide-ranging discussion of what the document can reveal about its owner and about the practice of everyday justice in a small mill town in the years leading up to Canadian Confederation. It considers the effect of reading about law in manuscript versus printed form. It follows the intriguing evidence contained within the ledger to consider its possible uses by subsequent owners after Burrowes’s death, tracing the ledger in its circular journey from Kingston Mills to the Queen’s University Archives in Kingston via Detroit and Indiana.

Résumé Cet article unit une analyse bibliographique approfondie du grand livre de Thomas Burrowes, le juge de la paix pour le village de Kingston Mills à l’actuelle province d’Ontario entre 1856 et 1866, avec une vaste discussion sur ce que le document peut révéler au sujet de son propriétaire et de la pratique de la justice quotidienne dans un petit village industriel au cours des années précédant la Confédération canadienne. L’article examine les effets du format manuscrit sur la lecture de documents juridiques comparativement aux formats imprimés. Il présente également une analyse des preuves figurant dans le manuscrit afin de considérer les usages possibles du grand livre par ses propriétaires subséquents après le décès de Burrowes, en suivant le parcours circulaire du document de Kingston Mills aux archives de l’Université Queens en passant par Détroit et l’Indiana.

Introduction This essay will examine the 1856–66 ledger of Thomas Burrowes, a Justice of the Peace (JP) for Kingston Mills, Canada

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West.1 Because magistrates administered justice at its lowest levels, this ledger gives a rare glimpse into the everyday concerns of people living in a village on the Rideau Canal in the years leading up to Confederation in 1867. Taking as its starting point D. F. McKenzie’s definition of bibliography as “the discipline that studies texts as recorded forms, and the processes of their transmission, including their production and reception,”2 this essay will explore the contents of the ledger along with its characteristics and provenance to provide a fuller picture of this historical legal object. Unlike the experience of reading printed law reports and legal treatises, which direct the reader to the outcome of cases and how they contribute to the development of the common law, reading Burrowes’s ledger refocuses the reader on the individual human participants and the contingencies of the legal process. The ledger records an ancient, more intimate form of justice where all the actors are part of the same small community.3

Provenance Thomas Burrowes (1796–1866) is known for his contribution to the construction of the 202–kilometre Rideau Canal from Ottawa to Kingston as part of Britain’s military infrastructure for the defence of Canada.4 Born in Worcester, England, Burrowes trained as a military engineer and came to Upper Canada with the Royal Sappers and Miners in 1818. After a short sojourn in England, he returned to Canada in 1826 as a civilian Overseer of the Works for building the Rideau Canal. Upon promotion to Clerk of the Works of the project’s southern section, he moved to Kingston Mills, where he continued to live after his retirement in 1846, when he was appointed JP and Postmaster. At the time, Kingston Mills was a village of about

1 Ledger of Thomas Burrowes, Justice of the Peace, F3 E9, 2015-34, Queen’s University Archives (hereafter cited as Burrowes MSS). Prior to Confederation, colonial Ontario was called Upper Canada (1791–1841) and Canada West (1841–67). 2 D. F. McKenzie, Bibliography and the Sociology of Texts (Cambridge: Cambridge University Press, 1999), 12. 3 See: Michel de Certeau, “Reading as Poaching,” in The Practice of Everyday Life, trans. Steven Rendall, 3rd ed. (Berkeley: University of California Press, 2011), 165–76 (168). 4 UNESCO, “Rideau Canal,” World Heritage List, accessed 26 October 2020, https://whc.unesco.org/en/list/1221/.

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150 people with saw and lath mills, two taverns, a general store, and a blacksmith. It was the location of the final lock station before the Rideau Canal reached Kingston and Lake Ontario, about six miles distant.5 Burrowes is best known to Ontario archivists and historians for his 115 watercolours of the Rideau Canal, which the Archives of Ontario has declared “some of the most famous images in Ontario history.”6 The Archives of Ontario received the paintings from Alexander Ross, one of Burrowes’s grandsons, whose aunt had found them in the attic of her Detroit home in 1907 along with “some of the original fieldnotes, maps, plans and copies of official correspondence relating to the construction of the Rideau Canal and the founding of Bytown.”7 Missing from this list is Burrowes’s ledger, even though it contains notes dated 1876 at Detroit. At some later point, it evidently parted ways with the rest of Burrowes’s legacy. By 2015, an Indiana judge had donated the ledger as part of a collection of local judicial records to the state’s Yorktown–Mt. Pleasant Township Historical Alliance. It was the Alliance that properly identified the ledger and donated it to Queen’s University Archives in Kingston, where they felt it belonged.8 It is not unusual for ledgers such as these to go astray. Because they were at the periphery of the administration of justice, they often fall on the side of “private legal documents”9 and may not form part of judicial archives. Even when legislation provides that such ledgers form part of the official record, their owners have not always complied with the requirement to surrender them.10 In addition, the preservation of colonial-era legal records was unsystematic in Ontario.11 The reappearance of Burrowes’s ledger in its county of origin offers significant new evidence on the local practice of the administration of colonial justice in pre-Confederation Canada.

5 The Canadian Directory for 1857–58 (: John Lovell, 1857), 221, 248. 6 Archives of Ontario, “Eyewitness: Thomas Burrowes on the Rideau Canal,” accessed 26 October 2020, http://www.archives.gov.on.ca/en/explore/online/ burrowes/index.aspx. 7 A. H. D. Ross, Ottawa Past and Present (Ottawa: Thorburn & Abbott, 1927), i. 8 Becky Monroe, president, Yorktown–Mt. Pleasant Township Historical Alliance, email messages to author, 27–29 July 2019. Unfortunately, the judge has since relocated, so the provenance cannot be traced further. 9 C. J. Shephard, “Court Records as Archival Records,” Archivaria 18 (1984): 124–34. 10 See, for example: M. H. Hoeflich, “An Unknown Notaries’ Ledger from Douglas County, Kansas,” Kansas Law Review 66, no. 4 (2017), 673–83. 11 Louis A. Knafla, “‘Be It Remembered’: Court Records and Research in the Canadian Provinces,” Archivaria 18 (1984): 105–23 (111).

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The Role of a Justice of the Peace

As a JP, Burrowes could try summary offences. In general terms, that meant low-level criminal matters, such as minor assaults and property offences. He was also responsible for trying regulatory offences, such as evading statutory duties. The two most common were failing to attend the yearly muster day, which was required of every man aged 18–40, and neglecting to perform statute labour, which was generally two days of road work per year for every man aged 21–60.12 Burrowes could also hear minor civil matters, such as suits regarding property damage or non-payment of wages. Criminal and civil matters were not sharply delineated at this time, as the prosecution of criminal matters often required the initiative of a private citizen. In practice, this meant that a person called the prosecutor, or sometimes the complainant, would bring a matter before Burrowes. The person against whom the matter was brought was the defendant. A matter could be brought at any time; there were no set times for Burrowes to hear cases. Like most JPs in rural areas, his home was the courtroom, and he was required to “throw open his doors” to interested observers.13 Witnesses might be called and, after hearing the evidence, Burrowes would render a decision. As this scene unfolded, Burrowes made notes in his ledger. His convictions could be appealed to the Court of Quarter Sessions in the county town of Kingston, to be heard by two or more JPs sitting together.

Magistrates’ Manuals

There were few manuals which Thomas Burrowes could have consulted for guidance in performing his duties as a JP in 1856. One was A Treatise on the Law and Practice of Summary Convictions and Orders by Justices of the Peace, in Upper and Lower Canada, written

12 W. C. Keele, Esq., The Provincial Justice, or Magistrate’s Manual, Being a Complete Digest of the Criminal Law of Canada, and a Compendious and General View of the Provincial Law of Upper Canada: With Practical Forms For the Use of the Magistracy, 3rd ed. (Toronto: H. Rowsell, 1851), 472, 619–20. 13 Edward Carter, A Treatise on the Law and Practice of Summary Convictions and Orders by Justices of the Peace, in Upper and Lower Canada, with Numerous References to English Decisions and Judgments of the Superior Court, and on the Remedy By Appeal and Certiorari; Together with Practical Forms (Montreal: John Lovell, 1856), 61.

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by Montreal lawyer Edward Carter and printed in Montreal in 1856 by the pre-eminent nineteenth-century printer-publisher John Lovell. Carter judged the colonial experience with JPs to be “in its infancy” compared to the “progress and perfection” of the system in England.14 This book was an attempt to help guide those magistrates whose appointments had been “unavoidably made from a class of men whose education and whose opportunities for improvement but little fitted them for the proper discharge of their duties.”15 If Carter’s judgment is accurate, Burrowes’s background rendered him exceptionally fit for the appointment. It could also have been that Burrowes was one of the few in Kingston Mills who fit the statutory requirements to be a JP. Only “the most sufficient persons” in a district, determined by a property ownership requirement, could be magistrates.16 The role of JP was not an easy one. Beyond the general difficulty of interpreting statutes without legal training, there was also new legislation to apply and lingering questions about precisely which parts of English law had been received into the colony. JPs also had to contend with changes to their own powers in a shifting legal landscape. Most pertinently, the Summary Convictions (Upper Canada) Act of 1834 had expanded their jurisdiction to try cases of common assault and petty trespass by themselves, rather than referring them to the Court of Quarter Sessions.17 This act required that “a Minute or Memorandum” of a conviction or order be made, so that afterward the actual conviction or order could be drawn up “in proper form” to be “lodged with the Clerk of the Peace” by which it would become part of the Records of the General of Quarter Sessions of the Peace.18 However, the legislation was silent as to the form of this minute/memorandum. Magistrates’ manuals also focused more on the requirement than the form. For instance, on this point, Carter quoted an English case from 1800: “It is a matter of constant experience for magistrates to take minutes of their proceedings, without attending to the precise form of them, at the time they pronounce their judgment, to serve

14 Ibid., xiv. 15 Ibid. 16 Keele, The Provincial Justice, 339. 17 An Act to provide for the Summary Punishment of Petty Trespasses and Other Offences, S UC 1834 (4 Wm 4), c 4. 18 Summary Convictions (Upper Canada) Act, S UC 1853 (16 Vict), c 178, s 13.

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as memorandums for them to draw up a more formal statement of them afterwards to be returned to the Sessions.”19 Another manual that Burrowes could have consulted, The Provincial Justice, or Magistrate’s Manual by Toronto lawyer W. C. Keele, explained that the common law requirement to keep accurate notes would help JPs comply with the statutory rule that evidence must be stated “as nearly as possible in the words used by the witness”20 when they drew up the form for conviction.21 Keele also called “the attention of the magistracy to the statute of 4 & 5 V. c. 12, which requires justices of the peace to make a return of all convictions and fines had before them to the next general quarter session, under a penalty of £20. The accidental neglect of this duty,” he warned, “has sometimes exposed magistrates to vexatious qui tam actions.”22 There had also been the recent introduction of a general right of appeal from “convictions before individual magistrates,” a change Keele noted with approval, for it would “stimulate the presiding justice to a vigilant and impartial discharge of his duty on the one hand, and, on the other, afford just and proper relief in those cases which, through some error in judgment, may require revision.”23 At the same time, JPs were protected from irregularities or defects “in the form of their proceedings” as long as they were “grounded upon good causes, and where [JPs] have acted without malice.”24 These measures allowed people not trained in the law to vary in their individual practices as long the more formal written aspects of their administration of justice, such as sending in returns of convictions, conformed to prescribed forms and rules. There is nothing to indicate that those initial records of proceedings were anything but Burrowes’s own property and for his own use, so it appears to have been up to Burrowes to create them in the form he chose.

19 R v Barker (1800), 1 East 186, 102 ER 73 at 74. 20 An Act to Facilitate Summary Proceedings before Justices of the Peace, and to afford such Justices reasonable protection in the discharge of their duty, S UC 1832 (2 Wm 4), c 4, s 1. 21 Keele, The Provincial Justice, 405, 42. First published by the Upper Canada Gazette in 1835, later editions, including the third edition from 1851 cited here, were published by Henry Rowsell, a prominent bookseller and publisher in Toronto. 22 Ibid., iv. A qui tam action is one in which a private citizen enforces a civil law and is entitled to a share of the fine. See: Jonathan Law, Oxford Dictionary of Law, 9th ed. (Oxford: Oxford University Press, 2018), s.v. “qui tam action.” 23 Keele, Provincial Justice, iv. 24 Ibid., 417.

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The Ledger

The ledger is a folio almost one inch thick with foolscap-size leaves approximately eight inches across and twelve inches tall, and bound with paperboard covered in leather that is worn and scratched. It has been blind-stamped to create a dentelle border on the front and back covers and fillets on the spine.25 Its pages display two watermarks: seated Britannia and the words “HARRIS & TREMLETT 1840.”26 The seated Britannia, a very common watermark, indicates that the paper came from England but offers no more specific information.27 The countermark, a millmark, is much more helpful, indicating the paper came from Countess Weir Mills, Topsham, Devon, a partner- ship that lasted until 1844.28 While the paper for the blank book may have been imported, Burrowes would have been able to purchase it locally: an 1855 directory of the City of Kingston, printed by a local bookseller and stationer, lists four business that could have supplied such a book to him. One of those same businesses has an advertisement in an 1865 directory explicitly listing “ledgers, journals, and blank books of all kinds” for sale.29 It appears there were once about 130 leaves in this book in gatherings of ten that have been sewn together, but it is difficult to confirm because the binding is tight and damaged. The endpapers are marbled. The pages Burrowes used for recording his magistracy work account for fifty-three of the leaves, most of which he has paginated in the upper left corner of the versos. Most of the rest of the leaves are blank, while a few contain words of obscure intent that appear to be in different hands from Burrowes’s, including one that looks like the tentative hand of someone learning to write.30 There are fingerprints,

25 See image 1 in the Appendix. 26 See images 2–3. 27 W. A. Churchill, Watermarks in Paper in Holland, England, France, etc., in the XVII and XVIII Centuries and Their Interconnection (Amsterdam: M. Hertzberger & Co., 1935; Nieuwkoop: B. De Graaf, 1985), 42–43. Citation refers to the De Graaf edition. 28 “Notice,” London Gazette, no. 20399 (1 November 1844), 4583. 29 A Directory of the City of Kingston and the Villages of Waterloo, Portsmouth, Williamsville and Barriefield (n.p.: John Duff, Bookseller and Stationer, 1855); Mitchell & Co.’s General Directory for the City of Kingston, and Gazetteer of the Counties of Frontenac, Lennox and Addington for 1865 (Toronto: Mitchell & Co., 1865). 30 See image 4.

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shadows of pressed tree leaves, and shading indicating where loose documents were once positioned.31 Thirteen leaves have been partially or fully excised, and a number of loose leaves have been tucked into the ledger. These aspects suggest that the ledger has had more than one life, and that it may have followed a path typical of household albums that after their initial use were “deployed as recycled paper” or “transferred within their nineteenth-century household from the parlor to the nursery, furnishing the surfaces on which small children might practice their penmanship.”32 Burrowes transformed his blank book into a ledger by creating a particular structure on each opening. In ink varying from brown to black, Burrowes carefully hand-ruled the pages. He created two types of entries. The first type are openings headed with a variation of “Memoranda of Fees and Charges as a J.P. with the Fines Imposed, Orders, &c.” (hereafter Memoranda) with the date of the quarter, in which he listed elements of the cases before him. He typically wrote across the opening, starting with the verso of one leaf on the left and then onto the recto of the next.33 This precise structure could cause Burrowes problems, particularly if the volume of information was greater than space allowed. One solution was to use pencil to annotate or overwrite earlier notes.34 Burrowes also used pencil to record initial findings that he might later trace over in ink. He had a small, tight hand, with a slight slope to the right. There are few ink blots, errors, or evidences of hesitation. Given the descriptions of proceedings from the magistrates’ manuals, Burrowes likely wrote his Memoranda entries as the parties argued before him at his house, Maplehurst, which still stands. This aspect of the ledger reminds the reader of the central place of orality in the administration of justice, which written reports obscure: these are contemporaneous recordings of a scene unfolding before Burrowes, in which he hears the participants’ pleas and ultimately renders a decision. Michel de Certeau has asserted that “reading is preceded and made possible by oral communication, which constitutes the multifarious ‘authority’ that texts almost never cite.”35 The ledger succeeds in capturing this elusive authority on the page.

31 See image 5. 32 Deirdre Lynch, “Paper Slips: Album, Archiving, Accident,” Studies in Romanticism 57, no. 1 (2018): 87–119 (113). 33 See image 6. 34 See image 7. 35 de Certeau, “Reading as Poaching,” 168.

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The second type of entry consists of openings headed with variations of “Return of Convictions made by me” (hereafter Return) with the date of the quarter and Burrowes’s location, in which he made an official summary copy of the convictions from the previous quarter’s Memoranda pages. For these openings, he turned the book ninety degrees and wrote from top to bottom, starting with the verso of one leaf and continuing down onto the recto of the next.36 He signed his name fully after each quarter’s returns. These pages have a more self-conscious, ceremonial quality, in contrast to the workaday appearance of the Memoranda. The Memoranda pages are more interesting to read, as they contain layers of information not included in the written Return pages. A typical Memoranda opening will be ruled into columns containing party names, charges, fees, fines, other procedural notes, and a dispo- sition. Each entry is discrete and separated by horizontal lines. This method allowed Burrowes to organize both his notes and his own mind by prompting him to identify the legally relevant elements of the matters that came before him. However, his ledger also reveals how unpredictable the course of justice could be. Matters might be settled or appealed; defendants might pay fines in installments or abscond. These contingencies required him to read and alter his own text, and they did not always fit within the organizational structure by which Burrowes presented his work on the page. They required him to develop new strategies to revise and enhance his original notes, like Sherman’s “marking readers” who devised “systems of signs” and ways to signal “key subjects and claims at a glance.”37 The techniques he chose are remarkably consistent. As both the ledger’s author and reader, Burrowes could have altered his initial organizing structure for the Memoranda once its limitations became evident. However, he did not, keeping the roles of author and reader distinct. First, as author, he set up his opening’s structure and filled it in as cases came before him. Then, as his ledger’s reader, Burrowes wandered through his own imposed system and remade its text, the separate work of lectio.38 He added notes and recorded fine payments in pencil or a different ink, allowing a reader to distinguish between the original disposition and new information at a glance.

36 See image 8. 37 William H. Sherman, Used Books: Marking Readers in Renaissance England (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2008), 25. 38 See: de Certeau, “Reading as Poaching,” 169.

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Most strikingly, he wrote the ultimate disposition, such as Settled, Paid, No Appearance, or Withdrawn, diagonally with a slight flourish across the fees entry. Appealed meant one of the parties had appealed Burrowes’s decision to the Court of Quarter Sessions, and QS meant he had referred a case there himself. This manner of highlighting the final disposition encourages reading the case backward, with the reader knowing the outcome before ascertaining the charge or even the people involved. It would also allow Burrowes to quickly determine a previous case’s outcome.

Figure 1. The prominence of diagonal notations, p. 26.

Since Burrowes set up his page before hearing cases, he sometimes lacked space to finish an entry. One strategy in such a case was to use a manicule. For example, on 15 July 1857, Burrowes had convicted “Martin Fowler & Mary his Wife” of “Malicious Trespass to Property” for damaging an apple tree with an axe. Later Burrowes overwrote his record of the fees at a diagonal with the words “Conviction Quashed” in a larger hand, crosshatched the original fines, added “See note,” and drew a manicule to point to the next column.39

Figure 2. Detail of manicule, p. 13.

39 Burrowes MSS, 12–13.

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There he wrote: “Appealed to Q.S. 9 Sep 1857…—The conviction quashed—the Words Wilfully + Mischievously having been used instead of Unlawfully and Maliciously.”40 This entry is interesting for several reasons. First, the existence of the notation suggests that Burrowes followed appeals attentively. Second, the ground for quashing Burrowes’s conviction is technical and thus the level of legal acumen expected of him is high. Third, Burrowes describes being overruled dispassionately without any defensive comments. Fourth, he employs a manicule to refer to a note that provides more detail, in line with the old practice of using that mark to highlight particular passages.41 Along with manicules, Burrowes often used an asterisk variant, “a small cross with a dot at each angle,” to develop his use of the available page space.42 One example appears in an entry noting that Robert Cearus had indicated he would appeal Burrowes’s ruling that Cearus was liable to Elizabeth Cawley for non-payment of wages. The asterisk leads to new information marked by a matching symbol within a little box that Burrowes had sketched: “In Cearus’ case, appeal not tried—the Bail not having been entered into he came and paid the Amount of Order + costs two days after.”43 Throughout the ledger, Burrowes used this symbol to point to sections that he had set off.

Figure 3. Detail of second asterisk in box that has been set off, p. 25.

The only other mark that Burrowes uses is a fletched arrow to bring information together.44 There are no symbols or little drawings that a person might be expected to make in his personal book as he sat through hearings over many years. Given that Burrowes was an accomplished draftsman, surveyor, and painter, it is surprising how rarely he departs from script.

40 Ibid. 41 Sherman, Used Books, 29, 37. 42 Peter Beal, A Dictionary of English Manuscript Terminology: 1450 to 2000 (Oxford: Oxford University Press, 2009), s.v. “asterisk.” 43 Burrowes MSS, 25. 44 Ibid., 55. See image 9.

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A Window into the Processes of Local Justice

As other studies of magistrates’ ledgers have noted, these documents record the everyday concerns of people, issues of such small significance that they usually escape higher court records.45 Burrowes’s ledger reveals not just the issues that drew his neighbours into the legal system but also how they, and he, negotiated that system. Throughout the ledger, he records the physical location of that justice as Maplehurst, his house, at the top of his openings. While a JP had authority throughout his county of appointment,46 Burrowes only records one instance of dispensing justice by himself outside of Kingston Mills. The Return of 20 April 1860 lists his location as Barriefield, a nearby village, where he convicted six people of selling alcohol without a licence.47 Why Burrowes records himself travelling with his ledger just once remains a mystery. Alongside his decisions, Burrowes recorded issuing search warrants and summonses, setting fines, and determining how long people had to pay them. He recorded when fines or fees were paid, added remarks, and sometimes wrote on top of earlier notes. The effect of all these pieces of information added to the ledger at various times is to convey justice as an ongoing process rather than a judgment simply handed down, as printed law reports from higher levels of the justice system might imply. The ledger’s palimpsestic corrections and overwriting shows justice as something flexible, with new knowledge altering old conclusions. On a human level, the ledger also reveals that Burrowes was concerned with both justice and mercy. In an 1861 entry, he noted that he had fined a woman for setting her dogs on some cattle, but then writes in a different ink, “not exacted. She is very poor.”48 The different ink suggests there could have been an interval of time before that decision, allowing Burrowes time for reflection or for the woman to plead poverty before him. McKenzie has described how in seventeenth-century England, “Acts and proclamations might be printed and widely dispersed … but most of the executive actions taken to implement them were initiated

45 See, for example: Tom Semmerling, “The John Marshall Clemens Law Ledger: A Legal Vestige of the American Frontier,” Western Legal History 21, no. 1 (2008): 55–82 (79). 46 Keele, Provincial Justice, 403–4. 47 Burrowes MSS, 52. 48 Ibid., 66. See image 10.

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in writing.”49 This combination of print and manuscript remained true in nineteenth-century Canada. The inclusion of a fragment of a Return written by Burrowes, perhaps a rough draft, provides the link that lets us see how the legal process went from print to manuscript and back to print. Burrowes recorded enforcing the printed statutes in his ledger and then, once a quarter, copied all convictions into a Return for the Clerk of the Peace.50 The Clerk compiled and printed all the county’s Returns in one document, titled Schedule of Summary Convictions and Orders, showing all quarterly convictions. A copy of this printed document was folded, addressed on its verso, and mailed to Burrowes. Six of these are tipped into the ledger and one is tucked into its pages.51 Two other types of printed material have been laid in. Calendars printed by newspapers from 1860 and 1866 are pasted on top of the marbled front endpapers, perhaps to keep track of dates; someone, presumably Burrowes, has numbered each week for 1866. On an unfinished page from 1863, he has pasted in the quarter session terms and county courts’ sitting dates for 1866. The inclusion of all steps in the judicial process in the ledger suggests a man who consciously situated himself within the larger justice system. It also underlines the importance of this volume to Burrowes’s judicial praxis. The ledger allows for both broad and deep examinations of the administration of justice. One can identify broad trends as well as analyze specific case notes to consider how the people of Kingston Mills navigated colonial law. Based on the frequency of entries, the most common charge before Burrowes was assault in its many variations. Women assaulted women: Alice Moore charged Mary Harrington with “Assault by tearing cap and hair of her head.”52 The sawmill was a common location for violent conflict in the village, as when William Robinson accused James Macdonald, “both of Kingston Mills, Sawyers,” of “assault + battery at + in Sawmills.”53 Families were able to intervene to de-escalate legal proceedings: Burrowes noted that this assault had been settled at the request of Robinson’s father, with “Deft paying costs.”54

49 D. F. McKenzie, “Speech-Manuscript-Print,” in Making Meaning: “Printers of the Mind” and Other Essays, ed. Peter D. McDonald and Michael F. Suarez (Amherst: University of Massachusetts Press, 2002), 237–58 (244). 50 See image 11. 51 See image 12. 52 Burrowes MSS, 14. 53 Ibid. 54 Ibid.

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Indications of kinship abound. People with the same last name, or a man and “his wife,” appeared on the same and opposite sides of a conflict. For example, on 24 June 1857, Burrowes convicted Robert Martin and Mary Cearus of “trespass and mischievous injuries to Trees, cutting and taking Hemlock Bark,”55 perhaps for tanning.56 The charges had been brought by John Cearus. In another matter, Margaret Donoghue was charged with assault and battery by Daniel Donoghue and also with resisting the constable on duty, Matthew Donoghue, on 6 July 1857.57 Private matters— men willing to bring female relations up on charges of assault and trespass—comingled with public ones, since people also acted in official capacities against family members in enforcing statute labour duties and keeping the peace. With the passing of the Petty Trespass Act in 1834, JPs were given the power to handle summary offences. This in turn opened the justice system “to ‘marginalized’ elements of society,” observes Susan Lewthwaite in her study of nearby Newcastle district, finding that “Native people, women, and poorer individuals went before magistrates to make complaints against others, where they might have been reluctant to risk the expense and inconvenience of taking a case to the higher courts.”58 It is not immediately apparent if Indigenous people were appearing before Burrowes, but it is possible to tell from his noting of people’s occupations, such as “sawyers,” that poorer people were. And it is clear that many women brought actions before Burrowes, against both men and other women. For example, in August 1857, Mary Donnelly brought a suit against Robert and Hannah Dunlop for “detaining wearing apparel as a Boarding House Keeper after Failure of Payment.” In the fees column, Burrowes overwrote “Settled in Full.”59 From his notes, it appears that while Burrowes fined the Dunlops, he also ensured they received the amounts owed to them. That same day, Hannah Dunlop was also accused by Mary Moore of “Having possession of a stolen

55 Ibid., 11. 56 Campbell Morfit, The Arts of Tanning, Currying, and Leather-Dressing (Philadelphia: Henry Carey Baird, 1852), 320. 57 Burrowes MSS, 14. 58 Susan Dawson Lewthwaite, “Law and Authority in Upper Canada: The Justices of the Peace in the Newcastle District, 1803–1840,” (PhD thesis, University of Toronto, 2001), 140, http://hdl.handle.net/1807/15979. 59 Burrowes MSS, 14.

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Quilting frame the property of Anastasia Millet borrowed by daughter of Complainant.” Burrowes noted that he had issued a search warrant. On this charge, Dunlop was luckier: Burrowes overwrote that the charge was dismissed because there was “no evidence to Convict.”60 The ledger records many attempts to evade statutory duties. Answering a charge of “Nonperformance of Statute Labour 2 Days,” Patrick Prendergast brought an affidavit from his mother that persuaded Burrowes that Prendergast would not be twenty-one until “8th August next,” and was therefore underage.61 Burrowes recorded officers coming before him with lists of people to charge with failing to attend the annual muster of the 2nd Frontenac Militia regiment. On 29 September 1857, Captain Daniel E. Grass charged twenty-one men from the nearby village of Portsmouth with non-appearance at the May muster. Burrowes fined fourteen, though he then wrote “Dead” over one fine, noting that the man had subsequently been killed by sunstroke.62 That Burrowes heard matters about men from Portsmouth could suggest that Burrowes’s district extended beyond the vicinity of Kingston Mills or that magistrates from around the county each processed part of a larger list of men who did not appear for militia duty, regardless of specific district. On another occasion, Hugh Lyons successfully argued that he was too old for militia duty by bringing his father to swear that Lyons was “41 years of age. Case dismissed.”63 Most of the rest of the men charged with not appearing at the muster were fined, including Robert Sunderland, who, Burrowes noted, “paid in full after having been on his way to gaol,”64 as a sentence of six days to a month could be substituted when fines were not paid.65 The fact that people could argue successfully that they were slightly too young or too old for statutory duties suggests that reliable records of births were not easily available, as it only took a parent attesting to a child’s age for Burrowes to accept it. It could also indicate that Burrowes was relaxed about enforcing these duties. However, that attitude only went so far; after all, when Robert Sunderland finally paid his fine “on his way to gaol,” it was likely Burrowes who had sent him there.

60 Ibid. 61 Ibid. See images 13–14. 62 Ibid., 18. See image 15. 63 Burrowes MSS, 8. 64 Ibid. 65 Keele, Provincial Justice, 472.

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The Ledger’s Afterlife This essay has focused on the book as a judicial ledger, but it also contains elements that are less clearly related to the administration of justice at Kingston Mills. These include letters and fragments of letters, a map of the area signed by Burrowes, pressed tree leaves, a contract, records of financial dealings, and words written on other- wise blank pages. The dates of some of these elements indicate that the ledger had left Kingston Mills by 1876 and was used after Burrowes’s death. Taken together, these elements complicate the history of the ledger, suggesting that beyond its initial use, the book appears to have been treated as both a container for important records and a source for paper. That its intended purpose changed after an important life event—in this case a death—is not unusual. Many “home-made” books found in archives are not easily categorized as one type of book and have “merged formats.”66 As a leather-bound book containing judicial proceedings, Burrowes’s ledger connotes serious business. Perhaps this is why it appears to have been used as a place to store important records both during and after his death. For example, there is an 1843 contract, in a different hand, between Burrowes and two other men at Kingston Mills regarding sheep. Other leaves are less easily understood because they are fragments, like the poignant note from Vincent Oakley, dated 1863 at Kingston Mills, addressed only to “Sir,” begging the recipient to settle an account that “has already extended far beyond the time my means allows me to give.” Had Burrowes been in debt, or was this tendered evidence that he had retained? Among many blank leaves, there is a page of records all dated 1876, ten years after Burrowes’s death, in which John Gibson acknowledged receipt of money from “Mrs. Burrowes” toward a building contract in Detroit. There is also a loose note dated 1876 in which Thomas Brady acknowledges payment from “Mrs. Margt Burrowes,” Thomas Burrowes’s widow, for work on Detroit land. There is evidence that a rusty pin once attached the note to a blank page in the ledger, which shows matching pin marks. Loose matter was added to the ledger and leaves were taken away. Most significantly, because the first page of the written portion

66 Ronald J. Zboray and Mary Saracino Zboray, “Is it a diary, commonplace book, scrapbook, or whatchamacallit? Six years of exploration in New England’s Manuscript Archives,” Libraries and the Cultural Record 44, no. 1 (2009): 101–23 (102, 107–13).

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of the ledger is torn, judicial information from 1856 is incomplete. It is unclear if the page was torn during or after Burrowes’s lifetime, but it is the only page missing from the judicial portion of the book. The other significant page to be excised is the rear free endpaper; this was likely Burrowes’s doing, as the endpaper’s stub is then used to anchor his tipped-in printed Returns.

Conclusion In his ledger, Burrowes created a manuscript record of justice in Kingston Mills, one he continually altered as new cases came before him and the status of existing cases changed. He pasted in printed materials that would assist him. He used reading marks to point to critical information. He kept important records within it. The ledger was created to be consulted, reread, copied from, and refined. In this way, it was somewhere between a commonplace book and a scrapbook created for a specific purpose and within strict bounds. These bounds were expanded after his death, though the ledger’s affect as a serious legal book continued to influence some of its diffuse uses: material recording business transactions was added while other leaves were neatly removed or torn out. The added materials leave tantalizing questions about their origins. How tempting to think that Burrowes, for all his discipline, might have pressed some tree leaves in his ledger one summer day. More likely candidates are his widow, a descendant in Detroit, or someone else entirely as the ledger made its mysterious way to Indiana. The ledger’s physical richness—its additions and excisions, its evidence of diverse uses by various agents over time and space—expand far beyond its first intended function. This essay has examined how Burrowes’s ledger can cast new light on the administration of justice at a particular time and place. As McKenzie has argued, “forms effect meaning,” and studying legal matters in manuscript is necessarily different from legal records in print, which connote objectivity and finality.67 Burrowes’s manuscript reveals the human scale of the process of justice, from his initial notes in the Memoranda pages, to more polished and brief notes in his written Returns, to the even briefer printed Returns that were sent back to him. Burrowes’s multiple layers of writing and overwriting destabilize any sense of conclusive, unquestionable legal authority.

67 McKenzie, Bibliography, 13.

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Not only does the ledger provide a window into a small community in pre-Confederation Canada, its form allows a different relationship to reading about the law.

Appendix

All images provided by the author.

Image 1. Detail of decorative border on cover.

Image 2. Britannia watermark.

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Image 3. Harris & Tremlett 1840 millmark.

Image 4. Word written in ledger in tentative hand.

Image 5. Pressed leaves and their impressions.

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Image 6. Example of Burrowes’s Memoranda structure, pp. 4–5.

Image 7. Pencil overwriting earlier notes, p. 76.

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Image 8. Example of Burrowes’s Return structure, pp. 30–31.

Image 9. Fletched arrow, p. 55.

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Image 10. Detail of notation on forgiving fine, p. 66.

Image 11. Fragment of Return.

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Image 12. Printed Schedule of Summary Convictions.

Image 13. Detail of Patrick Prendergast’s case, p. 14.

Image 14. Detail of Patrick Prendergast’s acquittal, p. 15.

Image 15. Detail of “Dead” notation, p. 18.

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Acknowledgements

The author would like to thank Dr. Ben Higgins for supervising an earlier version of this paper, Deirdre Bryden and Heather Home at the Queen’s University Archives for their expertise and kind assistance, and Becky Monroe and the Yorktown–Mt. Pleasant Township Historical Alliance for identifying the ledger within their collection and donating it to the Queen’s University Archives.

Author Biography

Amy Kaufman is the Head Law Librarian at Queen’s University in Kingston, Ontario. She has just completed a master’s degree in the History of the Book at the University of London. Trained as a lawyer and librarian, she enjoys researching and writing in the areas where those fields intersect.

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Karyn Huenemann

Abstract

Until recently, the novel Two Girls on a Barge (1891) has been attributed to Canadian author and journalist Sara Jeannette Duncan (1861–1922), writing under the pseudonym “V. Cecil Cotes.” This article provides evidence that, while Duncan did appear to have influenced the style and structure of the novel, the author was Violet Cecil Cotes (1868–1915), Duncan’s sister-in-law.

Résumé

Jusqu’à récemment, le roman Two Girls on a Barge (1891) avait été attribué à l’auteure-journaliste canadienne Sara Jeannette Duncan (1861-1922) écrivant sous le pseudonyme de « V. Cecil Cotes ». Cet article offre des preuves que même si Duncan semble avoir influencé le style et la structure du roman, l’auteure du roman était en fait Violet Cecil Cotes (1868-1915), la belle-sœur de Duncan.

During her adventurous life, Canadian author Sara Jeannette Duncan (1861–1922) published copious journalism, twenty novels, one story collection, and one volume of personal reflections, and also wrote a number of performed but unpublished plays. Her oeuvre is catalogued and discussed elsewhere, most notably in Misao Dean’s A Different Point of View;1 my present interest concerns the authorship of one novel until now attributed to Duncan: Two Girls on a Barge (1891).2 Taken individually, the observations I present do not constitute an irrefutable claim; collectively, however, they form a compelling argument that the author of this novel was not Sara

1 Misao Dean, A Different Point of View: Sara Jeannette Duncan (Montreal: McGill-Queen’s University Press, 1991). 2 V. Cecil Cotes, Two Girls on a Barge (London: Chatto & Windus, 1891).

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Jeannette Duncan but rather her sister-in-law, Violet Cecil Cotes (1868–1915). Duncan began her career as a journalist, writing initially under the byline “Garth Grafton.” She did not make much of an attempt to hide her gender behind a pen name: only two years into her journalistic career, she was alternating between the bylines Garth Grafton and Sara Jeannette Duncan, as indicated in the Montreal Star’s report on 18 September 1888 that “Miss Sarah Jeannette Duncan (Garth Grafton) of the Montreal Star left Brantford yesterday for a tour of Japan.”3 During her early career, Duncan used pseudonyms for some of her journalism and for two novels: “V. Cecil Cotes” for Two Girls on a Barge and “Jane Wintergreen” for Two in a Flat (1908). In August 1892, as “Civilis,” she published “A Progressive Viceroy” in the Contemporary Review, explicitly requesting to remain anonymous because of the political content of her writing.4 “V. Cecil Cotes” appears as a byline in Atalanta, a British girls’ monthly, in 1892, where she wrote the column “Music of the Month” and commented on music and opera in the “Brown Owl” section; and “M. E. Rowan,” also attributed to Duncan, appears in Atalanta in July 1892.5 Of note is that Duncan also published in Atalanta under her own name: the well-known semi-biographical article “How an American Girl Became a Journalist,” for example, appeared there in November 1889, long before V. Cecil Cotes’s and M.E. Rowan’s articles; and “O-wuta-san,” a traveller’s tale of Japan, appeared there in the summer of 1890. Duncan’s rationale for using “Jane Wintergreen” was explained by her niece, Mrs. Sanford Ross, who noted that because Two in a Flat was “mainly an amusing dialogue between herself and a very loquacious cockney maid,” Duncan “obviously could not put her name to it.”6 However, no such explanation has surfaced regarding the second pseudonymous novel. While the attribution of Two Girls in a Barge

3 Quoted in Marian Fowler, Redney: A Life of Sara Jeannette Duncan (1983; Markham, ON: Penguin, 1985), 151. 4 Linda Quirk, “Breaking New Ground: The First Generation of Women to Work as Professional Authors in English Canada (1880–1920)” (PhD diss., Queen’s University, 2011), 113–14. 5 Linda Quirk, introduction to A Social Departure: How Orthodocia and I Went Round the World by Ourselves, by Sara Jeannette Duncan, ed. Linda Quirk with Cheryl Cundell (Ottawa: Tecumseh, 2018), 13. 6 Quoted in Misao Dean, introduction to Cousin Cinderella, by Sara Jeannette Duncan (1908; Ottawa: Tecumseh, 1994), vii–xxvi (xxvi).

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has been accepted by a number of critics, there is evidence that this novel was not primarily Duncan’s work. In Sara Jeannette Duncan: Novelist of Empire (1980), Thomas Tausky, one of the first scholars to consider Duncan’s work in any depth, notes that “several clues, most notably the author’s surname [Mrs. Everard Cotes], identify the book as Sara’s.”7 His lengthy consideration of the question—“one must wonder why she chose to use the pseudonym”—is a good jumping-off point for my discussion: Several clues, most notably the author’s surname, identify the book as Sara’s. It was issued by the same publisher (Chatto & Windus) as An American Girl and A Social Departure and contains advertisements for the other two works which are said to be (and are) “uniform with the present volume.” The style is also unmistakably hers. One must wonder why she chose to use the pseudonym, especially since the other two books were clearly a success with both the critics and the public, and her real name would presumably have increased sales. It is conceivable that she recognized the obvious inferiority of Two Girls on a Barge and wished to escape responsibility for it.8 Tausky then proceeds to discuss the “obvious inferiority” of the text— later calling it “an unsuccessful experiment in light fiction”9—but concludes nonetheless that the novel is indeed Duncan’s. The novel is an episodic travel narrative similar (as Tausky points out)10 to Jerome K. Jerome’s 1889 Three Men in a Boat, a recent and very popular publication that the author of Two Girls on a Barge was undoubtedly mimicking. The formula had served Duncan well in her first novel, A Social Departure (1890), and to a lesser degree in An American Girl in London (1891), published the same year as Two Girls on a Barge. Despite the similarity in structure, it seems unlikely that at this point in her career Duncan would have been writing two novels at the same time. If she had, this might explain the indisputable inferiority of Two Girls on a Barge; however, the reason for its weakness is more likely that Duncan did not write this novel, although she likely contributed to its production.

7 Thomas E. Tausky, Sara Jeannette Duncan: Novelist of Empire (Port Credit, ON: Meany, 1988). 8 Ibid., 100. 9 Thomas E. Tausky, Sara Jeannette Duncan and Her Works (Toronto: ECW, [1988]), 35. 10 Tausky, Sara Jeannette Duncan: Novelist of Empire, 101.

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The details of Duncan’s life support this assertion. In September 1888, Duncan and fellow journalist Lily Lewis began a journey around the world, journalling their travels in articles submitted to various Canadian and American newspapers and magazines. This voyage became the foundation for Duncan’s first book, A Social Departure: How Orthodocia and I Went Round The World by Ourselves (1890), in which Lily Lewis becomes the fictional Orthodocia. In Calcutta, Duncan met Everard Cotes, and the couple became engaged. Duncan then continued on her journey, spending a substantial period (at least from May 1889 to February 1890) in England with the extended Cotes family before returning to her home in Brantford, Ontario, for the summer. In October 1890, she left Canada for good, moving to India where she married Everard Cotes on 6 December 1890. In Redney: A Life of Sara Jeannette Duncan,11 Marian Fowler provides further detail about Duncan’s time in England before her marriage. Although Fowler does not adequately document many of her sources, a sufficient number of details have been verified by other scholars. Combining Fowler’s research with my own, then, I have built the following case for Everard Cotes’s sister Violet as the author of Two Girls on a Barge. Fowler tells us that while in England, “[Duncan], another young lady and two young men, probably Cotes connections, hired a barge from Messrs Corbett of the London Salt Works in which they could float down the Grand Junction Canal.”12 She proceeds to describe the canal boat journey, but as these details are taken largely from the fictional account, they cannot be considered as supporting evidence; they do, however, speak to the author’s firsthand experience of the trip from London to Coventry along the Great Junction and Great Union Canals. Fowler’s discussion of the authorship of Two Girls on a Barge, though, is pertinent, including as it does letters between Duncan and her publishers Chatto & Windus. Fowler notes that “for some reason [Duncan] wanted this book to come out as anonymously as possible, with initials ‘V.C.C.’ only, but a Chatto letter of June 19th reveals that she reluctantly consented to have the full pseudonym ‘V. Cecil Cotes’ appear on the title page.”13 Fowler then opines that this seemed “a curious choice, for Violet Cecil Cotes was the name of a deceased sister of Everard’s.”

11 See n3, above. 12 Fowler, Redney, 180. 13 Fowler, Redney, 206.

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Fowler’s interpretation of the letters—like much of her biography—erroneously attributes an emotional tone to Duncan’s interaction with her publishers. The serialized edition of Two Girls in a Barge in the magazine The Lady’s Pictorial was signed only “V.C.C.”; the novel is signed “V. Cecil Cotes”; and there is no tone of reluctance in the associated exchange of letters. In a letter of 15 June 1891, a representative of Chatto & Windus writes: Dear Madam— We have bought from Mr. A. Gibbons the copyright of the papers entitled Two Girls on a Barge that you contributed to his journal The Lady’s Pictorial … Will you kindly say we may … print your name in full on the title page as the author of the book?14 The answer to this standard request is recorded in the publisher’s letter of 19 June: Dear Madam— We beg to thank you for permission to print your full name in place of initials only on the title page of Two Girls on a Barge—the copyright and all interest in which, as already mentioned, we have bought from Mr. A. Gibbons. While this letter is addressed to “Mrs. Cotes, Calcutta,” of essential significance is that the letter of 15 June, as well as the letter preceding this one in the Chatto & Windus archives, are both addressed to “Miss V. Cecil Cotes”—in the latter case, to an address in Paris (“3 rue Baka, Luxembourg, Paris”). In the 15 June letter, “Miss V. C […] Cotes” is discernable, although part of the name and all of the street address are too faint to read. My conclusion is that Duncan, having a previously established relationship with Chatto & Windus, was working as an intermediary for her sister-in-law Violet Cecil Cotes, who—contrary to Fowler’s statement—was alive and well and living in Paris in 1891. She died on 7 November 1915, in a suburb of Oxford.15 The fact that Two Girls on a Barge—like A Social Departure and An American Girl in London—is delightfully illustrated by F. H. Townsend and has been made to appear similar to Duncan’s previous

14 Chatto & Windus to Miss V. Cecil Cotes, 15 June 1891, Chatto & Windus Archives, University of Reading. 15 General Register Office, England and Wales Civil Registration Indexes (London: General Register Office), retrieved from England & Wales, Civil Registration Death Index, 1837–1915, ancestry.com, 5 January 2017.

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books from Chatto & Windus, should be seen as a sign of canny marketing rather than proof of Duncan’s authorship. This evidence, perhaps solid enough, is further supported by the text itself: not the content or structure, which are in keeping with Duncan’s previous episodic novels, but the actual writing. If we assume that Violet Cotes was the other “young lady” that Fowler tells us Duncan travelled with, and that Duncan assisted her in writing a novel about their experiences—an activity which Duncan had just successfully accomplished twice—then we can see how snippets of Duncan’s characteristically wry voice seeped into the text, between long passages of far more mundane narrative. Violet Cotes was seven years younger than Duncan; it is perhaps valid to surmise that Duncan, as an older, published author, was somewhat of a mentor. While Two Girls on a Barge does exhibit some of Duncan’s clever turns of phrase (references to dhurries16 and William Dean Howells17 speak strongly of Duncan’s participation), it contains none of her characteristic irony nor her clever association of words and ideas: although attempts are made, they almost universally fail. Problems of diction argue for authorship other than Duncan’s. The repetition in “We hadn’t got a barge, and we wanted one. We wanted an empty barge that we could furnish our own way”18 is jarring, as is the contrast between formal language and slang: “His quadrilateral designs had certainly fulfilled themselves in a most natty way.”19 Attempts at clever use of unexpected words—an ironic technique Duncan excelled at—also fail: “We bought the most applicable little red stone jug to take the milk away in.”20 And the immaturity of the language and the form of expression in many sentences do not feel like Duncan’s work: “Girton said it was a Barge, ‘and if it’s not a Barge, I won’t play!’ she added.”21 Other examples abound, but many are too lengthy to record here. There is also at times a lack of sympathy with the characters not present in Duncan’s other works: the “child who … so narrowly escaped with its worthless little life”;22 the four travellers welcoming

16 Cotes, Two Girls, 20. 17 Ibid., 91. 18 Ibid., 1. 19 Ibid., 12. 20 Ibid., 44. 21 Ibid., 6. 22 Ibid., 78.

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guests with “outraged hospitality”;23 Edna Devize, who expounds “maliciously” and in detail on the finances of the bargemen24 and whose “cajoleries” are accepted “in the irresponsive spirit of small grubby heathen gods.”25 This underlying negativity is also reflected in the characterizations of Edna Devize and the narrator’s brother, “the Cadet.” The narrator is derisive of Edna for her university education, labelling her “generically ‘Girton,’ to that sweet girl graduate’s natural wrath. Girton, she said, was a collective title, and she wouldn’t be called a horde!”26 In contrast, Duncan’s female protagonists tend to be explicitly representatives of a “type”: Mary Trent (Cousin Cinderella, 1906) of Canadian womanhood; Evelyn Dicey (Cousin Cinderella) and Mamie Wick (An American Girl in London, 1890) of American women; Elfrida Bell (A Daughter of To-Day, 1894) of the frustrated realist artist; Laura Filbert (The Path of a Star, 1898) of the Salvation Army religious devotee. Admittedly—unlike the fictional Edna— Violet Cotes does not appear to have attended any of the women’s university colleges operating in the 1880s. Based on the subject matter of V. Cecil Cotes’s contributions to Atalanta, though, she does appear to have had a musical education. Perhaps this informed her attitude toward more formally educated women; denigration of what were considered “male” subjects (math and sciences) compared to the more “womanly” sphere (music and other arts) underlies much of the narrator’s conflicted attitude in Two Girls on a Barge. The narrator similarly derides the Cadet for his mathematical intelligence: “I am sorry to accuse him of it, but I am afraid there are no extenuating circumstances—the Cadet was mathematical. It was borne in on us persistently, and yet was a continual surprise on this vessel of illogical development.”27 In contrast to Edna and the Cadet, the narrator exemplifies, in a self-laudatory manner, uneducated and unintelligent womanhood: “It appeared to me unnatural that in a course of years the canal did not run dry since it was not circular, and the locks all ran out towards the same direction. The Cadet was not explicit on the point. He suddenly remembered he ought to write a letter. Then Edna turned to remonstrate.”28 At least in this instance the Cadet refrains from pontificating. The attitudes of and toward the male

23 Ibid., 76. 24 Ibid., 93. 25 Ibid., 105. 26 Ibid., 2. 27 Ibid., 50. 28 Ibid., 52–53.

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characters in Two Girls on a Barge are shallow and stereotypic: the male characters are mere foils for the female narrative wit, however unsuccessful it may be. The narrator’s attitude toward education gives rise to two concerns: the first is its incompatibility with Duncan’s opinions expressed so forcefully elsewhere; the second is the contradiction between the narrator’s character and her diction. “Careers, if possible, and independence anyway, we must have,” Duncan asserted in 1886. “Politics are beginning to fascinate us, and we have concluded that we want to vote. We have opinions … and we wish them to be treated with respect.”29 Duncan was not arguing against the feminine so much as the stereotype of the sentimental, vacuous woman embodied by the narrator of Two Girls on a Barge: “When you sit in your place and wait for strong statement or trenchant ideas or promising plans, and Mrs. A opens the deliberations by asserting with tears in her eyes that she is convinced that this is a good work and ordered of the Lord, you feel she has not speeded it towards its consummation.”30 There is a strong suggestion in the style of the text that the author was formally educated, and was trying to present herself (as an author) as intelligent in a masculine way while at the same time presenting herself (as a character) as unintelligent—rather than merely uneducated—in a way that only women could be, according to late Victorian gendered stereotypes. Yet the journalist who demanded “Cannot the higher mathematics co-exist with frills?”31 would be unlikely to create a central narrator unable to understand the basic physics of a lock system. Nor would she have that same narrator use terms such as “rectilinear,”32 “Impressionistic Queryist,”33 “a quizzical expression of disapprobation and astonishment,”34 “meteorological apologies of an amiable, if evanescent sort,”35 “supercilious,”36 and “the immutable laws of leverage.”37 While Duncan herself does not shy from this higher level of diction, she does not in her other works

29 Quoted in Thomas E. Tausky, Sara Jeannette Duncan: Selected Journalism (Ottawa: Tecumseh, 1978), 34. 30 Quoted in Dean, A Different Point of View, 63. 31 Quoted in Fowler, Redney, 118. 32 Cotes, Two Girls, 6. 33 Ibid., 12. 34 Ibid., 14. 35 Ibid., 28. 36 Ibid., 50. 37 Ibid., 51.

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make the glaring mistake of putting such words into the mouth of a character otherwise identified as both proudly uneducated and unintelligent. Duncan, in her journalism and other narratives, does not assert her intelligence; it comes naturally through in her writing, more powerfully for being less forced. Nor would Duncan, “one of the first significant advocates of literary realism in Canada,”38 construct an exchange in which Edna chides the narrator with “You are realistic,” yielding the immediate, insulted response “No, I’m not! And I quite agree with you.”39 Simply put, then, we have a novel that is poorly written except for a very few passages in Duncan’s clever literary style; the title page of the novel contains the author’s “full name,” V. Cecil Cotes, instead of the initials used for its serial publication, V.C.C.; the novel was illustrated by F. H. Townsend, like both of Duncan’s previous novels; and it was published by Chatto & Windus, who were in communication with Violet Cecil Cotes as well as Sara Jeannette Duncan in preparation for its publication. It is justifiable to conclude that Two Girls on a Barge is not the work of Sara Jeannette Duncan, but of her sister- in-law, Violet Cecil Cotes, albeit with editorial assistance from Duncan.

Author Biography

Karyn Huenemann is an independent scholar and manager of the Canada’s Early Women Writers (CEWW) project at Simon Fraser University in Burnaby, BC. She was previously an instructor in English Literature specializing in Children’s Literature and Canadian Literature before 1920. Huenemann has published book chapters on Flora Annie Steel, James De Mille, and Robert Cormier, and a number of articles on Sara Jeannette Duncan and Rudyard Kipling. She is currently working on a critical edition of Sara Jeannette Duncan’s The Path of a Star (1898).

38 Dean, A Different Point of View, 41. 39 Cotes, Two Girls, 69.

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Edited and with an introduction by Ruth Panofsky

Abstract

“French-English Translation in Canada” is the transcript of a talk given by Montreal publisher Maynard Gertler to an unidentified audience in 1976. When Gertler founded Harvest House in 1959, his aim was to issue the first English-language translations of the works of Québécois writers in inexpensive, accessible editions. The talk is a document of enduring value that provides incisive analysis of contemporary Canadian publishing and presents the challenges facing a domestic publisher who was committed to issuing French works in English translation.

Résumé

« French-English Translation in Canada » est la transcription d’une conférence donnée par l’éditeur montréalais Maynard Gertler à un public non identifié en 1976. Lorsque Gertler a fondé Harvest House en 1959, son but était de publier les premières traductions anglaises des œuvres d’auteur·e·s québécois·e·s en éditions accessibles et peu coûteuses. La transcription de cette conférence est un document de valeur durable qui offre une analyse tranchante de l’édition canadienne contemporaine et présente les défis auxquels un éditeur national engagé à la publication d’œuvres françaises traduites en anglais était confronté à l’époque.

Introduction

In 1959, Emmanuel Maynard Gertler (1916–2011), together with his wife Ann Straus Gertler (1922–2017), founded the English-language publishing company Harvest House in Montreal. In establishing Harvest House, the Gertlers followed in the tradition of American

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Jewish publishers Alfred A. Knopf and Blanche Knopf—also a husband-and-wife team—Richard (Dick) Simon and Lincoln (Max) Schuster of Simon & Schuster, Harold K. Guinzburg and George S. Oppenheim of Viking Press, and Bennett Cerf and Donald Klopfer of Random House, all of whom founded their respective firms out of a spirit of enterprise and innovation. Like their American confrères, the Gertlers drew on their own financial resources to realize their ambition: to issue the first English-language translations of the works of Québécois writers in inexpensive, accessible editions. Maynard Gertler pursued multiple career paths, but his efforts as publisher earned him widest renown and the landmark books issued under the Harvest House imprint remain his greatest legacy. In the 1960s and 1970s, Harvest House was “the most important English-language publishing house”1 in Quebec and at least one of Gertler’s contemporaries lauded its founder as “a one-man university press.”2 Gertler established the company to help bridge the cultural divide between the French and English in Canada, and this mission informed his work as editor and publisher. It is notable that a number of Harvest House’s translations were undertaken before the establishment in 1972 of the Canada Council for the Arts’s translation grants program. Moreover, Gertler’s high editorial standards drove him to commission the best possible translations. He understood that “it is the publisher who takes responsibility, and who will receive the blame if the critics do not like the translation.”3 Throughout the 1960s and 1970s, Gertler published on average four books per year in several fields, including history, politics, economics, and the environment, as well as foundational works of literature. Each book, produced for the mass market, was issued simultaneously in cloth and paperback. Through his original efforts, English audiences could read the incisive analysis of Québécois intellectuals and the imaginative renderings of Québécois novelists and poets. Books about Quebec’s Quiet Revolution were among Gertler’s earliest publications. The first work issued under the Harvest House

1 Heather Home, “Harvest House,” Historical Perspectives on Canadian Publishing, digitalcollections.mcmaster.ca, http://hpcanpub.mcmaster.ca/hpcanpub/case- study/harvest-house. 2 May Cutler quoted in Joe Fiorito, “Beautiful Harvest: Press that Broadcast Quiet Revolution to English Canada Is Now Part of History,” Gazette (Montreal), 10 February 1996. 3 Maynard Gertler to Anne Hébert, 9 December 1971, Harvest House Ltd. Publishers fonds, no. 2010-101, Queen’s University Archives.

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imprint was journalist Pierre Laporte’s The True Face of Duplessis (1960) (Le vrai visage du Duplessis, Éditions de l’Homme, 1960) translated by Richard Daignault. Gertler himself edited the volume and presented it to “English-language readers [who] may find themselves penetrating for the first time the intimate yet fiercely passionate world of Quebec politics.” In 1962, he brought out The Impertinences of Brother Anonymous (Les insolences du Frère Untel, Éditions de l’Homme, 1960) by Frère Untel (the pseudonym of Jean-Paul Desbiens), translated by Miriam Chapin. Gertler was engaged by Desbiens’s scathing critique of the province’s educational system. He showed editorial prescience in publishing Desbiens’s work, which went through nine editions and became Harvest House’s most financially successfully title. The French Writers of Canada was Harvest House’s premier series of fiction and poetry. The series was advertised to English readers as “a selection of outstanding and representative works by French authors in Canada … from the most modern … to the classic. Our editors have examined the entire repertory of French writing in this country to ensure that each book that is selected will reflect important literary and social trends, in addition to having evident aesthetic value.”4 The high cultural ambitions of Harvest House are felt in this statement, which revealed the aesthetic values informing Gertler’s publishing enterprise. As cultural gatekeeper, Gertler was convinced that the most “outstanding,” “representative,” and “important” literary works of French Canada could not fail to engage an English readership. His vision of publishing as having the potential to foster mutual understanding and goodwill between French and English was a reflection of the cultural nationalism that shaped publishing practice in English Canada of the same period, exemplified by the trade lists of the country’s two largest publishers, McClelland & Stewart and the Macmillan Company of Canada. Among the twenty-two titles included in the French Writers of Canada series (published between 1965 and 1983) was the first English translation of Anne Hébert’s prose. The Torrent (1973) (Le torrent, Éditions Beauchemin, 1950), a book of Hébert’s short prose, was translated by Gwendolyn Moore. Although Moore’s translation was poorly received, it nonetheless brought Hébert to the attention of readers outside of Quebec; today, the majority of her work has been

4 “The French Writers of Canada Series” poster, Harvest House Ltd. Publishers fonds, no. 2010-101, Queen’s University Archives.

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issued in English and she remains Quebec’s most translated female writer. Other series titles included The Complete Poems of Emile Nelligan (1983) (Fides, 1945), published for the first time in English translation by Fred Cogswell; The Brawl (1976) (La bagarre, Cercle du livre de France, 1969) by Gérard Bessette, translated by Marc Lebel and Ronald Sutherland; The Forest (1976) (La forêt, Éditions du Totem, 1935) by Georges Bugnet, translated by David Carpenter; and Bitter Bread (1977) (La Scouine, Imprimerie Modèle, 1918) by Albert Laberge, translated by Conrad Dion. The French Writers of Canada series had a broad reach; many titles were adopted for use in university classrooms, for example, where the study of Canadian literature and culture was on the rise. To complement his literary list, Gertler issued Ben-Zion Shek’s analytical study, Social Realism in the French-Canadian Novel (1977). Shek also served as advisory editor on the French Writers of Canada series. Gertler’s own cultural background is reflected in his decision to publish Canadian Yiddish Writings (1976), edited by Abraham Boyarsky and Lazar Sarna, a volume that stands out in a list dominated by French Canadian titles in translation. In 1995, Gertler sold Harvest House to the University of Ottawa Press; at the time, thirty-one of its one hundred titles were still in print. One year after the sale, Gertler described his calling to a friend: Good publishing is an intellectual, aesthetic, technical and judgemental task. It is very hard work. A fair return for effort and preparation—let alone windfall—is almost unknown. Books are not shoes or pants or motorcars, they are works of character. To weigh a publishing house by its numbers is irrelevant. The question is not how many titles did you publish, or how much money you made, but did you publish a good book? But I would rather manufacture and sell a good pair of boots than publish an inferior book.5 This comment, characteristically forthright and visionary, affirms Gertler’s love of books as both “vocation and … recreation.”6 In 2002, Gertler was recognized with the Order of Canada and the Queen’s University Alumni Achievement Award. His passion for producing titles of enduring value enlivens the Harvest House fonds

5 Quoted in Alan Hustak, “Maynard Gertler’s Quiet Revolution Was Anything But,” Globe and Mail, 6 May 2011. 6 Michael Gertler quoted in Alan Hustak, “Maynard Gertler’s Quiet Revolution Was Anything But,” Globe and Mail, 6 May 2011.

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held at the Queen’s University Archives in Kingston, Ontario, while the hope for cultural rapprochement between French and English Canadians abides in the books issued under his imprint. What follows is a talk entitled “French-English Translation in Canada” given by Maynard Gertler to an unidentified audience in 1976.7 It is a document of enduring value that provides incisive analysis of contemporary Canadian publishing and presents the challenges facing a domestic publisher who was committed to issuing French works in English translation. It also reveals Gertler’s determination to continue working to “achieve a sense of Canadian community,” as he admits in closing.

French-English Translation in Canada

Maynard Gertler

Why bother translating the French literature of Canada into English? The answer lies in the position which Canada shares with a number of other countries with a colonial history, countries that are underdeveloped culturally. We desperately need to know our own literature before we can work ourselves out of that underdeveloped category. Knowing our own literature implies in particular an exchange between two dominant language groups in this country.8 This exchange has been going on in a desultory fashion for a long time. The time table has to be speeded up if we are to maintain a united country and reach our objective of a measure of autonomous cultural existence on the northern half of this continent. I say “a measure of,” not an exclusive or closed cultural life; culture is universal, necessarily. Universality carries a wallop as far as we are concerned. The French and English languages are universal with a difference. Paris, London and New York are three of the four greatest publishing centres of the world in terms of volume of output. They pour their books into Canada virtually unhindered—to our great advantage. They also make it relatively difficult for us to find a hearing for our own writers, be

7 The original typescript can be found in the Harvest House Ltd. Publishers fonds, no. 2015-12-13, Queen’s University Archives. 8 In the typescript, the final words in this sentence were inserted by hand and are illegible.

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they French or English. More, even the valid activity of translation is taken from our writers, because international translations from English to French; French to English; German to English; Russian to French, etc., takes place between the great metropolitan centres of publishing: London, Paris, Moscow, Berlin, New York. Our literary and publishing industries are correspondingly stunted and undeveloped. Canadians had grown so used to cultural domination by Paris, London and New York that for a very long time they did not even regard it as anomalous; they thought it was a natural condition. As for Canadians whose first language is English, the proximity of the U.S.A., its presses, networks and films, has compounded the problem. The U.S. literature tends to be theirs; the U.S. national press, too; the U.S. textbook is prevalent in their schools; the U.S. paperback dominates the newsstand almost exclusively; the U.S. critical and scholarly journals tend to be theirs; their libraries, teachers and professors learn about books from U.S. journals and catalogues and from salesmen of U.S. branch plants in Canada. I have drawn a strong picture and, to a large extent, this state of affairs is inevitable and even desirable. The vulgar conclusion may not, however, be reached from it that there is no room for the Canadian written word in Canada or even, more regrettably, that Canada has no literature of its own worthy of disseminating and cherishing. Quite simply, the consequence of the enduring triple dominance of Canadian cultural life from abroad has been that we do not know our own Canadian literatures—in French, in English, let alone in other languages. Walls and barricades of foreign books have stood between us when prejudice did not. While the fact of foreign cultural dominance can not be altered, as such (any more than we would wish to reject the historic influence on us of Hebrew, Greek or Roman literatures), its relative influence may be shifted markedly by our own efforts. Mutual translation, publication and distribution of Canadian literatures on a professional level and to international standard is high on our agenda, because it is by this means that we will become aware of our own literary culture. As far as French writers in Canada are concerned, a whole new group from the mid-nineteenth century to the present are being brought out of the shadow into the light and—to mix a metaphor—into the very mainstream of Canadian letters by the literary translation programs of the last decade. If the programs are carried through undeviatingly, the students

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of the next generation in English schools and colleges in Canada will be as familiar with the names Aubert de Gaspé, Ringuet, Roy, Lemelin, Hébert, Ferron, Dantin, Guèvremont, Laberge, Harvey, Leclerc, Aquin, Ducharme, Thériault, Bessette, Bugnet, Blais, Martin, Girard, Savard, Carrière, Tremblay, Maillet, Richard, Renaud, Poulin, Jasmin, Godbout, Godin, Basile and Beaulieu as they will be with Haliburton, Grove, McClung, Hiebert, Roberts, Connor, Leacock, MacLennan, de la Roche, Graham, Buckler, Raddall, Hailey, Gallant, Mowat, Munro, Metcalfe, Green, Callaghan, Garner, Ross, Mitchell, Lowry, Layton, Levine, Ludwig, Wiseman, Kreisel, Howell, Nowlan, Marshall, Laurence, Godfrey, Richler, Davies, Moore, Atwood, Horwood, Watson and Wilson, though still not as familiar as with the names Steinbeck, Faulkner and Wolfe. To name these Canadian writers is not to judge or to rank them; there are many more; many good ones remain unpublished and I have omitted most of the poets, dramatists and writers of popular and scholarly non-fiction for reasons of space and to spare you the litany. A heightening consciousness of Canadian writers among Canadian readers internally, as well as their comprehensive and thorough critical evaluation, will inevitably result in a greater appreciation of them abroad as well; world recognition will follow; the Nobel prize for a Canadian writer will be the symbol of our arrival on the world stage and possibly the end of our underdevelopment, culturally speaking. There is still another primary motive for making the historic and contemporary repertory of Canadian literature in French available to the English reader in Canada, and vice versa. So far, we have had little luck in composing a unified history of Canada. (I know how provocative a remark that may appear to some, but it is not simplistic. I have taught U.S. History in both U.S. and British universities and you must be aware that in spite of the grievous Civil War which makes our “Conquest” appear like a game of croquet, by contrast, U.S. scholars—allowing for considerable differences of approach—are able to teach U.S. History, not Southern and Northern history.) No matter how long we have lived together here in relative harmony; regardless of the degree of intermarriage amongst us and interconnection in government, science, scholarship, business, and other affairs, large and small, our history is still dominated by the original dynastic rivalry between empires, churches and trading companies with which we began. If we are frustrated in developing a mature and generous

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historical tradition which comprehends aborigines, the ebb and flow of population to and from the U.S.A., the internal migration of our peoples and, particularly, the more recent emigration since the turn of the century from Europe, Asia, North Africa, the West Indies and elsewhere, recourse may be had to our literatures which are a rich source of social history. The traditionalists and reactionaries amongst us may be left behind as knowledge and appreciation of the social history of Canada emerges from general familiarity with its fiction. The growth of community will advance with that familiarity; the walls that divide us will come down as we see each other as people with common problems and fates rather than as institutions, concepts, creeds and sects. Publishers in Canada are taking a lively interest in French literature of this country. At Harvest House, we had a major translation series in mind at least fifteen years ago, studied the works of literary history and criticism and considered the means of launching such a series. Our “French-Canadian Renaissance” series was such a one but it dealt with non-fiction rather than fiction and it began with such topical books as Le vrai visage de Duplessis by Pierre Laporte and Les insolences du Frère Untel by Jean-Paul Desbiens. It was perilous then; it is perilous still. Jean Basile came to us offering his help and advice in starting such a fiction series in translation in the mid-1960s. Despite of our awareness of its importance, we felt that we did not have the financial or staff resources to carry it through. Our resources are not much greater now. We took the plunge at last in 1971 because it was nearly inevitable for us in Montreal, knowing the publishers, the writers and the need. We selected our first few titles of “The French Writers in Canada” series due to a happy “accident.” A friend of Yves Thériault, Gwendolyn Moore, who was engaged in translating several of his novels asked us to publish some of them. (How we chose Ashini and N’Tsuk to begin with is a novel in itself. But, Pierre L’Espérance and before him, his father, Edgar, had told me, upon inquiry, that Thériault was the most widely read writer among French readers in Canada.)1 After reviewing the manuscripts and after some negotiation with Thériault himself, we made arrangements and Gwendolyn Moore later went on to translate Anne Hébert’s Le torrent for us. I had met Thériault earlier

1 With Jacques Hébert, Edgar L’Espérance co-founded the publishing company Éditions de l’Homme in 1958. The firm’s first literary title was Yves Thériault’s Agaguk (1961). Hébert left in 1961 to found Éditions du Jour and Pierre L’Espérance took over Éditions de l’Homme when his father died in 1964.

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at a dinner honouring Jean-Charles Harvey. We had come away together and had found common ground. My agent in New York liked his books, too, and we very nearly secured serial publication in the New Yorker and co-publication with a New York publisher, but it did not quite come off. Shortly after these events, Ben-Zion Shek of the University of Toronto Department of French arrived for an editorial conference about his book Social Realism in the French-Canadian Novel which we had undertaken to publish. I asked him if he would consider helping us to select our titles for the series. He gave enthusiastic assent and we have been in loose harness ever since—he, mainly as advisory editor, and I as shirtsleeves editor. Sometimes the roles are reversed as when I select a title and tell him about it so enthusiastically he can’t say no, or when he undertakes some revisions in a manuscript where he is specially qualified. Jacques Hébert bears some responsibility, too. We had a long association going back to our co-publication of Le vrai visage de Duplessis in 1960. I listened carefully when he told me a few years ago that of all the books he had published, he expected that his novels, uniquely, might some day support his firm. As it turned out, he did not stay around long enough to find out. Original Canadian publishing—including translation—in both English and French, now as in Jacques Hébert’s time, is unprofitable. We publish our series at a loss, notwithstanding the worthwhile contribution of the Canada Council in the last four years. Contrary to public understanding, the latter does not provide working capital for Canadian publishing enterprises; the current annual block grants (which are taxable) cover but a minor fraction of the cost of keeping the doors open, maintaining a basic office staff, an editorial, design, promotion, fulfilment and sales operation, including receiving and evaluating unsolicited manuscripts and publishing those which are adjudged worthy or valuable. Unlike the theatre, ballet or symphony where the Canada Council share (and the supplementary grants of provinces and cities) may run into the hundreds of thousands and actually serve to support a company and pay a good living wage to its directors and performers, no Canadian editor that I know of is supported by the Canada Council. Maintaining a block grant is much like fulfilling a fluid milk quota. It is a treadmill; one works against ever-higher costs to publish a list as large or larger than the year before to obtain a grant of a given size.

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So little is known about the function of editors and publishers that it is worth saying a word about the translation process. The editor or publisher—often the same person in Canada—must first know and select his works for translation; he must find out if the book has been or is being translated. The holder of the copyright must be identified, whether publisher, author or heir. In any case, a contract or option to publish must be drawn up; often, an advance on royalties must be paid. A translator must be found and an agreement has to be made with him. An application must be made to the Canada Council. A carefully edited sample translation must be forwarded to the Canada Council with a request for a grant proportionate to the size and complexity of the work. Such a grant application usually takes three or four months to process. Not infrequently, the application is turned down and the sample translation may be revised with considerable editorial input from the publisher and his staff and re-submitted. Some manuscripts are finally rejected on the merits. (On one occasion we were told over the phone that a manuscript had been rejected for a translation grant “because the readers did not like the book.” It was one of Thériault’s.) The process is never automatic, however, and the referee process can be capricious. In the early days, our translation of Les insolences du Frère Untel was turned down for a translation grant because, as the reverend gentleman said, it was a “pièce de combat”! But the work only begins in earnest when the translator proceeds to complete the translation and to submit his work for editing. Even a short novel or book of short stories may take several hundred hours of editing time within the publishing house at an imputed cost of thousands of dollars. The only way that it can be done at all, in many cases, is by the editor-publisher working without a salary and by contributing capital as needed to the firm from personal sources. Meanwhile, in all but a very few instances, the entire grant is parcelled out to the translator in two or more instalments as the work is undertaken and completed. (The publisher is the administrator of the grant, not its recipient, although it appears on his books as income which is potentially taxable if a profit is shown.) The publisher must also write the Canada Council at intervals to receive the amounts that are due to the translator. The process which I have described is not an adversary one. On the contrary, we have the best of relations with those who administer the grants in Ottawa. They are literary people whose interest lies in setting and maintaining high standards and in abetting the publication of fine Canadian books. However,

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when editorial judgement and discretion is shared with public servants and their referees, irritation is likely to result. It is a difficult situation that requires forbearance on both sides. The translation is ready but the book has still to be produced. That means typographic design, cover art work, production supervision, typesetting, proofreading at every stage (galleys, pages, paste-up); printing, promotion, advertising, fulfilment (including warehousing and inventory maintenance) accounting, and payment of royalties to infinity. Think of the messengers, inter-city couriers, long-distance telephone calls and correspondence (our authors and translators reside from coast to coast as do our suppliers and customers) that all this implies and that must come out of the sale of the book. It is an unenviable task and an anonymous one. No, the translator is not overpaid. At six cents a word he has to produce his drafts (more often than not, he is a she) and submit them in clear, typewritten form to an approximate schedule, and he has to revise in consultation with his editor. Good translation is a work of art on a par with original creation and not infrequently the translated version is superior to the original. The better and more industrious translators may earn a fair portion of their living by their work, although for many, work is discontinuous and therefore chancy. Translators vary enormously in their ability to turn in a finished translation anywhere near ready to go to press. It often takes more than one experience to discover which are the reliable ones, and running a training program is expensive. Some of ours have been very good, indeed, and it would be invidious to make distinctions here. Clearly, with a large program it is not always possible to use the one or two “superior” translators who are well known and who may be too busy anyway. We have to utilize average geniuses. Not infrequently works are offered to us already translated by aspiring translators. This is a potential boon, but we may discover upon inquiry that the rights belong to someone else and the work has already been translated or that it has been published; the heir is not to be found; the translation is inadequate; or that the book is not a suitable one for our series. However, the flow of unsolicited projects is a by-product of our activities that we would not care to be without. It is our feed-back. It tells us that we are being heard out there. Of those firms that have made a major contribution to French- English translation in Canada, McClelland and Stewart must be mentioned prominently. Beginning around 1950 and extending its program to the present, it proceeded to publish the works of

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Roger Lemelin, Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais and Diane Giguère. With the first two, my surmise is that it was aided by its role as an agent for U.S. publishers and its extensive co-publishing relations. The late Miriam Chapin, U.S. citizen, journalist, author, and woman of letters, one of the best-informed people on French writing in Canada, was the sister of Curtice Nelson Hitchcock, partner in Reynal and Hitchcock, the firm which first published Roy’s Bonheur d’occasion and Lemelin’s Au pied de la Pente douce, in 1947 and 1948 respectively. It was due to Miriam’s informed presence in Montreal that Roy was published at an early date in New York. After the death of Hitchcock, his firm’s rights passed to Harcourt Brace and McClelland and Stewart apparently had to vie with that firm for rights to publish Gabrielle Roy’s novels first in translation; it published Lemelin’s Les Plouffe, however, as early as 1950 and his Pierre le magnifique in 1955. The first book of Roy’s to be published in original translation by McClelland and Stewart was La montagne secrete, in 1961, although it subsequently secured the rights to publish the earlier ones in the New Canadian Library from Harcourt Brace. Macmillan of Toronto produced important works in translation by Ringuet, Jean-Charles Harvey and Gérard Bessette: Harvey as early as 1938; Ringuet in 1960 and Bessette in 1962 and 1967. McGraw-Hill of New York likewise published an edition of Germaine Guèvremont’s Le Survenant in translation as early as 1952 and Macmillan of New York published five works by Louis Hémon in the early 1920s. Ryerson of Toronto produced Thériault’s Agaguk in translation in 1963 and followed it by publication of Claire Martin’s two volume autobiography Dans un gant de fer and La joue droite in one volume as In an Iron Glove in 1968. This was the same year that McClelland and Stewart issued its edition of Jacques Godbout’s Le couteau sur la table in translation, followed by Longman’s English edition of his Hail Galarneau! in 1970. Incidentally, it was this firm (Ryerson) which made an early contribution to the French-English cultural exchange in Canada when its long-time editor-in-chief, Lorne Pierce, published his own An Outline of Canadian Literature in 1927: “the first attempt at a history of our literature, placing both French and English authors side by side.” It was significant that An Outline was dedicated to Monseigneur Camille Roy, author of the 1918 Manuel d’histoire de la littérature canadienne-française “which included English authors and was the only work of its kind for many years.” The last decade has seen an extension of the activity of translation and a quickening of the pace as Philip Stratford and Maureen

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Newman have pointed out in their bilingual pamphlet for the Humanities Research Council, Bibliographie de livres canadiens traduits de l’anglais au français et du français à l’anglais, published in 1975. “From 1920–1960 twice as many works were translated as in the preceding 350 years, in the next decade the number of translations almost tripled, and in the past five years, as many translations have been published as in 1960–1970. This rapid growth is undoubtedly due to support from the Canada Council which has been encouraging translation since the early sixties. Particularly since 1972 subsidies have been made available by the Department of the Secretary of State to the Canada Council providing a strong incentive to Canadian publishers to add translations of Canadian books to their lists.” Among the firms prominent in the translation area in the past five or six years has been the House of Anansi of Toronto which, since 1970 has translated five works by Roch Carrier, beginning with La guerre, yes sir ! in 1970. It has followed and interspersed this with works by Jacques Poulin, Hubert Acquin, Jacques Ferron and Réjean Ducharme. The New Press, now a branch of General Publishing, emphasized theatre, as have the Playwrights’ Co-op of Toronto and Talonbooks of Vancouver. The University of Toronto Press has selected individual works to translate such as Laure Conan’s Angéline de Montbrun. Coach House of Toronto has also produced a number of works in translation recently, notably by Jacques Ferron, Antonine Maillet and Nicole Brossard. Oberon of Ottawa, a latecomer to translation, but a house of quality, has chosen Félix Leclerc’s Le fou de l’île as its first work to publish in translation. Musson, which gave us a translation of Aubert de Gaspé’s Les anciens canadiens (1929), recently published Anne Hébert’s Les chambres de bois. (It is to be noted, however, that a much earlier translation of Aubert de Gaspé’s work appeared in 1864 under the imprint of Desbarats of Quebec.) Harvest House began its program of literary translation in 1965 with the publication of Claude Jasmin’s Ethel and the Terrorist, followed in 1967 by the issue of Jacques Hébert’s The Temple on the River (Les écœurants). Our pace quickened with the inauguration of the “French Writers in Canada” series in 1972 and thereafter we published one or more works by each of Yves Thériault, Anne Hébert, Jacques Ferron, Louis Dantin, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Benoit and Claire Martin. This year we will issue works by George Bugnet, Gérard Bessette, Albert Laberge, Rodolphe Girard, Félix-Antoine Savard, Leo-Paul

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Desrosiers, and others. In our program, we are systematically trying to publish the entire (selected) repertory of French fiction in Canada from its beginning to the present. This leads us to the question of relative weight of French-English as compared to English-French translations in Canada. Stratford and Newman in the above-mentioned publication, while not attempting to be exhaustive, listed 250 titles of literary works translated from French to English and 120 from English to French. That is to say, despite the cries of neglect from separatist and ultra-nationalist quarters of Quebec, the English presses have been translating French works at approximately twice the rate that the French presses have translated English works. I remember well the attention which the literary pages of Saturday Night, The Globe and Mail and even The Montreal Star gave to the French publications in Canada when I returned to this country in 1958 after twenty years absence in the U.S.A. and in the U.K. and they have hardly ceased to do so ever since. I think the English presses have met French writers and publishers more than half way. What of the Future? The continuation of federal government support of the translation program seems fairly assured at this moment, but publishing of translations is on a much more precarious footing. In our own experience, paralleled by that of Le Cercle du livre de France and Les Éditions du Jour, I suspect, and even that of McClelland and Stewart, publication of either original works of fiction or fiction in translation does not pay. This would be even more true of poetry and theatre. Reports from the U.K. and the U.S.A. appear to suggest that fiction is not profitable there either. When it is, it is due to the sale of supplementary paperback, serial, T.V. or film rights—a rarity in Canada. Will the translation of literary works fizzle out, therefore, like the spate of poetry publishing in Canada of the past five or six years? It is hard to sell poetry these days and therefore hard to publish it. McClelland and Stewart is often given as an example of financial success when we mention the unprofitability of original publishing in Canada. But it must be remembered that M.&S. is also a very large agent for foreign publishers and it has always had a significant textbook division. Besides its annual grants from the Canada Council and the Ontario Arts Council which are relatively insignificant in its large budget, it has had—and quite deservedly—to my knowledge, at least $1,700,000.00 in low-interest loans from the Ontario government in the last four or five years.

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Among provincial governments, Ontario, with its Arts Council, gives its publishers a somewhat smaller block grant roughly proportionate (and in addition) to the annual block grant which they receive from the Canada Council. Its ODC2 guaranteed and subsidized loan program is the only one so far to provide working capital at a nominal interest rate to most of its medium- and large- sized publishing houses and even to some of its quite small ones. Loans are made by commercial banks at prime rate and one half of the interest is paid by the ODC. No other province has done this. Quebec, with its obvious interest in furthering the translation process, has done virtually nothing at all and its loan program is so complex and so expensive (at commercial interest rates) that not a single Quebec publisher, French or English, has thus far been able to make use of it. It does not take a genius to see that in respect to available capital, Quebec publishers, both French and English, are working at a distinct competitive disadvantage when compared to their Ontario counterparts. Their survival is indeed at stake. In the end, I suspect that either the federal or the provincial government or both will have to guarantee loans for working capital to keep in existence the French and English publishing houses which have proven their worth through their repertory of work and critical acceptance, just as the federal government has supported repertory theatre, music, ballet, and to a certain extent, film. Only if we think “bestsellers” and Hollywood can we conceive of original publishing in Canada—as distinct from agency distribution—as a commercial venture. Well, there is no Hollywood here and bestsellers are a very modest affair in Canada—generally insufficient to support the routine list. The best evidence that Canadian publishing cannot be taken seriously in a business sense is that no Canadian bank will lend money to a Canadian publisher on the strength of its inventory or prospects; they will lend money to branch-plant firms in Canada, however, on the strength and reputation of their head offices abroad. There is one final matter that requires emphasis. If translations are to take place, rights must be acquired. If the flurry of interest, especially in French-English literary translation, is taken to mean that it represents profitable business now, that is a sorry misconception. If there is a “pot of gold at the end of the rainbow” it is some years off. Meanwhile, continued translation publishing implies that

2 Ontario Development Corporation

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the (original) publishers and authors make their rights available to Canadian publishers on terms that they can afford. If there are to be advances, they should be modest in the light of the real circumstances. If, eventually, a broad market is established, all will benefit together. Not the least of the beneficiaries will be the reading public and ourselves who achieve a sense of Canadian community and self-esteem. [1976]

Appendix: Titles in Harvest House’s French Writers of Canada Series

1965 Ethel and the Terrorist, translated by David Walker Ethel et le terroriste par Claude Jasmin (Librairie Déom, 1964)

1967 The Temple on the River, translated by Gerald Taaffe Les écœurants par Jacques Hébert (Éditions du jour, 1966)

1971 Ashini, translated by Gwendolyn Moore Ashini par Yves Thériault (Fides, 1960)

1972 N’Tsuk, translated by Gwendolyn Moore N’Tsuk par Yves Thériault (Éditions de l’Homme, 1968)

1973 Dr. Cotnoir, translated by Pierre Cloutier Cotnoir par Jacques Ferron (Éditions d’Orphée, 1962)

1973 The Torrent, translated by Gwendolyn Moore Le torrent par Anne Hébert (Éditions Beauchemin, 1950)

1974 Fanny, translated by Raymond Chamberlain Les enfances de Fanny par Louis Dantin (Chantecler, 1951)

1974 Jos Carbone, translated by Sheila Fischman Jos Carbone par Jacques Benoit (Éditions du jour, 1967)

1975 The Grandfathers, translated by Marc Plourde Les grands-pères par Victor-Lévy Beaulieu (Éditions du jour, 1971)

1975 In an Iron Glove: An Autobiography, translated by Philip Stratford Dans un gant de fer par Claire Martin (Cercle du livre de France, 1966)

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1975 The Juneberry Tree, translated by Raymond Chamberlain L’amélanchier par Jacques Ferron (Éditions du jour, 1970)

1975 The Saint Elias, translated by Pierre Cloutier Le Saint-Élias par Jacques Ferron (Éditions du jour, 1972)

1976 The Brawl, translated by Marc Lebel and Ronald Sutherland La bagarre par Gérard Bessette (Cercle du livre de France, 1969)

1976 The Forest, translated by David Carpenter La forêt by Georges Bugnet (Éditions du Totem, 1935)

1976 Marie Calumet, translated by Irène Currie Marie Calumet par Rodolphe Girard (Montréal, 1904)

1976 Master of the River, translated by Richard Howard Menaud : maître-draveur par Félix-Antoine Savard (Fides, 1937)

1976 The Poetry of Modern Quebec: An Anthology, edited and translated by Fred Cogswell

1977 Bitter Bread, translated by Conrad Dion La Scouine par Albert Laberge (Imprimerie Modèle, 1918)

1978 French Canadian Prose Masters: The Nineteenth Century, edited and translated by Yves Brunelle

1978 The Making of Nicolas Montour, translated by Christina Roberts Les engagés du Grand Portage par Léo-Paul Desrosiers (Gallimard, 1938)

1978 The Woman and the Miser, translated by Yves Brunelle Un homme et son péché par Claude-Henri Gignon (Éditions du Totem, 1933)

1983 The Complete Poems of Emile Nelligan, translated by Fred Cogswell

Author Biography

Ruth Panofsky, FRSC is Professor of English at Ryerson University. She is the author of Toronto Trailblazers: Women in Canadian

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Publishing (2019) and The Literary Legacy of the Macmillan Company of Canada: Making Books and Mapping Culture (2012). Her current SSHRC-funded project is a study of publisher Anna Porter and Key Porter Books

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RACHEL HARRIS and/et PHILIPPE RIOUX

Leah Price, What We Talk About When We Talk About Books: The History and Future of Reading (New York: Basic Books, 2019), 214 pp. US $28; CAN 36.50 $ (Hardback) ISBN 978-0-465-04268-5

Given its title one might assume that this book would provide an introductory narrative on the historical development of reading, along with insightful opinions on its likely future in a digital world. Histories of the field can take many forms—showing reading as a powerful and positive force for personal fulfillment and social change or, alternatively, as a disruptive activity creating social and personal chaos. Various studies have envisaged futures ranging from the conventional to the fantastic. This book’s dust jacket blurb assures potential readers that the study focuses on the scarcity of “evidence that books are dying,” and on the “scant proof that a golden age of reading ever existed,” as readers have always “skimmed and multitasked.” Price argues that every criticism made of today’s digital world has previously been made of the print world. The actual focus of this book is, however, rather more complex. With an introduction, conclusion, and six chapters, it presents a potpourri, a miscellany, of loosely connected thoughts on aspects of the history, lore, and practice of book culture. The three operational premises of the book are sound: text and copy (container) are not the same and must be distinguished, the role of books and reading can only be understood within social contexts, and opinions and evidence about book culture both within and between historical periods are frequently contradictory. With these premises in mind, a great deal of interesting and thought-provoking factual material, interpretation, and opinion is provided. The problem for this reader is the material’s very loose and fluid structure. The chapters have titles that are singularly unrevealing with introductions that give little indication of what will follow. Within chapters few, if any, subheadings are given or divisions noted. The trees are constantly overwhelming the forest!

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To give a sense of the book’s range, one might consider some of the topics included in each chapter. Chapter one, “Reading over Shoulders,” deals with topics such as Quiet Cars on trains, text versus copy, changing formats and their frailty, and counting bibliographical items for scholarly or commercial purposes. Chapter two, “Real Life of Books,” compares the interpretative approaches of Elizabeth Eisenstein (misspelt “Einstein,” 70) and Adrian Johns, the death of print, slow reading, borrowing, buying, Dickens having few novels in his collection, the fluidity of manuscripts, print, other media presentations of text, and the history of paper. Chapter three, “Reading on the Move,” deals with where one reads, and combines reading and sales with other activities. It also includes a section “Interleaf: Please Lay Flat” where sentences flow from left to right of each open page – verso to recto (110-117)! Chapter four, “Prescribed Reading,” talks about books and reading as therapy, bibliotherapy, and the dangers of reading. Chapter five, “Bound by Books,” considers social insistence on reading, book mobiles, reading groups, reading activists, and books as alternative to Ritalin and Valium. The conclusion, “End Papers,” holds that one technology rarely supersedes another. Canadian content appears in Chapter four when Alice Munro is mentioned in relation to prescribed reading. This book is intriguing and frustrating, insightful and baffling. Saving graces include detailed footnoting and a reasonably good index. There are no illustrations. Graduate students in book history programs may find it more helpful than general readers. The author is Leah Price, Distinguished Professor of English, Rutgers University, and Founding Director of the Initiative for the Book. Her previous publications include: Literary Secretaries/Secretarial Culture (2017), How to Do Things with Books in Victorian Britain (2012), Unpacking My Library: Writers and Their Books (2011), and The Anthology and the Rise of the Novel (2000). PETER F. MCNALLY McGill University

Nicolas Valazza, La poésie délivrée. Le livre en question du Parnasse à Mallarmé, Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2018, 336 p. ISBN : 978-2-600-05894-0

La poésie « délivrée » dont il est question dans le livre de Nicolas Valazza est celle qui a existé hors du livre, par manque de

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reconnaissance du poète ou par excès d’audace poétique. Élevée au rang de genre primordial par le mouvement romantique, la poésie mise en recueil a connu quelques best-sellers au cours de la première moitié du XIXe siècle : Lamartine, Béranger et Victor Hugo – il n’y a guère d’autres exemples – se sont enrichis en publiant de la poésie. Pour la masse des autres écrivains, toutefois, publier sa poésie et ensuite la vendre à plus de quelques dizaines d’exemplaires relevait de l’exception. Ce phénomène de marginalité commerciale ira en s’accroissant dans la suite du siècle : si le vers reste largement utilisé (chaque moment insurrectionnel a par exemple vu fleurir en France de nombreuses œuvres en vers), le recueil de poésie n’a plus guère de place dans le commerce de la librairie. Et pourtant, les principales inventions formelles1 (le poème en prose, le vers libre) ont été générées en dehors du circuit livresque, ce qui n’était pas le cas dans le mouvement romantique et ne le sera pas plus dans les avant-gardes du début du XXe siècle. C’est à ce paradoxe que s’intéresse le livre de Valazza. Les deux premiers chapitres portent sur le principal mouvement poétique des années 1850-1870 : le Parnasse, en son centre d’abord (Leconte de Lisle, François Coppée), à ses marges ensuite (la poésie pornographique d’Albert Glatigny, la veine communarde d’Eugène Vermersch, l’esthétique parodique des zutistes). Les chapitres suivants sont consacrés aux trois grands phares de la modernité poétique : Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. Dans chaque cas, Valazza conjoint l’étude de la trajectoire biographique et éditoriale aux analyses poéticiennes des textes. Il trouve dans ces dernières, souvent servies par une grande finesse de lecture, des témoignages indirects de la situation en porte-à-faux des poètes. L’étude de Valazza prend sans doute trop à la lettre la parole de ces quelques poètes eux-mêmes, pour qui toute poésie qui n’est pas publiée en recueil souffre de marginalité. Dans le dernier tiers du XIXe siècle (et le premier du siècle suivant), la poésie connaît une riche existence, certes à l’écart du marché du livre, mais au centre de l’institution littéraire grâce aux formes périodiques (les petites revues surtout), grâce aux éditions pour bibliophiles et même, on l’oublie souvent, grâce à la « parole vive » échangée entre poètes dans les cénacles et

1 Sur le concept d’invention, je renvoie au livre de Jean-Pierre Bertrand, Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique, Paris, Seuil, 2015.

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dans les salons2. Sortir du livre n’a pas toujours été ressenti comme une chute et à l’inverse, celles et ceux qui ont eu accès au commerce de l’édition ont pu devenir des « victimes du livre », selon l’expression de Jules Vallès. La poésie de Stéphane Mallarmé, dont il est largement question dans ce livre, a par exemple conduit son auteur d’un échec éditorial à un autre, mais elle l’a mené au sommet de la hiérarchie des poètes3. C’est que le succès littéraire – celui d’un François Coppée, gros vendeur et académicien à quarante-deux ans – n’avait pas, au sein du pôle le plus autonome du champ littéraire de la fin du XIXe siècle (là où se publient les recueils de vers) pour conséquence directe la reconnaissance par les pairs. En fait, rares étaient à cette époque les hommes de lettres qui s’adonnaient exclusivement à la poésie. Le monde éditorial et le monde poétique se sont croisés dans la seconde moitié du XIXe siècle4 et le travail de Valazza a le grand mérite de montrer que le positionnement des poètes à l’égard du livre a eu des effets jusqu’au cœur de la poésie elle-même.

ANTHONY GLINOER Université de Sherbrooke

DANIEL COUÉGNAS, Fiction et culture médiatique à la Belle Époque dans le magazine Je sais tout (1905-1914), Limoges : Presses universitaires de Limoges, coll. « Médiatextes », 2018, 237 p., 20 € (broché). ISBN 978-2-84287-782-8.

Dans le prolongement de ses recherches sur ce qu’il nommait naguère la « paralittérature », Daniel Couégnas nous entraîne cette fois-ci sur le terrain de la presse mensuelle française avec le cas de Je sais tout,

2 Voir à ce propos le livre de Vincent Laisney, En lisant en écoutant. Lectures en petit comité, de Hugo à Mallarmé, Paris-Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2017. 3 On pourrait en dire de même de José-Maria de Heredia, célébré de son temps et pourtant auteur d’un seul recueil tardif, Les trophées (1893). Ce phénomène d’appartenance et de non-appartenance au champ littéraire, Dominique Maingueneau lui a consacré un livre récent dans lequel il met de l’avant le concept de paratopie : Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, 2016. 4 Cette étude des rapports entre les poètes du XIXe siècle et la forme du livre se lira donc avec profit en parallèle avec l’histoire éditoriale de la poésie à la même époque qu’a proposée Ruth-Ellen St-Onge dans sa thèse Printed in Perfect Harmony: Publishers of Poetry in France, 1851-1900, disponible sur le site : https://tspace.library.utoronto.ca.

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magazine phare de la Belle Époque et dans lequel naquit, sous la plume de Maurice Leblanc, un certain personnage du nom d’Arsène Lupin. Le titre de l’essai dit bien l’objectif que poursuit l’auteur au gré des livraisons de la revue, créée par Pierre Lafitte en 1905 et rachetée en 1916 par le groupe Hachette : il s’agit d’esquisser les principes d’une lecture de la culture médiatique des premières années du XXe siècle à partir de la fiction publiée dans un périodique de vulgarisation scientifique, littéraire et culturelle à grand tirage. Couégnas cherche ainsi à décrire la politique éditoriale de Je sais tout, à décortiquer les stratégies d’écriture et les grands thèmes retenus par les écrivains qui peuplent les pages du magazine, tout en essayant d’appréhender les nombreux flottements socioculturels d’un objet à la croisée du populaire et du mondain. Il faut rappeler que Je sais tout, sous-titré « Magazine encyclopédique illustré », concrétise, avec d’autres titres de la maison Lafitte (qu’on pense à Femina, lancé en 1901), une nouvelle extension poétique et médiatique de la presse magazine en France, et dont le succès, jusqu’en 1914 assurément, peut se vérifier à partir des tirages du périodique – près de 250 000 exemplaires. Prétendant répondre aux attentes du lectorat, Lafitte conçoit sa revue selon les modes du divertissement et de l’instruction : deux fonctions centrales de la nouvelle « civilisation du journal » apparue au siècle précédent, et qui s’entrelacent, dans Je sais tout, dans les nombreux articles de vulgarisation scientifique et les textes d’imagination, certains inédits. L’actualité, du moins les sujets clivants comme la politique, y est relativement peu présente, sinon sous la forme de portraits mondains et de curiosités. C’est plutôt l’air du temps, le zeitgest, qui percole dans le magazine, principalement par le truchement de ses romans, comme le souligne Couégnas à partir du regard impérialiste que jettent les romanciers – qui sont d’ailleurs majoritairement des hommes – sur l’Afrique. Pour aborder cet objet kaléidoscopique et tenter de circonscrire les fonctions de la littérature dans Je sais tout auprès du lectorat et dans le cadre plus large de la culture médiatique du début du XXe siècle, l’auteur fait appel au concept de « syncrétisme homogénéisé », forgé par Edgar Morin dans les années 1960 ; une notion qui, selon Couégnas, permet de toucher autant le contenu des romans et des nouvelles que leur forme même, et d’envisager, parmi les différentes séries et les pratiques singulières, la marque d’une même lecture du monde. Le plan de l’étude est relativement simple : passé une (trop) rapide et (trop) simple présentation générale de Je sais tout ainsi qu’une première analyse somme toute convaincante de ce que peut être le

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syncrétisme homogénéisé d’un magazine à grand tirage, Couégnas aborde la littérature du périodique par le prisme de plusieurs axes définitoires de la culture médiatique de la Belle Époque, comme l’attrait pour les découvertes et le progrès technologique, ou la prépondérance des faits divers et des crimes dans l’imaginaire social. L’exposé fait intervenir des auteurs célèbres, dont Maurice Leblanc, Arthur Conan Doyle et Gaston Leroux, mais aussi d’autres visages plus méconnus qui étaient alors de fervents créateurs de ce qu’on appelle aujourd’hui « la culture de grande consommation ». L’un des intérêts de Fiction et culture médiatique à la Belle Époque réside justement dans le fait de redonner une visibilité à ces écrivains oubliés de l’histoire littéraire et à leurs œuvres, grâce à plusieurs résumés qui jalonnent l’essai ainsi qu’à une liste des romans et nouvelles publiés dans Je sais tout présentée à la fin de l’ouvrage. À n’en pas douter, Couégnas, bien que limitant son analyse à la portion fictionnelle du magazine, s’est livré, pour les besoins de cet essai à un exercice de lecture intégrale du périodique. C’est tout à l’honneur de l’auteur, et l’on ne saurait remettre en question l’apport de ce livre à notre connaissance de Je sais tout, et l’érudition dont il témoigne. Plus discutables sont sans doute le raisonnement, le parti pris, voire la posture de l’essayiste face à son objet d’étude. En effet, il est aisé de pérorer sur le rôle de l’historien ou de l’historienne de la littérature en insistant sur la nécessité de suspendre tout jugement de valeur à propos de textes dont la qualité littéraire semble loin d’être insigne. Il est aussi facile de se risquer soi-même à de telles opinions, comme en témoignent les nombreux commentaires de ce type qui émaillent l’essai : on évoque de façon soutenue « l’autisme culturel » du périodique, la « médiocrité » du corpus constitué de « textes plats, affadis, de peu d’intérêt », tout en affichant une condescendance assez nette pour la littérature mondaine, celle-là même qui constitue pourtant le cœur de l’enquête. Entendons-nous : le chercheur ou la chercheuse est libre d’aimer ou pas ce qu’il ou elle étudie, du moment que cette appréciation personnelle est le plus possible tenue à l’écart de la démonstration ; ce qui n’est pas le cas ici. Le déploiement d’une telle posture intellectuelle va de pair avec une méconnaissance frappante des travaux réalisés ces dernières années, lesquels, si l’auteur les avait seulement considérés dans son étude, auraient permis de corriger le tir et d’affiner les conclusions. Je pense de façon générale aux historiens et historiennes littéraires de la presse, et plus spécifiquement à Guillaume Pinson, qui a déjà travaillé sur Je sais tout et la mondanité du journal (2008), ou à Rachel Mesch et à son étude

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décisive sur les magazines de la Belle Époque (2013). Un regard du côté des études anglo-saxonnes et des récents chantiers entourant la culture moyenne (middlebrow culture) aurait en outre permis à Couégnas de circonscrire avec toute la nuance qui s’impose le contenu ainsi que le lectorat visé de Je sais tout, au-delà des interprétations faciles sur le public et sur le « luxe » du périodique. Cela aurait réduit, on peut le penser, la dissémination d’un mépris implicite à l’égard de textes et d’un support médiatique qui sont bien plus qu’on ne voudrait nous le faire croire.

ADRIEN RANNAUD Université de Toronto

Rémi Ferland et Jean Levasseur. Dictionnaire des artisans de l’imprimé à Québec : où l’on trouve des notices sur les imprimeurs, éditeurs, libraires, relieurs, graveurs, papetiers, etc., de Québec de 1764 à 1900, Québec : Éditions Huit, coll. « Contemporains », 2017, n° 25, CCLXXXIV, 759 p. ISBN 9782921707336 (29217073311)

Le Dictionnaire des artisans de l’imprimé à Québec représente un grand travail d’érudition qui regroupe sous un même titre moult informations accumulées pendant plusieurs années. Amorcée par le libraire Jean Gagnon (1921-2006), curieux de « connaître un peu mieux dans quelles circonstances et par qui les ouvrages […] ont été imprimés et vendus » (p. vii), la recherche a été poursuivie en 2002 par Rémi Ferland et Jean Levasseur, qui ont pris la relève de ce travail colossal. Leur vœu est « que cet ouvrage permette de mieux apprécier la richesse de l’histoire du livre à Québec ainsi que les mérites des artisans nombreux et valeureux qui ont contribué à la rendre illustre » (p. ix). Ils ont gagné leur pari, et le résultat est impressionnant. L’introduction commence par une mise en contexte de l’histoire du livre dans la ville de Québec, qui couvre tant l’Europe et les États- Unis que Montréal. Les divers métiers du livre, sa fabrication et ses caractéristiques sont ensuite présentés en détail. Des explications précises éclairent certains termes mis en italique (par exemple lithographie) au fil de l’introduction. Les auteurs proposent ensuite une synthèse du milieu du livre à Québec en deux temps, présentant d’abord les imprimeurs et les libraires anglophones, puis leurs homologues francophones. Une combinaison des deux univers culturels aurait permis d’avoir une meilleure vue

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d’ensemble. Si le XIXe siècle est particulièrement bien couvert, le XVIIIe siècle aurait mérité quelques détails supplémentaires. Cette introduction aurait pu être un livre en soi, tant l’information qu’on y trouve est riche. Quant au corps de l’ouvrage, soit le dictionnaire, il est composé de 612 entrées placées en ordre alphabétique (noms d’individus, d’associations, d’institutions et d’entreprises commerciales). Chaque entrée contient un aperçu biographique qui présente des informations sur les origines familiales, sur la formation et sur les débuts dans le métier. Lorsqu’un imprimeur ou un éditeur est décrit, sa biographie est accompagnée d’une bibliographie de sa production. Les adresses des lieux de travail de la majorité des acteurs sont aussi fournies, ce qui montre l’excellent travail de compilation accompli par les auteurs. Il est d’ailleurs important de souligner que plusieurs entrées ne se retrouvent pas dans le Dictionnaire biographique du Canada, d’où l’intérêt d’un tel ouvrage. Un dernier bémol doit être mentionné. Considérant l’ampleur de l’ouvrage et la quantité d’informations transmises, il aurait été utile d’avoir une table des matières plus détaillée, qui aurait inclus les différentes rubriques abordées. À cette fin et pour donner un aperçu du contenu du dictionnaire, nous proposons une table des matières augmentée à la suite de ce compte rendu. Ce dictionnaire a le grand mérite de reconnaître la contribution de certains bibliophiles méconnus, comme le souligne la conclusion de l’entrée sur Philéas Gagnon : « Les amateurs de canadiana lui resteront toujours reconnaissants pour son travail patient et avisé » (p. 281). Il faut à notre tour exprimer notre reconnaissance à l’endroit des artisans de cet ouvrage de référence des plus utiles : Jean Gagnon, Rémi Ferland et Jean Levasseur. Nous ne pouvons qu’espérer que le dictionnaire soit rendu disponible en version numérique, ce qui permettrait de mieux retrouver les trésors qui s’y cachent.

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Table des matières augmentée

Avant-propos ...... VII

Protocole d’édition ...... XI

Introduction – Les artisans de l’imprimé à Québec Imprimeurs et imprimeries ...... XVII Le typographe et la composition des textes ...... XXI Les fonderies et les fondeurs de caractères ...... XXIII La typographie : du caractère mobile à la stéréotypie ...... XXV Graveurs et lithographes La gravure sur bois ...... XXVII La gravure sur cuivre ...... XXVIII La gravure sur métaux ...... XXVIII La lithographie ...... XXIX La lithogravure ...... XXX La leggotypie et la photographie ...... XXXI Le papetier ...... XXXII Le relieur ...... XXXVII

Imprimeurs et libraires de langue anglaise ...... XXXIX Déclin économique de Québec ...... XLII Synthèse chronologique de l’imprimerie et de la librairie anglophones ...... XLIII

Imprimeurs et libraires de langue française Des débuts modestes ...... LVI Imprimerie et organisation des structures sociales et politiques ...... LVII Manuels scolaires ...... LVII Le plus grand succès de librairie : le catéchisme ...... LIX Imprimeries et périodiques ...... LXI Librairies et approvisionnements ...... LXII L’éducation populaire, les initiatives privées et les bibliothèques publiques ...... LXIV

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L’imprimé et le Québec touristique ...... LXVII La géographie de l’imprimerie à Québec ...... LXVIII Synthèse chronologique de l’imprimerie et de la librairie francophones ...... LXIX

Musique, danse et édition musicale à Québec L’impression musicale ...... LXXXVII Danses et marchands de musique ...... LXXXIX Synthèse chronologique de l’édition musicale ...... XC

Par-delà le travail, la vie et ses aléas ...... C

Synthèse chronologique d’épisodes biographiques ...... CI

L’imprimé et son destin ...... CXI

Synthèse chronologique des incendies relatifs à des commerces du livre ...... CXI

Iconographie Protocole ...... CXIX Description des illustrations en ordre alphabétique ...... CXX Description des papiers marbrés ...... CXXXIX Illustrations ...... CXLI Papiers marbrés ...... CCLXXXIII

Dictionnaire ...... 1-759

ISABELLE ROBITAILLE Bibliothèque et Archives nationales du Québec

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Sylvain Lesage, Publier la bande dessinée : les éditeurs franco-belges et l’album, 1950-1990, Villeurbanne Cedex : Presses de l’enssib, 2018, 424 p., 29 €, ISBN 979-10-91281-90-4

Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2014 à l’Université de Versailles Saint-Quentin, cet essai de Sylvain Lesage propose de reparcourir l’histoire de la bande dessinée franco-belge de la deuxième moitié du XXe siècle en se penchant particulièrement sur la dimension éditoriale du médium. Cet angle est privilégié afin de mettre en lumière la relation intime, mais parfois insoupçonnée, entre les supports de la bande dessinée et les récits qu’ils portent. Partant du postulat selon lequel « [e]n changeant de support, la bande dessinée gagne une respectabilité, une densité, de nouveaux publics, de nouvelles pratiques de lecture… » (p. 15), Lesage s’affaire donc, dans les neufs chapitres que comporte son ouvrage, à démontrer que le passage de la presse à l’album agit comme une entreprise de légitimation et de redéfinition du médium et des enjeux qui s’y rattachent. La première partie de l’essai retrace les activités des éditeurs ayant permis l’émergence de la bande dessinée en France, du début du XXe siècle jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En étudiant les politiques éditoriales et la production d’éditeurs actifs dans le secteur de la littérature de grande diffusion (Hachette, Tallandier…), Lesage lève le voile sur les décisions et les philosophies entrepreneuriales expliquant le sort que subit la bande dessinée de presse, puis l’album de bande dessinée, dans un marché qui s’ajuste parfois difficilement aux avancées graphiques, narratives et matérielles que connaît le médium, notamment aux États-Unis et en Belgique. Ne s’arrêtant pas au contexte sociopolitique pour expliquer « l’affaiblissement des éditeurs après la guerre », Lesage propose avec justesse que « la véritable rupture ne tient pas tant à la guerre ou à l’adoption d’une législation contraignante encadrant les publications pour la jeunesse, qu’aux complications inhérentes à la transmission générationnelle, aux erreurs stratégiques et aux difficultés à maintenir un catalogue sur le long terme » (p. 63). Les éditeurs français de bandes dessinées peinent surtout à « s’emparer du livre », ouvrant ainsi « une fenêtre de tir pour les éditeurs belges » (p. 107). On assiste alors à la montée rapide des maisons d’édition wallonnes, qui recourent à l’album tantôt pour conserver et exploiter un fonds qui gagnera alors en popularité (Casterman), tantôt pour investir et alimenter un secteur dont on pressent l’expansion (Dupuis). Le succès encouru par ces entreprises, dû notamment à des

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séries centrées sur des héros récurrents (Tintin, Spirou), incite peut-être les éditeurs hexagonaux à s’intéresser eux aussi au support livresque, à partir de la décennie 1960. Profitant de l’enthousiasme que génère la série Astérix le Gaulois, lancée en 1959 dans la revue Pilote, la maison Dargaud, qui acquiert ledit périodique en 1960, réédite dès l’année suivante les exploits du Gaulois sous forme d’albums cartonnés en couleurs. Le succès critique et commercial exceptionnel de ces rééditions illustre le déplacement fondamental qui s’est opéré, en quelques années, dans le paysage de la bande dessinée. Au paradigme du journal succède l’entrée de plain-pied dans l’âge du livre. L’album s’est répandu non seulement dans les pratiques éditoriales, mais aussi dans les pratiques de loisir des enfants et des adolescents, dans le paysage médiatique, dans l’horizon des éducateurs… (p. 190) Si la bande dessinée de presse survit à ces transformations, notamment par le biais de l’édition indépendante et underground, l’album devient, au cours des années 1960, son support de prédilection. Ce phénomène est encouragé, dans les décennies qui suivent, par les mutations nombreuses du marché de la bande dessinée. De l’avènement d’un lectorat adulte à la conquête des librairies par l’album, en passant par le rapprochement thématique et formel entre la bande dessinée et la littérature, le marché franco-belge vit une restructuration qui encourage la multiplication des éditeurs, des contenus et des formes bédéesques. Au moins partiellement débarrassé des stigmates qui lui étaient autrefois associés, le médium intrigue les puissants groupes de communication, qui, de rachat en rachat, donnent le coup d’envoi « à l’ère des concentrations » (p. 334). Cela se traduit par l’intégration de la bande dessinée en albums au marché de l’édition généraliste et par la standardisation des objets destinés à une diffusion de moyenne ou de grande ampleur. En réaction à cette généralisation du format, les éditeurs indépendants (Futuropolis, L’Association) amorcent « le passage de l’album, forme standardisée issue de l’édition enfantine, vers le livre de bande dessinée » (p. 304), insoumis à une logique commerciale exacerbée qui brimerait toute ambition artistique. À travers le panorama détaillé qu’il peint, Lesage parvient à repenser l’évolution de la bande dessinée belge et française selon une perspective originale. En s’intéressant à la matérialité des objets culturels qu’il examine, le chercheur replace efficacement les jeux sur le format, la maquette, et le mode de publication des œuvres au centre de la « maturation artistique » (p. 305) du médium. On aurait toutefois pu souhaiter que l’exploration des formes plurielles de l’album aboutisse à une typologie des supports insistant davantage sur

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les spécificités qui se développent au sein des catalogues éditoriaux. Bien que les différents spécimens bédéesques étudiés soient soumis à une analyse paratextuelle minutieuse, l’album est parfois traité comme une catégorie transcendante réunissant sous une même enseigne des œuvres qui, en fait, n’ont que très peu de caractéristiques communes (pensons aux Aventures de Tintin, très standardisées, et aux publications de l’Association, plus expérimentales). Dans le même sens, on peut aussi remettre en question le présupposé voulant que le passage au support livresque soit systématiquement garant de légitimité. Lorsqu’il soutient que « [l]e livre, en effet, transmet un fragment de sa sacralité aux langages qu’il véhicule » (p. 379), Lesage pourrait aussi rappeler plus clairement que tous les livres ne jouissent pas du même statut aux yeux de tous les lecteurs. Certains cercles alternatifs et underground accueillent avec réticence le standard franco-belge (le « 48 CC ») — lorsqu’ils ne le rejettent pas vigoureusement — et accordent une valeur symbolique plus grande aux supports auxquels ils demeurent attachés, comme la revue (Fluide glacial, (À suivre)) et le fanzine. Si la mise en livre peut assurément se présenter « comme un couronnement, comme la récompense accordée pour une série à succès et pour une production régulière » (p. 380), il reste à mieux nuancer l’effet réel de ce procédé de légitimation en fonction des publics et des formes livresques choisies par les éditeurs. Un deuxième ouvrage tiré de la thèse de Lesage, La bande dessinée du feuilleton à l’album (à paraître), promet déjà d’aborder ces questions et de compléter l’importante relecture historique entamée dans Publier la bande dessinée par une poétique de la forme.

PHILIPPE RIOUX Université de Sherbrooke

Bertrand Legendre, Ce que le numérique fait aux livres, Fontaine : Presses universitaires de Grenoble, coll. « Communication, médias et société », 2019, 144 p., 19,50 €.

La troisième révolution du livre, la révolution numérique, est en cours. Tout le monde semble s’entendre sur cette assertion sans nécessairement s’accorder sur ce que cette révolution recouvre. Il faut savoir gré à Bertrand Legendre de faire le point sur tout « ce que le numérique fait aux livres ». Son ouvrage n’est pas le premier à se pencher sur les relations entre le livre et le numérique (Françoise Benhamou, Le livre

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à l’heure du numérique ; Simone Murray, The Digital Literary Sphere ; John B. Thompson, Books in a Digital Age), mais Legendre le fait avec un sens de synthèse et une ouverture d’esprit remarquables : foin des déplorations technophobes et des invocations technophiles, il va aux faits et les relie entre eux. Loin de prétendre que les phénomènes décrits soient nés d’aujourd’hui, il considère aussi chaque aspect traité dans son histoire propre. Le livre se déploie en trois chapitres, dont les titres, sous forme interrogative, disent beaucoup sur l’incertitude non seulement du futur du livre, mais de son présent. « Tous auteurs ? Tous éditeurs ? » part du phénomène aux dimensions croissantes de l’autoédition (l’auteur prend en charge le processus de production d’une œuvre) et de l’autopublication (l’auteur prend en charge ce processus ainsi que la commercialisation de l’œuvre). Le numérique vient brouiller les frontières autrefois plus nettes entre auteur et lecteur, entre livre autoédité et livre publié à compte d’éditeur, entre le champ littéraire, où s’activent les professionnels, et ses marges, où sont confinés les amateurs : il n’est plus rare que les livres, en particulier dans le domaine de la littérature, soient autoédités avant d’être repris par une maison d’édition ; les plateformes d’écriture et d’autoédition (Wattpad, avec ses 65 millions d’utilisateurs mensuels, est la principale) acquièrent une visibilité inédite et parviennent à contourner les instances de légitimation. L’édition scolaire et l’édition de référence sont quant à elles à l’avant-plan d’une transformation en profondeur d’une logique de biens en une logique de services : on n’achète plus une encyclopédie ; on s’y abonne, quand on n’y a pas accès gratuitement. Non que les intermédiaires aient disparu. Il y a plutôt des mécanismes de réintermédiation en route, lesquels déplacent les fonctions traditionnelles, celle de l’éditeur au premier chef, et rendent l’auteur lui-même responsable d’une partie de plus en plus importante du processus d’édition. Pour le montrer, Legendre se penche sur les exemples de l’édition de guides touristiques, d’ouvrages et de revues de sciences humaines et sociales, de bandes dessinées et de livres d’art. « Tous critiques ? Tous promoteurs ? » est le titre du deuxième chapitre. Il traite en premier lieu de la question de la critique des livres. Il n’y a pas, bien entendu, disparition pure et simple de la critique au profit de la promotion. L’une et l’autre ont d’ailleurs toujours voisiné. Il y a plutôt, soutient Legendre, dilution ou dissémination de la critique, désormais pratiquée par des professionnels, mais aussi des libraires, des universitaires, des bibliothécaires, des « booktubers ».

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Chez ces derniers et chez d’autres influenceurs (sur Amazon, Instagram ou encore Pinterest), la critique tend à glisser vers des formes de partenariat avec des commanditaires, ce qui n’élimine pas pour autant la question de l’indépendance relative de la critique, comme en témoigne les soupçons pesant sur les influenceurs quand leur activité de prescription semble trop s’assimiler à de la promotion pour des produits. Les éditeurs s’adaptent plus ou moins bien selon les cas à cette instabilité de la fonction critique : les petits éditeurs, auxquels Legendre a déjà consacré un livre avec Corinne Abensour (2007), semblent mieux tirer leur épingle du jeu que les autres parce qu’ils peuvent compter sur une communauté d’amateurs susceptibles de relayer leurs opérations de marketing. Le dernier chapitre, « Une redistribution des cartes ? », analyse la problématique du rapport du livre au numérique sous l’angle économique. Est soulevée, d’abord, la question des mouvements de concentration (verticale ou horizontale) à l’œuvre dans le monde éditorial. Il est vrai que les géants d’hier (Hachette, Bertelsmann, Random House) ne sont que des nains à comparer leur chiffre d’affaires avec celui d’Elsevier, de Google ou d’Apple. En revanche, le numérique a contribué à la création d’un grand nombre de petites maisons d’édition, dans les pays les plus industrialisés comme dans les pays économiquement émergents. Ce sont ensuite les nouvelles pratiques commerciales qui sont interrogées : la TVA, le prix de vente, le libre accès, la rémunération des auteurs. La réorganisation des modèles de la chaîne du livre dans l’univers numérique qui est enfin proposée aurait mérité davantage d’explications. Espérons que ce sera pour une prochaine publication. On le sait, le livre numérique n’a jamais atteint les niveaux de vente que certains redoutaient et que d’autres espéraient : entre 5 % et 15 % des ventes, selon les pays. De tels chiffres masquent une réalité infiniment plus complexe. La révolution numérique s’insinue à tous les degrés de la chaîne du livre : dans les modes de communication entre les différents intervenants, dans la composition et le graphisme, dans la distribution, dans la prescription, etc. Chacun de ces aspects fait l’objet d’une présentation synthétique, complète et bien référencée dans Ce que le numérique fait aux livres, qui pourra devenir un utile compagnon pour toute personne intéressée par le livre tel qu’il se fait aujourd’hui.

ANTHONY GLINOER Université de Sherbrooke

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Évanghélia Stead et Hélène Védrine (dir.), L’Europe des revues II (1860- 1930). Réseaux et circulations des modèles, Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Histoire de l’imprimé », 2018, 985 p., 42 €, ISBN 979-10-231-0556-8

Ce volume richement illustré, comptant une quarantaine de contributions, est issu d’un cycle de recherche du séminaire du TIGRE (Texte et Image, Groupe de Recherche à l’École), tenu de 2008 à 2014 à l’École normale supérieure de Paris. Il fait suite à un premier tome dirigé par Évanghélia Stead et Hélène Védrine, L’Europe des revues (1880-1920). Estampes, photographies, illustrations. Ce premier volet, paru en 2008, reposait sur l’analyse de l’image et de sa matérialité au sein des revues européennes. Il avait mis en avant les particularités de la revue comme support tendu entre presse et livre, convoquant des codes, des esthétiques et des techniques hybrides. Plusieurs des orientations du premier volume sont maintenues dans ce second volet. La complexité de la revue en tant que support « multidimensionnel » (p. 8) appelle un faisceau d’approches qui font le caractère interdisciplinaire de ce collectif. La publication fédère des spécialistes de la littérature, du modernisme et des avant-gardes littéraires, des historiens de l’art, des spécialistes de la culture visuelle en régime médiatique (presse illustrée, dessin de presse, caricature, satire), des historiens de l’édition et de la presse, des conservateurs, des experts de la mondialisation et des transferts culturels. Quant à ce dernier point, l’ouverture géographique à l’espace européen est centrale. Si les revues françaises, britanniques et allemandes occupent une place prédominante, des titres espagnols, italiens, autrichiens, belges, roumains, tchèques et américains sont également étudiés. L’horizon international constitue le cœur de ce nouveau travail qui se centre sur les réseaux, les transferts culturels et la circulation de modèles éditoriaux entre les revues. Au découpage national peu propice à la mise en relation des espaces se substitue une organisation autrement capable de rendre compte des circulations – celles de textes, d’images, de formes, d’imaginaires, de genres ainsi que de modèles graphiques, typographiques et éditoriaux – et de tirer profit de la valeur heuristique de la notion de « réseau ». Le réseau est en effet pensé à diverses échelles – en termes de réseaux d’acteurs, de circulation de contenus, de transferts esthétiques et formels –, en un feuilleté conceptuel qui fait la richesse de ce collectif. On peut cependant regretter la rapidité avec laquelle les directrices scientifiques présentent leur conceptualisation de la notion

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de réseau, d’autant plus qu’il est mentionné que le temps long du séminaire avait pour visée d’« affiner » celle-ci (p. 11), un travail dont le volume ne porte pas assez explicitement les fruits. Néanmoins, le réseau n’est pas impensé pour autant. Les directrices défendent sa valeur heuristique pour l’analyse d’un support qui, comme la revue, « conteste et dérange la structuration du champ littéraire ou artistique et ses hiérarchies » (p. 14). La réflexion sur le réseau se traduit davantage dans la structuration de l’ouvrage et dans les introductions des parties que dans un discours théorique suivi. Chacune des six parties saisit les réseaux sous un angle particulier. La première envisage des revues marquantes dont le modèle éditorial s’est diffusé dans l’espace national et international. L’inclusion de la dimension matérielle de la revue dans l’examen des logiques de circulation constitue une approche novatrice, encore peu appliquée à l’histoire de la presse. La deuxième partie examine le « déploiement [des revues] en réseau » (p. 167) en tenant ensemble analyses synchronique et diachronique de la dynamique d’évolution des réseaux, de même que les logiques centrifuge (de transferts culturels) et centripète (de spécificités nationales). La troisième partie propose un renversement de l’angle d’approche : le réseau y est envisagé depuis une revue donnée et considéré de manière polysémique (réseaux esthétique, artistique, littéraire, politique, intellectuel, économique). La quatrième partie s’intéresse aux circulations intermédiales (notamment celles de l’image) ainsi qu’aux relations entre la revue et d’autres supports (livres, périodiques, affiches, etc.). Certains genres (tels le manifeste, la chronique étrangère et le portrait) sont également envisagés, à la fois en tant que formes reposant sur des réseaux et lieux privilégiés de construction de réseaux. Enfin, les cinquième et sixième parties, plus courtes, se penchent respectivement sur ce que doivent aux réseaux l’élaboration des formats et la « légitimité disciplinaire » (p. 661) des revues spécialisées, ainsi que sur quelques projets actuels reposant sur la numérisation de revues et les humanités numériques. On doit souligner, au total, la pertinence et l’apport d’une approche qui tire profit des tensions et polarisations que révèle l’analyse réticulaire, et qui se trouve en phase avec les études les plus récentes des phénomènes de mondialisation, de circulation et d’adaptation à l’œuvre dans la culture médiatique du XIXe siècle. Penser la revue comme objet total, situer les acteurs, les modèles éditoriaux, les formes et les genres dans un système médiatique international sont des gestes qui renouvellent l’histoire littéraire, ses articulations et rapports de force, par exemple en plaçant l’accent sur les « logiques de solidarité »

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(p. 167) mises en évidence par les réseaux. Comme les directrices du volume le soulignent, une telle approche déplace fertilement le regard de la question de la valeur littéraire vers celle de la « valeur d’échange – commerciale, intellectuelle, symbolique, émotionnelle ou relationnelle » (p. 14). Outre le manque d’une conceptualisation approfondie du réseau (tout comme des notions d’intermédialité et d’intericonicité), on peut regretter toutefois que l’ouvrage, malgré sa structure cohérente, se présente comme une collection d’études de cas plutôt que comme une synthèse rationalisée. Pour atténuer la marque de la formule du séminaire, il aurait été utile de consacrer des chapitres généraux à la présentation de questions méthodologiques et de logiques de circulation, à la construction transnationale des principaux genres et rubriques de la revue, aux enjeux des outils numériques. En l’état, les questionnements transversaux demeurent disséminés dans les études de cas et les connaissances sur les revues, tributaires de la lecture d’une somme considérable. Enfin, la périodisation retenue aurait pu être mieux justifiée. Sur le plan matériel, on retrouve en fin de volume des outils bibliographiques bien pensés, dont un index des noms propres et un index des titres de revues, avec un effort d’identification bibliographique précise, d’autant plus nécessaire que la revue appartient à une masse d’imprimés pour partie éphémères et mal cartographiés. Les contributions de la dernière partie signalent d’ailleurs tout ce que peuvent apporter les humanités numériques à la cartographie, à la conservation et à la connaissance de ce vaste continent d’imprimés à travers les chantiers de numérisation, les bases de données et les outils de visualisation.

MÉLODIE SIMARD-HOUDE Chercheuse associée au RIRRA-21 / Université Paul-Valéry Montpellier 3

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 190 2021-02-24 10:34 Means and Purposes:

A Suggestion to Our Members and Friends

One of the objects of the Bibliographical Society of Canada is to promote the study of bibliography and the publication of works of bibliography with a principal emphasis on those connected with Canada. We should like to suggest to our members, and to all those sympathetic with our aims and purposes, that the work of the Bibliographical Society of Canada can be supported by funds additional to membership fees. For example, you are urged to include the Society as a beneficiary when preparing your will. The following form is suggested: I give, devise, and bequeath to the Bibliographical Society of Canada the sum of ______which shall be held by the Society as an endowment, the income from said endowment to be used for such of the Society’s purposes as its Council in its discretion may determine. The Bibliographical Society of Canada is a registered Canadian Charitable Organization (BN 89246-1443-R001) and is authorized to issue official receipts for gifts, which may be used by donors to claim deductions in computing their taxable income. The President or Treasurer of the Society will be happy to discuss these matters with interested persons.

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 191 2021-02-24 10:34 ‘Qui veut la fin veut les moyens’

Un des objectifs de la Société bibliographique du Canada est de favoriser l’étude de la bibliographie et d’encourager la publication d’ouvrages bibliographiques et d’encourager la publication d’ouvrages bibliographiques, en particulier ceux qui se rapportent au Canada. La société aimerait suggérer à ses membres et à tous ceux qui sympathisent avec ses buts et objectifs d’appuyer financièrement ses entreprises, non seulement par la cotisation annuelle, mais aussi par des dons, qui peuvent même prendre la forme de legs. Dans ce dernier cas, la formulation suivante peut servir de modèle : Je lègue à la Société bibliographique du Canada la somme de _____ laquelle formera un capital dont les intérêts seront utilisés pour la poursuite de l’un ou l’autre des objectifs de la société selon ce que le conseil de ladite société déterminera. De plus, la Société bibliographique du Canada est un organisme de charité enregistré (BN 89246-1443-R001) et est ainsi autorisée à émettre des reçus pour fins d’impôt. Le président ou le trésorier de la société seront heureux de discuter de la question des dons avec les personnes intéressées.

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 192 2021-02-24 10:34 Information for Authors

Scholars working in any aspect of bibliographical study, Canadian or otherwise, including printing and publishing history and textual studies, are invited to submit papers in either English or French on our Online Journal System (https://jps.library.utoronto.ca/index.php/ bsc/about/submissions). All submissions should follow The Chicago Manual of Style (17th ed., 2017) in format, with footnotes numbered consecutively. Books for review should be sent to either Rachel Harris for books in English ([email protected]) or Phililppe Rioux for books in French ([email protected]). Opinions expressed by the authors of the papers and reviews are not necessarily those of the Society. Past issues of the Papers/Cahiers have been digitized and are available online (http://jps.library.utoronto.ca/index.php/bsc/index). Articles published in the Papers/Cahiers are indexed in the Canadian Periodical Index, America: History and Life, and the MLA International Bibliography, and contents are listed in the Recent Periodicals section of The Library.

8566 - Cahiers-papers 58 - epr2.indd 193 2021-02-24 10:34 Information à l’intention de nos collaborateurs

Nous invitons les spécialistes de la bibliographie ou de l’histoire de l’imprimerie et de l’édition à soumettre leurs articles, rédigés en français ou en anglais, sur notre système de journal en ligne (https://jps.library.utoronto.ca/index.php/bsc/about/submissions). (Veuillez choisir « français » au côté droit de l’écran. Les comptes rendus de livres sont envoyés au responsable de la chronique de revue de livres concerné, soit Rachel Harris pour les livres de langue anglaise ([email protected]) soit Philippe Rioux pour les livres de langue française ([email protected]). Les opinions exprimées dans les articles et comptes rendus publiés dans les Cahiers sont celles de leurs auteurs et n’engagent pas la responsabilité de la société. Les Cahiers ont été numérisés et ils sont accessibles en ligne (http://jps.library.utoronto.ca/index.php/bsc/index). Les articles publiés dans les Cahiers sont répertoriés dans Canadian Periodical Index, America : History and Life, et la MLA International Bibliography, et on trouve une liste des tables de matières dans la rubrique consacrée aux périodiques récents dans The Library.

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